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Claude Bruaire

~[.logique et religion chretienne

dans la philosophie de Hegel

L'ordre philosophique

:.ux Editions du Seuil, Paris

collection dirigee par Paul Ricceur et Franc;ois Wahl


,I

LOGIQUE ET RELIGION
CHRETIENNE DANS
LA PHILOSOPHIE
DE HEGEL

LIVRES-DISQ ES
eufs et d'Occasion
PAPETERIE

GIBERT 13 JOSEPH

~ UVRES-DlSQUES'
~ '(Co<r4>acl. _ . 33 tours on parlait 6tal'

26-30, BOULEV RD St-Michel


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DU M£ME AUTEUR

AUX MEMES EDITIONS

L'affirmation de Dieu. if I/~ ~ rv' 'q l/df,£:


Essai sur la logique de l'existence. r1ft
CLAUDE BRUAIRE

LOGIQQE ET RELIGION

CHRETIENNE DANS

LA PHILOSOPHIE

DE HEGEL

EDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe.
Tous droits de reproduction, d'adaptation
et de traduction reserves pour tous pays.
© 1964, by Editions du Seuil.
AVANT-PROPOS

~l
La diversite des interpretations fournies ar les commentateurs

de Hege est pour e moms etonnante. Voici l'auteur par excel­

lence du sys£eme, de I'orgamsa60n encyclopedique de la philo­


sophie. Comment pouvait-il leguer un heritage multiple et
decompose? COmment peut-il encore nous rester mas9ue, s9.D- J\

ceuvre 'Yree aux hypotheses les plus opposees? Est-ce un esthete·

emmure dans un palais d'idees, un rationaliste, un athee? Un

philosophe de la confiance en soi, un theologien faux P!ophese

d'une eschatologie proc4,aine ou un analyste du drame de l'exis­

tence humaine?

Aucune reponse n'~~isfaisante tant qu~e systeme est invo­


que et non explique~a fo~~e e ~ non comIJr ~n leur

sens exact. Mais cette tache reste impossible si l'on straifles

ceuvres les unes des autres,si l'on reduitl'ensembfeaes ecrits ,',

de Hegenl. une succeSSIOn de textes dissemblables et discontinus. ,~~1''''r'­

n .
Pour cette comprehension requise, suivre la genese de la pensee, ~.~ 1".,1;

en retrac~~histoire, reperer les preaIables du systeme organise, .f .....


n'offre guhe de secours, C'est en essayant de s.~ 1'~E.vre£

' dans son unite achevee et terminale que nous pouvons esperer

t trouver une reponse decisive. Ma-is il faut pour cela decouvrir le

principe de cette unite.


-C'est ce principe que nous croyons deceler dans le rapport
If precis de la Science de la Logique {~e la phHosophie hegelienne
'2, de la religion chretienne. Ce rapport n'est pas simple. 11 est clair
maIS complexe et ne saurait etre expose hors d'une architecto­
nique irreductible a la succession de quelques propositions gene­
rales. Ainsi con<;u, ce travail devait etre doublement limite.
En premier lieu, quant aux textes. Puisque les ouvrages ante­
rieurs a l'elaboration du systeme definitifne sauraient offrir cette

9
LOGlQ.UE ET RELIGION CHRETlENNE

unite organique, nous n'aurons pas recours a ceux qui pre­


cedent la Phinomenologie de I'Esprit 1. Nous nous refererons sou­
vent aux textes de :eh~~~hie de la religion, les Vorles':t!!~ _~~er
l die Philosophie der Religion 2, les seuls ui offrent de la theologie
SRcculativehegellenne un developpement permettant de lc-r le
detail et l'ensemble de la Science de la Logique au <liscoUfs sm?le
Di~---;evele dans le christianisme.
En second lieu, quant au but. 11 n'est pas d'eRuiser les textes
par un commentaire ~haustif, m<i!:> de mettre a }~r SIgni­
fication essentielle: circorlscrire, expliquer et oraonnerles

)~
th~m~ princiRaux de cette hiloso hie reli&ieuse po~r devoilfr
l:unite du logigue et du theologigue qui constltue, nous esperons
le montrer, l'originalite et la fecondite de la pensee de Hegel.

I. Dne seule exception: la reference a Foi et Savoir nous est apparue indis­
pensable pour l'examen de la dialectique du protestantisme.
2. NoilS utiliserons pour cet ensemble de textes l'edition Lasson plus
complete que ceDe de GIQckner. Lasson ajoute au manuscrit de tregel des
notes de cours prises par des etudiants. On pourrait, en raison de ce carac­
tere composite mettre en doute la legitimite de l'exploitation des Vorlesungen.
I Mais nous ne faisons pas ceuvre d'exegese positive. Seule la criti~ Iogique
\ interne est jcj decisive. Nous consi~ ODS es comme fai.sant~tie
gu corpus he~ien chaque fois qu'aucune contradiction n'apparaitra entre le
manuscrit - publie par Lasson en gros caracteres - eLkLcliff~!:ents
a~~~~~.p.!~tent. . -"
10
PREMIERE PARTIE

LES IMPLICA TIONS LOGIQUES

DU CHRISTIANISME

CHAPITRE I

L'ABSOLU REVELE ET

LE CERCLE DE LA REFLEXION

La religion chretienne, comme les autres, n'offrirait qu'une


representation particulie:re et aleatoire de la divinite voilee, si

reconnalt~eJ.Ie-·~on
eUe n'etait, en verite, a religion revelee,J Si en elIe l'Absolu est
( revele, il faut .absolue, le visage de
Dieu etant manifeste, en pleme umiere 1. Ta-est, pour Hegel,
le message simple et clair du christianisme. Au regard de ~his­
.( toire des religionti il aE.par~t deci:;if, hors serie. Le christianisme
est cela ou rlen, .. ieu qui se devoile en...E.~~nne/ou la presomp­
tion delirante de notre conscience malheureuse, devoree de soif
d'Absolu, mais rencontrant un imposteur, adorant un tombeau
vide. J
Cependant la theologie chretienne s'est averee incapable
d'expri~~~cette r.evelation. Le savoir n'est pas encore conforme
a la foi. Bien plus, la connaissance speculative, la formulation
scientifique, sont abandonnees par les theologkps eux-memes.
Ils ne croient gl!;.ls sincerement que Dieu s'est reeUement mani­
feste, qu'on pUlsse formuler un langage vrai sur sa nature, sur
son etre. L'Incarnation est traitee comme un evenement contin­
gent, arbitraire, no~comme « le decret eternel de Dieu 2 ll. Si
Ia foi est reelle, si la revelation est prise au serieux comme parole

Il de Dieu sur Dieu, it faut temoigner de la certitude d'une conruus­


sance complete, adequate, vraie, de I'Absolu.

1. Vorlesungen iiber die Philosophie fUr &ligion. BegrijJder &ligion. hsgg. Lasson,
Bd. XII, Verlag von Meiner, Leipzig, 1825, p. 74. (Nous ecrirons B. der &l.)
2. VAsun en iiber diePhilosophie fkr &ligio~ IJjg Qbsolute &ligion. hsgg. Lasson,
Bd. XIV, Verlag von einer, LeipZIg, 1829, p. 32. (Nou~rirons DUs.
!$si.)
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

(t~) En depit de l'effort des scolastiques 3, la theologie chretienne


1) '7 s s~est reniee en agnosticisme, en fideisme, nous renvoyant a l'inef­
fable mystique et sentimental.
A l'origine de cet echec, Hegel place un vieux et fort prejuge
que tout chretien devrait denoncer. Croire que I'essence de Dieu
est manifeste, c'est admettre en tout cas que l'Absolu demasque
a un visage, une nature determinee. Or, une -antique theolOgie
naturelle recuse cette proposition comme une simple contradic­
tion: l' Absolu est indetermine, innommable, inaccessible, fond
obscur qui resorbetOute j?-recISloo;prive d'essence, de nature. La
tneoIogie ne
ative 4 erige-cette assertion en systeme pour refuser
le christianisme: une religion revelee ne saurait etre adequate
a son concept et supprime la transcendance de Dieu. Mais que
tJ
serait ce rapport religieux a un Dieu qui n'-:'~rien a dire, a~el
11 on~!1t rien dire, puisqu'il n'est rien en et pour lui-meme?
Ce ne serait pas la pretendue relation TIA6solutranscendant,
mais un rapport de pure exteriorite, d'indifference, au vrai un
non~ort. C'est la theologie negative qui rend impossible
:
~! to'Uie religion. Hegel en est sur, la religion chretienne~t conforme
au concept de religion. Mieux, dIe krealise, fournissant la seule
realite gui lui conyjenpe, et c'est pourquoi elle est achevee, remjJlie,
(
come,lCte 5.

~
Pour que Dieu se revele, apparaisse tel gu'il est, il faut gue
son etre SOlf determine, gue son essence ne soit pas une abstrac­
tiOn vide. Telle est la these hegelienne proposee comme implica­
tion premiere et indispensable de la religion revelee. L' Absolu est
fI-:
t
I tl:·,f)~·
r&
r lJ....,.:.
1.-' c- J _
~ J
d~ne, le message chretien apporte HUe counaissance complete
. de Dieu en revelant en totalite sa determination. Mais cette
I • .1,,(
(f• ...c
J
'~I 'I{
0(."
~ t4'~

f" 1/ k 9 "~l~.
Hegel admirait leur entreprise scientifique et voulait la restaurer. Cf.

•",,f. Vorrede zu Hinruh's Religionsphilosophie, hsgg. Glockner, Frommanns Verlag,


Ct! "",' Stuttgart, 1959, ]ubiliiumsausgabe, XX, p. 25.
.' h . .' ~l' 4. Hegel n'emploie pas cette expression, « theologie negative ». La critique
I:,.,.~ ~ du spinozisme, dans la Logique, vise neanmoins exactement la voie ne ative,
«Cinterpretation negative de l'Absolu » (Logik, n, p. 159) systematiquement
exprimee dans I' Ethique. C'est I'unilateralite de S~inol~' incapable d'acce­
der a la reflexion absolue, a la negation qui se nie ans acte divin, qui rend
compte, selon H~ de I'extinction du discours positif Sl!! Dieu.
5· I.2Je abs ~7:, p. 3· '\

O~-,;~~-
(~<LJ
DANS LA PHILOSOPIUE DE HEGEL

implication theologique est igalement logique, car l'antithese, l'Absolu


est indetermine, se prevaut d'un raisonnement communement
admis : toute determination nait d'une relation, celle-ci requiert
la difference de ses termes, permettant de les dffinir. Excluant
tout rapport, toute relation, l' Absolu ne saurait etre defini, il
echappe a l'enonce et demeure hors de prise du discours. On
designe alors I'Absolu comme objet inqualifiable ou sujet sans
essence. Dans les deux cas, la religion rivilie est illusoire, impos­
sible. Malgre tout, Iec:oncept d'Absolu connote traditionnelle­
ment deux significations opposees. Vide de determination, il est ~) J
neanmoins invoque comme « fo]'er de tous les ~dicats 6 ), ori­
gine de toute determination, semontrantarnsi « comme la plus
formelle des contradictions 6 ». Contradiction evidente dans cette
theologia naturalis qui attribue aDieu les perfections, tout en,,(
maintenant son indetermination. Contre cette the 10 ie mcoe- '2..,
rente, etrangement reprise ar Ies li OgO hes chretien~ . aut
goli'Iii!ner a Tl ueur e a t eo ogle negative, parfaltement
conseguente. on propos a le merite de la clarte. A~wJu, It-dIe,
imptiq~identite, toute difference est exclue de ui et en lui.
L'autre qu~e ferait relatif, donc l'annulerait; l'autre en Iui
introduirait en son sein des particU1adtlSd~nt aucune ne saurait
etre attribuee a sa substance informe. L'Absolu doit rester l'Un
et I'Uni~. Tout attribut qu'on lui assigne prendra la tbrme
de l'Xb;oIU pour etre aussitot resorbe, indetermine. Certes, mais
UlM simple n~ de la religion en risulte: « Si a l'universalite la
d~ermination fait defaut, toute determination retombe sur fe
moi, tandis que Dieu devient le soi-disant ~tre supreme vide et
mort; ainsi vide, il demeure une representation purement sub­
jective 7. »
Abandonne a Iui-meme, prive de tout rapport concevable _,
I avec. j~u, l'holllme subit~sQU_ (fesJ;i .she, sa comGi"~,,e1.P-- t-6 &JI"'"0"
avide de l'immuable divin est sans cesse re 0 ee ~n asmra-' )J
bon eses er e. azs cette sltuatzon est rec r t enne. EYe est wc~n-""""'­
nalssance ear velatlOn, de la reconciliationlperee par I'~s­
}l.;h l~'d'-"\
t>

6. Wissenschaft der Logik, Verlag van F. Meiner, 1934, n, p. 157. (Naus


ecrirans Logik.)

7· B. der &l., p. 143.

'c •. ( • ., c' 11), ~'-- ~ /IJ C


cdA: ' "... •...-'/ j
~ o--J I'(.,~ (/\At.• •

~

~" ~.....-- - -- 7 (/~-

LOGIQ.UE ET REUGION GHRETIENN\

...1!rit, du positif conquis grAce a cette manifestation de l' Ab!JI.lu


determine. C'est pourquoi la conscience malheureuse est le centre
de toutes les religions particulieres qui precedent le christia­
nisme 8. Dne theologie chretienne authentique ne sera ni nega­
tive ni naturelle. Contre celle-Ia, elle devra maintenir la deter­

~
mination de l'Absolu, in'W..WI~par couse uent une ';;;;;;ZZe
logi.gue -e~cf~ant par ses princip;a deduction simple qui vide
et formalise ce nom divin.\ Contre l'attribution exterieure de

~
determinations contradictoires, elle devra '-p;~~i~-;-r-origrne
I interne des differences en Dieu tout e,n etablissant leur concilia­
tion qui preserve l'unite de l'Absolu.
Le message chretien apporte a a question « qu'est-ce que Dieu
manifeste? cette reponse generale qui precise la tache theolo­
J)

gique: « la forme eternelle que nous appelons sub'ectivite abso­


lue, qui consiste a determiner les differences, a les poser comme
contenu 9 ». On peut dire que cette phrase resume tout ce que
Hegel pense du christianisme en ajoutant cette double couse-
l quence: «, Cette religion est donc celle d~~'!...verite et de .la
Jtliber!e,Qaverite etant de ne pas demeurer devant l'objectivite
'lcomme evant un etre etranger;(1a libertDexprime la meme
J
'chose avec une precision de la negation 9. » L'explication de ces
propositions va nous permettre de caracteriser une premiere fois
la signification theologique de la logique hegelienne.
La « forme eternelle » designe cette forme vide de l'identite,
• ~" immediatement impliquee dans le concept d'Absolu. Mais, pour
DJ'" "" n'etre pas universalite abstraite et negation indifferente, cette
\-,G" 'r;j " forme doit avoir pour contenu des differences reelles. La contra­
! 'I \ ~. diction sera levee, si cette forme pure se resout en un sujet absolu
IL IV-' ~" ~ ·-'qui pose en lui ces differences determinees qu'aucune designation
, , ,..W exterieure ne peut attribuer a l'Absolu indifferent a priori, car il
r\ y' ~, .. les resorberait. Dieu pose les differences en Dieu et leur connais­
" (. r~'U. vJ' sance implique qli'illes revele lui-me.!Ee, revelant la nature qu'il
I. ,J- . \I;' se donne librement. ~rs la conscience est reconciliee avec
f' "'w~ l'essence, le lan a e ositif s.ur pieu e~t. s'!:...connaissance vraie, le
j)lP'"
8. Cf. PMnomerwlogie de l'esprit, trad.J. Hyppolite, II, p. 262. (Nous ecrirODS
PMnomeno1ogie. )
g. pie abs. &1., p. 35.

I6
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEt

sujet humain trouvant dans ce langage de Dieu entendu et


repris l'Absolu I' e, proc e, am111er, un autre mais comme lui,

\
~da.ns l'unite effec' ui es!-~edem tion et~!:!!:.-noUEs­
1.:w;U IQ. a 1 rence en 1eu es sa1S1e es que a 1 erence avec
Dieu, toute conservee comme alterite, est niee par Dieu meme

comme distance infranchissable de l'indifference, de l'exteriorite

reciproque absolue. Negation qui libere, affranchit l'homme,

reconciliation de la pensee et de l'essence, du concept. et e

l'a ' solue r' lite. ~! l.. r~~u ~ 0.1.... ', It., ,~...... . • to-- ~ (J..' ./A ..-to
C ~ , . ./1 ' . k 1-4-...... vt.-"'-. • .~ l' .
ette negatIOn sera1t pourtant mcompnse, en son sens re zguux,
si le chretien ne reconnaissait qu'elle est accomplie en soi 11,
eternellement, en Dieu meme. Car Dieu se revele eTaccomplit "
a~gard ce qu'iCaccomplit en lui-meme, pour lui-meme. ... '~Ir'
Nous demeurerions autrement etrangers a la vie divine,~t . 9 J rY
des hommes ne ourrait etre leur insertion en Dieu. Il fa~n.l~~Y U!'
insIster sur ce pomt. egel compren a rev ation comme un ~" r?'
acte de Dieu pour nous, qui ne pourrait ctre simultanement lamanifesta- u(\tA" :
J.f'I.

tion de sa vie, de sa nature propre, s'il n'hait confi.orme a l;.acte ,tmul !, _ Y.J-,JI'

d, 1:J..i.!,lf /lou:;; lui-UJ.ime. Or, recueillie dans notre langage, sous O~ ~_

forme ~'une logique de l'~tre absolu, cet,.tf;,.Ie.vel~Lon consi' u: Q~;f!(y

la LQg1que a~solue. « So~s _s?- forme pure, contmue l'auteur, ceCl,... I'" V, J

est le Logique.. 12.)} 01 a qUI va aomi.er a l'hegeliamsme son I)JY ~ ~

Visage singulier. Rd.igion abf!!-lue et..Logique absolue sont, en soi, iden- / · l .

tiques, l'une manifestant Dieu, l'autre formulant cette mamfes- h- ,.;;r

l( tation dans le dis~ j?hilosophique qui est, indistinctement, ,A

l'assise du discours theologi~ue. "l

e
Cette ident1 peut tourmr l'occasion de conjectures diverses. \

Les e1(~ves athees du philosophe mteq;ret('~ront a logique hege- \/ A

lienne comme une justification e a do m.atique chretienne.

Par contre, l'accusant de rationalisme, 0 denoncera hez Hegel

une deduction du revele a partir de la 10glque, a reprise d'une ) ~

theologie naturelle reduisant J~}lle~s~e du Cl1ri~uxSQ.I.1.£epts

philosophiques universels. On ne peut pas statueI' sur ces consi­

derations sans une exploration scrupuleuse des textes. Remar­

quOllS simplement qu'elles meconnaissent cette propositiQQ. bien

claire impliquee clans le <e?8c@t 9s...revelation et que Hege1 est

·l~. Die abs. &1.3­ r 1. Ibid., p. 36. - r;;Jlid., . 36 .


-.--.--- 17
%
LOGIQ,UE ET RELIGION CHRETIENNE

peut-etre le seul, parmi les philosophes chretiens, a avoir prisl--au


serieux : affirmer ue Dieu, verite absolue, est connu ar reve­
• ",,' ,lation, c'est identiquement re~~nnaitre que l'essence de l'etre est
~ o-cV-i ~)'·d~v?iIee en ses dete:minations exac~es. C~ qui signifie le plein
~: ";)"fI' drOIt, pour une 10~Ique_de l'e!re, a expn~r, en un langage
h

[I/' vl-N./,... conforme au verbe divin, « la verite teIIe gu'elle existe en so' et
Ir . ~ our soi, sans masque ni enveloppe. Aussi peut-on dire que ce
~1.'.(..?\"'" contenu est unepresentation de~ tel qu'il est ~on
.< v essence eternel!e~ avant la creation de la nature et un esprit
1) ~ fini 1 a. » On comprend ainsi que cette these d l'Absolu determine
tfI;~ \.-. soit, pour notre auteur, une reponse definitive a mterrogatIOn
V "" philosophique traditionnelle, en meme temps qu'une transcrip­
1>~ tion fideIe de la revelation de Dieu sur lui-meme. Nous allons
suivre cette analyse de la categOrIe d'Absolu. Apartir d'une cri­
tique rigoureuse de la doctrine spinoziste, elIe nous conduira a
t~J~ ~.) la theorie de t' essence, centre de la logique, racine du concept uni­
versel et organiquement developpe qui designera l'acte pur du
sujet absolu, inconditionne et se deter . am] ·-meme.
Quand l'Absolu, en philosophIe, s nonce forme I entique et
universalite indeterminee, c'est qu'il a pour fonction de justifier
l'etre et le sens de tout phenomene particulier. Par lui-meme,
celui-ci est donc pure apparition contingente, sans fondement
propre. L'Absolu substantiel, au contraire, n'est par lui-meme
rien de precis et demeure la realite identique, permanente, rete­
nant l'etre veritable et commun a toutes les particularites qui
s'abiment en lui comme dans leur source unique. La philosophie
classique de l'Absolu, representee par le spinozisme, deceIe cette
realite-fondement a travers les apparences qui ne sont rien par
elles-memes, immediatement indeterminees dans leur Cause
immanente. Mais Spinoza devait ajouter reciproquement, sous
peine de nier la cause en niant l'effet, que cette disparition dans
le fond substantiel du particulier determine (zugrunde gehen) le
,I retablit simultanement, c'est-a-dire qu'il contient l'Absolu en tui­
! meme 14. Sinon, toute determination serait consequence sans pre­
misse, implication sans principe, le rapport du fondant au fonde
determine demeurant lui-meme indetermine et disparaissant par

13. Logik, I, p. 31. - 14. Ibid., Il, p. 159.

18
DANS LA PH1LOSOPHIE DE HEGEL

cette pure indetermination. Spinoza le sait bien, la cause doit


etre ratio, mais faute de decouvrir ce principe de determination
au creur de l'Absolu, il s'interdit de l'enoncer positivement. S'il
lui reste un langage positif, c'est qu'il se borne a noter sa propre
riflexion de philosophe sur le rapport phenomene determine-
Absolu substantiel, incapable de preciseI' le rapport direct, onto-
logique, de l'Absolu aux determinations qu'il pose. « Cette expo-
sition positive retient le fini avant qu'il disparaisse et en fait une
expression ou image de l'Absolu 15. » En voulant expliquer les
apparences de la Substance, on les noie dans l'imaginaire, car
« elles ne presentent rien par quoi on puisse 1es differencier de
l'Absolu 15. » Elles sont annulees dans l'universa1ite formelle de
l'Absolu qui resorbe a l'avance toute difference de soi reelle,
faute d'en possider en soi pour les fonder. Le spinozisme va du paraitre
a l'etre par reflexion exterieure analytique qui se donne l'allure
artificielle de la demarche synthetique, seu1e conforme a l'onto-
genese. C'est pourquoi, « l'exposition synthetique est elle-meme
une apparence 15 ». De plus, cet Absolu indifferencie, sans
fecondite, reste juxtapose aux phenomenes qu'il doit expliquer
et ne saurait etre absolument absolu 16. Spinoza peche par defaut,
non par exces. Sa Substance n'est qu'un resultat negatif de
reflexion impuissante, victoire de la theologie negative.
Cependant, l'intention spinoziste reste conforme a l'exigence
philosophique : i1 faut expliquer absolument les etres determines
qui ne se causent pas eux-memes. Mais le probleme doit etre cor-
rectement enonce : si l'Abso1u fonde, cause, explique, ce ne peut
etre que par « un acte qui lui est propre 16 ». Quel est cet acte?
La reponse ne saurait se satisfaire de cette seule reflexion a sens
unique et propre au philosophe, qui revient du particulier a
l'Absolu universel. Elle doit fournir l'aller createur, en sens
direct, exposant une reflexion complete, acte divin qui pose incon-
ditionnellement toute determination, matrice originelle en
1aquelle toute difference subsiste.
Voila qui nous reporte a ~ concept de religion. Il
implique bien Dieu, l'universel(!,!d~q~aisaussi un rapport
avec l'homme, donc la difrence de Petre particulier. « Ce n'est

15· Logik, n, p. 159· - 16. V{bid., p. 16/10.: iA;, r. I ~. (l,.-

19 r.;#~ A c.;i ~,~.


LOGlQ.UE ET RELIGION CHRETlENNE

qu'ave la difference que commence la religion comme telle 17. ))


S'il faut Ire, par consequent, avec Spinoza « la seule realite
absolue est Dieu seul, il est la Substance absolue- 18 », en rester
la ne serait pas une profession de anthtisme mais d'atheisme 18.
Ce serait affirmer, en effet, que Dieu, e ant l'Absolu i.n I -erent,
I'll) ~ leJout-autre incQDcevabJe, n'est rim pour l'homme. La religion
revelee, aplus forte raison, est ainsi depourvue de sens : impossible
d'accueillir le Dieu personne, present a l'homme, sa manifesta­
tion est illusoire, interdite par son caractere absolu. A moins que
I' Absolu ne soit rapport a soi, ctre pres de soi, su 'et vivan! se diterminant
luz-meme. A moins de dicouvrir en cet etre universel une richesse de
determination ill>:tlS ..Qermettant de reconilaIi:re g-u'il ~(- n'e-;t' n~l­
lement abstrait, mais giron absolu d'ou tout sort et ou tout
revient, y est eterneIlement conserve 19 )). Nous voyons intervenir
Iltce mouvement circulaire de ~on chaque fois que Hegel
)1' t@lt~ so u et e son autodetermination, mais egalement
chaque fois qu'il veut rendre compte des differences manifestes en
ce Dieu chretie i se reveIe, se relativise, s'incarne, entre dans
se
le monde et alt E r' clans la communaute. Point de reponse
t a la estion 0 0 hi ue ar excel ence a cette recherche
J , d'un principe de raison, de causalite, d~ ondement, si 1'on en
reste a la metaphysiquc spinoziste et ala th€OIogie ne a 've
qu'eIle commande. Mais la nSponse doit cOIncider avec le contenu
du message chretien, car la reli ion revelee, en to~s ses _dogmes,
f
IV ",( \' '\presente 1,1n I!ieu reel, vivant, ifferencie et se diffet:enciant ui­
er meme tout en restant l'absolument Absolu, un Dieu qui est en
et par lui-meme determination par rijiexion (Rifiexionsbestimmt­
heit 20). _
Que signifie cette~~ absolue de l'etre proposee dans la
Logique de l'essence? Le coup d'etat idealiste d'un philosophe
apprenti sorcier, attribuant a son discours la toute-puissance
divine? EIle serait en effet un delire de presomption, si eIle ne
. pretendait tra<;luil2.e D~eu lJ!i-mcme e!1 s~!oute-Rui~a~e d'auto­
. creation, te! u'il se manifeste dans la revelation chretienne.
dependant, on ne peut reduire cette ogique a un prmClpe de

17. B. tier Rel., p. 199. - 18. Ibid., p. 191. - 19. Ibid., p. 194.
20. Ibid., p. 204.

20
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

justification du Dieu chretien, a la maniere d'une apologetique


philosophique. La logique hegelienne de l'Absolu presente ce
que Dieu doit etre pour qu'il puisse se reveler, mais c'est la reve­
lation eUe-meme qui oifre ce contenu. En d'autres termes, cette logigue
~ P2,ur Hef?tJ, impli uee dans l!E~eolo ischretienne. Outre
la decouverte de cette implication par la simple analyse du
conc~l?t de revelation, nous verrons, en expliquant la theologie
trinitaire de Hegel, que cette logique de l'essence concerne emi­
nemment la tripersonnalite divine. Essayons, pour le moment,
d'en dechiffrer le sens. ---...,....­
La theorie de l'essence parait deconcertante et provocante.

Hegel y parle de « contrecoup », de mouvement circulaire « allant

lIdu nean~_~~~ant », expressions esoteriques et irrationneIIes,

tI semble-t-il, indiquant comme une « torsion 21 » de la pensee, irre­


cevable en saine logique. Pourtant, aucun passage de la Science
de la Logique n'est presente avec plus d'assurance, sur un mode
tout categorique. Tout est clair pour l'auteur et s'impose de
maniere irrecusable. Venons au texte.
L'essence est 1'etre interiorise, devoilant son mouvement

interne au moment Oll la demesure renvoie a la determination

qualitative, annulant le caractere tout exterieur et artificiel de la

mesure quantitative, mais preservant son principe de determina­

tion indirecte, mediate. Mouvement propre a l'etre absolu qui se

manifeste alors dans sa vie intime. L'etre n'est celui de Dieu, n'est

l'Absolu que si « l'Absolu est essence » comme (~ort a soi,

~de lui-meme, en soi et avec soi~me 22 ». Ceq:mest,


ajoute Hegel, une proposition plus elevee de l' Absolu. Ainsi
l'essence ne sera pas le residu d'une abstraction, mais le mouve­
ment d'un acte de con~titution. Decele par la dialectique de la
qualite et de la quantite, de la difference et de l'identite, il se
definit par autoposition determinante et sans limite exterieure.
« L'essence est pour le tout ce quela quantite etait pour l'etre.» "'~
Mais alors que la quantite ne fait q:.u'ctffecter l'etre de notations
exterieures et fixes, produisan le quantum---- « pour l'essence, au)... 1""'-"'"">
contraire, la determination n'est pas un e ant, eUe est simplement "",'
.tz-.-..
21.
22.
Cf. LogiqIM et Existence de]. Hyppolyte, P.D.F., 1953, p. 75.
Encyclopedie, § 112. ,'I f/~
21
....:: /" .,
~ LA /' u--"-/~ J/'~ ~!j'~- ~~0 ~IJJ)
fr..)~ I 'J'
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

posee par l'essence elle-meme; elle n'est pas libre mais a seule­
ment rapport al'unite; la negativite de l'essence est la reflexion
,et les determinations sont refIechies, posees par l'essence elle­
.
~~1 meme, Y residant tout en etant su£primees 23 ». Qu'est-ce a
dire? .
L'etant est l'etre qualitatif immediat, apprehende de l'exte­
rieur. Par contre le determin~, ar et dans l'essence, est l'etre­
pose (Gesetzsein), s;TI est saisi mediatem 0 resultant d'un acte
T
qui lui confere sens et positivit . Alors, etre determine est un
etre devenu (Gewesen). Mais, consequemment, ce resultat n'est
",b..'et.- pas « libre n, c'est-a-dire indepeJ?.rt~!!!L soustrait a l'essence
I actuelle,~E il s'aneantIr~,~itM~6desa-source-;OUbien
dltll, / ) !~ s'instituerait comme suffisance a soi, nouvel absolu indiscernable
de celui qui le pose. Et l'abolition de l'etre-pose serait celle de
l'essence, essence de rien, annulation de l'acte positionnel, neant
d'essence: la seule reflexion exterieure serait possible, mais
reduite a constater le neant fondamental, l'irrationalite de l'etre,
Lt:u- sa pure contingence.
Tb. If Il est clair que ce bilan negatif conduirait a l'ab,and0!J- de
1)· t.Q.ute connaissance positive d~ Dieu, recusant la religion instituee
h. (' __ par la.;ey~]atiQp de l' Absolu. Si, au contraire, les particularites
~ ~J. se manifestent dans l'e~ absolu, si Dieu est quelque chose de
precis, de dicible, c'est que l'etre-pose - son alterite resultante,
l s~ positiyite precisee par une limite - est re _ris par J'ac.!~ qui
J'1Ie.EQ~e.
Abstraction faite de son effet immediat, cet acte est pure inde­
termination, neant de l'identite sans difference. En realite, il est
inseparable de ce qu'il pose, mouvement createur: de l'et,re Eose.
~ Mais, en revanche, et dans la continuite du meme mouvement,
, l'acte originel preserve la determination qu'il pose d'une inde-
I; • f pendance neantisante, la conservant dans sa terre natale. ~r
~ ,ins.tantane qUI maintient la precision sans l'exteriorite. D'ou la
1l9lfS proposition: « Le enir, dans l'essence, son moment de
reflexion, est le mouvement du neant au neant et par consequent
son ret~)Ur a soi 24. » Sans doute I'Hre-pose depourvu de substan­
tIa 1 separee, d'autonomie, n'est qu'apparence, puisquc a la

23. Logik, II, p. 5. - 24. Ibid., p. 13·


22
DANS LA PHILOSOPHiE DE HEGEL

faveur du ~r, l' 'unicite lite,


tout actuelIe. Mais cette apparence n'est pas une illusion, une
ombre, c'est l'apparition de l'es e,.to~ cgm~te. « ~~ess~ce] ~
est reflexion, c'est le mouv~ment par legue1 cc qui differe de
Vesst':nc'~ n e~~~ ~6gatif :.-n soi l'a.ppaigc~ 25. » .Certes, .mais 1Jp'i f !
la'dIfference constrtuee est reelIe,'a I1mrt qUI la crrconscnt est
indeIebile. Pour bien le comprendre, il faut retenir que le mou­
vement de position « s'effectue a l'interieur de ses propres
. limites 25 n. Ce qui a une signification univoque: l'apparence
l est a..pR.~!ence de l'~ce, ou ~np)re «-l'essence est-f'apparence

en ell~eme 26 ». L'essence prouve l'arJ~gea_~lJn:l.,,:,e-s~J~fl~n 1

er:;",J!osant I' re et JJ.r::9,tlv~Xft!e~u_pgse..en_ap12a:r:.aissap.t t~talement

en_IUI par immanencecompitte. Est-ce a nouveau l'Un l'Iden


?9ue; le m~me ? ~ui .et c'etr;0ur;~J.I~o~Yessence est un nouve! '" ~ ~ ,
rmme ra. ars il eqUIvaut la medratIOn u mouvement cons-~ t . <>t I.
A,\titutif. Car, si l'i¥entite ~t le cerc e u ne atif, c'est u'a l'autre IV"""
1.- te~t erne de l'orbrte elIe est le mouvement du RQsrtr au posrtif:
positif de l'etre de l'apparence et posruf de la presejice de

r
l'e~nce qui transparait dans sa propre appa!:,.ence. Le ,Pr-emier

, positif est ce qui presuppose le retour a soi, le~nd<t[mmediaD

qUI resulte de ce retour: etre etermme, transi d'essence, ne

pouvant etre affecte de la distinction entre l'essentiel et l'inessen­


tiel. Il reste que pour saisir l'acte de reflexion dans son incondi_)

tionnalite, il faut partir du neant, de l'indetermination de' 'acte

qui pose sans rien presupposer, et qui se resuppose lui-meme

pour retourn~r a soi. .' . '


I y a ainshj. l'origine de t~ut, ce mouvement de va-et-vieI,lt,

au retour contemporam de l'alIer, masque dans l'immediat empi­

rique, evacue par la reflexion exterieure et incomplete du phi­


losophe qui mvelIe toute chose dans un neant immobile. « Aboli

dans cette identite, le mouyement de la reflexion devient inap­

parent 27 » et l'on retrouve l'interpretahonlli~-gativede l'Absolu, J

,\la theologie negative. Assurement il faudra expfu:I~r la possrbi­


lite de cette reflexion exterieure, c0II!!lle il faudra rend~pte

I de la se aration de l'homme et de son monde d'avec Dieu.

Explications qui interviendront au niveau du concept, avec un

25. Logik, 11, p. 13. - 26. Ibid., p. 7. - 27· Ibid., p. 159.


LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

principe de disjonction et d'exc!usion, celui du jugement divi­


seur, etabli a partir de la negativite de l'essence.
Retenons, pour le moment, ce pur mouvement du negatif,
creur de la determination ontolog!gue. II est vrai ~'.:ll!e douB e
nf~tion n'entralne-E.~nece:.ss,!-irem~.LYne afJirmation. Mais il
s'agit ici, non d'une negation redoublee, comme celle de deux
jugements, mais d'un acte unique de negativite absolue, d'un
acte pur qui ne se deprend pas de lui-meme en posant l'etre
determine. Aussi peut-on intervertir l'ordre des negations, en
vertu de la circularite, symbole de l'infinite de l'absolu en acte.
Si l'on part de la nullite de l'apparence, de soi vide d'essence ou
privee du soi interieur, c'est pour revenir sur ce negatif, en affir­
mant que l'apparence « a son etre, non dans un autre dont il
serait l'apparence, mais dans l'identite a soi-meme : cet echange
reciproque se revele comme etant la reflexion absolue de l'es­
sence 28 ».
C'est bien le meme mouvement, mais cette fois du negatif au
positif. Du negatif de l'apparence a sa positivite, par la mediation
de l'acte constitutif originel qui, en posant, nie l'annulation de
l'etre-pose que le retour a soi, operant en contrecoup de la posi­
tion, pouvait produire. Ainsi, l'essence apparait dans l'appa­
rence, son apparence, le mode n'a pas la substance derriere lui,
« lui tournant le dos 29 », mais immanent en lui comme son etre
constituant. Selon le sens, on va donc du phenomene a la saisie
de l'essence transparaissant en lui et conferant l'aseite, ou de
l'acte positionneI a la retenue de l'etre-pose en son sein. Saisir
la verite de l' etre dans le mouvement complet de l' essence par
lequel il s'engendre determine, c'est comprendre la complementa­
rite de ces deux voies, leur continuite au moyen de la circularite
unifiante, car l'essence presuppose dans le premier ce qu'elle
pose dans le second. Parce qu'il n'a vu que le premier, Spinoza
est incapable de deceler le dynamisme createur de l'Absolu et
ne comprend pas la Substance comme sujet. En verite, l'imme­
diat de l'etre est son autoconstitution, « la nSflexion, tout en
posant, supprime ce qu'elle pose et se donne ainsi une presup­
position immediate 30 »); sa positivite, sa determination ne sont

28. Logik, n, p. 14. - 29. Ibid., p. 159. - 30. Logik, n, p. 17.


DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

que des effets immanents a la cause, qui est le veritable point de


depart absolu.
A peine formulee, cette doctrine de l'essence suscite une double
interrogation. Si cette reflexion absolue est un acte autonome,
souverain, n'est-il pas contradictoire de lui assigner un statut
inevitable? Et puisque cet acte positionnel est l'origine de toute
determination, pourquoi le systeme logique de Hegel ne com­
mence-t-il pas par son exposition, au lieu de situer cette doctrine
entre celle de l'etre et celle du concept, comme leur moyen
terme? Les reponses s'enchainent pour nous faire progresser
dans cette logique et nous preciser une nouvelle implication de
la theologie hegeIienne.
A la premiere question on pourrait repondre, prevenu de
cette exploitation logique de la revelation, que Dieu se mani­
feste ainsi et qu'il est vain de rechercher si sa nature pourrait
etre differente. Aussi vain que la question de Leibnitz : « Pour­
quoi y a-t-il quelque chose plutot que rien? » Cependant, le c It'.'

propos de Hegel semble bien different. Si Dieu se manifeste telAJ' ,,,'., '.....:t>
qu'il est, c'est qu'il nous revele du meme coup qu'it ne peut etre , t,.. ~ ~
autrement, sa liberte toute-puissante et inconditionnee colnci.fr ,.,llJVV
dant, comme acte determine, avec le statut qu'il se donne.. r ,j,;JI" t1
Autrement, le devoilement religieux serait incomplet, Dieu nous {Ye. \ 1
reve~ant ~e qu'i! est enfai~, sans no~s dire ~e qU:il pourrait etr~. ,tY v.,~
La hberte de Dleu resteralt masquee, non epmsee dans sa mam- ~ """ ~ ~oy
festation. Elle serait donc ineffable, reservant l'Absolu dans sonL. l)J/ ~
obscurite et son silence. Il est clair, par ailleurs, que cette liberte, "t ~ ~,.
etrangement distincte de son exercice, cette puissance distincte O~, 'rr' . . .
de l'acte n'aurait qu'une signification anthropomorphique, irreli- ~I;,
gieuse. Hegel ne lance pas un defi rationaliste, mais affirme en ;;. J. / .
toute confiance la verite d'une revelation complete. Nous pou_l'J ,(.y
vons remarquer, a ce propos, que les consequences de ce principe
de reflexion circulaire ne font qu'appliquer l'inconditionalite
de l'Acte divin fondamental :
Transcrit de la vie divine unique, l'expose de la negativite
absolue n'expliquerait qu'un etre-pose, aussitot ressaisi en Dieu,
sans pouvoir rendre compte d'aucune diversite : la jonction de
l'essence avec son phenomene en nie la piuralite. Alors, notre
monde humain et naturel serait definitivement soustrait de cette
25
LOGlQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

refl.exion, prive de toute explication comme de toute reconcilia­


tion avec Dieu, de tout salut. La religion serait a nouveau absurde
et cette logique tout arbitraire. Il n'en est rien car, avant
meme d'etre conduits de la logique a la nature, de l'essence
divine a notre monde, nous pouvons saisir le principe d'une
diversiU, a condition de ne pas petrifier le mouvement cireulaire
de l'essence : la reflexion sur soi de l'acte-fondement, s'identifiant
a la determination posee, introduit son indifference en ce fruit
afin de le conserver. Dans le retour a soi, elle ne reste pas dijfe­
rente du dijferent; sinon, differant de son apparence, elle perdrait
son identite. Si done on saisit, comme dans la reflexion exterieure
de notre connaissance, l'essence par son apparence, celle-ci se
trouve impregnee d'une diversite inevitable: preserver l'identite
dans la difference, c'est faire differer la difference d'elle-meme 31.
L'apprehension exterieure de phenomenes, faute de saisir cet
acte absolu qui se possede parfaitement, sera renvoyee de l'unite
negative de la chose a la pluralite de ses qualites, de l'ensemble
du monde a sa variete infinie.
L'essence n'est pas seulement la raison de la determination,
mais la cause de son etre. Ici se trouve le fameux passage a
l'existence, interprete souvent comme un nouveau defi idealiste.
Simplement, il s'agit, pour Hegel, de definir le resultat de la
reflexion circulaire, recueilIant sa toute-puissance positionnelle.
Or, si 1'0n va du determine au determinant, en s'arretant,
comme au point mort de ce retour reflexif, a l'identite restauree,
l'etre-pose disparait en « contrecoup» de sa position 32. Mais si
1'on poursuit le mouvement, du determinant a son apparaitre
determine, c'est la reflexion sur soi qui se supprime, dissimulee
dans la manifestation de son reuvre, ctre determine du pose 33.
Alors l'essence reste le fondement de l'etre determine qui
emerge, existe (ex-sistere). Fondement (Grund) qui n'est pas un
arriere-monde, mais la mediation interne de l'existant, voilee
dans l'immediat, - ce mouvement de position n'etant rim abstrac­
tion faite du pose sinon I'acte pur, insaisissable, inapparent. Ou
bien,autrement enonce, cet acte n'est qu'une mediation pure,
rapport a soi sans terme de rapport, sans apparaitre mediation

31. Logik, 11, p. 33. - 32. Cf. Ibid. II, p. 63· - 33· Ibid., p. 64.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

reelle ll'. L'existence n'est pas deduite analytiquement, dIe est


fondee ontologiquement par un acte inconditionne qui, retournant
a lui-meme, se reflechit sur soi, reflechit son autre en soi, lui
conferant la plenitude de son etre actuel. L'existence determinee
est exterieure et interieure, mais seul apparait 1'etre-pose, dissi­
mulant la position, comme realite objective suffisante a elle­
meme. Alors la spontaneite creatrice se transcrit en Necessite, la
raison d'etre en Causalite dont l'analyse nous conduira cepen­
dant a la reciprocite d'action, tout immanente et d'echange
intime entre soi et soi. C'est pourquoi la verite de l' Absolu reel
et objectif est l'acte qui se manifeste lui-meme dans sa toute
liberte : le concept est l'essence reeIle, manifeste et determinee par
et pour soi. Acte absolument libre de Dieu, qui ne poserait pas
l'Ctre s'il ne se determinait comme negativite absolue.
« Le concept est la manifestation devenue entierement libre
de l'essence 35 », c'est la forme complete de l'Absolu. C'est
comme concept que 1'acte originel possede realite et determina­
tion en se possedant lui-meme comme conscience de soi, person­
nalite absolue. Redecouverte au cceur de la Substance, la liberte
absolue transparait dans sa necessite apparente transfiguree, qui
« comme negativite absolue, devient identite manifestee ou
posee et, par la, liberte qui est identite du concept 36 ». La
vieille notion de causa sui reprend tout son sens pour eclairer la
verite du Dieu revele dans le christianisme. Dieu n'est pas « un
concept mais le concept 37 » et c'est seulement dans le christianisme
que le concept possede son objectivite apparente, reconnue, pre­
sente en notre monde, en notre communaute ou il se montre
pour la premiere fois dans l'Incarnation de Dieu en personne. Il
se confirme ainsi que la logique hegelienne pretend faire mieux
et autre chose qu'une justification philosophique du christia­
nisme. EIle veut traduire cet acte absolu fondamental, cette auto- Io-J
logie di:viz:e par lequell'Absolu se deter~i~e ~ternellement, acte ';" .~ \
de sa VIe mtune qUI est le contenu de la revelatIOn et sans laquelleO / , .
celle-ci serait impossible. Elle expose ce contenu dans sa forme J.;J" tJ"J
pure, dessertie de la dogmatique chretienne et qui fournira \~ I.•
.Jiru­
#
34. Logik, Il, p. 64. - 35· Ibid., p. 229. - 36. Ibid., p. 218. - 37. Die
abs. ReI., p. 42.

27
LOG1QUE ET RELIGION CHRETIENNE

a la theologie speculative les categories qui lui conviennent.


Ainsi, dans cette Science de la Logique, la progression va au
complet, au concret, au fondement de plus en plus precis. La
doctrine de I'etre est reconvertie en doctrine du concept qui lui
procure son sens, son epaisseur reflexive et fondatrice: « Le
concept represente l'unite absolue de l'etre et de la reflexion 38. »
Si HegeI adopte cette forme d'exposition, commen<;ant par la
logique de l'etre pour nous conduire a ceIIe de l'essence qui le
fonde et le determine, puis a ceIIe du concept qui se revele unite
primitive, parfaite comme Idee absolue, c'est assurement pour
un motif critique: l'immediatete de l'etre et sa variete qualitative
pesent sur la conscience, dissimulent la source creatrice, etouffant
meme notre reflexion comme en temoigne le succes de l'empi­
risme. La necessite de commencer par le plus simple, afin de
progresser par son developpement, n'est pas ici une justification
decisive, car l'esse simpliciter n'enveIoppe pas de richesse impIicite,
sa simplicite n'est que pure indetermination: indetermination
pour le concept, pour le langage conceptuel qui devoile cette
pauvrete totale. C'est a partir du concept que parait le simple
susceptible de developpement. Si l'on examine cette logique de
l'etre dans son cours complet, on n'y trouve aucune progression,
aucune reponse n'6tant fournie, ace niveau, a la question d'ori­
gine. C'est pourquoi, loin d'edifier la construction speculative,
le traitement conceptuel de I'etre immediat le fait disparaitre,
pour en attribuer l'apprehension a une reflexion exterieure uni­
laterale dans la logique de l'essence. Si done il y a un sens a
dire que le concept resulte de I'etre immediat, ce n'est pas de
son contenu logique, ni de son intuition, « mais de leur dialec­
tique et de Ieur absence de fond 39 ».
Mais, plus profondement et premierement, le motif de cet
ordre d'exposition est thiologique. Le discours logique suit notre
reconnaissance du Dieu manifeste, dont l'etre apparait d'abord
immediat, le Christ comme un homme et dans son corps, pour
reveler sa personnalite divine. Et cette reconnaissance est
conforme a la constitution meme du Fils, Verbe de Dieu, nature
divinisee et saturee de sens grace a l'ceuvre reflexive de l'Esprit,

38. Logik, Il, p. 214. - 39. Ibid., p. 226.

28
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

que la theologie trinitaire tentera de mettre en lumiere. Ainsi la


k>giq~_.theologie, parce qu'elle est logique de l'Absolu
revele en verite, satisfait a la quete traditionnelle des philosophes,
corrige leurs erreurs, resout leurs contradictions""en fournissant
la re~ parfaite qui est celle de Dieu lui-meme, qUlest Dieu
'1lli=-meme devoiIEaans"Te- cnrlstianisme.
Cette rapide inspection de l'ordre de la logique laisse appa-
raitre, cependant, une nouvelle preoccupation: l'etre immediat
s'est montre pure exteriorite et mondefini. Son fondement, comme
reftexion circulaire est l'infinite definissant le concept comme acte
souverain de Dieu. C'est a partir du concept que l'on pourra
expliquer ce point de depart, la finitude de l'etre immediat et
de notre esprit borne,- plonge dans le sensible, livre a la reftexion
exterieure. Car iI l'engendre a la faveur d'une particularisation
de son universalite. C'est bien encore la n<Sgativite absolue de la
reftexion qui expliquera cette particularisation, mais dans le
concept mcme et non en soi et abstraitement. « L'existence isolee
du fini... n'est a la verite que l'universalite, c'est-a-dire la forme
que le concept imprime a ses diffhences 4o • » Voila qui revele le
« pouvoir createur » du concept, pouvoir qu'il recele « dans ses
profo;;:(Jeurs lesplus cachees 40 ».
Si, comme absolue, la religion revelee exige un Absolu determine,
elle implique, comme religion, un rapport de l'infini au fini, de
Dieu a l'homme. Comment l'acteinconditionne qui se etermine
peut-il engendrer une conscience finie, exterieure et contingente,
puis la sauver de cette exteriorite annihilante? Nouvelle inter-
rogation a laquelle s'efforcera de repondre la theorie hegelienne
de l'infini.

40. Logik, n, p. 245.


CHAPITRE II

INFINITE DIVINE ET
REPRESENTATION RELIGIEUSE

Avec la revelation de l' Absolu s'institue la religion chretienne.


Mais nous ne pourrions comprendre cette parole divine si nos
esprits finis etaient emmures par leurs limites infranchissables.
Et comment Dieu pourrait-il reconcilier, associer les hommes a
sa vie propre, leur apporter un salut, un terme au malheur de
leur conscience, si nous ne pouvions subsister en son infinite, si
le fini ne pouvait etre interieur a l'infini? Le minimum fidei du
chretien implique l'admission de l'Absolu determine et l'instau-
ration d'une presence de Dieu a l'homme, de l'homme aDieu.
Mais si cette interiorite reciproque de l'infini et du fini s'accom-
plit par la religion absolue, c'est qu'elle est possible en soi, logique-
ment. Ce qui signifie que Dieu en lui-meme entretient une finitude \
conforme a sa determination, que le concept, saisi dans l'infinite
de son acte autoconstituant, enveloppe le fini, le preserve et
l'integre.
Les analyses logiques de Hegel que nous alIons suivre main-
tenant, concernent, comme toujours, 1'etre et la connaissance. Si
nous pouvons participer ontologiquement a la vie de Dieu, nous
sommes capables de comprendre sa revelation et d'edifier une
theologie speculative, un discours vrai sur Dieu. Ainsi, la critique
de I'exclusion reciproque du firo et de 1'infini est la critique du
regimede connaissance" qUrIlll convient, I'observation exterieure
empirique. « L'observation dit ne trouver entre le fini et l'infini
qu'un rapport d'opposition. Selon eIle, il est impossible de savoir
queIque chose de l'Absolu 1. » Or, ce mode d'apprehension
engendre une cecite intellectuelle et « l'on ne saurait y parler de

I. B. der Rel., p. 127.


LOGIQ,UE ET RELIGION CHRETlENNE

, concept t ». C'est pourquoi sa pretendue certitude est pur pre­


) juge, « l'observ~tion se fixe arbitrairement au point de vue de
la conscience finie ». Enfermee dans ces limites de la connaissance
sensible, ]a conscience est incapable de reconnaitre ce lien spi­
I. rituel avec Dieu que la revelation instaure. C'est a cet empirisme
aconceptuel qu'il faut attribuer cette pseudo-positivite reduisant
l'II.!carnatioI! a l'eveI!ement coptingent, la revelation au littera­
lisme biblique, retenant pour signes du divin des miracles vides
\ de sens, incapable d'accueillir le temoignage de l'Esprit 3. La foi
n'est ici qu'aveuglement double de fausse humilite 4 masquant
\. un refus de Dieu, de SOIl infinie puissance de reconciliation.
Toute situee en regime d'exteriorite, la conscience observante
inscrit son assertion sur l'infini inaccessible dans la Logique de
l'etre. Le discours, aux prises avec l'immediat, le simple etre-la,
est encore tout dialectique et critique. Hegel cependant indique
deja la solution conceptuelle, avant que la Logique du concept
fournisse la mediation speculative qui l'etablira rigoureusement.
Indication inevitable, car cette resolution surprend invincible­
ment l'empirisme pour lui faire poser, des ce niveau du sensible,
l'unite qualitative de l'objet sous forme d'etre-pour-soi, unite qui
se suffit comme « un defini absolu 5 ». Mais reduite a son statut
propre, la conscience observante erre de qualite en qualite, inca­
pable d'une simple description: chaque precision qualitative,
definie par negation muhiforme d'une autre, renvoie indefini­
ment a ce qu'elle n'est pas. Cette recherche epuisante se tra­
duira, pour l'homme en quete de l'Absolu, par la repetition
desesperee d'une tentative vaine. Cependant, la confusion s'em­
pare de l'esprit : prendre cet indefini et sa fastidieuse repetition
pour le veritable infini, c'est le premier contresens a eviter.
Le fini est circonscrit par une limite. Mais ceIle-ci suppose
l'au-dela d'elle-meme, le non fini 6. Son etre d6flni par l'aUtre
appartient en fait a ce dernier, car la difference est difference
de l'autre en lequel passe la determination constitutive comme
en son fondement d'ou elle emerge. Si la finitude humaine appa­
rait comme une barriere, limite du moi determine, elle implique,

2. B. tier ReI., p. 127. - 3. Die abs. ReI., p. 19 s. - 4. B. tier ReI., p. 137. ­


5. Logik, I, p. 147. - 6. Ibid., p. 120.
DANS LA PlllLOSOPlllE DE HEGEL

. pour que celui-ci soit, le devoir-etre-autre '. Et.~ k~ns


autre en franchissant cette limite, c'est pour en trouver une
autre :poursuite m diiiie e 'infini i~saissa6Ie, a -larech~e
d'une parfaite determination inaccessible:- «On ne se ren pas
compte quepour avOfr defini quefque'chose comm~ barriere on
a deja depasse -celle-ci 7. »-'Cefilli est-doneaffect§ ae-contra-
dictioiJ.-; condamne a se nier sans cesse pour etre, non d'une
negation absolue qui serait retour a soi et positivite conquise,
mais d'une negation qui se redouble, se reitere sans cesse. De
positivite jamais, toujours escom t~e elle_echappe sans cesse, « la
limite n'est Fa~_a~mation, en l'atteignant on n'y est plus 8->>:
( Pour bien saisir cette course incessante vers le positif qui
) recule des qu'on l'atteint, considerons simplement la vie. La
1 satisfaction d'un besoin supprime ce qu'il engendre a nouveau :
:' la satiete inaugure la faim et ceci jusqu'a la mort. Mais la mort,
loin d'affranchir la vie de cette loi d'airain, ne saurait delivrer
de la finitude. Elle interrompt la poursuite indefinie, n'est
qu'une « negation abstraite du negatif en soi 9 », le vide et l'im-
puissance qui sterilise definitivement la recherche du positif.
Aussi la mort ne fait-e1le que reveler le non-etre de la vie finie,
elle est le « neant manifeste » ou a finitude posee realiter, actua-
liter 9.
C'est cet echec qui suggere cependant ce que doit etre le salut,
\ la veritable conversion au positif, naissance victorieuse de l'acte
J qui pose et depose son propre effet, son propre fruit, apparition
dans la vie de la pensee reflechie qui se rejoint elle-meme. « Le
'I' ne~t pose est, pa~, le neant supprime et preserve, retour

au positif qui nait dans la conscience comme act_e ie ~nser 9. »


11 s'agit d'une conversion de l'observation exterieure - qui
enlise le discours dans une recherche indefinie en se perdant
dans la variete toujours renouve1ee du monde sensible - a la
pensee interieure qui se fait captive du mouvement infini de
l'essence. Ainsi commence, pour Hege1, par ce retour sur soi qpi
~ decouvre l'infinite divine a l'interieur du sujet fini, l'attitude
. rdigi~se a~th~.mlqUe.-MaIs ce sa1ut dOlt s'imposer, pour se pre-
ciser, au discours logique qui traduit et regIe le mouvement de

7. Logik, I, p. 121-122. - 8. B. derRel., p. 134.- g. Ibid., p. 131.

33
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

l'ame, parce qu'il transcrit la forme de cette vie divine. Deux


remarques sont alors necessaires :
I) Si l'on maintient l'exteriorite reciproque du fini et de
l'infini, la limite du premier constitue le mur mitoyenqui les
spare; interdisant a l'infini l'acces au royaume du fini, il le
finitise aussitot 10. Il en resulte un simple dedoublementdu fini,
l'infini perdant son privilege de l'illimite. En termes re!igieux,-si
!'on exclut Dieu de !'homme, on !'identifie a l'homme: fausse humilite
qui « se refute elle-meme )), identique a l'anthropomorphisme
idoIatre. Mais comment eviter cette ruine sans confondre le fini
et l'infini? ­
2) L'issue est entrevue si la conscience se detourne du sensible
pour examiner les concepts en jeu. La reciprocite du fini et de
l'infini est irrecusable, puisqu'on ne peut enoncer run sans
l'aufre. A l'evidence, leur rapport est inseparable de ses termes
au point que l'un comprend l'autre et reciproquement. Si l'on
tient a les examiner separement, ils apparaissent l'un et l'autre
a double sens 11. Le fini est compIementaire de l'infini car il
l'impligue. De meme, l\nfini est a la oisun des termeset le
rapport. Aporie inquietante, mais qu'on pourra exorciser, pour
peu qu'on pose clairement l'alternative qui suit:
- Ou bien l'infini reste hors du fini, i1 est tout-autre et
l'exclut. Alors, nous l'avons vu:-ils'identifie a lui; identification
qui nous fait retourner a cette nullite du fini qui a toujours son
etre hors de soi. On ne sort pas du faux infini de l'indefini.
- Ou bien l'infini comprend en soi-meme le fini et reciproque­
ment. Mais c'est l'infini qui est fondement aecette reciprocite :
la negation constituee par la limite est posee et supprimee, c'est­
a-dire interiorisee, par cet acte de negativite absolue et circulaire
qui permet a l'Absolu de se determiner.
Sous peine de rendre les armes en epuisant le discours logique,
le second membre s'impose. Hegel en tirera toutes les conse­
quences, ce qui lui permettra de souligner son unite de doctrine.
Du meme coup apparaltra !a_ so!id~~d~cette !ogique de
!' infini avec !a religion chretienne qui revJ!e !'autodetennznation e
!' Absolu -en instituant le veritable rapport de !'homme aDieu.

10. Cf. Logik, I, p. 133. - 11. Ibid., p. 137.

34
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

Si 1'0n ne peut considerer l'i~ sans reconnaitre le fini qu'il


implique, c'est qu'il ne differe pas de lui autrement qu'en dif­
ferant de soi-meme. L'infini perd ainsi son caractere exclusif
pour retrouver sa positivite. Exactement, « l'infini fait de cette
differenceavec--fiii-rri~meson affirmation et devlent de-ce aifle
vrai infini 12 ».
Ce faisant, en effet, l'infini detruit la limite, comme mur
d'exclusion, pour la restituer comme alterite interne a son
propre element. Telle---est"la veritable negation de la negation,
Aufhebung reconciliante, preservante, unifiante. Mais il faut se
garder de comprendre cette unite du fini et d~i comme
identite abstraite 12. Il s'agit d'un. echange, de moments pou­
vant etre con<;us comme un devenir 12. Alors, de meme que
l'apparence de l'essence la manifeste tout entiere et pleinement
determinee, le fini comprend lui aussi l'infini qui le pose et lui
permet de subsister 13. - -­
Ajoutons que cette infinite est presente, actuelle, et non atten­
due, quetee en vain sans espoir comme le devoir etre: {( N'est
inaccessible que ce qui n'est pas vrai 14 », expression qui s'oppose
fortement a toute theologie negative, a toute assertion du Dieu
etranger et ineffable par nature, qui ignore jusqu'aux mots
qu'elle emploie. Ainsi le mouvement du fini et de l'infini est
unique, mais necessairement a double sens. Car chacun des
deux se recupere en integrant en soi ce qui s'oppose a lui. Mais
fini et irifini ne sont pas equivalents, car si chacun mediatise l'autre 14,
l'origin'e'de cette mediatisation complete est l'infini et lui seul,
acte posant la finitude de ce qu'il cree et la retenant en ui.
C'est pourquoi cet echange designe, tout entier, la seule mais
veritable infinite qui « revenant a elle-meme a pour image repr ­
sentativele cercle, ligne qui a reussi a se rejoindre, close et par­
faitement actuelle, sans commencement ni fin 14 ». Toutes expres­
sions qui nous renvoient a la negativite circulaire de l'essence 15,

12. Logik, I, p. 138.


13. Ainsi se traduit logiquement la devise que Hegel partageait avec
Holderlin : « non coerceri maximo, contineri tamen a minimo, divinum est ».
Cf. G. Fessard, Dialectique des Exercices de saint Ignace, Aubier, 1956, p. 167 s.
14. Logik, I, p. 138. - IS. er. B. der Rel., p. 146.

35
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIEl\TNE

nous faisant pressentir la coordination logique de la determina­


tion de l'Absolu et de l'infinite positive qui s'enonce en termes
d'acte, de mouvement commande par la puissance incondition­
nee du sujet divino
Cependant, cette logique de l'infinite ne peut recevoir ici de
complet developpement. Car elle est nee de l'examen du qua­
litatif immediat qui nous a renvoye a la reflexion exterieure de
la conscience observante presupposant l'objet devant et avant
eUe. La finitude sur laqueUe ceUe-ci se replie, pour inconfortable
qu'eUe soit logiquement, ne constitue pas moins une realite
separee indeniable, signe d'un pouvoir incontestable qu'a l'homme
de se poser hors de l'infini. La solution proposee ne peut done
satisfaire, si elle ne rend compte de cette realite et de ce pouvoir.
Si Hegel la presente dans cette partie de la logique, c'est qu'il
se fait fort de pouvoir la fonder absolument, dans la progression
du discours qui nous ramene a la veritable origine ontologique.
Nous avons deja rejoint la circularite de l'essence, mais la diffi­
culte y subsiste, puisqu'eUe s'emploie a demontrer la retenue de
la determination dans l'acte qui la pose, sans fournir le prin­
cipe d'exclusion et d'exteriorite indispensable. Pourtant, expo­
sant l'emergence de l'existence, il indique clairement sa posi­
_. tion : « C'~stle non-etre du fini, d'apres notre conception, q~st
\ l'eJre de l'Absolu 16. ») Le vice des theologies natureUes est au
) contraire deprojeter l'etre contradictoke du fini dan~ l'inft.ni,
( d'en faire sa substance. Et si l'Absolu doit rendre compte du
negatif inscrit dans la limite du fini, c'est qu'il receIe en soi sa
genese pour la manifester des que sa necessite apparente sera
convertie en liberte du concept.
Pour atteindre cette assise de la logique du fini et de !'infini,
reprenons cette reflexion exterieure. Elle apprehende toujours
l'etre-pose comme un presuppose et se connait eUe-meme tout
aussi immediate que son objet. Mais, douee de ce pouvoir
reflexif, eUe se clot sur eUe-meme, se posant absolue bien que
sterile, dans une insularite qui lui interdit de composer, de com­
munier avec l'Absolu veritable. U ne sorte d' emprunt a ete effectue
a la reflexion absolue par le sujet fini, qui lui permet de sortir

16. Logik, Il, p. 62.


DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

de la circularite originelIe, creatrice, pour se poser independante


et suffisante. Assurement cet emprunt est l'envers d'une commu­
nication de soi, de l'acte constituant a son etre-pose, presentant
toute determination comme affectee d'une reflexion sur soi.
Aussi bien, les determinations reflexives « se pretent a etre consi­
derees comme 'absolues, independantes 17... » Hegel ne parle ici
que des determinations fondamentales, identite et difference;
faisant intervenir le contrecoup de la negativite absolue, il s'em­
ploie a montrer leur resolution dans l'unite de I'essence qui les
depossede de leur independance. Mais, si l'on s'en tient a la
reflexion exterieure qui apprehende l'etre immediat comme un
non pose, « le fini passe pour etre le premier, le reel 18 ». Or, non
seulement ce pseudo-primit[f ne renvoie qu'r-lui-meme sans
offrir de passage a l'infinite, mais la conscience qui l'inspecte
redouble cette finitude en la dflechissant sur elle-meme, ravis­
sant, reportant sur elle, l'acte de determination, alors qu'elle ne
possede aucun pouvoir createur. I1 faut done que cette conscience
finie soit d'abord dissociee de son origine, que la conscience de
soi de Dieu revelee en concept universel s'expose a cette exclu­
sion hors d'elle-meme de son autre, sans que celui-ci disparaisse
aussitot.
Le concept, Absolu reconnu dans sa liberte, conscience de soi
comme acte qui se determine et forme ainsi son propre Logos,
manifeste identiquement l'essence par son universalite, la diffe­
rence sous forme de particularite et son retour dans l'acte posi­
tionnel par sa singularite 19. L'universalite reste presente dans
les particularites « constituant l~ur fond dans lequeI elle~~e
trouvent supprimees 19 ». Car si le particulier differe, c'est pour
etre rapporte en totalite, comme attribution complete a l'unicite
conceptuelle, a l'universalite dans sa singularite. En fait, le
concept se retrouve en totalite dans chacun de ses trois moments.
Mais, precisement, en se mediatisant par particularisation pour
se poser singulier, le concept secrete un principe de division qui
le mine: « La singularite n'est pas seulement retour du concept
a soi, elle est egalement la perte du concept 20. » Infini et indivis,
17. Logik, II, p. 19. - 18. Ibid., p. 17. - 19. Ibid., p. 257·
20. Ibid., p. 262.

37
LOGIQ.UE ET REUGlON CHRETIENNE

le concept engendre neanmoins le fini et le divise en se commu­


niquant lui-meme aux determinations qu'il pose. Il nous faut
saisir la genese de cette « degradation ».
Voici la formule de ce dessaisissement ou exteriorisation, dont
l'analyse nous fournira l'un des ressorts principaux de la logique
hegelienne: « Du fait de sa singularite, le concept cesse d'etre
ce qu'il est en et par lui-meme. Il devient exterieur a lui-meme
et entre dans le reel 21. » Laissons provisoirement de cote ce pas­
sage au « reel », qui nous apparaitra implique dans le processus
essentiel. Pour etre compris, celui-ci exige que l'on maintienne
fermement, dans le passage de l'universel au particulier, le cir­
cuit fondamental du negatif au negatif, qui reste « immanent» et
non exterieur a ces deux etats ou moments, les retenant dans la
sphere generatrice du concept. Designons, avec Hegel, ce cir­
cuit comme « abstraction », acte qui retire a soi, recupere en soi
l'alterite du determine qu'il pose. Quand le particulier rallie
ainsi l'unite du concept, il se singularise, prenant a son compte ce
pouvoir d'abstraction que la negativite lui confere afin de l'iden­
tifier a elle. Tout se passe comme si cet acte pur, absolu, se
trouvait pris a son propre piege : le meme retour reflexif a soi,
opere pour soi par le concept, se transfere a la difference parti­
culiere qui se pose a son tour pour elle-meme, le « differencie
comme tel » ou « l'abstraction posee », posee par l'acte infini malS
se reposant sur elle-meme. L'acte qui pose l'etre determine ne
serait pas absolu, s'il ne posait en ce dernier son propre pouvoir
reflexif. OU l'on retrouve la vieille formule : Dieu ne peut creer
sans conferer sa propre liberte a la creature. S'il y a rationalisme
de Hegel, c'est a vouloir l'expliquer pleinement. La multiplicite
du particulier, dont nous avons rappele le principe, se traduira
en variete de l'immediat qualitatif aussi bien qu'en pluralite des
consciences finies, et l'on retrouve la logique de l'etre 22. C'est
dire que les deux regions de l'esprit divise, nature et conscience,
auront ici leur orlgine, econcep~t leur Actus commun 23.
Mais nous allons trop vite, car la question demeure : pourquoi
cette finitude, ran<;:on de l'independance? Simplement parce
qu'aucun etre particulier ne detient l'universalite, mais seulement

21. Logik, Il, p. 262. - 22. Cf. Ibid., p. 263. - 23. Ibid., p. 224.
DANS LA PlflLOSOPHIE DE HEGEL

leur totalite que le principe de reflexion de chaque difference


sur elle-meme volatilise, et c'est pourquoi l'Un de l'objet dans
la sphere de l'etre eclate en multiplicite, sa realite se perd dans
la division a l'infini, la totalite sera vainement quetee dans la
recherche indefiniment reportee de l'infini. Ainsi, le different
reflechi sur lui-meme est a la fois negatif et fini, negatif de
reflexion qui entretient dans le fini une infinite devenue formelle
/ par sterilite, impuissance: le pouvoir de reflexion donCetispose
la conscience ne peut poser l'objet-:- ni sa determination nlson
eXistence; reduite a le presupp6ser, comme un immediat trouve,
" elle sera purement exterieure. Ce n'est pas tout. De meme qu'au
nlveau duconcept, la division s'opere entre soi comme sujet et
sa determination, par un ({ Jugement primitif » (Ur-teil), tout
concept particulier, homme ou chose, se divisera entre sa singu-
larite et l'attribution qui le precise.
Certes, une reconversion a l'unite, restauration de la totalite,
s'operera, mais non sans un deploiement, un developpement du
concept - le propre de la theologie hegelienne etant de montrer
qu'il nepeut s'operer a notre endroit s'il ne constitue la vie eter-
nelle de Dieu - , car son universalite devra venir se situer entre
sm et sa determination, entre le singulier et le particulier. Ce
sera l'ceuvre du syllogisme, clont nous devrons fixer le statut, et
qui restituera au ({ reel» l'unite objective adequate au concept.
Retenons presentement le caractere inevitable de la reflexion
exterieure finie, fruit de la reflexion absolue et par consequent
lie a la vie meme du concept, a son acte absolu. Toute recon-
ciliation l'exige pour point de depart. En termes theologiques,
({ Dieu, se manifestant, engendre le J ugement (Ur-teil) de sa
Forme infinie, sa determination d'etre pour un autre. Mais il est
de l'essence meme de l'Esprit de se manifester 24 ». L'Incarnation
reV€latrice, premices de la reconclliation et premier pas vers la
mort du Christ, ne pourra etre reconnue initialement, sinon
dans l'observation exterieure se metamorphosant par sa reflexion
en pouvoir de representation.
La philosophie religieuse de Hegel deconcerte. Reservant la
verite
- -au_ concept,
. -elle pretend exposer cette verite dans.
la th1o~

24. Die abs. Rei., p. 35.

39
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

logie du christianisme tou,u:p situant la religion dans la represen­


ta'tion. Faudrait-il, pour la comprendre, assigner a la represen­
tation les seules religions particulieres? De fait, abordant la religion
naturelle, affirmant que « le Soi represente n'est pas le Soi effec­
tipS », il ajoute que ce qui est represente « n'est plus le represente
de"s que le Soi l'a produit », production qui n:app~ralt vraiI!!.<:.nt
que lorsque le Soi se fait existant_QaJ!.s)e monde par l'!ncarna­
tion effective de Dieu. De meme, Hegel reconnait auxrehglOns
particulieres la seule representation pour mode de connais­
sance 26. Pourtant, dans la Phinomenologie de l'Esprit, en des
termes que retiendront les interpretations rationalistes et
athees, la foi chretienne est rapportee a la representation 27. Et
si la religion absolue detient le privilege d'un c9ntenu vrai et
complet, « elle possede ce contenu a la maniere religieuse, c'est:.
a-dire sous forme de representation 28 ». Or, l'affirmation repe­
tee du philosophe est que la representation tient les choses sep"a­
rees. Privee de la conciliation conceptuelle, elle nous offre toujours
une double lecture des choses sans recoupement, juxtaposant
l'unite de l'objet a la multiplicite infinie -de ses qualites, comme
l'unicite informe de Dieu a ses attributs innombrables. Comment
expliquer alors que le discours sur la religion absolue soit tout
conceptuel, theorie speculative de la Trinite, de l'!ncarnation,
de la Redemption?
La philosophic hegelienne proposerait deux verites : rune exo­
t~.!ique explicitant la religion comme telle, l'autre conceptue!le
,., et loglque I~"sorbant dans le logos le contenu de la religion. Ou
encore- la religion serart vraie- en soi, non en et pour soi: Cette
interpretation est, pour Hegel, pure meprise, ignorant la nature
du concept et ne discernant pas les temps et les formes du deve­
loppement du christianisme.
Constatons d'abord la double assignation du christianisme, a
/ la representation et au concept. On peut meme distinguer la reli­
.'"\
gion speculative de la religion comme representation 29. Distinction qui
s'explique ainsi: « La religion est le speculatif du point de vue
de la conscience 29. » Le speculatif designe le developpement

25. Phinomlnologie, Il, p. 213. - 26. Cf. B. der Rel., p. 73. - 27. PM­
nomenologie, Il, p. 288-289. - 28. B. der Rel., p. 75. - 29. Cf. Ibid., p. 153.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

conceptuel par lequel s'unissent les determinations opposees. La


conscience ne pourra l'apprehender que s'il apparait dans le
monde, puisque sa finitude la reduit a partir de l'observation
externe. Mais comment cette apparition est-elle possible et com­
ment la representation qui juxtapose et tient separe peut-elle
reconnaltre l'unifie et le reconcilie? Questions qui n'auront de
reponses satisfaisantes que dans une theologie de l'Incarnation.
Elles exigent, au prealable, une analyse de la representation.
L'intuition sensible est le statut premier de la conscience
observante: presence de l'etre immediat ineffable. Tout mou­
vement n'est pas absent dans rame, puisque le sentiment multi­
forme l'exprime. Simultanement, l'animation de la reflexion va
transcrire spontanement a l'interieur la vision partielle du monde,
« eveillant l'intelligence a elle-meme 30 ». Cette memoire de
l'intuition va donner lieu, en retour et suivant le mouvement de
reflexion, a une expression determinee, distincte du sentiment,
qui est deja langage, acces a son universalite. « La representation,
intuition rememoree, est le milieu (Mitte) entre l'intelligence
immediatement determinee et l'intelligence comme liberte, la
pensee 31. » De l'intuition au concept, ou perisee liberee, la repn~­
sentation est le passage necessaire. Le represente reste bien pre­
suppose et la reflexion exterieure, mais l'immediat presuppose
est transpose dans le sujet par un double mouvement : interio­
risation du per<;u, son intuition etant alors du sujet au sujet,
« intuition de lui-meme », puis exteriorisation en une expression
qui restitue a sa maniere l'objectivite.
Aussitot la conscience amorce son desengagement du sensible
immediat, les objets perdent leur singularite exclusive pour se
situer, avec leurs particularites, dans un meme element qui les
« synthetise », c'est-a-dire clans une dimension d'universalite.
C'est pourquoi la representation, bien que vouee au seullangage
descriptif avec pour forme copulative le et, l'aussi et dont
l'auteur meconnait « l'idee universelle dans le cercle des figures
particulieres », est plus qu'une image reproductrice, elle est
« l'image elevee a l'universalite de la pensee, retenant la deter­
min'ition fondamentale qui-constitue l'essence de l'objet 32 ».

30. Encyclopldie, § 450. - 31. Ibid., § 451. - 32. B. de, Rei., p. 115.
LOGIQ.UE ET RELiGION CHRETIENNE

D'ou une constante agitation entre l'intuition immediate et la


veritable pensee. Liee au sensible, la representation en rassemble
les aspects, les universalise, mais sensibilise le concept 33, parti­
cularise son universalitc, tout issue d'une reflexion exterieure.
Aussi formulera-t-elle les determinations religieuses sous forme
sensible, parlant de « creation du monde » comme d'une fabri­
cation, non de l'exteriorisation de l'Idee en Nature sur le mode
conceptuel 34. Plus exactement, la representation ne peut expri­
mer le Vrai que s'il se manifeste dans la nature exterieure, imme­
diate, que si l'Absolu se phenomenalise. En tout cela, point
d'irrealisme ou d'automystification, mais le moyen d'acd:s indis­
pensable au conc;u a partir du constate.
Conformement a cette analyse, Hegel, loin de rejeter la repre­
sentation religieuse comme defiguration irremediable, plus eloi­
gne encore de clore le religieux dans la sphere de la represen­
tation, en fait un moment inevitable, un degre indispensable de
la conscience religieuse. Car il y a religion quand l'esprit fini,
relie aDieu, s'eleve a lui pour s'introduire dans son infinite,
sans laquelle, nous l'avons vu, il est condamne a mort. « Alors
intervient ce qui s'appeIle proprement religion. On trouve
/ d'abord le sentiment, la croyance, la certitude en general. La
-:: deuxieme determination esTla representation, la troisieme la
pensee, la forme de la pensee 35. » La religion est de la repre­
sentation et de la pensee avec sa forme speculative, la represen­
tation nous permettant de convertir la certitude subjective en
verite parce qu'elle introduit au discours, a ce qui n'est plus seu­
lement pour nous, mais en soi et pour tous 36. Ceci est affirme
du concept de religion, mais puisque le christianisme le realise,
nous y retrouverons les trois moments. La pensee de Hegel est
id sans equivoque, affirmant que la representation dait intervenir
pour recueillir la manifestation de Dieu. « La Religion est uni­

33. On voit que la representation hegelienne rappelle l'intuition transcen­


dantale et le schematisme kantiens.
34. Hegel, nous l'avons vu, emploie lui-meme le terme de creation a pro­
pos du concept.
35. B. der Rei., p. 68.
36. Signifiant cette conversion au concept, Hegel parle meme de « repre­
sentations speculatives n.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

verselle; non seulement pour la pensee formee, conce tuelle, (


pour la conscience philosophTque~ mais pourla representation, /
la verite de l'Idee de Dieu est manifeste 37. » Tout se prlcise si
l'on remarque que la representation grevee de finitude et d'exte­
riorite saisit Dieu comme apparition, comme I' Autre qui se montre
et convient ainsi a toute manifestation de la divinite universelle
sous une forme particuliere 38. Manifestation indispensable, comme
premier moment, pour la conscience finie qui exige toujours pour
sa reftexion un donne immediat. C'est pourquoi, etablissant les
divisions de sa philosophie religieuse, Hegel assigne toujours la
representation au moment de particularisation qui est simulta­
nement division et finitisation. Exigee pour toute religion, pour
son concept, elle convient eminemment pour les religions parti­
culieres et constituera la prise de conscience du Dieu incarne
dans le monde, en temps, lieu et visage sensible particuliers,
preludant a la reconciliation qui s'operera dans l'Esprit et son
Eglise 39.
La representation permet ainsi a la conscience finie, exclue
de la conscience de soi infinie, de decouvrir Dieu dans le monde,
d'en saisir i'universalite, en s'introduisant dans sa familiarite,
passant de l'intuition sensible a la vie de l'Esprit qui realise le
concept. Ceci nous permet de decider du rapport entre philo­
sophie et philosophie de la religion chez Hegel. Elles disent la
meme chose, « la philosophie n'explique qu'elle en expliquant la
religion et en s'expliquant explique la religion 40 ~. Elles diff[r=ent
cependant par leur point de depart et leur interrogation de
base. D~ndons-nous « ce que signifie signjfier » : deux chases
suivant qu'on part de la representation pour determiner le
concept qu'elle designe ou, inversement, que l'on part du concept
pour trouver la representation correspondante 41. Ainsi en va-t-il
de la question: que signifie Dieu? Dans le premier cas, I'interro­
gation est c-eIredu croyant cnerchant a connaitre en verite le
Dieu incarne, dans le second, la raison inspectant le concept de
religion le decouvrira dans le christmnisme, sila reprtsentation
qui l'inaugure~l':lieu incarne, est la premiere interiorisation
- - ----

37. Die abs. ReI., p. 67. - 38. Cf. B. der Rei., p. 33. - 39. Cf. Ibid., p. 66
a 76. - 40. Ibid., p. 29. - 41. Ibid., p. 30 s.

43

LOGiQUE ET RELIGION CHRETIENNE

exprimee du Christ intuitionne dans le monde naturel, condui­


sant a la conc~tio? v~e a partir de cette certitude ou de son
temoignage transmlS. Mais ces deux disciplines restent dans un
rapport que la Logique noilS precise en s'y inserant, nous faisant
comprendre du meme coup pourquoi la Phinomenologie de l'Esprit
conclut son discours sur le christianisme en l'abandonnant a la
representation.
Dans le pur logique, le concept n'est pas precede par la repre­
sentation, qui est du domaine de l'Esprit, de sa psychologie et
de sa phenomenologie, car elle suppose la conscience finie 42. La
Logique ne constituera que « la charpente interne des formes de
l'Esprit ». Et si l'on rapporte ces formes a l'Esprit, « comme
conscience sensible il est enferme dans l'etre immediat, et comme
pouvoir de representation, l'Esprit s'est eleve de l'etre a l'essence
ou reflexion 43 ». Par consequent, la conscience et la nature
finies etant donnees, la representation indique que cette cons­
cience, a l'aide de sa reflexion, s'est deja deprise de l'etre imme­
diat pour acceder au concept, comme l'essence mediatise logi­
quement ce dernier. Or, « la Phenomenologie a observe l'Esprit
depuis son apparition comme conscience et la necessite - de -sa
~ogression jusqu'a)apositlon absolue 44 ». Terme constituepre­
cisement ·par la religion revelee. 'ensuit-il qu'il faille l'aban­
donner pour passer ailconcept logique? Point, dans l' Enqyclo­
pedie la Phinomenologie presuppose la Logique qui seule permet de
saisir, pour nous philosophes, la « necessite de la progression ».
En aucune fa~on, d'aiUeurs, la Logique ne requiert l'histoire de
la conscience puisqu'elle est « l'essence de Dieu avant la creation
du monde ». C'est pourquoi, comme l'etabliront les trois syllo­
gismes cloturant l'Encyclopedie, la conscience du phinomene
infini 45, lors de la manifestation de Dieu dans le monde, presup­
pose en fait cette division de la Logique en Nature et Esprit qui
est principe et origine de la conscience finie. Ainsi le texte ter­
minal de la religion revelee dans la Phinomenologie de l' Esprit ne
fait que rappeler l'intervention premiere, indispensable, de la
- ---
representation qui accueille le Dieu incarne. Cet accueil est le
-- --~

42. Logik, n, p. 223. - 43. Ibid., p. 224- - 44. B. der Rel., p. 171. ­
45. Ibid., p. 33.

44
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

point de dg>art d'une progression logique et religieuse vers l'urn­


versarr~ du concept etae T Esprit.- -­
C'est cette progression qui va se preciser sous la forme d'une
conversion epousant la structure meme de la vie divine. Forme deployee
en organisation syllogistique restaurant logiquement le concept,
convenant donc au Dieu reconciliateur.
/ I'
-r '"
CHAPITRE III

L'ORGANISATION

DU DISCOURS SUR DIEU

La revelation chretienne manifeste l' Absolu determine dans son


infinite positive. Le difficile est de concevoir l'unite de ces deux
categories qui semblent s'exclure comme le limite et l'illimite.
Mais tant que le discours sur Dieu n'a pas cette unite pour
principe, pour regIe et pour element nourricier, il demeure non
chretien, provoquant meme l'irreligion. Si, en effet, l'Absolu est
declare tout-Autre, exterieur et distant, l'infini etant l'au-dela
oppose a notre conscience finie, c'est qu'il est saisi abstraitement,
isolement, dans une indetermination qui interdit jusqu'a son
invocation. Au contraire, si l'infini apparait dans le fini, si
l'homme se retrouve avec et en Dieu, c'est par une reconciliation
qui revoque toute consideration effectuee de loin, ces enonces
toujours partiels, cette impuissance d'une conscience finie a
accueillir et connaHre Dieu dans son etre complet, indivis mais
differencie, vivant et present.
Insistant sur l'unite indifferenciee de la divinite, la theologie
negative sera donc consequente en rejetant l'attribution clas­
sique des « Noms divins Jl. C'est qu'elle n'a pas accede a la veri­
table pensee spiculative, au regime du discours qu'exige la reve­
lation chretienne. Voici qu'en effet, a partir du Christ reconci­
liateur, s'institue un ordre nouveau de la pensee, le seul vrai, le
seul qui permette la connaissance du Dieu manifeste.
Lorsque Hegel annonce le « passage logique a la religion
absolue 1 », il ne faut pas attendre I'insertion de la religion chre­
tienne dans une Iogique generale dont l'universalite des prin­
cipes permettrait de recueillir cette nouvelle expression de la
conscience religieuse en sus des figures naturelles et esthetiques.

I. Die abs. Rei., p. 6.

47
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETiENNE

Rien n'est plus etranger a la pensee hegelienne que la notion


cl'une religion commune, syncretique, dont toutes les formes bai­
gneraient dans un element identique : ce denominateur commun
ne serait qu'une reference artificielle et abstraite. Pourtant, il y
a passage logique. Mais a l'interieur d'une logique qui ne peut
etre formulee tant que le langage est rive, encilliIne aill- pllilo­
sophleimpficite de la tlleologie naturelle ou negative. Autrement,
ce « passage» serait celui d'une fogique aune "mltre, la rupture
les faisant sourdes l'une pour l'autre. Cependant, des que la
logique convenant a la religion reveIee se constitue, doctrine ae
la refiexion absolue et du concept, elle sera capable d'accueillir
dans un meme ordre systematique la religion prechretienne et
la religion absolue. En effet, cette nouvelle logigue resout les
anciennes antinomies et apories, parce qu'elle s'arme de prin­
cipes nouveaux qui reduisent les anciens a des consequences jus­
qu'alors isolees et desarticuIees, privees de leurs premisses comme
de leur conciliation mutuelle.
Il nous faut opposer deux regimes de pensee. De leur carac­
terisation precise depend la comprehension de la theologie hege­
lienne. Ils se distinguent, en effet, comme les deux conceptions
d~ l'infini : exterieur et negatif, ou positif et int"egrant le fini. Or,
nous l'avons vu, la seconde convient seule a la religion absolue.
Pour saisir sur le vif le principe de cette distinction, examinons
le debut du chapitre sur le « passage logique ».
Rappelant que l'elevation du fini a l'infini constitue le sens
des preuves de l'existence de Dieu 2, Hegel revient sur le dua­
lisme du fini et de l'infini. « Exprime ainsi, le fini est un nom
indetermine, abstrait, de meme que l'in.!j.ni est simplement I'in­
determine; I'Esprit caracterise comme infini designe le pur inde­
termine et non seulement I'indetermine mais I'exclusif 3. » La
conjonction de ceS deux termes, indetermine, extlusif, renvoie aux
deux categories Absolu et Infini selon I'acception negative et
prechr6tienne qui en nie ~Iiaison logique. Mais exclusif denote

2. Nous reviendrons sur ce !lens. Rappdons ici que les preuves c1assiques,
« naturelles", doivent selon Hege1 recevoir une nouvelle formulation cOriforme
a la logique absolue. Cf. Die abs. Rei., p. 41-42.
3. Die abs. Rei., p. 7.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

une consideration tres particuliere: l'isolement d'un aspect,


done son abstraction, le point de vue unilateral d'une conscience
separee du Dieu infini, conforme a la fausse conception de
l' Ab~9Iu, qui apporte en toute consideration, en toute-recherche,
la negation du relatif. Si bien que 1'enonce unilateral et le silence
de la voie negative se retrouvent dans leur commune origine,
car « pQur n'etre pas exclusif, il faut que 1'Esprit comprenne en
soi la finitude qui, en general, ne signifie pas autre chose que se
differencier 4 ll. A 1'evidence, le point de vue exclusif evacue la
differenciation interne et toute la doctrine de l' Absolu deter-
mine. Et ce point de vue est bien le comportement inevitable
d'une conscience qui se pose hors de Dieu, alienant sa substance
nourriciere. « La conscience n'est que le mode de la finitude de
l'Esprit, c'est une differenciation 4 », differenciation interne qui,
pour n'etre pas reconnue, se petrifie hors de Dieu, s'institue
independante. Alors, un type de connaissance illusoire se definit
a partir de 1'apprehension exterieure de Dieu pour s'eriger en
systeme de Iogique. Principe tres simple: « Une chose est d'un
cote et l'autre chose de l'autre 4 », principe d'identite pour chaque
terme promu a l'independance substantielle, et de contradiction
absolue, puisque chaque terme est situe a l'extreme de l'autre,
l'implication reciproque de l'identite et de la contradiction
demeurant dissimuIee.
L'originalite de la critique hegelienne est ici de decouvrir la
racine de cctte logique dans 1'opposition irreligieuse et a fortiori
non chritienne de l'homme et de Dieu, du fini et de l'infini. « Si
l'on considere hI. finitude comme contredisant Dieu, on la-con<;oit
fixe, independante, non passagere, mais essentielIement inde-
pendante 4. » Mais cette independance reciproque annule en fait
1'infinite, puisque l'infini limite par le fini est un aut~fini. Or,
« le fini n'est pas l'Absolu ll, c'est pourquoi cette logique, grevee
de)a fausse infipi!e, expulse de son discours la categorie d'Absolu
qu'elle a videe de sens. Alors, ineluctablement, l'Absolu devient
regIe immuable, comme principe de negation du relatif, determi-
nant un mecanisme invincible qui interdit la conciliation des
oppositions, fixant les determinations finies exc1usives l'une de

4. Die abs. Rel., p. 7.

49
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

l'autre. La logique hegelienne, au contraire, aura pour regle}a


suppres~ion de toute unilateralite, du point -de vueexclusif,
reconciliant fini et infini dans reur mutuelle implication.
Voici la proposition principale: « Le fini doit se poser en
Dieu, non comme immuable, absolu, independant, mais comme
acte de differenciation en generaL., qui, comme moment pas­
f sager et parce que le fini n'a point de verite, ne c0.Esis~e qll'a .se
) supprimer jaufz;uheben) eternellement 5 », suppression qui est
l identiquement exigee pour l'infinite finitisee par runilatq~lite
I exclusive. On saisira la portee de cette phrase, l'opposition de

deux logiques qu'elle contient, si l'on se reporte au maitre-texte


de l' Encyclopedie ou Hegel, en des termes identiques, expose
S I'opposition du dialectique - ou philosophie negativement ration­
nelle - et du speculatif - ou philosophie positivement ratlon­
1 neHe (§ 8 I ). Le speculatif « apprehende les determinatlOlls ans
leur opposition, c'est l'affirmation contenue dans Ieur resolu­
tion ». Par contre, prenant appui sur les divisions de l'entende­
ment dont la reflexion isole, scinde les relations et « maintient
(\ les determinations dans leur statut d'isolement », la dialectique
I est le va-et-vient d'une determination a son oppose, a son nega­
\ tif. Par elle, « l'exclusivite et la limitation des determinations de
! l'entendement s'offrent teHes qu'elles sont, c'est-a-dire comme
leur propre negation 6 ». Va-et-vient favorise par une identifi­
cation qui frappe necessairement les termes opposes, isoIes dans
leur singularite exclusive, prives de leuf relation-lndispensaote,
amputes de leur compiement naturel et vides du meme coup de
determination propre. De cela nous connaissons le principe fon­
damental qui sera la constante reference de la critique hege­
lienne : k.Jini et l'infini, par reciproque exteriorite, s'identiii~nt
r ell deux determinations finies qui_ prennent alternativement la
place l'une de l'autre, indiscernables en verite. Aussi le lscours
\ sur pieu, selon la voie negative solidaire de ce principe, se borIj.e
I a enoncer~qu\l n'est pas, n'a--.E e pos~t~ qu'e.~ ta!lt
qu'atheisme.
Nous- avons tente ailleurs 7 une Iibre exploitation de ce..!~c:Ii_s-

5. Die abs. ReI., p. 7. - 6. Encyclopedie, § 81. -7. Cf. L'Affirmation de Dieu,


2e Partie, ntroduction. Paris, Ed. du Seuil, 1964.

50
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

tinction du dialectique et du speculatif, afin d'en montrer la


fecondite pour la philosophli·gen~Latache est ici de mettre
en evidence son intime solidarite avec la philosophie religieuse
de Hegel et d'invoquer, pour expliquer l'organisation de celle-ci,
quelques considerations, plus techniques mais indispensables, de
la Logique.
Si l'on examine le concept de religion, dans la resolution des
contradictions qu'il enveloppe, cette puissance de supprimer
l'~nilateralite des perspectives en reliant l'homme a Dieu,le.Eni
a):!nfini, il apparait, en sa simplicite meme, relation complete,
totalite. Son developpement, acheve par sa « realisation2...d~ns
le christianisme, procurera la restitution de cette unite, la refec­
tion du tout, la guerison de toutes les amputations pratiqu~es
par les assertions exclusives. Aussi ce concept est-il appeIe
« concept speculatijs-;;:lrfaut donc affirmer que « le_!ondement
~~la religion est le .E.ati.~:mJ?-~1 e~ le_ sE~,!I~.!if8 ». Fondement au
sens de la-Logiqtieo.e l'essence, « negativite infinie et conscience
affirmative 8 » qui pose l'etre diflhencie pour se manifester
« concept meme, c'est-a-dire suppressio~~£>ns~rvation (aufhe­
':!..n) des oppositions,. a l~ f.ois leur position et leur suppres~cm
( (setzen, aufh.!..b!..n) ». Nous retrouvons ici la theorie du speculatif,
\ lIegel rappelant a nouveau cette notion d'unilateralite exclu­
sive, fruit empoisonne de la division necessaire ail concept aont
la suppression caracterise la logique speculative et sa theorie du
) syUogisme concillateur qui sera l'armature du discours positif sur
, Dieu.
Puisque nous avons plus haut dece1e le principe de division dans
lejugement, c'est la conversion dujugement au syllogisme qu'il faut
d'abord preciser. C'est le moment singulier du concept, reflechi
dans son insularite negative, qui faisait naitre la division par
exclusion de l'universalite. A vrai dire, celle-ci peut etreiden­
tifi6e a la singularite - elle l'est dans la dialectique 9 - , mais
l'elimination de la particularite la reduit alors a l'abstract~on
8. B. tier Rei., p. 149.
g. Toutes les dialectiques decrites par Hegel, celles de la Phinomenotogie de
t' Esprit, opposent des termes singuliers et universels, l'abstraction, I'indeter­
mination, permettant les inversions des figures, les passages d'un terme a
I'autre.
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

pure. La division est done entre deux extremes, qui se pomment,


dans le jugement « de reflexion », singulier et universe!. Le seu!
moyen de les unir serait de reeourir a la particularite, de retrou­
ver avee sa riehesse variee l'uni:Yersel concret qui en serait la
totalite unifiee. Mais ce recours est interdit si l'unite negativeau
sujet exclut toute attribution particuIiere erl'Se ~enant dans
l'isolement 10: l'universalite escomptee demeure, pour---cesujet
singuBer; un « devoir-etre 11 », comme l'infinite veritable dans
la reiteration indefinie du fini selon la « fausse infinite » dialec­
tique. Neanmoins, a partir dujugement disjonctif, forme sup;iIne,
pour Hegel, du rapport predicatif, mettant en evidence le
demembrement de la totalite, s'ouvre une voie de conciliation,
a condition d'en deblayer l'acces par une distinction concernant
la subjectivite.
Si aux differents jugements, categoriques, hypothetiques, dis­
jonctifs, on assigne les categories de la modalite, possibilite, realite,
necessite, la copule se revele peu a peu, non plus lien contingent et
arbitraire entre un sujet et un attribut, mais, dans la terminologie
hegelienne, relation « posee 11 », c'est-a-dire constituee en et par
le §uje~ meme qui, de lui-meme a sa propre determination,
opere l'unification conceptuelle. Alors l'attribution est une autodeter­
mination. Oil l'on remarque aisement que toute cette logique du
jugement - comme l'ensemble de la Logique du concept - traduit, dans
( l'esprit de son auteur, l'al!..tologie --!!.~vine ell~-1J1-eme.J l'at:.!! pa.r-...leqJ!el
\ l'Absolu se determine. Traduction fausse, trahison, tant que la
\ forme du discours humain ne transcrit pas fid~le!llen-rce Logos
I di~n, t~ que ce qui estsu6]~ctifnCdesigiie p.as le jlljet absolu.
Ainsi Kant montrait bien que la modalite du jugement est une
caracterisation subjective, mais - ce qu'il n'avait pas compris
- « ce serait une erreur de confondre ce subjectif avec la
reflexion exterieure qui est subjective en~~utre ~ns 12 ».
Certes, ce subjectif de notre reflexion est greffe sur la subjectivite

10. Alors la predication, tout artificielle, devient incapable de lier une


propriete a un sujet pour lui fournir une determination positive. Cet isole­
ment du singulier exclusif reduit le jugement qualitatif a la sterilite. On a
soit le jugement identique et vide: «un lion est un lion ", soit le jugement dit
«irifini II : « un lion n'est pas une table ll. Cf. Eru:yclopidie, § 173.
1 I. Logik, n, p. 303. - 12. Ibid., p. 306.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

propre du concept 13, car la re£lexion exterieure se nourrit de la


reflexion absolue qu'elle accapare. Mais « dIe repose sur l'abS­
traction et l'unilateralite U ». Aussi cette .§ubjectivite seconde,
- finie, h~aine, ne pourra se rallier et se conformer a la subje<::­
- tivit~lue, originaire, divine, qu'en empruntant a celle-ci le
mouvement circulaire par lequella division primitive oReree en
son sein, entre elle-meme et son etre-pose, est tterndlement sup­
primee. Seuls le jugement apodictique et son ordre de necessite
manifestent cette conversion, cette restauration, en « realisant »,
« posant » la liaison copulative qui signale le dedoublement de
l'acte createur en sujet posant et determination posee. Precisons
ceCl.
Le jugement problematique impose une condition en indi­
quant une possibilite pour une determinationfondee, justifiee, du
sujet: « L'action, pourvue de telle qualite, serait bonne. » Sujet
et predicat sont ainsi introduits dans le genre rationnel de liaIson:
mais qUI s'enonce comme une eventualite. Oette liaison deja neces­
saire sera effective, logique et reeHe, dans lejugement apodictique:
« L'action, parce qu'elle a telle qualite, est bonne. » Ainsi, des
le jugement problematique, le partage entre sujet singulier et
son devoir-ctre universe! se situe dans l'unite d'un meme ele­
ment: ils sont « mis sur le meme plan 15 » par sUEPression du
caractere immediat et contingent de l'attribution -categorique.
,Kinsl, a Ivision sujet-predicat, en toute tentativTdu juge­
ment humain pour la supprimer et la convertir en liaison neces­
saire, laisse transparaitre, des que cette liaison est envisagee
hypotheiiquement, IaCITVision primitive, intraconceptuelle, intra­
divine: « La negativite du problematique, dirigee contre l'imme­
diatete du sujet, ne signifie pas autre chose que cette division
primitive de ce qui est en soi l'unite de l'universe! et du parti­
culier 16. » Puise dans cet el~ment cre~teur qui distingue pour
unir, dans la negativite de l'essence qui recupere ce qu'elle pose
etdetermine, un motif, une raison d'etre de cette liaison sujet­
pr~dicat, s'impose a l'assertion pour la delivrer de l'arbitraire.
L'unite du concept est restauree, puisque ce _qui, comIlle

13. Logik, 11, p. 306. - 14. Ibid., p. 302. - 15. Ibid., p. 305. - 16. Ibid.,
P·305·

53
-

LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETlENNE

copule simple, n'etait que lien contingent devient moyen terme


;;nifia'"nt et realisanl.-un rapport effe_ctif. MaiSP~e mamfeste
alors dans son deploiement, sa richesse differencies: « Pour
autant que cette unite correspond a la precision exprimee par
la copule qui etablit un rapport entre les deux, elle differe de
chacun d'eux 17. » Difference constitutive du moyen terme qui etrejnt
les extremes en les laissant distigsts, unite primitive qui survient
sur sa division, non pour l'annuler mais pour la laisser etre
comme sa propre duplication.
Tel est le principe deia theorie hegelienne du syllogisme.
CEuvre eternelle de divine conciliation, il aura son sillage exem­
plaire -dans la raison humaine par cet accueil, dans notre langage,
de la revelation chretienne. Car I e Christ- concilie) l' Absolu
avec l'homme comme, en Dieu, (J:e'Pere et l'Esprit. Il nous faut
donc preciser la forme syllogistique dece-tte thee ogie speculative
que nous nous proposons d'eclaircir. Or, si la religion chretienne est
ainsi eminemment syUogisme, il faut comprendre qu'eUe est egalement un
tfr'f!lB.-rju syUogisme de la..!.eligion §n general. AmbiguHe deconcertante
qui exige, pour etre levee, quelques precisions purement logiques.
Afin de purifier le syllogisme de toute contingence, Hegel le
presente a trois niveaux, qualitatij, de rijlexion, de necessite, qui
reintroduisent les prealables de la doctrine du concept: I'etre
et l'essence. L'ordre de la necessite, ou le concept retrouve la
forme developpee qui lui convient, sera, par consequent, la pre­
supposition, l'unite et la verite des deux premiers.
Le syllogisme « qualitatif)) n'est qu'un raisonnement empirique
et de classification, par lequel un etre donne, formant une unite
singuliere, est range dans un genre au moyen d'une particularite
comprise en ce dernier. La contingence est manifeste, car de
multiples references peuvent ainsi etre enoncees, qualifiant diver­
sement le sujet : aucune n'est sure et n'aboutit a une determina­
tion decisive. Le mauvais infini subsiste dans ces associations
reiterees. Surtout;-le~me ne s'impose pas comme liaison
indispensable eUes extremes demeun~ntdls-tantset Incl.Hferents.
L'Absolu qui se reflechit et devrait reconciliei son -etre-pos~ ~'y
parvient pas ici : c'est la seule reflexion e:lC:teri~ure qui joue, uti­

17· Logik, II, p. 307.

54
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

lisant la forme de la conciliation conceptueHe, pour un usage


qui ne lui convient pas. « Conclure est ici un expedient subjectif,
auque! la raison ou l'entendement auraient recours, quand ils
ne peuvent connaltre immediatement 18. »
On se hausse au niveau de la rijlexion, qui reintroduira les unes
dans les autres, sans les confondre, les determinations encore
exclusives de la singularite, de la particularite et de l'universalite,
si l'on deploie la forme syllogistique completement. Operation
praticable des que l'on formule un simple syllogisme qualitati£
Nous avions pour moyen terme le particulier, mediatisa!lt
. l'universe! et le singuli~r. La forme generale etait donc E-B-A 19.
Mals si ce rapport E-A est bien ici mediatise, les rapports E-B
( et B-A demeurent immediats, leurs termes non concilies. Pour
obtenir une mediation complete, une conciliation totale elimi­
~ nant juxtap~sitions et ru t1!.!'es, il faut donc compUter cette pre­
\) miere disposition par ces deux autres : A-E-B et B-A-E. Remar­
quons en outre que la troisieme est l'unite des deux autres,
4 B-A etant mediatise dans la seconde et E-B dans la premiere.
Voila les trois (c figures» du syllogisme hegelien 20. Or, si e!les
conviennent toutes trois a chacun des trois niveaux du raison­
nement, d'un point de vue purement forme!, chacune d'elle
convient eminemment a un seul, permettant de le caracteriser.
En simplifiant, on peut donc assigner comme moyen terme
propre au syllogisme qualitatif le. particul~er, au syllogisme de
reflexion le ~inguli$r, au syllogisme de necessite l'universel.
En devoilant cette totalite organique du syllogisme, nous
accedons, du meme coup, a cette rijlexion du second niveau.

18. Logik, II, p. 314.


19. Ces lettres sont les initiales des termes allemands : Einzelnheit (singu­
larite), Besonderheit (particularite), Allgemeinheit (universalite).
20. n faut prendre garde de fie pas confondre ces figures avec les figures
aristoteliciermes determinees par la place du moyen terme dans les deux pre­
misses. Pour Hegel, seul importe ce que la logique classique appeIle quanti" du
concept. D'autre part, la logique classique n'oppose pas le singulier a l'universe!
mais au general, conformement a la theorie de I'induction et de I'idee gene­
rale, alors qu'eUe oppose I'universel au particulier, selon la forme des pro­
positions. La generalite n'est jamalS consiaer&'en logique hegelienne, pour
laquelIe genre'rou espece ne sont que 1'~litt.dtte!:~iI!.eediv~~ement
p~~ la particularite.

55
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

Puisque ces trois determinations viennent prendre tour a _tour


la place du milieu, c'est qU'elles ontperou leu~elle indif­
fereI!ce, au profit de « ·la reflexion positive de rune dans
l'autre 21». R6flexion qui nous replace dans le mouvement cir­
culaire de l'essence: imp-~sible de poser l'universeLsans le
composer avec la determination particuliere, sans laquelre-il ne
serait qu'abstraction, in-determination, mais par laquelle il se
revele sujet singulier concreto Avec le syllogisme, la determina­
tion ne peut subsister hors du determinant pour s'enfeJ:TIler<I~p.s
une spMre i§..olee. Nous sommes en regime de restltution, de
r~ciliation et cette Invocation-indispensable de lafheorie de
l'essence traduisant l'autodetermination de l'Absolu eclaire
mieux encore cette signification thiologique de la theorie du syl­
logisme : le concept, qui se remembre en se deplcryant organiquement par
ces trois midiqtions qui s'jmpJjquel}!...!!!:..utuellement, c'est le sujet abso.tu
ress isissant et reconduisant en son sein l' etre determine qu'il pose.
Le syllogisme de reflexion a pour figure caracteristique
A-E-B. La singularite est moyen terme, mais son rapport avec
la particularite n'a pas encore ete mediatise. C'est pourquoi
l'attribution de la determination particuliere ne parvient pas a
unifier le sujet singulier et reste commune a de multiples sujets,
comme leur propriete generale. Ce que montre Hegel en propo­
sant pour type du syllogisme de reflexion l'induction formelle
e
A-e-B. C'est seulement avec la troisieme figure, caracteristique du
e
syllogisme de necessitt, niveau supreme qui recueille les deux
mediations prec6dentes dans le double rapport du moyen terme,
l'universaliti, a ses extremes, que s'offre la forme developpee,
totale, complete, de la structure de cet acte absolu de reflexion
divine. Sans elle, le syllogisme de reflexion se reduit a l'operation
exterieure de l'intelligence humaine s'efforc;ant d'ordonner le
monde en precisant ses lois naturelles. Mais integree en elle, cette
reflexion exterieure se supprime en laissant transparaitre celle de
l'Absolu. De meme, sans ce parfait developpement, l'universalite
du concept demeure une abstraction tout aussi vide de determi­

21. Logik, Il, p. 328.


DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

nation que le sujet singulier auquel la rapporte le syllogisme


qualitatif. Ainsi, quand Hegel enoncera les syllogismes de la reli­
gion, le premier sera situe « dans l'eIement de l'universalite »,
le second dans celui de la particularite multiple, le troisieme
dans la singularite concrete ou universelle.
Si la troisieme figure unifie les deux autres, c'est que son
milieu universe] comprend 22 les termes qu'il midiatise en leur role
midiatisant: universel concret, complet, qui detient en son actua­
lite propre la toute-richesse du particulier. Il est alors manifeste
que c'est ce moyen terme, designant Dieu universel en sa toute­
puissance creatrice, qui fournit ses propres extremes en se divisant,
tout en leur conferant son pouvoir mediateur. Hegel dira du
syllogisme de necessite qu'il est disionctif comme la forme supreme
du jugement. Mais il rePaTe cette distension par cette universalite
qui la fonde 23, matrice du particulier qu'elle enserre et rallie a
sa propre singularite qui se perdrait autrement dans l'isolement,
l'exclusif, le negatif.
Ces simples indications, prelevees sur un appareil logique
complexe, vont nous permettre d'enoncer clairement les syllo­
gismes theologiques. La systematique doit exposer une genese
historique et logique 24, fideIe a la circularite reflexive grace a
laquelle le simple initial presuppose ontologiquement son etat
developpe. Au surplus, chaque syllogisme forme selon l'une des
trois figures, dans sa sphere universelIe, particuliere ou singu­
liere, accomplit pour lui-meme ce passage du simple au deve­
loppe, par l'intermediaire de la division dont nous avons reconnu
le principe dans le jugement. Mais le syllogisme intermediaire,
avec mediation singuliere et multiple (selon la forme inductive),
assurera le moment de la scission pour elle-meme: lieu favorable
a la representation, mais amorce du developpement organique
du dernier syllogisme, speculatif par excellence, ou l'universalite,
abstraite dans le premier syllogisme, accomplit son office media­

22. Cf. Logik, Il, p. 350 : « Le milieu, pose comme totalite du concept,
contient lui-meme et ses deux extremes en leur etat complet. ))
23. Ibid., p. 350 : « Les extremes, a la difference du milieu, ne sont plus
qu'un etre-pose. »
24. Lorsque nous etudierons l'Incarnation, nous reviendrons sur ce croi­
sement de l'historique et du logique.

57
LOGrQ,UE ET RELIGION CHRETIENNE

teur par sa puissance fondatrice et reconciliatrice. Si la religion est


un rapport reel et complet entre l'homme et Dieu, elIe doit mani­
fester cette organisation differenciee qui, selon Hegel, definit
toute realite : « Ce n'est que par la nature de cet enchainement,
par la triade de syllogisme des memes terminorum, qu'un tout
est veritablement saisi dans son organisation 25. »
Les amputations sont maintenant interdites, les membres dis­
socies reorganises. Toute division, loin de permettre le va-et­
vient dialectique, sera inseree dans l'ordre logique reparateur,
Celui de l'Absolu et de sa libre determination. Ainsi, le religieux
prechretien sera recueilli dans cette forme systematique, adequate
a la seule religion absolue qui la deploie totalement : le discours
sur les religions est un discours dont la forme est de la religion
absolue, un ressaisissement du passe religieux par et dans l'ordre
nouveau et definitif.
Deux syllogismes sont presentes en theologie hegelienne. Le
syllogisme de la religion en general et celui de la religion chre­
tienne qui charpente toute la theologie speculative que nous
exposerons dans la seconde Partie. Nous en preciserons la com­
mune articulation.

SYLLOGISME DE LA RELIGION EN GENERAL 26

1. Dans la sphere de l'universalite:


E Le concept de religion est unite simple, contenu n!etaphysique
dans la pensee pure. Les determinations remarquables sont
ici purement logiques.
B Comme liaison des deux extremes, nes de la division fini-infini,
la religion est rapport de conscience avec Dieu. Rapport
exprime en sentiment, precise en representation, con~u dans
les preuves de Dieu.
A Le culte assure un « retour a la position substantielle ». Sacri­
fice, langage de la communaute, organisation des Eglises,
imposent aux particularites representatives et notionnelles
l'universalite du Dieu present a tous.

25. Encyclopedie, § Ig8. - 26. B. ckr ReI., p. 62 a 76.


DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

2. Dam la sphere de la particularite:


A Chaque preuve de l'existence de Dieu, erigeant en principe
universel de connaissance son mode de relation entre le fini
et l'infini, commande une religion particuliere.
E Pour qu'elles se realisent dans un culte propre a chacune, les
religions s'arment d'une representation singuliere, exclusive,
convenant a leur principe universe! qu'elle rend sensible.
Chaque religion trouve ainsi sa place unique dans l'histoire.
B Greffes sur ces representations, les cuItes particuliers s'en-
gendrent, constituant la serie conforme a celle des preuves :
religion de la nature pour les preuves cosmologiques, esthe-
tiques et de sagesse pour les preuves teleologiques, le culte
chretien realisant seulla preuveontologique, veritable eleva-
tion a l'infinite, passage du concept a sa pleine objectivite.

3. Dam la sphere de la singularite (concrete, universelle) :


Ce dernier doit reunir les deux autres, mais ne le peut sans
les transposer en son element propre. La forme B-A-E, cons-
titutive du troisieme syllogisme, implique les deux precedentes
et renouvelle leur contenu, le revisant, le convertissant a lui-
meme, a la raison parfaitement developpee: ce troisieme
syllogisme sera done triple, convenant non au concept simple
ni au jugement, mais a la raison meme. C'est dire egalement
que la forme devient ici adequate au contenu. L'ambigulte
enoncee plus haut se supprime : le syllogisme des religions a
pour troisieme figure le syllogisme de la religion chretienne
qui fonde et unit les deux autres, mais deploie en lui-meme les
deux premieres figures. En d'autres termes, seule la religion
absolue fournit la derniere figure qui metamorphose les deux
autres, les eclairant de sa propre lumiere parce qu'elle se
revele leur veritable source, principe absolu de division et
d'unite. C'est dire egalement que ce troisieme syllogisme est
commun a la religion dans son ensemble et a la religion chre-
tienne.

59
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

SYLLOGISME DE LA REL1GION ABSOLUE

1. Dans la sphere de l'universalite 27 :


E C'est le syllogisme de la Trinite, presupposant l'Esprit absolu
B qui, loin d'etre clos sur lui-meme, s'offre « dans la determina­
A tion reflechie de la causalite », s'engendre lui-meme eternel­
lement, se pose determine pour etre Esprit.

2. Dans la sphere de la particularite:


Syllogisme du rapport Creature-Createur. Les moments sont
A tenus separes. Les extremes de la creature humaine sont la
E nature en laquelle elle est plongee par son corps et le Dieu
B universe! qu'elle rejoint par sa pensee. La particularite de
la nature comme la multiplicite des theologies nous renvoie
aux religions particulieres qui prennent un sens nouveau
grace au premier syllogisme presuppose, que le troisieme
permet de determiner.

3. Dans la sphere de la singularite (concrete, universelle)


La presupposition est la « substance universelle », sortant de
soi tout en demeurant pres de soi en cette creation. On voit
que chaque syllogisme presuppose les autres. Notons, en par­
ticulier, que la presupposition enoncee au premier, Esprit
absolu, n'est autre que ce troisieme, ce qui est d'importance
capitale pour la theologie trinitaire.
B L'incarnation insere Dieu dans le temps et l'espace, dans un
peuple, dans l'histoire, insertion qui particularise le Fils eter­
nd, l'identifie a l'homme separe jusqu'a la mort qui lui fait
perdre son universalite. Mais il la recupere par la resurrec­
tion reconciliatrice grace a laquelle l'Esprit advient au
monde pour l'unifier et le reunir aDieu.
A Alors les fideles doivent conquerir J?our eux-memes c~.!te
unjversalite restauree, mourant et ressuscitant avec le
Christ, s'organisant-en Eglise universelle.

27. EncycIopCdie, § 566 a 571. Cf. egalement Die abs. ReI., p. 28 a 31.
60
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

Gelle-ci coincidera, au terme de l'histoi!..~ avec la presT£Ee


totale c!.e l'Esprit tout e~s, son unicite et sa singu ante
ayant cette plenitude de l'universalite concrete.

Ges trois syilogismes, ou ces trois figures du syllogisme de la


religion chretienne, dont nous n'indiquons ici que la disposition
structurale, seront notre constante reference pour l'examen
methodique de la theologie speculative hegelienne. 11 est remar-
quable que cette organisation du discours sur le Dieu revele soit
exactement conforme a C(;tte theorie du syllogisme que nous
decouvrons dans la Logique. Mais c'est inversement qu'il faut dire
que le pur logiP!:e est chez_Hegel,J:E form~ du Dieu revde, dessertie de
la theologie chretienne. Nous avons tente de le demontrer, dans
cette premiere partie, en soulignant la signification theologique
des doctrines de l'essence, de I'infinite, du concept. Gette demons-
tration va se poursuivre dans la seconde partie. 11 apparaitra
que cette Logiql;!..e n'~ p'!!:s, pour notre auteur, un sim le dJ,s-
cours p~oI>hi.9.u_e inspire par la religion absolue, mais qu'elle
s'i!?-_sJ:r~ dans le contenu E1~!Ue de la theologie trinitaire, tradui-
s~nt l'univer.:salite d~ie~e reveIee par le Fils. Loin de se
reduire a la serie des principes requis pour admettre l~ela!!on
d~_Dieu sur Dieu, la LogifJ!!:..e es) offerte par Hegel a la fois comme la
forme de tout le discours sur Dieu, comme la structure mime de la vie
divine revetee et c~m~e un ~t du contenu - e cette revelation. Mals
cette triple signification n'a rien d'equivoque, si l~ur
Dieu doit etre la repri~~ confo~ du l@gag~. de.l>i~u q~d
Dieu.§e re~eI~.5~ pe~ne, comme il est pour nous et comme
il est en soi, Pere de tous les hommes et Pere du Fils que l'~sp!it
r~e(a son) Greateur, eternellement.
SECONDE PARTIE

THEOLOGIE SPECULATIVE
CHAPITRE r
LA TRINITE COMME IDEE

LA DIFFICULTE SPECULATIVE

Le chretien n'affirme pas seulement la revelation de Dieu.


Sa foi commence avec la reconnaissance de l'Incarnation du
Verbe divino Mais ni cet evenement, ni la redemption qu'il inau­
gure n'ont leur sens religieux, ne sont une veritable demarche de
Dieu, si l'Absolu, dans sa liberte souveraine, dans son eternite,
ne maintient sa transcendance, sa difference, a travers cette
identification avec la nature humaine qui le conduit a la mort.
Surtout, ]a resurrection, pierre angulaire de la foi et de l'espe­
rance chretienne, suppose que la toute-puissance demeure, au
point ultime de l'echec, a la mort du Christ. Enfin, l'Eglise, lieu
et histoire de la reconciliation, s'edifie par la presence de l'Esprit
vivant, lumiere et unite de la communaute. C'est pourquoi le
dogme trinitaire singularise la foi chretienne : enonce de la dif­
ference en l'unite de Dieu, revelation de sa determination, il est
le fondement et la clef de voute de la religion absolue.
A cet egard, Hegel se presente comme le philosophe chretien
qui a saisi le plus vivement l'importance decisive de la Trinite
pour sa religion. Sans doute, il en remarque des pressentiments
dans les religions prechretiennes. Mais il n'y a la que vagues
assertions marginales. « C'est tout autre chose si une telle deter­
mination est premiere, absolue, sur laquelle tout est fonde, ou si
elle n'est qu'une forme parmi d'autres 1. » Impossible d'edifier
une philosophie de la religion chretienne en reservant la Trinite,
en la reduisant a une representation subsidiaire protegee par
le secret du mystere : la revelation en est essentiellement consti­
tuee. Impossible aussi de se satisfaire des declarations conci­
liaires et des systematisations scolastiques. Hegel s'efforcera de

I. Die abs. ReI., p. 59.


LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

la placer au cceur de sa pensee, theme majeur de sa theologie


speculative, lieu privilegie de la reflexion, tresor de la pensee
chretienne qui vit de son exploitation actuelle.
II ne s'agit pas seulement de recueilIir un dogme pour en
renouve1er rexpression. Hegel va s'adonner avec toutes ses res­
sources philosophiques a la penetration de ce mystere, parce
qu'il signifie plus que tout autre - et les autres grace a lui -­
que Dieu est vivant. Si Dieu est trois personnes en lui-meme, c'est
que dans son unite substantielle il est echange, mouvement, vie.
Voila qui incitera notre philosophe a privilegier le terme d'esprit,
avant toute determination proprement trinitaire, dans le dis­
cours theologique. Dieu est rapport actif avec lui-meme, actua­
lite de connaissance et de vie, relation interne d'esprit a esprit 2.
II faut dire plus: en lui-meme, Dieu est religion, relation de Dieu
a Dieu qui est source et moyen-<ie COiilprehension du r<pP2st
reciproque_homme-Dieu. « Dieu est par essence dans sa com­
munaute, car it enaune 2. » Aussi bien toutconcept <Ie])ieu qui
rendrait impossible la religion est une notion tronquee, l'idee
generale d'un objet mort. Saisi dans la vie de l'Esprit, « le 5~ept
de Dieu conduit necessairement, pour lui-meme, a la religion 2 ».
Mais cette'phntse-est elle-m€me lourde d'equivoque. Que ce
concept implique relation vivante de Dieu a Dieu, voila qui
donne a la religion absolue detentrice de cette certitude trini­
taire un fondement satisfaisant: la foi commune aux disciples
du Christ instaure un lien de filiation conforme a la nature
meme de Dieu. Mais que ce concept « conduise necessairement »
a la religion, voila qui semble annoncer une deduction concep­
tuelle du rapport religieux a partir de la determination trinitaire,
tout en jetant le doute sur la valeur objective de celle-ci, sur son
adequation a l'etre divin veritable. D'une part, en effet, si la cir­
culation de vie interpersonnelle signifiee par la Trinite peut etre
invoquee pour vivifier et justifier la religion qui s'insere en eIle
et s'y greffe, sa fecondite Iogique annoncee reduirait la Trinite
a un concept constitutif du rapport religieux resorbe sur le
mode rationaliste. Mais, d'autre part, en empruntant ce concept
au donne revele, au rapport de Dieu a l'homme, ne va-t-on pas

2. B. rhT Rel., p. 156.

66
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

le reduire a un moment de la connaissance de Dieu et de l'his­


toire religieuse? Alors ce serait par une extension arbitraire
qu'on discourrait de la nature trinitaire de Dieu, attribuant a
son etre ce qui concerne son rapport avec le monde des hommes.
La justification de l'attitude chretienne masquerait une petition
de principe qui s'emparerait d'un dogme, l'erigerait en principe
de theologie rationnelle pour en deduire la religion qui le pro­
pose.
Ne valait-il pas mieux, pour se garder de ces aventures,
reprendre les voies de la thiologia naturalis, exposer la nature
divine separie et expliciter ensuite la revelation trinitaire propice
a la vie religieuse, se bornant a etablir la non-contradiction des
deux formulations? Impossible, repond Hegel. Non seulement la
manifestation de Dieu doit reveler la veritable nature de Dieu,
non seulement il doit etre en soi ce qu'il est pour nous, mais sur­
tout une telle theologie est illusoire. La ..£on~kleration d'une
essenc:e divine immobile et separee ne la prive pas seulementde
relation avec notre monde et notre conscience, mais la vide et
l~_pe!!ilie. Elle est propre a l'entendement diviseur dont kdis­
cours est ruine par un principe d'indetermination et commande
par l'opposition irreductible du fini et de l'infini. Au contraire,
la pensee speculative est capable de concevoir la vie en Dieu,
comme la vie avec Dieu. Avec elle, la thiologia naturalis regeneree
s'identifie avec la philosophie de la religion rev6lee et c'est le
concept de Dieu qui « conduirait a la religion comme telle 3 ».
A condition, bien sur, que la logique conceptuelle soit constituee,
entreprise suscitee par la revelation chretienne, ou la nature de
l'etre absolu se manifeste et par laquelle nous savons qu'illui est
conforme de se manifester.
La riposte hegelienne a la double accusation s'arme done
de la science speculative, de la conciliation lbgique qu'elle doit
instaurer pour prornouvoir la theologie, solidaire autrefois d'un
entendement irrationnel livre a la dialectique.
Mais ceci n'est qu'assertion liminaire et non reponse satisfai­
sante. L~~nj~!1 est capital. Impossible de s'engager dans cette
theologie trinit~i!"e sans s'interroger sur le sens et la portee qu~

3. B. tier Rei., p. 156.


LOGIQ.UE ET RELIGION CHRETIENNE

l'aEle~rJ\li.~~~re, it moins de risquer un total contresens d'in­


terpretation, puisque de nombreux textes semblent presenter la
tripersonnalite divine comme une representation provisoire de
la conscience religieuse chretienne, integree par le philosophe
dans une vaste systematique, a titre de « moment n necessaire.
Les formules de la Phbwmenologie de l'Esprit reli:guent explici­
tement la Trinite dans la representation. Nous savons que la
representation prepare la conception speculative. Mais si la dis­
tinction et I'unite des personnes divines ressort de son imperfec­
tion caracteristique, selon laquelle l'unite n'est qu'amorcee au
moyen d'une liaison synthetique rassemblant des termes separes
sans les concilier, l'essentiel du dogme trinitaire devra disparaitre
avec la veritable mediatisation conceptuelle. Or, 1a seconde per­
sonne est clairement assignee a cette liaison synthetique « ou
processus de la representation comme tel 4 n. Liaison qui signifie,
pour la conscience humaine malheureuse, l'unite ardemment
desiree avec la substance divine immuable. De plus, bien que
la representation ne soit responsable que de cette seconde per­
sonne, « elle etend son caractere synthetique sur tous les elements
et est leur determinabilite commune 4 ». On ne saurait mieux dire
que l'unite divine, comme le role conciliateur joue respective­
ment par chacune des personnes a partir de la constitution de
la seconde, s0I!..t des productions histori,queL4~~EepreSe~~:m
religieJ!.se, mais .non la yerite de la nature de Dieu. Cependant
cette representation n'est pas gratuite.- Ere est provoquee par
une « pression interne du concept 5 n qui suscite les premieres
formulations trinitaires. Comme a toute etape de la PMnomeno­
logie de l'Esprit le lecteur doit delier soigneusement le descriptif
du critique, le discours epouse les representations tout en signa­
lant au philosophe la verite conceptuelle qu'elles figurent et
promettent. Dans ce chapitre, OU Hegel traite de la Trinite, la
representation est egalement historique et, eomme conscience
de la cO!llmu~u.!.e chretienne qui precise, par les theses dogma­
tiques, sa foi immediate livree aux sentiments, ne fournit qu'un
schema imparfait de la~te. Alors « le concept est seulement
un instinct, il se meeonnait done lui-meme n.

4. Phlnominologie, t. II, p. 272. - 5. Ibid., p. 275.

68
DANS LA PHlLOSOPHIE DE HEGEL

Des que l'on traduit en termes speculatifs ce concept sous-


jacent a la representation, qui la fait naitre et la regIe, on voit
aisement que celIe-ci, loin de reussir une expression fidele de la
nature divine, menace l'unite des personnes en les juxtaposant
« comme des substances isoIees et inebranlables ». Efficace pour
preserver sous forme de lien synthetique distinct le rapport du
Pere et de l'Esprit, dIe p'!.rv~~p.~ m~l, e~ c!~pitAes IE0J:~ a evi_~r
le t~it.hei~e. Sa fOEc!!Q.n est ici~0-Es~it Hegel, de ~presenter
l'~sprit. Non seulement le Saint Esprit, troisieme-P'ersonne, mais
la totalite de Dieu comme Esprit. Spontanement elle le projette
dans « l'eltment- dela pure pensee » Oll elle l'enonce essence
immuable,_mais en luLc.~rant la signification de l'Esprit. Seu-
lement, <4,'Espri n~consiste pas a etre signification, a etre l'inte-
rieur, mais\\ etre l'effectif 6.!>. Pressee de conformer la foi balbu-
tiante a cette totalitKconcrete reveIee, dIe s'efforce alors de
suivre les injonctions de la necessite conceptueUe. Adoptant le dis-
cours logique, Hegel rappelle que celle-ci procede de la negativite
absolue de l'essence, est l'Absolu vivant, determine et « diffe-
rence absolue de soi-meme ». Tatonnante, astreinte a exprimer
cette necessite sous forme d'evenement, la repr~sentati9n rans-
crit dans son registre la revelation, l'alourdissant de contingence,
de sensibilite, d'~xte!iorjte. Ainslla constItution erautre crlSoi
sera traduite en termes de generation corruptible. « On dira que
l'essence eterneHe engendre pour soi un autre 6. » Le retour a
soi reflexif echappe alors a ce vocabulaire inadequat. La repre-
sentation est ici deficitaire : avec eUe c'est ce dificit qui passera, et lui
seul. Pour qui congoit, averti de I'envers conceptuel de ces for-
mules malheureuses, la yerite trinitaire se restaure gra~ ~~­
g~ge lpgique et sp~f: « La difference est la difference en
soi, c'est-a-dire qu'elle est immediatement difference seulement
de soi-meme et ainsi est I'unite retournee en soi-meme 6. »
S'agit-il d'un privilege de philosophe, d'un savoir esoterique extra-
religieux? Point. L' essence de Dieu n'est pas reveUe comme eUe est congue,
eUe est congue comme eUe est revitee, comme dIe est. Exactement, l' etre
divin fait notre science, parce qu'il est, en et pour lui-meme, le
c~pt vivant. Il faut dire de cette essence dans sa negativite:

6. Phinomlmlogie, n, p. 273.

69
LOGIQ.UE ET REUGION CHRÉTIENNE

« Elle est pour soi-même, ou elle est le Soi, le concept. »


Nous retrouvons ici cette équivalence qui donne son sens
ontologique et théologique à la Logique. Le concept spéculatif
est le Soi absolu qui se ..çrée bJo_ ême. Peut-on conclure alors,
si la Trinité est du concept et non de la représentation comme telle,
qu'elle signifie adéquatement la logique de l'être absolu? Que
la spéculation théologique trinitaire va recouvrir le développe­
ment conceptuel complet? Si au contraire ces formules trinitaires
ne concernaient qu'une étape, qu'une partie de cette totalité, la
Trinité séparée ne serait à eUe seule qu'une abstraction ou un
chapitre préparatoire, moment isolé de la réalité et du système
complet. Voici une nouvelle difficulté d'interprétation, inévitable
dès que l'on transp~se la dogmatique trinitaire sur l~ Jerrain
spéculatif, le seul qui lui convienne véritabl~ment.
Reprenons le triple syllogisme de la religion absolue. La Tri­
nité tient tout entière dans le premier syllogisme. Sa forme est
celle du sylIogisme immédiat où la médiation particulière opère
le passage du singulier à l'universel. L'essence simple, puissance
créatrice, se manifeste comme Esprit par le moyen de l'être créé,
différencié, qui retourne réflexivement au Père. On va ainsi du
simple au développé, mais à l'intérieur d'une dimension d'uni­
versalité abstraite, « dans la sphère de la pensée pure ou dans
l'élément abstrait de l'essence 7 ». Ce n'est que par l'articulation
de ce syllogisme avec les deux autres que la Trinité fait corps
avec l'Esprit véritable, universel concret. Le Père n'est pas seu­
lement première personne, toutes les trois constituent le « règne
du Père » qui exige le complément âu « régiië~-;Poür
s'lIîtégrer au « règne de l'Esprit » du troisième syllogisme, dont
la troisième personne, dans le premier syllogisme, n'est qu'une
anticipation abstraite. Le « règne du Père », la Trinité, ne peut
s'intégrer au syllogisme terminal, !~~SQ!!l21e! et qui unit~s
deux autres, qu'avec et grâce à l'Incarnation rédemptrice du
« règne du Fils ». Ainsi, de la Trinité à l' Égli~e réalisée univer­
sellement, du Dieu en soi séparé au Dieu tout en tousde-la par­
f~te réconciliation, on va de l'abstrait au concret, dë~l'inëompiet
au complet, de la logique pure à l'Esprit effectif. Il semble éga­

7 Encyclopédie, § 567.
0

70
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

lement qu'il soit impossible de distinguer, sinon abstraitement,


entre Dieu et D~ avec les h.2.!!!!!les, entre le principe simple et le
système complet. La Trinité serait l'expression la plus pauvre,
la plus indéterminée de l'absolu présent en tous, mais signifié
d'abord, pour souscrire à l'ordre spéculatif d'exposition, dans
son isolement, unilatéralement. Hegel dit bien que ce premier
syllogisme présuppose l'Esprit absolu, mais conformément à
cette circularité par laquelle le pre~i~r prés~pp~e der~er
dont il n'est qu'un principe non développé et séparé.
Pour appuyer cette interprétation, trop rapide, on pour­
rait invoquer les textes des Vorlesungen où Hegel insiste sur
cette abstraction dans et par laquelle se forme la théologie tri­
nitaire. Cependant, le sens devient vite incertain et la lecture se
fait hésitante, embarrassée par ce ter.me capital d~!1J:.2!.n~ ~gni­
fication équ~qu~ est malaisée__à_ détermin~r: rIdée, vocable
cher à notre philosophe, étape finale de la Logique comme de
l'Encyclopédie. Voici le passage qui nous semble le plus décisif:
« Il nous faut donc contempler Dieu dans son Idée éternelle
comme il est en et pour soi, mais aussi, pour ainsi dire, avant la
création du monde. En tant qu'il est ainsi en soi, il est l'Idée
éternelle qui n'est pas encore posée dans sa réalité, encore seu­
lement l'Idée abstraite elle-même. Dieu est le créateur du
monde; être créateur fait partie de son être, de son essence, en
tant qu'il n'est pas créateur il n'est pas conçu correctement. Il
e~ le créateur, m~is ce n'est pas un actus qui se serait p!:.~It
.u e fois - ce qui est ~'Idéeest\.un moment éternel, une
~ermina!ion éternelle d~ c!~~Id~
cc 1)ieu dans son Idée éternelle est seulement encore dans l'élé­
ment abstrait de la pensée en général, non dans la conception.
Cette Idée pure est ce que nous connaissons déjà, aussi n'est-il
pas utile de s'y arrêter longuement.
« Cette Idée éternelle, en effet, s'exprime par le mot de
sainte Trinité; c'est là le Dieu lui-même, éternellement trois en
un 8. »
La dernière partie de ce texte nous assurant que l'Idée pure
désigne la Trinité divine, on est trop vite tenté de la comprendre

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comme un produit de cette « pensée en général » qui, à la diffé­


rence de la science du concept, opère dans « l'élément abstrait ».
De plus, la considération isolante du Dieu en soi, « avant la
création du monde », pour propice à la méditation qu'elle soit,
sépare l'essence divine de la réalité. Idée abstraite, capable sans
doute de susciter la réflexion, mais non de la nourrir, non de
saturer la connaissance théologique qui concerne l'être absolu
vivant dont le schéma trinitaire à lui seul ne serait qu'une ossa­
ture morte.
Toutefois, après référence explicite de cette « Idée pure » à
« Dieu lui-même éternellement trois en un », l'auteur ajoute:
« L'Esprit est ce processus, le mouvement, la vie. » Est-ce à dire
que la vie de l'Esprit suit ce mouvement trinitaire, dans sa
forme, sans être la Trinité? On pourrait le croire, puisque, pour
passer de l'abstrait au concret, il faut adjoindre d'abord à cette
essence séparée la notion de création. La représentation, appor­
tant dans cette « considération » initiale la création du monde,
lui fournirait un complément de vie et d'acte capable de conférer
déjà quelque réalité à la Trinité. Complément que Hegel insère
dans la forme du premier syllogisme afin d'obtenir la médiation
nécessaire. Seulement cette interprétation devrait oublier cette
remarque importante: « être créateur est un moment éternel de
cette Idée », la création du monde ne pouvant ici que rappeler
cette autocréation divine sous le mode représentatif. Dès lors, s'il
y a une Idée abstraite quand on la prive de vie créatrice, ne
peut-on dire qu'il y a une Idée concrète, complète et réelle par
cette restitution - à laquelle contribue la représentation - , de
l'acte absolu d'autodétermination qui la situe dans l'élément du
concept? Pour en décider, il est indispensable de connaître le
statut de cette « Idée pure» auquel Hegel ne « s'arrête pas lon­
guement », pour l'avoir soigneusement défini dans sa Logique. Si
l'on recourt à celle-ci, la surprise est de découvrir que l'auteur
désigne par cette catégorie la réalisation du concept, tout le contraire
d'une abstraction.
Nous étions parvenus au concept à partir de la réflexion
circulaire de l'Absolu déterminé-déterminant. L'examen de la
Trinité nous invite à poursuivre le déchiffrement du discours
logique pour comprendre ce passage du concept à l'Idée.

72
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

Pas plus que l'existence n'est déduite d'une essence qui serait
un produit de notre réflexion, l'objectivité n'est conclue d'un
concept élaboré par notre entendement. L'être objectif résulte
du concept, parce que celui-ci le pose, étant le Soi absolu qui
se crée en réalisant son essence et cette essence n'est rien d'autre
que l'acte pur et spontané de son autodétermination. L'immédia­
teté propre aux catégories de l'être-là, de l'existence, de la réa­
lité, de la substantialité, se purifie peu à peu de l'extériorité et
de l'abstraction où notre considération les maintient, à mesure
de cette progression vers le concept qui fait apparaître leur
envers de mouvement, de médiation, d'acte, les ralliant à cette
unité vivante du sujet absolu qui leur confère une plénitude de
détermination. Ainsi, toutes ces catégories {( découlent de la
nécessité du concept. » L'objectivité désignera sa totalité conci­
liée, son {( immédiateté due à la suppression de son abstraction
et de sa médiatisation 9 ». Sans elle le concept demeure formel,
abstrait parce que dissocié selon ses trois moments. Malgré tout,
ce formalisme ne peut éliminer ou même dissimuler l'être,
puisque la singularité séparée désigne encore cette négativité
absolue qui le constitue. « Le concept, même lorsqu'il est formel,
contient l'être sous une forme plus vraie et plus riche (que l'être
immédiat et abstrait), lorsque, en tant que négativité se rappor­
tant à elle-même, il est singularité 10. »
L'exposition analytique de la théorie du concept se trouve
donc contrainte de reconnaître l'ordre ontologique selon lequel
le comp~t p.!~e ~t ,tr~par~Jt invinciblement au _t~.!}le de la
conciliation syllogistique. L'objectivité du concept se manifeste
quand l'unité se rétablit par le remembrement de sa totalité. Pro­
gressivement la liaison des aspects séparés se fait moins artifi­
cielle, moins extérieure, moins contingente, puisque c1J.Jtque
extrême doit se faire milieu,_être reliant pour être relié. Dam
lesy1fogii~ initial, tout immédiat et ormel, le particulier ne
retient l~ singulier et l'universel que par une faible et fragile
emprise. Médiation qui n'était ni de l'un ni de l'autre, ni dans
l'un ni dans l'autre, chacun d'eux reposant sur lui-même, ne
s'opposant pas seulement à l'autre, mais aussi à cet intermé­

9. Logik, II, p. 357. - 10. Ibid., p. 355·

73

LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

qiaire rapporté et indifférent : Cl. Le formel ou subjectif consis­


tant en ce que le médiatisant des extrêmes était le concept
comme détermination abstraite et que celle-ci différait des
extrêmes dont elle était l'unité 11. » Il est vrai que la forme géné­
rale des trois syllogismes se précisait déjà, mais, chacune des
trois figures restant isolée, les termes ne pouvaient être considérés
que successivement et séparément dans leur office médiateur.
« Dans le syllogisme formelle milieu n'est posé comme totalité
que parce que toutes les déterminations, mais chacune à part,
remplissent la fonction de médiatisation 11. » Totalité qui reste
donc démembrée. Avec le troisième syllogisme, au contraire, l~
milieu est aussi bien chaque extrême, car il s'en montre l'origine
et l'élément commun, les deux premiers apparaissant comme les
fruits de sa disjonction. 7Dans le syllogismê -de nécessit0e
milieu "est devenu l'unité aussi développée et totale que simple,
et laforme que le syllogisme tenait de la différence entre le milieu
et ses extrêmes a disparu du même coup (a.ufgehoben) 11. »
Bien entendu:-atlcune transformation ne sauraIt reconstituer
une unité dissoute. Aussi bien le développement syllogistique ne
fait qu'égaliser, superposer adéquatement l'unité opérée, acquise,
des termes que le jugement opposait, et l'unité primitive, conser­
vée, à travers les péri ét~s de l'analyse et de I~Eonjonction pro­
gressive et systéQ!.aJ;ique. Quand cette unité première, simple,
préservée à titre d'universalité abstraite, resurgit dans le syllo-·
gisme achevé, c'est pour coïncider avec son propre développe­
ment organique, ~J;œllié...coJ!~rèteet médiation enveloppante,
p~rfaite. « Comme il est ainsi (le concept) l'intérieur de ses
extériorités, l'évolution du syllogisme a pour effet d'amener cette
extériorité à s'aligner sur l'unité intérieure 12. » A nouveau l'in­
térieur rejoint l'extérieur, celui-ci s'avérant l'être-posé du
concept 12, sa réalité qm masque les médiations constitutives pour
apparaître immédiates.
Cet envers objectif du concept qui le livre comme totalité n'est
à son tour qu'une considération unilatérale, provisoire et incom­
plète. Une fois de plus l'exposition logique offre un aspect de
l'être qui devra peu à peu laisser transparaître son intériorité,

1 I. Logik, II, p. 351. - 12. Ibid., p. 352.

74

DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

la puissance positionneUe qui le fonde. Mais il est inévitable


que cette objectivité immédiate s'impose et dissimule le concept
dont la totalité restaurée doit apparaître dans sa subsistance, sa
suffisance, son être en et pour soi, alors que dans la médiation
syllogistique « rien n'est en soi et pour soi, tout n'est que par
l'intermédiaire de l'autre 13 ». C'est le concept qui se donne
comme une chose, fondant l'objectivité de tout objet, son aséité
et son impénétrabilité. Le monde des choses transcrit en objec­
tivité l'acte absolu de création, l'imposant à toute conscience
comme l'autre du concept, l'extériorité pure, l'être privé du soi.
Et de même que de la réflexion de l'essence, une multiplicité de
déterminations naissait d'un acte unique déterminant, chaque
particularité de l'être déterminé bénéficiant de la singularité de
cet acte, de même cette forme die la totalité indépendante se
communique à chaque élément de ce monde. Chaque chose
repose sur elle-même, indépendante, indifférente, comme une
totalité suffisante 14. La réflexion scientifique extérieure les ras­
semble artificiellement dans le jeu des lois mécaniques, puis dans
la chimie de Ieurconstitution interne. Mais si l'on suit cette
hiérarchie des sciences, on déc~e peu à peu l'admission d'!!Ee
unité intérie1.:!re d~bje!s, distincte de leur indépendance: l~
finalité interne des êtres vivants, immatérielle mais réelle, consti­
t~e de l'organisme mais intangible, surprend l'observation
empirique et manifeste le concept réalisé, réalisant, q':lL~_;t~cla­
ter ce mur d'être-en-soi de la chose morte et la transfigure. Tout
être~;-nt recèle cette puissançe d'autoco;;titutio~ que le Soi
absolu communiqüe aux êtres finis doués de singularité véritable,
cette négativité spontanée de l'être par et pour soi. « Dans cette
négativité, le concept a reçu une détermination en vertu de
laquelle sa particularité est devenue objectivité extérieure ou
unité concrète simple, dont l'extériorité est le fait de son auto­
détermination 15. ) L'extérieur se fond avec l'intérieur, l'être
avec l'essence, le concept avec la réalité. Voilà ce que Hegel
nomme jugement absolu 16, rapport qui n'est ni de simple impli­
cation, ni d'identité abstraite,-mais ~ui situe toute distinction

13. Logik, II, p. 352. ­ 14. Cf. Ibid., p. 359. - 15. Ibid., p. 405·
16. Ibid., p. 41 I.

75
LOGIQ.UE ET RELIGiON CHRÉTIENNE

dans une vivante unité originelle et termin~.le. La vie déj~~n


témoigne. En elle, ans sa mobile indépendance préfigurant la
ëOiiSëièÏÏce humaine à laquelle elle est destinée, c'est l'Idée qui
prend naissance et se manifeste souverainement.
Lldé~ e_st-È'ab9rd vie, avec son universalité, la particularité
de ses espèces etla singularité des individus. Comment pourrions­
nous la prendre pour une abstraction? Ne signifie-t-elle pas le
plus réel, le plus riche et le plus ·complet? La théologie trinitaire,
toute inscrite dans sa sphère, ne saurait donc concerner un aspect séparé,
une totalité mutilée, un point de vue initial de notre considération subjec­
tive. L'Idée est certes immatérielle, transfigurant toute appa­
rence, tout objet qu'elle vivifie et divinise en lui restituant l'acte
cr~ate~.!:_de l'Absolu-suj~t. C'est le « concept adéquat )J, le «~ai
objectif17 )J qui apparaît avec elle, non l'être de raison. Plénitude
de vie libérée, unité de l'en-soi et du pour-soi, du sujet et de
l'objet, du concept et de-la réalité, elle est un « processus )J, un
« mouvement infini 18 )J. L'être vivant n'a pas achevé sa libéra­
tion; conduit par l'instinct, « il lui manque la plénitude de
l'âme JJ. Connaissance et action réfléchie vont lui donner cette
intériorité complète, cette subjectivité parfaite: l'unité orga­
nique prépare la singularité du soi, la vivante personnalité qu'est
l'Idée absolue, « libre concept qui existe pour soi 19 JJ. Alors tout
le reste est subordonné et tombe dans les ténèbres: l'avènement
de l'Idée absolue est celui d'une lumière éclatante qui a sa
source en elle-même. « Tout le reste est erreur, trouble, opinion,
velléité, tout le reste est arbitraire et passager; seul~ l'Idée
abso~~ est l'être, seule elle est la vie impérissable, la-vérité qui
se sait, toute v rité 20. »
De toute évidence, cette Idée absolue, vers laquelle tend toute
vie, toute action, toute connaissance, n'est autre que le Dieu
vivant, tout-puissant et tout-connaissant. Hegel n'opère ici ni
passage à la limite, ni « réalisation fantastique de l'essence
humaine JJ, car son discours n'est pas une logique de l'existence humaine.
L'être qu'il considère, c'est to_ujours l'être absolu et infini qui se
découvre nécess~ire;..mentéI~nsles êtres finis, dans le monde cree,

17. Logik, II, p. 407. - 18_ Ibid., p. 412. - 19. Ibid., p. 484'
20. Ibid., p. 484.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

qui subsistent en lui et s'identifient peu à peu à leur créateur.


C'est pourquoi, dans tout ce passage du concept à l'Idée, la
Logique suit une voie de connaissance religieuse, celle-là même qui
était indiquée dans la preuve ontologique traditionnelle 21. Mais
cette assimilation de la Logique du concept à cette connaissance
de Dieu nous reconduit à l'une des difficultés préalables de la
théologie trinitaire: s'agit-il de connaissance humaine de Dieu
ou de Dieu lui-même? Nous savons maintenant que cette
connaissance de l'Idée n'est pas celle d'une abstraction, mais de
l'êtreVéritable. Il reste que cet être semble considéré du dehors,'
pour nous et relativement aux démarches inévitables de la
connaissance religieuse. S'il en est ainsi, on pourrait légitime­
ment identifier les déterminations trinitaires, les trois personnes
en Dieu, avec les étapes de notre science de Dieu. Hegel a bien
vu l'objection et nous avertit sans cesse d'un défaut de lecture.
C'est inversement qu'il faut dire: notre connaissance de Dieu suit iné­
vitablement des étapes qui signalent les déterminations internes de l'être
divin.
Considérons, en effet, cette preuve ontologique que la critique
kantienne croyait avoir ruinée. La conclusion affirme l'inhérence
de l'être au concept de Dieu. Est-elle légitime? Certainement,
si l'on définit le concept, comme Hegel, sujet absolu qui se donne
l'être. Seulement cet acte créateur, nous le comprenons d'abord,
par la représentation, comme création du monde fini. Dieu, en
tant que Dieu vivant, « n'est encore saisi qu'à travers ses
œuvres 21 ». Il faut donc accomplir ce passage de la représenta­
tion au concept pour reconnaître l'autocréation divine à travers
la création du monde, saisissant l'identité de l'acte créateur avec
l'essence divine. La preuve élève la connaissance au niveau
conceptuel, la conforme du même coup à la vie divine révélée.
Or, chacun admettra que si l'on reconnaît Dieu dans ses œ1!.:~IFes,
il ne faut pas séparer sa puissance et sa sagéSsede son essence. Cette
séparation de Dieu, en son concept, et de ses attributs est artifi­
cielle, mauvais fruit de l'entendement diviseur. Mais c'est cette
séparation qui commande celle du concept et de l'être 22. Car l'être divin,

21. Logik, II, p. 354.


22. Cf. Les Preuves de l'existenu de Dieu, trad. H. Niel, p. 87.

77
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

pour notre auteur, est l'objectivité du concept, c'est-à-dire la tota­


lité des déterminations de Dieu, considérée à part, avant restitu­
tion à l'acte déterminant créateur. On peut donc affirmer, après
cette réfection logique: cc Le concept de Dieu constitue le contenu
de son être, il ne peut et doit être que le concept intérieur
(Inbegriff) de ses réalités aa. » .
Ainsi, l'être fini, créé, manifeste le créateur et de même que
cette toute-puissance n'est pas séparable de son œuvre qui sub­
siste en elle, de même cette création du monde est inséparable
de l'acte de création de Dieu par Dieu. cc Ce que Dieu crée, c'est
lui-même 23. » Notre savoir va du conceptaeDiëu a son-être,
parce que Dieu comme concept, Soi absolu, se crée inconditionnel­
lement.
Il y a donc parallélisme entre connaissance religieuse et déter­
mination interne de Dieu. Nous ne connaissons Dieu en soi que
s'il est pour nous, mais cette connaissance est vraie, ontologique
et adéquate, car il est pour nous ce qu'il est en soi, à ~Q!!dÏ:!i.9.n
ç qu'il se révèle lui-même et manifeste sa nature. Ceci est fonda­
1 menta pour ege: quand Dieu vient dans le mo~de pour se
, dire, quand nous reprenons ce cirre dans notre verbe, c'est iden­
( tiquement Dieu qui se connaît en nous et Dieu qui est connu de nouS:- Ici
la certitude est égale'à l~vé-;Ité et notre logos -délivré -dëSubjec­
tivité. cc Le plus explicite dans cette révélation est que ce n'est
pas la soi-disant raison humaine limitée qui connaît Dieu, mais
l'Esprit de Dieu dans l'homme 24. » Plus sûrement encore, cette
coÏmaissance livrée et repnse, enseignée par le Christ et formulée
en nous grâce à l'Esprit qui la développe, est « la conscience de
soi de Dieu qui se sait dans le savoir de l'homme 24 ».
Faisons le bilan de ces analyses. A la question: Hegel consi­
dère-t-illa Trinité comme une idée abstraite, irréelle, forme vide
de connaissance subjective, il faut répondre: non, cette Idée n'est
abstraite que privée de l'acte de création, mais, source de toute
réalité, unité du sujet absolu et de l'ttre objectif, elle est bien

23. B. der Rel., p. 201.


24. Preuves, p. 77. Cf. également B. der Rel., p. 201, où nous retrouvons
ce jugement absolu qui désigne cette Idée actuelle et manifeste: «Cette connais­
sance est donc un rapport venant de Dieu, c'est le jugement absolu, il est de
l'Esprit pour l'Esprit. »
L <J ~ t tA.-:/A.' -- ç,-o:::::- t.... ~? ....
v,---,~ . Ç..~
d""' /
- if2..-f'r...·~lJ--' c/t: __
U..J -.; 1;" S-- ~ 1 -fI.. . · -"'' --
LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

Dieu lui-même, « avant la création du monde )). A la question:


la théologie trinitaire n'est~elle qu'une étape de notre connais-
sance religieuse, nous pourrions répondre: non, car c'est une
théologie révélée, où Dieu est dit comme il se dit, où ce concept
de Dieu reprend la manifestation de Dieu comme concept
vivant, Idée qui est plénitude de vie éternelle.
Cependant cette dernière conclusion doit être tenue en sus-
pens, tant que nous ne pourrons résoudre les problèmes posés par
\2;1 l'ordre spéculatif du syllogisme de la religion absolue qui semble
la récuser. Si; en effeÇ'la Trinli:é est l'être diym, suffisant à soi,
pourquoi ne forme-t-elle que le premier syllogisme, insuffisant
pour former une totalité et réservé à l'univer alité abstr.:.aite, à
la « pure pensée ))? Si Dit;.ll, en sa vie trinitaire,\~ pas besoin
'1 de nous, de la création du monde, de la rédemption, de la réa -
sa.E9Il eschatologi.que de son royaume, pour subsister éternel-
~ lement, il faudrait ue la t eo ogte Eiin"ltaire, conformément à la logique
"J". . hégélienne, neforme pas un, mais trois syllogismes, que par la complète
G ~ :.: rr;édiation une réalité indépendante, une totalité parfaite, soit
assignée à l'unité conceptuelle des trois personnes. Si Hegel
énopce bien troisl sy!'!o,gism~ )d0a re i ion absolue,
(pasjfournir leur équivalence avec Dieu lui-même, en luf-même.
j!lh e]semble jl1
Les deux derniers ne sont pal la Trinité;' mais sa réalisation en
_et pour l'humanité, par le Verbe incarné rédem teur, en ' Église,)
- l'État":!t le QYaume de Dieu. Et pour souligner cetteprogres-
sion du simpleau- éveloppé, de l'abstrait au complet, notre

I
~ auteur distingue l'Idée de l'Esp'rit, coiÏiÏlÎe le pur logique de la
1réalité effective. Sans doute, l'Es rit est bien présupposé dans la
Trinité, ce qui est conf~IJ1.et3::Ja structure syllogistique, mais
c'est le Saint E..!prit qui fqit (Ju;stionC:;car il (~e~ (pas Jsi l'on en reste
à ces syllogismes de la religion révélée, l'Es rit absolu de la der-
nière figure.
Pour souligner cette difficulté cardinale, il convient de pré-
ciser une première foi~ çe ter d'Espr,it Dans la Phénoménologie,
c'est la conscience e l'effectiv~t!'qui le désignent en ses apparitions
successives. D'une part, « dans sa vérité simple, l'Esprit est cons- - .A
cience 25 )J. Il ne se manifeste pas avant son éveil, nr dans la

25. PhénomJnologie, II, p. 14.

79
'-----~
-1\. f'J- -J r~ :j.}- h 3.
~ 1:0/",- J,
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE;

nature, ni dans la vie instinctive. Mais, d'autre part, il est com~ _


cience victorieuse, sûre d'elle-mêm~ sûre que l'autre, le monde
o~ectif, naturêl et social, e~-'p-our elje, qu'elle s'y retrouve chez
elle. ~l et le soi coïncident pour former cette réalité com lète
où se concilient conscience, conscience de soi et raison univer­
selle 26. Identit(Lqe la conscience et de l~re, « de la conscience
de soi et-du simple privé du soi )l, c.e Es rit effectif est ~e _
et la terre prom,ise dÙa religion dont l'~e pr:end u_n~igni­
fication décisive avec l'Incarnation de Dieu. Celle-ci ne fait
q~augl!-rer ce rè ne ëIël'Esprit qui se réalise peu à peu dans
l'Éghse et l' Ét~t. A cet égard la troisième partie de l'Enryclopédie
est sans équivoque: l'Es rit ne peut atteindre sa plénitude que
si l~universel est réàlisé, lui fournissant l'objectivité néces­
saire. Alors seulement l'Esprit absolu(peut régI2..c1r)effectiveme.nt,
la conscience de soi de Dieu étant omniprésente, toute en tous. -,
'\ En regard de cet Es rit universel ui advient qu~ve
J l'histoire de la religion absolue, l'Idée logique ne semble qu'une
pré guration, une simple épure formelle. Dira-t-on qu'elle est le
simple, le germe, enveloppant sa totalité dont le déploiement ne
fournira aucune adjonction substantielle? L'Idée logique ne
serait pas le résidu d'une abstraction formelle de l'Esprit, mais
sa simplicité initiale. Mais la difficulté subsiste toute entière. A
moins d'abandonner la forme syllogistique, à moins d'une
contradiction ruineuse du discours, il faudrait retrouver dans le der­
nier syllogisme de la religion révélée ces relations trinitaires, circonscrites
dans le premier, sans que leur insertion dans leJègne de l'EsprJt les
réduise aux prémices d'une humanité divinisée. ---­
Prisonniers de cette aporiëmajéûfe, la seule issue possible peut
être ainsi désignée: si les trois synogismes de la religion révélée
traduisaient dans le discours religieux, pour nous et avec Dieu, l'acte
pur éternellement réussi, en Dieu et pour lui-même, dans la Trinité
des personnes divines, on pourrait considérer ce premier syllogisme
commeJE... méd~pn commune à la vie divine et à notre histoire religieuse
chrétienne. En d'autres termes, à partir d'un axe commun, deux
lignes de développement divergeraient selon une même forme
logique structurant un double contenu: l'un, modèle et règle,

26. Cf. PhJ1UJmJnologie, II, p. 207.

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DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL ", OA--..- - ' '....... '

Trinité divine en et pour soi, l'autre, développement de la reli­


gion absolue, histoire du rapport de la Trinité à l'humanité. Mais
cette représentation géométrique devrait être corrigée, éar le der­
nier syllogisme de la religion absolue, plénitude dU.2'0ya!:!,...me cj.e
l'Es.@jt, doit conformer adéquatement l'huriià:iüté-à la vie divine
par une universelle rédemption.
Telle est l'hypothèse de travail que nous devrons préciser et
vérifier dans les chapitres suivants. Elle exige, assurément que
le premier syllogisme de la religion chrétienne soit développé en un triple
syllogisme ditiinct~ -proprement trinitaire. Nous croyons le décou­
vrir en ces trois fameux syllogismes qui concluent l'Encyclopédie
et dont les trois termes sont Logique, Nature, Esprit. Si nous par­
venons à le démontrer, en expliquant les textes de philosophie
religie~es Vorfe~ungen, nous aurons resolu le problèmespécu­
Iatif qui vient d'être énoncé. Il apparaîtra, en cette solution, que
les syllogismes de la Logique transcrivent exactement la structure
de la vie trinitaire à laquelle se conforme la réconciliation chré­
tienne des hommes avec Dieu.

CHAPITRE II

LES TROIS PERSONNES DIVINES

ET LES TROIS SYLLOGISMES

DE VIDÉE ABSOLUE

Pour la pensée préspéculative - c'est-à-dire, selon notre phi­


losophe, préchrétienne - , la Trinité est énoncée sous forme de
problème arithmétique aussi simple qu'insoluble, comme la qua­
_'" drature du cercle. « Comment comprendre que cet Un infini
(être pour soi), qui est essentiellement exclusif, ~~ fasse q~~un
avec plusieurs Uns de même sorte, voilà, semble-t-il la contra­
diction la plus orte 1. »
L'entendement se croit quitte en fractionnant ou en compo­
sant, en reformant à sa guise des unités, mais ne peut simultané­
ment poser l'équivalence de chacun des trois et celle de leur
s0!!1..!!!~-2:vec l'unité. Sous couvert d'unifier en, distinguant,
Il l'entendement ne songe qu'à cette indépendance absolue de

l'Un, à la scission a solue, a--raIragmentation~C'est que Te


nombre est une catégorie de l'être, privé de réflexion et instru­
ment privilégié de la démarche dialectique. L~n ne saurait /i, '/ l "J' J
symboliser l'unité véritable qu'il divise à l'infini, rendant indé­
terminés les éléments obtenus. La Logzque e---Z'être dénonce cet
émiettement, cette désintégration inévitable de !J:Ln coïncidant
avec sa vacuité totale 2. « L'examen logique montre que l'Un est
plutôt de soi dialectique qu'indépendant et véritable, 2est un
-
être d'entendement Verstandesding 1). » L'échec de toute héno­
-

1. Die abs. Rel., p. 60-61.


2. Cf. Logik, l, p. 158 s. La dialectique de l'être-pour-soi n'introduit pas
ici à la subjectivité ou à l'intériorité. Elle concerne « l'être qualitatif accompli»
dont larÏégatiOi1dét~;minantene renvoie plus indéfiniment à un autre, mais
se retourne sur la limite pour l'effacer et exclure ainsi toute altérité. Il en
résulte une indétermination absolue. Mais parce qu'il s'agit toujours d'un
être immédiat, sans essence ni réflexion interne, cet Un vide est équivalent
au multiple en lequel il se résoud. En effet, « existant de manière immé­
, .'
~. '1~"':'~
c ""- 'J

LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

logie à constituer une théologie chrétienne se vérifie donc avec


éclat en matière trinitaire.
A partir de cette critique de l'arithmologie et pour introduire
à une doctrine trinitaire purifiée, Hegel livre bataille à l'enten­
dement, à ce Xerstand théologique qui a forgé un bar:age à la
compréhension en dénaturant les « r~présentations spéculatives»
, de la f0..L2Eimitive. Il divise et solidifie, annurePact~ vivantqui
maintient dans son mouvement créateur les différences consti­
tutives de l'être divin.
Depuis les spéculations gnostiques - contaminées par plus
d'images et d'allégories que d'idées philosophiques grecques -les
tentatives manquées de systématisation juxtaposent des principes
séparés ou superposés selon une hiérarchie incapable de symbo­
liser le rapport des personnes 3. A vrai dire, on veut ainsi sauve­
garder !,universalité abstraite d~ l'Un_indétermig.é e~~pit de
l'adoption d'une révélation précise _de Dieu sur Dieu. Le Dieu
incompréhensible et caché, à peine accessible auxinitiés, reste

diate, son rapport négatif avec lui-même est également un rapport avec un
existant ». Il y a ainsi répulsion de soi à la faveur de cette négation fragmen­
tant un même être lorsqu'elle ne renvoie plus à un autre, les éléments obtenus
étant aussitôt vidés et égalisés par l'indétermination nivelante. Fragmenta­
tion qui se poursuit indéfiniment en réintroduisant la dialectique du pseudo­
infini qu'on croyait avoir surmontée. « L'Un est un devenir aboutissant à des
Uns multiples. » Cette dialectique a po~effet de situer l'être dans la quan­
tité : le nombre surgit, constitué de la multiplicité des Uns identiques et par
l'opération totalisante, inverse de la division indéfinie, mais réglée par le
même principe d'identification.
On a souvent identifié la méthode hégélienne à un rythme ternaire
passe-partout, selon le schème fichtéen de synthèse des contradictoires. Abor­
dant sa méthode dans une réflexion terminale de la Logique, Hcp·el rek!!e
une fois de plus cette intrusion du nombre. Il ajoute que, si l'on tient à cÔÏÏ1pter,
J la forme abstraiië' de la méthoëfeeSt quadruple et non triple. Eneffêi;8elon le
mouvemënt de la réflexion circulaire, le moment n gatif est double, altérité
1 et retour à soi. Il faut donc distinguer : position, négation, négation de la négation
\ et résultat, quoique le quatrième puisse être identifié au nouveau point de
dé!>îrt. -De même, au niveau du concept, la médiation nie la division d~jugè­
ment pour restituer la totalité objective. On voit qu'il n'est pas possible
d'interpréter la théologie trinitaire hégélienne à l'aide du schéma triadique
simple et grossier. Nulle part Hegel n'a présenté le Fils comme « antithèse»
du Père et l'Esprit comme leur « synthèse ».
3. Die abs. Rel., p. 63.
...... •
-
1 "

DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

un au-delà du Fils engendré et révélé selon le schéma de la chute.


La troisième personne cause alors l'emj>arras maj~r, comme le
montre le conflit au sujet du Filioque, la procession à partir du
Père et du Fils remettant en question le principe subordinatio­
niste 4. Le_Fils, Logo~ ou Sophia, démiurge rédempteur, reste le
second et l'Autre, étranger au Dieu lointain et muet. L'E.~prit
devient équi-voque, pré~c~m1:>igu de. deux personnes_radl­
ca ement distinctes. De toute manière, le passage ,de !'Un uni­
v~rsel à l'être différencié est manqu~. En place d'une vivaiïi:e
unité des personnes, on proposedes principes hypostasiés, séparés
par une distance infinie, comme l' « abîme » des valentiniens.
Ainsi l'erreur commune a sa racine dans ce principe de divi­
sion qui 0EPose Dieu. ~ son activité créatrice et salvatrice, fait
de celle-ci un être subsistant pour lui-même, mais relégué dans
une sphère inférieure. « La source de ce que l'on appelle hérésies
réside simplement dans le mouvement de la spéculation qui,
dans le passage de l'Un, de l'universel à la différence, distingue
cette activité, l'hypostasie, séparée de ['Autre (l'Un) qui, comme
l'Abstrait, repose au-dessus 4. » Il en résulte Une substitution qui
déplace la-.!éconciliation homme-Dieu et la prive de son sens
originel. L'Autre en Dieu, posé Autre de Dieu, est bien récon­
cilié avec le monde, avec sa création, mais c'est lui qui reste
infiniment distant de l'Absolu: r.?-0tre ~onscie~ est renvoyé~à
son malheur.
-r:à.-leçon qui ressort en clair de ces aventures, c'est que s'il y
a effectivement passage de Dieu à son expression, à son Logos,
à sa détermination manifeste, ce doit être selon un mouvement
q~i reto~ re~u, un~ e~ério_risatio!l qui s~cu~e
en ip.!~~risation, une reprise qui réunit Dieu à Dieu et qui doit
être distinguée comme un troisième moment. « Considéré de plus près,
ce Logos se détermine comme retour en soi, il contient un
nÏÛmentqui doit être distingué afin de saisir exactement la dif­
férence 4. » Mais avant tout, il convient de retenir ce moment,
non pour lui-même, mais pour la liaison qu'il procure entre
Dieu et son Autre, afin que la différence ne soit pas durcie en
dualisme définitif. Le premier principe auquel il faut tenir pour

4. Die abs. Rel., p. 64.


LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

c~p'reI!dre la Trinité, est donc l'unité de l'acte de détermina­


tion qui fait un circuit continu de vie en Dieu et que l'on peut
nommer Esprit, quitte à pourvoir ensuite ce terme d'une signi­
fication conforme à la distinction d'une troisième personne. Où
l'on reconnaît la doctrine de l'essence et son principe de circu­
larité déterminante. « La solution est que l'Espri~Ls:..e.!te to~a­
lité et que le premier principe n'est connu comme premier que
s'il est déterminé comme troisième, c'est l'activité en géné­
ral 5. »
Dieu comme acte et sujet, non comme objet d'entendement,
tel est le point de départ de la théologie trinitaire. Substitution
du mouvement actuel à l'immobilité morte, des différences
comme moments aux déterminations exclusives et cristallisées. Il
en est des p~-SQnnes' divines comme des prédicats signifiant la
perfection. Ils demeurent abstraits, discrets, extérieurement attri­
bués à une essence vide, tant qu'ils ne sont pas c~pris dans le
mouvement unitaire de celle-ci. Ils circonscrivent une nature
èITVine finie, tant qu'ils ne sont pas remplacés dans l'acte libre et
infini, inconditionné et illimité de l'autocréation. « Les prédicats
abstraits acquièrent leur sens dans le mouvement et cette réalité
est leur véritable finitisation... et les aspects apparemment divers
de ce contenu ne sont que des moment~e ce mouvement 6. »
Ainsi la doctrine de l'infinité inclusive du fini vient rallier celle
de l'essence réflexive. - --­
Ce vocable de « moment» est ici indispensable à la récupéra­
tion d'une conception dynamiq~_,!~~inité. Solidaire de la
circularité âeI'esseriëê; ilslgnifie un tempsde ce mouvement
déterminant-déterminé qui se rejoint lui-même. Pour insister sur
ce caractère transitoire de la détermination immanente à l'acte
autocréateur, Hegel parlera de « moments inquiets », évanes­
cents. Mais le terme est équivoque. C'est en l'alléguant que l'on
pourrait reprocher à Hegel de dissoudre l'être substantiel des
différences, de manquer le concept de personne et de tout
réduire à des aspects fugitifs de l'unité divi~N'oublions pas
qu'il s'agit d'un premier pas, retour de critique. En fait le déve­
loppement de la doctrine trinitaire conjuguera une double ana­

5. Die abs. Rel., p. 64' - 6. Ibid., p. 55.

86
DANS LA PHILOSOPHiE DE HEGEL

lyse, selon la réflexion circulaire de l'essence et selon le principe


des relations personnelles. Or, ces deux lignes doctrinales, que
l'auteur va s'efforcer de croiser constamment, ont une même
origine. C'est k concep.Ld'acte,_sig~nt à la fois mouvement et

~ suj~. « Dieu est Esprit, activité ab~oIJle, actus purus, c'est-à-dire


subjectivité, personnali~i~ie, différenciation absolue de lui­
même 7. » Comme subjectivité, il est personne, comme différen­
ciation absolue de lui-même, il est personne une et trine dans un
même mouvement de retour sur lui-même.
Considérons d'abord ce recours à la Logique de l'essence.
Indéniablement, elle vient se situer dans cette théologie trini-.
taire comme en son lieu naturel. De façon privilégiée, théologie
et logique sont ici en correspondance réciproque, le discours
logique transcrivant fidèlement rêtre éternel de Dieu, dans son
essence complète. Nous sommes ainsi invités à revenir de l'Idée
à l'essence, à retrouver et retenir ce fond de réflexion de l'être
en lui-même. Cependant, rencontrer et c9mprendre Dieu un ~t
trois, t~qu'~you!:}ui-même dans son ~t~!:!üté, c'e~app~­
hender comme Idée, comme le rationnel objectif, et non sim­
plement à travers ce pur mouvement de l'essence dans son prin­
cipe de détermination. C'est « l'Idée en et pour soi » qui est
« Dieu en trois personnes 8 ». Si 'iïO~devons re~ner au mou­
vement réflexif créateur, c'est pour récup~er l'origine, la forme
pure de la vie divine et revenir ensuite à la réalité complète de
l'Idée absolue. FE!!.e de quoi, oubHeux des étapes du discours
logique, nous saisirions I?ieù abstraiteJllent, comme cette Idée
morte que contemple l'entendement. La premlere tâche est donc
~ _.-._---------­
de restituer à cette Idée le mouvement intérieur d'où jaillit la
différenciation, fondement de la forme trinitaire. « La forme de
Dieu est, au vrai, son Idée et celle-ci est mouvement. La déter­
mination est conforme à la manière dont se constituent les diffé­ J
rences, elle y prend son origine 9. »
Ainsi, dans la révélation de la structure de l'être de Dieu, dans
« la manifestation du différencié », quand nous rencontrons Dieu
comme « puissance se divisant et retournant à lui-même infini­
ment », c'est:à-dire comme deux êtres qui s'opposeraient sans

7, Die abs. Rel., p. 57. - 8. Ibid., p. 56. - 9· Ibid., p. 55.


---~--­

87
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LOGIQ.UE ET REUGION CHRÉTIENNE

l'Esprit conciliateur, sans ce lien insécable de l'amour, sachons


qu'il l'est « comme négativité se rapportant à l'infini à elle-même,
c'est-à-dire comme réflexion absolue sur soi 10 ». Phrase qui
recueille exactement, dans les termes mêmes, toute la doctrine
hégélienne de l'essence. Puisque nous l'avons déjà précisée dans
l'exposé de l'Absolu déterminé, soulignons simplement deux
points d'application au thème trinitaire.
1) La jonction de soi à soi, symbolisée par le cercle, exclut
la progression linéaire de l'abstrait au concret en corrigeant
celle du simple au développé. Un exposé qui proposerait les
déterminations en succession serait complice d'une abstraction
opérée en brisant le circuit infini de l'acte pur divin. D'où cette
insistance de l'auteur sur la continuité grâce à laquelle ce q~i
e~L~er dans une présentation successive, non seulement
( rejoint le remier, mais e.§.Lsa P!ésupp~~ire. « En
) voulant ..Rader de Dieu ~n sa premiè!:.~ d~ter.rpinaiion et passer
) ensuite aux autres, nQ!!i parlons ~jà deJa trQi~~me : le premier
est le dernier 10. » Ainsi, le principe constant de la méthode hégélienne,
cette circularité qui élimine la vieille difficulté du principe premier, puise
sa justification dans l'unité-i-e l' ac~f!Ju par lequel Dieu se différencie
sans sortir de lui-même. Et puisque ce cercle réflexif « est déjà la
détermination de l'Esprit 11 », nous saisissons mieux encmé la
signification du privilège accordé à ce terme: la jonction de soi
à soi a pour clef de voûte ce « contrecoup de l'Esp!:.it 11 » qui est
à la fois résultat et fondement, être-posé qui pose simultanément
son principe en se nianTêomme résultat. « Commencer par un
immédiat et le poser comme un être-posé, les deux sont Un.. .~~lI1
et même moment dans l'~sprit absolu et, à la vérité, un seul et
même mouvement ~» C'est en ce sens, en désignant l'acte divin
par le moment qui lui restitue constamment l'unité, qu'on peut
~ dire que l'Esprit est le tout de la nature divine, « il est le !.~ut,
1 ~_présuppose et n'est le même qu'à la fin )J. Le même que soi,
, identique différencié, l'Esp!!.t est ainsi, éternellement et en dépit
de cette différenciation:-de cette altérité intérieure qui le struc­
ture, « être-près-de-soi 13 )J, conscience de soi sans distance ni rup­

10. Die abs. Rel., p. 62. - 1 I. B. der Rel., p. 174. - 12. Ibid., p. 175.
13. Die abs. Rel., p. 65.

88
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

ture, surmontant toute opposition. Par-là il m~~j.~~!ç_so~alité,


puisque « le rôle de l'Idée n'est pas de maintenir les contradic-
tions, mais de kg réSoudre 14». Ainsi es deuxvocao es, Tdee et
) Esprit:ï'un signi ant l'unité du subjectif et de l'objectif, de l'in-
térieur et de l'extérieur, du sens déterminé et de sa réalité sub-
stantielle, l'autre la reprise en soi, la réflexion interne, la cons-
cience transparente à elle-même qui ne cesse de se posséder en
se déterminant, con~g~nt ici pour définir le suje~e, s~gu1ier
et total, universel, la personne divine. Dans cette incessante
recupération de soi, par cette infinie circulation de vie qui tra-
verse toute limite intérieure, « la personne est la subjectivité
infinie de la certitude de soi, cetteréfleXIOn sursor~~ll~.Ja-diffé-
rence 15 ll.
"2) En insistant sur cette circularité spirituelle, on tend à sou-
ligner l'unicité de Dieu, afin de faire corn rendre son unité. La
résolution des oppositions dans l'identité personnelle fait de
D!~u un se~L~sprit, uni.gu~jet. La distinction des personnes
semble ainsi résorbée par cette doctrine de la réflexion. Mais ce
serait oublier que le principe du retour à soi convient à chaque
moment du circuit, à l'acte déterminant, à l'être-posé déter-
miné, comme au « cqntreE.2.up II réflexif. Aussi bien, ce cercle
fermé sur lui-même qui symbolise le tout de l'acte pur divin
« est en outre un cercle de cercles, car chaque membre, animé
par cette même méthode, est une réflexion sur soi qui du fait
qu'eUe retourne au commencement est elle-même commence-
ment d'un nouveau terme 16 ». Ce qui n'a rien de mystérieux:
tout moment rejoignant les autres, impliqués dans le circuit
unlque~ i.9.-l!..e pour son compte ~le de rincipe et de résultat.
Mieux, c'est en se réfléchissant sur lui-même, au sein de l'acte
infini de détermination que chaque moment permet au suivant
d'en faire autant, celui-ci profitant de la continuité opérée par
le précédent pour se rejoindre en ralliant les autres à lui,confé-
r~à la totalité s~minati~n propre. Hegel peut ainsi affir~
mer, préCIsément à propos de la Trinité: « Chacun de ces cercles
se fermant sur soi, cette réflexion-dei'Esprit en soi-même est en

14. Die abs. &1., p. 76. - 15. Ibid., p. 60. - 16. Logik, II, p. 504.

89
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

même temps le passage dans l'autre cercle 17. » La saisie alternée


des trois moments divins implique la saisie ümque de l'acte
absolu, les trois déterminations de l'Idée une même vie de
~p'rit, et réciproquement. Et de même que la- circulirité
unique, fermée sur elle-même, permettait une première défini·
tion de ~personne divi~e, ~j~t subsistant et certain de soi, la
triple circularité, impliquée dans la détermination réfléchie de
l'Absolu, renvoie à la Trinité des personnes: « Chaque moment
est un sujet 18. » Ajoutons que l'emploi du nombre, instrument
malheureux mais indispensable à l'exposition claire, se trouve
justifié pour autant que le problème arithmétique insoluble est
évacué, puisque les trois cercles, les trois sujets, doivent leur dis­
tinction a l'unique circularité par laquelle Dieu se différencie
en lui-même.
-Invoqu~r la personne nous fait dépasser la logique de l'essence.
C'est le concept, nous l'avons vu, qui est « conscience de soi
pure 19 ». C'est lui qui comme s_ujet inconditionné ou « substance
libérée» est « personnalité sing~lière » et c'est au concept pourvu
de son objectivité, à l'Idée absolue qui recueille toute sa création,
que Hegel attribuera la « personnalité pure 20 ». Avec le thème
des relations personnelles, nous regagnons le terrain conceptuel,
véritable élément du divin, et la réalité de l'Idée en laquelle se
précisera la nature complète de l'Absolu. Cependant, le traite­
ment conceptuel de l.a Trinité, qui nous permet de progresser
à partir du simple schéma de la réflexion circulaire de l'Esprit
vers une connaissance complète et distincte, appelle l'exposition
spé,culative, que l'analyse des rapports personnels ne saurait
qu'exiger et amorcer. Mais nous manquerions le sens de la théo­
199ie h!gélienpe en disjoignant les deux disco~initaires: la
simple description du lien d'amour personnel, qui distingue
pour unir, et la forme syllogistique. Le thème existentiel et la
formulation logique sont noués l'un à l'autre, transcrits l'un de
l'autre. Comme le concept logique est la forme pure du libre
sujet, l'ordre syllogistique précise les relations vivantes, concrètes
entre les personnes. C'est pourquoi, dans ses leçons sur la Trinité,

17. PMnominologie, Il, p. 272. - 18. Die abs. Rel., p. 6x. - 19. Logik, II,
p. 220. - 20. Ibid., p. 502.

go
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

Hegel passe constamment d'un style à l'autre, d'un thème à


l'autre, en s'efforçant toujours d'en établir les liaisons et l'équi­
valence générale. En aucun cas il ne s'agit d'une vulgarisation
de la science logique: si la forme articulée du logos hiloso­
phique doit clarifier les représentations et purifier les sentiments,
c'est -pour exprimer lus adéquatement la vi~ personnelle du
sujet absolu 1a « pure personna ité » de Dieu qui s'exprime eUe­
même dans le Verbe divin révél~
C'est la tradItion qui retient ce terme de personne, d{jouant
ainsi les ~ctions au nombre. « On ne dit pas seulementcrans
la religion chrétienne que ieu est une unité triple, mais qu'il
y a trois personnes 21. » Les unités sont interchangeables et si
l'arithmétique trinitaire échoue, elle peut donner l'illusion de
termes identifiables. Illusion qui disparaît, si l'on remplace les
symboles numériques par ces êtres" conscients de soi, indépen­
dants dans leur vivante liberté, que sont les' personnes'divines.
« Si la détermin'ation du Un paraît déjà insurmontable à l'enten­
dement, celle de la personnalité l'est bien davantage 22. » La
résistance à l'unification semble ici bien plus dure à vaincre.
Mais prenons-y garde: de même que l'énoncé arithmétique cor­
rect posait en problème l'égalité de la somme de trois unités
avec une quatrième identique, la tâche théologique est mainte­ 1
nant de corn rendre que 1es trozs. personnes sont une personne. L e 0'­
-,-..­ -~
C'oÂJ-·
dogme n'est pas respecté si l'on allègue un denominateur com­
mun qui n'est pas la personne, comme dans la formule ({ trois
personnes en une nature 23 ». D~ eE:. p~!lne danuon unité
comme il l'est dans sa triplicité. « La contradiction paraît poussée
alors au point qu'aucune fusion, aucun effacement de la per­
sonne n'est possible 24. » En effet, la personnalité étant « réflexion

2 1. Die abs. Rel., p. 7 r.


22. Personnalité désigne ici simplement la manière d'être de la personne.
Il est clâir, à cet égard, que rien, dans la doctrine hégélienne, ne contredit
la célèbre définition de Boèce, reprise par tous les scolastiques : ratio7Ullis
natur.e individ~a s~b:tantia, siyon :?~pren~ubstan4-e.c0œ.qte sujCi,t.
23. Ce qUi reJomt certames POSItIOns de la théologIe onentale opposées
aux formules scolastiques romaines. Cf. S. Boulgakof, Le Paradet, Aubier,
1946, p. 115 s.
24. Die abs. Rel., p. 71.

gI
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

sur soi dans la différence 25 », elle est sujet solitaire fermé sur
lui-même dans sa singularité exclusive. Mais alors, force est bien
de remarquer qu'un tel être limité, fini, circonscrit dans sa
sphère propre, contredit l'infinité divine. Conséquemment c'est la
ruine de la liberté inconditionnée du s.lljet divin, « la perte de la
subjectivité 26 » et finalement de la personne, réduite à l'objet sin­
gulier fini privé d'unj!J~lité. Il faut donc affirmer au contraire et
en toute cohérence: « La personnalité est liberté dans son être
pour-soi ~ni, elle est vraiment dans son concept, ayant ainsi
la détermination de l'identité avec soi, l'universalité 27. » Phrase
qui contient la solution hégélienne: ------.-­
Un sujet ne possède une singularité l'instituant personne
unique que si sa liberté, loin d'être l'indétermination et la pure
indifférence, est un être-en-acte déterminé, comme pourvu d'une
nature incomparable. Il faudrait donc dire, en un premier temps,
qu'il est un être-posé, dont la personnalité est un don distinct du
donateur universel qui est indéterminé mais déterminant et qui seul
peut être inconditionné. Mais alors cette personne n'ayant pas de
liberté absolue, inconditionnée, ne peut être divine. Particulière,
elle ne retrouve l'universalité et l'infinité qu'en se replongeant
dans le mouvement continu e 1 autocréation qu'en se redon­
nant à son auteur, en s'intériorisant en lui, lui offrant sa nature,
sa détermination, renonçant ainsi à la conserver pour soi dans un
isolement qui en ferait un être séparé, fini, abstrait, perdu hors
de Dieu. Ici s'articulent étroitement les doctrines de la réflexion
autodéterminante et de l'infinité inclusive du fini avec celle de
la personne divine. Une personne divmene détlent l'acte infini
constitutif de son autonomie qu'en se donnant; elle ne peut être
seule et n'est pour soi qu'en étant pour l'a.!;!!re; elle doit renoncer
à soi pour être soi, faire éclater sa limite pour être siDgU ière
sans sortir de ce circuit infini de don et de reprise, d'indépen­
dance et d'abandon, sans cesser d'être Die!:!-en Dieu. La per­
sonne absolue est donc un jeu de don réciproque e personne à
personne, un (c mouvement éternel » de distinction dans la fusion
de l'amour créateur et du sacrifice. Elle est un extrême dans
l'exacte mesure où elle est cc le renoncement à soi poussé à

25. Die abs. Rel., p. 60. - 26. Ibid., p. 72. - 27. Ibid., p. 61.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

l'extrême 28 ». Union du distinct qui est au vrai, ajoute Hegel,


« le spéculatif », puisque la conciliation spéculative n'est rien
d'autre que l'unité des différences.
Ce que la tradition préservait avec le terme de personne était
bien la substantialité des différences en Dieu, car il signifie cer­
tainement que « l'opposition doit être conçue absolument 29 ».
Mais au lieu de comprendre la personne divine dans sa singu­
larité et dans son universalité, dans sa détermination et dans la
vie infinie de l'Esprit, on l'a souvent réduite à un terme exclusif
et abstrait~ faute de comprendre la présence du fini dans l'infini
en réduisant celui-ci à l'indétermination pme-; oubliant que
« l'abstrait est le fini, le concret la vérité, l'être infini 30 ». Au
lieu de réfléchir à l'amour par lequel les êtres se libèrent, se per­
sonnalisent en se d~nt, au lie~d'analyser a conscieIiëede
soi où le sujëCsê iëëOïïllaît comme son propre objet, au lieu de
considérer simplement la famille dont l'unité est tissée d'amour
réciproque 3\ on s'est entêté dans la dialectique ruineuse des
êtres sépa~~§)et indifférents, ce qu'il faut appeler la personnalité
abstraite... 1Alors l'unité est réduite à la nature impersonnelle,
or~d'une divinité sans visage, juxtaposée à trois Dieux. Ou
bien, simplement et monstrueusement, l'unique -;personnalité
non résolue », rétractée en sa sphère fermée et jalouse dans sa
suffisance, s'identifie avec le Mal 32.
Dégagée de son aspect critique, cette analyse fournit cette rela­
tion conceptuelle simple, constitutive de la personnalité divine:
singulier-universel. Singularité de la liberté inaliénable, universa­
liléde ~ divinité-dansson identiœavec elle-même qui inter it
la fragmentation. Mais cette relation, capable de délimiter le
lieu théologique de la personne divine, ne saurait être énoncée
logiquement de manière satisfaisante, car la différence, l'altérité
de ses termes, seraient résorbées dans leur commune abstraction.
Le singulier de la personne est et n'est pas le Dieu universel. Pour
préserver la différence dans l'identité, il faut introduire le parti­
culier de la détermination, de la nature propre à l'être personnel
unique. Aussi devons-nous recourir à la médiation syllogistique.

28. Die abs. &l., p. 61. - 29. Ibid., p. 71. - 30. Ibid., p. 69.
31. Cf. Ilia.-;-p. 61. - 32. Ibid., p. 72.

93

LOGrQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

De plus, si l'on peut montrer qu'une ersonne doit être avec et


pour une autre afin de subsister, si l'on peut affirmer de façon
élémentaire que la. sipgul9-rité de chacune implique une com­
mune universalité, on ne saurait encore déduire lêS1TOis per­
sonnes, a ors que la triple forme du syllogisme promet une expo­
sition complète de la Trinité.
Ainsi la théologie trinitaire progresse à partir du mouvement
réflexif de l'essence, traduisant la différenciation interne de
l'Absolu, pour se parfaire grâce à la logique spéculative du
concept.
Le syllogisme trinitaire énoncé dans les Vorlesungen, reproduit
exactement dans le premier syllogisme e a re igion révélée de
l'Encyclopédie, a cette dispo:oition conceptuelle:
Universel - Particulier - Singulier.
Cette superposition adéquate à la première figure générale
du syllogisme montre, une fois de plus, que la Logique concerne,
sensu eminentiori, l'essence divine révélée. Mais la présupposition
et l'élément commun est l'Esprit, dans les trois moments de son
mouvement cirëû aIre complet, ({ considéré dans ses trois formes
en lesquelles il se pose 33 ». Les voici :
I) Père ({ L'ê1re éternel en soi et auprès de soi, la forme de
l'umversalité. (2) Fil~\ ({ La forme phénoménale, celle de la par­
/
ticularisation, l'être pour l'autre. » f3)Esprit. « La forme du
/

,l
retour en soi de la forme phénoménale, a smgularité absolue. »
Ce syllogisme, qui peut être nommé par son premier terme

(
extrême, syllogisme du Père, est ici présenté dans son aspect tout
logique et formel, comme s'il s'agissait d'une structure générale
de la divinité. De plus, c'est du Père qu'il y a particularisation,
c'est-à-dire de l'universalité pure ou négativité simple, qui n'est
rien en soi sans cette détermination posée. Et c'est au Père que
cet Autre constitué retourne en se singularisant dans l'Esprit.
l Telle est ({ l'histoire éternelle » de la personnalisation, pourrait-on
dire, de Dieu le Père. En d'autres termes Dieu est Père, au moyen
de sa particularisation ou phénoménalisation, par le détour de
cette détermination qui l'exprime, de cette Expression qui appa­
raîtrait comme son Autre hors de lui, si elle ne s'intériorisait

33. Die abs. Rat., p. 65.

94
!:)
~

e lj:.,.. [3 ...r A - 4- ~ A
]
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L.
L' -E: yL r~,,- -, ~ . l!:4"/~ -:. Cf,
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

grâce à l'Esprit pour être le soi singulier de sa conscience de soi.


On peut dire, par conséquent, que le Père est Esprit, non comme
troisième personne distincte, mais parce qu'il est sujet absolu
singulier grâce à elle, en elle, par et dans son amour réconciliant.
Quand nous remarquerons que c'est également l'Esprit, avec sa
puissance de singularisation, qui fait du Fils une personne, on
comprendra aisément que Hegel puisse affirmer que les trois
personnes soient trois formes de l'Esprit. Ce Royaume du Père,
essence logique complète, concept pur dans ses trois moments,
Idée logique, est Dieu en soi, « avant la création du monde et des
esprits finis », tel qu'il se manifeste, mais abstraction faite des
conditions historiques de révélation. Ici, pour éviter la méprise,
Hegel distingue soigneusement deux significations de en soi. Le
texte est d'importance 3~.
« Connaissant à l'avance la détermination du concept» - ce
qui renvoie à la Logique - « nous disons qu'il comprend ces
trois éléments. Mais en soi signifie: ou bien ces différences qui
proviennent du concept opèrent l'une dans l'autre leur passage»
- il s'agit donc du concept logique en lui-même et de son auto­
développement organique - « ou bien, ce qui est nécessaire ou
tout au moins possible, c'est pour notre réflexion que la première
détermination est un concept universel. » D'où ce clivage à ne
point perdre de vue entre la Trinité en et pour soi et la Trinité
en soi-pour nous, pour notre réflexion.
Selon le premier plan, tout objectif, l'Idée divine est déployée
dans ses trois sphères selon le maximum du discours sur Dieu, consi­
dérée à la lumière de la révélation, mais abstraitement, isolée de
l'histoire de la rédemption et de la foi der'î'Église. Il y a ainsi ~
une limite pour la pensée « en général », uniVerselle, décollée de
son insertion historique, de son rapport à l~ vie de l'Esp!it et
qui est celle de la logique pure. Ainsi conçue, la Trinité repré­
sente, dans le système hégélien, la Logique, recouvrant toute la
logique du concept armée de la doctrine de l'essence et qui se
rassemble dans l'Idée logique.
Selon le second plan, la Trinité correspond à tous les modes
en lesquels Dieu se manifeste à nous et par lesquels nous l'appré­

34. Die abs. Rel., p. 56.

95

LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNÉ

hendons: psychologiques, représentatifs, historiques, scienti­


fiques (au sens de la science philosophique). Hegel apporte beau­
coup de soin à ce détail. Chaque secteur en lequel se transcrit
pour nous l'essence divine constitue un vestigium trinitatis, comme
une réfraction de la Logique, du pie~ en soi dans toutes les
dimensions de notrë vie. Successivement 35: .
« Par rapport à la conscience subjective », Dieu est dans la
pensée pure, l'universel illimité; puis dans la représentation
comme manifestation particulière; enfin il est saisi « comme sub­
jectivité qui est le concept ». Alors même que la révélation chré­
tienne s'est produite, la théologie parcourt ces trois domaines,
selon ces trois modes de pensée: théodicée pure, christologie,
ecclésiologie et eschatologie du Dieu tout en tous. Où l'on re­
trouve les trois syllogismes de la religion révélée qui, assurément,
n'ont leur forme respective et leur ensemble organique que grâce
à la Logique qui est à la fois connaissance du Dieu révélé en lui-même
et forme générale conceptuelle de toute théologie, de toute la théologie. On
peut dire aussi bien que la Logique, l'Idée logique, est le Père, le
Royaume du Père ou Trinité en laquelle les deux autres per­
sonnes jouent en fonction du Père pour sa particularisation et sa
singularisation, et la structure complète de la Trinité avec les
trois figures du syllogisme que nous aurons à découvrir.
« Par rapport à l'espace et au lieu », Dieu est hors du monde,
puis « être-là » incarné, enfin « lieu intérieur » de1"i,.CommunautD
de l'Esprit, dans le monde et s'élevant au ciel, « pleine de grâce
ou comme glisë"'où Dieu est présent ».
Toujours pour nous et « par rapport au temps », Dieu est
d'abord dans son éternité. Quand on en distingue le temps, les
moments, qui sopt en Dieu contemporains, formant cette p1ili,.a­
tion de l'Esprit qui se présuppose et résulte de lui-même en se
déterminant, sont disposés en passé et présent-avenir. Passé du
phénomène de l'Incarnation et de sa préparation historique,
présent et futur de la réconciliation définitive 36.
Enfin, toute la science philosop~que se dispose dans son ordre

35. Die abs. Rel., p. 65-66.


36. Cette distinction entre le présent et le futur de l'Église est précieuse.
Nous la retiendrons en abordant l'eschatologie.

96
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

encyclopédique, Logique - Nature - Esprit, l'Idée logique


trouvant sa plénitude dans l'Esprit après assomption de la
ç Nature. Idée dd'EsP!it,__«_{te~~r;lle, e1'-i~l~?~~_ et pOl,l!.~oi, qui
\ se manifeste, s'engendre éternellement elle-même et jouit d'elle­
même éternellement comme Esprit absolu 37 ll. .
Celui qui tente de déchiffrer cette théologie trinitaire se trouve
ainsi renvoyé aux m"ystérieux textes ultimes de l'Encyclopédie.
C'est leur lecture attentive qm ne peut manquer de su"sciter cette
hypothèse explicative que nous énoncions au terme du précédent
chapitre quand s'imposait la difficulté spéculative des Vorlesunge rt
et des trois syllogismes de la religion révélée.
Ces trois syllogismes de l'Idée absolue, énoncés aux trois der­
~er~aragrap~ncy~opédie,expriment son étatdéveloppé
dû à sa « phénoménalité ll. Le premier est précisément Logique
- Nature - Esprit. Hegel ne dit pas Père - Fils - Esprit, ni
même Universel - Particulier ~ Singulier. On pourrait donc
admettre qu'il rappelle simplement les trois parties de l'ouvrage.
Mais un peu plus d'attention nous fait découv~ le même clivage
entre l'Esprit ou son Idée en et pour soi et pour nouS. Distinction
que peut masquer la séparation des trois termes;car elle conduit
à penser que l'Idée absolue divine se trouve seulement dans le
dernier, l'Esprit, les deux premiers désignant des sphères diffé­
rentes, Logique et Philosophie de la Nature. En fait cette séparation
ne concerne que l'ordre d'exposition scientifique, dans notre dis­
cours, des trois moments de l'Idée divine. Ainsi, « la médiation
du concept a la forme extérieure du passage » - ou transition
d'un thème à l'autre, d'une discipline à l'autre - « et la science
celle du cours de la nécessité, en sorte que c'est dans l'un des
extrêmes seul que se pose la liberté du concept comme formant
une unité avec lui-même 38 ll. On ne peüt mieux dire que la pré­
sence de l'Idée absolue èn et pour soi, autonome et complète
dans l'Esprit plénier, au terme de la seule Philosophie de l'Esprit
n'est due qu'à l'ordre synthétique de la déduction qui p~e en
résultat ce 1!J.e lurincipe pré~upp~Sê. C'est cette séparation
artificielle qu'il faut corrigërën introduisant les~trois termes dans
cette unité enveloppante, dans (~l' Idée éternelle existant en et pour
----
37. EncyclopUù, § 577­ - 38 . Ibid., § 575·
. =--­ - ..---­

97
7
~
LOGJQUE ET RELIGION \ClIRÉTIENNE

soi Il. Alors les extrêmes se montrent insérés dans le moyen terme
qui n'est lui-même que leur transition ou moment négatif, les
distinguant, mais s'effaçant pour les lier: « La Nature qui se
trouve entre l'Esprit et son essence ne les sépare pas, à vrai dire,
en deux extrêmes abstraits et finis, ni ne se distingue d'eux
comme un terme indépendant qui, différent, unirait simplement
des termes différents, car le syllogisme est dans l'Idée; quant à
la Nature, elle se définit essentiellement comme liëli de passage
et moment négatif, elle est elle-même l'Idée 38. »
Aucun doute possible. Abstraction faite u successif de l'expo­
sition, de l'ordre encyclopédique qui ne traduit pas la réalité, dif­
férenciée mais une, sans la décomposer, nous sommes bien en pré­
sence du syllogisme du Père et « des trois sphères en lesquelles
on doit considérer l'Idée divine 39 », selon l'exposé des Vorlesun­
gen. Comment dès lorsne pas pressentir quëles deux autres syl­
lôgismes qui, en cette dernière page de l'Encyclopédie, forment
avec le premier la structure complète de l'!..dée~lle,
concernent également la Trinité?
Reprenons la difficulté spéculative. D'un point de vue pure­
ment formel, logique, il s'avérait impossible de passer du concept
à la réalité complète de l'Idée sans le système des trois syllo­
gismes, alors que la première figure seulement était explicitement
réservée à la Trinité. Autant il est clair maintenant que les trois
syllogismes de la religion révélée ne concernent quernotrê'connais­
~ LI
sance progressive de Dieu, autant l'examen du prëffiier syllo­
gisme, explicitement trinitaire, en requiert deux autres, non de
l'Idée pour nous mais de l'Idée en et pour soi. Comment cette der­
nière serait-elle « tout entière dans chacune » de ses trois sphères, si
chacun de ces moments ne constituait un tout où les trois sont chaque fois
présents? De plus, comment les trois personnes auraient-elles cette singu­
larité universelle de la personnalité si, comme il a été montré pour le Père,
les moments du singulier et de l'universel ne jouaient dans la constitution
de chacune des deux autres?
Pour une première confirmation dé Cette hypothèse, deux
remarques s'imposent maintenant.
1) Ce rapport médiatisé du s-ingulier à l'universel dans l'Idée

38 • Erwyclopédie, § 575. - 39. Die abs. Rel., p. 56.

98
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

di~e comme dans ses différents sillages en notre conscience,


notre espace, notre temps, notre science, est un mouvement
rythmé en deux temps, dilatation et contraction ou extériorisation
et intériorisation. L'Idée logique « se perd en devenant Nature,
et extériorise l'immédiate imbrication interne de ses détermina-
tions de pure pensée en les séparant ». Et elle se récupère dans
l'Esprit, recueillant et réunifiant la Nature qu'elle transfigure.
Il y a ainsi une « sortie hors de soi )), aussitôt compensée par une
« rentrée dans soi » qui fait de l'Idée dans l'Esprit un être-près-
de-soi retenant intensément, spirituellement, son extension, d'au-
tant plus forte que celle-ci est plus vaste: « L'extension plus
grande est en même temps intensité plus grande. Aussi le plus
\ riche est-il le plus concret et le plus subjectif, ce qui se replonge
J dans la plus grande profondeur est en même temps le plus puis-
sant et le plus débordant 40. » Où nous retrouvons la « personnalité
pure » qui laisse être l'Autre, l'abandon e .àJui- .ême pour mieux
l'embrasser et 'unir à soi. « Elle embrasse tout, retient tout,
attelgiïâiit ainsi" sâ p1usgrande liberté 40. » Ce détour indispen-
sable par l'extériorité est plus précisément l'acquisition d'une
(( forme phénoménale » (des Erscheinung), d'une apparence au
moyen de laquelle la conscience divine s'apparaît\Q...mme en lun
Autre. En Dieu, dans sa personnalité, cette apparence intérieure
est son objectivité devenue transparente, identique à lui-même
dans l'Esprit. Non seulement Dieu se manifeste aux hommes
dans l'apparition du Fils que l'Esprit réunit au Père avec eux,
mais, éminemment, éternellement, il se phénoménalise lui-même
pour lui-même 41.
Or, c'est précisément ce mouvement, ce rythme, qui explique
le déploiement de l'Idée absolue, éternelle, selon l'Encyclopédie.
«( C'est cette phénoménalité qui est l'origine du développement
ultérieur 42. » Suit l'énumération des trois syllogismes de « l'Idée
qui se pense elle-même, vérité qui se sait confirmée en son contenù
concret comme en fa réalité de celui-ci 43 » et qui n'est autre
que l'Idée logique, mais dans son universalité concrète, déter-

40. ~git II, p. 502. - 41. B. d#r RBI., p. 203. - 42. Encyclopédie, § 575.
43· Ibid., § 574·

99
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

minée, particularisée puis singularisée~ Dieu le Père dans sa


Trinité. ."
.( 2) COIl!@ître cette vérité absolue, voilà ce gue Hegel apyelle
)1 philosophie dans· cette dermère section de l'Encyclopirlre: va:lne
serait donc l'objection selon laquelle le religieux serait ici résorbé
à la manière rationaliste, Dieu annulé comme une représenta-
ltion caduque. L~.rhilosophie n'est pas un stade supérieur à §
Jl. connaissance religIeuse chrétienne, mais sa confirmation, son
~j,.. aëlièVement, dans une unIonIntime avec lel5ieu trinitaire. On
S-V.lSf pourrait dire qu'il s'agit de vision béatifique qui apporte à la
connaissance par concept une perfectio.n intuitive, avet---suppres­
[ sion de toute aiStançe et r~pré_~entation. Il est vralqUe la
difficulté subsiste de savoir si cette « philosophie» requiert l'escha­
tologie effective, mais voici ce qui est clair: en disant que la phi­
losophie est « l'unité de l'art et de la religion 44 », Hegel affirme
que cette in.tuition de l~rit dont l'inspiration esthétique
cherche la présence sensible par l'œuvre qui transfigure l'être
naturel, se con'oint au lan a e s éculatif du chrétien. Alors
raison et expérience ne font qu'un, « l'intelligence ~te coïn­

j cide avec l'intelligence en acte », selon l'heureuse formule d'Aris­


tote dont notre auteur cite le beau texte sur la connaissance
divine à titre de point final. Toute Vie au monae hors de Dieu
estrnorte pour la vie dans l'Esprit divin, toute exténonté conver­
tie en I.ntlmité. C'est pourquoi, aux trois SYllOgism.. es de ,la reIi- J
gion révélée, « f~rmant l'uniq1.!e ~de l'Esprit avec .!!Ii-­
t meme 45 », mais traduite en connaIssance religieuse et selon la
s~sion historique, se substituent les trois syllogismes de l'Es­
prit en et pour soi, de la Trinité elle-même que nous connaissons
comme elle séconnaît.
Nous allons maintenant déchiffrer les deux derniers syllo­
gismes de l'Idée absolue afin de vérifier ce qui n'est encore
qu'hypothèse renforeèê.
A La forme du second coïncide avec la seconde fig~re de la
1.. Logique. Elle offre un ordre trinitaire nouveau où (~_ ~èr9 et
J (r~spr~sontcette fois en fonction du~Nommons-le ory ogisme
dUFifs.

44. Emyclopédie, §57 2 • - 45. Ibid., §;;)


-------~o
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

Nature Esprit Logique


Particulier Singulier Universel
Fils Esprit Père
Voici le texte. « Ce phénomène » - tout re~yllogisme
où l~ Nature est moyen terme - « es sublimé (aufge~n) dans
le second syllogisme en tant qu'il est ètêjâîaposifion même de
-l'Esprit qui est moyen terme du processus, présuppose la Nature
et la relie à la Logique. C'est le syllo isme de la réflexion spiri­
tuelle dans l'Idée; la science apparaît comme unwÏiÏlaTIrë--Sùb­
jectif, dont la fin est la liberté,et qui est lUi-même 1avolë-pour
se la produire 46. »
Dans cette suppression de l'apparence de l'Idée, de son Autre,
nous reconnaissons ce « c9.~-!recoup de J'Ewit » gui intériorise t
la détermination-posée dans son retour réflexif j20ur en faire,
l'Expression déterminée de Dieu en Dieu. Par cette introduction
J
dë1a détermination en Dieu, il concrétise l'Idée univ~~elle tout
en conférant à cette Nature sa singularité et sa conscience qui
la personnalisent. « Réflexion spirituelle dans l'Idée », en et
pour Dieu. Distinguons un premier temps qui appartient au pre­
mier syllogisme: naissance du Dieu-Fils gui apparaît comme l
Autre, é~ranger, être hors de soi de l'I.gée. « L'Autre est déter­
miné en tant que Fils (7» ui doit être « réel, extérieur, sans
Dieu, comme une chose ui est ». Mais, et c'est le deuxième
temps propre à ce second syllogisme, cet Autre engendré ne
serait pas personne divine, ne serait qu'une Nature athée et
morte, si l'acte de personnalisation spirituelle ne venait lui confé- \
rer sa conSCIence et l'universalité du conèept, de l'Idée logique. J
C'est ainsi que le Fils procède du Père et devient Dieu par
l'Esprit qui l'unit à la Logique. Il y a une œuvre créatrice du
p~~xtérion'sation,où il s'oublie, en quelque sorte, pour] fl.. 4f! .
[
1
~~r être le Fils et une œuvre restitutrice et divinisante de r
l'Esp~it ~e résout lui-même e~ Idée en rendant le Fils àu
Père. De l'apparence, de l'Autre, l'Esprit réconciliant, l'Amour


purifiant qui recueille en transfigurant, fait une apparence in­
terne de l'Idée, une altérité dans le même, une différence

46. Encyclopédie, § 576. - 47. Die abs. Rel., p. 93.

101
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

dans l'identité. « Cet être-en-soi de l'Autre est ainsi Idée


divine 48. »
Cependant, s'il est facile de commenter ce second syllogisme
en suivant les Vorlesungen, nous y sommes avertis, plus expressé­
ment encore-que pour le syllogisme du Père, de ne point confondre
le plan proprement trinitaire et celui de sa réfraction en notre
monde. Il s'agit, nous dit Hegel, d'éviter un contresens 4.9. Le
Royaume du Fils, en effet, outre cette constitution éternelle de
la seconde personne, concerne également l'histoire de la Rédemp­
tion et cette élévation de la conscience naturelle, d'abord prison­
nière du sensible, au savoir absolu, par la progression de la
réflexion spirituelle que décrit la Phénoménologie de l'Esprit 60.
Notons d'ailleurs que ces deux « histoires» sont liées, exactement,
que la Phénoménologie réussit ce passage au savoir absolu grâce
à la religlon révélée interVënant au terme de la longue ascen­
sion 10 ique et historique de l'esprit fini humain. C'est pour cet
esprit fini que l'Autre prend l'indépendance d'une Nature
impersonnelle et étrangère. Mais, en Dieu, cette séparation se
réduit à la position instantanée de l'être particularisé, simulta­
. nément récupéré. D'où le double sens du discours: « Que ce
( moment ait l'étendue, la largeur et la profondeur d'un monde,
) le ciel et la terre avec leur organisation infinie à l'intérieur et à
'.) l'extérieur, c'est la même chose que de dire: l'altérité est un
mouvement évanescent, la lueur d'un éclair immédiatement dis­
paru 61. » En vérité, c'est le sens trinitaire qui importe, car il ne
s'agit pas de deux aspects du même processus; ~ que nous aE,Pr.e­
n~ dans notr~ ..!!l0nde n'est que la transcription altérante de la
v~e mêgJ.e çk])ieu : « En Dieu, ainsi que la religion le présente,
l'altérité est le Fils, c'est-à-dire lui en tant qu'Autre demeurant
dans l'amour et l'essence divine; quant au Fils, il est la vérité
du monde fini 52. » Le théologi~n doit discerner cette procession
du Fils pendant que a.!.ti~te contemple l'Idée divine dans la
nature et cherche à collaborer à sa spiritualisation, pendant

48. Die abs. Rel., p. 91. - 49. Ibid., p. 86.


50. Ibid., p. 89. Même référence à la PhénoméTwlogie in B. der Rel.,
P· 184·
51. Die abs. Rel., p. 86-87. - 52. B. der Rel., p. 186.

102
DANS LA PH1LOSOPH1E DE HEGEL

que le savant et l~philosopl.!-e découvrent la Sagesse organisatrice


dans l'univers 58.
Ainsi, la « nécessité de la Nature » consiste à se laisser faire, en
quelque sorte, par l'Esprit, à devenir Esprit pour s'offrir, se
sacrifier et se réduire à « l'Idée qu'elle est en soi et qu'elle
devient pour soi », à acquérir l'unité et l'universalité de l'idéa­
lité logique, tout en recevant la singularité spirituelle de la
conscience de soi. Nécessité pour être personne libre, non de
cette indé~~ance ~xt~r~n~_qui en ferait un être mort, résidu
éjecté de la sphère divine, mais de cette autonomie propre qu'elle
reçoit en s'offrant au Père par un véritable abandon, en se réflé­
chissant en lui grâce à l'amour victorieux mais effacé, généreux
infiniment dans l'infusion de la personnalité divine.
Toute cette doctrine du Fils, dont le second syllogisme de
l'Idée absolue ne traçait que l'épure formelle, a sa meilleure tra­
duction dans la théologie hégélienne du Verbe, de la Parole. Il
s'agit plus que a'une analogie entre le Fils et notre langage:
avec ce retour par et dans l'Esprit du phénomène, de l'Autre à
l'Idée, c'est_un apparentement de l'homme-parlant à la seconde
personne qu'il faut recon.naÎtre. D'où l'importance constamment
. attribuée au langage dans fa philosophie de Hegel. « La parole
est cette simple ma:t:!ière de se faire entendre ui n'établitFJas
unediffé-rence solide ni n'endevientune, mais qUI se comprend
immédiatement et qu~ ainSi immédiate, est recueillie de même
dans l'inférlorite, rêtournant à son lieu d'origine 54. » Le geste,
le son, le signe se font oublier, au profit du sens -signifié, par une
réflexion instantanée de l'être naturel qui, dans l'esprit, la cons­
cience de soi, devient pure idée intelligible. :etre-Ià du verbe,
existence de l'essence, objectivité du concept: toute la ciëiiëe de
la Logique, avec ses trois parties est ainsi répétition, transcription
en dépit du successif de l'exposition, §illa..ge k. pl~p~ce
Vert>e éternel, selon le même ordre, IStre - Réflexion - filée.
« Ain~gique représente-t-elle l'Idée absolue dans son mou­
vement spontané comme étant le Verbe primitif, ce Verbe étant

53. Die abs Rel., p. 88.


54. Ibid., p. 82. Cf. aussi p. 87 et Phénoménologie, -II, p. 274. Tous ces textes
concernent explicitement le Fils dans la Trinité.

10 3
/

LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

bien extériorisé, mais d'une façon telle que son extériorité dis­
paraît, aussitôt aperçue 55. »
Assurément, la parole humaine ne parvient pas à s'hypostasier
pour se constituer personne. Néanmoins, pour nous aussi, point
de conscience de soi sans constitution du moi grâce à la mémoire
que porte et forme notre langage. Son prodige - d'introduire en
nous un être plein de sens, doué d'autonomie parce qu'il peut
être compris de tous, parce qu'il est pourvu d'une dimension
d'universalité et de nécessité rationnelle qui règle tous les juge­
ments particuliers - renvoie à ce miracle éternel de l'Esprit qui
confère au Fils la personnalité divine en le conformant au Père,
à l'Idée universelle.
Dans le syllogisme du Père, le Fils médiatise la relation Père­
Esprit. Mais le double rapport à ces deux extrêmes demeure sans
lien intelligible, sans nécessité. A lui seul, ce premier syllogisme
resterait une expression de la foi insatisfaisante pour la raison,
incapable de traduire complètement l'Absolu révélé. Avec le syl­
logisme de réflexion se découvre le jeu médiateur de l'Esprit
grâce auquel le Fils, Verbe de Dieu, est éternellement engendré
seconde personne. Reste à comprendre le rapport de la Nature
de Dieu, du Fils, à l'Esprit. Ici vient se placer le troisième syllo­
gisme - nous l'appellerons syllogisme de l'Esprit - , qui boucle le
système, le saturant de raison.
Esprit Logique Nature
Singulier Universel Particulier
Esprit Père Fils
Ici encore, la forme coïncide exactement avec la figure corres­
pondante de la Logique 56. Syllogisme parfait de nécessité qui
réunit les deux premiers dans les deux rapports de son moyen
terme aux extrêmes. Syllogisme disjonctif exprimant la différen­

55. Logik, II, p. 485.


56. Remarquons cependant que dans ces trois syllogismes de l'Idée abso­
lue, les extrêmes sont intervertis. Ainsi, le premier n'est plus E-B-A, mais
A-B-E et de même pour les deux autres. Ce n'était pas le cas pour les syllo­
gismes de la religion révélée. Certes, c'est le moyen terme qui définit la
figure. Mais ce changement n'est pas insignifiant. En effet, l'ordre du divin,
ontologique, est repris en sens inverse par l'exposé logique qui le traduit
en notre langage.

1°4

DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

dation, la division et la reconstitution simultanée de la divinité,


de la totalité de Dieu.
Le texte de l'Encyclopédie 57 semble ici particulièrement diffi­
cile: « Le troisième syllogisme est l'Idée de la philosophie. Il a
pour milieu la raison qui se sait, l'Absolu universel, qui se scinde
en Esprit et en Nature, faisant de l'un la présupposition comme
processus de l'activité subjective de l'Idée et de l'autre l'extrême
universel en tant que processus de l'Idée objective étant en
SOl. »
Point de mystère sur le statut de cette « Idée de la philoso­
phie », Hegel l'identifiant quelques lignes- pluSloin -=-aprèSune
coorte adjonction quênous expliquerons dans la suite - avec
« l'Idée éte~lle existant en et pour soi », Dieu Esprit absolU.
L'embarras naît de cette désignation du moyen terme, non par
« Logique» que l'on attendrait, mais par l'expression « raison
qui se sait ». La conscience, l'aspect subjectif, réfléchi, spirituel
transforme l'Idée logique en Idée-Esprit. Toutefois, Hegel pré­
cise que cette « raison qui se sait» est l'AbsQlu universel, retenant
la caractéristique de la Logique, son élément propre qui est aussi
celui du Règne du Père, l'universalité de l'Absolu divin. Il faudrait
donc conclure que ce milieu du troisième syllogisme est à la fois
l'Idée logique, le Père, conformément d'ailleurs à la structure
du triple syllogisme où chaque terme doit revenir trois fois, dont
une comme moyen terme, et le Père avec l'Esprit, unité complète
de la conscience singulière et de l'universalité divine, logique.
{ Nt;} sommes-nous (pas) en pleine confusion? Comment l'Esprit
serait=i extrême et moyen t~?
La suite du texte va nous fournir la réponse. Cette « raison qui
se sait, l'Absolu universel » se « scinde en Esprit et en Nature ».
Nous ne sommes plus en peine de c().œp..!~9re cette division ou
jugement (Ur-teil). Elle s'opère par l'acte au moyen duquel Dieu
se donne une Nature en lui infusant sa liberté, son autonomie
qui en fait un Autre du Créateur. Le Fils engendré pour être la
détermination particulière du Père s'en sépare en recueillant
cette indépendance. Tel est le premier sens de ce « jugement de
l'Idée ». « Le jugement de l'Idée doit être compris en ce sens

57. Encyclopédie, § 577·


LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

que le Fils acquiert la détermination de l'Autre comme 'tel 68. )1


Mais s'il y a division, chacun des termes divisés est transformé.
Le Créateur vient se situer à l'extrême du Fils comme un autre
être libre, conservant sa conscience, sa singularité, mais perdant
son universalité, s'en dessaisissant, puisqu'il laisse échapper hors
de lui l'être-posé. Alors on peut dire que cette universalité se
réduit à la pure Idée logique: la division de l'Idée, acte éternel
engendrant le Fils, équivaut à sa réduction à la structure logique
impersonnelle. Celle-ci s'évanouirait en être de raison pour lais­
ser face à face une conscience finie et un phénomène fini si le Fils
n'accomplissait simultanément son office médiateur, redonnant
l'Esprit au Père, la singularité à l'universalité, selon le premier
syllogisme. Et cette restitution n'est possible que si l'Esprit, loin
d'abandonner le Fils à une indépendance mortelle, fait transpa­
raître, par son pouvoir de réflexion, l'Idée universelle dans cette
Nature particulière, rapportant et conformant le Fils au Père,
selon le second syllogisme.
Cette seconde médiation qui rend possible la première, en
exige cependant une troisième. Pour que l'Esprit réfléchisse la
Nature, pour qu'il puisse la résoudre en Idée, il faut que sa sin­
gularité soit accordée avec la particularité de l'être engendré.
C'est dire qu'elle doit être liée avec la Nature par la médiation
de l'universalité seule capable de rassembler et d'étreindre le
divers infini du particulier. Par là, l'Esprit est à son tour cons­
titué personne divine, Saint-Esprit, car cet office universalisant
du Père lui procure un être substantiel propre, idéalisé, unifié,
mais déterminé. Le syllogisme de l'Esprit requiert les deux autres, mais
les rend possibles, il est leur présupposition indispensable.
Si nous disposons successivement les moments de cette ana­
lyse, nous n'obtenons, semble-t-il, qu'un cercle vicieux: le Père,
pour n'être pas pure forme logique mais personne divine, requiert
l'Esprit personnel. Mais celui-ci n'accomplit cette œuvre per­
sonnalisante que si l'universalité lui est conférée par l'acte média­
teur du Père, qui le pourvoit simultanément d'une Nature
déterminée. L'Idée médiatrice doit donc être dans l'Esprit et diffé­
rente de lui. L'Esprit personnel hypostasie le Père, le personna­

58. Die abs. Rel., p. 93.

106
t';,J? ­
,./i~'~,' /i. J .,,0_
. ,
DANS LA PlllLOSOPHIE DE HEGEL J..-' I~

lise, mais ne peut le faire que si celui-ci est déjà personne. A la


vérité, ce cercle n'est vicieux que par l'artifice anthropomor­
phique de la présentation successive. Car si l'Esprit est résultat,
s'il doit sa divine personnalité à l'œuvre du Père et du Fils, c'est
qu'il les comprend, c'est qu'il n'est Esprit qu'en étant Idée­
Esprit. On pourrait traduire cette circularité par cette formule:
Dieu, Esprit universel et personnel, Esprit-Idée, se détermine éternelle­
ment, se divisant pour être différencié, constituant en et par lui-même Père
et Fils grâce auxquels il se retrouve troisième personne. La même
œuvre d'amour qu'il accomplit en universalisant le Fils, en le
singularisant pour le redonner et le conformer au Père, permet
à celui-ci, alors constitué personne distincte grâce à la médiation
du Fils, d'universaliser l'Esprit, de lui rendre l'infinité, pour le
faire personne divine distincte. Dans le même mouvement, Dieu
se sépare de lui-même et se retrouve trois en un. Dieu n'est Esprit,
universel concret, singularité pourvue d'une Nature, qu'en étant
l'Esprit troisième personne.
Tel est ce rythme de la vie divine que Hegel veut nous faire
saisir, de l'Esprit complet à l'Esprit distinct. Dieu, dans sa toute­
maîtrise de soi, se déterminant et connaissant adéquatement sa
Nature dans l'unité de sa conscience de soi, est l'act~e surmon­
ter la limite, la finitude à laquelle il se réduit en délaissant sa
divinité, sôü universalité,afin de coITïiiiUniquer une parfaite auto­
nomie à cette Nature, au Fils, afin qu'il soit Autre, laissant en
place centrale le Père à qui la puissance créatrice est remise. Fini­
tude surmontée grâce à l'opération médiatrice du Père (troisième
syllogisme) constitué personne par l'entremise de l'Esprit lui­
même. Il nous faut ainsi comprendre que ce déplacement de
l'Esprit à l'extrême opposé du Fils est contemporain de l'acte par
lequel il constitue le Père, en universalisant et divinisant le Fils
(deuxième syllogisme) qui, à son tour, communique au Père la
singularité spirituelle (premier syllogisme). Dans le troisième
syllogisme, l'Idée médiatrice est également enveloppante, englo­
bant l'être total de Dieu en acte. Elle est ainsi l'Esprit, la « raison
qui se sâit );, l'être près de soCMais cette singularité universelle,
totale, toute déterminée et unifiée, se fait son propre agent
comme « processus de l'activité subjective de l'Idée », réfléchis­
sant et personnalisant le Fils qui devient « Idée objective », uni­

1°7

LOGlQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

verselle elle aussi, Verbe manifeste de Dieu. En d'autres termes,


cette Idée médiatrice, dès que la division s'opère et pour autant
que nous pouvons séparer ce moment qui n'est, au vrai, qu'une
opération distincte d'un même acte, est le Père, la Logique 59 per­
sonnalisée qui rend en échange à l'E~prit l'universalité au
moyen de laquelle la Nature divine, le Fils~n r , est récu­
péré, réconcilié, l'aliénation supprimée, la distance Esprit-Fils
annulée.
Cette simultanéité de deux actes, mieux, cette identité d'un acte
à deux fonctions s'impliquant mutuellement - déposition de
l'attribut d'universalité dans la position de l'Autre et promotion
de cet Autre à l'universalité - , définit le pur amour de l'Esprit
qui donne tout au Fils, le divinise, lui confie le rôle médiateur
dans la personnalisation du Père, et retrouve grâce à ce dernier
une personnalité propre, distincte: victoire de l'amour dans son
plus grand abaissement, reconstitution de soi dans le plus
complet déchirement. C'est encore cette simultanéité, cette
unité d'un double jeu que Hegel signifie en soulignant, confor­
mément à la circularité réflexive, que « rEsprit se nie comme
(t résultat 60 ». L'exposition syllogisti ue luidorÜÏé une troisième
\ place q~'première on!2!ogiguem~nt---:«L ~prlfa solu, pré­
i cisément parce qu'il ne provient pas d'autre diose, est lui-même

Î to~t~ ch~se. En se révéla~l!at et vérité _de tout, il_ prQ!lve


qu'il est l'être_ E!'emier par lequel existe tout ce qui est 60. »
Toute_ fa-vie divine est dans_et par l'Esp!:.it qui ne cesse de
s'appartenir alors même qu'il se scinde et se fait, comme Nature,

59. Nous avons vu que la Logique est le Verbe de Dieu, son exposé complet
retraçant le second syllogisme :
/ttre - Réflexion - Idée
Mais son contenu essentiel est le Père, manifesté par le Fils, comme Idée
absolue récapitulant et totalisant toute la Logique qui en vérité, la pré­
suppose dès le commencement :
Idée - /ttre - Réflexion
Il faut ajouter qu'on y retrouve le syllogisme de l'Esprit dont elle prend
la place centrale :
Réflexion - Idée - Idée objective
Ainsi retrouve-t-on la Trinité dans la Logique même, dans la mesure où
les trois personnes sont présentes au Père.
60. B. der Rel., p. 174.

108
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

son propre objet, l'être auquel il s'oppose. « Il se fait son propre


phénomène » en se séparant de lui-même. « Ce double mouve-
ment est la vie divine 61. » L'unité divine est cette éternelle
conquête de soi par laquelle « l'Esprit est la conscience de soi
comme Esprit 62 ».
Puisque l'Idée médiatrice de ce troisième syllogisme est l'Esprit,
universel et singulier mais constituant l'Idée logique (le Père) en
se constituant lui-même, l'instituant son propre médiateur en se
reléguant à l'extrême du Fils pour le laisser être en toute auto-
nomie, il faut enfin affirmer que le Père est posé par l'Esprit. Il
y a une « position de l'Idée » selon une lecture correctrice plus
conforme à la vérité, mais moins propice à l'exposition spécula-
tive. En ce sens, l'Idée logique vient en second, résultant de
l'Esprit, et disposant à ses extrêmes Nature et Esprit. Mais
alors, pour autant qu'on puisse s'arrêter à ce moment qui est
immédiatement commué en acte victorieux de l'Esprit ressaisis-
sant la Nature et l'universalisant, ces deux extrêmes apparaissent
finis, privés de l'universalité divine qui les repousse d'elle-même
en se dépersonnalisant. » L'Idée logique... cet être premier, immé-
diat, apparaissant non posée» - selon le schéma du premier
syllogisme et l'ordre encyclopédique - « n'est donc pas immé-
diate. Au contraire, elle est l'être que pose en premier l'Esprit
absolu. Et l'Esprit absolu n'est que la position de l'Idée (setzen
der Idee) ainsi que de la Nature et de l'Esprit finis- 63• »
Le troisième syllogisme est donc susceptible d'une double for-
mule. L'une simple, conforme à la structure des deux autres.
L'autre développée, faisant apparaître les deux médiations des
syllogismes du Père et du Fils comme ses propres membres. Et
selon cette dernière, le moyen terme n'est plus la simple Idée
logique impersonnelle, mais le Père dans et par l'Esprit, l'Idée-
Esprit ou « raison qui se sait ».
1. Esprit Idée-Père Nature
2. Esprit Fils Idée-Esprit Esprit Fils
Mais, nouS venons de le voir, c'est cette Idée-Esprit qui
est première et fondement de l'Idée logique, le Père étant cons-
titué personne grâce à cette réflexion infinie qui lui restitue le

. 61. B. der Rel., p. 175. = 62. Ibid., p. 176. - 63. Ibid., p. 174.

lOg
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

Fils. Afin de bien mettre au clair l'articulation complète de cette


spéculation trinitaire, il nous faut donc distinguer les cinq
moments suivants.
1. Esprit (singulier-universel) -+ Autre (Nature posée)
C'est l'acte créateur inconditionné désigné par sa puissance
positionnelle. Cette position pure et simple aurait pour effet
l'autodestruction de Dieu, car son universalité se réduirait à
l'Idée logique, cependant que l'Esprit perdrait cette Nature en
devenant fini comme elle:
2. Esprit-singulier +- (universalité logique) -+ Nature finie
Mais ce moment de scission est inséparable de l'action média­
trice de l'Esprit qui divinise le Fils en conférant l'unité person­
nelle à la Nature particulière:
3. Idée universelle Esprit Fils (second syllogisme)
Le Fils peut alors lier Esprit et Logique pour la personnalisa­
tion du Père:
4. Pere Fils Esprit (premier syllogisme)
Enfin, le Père vient au milieu, réconciliant Fils et Esprit, le
siflgulier et le particulier, par son universalité:
5. Esprit Pere Fils (troisième syllogisme)
Devant cette merveille 64, prenons soin de ne pas oublier la
distinction soigneusement établie par Hegel, comme pour les
Il deux premiers syllogismes, entre la vie divine elle-même et sa
U 1.. t~sposition en notre monde et notre histoire pour la connais­

64. Une difficulté subsiste en dépit de cette double lecture et de la circu­


larité invoquée. Il faut bien admettre que l'Esprit, en se reléguant à l'extrême
de la Nature de Dieu, en se finitisant, est cependant demeuré divin pour
personnaliser Père et Fils. Pour être réelle, la division, la scission, doit être
négation absolue. Or c'est une autre négation absolue, au sens de négation
de la négation, de négation circulaire infinie, qui explique le remembrement
sliilUitané~mais Hegel ne s'est clairement expliqué sur ce double sens de
négation absolue, pas plus que sur ce « jugement absolu » qui est division
radicale 8t suppression de la division. L'équivocité subsiste, alors que les deux
opérations doivent être d'un même acte de l'Esprit. n man~ à l'achève­
~ e une clef d'inte. réta!ion dont l'absence margue peut-être
la limite de notre discours qUI, ma gr e schéma circulaire correcteur, ne
p~t â passe!. e s~cceas de l'exp"'osi~n. La corn réhension doi.0~er ~
la saisie de..fet unique et aOüble rythme éternel e la VIe âivine qui n'est
parfaitement transparente que pour l'Esprit lui-même.

110
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DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL \

sance philosophique et religieuse. En chacun d~u~ nature et


ëonsciènce s'opposent et toutce monde naturel apparaît l'Autre
de l'Idée dans sa résistance et son hostilité. « L'altérité qui
demeure dans le statut de l'être en et pour soi est néanmoins la
vérité de cette altérité telle qu'elle apparaît comme monde et
conscience finie 66. » Pour nous la division n'est pas surmontée.
Il faudra que l'œuvre rédemptrice du Verbe incarné soit conduite
à son achèvement complet par l'Esprit réconciliateur. C'est
pourquoi l'interprétation proposée, qui fait interférer les syllo­
gismes de l'Idée absolue avec ceux de la religion révélée, ll~ 2eut
se justi:6.er sans une explication claire du rapport entre Dieu et
l'Histoire teLq!1~ l'a compris Hegel. Nous pouvons, certes, ce­
ler dans la nature et l'esprit finis la même présence de l'Idée,
ce qui nous montre qu'ils ont en elle « leur racine unique 66 n,
mais il faut reconnaître dans cette, considération subjective le
rayonnement de la vérité objective de la vie divine 66. Et si la
science découvre une nécessité spéculative dans la présence de
la Logique au développement de l'Univers, sachons reconnaître
que cette nécessité n'est que le sillage et l'envers de laliberté de
Dieu, qu'elle est « un moment intérieur de l'Esprit même ».
Ceci nous fait mieux comprendre pourquoi, selon Hegel, « le
mouvement de la pensée est également celui de la chose 67 n. La
Logique peut être une logique absolue, logique de l'être, dans la
mesure où elle transcrit en nécessité rigoureuse la liberté de
l'acte inconditionné par lequel Dieu se crée éternellement. Dieu
se sait, est « raison qui se sait n dans son propre mouvement
interne et, s'il se révèle, nous devons parvenir à le connaître
comme il se connaît. Du moins devons-nous le tenter.,Grévé­
latigg est ainsi médiation de la Logique qui s'efforce d'énoncer le
statut de l'ttre révélé. A son tour, le discours théologique
exploite, comme nous l'avons vu, le contenu essentiel de la
Science de la Logique: l'~i é inclusive du fini, la théorie de
l'essence, l'organisation syllogistique, a doctrine de l'Idée, tout
est ici conjugué et unifié. Carf~lle- est, - c'est la prétention du
philosophe chrétien - Logique de Dieu, structure de sa vie
intime. Cet autodéveloppement du concept, transposé du Verbe

65. B. tUT Rel., p. 173. - 66. Ibid., p. 168. -67 Ibid., p. 169.

1 Il
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

divin en la parole humaine, explique cette proposition qui clôt


l'énoncé du troisième syllogisme de l'Encyclopédie: « L'auto­
division (sich-urteilen) de l'Idée en ses deux phénomènes les déter­
mine comme ses manifestations et elle s'unifie en cette raison (qui
se sait), en sorte que c'est la nature de la chose, le concept qui
se développe, et que ce mouvement est tout autant l'activité de
connaître. »
CHAPrTRE III

TRINITÉ ET VERBE INCARNÉ

LOGIQUE ET HISTOIRE

Nous avons découvert, pour la théologie trImtaIre, deux


étapes, deux niveaux. D'abord une exposition complète reposant
sur la théorie de l'essence, dont l'exploitation est suivie d'Une
formulation conceptuelle limitée à la première figure du syllo­
gisme. C'est celle des Vorlesungen. Puis, quand l'Idée absolue se
révèle Idée de l'Esprit, lorsqu'elle n'est plus seulement l'unité et
la réalité complète du concept en soi, quand elle apparaît per­
sonnelle, consciente d'elle-même, « raison qui se sait », l'exposi­
tion spéculative se complète, la structure à trois syllogismes se
précise. Ainsi nous avons dû recourir au texte final de l'Encyclo­
pédie. Alors que Hegel ne fait plus allusion au vocable « Trinité »,
dans ces derniers paragraphes, ce rapprochement semblerait
bien artificiel et arbitraire si le texte même des Vorlesungen ne
contenait plus que des renvois discrets à la triple forme syllo­
gistique. Nous avons tenté de montrer qu'il n'est compréhensible
que par les commentaires qu'il nous fournit de cette triple
médiation - exigée pour transcrire complètement dans les termes
de la logique conceptuelle la doctrine prélevée sur la réflexion
circulaire de l'essence.
Il reste que cette séparation étonnante, cette dispersion du
discours théologique dans l'œuvre du philosophe, requiert une
explication. Sans doute ne faut-il pas exagérer la distance,
puisque ces leçons sur la religiQrut-h~olue suivent le tracé précisé
dans les trois sy110gismes de la religion révélée, qui précèdent de
quelques pages, dans l'Encyclopédie, ceux de l'Idée absolue. Mais
nous passons du « religieux » au « philosophique », par l'inter­
médiaire de l'art. Aussi, l'écart qui subsiste, conformément à la
signification que nous avons précisée 1 de cette « philosophie »,

1. Cf. chapitre précédent, p. 100.


LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

est-il exactement entre la raison spéculative éclairée de l'intui­


tion nous permettant un langage sur Dieu plus adéquat et
la raison séparée, e.!1core éloignée de Dieu faute d'une récon­
ciIlati0I!.- complète deSliOinmes avecî~Esprit univeisçI. Du pre­
mier syllogismede la rclIgion révéféë aux trOIS syllogismes de
l'Idée éternelle, il y a toute l'histoire du christianisme, de l'Incar­
nation à l'eschatologie. Suivant une méthode rigoureuse, Hegel
s'interdit un exposé spéculatif complet de la nature de Dieu,
tant que la révéla!~(m n'est pas saturée par la présence effective
dûroyàuine -de Dieu. Seulement, la progression intermédiaire
suivie dans les leçons sur le royaume du Fils, puis sur celui de
l'Esprit, -les deux derniers syllogismes de la religion révélée-,
a pour armature conceptuelle une disposition logique identique
à celle des deux derniers syllogismes de l'Idée absolue. Ces deux
séries de syllogismes ont le premier en commun, mais la diver­
gence des deux autres ne saurait être une différence logique. Au
contraire, c'est par l'identité du logique qu'eUes se confondent
et la différence est exactement celle du religieux et du philoso­
phique, c'est-à-dire, de la réalisation partielle et progressive de
la réconciliation homme-Dieu et de sa réalisation complète au
terme de l'histôirëd.e a refigion chrétienne. Il nous faut dire,
par conséquent, que le discours « religieux» est moins théologique que
le discours « philosophique )) et que c'est l'Idé~ é.ternelte qui com­
maI!d_e et ren~. ppssibkJ'histoi~de_!1otruéconE!liation par dIe
et en elle... si nous respectons bien la thèse de Hegel selon laquelle
le complet est le véritable commencement, en dépit de l'ordre
d'exposition.
Dès lors, l'explication trinitaire, toute théologique, que nous
avons proposée des syllogismes qui concluent l'Encyclopédie, en
exige deux autres. En quel sens l'Incarnation et la réalisation
du rpyaume de Dieu sont-elles le sillage de la vie divine trini­
taire qui les rend possibles et réelles? Pourquoi Hegel prés~!1-!e­
t-il ce Royaume comme réalisé et la connaissance de Dieu ache­
vée, en sorte que l'histoire du christianisme apparaît comme
simple rétrospection? Nous répondrons à la première question
en examinant, dans ce chapitre, la théologie hégélienne du Verbe
incarné. La seconde, indispensable pour apprécier le rapport
du religieux au théologique, requiert un examen de l'ecclé­
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

siologie de Hegel. Nous lui consacrerons toute la troisième partie.


La nécessité de l'intervention du Fils de Dieu dans notre histoire
peut déconcerter les esprits par la négation de la liberté divine
qu'elle semble impliquer. Elle est cependant clairement et cons­
tamment invoquée par notre philosophe, pourtant si soucieux de
l'autonomie divine. II faut essayer d'en saisir le sens. Selon
(Hegel, nous .I!.e pouvons comprendr~ thistoire_ des _hommes
1 à moins d'y déceTerunelOgiqu.e qui ins~e dans La trame histo­
rique, dàiis sa contingence, la Logique absolue, sa forme-modèle,
, c'esi-~.:..gir:.e l'~~e déterminé par lequel 1'F;.sprit se con~ti!ue
E~pri~.complet, univi:Isel concret. Nous ne le pouvons pour deux
raisons: parê'e que la logique' ne saurait être équivoque sauf à
proposer un contresens annulant le discours, c'est-à-dire deux
non-sens, et parce que le caractère absolu de la logique de la vie
divine, sa parfaite réussite, relativise le sens de toute autre vië,
quClui est conforme ou n'est pas. Reste à savoir si, en fait, l'his­
toire humaine offre une logique analogue, épousant celle de
l'Idée éternelle. Or, si la possibilité et la réalité de cette analogie
peuvent être établies, la nécessité de l'intervention de Dieu dans
notre histoire nous fait inévitablement participer à sa propre vie.
Prouver cette nécessité, c'est justifier cette proposition princi­
pielle : « L'Idée absolue doit devenir pour et dans la conscience,
la vérité pour et dans le sujet 2. » Non seulement l'exigence de la
manifestation de Dieu en personne doit être reconnue comme
un fait historique 'décisif, mai;la réponse de Dieu à cette exi­
gence, sa venue effective dans notre monde doit apparaître iné­
vitable, étant donné ce qu'est Dieu et ce que nous sommes. On
voit qu'il y aurait ici un cercle, puisque nous ne savons ce qu'est
Dieu que par la révélation, si cette thèse n'était celle d'un théologien,
et, il faut bien le dire,-d'un croyant, pour qui cette révélation
\ sert de principe et éclaire tout jugement sur l'histoire. Car il n'y
1 a qu'une histoire, « l'histoire de l'Idée divine dans l'esprit fini 3 »,
1 qui ait un sens pour Hegel. Mais il ajoute qu'elle présente deux
côtés; elle est « l'histoire même de la conscience finie », notre his:­
toire effective, et « cette histoire en tant qu'objet pour elle, c'est­
à-dire telle qu'elle est l'histoire de Dieu, telle qu'elle est en et

2. Du abs. Rel., p. 112. - 3. Ibid., p. 95.

115
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

pour soi lJ. Ainsi, notre histoire ne prend une signification que si
Dieu nous la révèle en se révélant à nous, en croisant sa vie avec
la nôtre, nous apprenant que « ce qui rend nécessaire cette his­
toire, c'est d'abord l'Idée divine, à savoir que Dieu comme
Esprit est ce processus 4 ».
- La théologie de l'Incarnation et de la Rédemption qui expli­
quera cette association de notre histoire à la vie de Di~u exploi­
tera la doctrine trinitaire. Elle est constituée de ces quatre argu­
ments qu'il nous faut bien distinguer:
C.r. La vie de Dieu réalise éminemment en elle-même l'~~é "­
de la nature divine et de la nature humaine.
.-2. L'homme, dans l'histoi~e qui precééfe la venue du Christ,
dispose sa nature et son esprit conformément à la logique de cette
unité, sans pouvoir la réaliser de lui-même. --­
3. L'identité de l'acte par lequel Dieu se crée lui-même et
crée les êtres finis lie son propre sort au nôtre, fait ~ ~unité
indispensable une ré~lité in~vitable.
4. Cette Incarnation exige la mort et la résurrection du Christ,
conformément à la logique trinitaire.
Nous expliquerons successivement ces quatre thèses. Dieu ne
serait pas l'être absolu et déterminé, s'il restait opposé à sa propre
nature, comme une conscience finie séparée de son objet. La
réflexion absolue de l'acte autoconstituant replace le fini dans
l'infini, mais sans l'annuler, afin de retenir la détermination de
la nature divine. Nous sommes familiarisés avec cette double
doctrine de la réflexion et de l'infinité. Son application présente
est simple affaire de définition: (( en appelant nature divine le
concept absolu lJ, c'est-à-dire l'acte autonome infini de Dieu se
déterminant, en en distinguant la conscience du Fils qui serait
un être fini hors de Dieu sans cette réflexion de l'Esprit, « la
conscience de soi finie ou ce qui se nomme la nat~maine 5 lJ,
on peut dire que « l'Idée de l'Esprit est d'être l'unité de la nature --­
divine et de ~?- nature hYP1-!l!!1e 5 lJ. Cettëë'ipression, (( Idée de
l'Esprit lJ, nous renvoie au troisième syllogisme de l'Idée absolue
en fournissant une précision nouvelle. Les deux extrêmes de
cette Idée étaient k!1ls et l'Esprit. L'un comme Nature, l'être

4· Dù abs. Rel., p. 96. ­ 5. Ibid., p. 38.

1I6
DANS LA PH!LOSOPHIE DE HEGEL

particulier, l'autre comme conscience, le Soi singulier. Mais ils


;1 ne sont deuxième et troisième personnes divines que dans la vie
~ infinie qui implique l~édiation de l'Esp!it, sin ularisant le
3 Fils et l'universalisant en le restîtuant au Père. La nature
hUin~finie, n'est on-z-pas ~résentée par"kFlls comme per­
sonne, mais par cette Nature séparée, abstraite que serait le Fils
sans la médiation de l'Esprit. Dès lors, il faut dire que cette
nature humaine est à la fois être naturel et esprit fini, puisque
l'isolement de la Nature se conjugue avec celui de l'Esprit, tous
deux réduits à la finitude qui devient leur élément commun. En
d'autres termes, cette nature humaine est une division entre
nature finie et esprit fini, division à laquelle se réduirait, nous
l'avons vu, ce troisième syllogisme, sans l'œuvre réconciliatrice
de l'Esprit; nature et esprit finis, privés dèT'üïiivérsâl1tédivine,
de l'Idée réduite elle-même à l'abstraction d'une Idée logique
impersonnelle. C'est donc parce que I~tr~~ain est privé du
:Q!eu Père, de l'être universel, qu'il reste lui-même divisé,
déchiré: tel est le statut de sa finitude. Inversement, c'est parce
que l'Esprit divin personnalise le Fils que le Père peut se consti­
tuer personne par la médiation decelui-ci etrestituer le Fils à
l'Esp'rit troisième personne: la présence du Père à 1'~1Prit et' au
Fil.s nie éternellement leur division, leur séparation et donc leur
finitude. Négation qui préserve et promeut, puisque cette fini­
tude surmontée reparaît dans la distinction des personnes. Ainsi,
saisissant cette vie intime de Dieu comme acte complet de l'Es­
prit, on y découvre une implication réci roque de détermination
et de liberté çle fin~t d'infim, e distinctiÜÏ1et d"unité, acte
pleinement et éternellement réussi, que manque l'homme séparé de lui­
même et de Dieu, déchiré parce que loin du Père. Et nous pouvons
affirmer: « L'Esprit est donc le processus vivant qui consiste en
ceci: l'unité de la nature divine et de la nature humaine s'est
produite reellement en soi et pour 8016 . » --- ­
~In.~ation du Fils de Dieu dans notre monde ne devra
point étonner puisqu'elle sera conforme à la vie même de Dieu.
Quelle que soit sa merveille qui en fera l'événement majeur et
central de notre histoire, eUe ne sera qu'u~épétition et u~e

6. Die abs. lM., p. 38.

II7
LOGIQUE ET RELXGI0N CHRÉTIENNE

application d~ ~e_!l1iracle é~ernel de l'~sptit introduisant la divi­


nité universelle dans !'êtr~_engenslJ;"é, pour retenir sa Nature en
sa vie infinie. Le Fils se manifeste dans cette Trinité comme
l'Homme éternel réconcilié avec Dieu et uni avec lui-même
dans sa personnalité indivise. Mais ce nouveau recours à l'appa­
reil syllogistique permettant de reconsidérer la vie trinitaire en
fonction de la réalité humaine ne fait qu'établir la possibilité de
l'Incarnation. C'est en précisant les exigences de notre condition
naturelle, en invoquant l'histoire religieuse, et les péripéties de
la recherche de èonciliation avec Dieu;-qüè cette Încarnation
~pâ;aîtra irKlispensabië. -­
Le second argument sera donc établi par description. Le texte
des Vorlesungen reprend ici les longues analyses de la Phénoméno­
logie de l'Esprit. L'homme conquiert son indépendance et sa spi­
ritualité en se dégageant de la simple vie animale, naturelle,
par l'effort d~ r~flexion _qui Ill! fai! preI!.Qre _cons9~e de~a
librè pensée 7. Retour à l'intérieur de soi, concentration en soi­
même (InSichgehen) 8 qui est conquête d'un « soi singulier 9 >J.
Mais cette conquête est perte de l'innocence primitive; car!~
E!:9pre d'un eSErit singulier, et de son libre jugement, est _~te
recherçh_er l'universalité de la raison, seule capable de maîtriser
l'a-rbitraire et1'esëlâvage des passions qui est retour à la condition
animale. Or cette recherche est condamnée par l'impuissance
de J'homme à faire naître de lui et pour lui-même cette univer­
~ qui n'appartient u'à Dieu. D'où cette volonté de puis­
sance qui tente vainement d'acquérir une universalité en voulant
être Dieu, volonté du mal qui implique une rupture avec la
nature, une double opposition au Dieu détenteur d'~nepènsée
2. universelle mais inaccessible _~t au m~de nat~rel auquel Îe corps
est rivé par les besoins de la vie. II est très important, pour
~ Hegel, que l'homme soit méchant au princip~ 10. Ce péché ori­
l gineI est inévitable, car l'innocence primitive est_ tO?t_ animale,
7. Die abs. Rel., p. 105. - Phénoménologie, Il, p. 276. Ce pa&sage de l'ani­
malité à l'humanité est ici tout autrement décrit que dans la dialectique
maître-esclave. Mais celle-ci n'est nullement exclue. Pour concilier les textes,
il suffit de faire de la lutte pour la reconnaissance un intermédiaire.
8. Die abs. Rel., p. 106. - Phénoménologie, Il, p. 277. - g. Ibid., p. 276.
10. Die abs. Rel., p. 106 S.
_/

lIB
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

unité immédiate de la vie instinctive qui ne permet pas à l'esprit


de se dégager de la nature sans une rupture opposant l'homme
a
au monde et à son Créateur. Appelé deverur libre ~t réfléchi,
« l'homme-natmel_ ei~corn_me il ne doit pas êt~e 11 » et son éffiâ"n-
cipation est un « devenir inégal à soi-même 12 ». Jusque dans son
corps, transi du désir natmel, l'individu repousse le monde exté-
rieur: « Le moi est en rapport immédiat avec la volonté natu-
relle, avec~onde, et se trouve en même temps repoussé de lui.
C'est la douleur infinie, la souffrance du monde 13. » Mais cette
souffrance se double d'une volonté d~~l, ambition de ravir à
D~_ ensée univ~ e, sanslaquelle sa liberté resteabstraite:
Mal comme refus de soumission, de consentement à l'ordre uni-
verse iVin m~açant cette singularité conquis~la~cit;nce
pcrsonnelle. « Abstraitement, ,être méch<lEt J?ignifie me ~iEgula­
r~r, c'est la singularisation qui se sépare de l'universel, c'est-
à-dire le rationnel, les lois, les déterminations de l'Esprit 14. »
. Là condition humaine se définit ainsi comJneUrÏe entreprise
vouée à l'échec. L'esprit fini ne peut acquérir l'universalité qui
demeure un au-delà, essence abstraite inaccessible. L'homme
séparé du monde et de Dieu occupe cette place centrale, distante
des deux extrêmes, que décrivait le second syUogisme de la religion
révélée 15, où la séparation des termes manifeste la non-concilia-
tion. Mais le rapport religieux est celui de l'opposition de l'esprit
singulier humain et de l'essence universelle divine. Opposition
dialectique d'un « soi privé d'essence» et d'une essence abstraite,
dont le mouvement va déterminer l'histoire préchrétienne des
5 religio!1s : tantôt l'essence divine vaut comme l'essentiel et le Soi
< comme l'inessentiel, tantôt c'est l'inverse 16, mais jamais r~qui­
li~ réussit, faute-A~iliati9n. Remarquons bien que ce
rapport, avec l'inversion consécutive des valems, s'établit par et
) pour la conscience ~ne. C'est elle qui se veut tour à to~r
\ PEépon~ ou servante, !gçap.ê-gle,~n t~ut~_t~n.!~!!"e, c!~
. met n.à cette lalectique ruineuse. Aussi bien, c'est la Phéno-
m;';ologie de l'Esprit, écrivantles aventures de notre conscience,

11. Die abs. Rel., p. 97. - 12. Phénoménologie, II, p. 277. - 13. Die abs.
Rél., p. 112. - 14. Ibid., p. 109. - 15. Cf. 1 re Partie, ch. III, p. 60. -~ Phé-
noménologie, II, p. 280. - .

IIg
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

qui précisera~ett~histoirereligieuse. Mais n'oublions pas qu'elle

présuppose la Logique sans laquelle l'histoire serait privée de

sens et qui intervient précisément au moment de l'Incarnation,

les religions précédentes n'ayant fait que préparer « la naissance

du concept 17 ». Alors se produit le croisément de l'universalité

logique et de notre monde déchiré entre la particularité natu­


\ relIe et la singularité des esprits finis. Dieu_~ère, Logique vivante,

'2 intervient entre la nature et l'homme par le moyen du FiJs qui

:;; se fait chair pour réconcilier l'homme avec son Créateur. Mais

cette intervention n'eSt que figurée en creux, dans la lecture de

l'histoire religieuse préchrétienne, apReI désespéré, mais déter­


miné comme réalisation d'un équilibre manqué: d'une unité

recherchée dans les deux sens. Depuis les premières religions où

l'homme est dévoré par un Dieu-Maître, par une Substance sans

visage, jusqu'à la Comédie grecque qui démasque le Soi humain,

le libre sujet, derrière le destin tragique, résorbant en fait l'esprit

iëîigieux~ un processus complet s'est accompli, épuisant les res­

sources humaines, mais signalant le seul statut possiblèCiUsa:hrt :

\ unité de l'esprit et de l'essence universelle grâce à la réconcHia­


tion de l'un et de l'autre avec la nature, prése.!!fe mutuelle de
l'homme et de leu g~e à l'interventi9n _de_Dieu dans le
m.2!!9-e, e Verbe se faisant chair. Alors il se révélera que ces deJPf
propositions 18 recueillies de l'histoire religieuse, « le soi est
, l'essence absolue» et « l'essence absolue est le soi », seront vraies
_ \ simultané!!.!~!1t. La subst~lerasujet absolu et le suje;
1humain sera divinisé. Avant cet événement, la conscience reli­
g~se éprouve son malheur, son impuissance à s'unir-au Dieu
immuable et lointain. Conscience malheureuse qui est contre­
partie de la Comédie, de la conscience non religieuse annonçant, - ?­
dans son triomphe illusoire-;-la mort e Dieu 19. ­
Il est clair que ces descriptions d'une évolution religieuse dia­
lectique, appuyées sur une détermination de la nature humaine
déchirée, sont commandées par la théologi~péculative trinl­

17. Phénoménologie, II, p. 262. - 18. Ibid., p. 258.


09. Ibid., p. 260-261. Le comédien affirme la même chose que le chré­
tien devant le Tombeau du Maître : (( Dieu est mort. » Mais ra proposition
est sans certitude ni vérité pour le comédien.

120
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

taire. Nous avons vu que la double oppos}gon de l'espEY: fini à


la nature finie et au D' eu universel est la structure même du
\2)~seço_nçl syllQgisme d(;-l~ religio~vélée. Précisément, il appar­
ti~~giOiï révélée de foüinir la règl~ d'~-!.erpré~n
de son !~pre p~é, car aconci lation effective, la logique spé­
culative qu'elle réalise et manifeste, a cette dialectique pour
négatif d'elle-même. C'est pourquoi ce second syllogisme pré­
suppose le premier, syllogisme trinitaire. ~e__ statut de l'ho~e
d~s le mOQ..d~, privé c!.e Dieu, renvoie au syllogisme trinitaire
modèle, mais c'est un pseudo-syllogisme qui échoue. Nous avons
cette disposition:
esprit fini - (Idée universelle) - nature finie r
On remarque aussitôt que c'est le troisième syllogisme~e l'Idée - - \ \,
absolue qui accomplit éternellementœ que manque inévitabr'e­
ment l'homme repoussé de la nature. Ce qui confirme à nouveau
son implication dans le premier syllogisme de la religion révélée, (,1
__
puisque ce syllogisme du Père- requiert celui de l'Esprit pour
rendre intelligible le second syllogisme de la religion révélée -- l ~ ,
dont il est la présnpposition, De plus, cette division entre esprit
et nature, qui les renvoie aux extrêmes, c'est exactement la scis­
sion de l'Esprit qui se réduirait à une conscience finie, privée
d'uniy~rs~té:-s'il ne médiatisait Idée universelle et Naturepar­
ticulière dans le syllogisme du Fils, - ce que nous a appris le
Q- troisièm~ syllog' me trinitaire. Il en résulte cette disposition
structurant l'histoire religIeuse préchrétienne, mais développée
en fonction du christianisme:
soi singulier humain - (nature) essence universelle
Elle nous renvoie au sy!logisme u Père qui s'accomplira
7.- pour nous lors de l)ncarnation du Fils qui présuppose le second -[2
syllo isme trinitaire, la médiation de l'Es rit faisant ap~
l'universa ~ine dans ce corps, cette natû're, jusque-là opposés
à l'esprit humain. Ainsi s'ébauche la théologie de l'Incarnation
et de la rédemption que formule le troisième syllogisme de la - (
religion révélée. - - - -­
Le premier argument, nouvelle lecture de la théologie trini­
{ - taire, établissai{la possibilité de l'Incarnation. Le second, tout
descriptif mais appuyé sur 'appareil spéculatif de cette même
Z - théologie, en montre l'exigence le caractère indispensable. Il
121
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

s'ag!t maintenant d'en démontre la néçes.sité qui enveloppe(la


réalité, l'événement de la venue du -èhrist. ­
Œtte nécessité se traduit par une sorte de communauté de
4!sti~entre Dieu et l'ho~I!1e. Si la vie trinitaire, acte par lequel
l'Absolu se détermine, rejoint la nôtre, nous introduit en elle,
c'est que la po~ition, l_a 5réation de la nature humaille ~ n
prolongement, Lun sillage extérieur de la position )de la Nature
divine. Cette thèse repose sur deux principes. D'abord un pnn­
cipe de pluralité des êtres-posés, que nous avons découvert dans
la logique de l'essence 20, la différence différant d'elle-même dès
que l'appréhension extérieure distingue l'unité de la particula­
rité. Ainsi le Fils engendré est accompagné, hors de Dieu, d'un
monde d'êtres finis, multiples, hommes et choses. Mais il est clair
que cette réalité du monde fini, naturel et humain, est suspendue
à un principe d'extériorité qui n'est nullement impliqué dans
l'acte absolu, parfaitement suffisant à lui-même. L'union du fini
rt-<k l'infi!?-i, la personnalisation du Fils, est, en rigueur, indé­
pendante de l~Î1!1i9n historique accompli~aùJ~a­
tion-.IédemptrÏf~,parce que la création du monde et de l'homme,
extérieurs à Dieu, est -indépendante de l'autocréation divine. Et
c'est pourquoi la réflexion absolue, infinie et intérieure de l'~tre
absolu, n'implique pas la réflexion relative, extérieure et finie,
qui donne lieu aux représentations capables de se métamorpho­
ser en concepts sous réserve de la manifestation de Dieu comme
concept; création et manifestation qui ne dépendent que du bon
vouloir de Dieu. Nulle part Hegel n'affirme autre chose, se
contentant de soutenir I~-I?!.ÎE:0P~_~~tlne libér~lité~'~_~~__ géné­
rosité surabondante de Dieu: ({ Dieu n'est pas jaloux 21 », certes,
illalS<?est un -fàlt constaté, recueilli de la révélation chrétienne,
dont ne pouvaient être certains ni Aristote ni Platon formulant
cette assertion. Si les textes semblent quelquefois présenter cette
communauté de sort ~ntre Dieu et les hommes comme une
nécessité absolue, impliquant l'histoire chrétienne du salut, il ne
s'agit, au vrai, que· d'une necessitas ex hypothesi. Notre histoire
n'est liée à ({ l'histoire éternelle» de l'Idée absolue que si Dieu
-- ----- ------
veut bien nou"SCréeren- s~riant lui-même, nous conférantaIors
- - - -
20. Cf. 1 re Partie, ch. l, p. 25-26. -1-.,.: I. Eru:yclopédie, § 564.

122
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

un sta~alogue au sien, et s'engageant par là à accomplir en


nous ce qu'il accomplit éternellement en lui-même. Mais, ceci
posé, on peut ainsi compléter l'argument précédent: « Ce qui
paraît un besoin subjectif, une exigence subjective, est un
moment de l'Idée divine même 22. » Le jugement absolu de
l'Idée se transcrit en notre monde, en notre histoire, mais par
nous-mêmes ne s'effectue que son moment négatif de scission,
Dieu seul provoquant la conciliation éminemment réussie en lui­
même. Alors Dieu manifeste sa puissance en convertissant l'exté­
riorité en intérionté, introduisant l'humanité en lui, surmontant
l'opposition à son point le plus extrême. Alors on peut dire, pour
notre rapport à Dieu, ce qu'il fallait dire de Dieu lui-même, ce
rythme d'aliénation et de retour à soi. L'incarnation rédemp­
trice, c'est « le moment où le divin parvient à ia -plus grande
extérlorit{ en -même temps qti'àson point-de convëfSîon,-car
l'alié~ion la plus grande, le point ultime de l'extériorisation
est aussi le moment du retour à soi 23 Aucune difficulté de
)J.

compréhension ne subsiste ici, Dieu n'est en aucune façon


contraint de venir dans le monde par le mal et l'opposition obsti­
née de sa créature, car il emprunte à lui-même, à sa propre vie
trinitaire, au double sens de division et dè-réunion du « jugement
absolu » de sa propre universalité - manifeste dans le syllogisme
de l'Esprit - , cette conversion réconciliatrice qu'il vient accom­
plir dans notre monde éléchTr-é ct privé de sa présence.
Cette nécessité de l'Incarnation implique sa réalité. La théo­
logie hégélienne est ici radicalement opposée à toute interpréta­
tion idéaliste et subjective. Il y va de toute la doctrine logique
du concept et de l'Idée. Celui qui, éclairé par la doctrine trini­
taire et la connaissance de l'histoire des religions, s'arrêterait à
la connaissance de la nécessité de l'Incarnation pour la réduire
à une simple idée indispensable, au simple concept de l'unité de
la nature divine et de la nature humaine, ignorerait la --nature
même du concept. Nous savons que célui-ci désigne l'unité de
l'e~tde l'existence, unité _détermipée ya! l'acte dîvlllde
réflexion absolue. Dieu intervient effectivement, ou bien cette inter­
vention ne-peut être seulement pensée. Le concept se manifeste

22. Die abs. Rel., p. 47· - 23. Ibid., p. 95.

12 3
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

objectivement, ou bien n'est pas le véritable concept et l'on ne


saurait entendre la révélation de Dieu sur Dieu si le Verbe
n'apparaissait avec son être-là, son corps, sa diffiënsion de nature
et d'extériorité. « Afin que cette signification de l'objectif ne soit
pas pure imagination, elle doit être en soi, c'est-à-dire une fois
sourdre du concept devant la conscience et surgir dans sa néces­
sité 24. » Il y a certes une différence entre la connaissance de la
nécessité et « l'en soi immédiat ou la nécessité qui est 24 », mais,
pour qui a bien saisi le contenu de la révélation, compris la
nature divine comme Idée réelle, il est clair que ce n'est pas une
différence entre une nécessité logique simplement pensée et son
correspondant objectif et phénoménal, mais « une différence qui
cependant ne réside pas en même temps en dehors du concept,
car l'unité simple du concept est l'être immédiat même ». Nous voici
renvoy~s au début de la Logique et à tout son cheminement qui
précise cet enveloppement de l'être par le concept et l'Idée,
cette autoréfiexion de l'essence qui se donne l'existence déter­
minée. Ce qui confirme notre interprétation th ologique de.-È­
Logique, Verbe_divin manifeste, et l'intervention de la Logique
dans la Phénoménologie de t'ESprit 25, dans l'histoire par laquelle
l'homme conquiert la vérité de ses représentations, de ses certi­
tudes. Il est capital, à ce propos, de remarquer que l'I_I!~arnation
du Fils est présentée par Hegel comme l'acquisition de la certi­
tîlaê indispensable à la connaissance de la vérité. On va du
certain au vrai, de la connaissance subjective et représentative
à la connaissance complète et conceRtuelle, peu à peu l'objet
perd son ëaractère étranger et ~e esprit se retrouve dans ce
qui lui est d'abord différent et opposé. Mais cette progression
de la Phénoménologie de l'Esprit ne réussit finalement que par le

24. Phénoménologie, II, p. 264,


25. Il reste que la Phénoménologie de l'Esprit décrit l'Incarnation du point de
vue de la conscieru;e, tout en faisant appel à la logique du concept. On commet­
trait, en l'oubliant, de graves erreurs d'interprétation. Ainsi, quand nous
lisons : « l'essence divine renonce à son abstraction et à son ineffectivité »
(II, p. 279), à propos de PInëiiniâtion, il faut comprendre que Dieuétait,
sans celle-ci, un au-delà abstrait et irréel, universalité absente, POUT nous, pour
notre conscience finie privée de Dieu. Mais Dieu est éternellement réel,
vivant, universel concret et c'est pourquoi il peut effectivement s'incar~ér.

12 4
DANS LA PHILOSOPHiE DE HEGEL

processus inverse, de Dieu à l'homme, de la vérité à la certitude.


« On peut dire, cette Idée est la vérité absolue pour la pensée;
or, pour le sujet, l'Idée ne doit pas être seulement la vérité, mais
il doit aussi en avoir la certitude, celle qui est propre au sujet
comme tel, fini, sensible, concret empiriquement 26. » Ce qui
signifie clairement que la connaissance théologique de Dieu
nous est donnée dans la révélation de Dieu par le Verbe deTIreu
incarné: on ne comprend pas la vérité de Dieu si l'on ne
comprend qu'elle n'a pu nous parvemr sans etre présente en
notre monde, car cette vente est saISIe quand nous saisissons que
le concept ip:Rlig~e l'être, l'Esprit la Nature, l'universalité infinie
le Verbe personnel distinct, l~ sUQstance le2uj~t conscient de
lui-même. Et notre régime de vie, notre connaissance sensible,
notre réflexion extérieure font que l'être est pour nous d'abord
immédiat, être-là naturel, que l'unité de l'essence universelle et
de l'existence ne peut apparaître, conséquemment, sinon comme
conscience dans un corps que l'on voit, comme parole que nos
oreilles entendent. « L'~sprit vient à être su comme conscience
de soi et il est immédiatemënt révélé à cette conscience de soi
car il est celle-ci même; la nature divine est la ~mêmeqüe la
nature humaineef c'eSt cette unité qui devient donnée à l'intui­
tion 27. » -.
Reste à expliquer spéculativement cette Incarnation du Fils.
Or, le séjour du Christ en ce monde ne ferait que continuer l'his­
toire humaine dans ses malheurs et ses aventures religieuses si
cette Incarnation ne s'achevait par la mort et le triomphe de
l'Esprit. En effet, tant que Jésus vit avec nous le :Rrocessus de la
réconciliation n'est qu'engagé. Si nous en précisorlsÏa structure
logique, nous voyons qu-e pour être consommée elle exige la
réflexion complète de l'Esprit - ainsi que pour le syllogisme dû
Fils - qui dépouille la nature de toute extériorité pour la rendre
conforme à l'universalité, pour la transfigurer en Idée. Tel est
ce quatrième argument qu'il nous faut bien préciser.
26. Die abs. Rel., p. 93.
27. Phénomlnologie, II, p. 267. - Intuition a ici le sens d'intuition sensible,
de vision. Mais la connaissance intuitive -de la « philosophie " au terme de
l'Eneyclopédie, est la perfection de la connaissance spéculative : sens spinoziste
de l' « Amor intellectualis Deo " ou mieux de la « vision béatifique '.

12 5
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

Alors que l'homme mauvais, sans Dieu, voulait imposer son


moi singulier à l'essence universelle, sa liberté à la nécessité
rationnelle et, pour mieux marquer son indépendance, s'oppo­
sait à sa vie naturelle, le Christ se manifeste dépendant de la
puissance divine, sa volonté propre étant purifiée de tout appétit
de puissance. Du même coup, son côté naturel, corporel, se
trouve réconcilié avec sa personnalité 28. Alors que l'homme
méchant est divisé et en perpétuel conflit, le Christ apparaît
comme figure du Bien parce qu'il est le « Simple », ne recnefëhant
rien pour lüi-même, tout entier ordonné au règne <fUPère. S-ans
doute, l'homme religieux tentait d'épouser cette attitude, mais
l'indifférence de Dieu accusait l'opposition, l'impuissance à
rallier l'essence universelle faisant le malheur de la conscience 29.
Au contraire, l'opposition du Bien au Mal est ici effective, car
la puissance de Dieu, les retrouvailles de l'homme et de la nature
sont effectives dans le même temps où l'unité de l'homme et de
Dieu est ~njip- ré.!1s~e. Disposons ceci logiquement :-l'homÏne
pécheur est à l'extrême de la nature quand Dieu est absent:
nature (Dieu universel) soi singulier fini.
Quêtant l'universalité divine, la conscience humaine veut en
disposer et se montrer essentielle:
Dieu universel sor SINGULIER HUMAIN.
Le Christ:, au contraire, s'oublie au profit de la manifestation
de Dieu:
DIEU UNIVERSEL soi singulier humain.
C'est pourquoi, à nos yeux, pour notre conscience sensible, sa
simplicité naturelle masque le moi personnel, mais cette réunion
de l'esprit humain à la nature sensible est la condition de la pré~
sence de Dieu en celle-ci; le corps du Christ est transfiguré en
gloire divine dans le même temps où son esprit personnel humain
est sacrifié, totalement dévoué à la révélation de Dieu. Ainsi,
par opposition au statut humain préchrétien, celui du Christ est
ainsi déterminé :
nature finie (soi singulier fini) Dieu universel
Cependant les deux extrêmes ne sont en opposition, par cette

28. Cf. Phinomérwlogie, II, p. 280-28 I.


29. La conciliation stoïcienne étant tout abstraite, en idée et illusoire.

126
[ 1.-e .... ' '7 ~? ~ t-~ v-t--.J-­
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PHILOSOPHIE DE HEGEL
.'i/:~f ]
dissimulation du soi, que dans la mesure où l'Esprit de Dieu se
soustrait à sa tâche conciliatrice de relayer l'esprit humain impuis­
sant, de ramener la nature au Père, de lui conférer l'universalité
comme il le fait dans la personnalisation trinitaire du Fils. C'est
là le seul salut possible. C'est la seule manière possible de réconci­
lier l'homme et la nature, d'introduire simultanément la nature
humaine dans la nature divine. En d'autres termes, le Christ
ne peu~..être hom~e et Dieu, Fils de l'homme et Fils de Dieu,
que si a médiation' e l'Esprit universalise et divinise le corps
et le mon e, e corps du Christ et le monde n~el où il~te
inséré, supprimant l'impuissance de l'esprit humain, pour que
transparaisse dans ce corps naturel un esprit personnel et divi­
nisé, universalisé. Ceci suppo~e le même Fils de Dieu se mani­
feste dans ce corps mortel, puisque l'office de l'Esprit est identique,
en Dieu et pour nous: Dieu présent par l'Esprit, par son œuvre
divinisante, sumaturalisante, est le Fils de Dieu incarné. Alors
cette Incarnation révèle que cette essence universelle, autrefois
inaccessible, est en vérité non une Chose immuable et figée,
mais un acte de r~flexion, une œuvre éternelle de l'Esprit vivant
qui fait retourner toute déterminatIOn, toUt etre, dans sa dlvmlté,
en son Idée universelle. « C'est seulement comme réfléchie en
soi-même que l'essence est Esprit 30. » Telle est la nouveauté
merveilleuse de la religion chrétienne. Elle nous apprend que
l'être de Dieu esfu~vi~~oire~el'Esprit su~ la Nature:une réu­ ?
nion de toute division, que la simplicité de DieITest pas iden­
tité morte, que son unité est une reconnaissance de soi dans
l'autre. Ainsi, il est réel, effectif: « L'Esprit énoncé dans l'élé­
ment de la pure pensée est lui-même essentieHement ceci: il
n'est pas seulement en lui mais il est Esprit effectif car dans son
concept se trouve l'être-autre 31. )) Intériorisation, universalisation,
personnification de la Nature. Et dans le corps du Christ, le soi
singulier humain se t~uve ~avi par ce même Esprit qui se substi­
tue à lui pour diviniser la p.~re, mais se retire dans la discrétion
de son amour pour constituer dans le Christ la seconde personne
divine qu'il constitue éternellement dans la vie trinitaire. Alors

30. PhéTWménologie, II, p. 282. Ces textes concernent l'Incarnation.

3 1 • Ibid., p. 275.

12 7
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

Dieu est révélé. Il n'est plus essence abstraite au-delà du monde,


mais Verbe, parole saturée de sens, nature saturée d'Idée, Verbe
incarné. Cette théologie du langage que nous avons compris à
l'aide du syllogisme du Fils est ici clairement invoquée 32. Dieu
était muet, l'Absolu vide et indéterminé car « l'essence absolue
qui n'est pas saisie comme Esprit est seulement le vide abstrait,
de même que l'Esprit qui n'est pas saisi comme ce mouvement
est seulement un mot vide 32 ». Mouvement qui est cette diffé­
renciation et ce retour à soi de l'être-autre-posé, que nous avons
saisi dans la Logique de l'essence, compris dans les syllogismes
trinitaires, et qui est révélé par ce message chrétien: « La religion
rend parfaite cette conscience en tant que connaissance de Dieu
et de l'Esprit; car il est Esprit par suite de cette différenciation
et du retour que nous avons vu dans l'Idée 33. » Maintenant,
Dieu parle, son Idée absolue s'est faite chair, parole divine,
comme la Nature en Dieu est éternellement Fils et Verbe grâce
à l'Esprit.
Hegel ne poursuit pas davantage son discours sur l'Incarna­
tion. Mais il faut reconnaître que de nombreuses questions
reçoivent ici une réponse précise. L'identité du Fils éternel et du
Christ est établie par cette unicité de l'acte de l'Esprjt, par cette
application du second syllogisme trinitaire à l'Incarnation. C'est
plutôt la différence du moi humain et du moi divin avec la
fameuse thèse des deux volontés qui fait problème, mais nous
allons voir que la théologie de la rédemption lui offre une solu­
tion. Quant au grand débat des théologiens sur le « constitutif
formel de l'union hypostatique » - dont Hegel semble ignorer
complètement les termes classiques - , la réponse est encore plus
claire, car en Dieu comme dans le Christ, Nature et Idée uni­
verselle, nature humaine finie et nature divine infinie sont réu­
nies par l'acte réflexif et personnalisant de l'Esprit qui constitue
le Fils seconde personne et Verbe incarné.
Tant que le Christ vit en ce monde, la vertu divinisante de
l'Esprit n'est effective que partiellement. Cette transfiguration de
la nature n'est qu'amorcée. L'homme dans le Christ----n'est pas
encore parfaitement ravi par l'Esprit. Aussi pourrait-on dire

32. PhinMnJrwlogie, II, p. 274. - 33. Die abs. Rel., p. I3I.

128
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

qu'il continue la dialectique engagée par l'homme pécheur dans


la mesure où la séparation n'est pas annulée, où l'écart subsiste
entre le moi humain et le Dieu universel. Mais il faut joindre
deux affirmations. D'une part, la conciliation est effective, l'uni-
versalité divine rejoignant dans cette nature finie extérieure le
soi singulier humain. D'autre part, elle exige sa perfection et
pour cela la mort et la transfiguration complète du corps du
Christ. Le premier point exprime l'abaissement, la « kénose »
divine, son aliénation (Entaüsserung) ou intervention de Dieu dans
le monde fini 34. Par l'œuvre de l'Esprit la divinité se trouve liée
au corps, à la nature et à la conscience finies. Mais c'est un pre-
mier temps, un acte de négation et d'extériorisation, qui est
immédiatement annulé dans la vie même de Dieu, bien que séparé
dans l'Incarnation. C'est pourquoi, le second point ne fait que
traduire, appliquer, pour nous et notre salut, cette reconstitu-
tion ou « négation de la négation 35 » qui est, en soi, le miracle
éternel de l'Esprit, et qui implique la mort physique du Christ,
l'annulation de toute nature séparée et sa transfiguration en
Idée.
Le Christ existe comme un homme qui doit mourir. « La mort
signifie d'abord que le Christ a été l'homme-Dieu 36. » La nature
humaine ne peut être assumée par Dieu que sï'1'être fini séparé
est détruit. « Mourir est le sort réservé à la finitude humaine 36. »
Mais la signification singulière de la mort du Christ est qu'elle porte à
la perfection l'Acte spirituel qui accomplit l'Incarnation. « Le fonde-
ment du salut de cette histoire, c'est mourir à la nature. » Et
c'est précisément ce que Dieu fait pour lui-même. Aussi Hegel
est-il ici très explicite, presque provocant: « Dieu est mort, voilà
la négation et cette mort est un moment de la nature divine, de
Dieu lui-même. » Que le corps du Christ souffre, qu'il soit
dégradé et décomposé ne signifie pas autre chose que cette
assomption de la Nature par l'Esprit qui la tue comme être
séparé, pour conférer l'infinité et l'universalité au Fils. Avec le
corps, tout ce qui compte en ce monde d'ambition vaine, de
volonté naturelle de puissance, d'intérêt particulier, « tout cela

34. Cf. Die abs. Rel., p. 149, PhéTwméTwlogie, II, p. 279.


35. Die abs Rel., p. 166. - 36. Ibid., p. 165.

12 9

9
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

est enterré dans la tombe de l'Esprit 37 ». La réconciliation est


réussie quand la nature du Christ, corps et âme est réduite à
néant dans le tombeau. Et ceci avec la souffrance inévitable du
sacrifice, le Christ ne devant rien retenir pour lui-même et sup­
portant dans la douleur infinie ce corps qui l'entrave, met en
question sa divinité, et le repousse, tant qu'il vit, à l'extrême de la
divinité. Douleur de Dieu lui-même, déchirement que la vie tri­
nitaire surcompense mais qui est distinguée, retenue pour eIle­
même tant que la victoire de l'Esprit n'est pas totale. Cette mort
est rédemptrice, ene est « satisfaction » et annule les péchés de
tous les hommes 38, car il ne peut y avoir qu'un seul Fils et la
singularité de sa personne fait qu'il ne peut y avoir qu'une
rédemption dans la mort d'un homme unique 38.
Hegel insiste longuement sur ce dernier point, car, selon lui,
il fait difficulté si l'on oublie que cette rédemption de l'hum~té
est une répétition dans notre histoire de cette rédemption éter­
nelle par laquelle l'Esprit sauve le Fils. « Cette mort, la souf­
france, la douleur de la mort est cet élément de la réconciliation
de l'Esprit avec lui-même 39. » Assurément, ajoute-t=1l, nouT~e
trouvons dans la mort du Christ qu'une représentation de ce qui
se passe en Dieu, mais « l'essentiel, l'important de cette histoire
consiste en ce qu'elle est histoire de Dieu ». Est-ce à dire que
Dieu souffre éternellement? Non, car la puissance de l'amour
de l'Esprit subit ce déchirement du « Jugement de l'Idée » dans
le même moment où elle fait mourir la Nature de Dieu à son
propre affranchissement qui la ruinerait. Mais il reste, selon
notre philosophe, que Dieu ne se détermine lui-même qu'en se
divisant et en dépouillant de son autonomie native sa Nature
ainsi séparée pour lui conférer la personnalité qui est, en
quelque sorte, la résurrection éternelle du Fils de Dieu.
Le Christ ressuscite, mais avec un corps tr~figuré, ~sé,
et retrouve, dans la vie de Dieu, tous ses attributs de gloire 40.
« Le mal est anéanti, le monde réconcilié 41. » Si nous reprenons

37. Die abs. Rel., p. 166. - 38. Ibid., p. 158-159. - 39. Ibid., p. 159·
40. Selon Hegel, qui rejoint ici des thèses libérales, l'apparition du Christ
ressuscité « n'existe que pour la foi », car le corps est totalement ~fig!!Eé
p~prit. Mais Hegel affirme clairement (Die abs. Rel., p. 167) que cette
résurrection fait partie intégrante de la foi. - 41. Die abs. Rel., p. 173.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

la disposition des termes dans le statut humain, nous constatons


que cette rédemption réalise ce qui n'était qu'espéré dans l'his­
toire des religions: l'universalité, l'Idée éternelle restait inac­
cessible à l'homme. Son absence rendait impossible l'annulation
du divorce entre nature et esprit fini. Elle était réduite à une
pure pensée, Idée logique imprécise faute de révélation. Main­
tenant Dieu est manifeste et l'Idée logique est le Père, Dieu pcr­
sonnel aans sa détermination et sa vie éternelle. « La vérité à
laquelle les hommes sont parvenus par le moyen de cette his­
toire, ce dont ils sont devenus conscients dans cette histoire, c'est
que l'Idée de Dieu est devenue pour eux une certitude, que
l'homme a acquis la certitude de son unité avec Dieu 42. » Avec
l'Incarnation, la médiation de Dieu-:-dë son umversalité, est
effective pour l'homme. Le second syllogisme de la religion révélée
laisse place au troisième, à l'avènement du royaume de Dieu,
quand la Logique intervient dans l'histoir;;non sous a fo~e
d'un être de raison, mais en personne, Dieu le Père: le troisième
syllogisme trinitaire s'accomplit pour nous, la nature est réconci­
liée avec notre esprit par cette médiation toute-puissante:
Esprit humain Dieu universel nature
Mais ce n'est possible que par l'acte réconciliateur de l'Esprit,
dont la puissance et l'amour réunissent le fini et l'infini, le corps
naturel et humain du Christ à la divinité du Pere. Le second
syllogisme trinitaire s'accomplit alors pour nous:
Dieu universel Esprit nature finie (corps)
Et l'assomption complète de ce corps qui disparaît dans la
mort est la résurrection du Fils qui retrouve la gloire divine.
(( En soi, Dieu est mort, cette médiation par laquelle l'humain
est dépouillé c'est aussi l'être en soi qui retourne ~ lui-mêEJ.e,
avant tout l'Esprit 44. » Alors, comme il est expliqué dans la
théologie trinitaire, cette médiation de l'Esprit lui permet d'être
constitué troisième personne, en sorte que le troisième syllo­
gisme, appliqué à notre histoire, nous révèle l'Esprit saint, auquel
nous devons notre salut, la présence de Dieu en ce monde, qui
va métamorphoser notre société, conduire :tÏÜtre'lllstoire, consti­
tuant l'Église en marche vers le royaume universel de Dieu:­

42. Die abs. Rel., p. 172.


l ?, 'L
TROISIÈME PARTIE

ECCLÉSIOLOGIE ET SAVOIR ABSOLU


b:" ..-_/' ~ 6';-- ~
,Ir. """,-'.-' .- '.. ,. -r--,,JI.. ~ -1

CHAPITRE l '
[~b -:~l.,
LES PRINCIPES
DE L'ÉGLISE CHRÉTIENNE

La vie, la mort et la résurrection du Christ restaurent la nature


humaine en réconciliant l'homme avec Dieu. Cette réconcilia-
tion manifeste la vie éternelle de l'Esprit, puisque c'est par lui
que le Verbe s'incarne et retourne au -Père, selon cette œuvre
médiatrice qui, dans la Trinité, divinise et1~ersonnalise la Nature
pour en faire le Fils de Dieu. Grâce à cette application de la
médiation de l'Esprit à notre histoire, le royaume du Père nom
est dévoilé et nous pouvons énoncer la Trinité des personnes
divines: Dieu est l'Absoll} u~el qui se détermine pour être
Esprit vivant. Nous le pouvons, car, le Christ ayant manife~té
s~ divinité, il apparaît simplement que Dieu se donne un
Fils, un Autre et est personne singulière, Esprit déterminé et
universel, en recueillant en lui cette Nature unifiée, transfigurée,
divinisée. Ainsi le Père - cette universalité, cette Logique qui
manquait à l'Esprit humain - , nous est manifeste, connu grâce
à son Verbe incarné et ~pouvons l'invoquer, non comme une
idée abstraIte, un absolu sans visage, mais comme cc notre Père ».
Seulement tout n'est pas fait et cette réconci iation n'est qu en-
gagée, amorcée pour nous. En effet, l'unité reconstituée de la
nature finie et de l'esprit humain ne peut être effective que si
l'unification de tous les esprits humains et de la nature entière,
de tous les -hommes et eleur corps~ est accomplie. Pour cette
raison évidente que la médiation du Dieu universel ne peut être
pleinement réalisée, si-elle n'estpas tofa7eetune: de la même façon
qu'en Dieu, le Père ne réunit l'Esprit et le Fils, selon le troisième syllo-
gisme trinitaire, que si le Fils est un, singularisé par la réflexion de
l'Esprit, et afin que celui-ci, unique conscience de Dieu, reçoive ce Fils
unique pour être troisième personne divine, - ainsi nous ne pouvons jouir
complètement, définitivement de cette médiation réconciliante du Père que

135
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

si nous sommes, comme esprits, r!E!liLdans l'Esprit saint et, comme corps,
dans le Corps du Christ. La dispersion des hommes dans l'espace
et le temps, le caractère particulier de l'Incarnation du Fils en
un homme, en un temps, en un lieu, rendent a!Qrs nécessaire le
développement de la réconciliation comme réalisation 'une
communauté une et umVërSelle des hommes, l'!1glts§. çhrétle@e.
-Cette nécessité, inïp lqU e Clans celle de nncarnation rédemp­
trice, se réduit donc à celle de l'application du troisième syllo­
gisme trinitaire à l'humanité, application qui nous conformera
parfaitement à la vie même de Dieu quand - et seulement ~and
- l'Ég~iverselle sera un Lait, quand son d~velopp~nt
sera achevé, quan sera close l'histoire de nos divisions, de nos
oppositIOns. Alors le Royaume de Dieu sera, pour nous, l'universel
concret, singulier, l'umté réëlle_ de tous. Il n'est donc p~­
nant que, pour Hegel, la connaissance du troisième syllogisme
trinitaire, et donc celle des de~aUtrëS dans leur unité, soit assi­
gnée à la « Rhiloso hie» qui réalise la religion révélée par l'intl­
niité avëc Dieu tout en tous. Ce qui est étonnant, c'est que,
avec sans doute que que liésitation 1, il ait cru, lui, pouvoir la
posséder, ne doutant pas que cette histoire soit close, - à
quelques péripéties près. Ainsi, pour bien comprendre la théo­
logie trinitaire, son double énoncé, partiel puis complet, que
nous avons tenté d'unifier, il nous faut explorer maintenant
l'ecclésiologie et expliquer, en fonction de ses principes, la sur­
prenante lecture hégéliem~~...~J~stoire de l'Église chrétienne.
La disparition du Christ, cette annulation de la présence sen­
sible de Dieu au jour de l'Ascension, marque la fin du « Règne
du Fils» en notre monde. Que nous reste-t-il? Nous connaissons
le Père, mais il demeure en sa majesté lointaine; la Parole de
Dieu a cessé de se faire entendre et se réduit au souvenir et au
témoignage des disciples. Les hommes escomptaient la présence
à leur Esprit de l'Idée universelfe et VOici qu'un seul homme en
est comblé au moment où il riOus échappe. L'œuvre de l'Esprit
s'est accomplie pour lui m~is non pour nous: le cÏÜTst-ëst passé
dePêtre-immédiat à l'Idée par a réfleXIOn de l'Esprit, mais ce

1. Hegel avait supprimé ces trois syllogismes de l'Idée absolue dans la


seconde édition de l'Encyclopédie. HIes a reproduits dans la troisieme.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

retour. . - ~---- -
à la divinité, cette assom tion de notre finitude dans la
VIe innilie est tout entière à faire pour nous. Sans doute on peut
dire que tout est accompli dans le Christ mais en soi seulement,
et à cette certitude acquise de la réconciliation doit se joindre
la vérité, pour nous, par une participation indispensable à la
mort et à la résurrection· du Fils de Dieu. « Le sujet humain,
l'homme - en qui est révélé ce qui, grâce à l'Esprit, donne la
certitude de la réconciliation - a été défini comme un individu,
séparé et différent des autres hommes. Par suite, l'exposition de
l'histoire divine est objective pour les autres sujets et ils doivent
parëOürir roor eux-mêmes cette histoire, ce processus. Mais pour
ce a, If doitêtrëprésupposé d'abord que cette réconciliation est
possible, exactement que cette réconciliation est faite en soi et
pour soi et qu'elle est certaine 2. » Or, cette actualisation 20ur
tous les hommes implique la présence de l~s rit, ~p_ermanê'iiëe
en notre histoire, la continuation de son œuvre médiatnce et
réflexive dans la communauté des hommes. En termes spéculatifs,
le second sy ogisme tnnitaire doit se perpétuer dans l'humanité
totale pour qu'elle soit rendue au Père comme le Christ l'a été.
Ainsi la disparition du Christ est l'ayènement de l'Esprit dans
notre monde. Hegel s'efforce de le démontrer en-liantétroite­
ment le thème de l'amour divin - à l'œuvre dans la passion et
le retour en gloire- du lJlirist - à la doctrine trinitaire de
l'Esprit médiateur; en identifiant cet amour réconciliateur
avec le lien qui réunit les premiers chrétiens en une commu­
na1!!,é fraternelle. A la différence des liens habituelsde l'amitié,
qui rapprochent indirectement par des principes communs, des
études, une science, un projet ou un passé, l'inçl~a9<2!L!!e
l'amour chr~tien n'est liée à rien de particulier et de contingent
dès que 'attachement au Maître présent est métamorphosé en
communion spirituêlle. «Cette unité en cet amour infini issu de
l'iriffiiIedou eur n'est donc pas une connexionSënsible, tempo­
relle, celle d'une particularité, d'une naturalité encore valable
et qui demeure encore, mais une unité qui est dans l'Esprit uni­
quement. Cette unité, douleur infinie, est précisément le concept

2. Die abs. Rel., p. 195.

137
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

même de l'Es:eri~3. » Certes, c'est dans le Christ que ses disciples


, accèdent à cet amour, c'est par leur foi en lui que cette assurance
de l'amour tout- uissa..!lt puise sa force et c'est pourquoi cet
Esprit est « objet en-Christ 3 », mais cette foi même a pour cœur
et centre l'acte de l'Esprit qui permet seul de rallier le plus loin
et le plus proche, Dieu universel et I~QÈrist dans sa particularité
naturelle, de tenir ensemble l'Ami disparu pour les sens et l~
P~ qui lui a redonné l'universalité divine. Ainsi, cet a~our de
l'&sp!it inspire et construit la communauté en réunissant dans la
foi !D'ils et le Père, le fini et l'infini, le particulier et l'universel :
la ~ie d'~mour et de médiation de l'Esprit, que le second syllo­
gisme trinitaire précisait, s'implante alors dans la première com­
munauté chrétienne. « Cet amour..., centre de la foi en un -IOm­
tain, u""në hauteur infinie, mais aussi dans une proximité, une
particularité, une parent.é infinies avec le sujet individuel (huma­
nité, mort, limite infinie recueillies dans l'Idée divine) mais sans
s'y trouver lié. » Que pourrions-nous reconnaître dans ce
« centre », ce milieu du plus grand et du plus petit, de l'uni­
versel et du particulier, sinon l'Esprit même: « Ce n'est rien
de particulier, c'est l'universel en lüf-même qui est cependant,
à proprement parler, l'Individu, réel ainsi en sa subjectivité, il
est !:]..sprit, le Saint Esprit. Il <:s.!.. en ceux qui forment..!.'J.gl~e
chrétienne universelle, la communauté des Saints 3 • » L'universel­
singulier, le sujet divin qui associe tous les hom!lles à l'œu~re
d'amour, de réflexion, de divlmsatlOn qu'il réalise éternellement
\ dans la Trinité~uneJoisdans la personne du Christ, Verbe incarné,
c'ést l'Esprit, vivant dans l'Eglise pour mener ëllIïOus cette
même œuvre jusqu'à son terme. ~
Grâce à cette présence de l'Esprit, le régime de connaissance
de Dieu propre au temps de la vie du Christ est devenu caduc.
De la réflexion extérieure sur le sensible, sur l'être visible du
Christ, les chrétiens s'élèvent à la connaissance conceptuelle, non
d'abord par la spéculation théologique, mais par une intériori­
sation de la foi, manifeste dans l'amour même et qui s'ëXpriméra
ensùite dans le témoignage de la révélation comme dans la théo­
logie, l'Esprit reformant en nous le Verbe de Dieu. Cette expres­

----
3. Die abs. Rel., p.
.
180•
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

sion, conforme à la nature du concept, possible par réflexion


spirituelle qui convertit l'être et la nature en Idée, fait que ce
développement de la connaissance religieuse dans l'histoire de
l'Église ëSt exactement ce ui de la Logique, puisqu'i a pour
centre et pour moteur la réflexion et l'inspiration de l'Esprit
divin: 15.tre-Rijlexion-Concept. Et le premier- souci de Hegel est de
noter cette conformité en soulignant ce dépassement indispen-
sable de la représentation, de la présence sensible, qui est une
conversion profonde dans la vie de la première communauté 4 :
« L'Esprit est le retour infini en soi, la subjectivité infinie, non
représentée. C'est pourtant la divinité véritable, présente, non
l'en-soi substantiel du Père, non celui du Fils et du Christ qui
n'est vrai que sous cette forme de ::-l'objeètivité. Il est ce qui
est subjectivement présent et réel. Il est aussi présentjsiî"bjècti-
vement que l'aliénation de l'amour en cette intuition~ve
et sa douleur infinie, aliénation réalisée par sa médiation 5. »
Cette dernière phrase concerne le Christ dont la présence n'a pas
plus de réalité, comme être objectif dans le monde, que celle du
sujet vivant u'est l'Esprit, tout actif à l'intérieur des cœurs.
Subjectivité et réalité, intériorité et effectivité, telles sont les
marques de l'Es:Qrit qui s'e~aredes chrétiens au jour de la Pen-
tecôte. On voit qu'il ne s'agit nullement d'une religion « spiri-
tuelle » au sens d'un idéalisme religieux abstrait qu'un rationa-
lisme adopterait comme son expression exotérique. « La religi~
chrétienne est la religion de 1'~~E!,it non en ce sentultiPle et
trivial d'une religion spirituelle. où l'on vénère 12 abstraction
;que l'on considère comme substance, essence. C'est'au contraire
') l'union de ce qui s'oppose infiniment, le vrai, la seule réalité
\ '- spéculative de la nature de Dieu, de l'Esprit 6. »
La_.~eligion chrétienne étant cette religion de et par l'Esprit,
l'ecclésiologje qui l~_~~nvienfllepeut être qu'une ecclé.!iologie
selon le Saint-Esprit. Puisque celui-ci est l~lus intérieur et le plus
manifeste, ksu0 par-'excellence et le plus- réel,-i'Église devra
réussir, dans-Son développement, un équilib:;eattestant qu'elle

4. Conversion qui ne sera complète qu'au terme de l'histoire de l'Église


où toute représentation sera résorbée en « savoir absolu ll. -

5. Die abs. Rel., p. 180. - 6. Ibid., p. 181.

139
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

continue la réconciliation et qu'elle est animée par le médiateur


du Père et du Fils: toute réduction à l'esprit subjectif et fini,
toute dis ersion des membres de la communauté, toute opposi­
îtiw à la nature èt au monde, toute n-égatlë)n-èfe la connaissance
"\ ,:onceptu~lle, la fais~nt inévitable~nt :-e.!..our~ à la re!igion
1 pféCIUétienne, en proie à cette alalectique torturante qui fait le
malheur de la conscience et qui renvoie, du sub' ectif privé de
( réalité, au primat de l'objectif étouffant le sujet, de l'intériorité
) pm:e à l'extériorité pure, de la servitude à la liberté abstraite,
accusant l'opposition de la nature et de l'esprit, de l'homme et
1 de Dieu, de la terre et du ciel. Alors cette communauté aurait
manqué la réconciliation et perdu e sensae ~ révélation:­
On voit que cette référence à la dialectique pré=Sjièëulative
nous renvoie une fois de plus aux thèmes de la Logique qui en
propose l'envers positif: ..!1ni..!-é du subjectif et de l'ob'ectif, ~de.la
détermination et de la liberté, du fini et de l'infini, de l'intérieur
o et de l'extérieur. A cet égard, il est très important de recueilI1r
l'aspect critique de la doctrine de la réflexion de l'essence concer­
nant ce rapport de l'intérieur et de l'extérieur: il commande
l'appréciation hégélienn-e e-Ia communauté' chrétienne et sin­
gulièrement celle, décisive, de la Réforme protestante. Nous
savons que par la réflexion absolue de l'être, toute apparence du
divers phénoménal est une manifestation de l'essence elle-même 7.
Cette apparition n'est pas un autre monde, distant de l'acte inté­
r~r qui la détermine, mais appartient tout entière à l'esssence
qui la fait exister et qui, réciproquement, se manifeste tout
entière en elle. Mais, pour notre réflexion e~ure, cette impli-·
cation réciproque est dissimulée et nous sommes alors renvoyés
de l'extérieur à l'intéri,eur sans remarquer l'équivalence de ces
sphères séparées, abstraites. Voilà ce qu'il faut bien mettre au
clair.
Pour considérer l'essence d'un phénomène, je dois faire abs­
traction des apparences, de l'ensemble de ses qualités offertes
dans la perception. J'aboutis ainsi à un fond vierge, indéterminé,
que la métaphysique classique identifie à raison d'être"'ou subs­
tance permanente. Cette essence, par son indétermination

7. Cf. Ire Partie, ch. l, p. 23.


DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

même, est ineffable, comme le Dieu de Plotin; à peine puis-je


la nommer, dire « essence », un mot sans précision qui est l'uni­
versel abstrait. L'intérieur pur est universalité abstraite, l'en-soi
vide d'une unité morte.
D'autre part, je peux considérer ce phénomène dans son
apparence externe et, au lieu de rechercher ce qu'il est en soi,
m'attacher à ce qu'il est relativement à d'autres dans ces oppo­
sitions qui le précisent et lui donnent son relief, sa richesse qua­
litative. Alors la multiplicité des déterminations est inépuisable,
la singularité et l'unité de la chose se perdent dans cette énumé­
ration indéfinie au moment où je dois reconnaître que toutes
ces qualités immédiates se retrouvent ailleurs comme des
marques générales et abstraites. La réduction de l'objet à son
extériorité phénoménale aboutit donc à un nouveau formalisme,
tout aussi vide que le précédent auquel je suis de nouveau ren­
voyé par cet échec. Incessants passages dialectiques, sans transition,
d'un point de vue unilatéral à un autre. « L1n~ur, c'est la
forme vide de la réflexion en soi à laquelle s'oppose l'existence
comme forme vide de l'autre côté du rapport, avec la détermi­
nation vide de la réflexion sur autre chose, comme un exté­
rieur 8 • » -­
-De même que le .physicien, cherchant à exprimer ce rapport
de l'intérieur à l'extérieur par la notion de Force, passe conti­
nuellement de l'unité à la dualité pour aboutir à la superposi­
tion de deux mondes 9, le croyant asservi à l'extériorité ou réfu­
gié dans la pure intériorité de sa conscience manque par ces
abstractions la totalité concrète révélée par le message chrétien,
la singularité universelle de l'Esprit vivant. Au contraire,
l'Église fidèle à cet Esprit, capable de témoigner de sa présence,
devra récuser ces attitudes unilatérales qui sont identiques dans
leur commune abstraction. « Ce qui n'est qu'intérieur n'est aussi
qu'extérieur et ce qui est seulement e~r-esraussi seulement
i~ur 8. » On peut dès lors établir les propositions essentielles
d'une véritable ecclésiol~gie chrétienne.
C0- L'Église Olt etre une communauté qui rend un culte ejJectif. Hegel
avait célébré le développement du culte dans la religion

8. Eru;yclopédie, § 138-14°. - g. PhJnoménologie, l,p. 109-14°.


LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

grecque 10, toutes les pratiques de purification et de sacrifice


étant un effort pour supprimer « l'abstraction de l'essence » et
convertir la-flature en esprit. Tentative pour équilibrer, égaliser
1 les -deuxténdances, unIversaliser le moi humain et singulariser,
spiritualiser la Substance divi~e, la rendre présente. Effort qui
atteintau succès dans le- St:tÏI christianisme, précisément dans le
sacrifice du Christ. C'est pourquoi le culte chrétien, répétition
de ce sacrifice, est indispensable à la réconcilIation de tous l~s
hommes dans l'histoire avec Dlet!. « Rapport pratique 11 » effec­
tir,-dcl'homme à Dieu, il permet de briser les limites de la subjec­
tivité finie et de convertir l'être naturel, hostile, à l'Idée univer­
r selle. Le culte chrétien établit « l'unité concrète 11 », réclîê; de

a nature humaine et de la nature divine dans la~ mesure où il


appïique continuellement à lacornrilliD.auté historique l'œuvre
de l'Esprit, manifeste dans l'Incarnation rédemptrice du Chmt.
« Cettè unité, cette réconciliation, ce rétablissement du sujet et
de sa conscience de soi, le sentiment -positif&la partICIpation
à l'Absolu et de s'unifier à lui en vérité, cette négation (Aufhe­
bung) de la scission, constituent la sphère du culte 12. »
-Ce principe d'une participation active à la réconciliation
/l - permet à Hegel de justifiér une théologie sacramentaire. Le ap­
tême, « ingi uant-9.ue l'individu est né dans la communauté de
rJ~,glise 13 », insère leooü'Veau c réfIen dans a vie de l'ESpnt.
L'eucharistie, liée à la pérutence, est plus qu'un mémonal, car
elle rend présents à la communauté la vie et la mort du Christ,
sa résurrection et son retour en gloire près du Père. « La conser­
vation de la communauté est semblable à la création et à 'la
conservation du monde. C'est l'éternelle répétition (Wiederho­
lung) de la vie, des souffrances et de la résurrection du Christ
dans les membres de l'Église. Cela s'effectue éternellement par
des moyens plus ou moins extérieurs. La volonté naturelle
~ - s'efface dans la confession, la pénitence, la douleur. Les sacre­
, ments procurent àiTfiOmme a traflsIiguration, la splendeur. Ceci
est représenté objectivement oans la IïiëSSe par le sacrifice où le
r Christ est offert journellement 14. » Sans doute, Hegel exclut

la. Phéncménclogie, II, p. 233 et 259. .:-. II. B. der Rel., p. 227.
12. Ibid., p. 229. - 13. Die abs. Rel., p. 202. - 14. Ibid., p. 208.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

toujours la réduction des sacrements à l'opération extérieure qui

interdit l'adoration de l'Esprit. Dès que le sens est Qerdu l'être

immédiat est privé d'essence, l'app;lrence extérieureIiè mani­

feste rien. Alors, « le côté sensible est isoiéën soi;Ta présence du

Cnnst n'étant plus placée ainsi dans la représentation de l'Es­

pnt16 ». Mais le gestect le rite commüùautairefid'èk àl'Esprit

sont indis ensables. - - - - - ~

--Ce terme-"(feieprésentation commun à ces textes nous indique


enfin l'imperfection du culte, son insuffisance. Pour passer de la
rep~ntation au concept, la doctrine doit se développcra partir
de-l'enseignemenfdu-Christ et introduire notre esprit aü discours
spéculatifconformë a la "révélation, auVerbe de Dieu manifeste
grâce à la médiation de l'Esprit. ("
L'Église doit développer son enseignement par la théologie spéculative. - 2.
Telle est la seconde proposition. La progression indispensable de
la représentation à la pensée conceptuelle, conformément à la
participation des chrétiens à cette vie éternelle de l'Es rit, cons­
tituant 'lè~-Verbe par sa réflexion absolue, implique un double
dépassement: de l'être immédiat et de la connaissance sensible
vers une réflexion féconde traduisant celle de l'Esprit même;
d'une -réflexion subjective et individuelle, "tout inténeure et
enfermée dans la sphère du sentiment, vers un langage universel,
fidèle à la révélation qu'il doit développer, témoignant qûe la
r~on des chrétiens est alimentée par la sève de la réflexiO'll
absolue d'où jaillit le Verbe 9ivin. Deux étapes qui doiVênt être
at.!..eintes par 1a communauté dans le développement is onqüe
et par tout chrétien dans sa formation individuelle.
Lapremière exige l'abandon d'une apologétique empmste . .:t....
qui recourt essentiellement aux miracles, réels mais dévalués en
regard de la .e.uissance de l'Espritmême: « Le véritable mira"Cle
é'èst l'EsJ>rit 16. » Lui seul échappe aux contestations irIfinies de
l'histoire éVénementielle qui ne connaît que le positif de l'immé­
\ diat, la constatation sensible. Faute de comprendre que le véri­
( table Eositifn'est pas celui de la chose, mais la réalité du concept,
loufait de la religion « une affaire de pure représentation, de
m~ire 17 ». Le fait inaugure l'attestation, « cependant Il n'y a

15(Die abs. Rel., p. 209. - 16. Ibid., p. 191. - 17. Ibid., p. 21.

143
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

là qu'un commencement d'attestation où l'Esprit'n'est pas et qui

précisément ne peut confirmer~qui est d'ordre spirituel 18 ll.

__ La seconde étape commande une recusatlOn du PJ:éRsme, du

fidéisme. C'est une constante de la critique hégélienne. L'adver­

saire ordinaire est ici Jacobi 18 et généralement toute pensée kan­

tienne. Pour le fidéiste, la connaissance déterminée est assujettie

au monde fIni, le concept ne peut que régler l'expérience et

l'infini n'est a~~ssible q?-~à l'intu~n du cœur, au ~ge~t

subjectif, au sentiment ineffable. Ineffable mystique qui rejoint

l'ineffable sensible cfans lanuit du silence. Privé de-pensée uni­


verselle, trahissant la religion révélée où Dieu se manifeste -en

) personne comme erbe personnel en Dieu, rejoignant la théolo­

gie négative et son -absolu indéterminé, le fidéiste ne _préserve


\ rien en se réfugiant dans un biblicisme radical, inévitablement
1enchaîné au littéralisme, négation de la théologie 19. Surtout ce
r fidéisme ne s~t être communaut<ireeISe réduit à l'incohé­
\ rence des expressions subjectives individu~lles.
Ainsi la religion de l'Esprit doit promouvoir le développement
de la théologie spéculative, seule fidèle au contenu de la révéla­
tion. Le chrétien ne manifestesa liberté etsa vie dans-l'ESPrit
que par cet accueil de la raison qui témoigne de sa réconciliation
avec l'universalité divine. « C'est l~ l~ libre rais~m qui est ~r
soi, qui développe son contenu selon la nécessité et se justifie par
la pensée 20. ») Mais cette liberté, bien distinguée de l'arbitraire
individuel, est soumise à deux instances qui la règlent: la Tra- ,
dition et l'Autorité de l' Égli~~ Il y a un ~spect communautaire de""­
la foi qui ne supprime pas la libre adhésion personnelle, mais
qmen rectifie les variations et les initiatives. « C'est l'Esprit lui­
mê.IEe qui rend témoignage de soi, soit à l'intérieur de lâCOiis­
cience singulière, soit grâce à la présence universelle de la foi de
tous en lui 21. ) Or, cette communauté, préservant la foi de toute
attitude et expression particulières, témoignant, là aussi, de son
----- .--­
18. Emyclopédie, Préface de la seconde édition. - Les Preuves de l'existe1U:e
de Dieu, trad. Niel, p. 59-61. - Cf. également Foi et Savoir, trad. M. Méry,
Vrin, 1952, p. 258.
19. Die abs. Rel., p. 24-26. - 20. Ibid., p. 227.
21. Phénoménologie, II, p. 107. Cf. la note 127 où M. Hyppolite souligne
qu'il s'agit d'une revalorisation de l'idée catholique de tradition.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

inspiration par l'Esprit universel-singulier, n'est précisément


universe le qu'entotalité, par umté aeses moments successifs
dans un développement continu. Ce thème du développement,
classique en philosoplüe hégélienne, ayant pour modèle logique
le développement organique du concept, interdit aussi bien
l'inruw;tionabSolue que le stérile conservatisme ou tout « retour
aux sources » identifiant l'être-immédiàt consigné dans l'histoire
empirique et l'unité simple du concept encore non déployé:
« A la base de ce retour en arrière se trouve certes l'ins­
( tinct d'aller jusqu'au concept, mais il confond l'origine, comme
être-là immédiat de la première manifestation, avec la simpli­
cité du concept 22. » C'est. pour:.quoi. l'é<:!u~ation reli~euse}
doit imposer une discipline d'Église. « L'Église falt,-constitue,
expfiqüecette doctrine à partird'elle-même. Il ëst nécessaire
de-la soustraire au caprice et aux' hasar s e l'intelligence, de la
conserver comme vérité qui est'en soi et pour soi, comme une
~ chose solide. C'est pourquoi elle est déposée dans des symboles,
) liée à des expressions fixes, qu'elles aient été formulées après
. un document écrit ou d'après ~a tradition 23. » Car l'essentiel est
toujours d'évacuer l'arbitrairdindividuel dans une connaissance
de l'être upiversel : « Rien n'est construit par un sujet singulIer,
mais par la communauté en général 23. » En tout ceci, le prin­
~ cip~ reste la soumission à l'Esprit sans lequel la communaüté
. chrétienne serait toute particulière et impuissante à livrer la
1 vérité universelle. « L'enseignement de l'Eglise ne se crée pas
dans l'Église, c'est l'Esprit présent qui le constitue 23. »
Il convient de souligner cette aahésion e egel à la règle
d'autorité et de tradition, car elle éclaire sa proposition constante}
de réciRrocité entr~ religion et philosophie, philosophie _g~i
« doit montrer la raison contenue dans la religion 24 »""Si, en
effet, rien dans le christianisme ne peut provenir d'une pensée
étrangère à la tradition de l'Église ni contredire son autorité,(si,
d'autre part, « la philosophie n'explique qu'elle en expliquant
la religion 25 », il est clair que la raison s éc~ve, dans sa forme

22. Phénoménologie, II, p. 271-272. - 23. Die abs. Rel., p. 200-201.

24· Ibid., p. 225. - 25. B. der R~l., p.29.

145
10
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

et son contenu logiques, est bien pour notre philosophe un


?évelo pement théologique de la revélation chrétienne. ­
-=- L'autorif et a tradition de l'Eglise seraIent issoutes dans la
( variété des opinions~ par la multiplicité anarchique des sectes, si
) une organisation ne lui donnait force et unité. L'Église chrétienne
) doit s'organiser. Cette dernière proposition -est peut-être la plus
( importante. Rien n'est plus opposé à l'ecclésiologie hégélienne
qu'une Église intérieure, privé~e loi, d'ord~ et de hiérarchie.
L'Église n'est pas un signe de~N-it(m~existence effec­
1 tive et unique-dans notre llistoire. « La communauté, une fois
formée, eSt une Égli~e qui, étendant son éxistencë, soful~__~.~_~~:m
être-là dans l'effectivité, a une réalité temporelle (au sens ae
\ pouvoir temporel). Alors elle s'organise. Elle est le Royaume de
( Dieu, possède le présent, elle est la vie, la conservation et la puis­
} sa~ <kJ'EsPEit 26. » Existe.nce, solidité, é re- à, réalité, organisation,
toutes ces marques de (Église J,~implantent dans la vie du
m2!!de, dans la société civITé,dans l~~_effective de~ ~om~es.
) Toute communauté chrétienne retirée, vivant en un autre
monde sa foi intérieure, ne peut être l'Église de l'Esprit. .
Nous sommes armés maintenant pour comprendreles juge­
ments de Hegel sur l'histoire de l'Église. Ces propositions en sont
les critères précis et peuventseülesexpliquer cet étrange rap""
port, que nous devrons déterminer, entre l'Église et l'État, pour
apporter une précision décisive à la théologie spéculatIve.

./-I-P.. J ,._
rJ~ ~ ';"-:,

26. Die abs. Rel., p. 201.


CHAPITRE n
DIALECTIQUE DE LA RÉFORME

ET CONSCIENCE MALHEUREUSE

DU,..PROTESTANT

De l'Incarnation à l'eschatologie, l'Église doit réaliser l'as­


somption de l'humanité en Dieu. Mais; cOIïduite par l'EsprIt,
son histoire doit être reg1ée par une logique précise et souscrire
à K..-tglité spéculative qui témoigne seule de la vie divi.ne. Cette
histoire ne peut donc transgresser la forme du trolSlème syllo­
gisme de la religion révélée, qui transpose celui de l'Esprit dans
la Trinité. La particularisation du Fils est médiatisée par l'Église
universelle pour aboutir au Règne final de l'Espri en tous 1.
L'Égli~ est ainsi moyen terme à conèlition que la communau~é
qu elle forme soit toujours inspirée et unifiée par ce même
Esprit qui divinisait le Christ en lui conférant l'universalité du
Père. Or, nous venons de voir que cette condition impliquait des
1 exigences précises. Sans culte authentique, sans doctrine, sans
, organisation, la communauté ne saurait remplir cette missionet
se réduiraIt à Uiïëorps disloqué dont les memb~aientpnvés
de la révélation, de la réconciliation. Cet équilibre, désigné par
les propositions de l'ecclésiologie, ne saurait être rompu sans que
l'Église retourne à des attitudes préchrétiennes conformes à
la dialectique de l'homme sans Dieu et opposé à la nature :
~ toute réduction à une position unilatérale, toute rupture des
) liens di\jns qui constituent la totalité concrète du-subiectlf et de
~ l'~hiectif, de- l'intérieur et de l'extérieur, de la liberté et e a
l raison universelle, dénonceraient une perversion de l'Église et
une mutilation mortelle. Alors son œuvre serait finie et cet échec
ferait déserter l'Esprit' qui accomplirait son œuvre sans elle,
reformant a communauté humaine pour réaliser le royaume de
Dieu. ---­

1. Cf. Ire Partie, ch. III, p. 60.

147
LOGrQ,UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

Un événement capital intervient dans la vie de l'Église, la


Réforme protestante. Hegel le décrit et en apprécie le sens
conformément aux principes de son ecclésiologie. De soi, le
concept de réforme ne les contredit nullement. Le refus, la néga­
tion qu'il signifie peut s'adresser à une perversion antérieure et
provoquer une restauration, une reconversion fidèle à sa voca­
tion, réparant l'unité divisée, retrouvant l'équilibre compromis.
( Mais cette réforme devrait remplir une condition essentielle:
) sous prétexte de réparer un abt!s, ne pas passer dansl"excès
1,. contraire en opérant dialectiquement. Sinon, elle s'inscrirâiten
marge de la logique de l'histoire chrétienne pour régressër
vers une situation analogue à celle des religions qui ignoraient
la réconciliation.
La Réforme n'intervient pas au terme d'une évolution continue
qui la préparerait. Elle s'oppose avec force à l'histoire de l'Église
\ qui la précède, alors que la corruption a gagné toute la commu­
\ nauté. C'est au plus fort de cette dégradation que retentit l'appel
\ de Luther. « La Réforme est n~e de la ~orruption de l'Église 2. II
\ Il ne s'agit pas d'Un abus particulier, ni d'unë-altératlOn superfi­
cielle : la substance même de l'Église a été gangrenée totalement 2.

~
: Cette corruption est d-'un diagnostic simple: -priVllege acCordé
au seul ~ppareil extérie~r, perte. du sacré dans la ~ie séculière
du clerge, attachement a ce qu'Il y a de plus contmgent dans
l'Église, à l'être immédiat qui est mort à l'Esprit. Par suite,
(( l'Église du Moyen Age se présente à nous comme une multiple
i contradiction interne 3 ll. Contradiction entre le langage chré­
i tien qui subsiste, le caractère divin de la communauté qui reste
\ affirmé et dés formes d'existence incompatibles avec la religion
de l'Esprit. Trois formes de cette contradiction sont soulignées 4.
1 En premier lieu, le culte se dégrade en pratiques, privées d'inten­
tionalité religieuse. On attendait la transfiguration de la nature
en Idée, du geste en signification divine, et-VOici que l'esprit
humain lui-même se trouve asservi au sensible et à l'apparat
extérieur des cérémonies. D'autr~ part, l'Église, devenue société
close, détient jalousement la vertu de la réconciliation. Au point

2. Leçons sur la philosophie de l'histoire, trad. Gibelin, Vrin, 1959, p. 374.


3· Cf. Ibid., p. 349· - 4· Ibid., p. 350.

148
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

d'exiger une soumission totale de l'individu, lui dispensant arbi-


trairement la vie divine et lui infligeant la nécessité de mendier
l'Esprit qu'elle lui concédera ~ quand elle ne le lui vendra pas-
de façon tout extérieure, sous la forme d'un « titre de propriété
privée de valeur spirituelle 5 ». Ainsi le règne du droit abstrait
s'étend sur la communauté des chrétiens promis à la liberté des
enfants de Dieu. Enfin, cette Église veut prendre la place de la - "3
conscience de chacu"iî;àu lieu de la délivrer de son malheur. Elle
r seule a valeur, puissance, réalité. Elle entre dans la compétition
) des royaumes séculiers pour apparaître usurpatrice d'un pouvoir
) spirituel qu'aücun groupe particulier ne saurait détenir ou pro-
duire. Par une curieuse inversion de valeurs, tout ce qui compte
de forces naturelles, de vertu humaine, se trouve déprécié: en
faisant l'éloge de la pauvreté, de la chasteté, de l'obéissance, en
ruinant la valeur du travail, du mariage, de' la liberté, l'É lise
môntre son opposition au naturel et au spifitl1e , manifèSte que
l'~lU -et l'autre restent irréconciliés sans qu eITe puisse se situer
d'un côté ou de l'autre. Tout ce qui est admis est annulé à
l'avance et si l'État est bien reconnu comme le bras de l'Église,
« cette puissance reconnue contient en soi la contradiction que
cet Empire est tenu pour privé de valeur sérieuse, comme un vain
honneur... 5 » ---------...
f Ainsi l'Église du Moyen Age a manqué sa mission. Au lieu
de convertir le monde à l'ordre spirituel, au lieu de l'éveil el' à
) sa-vocation divine, elle pactiSe avec lui. -Pis encore, e e entre-
tient son ignorance et sa barbarie afin de l'asservir. (( Nous
considérions l'Église comme réaction du spirituel contre le
monde existant, mais cette réaction elle-même est telle que
) l'Église se subordonne ce éontre quoi elle réagit sariS toutefoiSle
trmlsforffièr 6. » Sëandale de la chrétienté rivalisant avec les puis-
sances temporelles, dénaturant son principe, sa fonction, défigu-
1 rant monstrueusement le Dieu révélé. - -
Toute cette perversion se traêluit par la négation des valeurs
du recueillement, de la vie intérieure, par le privilège des appa-
{ rences, la chute dans l'extériorité, l'idolâtrie du monde sensible.
-I,' Église sedissout dans ië monde, « elle a son principe dans le

5. Leçons sur la philosophie de l'histoire, p. 350. - 6. Ibid., p. 351.

149
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

ceci extérieur, l'extérieur se trouve à l'intérieur d'elle-même 7 ll.


Alors intervient la Réforme. Son cri est une révolte de l'Esprit récu­
>
) sant l'Église et saisissant l'évangile pour porter le témoignage de
) la vie intérieure. « C'est à la vieille intériorltéCiü peuple allemand,
intégra ement conservée, qu'était réservé d'accomplir cette révo­
lution 7. II Les thèses de Luther ne sont pas autre chose qu'un
manifeste
--.- .-de la - foi ----- ..-----
intérieure, le réveil du sujet qui saisit sa vie
._.-
divine dans l'intime de sa c0I!.s_Clence. Dans la tradition augusti­
­
riiënne, ce retour à l'intériorité est bien le cogito du croyant. Le
Christ n'est plus rejoint par l'histoire ni cherché dans son tom­
beau vide, « la doctrine de Luther est simplement que le Ceci,
l'infinie subjectivité, c'est-à-dire la vraie subjectivité>- Christ,
n'est d'aucunemanière extérieurement présent ou réel, màis
qu'il n~ s'acqu~t, d'une manière générale comme spirit~té,
que dans la réconciliation avec Dieu, dans la foi et la commu­
nion 8 ll. - - •

Hegel célèbre cette conversion et cette prise de conscience de


0'
) la réconciliation. Toute sa théologie est conforme à cette restau­
\ ration de la r~flexio~, du sRirituel, U~ réconciliation de
1 l'esprit humain et de l'Esprit divin. Mais cette même théologie
n'aamet pasl'équivoque ni -Ole déplacement de cette réconcilia­
tion dans une dimension, un élément qui tend à altérer et inver­
ser son sens: le radicalisme de la Réforme confère à l'intériorité,
à la subjectivité, une valeur religieuse exclusive, une préémi­
yJS ( nence qui l'oppose à l'extérieur, au monde, aux œuvres, à la
0-­ nature. La réconciliation entre l'homme et Dieu doit instaurer
celle de l'esprit et de la nature, de la consClencé et du corps, du
spirituel et du temporel, de l'intérieur et de l'extérieur. Elle ne
saurait être effective, réelle, vivante, si elle se réduit à l'obscurité
et au silence d'un sentiment du cœur, si elle s'inscrit en marge
de l'être objectif, désertant la lumière de l'action et le langage
r
de la raison. Aussi bien, re~llons.:noussan~os~prise une_cri­
l tique vigoureuse de la Réforme et de l'abstraction qui la définit
pour Hegel: « La réconciliation de Dieu et du monde n'existe
que sous une forme abstraite 9. » Abstraction qui reconduit iQé­

7. LepJns sur la philosophu de l'histoire, p. 374-375. - 8. Ibid., p. 376.


9. Ibid., p. 382•
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

vitablement à une dialectique ruineuse, à cette opposition pré­

chrétielliïë de l'homme et de Dieu manifeste dans la séparation

des domaines religieux et naturel, dans l'exclusion réciproque de

la foi et des œuvres. Le chrétien réformé épouse le mouvement


1

de la conscience pécheresse, se défj.nit ~oppo~itio_~ avec la


liberté heureuse sauvée, divinisée. Sans doute, cette identifica- 1
tion du chrétien et du païen est-elle masquée par le vocabulaire )rficfl'
évangélique. Mais elle est explicitement formulée dans certaines
thèses révélatrices. En particulier cette affirmation d'une nature
étrangère, hostile, pécheresse, contre Dieu. Et ce n'est plus seu­
lement le corps, le monde naturel qui s'oppose à l'esprit. Il faut
dire que l'homme est tout entier mauvais, corrompu, que le salut
s'accomplit hors de lui, dans un domaine qui ne lui appartient
pas, par une foi imposée, extérieure à sa volonté, sans rapport
avec sa liberté. De nouveau, l'homme est mauvais, athée, hors
[ de~vie divine. « La réconciliation ayant donc pris cette f~e
) aostraite, le tournant a été infligé à l'homme de s'imposer par
contrainte la conscience de sa nature pécheresse et de son savoir
mauvais 10. )J Le protestant, se retirant à l'extrême des positions
catholiques, combattant l'extériorité de cette Église perdue dans
les ambitions du monde, se replie dans l'intériorité, s'installe
1 dans la subjectivité, passant ainsi d'une abstraction à une autre,
d'une réduction à une autre. Finalement, « e protestantisme
\ s'est tourné vers une mesquine et subtile réflexion sur l'état sub­
I jectif de l'âme 10 )J.
Pour justifier cette interprétation, rien n'est plus décisif, selon
Hegel, que d'examiner le rapport de la foi et de la raison. Nous
avons vu, dans le précédent chapitre, que la foi chrétienne, celle
d'une Église authentique, ne pouvàit se défaire es représenta­
tiOÏÏSSans promouvoir la réflexion intérieure pour constituer une
r théologie conceptuelle. La réco~~l~ation ne saurait être effec­
) tive, être celle de l~sprit divin lui-même, si elle n est celle oe
) laraison ct de lafüi, de l'u"iiiversallté et du jugement particulier
. de chacun. Par suite, toute foi religieuse qui ne s'inscrit pas dans
la réconciliation chrétienne, qui demeure séparée dans un autre
monde, s'..?ppose à un_rationalisme militant qui tente de l'élimi­

ro. Lefons sur la philosophie de l'histoire, p. 383.


LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

ner. Rationalisme dissolvant qui s'emploie à démontrer l'irréa­


lisme du religieux, l'obligeant à se réfugier sans cesse dans un
au-delà mystérieux, privé d'effectivité, de vie et de lumière, mais
qui se contamine au cours de cettefutte alors qu""ë la foi vient
le rejoindre et l'épouser. Telle est la « philosophie des lumières »,
l'Aufkliirung, qui fleurit au xvmeslècIe avec ecriticisme et le
rationalisme français, mais dont la victoire est aussi équivoque
que la foi de ses adversaires. Hegel a repris souvent cette anayse
( de-l'Aufkliirung pour montrer que la victoire du philosophe sur
) le croyant, qui vit dans un monde et pense dans un autre,
\ demeure ambiguë et peut s'interpréter comme une_défaite; exac­
, tement, il y a identification des adversaires: « Ni la foi posi­
tive contre laquelle elle partit en guerre, ni elle, victorieuse,
ne demeura raison, et le rejeton qui plane au-dessus des cadavres
à titre d'enfant commun de la paix, tient aussi peu de la raison
que de l'authentique foi 11, » Dans la suite de ce texte, Hegel
\ explique ainsi cette faus~e victoire: œuvre de-.!:entendement
abstrait, cette philosophie offensive pose la subjectivité comme
absolue et en fait son principe exclusif. Elle s'inspire donc d'un
esprit négatif, diviseur, s_~ privant à l'avance cktoute possibilité
de cOi1ëiliation, s'imtallant dans une attitudëUmTiŒrale impuis­
sante à restaurer une unité humaine satisfaisante. Elle est réso­
k....,.,.;1- lument hostile rIa réconciliation chrétienne. 'Kan-i et sa raison
pratique ormelle, montrant ~e cc du même coup .@.plus ga1,!!e
J~( idée n'a pas de réal~té 12 »,vichte, « d'après lequel Dieu est
d. quelque chose d'impensable 12 »~-sont, à cet égard, de précieux
témoins. Mais ils sont to'!!s deux des fils de la Réforme. La pure
( intention, étrangère à l'action, comme la pure aspiration vers
) l'Absolu subjectif, transcrivent en termes rationalistes la pure
) ir:!éE~j.~ la foi protestante qui condamn~ les œuyres et se
( prive de_r~alité, C'est pourquoi Hegel identifie cette œuvre de
l'Aufkliirung et son destin à ceux de la Riforme. On peut leootèr
dès cette première publication : Foi et-Savoir. Précisant que
l'Aufkliirung manifeste une formé importante de la pensée, un
principe subjectif et négatif, séparé et exclusif, mais de grande

11. Foi et Savoir, trad. Marcel Méry, Vrin, 1952, p. 193.


12. ---.rour;p---:-'194.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

portée historique, il écrit: « La grande forme de l'Esprit univer­


( sel qui s'est manifestée dans ces philosophies est le principe du
) Nord, c'est-à-dire, en termes religieux, du protestantisme,-à
sâvoir la subjectivité... 13 » Mais cette identification, lom d'être
une idée de jeunesse, est une proposition constante et nous la
) retrouvons intacte à la fin, dans les Vorlesungen: « Dans l'Église
réformée, le divin, la vérité, s'est perdu dans la prose de l'Aufklii­
rung et du simpleei1tërÏèlement 14. )) En dépit de son principe
d'intériorité, de l'exclusion de la raison, le croyant protestant
a donc rallié le rationalisme de I~Aufkliirung, car il s'est substitué
au croyant catholique au moment où ra foi ne pouvait se sauver,
se soustraire -aux assauts de-laphilosophie, qu'en se conformint
à e Te. La Réforme apparaît dans le- cours de ce combat et
selon une dialectique inévitable que décrit patiemment la Phé­
noménologie de l'Esprit 15. Il convient d'en préciser les moments
principaux.
1) La foi du catholique médiéval manque la réconciliation,
( u fait de l'Église qui détien't la vérité captive et qui, pour mieux
\ établir son règne temporel,/ assujettit les fidèles en les séparant
de Dieu, en les privant dejsa présence, gardant ia!ou~~rr:ent les
, clés du Royaume. Ainsi rêduit à mendier la grâce et écarté de
'J'larécOnciliation effective(il se retrouve loin de Dieu, incapable
de l'atteindre dans sa transcendance. Mais le monde lUI est éga­
lement interdit, ses richesses et ses plaisirs ne sont que tentation.
, Ditm est dans un au-delà inaccessible et nous retrouvons la situa­
tion de l'homme avant le Christ. C'est alors qu'intervient l'Aufklii­
rung, s'efforçant de démystifier cette foi et de lui rappeler la réalité
( de l'ici-bas. Pour se défendre, le croyant doit choisir: ou bien il
, tient à préserver sa vie intérieure et l'au-delà, mais ensachant
que ce monde lui demeure interdit alors que l'Aufkliirer en sou­
ligne la richesse - ou bien il va tenter d'y pénétrer, mais en
) rivalisant avec l'Aufkliirung il risque de perdre son âme, adoptant
sa critique dissolvante.
- (2) Le croyant préférera rester sur ses positions et redoubler
de zèle dans son opposition au monde humain et naturë[-Mâis
~----- . -- ­
13. Foi et Savoir, p. 195. - 14. Die abs. Rel., p. 21 I. - 15. Phirwmérwlogie,
II, p. 93à Î2!f'
153

LOGIQ,UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

sê:...foi n~p_eut plus être n':!ve : l'attaque de l'Aufkliirung avive la


tentation du monde, en dévoile la réalité irrécusable. Afin de ne
pas donner des armes à l'adversaire, pour lui ôter un terrain
trop favorable, il doit montrer que rien dans son credo n'est lié
à la superstition, à la transformation magique du monde. Celui-ci
doit être purgé des interventions divines par lesquelles il échappe
à l'homme. Purification de tout élément transcendant qui serait
une grave concession à l'adversaire si ce monde sécularisé,
reconnu, n'était en même temps privé de valeur et tenu pour
inessentiel. Dieu seul est l'essence, et son Royaume n'est pas de
ce monde. C'est ici que se dessine le mouvement de la Réforme
qui redonne au laïc les réalités terrestres, tout en lui apprenant
qu'elles sont étrangères à Dieu. Les moines sont laïcisés, le
mariage est permis, le travail admis. Mais ce réalisme, cette
réconciliation avec le monde, ne sont qu'apparents. Dans le refuge
intérieur de sa foi subjective, le croyant vit de la vraie vie qui
compte seule. Il peut bien, au-dehors, se livrer au plaisir, au
travail, à la politique, mais c'est un jeu reconnu comme tel.
3) L'Aufklarung redouble d'efforts. La critique attaque ce
refuge pour obtenir du croyant une sécularisation complète et
sérieuse. Mais elle va également s'altérer par ce radicalisme
même. Et d'abord, que signifie une lutte contre une foi qu'elle
déclare inexistànte? Lutte et négation sont contradictoires. De
plus, si pour le croyant la réflexion de la pensée possède encore
un caractère objectif, une réalité, l'Aufkliirer ne reconnaît là
qu'une abstraction. Pour en faire la preuve, il lui faut identifier
réalité et être-là sensible: toute pensée qui n'a pas pour objet
un être fini, sensible, est déclarée vide, formelle, sans contenu.
Sa proposition est simple: toute doctrine religieuse peut être
réduite à une fausse interprétation d'une expérience sensible.
cc L'Aufkliirung rabaisse ce qui est vie éternelle à une chose effec­
tive et périssable et la contamine avec cette vue en soi nulle de
la certitude sensible 16. » On reconnaît ici, outre un matérialisme
de principe, une critique du culte et spécialement des sacrements
que la Réforme reprendra. Car celle-ci va peu à peu s'identifier
à ce mouvement critique de l'Auflliirung.

16. Phénoménologie, II, p. 105.


DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

- 14) En effet, les assauts de l'Aufklarer rendent la position du


croyant de plus en plus difficile. Comment se refuser à voir ces
richesses de la terre et comment persévérer dans cette double vie
dont l'une est réelle mais vaine, l'~tre essentielle mais purement
intériëli"fe? Le seul moyen est d'engager franchement le combat,
de prendre les armes de la critique pour les diriger contre le
monde. L~roy:ant, lui aussi, va emplQ e la nég~tivité d_e la pe~­
sée pour établir la vanité des nourritures terrestres. Mais ce n'est
pas une arme dont on peut limiter l'usage. Son emploi commande
une stratégie identique à celle de l'adversaire: sa foi tout entière
va perdre l'objectivité et se résorber en pure aspiration subjec­
tive. Pour que Dieu ne puisse être situé au même niveau que le
monde, pour qu'il puisse lui demeurer incomparable, il sera réso­
lument déporté hors de l'objectivité, hors de l'extériorité, pour
apparaître comme un infini subjectif, inaccessible à l'expérience
comme à l'entendement, résidant dans la pure intériorité fermée
à toute ingérence de la volonté efficace, des puissances naturelles
et temporelles. La foi s'est vaincue elle-même. Dans ses raison­
nements, sa vie profane, ses plaisirs et son travail, dans tout ce
qui constitue sa vie effective, le croyant est identique à l'Aufklii­
rer. Cependant, si celui-ci peut espérer une satisfaction ici-bas, le
croyant en sait la nullité. Partagé entre deux mondes, déchiré et
désespéré, il n'aura la jouissance d'aucun et souffrira d'un dua­
lisme radical auquel se reconnaît le protestant. « En fait, la foi
est devenue la même chose que l'Aufkliirung, c'est-à-dire la cons~
cience du rapport du fini étant en soi avec l'absolu sans prédicat,
inconnu et inconnaissable, avec cette seule différence que
l'Aufkliirung est satisfaite, mais que la foi est l'Aufkliirung insa­
tisfaite 17. » Entendons par là que l'Aufkliirer se contente du
monde fini, alors que la foi conserve en elle l'opposition du fini
et de l'infini. Dans sa conscience même, à l'intérieur de sa vie
de foi, le croyant recèle cette division où l'on reconnaît l'enten­
dement abstrait, son jugement qui brise le concept et se livre
aux assertions subjectives unilatérales. Subjectivisme abstrait,
réflexion incapable de restaurer l'unité positive. Moment négatif
incapable de revenir sur lui-même, d'opérer cette négation de

17. Phinoménolotie, II, p. 12I.

155
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

la négation qui est propre à l'Esprit divin, incapable de se récon­


cilier avec le Dieu universel. « La raison dut renoncer à son
existence dans l'Absolu et ne se comporter que négativement à
son égard... Le néant de l'Aufkliirung, en devenant conscient, a
été érigé en système 18. »
Ainsi le pouvoir négatif de la critique dissolvante s'est intro­
duit dans le rapport religieux. L'opposition du croyant au
monde, de l'intérieur et de l'extérieur, se double d'une opposition
entre le sujet humain et le Dieu universel, située dans l'inté­
riorité de la foi. Déchirée et impuissante, la conscience protes­
tante subit le malheur auquel était destinée la conscience reli­
gieuse avant la réconciliation chrétienne. Mais cette souffrance
est singulièrement avivée par cette dure certitude qu'une récon­
ciliation s'est accomplie en Christ alors qu'elle nous reste incom­
préhensible et inaccessible.
Le thème de la conscience malheureuse est un des plus célèbres
de la philosophie hégélienne. Le difficile est de lui assigner une
époque dans l'histoire religieuse. M. Hyppolite 19 réfère cette
figure de la conscience au judaïsme, au monde romain et au
christianisme du Moyen Age. Mais si les deux premières corres­
pondances sont claires, il semble que ce soit plus la Réforme que
la foi médiévale qui soit visée par Hegel 20. En effet, ce qu'il
cherche à mettre en évidence est une dualité de termes inconci­
liables, thème central de la critique de l'Aufkliirung, alors que la
croyance médiévale ne devient déchirée qu'en perdant sa naï­
veté simple devant la critique rationaliste. Si l'on prend garde
par ailleurs à l'articulation de ce thème sur la conscience scep­
tique, qui est une négativité abstraite, un idéalisme inefficient,
on peut aisément retrouver la même impuissance à effectuer
le retour au positif dans l'attitude de l'Aufkliirung. Enfin la cons­

18. Foi et Savoir, p. 194. - 19. Cf. Phénoménologie, I, p. 176.


20. Il ne fait aucun doute pour Hegel que le malheur de la conscience
chrétienne commence avec cette époque des croisades où le catholicisme,
confondant la présence de Dieu avec la possession d'un être mort, se corrompt
dans la recherche d'un sépulcre vide. Mais ce malheur se développe grâce
au dualisme protestant. La réconciliation était incomprise, elle devient défi­
~itivement exclue quand le monde eSt désacralisé et opposé à la fOl mtérieure
coupée de la vIe et de l'action effective du croyant.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

cience malheureuse est une intériorisation de la dialectique


maître-esclave dans la conscience de soi. Or, nous savons que
le propre de l'Aufkliirung est bien l'intériorisation et non la réduc­
tion d'un conflit, et l'opposition du fini_et de l'inf?ni est précisé­
ment dénoncée comme une transposition du rapport domina­
tion-servitude : « L'infini et le fini, qui ne doivent pas être posés
identiques dans l'idee, car chacun d'eux est absolument à part,
se tiennent l'un en face de l'autre dans le rapport de la domina­
tion... 21 ,» On peut remarquer que ce rapport maître-esclave
détermine, selon Hegel, la religion juive et qu'il provient d'une
opposition après rupture, œuvre de l'entendement abstrait qui
fonde le juridisme romain. Ce qui confirme les deux premières
concordances repérées par M. Hyppolite.
Plus encore que dans l'analyse de l'Aufkliirung, Hegel met en
lumière le caractère dialectique, antirationnel, des infortunes
successives de la conscience malheureuse. « Nous assistons à une
lutte contre un ennemi, dans laquelle on ne triomphe qu'en suc­
combant: le fait d'avoir atteint un terme est plutôt la perte de
celui-ci dans son contraire 22. » Si la conscience singulière finie
entreprend de rencontrer l'Immuable divin, c'est poûrSëSûl)sti­
tuer à lui et le voir réapparaître aussitôt à une distance infinie.
Inversement, si l'Immuable prend figure huma~Jl~,-.iincaEEe,
c'est pour s'identifier avec la conscience malheureuse, cnan­
geaïrtë, finie, se réduire à elle au lieu -de s'y unir. D'où l'impos­
sibilité de constituer une christologie, le Fils de Dieu ne pouvant
manifester l'unité de,!? deux natures, l'entendement ne pouvant
dépasser autrement que par l'opposition la juxtaposition de la
divinité et de l'humanité. « La conscience immuable conserve
ainsi dans sa figuration le caractère et les traits fondamentaux
de l'être scindé... 23 » Le chrétien qui veut s'unir au Christ ne
peut atteindre que le côté sensible et contingent de la Figure,
l'Immuable lui échappe. « L'espérance de devenir un avec lui
(le Christ) doit rester 'espérance, sans accomplissement ni pré­
sence 23. » Vanité de l'espérance qui n'est pas fondée sur l'~té
spéculativement comprise. Après l'Incarnation comme avant, la

21. Foi et Savoir, p. 197. - 22. Phénoménologie, l, p. 178.


23. Ibid., l, p. 180.

157
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

conscience humaine est tenue pour inessentielle et distante de


l'Immuable impénétrable. Par suite, son opération est privée de
valeur, le travail est une œuvre morte et le désir qui l'anime une
ambition sans espoir 24. Ne trouvant aucune satisfaction dans son
activité inconsistante, elle vit dans la crainte de la domination
du Souverain et ne pourrait obtenir un salut que par le bon plai­
sir de la prédestination. Cependant l'Immuable lui-même aban­
donne sa figure humaine au chrétien qui détient, dans l'Église
du Christ, le pouvoir que Dieu apportait en venant en ce
monde 25. Mais cet abandon ne saurait être un don réel; c'est
un faux cadeau, une Figure privée d'essence et que Dieu a
désertée en nous la léguant. L'Église n'est que la communauté
des esclaves misérables de Dieu. Son action, son culte, sa parole
sont purement humains, étrangers à l'Esprit et identiques à ceux
des sociétés païennes.
Un autre thème est ici développé par Hegel et qui n'est pas,
peut-être, suffisamment remarqué. L'attitude de ce croyant mal­
heureux, auquel Dieu abandonne sa Figure, est nécessairement
r une attitude d'action de râces. Et dans des conditions telles que
) toute participation, toute coll.5lboration à l'œuvre divine est éli­
mi-n~e. « Par le fait qu'en regard de ce don la conscience singu­
\ lière rend grâce,. elle s'interdit la satisfaction de la conscience sin­
) gulière de son indépendance, et attril:>\,l~ à l'au-delà l'essence de
1 son_opération, et non à elle-mêm-e; par ce double moment du

don mutue des deux côtés, prend certainement naissance pour la


conscience son unité (ou sa communion) avec l'Immuable. Mais
en même temps cette unité est affectée de séparation, brisée de
nouveau à l'intérieur de soi, et d'elle ressort l'opposition du sin­
gulier et de l'universel 26. » Pour le philosophe qui analyse ce
comportement, l'homme fait en réalité plus que l'Immuable,
non seulement il collabore avec Dieu, mais, délaissé loin de lui,
comme l'esclave qui travaille en face du maître oisif, il est seul
à opérer effectivement. Pour la conscience malheureuse, aU
contraire, l'Immuable n'a abandonné qu'un « élément superfi­
ciel de soi ». LQin de participer à la gloire de Dieu, en collabo.!.al}t
à son œuvre, elle s'apparaît à elle-même comme unmoyen pour

24· Cf. Phénoménologie, I, p. 185. ~ 25. Cf. Ibid., p. 186. - 26. Ibid., p. 187.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

( Dieu de se glorifier, moyen aléatoire et sans prix : rien à l'homme,


l tout à Dieu, car rien de l'homme, tout de Dieu. Ainsi, après la
solafides de Luther, la soli gloria Dea de Calvin renvoyant à la sola
) gratia, marque une parfaite dépossession, une aliénation com-
plète.
La réconciliation est donc perdue pour le protestant. Entraîné
dans ce mécanisme dialectique, incapable de comprendre l'In-
carnation et la Trinité qui la commande, il s'égare dans un mou-
vement dégradant et défigurant: la communauté réformée ne
1 pourra_ témoigner· de la puissance rédemptrice de l'EspfîC
C~e l'Eglise -catholique corrompue, elle s'avère i ca2ableâe
) sousgi~ ~ _~e véritable ecclé~~ologie. Le bilan sera lour et
l'échec de la Réforme déterminant pour l'histoire religieuse.
1 La foi protestante est bien l'excès inverse du catholicisme.
Position exclusive elle n'admet toujours qu'un seul côté. La
) foi s~~ les œ2!y!es, l'intérieur sans l'extérieur, la grâce sans
'---la liberté, l'Ecriture sans tradition ni théologie rationnelle. Sola
fides, sola gratia, sola scriptura, soli gloria Deo. Le ~ulte se vide
de sens, l'œuvre de participation est annulée 27, la tra ItlOn et
l'autorité de l'Église expulsées de la conscience malheureuse.
Fidéisme, biblicisme se substituent à la pensée spéculative: il ne
saurait en être autrement, puisque le protestantisme repose sur
l'entendement et ses principes de division et d'exclusion. Ce qui
est plus grave encore, pour Hegel, c'est la désorganisation de
l'Église qui en résulte, sa fragmentation inévitable, sa particula-
risation. Les Églises protestantes ont perdu l'universalité, signe de
la divinité, œuvre de l'Esprit. Nous examinerons pluslonguement
ce dernier point qui commande, croyons-nous, l'essentiel de la
philosophie hégélienne de l'État.

'27. « L'opinion réformée n'a rien de mystique, la cérémonie n'est qu'un


souvenir, un simple rapport psychologique; tout élément spéculatif a disparu,
est écarté dans la condition des communautés» (Die abs. Rel., p. '211). Il est
vrai que ces textes visent expressément le calvinisme. Hegel défend la doctrine
luthérienne des sacrements, qu'il reconnaît conforme à celle du catholicisme
(Cf. Leçons SUT la philosophie de l'histoire, p. 376). En revanche, pour l'organisa-
tion de l'Église, la communauté luthérienne sera visée davantage par la cri-
tique hégélienne.

159
CIlAP]TRE ]11

PHILOSOPHIE DE L'ÉTAT,

SAVOIR ABSOLU ET THÉOLOGIE

L'histoire de l'Église est close, pour Hegel, avec le protestan­


tisme. Il n'a jamais pensé possible un retour au catholicisme qui
demeure, en son esprit, l'Église du Moyen Age plongée dans
l'extériorité. Il note que le subjectivisme et l'intériorité exclusives
du protestantisme ont déterminé certains de ses adeptes à revenir
en cette communauté romaine pour obtenir « au lieu de cette
incertitude intérieure une large certitude formelle dans l'impo­
sante totalité de l'Église 1 ». Mais, précisément, cette enveloppe
extérieure d'une communauté privée d'Esprit n'a pu récupérer
son contenu divin originel. L'influence exercée par la Réforme
sur l'Église catholique n'a pas franchi quelques détails superfi­
ciels. Sombrant dans l'obscurantisme, Ro.!I!~ s'est séparée de la
culture-et-du progrès pour se resorber dans lep;i'ganisme. « Amsi
retombe ~arrière, dans l'ensemble, l'esprit du monde catho­
lique 2. » Il est clair que cette lecture hégélienne de l'histoire
durcit les oppositions pour réduire les attitudes et les conceptions
qui les commandent à des positions extrêmes, irréductibles,
conformes au schéma dialectique. C'est qu'elle est fonction d'une
exigence ecclésiologique très vive. L'Esprit ne saurait vivre et se
déveloEJ>er dans la communauté humaine, ès lôrs <[ùe l'unité,
la conciliation, l'universalité, en sont exclues.- .­
--Le- protestantisme est aonc la forme ultime de l'Église et il
échoue à la réaliser. Hegel en tire cette conséquence simple : ~
réalisation du royaume de pieu, inéluctable victoire de l'Esprit
en ce mond~s'âccompliraau moyen d'un dépassement de toute
l tglise particulière, de toute Église différente de la communauté

1. LefOns sur la philosophie de l'hiswire, p. 383.


2. Ibid., p. 379.

]61
n
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

universelle des hommes. Tel est, tel doit être, selon Hegel, l'État
réâîisant a relIglOllëhrétienne. Il p'r~nd le relais de l'Église pour
clore-l'histoire de sa perversion êt coiistit~r 1 ra
aumeeffectlf
de l'Esprit. « L'État est la volonté dMrïëëomme Esprit présent
et actuel qui se développe dans l'organisation du monde. »
Cette philosophie présente l'État comme l'unité de la subs­
tance sociale de la cité grecque et de la liberté chrétienne.
La cité grecque, l'ethos, actualise la raison, c'est-à-dire l'unité
des consciences de soi, dans la parfaite réciprocité. Mais cette
unité est immédiate et indifférenciée, étouffant les consciences
singulières 3. C'est pourquoi les individus seront réduits fina­
lement à la plate identité des atomes indifférents. C'est le
monde du Droit romain, de la personnalité juridique. Au
contraire, le christianisme affirme la libération de tous, engendre
l'émergence des Individus à partir de -èettesubSfance éthique.
Mais, comme le montre la Réforme, la liberté chrétienne se
retire dans la pure intériorité, méprise le monde et ~~y_'!Jorise
les œuvres. Alors le chrétien a perdu le sens de l'universalité
dIvine en abandonnantla cité réelle des hommês: règne ae la
vertu inefficiente qui se croit immédiatement universelle dans le
refuge de son âme et récuse le « cours du monde »; règne de la
personnalité morale que la raison pratique de Kant établit en
sa forme achevée. Droit abstrait et moralité subjective consti­
tuent les préalables de la philosophie de l'État exposée dans la
Philosophie du Droit et qui s'offre, à partir de la moralité objective,
1 comme l'unité spéculative et effective de l'universel et du singulier 4.

Il n'est pas difficile de reconnaître le sens chrétien de éëtte unité.


a
. L'État ne saurait puiser hors de la religion solue cètte UnIver­
salité concrète qui esCproprement cellê-aerESpnfOiViïl.-Il ne
1 saurait être un complément étranger à la présence du Dieu

manifeste. Il a donc mJme contenu ue la religion révélée: « L'État


) et l'Église ne s'opposent pas quant au contenu de la vérité et de
la-raison, mais seulement quant à l.a forme 5. » Mais cette forme
de l' ~t est la seule qui conviênne, celle de la réalisation, de

3. Cf. Phénoménologie, I, p. 29°-291.


4. Cf. Philosophie du Droit, trad. Andrée Kaan, § 258.
5. Ibid., § 270.

162
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

l' a~alisatJon. Elle seule procure à l'Église séparée, intérieure,


abstraite, cette incarnation nécessaire, cette organisation indis­
pensable à l'uni~lité effective qui doit être c'ëlIeae-TEsprit
manifeste.
Si l'État accomplit la religion, réalise l'Église, on ne peut
COnceVOIrdeux aomainessepâres aont il aistlnctlOn entretien­
drait l'équivoqu-e- pro estante. Cette séparation nécessaire là où
la religion n'est pas celle du Christ, achevée et absolue, lorsque
l'État n'a pas atteint sa forme parfaite, est impossible lorsqu'il
s'agit du christianisme et de l'État universel. « Ce sont là deux
choses incompatibles: vouloir leur assigner un domaine séparé,
en pensant qu'en leurs différences elles se tiendront tranquilles
l'une vis-à-vis de l'autre sans en arriver à la contradiction et à
la lutte 6. » Ce point est essentiel. On pourrait croire que la cri­
tique hégélienne d'une communauté chrétienne privée d'ordre
et d'institution vise surtout l'Église luthésienne, la plus libre, la
moins établie, la plus intérieure des Eglises réformées. L'Église
calvigiste, au contraire, s'est toujours montrée soucieuse d'orga­
nisation et l'on sait l'importance donnée par son fondateur à la
discipline sociale. Mais, loin de procéder d'une volonté d'unir
Église ecÉtat, cette apologie du pouvoir public relève d'un dua­
lisme radical entre l'intériorité de la foi et l'extériorité des struc­
tures sociales. Ces deux « régimes humains 7 }) incommunicables
ne sauraient, selon Calvin, être traités identiquement. Liberté
absolue de la conscience pour la foi intérieure, gouvernée par le
seul Esprit divin et parfaitement indifférente aux choses ex­
ternes 8 ; autorité sans appel du Jlouvoir civil pour la société
extérieure, qu'on peut appeler l'Eglise visible mais qui ne sau­
rait concerner la vie intérieure du croyant. Lorsque Calvin
annonce: « Je remets à la police le soin de bien ordonner la reli­
gion 9 », ce n'est nullement dans l'intention d'organ~r la com­
munauté au sens de Hegel, pour réaliser la religion en société
tmestre, mais afin d'assurer au seul aspect extérieur de l'Église
une discipline permettant à la foi intérieure de se développer

6. Encyclopédie, § 552.
7. Institution de la religion chrétienne, IV, 20, I.
8. Cf. Ibid., III, 19, 7. - 9. Ibid., IV, 20, 3.
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

sans souci mondain. Or, non seulement cette division des


domaines est, pour Hegel, contraire à la réconciliation chré­
tienne, mais elle est illusoire et rènd suspecte -la soumiSSion a:ës
chrétiens à la législation civile: « C'est une idée abstraite, creuse,
de s'imaginer que les individus pourront n'agir que dans le sens
\
ou suivant la lettre de la législation et non dans l'esprit de leur
religion qui règle leur conscience intime et leur devoir su­
prême 10. » Il n'y a pas d'ambiguïté dans cette conception d'un
É!at annu~t l'Église parce: qu'il la réalise. Si Hegel reconnaît
à la communauté religieuse la possibilité de subsister sous la pro­
tection du pouvoir, c'est pour en souligner le caractère provi­
soire, concédant son rôle moral, et sans souci de précision quant
à la confession recommandée 11. En fait, la forme abstraite de
la religion protestante, son intériorité exclusive, l'oppose à l'État
effectif. Aucune conciliation n'est possible entre l'abstrait et le
complet, on passe de l'Église à l'Etat sans continuité, mais en
réalisant dans la communauté universelle cette raison, cette
logiq~ qui est l'es~e même de Dieu et que le christianisme
révèle. « La vérité, en face e cene qui s'enveloppe dans la sub­
jectivité du sentiment et de la représentation, est le bond énorme
qui fait passer de l'intérieur à l'extérieur, de la raison enveloppée
dans l'imagination à la simple réalité 11. »
Ainsi l'État universel réalise la mission confiée à la première
communauté c rétienne~ -cette réconcilialioiïâ.etous les-hommes
entre eux:-dës esprIts et du monde, de la conscience et de la
nature, de la libre pensée et de l'action. Mais la révélation nous
a appris que cette unité ne pouvait être que :Celle de l'Esprit,
celle ql!J. Iéuni.! l'homme à Dieu-i~ns le Christ, celle quiülliver­
salise la Nature divine pour en faire, eterneUement, le Verbe
divin. La question qui subsiste est alors celle-ci: cette réalisation,
cet accomplissement de la religion dans r État, ne suppriment­
ils pas, par une laïcisation définitive, le rapport religieux de
l'homme au Dieu personnel réduit à la raison universelle orga­
nisant la cité? Il n'en est rien et ce sera.in:ommeftre ncohtre­
senssuf"'Cëtte réalisation. Elle ne signifie pas l'annulation simple

10. Encyclopédie, § 552.


II. Cf. Philosophie du Droit, § 270.
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

du rapport de l'homme à Dieu, mais le moyen de le parachever


en conformant la cité des ommes à l'universalité du Dieu ere
pour-que l'Esprit singuliéf et universel soit présent à tous. En
d'autres termes, l'État réaIi.se le moyen termé du troisième syllo­
gisme de la religion révélée, constituant cette communauté uni­
verselle qui permet le royaume définitif de Dieu. Il conduit les
hommes à l'Esprit grâce à l'Esprit même qui doit se faire Esprit
objectif dans l'État pour être Esprit absolu pour nous. L'Etat
sera donc la condition nécessaire de la réconciliation définitive
grâce à laquelle nous connaîtrons Dieu d'une science parfaite,
en pleine participation, dépassant le régime des représentations
pour accéder au savoir absolu.
Avant de montrer que ce savoir absolu, qui conclut la Phéno­
ménologie de l'Esprit, n'a pas d'autre signification, arrêtons-nous
un instant sur la théorie constitutionnelle de la Cité univer­
~. Il est surprenant de constater qu'elle" s'offre à la manière
Jf.!!n_système d'Église catholique, transposant l'eccléslO ogie en
_p'olitique. --­
Pour que l'universalité de l'État ne soit pas illusoire et
abstraite, pour qu'elle n'éclate pas à nouveau en communautés
particulières séparées 12, il ne suffit pas d'éliminer les oppositions
entre classes économiques. La seule régulation commune se
réduirait, en effet, à un système juridique permettant la satisfac­
tion des besoins de tous. Il ne suffit pas non plus de compléter
ce ( système des besoins» définissant la Société civile par le prin­

12. Hegel a toujours dénoncé le morcellement de la communauté consé­


cutif aux doctrines protestantes. Dans <:"~te première publication, Foi et
Savoir, il s'attaque à l'ecclésiologie de Schleiermachër,auqueI 1 reconnaît
pourtant le mérite d'avoir dépassé l'individualisme de Jacobi par sa doctrine
de la consubstantialité de l'homme avec l'univers. Il écrit: « Bien loin de
détruire la particularité subjective, on doit ici lui accorder ce qu'il faut pour
qu'elle forme une communauté particulière et que, de cette manière les par­
ticularités se fassent valoir à l'infini, telles les fi res d'une mer e sa le
exQQ!ée a~t. Elles peuvent renoncer aInsI 'objectIvlt -etdemeurer tout
tranquillement juxtaposées dans un univers atomistique, à quoi convient,
assurément, la séparation de l'Église et de l'État» (p. 269). Ici déjà, le
subjectivisme exclusif apparaît destructeur de l'unité des _~its et rend
nécessaire, afin de réaliser l'universalité effective, l'élimination des Églises
séparées de l'État.
LOGIQ.UE ET RELlG!ON CHRÉTIENNE

cipe concret de la famille 18. Dans les deux cas, on obtient une
unité des hommes au moyen de l'unité de l'homme avec la nature,
qui définit le travail et l'économique comme le rapport de pro­
création. Or, cette unité n'est possible et réelle que par l'unité
politiq1!-e, celle des volontés, celle des consciences de soi, la seule
qui nous apparente vraiment à l'Esprit singulier et universef Cie
Dieu. Alors on peut affirmer: « L'État est la substance sociâle
consciente d'elle-même 13. }) Jamais cependant, cette unité ne
saurait être obtenue par la somme des consciences individuelles,
car elle implique l'omniprésence d'une conscience de soi, trans­
I cendante à toutes et immanente à chacune. D'où la théorie du
( Prince qui a pour fonction de présenter, de rendre présent,
) l'Esprit-Un divin à la conscience humaine. Loin d'être tyran­
'\ nique, son autorité permettra à la liberté de chacun de s'accom­
) plir sans se réduire au formalisme inefficace ou à l'arbitraire
individuel, mais en se conformant aux lois rationnelles, à l'ordre
\ réel, réalisé grâce au concours d'une administration hiérarchis,ie.
! « Il en résulte que ni l'universel ne vaut et n'est accompli sans
1l'intérêt particulier, la conscience et la volonté, ni les individus
1ne vivent comme des personnes privées, orientées uniquement
vers leur intérêt, sans vouloir universel 14. }) La liberté effective
des hommes conduits par le Prince, unis par les lois communes,
telle est pour Hegel la marque indispensable de ce r~yaume sécu­
\ lier de l'Eiprit incarné. Plus de liberté intérieure juxt~osée-à
~nie exférieure, sur le mode calviniste. A la nécessité
contrainte de la grâce individuelle se substitue l'imposition d'un
ordre universel, de la raison qui sécularise en{cet Esprit objectif de 1
l'Éio.tza-logiquedivinC17aquelle la religion révélée doit nous conduire.
La monarchie constitutionnelle qui unifie et protège cette raison
politique n'estclonc pas une constitution parmi d'autres pos­
. sibles. Elle seule peut conférer à l'universalité sociale la singula­
) rité qui la fait concrète. HegeCesf-forme sur cepoint. Pour-lùi,
. cette sou~erainetè du_monarque, dont la personne s'impose à
tout pouvoir particulier,-peut seule traduire la toute-puissance
du Dietipersonnel. Il n'hésite pas à affirmer qu'elle réalise poli­

13. Cf. Encyclopédie, § 535.


14. Philosophie du Droit, § 260.

166
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

tiquement l'unité du concept et sa nécessité logique. « La subjec­


tivité, comme unité infinie du concept avec lui-même en son
développement, comme volonté de l'État qui embrasse tout,
décide de tout, comme son point culminant, comme unité en qui
tout pénètre, c'est le pouvoir souverain du Prince 15. »
On peut reprocher à Hegel d'avoir servilement exalté la mo­
narchie prussienne. Ce qui importe, c'est que cette théorie du
Prin_ce est indisp~nsabl~~ celle de l'État universel qui veuttrans­
poser une ecclésiologie chrétienne en systeme politique 1 6. De
même que le pouvoir pontifical, au sens catholique,- perpétue
l'autorité du Christ qui nous apportait la révélation de Dieu, de
même la souveraineté c!lt Prince transcrit, dans l'ordre civil,
le seul qui-échappe à la d~cti.que des Églises, le pouvoir pon­
tifical suprême. Ou bien, puisque l'autorité personnelle du
souverain Pontife fait nécessairement défaut dans les Églises pro­
testantes - comme toute institution et organisation effective - ,
l'É~at uniyer~~Lqui doit réaliser le message~hrétien, r~er
l'orQ!~ c0-!I1Il!un conformément à 1'unité personnelle que l'Esprit
réussit dans le Christ, doiL souscrire au principe monarchique.
Ainsi, cette constitution politique retrouve certainscaractèTes du
droit ecclésiastique catholique, parce qu'elle est réglée par les principes
ecclésiologiques qui récusent les Églises réformées. De la même façon,
l'administration que Hegel appelle « classe universelle », média­
tion du Prince et des individus, rapp~kT~ clërgehiérarchique
catholique. Les différents « États» chargés de représenter les dif­
férentes classes sociales, à côté des corporations, que le Prince
peut réunir en « États généraux », renvoient aux Conciles parti­
culiers et généraux de l'Église romaine.

15· EnC)'clopédie, § 542.


16. Nul mieux que,Mar3'n'~ compris cette transI;>0sitioJ?'. Lorsqu'.il pa~le
de l'État, c'est touJours -en déSIgnant cet État hégélien uruversel qUI réalise
la religion. C'est pourquoi, dans la Questionjuive, ils'éleveconire Bâiïerqui
précônisâit une séparation, une laïcisation de l'État, afin d'émanciper politi­
quement les masses de la religion. Selon Marx, au contraire, pO~E.!.,:!p.l?rimer
la religion il faut supprimer l'État qui réalise la religion. Un État laïc n'a certes
plus besoInd'une soumiSSIOn religieuse: « Levérrtable État n'a pas besoin
de religion, car en lui le fond humain de la religion est réalisé de façon pro­
fane. » (La Questionjuive, trad. Molitor, éd. A. Costes, Paris, 1946, p. 182-183.)
La société sans classe sera sans religion, par conséquent sans État.
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

Nul ne peut affirmer que, dans l'esprit de Hegel, cet État uni­
versel réalisant l'Ég~~e ait été accompli à son épà~ai1a
suprématie du royaume prussien. Il est clair, cependant, que sa
lecture de l'histoire de l'Église le conduisait logiquement à cette
certitude de l'avènement d'une cité définitivement constituée
comme Esprit objectIf. L'éclÏêëChJ. catholicisme, l'échec de a
Re orme, rendent inévitable cette reprise d'une divinisation
effective de l'humanité, que l'Esprit ~e peut abandonner après
l'avoir amorcée dans l'Incarnation rédemptrice. Mais il est clair
également que cette constitution d'une cité universelle en ce
monde ne saurait nous priver u royaume de Dieu nal, dont
elle n'est que l'étape dernière sur cette terre, préparant l'huma­
nité à la pénétration en Dieu de l'eschatologie véritable. Lors­
qu'il notait la réfraction du syllogisme du Père dans le temps et
l'histoire, Hegel précisait que cette actualité de l~ mmunauté
chrétienne effective impliquait l'étape ultérieure, l'avenir de la
perfection du royaume de Dieu. « Ce présent, toutefois, doit être
le troisième terme; la communauté, en effet s'élève également
au ciel. Elle est donc aussi un présent qui doit s'élever, réconcilié
essentiellement, achevant son universalité par la négation de son
immédiateté. Toutefois, cette perfectIon n'est pas encore, c'est
un maintenant présent qui a l'avenir devant soi 17. » Il reste que
cette étape politique est la dernière forme de la communauté
historique, séparée encore de Dieu, mais capable d'être élevée
et introduite en sa vie propre.
L'État est parfait en son ordre. Comme Esprit objectif il
forme une totalité complète et unifiée qui traduit, aussi fidèle­
ment que possible dans la société des hommes encore distante
de Dieu, l'organisation conceptuelle de la vie trinitaire. C'est
pourquoi Hegel offre cet État universel comme modèle de la
triple médiation syllogistiqueetsigne, par conséquent, d'une
œuvre effective de l'Esprit. On peut dire que c'est la seule réussite
complète de la logique en ce monde, le triple syllogisme de la religion
révélée ne s'achevant que par l'insertion escha~ologique de toute
la Société en la vie même de Dieu. « L'Etat est un systeme pra­
tIque de trois syllogismes' L'-Le singulier (La personne) s'unit

17. Die abs. Rel., p. 66.

168
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DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL l
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par sa particularité (les besoins physiques et moraux, qui~~
développant forment la société) à l'universalité (la société, le
droit, la loi, le gouvernement) ( t> La volonté des individus est
le moyen terme qui satisfait aux besoins sociaux, à la loi, etc., et
par quoi la société, le droit, etc., s'accomplissent et se réalisent.
3. Cependant, l'universel (État, gouvernement, droit) est le
moyen terme où les individus et la satisfaction des individus
trouvent et conservent leur réalité accomplie, leur médiation et
leur consistanœ:- Chaque détermination, puisque la médiation
l'unit avec l'autre extrême, unit également à elle-même, se pro-
duit elle-même, et cette production est sa propre conserva-
tion 18. »
Nous avons cité intégralement ce texte afin de bien montrer
cette précision et cette perfection spéculative qui fait de l'État
une totalité complète. Mais c'est une totaljté objective, manifêsta.- (-(.
tion parfaite de l'Esprit dans le monde humain, de 'E~~bjec-
-!.if. Il est significatif que Hegel énonce' ce triple syllogIsmeoe
l'État dans la section de l'Encyclopédie qui traite de l'objet, de
l'Idée objective, afin de fournir l'exemple de toute unité concrète
s'offrant à ra- conscience. On ne saurait conclure, en effct:"de
cette réussite de l'État, qu'il est sans au-delà, de même que l'Idée
logique -objective 'ne saurait clore le développement conceptuel
qui ne s'achève que dans l'unité définitive de l'Idée absolue.
L'ÉJflt ~ise, pour nous, en nous, lJ~~sprit ~bsolu qui est, en
vérité, comme Dieu trinitaire, le fondement de l'Esprit obj~f, ~
de même que l'Idée logique absolue est le véritable fondement
de l'Idée absolue. La thèse de Hegel, à propos de l'État univer-
sel, est simplement que rien ne conduit à Dieu qui ne lui soit coiiforme,
lë royaume de Dieu ne pouvant être préparé par une succession
d'étapes dialectiques qui ne disposerait pas la société, en l'absence
de conversion spéculative, à la logique trinitaire. Qette réalÏ!a-
tion de l'État est donc indispensable pour nous procurer l'uni-
versaiitéconcrète de l'Esprit dont il est l'ultime préfiguration sur
terre.-:r:;'- tat;cëpënaant,entretient encore les déficiences d'une
nature hors de Dieu, des esprits séparés de sa vie infinie, de la
raison impuissante à éliminer ce formalisme qui distingue le

18. Eru;yclopédie,~§ Ig8.

16 9
..

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r. . LOGIQ.UE ET RELIGIO;N'. C!l,RÉTlENNE
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1
concept logique de l'acte personnel. Le passage à l'Esprit absolu
peut s'opérer, certes, quand l'État universel est réalisé. Mais ce
sont ces imperfections de l'Esprit 2.bjectif qui constituent l'exi­
gence de cet avènement. ({ L'Esprit qui pense l'histoire du monde,
après s'être dégagé de ces bornes déS ësprits nationauxp-articu­
liers et de l'emprise du monde qui lui est propre, appréhende
son universalité concrète et s'élève à la connaissance de l'Esprit
ibsolu, la vérité éternellement réêlleen laquelle a raison qui
sait est libre pour SOI, tanais que la nécessité, la nature et l'his­
toire ne sont que des instruments de la révélation de l'Esprit et
les vases d'élection de sa gloire 19. » Cet Esprit qui appréhende
la connaissance de l'Esprit absolu, accédant à la révélation
c~plète d-e-la raisonparfaiteët autonom-e - qUI nous ren­
voie au moyën terme du troisième syllogisme de l'Idée absolue - ,
au terme de l'histoire dont le sen~est_alors-f...o]11pris, ne désigne
rien d'autre que ce savoir absolu, qui s'offre avec tant de mystère
à la fin de la Phéno;;;[M[;;g[ide l'l1sprit t~nt- qu'on n'a pas saisiSOn
!.-app-ort avec la religion~~~oly.~_~tl'État u~versel.
Le chapitre consacré à la religion réVèlée dans la Phénoméno­
logie de l'Esprit ne saurait conclure cette histoire des manifesta­
tions de l'Esprit à notre conscience, car il met en lumière un
déficit de notre connaissance. Faute d'avoir dépassé le régime
de la représentation, le chIétien a bien reconnu la réconcilia­
tion de l'homme avec Dieu dans le-Christ, mais ne l'a pas
obtenue pour lui-même. Inversement, la distance qui persiste
e'iitrë cette réconciliation effective en soi et son extension en et
pQ.ur les chrétien~, intcrdità'"accéder au savoir adéquat de l'es­
sence d-ivine~ C'est pourquoi, situé entre l'Incarnation et l'escha­
tologie, l'homme ne peut trouver cet apaisement qui dissiperait
le malheur de la conscience. ({ Sa propre réconciliation entre
comme quelque chose de lointain dans sa conscience, comme
quelque chose de lointain dans l'avenir, de même que la réconci­
liation que l'autre Soi accomplissait se manifeste comme quelque
chose de lointain dans le passé 20. » Il subsiste une différence entre
la conscienœ et fa conscience de soi, entre ce qui est connu de
l'extérieur comme un autre étranger et ce qui est saisi comme

19. Encyc!o#die, § 552. - 20. Phénoménologie, II, p. 289.

17°
r-e- .

DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

( être p!:9~du sujet. Mais cette inégalité pr~nt du s~!u..t je


la communauté religieuse qui, faute de réaliser en elle-même
) l'iiiiik-de sa forme sociale effective et aëSa foi - conformément
\ a~yrincipes de l'ecclésiologie- , déd01!.ble sa co~cie~ce -en
\j c~rtitude- oOjec:tive ~0ertitude s~bjective, ..en ..so~cien~e
laique de sa VIe exteneure et consCIence relIgIeuse de la VIe
L de foi intérieure. Il est importanf e remarquer que Ij:egel
assigne expressément à cett~ cQ..mmunauté la division qui appelle
une conciliation définitive, celle précisément du savoir absolu.
« L'esprit de la communauté est ainsi dans sa conscience immé­
diate séparé e sa conSCIence religieuse qui prononce bien qu'en
soi ces consciences ne sont pas séparées, mais prononce un en soi
qui n'est pas réalisé ou n'est pas encore devenu absolu être-pour­
soi 21.-» Cette ouble vie de la communauté chrétienne nous
renvoie à la dialectique des Églises formulé~ critique
hégélienne du protestantisme et sans laquelle nous ne pourrions
comprendre les présuppositions du savoir absolu énoncées au
début du dernier chapitre de la Phénoménologie de l'Esprit. Après
un bref rappel des attitudes successives ou figures de la conscience
qui préparent la conscience chrétienne, Hegel revient à cette
étape de l'Incarnation pour envisager la période qui la sépare
de l'acquisition du savoir absolu. « Ces deux façons se distinguent
l'une de l'autre, parce que la première est cette réconciliation
dans la forme de l'être-en-soi, la seconde dans la forme de l'être­
pour-soi 22. » Nous retrouvons bien cette distance entre la cons­
cience représentative et la conscience de sQLçlécouvrant la vie
divine comme la sienne propre, que les dernières lignes u c a­
pitrë précédrnt mettaient enévidence. Or cette période inter­
médiaire est déterminée par la scission entre une conscience sub-
I jective inopérante, abstraite, la « gle âme ») du chevalier de la
~

2 foi et de la vertu, et l'activité effective mais laïque, privée de


l'essence divine. L'une et l'autr~ des attitudes unilatérales
qui reconduisent l'homme soit à la conscience préchrétienne, à
ce!!e « concentration» en soi-11'lême de l'esprit humain qui définit
la volp_nté de mal, soit à la consdence c rétlenne rencontrant le
Christ en ce monde comme le bien qui lui reste à la f~is prése!1t

21. Phénominologie, II, p. 2g0. - 22. Ibid., p. 2g8.


"Co 'o~~ l:.
~r-J! ..-- , ~ _ •• -1}
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l ' f' f "'.' ~ f1..~""""""'"
ç. ~+ ;-:
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

et autre, étranger. Ou bien la réalité et l'efficacité non religieuse,


âthéë, liSOCiété effectIVe qui ne .Iialise ri~n de divin, ou bien la
pure intention, le formalisme, l'intériorité abstraite incapable
2. de réunir tous les hommes pou.!:.JJll-e même œuvre
commune et
qui se réduit, de ce fait, àune figu~ particulière 23. Il n'est pas
l difficile de reconnaître ici l'avortement de la communauté
. chrétienne commandé par l'entendement divise~}ji1annégatif
de l'histoire de l'Église. -- ­
Il en résulte que l'égalité de la conscience de la réconciliation
dans le Christ et de la conscience de soi-réconcilié implique,
comme une condition rigoureusement indispensable, ~~lisa­
tion de l'État dont l'être objectif doit se substituer à celuIau
~ist historique pour constituer le corps unique de la commu­
nauté universelle, provoquant l'unlté-dêS esprits ralliés par la
conSCIence du Prince, et capable par conséquent de l'unité de
l'Esprit divin, universel etsingulier. C'est seulement à partIrde
ëët accomplissement de l'Es:e!.it objectif que la conscience
humame obtiéiïtüïie présentation ·satiSfaisante de la récon­
ciliation en-soi, c'est-à-dire la présence d'un objet où elle se
reconnaît et qui manifeste l'Esprit. Alors, la comrilünauté étant
sQn _:p!o~objet, e e pourra participer àCëtte réflexIOn de
l'Esprit qui métamorphose toute nature, tout o15Tet,-eüëonsciéiiëê
de-sor universellë;pourvu que cet objet'aé<ïui~e le statut, qui
lui convient seul, d'une totalité organique complète. « La pré­
sentation-objective"parfaite est en même temps sa réfiexioll. ou
son devenir Soi. En conséquence,. tant que l'Es rit ne s'est pas
acçompli en soi, accompli comme Esprit du mon e, il ne peut
atteindre sa pérfectwn comme Esprifèonscien:tdëSoi... 24 » Enfin,
grâce à cette médiation de l'État universel, l'égalité de la cons­
cience de Dieu et de la conscience de soi consubstantielle à Dieu
est obtenue; la Substance et le Soi ne font qu'un, les de-uxpro­
positions qui définissaient les tentatives religieuses précédant la
révélation - le Soi est l'Absolu, l'Absolu est le Soi - sont
convertibles et identiques. « La conscience obtient d'être cons­
cience du substantiel, et celui-ci, c<?!!.cepJ.Sle t~sm:.it, parvient à
se manifester, au statut de l'être-pour-soi. Ce p~nt final~e

23. Phénoménologie, II, p. 299, 300 et 301. - 24. Ibid., p. 306.

17 2
DANS LA pmLOSOPHIE DE HEGEL

rencontre le mouvement des deux côtés, est le monde de la mora­


lité sociale, l'État~6.--; - ­

r Cependant, cette médiation n'est pas le but auquel elle


conduit. La religion séparée, la communauté religieuse inté­
rieure et abstraite, sont mortes. Mais la religion en plénitude,
accomJllie, l'intimité de l'homme à Dieu vont émerger de l' is­
tOE"e~u . monde, comme une partiëipatio!L-effective denos
espri~à l'Esprit divin. « Toutefois, continue Hegel, cette ap~­
rition de la vie divine est encore dans la finitude, et la sublima­
tion -(Aulhebung) e cette finitude est la position religieuse, :I5Iëù
cornme-puissance absolue et substance où est retourné le royaume
complet du monde naturel et spirituel, est objet de conscience 25. »
La religion est restaurée pour elle-même à partir de sa réalisation
dans l'État, mais dans la perfection du Royaume de Dieu qui
intègre toute la richesse du monde humain et naturel. Alors
l'Esprit est présent et manifeste en totalité et parfaite proximité.
Ultime apparition, non dans une figure particulière où son
essence complète reste voilée, mais dans la seule figure qui lui
convient, celle où Dieu se livre comme concept et acte, Logique
et personne. La certitude du chrétien s'égalise avec la vérité par
cette révélation totale, car nous nous retrouvons nous-mêmes
dans l'essence divine qui n'est plus étrangère et lointaine, mais
à laquelle nous participons pleinement: le savoir religieux est
purifié de toute représentation et accède à la science du savoir
absolu. « Cette ultime figure de l'Esprit, l'Esprit qui a son
contenu parfait et vrai, donne en même temps la forme du Soi
et qui réalise ainsi son concept, tout en restant aussi bien dans
son concept au cours de cette réalisation, est le savoir absolu 26. »
Cette égalisation permet l'unité de notre savoir et du savoir que
l'Esprit a de lui-même. Mais Hegel répète ici constamment que
cette « science» se manifeste. Car elle n'est pas une conquête de
l'esprit fini, mais la révélation parfaite de Dieu comme Esprit
infini et grâce à lui, grâce à cette universalisation, à cette divini­
sation de l'humanité, opérée objectivement dans l'État et abso­
lument dans le royaume final de Dieu tout en tous.
Ce qui risque de masquer cette signification des dernières pages

25. B. der Rel., p. 172. - 26. Phénominologie, II, p. 302.

173

LOGlQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

de la Phénoménologie de l'Esprit, c'est une identification de la


Logique pure et de la « science )). Cette interprétation se for­
mule ainsi: la Logique présuppose toute l'histoire des mani­
festations de l'Esprit, car elle est une sommation des concepts
particuliers déterminant les figures successives. Nous avons déjà
vu que la révélation de Dieu, lors de l'Incarnation, implique cette
Logique, puisque la conscience r~ligieuse ne cOIpprendrait pas la
révélation sanssaisir l'implication de l'être dans le concept au
moyen de la réflexion de l'Esprit. Si l'on objecte alors que cette
compréhension est celle du seul philosophe, toute rétrospective,
parvenu au savoir absolu, on peut répondre que la dogmatique
trinitaire, exposée dans le chapitre sur la religion, implique -le
texte est ici sans équivoque 27 -la Logique de la vie divine dans
l'esprit du théologien chrétien qui n'est pas encore situé au terme
de l'histoire, qui n'a pas accédé au savoir absolu. Mais - ce qui
est décisif et confirme une nouvelle fois le sens théologique de la
Logique absolue - , quoi qu'il en soit du moment où l'homme
peut formuler cette Logique par son discours, il ne peut le faire
qu'en ayant certitude d'exposer la Logique même de D!eu,
« Dieu avant la création du monde ll. C'est pourquoi, comme
Hegel le rappelle expressément dans ces pages sur le savoir
absolu, le début de la manifestation de l'Esprit ne saurait être
réduit à l'être immédiat: la.Jéconciliation dans le Christ n'appa­
raît réconciliation en soi que si cet "CnsôT est compris dans la
négativité réflexive et la médiation. « Cet en soi du commencement
est en vérité comme négativité aussi bien l'en soi médiat 28. II Il
nous faut donc revenir à la distinction capitale établie dans
la théologie trinitaire entre le plan de Dieu lui-même, sa vie
éternelle, et son sillage en notre connaissance, en notre histoire
et dans la nature, pour ajouter que le savoir absolu n'est rien d'autre
que l'unité de ces deux plans opérée par notre retour en Dieu, par l'Espnt
qui perfectionne définitivement notre savoir. Notre auteur ne
dit pas autre chose en expliquant que, si la révélation de Dieu,
en totalité mais extérieurement, précède notre formulation(les
différents moments conceptuels, c'est qu'il y a, éterneliement,
Dieu comme concept et se sachant tel, dont les moments peuvent

27. Cf. PhinomblfJiogie, II, p. 273. - 28. Ibid., p. 30r.

174
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

surgir avant la prise de conscience religieuse de l'Incarnation:


«Dans le concept qui se sait comme concept, les moments surgissent
donc plus tôt que le tout plein dont le devenir est le mouvement
de ces moments. Dans la conscience, inversement, le tout, mais
non conçu, précède les moments 29. » L11Ïstoire préch~ne
serait en effet dépourvue de sens, de logique, si Dieu l'avait
délaissée absolument, si aucune figure de son Esprit n'apparais­
sait pour préparer sa révélation en totalité, d'abord en soi et à
notre connaissance extérieure et représentative, puis en nous et
dans le savoir absolu.
Il n'est pas difficile maintenant de reconnaître dans la
« science » manifestée avec l'avènement du savoir absolu, cette
« philosophie )J qui conclut l'Encyclopédie, à la fois conceptuelle
et intuitive, scientifique et expérimentale, où l'expérience rejoint
la raison quand la ~ogique est, pour nous-même, Dieu unive~el
et personnel. « On doit dire, pour cette raison, que ri~ n'est su
q\li ne soit dans l'expérience ou, pour exprimer encore la même
chose, qui ne soit présent comme vérité sentie, comme P!?ternel
intérieurement révélé, comme le sacré auquel on croit, ou quelque
autre expression qu'on puisse employer 30. » Adéquation de la
foi et de la connaissance, de la certitude et de la vérité, de l'expé­
rience et de la science, qui est la véritable vision béatifique. Dès
lors il n'est pas étonnant que l'acquisition de cette « science )J,
manifeste et présente, non construite et formelle, soit reportée_à
la fin de l'histoire. « Mais, en ce qui concerne l'être-là de ce
concept, dans le temps et l'effectivité, la science ne se manifeste
pas avant que l'Esprit ne soit parvenu à cette conscience de soi­
même 31. » Non q1Îe l'Esprit divin ne soit éternellement cŒis­
cience de soi, mais parce qu'il ne se donne en plénitude qu'en
recueillant en son parfait mouvement de réflexion la conscience
humaine qui n'a pas alors de vérité hors d'elle-même, se connais­
sant comme Dieu se connaît lui-même. Le temps, disséminant
en son cours les manifestations partielles de l'Esprit, les moments
séparés de )~_Logique divine, tant que Dieu nous reste étranger
et lointain, tant que laréconciliation n'est pas achevée, est alors
supprimé au profit de ce rythme éternel, que nous figurons par

29· Phérwminologie, II, p. 304· - 30. Ibid., p. 305· - 31. Ibid., p. 303.

175
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

le symbole du cercle, désignan(l'autoconstitution tnmtaIre de


Dieu. 'Car le coru:ept comme tel, l'essence divine qui est l'acte pur par
lequel Dieu se détermine, n'est pas un devenir, mais l'éternelle présuppo­
sJ!.ion de notre devenir-Esprit. Hegel précise bien, à ce propos, que
le concept n'est pas le temps, mais que c'est la présence empi­
rique, l'être-là du concept, qui constitue la pure intuition de
l'Esprit dans la dimension du temps. Exactement, le temps
est le concept comme intuition vide, c'est-à-dire privée du
plein logique, divin, réduite à l'attent~ d~ Dieu que nous ne
pouvons saisir en nous-même tant que nous ne sommes pas en
lui. « Le temps est le concept qui est là, et se présente à la conscience
comme intuition vide ... 32 » Le seul contenu de ce temps, l~
précisions que l'~urr.lanité glane, au co~ de son histoire, sur la
nature même de Dieu et par rapport auxquelles elle éterrnine
son attitude, ne peut remplir cette intuition tant que l'essence
complète de Dieu ne nous est pas manifeste, tant que nous
sommes hors de lui et incapables de saisir de l'intérieur sa vie
éterne.lle. Mais alors, quand l'Histoireyst achev~~L connàîfrê çt
voir ne font qu'un, conception etintuitlOn sont le même acte de
notre espriC diVirIisé. « Quand le concept se saisit soi-même, il
supprime la forme du temps, conçoit l'intuition et eêt l'intuition
conçue, concevante ... 32 »
La « science ~) invoquée au terme de la Phénoménologie de
l'Esprit n'est donc pas la simple Logique, mais le savoir encyclo­
pédique, le syllogisme Logique-Nature-Esprit. Le dernier para­
graphe en reprend les articulations, l'aliénation de l'Idée en
nature et sa conversion en Esprit. Et cette conversion est celle
de l'humanité, des esprits finis qui se découvrent, au terme de
l'histoire, enveloppés dans la vie divine. L'universalité conquise
dans l'unité politique de l'État se parfait en se complétant de la
totalité du passé de l'humanité grâce à la récollection Que l'Esprit
, seul peut produire en restituant chaque époqüé, ëhaq;.;rndividu,
il caque
h . e, chaque aventure des communautés, parce qu'il
attltu
les. sit!1e en son unive~alité c~~trice, corrigeant etromplé­

32. Phénuménologie, II, p. 305. (Le langage de Hegel reprend ici la tenni­
nologie Kantienne pour désigner, à sa manière, le rapport de l'intuition au
concept.)
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

tant toute la figure particulière et sa signification, l!!....repr~t


dans le mouvement éternel de son essence, dans sa Logique par­
faite.
C'est ici qu'une réponse définitive peut être fournie à la
question qui subsistait après l'examen de la théologie trinitaire.
Pourquoi les trois syllogismes de l'Idée absolue sont-ils énoncés
à la fin de l'Encyclopédie, comme si une çonnai~ p.ê-éite,
complète et actuelle de la vie divine étaitdonnée à H~gel à la fin
c.!t:.. .1'!listoire, d<llls le royaumt:.-~schatologiqut<.de D~eu? Disons,
tout d'abord, que notre auteur se borne à exprimer en termes
logiques ce qui doit être alors parfaitement révélé, sans prétendre
lui-même participer à cette comm~nion à-l'E~rit divin::-Mais,
si la « philosophie ».intuifiveet conceptuelle lui semble accessible, au
moins dans la mesure où l'on peut désigner la structure trinitaire complète
qui se dévoile alors en pleine lumière, c'est incontestablement que le royaume
final de Dieu lui semble proche. Et ien'y-a-pâsd'autre exPlication,
croyons-nous, - de cette assertion hégélienne que l'échec de
l'Église à unir les hommes dans une co~~unauté universelle
capable de Dieu, que son impuissance à réaliser le moment uni­
versel du troisième syllogisme de la religion révélée. Car la_vic­
toire de l'Esprit requiert alors, pour souscrire aux exigences spé­
culatives dè la rel1gi~ chrétienne, pour réaliser l'Esprit objectif ­
conforme aux principes ecclésiologiqües imp iqüés dans cette
révélation, la con.,!titution de l'État universel permettant notre
insertion définitive ans l'Esprit a so u.
La « science» philosophique est adéquate à la vie trinitaire.
Le premier syllogisme, exprimé selon le savoir encyclopédique,
implique l'œuvre médiatrice complète de l'Espr!t réconciliant
toute la nat:tlre et tous res esprits ms par et dans son infinie
réflexion. Mais nous apprenons alors que cette médiation est
l'acte éternel constituant le Fils de Dieu et qui se manifestait dans
la divinisation du Christ. Nous l'apprenons, car nous sommes en
intime communion avec l'Idée universelle et p~~~!!e du Père
réunissant le subjectif et l'objectif,~lë spirituel et le nature, es
consciences et leurs objets. Et dans cette intimité se manifeste
l'unité parfaite de l'Esprit personnel et du Fils personnel grâce
à la médiation du Père, troisième syllogisme de l'Idée absolue
qui explique et fonde les deux premiers en les unissant. Alors

177
la
LOGIQUE ET RELIGION CHRÉTIENNE

nous découvrons que le savoir encyclopédique du premier syllo­


gisme transcrit fidèlement le royaume du Père, l'éternelle
constitution de Dieu comme Esprit grâce à la médiation de son
Fils. Alors ce qui est de l'homme est aussi de -Dieu, mais ce qui
se manifeste en nous, dans notre conscience de soi qui est enfin
réflexion intérieure de nous-même en nous-même, circuit infini
de vie autonome, c'esCI'acte éternel de la vie" divine, parfaite­
ment suffisant mais infiniment généreux, en leque nous puisons
tout notre être, toute vie et toute vérité.
CONCLUSION

EN QUEL SENS LA FOI CHRÉTIENNE


RÉCUSE LA PHILOSOPHIE
RELIGIEUSE DE HEGEL
Nous avons tenté de déceler la signification théologique de la
L!!3igue. hégélienne. Non seulement cette Logique cons.tÏ.1l!~se
ÇQnceptuelle ~discours sur le Dieu révélé, non seulement elle
lui fourmt son organisation spéculative, mais elle pr~traI!s­
crire le Verbe éternel dIVIn. Plus encore, elle s'insère dans la théo­

r logie trinitaire, désignant l'Idée divine universel!e, la vie per­


sonnelle du Père.
Il est clair que cette construction hégélienne peut susciter un
renouveau de la théologie spéculative. Impossible cependant de
dissimuler tout ce qui la sépare de la tradition théologique chré­
---,;;;0. (tienne. Le chrétien peut et doit s'efforcer de clarifier, de s'y~é-

Imatiser le donné révélé. Il sait néanmoins que Dieu se dévoile


~ (en se voIlant, qu~ucune explication ne saurait résorber le m y s-l
~ qui subsiste dans le secret de la vie divine. Pour He~l, Dieu
.. • se dévoile en totalité et son mystère se dissipe par cette revéla~on
~ )\ complète. Le-Èiscours SJ.\,[ D~u n'est pas seulement reprise de la '
p~e de Dieu adressée ~ l'homme, il devient exactement ~
conforme au Verbe ue Dieu exprIme éternellement à lui-même,
( en lui-même~ et qui se constitue par a pa aite réflexion de son
être absolu." Pour e croyantrces-affirmaijQng---Sont coutees

l un
comme délire rationaliste; la connaissance humaine, capible
de recueillir cette parole de Dieu, ne saurait être identique à la
connaissance parfaite que Dieu a de lui-même.
Pour bien saisir cette rupture avec la tradition théologique et
cett~récusation par la foi chrétienne,s il faut remarquer que la
distinctIon entre philosophIe naturelle et théologie de la révéla­
tion est éliminée par cette imbrication, que nous avons essayé
d'éclaircir, de la logique et du discours trinitairè:'" On p'ense, clas­
siquement/que la révélation ne fournit pas les conSSf!!s ~t""ks
. 181-\­
["" }w~d-S~.'J-_
LOGIQ.UE ET RELIGION CHRÉTIENNE

catégori~s que le théologien empruntera au philosophe pour la

préciser systématiquement. Qu'il y ait une analogie entre notre

}{ discours philosophique et le Ver6eâeDreu,nous permettant~e

l'~re, n'implique aucune destitution de l'un par la mani­


festation de l'autre, mais préserve, au contraire, la valeur et
l'autonomie d~l'efforfphilosophique.D'où la possibilité de renou­
veler la théologie par recours à de nouveaux systèmes philoso­
phiques. Par contre, le propos hégélien est d'exclure toute entre­
prise rationnelle sé arée de la révélation, laquelle doit engendrer la
su stItutlün dé nitive d'une Logigue absolue de l'être divin marii­
feste à toute ontologie philosophique dont eHe résout les anti­
nomies traditionnelles, annulant les interrogations par des
réponses satisfaisantes. Il en résulte une doctrine d'univocité,), _ NA
d'unité du philosophique et du théologique donnant lieu à."""'des J .
interprétations ratIOnahstes incapables, cependant, de recon­
naître cette affirmation de principe du discours hégélien: tout
( s~voir est acquis par la révélation de l'Absolu.
. Il serait illusoire, d'autre part, de rechercher dans cette doc­
, trineune philosophie chrétienne, au sens habituel de cette expres­
sion!" La révélation n'enveloppe pas une phIlosophIe parmi
\ éPaUtres, avec lesquelles un débat pourrait s'engager et que l'on
1pourrait distinguer d'une dogmatique énonçant les mystèr~ e
Dieu. Car, selon Hegel, le message chrétien ne présuppose pas
une philosophie particulière, mais nous apporte, en son germe

~
VangéliqUe. la philosophie que le théologien exp1icite, toute la
EJ1ilosophie, reléguant dans l'erreur dialectique les systèm~n.
h~s. A cet égard, si la philosophie hégélienne s'adresse ~J.l) N'3

philosophe comme au théologien, c'est en voulant dénoncer leur


commune erreur, ce même aveuglement qui empêche le~d
de découvrir dans la révélation chrétienne cette logique absolue
J qui résout tout~s les difficultés de l~~tre.
Dès lors, comment pouvons-nous dire que le thé<?logien p~ut
) tirer prof!t du _~stème hégélien? Nous croyons qu'il est possible
de pratiquer une double disjonction.
En premier lieu, il convient de séparer la construction spécu­
lative des nombreuses assertions de son auteur à son égard. C'est
une chose d'élaborer un système, c'en est une autre d'affirmer
qu'il est parfait et absolu, parce qu'il est la seule exposition pos­
-==>:!'
DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL

, sible de l'Absolu révélé. Pourquoi, alors, ne pas écouter ce Ian­

i gage hégélien comme un<;_J.entative puissante, mais particulière, ,{~


de comprendre la révélation chrétienne? On découvrirait ainsi
If la Science de la LOg'!S!!e comme un essai hilosophigue de discours
~ sur Dieu, suscité par la révélation, mais accompli en toute
indépendance et permettant un nouveau développement théo­
logique.
En second lieu, ces assertions reposent sur la conception d'u e

~fl
SCience enc clo édi ue hiloso hique capable de transcrire fidè­
lement et intégralement la Trinité, .parc.e qu'elle se constiJLte_au
It:r~~ d'une . ire ui rocl.!Lej!,::~o.!l,:~.~e~r une proxiI}lit~.g,ri­
1VIle lée r ra ort à cette urruère l i Viendra saturer notre
@ n 'ssance lors e avenement d!!i2Y-aume de leu. Incontes­
tablement, cette ass-urance e _~e ren compteae sa prétention
qufheurte la fOlêhréti'enne:Malst, si l'on convient que l~ropos de
Hegel ~st. ici commandé par une lecture abusive de l'hiStC>ireâ"ej
l'Égli~e,~duite a oppOSitIon fan~astigue de d~ux confes~ons - '
catholiqueet réfornlée - qui s'e~luent de aJéconciliation
_opérée par l'E~rit, on pourrait dessertir la tentative ege lenne
e cette monture dogmatique qui la présente achévée, définitive
et close. Comment ne pas reconnaître que tout n'était pas clair] ~(
pour Hegel lui-même, ~e les hésitatjqns ~t les Aé~?:!:.~h.~~J~bo­
r~s de sa philosophie religieuse tra~uisent JE.l: effort de p.sné- (0,.. 1
tration et d'explic~tion, et non le repos du succès qui annule tout
désir de connaître? C'est cQ...,m.2!!.Lune ensée forte et vivant~e
'P-'jJ nous ourrions recueillir les fruits de cetê- ort pour es re lacer,

fwd~S- ave~ tout eur éclat et leu!, f~condité, dans le trésor ouvert qu'a '­
men~e la recherche commune de la v nt ans une histoire ui

\ contmue.
NOlis pouvons dire enfin, reprenant les derniers mots de Karl
~h, dans le petit livre qu'il consacrait à Hegel: « Nous devons
'f'YIt'jJ nous content~r de le considérer tel qu'il était en ~ea lte: une
Il gran e uestlOn, uI1~an e eSI USlon et eut-etre quand
~~ même, une grande promesse 1. »)
j
~~~,~

1. Karl Barth, Hegel, trad. Carrère, p. 53.


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BIBLIOGRAPHIE

1. 0 UVRAGES DE HEGEL

TEXTES ALLEMANDS

G. W. H. Hegel : Sammtliche Werke, hsgg. Georg Lasson, édition


commencée à Leipzig en 1905, continuée par J. Hoffmeister.
G. W. H. Hegel: Sammtliche Werke. Jubilaumsausgabe, hsgg. Glock­
ner, 3e édit., Stuttgart, 1959.
- Hegels theologische Jugendschriften, hsgg. Nohl, Tübingen, 1907.

PRINCIPALES TRADUCTIONS FRANÇAISES


G. W. H. Hegel: Principes de la Philosophie du Droit, trad. A. Kaan,
Paris, 1940.
- La Phénoménologie de l'Esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, 1941.
- Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Paris, 1944. .
- Lefons sur la Philosophie de l'Histoire, trad. Gibelin, Paris, 1946.
- Science de la Logique, trad. S. Jankélévitch, Paris, 1947.
- Les Preuves de l'Existence de Dieu, trad. H. Niel, Paris, 1947.
- L'Esprit du Christianisme et son Destin, trad. J. Martin, Paris, 1948.
- Précis de l'Encyclopédie des Sciences philosophiques, trad. Gibelin,
Paris, 1952.
- Foi et Savoir, trad. M. Méry, Paris, 1952.
.... -
1959·
­
- Lei,ons sur la Philosophie de la Religion, trad. Gibelin, Paris, 1954­

- LCfons sur l' Histoire de la Philosophie, trad. Gibelin, Paris, 1959.


- Propédeutique philosophique, trad. M. de Gandillac, Paris, 1963.

II. TRAVAUX CONSULTÉS

Étant donné le sujet précis de notre travail, nous n'indiquons ici


que les ouvrages qui nous semblent importants pour l'étude de la
Logique et de la Théologie spéculative de Hegel. On pourra consul·
ter, pour l'ensemble de la philosophie hegelienne, les bibliographies
de ces deux ouvrages : De la Médiation dans la Philosophie de Hegel,
de H. Niel, Paris, 1945, et Genèse et Structure de la Phénoménologie de
l'Esprit de Hegel, de J. Hyppolite, Paris, 1946.
J. Baillie, The origin and significaTice of Hegel' Logic, London, 190 1 •
J. E. Coreth, Das dialectische Sein in Hegels Logik, Wien, 1952.
Th. Dieter, Die Frage des Persiinlichkeit Gottes in Hegels Philosophie,
Tübingen, 1917.
G. D~l~eit, Die Idee Gottes im Geist der Hegels Philosophie, München,
1947·
G. Fessard, La dialectique des Exercices spirituels de Saint Ignace de Loyola,
Paris: 1956.
- De l'Actualité historique, Paris, 1960.
H. Glockner, Der Begriff in Hegels Philosophie, Tübingen, 1924.
F. Gregoire, Études hegeliennes, les points capitaux du système, Louvain,
-1958 :--­
J. Hyypo!ite, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l'Esprit de
Hegel, Paris, 1946.
- Logique et Existence, Paris, 1953.
A. Kojeve, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, 1947.
R. Kroner, Von Kant bis Hegel, Tübingen, 1921 et 1924.
G. Lasson, B~itriige~Z!!.'!.-HegeZ'_s fl.orschung, Berlin, 19°9.
K. Lowith, Von Hegel zu Nietzsche, Zurich, 1944.
--=- Hegels Aufhebung der christliche Religion, in « Einsichten ll, Fest­
schrift zum 60 Geburstag von G. Krüger, Frankfurt/M., 1962.
G.~. Muller, Hegel über Offenbarung, Kirche und Christentum, München,
1939·
G. R. G. Mure, A Study of Hegel's Logic, London, 1950.
H. Niel, De la Médiation dans la Philosophie de Hegel, Paris, 1945.
QNoël, La logique de Hegel, Paris, 1897.
K. Rosenkrank, Hegels Leben, Berlin, 1844.
F. Rosenzweig, Hegels und der Staat, Oldenburg, 1920.
J. M. E. Taggart, Studies in Hegelian Dialectic, Cambridge, 1922.
J. a , Le Malheur de la Consciente dans la Philosophie de Hegel,
2e édit., Paris, 1951.
E. Weil, Logique de la Philosophie, Paris, 1950.

- Hegel et l'État, Paris, 1 95().

TABLE DES CHAPITRES

l
..

'i? '1
Avan~propos . 7

Ire PARTIE LES IMPLICATIONS LOGIQ.UES


DU CHRISTIANISME

1. L'absolu révélé et le cercle de la réflexion. 13


II. Infinité divine et représentation religieuse. 31
III. L'organisation du discours sur Dieu. . . 47

2 e PARTIE: THÉOLOGIE SPÉCULATIVE

1. La Trinité comme Idée. La difficulté spéculative. 65


II. Les trois Personnes divines et les trois syllogismes de
l'Idée absolu. . . . . . . . . . . . . . . 83
III. Trinité et Verbe incarné. Logique et Histoire. . . . . 113

3e PARTIE : ECCLÉSIOLOGIE
ET SAVOIR ABSOLU

1. Les principes de l'Église chrétienne . . . . . . . . , 135


II. Dialectique de la Réforme et conscience malheureuse du
protestant . . . . . . . . . . . . . . . . 147
III. Philosophie de l'État, savoir absolu et théologie. . . . . 161

Conclusion: En quel sens la foi chrétienne récuse la philoso-


phie de Hegel . . . . . . 179
Bibliographie. . . . . . . . . . . 185

'8
IMP. MAME A TOURS. D. L. 1er TR. 1964, NO 1546. (1294)
Logique et religion chretienne
dans la philosophie de Hegel
Cette etude veut prouver que Hegel, avec son
genie propre, ne fait qu'exposer la manifestation de
l'Absolu dans le Christ et tirer les consequences de
la revelation du Dieu trinitaire. La logique n' est
pas un palais d'idees abstraites mais s'inscrit dans
une theologie chretienne. L'auteur n'y traite que de
Dieu.
Mais on doit ajouter aussitot qu'il n'y a pas de
pensee scellee pour l'incroyant, pas de theologie
separee. C'est aux philosophes que s'adresse Hegel,
I pour leur montrer que le seul discours logi<)ue reussi,

l~
sans croyance prealable, est celui qui s'etablit en
transcrivant dans le langage k plus rigoureux la
religIOn chretlenne. L'Idee absolue ne deslgneque
la TriniteCleS personnes divines, mais elle n'est pas
distincte du deploiement du concept se10n une par­
tfaite organisation. La verite est une et en pleine
Iumiere.
Aucune realite, aucune pensee, aucune volonte,
[n'ont de sens hors de cette 10g!.9.ue, .hors de cette
} revelation. La politique y souscrit et doit eliminer
toute communaute separee, toute religion particu­
liere, Rour etre I'organisation parfaite de la SOciete)'l
yniverselle, conforme it lallogique, conforme au J
royaum~e Dieu, ce qUI, pour HegeI, est tout un.

Claude Bruaire
Claude Bruaire est ne en 1932. Agrege de philoso­
phie en 1960, il a fait des etudes de theologie cl l'Institut
catholique de Paris.
A publie en meme temps que cette these principale
« L'Affirmation de Dieu", une these complementaire
"Logique et religion chritienne dans la philosophie de
liegel".
Projets de travaux sur l' Union de l'ame et du corpsj
la Liberte politique (essai sur le rapport du politique
au religieux) j Christianisme et philosophie indienne.

L'ordre philosophique Au Seuil


Irnprirne en France 6-64
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~ R.:: Bruairc '­ Logique et religion chretienne dans la philosophie de Hegel

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