Sunteți pe pagina 1din 19

JACQUES DU FOUILLOUX

ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 1

Un caillou comme les autres, qu’on ne remarque pas,


un galet arrondi sur la plage, et au centre, il y a un secret,
un signe, un dessin petit et caché,
le message qui transformera peut-être le monde.
Où est-il ? Où est le bézoard ?
Jean-Marie Gustave Le Clézio
« L’inconnu sur la terre » Jean-Loïc Le Quellec

A
u¹seizième siècle, le Poitevin (de Gâtine) Jacques du poitevins, et que dans la Vienne, cette plante est également asso-
Fouilloux, dans un fameux traité de vènerie², se faisait ciée au cassis³, comme dans le procédé indiqué par du Fouilloux
l’écho de la tradition selon laquelle le cerf est le « vray pour la préparation d’une recette encore en usage de nos jours.
contraire » du serpent : La nouveauté est ici l’emploi du cerf, qui semble être un substitut
du serpent. Cela paraît logique puisque, selon une légende qui
« Quand il est vieux, decrepit & malade, il s’en va aux fosses & sera commentée plus loin, les cervidés, attirant les serpents hors
cavernes des Serpens, puis avec les narines souffle & pousse de leurs repaires, les dévorent afin de provoquer en eux-mêmes
son haleine dedans, en sorte que par la vertu & force d’icelle une série de transformations (corps qui se vide, changements
il contraint le Serpent de sortir dehors : lequel estant sorty, il le épidermiques) qui les rapprochent des reptiles.
tue avec le pié, puis le mange et dévore. Apres il s’en va boire :
lors le venin s’espand par tous les conduitz de son corps. Quand On peut également remarquer que l’usage de la corne de cerf
il sent le venin, il se met à courir pour s’échauffer. Bient tost pour chasser les serpents était déjà conseillé au premier siècle de
apres il commance à se vuider & purger, tellement qu’il ne luy l’ère commune par Pline l’Ancien, selon qui son parfum éloigne
demeure rien dedans le corps, sortant par tous les coduiz que les serpents : Cornus ceruini odore serpente fugantur (H.N., X,
Nature luy ha donnez : & par ce moyen se renouvelle & se 91). La technique citée par du Fouilloux et consistant à faire
guarist, faisant mutation de poil ». (p. 21) brûler cette corne était également connue de Pline, qui note
que « l’odeur que répand en brûlant n’importe laquelle des deux
Le même auteur donnait ailleurs deux recettes à base de cer- cornes met en fuite les serpents et décèle les épileptiques » (Accensi
taines parties du cerf, pour guérir les morsures de reptiles : autem utrius libeal odore et serpentes fugantur et comitiales morbi
deprehenduntur, id., VIII, 50). La source du naturaliste latin est
« 1. Prenez la teste d’un cerf [i.e. ses bois, en termes de vènerie] a très probablement Dioscoride (II, 52) pour qui :
l’heure qu’elle est demie revenüe & en sang, & la decoupez par
petits loppins, & les mettez dedans une grande fiole ou matraz « le centre de la come de cerf, bien lavée, & prise en brevage à la
de verre. Apres prendrez le iust d’une herbe nommee Croisette, & mesure de deux cuillerées, est bonne aux flux de ventre, aux
le iust d’une autre herbe nommee Poyure d’Espaigne, autrement coeliaques, crachements de sang, jaunisse, & aux douleurs de la
appellé Cassis. Puis vous mettrez le iust de toutes ces herbes, là, vescie, mêlée avec le tragacanth. Et arrête les fluxions des lieux
où sera la teste du Cerf decoupée en petis loppins, & lutrez & secrets des femmes, bûe en quelque liqueur propre à cela […].
fermerez bien vostre fiole ou matraz par dessus, laissant reposer Le parfum de corne de cerf crue fait fuir les serpens ».⁴
toutes vos drogues ensemble l’espace de deux iours. Cela fait, les
ferez toutes distiller en un alambic de verre. L’eau qui en sortira, Cependant, Varron, mort en 116 avant l’ère commune, enregis-
sera merveilleusement bonne contre tous venins, tant de morsures trait déjà que ses contemporains brûlaient de la corne de cerf
de Serpens, que contre poisons ». (p. 20) autour des poulaillers et des petits élevages pour les préserver
des reptiles (De re rustica, III, 9), information qu’on retrouvera
« 2. La corne de Cerf bruslée & mise en poudre, fait mourir les vers bien plus tard sous la plume de Lucain (La Pharsale, IX)⁵. Plus
dedans le corps et dehors, & si chasse les Serpens de leurs fosses et ancien encore est le témoignage d’Élien (mort vers 170 av. J.-C.)
cavernes. La presure & caillon d’un ieune Cerf tué dedans le ventre selon lequel le cerf force les reptiles à se découvrir en frottant ses
de la Biche, est fort bonne a la morsure des Serpens ». (p. 20-21) bois contre une pierre : l’odeur, insupportable pour le serpent,
oblige ce dernier à sortir de son repaire, ce pourquoi si l’on
On sait que le gaillet (Galium sp.), localement appelé croisette, gratte de la corne de cerf « et qu’on jette ensuite la poudre dans
est utilisé pour la confection des contrepoisons traditionnels un feu, la fumée qui s’en élève fait fuir les serpents partout alentour,

JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 113


« Lon en purge l’humeur, & le trop qui croissoit,
« Aux talons escorchez on fait la peau reprendre,
« Lon faict mourir les cors qui veulent loing s’estendre.
« Le mal long & tardif, de l’humeur trop puissant
« Par ma corne est gueri, rendant le corps poisant.
« Quand l’humeur froid ou chaud l’un sur l’autre maistrise,
« Ma force & ma vertu empesche l’entreprise.
« De la femme on retient l’amarry & les fleurs,
« Si peu elle se purge, ou trop, seruant aux deux,
« Guerist le mal des yeux, quand’ une obscure nue,
« Croissant, il veut voiler & veut siller la veüe.
« La rate lon remet, qui espand par le corps
1 – Planche illustrant le bézoard dans le traité de Pierre Pomet, « Une iaune poison. appaise les efforts
Histoire générale des drogues, traitant des plantes, des « De l’humeur chaut & froid, qui enragément blesse
animaux & des minéraux ; ouvrage enrichy de plus de quatre « Les tendres nerfs des dents, l’humeur tombant sans cesse,
cent Figures en Taille-douce tirées d’aprés Nature ; avec un « De la froide colique on sent fuir les vents,
discours qui explique leurs differens Noms, les Pays d’où « Allongeans les boyaux avec mille tourments.
elles viennent, la maniere de connoître les Veritables d’avec « Si quelqu’un s’est bruslé, ma corne mise en poudre
les Falsifiées, & leurs proprietez, où l’on découvre l’erreur des « Le soulage aussi tost, & sa peau faict resoudre.
Anciens & des Modernes ; Le tout très utile au Public, Paris : « Elle soulage aussi un homme empoisonné
Jean-Baptiste Loyson & Augustin Pillon, 303-108-166 p. « Que l’avare heritier, las ! aura bouconné,
« Resistant au venin ; dessechant elle tue
« Tous les vers formillans d’une chair corrompue. […]
« Peut estre qu’il pretend trouver dedans mon corps
car ils ne peuvent pas non plus supporter cette odeur »⁶. Dans son « des remedes autant comme dedans mes cors :
commentaire de Dioscoride, A. Matthiole (1500-1577) écrivait « car usant de ma moelle, on appaise les peines
quant à lui que : « Quand le ventre est pressé de ses plus fortes geines :
« Et par ma moelle encor, & mon suif sont remis
« Le sang des cerfs […] pris en brevage avec du vin, sert de « Les membres & les nerfs, quand ils sont refroidis.
contrepoison aux coups de traits empoisonnez […]. La corne « Soit que mon estomach pour medecine apporte
de cerf, calcinée & prise en brevage avec du miel, fait sortir les « des pierres, empeschans que la femme n’avorte
vermines du ventre […]. L’os qu’on trouve au cœur des cerfs « Ou soit que ma nature à un lict de Vénus
[…] est singulier contre tous poisons, & venins, tellement qu’on « Eschauffe les maris trop couards é recreus.
le met aux préservatifs contre la peste ».⁷ « Ou bien que dans mon cueur un-petit os on treuue
« Qui engarde trembler ceux qui en font espreuue ».⁸
Le remède à base de faon se trouve aussi chez Pline : « Quant
à leur morsure [des serpents], le meilleur remède est la pré- Or il se trouve que dans la première moitié du douzième siècle,
sure d’un faon tué dans le ventre de sa mère » (contra morsus le médecin arabe Avenzoar (Ibn Zuhr), maître d’Averrhoès,
uero praecipuum remedium ex coagulo inulei matris in utero occisi, prescrivait quant à lui une pierre importée des Indes, et qui
H.N., VIII, 50). Bien avant Pline, Nicandre (deuxième siècle était considérée comme la larme des cerfs. Avenzoar se faisait
avant l’ère commune), repris ensuite par Dioscoride (premier en effet l’écho de la fable suivante :
siècle), affirmait en son temps que « le nerf de cerf, réduit en
poudre, et bu en vin, donne secours à ceux qui sont mordus des « Il y a un cerf qui par le seul souffler de ses narines attire les
vipères » (Dioscoride, II, 39). Du reste, les propriétés médici- serpents du profond des cavernes, lesquels il mange, dont il
nales des différentes parties du cerf ont été versifiées, dans la devient si altéré qu’il s’en va chercher les eaux croupissantes
« Complainte du Cerf » dédiée à du Fouilloux, par le conteur des étangs où il se plonge jusqu’au col, sans boire néanmoins
poitevin Guillaume Bouchet (1476-1550) ; le cerf, parlant de par un instinct qu’il a ; car il en mourrait aussitôt : alors il
l’homme qui le pourchasse, s’y lamente : coule de ses yeux une certaine humeur qui s’épaissit peu à peu,
qui se congèle, en devenant de la grosseur d’un gland, laquelle
« Mes larmes, & mon poil, mes cors tousiours croissans tombée dans l’eau y est recherchée par des hommes, après que
« Luy profitent assez, sans qu’or’ avant mes ans le cerf en est sorti ».⁹
« Mes forces par ses mains me soient du tout ravies :
« Car ma corne guerist autant de maladies Le nom de bézoard (parfois orthographié bézahar, bézaar, ben-
« Que de fois on la voit sur le haut de mon front zoard ou encore beswar), qui vient du persan pâdzahr « proté-
« Renaistre tous les ans, faisant un nouveau tronc, geant contre le poison » (le terme persan désignant le poison
« Lon en chasse, bien tost, la douleur qui vironne est zahr), apparaît pour la première fois dans l’encyclopédie
« Dans le cerveau esmeu, & ses esprits estonne : zoologique de l’Égyptien El-Damîrî (1349-1405), qui explique
« Si estant bien pilée une dragme on en boit que lorsque le cerf est mordu par un serpent,

114 JACQUES DU FOUILLOUX, UN HOMME DE LA RENAISSANCE


2 – Selon les bestiaires, le cerf est réputé savoir 3 – Le cerf fléché consomme du dictame pour se soigner. Gravure du
utiliser le dictame pour se soigner quand il est recueil d’emblèmes d’Otto van Veen ou Octavius Vaenius, illustrant la
fléché (planche du dictame, dans Oscar Réveil phrase d’Ovide : Nullis Amor Medicabilis Herbis « Nulle simple ne guérit
1872, Le règne végétal divisé en traité de de l’amour » (d’après Amorum Emblemata Figuris Æneis incisa, studio
botanique, flore médicale, usuelle et industrielle, Othonis Væni, Antverpiæ, Venalia apud Auctorem, 1608).
horticulture théorique et pratique, plantes
agricoles et forestières, histoire biographique et
bibliographique de la botanique). et cherche donc une vallée où poussent les plantes médicinales
convenables. Il les mange et là, se couche tranquillement pendant
environ un mois. Ses cornes et son pelage tombent, puis son état
« des larmes colent de ses yeux jusque dans les cavités qui se commence à s’améliorer quelque peu. Ensuite, il retourne à la
trouent sous ses orbites, et qui sont assez grandes pour qu’on fontaine déjà citée, dont il boit raisonnablement, de manière à se
puisse y mettre le doigt. Ces larmes se congèlent et deviennent purger légèrement au cas où il serait encore infecté. Puis il mange
brillantes comme le soleil, état dans lequel elles servent d’antidote à nouveau des herbes dont on a parlé, et commence à guérir. Ses
contre le poison des serpents, et sont connues sous le nom de cornes et ses poils repoussent, sa chair et ses humeurs sont plus
pierre bézoar. » saines qu’auparavant. Qui consomme de la viande de cerf […]
se purge l’estomac et l’allège. Quant aux cornes de cet animal […]
Ce bézoard constitua longtemps un fameux alexipharmaque elles brûlent comme l’encens, et leur forte odeur […] chasse les
employé contre tous les empoisonnements et morsures veni- vers et repousse les charmes magiques ».¹¹
meuses (Fig. 1), et les pauvres le remplaçaient par un « bézoard
animal », succédané fait de cœurs et foies de vipères réduits Bruno Latini, né à Florence en 1230, et qui fut le maître de
en poudre¹⁰. Au douzième siècle, sainte Hildegarde de Bingen, Dante, donne directement en français une autre version de ce
abbesse bénédictine de Disibondenberg, raconte dans sa Physica conte, dans son Livre dou Tresor, qui connut une grande célé-
comment le cerf, brité dès la fin du treizième siècle, et qui eut de nombreuses
copies en diverses langues :
« lorsqu’il sent que ses rameaux de ses andouillers ne poussent plus,
sait que c’est pour lui le début de la langueur et du dessèchement. « Li cerf meisme nos enseignierent le diptame 12; ce est une herbe
Il s’avance alors dans une rivière, pour en absorber les exhalaisons. que il manjuent là où on les fiert ; car la vertus de cele herbe lor
En ressortant, il mange sur la rive les herbes qui lui conviennent, oste la saiete dou cors et les garit de lor plaie. Et jà soit ce que
et recherche ensuite un endroit où trouver un serpent. Lorsqu’il cerf sont generaument ennemeis as serpens, toutesfoiz lor valent
l’a trouvé […], il souffle de plus en plus fort […] et finalement, le ils as granz medicines, et orrez comment ; il vet au pertuis dou
serpent, comme poussé par la colère et l’épuisement, se jette dans serpent ou toute la bouche pleine de aigue, et la boute dedenz, et
sa gueule et pénètre dans son ventre. Ce que sentant, le cerf se quant il a ce fait, il l’atrait à soi par l’aspirement de son nés et de
hâte bientôt vers une fontaine dont il connaît la propriété d’enlever sa bouche, tant que il le fait issir hors maugré sien ; lors le fiert
toutes sortes de venins et de pourritures. Il y boit sans mesure, et l’ocist à ses piez. Mais quant li cers vuet deposer sa veillesce
pour noyer le reptile en lui […]. Cela fait, il cherche des herbes ou maladie que il ait, il manjue le serpent, et por la paor dou
purgatives qu’il mange, et ainsi rejette ensemble par le fondement, venin, court à la fontaine et boit assez ; et en ceste manière mue
et le remède et le serpent. Car si le serpent ne ressortait pas ainsi, son poil et ses cornes, et giete fuer toute viellesce : et por ce vit li
le cerf mourrait par l’action du venin. Alors, le cerf devient malade, cers longuement, deonc ce que Alixandres esprova quant il fit

JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 115


4 – Le cerf « humant » le serpent hors de son trou (DAO J.-L. 5 – Miniature datée des environs de 1300, dans un bestiaire
Le Quellec d’après un bestiaire daté de 1200-1210, conservé à latin conservé à la Bodleian Library (Université d’Oxford) (DAO
la British Library, Royal MS 12 C. xix, f. 23r). J.-L. Le Quellec d’après MS. Laud Misc. 247, Folio 160r).

prendre maint cers et lors fist metre a chascun i. cercle d’or ou de l’Antiquité : Aristote, Xénophon, Solin, Théophraste, Élien,
d’argent entour le col, liquel furent trové en bone vie lonc tens Lucrèce, Plutarque, Oppien (Fig. 12), Lucain, Martial, Flavius
après plus de C. ans ».¹³ Josèphe, etc.¹⁵. Pline la cite partiellement : « Le cerf est aussi
en lutte avec les serpents : il cherche leur trou, et par le souffle de
La tradition du cerf guérissant ses blessures en mangeant le ses narines, les en fait sortir malgré leur résistance » (Et his cum
dictame (Fig. 2, 3) n’est pas oubliée de Jacques du Fouilloux, qui serpente pugna : uestigant cauernas nariumque sporitu extrahunt
rappelle que « le cerf nous ha faict cognoistre l’herbe du dictame, renitentes, H.N., VIII, 50), mais sans mentionner la régénéra-
lequel se sentant blessé de quelque fer ou sagette [flèche] s’en va tion du cerf, maintes fois évoquée par les auteurs médiévaux :
manger de ladite herbe, qui luy fait sortir le fer du corps, recevant s’appropriant par manducation la propriété de mue du serpent,
tout incontinent guarison »¹⁴. symbole d’immortalité, le cerf devenu vieux pourra ensuite, s’il
résiste à sa soif, rajeunir de cinquante ou cinq cents ans, en chan-
L’ophiophagie du cerf ingérant un serpent attiré par son geant de peau et de ramures¹⁶. C’est bien la « mutation de poil »
haleine (Fig. 4-11) est déjà mentionnée par plusieurs auteurs dont parle Jacques du Fouilloux, laquelle semble due à l’action

6 – Sur cette enluminure réalisée vers 1300 pour illustrer une


traduction latine du bestiaire de Philippe de Thaon, le cerf 7 – Dans ce bestiaire du dernier quart du treizième siècle, le
piétine le serpent après l’avoir fait sortir de son trou (DAO serpent qu’affronte le cerf prend l’aspect d’un dragon (DAO
J.-L. Le Quellec d’après le manuscrit conservé à la Kongelige J.-L. Le Quellec d’après un manuscrit conservé au J. Pau Getty
Bibliotek de Copenhague, Gl. kgl. S. 3466 8°, Folio 21v). Museum, document WikiMedia commons)

116 JACQUES DU FOUILLOUX, UN HOMME DE LA RENAISSANCE


9 – Le cerf avalant le serpent, dans le bestiaire du Psautier de
la Reine Mary, vers 1310-1320 (DAO J.-L. Le Quellec, d’apr. le
manuscrit de la British Library, Royal MS 2 B. vii, Folio 116r).

poil. Luy ayant ôté les intestins, la tête & et pieds, aprez qu’elle est
bien curée on la garde dans du miel, pour faire tomber le poil »¹⁸.

8 – Le cerf s’est emparé du serpent et le dévore. Illustration d’un Au dix-septième siècle, Josse, dans sa Déroute de Babylone, écri-
manuscrit du treizième siècle (bestiaire de Philippe de Thaon) vait de son côté que « le cerf se sentait trop chargé de sa vieille peau,
conservé à la bibliothèque du Merton College de l’Université recherche la caverne d’un certain serpent qu’il contraint de sortir
d’Oxford (DAO J.-L. Le Quellec, d’apr. MS. 249, Folio 4r). par un fort respir, n’y pouvant mettre la corne ny le pied, et l’ayant
écrasé, par un secret de nature, il faict moyen d’acquérir nouvelle
peau »¹⁹. Conception qu’on retrouve également, en 1613, dans
ordinaire du venin des reptiles, si l’on en croit Ambroise Paré L’Invention pour prendre les Loups de Gruau : « De son haleine
selon lequel les morsures de salamandre « font tomber le poil de douce et chaude, le cerf attire le serpent glissé dedans un trou et le
tout le corps »¹⁷ ; cette opinion était du reste celle de Dioscoride, tue du pied pour se chambrer avec plus de deureté ou le dévorer ou
qui affirmait que « la salamandre resoluë en huile, fait tomber le pour muer de poil et faire teste nouvelle »²⁰.

10 – Le cerf dévore le serpent qui tenait près d’une source, selon 11 – Lettrine du Psautier de St-Alban (douzième siècle)
l’une des illustrations du Physiologus attribué à Épiphane (d’apr. où se voit le cerf dévorant le serpent (d’après Volkmar
Consalus Ponce de Leon, Sancti Patris nostri Epiphanii, episcopi Kellermann 1940, « Der Hirsch. Beiträge zur Erkenntnis eines
Constantiae Cypri, Ad Physiologum. Eiusdem in die festo Sinnbildes”, Germanien, Monatshefte für germanenkunde 4:
palmarum sermo. D. Consali Ponce de Leon Hispalensis, S.D.N. 128-136, fig. 3).
Sixti V. Cubicularij secreti, interpretis & scholiastae bimestre
otium, Antwerp: Ex officina Christophori Plantini, 1588, p. 17).

JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 117


13 – Deux cerfs s’abreuvent à une vasque, en métaphore
du Psaume 42 dont le texte est transcrit dans les vides de
cette mosaïque de la basilique paléochrétienne de Salone en
Dalmatie (DAO J.-L. Le Quellec, d’après Bernhard Domagalski
1990, Der Hirsch in spätantiker Literatur und Kunst unter
besonderer Berucksichtigung der frühchristlichen Zeugnisse,
Jahrbuch für Antike und Christentum 15, 193 p. fig. 18).

12 – Enluminure d’un manuscrit grec réunissant les œuvres Cette mue « ophidienne » expliquerait que certains cerfs soient
d’Oppien de Syrie, Xénophon et Manuel Philès, copiés en 1554 aussi extraordinairement longévifs qui ceux que cite Pline,
par Ange Vergèce. Elle montre comment le cerf se regénère en
dévorant le serpent, et compte au nombre des reproductions « repris après cent ans, qui portaient encore des colliers d’or
des images du manuscrit Paris. gr. 2736, qui est lui-même une qu’Alexandre le Grand leur avait fait mettre, et qui étaient
reproduction fidèle du Marcianus gr. 479, de la première moitié enfouis dans les plis de la peau, tant les animaux avaient
du onzième siècle (DAO J.-L. Le Quellec d’après le manuscrit engraissé » (Vita cervis in confesso longa, post C annos aliqui-
mis en ligne par la BNF : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ bus denuo captis cum torquibus aureis, Alexander Magnus
btv1b60005220/f59.zoom.r=oppien%20de%20syrie.langFR). addiderat, adopertis iam cute in magna obesitate) ».²³

À propos de ce texte, Alfred Ernout rappelle que :


De même croyait-on au seizième siècle que la morsure du
serpent nommé « Pourrisseur » causait « une chute universelle « chez les Peucetii (en Apulie), il y avait un temple de Diane
du poil »²¹. La conception d’une sorte de mue provoquée par où se trouvait dédié un collier de bronze portant l’incription :
les reptiles chez leurs victimes justifie sans doute l’affirmation
de Matthiole selon laquelle « la cendre de peau de vipère, mise
souvent sur les lieux dont le poil est tombé, le fait revenir »²². 15 – Mosaïque byzantine du grand palais de Constantinople
(DAO J.-L. Le Quellec).

14 – Deux cerfs dévorant un serpent flanquent un arbre stylisé,


sur cette mosaïque du baptistère de l’Henchir Messaouda,
région d’Agareb en Tunisie (d’après Puech 1949).

118 JACQUES DU FOUILLOUX, UN HOMME DE LA RENAISSANCE


16 – Mosaïque datée de 533 sur laquelle apparaît le cerf dévorant le serpent ; dans la cathédrale d’Apamée en Syrie (d’après
Domagalski 1990, fig. 27).

“Diomède à Diane”. C’était, disait-on, un collier que Diomède aurait pris dans la forêt de Senlis un cerf portant un collier mar-
avait mis au cou d’un cerf, où il était resté dans les plis ; plus qué Caesar hoc me donavit²⁸, et au dix-neuvième siècle, l’auteur du
tard, le roi de Sicile Agathoclès l’avait trouvé et l’avait ensuite Dictionnaire des Sciences occultes de la monumentale Encyclopédie
consacré dans le temple de Jupiter ».²⁴ Migne affirmera que « le collier du cerf de la forêt de Senlis ne peut
présenter une énigme qu’aux personnes qui ignorent que tous les empe-
Dès le huitième siècle avant l’ère commune, Hésiode expliquait reurs d’Allemagne ont été désignés par le nom de César »²⁹. Mais une
que la vie de l’homme finit à quatre-vingt-seize ans et que celle telle opinion ne peut elle-même se soutenir qu’en ignorant l’exis-
de la corneille est neuf fois plus longue, la vie du cerf étant quatre tence des autres textes qui viennent d’être cités et qui prouvent
fois plus longue que celle de la corneille. Tout calcul fait, les cerfs la récurrence régulière du motif depuis l’Antiquité. Le thème du
pourraient donc espérer vivre 3456 ans²⁵. Au troisième siècle, cerf altéré (cervus siticulosus) à la recherche de l’immortalité et
Solin (Polyhistor, XIX, 18) se faisait l’écho de la légende selon languissant près d’une fontaine est, du reste, omniprésent dans
laquelle Alexandre avait mis des colliers à plusieurs cerfs, afin l’iconographie paléochrétienne (Fig. 13-15) et dans les écritures des
de se renseigner sur leur longévité (ad dinoscendam vivacitatem Pères de l’Église, qui utilisent souvent ce thème, particulièrement
Alexander Magnus torques plurimis cervis innexuit). Commentant popularisé par saint Augustin (354-430) :
le Livre des Simples de Dioscoride, Matthiole rappelle aussi :
« Le cerf tue les serpents, et après les avoir tués, il sent redoubler
« … ce qui arriva à la Biche d’Auguste César, qui fut prise assez sa soif, il court avec plus d’ardeur vers la source. Les serpents, ce
lonc-temps aprèz sa mort, laquelle on ne pouvoit égorger, à cause sont tes vices. Anéantis les serpents de l’iniquité, et tu aspireras
d’un collier d’argent qu’elle avait au col entre chair et cuir, où plus fortement aux sources de la vérité » (Serpentes necat, et
étoit écrit en latin : Noli me tangere, quia Caesaris sum : Ne post serpentium interemtionem maiori siti inardescit, peremtis
me touche pas, car je suis à César ».²⁶ ad fontes acrius currit ; Serpentes vitia tua sunt : consume ser-
pentes iniquitatis, tunc amplius desiderabis fontes veritatis) ».³⁰
La même anecdote se retrouve dans le livre de Du Fouilloux :
La signification chrétienne du cerf a surtout été développée
« … On trouve par les anciens hystoriographes, qu’il fut prins un dans les commentaires du Psaume 41 (Fig. 16) :
cerf, ayant un collier au col, bien troix cents ans apres la mort
de Cesar, où ses armes estoyent engrauées, & y avoit escript « Comme languit un cerf
dedans, CESARUS ME FECIT, dont est venu le proverbe « après l’eau vive,
latin, Ceruinos annos viuere ».²⁷ « ainsi languit mon âme
« vers toi, mon Dieu.
Ce motif a survécu jusqu’à une époque très récente puisque (Quemadmodum desiderat cervus adfontes aquarum, ita deside-
Buffon, pourtant très sérieux naturaliste, raconte que Charles VI rat anima mea ad te, Deus)

JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 119


Bien des exégètes et théologiens s’en feront l’écho :
Tertullien (160-235)
Origène (185-254)
Arnobe (troisième-quatrième siècles)
Saint Épiphane (315-403)
Saint Basile (329-379)
Grégoire de Naziance (329-389)
Grégoire de Nysse (332 ?-394 ?)
Saint Ambroise (339-397)
Saint Jean Chrysostome (354-407)
Rufin d’Aquilée (?-411)
Saint Jérôme (vers 347-420)
Théodore de Mopsueste (350-428)
Saint Eucher de Lyon (380-449)
Dracontius (ve s.)
Cassiodore (470-560)
Rhaban Maur (?-584)
Isidore de Séville (570-636
Bède le Vénérable (673 ?-735) 17 – Sceau sassanide au cerf dévorant un serpent, actuellement
Notker de Saint-Gall (vers 840-912) conservé au British Museum (DAO J.-L. Le Quellec d’après
Saint Bernard (1091-1153) Domagalski 1990, fig. 25).
Pierre Lombard (1100-1160)
Hugues de Saint-Victor (1096-1142)
Saint Bonaventure (1221-1274) « Phisiologes dist : si comme li chers désire as fontaine corre, altre
Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) si désire m’ame à toi Dex. Et pore ce le dist, que li cers aime et
Albert le Grand (?-1280)… désire les fontaines ; et si nos fait à entendre que c’est une beste
de grant sans, par nature, et légière. Et si est de tel nature : se
On ne peut qu’en oublier. Mais, pour résumer, on peut dire que il trovast un serpens en une fosse, il iroit et enpleroit sa boce
les plus anciens de ces auteurs ont soit démarqué saint Augustin, plane d’aighe et l’espandroit el pertuis où li serpens seroit ens ;
soit appliqué aux Écritures des éléments du Physiologos et de et lors s’en ist li serpens por l’esperit que li cers a en sa bouche,
la science antique, et que beaucoup parmi les plus récents sont et le trait fors, et défoule à ses piés et ocist ».³⁵
redevables de leurs informations à Isidore de Séville, qui joua un
important rôle de relais entre l’histoire naturelle de l’Antiquité Au début du treizième siècle, la même histoire est rimée de la
et celle du Moyen Âge³¹. manière suivante par Guillaume le Normand :

Mais si le thème du cerf humant le Serpent peut également se « Ne devom mettre en obliance
rencontrer sur des miniatures persanes comme sur tels sceaux et « Le dist ne la signifiance
bas-reliefs sassanides — donc antérieurs à l’année 651 — (Fig. 17), « Del cerf, qui estrangement oeuvre
il n’a guère été figuré par les sculpteurs occidentaux qui lui ont « Quant il mangüe la colevre ;
généralement préféré le motif du cerf sagitté par le Centaure³². « Ceo est quant il est enveilliz,
Toutefois, le cerf s’abreuvant à la source de vie se reconnaît dans « Pois est tot sain et refreschiz.
le décor d’une fontaine sculptée pouvant dater du quatrième « Quant viel et endeble se sent
siècle, à l’abbaye Sainte-Croix de Poitiers³³. On peut également « Si va quère tot bèlement
en suivre la trace jusque dans telle chanson à boire du Poitou, « La fosse ù la coleovre dort ;
dont le timbre est justement emprunté à un cantique : « Que mult le crient et het de mort.
« La lettre nous testimonie
« J’ai vu le cerf sortir du bois « Qu’il ad d’evve la boche emplie :
« pour boire à la fontaine. « A l’entrée del croes l’espant
« Il a tant bu qu’il n’y en a plus : « Et la coleovre maintenant
« Il faut lui en remettre « S’en ist : que remaindre n’y poet.
« Encore un petit gouspillon, Et puis la rincelette ! »³⁴ « Car des narilles al cerd moet
« Et de sa boche ist une aleine
Au douzième siècle, la grande vogue des Bestiaires médié- « Que par force hors l’en amène :
vaux, tous plus ou moins directement inspirés du Physiologus, « Tot hors s’en ist, baant la bole,
a popularisé les interprétations selon lesquelles le Serpent est « Et li cerf l’occist et défole… »³⁶
le démon, le Cerf est Jésus et l’eau qu’il verse de sa bouche sur
les serpents est sa doctrine… Ainsi lit-on dans le Bestiaire de Pourtant, le père Cahier rappelle qu’un décret du pape Gélase
Pierre le Picard que : fut pris contre le Physiologus, ce qui explique le fléchissement

120 JACQUES DU FOUILLOUX, UN HOMME DE LA RENAISSANCE


de la faveur dont jouissaient jusque-là les Bestiaires. On peut Selon cette hypothèse, la paronymie de elephantos et de elaphos
affirmer, avec Jean Bayet, que les rédactions du treizième siècle suffirait donc amplement à justifier l’extension de la légende au
ne représentent plus que « le résidu d’un ancien enseignement qui cerf lui-même⁴³. Par contre, quelques érudits ont pris l’histoire
cherche à se valoriser en se raffinant »³⁷. En effet, les vieux thèmes à la lettre, lui cherchant une explication dans le comportement
feront parfois l’objet de développements fort complexes : le cerf d’animaux exotiques. Au dix-neuvième siècle, tel missionnaire
plongeant sa tête dans l’eau pour se purger du venin devient le de la Compagnie de Jésus dans l’Orégon annonçait par exemple
symbole du baptême (grâce auquel nous nous libérons du venin que « le serpent à sonnettes a pour ennemis tous les animaux du
du tentateur), et le rajeunissement consécutif de cette opération genre cerf. Ceux-ci, à la rencontre du reptile, se dressent pour retom-
rappelle alors, selon les commentateurs, le Christ (« Cerf entre ber ensuite sur lui ; et de leurs pieds de devant, le partagent en
les cerfs ») qui régénère le monde en écrasant le Serpent³⁸. On tronçons »⁴⁴. On possède en outre une lettre d’un missionnaire
voit donc que, selon les cas, le Cerf chrétien symbolisera soit jésuite, datée du 2 novembre 1717, et décrivant le « chevreuil odori-
le Christ sauveur, soit le catéchumène versant les larmes de férant » qu’on rencontrait alors dans les montagnes des environs
l’exomologèse puis étanchant dans les eaux sacramentelles sa de Pédin, qui fournissait un musc renommé et dont on racontait
soif de salut. Les interprétations se feront par la suite de plus en qu’il se nourrissait de serpents :
plus subtiles, en étudiant la rumination de l’animal, ses ongles
doubles, etc³⁹. « Bien que ces serpents soient d’une grandeur énorme, le cheveuil
n’a nulle peine à les tuer, parce que dès qu’un serpent est à une
L’important, en ce qui concerne l’ophiophagie des cervidés, certaine distance du chevreuil, il est tout à coup arrêté par l’odeur
est que les herméneutes chrétiens ont servi de relais dans la du musc ; ses sens s’affaiblissent et il ne peut plus se mouvoir.
transmission de cette légende, jusqu’à notre veneur poitevin Cela est si constant que les paysans, qui vont chercher du bois
du seizième siècle, comme jusqu’à son fameux contemporain ou faire du charbon sur ces montagnes n’ont point de meilleur
le chirurgien de Laval, Ambroise Paré, qui note bien « qu’il y secret pour se garantir des serpents, dont la morsure est très
a une telle antipathie entre le cerf et le serpent, que le cerf passant dangereuse, que de porter sur eux quelques grains de musc
par dessus le trou où se retire le serpent, s’arreste tout court, & par (Lettres édifiantes et curieuses, 14e vol.) ».⁴⁵
son haleine l’attire hors et le tue »⁴⁰, et de même jusqu’au dix-sep-
tième siècle, lorsque le fameux Charas, auteur de volumineux Les zoologistes connaissent maintenant bien le « chevreuil
Theriaca et désireux de justifier des médications à base de vipère, odoriférant » sous le nom de « Porte-musc » (Moschus moschi-
évoquera ferus) mais rien, dans son comportement, ne vient conforter
le rapport de notre Jésuite⁴⁶ ; au contraire, le caractère pro-
« une propriété que la vipère a de maintenir en bon estat tout prement mythique de l’antagonisme entre les deux animaux
l’habitude de son corps. De là vient que plusieurs ont cru que paraît confirmé par une remarque de l’érudit poitevin Louis
les cerfs de même que les aigles, poussés à cela par un instinct Charbonneau-Lassay, spécialiste du symbolisme chrétien, qui
naturel, mangent les vipères qu’ils peuvent attraper et que c’est rappelle une tradition orientale selon laquelle la guerre que font
par là que leur vie est extraordinairement longue ».⁴¹ aux serpents certains cervidés ou capridés localement nommés
pausen est l’image allégorique de la lutte que se livrent Ohrmazd
Rappelons qu’entre 1387 et 1391, Gaston Phébus, un fameux et Ahriman, principes du Bien et du Mal⁴⁷.
prédécesseur de Jacques du Fouilloux, mentionnait dans son
Livre de Chasse l’usage que fait le cerf du Serpent : Quant au docteur Mizaud, astrologue et médecin français
(1510-1578), il expliquait que des vers s’accumulent dans les
« Quant il est très vieill, le cerf bat du pied aucune serpent, jusques intestins des cerfs qui, pour détruire ces parasites, utilisent le
tant qu’elle est courrouciée et puis la menje et puis vet boire et venin de serpents qu’ils ingèrent après les avoir attirés par leur
puis court sa et la : et l’iaue et le venin se meslent et le fet geter haleine (tradunt seduli rerum naturalium perscrutatores, coar-
toutes les males humeurs qu’il a au corps et li fet revenir char cervari vermes in involucris intestinorum cervi, et serpentium esu
nouvelle ».⁴² necari quos spiritu narium ex cavernis elicit)⁴⁸. Ce faisant, il ne
faisait d’ailleurs que reprendre, en le modifiant à peine, un dire
On a parfois voulu faire naître cette fable d’un conte antique qui se trouve déjà dans Aristote (Histoire des Animaux, II, 15),
selon lequel la trompe de l’éléphant était à l’origine un serpent répété par Pline (H.N., XI, 49) et Matthiole⁴⁹, qui affirment
qu’il aurait aspiré : on trouverait un certain écho de ce conte tous que ces vers, ressemblant à « ceux qu’on voit aux chairs cor-
étiologique dans une ligne où Lucrèce compare la trompe de rompues et puantes », se situent dans la tête des cervidés.
l’éléphant à un serpent (anguimanus elephantos, II, 537 et V, 1303)
et aussi dans un passage où Pline rapproche cerf, éléphant et Même si l’on voulait bien admettre le bien-fondé de ces ratio-
serpent en ces termes : « L’haleine des éléphants fait sortir les ser- nalisations tardives, il faudrait reconnaître qu’elles n’épuisent
pents de leurs repaires, celle des cerfs les brûle » (Elephantorum aucunement le problème qu’elles prétendent résoudre, et dont
anima serpentes extrahit, ceruorum urit, H.N., Xl, 115). Cela expli- elles n’éclairent qu’une bien petite partie, en négligeant tant la
querait l’horreur qu’auraient les serpents de l’yvère (ivoire) si l’on mue du cerf et son immortalité acquise que l’apparition lacry-
en croit le bestiaire de Guillaume le Normand : « Sachiez que male du bézoard, développements relégués du même coup
d’illec chacereit / Tos les serpenz, qui près sereint / Et qu’en eux au rang d’embellissements légendaires de faits réels ; en outre,
venins aureint… » (XXXV, De l’Olifant). elles s’accommodent assez mal de la présence orientale du

JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 121


18 – Détail du décor du Chaudron de Gundestrup, où se voit 19 – Le dieu gaulois Cernunnos, tel qu’il est sculpté en bas-
Cernunnos assis en tailleur à côté d’un Cerf. Le dieu tient un relief sur le pilier de Nautes mis au jour dans les fondations
torque d’une main, et un grand Serpent à tête de Bélier de de l’autel de la cathédrale Notre-Dame de Paris (DAO J.-L.
l’autre (photo J.-L. Le Quellec). Le Quellec).

« cerf humant le serpent », à haute époque : y a-t-il eu diffusion, dialobiques du jour de l’an (Non licet calendis januarii vitula aut
convergence, ou faut-il concevoir une origine commune aux cervulo facere, vel strenas diabolicas observare), mais ce jour-là, on
diverses « réalisations » du mythologème ? ne doit pas faire plus de présents que les autres jours ».⁵⁶

Essayons donc d’approfondir l’analyse et de trouver des homo- En Anjou, A. Joubert rapporte à ce propos qu’en 1884 encore,
logues archéologiques à notre motif. Avec Origène, il était certes l’expression « courir Birette » ou « courir Penette » désigne l’ac-
facile — et logique — de voir dans le cerf, animal solaire par tivité qui consiste à « courir le premier de l’an vêtu d’une peau
excellence (avec l’aigle que citait Charas), le « contraire » et de bête ». Il cite un extrait d’un rituel manuscrit angevin selon
l’« ennemi » de cet être chthonien et aquatique qu’est le serpent⁵⁰, lequel « Si quis in vitula vel in cervulo vadit calendis januarii, tribus
d’autant plus que traditionnellement, le cerf est un animal de anuis paenitat ⁵⁷ ».
l’aurore, et le serpent un animal de la nuit⁵¹. Pourtant, les rap-
ports qui s’établissent entre ces deux espèces sont peut-être plus Les bois sont l’attribut qui caractérise immédiatement le
profonds et dépassent largement le cadre de l’herméneutique cerf, en particulier dans l’iconographie. Dès lors, comment
chrétienne qui s’en inspira. D’abord, tous deux symbolisent la ne pas songer à (C)ernunnos, le dieu cornu du renouveau,
renovatio périodique, le premier par sa mue, le second par la « coiffé de bois », dieu-cerf dont l’encornure pourrait représen-
repousse de la ramure. Ensuite, le cerf est souvent considéré ter un « rayonnement de lumière céleste » ? Tel qu’il apparaît, par
comme un animal psychopompe, et ce depuis une époque très exemple, en « maître des fauves » parmi les reliefs du Chaudron
reculée : que l’on songe aux célèbres sépultures mésolithiques de Gundestrup (première moitié du premier siècle avant l’ère
des îles morbihannaises de Téviec et Hoëdic, où les squelettes commune), sous la forme d’un personnage assis en tailleur à
étaient entourés de bois de cerfs⁵². L’utilisation funéraire des côté d’un Cerf, ce dieu tient d’une main un torque et de l’autre
ramures de cervidés se retrouve jusqu’au Danemark, sensi- un grand Serpent à tête de Bélier (Fig. 18). On retrouve le même
blement à même époque qu’à Hoëdic (milieu du cinquième thème sur une gravure du Valcamonica, remontant probable-
millénaire), et les grandes similitudes observées dans l’organi- ment au quatrième siècle avant l’ère commune, où se remarque
sation des sépultures mésolithiques bretonnes, danoises (site un personnage muni de bois de cerf, accompagné d’un serpent
de Bögebakken) et portugaises (site de Muge) laissent supposer cornu et portant un torque au bras droit (Fig. 20)⁵⁸,⁵⁹. Relevons
que des contacts ont pu exister très tôt entre les populations la présence du torque qui, dans une tradition plus haut citée,
maritimes de l’Europe côtière⁵³. Bien plus tard, les Celtes et prouve la longévité du Cerf. On sait que le (C)ernunnos du
les Germains considéreront le cervidé comme leur ancêtre pilier des Nautae Parisiaci, mariniers de la cité des Parisii de
mythique⁵⁴, et son importance religieuse pourra se mesurer Lutèce sous Tibère (14-37), porte un torque à tampons autour
aux efforts de l’Église pour lutter contre les travestissements du cou et deux autres suspendus à ses bois (Fig. 19)⁶⁰. Mais un
rituels en cerfs (cervulo facere)⁵⁵. En témoigne par exemple le collier est également porté par un cerf figurant sur une statuette
Premier Canon du Concile d’Auxerre (578) : d’une déesse-mère en terre cuite trouvée à Saintes, et par un
autre ornant un vase en céramique sigillée de Lezoux (Puy-de-
« Au premier janvier, nul ne doit, à la manière des païens, se dégui- Dôme) remontant aux deuxième-troisième siècles⁶¹. Près de
ser en vache (ou en vieille femme), ou en cerf, ou faire les présents Nantes, on a rattaché au culte de (C)ernunnos un bas-relief

122 JACQUES DU FOUILLOUX, UN HOMME DE LA RENAISSANCE


21 – Un cercle rayonnant apparaît dans les cors de deux
des cerfs pectiniformes (en forme de peigne) de la frise
schématique gravée sur un fragment de vase campaniforme
de Las Carolinas conservé au musée de Madrid (DAO J.-L. Le
Quellec d’après une photo du Musée).
20 – Gravure rupestre du Valcamonica : anthropomorphe
à cornes de cerfs. L’un des ses bras s’orne d’un torque, un
serpent se trouve sous l’autre ; devant lui se tient un orant. On Julien. Il est frappant de constater que, de nos jours encore,
y reconnaît généralement une représentation de Cernunnos lors des messes de saint Hubert, on bénit les meutes de chiens
(DAO J.-L. Le Quellec). qui serviront à la destruction des cerfs — ce qui paraît être
en contradiction avec le symbolisme chrétien de cet animal.
Cette apparente énigme est levée par l’examen de la date de la
en terre cuite découvert à Blain, et qui porte un homme cornu cérémonie en question, située au 3 novembre. On sait que la fête
placé au-dessus d’un très probable Cerf ⁶². actuelle de la Toussaint fut instaurée par Boniface IV qui consa-
cra le Panthéon romain à tous les saints martyrs, le 13 mai 610.
Cherchons maintenant ailleurs qu’au Valcamonica, dans les Puis, c’est par la Gaule et l’Angleterre, où la fête s’était fixée au
témoignages rupestres d’Europe occidentale, d’autres possibles
indices d’une association « cerf + eau + serpent ».
22 – Insigne de chasseur actuel, sur lequel la croix rayonnante
On constate tout d’abord que le cerf est fréquemment repré- apparaît dans les cors du cerf de saint Hubert (DAO J.-L.
senté dans l’art ibérique, où il est plus ou moins réaliste à Le Quellec).
Covatilla del Ravanero (Ciudad Real) ou Canchal de las Cabras
Pintadas (Salamanca), et où il peut aller jusqu’à prendre la
forme de simples pectiniformes, comme au Reboso de La Sierra
de la Virgen del Castillo (Ciudad Real), à Palomas (Cadiz) ou
à Meca, Alpera (Abacete)⁶³. Les petits cercles ou triangles qui
apparaissent entre les cornes de certains de ces animaux sont à
interpréter comme des signes solaires, qui rappellent les soleils
rayonnants indiscutables situés dans la ramure de deux des
cerfs de la frise schématique gravée sur un fragment de vase
campaniforme de Las Carolinas conservé au musée de Madrid
(Fig. 21)⁶⁴. Le symbolisme solaire de cet animal remonte donc au
moins au Campaniforme, vers 2200 à 1900 avant l’ère commune.
Longtemps après, il sera christianisé sous la forme de la croix de
lumière apparaissant à saint Hubert entre les cornes de la bête
qu’il s’apprêtait à abattre (Fig. 22). Du reste, jusqu’à la première
moitié du quinzième siècle, la légende de ce saint n’avait rien à
voir avec la chasse, et l’épisode du cerf était encore absent du
dictionnaire hagiographique de Migne, pourtant daté de 1850⁶⁵.

La légende de saint Hubert est empruntée à celle de saint


Eustache (alias Placide) et se retrouve aussi dans celle de saint

JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 123


24 – Scène de chasse au cerf figurant parmi les peintures
rupestres schématiques de la Roca dels Moros à Cogul (Lérida ;
23 – L’abri orné de Pajarraco (Cadiz, Espagne) avec, dans Espagne) (DAO J.-L. Le Quellec).
l’encadré, le calque réalisé par l’abbé Breuil dans les
années 1920 (DAO J.-L. Le Quellec d’après Henri Breuil &
M.C. Burkitt, 1929, Rock Paintings of Southern Andalusia: A la saint Hubert se déroulent le 3 novembre. L’ensemble de ce
description of a Neolithic and Copper Age Art Group, Oxford / triduum n’aurait-il pas été destiné à déchristianiser des rites
London : Clarendon Press / Miford, 88 p.). encore bien vivants et rattachés à la fête celtique des morts
(Samain), à l’occasion de laquelle se déroulait une chasse au cerf
rituelle ? Ne peut-on supposer qu’ultérieurement, on décida
1er novembre (et non au 13 mai, comme à Rome), qu’elle s’est d’associer à cet animal psychopompe un saint dûment reconnu,
répandue dans toute la Chrétienté, avant d’être officiellement afin de faire passer le cerf au second plan ? Il se trouve justement
transférée au 1er novembre puis d’être étendue à tous les saints que, parmi les saints qui sont associés à cet animal, Hubert
par le pape Grégoire IV (827-844). On sait également que c’est était celui dont la date était la plus proche de l’ancienne fête
au onzième siècle qu’Odilon de Cluny arrêta au 2 novembre païenne des morts⁶⁶.
la date de la fête chrétienne des morts. Or, les cérémonies de
Le cerf est, en outre, l’objet des nombreuses figurations de
chasse de l’art schématique qui succéda à l’art levantin : c’est le
25 – Chasse au cerf peinte à l’ocre rouge sur une dalle cas par exemple au Tajo de la Figuras et à Pajarraco (Cadiz)
du domen Orca dos Juncais (Viseu, Portugal) (DAO J.-L. (Fig. 23), au Canchal de las Cabras Pintadas (Salamanca), à
Le Quellec). Cogul (Lérida) (Fig. 24), au Puerto de Malas Cabras (Badajoz),
mais ce serait une erreur que de ne voir en ces œuvres que des
représentations cynégétiques dues à un peuple de chasseurs.
Au contraire, Jean Abélanet souligne que cet art, « comme pour
nous faire comprendre l’importance rituelle de ces scènes, […] en
écarte tout aspect purement pittoresque pour souligner l’imposante
ramure de l’animal et le geste stéréotypé du chasseur ». Il rappelle
également que la chasse au cerf divin fut l’une des « grandes
liturgies des peuples celtiques, marquant le début de l’année (ides
de Mars) et le renouveau de la végétation »⁶⁷. De nos jours encore,
la chasse à courre montre une grandeur et un rituel quasiment
religieux.

L’une des plus anciennes représentations occidentales de la


chasse au cerf (Fig. 25), peinte à l’ocre rouge sur une dalle du
dolmen Orca dos Juncais (Viseu, Portugal), a également été
mise en rapport avec les cultes solaires de l’art lusitanien du troi-
sième millénaire⁶⁸. Il est intéressant de remarquer qu’une autre
dalle du même monument présente un cerf complet et la ramure
d’un autre, parmi un ensemble de serpentiformes. La valeur
mystique de la chasse au cerf est confirmée, beaucoup plus
tard, par le dépôt d’une tegula dans une tombe gallo-romaine
du Bas-Empire (troisième ou quatrième), à Vercheny dans la
Drôme : cet objet funéraire fut gravé, avant cuisson, d’une scène
de chasse au cerf que côtoie une empreinte de pied⁶⁹. Le thème
est donc ici en rapport évident avec l’aspect psychopompe de cet

124 JACQUES DU FOUILLOUX, UN HOMME DE LA RENAISSANCE


L’attribut des mêmes habitudes et vertus au daim et au cerf
est, ici, bien plus mythologique que zoologique. D’ailleurs, l’en-
semble des cerfs, chevreuils, daims mâles et femelles, jeunes et
vieux, n’était-il pas réuni, du quatorzième au seizième siècles,
sous l’appellation commune de « bestes rouges » et « bestes
rousses » ?⁷⁴ Peut-on faire remonter la généalogie du cerf ophio-
phage encore plus loin que nous l’avons fait jusqu’ici ? Peut-être,
si l’on admet que certaines figurations de l’art schématique ibé-
rique pourraient se rapporter à notre thème. Parmi les peintures
du grand abri de Tajo de las Figuras (Fig. 27), on note ainsi
plusieurs cerfs côtoyant un long serpent, près de deux motifs
rayonnants (solaires ?) eux-mêmes constitués d’une série de
cerfs schématiques⁷⁵. Au Vélez Blanco (Almeria), un cerf que
menace un chasseur semble se trouver à l’arrêt devant un cours
d’eau près de personnages bitriangulaires et de motifs solaires
côtoyant un serpentiforme (Fig. 28)⁷⁶. Dans la vallée du Tage
(Portugal), des gravures représentent plusieurs fois un cerf près
d’une spirale qui s’apparente à un serpent lové (Fig. 29-30)⁷⁷.

Ces œuvres constituent toutes autant d’indices de la possibi-


lité d’une très grande ancienneté du thème associant le serpent
au cerf, ces deux animaux étant à considérer comme le « vray
26 – Pièce de jeu de tric-trac, du onzième siècle, trouvée contraire » l’un de l’autre. En résumé, l’étroite association du cerf
à Curzon (Vendée). Taillée dans un bois de cerf, elle s’orne et du serpent — le premier pouvant s’approprier par mandu-
de l’image d’un cervidé dévorant un serpent (d’après cation les vertus du second pour devenir une sorte de serpent
Baudry 1864). cornu éternel — rappelle l’existence du serpent criocéphale
accompagnant le dieu à bois de cerf (C)ernunnos⁷⁸, dont les
légendes de saint Eustache et de saint Hubert christianiseront
animal et avec des conceptions ayant trait à la mort et à la résur- le très ancien héritage⁷⁹.
rection, comme c’est également le cas sur des vases funéraires
gaulois décorés d’un cerf enserrant leur goulot entre ses cornes, On peut mentionner en passant, pour mémoire, deux fameux
et encore sur les sarcophages mérovingiens décorés d’une chasse cerfs poitevins : celui que poursuit en Vendée le légendaire
au cerf⁷⁰. En Poitou, l’une des célèbres gravures de la ferme de Gallery dans sa chasse infernale et celui qui apparaît dans
Vaux en Saint-Aubin-de-Baubigné (Deux-Sèvres), rapportables l’histoire de la femme-serpente-ailée, Mélusine. La peau de ce
à La Tène, montre aussi un cavalier poursuivant un cerf ⁷¹. dernier, découpée en une longue lanière, sert du reste à mesurer
la terre octroyée à Raymond autour de la Font de Sé (Fontaine
En 1863, l’abbé Ferdinand Baudry découvrit dans un ancien de Soif ) ; mais on sait que le meilleur moyen d’obtenir une
souterrain-refuge de Curzon (Vendée) plusieurs objets alors lanière à partir d’une peau, c’est de la découper suivant la tech-
dénommés « tessères », c’est-à-dire des disques en bois de cerf nique traditionnelle, c’est-à-dire en spirale⁸⁰. Ne rejoindrait-on
diversement décorés, datés du onzième siècle, et dont on sait pas ici le symbolisme ophidien de ce signe ? On retrouverait
aujourd’hui qu’il s’agit des pièces d’un jeu de trictrac. L’un de ces donc l’association « cerf + serpent (spirale) + fontaine + soif »,
objets paraît montrer un cervidé finissant d’ingérer un serpent ce qui ne ferait que confirmer la parenté « élénique » de notre
dont n’est plus visible que la queue (Fig. 26)⁷². serpente⁸¹. Enfin, selon une tradition orale poitevine recueil-
lie par L. Rousseau-Souchard en Deux-Sèvres, c’est parfois la
Des traditions semblables ont perduré jusqu’au vingtième siècle, fée-serpente elle-même qui mène la maudite chasse au cerf dite
au moins dans le milieu de la vènerie, puisque le 11 mars 1928, le Chasse-Galery⁸². Un témoignage de M. Louis Gaignet, daté
veneur angevin J. Pallu du Bellay de Beaupuy écrivait à Louis de 1984, confirme la présence d’une tradition similaire dans le
Charbonneau-Lassay que, d’une part, le sang des daims, frais Sud-Vendée⁸³.
ou réduit en poudre par dessiccation, est un parfait remède aux
morsures et au contact des animaux venimeux, et que, d’autre En conclusion, on peut affirmer avec certitude que la généa-
part, les traditions cynégétiques veulent que les vêtements en logie des passages de La Vénérie de Jacques du Fouilloux,
peau de daim préservent, mieux que les autres cuirs, des mala- cités au début, remonte au moins à l’Antiquité puisqu’on les
dies, dont les intempéries sont la cause ordinaire⁷³. Remarquons retrouve presque textuellement chez des auteurs tels que
que ce dernier détail pourrait trouver sa justification dans les Nicandre, Dioscoride, Lucrèce, Pline. Mais le succès rencontré
conceptions angevines et poitevines sur le « venin d’eau » : si le par le thème du cerf assoiffé ingérant un serpent pour rajeunir,
daim (ou le cerf ) fournit un antidote à tous les poisons animaux, aussi bien exploité par la symbolique paléochrétienne que par
pourquoi sa peau n’abriterait-elle pas son porteur des « venins les auteurs de Theriaca et de Bezoardica, pourrait s’expliquer
d’eau » propagés par les eaux atmosphériques ? par l’existence préalable d’un fonds de conceptions indigènes

JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 125


27 – Relevé des peintures schématiques postglaciaires de Tajo de las Figuras en Espagne, où plusieurs cerfs côtoient un serpent
dont la tête est clairement indiquée, alors que d’autres, très schématiques sont organisés de manière à former des cercles dont le
caractère solaire a été souligné par Yves Garidel & Philippe Hameau (1997, « Les peintures de Pierre Escrite et la représentation du
cerf dans l’art schématique postglaciaire », Bulletin de la Société préhistorique française 94 [1]:91). Les rayons solaires seraient alors
figurés par les nombreux bois rayonnants (DAO J.-L. Le Quellec).

beaucoup plus anciennes, que l’Église avait à affronter : pro- sur la côte européenne, tant le cerf psychopompe dont les tro-
bables « rites païens » issus des rituels de Samain et sans doute phées sont déposés sur les tombes que le rituel de la chasse au
en rapport avec (C)ernunnos. La fabrication des actes de saint cerf et l’association graphique du cervidé solaire et du serpent
Hubert et les imprécations ultérieures contre les déguisements chthonien. Malheureusement, plus on remonte dans le temps,
en cerf en sont des indices. Mais ces représentations elles- et plus les documents sont rares. Il ne peut guère être question
mêmes, dont la célèbre tête de cerf de la fin de l’âge du Bronze de démontrer de façon vraiment contraignante l’existence de
découverte à Challans (Vendée) serait le plus ancien témoi- rites et de conceptions mésolithiques en rapport direct avec
gnage connu dans le Centre-Ouest⁸⁴, pourraient bien remonter notre thème, et encore moins de prouver leur transmission sur
jusqu’au Mésolithique — époque à laquelle se rencontrent déjà, de très longues périodes. On ne peut que simplement réunir

28 – Sur les peintures rupestres du Vélez Blanco (Almeria, 29 – Gravure rupestre de la vallée du Tage montrant de
Espagne), un cerf que menace un chasseur semble se petits anthropomorphes associés à des cerfs entourant
trouver à l’arrêt devant un cours d’eau près de personnages une spirale (serpentiforme ?) (DAO J.-L. Le Quellec d’apr. le
bitriangulaires et de motifs solaires côtoyant un serpentiforme panneau Fratel 155).
(DAO J.-L. Le Quellec, d’après Garidel & Hameau 1997).

126 JACQUES DU FOUILLOUX, UN HOMME DE LA RENAISSANCE


30 – Pétroglyphe de la vallée du Tage montrant un cerf associé
à une spirale, et remontant vraisemblablement à la fin du
Néolithique : s’agit-il déjà du motif du cerf piétinant le serpent
(cf. fig. 6) ? (DAO J.-L. Le Quellec d’apr. Carole Ridel 2009, Les 31 – Dans ce cabinet de médications ayant appartenu à Sir
cercles et les spirales gravés du complexe d’art rupestre de Hans Sloane (1660-1753) et actuellement conservé au British
la vallée du Tage [Portugal] : catalogue, étude et approche Museum, ce n’est pas pas hasard que les « trochisques de
expérimentale, Paris : Master Erasmus Mundus Quaternary and vipère » côtoient l’« ivoire brûlé » et la « corne de cerf brûlée »
Prehistory, fig. 8a). (photo J.-L. Le Quellec).

des faisceaux de présomptions qu’il appartient maintenant aux poitevin, on trouve la méthode à utiliser « pour faire de l’Huile
chercheurs d’étoffer… ou de contredire. de cerf, qui est tréz souveraine pour la Gangrene, Dartres, vieilles
Ulceres, netoie & mondifie les chairs pourries & corrompües, gue-
Cependant, l’intérêt de cette recherche est de montrer qu’en rit les Hemorroïdes, lnflâmmations, Tumeurs, Epilepsie, ou Mal
aval de pratiques médicales populaires que d’aucuns auraient caduc⁸⁷ ». Ces usages du cerf, a priori étonnants, se comprennent
vite fait de reléguer au rang de « superstitions » ou d’éléments très bien dans le cadre plus large des rapports entre cet animal
folkloriques sans grand intérêt, une « logique mythologique » et le serpent, justifiant que l’un puisse être substitué à l’autre
est à l’œuvre. C’est le cas par exemple pour l’exorcisme suivant, dans les médications. En effet, les maladies de peau sont tradi-
récité en Suisse au début du siècle dernier, contre les morsures tionnellement traitées par des médications à base de serpent, eu
de serpent, si possible après avoir coupé la tête du reptile res- égard à la capacité du reptile à changer de peau, propriété dont
ponsable et en l’appliquant sur la morsure : nous avons vu qu’il peut la transmettre au cerf. Il est également
logique de faire appel au cerf, victorieux du venin du serpent
« Ce sont les trois cerfs qui vont en bas de la Montagne du Jardin comme des « vers de pourriture » qui le parasitent, pour soigner
[des Oliviers ?] et rencontrent Notre-Seigneur J.C. qui leur dit : les affections provoquant une pourriture des chairs, puisque
– Où allez-vous les trois cerfs ? — Nous sommes tant onxtiés celle-ci est traditionnellement attribuée à l’action de venins
[oints] de l’onxion [sic] du serpent, que nous n’en pouvons plus. transmis de diverses façons. De même utilisait-on, naguère,
Onlion [onction], morsure va-t-en, que [tu ne] fasses mal à dans un but identique, la thériaque et les trochisques de vipère
chose qui [qu’il y ait] sur terre, et que tu t’en ailles de dessus les (Fig. 31) en vertu de l’adage « venenum veneno ». La lèpre, l’ophia-
vivants et de dessus la personne… [dites son nom de baptême, sis et les maladies « herpétiques » étant des euphémisations cou-
de qui il est né, son nom de famille] ».⁸⁵ rantes de la menstruation, les propriétés emménagogues d’autres
médications en rapport avec le cerf ou le serpent s’expliquent
On peut penser que c’est également le cas pour les noms popu- aussi tout naturellement. Dans le Centre-Ouest, et particuliè-
laires de la plante dite scolopendre (Scolopendrium vulgare) mais rement en Poitou, d’où nous sommes partis avec le texte de
appelée aussi « langue de cerf » ou « langue de serpent » alors Jacques du Fouilloux, l’ophiophagie des cervidés semble oubliée
que, si elle peut effectivement évoquer une langue de ruminant, des traditions populaires et ne paraît survivre, discrètement, que
son apparence ne rappelle en rien le « dard » des serpents⁸⁶. dans le milieu de la vènerie, qui seul côtoie encore de près ces
grands animaux. Mais partout où on l’a retrouvée, la manduca-
Dans un registre apparemment plus complexe, parmi les tion du serpent par le cerf fut toujours en rapport avec nombre
recettes d’un recueil diffusé par colportage dans le domaine de conceptions et de médications, pour une bonne part d’origine

JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 127


33 – Terre cuite du cinquième ou du sixième siècles trouvée
à Nantes et montrant un cerf pourchassé par des chiens.
L’animal se dirige vers une croix au-delà de laquelle se trouve
une palme, à l’image du croyant pourchassé par les péchés,
mais qui trouve refuge dans le Christ qui conduit à la palme
32 – Carreau de terre cuite représentant un cerf, ancien d’immortalité (DAO d’après une pièce de l’ancienne collection
emblème de renaissance devenu animal christique, au musée Parenteau reproduite dans Charebonneau-Lassay 1940 :
paléochrétien de Carthage (photo J.-L. Le Quellec). 256, fig. XX).

savante antique (Fig. 32), qui se sont ici mêlées aux représen- apprécié des populations locales : toutes traditions que lesdites
tations populaires locales sur les reptiles et qui concernent par populations, illettrées, n’ont certainement pas découvertes en
exemple le « venin d’eau », le « venin de la terre » ainsi que la lisant al-Qazwîni, et encore moins en s’imprégnant des anciens
constellation symbolique reliant les reptiles à la menstruation auteurs grecs. On peut au contraire envisager sérieusement,
en passant par la rousseur et les maladies de peau. Ainsi voit-on comme le fait Ettinghausen, la possibilité d’une influence orien-
encore vivre, de nos jours, des conceptions qui seraient difficile- tale sur le Physiologos, et l’inimitié du cerf et du serpent pourrait
ment explicables sans une analyse « stratigraphique » montrant avoir hérité des conceptions dualistes de l’ancien Iran, telles
la durable influence d’un symbolisme paléochrétien (Fig. 33) qu’elles se retrouvent par exemple dans le Bundahishn — qui
qui, mêlé à des réminiscences classiques, recouvre lui-même des évoque en particulier, au chapitre 9, un âne mythique se plon-
apports celtiques, et probablement préhistoriques. geant dans les eaux primordiales et luttant avec succès contre
les mauvaises créatures.

Pour en savoir plus : Sur les pièces de jeu autrefois dénommées « tessères », voir
GENDRON  1979, p.  49-60. Sur les images de cerf dans
Richard Ettinghausen (1955) a ouvert la piste de recherches l’art rupestre schématique postglaciaire, voir GARIDEL
orientales sur le motif du cerf ophiophage, en montrant la HAMEAU 1997, p. 83-96. Sur le Bézoard : GUITARD 1951,
fragilité de l’hypothèse d’une origine occidentale, comme de p. 241-245. Th. ZARCONE et J.-P. LAURANT ont publié
celle d’une origine indépendante en Occident et dans le monde en 2017 un riche dossier sur la symbolique chrétienne et musul-
indo-iranien ancien. Le caprin Capra falconeri, qui vit des mon- mane du cerf. Sur le dictame consommé par le cerf pour se guérir,
tagnes afghanes jusqu’aux régions himalayennes a localement voir MONBRUN 2015. Quant au riche dossier sur (C)ernun-
la réputation de dévorer les serpents, son nom perse mârkhor nos, il a été magistralement réuni et traité par GRICOURT
signifie « mangeur de serpents », et il fournit un bézoard HOLLARD 2010.

128 JACQUES DU FOUILLOUX, UN HOMME DE LA RENAISSANCE


 Cet article a fait l’objet d’une première publication : LE QUELLEC  levem illum facit”. Hildegardis (s.), Saeculum XII Abbatissae, Opera omnia, ad
 DU FOUILLOUX . Sur cet ouvrage et les abondants commentaires optimorum librorum fidem edita, Physicae textum primum integre publici juris
qu’il a suscités de la part des spécialistes du vocabulaire cynégétique, lire fecit Dr Car. Daremberg, Bibliothecae Mazarinae Praefectus ; Prolegomenis et
BARKAN, , p. - ; BARRAUD , p. -. notis illustravit Dr E.A. De Reuss, professor Wirceburgensis, Paris, Migne, t.
, ,  col. (Cap. X, De Cervo, col. -).
 Voir LE QUELLEC .
 Le Dictame est la plante appelée Cervi ocellum ou Poullot sauvage par
 Dans la traduction de MATTHIOLE , p. . Dioscoride, qui précise qu’elle a “les mêmes proprietez que le PoulIot :
 Voir aussi CHARBONNEAU-LASSAY , p. . toutesfois elle est plus forte en ses operations […]. On dit qu’en Candie,
 ÉLIEN , p. -. les chevres font sortir les flêches dont elles ont été frappées, en mangeant
de cette herbe […]. Son jus bût en vin, est fort bon contre les morsures
 MATTHIOLE , p. . de serpens. Cette herbe a si grande propriété, que par sa seule odeur elle
 DU FOUILLOUX , p. -. chasse toutes les bêtes venimeuses, & même les fait mourir, si on les en
 Texte cité dans GRATIER  et LE GOFF . touche tant seulement, la portant pendüe” (op. cit., III, xxi à xxxiii, et
avii). Tertullien rapporte que “Le cerf, percé par la flèche, afin de chasser
 LAMBTON . La littérature concernant le bézoard est très abondante, de sa plaie le fer qui s’y est enfoncé avec ses dards si difficiles à arracher,
voici par exemple ce qu’en dit MATTHIOLE , p.  : “Cette pierre se guérit lui-même en broutant le dictame” (“Cervus sagitta transfixus, ut
donc selon que disent les Arabes, a une vertu spéciale, & un don de nature ferrum et irrevocabiles moras ejus de vulnere expellat, scit sibi dictamo meden-
de pouvoir resister fortement à tous poisons & venins; car non seulement dum”), Quinti Septimi Florenis Tertulliani, De Poenitenia liber, caput XII,
étant prise en brevage, mais aussi la portant sur soy en telle sorte qu’elle in Patrologiae, Paris, Migne, t. l, col. . Selon Théophraste (De Hist.
puisse toucher la chair nüe du côté gauche, elle surmonte tous poisons & plant., IX, ), “Cette herbe est fort rare : car le lieu où elle croît est fort
venins […]. Abdalanrach aussi en parle ainsi: l’ay veu la pierre Bezahar petit. Les chevres l’aiment fort […]. On tient pour certain que les chevres
entre les mains des enfans d’Almirama grand observateur de la Loy de étant percées d’une flèche, la font sortir & se guérissent, en mangeant de
Dieu, pour laquelle il donna en échange une fort belle maison retirant cette herbe” (cité dans MATTHIOLE , p. ). L’Anglais Edward
quasi à un Palais qu’il avoit à Cordoüa, & ce du commencement de la Topsell écrit en  que lorsque le cerf est mordu par un serpent, il
guerre. Cete pierre (selon que nous avons dit) est si particuliere contre tous utilise cette herbe comme contrepoison : “lt is reported that when a Hart
poisons, que non seulement la bevant au poids de douze grains, mais aussi is stung by a Serpent, that by eating Ekphoscum (that is, as some call it
l’appliquant sur les playes & morsures des bêtes venimeuses, elle guerit Harts eye, others Hartthorne, or Grace od God, others Wilde Ditany),
soudain le malade, faisant sortir le poison par la sueur. Elle fait le même, it presently cureth the wound and expelleth the poyson; the same virtue
la tenant en la bouche, & la sucçant par quelque espace de tems. Mais they attribue to Poyodye, agains the wound of a Dart” (cité dans BATH
cette pierre est fort difficile à trouver: car on en trouve d’autres semblables , p. ).
à celle, qui néanmoins n’ont aucune vertu contre le poison. Au reste, il y
en a qui disent qu’aux coings des yeux de Cerfs s’engendre une certaine  LATINI (env. ), Livre l, part. V, chap. CLXXXV: . Le collier “d’or
pierre qui a quasi les mêmes proprietez que la pierre Bezahar. Disans en ou d’argent” est un motif fréquent dans les contes et plus généralement
outre, qu’en Levant, les cerfs pressez de vieillesse, mangent des serpens dans la littérature orale. Il pourrait signer l’oralité de la version publiée par
pour se rajeunir. Et pour surmonter le venin des serpens, apres qu’ils les Brunetto Latini. Voir à ce sujet DE FELICE .
ont mangez, ils se vont jetter en l’eau, tenans seulement la tête dehors. Et  DU FOUILLOUX , p. .
disent que les Cerfs étant en cét être, il leur dégoutte des yeux une certaine  CHARBONNEAU-LASSAY , p.  ; D’AYZAC , p. , n°
humeur visqueuse, laquelle par après s’endurcit au Soleil, étant faite en l ; ainsi que CLERMONT-GANNEAU .
forme de gland. Et quand les Cerfs sortent de l’eau, cette pierre tombe en
terre, où ceux la trouvent qui prennent garde au naturel de bêtail. Or si c’est  ELIADE , p. , n° .
fable ou histoire, j’en laisse le jugement à ceux qui s’étudient à rechercher  PARÉ , p. .
les secrets de la Nature”. L’Anglais Batman, traduisant au seizième siècle  Dans MATTHIOLE , p. .
le De Proprietatibus Rerum de Bartholomaeus Anglicus, commentait en ces
termes un passage expliquant que le cerf pleure quand il est pris par les  Cité dans Rolland, op. cit., t. VII: -.
chasseurs : “There is a stone of great valew against poison, called Beswar  Ibid.
stone, which as Gesner writeth, when the Hart is sicke, and hath eaten  PARÉ , p. .
manye Serpents for his recoverie, is brought into so great a heate, that he
masteth the water, and there covereth his body, unto the very eares and eyes,  MATTHIOLE , p. .
at which time, distilleth many teares, from the wich, the sayd stone is gen-  Pline l’Ancien, Histoires Naturelles, lib. VIII, l., trad. ERNOUT .
dred”, cité dans BATH . On pourra consulter également en première  ERNOUT , p. -.
approche : PARÉ , p. - ; DE ACISTA , Capitulo , De
las piedras bezaares (p. ) ; GRATIER , p. - ; SAINTYVES  Ce type de formulation a été assez fréquemment utilisé, ainsi que le rappelle
, p. , n° , qui contient une précieuse bibliographie ; LÉGER  ; Eugène Rolland en citant le texte suivant : “Une haye dure trois ans : ung chien
ETTINGHAUSEN . dure trois haies, ce sont neuf ans ; ung cheval dure trois chiens, ce sont vingt sept
ans ; un homme dure trois chevals, ce sont quatre vingt et ung ans; ung corbez
 Voici l’intégralité du texte de sainte Hildegarde : “Cum autem senserit, quod dure trois hommes […] ung serfe dure trois corbez” (ROLLAND , p. ).
rami in cornibus ejus jam ultra non procedunt, tune scit quod jam in se arescere Mentionnons également le passage dans lequel Ausone affirme que même
incipit et tardus fieri, et tunc quoddam flumen intrat, et damph de flumine si la vie de la Corneille, qui dure trois âges, atteignait trois fois neuf siècles
accendentem in se trahit, et tunc de ipso flumine egrediens, ubi in littore herbulas révolus, le cerf aux pieds d’airain l’emporterait sur elle de trois Nestors
sibi convenientus comedit, et deinde quaerit locum, ubi unck inveniat; quod (“Quam novies terni glomerantem saecula tractus, Vincunt aeripedes ter terno
cum invenerit, valde luet, ita quod de hot hunck ille valde fatigatur, quod etiam Nestore cervi”) : Decii Ausonii, Galli Burdigalensis, Opera quae existant, Idyllia,
contra ipsum cervum flatus suos emittit. Sed cervus magis ac magis vocem in Patrologiae, Paris, Migne, t. XIX, col. ).
suam exaltat, luet or ore hyat; at tandem unck ille quasi prae ira in fatigatione
se in os illius torquet, et ventrem ejus intrat, quid cervus sentiens, mox preperat,  MATTHIOLE , p. -.
queckbronnen, quem hujus naturae scit, quod omnia putrida et venea aufert,  DU FOUILLOUX , p. .
et ex illa suppramodum bibit, ita quos etiam idem unck de aqua illa in eo  BUFFON , p. .
suhmergitur, id est erdrincktet. Quo facto herbulas quaerit, quae purgationem
facunt, et illas comedit, et ita serpentem per posteriora, velut cum potione emittit,  MIGNE , p. -.
quia si idem serpens per eum non transiret, de veneno illius moreretur. Et tunc  Sancti Aurelii Augustini Enarrationes in psamos I-L, cité dans KOLB ,
infirmari incipit; deinde autem vallem quaerit, ubi optimae herbulae crescunt, p. , n° .
quae sanitatem conferunt, et eas ibi comedit, et ita ibi fere per mensem in quierte  La plupart de ces auteurs sont cités en latin dans KOLB  et D’AYZAC
jacet, edit ibi etiam cornua et crines ejus abe eo cadunt el tunc aliquantum , p. - et -  (p. , n° ), DOM CABROL . Sur ce
meliorari incipit, et postea et denuo ad praedictum queckbronnen vadit, et tunc qui suit généralement la citation du Psaume XLI, voir Puech . Pour le
modicum ex eo bibit, ut si foetidum in eo remanserit, iterum leviter purgetur, Physiologus, qui ne nous est parvenu que sous la forme de christianisations
ac deinde praefatas herbulas iterum comedit, et ita sanari incipit, et cornua in du texte primitif, voir par exemple: “Veterum gnosticorum in Physiologum
eo crescunt, et iterum crines ejus procedunt, et postea caro ejus et omnia quae Allegoricae interpretationes, apud J.P. Pitra, , “Spicilegium Solesmense
in eo sunt, saniora sunt, quam prius fuerunt. Si quis autem homo carnes cervi complectens sanctorum patrum Scriptorumque ecclesiasticorum, anecdotas de
aliquantum calidas et non ferventes comedit, stomachum ejus purgat et levem re symbolica proferuntur et illustrantur, Paris, Firmin Didot,  p. (p. -
illum facit. Et de cornu ejus schabe, et hoc quod inde schabest, thus adde, et ad , version grecque; p. , version arménienne).
ignem simul incende, et odor ejus de fortitudine, quam eadem cornua in se habent,
aeros spiritus fugat, et magica compescit, et zauber et malas vermes fugat. Sed  BAYET .
et qui jecor ejus comedit, gicht ab eo eompescit, et stomachum ejus prugat, et  REROLLE , fig. .

JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 129


 Cette chanson est très répandue dans tout le bocage vendéen (enquêtes Aliud est genus cervorum, quod si invenerit serpentem, occidit eum, et
personnelles). post victoriam petit montem, ubi pabulum inveniat. Sic et unusquisque
 CAHIER -, p. -. sanctus ubi sentit diaholum in se vel in alios venena malae persuasionis
infundentem, cum virtute Domini eum interficere et a se projicere studeat,
 Ibid. et veniat ad montem Christum, ubi animae pabulum quaerat, et inveniat”.
 BAYET . Huguonis de S. Victore, Canonici regularis S. Victoris parisensis, tum
 RÉAU , t. I, p. . pietate, tum doctrina insignis, Opera omnia, De bestiis et aliis rebus, cap.
XIV: De cervorum Natura, in Patrologiae, CLXXVII, col. .
 Dès le neuvième siècle on peut lire que le Cerf est le fidèle qui dévore le
Diable (le Serpent), traverse les épines (les vices) et vit dans les hautes  PARÉ , p. .
montagnes (les prophètes et les apôtres qui représentent les inébranlables  GRATIER , p. .
hauteurs de ce monde) : “Cervus est (ut diximus) venerosarum serpentium  Gaston Phébus, quatorzième siècle, Le Livre de Chasse, éd. de J. Lavallée,
vorax, spinosa transcendens et summa agilitate praeditus, habitare diligit et mon- , p. , cité dans ROLLAND, , p. -.
tibus altimis. Huic merito comparantur fideles, qui diabolum vorant, quando
nequitias ejus ad Domini laudem gloriamque convertunt; vitiaque hujus saeculi  ERNOUT et PÉPIN , p. -, § , n° .
quasi spinas bona conversatione transiliunt : et habitant in montibus, id est,  Annales de la Propagation de la Foi, , XVIII: .
apostolis et prophetis, qui sanctis praedictionibus suis in hoc mun hactenus  Cité dans BOISSIER .
opera, selecta e graecis orientalibusque et latinus codicibus”, Publici jures facta
curante Dommo J.P. Pitra, t. III : in quo praceipui veteres auctoredo solida  GRZIMECK et FONTAINE , vol. XIII, p. -.
cacumina esse meruerunt”. Beati Rablani Mauri, Fuldensis abbatis et Mogunti  CHARBONNEAU-LASSAY , p. . II est intéressant de remar-
Archipiscopi, De Universo. libri vinginti duo (scripti circa annum ), XXII, quer à ce propos qu’Ahriman, qui sait prendre l’apparence d’un serpent,
, in Patrologiae, CXI, col. . Bède le Vénérable, mort en , écrit que le compte le flux menstruel parmi ses œuvres.
Cerf, embrasé d’avoir ingurgité le Serpent (du vice), se hâte vers la fontaine  Cité dans CAHIER -, p. -.
(de vérité) : “Cervus serpentem consumit, et post peremptionem serpentis majori
siti inardescit, et acrius ad fontem currit, Serpentes sunt vitia. Consume ergo  “Quoi qu’il en soit, les cerfs ont tous dans la tête des larves vivantes. Elles naissent
serpentes iniquitatis, et magis desiderabis fontem veritatis”. Venerabilis Bedae, dans la cavité au-dessous de la racine de la langue, autour de la vertèbre à laquelle
Anglosaxonis presbyteri, Opera omnia, De Psalmorum libro exegesis, PS. XLI, est attachée la tête. Leur taille n’est pas inférieure à celle des plus grands vers de
in Patrologiae, XCIII, col. -. Au douzième siècle, Pierre Lombard, pourriture. Elles se forment en groupes compacts et leur nombre est d’environ
surnommé “Le Maître des Sentences”, commente le Psaume  en expli- une vingtaine en tout.”: Aristote, , , texte établi et traduit par Pierre
quant que le Cerf (le cathéchumène) souffrant de la brûlure du venin (des Louis, Paris, , Les Belles-Lettres,  p. (p. ). “On prétend que dans
vices) recherche la fontaine (du baptême) pour apaiser sa douleur, puis y la tête du cerf se trouvent une vingtaine de petits vers logés sous la concavité de la
quitter “les poils des vices et les cornes de l’orgueil”, afin de rajeunir (deve- langue et autour de l’articulation de la tête avec le cou” (“Cervus in capite inesse
nir un homme nouveau) : “Cervus enim senio gravatus excrescentibus pilis uermiculi sub linguae inanitate et circa articulum, qua caput iungitur, numero
atque cornibus, serpentem trahit Quo tracto naribus veneno aestutat, unde XX produntur”) : Pline l’Ancien, Hist. Nat., XI, , texte établi, traduit et
fontem ad bibendum ardentissime desiderat. Quo hausto, cornua et pilos commenté par ERNOUT , p. . “Tous les cerfs ont des vers en la tête,
deponit: quid fideli recte convenit, et catechumeno et perfecto, sed diverso qui s’engendrent en une concavité qu’ils ont sous la langue, proche de la nuque
modi. Cathechumeno enim haec de cervo adaptatur ita similitudo, quia du col, & ces vers sont gros comme ceux qu’on voit aux chairs corrompües &
sicut cervus tracto serpente aestuans fontem quaerit, ut aestum extinguat, puantes. Ils s’engendrent en troupes d’environ vingt, se tenant l’un à l’autre” :
ita catechumenus veneno vitiorum a terra contractorum, se aestare agnos- MATTHIOLE , p. .
cens, fontem baptissimi quaerit et desiderat, ubi vitiorum pilos atque super-  “De plus, beaucoup, qui étaient boîteux en ce que l’Écriture appelle
bia cornua deponit, et sic rejuvenescit factus novus homo”. Petri Lombardi, “l’homme intérieur”, maintenant guéris par la doctrine, bondissent, non
parisiensis quondam episcopi, sententiarum magistti, in totum psalterium pas au sens propre, mais “à l’instar du cerf ”, animal ennemi des serpents,
commentaru, Pas. XLI, in Patrologiae, CXCI, col. -. Hugues de et immunisé contre tout venin des vipères”: Origène, Contre Celse, II, ,
Saint-Victor, mort en , se fait l’écho de la plupart des représentations Introduction, texte critique, traduction et notes par Marcel Borret, S.J., Paris,
concernant les Cerfs. Ils vivent  ans, puis surmontent les infirmités de Éd. du Cerf, ,t. I,  p. (p. -).
l’âge, grâce au venin d’un serpent qu’ils tirent de son trou par son haleine ; ils  ELIADE , p. , n° .
utilisent le dictame pour soigner les blessures des flèches ; ils sont fascinés
par le son des flûtes, qu’ils écoutent attentivement, oreilles dressées. S’ils  ROZOY , p. -.
traversent une grande étendue d’eau, chacun d’eux pose la tête sur la croupe  GIOT et al. , p. -.
de son prédécesseur de manière à ne ressentir aucune pesanteur. Leurs  ELIADE , p. -.
larmes et l’os qu’on trouve dans leur cœur ont des vertus médicinales, et plus
particulièrement tonicardiaques. Commentant le Psaume CXX (“Je lève  Ibid.
les yeux vers les monts, d’où me vient le secours”), le philosophe flamand  HÉFÉLÉ , t. III, p. . L’Homilia de pyt honibus et maleficis, attribuée
distingue deux sortes de cerfs : celui qui, ayant dévoré le serpent, court à Petrus Chrysologus (vers -), montre bien que l’Église prenait très
vers la fontaine, puis perd son pelage et ses cornes à cause de l’infection du au sérieux cette coutume des déguisements animaux, refusant de la prendre
venin, et celui qui, l’ayant tué, gagne les pâturages de la montagne : “Cervi pour un simple amusement et y voyant une forme d’idolâtrie: “Praetera ves-
dicti sunt, id est a cornibus, dicuntur que non gentos annos viver, atque tiuntur homines in pecudes […] et dicunt, se, facientes ista, jocari. Non sunt joca,
cum infirmitate vel senectute deficere se sentiunt, spiritu narium serpentes sed sunt crimina. Ln idola transfiguratur homo”, cité dans LECOUTEUX
de cavernis extrahunt, et superata eorum pernicie veneni oerum pabulo .
reparantur. Sagittas infixas pastu dictami excutiunt. Mirantur autem sibi-  A. Joubert, , Blason populaire, Revue de l’Anjou, sept.-oct., p. , cité
lum fistularum. Erectis auribus acute audiunt, submissis nihil ; si quando dans DELAVIGNE , p. .
immensa flumina vel maria transnatant, clunibus praecedentium capita
superponunt, sibi invicem succedentes, nullum ponderis laborem sentiunt.  DUVAL , p. -, -.
Lacrymae eorum collectae, et ossa in eorum corde inventa, apta sunt potui,  ABELANET , fig. , n° .
cordis pulsu laborantibus. Cervus quoque significat Dominum nostrum  DUVAL .
Jesum Christum, qui diabolum humani generis inimicum, quasi spelunca
latitantem in omni natione, spiritu divinae sapientiae abstrahens, virtutis  GENDRON .
pede caput ejus contrivit, pabuloque veneii mortis quam sponte subiit, nos-  Notes archéologiques sur Bain, Bulletin de la Société Archéologique de la
tram naturam peccaminum senectute praegravatam renovavit. Ad ipsum Loire-Inférieure, , t. : p. - (pl. - et photo de la pl. I),
enim Psalmographus dicit: “Levavi oculos meos in montes, unde veniet ainsi que CHARBONNEAU-LASSAY , p. .
auxilium mihi” (Psal. CXX). Montes, apostolos et prophetas dicit, cervos  ABELANET , fig. , n°  et fig. , n°  à .
vero fideles homines, oculos in montes, id est preces ad apostolos, ex quibus
veniet nobis auxilium, levantes. Item duo sunt genera cervorum unum, quod  Ibid., fig. , no  et fig. , n° .
ut invenerit serpentem in caverna ubi latitat, flatum immitiit, ut exeat, et  Pétin, , Dictionnaire hagiographique, Paris, Encyclopédie théologique de
egregientis collum percutiens hinc et inde, occidit serpentem, et devorat; Migne,  vol., in-° (t. XL et XLI). Le “Cerf de saint Hubert”, crucifère et
postea autem propter tumorem currens ad aquas purissimas, venenwn immaculé, se retrouve dans les actes de saint Jean de Matha († ) et de
evomit, sed propter hunc tumorem pilos mutat, et cornua abjicit. Cervus saint Félix de Valois. Des légendes apparentées sont repérables en Hongrie
figuram poenitentium habet, qui poenitentes constriguntur intrinsecus et en Pologne, cf. T. Dömötor, , Les variantes hongroises des légendes
conscientia peccatorum, et vadunt ad fontes, ad doctrinam Scripturatum, médiévales du cerf, Prague, cité dans ROLAND , p. -, -.
forasque projiciuntur, quia segregant se per poenitentiam a corpore et  HATT  ; LEMIEUX  ; GAIGNEBET et FLORENTIN, ,
sanguine Christi usque dum recipiantur per reconciliationem sacerdotis. p.  ; LECOUTEUX , p. , .

130 JACQUES DU FOUILLOUX, UN HOMME DE LA RENAISSANCE


 ABELANET , p.  et fig. , n°  à . sur une haute montagne appelée Elénos. Or elen désigne le Cerf dans les
 Ibid., fig. , n° . langues indo-européermes: jeleni (vieux-slave), eln (arménien), elain (gal-
lois), lituanien élnis, moyen haut allemand elent, etc. Cf. BENVENISTE
 DESAYE . , p. . L’ascendance “élénique” de Mélusine a été soulignée plusieurs
 BAYET () cite G. Gaudron,  () dans Bulletin des Antiquaires fois par Claude Gaignebet dans GAIGNEBET et LAJOUX , p.  ;
de France, p.  sq. GAIGNEBET , p. , n. .
 PATTE , ainsi que QUINET , pl. I, n° .  ROUSSEAU-SOUCHARD .
 BAUDRY , pl. I, n° .  GAIGNET , p. .
 Cité dans CHARBONNEAU-LASSAY , p. -.  EYGUN  et , p. ; ROUILLON .
 D’après ROLLAND, , p. .  BOISSIER , p. , et Archives suisses des Traditions populaires, ,
n° : .
 ABELANET , fig. .
 CORREVON , p.  et , pl. .
 Ibid., loc. cit., fig. , n° .
 Recueil des Remedes faciles et domestiques choisis, expérimentés & trez-aprouvés
 Ibid., fig. , n° l,  et . pour toutes sortes de maladies internes & externes, & difficiles à guérir, Recueillis
 DUVAL . par les Ordres charitables de l’illustre et pieuse Madame Fouquet, pour soulager
 LEMIEUX , BOUREAU . les Pauvres malades, Cinquieme Edition, Augmentée dans cette dernière de
quantité de Secrets qu’on a mis à la fin, Trez-utile & nécessaire, dans toutes
 LINDNER , fig. . les familles, pouvant faire les Remedes soi-même & à peu de frais, Dijon, Jean
 Mélusine descend d’Elinas et d’Elénéos; sa mère l’emmène tous les matins Ressayre, , in-°,  (p. -).

JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 131

S-ar putea să vă placă și