JAMES BALDWIN, SPÉCIAL POCHES

SUPPLÉMENT

LE MONDE
PAR VIRGINIE DESPENTES LA SÉLECTION DU « MONDE » DES LIVRES
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019 · 76E ANNÉE · NO 23316 · 2,80 € · FRANCE MÉTROPOLITAINE · WWW.LEMONDE.FR FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY · DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Nette embellie sur le front de l’emploi en 2019

▶ Le chômage a atteint ▶ Ce bon chiffre s’explique ▶ La transformation du ▶ L’industrie recrute de ▶ Tous les demandeurs
en 2019 son taux le plus par la croissance, qui de- crédit d’impôt pour nouveau, après quinze ans d’emploi, sauf les plus
bas en France depuis dix vrait atteindre 1,3 % en fin la compétitivité (CICE) en de reflux, ainsi que le BTP, de 50 ans, ont profité de
ans, avec plus de 260 000 d’année selon l’Insee ; la baisse des cotisations so- mais ce sont le tertiaire la conjoncture, et notam-
créations d’emplois, baisse du chômage devrait ciales a également permis et les services marchands ment les moins de 24 ans
contre 188 000 en 2018 se poursuivre en 2020 de créer 30 000 emplois qui tirent les embauches PAG E 12

Etats-Unis Algérie
Difficile début SYDNEY CERNÉE Le général-major
de bataille Saïd Chengriha,
électorale pour PAR LES FLAMMES successeur
les démocrates ▶ Près de 5 millions
d’hectares ont brûlé
de Gaïd Salah
la désignation du candidat en Australie et neuf Le nouvel homme fort
démocrate à l’élection prési- personnes sont mortes du pays est, à 74 ans, le
dentielle américaine de 2020
s’annonce délicate. A l’approche depuis septembre premier chef d’état-major
des premiers votes des primai- de l’armée algérienne
res, le 3 février dans l’Iowa, ▶ L’été est caniculaire, à n’avoir pas fait partie
le camp démocrate, encore très les pluies ne sont pas de l’Armée de libération
émietté entre son aile gauche attendues avant février, nationale, qui a mené
et son centre, peine à se mettre
en ordre de bataille.
les pompiers avouent la guerre d’indépendance
L’ouverture, début janvier, leur impuissance PAG E 5 ET IDÉES – PAGE 22
devant le Sénat, du procès
en destitution visant le PAGE 7
républicain Donald Trump
complique le jeu politique.
PAG E 2 1
ÉDI TO R I A L
Syrie LA VRAIE-FAUSSE
Près d’Idlib, les DISPARITION
civils en fuite sous Incendie à Balmoral, au sud DU FRANC CFA
les bombes d’Assad de Sydney, le 19 décembre.
PETER PARKS/AFP P AG E 24
PAG E 6

Municipales
Les débordements
Pauvreté
Comment les
Environnement
Dans les chantiers
RATP
du tourisme, exclus du travail du bâtiment, Les grévistes
l’un des enjeux se débrouillent déconstruire vont perdre
du scrutin à Paris à Roubaix sans démolir
PAG E 9 PAGE 10 PAGE 8
leur salaire
de janvier
LE REGARD DE PLANTU La mobilisation reste forte
chez les agents de la RATP,
qui perdent entre 60 et
150 euros par jour et de-
vraient perdre l’intégralité
de leur revenu en janvier
PAGE 13

Spectacle
La passion selon
le père Alex,
magie et illusions
Le père Alex, 47 ans
et curé de l’église Saint-
Merry, à Paris, adore
la magie. Il se produit
le 17 janvier à La Villette
PAGE 19
Algérie 220 DA, Allemagne 3,50 €, Andorre 3,20 €, Autriche 3,50 €, Belgique 3,00 €, Cameroun 2 300 F CFA, Canada 5,50 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 300 F CFA, Danemark 35 KRD, Espagne 3,30 €, Gabon 2 300 F CFA, Grande-Bretagne 2,90 £, Grèce 3,40 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,40 €,
Hongrie 1 190 HUF, Irlande 3,30 €, Italie 3,30 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,00 €, Malte 3,20 €, Maroc 20 DH, Pays-Bas 3,50 €, Portugal cont. 3,30 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 300 F CFA, Suisse 4,20 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,80 DT, Afrique CFA autres 2 300 F CFA
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INTERNATIONAL
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VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019

L’entrée en bataille chahutée des démocrates

Le procès en destitution de Donald Trump gêne certains candidats à l’investiture pour la présidentielle 2020

washington - correspondant

L
es Etats-Unis vont bientôt
expérimenter un cas de fi-
gure inédit dans leur his-
toire récente. A double ti-
tre. Un procès en destitution vi-
sant un président candidat à sa
propre succession va en effet
s’ouvrir au Sénat, début jan-
vier 2020. Et il va concerner une
bonne partie des candidats démo-
crates à l’investiture présidentielle
à la veille des premiers votes des
primaires, dans l’Iowa, le 3 février,
contrariant la mise en ordre de ba-
taille d’un camp très émietté.
Trois des favoris, présents lors
du dernier débat, le 19 décembre,
un sénateur et deux sénatrices,
seront en effet tenus d’assister au
procès du fait de leur statut de
juré : l’indépendant Bernie San-
ders (Vermont), sa rivale à gauche,
Elizabeth Warren (Massachu-
setts), ainsi que la centriste Amy
Klobuchar (Minnesota). La procé-
dure ne se prête guère aux effets
de tribune. Si ces trois élus auront
en effet la capacité de poser des
questions à d’éventuels témoins,
ce sera uniquement par écrit ; cel-
les-ci seront lues par le président
de la Cour suprême, John Roberts,
qui dirigera les débats.
Ce procès ne va pas épargner
non plus celui qui figure depuis sa
déclaration de candidature en
tête des intentions de vote au ni-
veau national, l’ancien vice-prési-
dent Joe Biden. La mise en accusa-
tion de Donald Trump votée par
la Chambre des représentants le
18 décembre a en effet été provo-
quée par une conversation télé- De gauche à droite : les démocrates Pete Buttigieg, Elizabeth Warren, Joe Biden et Bernie Sanders lors d’un débat à Los Angeles (Californie), le 19 décembre. MIKE BLAKE/REUTERS
phonique entre le président des
Etats-Unis et son homologue
ukrainien, Volodymyr Zelensky, d’une meilleure couverture Wisconsin, le Michigan, la Penn- détaillé, sur la question cruciale Des prisonniers
le 25 juillet. Au cours de leur santé, d’une fiscalité plus équita-
Au centre, sylvanie. Joe Biden n’est cepen- du modèle de couverture santé
échange, le locataire de la Maison ble et favorable à la classe le vétéran Joe dant pas parvenu à se défaire de que le camp démocrate entend embauchés au nom
Blanche avait demandé l’ouver- moyenne, de la prise en compte
Biden a résisté la concurrence de deux élus du défendre en 2020. de Bloomberg
ture d’enquêtes visant indirecte- de l’urgence climatique, d’un en- Midwest : celle, atypique, du ben- Après s’être placée initialement L’équipe de campagne de
ment Joe Biden, par le biais de son cadrement du marché des armes aux pronostics jamin de la course, Pete Buttigieg, dans le sillage du sénateur indé- l’ex-maire de New York Michael
fils Hunter, membre du conseil à feu, de la défense des droits des 37 ans, maire ouvertement ho- pendant du Vermont, favorable à Bloomberg (démocrate) a eu
d’administration d’une entre- communautés et du droit des
qui annonçaient mosexuel d’une ville moyenne un financement fédéral qui en- recours – sans le savoir, assure
prise gazière ukrainienne de 2014 femmes à disposer de leur corps. le délitement d’un Etat conservateur, l’Indiana, traînerait la disparition des assu- le milliardaire – à des prisonniers
à 2019. Les divergences résident dans le et, dans une moindre mesure, rances privées, lesquelles concer- pour passer des coups de fil
degré de changement que les can-
de sa campagne celle d’Amy Klobuchar. nent une majorité écrasante promouvant sa candidature à la
« Campagne invisible » didats souhaitent apporter. Pete Buttigieg s’est frayé un es- d’Américains, la sénatrice du présidentielle de 2020, a révélé,
Jusqu’à présent, l’affaire ukrai- Il y a quatre ans, le duel entre la pace, celui de la « réforme », entre Massachusetts a évoqué une évo- mardi 24 décembre, The Intercept.
nienne n’a eu aucun impact ma- favorite, Hillary Clinton, et le sur- régulières, de son style emprunté la promesse d’une « restaura- lution plus graduelle. Cette for- Selon le site, l’un des fournisseurs
jeur sur les intentions de vote de prenant Bernie Sanders s’était lors des premiers débats et d’un tion » portée par l’ancien vice- mule n’a pas rassuré les centris- de Bloomberg aurait fait appel
l’ancien vice-président mesurées éternisé. L’ancienne secrétaire discours présentant le mandat de président, et celle d’une « révolu- tes tout en apparaissant comme à un sous-traitant, une société
au niveau national. La « campa- d’Etat avait dû attendre le début Donald Trump comme une sim- tion » défendue par la gauche, se- un revirement pour les militants gérant des centres d’appels dont
gne invisible », qui désigne aux du mois de juin pour disposer du ple parenthèse vouée à se refer- lon l’analyse du spécialiste du rangés à gauche. deux se trouvent dans des pri-
Etats-Unis la période comprise nombre de délégués nécessaires. mer. Porté initialement par sa no- Parti démocrate Bill Galston, an- sons de l’Oklahoma. Des person-
entre les premières déclarations En 2020, les « super délégués », toriété et le solide soutien de la cien de l’administration de Bill Solidité de Bernie Sanders nes emprisonnées ont passé,
de candidature et le début des vo- qui avaient favorisé Hillary Clin- communauté afro-américaine, Clinton, aujourd’hui à la Broo- Alors que les deux tiers des élec- contre rémunération à très bas
tes par Etat, s’est résumée à l’af- ton, ont été supprimés, mais le l’ancien vice-président s’appuie kings Institution. teurs démocrates assuraient en coût, des appels au nom du
frontement entre les deux cou- fait le plus notable de cette aussi sur son éligibilité. Il appa- A gauche, Bernie Sanders a plus novembre que leur choix n’était candidat dans au moins l’une des
rants traditionnels du Parti dé- course est qu’elle se subdivise en raît régulièrement comme le que résisté à la poussée d’Eliza- pas encore arrêté, selon un son- deux prisons, un établissement
mocrate déjà aux prises en 2016 : deux batailles au sein de chacun mieux placé pour coaliser der- beth Warren. Après avoir sur- dage de la Quinnipiac University, pour femmes, indique The
son centre et son aile gauche. des deux camps. rière lui une force électorale suffi- monté un accident de santé tous les candidats ne sont pas sur Intercept. Michael Bloomberg,
Comme les six premiers débats Au centre, le vétéran Joe Biden a sante pour défaire le président cardiaque, en octobre, il a profité un pied d’égalité. Les électeurs de l’un des hommes les plus riches
l’ont montré, un consensus pré- résisté aux pronostics qui annon- sortant dans la poignée d’Etats des atermoiements de Mme War- Joe Biden et de Bernie Sanders du monde, a reconnu que les in-
vaut au sein des démocrates sur la çaient le délitement de sa campa- où se jouera probablement la pré- ren, pourtant portée par un sont en effet beaucoup plus moti- formations étaient vraies mais a
plupart des sujets : nécessité gne sous l’effet de ses gaffes sidentielle de 2020, dont le programme particulièrement vés que ceux de Pete Buttigieg et assuré ne pas avoir été au
d’Elizabeth Warren, qui attirent courant des faits. Il a annoncé
par ailleurs, indépendamment avoir aussitôt rompu le contrat.
La vie quotidienne au cœur du programme démocrate de leur positionnement politi-
que, le même type d’électeur
blanc aisé et diplômé. Joe Biden Bernie Sanders, qui dispose du
donald trump s’est imposé depuis son début novembre dans une lettre de l’élue obstruction lui a valu le surnom de « la obtient pour l’instant 27 % des in- plus grand réservoir de petits do-
entrée en politique par sa capacité à de Californie. Ces textes concernent no- Faucheuse », décerné par Nancy Pelosi. tentions de vote au niveau natio- nateurs de la course et de l’expé-
définir ses adversaires. Depuis un mes- tamment l’égalité entre hommes et fem- Les démocrates ont en revanche pu grap- nal dans la moyenne des sonda- rience d’une première candida-
sage publié sur son compte Twitter le mes, la régularisation des sans-papiers ar- piller quelques résultats pendant le pro- ges calculée par le site RealClear- ture aux primaires, est la garantie
23 mai, le président des Etats-Unis quali- rivés enfants aux Etats-Unis ou la protec- cessus de ratification de la réécriture du Politics, contre 19 % pour Bernie d’une longue bataille à gauche.
fie le camp démocrate de « Parti qui ne fait tion du droit de vote, contre les purges traité de libre-échange entre les Etats- Sanders, 15 % pour Elizabeth War- Mais « si cette dernière reste dura-
rien », consumé selon lui par la « haine » des listes électorales et les restrictions à Unis, le Canada et le Mexique, qui sup- ren et 8 % pour Pete Buttigieg. blement partagée comme elle l’est
de sa personne. l’exercice de ce droit pratiquées par les ré- pose l’accord de la Chambre. Ils y ont in- L’enjeu des premières consul- actuellement » entre ces deux sep-
La procédure de mise en accusation, qui publicains, la vérification systématique troduit des dispositions concernant les tations, pour ces deux derniers tuagénaires, cette gauche n’aura
en serait selon lui l’illustration, a de fait des antécédents des acheteurs d’armes. syndicats et l’environnement. Le vote du candidats, est donc crucial. Si aucune chance de l’emporter,
provisoirement détourné les démocrates Elles comprennent également l’augmen- budget du Pentagone leur a donné de la Pete Buttigieg, bien placé dans pronostique Bill Galston.
de la feuille de route qu’ils s’étaient fixée tation du salaire minimum fédéral, de même manière un levier pour obtenir des l’Iowa, ne parvient pas à créer Ce dernier évoque un scénario
en regagnant la majorité à la Chambre des 7,50 dollars à 15 dollars de l’heure (soit avancées sociales, dont un congé parental une surprise similaire à celle cauchemardesque pour les dé-
représentants, lors des élections de 6,75 à 13,50 euros), ou encore l’obligation fédéral de douze semaines. qu’avait constituée, en 2008, mocrates : le maintien opiniâtre
mi-mandat. Celle de proposer une alter- pour l’Etat fédéral de respecter les objectifs Les démocrates ont de même obtenu un dans cet Etat, la victoire de Ba- de quatre candidats jusqu’à la fin
native au climat de guerre civile entre- de l’accord de Paris contre le réchauffe- budget de 25 millions de dollars pour rack Obama, alors sénateur peu de primaires finalement sans
tenu par Donald Trump en mettant en ment climatique, alors que Donald Trump l’étude des violences liées aux armes à connu du grand public, il pourra vainqueur. Tout se jouerait alors
avant des sujets concrets, de la couver- a enclenché le mécanisme qui permettra à feu. Un chiffre dérisoire comparé aux difficilement rivaliser avec Joe lors des tractations d’une « broke-
ture santé à l’environnement en passant son pays de quitter définitivement cet ac- 738 milliards de dollars du budget du Pen- Biden lorsque des Etats plus di- red » (« négociée ») convention
par le niveau de vie et la réponse à appor- cord international en novembre 2020. tagone mais qui constitue pourtant une vers que l’Iowa ou le New d’investiture – elle doit se tenir
ter aux fusillades de masse. C’est en se percée historique. Poussée par le lobby Hampshire s’exprimeront, à en juillet à Milwaukee (Wiscon-
concentrant sur ces sujets qu’ils ont Bloquées au Sénat des armes, une majorité républicaine commencer par le Nevada et la sin) –, incertaine et peu propice à
triomphé en novembre 2018. Toutes ces lois ont été cependant blo- avait en effet voté en 1996 une mesure in- Caroline du Sud, avant la fin du une dynamique de campagne.
Sous l’égide de la speaker (présidente) de quées au Sénat par le chef de la majorité terdisant le financement fédéral de la mois de février. Donald Trump ne pourrait que
la Chambre, Nancy Pelosi, les démocrates républicaine, Mitch McConnell (Ken- moindre étude scientifique sur le sujet. p Elizabeth Warren est confrontée s’en féliciter. p
ont voté une batterie de lois rappelées tucky), maître de l’ordre du jour. Cette g. p. (washington, correspondant) à un autre dilemme. La solidité de gilles paris
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VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019

A Caracas, « les portefeuilles sont vides »

Epuisée par l’hyperinflation, la capitale vénézuélienne affiche ses prix en dollars et survit grâce aux « remesas »

REPORTAGE Mariana, qui a perdu son emploi

il y a trois ans, vit chez sa mère à
« Il y a deux Mais les files d’attente devant
les supermarchés, désormais
aident le pays à tenir la tête hors
de l’eau. « Il y a deux classes socia-
Elvis a hérité de ses deux petits-
fils. L’aîné, 11 ans, n’a pas fait sa

M
caracas - envoyée spéciale
une heure de Caracas, dans un lo- classes sociales bien achalandés, ont disparu. « Il y les au Venezuela : ceux qui ont des rentrée. « Il n’y a pas de profs », ex-
ariana a 27 ans et tissement construit par la révolu- a de tout, mais on ne peut rien dollars et ceux qui n’en ont pas, ré- plique-t-elle, sans joie. L’émigra-
trois enfants qui, la tion bolivarienne. « Le gouverne-
au Venezuela : acheter », soupire Mayra, caissière sume Mariana. Un comble, non, tion a aussi décimé les rangs de
veille, ont dîné d’un ment lui a donné un appartement, ceux qui ont des dans un magasin du quartier dans un pays qui se dit socialiste ? » l’éducation nationale. « Les ensei-
morceau de pain. elle restera chaviste jusqu’à sa Coche, dans le sud de Caracas. Ce n’est pas l’avis du président gnants qui ne sont pas partis sont
« Je veux qu’ils se souviennent, alors mort, explique-t-elle. J’ai des amis
dollars et ceux La libéralisation de fait du Nicolas Maduro, qui, en novem- souvent absents : ils n’ont même
je leur montre les photos d’avant, aussi qui continuent de soutenir le qui n’en ont pas » contrôle des changes et des prix bre, voyait dans la dollarisation plus de quoi se payer le bus », sou-
quand le dimanche je les emmenais gouvernement. Ils pensent que si a relancé un secteur de l’écono- croissante de l’économie un pire Elvis. Elle s’inquiète de voir
MARIANA
manger au McDonald’s », dit la l’opposition revient au pouvoir, il mie et rempli les étalages d’un atout, une « soupape d’échappe- dans les rues autant de jeunes qui
mère de trois enfants
jeune femme, qui n’a pas souhaité leur faudra payer pour l’eau, l’élec- pays épuisé par l’hyperinflation. ment » en ces temps de sanctions « ne veulent plus ni étudier ni tra-
qui a perdu son emploi
donner son nom, comme d’autres tricité, l’école et qu’ils vont perdre Selon le Fonds monétaire inter- américaines. vailler pour un salaire de misère ».
personnes interrogées. leur caisse “CLAP”. » Il s’agit des national (FMI), elle pourrait Maria Coro, 59 ans, veut partir
Avant, c’était il y a cinq ans, caisses en carton frappées du sigle atteindre 200 000 %. Economies dévorées elle aussi. La quincaillerie de la fa-
avant l’arrivée au pouvoir de des comités locaux d’approvi- tient permanence, sous une tente Dans les beaux quartiers, les Elvis vit dans la loge d’un garage, à mille a fait faillite, la dévaluation
Nicolas Maduro et l’effondrement sionnement (CLAP) distribuées rouge du Parti socialiste unifié bodegones, qui vendent des pa- Jardin de las Villas, un quartier de a dévoré ses économies. « Le tiers
des prix du pétrole. Mariana ga- tous les mois ou tous les deux dans le centre de Caracas. « Les in- quets géants de pistaches, du par- tôles et de parpaings au joli nom des appartements sont vides
gnait alors le salaire minimum, mois, selon les quartiers. Seuls les fâmes sanctions américaines dé- mesan et des alcools fins impor- trompeur. Sa fille est partie il y a aujourd’hui », dit-elle en mon-
mangeait à sa faim et pouvait porteurs du « carnet de la patrie », crétées par Washington contre le tés de Miami (Floride), se multi- un mois avec un petit baluchon trant l’immeuble soigné où elle
acheter « plein de trucs ». « On était un registre mis en place par le gou- Venezuela pour venir à bout de plient. Les 4 × 4 rutilants ont aussi pour tenter sa chance en Colom- vit dans le quartier résidentiel de
riches et on ne le savait pas » : la vernement, en bénéficient. Ces Nicolas Maduro ne sont pas les fait leur réapparition dans les bie, mais elle n’a toujours pas Chuao. « Les gens ont peur de se
phrase revient souvent dans les caisses contiennent du riz, de la seules responsables de la crise ac- rues de Caracas. Et les bons res- trouvé de travail. Selon l’ONU, faire exproprier ; ils demandent à
propos des Vénézuéliens. A la mi- farine de maïs, du lait en poudre, tuelle. Le gouvernement a commis taurants ne désemplissent pas. quelque 4,7 millions de Vénézué- un voisin de passer allumer la lu-
octobre, le salaire minimum, qui parfois des haricots rouges ou une des erreurs qu’il faut rectifier », Partout les prix sont affichés en liens ont quitté le pays. Des mil- mière le soir », explique-t-elle. Un
inclut un « bon d’alimentation », boîte de thon. « Pas de quoi tenir poursuit-il. Comme tout le dollars. Selon la société Ecoanali- liers d’enfants ont été confiés à nouveau métier a d’ailleurs fait
est passé de 65 000 à 300 000 bo- une semaine », résume Mariana. monde, il a perdu du poids. tica, 53 % des transactions se font une grand-mère ou à une famille son apparition dans le pays : celui
livars. Au taux de change de ce « La vie quotidienne est devenue désormais avec des billets verts. d’accueil. Ces « laissés derrière » de gardien de domicile.
25 décembre, cela fait 6 euros. très difficile », admet Carlos, qui « Les voleurs aussi ont émigré » Les bolivars dévalués ont physi- seraient près d’un million, selon Le produit intérieur brut de ce
Les samedis à Caracas ont pris des quement disparu de la circulation. l’organisation de défense des pays immensément riche en pé-
allures de mois d’août à Paris, la Un café se paye par carte de crédit. droits de l’homme Cecodap. trole a chuté de 60 % depuis 2013.
Pour le pape, le peuple vénézuélien doit tristesse en plus. Dans les centres Les clients annoncent les quatre « Aussi compliquée soit-elle, la vie
commerciaux, haut lieu de la vie chiffres de leur code secret à haute à Caracas reste plus facile que par-
obtenir « l’aide dont il a besoin » familiale latino-américaine, un voix. Mayra tente une explica- tout ailleurs dans le pays », rap-
Le pape François a regretté, mercredi 25 décembre, dans son tra- bon tiers des magasins sont fer- tion : « Avant, le code était secret, Le président, pelle Inti, 24 ans, qui, originaire de
ditionnel message « urbi et orbi » sur la place Saint-Pierre de més. Le métro, qui a longtemps mais maintenant personne n’a Puerto Ordaz, ville située plus à
Rome, que plusieurs nations du continent américain « traversent fait la fierté de Caracas et l’envie d’argent sur son compte, alors tout
Nicolas Maduro, l’est, est venu faire des études de
une période d’agitations sociales et politiques ». Il a souhaité plus de toutes les capitales latino-amé- le monde s’en fout. » A la croire, voit dans sciences politiques. « La capitale
particulièrement que le peuple vénézuélien, très « éprouvé par ricaines, subit de nombreuses c’est aussi pour cela que l’insécu- souffre peu des coupures d’électri-
des tensions politiques et économiques », obtienne « l’aide dont il pannes ; les tourniquets sont dé- rité a diminué dans son quartier :
la dollarisation cité et d’eau qui font du quotidien
a besoin ». L’Argentin Jorge Bergoglio a en outre encouragé dans bloqués, « parce que les billets sont « Les portefeuilles sont vides, les vo- croissante un enfer en province, poursuit-il.
cette région les efforts « pour favoriser la justice et la réconcilia- trop chers à imprimer », explique leurs aussi ont dû émigrer. » Le gouvernement sait que, si la ca-
tion » et appelé à surmonter « les nombreuses formes de pauvreté un usager. Les vendeurs ambu- Les remesas, ces transferts de
de l’économie pitale lâche, tout lâche. » p
qui offensent la dignité de toute personne ». lants ont envahi les quais. fonds réalisés par les migrants, un atout marie delcas

Justin Trudeau multiplie les stratégies

de séduction à l’égard du Québec
Le premier ministre a besoin de la neutralité du Bloc québécois

montréal - correspondance L’influent écologiste Steven comme un Canadien, quand le

Q
uébécois, je vous ai com-
pris », c’est en substance
ce que le premier minis-
tre canadien, Justin Tru-
deau, s’était empressé de déclarer
au soir même de sa victoire étri-
quée, le 21 octobre. Une adresse de
circonstance : son parti, le Parti li-
béral du Canada, espérait profiter
de l’affaiblissement du Nouveau
Parti démocratique (NPD, social
démocrate) pour faire mieux
qu’en 2015 dans la province du
Québec, où il l’avait emporté dans
40 circonscriptions (sur 78).
Or, ce sont les indépendantistes
du Bloc québécois qui ont triplé
leur contingent de députés, avec
32 élus envoyés à la Chambre des
communes, au détriment entre
autres des libéraux, qui ont perdu
5 sièges. « Mes chers Québécois,
avait donc assuré Justin Trudeau,
dès son premier discours, j’ai
entendu votre message, vous
voulez continuer à avancer avec
nous mais vous voulez aussi vous
assurer que la voix du Québec
porte encore plus à Ottawa. Je vous
en donne ma parole. »
La constitution du gouverne-
ment Trudeau 2, en novembre, a
été le premier signe de l’impor-
tance que le premier ministre
accorde désormais à la Belle
Province. Sur 36 ministres, 10
sont québécois, avec, pour cer-
tains, des portefeuilles d’enver-
gure. François-Philippe Champa-
gne hérite du ministère des affai-
res étrangères. Le député de Qué-
bec Jean-Yves Duclos est nommé
président du Conseil du Trésor
(l’équivalent du ministère du bud-
get français). Un ami personnel
de longue date de Justin Trudeau,
Marc Miller, est nommé aux ser-
vices aux autochtones, une prio-
rité affichée de ce second mandat.
Guilbeault, cofondateur de l’orga-
nisation environnementale qué-
bécoise Equiterre, élu sous la ban-
nière libérale en octobre, n’a pas
été retenu comme ministre de
l’environnement afin de ne pas
envenimer les relations déjà com-
pliquées avec l’ouest du pays pé-
trolifère, mais il entre néanmoins
au gouvernement, où il sera
chargé du patrimoine canadien.
Autre geste significatif à l’en-
droit des Québécois : Justin Tru-
deau s’est résolu à ressusciter une
fonction dont il n’avait pas voulu
en 2015, celle de lieutenant pour
le Québec. La fonction échoit au
Montréalais Pablo Rodriguez. Il
sera le point de contact entre
Ottawa et le gouvernement du
Québec, dirigé depuis un an par
François Legault, un premier
ministre de centre droit, nationa-
liste modéré, très sourcilleux
quant au respect de ses compé-
tences provinciales.
Réservoir d’électeurs
Si Justin Trudeau manifeste tant
d’égards pour la province, c’est
qu’il compte sur les Québécois à
deux titres. A la tête d’un gouver-
nement minoritaire, il a besoin de
la neutralité sinon du soutien des
élus du Bloc québécois à la Cham-
bre des communes pour faire
adopter ses lois. Ensuite, en cas
d’élections anticipées susceptibles
d’être déclenchées à tout moment,
c’est au Québec que se trouve son
réservoir de gain d’électeurs et
non dans les provinces de l’Ouest,
dont certaines ont d’ailleurs rayé
les élus libéraux de la carte aux
dernières élections (Alberta, Sas-
katchewan). Sa gageure tient au
fait que, québécois lui-même et
élu de Montréal, le premier minis-
tre du gouvernement fédéral doit
faire oublier qu’il se vit d’abord
sentiment général au Québec s’ex-
prime en sens inverse, québécois
avant d’être canadien.
Lors de sa première rencontre
depuis ce scrutin avec le premier
ministre québécois, François Le-
gault, le 13 décembre, M. Trudeau a
pris soin de relativiser leurs points
de friction. La loi sur la laïcité sur
laquelle il n’a jamais caché être en
désaccord ? « Je ne veux pas que ce
soit une lutte entre le fédéral et le
provincial », a-t-il assuré, lors d’un
entretien accordé à RDI, la chaîne
d’information du service public.
Le Québec veut plus d’immi-
grants économiques (compé-
tence provinciale), au détriment
des réfugiés ou immigrants
relevant du regroupement fami-
lial (compétence fédérale) ? « Le
Canada connaît partout une pénu-
rie de main-d’œuvre, nous som-
mes ouverts à trouver le bon équili-
bre », a affirmé le premier minis-
tre canadien, laissant entrevoir
un éventuel changement de ratio
entre les uns et les autres.
Justin Trudeau a surtout obtenu
de François Legault un appui sans
équivoque au nouveau traité com-
mercial Canada-Etats-Unis-Mexi-
que signé le 10 décembre. Alors
que le chef du Bloc québécois,
Yves-François Blanchet, a prévenu
qu’il s’y opposerait, au motif que
le gouvernement canadien avait
laissé tomber l’industrie de l’alu-
minium (essentiellement pré-
sente au Québec), François Legault
a estimé qu’au final « l’accord com-
portait des gains pour l’aluminium
en éliminant les droits de douane ».
Il a demandé aux députés du Bloc
de soutenir l’accord « au nom de
l’intérêt de tous les Québécois ».
Une brèche ouverte au sein des
nationalistes de la province qui ne
peut que réjouir Justin Trudeau. p
hélène jouan
4 | international
L’incertaine
reconstruction de
la droite brésilienne
A la tête du PSDB, Joao Doria, controversé
gouverneur de l’Etat de Sao Paulo, tente
la reconquête des déçus du bolsonarisme
rio de janeiro (brésil) -
correspondant
I l fut le vrai grand vaincu des
élections d’octobre 2018. Le
Parti de la social-démocratie
brésilienne (PSDB), formation de
la droite de gouvernement, pré-
sent au second tour de tous les
scrutins présidentiels depuis un
quart de siècle et victorieux à
deux reprises, réalisait alors le
plus mauvais score de son his-
toire : 4,76 % seulement pour
son candidat à la fonction su-
prême, le malheureux Geraldo
Alckmin, arrivé en quatrième po-
sition. Déplumés par Jair Bol-
sonaro, les « toucans » (surnom
des membres du parti) perdaient
également aux législatives près
de la moitié de leurs sièges, avec
seulement vingt-neuf députés
élus à la chambre basse. Une véri-
table humiliation.
Un an plus tard, toujours sonné,
le parti se lance aujourd’hui dans
une incertaine reconstruction
autour de la figure de Joao Doria,
62 ans, puissant mais controversé
gouverneur de l’Etat de Sao Paulo,
plus grande ville d’Amérique la-
tine. Fin mai, ce dernier a placé à la
tête de la formation l’un de ses pro-
ches alliés, le député Bruno Araujo,
et prononcé, le 7 décembre, le dis-
cours central du congrès national
du parti à Brasilia. Objectif : un
« nouveau PSDB », à la reconquête
des déçus du bolsonarisme.
L’initiative a surpris. Car, para-
doxe des paradoxes : la droite bré-
silienne trouve ses racines… à
gauche ! Le Parti de la social-dé-
mocratie, avec son nom piégeux,
fut en effet fondé en 1988 par des
intellectuels progressistes en cos-
tume trois pièces, partisans en-
thousiastes de la « troisième
voie » tracée par le trio Blair-Clin-
ton-Schroeder. Parmi eux, beau-
coup de politiciens paulistes, dont
Mario Covas, José Serra, Geraldo
Alckmin et surtout Fernando
Henrique Cardoso. Ce sociologue
émérite présida le pays durant
deux mandats (1995-2003), élu et
même réélu dès le premier tour :
un luxe que même le très popu-
laire Lula ne parvint à se payer.
« Discours conservateur »
« Cela fait longtemps que le PSDB
est devenu un parti de centre droit,
voire bien à droite », constate
Glauco Peres, politologue à l’uni-
versité de Sao Paulo. La mue s’est
faite « par étapes », rappelle le
chercheur, citant « la politique li-
bérale et les grandes privatisations
de l’ère Cardoso », l’apparition
progressive d’un « discours con-
servateur et religieux » à l’orée des
années 2010 et, surtout, la campa-
gne perdue du candidat du parti
Aecio Neves à la présidentielle de
2014, plus marqué à droite.
Pressé de retrouver les clés du
Planalto (le palais présidentiel), le
PSDB vota des deux mains en 2016
la destitution de Dilma Rousseff et
prit part au gouvernement de son
successeur Michel Temer. Pari per-
dant : héritant de l’impopularité
du pouvoir sortant, sali par des af-
faires de corruption, le PSDB vit
en 2018 ses « toucans » s’envoler
vers Jair Bolsonaro.
Joao Doria a retenu la leçon.
Avec lui, fini la social-démocratie
« Libéralisme
et avancées
sociales peuvent
fonctionner
ensemble »
BETO PEREIRA
député PSDB
L’homme
d’affaires, perçu
comme un
arriviste, droitier
et vulgaire, est
méprisé par les
pères fondateurs
du parti
et les respectables costumes cra-
vates : l’ex-publicitaire, riche à
millions, se veut « antisystème ».
Il discourt en tee-shirt et blue-
jean et s’assume « libéral et démo-
cratique », dérégulateur en éco-
nomie et ferme sur la sécurité.
Privatisations, hausse des frais
de scolarité dans l’université et
durcissement des sanctions pé-
nales contre les mineurs de plus
de 16 ans font parti du pro-
gramme du « nouveau PSDB ».
De quoi, espère-t-il, faire revenir
les bolsonaristes « modérés »
dans le giron du parti.
Virage à droite ? « Nous nous pla-
çons au centre, rectifie le député
PSDB Beto Pereira, de l’Etat du
Mato Grosso do Sul. Nous affir-
mons que libéralisme et avancées
sociales peuvent fonctionner en-
semble. A ce titre, Emmanuel
Macron pourrait nous servir de ré-
férence ! » Joao Doria se distingue
d’ailleurs de Bolsonaro sur deux
thèmes : l’environnement et les
droits de l’homme. Appelant à
l’été 2019, le pouvoir à « reconnaî-
tre quelques erreurs » lors de la
crise amazonienne, il a affirmé, le
7 décembre, « répudier » ceux qui
« lancent des menaces contre no-
tre démocratie », visant implicite-
ment le président actuel.
« Détruit et déchiré »
Pour la présidentielle de 2022, il se
rêve en recours respectable, au
cœur d’un jeu politique très pola-
risé entre un Bolsonaro omnipo-
tent à droite et Lula, omniprésent
à gauche. Sourire éclatant et che-
veux gominés, « il cultive l’image
du gendre idéal. Mais c’est d’abord
un opportuniste de première », lâ-
che un bon connaisseur du per-
sonnage. En 2018, soutenant le
candidat d’extrême droite, Joao
Doria avait fait campagne flanqué
d’un tee-shirt « Bolsodoria ». Un
événement qui l’embarrasse
aujourd’hui. « Je n’ai jamais été
bolsonariste (…) Ce n’est pas moi
qui ai créé [ce tee-shirt] », a-t-il ré-
cemment affirmé face la presse.
Au sein du PSDB, sa mainmise
est loin d’être totale. « Théorique-
ment, le gouverneur de l’Etat de
Sao Paulo [qui produit un tiers du
PIB du Brésil et accueille un cin-
quième de sa population] devrait
s’imposer naturellement comme
leader. Mais Doria a peu de capa-
cité d’articulation nationale et
n’arrive pas à s’imposer auprès de
la vieille génération du parti »,
souligne Marcos Nobre, prési-
dent du Centre brésilien d’ana-
lyse et de planification (Cebrap).
L’homme d’affaires, perçu
comme un arriviste, droitier et
vulgaire, est méprisé par les « pè-
res fondateurs » du parti. Aucun
n’était d’ailleurs présent lors de
son discours au congrès de la for-
mation. « Ce parti n’est pas seule-
ment détruit, mais aussi déchiré »,
tranche M. Nobre.
Quoi qu’il en soit, le premier
test est fixé au 4 octobre 2020 :
le « nouveau PSDB » tentera alors
de sauver ses quelque huit cents
mairies lors des élections muni-
cipales. Nul doute qu’en cas de
défaite, Joao Doria sera attendu
au tournant. p
bruno meyerfeld
Manifestation d’étudiants contre la loi sur la citoyenneté du gouvernement, à New Delhi, le 24 décembre. MANISH SWARUP/AP
En Inde, nouvelle bataille autour
du registre de la population
Les opposants à Modi, dont Mamata Banerjee, à la tête du Bengale-
Occidental, critiquent les choix nationalistes du gouvernement
bombay (inde) - correspondance
L
a confusion est à son
comble en Inde, après
une nouvelle initiative
prise la veille de Noël par
le gouvernement Modi concer-
nant l’identification de la popula-
tion résidant sur le sol indien. Le
conseil des ministres a donné le
coup d’envoi à l’actualisation du
registre national de la population
(NPR), alors que des manifesta-
tions de fureur se poursuivent
sans relâche du nord au sud du
sous-continent. Elles ont pour ci-
ble à la fois la loi promulguée le
12 décembre pour faciliter l’accès
à la nationalité indienne des im-
migrés non musulmans originai-
res de l’Afghanistan, du Bangla-
desh et du Pakistan (Citizenship
Amendment Act ou « CAA »), et le
registre national de citoyenneté
(NRC) mis en œuvre dans l’Etat de
l’Assam pour retirer la nationalité
indienne à des illégaux présumés
venus du Bangladesh.
Le NPR, qui établit depuis 2010 la
liste de toutes les personnes rési-
dant en Inde, indiennes et étrangè-
res, doit être mis à jour entre les
mois d’avril et de septembre 2020.
Une enveloppe de 39,4 milliards de
roupies (500 millions d’euros) va y
LE CONTEXTE
CITOYENNETÉ
La loi sur la citoyenneté, adoptée
le 12 décembre par le Parlement
indien, doit faciliter l’accès à la
nationalité indienne des réfugiés
non musulmans originaires de
l’Afghanistan, du Bangladesh
et du Pakistan. Sont concernés
les parsis, sikhs, bouddhistes,
chrétiens, jaïns, hindous. Selon
l’opposition, la nouvelle loi
viserait à régulariser des hindous
susceptibles d’être exclus de la
vaste entreprise d’enregistre-
ment de la population déjà me-
née dans l’Etat de l’Assam, et à
exclure les immigrés musulmans
incapables de prouver leur ap-
partenance à la nation indienne.
être consacrée, en attendant le re-
censement décennal qui se tiendra
en 2021 et coûtera, lui, 1,1 milliard
d’euros. Outre les renseignements
habituels sur l’état civil, il sera cette
fois demandé à tous ceux qui se
trouvent sur le sol indien depuis
plus de six mois de fournir, c’est
une nouveauté, leur numéro fiscal,
ceux de leur carte d’identité et du
permis de conduire, ainsi que leur
numéro de téléphone portable.
Et, surtout, la date et le lieu de nais-
sance des parents.
Les opposants à la politique na-
tionaliste menée dans le pays de-
puis 2014 voient rouge. La révi-
sion du registre national de la po-
pulation contrevient, selon eux,
aux règles de protection des don-
nées personnelles. Mais, assu-
rent-ils, elle n’est en réalité que le
prélude – non avoué – à la géné-
ralisation du registre national
de citoyenneté qu’Amit Shah,
l’homme de fer nommé voici sept
mois à la tête du ministère de l’in-
térieur, s’est promis d’appliquer
prochainement dans tout le pays.
Rétropédalage
« Il est clair que ce n’est qu’une
première étape », estime le Parti
communiste marxiste de l’Inde
(PCIM). « Il n’y a pas de différence
entre le NPR et le NRC, le ministre
de l’intérieur trompe le pays et
tous les partis politiques vont s’y
opposer », assure de son côté
Asaduddin Owaisi, président du
All India Majlis-e-Ittehadul Musli-
meen (Aimim), le principal parti
musulman de l’Inde.
Lors d’un meeting électoral à
Delhi, le 22 décembre, le premier
ministre, Narendra Modi, a juré
que la généralisation du registre
national de citoyenneté n’avait ja-
mais été envisagée, ni par son gou-
vernement ni par le Parlement. Un
message qui a surpris tout le
monde et qui semblait destiné à
calmer les foules en colère qui dé-
filent dans la rue depuis bientôt
deux semaines, le registre natio-
nal de citoyenneté étant perçu
comme un outil de discrimination
envers la communauté musul-
mane (14 % de la population).
M. Shah a été forcé au rétropé-
dalage. Dans une interview à
Le registre
national de
citoyenneté
est perçu comme
un outil de
discrimination
envers la
population
musulmane
l’agence de presse Asian News
International (ANI), mardi 24 dé-
cembre, ce dernier a affirmé
qu’« aucune discussion n’est en
cours sur la généralisation du re-
gistre national de citoyenneté ». Il
s’est aussi empressé de déclarer
qu’il n’y a « aucun lien » entre
ce registre et le registre national
de la population qui sera actualisé
en 2020.
Plusieurs adversaires de
M. Modi, qui dirigent des Etats im-
portants de l’union indienne,
comme Ashok Gehlot au Rajas-
than, Pinarayi Vijayan au Kerala,
Kamal Nath au Madhya Pradesh
et Mamata Banerjee au Bengale-
Occidental, ont déjà prévenu
qu’ils empêcheraient l’actualisa-
tion du registre national de la
population sur leur territoire.
Cette résistance braque plus par-
ticulièrement les projecteurs
sur Mme Banerjee, qui a pris la tête
de marches auxquelles ont pris
part plusieurs dizaines de mil-
liers de manifestants à Calcutta, à
quatre reprises en dix jours.
Bête noire de l’exécutif
Celle que ses partisans surnom-
ment « Didi » (« grande sœur »),
et qui fêtera début janvier ses
65 ans, tire chaque jour à boulets
rouges sur le gouvernement
Modi, à qui elle demande « l’orga-
nisation d’un référendum » sur la
nationalité indienne, « sous la su-
pervision des Nations unies ». Elle
en arrive à éclipser Sonia Gandhi,
présidente du Parti du Congrès,
et son fils, Rahul, adversaire mal-
heureux de Narendra Modi pour
le poste de premier ministre, lors
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
des législatives du printemps. La
petite silhouette de Mme Banerjee
(elle mesure 1,63 mètre) est
même devenue la bête noire de
l’exécutif, qui l’accuse, par la voix
du gouverneur de l’Etat, Jagdeep
Dhankhar, de « dilapider l’argent
des contribuables pour faire
campagne contre la politique du
gouvernement ».
Il faut dire que le Bengale-Occi-
dental, qu’elle dirige depuis 2011
(90 millions d’habitants, dont
28 % de musulmans), est la cible
électorale numéro un du BJP
(Parti du peuple indien), le parti
nationaliste hindou, au pouvoir
à Delhi. Après avoir perdu cette
année cinq Etats lors de scrutins
régionaux, dont le dernier en
date, le Jharkhand, lundi 23 dé-
cembre, la formation de Naren-
dra Modi rêve de remporter ce
trophée pour se refaire une santé
à l’occasion des élections locales
programmées pour 2021.
Bien qu’elle ait fait alliance du-
rant son long parcours politique
avec le BJP, puis avec le Parti
du Congrès (dont elle avait cla-
qué la porte en 1998 pour créer sa
propre formation, le All India
Trinamool Congress), puis de
nouveau avec le BJP, et une fois
encore avec le Parti du Congrès,
« Didi », célibataire endurcie con-
sacrant sa vie entière à la politi-
que, comme du reste M. Modi,
reste célèbre pour avoir chassé
de Calcutta les communistes qui
en avaient fait leur fief durant
trente-quatre ans.
Elle apparaît aujourd’hui
comme la plus farouche oppo-
sante à l’« hindutva » (« l’hin-
douité »), l’idéologie à laquelle
adhèrent M. Modi et M. Shah, qui
associe la nationalité indienne à
l’appartenance exclusive à l’hin-
douisme. Sur la liste des « pre-
mier-ministrables », sa cote est
en train de remonter en flèche.
Avec le Citizenship Amendment
Act CAA, le registre national de ci-
toyenneté et le registre national
de la population, cette brahmane
de la classe moyenne inférieure,
à la combativité exceptionnelle,
adulée par les plus défavorisés,
joue son avenir politique. p
guillaume delacroix

0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
La mémoire
de Salah saluée
sans ferveur
à Constantine
Contrairement à Alger, la foule
ne s’est pas massée pour suivre
les obsèques du général Gaïd Salah
REPORTAGE
constantine (algérie) -
D
envoyé spécial
epuis dix mois déjà, la
destinée de l’Algérie
semble être suspen-
due, comme l’un des
huit ponts de Constantine. Dans la
troisième ville du pays, avec quel-
que 460 000 habitants, comme
ailleurs en Algérie, des foules de
manifestants continuent de mar-
cher plusieurs fois par semaine
pour réclamer le changement. Ni-
chée sur les hauteurs vertigineu-
ses de son « rocher », Constantine,
capitale de l’est de l’Algérie, n’a pas
été épargnée par la fièvre du Hirak,
ce mouvement populaire et pacifi-
que qui exige inlassablement le
départ du pouvoir en place.
LE CONTEXTE
OBSÈQUES
Alors que le mouvement protes-
tataire contre le régime (le Hirak)
est entré dans son onzième mois
en Algérie, le général Gaïd Salah,
chef d’état-major de l’armée,
décédé lundi 23 décembre d’une
crise cardiaque, a eu droit, mer-
credi, à des funérailles d’Etat
à Alger auxquelles s’est jointe
une foule d’une ampleur inédite
pour ce type d’obsèques officiel-
les. Le décès de Gaïd Salah,
homme fort du régime, est inter-
venu quatre jours après l’investi-
ture du nouveau président,
Abdelmadjid Tebboune, élu le
12 décembre à l’issue d’un scru-
tin largement boycotté par la
population. Les divers collectifs
structurant le Hirak ont affirmé
leur résolution à poursuivre leur
mobilisation, exigeant le déman-
tèlement du « système ».
Saïd Chengriha, nouveau chef d’état-major « par intérim »
Il est le premier à ce poste à n’avoir pas fait partie de l’Armée de libération nationale, qui a mené la guerre d’indépendance
PORTRAIT
alger
P
lus ouvert qu’Ahmed Gaïd
Salah ? Plus dur ? Personne
en Algérie ne se hasarde
pour le moment à une apprécia-
tion politique sur le général-major
Saïd Chengriha, qui succède à Gaïd
Salah au poste névralgique de chef
d’état-major de l’armée algé-
rienne. L’homme n’est pas le plus
gradé au sein de l’armée – c’est le
général de corps d’armée Benali
Benali, commandant de la garde
républicaine, qui l’est –, mais la tra-
dition veut que la fonction de chef
des forces terrestres (CFT) prépare
à celle de chef d’état-major.
Né en 1945 à El Kantara, dans la
wilaya de Biskra, le général major
Chengriha est loin d’incarner un
changement générationnel au
sein de la haute hiérarchie de
l’armée. Il est cependant le pre-
mier chef d’état-major de l’armée
algérienne à ne pas avoir fait
partie de l’Armée de libération
Malgré cette pression constante
de la rue, la vieille cité a tenu à sa-
luer, mercredi 25 décembre, sous
un soleil éblouissant, la mémoire
de la figure absolue de ce pouvoir,
celle du général Ahmed Gaïd Sa-
lah (« AGS »), mort d’une crise car-
diaque deux jours plus tôt à
79 ans. Orchestrateur de la prési-
dentielle très contestée du 12 dé-
cembre – remportée par Abdel-
madjid Tebboune –, le chef d’état-
major des armées était considéré
comme le véritable gardien du
système.
Selfies devant un pont suspendu
Un écran géant a été installé au
pied du théâtre régional du cen-
tre-ville afin que la population
puisse suivre en direct les obsè-
ques du « Lion », retransmises par
la télévision publique. « Jamais il
n’y a eu une telle cérémonie pour
un général, c’est digne d’un chef
d’Etat. Ça veut tout dire ! Les Algé-
riens s’aperçoivent de la valeur
d’un homme lorsqu’il meurt »,
clame un metteur en scène à la re-
traite. Cet homme d’une soixante
d’années croise un ami, un jeune
comédien qui ne souhaite pas
s’attarder dans ce coin de Cons-
tantine surveillé par la police en
civil. Activiste du Hirak, deux fois
arrêté, il ne porte pas « AGS » dans
son cœur, mais assure respecter
ceux qui veulent le pleurer, « car
c’est aussi ça la démocratie », dit-il.
Des cafés sont branchés sur les
chaînes diffusant les funérailles :
sirotant un kawa serré, certains
clients n’ont pas manqué une
image des hommages à Gaïd
Salah tandis que d’autres préfé-
raient s’attarder sur leur grille de
mots croisés. Contrairement à
Alger, la foule ne s’est pas massée
pour vivre l’événement. Dans la
capitale algérienne, hauts digni-
taires et citoyens se sont recueillis
devant la dépouille du chef d’état-
major, exposée toute la matinée
nationale (ALN), qui a mené la
guerre d’indépendance.
C’est un changement symboli-
que au sein d’une armée qui, au
cours des trois dernières années,
a connu un grand chamboule-
ment au sein de la haute hiérar-
chie avec des mises à la retraite,
des limogeages et des placements
en détention pour corruption et
enrichissement illicite. Certains
de ces généraux, encore à des pos-
tes sensibles il y a trois ans, sont
aujourd’hui en fuite à l’étranger.
Parcours classique
C’est à la faveur de cette « purge »,
selon la formule du site Mena-
défense, spécialisé dans les ques-
tions militaires, que le général
major Saïd Chengriha a été dési-
gné, en septembre 2018, au poste
de commandant des forces terres-
tres. Il prenait alors la relève du
général major Lahcène Tafer, li-
mogé du poste qu’il occupait de-
puis 2004. Tafer avait lui-même
remplacé aux forces terrestres
Sonia Redjdal, cofondatrice d’Algerian Youth Camp, lors d’une manifestation du vendredi, à Constantine, en 2019. DOCUMENT « LE MONDE »
au Palais du peuple, avant d’être
inhumé dans l’après-midi dans le
carré des Martyrs, où reposent les
anciens chefs d’Etat et les grandes
figures de la lutte contre le pou-
voir colonial français.
Constantine, elle, ne s’est pas
mise entre parenthèses le temps
d’un recueillement, malgré le
deuil national de trois jours dé-
crété par M. Tebboune. En cette
fin d’année, les artères grouillent
de monde. Des couples se pren-
nent en selfie devant l’impres-
sionnant pont suspendu de Sidi
M’Cid. Près du théâtre, de jeunes
vendeurs tentent de refourguer
pour quelques dinars des écou-
teurs ou des chargeurs de télé-
phone, d’autres proposent des
parts de pizza, des macarons ou
même des poussins. Il faut bien
survivre dans un pays où le chô-
mage frappe près de 30 % des
16-24 ans.
Un peu plus loin, dans le quar-
tier de Belle-Vue, autre ambiance.
Constantine
ne s’est pas
mise entre
parenthèses
le temps d’un
recueillement,
malgré le deuil
national
Ahmed Gaïd Salah, promu à cette
date au poste de chef d’état-major
de l’armée par l’ancien président
Abdelaziz Bouteflika.
En prenant le commandement
des forces terrestres – la plus
grande part des effectifs de l’ar-
mée algérienne –, Saïd Chengriha
devenait de facto le numéro deux
au sein de l’institution militaire.
C’est le parcours classique des
précédents chefs d’état-major de
l’armée – Khaled Nezzar, Moha-
med Lamari et Ahmed Gaïd Sa-
lah – tous passés par ce comman-
dement des forces terrestres, véri-
table rampe de lancement pour
prendre la direction de l’armée.
Tout comme Ahmed Gaïd Salah,
le général major Saïd Chengriha a
largement dépassé l’âge du départ
à la retraite tel que prévu dans le
statut général des personnels mi-
litaires (64 ans pour un général de
corps d’armée et 60 ans pour un
général major). Un article de la loi
promulguée en 2006 précise bien
qu’en temps de paix « nul ne peut
Des adolescents prennent des
cours d’anglais dans une école pri-
vée sans prétention : le Higher
Learning Center. La nuit, glaciale,
commence à tomber et la fonda-
trice, Sonia Redjdal, vient d’arri-
ver. Cette jeune Constantinoise au
sourire immuable qui laisse appa-
raître des bagues a une confiance
en son pays déroutante, un argu-
mentaire ciselé, et une détermi-
nation en titane. En novembre,
elle a obtenu son diplôme en chi-
rurgie dentaire. « Je suis une
Algérienne typique. Je viens d’une
famille modeste et la blouse blan-
che est un signe de réussite », souli-
gne-t-elle. Et ce n’est pas tout : elle
possède aussi des parts dans un
fast-food de la ville. Son âge ?
« 25 », répond-elle en riant.
Tisser un maillage
Assise au côté de son ami Youcef,
Sonia pourrait parler des heures
de Constantine et de son âme qui
s’est échappée depuis longtemps.
« Je veux la récupérer, répète-t-elle.
Je veux revoir les gens sourire. » Elle
souhaite retrouver une ville où ré-
sonnerait davantage la musique
malouf ; où l’ennui ne serait plus
l’unique compagnon d’une partie
de la jeunesse, qui trouve un ré-
confort en avalant des cachets ; où
les femmes pourraient marcher
sans se faire harceler ; où l’envie de
fuir l’Algérie ne serait plus une ob-
session. « Il y a des jeunes qui par-
tent en Tunisie parce qu’ils trouvent
l’Algérie moche », regrette-t-elle.
servir au-delà de la limite d’âge de
son grade », mais il prévoit aussi
qu’une dérogation peut être accor-
dée par le président de la Républi-
que « aux officiers généraux et su-
périeurs occupant de hautes fonc-
tions de la hiérarchie militaire ».
Cette disposition a permis à
Abdelaziz Bouteflika de maintenir
des hiérarques en poste au-delà de
l’âge limite de la retraite. Elle a eu
pour effet, selon certains analys-
tes, de retarder le changement gé-
nérationnel au sein du comman-
dement de l’armée. Gaïd Salah
ainsi que l’ancien patron des ser-
vices, le général de corps d’armée
Mohamed Médiène – dit « Tou-
fik » –, condamné récemment à
quinze ans de prison pour « com-
plot contre l’armée », ont ainsi bé-
néficié de cette dérogation accor-
dée par l’ancien président.
Saïd Chengriha, le « premier offi-
cier bachelier post-indépendance »,
ainsi que le rappelle dans un arti-
cle dithyrambique le site Algérie
patriotique (qui appartient au fils
international | 5
« On a été
en hibernation
pendant
tellement
longtemps.
L’Algérien
s’est réveillé »
SONIA REDJDAL
cofondatrice du réseau
Algerian Youth Camp
Pour Sonia, le déclic a été un
voyage aux Etats-Unis financé par
l’ambassade américaine en 2012
avec vingt-quatre autres Algé-
riens. Elle découvre qu’elle res-
semble aux autres. Que l’on
vienne d’Alger, d’Oran, d’Annaba,
de Batna, de Tindouf ou de Djanet,
la jeunesse algérienne aspire fina-
lement à la même chose : vivre.
« Il fallait un espace où nous pou-
vions nous rencontrer, nous accep-
ter, discuter », explique-t-elle.
Pour toutes ces raisons, elle crée
en 2013, avec cinq autres amis, un
réseau de jeunes à travers ce vaste
pays, le plus grand d’Afrique, ap-
pelé « Algerian Youth Camp »
(AYC). L’idée est de secouer et de
relier cette force vive d’une na-
tion où plus de la moitié de la po-
pulation (42 millions d’habitants)
a moins de 30 ans. Mais, avant de
tisser un maillage entre de gran-
des villes pour s’entraider, il fal-
de l’ancien ministre de la défense
Khaled Nezzar, en fuite à l’étran-
ger et condamné par contumace
pour « complot contre l’armée »),
a fait l’école de guerre de Moscou.
L’homme a participé à la guerre
du Kippour en 1973 sur le front du
Sinaï au sein d’une division blin-
dée envoyée alors par l’Algérie.
Avant de devenir commandant
des forces terrestres en 2018, Saïd
Chengriha assurait le comman-
En prenant le
commandement
des forces
terrestres,
en 2018,
Chengriha était
devenu de facto
le numéro deux
de l’armée
lait expliquer que le réseau n’était
pas un gros mot. « Chez nous, le ré-
seau est un terme péjoratif », ex-
plique Youcef en grattant sa barbe
de hipster, également cofonda-
teur de l’AYC. En effet, en Algérie,
la méritocratie souffre du « pis-
ton », qui permet à des personnes
bien installées de placer leurs
proches, même sans compétence.
« Pour notre première session,
nous avions galéré à trouver des
participants ; aujourd’hui, il y a
près de mille postulants pour
trente places », se réjouit Sonia.
Lorsque des millions d’Algé-
riens sont sortis le 22 février,
point de départ des marches heb-
domadaires contre le régime, So-
nia a immédiatement embrassé
le Hirak. « On a été en hibernation
pendant tellement longtemps. L’Al-
gérien s’est réveillé. C’est comme
après un cauchemar, on ne sait
pas quoi faire mais on est réveillés,
raconte-t-elle. D’une certaine fa-
çon, l’AYC a contribué au Hirak. »
Après près d’une année à récla-
mer le départ du « système », la
jeune femme souhaite que la
contestation se politise davan-
tage. Mais, plus encore, elle veut
que les jeunes restent au pays
pour bâtir l’Algérie demain. Sonia
Redjdal ne veut plus qu’on aban-
donne son rocher. p
ali ezhar
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
dement de la 3e région militaire,
dans le Sud-Ouest, un poste
très sensible en raison de l’inter-
minable conflit du Sahara occi-
dental. Menadéfense souligne
qu’il « est connu pour ses qualités
de stratège militaire. Il a très
longtemps travaillé à la sécurisa-
tion de la frontière ouest et a ac-
compagné les changements stra-
tégiques qu’a connus l’Armée na-
tionale populaire [ANP] à partir
de 2010 et le redéploiement vers
les frontières est et sud. Homme
de terrain, il n’a jamais eu à gérer
les achats militaires ou les rela-
tions extérieures de l’ANP ».
Le nouveau chef d’état-major
« par intérim » prend ses fonc-
tions dans un contexte politique
tendu marqué par un mouve-
ment de contestation, le Hirak,
ininterrompu depuis le 22 février.
La rue exige un changement de
système, refusant ces régimes
successifs où le poids de l’armée
reste déterminant. p
karim amrouche
6 | international
Les civils fuient
l’avancée des
forces syriennes
vers Idlib
Avec les Russes, le régime Assad
bombarde l’enclave située dans
le nord-ouest pour la reprendre
beyrouth - correspondant
L
a vidéo aérienne, tournée
mardi 24 décembre, mon-
tre une ville fantôme
complètement figée, une
étendue de béton baignant dans
un silence de mort. La semaine
dernière, à la manière d’une cité
des Caraïbes à l’approche d’un cy-
clone, Maarat Al-Nouman, carre-
four commercial du nord-ouest
de la Syrie, s’est vidée de sa popu-
lation. En quelques jours, des di-
zaines de milliers d’habitants ont
détalé, en s’entassant dans des ca-
mions et des voitures, remplis à
ras bord de matelas, de couvertu-
res et d’ustensiles de cuisine.
L’exode résulte de l’avancée des
troupes gouvernementales dans
le sud de la province d’Idlib, le der-
nier bastion de l’insurrection anti-
Assad. En deux semaines, les bom-
bardements sur cette région, do-
minée par le groupe djihadiste
Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), ont
déplacé près de 130 000 person-
nes, selon les Nations unies (ONU),
et causé la mort d’une centaine de
civils, selon l’Observatoire syrien
des droits de l’homme.
Mercredi 25 décembre, les trou-
pes loyalistes, qui se sont empa-
rées d’une quarantaine de villa-
ges, n’étaient plus qu’à 4 kilomè-
tres de Maarat Al-Nouman et elles
menaçaient aussi la ville voisine
de Saraqeb, un peu plus au nord.
Cette offensive participe du
vaste mouvement de reconquête
entamé par le régime de Damas
La croisade des évangéliques sud-coréens contre Moon Jae-in
Des Eglises protestantes proches des conservateurs mettent en cause la main tendue par le président progressiste au régime nord-coréen
séoul - envoyé spécial
L
e froid pique mais qu’im-
porte. Fin décembre
comme depuis plus de six
mois, plusieurs centaines de pro-
testants évangéliques, adversai-
res les plus acharnés du président
progressiste sud-coréen, Moon
Jae-in, occupent toujours l’ave-
nue Hyoja, élégante artère bordée
d’arbres conduisant à la Maison
Bleue (le palais présidentiel) en
longeant la vénérable enceinte
aux murs clairs du palais royal.
« Nous guettons un message de
Dieu nous disant comment nous
débarrasser de Moon », confie
une femme d’une soixantaine
d’années, émue au sortir d’une
prière collective en musique con-
tre la politique présidentielle fa-
vorable à la Corée du Nord, avant
de profiter du repas chaud offert
par l’Eglise Sarang Jeil.
A l’origine du mouvement,
cette congrégation de 5 000 fidè-
les est dirigée par Cheon Guang-
hun, 63 ans, stature imposante et
tignasse grise épaisse. Volontiers
bonhomme, un rien madré,
l’homme joue de son charisme
pour haranguer ses ouailles au fil
de sermons outranciers. Il y vili-
pende M. Moon, « espion nord-
coréen », et ses « sbires » qui agi-
raient au service de Pyongyang
et de Pékin pour « dissoudre le
Sud dans le Nord ».
à la fin 2016, avec la reprise d’Alep-
Est. Le pouvoir syrien, qui a en-
chaîné les victoires sur la rébel-
lion depuis cette date, contrôle
désormais plus de 70 % du terri-
toire. En octobre, de passage sur le
front d’Idlib, une première depuis
le début du soulèvement, en 2011,
le président Bachar Al-Assad avait
réaffirmé sa détermination à re-
prendre cette région, où régnait
alors une fragile trêve.
Désenclaver Alep
Cette accalmie avait été décrétée
après une première offensive, en-
tre avril et août, qui avait permis
au régime de s’emparer de Khan
Cheikhoun. La nouvelle opération,
qui se situe dans son prolonge-
ment, a pour objectif de déloger les
rebelles du segment de l’autoroute
M5, axe stratégique entre le nord
et le sud du pays, qui passe par les
localités de Saraqeb et de Maarat
Al-Nouman. Ce faisant, le gouver-
nement syrien espère désenclaver
Alep, la grande ville du nord-sy-
rien, en la reliant à nouveau direc-
tement à Damas, la capitale.
La réouverture de la M5 au trafic
figurait dans l’accord de démilita-
risation de la zone d’Idlib, conclu
sur les bords de la mer Noire à Sot-
chi, en septembre 2018, entre la
Turquie, soutien des insurgés, et
la Russie, protectrice de Damas.
Mais ce compromis, qui pré-
voyait aussi un arrêt des bombar-
dements et un retrait du HTC
d’une bande de 15 à 20 km de large
longeant le front, a été violé par
« Heureusement, le pasteur
Cheon est là pour nous éclairer »,
avoue une fidèle emmitouflée
dans une doudoune noire. Elle se
dit fille d’un Nord-Coréen ayant
fui au sud pendant la Guerre de
Corée (1950-1953), après avoir été
emprisonné « sur dénonciation de
son propre fils ». « Je connais le
côté pernicieux du Juche, l’idéolo-
gie du Nord. »
Le pasteur Cheon joue de cette
haine des « rouges », une insulte
pour lui comme pour ses fidèles.
La haine du communisme a pris
tôt chez ce natif de Yecheon, dans
le centre de la Corée du Sud. Il est
le fils aîné d’une famille profon-
dément croyante, convertie par
des missionnaires américains ar-
rivés là au début du XXe siècle.
Convaincu par un proche pasteur,
il a intégré un séminaire après le
lycée. Il a lancé sa « croisade »
dans les années 2000 après que
son fils de 12 ans est revenu de
l’école en affirmant que le prési-
dent américain, George Bush
(2000-2008), devait mourir. L’in-
cident l’a convaincu que les ensei-
gnants intoxiquaient les enfants
avec une idéologie anti-améri-
caine et pro-nord-coréenne.
Anticommuniste, il ne cache pas
non plus sa haine des homo-
sexuels, des migrants et de l’islam.
Si la Corée du Sud a été frappée
en 2015 par une épidémie du coro-
navirus mortel MERS (syndrome
toutes les parties. Ankara a
échoué à neutraliser le groupe dji-
hadiste, tandis que Moscou n’a
pas véritablement cherché à ré-
fréner l’appétit de reconquête du
régime. Comme de coutume, les
chasseurs bombardiers syriens et
russes ciblent aussi bien les posi-
tions des djihadistes que les in-
frastructures civiles. Plusieurs
centres médicaux, dont les coor-
données avaient pourtant été
transmises à l’état-major russe,
via l’ONU, ont été touchés par des
tirs, notamment à Al-Shannan,
Kafr-Nabel et Kasanfra.
Avec l’approche des forces pro-
Assad, le grand hôpital de Maarat
Al-Nouman, qui compte 250 em-
ployés, a dû suspendre ses opéra-
tions le 23 décembre. Selon l’orga-
nisation Syrian American Medi-
cal Society (SAMS), qui le soute-
nait, cet établissement a été
bombardé à au moins quatre re-
prises depuis février 2017. Cette
tactique, un grand classique des
opérations de contre-insurrec-
tion, vise à saper le moral des ci-
vils, à accroître la pression sur les
épaules des combattants et à se-
mer la panique chez l’adversaire.
Cheon Guang-hun
a remobilisé
une mouvance
protestante
conservatrice que
d’aucuns croyaient
moribonde
respiratoire du Moyen-Orient),
c’est parce qu’elle a « signé un ac-
cord avec les Emirats arabes unis
sur l’alimentation halal ».
Proche par certains côtés des
populistes de l’extrême droite oc-
cidentale, celui qui admire les
Etats-Unis et le président améri-
cain, Donald Trump, dit parler à
Dieu « régulièrement, pendant
que vous dormez » et soigne sa
popularité à coup de provoca-
tions. En 2005, il affirmait qu’il
inspirait tellement confiance à
son Eglise que les femmes mem-
bres « quitteraient leur culotte »
s’il le leur demandait. Ses fidèles
ne lui en tiennent pas rigueur. Les
dons affluent et l’Eglise est riche.
Son mouvement, minoritaire,
connaît une notoriété nouvelle
depuis l’affaire Cho Kuk, éphé-
mère ministre de la justice de
M. Moon poussé à la démission
en octobre pour des affaires de
népotisme, qui ont profondé-
Mardi matin, au moins huit per-
sonnes, dont cinq enfants et une
femme, qui avaient trouvé refuge
dans une école des environs de Sa-
raqeb, ont péri dans un raid aérien
de l’aviation russe. Une vidéo tour-
née lundi dans la même localité, le
long de la M5, montrait des corps
gisant à proximité d’un tracteur et
d’une remorque calcinés. Proba-
blement une famille foudroyée
dans sa fuite par des frappes rus-
ses ou syriennes. « Le régime veut
récupérer l’autoroute, appliquer
l’accord de Sotchi par la force, quel
qu’en soit le prix, témoigne Amer
Alsayed Ali, un photographe joint
à Idlib. Les gens tentent de sauver
leur peau comme ils le peuvent. Ils
partent sans savoir où aller, sans
avoir la moindre idée de la manière
dont ils vont survivre. »
Camps saturés
Les immenses camps de tentes
construits à la frontière turque, qui
ont dû accueillir 300 000 déplacés
durant l’offensive du printemps et
de l’été, sont saturés. Les pluies tor-
rentielles qui se sont abattues sur
la région au début du mois ont
inondé plusieurs d’entre eux. La
ment affecté son image de parti-
san d’une société plus égalitaire.
Un cas aggravé par les révélations
de ses travaux passés aux yeux
des évangéliques : il a écrit son
mémoire de maîtrise à l’univer-
sité sur la législation soviétique.
Jouant de la colère de certains
protestants modérés qui ont senti
leurs valeurs flouées par l’attitude
de M. Cho, M. Cheon a organisé des
manifestations massives pour ob-
tenir la démission du ministre.
Il a ainsi remobilisé une mou-
vance protestante conservatrice,
que d’aucuns croyaient mori-
bonde depuis le scandale ayant
abouti à la destitution, en 2017, de
la présidente, elle-même conser-
vatrice, Park Geun-hye.
Développement rapide
Il a redonné une visibilité aux Egli-
ses nées de l’histoire qui a fait de la
Corée le pays le plus christianisé
d’Asie, après les Philippines.
D’après le recensement de 2015,
dernier en date, 20 % des Coréens
du Sud se disaient protestants, 8 %
catholiques et 16 % bouddhistes.
Le pays abrite 55 000 Eglises pro-
testantes dont la plus puissante,
Yeouido de plein évangile, compte
800 000 fidèles.
Le protestantisme est arrivé des
Etats-Unis en 1885. Porté par les
ouvertures d’écoles et d’hôpitaux
mais non associé, à la différence
du Japon ou de la Chine, à l’idée
Des convois fuient Maarat Al-Nouman, au sud
d’Idlib, le 24 décembre. MAHMOUD HASSANO/REUTERS
SYRIE
Mer Méditerranée
TURQUIE
Idlib
SYRIE
Khan
Maarat Cheikhoun
Al-Nouman
25 km
vie y est d’autant plus difficile que
le manque de fuel dans le nord-
ouest syrien a renchéri le coût du
chauffage. Selon un rapport de
l’ONU, certaines familles mettent
en commun leurs maigres res-
sources pour chauffer une tente,
où ils font dormir tous leurs en-
fants, tandis qu’un adulte veille,
dans le froid, à ce que la toile ne
prenne pas feu.
Les nouveaux déplacés, qui ne
trouvent pas de place dans les
camps, ni d’écoles ou de lieux vi-
des où s’abriter, sont obligés de
d’impérialisme européen, il con-
naît un développement rapide en
Corée, ponctué de moments
forts, comme ce jour de 1907, où
le Saint-Esprit aurait fait son ap-
parition dans l’Eglise presbyté-
rienne de Jangdaehyun à Pyon-
gyang, déclenchant un vaste
mouvement de conversions.
Avant la deuxième guerre mon-
diale, l’actuelle capitale foison-
nait d’églises. Elle était baptisée la
« Jérusalem d’Asie ».
Politiquement, les Eglises ont
joué un rôle important dans la
lutte pour l’indépendance. Depuis
la division de la péninsule en 1945,
une partie, progressiste, a lutté
contre les régimes autoritaires et
conservateurs.
Une autre, pro-américaine et an-
ticommuniste, réunit notam-
ment des protestants ayant fui le
nord occupé par les Soviétiques.
Elle entretient des liens étroits
avec des dirigeants comme le pre-
mier président sud-coréen, Lee
Syngman (1875-1965), baptiste et
modèle du pasteur Cheon. La
chaîne chrétienne CBS véhicule
son message. Des chaebols, les
conglomérats sud-coréens, la sou-
tiennent financièrement.
Soutenues par des communau-
tés coréennes américaines ou ja-
ponaises, les Eglises de cette ten-
dance ont aussi associé le christia-
nisme à la rapide croissance éco-
nomique des années 1970-1980.
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
dormir dans la rue. « J’ai croisé cinq
familles installées sur le trottoir,
près d’une mosquée d’Idlib qui était
Afrin
pleine à craquer, raconte Amer Al-
sayed Ali. Leur rêve le plus fou était
Alep de trouver une tente. » « Sommes-
nous des animaux sauvages pour
être traités de la sorte ? », s’emporte
Saraqeb un homme sur une vidéo tournée
Autoroute M5 près de Saraqeb.
La Turquie, qui craint un nouvel
afflux de réfugiés syriens sur son
territoire, tente de négocier avec la
Russie un troisième cessez-le-feu.
L’urgence est d’autant plus grande
Vers Damas
qu’une autre menace plane sur les
épaules des damnés d’Idlib. La se-
maine dernière, au Conseil de sé-
curité de l’ONU, Moscou et Pékin
ont bloqué le renouvellement du
programme humanitaire trans-
frontalier – il permet, depuis 2014,
de livrer de l’aide aux Syriens de-
puis l’Irak, la Jordanie et la Turquie.
La communauté internationale a
jusqu’au 10 janvier pour trouver
un compromis. Passé cette date,
des dizaines de milliers d’habi-
tants d’Idlib, déjà privés de toit,
pourraient se retrouver aussi pri-
vés de nourriture. p
benjamin barthe
« Beaucoup de personnes âgées
croient encore que la prospérité est
un cadeau de Dieu et que le com-
munisme est monstrueux », expli-
que Bae Johngseok, dirigeant du
Mouvement coréen d’éthique
chrétienne (CINQ , modéré). « Les
jeunes ne s’intéressent pas à la reli-
gion car ils ont tout ce qu’il faut,
alors que les générations précéden-
tes avaient faim », rappelle Hwang
Gyu-hak, rédacteur en chef de la
revue Law Times, spécialisée dans
les questions religieuses
« Le pasteur Cheon a la nostalgie
du temps où les Eglises protestan-
tes gouvernaient le pays », juge
Kim Yong-min, de l’Eglise progres-
siste Arbre de paix, qui pense qu’il
va se présenter aux législatives
d’avril 2020.
Le fait est que l’avenue Hyoja
grouille aussi de militants du Parti
de la liberté en Corée (LKP, conser-
vateur). Le pasteur s’est rapproché
de son président, Hwang Kyo-ahn,
qui fut premier ministre de Park
Geun-hye et s’oppose à Moon
Jae-in. M. Cheon a aussi été élu en
janvier à la tête du Conseil chré-
tien de Corée (CCK), fédération
d’Eglises conservatrices.
« Je suis un simple activiste », se
défend M. Cheon, avant d’admet-
tre : « Je veux que les conservateurs
s’unissent. Si tout va bien, nous ga-
gnerons et chasserons les commu-
nistes au Nord. » p
philippe mesmer
 PLANÈTE | 7
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VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019

Incendies, canicule : l’été infernal australien

Depuis début novembre, Sydney est cernée par un « monstre » de feu, dont les fumées asphyxient la ville

REPORTAGE

S
sydney - correspondance

eule la cheminée noircie

tient encore debout.
Autour, les quatre murs en
tôle de la maison tombent
en ruban sur le sol, cernés par une
poignée d’arbres morts calcinés.
Dans un fracas de train, le feu a dé-
vasté la localité de Bilpin, samedi
21 décembre, avant de poursuivre
sa course désordonnée à travers
les montagnes Bleues, à l’ouest de
Sydney. Mercredi, celui que les
médias australiens ont sur-
nommé « le monstre », et qui em-
brase depuis deux mois les forêts
d’eucalyptus comme on allume
des tas de brindilles, a dévoré près
de 5 000 km2 et se répand sur un
front de plus d’une centaine de ki-
lomètres dans ce parc national. En
face, un autre gigantesque mur de
flammes avance dans sa direction
en léchant les abords des ban-
lieues sud-ouest de la capitale de la
Nouvelle-Galles du Sud, l’Etat le
plus peuplé d’Australie, placé en
état d’urgence depuis le 19 décem-
bre en raison d’un risque d’incen-
die jugé « catastrophique ».
Dans la mégalopole, les habi-
tants, un goût âcre dans la bou-
che, observent ces effroyables
brasiers former progressivement
un arc de feu autour de la ville.
« Ça fait deux mois que j’ai l’im-
pression d’avoir recommencé à fu-
mer. J’ai aussi la gorge sèche et
cette drôle de sensation dans les
poumons », décrit Donna, une
auxiliaire de puériculture. Le
10 décembre, elle était dans l’un
des jardins de la crèche où elle
s’occupe d’une vingtaine d’en-
fants quand le vent a poussé sur
Sydney un nuage de fumée parti-
culièrement dense et toxique,
chargé de particules fines dépas-
sant de onze fois le niveau consi-
déré comme dangereux par l’Or-
ganisation mondiale de la santé.
Vagues de cendres
Ce jour-là, le brouillard de pollu-
tion blanchâtre est tellement
épais que les ferries sont mainte-
nus à quai. Dans les tours du quar-
tier d’affaires, entre 11 heures et
midi, 154 alarmes incendies reten-
tissent, obligeant des centaines
d’employés à évacuer leurs bu-
reaux. Même les pompiers sont
victimes d’une fausse alerte. Sur
le front de mer, l’océan charrie des
vagues de cendres qui teintent de
noir les plages emblématiques de
la ville. « Les personnes âgées, les
enfants, les personnes vulnérables
doivent rester à l’intérieur », mar-
tèlent les autorités depuis les pre-
mières lueurs de l’aube. Peine per-
due, la fumée s’infiltre par tous
les interstices des immeubles mal
isolés et le nombre de personnes
se présentant aux urgences à la
suite des problèmes respiratoires
explose, 80 % de plus par rapport
à une journée ordinaire.
« Le plus dangereux, ce sont les
particules fines PM2,5, explique
Gabriel da Silva, universitaire spé-
cialisé dans la chimie atmosphé-
rique. Non seulement elles vien-
nent se loger profondément dans
les poumons, mais elles pénètrent
aussi dans le sang et peuvent dé-
clencher des accidents cardiovas-
culaires. » Cancérogènes, elles
pourraient aussi, selon le profes-
seur, avoir des conséquences à
long terme sur la santé des quel-
« Cela fait
deux mois que
j’ai l’impression
d’avoir
recommencé
à fumer »
DONNA
auxiliaire de puériculture
L’Opéra de Sydney, entouré d’une épaisse fumée provoquée par les incendies, le 10 décembre. RICK RYCROFT/AP
que 5,2 millions d’habitants de
Sydney, exposés de manière
répétée et prolongée.
Entre début novembre et le
19 décembre, le niveau de pollu-
tion s’est établi fréquemment au-
dessus du seuil de dangerosité
dans la ville, jusqu’ici réputée
pour sa qualité de vie. « Il s’agit
d’une urgence de santé publique »,
souligne Fiona Armstrong, direc-
trice de l’Alliance pour le climat et
la santé, à l’initiative d’un com-
muniqué signé le 16 décembre
par une vingtaine d’organisations
professionnelles de médecins ap-
pelant le gouvernement à agir et
les Australiens à se protéger.
Beaucoup n’ont pas attendu. Ces
dernières semaines, ils se sont
rués sur les masques à l’efficacité
pourtant toute relative – seuls
ceux qui filtrent les particules fi-
nes et recouvrent hermétique-
ment les voies respiratoires sont
utiles contre la fumée – et les puri-
ficateurs d’air. D’autres ont télé-
chargé des applications gratuites
pour recevoir des notifications
quand la qualité de l’air se dégrade
ou quand des feux approchent.
« N’attendez pas un avertisse-
ment », a néanmoins prévenu,
vendredi 20 décembre, Rob Ro-
gers, le commissaire adjoint des
pompiers de Nouvelle-Galles du
Sud : « Nous ne pouvons pas ga-
rantir qu’un camion de pompiers
sera toujours disponible. Qu’un
avion ou un hélicoptère vous sera
immédiatement envoyé. »
En cette période de fêtes de Noël,
c’est la deuxième fois depuis le dé-
but des incendies, fin août, que la
région de Sydney est confrontée
au plus haut niveau d’alerte ja-
mais émis : « Catastrophique. » Les
services météorologiques pré-
voient des vents violents et sur-
tout des températures caniculai-
res. Le 18 décembre, l’île-continent
a déjà enregistré le record de la
journée la plus chaude depuis le
début des relevés avec une
moyenne des températures maxi-
males de 41,9 °C. En Australie-Mé-
ridionale, le 19, le thermomètre a
flirté avec les 50 °C à Nullarbor et
dépassé les 48 °C à Port Augusta.
Une chaleur tellement intense que
l’asphalte a fondu sur les routes.
Zones brûlées Incendies au 25 décembre
25 km Parc national Newcastle
Wollemi
Parc national
de Yengo
Gosford
Lithgow
Blackheath
Mer de Tasman
Katoomba
Sydney
Parc national
Kanangra-Boyd
Source : Wollongong
NSW Rural Fire Service
Bowral
Infographie Le Monde
« Les conditions sur le terrain sont causant la mort de six personnes
dantesques », témoigne Gordon et détruisant près de 1 000 habita-
Morgan, pompier volontaire de tions. Sur l’ensemble du pays, plus
65 ans, basé à Muogamarra, au de 5 millions d’hectares ont brûlé
nord de Sydney : « Cela fait trente- et neuf personnes sont mortes de-
huit ans que je suis sur le front et je puis septembre.
n’avais jamais vu des feux se propa- L’Australie a beau exceller dans la
ger aussi facilement. » Dès le début lutte contre les feux de brousse,
du printemps austral et en l’espace avec une force de frappe de 74 000
de quelques semaines, c’est tout pompiers volontaires rien qu’en
l’est de la Nouvelle-Galles du Sud Nouvelles-Galles du Sud, et une
qui, sur une bande d’un millier de expérience hors norme à l’échelle
kilomètres le long des côtes du Pa- de ce continent où les incendies
cifique, s’est embrasé, avec des di- sont si fréquents qu’ils ont une sai-
zaines, voire des centaines d’in- son – jusqu’ici de novembre à
cendies brûlant simultanément. mars –, elle est ici impuissante face
Dans cet Etat frappé par l’une au « monstre ». Malgré le déploie-
des plus violentes sécheresses de ment de moyens titanesques, avec
l’histoire moderne de l’Australie des centaines de camions-citernes
et où la capitale est soumise, de- et des dizaines d’aéronefs. Malgré
puis le 10 décembre, à de sévères le soutien de l’armée et de soldats
mesures de restriction d’eau à du feu néo-zélandais, canadiens
cause de la baisse du niveau des ou encore américains.
barrages, il a suffi d’un éclair dans Les volontaires, qui ont parfois
les Gospers Mountain, le 26 octo- posé des congés sans solde pour
bre, à quelque 300 kilomètres au se rendre disponibles autant que
nord-ouest de Sydney, pour que nécessaire, savent qu’ils n’ont
« le monstre » prenne vie, s’épa- aucune chance d’éteindre ces
nouisse dans les bois secs et me- flammes qui déferlent en flot con-
nace, deux mois plus tard, les pé- tinu sur de nombreux fronts sans
riphéries de l’agglomération. l’aide de la pluie. Et ce ne sont pas
Dans ce territoire, ce sont plus de les fines gouttes enfin tombées à
3,4 millions d’hectares qui étaient la veille de Noël qu’ils attendent,
partis en fumée mercredi, pres- mais des trombes d’eau.
que quatre fois plus qu’en Amazo- Dans l’immédiat, l’Australie se
nie en 2019, selon les estimations, prépare plutôt à une nouvelle va-
gue de chaleur. Quant aux précipi-
tations, « nous n’attendons rien de
significatif dans les semaines à ve-
nir. Pas avant fin janvier ou février,
en tout cas », répond Andrew
Watkins, chef des prévisions à
long terme au Bureau de météoro-
logie, l’agence gouvernementale.
Cet expert attribue la crise ac-
tuelle à trois phénomènes : une
phase positive inhabituellement
forte du dipôle de l’océan Indien
(souvent appelé le « Niño indien »
en raison de sa similitude avec son
équivalent du Pacifique) conju-
guée à une phase négative de l’os-
cillation antarctique (une varia-
tion de la pression atmosphérique
qui affecte la circulation des vents
dans l’hémisphère Sud), le tout sur
fond de réchauffement climati-
que. Le météorologue explique :
« Sur l’ensemble du continent, de-
puis 1910, les températures ont
grimpé d’environ 1 °C, en moyenne,
et dans le Sud-Est, depuis les années
1990, les précipitations ont baissé
d’environ 10 %. Ce climat plus
chaud et plus sec est responsable
d’une saison des incendies plus lon-
gue et plus virulente. »
Vacances à Hawaï
Rien de nouveau pour les centai-
nes de manifestants qui, samedi
21 décembre, dans une odeur de
brûlé, traversaient le pont de Syd-
ney pour aller camper devant la
résidence officielle du premier
ministre, Scott Morrison, en at-
tendant son retour. L’élu conser-
vateur, jugeant sa présence inu-
tile, était parti discrètement pas-
ser une semaine en famille à
Hawaï, déclenchant un tollé dans
un pays déjà à fleur de peau. « On
va lui demander des comptes ! On
étouffe, on est malade et lui, non
seulement il ne fait rien contre la
crise climatique, mais en plus, il
part en vacances ! », s’étrangle
Laura, une travailleuse sociale, qui
brandit une pancarte sur laquelle
est inscrit un proverbe aborigène :
« Nous ne possédons pas la terre,
nous lui appartenons. »
Depuis le début des incendies,
de plus en plus de voix s’élèvent
pour demander au gouverne-
ment de s’attaquer à la source du
problème : la hausse des tempéra-
tures mondiales. Scientifiques,
professionnels de la santé, chefs
d’entreprise, syndicalistes, agri-
culteurs, élus, lycéens, membres
d’ONG, activistes, simples ci-
toyens, tous sont montés au cré-
neau pour appeler le cabinet à
adopter une politique climatique
afin que l’Australie, l’un des pires
pollueurs au monde per capita,
puisse, au minimum, honorer le
modeste engagement pris lors de
la COP21 : réduire ses émissions
de gaz à effet de serre de 26 % à
28 % en 2030 par rapport à 2005.
Mais Scott Morrison, qui offre
régulièrement ses « pensées et
prières » aux victimes, se pose
avant tout en défenseur de l’in-
dustrie minière, pilier de l’écono-
mie australienne. En avril, il a
même approuvé un projet parti-
culièrement controversé de mine
géante de charbon à proximité de
la Grande Barrière de corail. Mal-
gré tout, ce chrétien évangélique
affirme à longueur d’interviews
que son pays respectera ses enga-
gements internationaux. Ce à
quoi aucun spécialiste ne croit.
En réalité, Canberra compte « tri-
cher », selon le terme employé mi-
décembre par Laurence Tubiana,
architecte de l’accord de Paris, en
utilisant les crédits carbone obte-
nus dans le cadre du protocole de
Kyoto pour diminuer drastique-
ment l’effort à fournir. A la COP25,
à Madrid, l’Australie s’est em-
ployée à miner la mise au point de
règles robustes qui lui auraient in-
terdit d’avoir recours à ce tour de
passe-passe.
« C’est dégoûtant. Comment no-
tre gouvernement peut-il faire cela
alors que nous en sommes réduits à
porter des masques », demande
Lily Campbell, l’une des organisa-
trices de la manifestation de sa-
medi. Après avoir finalement dé-
cidé d’écourter son séjour à Hawaï,
Scott Morrison a présenté, diman-
che, ses excuses à ses concitoyens
pour être parti en vacances. En re-
vanche, dès le lendemain, il réaf-
firmait ses positions en matière de
lutte contre le réchauffement cli-
matique, estimant qu’il serait « ir-
responsable » de tourner le dos à
l’industrie du charbon. p
isabelle dellerba
8 | planète
Le chantier
de la cité Gagarine,
à Ivry-sur-Seine
(Val-de-Marne), en
novembre. MARIE-PIERRE
DIETERLÉ POUR « LE MONDE »
A la cité Gagarine, déconstruire sans démolir
Les responsables du chantier de la barre d’Ivry-sur-Seine s’efforcent de revaloriser un maximum de rebuts
REPORTAGE
N
ul besoin d’avoir un
œil expert : cette ta-
pisserie aux motifs
bruns stylisés sort
tout droit des années 1960. Tant
bien que mal, le papier peint
s’évertue à décorer ce qui était
encore, il n’y a pas si longtemps,
une toute petite pièce du trei-
zième et dernier étage, escalier C,
de la cité Gagarine, à Ivry-sur-
Seine (Val-de-Marne). Sa mission
touche à sa fin. Bientôt, la tapisse-
rie sera enlevée et l’épaisse cou-
che de plâtre qu’elle recouvrait,
retirée, pour que ne subsiste plus
que du béton brut. Une fois les
plaques de revêtement de sol dé-
collées, les fenêtres désinstallées
et l’espace désamianté, un engin
viendra grignoter le bâtiment, et
c’en sera fini pour de bon.
Si la mythique cité Gagarine
porte ce nom, c’est parce que le
cosmonaute russe éponyme,
premier homme à voyager dans
l’espace, l’a inaugurée en 1963. La
barre d’immeuble en forme de T,
comprenant 376 logements, fut
un symbole de la banlieue rouge
et, en pleine guerre froide, une
vitrine de l’idéal communiste.
Au fil des années et des crises, la
cité ouvrière est devenue vé-
tuste, insalubre, et la décision a
été prise de la raser pour la
remplacer par un écoquartier.
« On a laissé dans les poubelles une part qui n’a rien à y faire »
Le chercheur Baptiste Monsaingeon décrypte les grandes étapes de la gestion des déchets depuis le début de l’ère industrielle
ENTRETIEN
M
aître de conférences à
l’université de Reims
et auteur d’Homo
detritus. Critique de la société du
déchet (Seuil, 2017), Baptiste
Monsaingeon replace le débat
sur la gestion des déchets dans
un contexte historique.
Les déchets n’ont pas toujours
existé. En quoi et quand ont-ils
changé de nature ?
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les
excreta urbains servent de ma-
tière première au développe-
ment de la première industriali-
sation. Les chiffons, qui ont
donné leur nom aux chiffon-
niers, sont récupérés et permet-
tent l’essor de l’industrie pape-
tière. Les boues organiques
(épluchures et boues noires) de la
ville sont également récupérées
pour fabriquer des engrais, du
compost pour les paysans.
Cette démarche
« ne coûte pas
plus cher. Un tel
chantier, demain,
ce sera la norme »
SANDY MESSAOUI
directeur de projets chez
Grand Paris Aménagement
Ici, pas de démolition spectacu-
laire à la dynamite, mais une « dé-
construction sélective ». Le prin-
cipe en est simple : il s’agit de limi-
ter la production de déchets en
triant à la source les différents élé-
ments de chantier pour mieux les
valoriser ou les réemployer.
Un déchet devenu « ressource »
Sur les 30 000 tonnes de béton et
de brique engendrées par le chan-
tier de Gagarine, l’objectif est d’en
revaloriser 90 % (le reste repré-
sente principalement ce qui a été
contaminé, par du plâtre, du
plomb…). Les gravats obtenus se-
ront envoyés en carrière à Chelles
(Seine-et-Marne) et Wissous (Es-
sonne), où ils seront concassés.
Leur deuxième vie pourra alors
commencer, sous forme de béton
à construction ou de granulat qui
servira à fabriquer des routes. En-
viron 2 500 mètres cubes de gra-
vats – soit environ 20 % du total –
L’apparition des poubelles mar-
que l’abandon de ces grandes pra-
tiques de synergie entre villes et
campagnes. En 1883, sous la
IIIe République, Eugène-René Pou-
belle, le préfet du département de
la Seine, impose aux Parisiens
l’usage de réceptacles pour l’enlè-
vement des ordures ménagères,
par souci d’hygiène. On banalise
ainsi l’idée d’abandonner de la
matière sans usage ultérieur. Le
déchet désigne ainsi toute quan-
tité de matière ou produit destinés
à l’abandon, ce qui est toujours sa
définition juridique actuelle.
Quelles sont les grandes étapes
de la gestion des déchets,
à l’ère industrielle ?
A partir de la fin du XIXe siècle,
on enfouit les déchets dans des
trous qu’on recouvre d’un peu de
terre une fois arrivés à saturation,
et sur lesquels on installe des
parcs de loisirs, des espaces
verts… Bref, de la « nature », pour
seront utilisés pour remblayer les
caves sur le nouveau site de
l’« agrocité », cet ensemble de lo-
gements et d’infrastructures pu-
bliques qui doit pousser à la place
de la cité Gagarine. Le reste sera
proposé à d’autres chantiers.
Par cette démarche, « on dimi-
nue les émissions de gaz à effet de
serre, on évite les mises en dé-
charge et on ne va pas extraire
dans des gisements naturels des
agrégats pour fabriquer du bé-
ton », s’enthousiasme Sandy Mes-
saoui, directeur de projets chez
Grand Paris Aménagement. « Le
déchet devient une ressource, il est
générateur de valeur pour fabri-
quer la ville. A cette échelle, sur un
projet résidentiel de cette taille,
c’est exemplaire et innovant. »
Dans l’appartement du trei-
zième étage du bâtiment C, sur un
pan de mur désormais livré aux
vents, reste accroché un radia-
teur, dernier témoignage de la vie
qui occupait les lieux. Lui aussi
échappera à la déchetterie.
Après diagnostic, l’aménageur
du site a identifié une série de huit
objets ou éléments considérés
comme réutilisables : des radia-
teurs, donc, mais aussi des portes,
des extincteurs, des boîtes aux let-
tres… Tous sont soigneusement
démontés avant d’être mis en
vente sur la plate-forme en ligne
de la start-up Backacia, spécialisée
dans le réemploi des matériaux et
bien oublier. La décharge est le
mode de traitement le moins coû-
teux et celui qui a été privilégié.
A partir des années 1970-1975,
les déchets deviennent un enjeu
environnemental. Mais, plus que
la saturation, une des critiques
majeures faites aux décharges
est leur visibilité. Les déchets qui
apparaissent au XXe siècle ne
sont plus compostables, plus
organiques et, une fois stockés,
demeurent visibles. C’est le re-
vers de l’épanouissement de la
société de consommation après
la seconde guerre mondiale et
du tout-jetable.
En France, on choisit massive-
ment l’incinération pour rationa-
liser ce problème. La Générale des
eaux et la Compagnie des eaux,
devenues depuis Veolia et Suez,
vendent des incinérateurs
comme des petits pains, de 1970 à
1990. De la proposition technique
de traitement à la collecte, ces
industries ont trusté l’ensemble
dans les équipements du bâti-
ment. Le radiateur en fonte, par
exemple, a servi plus de cin-
quante ans mais peut en faire « 50,
voire 100 de plus », estime Laurent
Maupomé, responsable d’opéra-
tions chez Grand Paris Aménage-
ment. Mille cinq cents pièces se-
ront au total mises en vente, et
600 ont déjà trouvé preneurs.
Le but de tout cela n’est pas de
dégager du profit. « On est en 2019,
on s’intéresse à la planète, souligne
M. Maupomé. Mon objectif, c’est
juste de ne pas payer pour mettre
des objets à la poubelle. » La mise
en décharge est, en effet, facturée
aux professionnels du bâtiment et
cela peut représenter un poids
considérable sur la facture d’un
chantier. C’est l’une des raisons de
la prolifération des décharges sau-
vages, sujet tristement médiatisé
après la mort en août du maire de
Signes, dans le Var, renversé par
une camionnette dont les occu-
pants étaient venus déposer des
gravats en toute illégalité. Les TPE
et PME de BTP ainsi que les entre-
preneurs travaillant au noir sont
souvent pointés du doigt.
En octobre, le gouvernement a
promis la reprise gratuite des gra-
vats de chantier d’ici à 2022, à con-
dition qu’ils soient préalable-
ment triés, ainsi qu’un meilleur
maillage du territoire en déchet-
teries professionnelles. Il faut
« passer de la démolition à la
de la chaîne de gestion des dé-
chets en proposant des solutions
« clés en main » aux collectivités.
Est-ce une gestion libérale plu-
tôt que le signe d’un véritable
réveil environnemental ?
Un des indices édifiant de ce qui
s’est joué est la mise en place, à la
fin des années 1980, du tri sélectif.
Dans l’optique de la réduction du
volume des déchets, on s’est foca-
lisé non pas sur la part organique,
compostable, mais sur des maté-
riaux valorisables économique-
ment, qui pouvaient intégrer le
marché des matières premières
dites « secondaires » (papiers, car-
tons, métaux, plastiques). On a
laissé dans les poubelles la part or-
ganique qui n’a strictement rien à
y faire. C’est de la matière carbo-
née, pleine d’eau, qui n’a pas voca-
tion à être stockée ni incinérée.
Que pensez-vous du projet de
loi antigaspillage et économie
déconstruction », répète à l’envi la
secrétaire d’Etat à la transition
écologique, Brune Poirson.
Sandy Messaoui, le responsable
du projet de la cité Gagarine, ne
peut qu’approuver : « Une démar-
che comme [la nôtre] ne coûte pas
plus cher. Ça nous oblige à tra-
vailler différemment et à nous for-
mer, mais si, nous, on y arrive sur
un ensemble de 400 logements en
centre-ville, en première couronne
de Paris, cela peut être systématisé
partout. Il faut s’attendre à un véri-
table changement de culture pro-
fessionnelle des aménageurs. Un
tel chantier, je pense que, demain,
ce sera la norme. »
Impossible de tout réemployer
Si « l’économie circulaire est l’ADN
de tout le projet », impossible, ce-
pendant, de tout réemployer,
pour des raisons sanitaires, fi-
nancières, et aussi de durée et
d’acceptabilité du chantier. Les
garde-corps qui auraient pu deve-
nir des arceaux à vélo ? Plombés,
ils auraient nécessité une coû-
teuse décontamination. Les fenê-
tres ? Plus aux normes, elles sont
invendables. Les toilettes et bai-
gnoires ? La faïence a été cassée
pour éviter les squats. Tous ces
éléments iront donc rejoindre
leur filière de recyclage classique.
Reste qu’un tel chantier est une
illustration des changements de
pratique dans le milieu. Le seul
circulaire, qui vient d’être voté
à l’Assemblée, et pour lequel
la ministre, Brune Poirson,
parle de « big bang » dans
nos poubelles ?
Il y a un effort de la part du
gouvernement d’optimiser la
collecte de certains types de dé-
chets. Mais, derrière l’appellation
« consignage » des bouteilles en
plastique, il y a surtout l’enjeu de
parvenir au standard européen
de collecte des déchets plastiques.
L’objectif de l’Union européenne
est que tous les emballages plasti-
ques soient recyclables d’une ma-
nière économiquement efficace
d’ici à 2030. Ce n’est donc pas une
bouteille qu’on va réutiliser, c’est
une bouteille qu’on va recycler.
On va simplement changer les
règles de financement. Mieux
vaut cela que rien, mais cette loi
n’est pas une loi de rupture.
Que faudrait-il alors pour
obtenir une telle « rupture » ?
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
secteur du bâtiment produit cha-
que année quelque 46 millions de
tonnes de déchets, soit bien da-
vantage, par exemple, que les mé-
nages (30 millions de tonnes).
La loi de transition énergétique
de 2015 fixe comme objectif de re-
cycler 70 % des déchets du BTP
en 2020. Mais, à ce jour, si le gros
œuvre (fondations, murs por-
teurs, charpentes…) est plutôt
bien recyclé, le second œuvre
(électricité, fenêtre, moquette,
verre, plastique…) l’est beaucoup
moins, selon l’Agence de l’envi-
ronnement et de la maîtrise de
l’énergie (Ademe).
Rym Mtibaa, chef de projet bâti-
ment chez Ecosystem et coordina-
trice de la plate-forme collabora-
tive Démoclès, cofinancée par
l’Ademe, note pourtant une évolu-
tion des mentalités, « une vraie
tendance » depuis trois ans. Pour
l’encourager, elle conseille de se fo-
caliser sur l’essentiel : considérer le
diagnostic obligatoire avant tra-
vaux comme un outil et non une
contrainte, s’assurer de la traçabi-
lité des déchets et ne pas les mé-
langer pour qu’ils puissent être va-
lorisés. D’autant que, pour le verre,
le plâtre ou encore la moquette, il y
a d’ores et déjà « 16 filières de valori-
sation de second œuvre opération-
nelles en France ». Reste à en trou-
ver une pour les tapisseries
venues des années 1960. p
enora ollivier
Dans le système actuel, on jette
dans une poubelle, on referme le
couvercle et on oublie. On fait
confiance à un système réputé ef-
ficient – si je mets dans la bonne
poubelle, ce sera bien géré. Mais
la bonne poubelle est une boîte
noire. « Que deviennent nos dé-
chets ? » est une interrogation ré-
currente dans l’opinion publique.
Qu’on le veuille ou non, il faut
faire avec ces restes toxiques et
irréversibles dont on ne veut pas.
La figure du chiffonnier peut
nous y aider. L’écocitoyen conti-
nue de considérer le déchet
comme un problème. Le change-
ment d’imaginaire est là : le
chiffonnier qui ne pourrait pas
s’emparer d’un déchet pourrait
dire : « Ce déchet-là, il ne faut plus
le produire. » Nous devons être à
même de nous autoréguler
vis-à-vis des formes matérielles
qu’on produit. p
propos recueillis par
anne guillard
 FRANCE |9
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019

Le tourisme, enjeu des municipales à Paris

Interdiction des cars, régulation d’Airbnb… l’attractivité de la capitale pousse les candidats à se positionner

E
n 2014, il n’était qu’un
chapitre parmi tant
d’autres dans les pro-
grammes des candidats à
la mairie de Paris. Mais, six ans et
plusieurs dizaines de millions de
voyageurs plus tard, le tourisme
pourrait bien devenir un enjeu de
premier plan pour le scrutin
municipal de mars 2020 au
même titre que la sécurité, la pro-
preté et la transition écologique.
La capitale française est l’une
des villes les plus visitées du
monde. En 2018, pas moins de
38 millions de voyageurs ont in-
vesti le Grand Paris. Un chiffre
élevé qui devrait grimper à
54 millions à l’horizon 2040 selon
l’association l’Atelier parisien
d’urbanisme. « On voit [leur]
nombre fortement augmenter
pour une même superficie. Il est
donc nécessaire de prendre les cho-
ses en main et de mener une vraie
politique touristique », plaide
Georges Panayotis, PDG du cabi-
net de conseil spécialisé MKG.
D’autant que le tourisme de-
meure un des principaux mo-
teurs de l’économie francilienne.
A l’échelle du Grand Paris, il repré-
sente quelque 300 000 emplois,
soit 9,3 % de la part de postes sala-
riés de la métropole. En 2018, ses
retombées économiques ont at-
teint les 21,5 milliards d’euros en
Ile-de-France, dont une immense
partie provient de la seule ville de
Paris. « Le tourisme est devenu un
véritable enjeu pour ces municipa-
les car il représente énormément
en termes de dépenses et de flux
mais surtout parce que les habi- Dans le quartier Montmartre, à Paris, le 9 août. LEWIS JOLY/AP
tants commencent à voir les nui-
sances qu’il engendre », analyse
Patrick Viceriat, président de « qu’il profite plus aux Parisiens », que le 2e arrondissement de Paris l’activité des plates-formes de lo- tes de cars devront respecter des
l’Association francophone des quand celui d’Europe Ecologie-Les aurait perdu 15 % de ses habitants cation de meublés. Ils pourraient
Une proposition normes bien réglementées notam-
experts du tourisme. Verts (EELV), David Belliard, veut ces dernières années, selon son ainsi voter pour interdire Airbnb semble faire ment sur leurs tailles et sur les en-
le rendre « plus écologique ». Le dé- maire, l’écologiste Jacques dans certains arrondissements droits de la ville qu’ils auront le
Hausse des prix du logement puté (LRM) de l’Essonne Cédric Boutault. du centre de Paris.
l’unanimité parmi droit de desservir ou non. » Des
De fait, si cette activité est source Villani, également sur les rangs, « Le vrai problème, ce sont les les candidats : cars qui, selon le mathématicien,
de richesses et participe à l’attrac- veut faire en sorte que « les Pari- multipropriétaires qui achètent « Stigmatisation » seront « bien évidemment électri-
tivité et au rayonnement des vil- siens ne se sentent plus envahis », des appartements uniquement Un sujet prioritaire, donc. Mais la
la fin des cars ques ou à l’hydrogène ».
les, elle engendre de nombreux tout comme la candidate du parti pour les louer sur Airbnb », juge le capitale française est-elle, comme de tourisme Autant de propositions aux-
désagréments pour les popula- Les Républicains (LR) Rachida candidat écologiste David Bel- Venise ou Barcelone, réellement quelles s’oppose la Féderation na-
tions locales. Dans plusieurs vil- Dati, qui veut « mettre fin aux nui- liard. Cédric Villani, lui, pointe du touchée par le surtourisme ? « A
dans la capitale tionale des transports de voya-
les européennes comme Barce- sances causées par le tourisme de doigt les nuisances directes que Paris, l’activité est concentrée dans geurs, regrettant « que ces posi-
lone, Dubrovnik (Croatie) et sur- masse ». Enfin, dans l’équipe de la ressentent les Parisiens au quoti- des zones comme le Louvre, Mont- tions aboutissent à la stigmatisa-
tout Venise, les habitants mani- maire sortante, Anne Hidalgo, on dien : « Lorsque on discute avec martre, les Champs-Elysées ou le surtourisme pourrait rapide- tion d’un mode de transport et à
festent, depuis plusieurs années, semble aussi avoir pris le pro- eux, c’est toujours la même image encore la tour Eiffel. On ne peut ment pointer le bout de son nez. » une approche qui privilégie un
un vrai rejet du tourisme de blème à bras-le-corps. Paris en qui revient : ils en ont marre de ces donc pas parler de surtourisme à Dans les programmes des diffé- tourisme individuel et élitiste plu-
masse face à la saturation de cer- commun, sa plate-forme de sou- valises qui défilent à 4 heures du l’échelle de la ville mais de certains rents candidats, une proposition tôt qu’un tourisme accessible au
tains de leurs quartiers, à la tien, a rédigé une longue note, pu- matin dans les escaliers. » Les quartiers où se trouvent les semble faire l’unanimité : la fin plus grand nombre ». Réponse de
hausse des prix du logement, ou bliée par le think tank Terra Nova, deux hommes, qui envisagent de boutiques de souvenirs vers les- des cars de tourisme dans Paris. Jean-François Rial, PDG de Voya-
à l’uniformisation des commer- qui appelle à mettre en place « un s’allier en vue d’une « coalition quelles affluent les voyageurs », Rachida Dati, Benjamin Griveaux geurs du monde et coauteur de la
ces. Ces nuisances commencent tourisme à impact positif ». climat », proposent donc d’abais- explique M. Viceriat. ou encore Anne Hidalgo, tous en- note commandée par Paris en
également à être ressenties par « Ennemis » repérés par l’en- ser le nombre de jours de loca- Certains endroits comme l’est visagent de ne plus les autoriser commun : « Ce n’est pas vrai. Cela
une partie des Parisiens. semble des candidats : les plates- tions autorisées à 45 nuits pour le ou le nord de la ville sont totale- à accéder à l’intérieur de la capi- voudrait dire qu’on ne peut pas
C’est pourquoi chaque préten- formes de locations d’apparte- premier, et 60 pour le second, ment ignorés. « Il faut développer tale tant ils sont source de conges- faire un tourisme populaire sans
dant à la mairie décline sa vision ments entre particuliers de type contre 120 aujourd’hui. [leur] l’attractivité et donner envie tion et de pollution dans les quar- que ce soit un tourisme de masse.
du tourisme en vue de la pro- Airbnb, coupables, selon eux, de Sur cette thématique, l’équipe aux gens d’aller visiter le patri- tiers plébiscités par les visiteurs. Quelqu’un qui veut visiter Paris
chaine mandature. Le candidat in- favoriser la hausse des prix du d’Anne Hidalgo entend consulter moine qui se trouve au-delà du pé- Seul Cédric Villani penche pour la peut le faire autrement qu’en arri-
vesti par La République en marche logement qui, à terme, chasse les les Parisiens par référendum sur riphérique, suggère un soutien de régulation plutôt que pour leur vant en bus. » p
(LRM), Benjamin Griveaux, veut habitants de la ville. A tel point des propositions de régulation de la maire sortante. Si on ne fait rien, suppression : « A l’avenir, les flot- sacha nelken

« Des allers-retours incessants à toute heure du jour ou de la nuit »

Des Parisiens racontent les désagréments engendrés par le tourisme de masse dans leur vie quotidienne

TÉMOIGNAGES « On a eu droit arcades de la rue de Rivoli, qu’elle pollue. Il faudrait penser à les in- tours incessants de valises à toute S’engagent alors de longues

N’
importe quel Parisien
en est convaincu, sa
ville est la plus belle
du monde. Que ce soit pour son
architecture, son patrimoine
culturel ou son style de vie, Paris
n’a rien à envier à Rome, Londres
ou encore New York, expliquent
les plus chauvins. D’ailleurs, la
capitale française se hisse régu-
lièrement en tête du classement
des villes les plus visitées dans le
monde.
Mais pour certains habitants,
cette attractivité est synonyme de
nombreux désagréments. No-
tamment pour ceux qui vivent
dans les quartiers les plus touris-
tiques comme Montmartre, les
à des pétards
et des feux
de Bengale
dans la cour
de la résidence ! »
FRANCK BRIAND
habitant d’un immeuble avec
un logement loué sur Airbnb
environs de la tour Eiffel ou l’hy-
percentre de la capitale.
A quelques pas du Louvre, juste-
ment, Martine, 62 ans, conclut sa
promenade matinale dans le jar-
din des Tuileries. Sous les célèbres
empreinte pour regagner son do-
micile, la sexagénaire peste de-
vant l’accumulation de boutiques
de souvenirs : « Je n’en peux plus de
voir tous les jours ces magasins qui
vendent des produits infâmes
construits en Asie alors que dans le
même temps, les petits commerces
de proximité ont de plus en plus de
mal. » Au total, une quarantaine
de boutiques de souvenirs sont
installées sur les 3 km de la rue.
Place du Palais-Royal, un car à
étage dépose une vingtaine de
touristes japonais venus voir La
Joconde. Un couple de retraités
habitant le quartier, qui assiste à
la scène, aimerait que ce genre de
véhicule ne circule plus dans Pa-
ris. « Ça crée des bouchons et ça
terdire », prône la femme. « En
amenant toute la journée des
grands groupes de visiteurs, ils sa-
turent la zone », ajoute son mari.
Un peu plus au nord, dans le Sen-
tier, Franck Briand rencontre un
tout autre problème. Habitant
d’une copropriété mixte de la rue
de Palestro, dans le 2e arrondisse-
ment, il constate en 2014 qu’un
des bureaux de l’immeuble a été
vendu pour en faire un apparte-
ment. Quelques jours plus tard,
une famille s’y installe, « puis une
autre le lendemain, puis une autre,
et ainsi de suite. On s’est alors
rendu compte que la personne qui
a acheté l’appartement a décidé
d’en faire un Airbnb, explique-
t-il. Ça a été le début d’allers-re-
heure du jour ou de la nuit. Mais ça,
ce n’était que le début… »
« L’habitant est démuni »
Quelques mois plus tard, de nou-
veaux travaux débutent dans
l’appartement du rez-de-chaus-
sée qui reçoit chaque jour une
nouvelle famille de touristes. Le
propriétaire fait construire une
mezzanine en créant un accès
aux caves. La capacité du meublé
passe ainsi de six à quinze per-
sonnes. « On a vu arriver des grou-
pes de jeunes touristes venus pour
faire la fête, c’est devenu un vrai
enfer, témoigne l’habitant dé-
passé. On a même eu droit à des
pétards et des feux de Bengale
dans la cour de la résidence ! »
discussions avec la Mairie et de
nombreux dossiers sont remis
aux services compétents sans
aucun résultat pendant un temps.
« Les élus n’ont aucune réponse à
apporter, déplore celui qui gère
aujourd’hui le collectif Paris VS
BNB. L’habitant est totalement dé-
muni, il y a une vraie interrogation
sur sa place dans la ville. »
Finalement, la situation se dé-
bloque début 2019, où il est exigé
que l’accès entre la cave et l’appar-
tement soit fermé. « Aujourd’hui,
ils ne reçoivent plus que des grou-
pes de six à huit personnes, et les fê-
tes sont espacées de plusieurs jours,
relève Franck Briand. C’est un petit
peu plus vivable maintenant. » p
s. ne.
10 | france
A SS E MB L É E N ATI O NA L E
Deux députés
demandent des comptes
à Ségolène Royal
Mise en cause pour l’utilisa-
tion de ses moyens d’ambas-
sadrice des pôles, Ségolène
Royal va être convoquée
à l’Assemblée nationale
a indiqué, mardi 24 décem-
bre, le président de l’UDI,
Jean-Christophe Lagarde.
Le député Christophe Naege-
len (UDI), coresponsable
de la mission d’information
de l’Assemblée sur la problé-
matique des pôles, et son
collègue (LRM) Eric Girardin
veulent entendre ses explica-
tions sur « son absence à l’en-
semble des réunions officielles
au Conseil de l’Arctique qui
se sont tenues depuis sa nomi-
nation » et « ses interventions
médiatiques quasiment heb-
domadaires sur la politique
nationale », selon M. Naege-
len, cité par Le Figaro. – (AFP.)
È D U C AT I O N
Seine-Saint-Denis :
la justice ordonne
l’inscription de lycéens
sans affectation
La justice a ordonné l’inscrip-
tion en lycée de trois redou-
blants de terminale de Seine-
Saint-Denis qui restaient sans
affectation, a indiqué l’avocate
des lycéens, mardi 24 décem-
bre. Le juge des référés
du tribunal administratif
de Montreuil a enjoint au
directeur académique de Sei-
ne-Saint-Denis d’affecter les
trois élèves dans une classe
dans un délai de quinze jours
maximum. Mi-novembre,
cinq redoublants de terminale
des Hauts-de-Seine avaient
obtenu une inscription après
avoir attaqué l’éducation
nationale en justice. – (AFP.)
La survie en mode « débrouille »
A Roubaix, des exclus du travail créent leurs ressources propres, entre emplois informels et solidarité
REPORTAGE
E
roubaix - envoyée spéciale
lles sont dix. Dix femmes
qui ne se connaissaient
pas avant de se croiser
dans le salon de coiffure
« low cost » de Maryam (le pré-
nom a été modifié), à Roubaix
(Nord). Certaines sont mères céli-
bataires, d’autres sont battues par
leur mari depuis des années, tou-
tes vivent sous le seuil de pau-
vreté et peinent à nourrir leurs
enfants. Jusqu’à ce que ce qu’une
petite boîte en carton vienne – un
peu – alléger leur quotidien.
C’est là qu’elles déposent, cha-
que semaine, leurs maigres reve-
nus, qu’elles ont décidé de mettre
en commun, soit 200 euros en
moyenne. Repassage, ménage,
garde d’enfants (qu’elles facturent
entre 3 et 7 euros de l’heure), coif-
fure à domicile (15 euros la coupe
avec brushing)… Depuis deux ans,
Maryam (la seule à posséder une
voiture), 47 ans, récupère ensuite
l’argent gagné – non déclaré – et se
rend au supermarché pour ache-
ter en gros, après avoir traqué les
promotions les plus avantageuses
dans toutes les grandes surfaces
du coin. C’est elle qui gère le fi-
nances du groupe. « Si on veut s’of-
frir un kebab – c’est arrivé une fois –,
on l’appelle pour savoir si on peut se
le permettre, raconte Isabelle, an-
cienne coiffeuse de 43 ans, mariée
et mère de trois enfants. Pour la
première fois de ma vie, je ne me
sens plus seule. Et c’est grâce à ce
système que mes enfants peuvent
désormais manger équilibré. »
Qu’on l’appelle système D ou so-
lidarité de proximité, dans les
quartiers populaires, cette écono-
mie de la débrouille constitue par-
fois le seul moyen de survivre.
« L’entraide fait partie des logiques
de la classe ouvrière », rappelle
Nawal Badaoui, 46 ans, ancienne
directrice de l’association Solida-
rité, une institution roubaisienne
qui a fermé ses portes en septem-
bre. Sauf qu’elle prend de plus en
plus de place. « Dans la forme, cette
économie existe depuis longtemps,
explique Cécile Vignal, maître de
conférences en sociologie à l’uni-
versité de Lille et membre du col-
lectif Rosa Bonheur, qui rassemble
six chercheurs. Mais elle était “à
côté”, en complément du salariat.
Aujourd’hui, ce travail “à côté” a
pris une place centrale, à mesure
que la protection sociale est deve-
nue insuffisante et que le revenu sa-
larial ne remplit plus tous les be-
soins, soit parce qu’il est trop faible,
soit parce qu’il n’y en a pas. »
Avec 75 % de son territoire classé
quartier prioritaire de la politique
de la ville (QPV) et plus de 44 % de
la population vivant sous le seuil
de pauvreté, Roubaix (95 000 ha-
bitants) se classe parmi les villes
les plus pauvres de France. Ici, le
taux de chômage dépasse les 30 %
de la population active, soit près
de quatre fois la moyenne natio-
nale. « Ce qui ne signifie pas que ces
habitants ne travaillent pas », sou-
ligne Cécile Vignal.
Petit jardin potager
Dans l’ouvrage La Ville vue d’en
bas. Travail et production de l’es-
pace populaire (Editions d’Amster-
dam, 240 pages, 18 euros), le collec-
tif Rosa Bonheur raconte « le quoti-
dien de ceux dont on dit qu’ils ne
font rien ». A tort. « La concentra-
tion d’une population exclue du
marché du travail formel fait pro-
duire des ressources et des activités
propres, explique Yoan Miot, géo-
graphe et urbaniste à l’université
Paris-Est Marne-la-Vallée, mem-
bre du collectif. C’est un paradoxe
fondamental : au nom de la mixité
sociale, il faut déconcentrer la pau-
vreté, mais au risque de perdre les
liens sociaux qui permettent à cette
population de survivre. » Petites
entreprises informelles à domi-
cile, garages à ciel ouvert, ateliers
de réparation d’électroménager,
garde d’enfants, rénovation de lo-
gements… « Dans les rues, le travail
de subsistance est partout, dans
les hangars et les parkings, sur des
affichettes collées aux fenêtres… »,
développe Cécile Vignal.
Fariza, 37 ans, a trois enfants, un
mari handicapé qui ne peut pas
travailler et 1 000 euros par mois
d’allocations. Insuffisant pour
s’acquitter de toutes les charges.
Elle cherche depuis des années un
poste de femme de ménage, sans
succès. Alors elle enchaîne les
petits boulots. Elle s’est impro-
« Le revenu
salarial ne remplit
plus tous les
besoins, soit parce
qu’il est trop
faible, soit parce
qu’il n’y en a pas »
CÉCILE VIGNAL
maître de conférences en
sociologie à l’université de Lille
visée traiteur pour fêtes et ma-
riages – 100 euros en moyenne le
couscous pour 200 personnes –
avant de renoncer l’an dernier. « Il
n’y a plus de clients, les gens n’ont
plus les moyens, ils font eux-mê-
mes », raconte-t-elle. Elle a aussi
fabriqué du pain pour le revendre
à la boulangerie du coin, 2 euros la
galette de semoule. Avant d’y re-
noncer aussi, faute de clients. De-
puis, elle s’occupe du petit jardin
potager de sa tante. Elle plante
courgettes, pommes de terre, sa-
lades, patates douces, tomates,
oignons, poireaux et artichauts.
En échange, elle récupère une
partie de la récolte.
« C’est grâce à ce système que
mes enfants peuvent manger des
légumes », dit Fariza dans un sou-
rire, en pointant du doigt les deux
patates douces posées sur le sol
de la cuisine et les trois cagettes
de pommes de terre empilées
dans un coin du modeste trois-
pièces qu’occupe la famille, dans
le quartier du Cul-de-Four.
Ryslène (le prénom a été modi-
fié), 51 ans, n’est pas peu fière de sa
petite épicerie. Elle a économisé
pendant près de quinze ans avant
de pouvoir obtenir un prêt. Le
tout, grâce aux activités informel-
les de son mari, mécanicien « aux
mains en or », dit-elle tout sourire,
qui répare les voitures pour la
moitié du prix d’un garage « offi-
ciel ». « On ajuste le tarif en fonc-
tion des revenus de la personne »,
précise-t-elle, debout derrière son
comptoir. On appelle ça un « ga-
rage de rue » ou un « garage à ciel
ouvert ». Une activité très répan-
due dans les quartiers populaires.
« Moi, j’ai longtemps été au RSA [re-
venu de solidarité active], j’étais
vue comme un cas soc’[cas social],
personne ne voulait nous prêter de
l’argent », souffle Ryslène.
Pendant des années, son mari,
Anthony, a opéré dans la rue,
mais après plusieurs plaintes
émanant de voisins et une
amende de 135 euros, le couple a
décidé d’investir en 2018 dans
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
une petite arrière-cour de 20 m2
où il gare tantôt la camionnette
de l’épicerie, tantôt les voitures à
réparer. « On a pu acheter tout le
matériel de l’épicerie avec cet
argent : d’abord une vitrine réfri-
gérée, en vente sur Leboncoin ;
quelques années plus tard, un pe-
tit camion… Qu’est-ce qu’on a ga-
léré… », se souvient Ryslène.
« En échange d’un service reçu »
« Il n’est pas rare que des répar-
ations soient effectuées sans
contrepartie financière, pour ren-
dre service ou en échange d’un ser-
vice reçu », écrit le collectif Rosa
Bonheur dans son livre. De ces
« liens de réciprocité et d’interdé-
pendance » parfois « démarchan-
disés », Alain Lamourette, coordi-
nateur à la MJC de Tourcoing,
a voulu en faire le cœur de son ac-
tion. Au sein du projet Utopiats,
dans le quartier Piats, il a lancé
un Repair Café tous les troisièmes
vendredis de chaque mois, un lieu
où les habitants peuvent venir ré-
parer leurs objets (four à micro-
ondes, grille-pain, téléviseur, aspi-
rateur…), et le dispositif « 1 + 1 = 3 »,
un système d’échange de services
entre résidents.
Ici, chaque service rendu est cré-
dité non pas en monnaie son-
nante mais en temps sur un
compte personnel. Aide aux dé-
marches administratives, baby-
sitting, bricolage, déménage-
ment… Un étudiant a par exemple
besoin d’utiliser une machine à la-
ver – les tarifs de la laverie automa-
tique étant trop élevés pour son
budget –, il offre en échange une
aide aux devoirs. Ou encore Auré-
lie, une jeune femme qui veut se
lancer dans le maquillage pour
enfants lors des fêtes d’anniver-
saire, a besoin d’un cours de des-
sin pour perfectionner son coup
de crayon. C’est Angélique qui va
l’aider pendant deux heures. Cette
dernière voit donc son compte-
temps crédité de deux heures.
« Tout est égal en temps, une
heure de ménage vaut une heure
de physique quantique », précise le
coordinateur du projet, M. La-
mourette, qui parle d’« une forme
de troc ». « On se rend vite compte
qu’il y a beaucoup de savoir-faire
et de compétences », insiste-t-il.
Près de 300 résidents disposent
aujourd’hui d’un compte-temps.
Le bémol : « J’aimerais croire qu’on
n’est pas en train d’inventer un mo-
dèle d’économie et de consomma-
tion pour les pauvres, dans lequel
tout se recycle et s’échange, paral-
lèle à celui des riches, où tout se
paie, se jette et se rachète. » p
louise couvelaire

0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
Samia Ghali, le 5 novembre,
à Marseille. CHRISTOPHE SIMON/AFP
A Marseille, Samia Ghali
en « candidate libre »
La sénatrice, qui a quitté le Parti socialiste, fait le pari d’une campagne
sur son nom, mais reste ouverte aux alliances
marseille - correspondant
S
amia Ghali est en campa-
gne. La sénatrice des Bou-
ches-du-Rhône compte
bien aller au bout et rêve
d’atteindre la mairie de Marseille
en mars 2020. Seule ou accompa-
gnée dans le cadre d’alliances à ve-
nir ? « On va aller étape par étape et
laisser les Marseillais s’exprimer.
Aujourd’hui, c’est l’heure de ma
candidature », temporise la parle-
mentaire, 51 ans. « Je présenterai
des listes dans les huit secteurs de
la ville », promet l’élue, qui assure
que trouver les 303 noms néces-
saires ne sera pas un souci pour
elle, parmi les 6 000 soutiens que
revendique son microparti, Mar-
seille avant tout.
Elle-même mènera sa liste dans
le 8e secteur, son fief des 15e et 16e
arrondissements, dont elle a rem-
porté la mairie sous étiquette so-
cialiste en 2008 et 2014. Pas ques-
tion donc d’aller défier le leader
Rassemblement national (RN),
Stéphane Ravier, dans le secteur
voisin (7e), ou de se mêler au com-
bat entre Martine Vassal, la candi-
date Les Républicains (LR), et
Yvon Berland, soutenu par La Ré-
publique en marche (LRM), dans
le très bourgeois 4e secteur, où
Mme Ghali habite désormais. La sé-
natrice joue sur ses terres d’ori-
gine. « J’ai démarré ma vie politi-
que sur ce territoire, j’y reste fi-
dèle », explique-t-elle.
Une candidature annoncée
dans Le Journal du dimanche du
8 décembre, petit coup de patte au
quotidien La Provence, avec qui
les rapports sont tendus. Une let-
tre aux Marseillais distribuée
dans un premier temps à
20 000 exemplaires. Et un pro-
gramme de 152 propositions dé-
voilé quelques jours seulement
après son entrée en campagne,
qu’elle porte désormais quoti-
diennement dans des visites de
terrain. Samia Ghali se jette avec
sa détermination habituelle dans
la bataille des municipales.
Sans étiquette, pour la parle-
mentaire qui a divorcé du PS de-
puis 2018, mais « au nom du peu-
ple de Marseille ». Un slogan de
campagne – ses adversaires n’ont
pas manqué de le remarquer –
curieusement proche du « Au
nom du peuple », utilisé pour la
« Sur la sécurité,
Samia est de
droite, sur
l’écologie, elle
est de gauche,
et sur le social,
elle est d’extrême
gauche »
YOUNES YOUSFI
directeur adjoint du collège-
lycée musulman Ibn-Khaldoun
présidentielle de 2017 par Marine
Le Pen. Samia Ghali, que le RN
marseillais cible régulièrement,
balaye toute idée de proximité :
« Personne ne peut douter de mon
combat contre le Front national,
c’est dans mon ADN politique. »
Boudée par la direction de LRM
Samia Ghali a longtemps freiné sa
candidature. La volonté de ne pas
entrer trop tôt dans un combat
aux contours incertains, mais
aussi la faute aux négociations
menées avec La République en
marche qui n’ont jamais abouti.
« LRM a finalement choisi un can-
didat qui va plutôt prendre des
voix à Martine Vassal qu’à moi »,
note la sénatrice, un brin déçue
de ne pas faire partie de l’équa-
tion du mouvement présidentiel
pour le premier tour. « Mais vous
savez, poursuit-elle, En marche
discute encore avec moi. Et quand
je vois que Marlène Schiappa
retweete mon annonce, je m’aper-
çois que ma candidature plaît
aussi chez les marcheurs… »
Boudée par la direction de LRM,
Samia Ghali a donc décidé de
jouer à fond la carte de la « candi-
date libre », sans héritage, qui
« gêne l’establishment politique et
médiatique ». « Je n’ai pas été
posée là comme une fleur, on ne
m’a pas tendu la main. Qui
aurait pu croire ou dire qu’avec un
nom comme le mien, je pourrais
venir un jour me présenter
comme maire de Marseille ? » in-
terroge celle qui rappelle réguliè-
rement qu’elle a grandi dans un
bidonville.
Mais si Samia Ghali n’est plus so-
cialiste, elle siège toujours avec les
élus PS au conseil municipal et
entretient à nouveau d’excellents
rapports avec les ex-députés Pa-
trick Mennucci, qui l’avait pour-
tant privée d’une victoire aux pri-
maires socialistes de 2014, et
Henri Jibrayel. Parmi les rallie-
ments, la sénatrice pourrait pro-
chainement compter Annie Levy-
Mozziconacci, conseillère muni-
cipale PS qui, début décembre,
soutenait encore Jean-Philippe
Agresti, l’un des candidats à l’in-
vestiture LRM. « Je discute plus que
jamais avec Samia et j’essaie d’en-
traîner Jean-Philippe dans cette
aventure », confirme Mme Levy-
Mozziconacci.
Sondage après sondage, la noto-
riété de Samia Ghali auprès des
Marseillais et son poids électoral
dans les secteurs du nord de la
ville se confirment. Mais pour es-
pérer atteindre la mairie centrale,
la parlementaire et son équipe sa-
vent qu’ils doivent trouver des al-
liances. « Je suis ouverte à tous,
sauf aux extrêmes », répète la sé-
natrice, qui rappelle que sa majo-
rité municipale de secteur en 2014
comptait des communistes, des
socialistes, des écologistes mais
aussi des futurs LRM comme le
député Saïd Ahamada.
Mme Ghali échange également
beaucoup avec son collègue du
Sénat Bruno Gilles, qui a démis-
sionné du parti Les Républicains
et se voit lui aussi comme un
« candidat libre ». Comme elle, le
maire honoraire du 3e secteur
pense que la « proximité » et « l’ex-
périence de terrain » sont les ba-
ses de toute action politique. Et
comme elle, il en appelle au
« pragmatisme et au bon sens »
pour gérer Marseille.
L’union de ces deux « affran-
chis » de la campagne ne serait
pas pour déplaire au président LR
de la région, Renaud Muselier,
proche de l’une et ami de l’autre,
et qui ne serait pas contre jouer
un mauvais tour à la candidate
LR Martine Vassal, soutenue par
Jean-Claude Gaudin. « Samia et
Bruno sont très complémentaires,
peuvent gagner chacun des sec-
teurs différents, mais le problème
pour l’instant, c’est qu’ils veulent
la même chose : le fauteuil de
maire », note-t-on dans l’entou-
rage du président Muselier.
« C’est une idée qui peut séduire.
Mais pour l’instant, ce n’est
qu’une idée », complète un mem-
bre du staff de Bruno Gilles.
En attendant les grandes
manœuvres de janvier, Samia
Ghali a pris une longueur d’avance
en dévoilant son programme.
« Sur la sécurité, Samia est de
droite, sur l’écologie, elle est de gau-
che, et sur le social, elle est d’ex-
trême gauche », énumère Younes
Yousfi, directeur adjoint du collè-
ge-lycée musulman Ibn-Khal-
doun qui, avec d’autres soutiens, a
planché sur le programme. « Elle
veut modifier la gouvernance de
cette ville et apporter de la justice
dans le traitement des Mar-
seillais », ajoute l’avocat pénaliste
Alain Lhote, qui devrait trouver
une place sur les listes.
Trafic de drogue
Pour lutter contre le logement in-
digne, la sénatrice propose d’éten-
dre le permis de louer à toute la
ville. Côté transports, elle sou-
haite un prolongement du métro
vers le sud mais surtout un désen-
clavement des quartiers nord,
« qu’on nous promet depuis que je
suis petite », regrette-t-elle. Sur la
sécurité, Mme Ghali, qui n’a jamais
renié son idée de faire intervenir
l’armée face au trafic de drogue,
veut « 900 policiers municipaux,
une vidéosurveillance renforcée et
un poste de police dans chaque
secteur ». Enfin, appel du pied aux
collectifs citoyens dont l’éclosion
a marqué la dernière mandature à
Marseille, la candidate évoque
l’organisation de référendums
populaires sur des sujets polémi-
ques, comme la vente du Stade-
Vélodrome.
Un programme dense et plé-
thorique qui ne propose toute-
fois pas de chiffrage précis,
comme pour la rénovation des
écoles, où la candidate assure
« qu’il faudra mettre le paquet ». Il
empiète également sur de nom-
breuses compétences – trans-
ports, lutte contre le logement in-
digne – détenues aujourd’hui par
la métropole d’Aix-Marseille-Pro-
vence, à laquelle Samia Ghali ré-
pète qu’elle ne sera pas candidate.
« Ma détermination me permet-
tra d’imposer mes idées à celui ou
celle qui la dirigera », tente déjà de
convaincre la parlementaire. p
gilles rof
Le Conseil national
de l’habitat peine
à tenir son rôle
L’instance a échoué à rendre un avis sur la
réforme en cours des allocations-logement
L e Conseil national de l’habi-
tat (CNH) bat de l’aile. Ses
trois dernières réunions, les
2, 9 et 16 décembre, essentielle-
ment consacrées à la lourde ré-
forme du calcul des aides au loge-
ment, ont été chaotiques et n’ont,
faute de quorum, mené à rien : ni
débat ni vote en séance, réduit à
une consultation par voie électro-
nique. Cette instance consultative
unique en son genre réunit une
cinquantaine d’acteurs du loge-
ment – notaires, constructeurs,
promoteurs, organismes HLM,
banquiers, associations de locatai-
res, syndicats de salariés, agents
immobiliers – ainsi que des admi-
nistrations comme la Caisse d’al-
locations familiales (CAF), la Ban-
que de France ou l’Agence natio-
nale de l’habitat, et des parlemen-
taires, pour donner leur avis sur
tous les textes, lois et règlements
concernant ce secteur.
L’importante réforme en cours
consacre le principe de la contem-
poranéisation des aides au loge-
ment, soit leur calcul chaque tri-
mestre en fonction des ressources
des douze derniers mois plutôt
que de celles de deux ans aupara-
vant. Elle est devenue possible
grâce au prélèvement à la source
de l’impôt sur le revenu, effectif de-
puis le 1er janvier 2019, et aux trans-
missions de fichiers, qui se font dé-
sormais en temps réel entre, no-
tamment, les services fiscaux et la
CAF, qui distribue les aides person-
nalisées au logement (APL).
« On nous donne les convoca-
tions et les textes au dernier mo-
ment, avant de reporter puis annu-
ler les réunions, déplore Eddie Jac-
quemart, président de la Confédé-
ration nationale du logement, et,
surtout, nous n’avons pas eu, alors
qu’elle nous a été promise, l’étude
d’impact sur cette réforme qui va
faire très mal. » « Les administra-
tions, notamment la CAF qui doit
mettre en œuvre la réforme, ne
sont pas là », renchérit, de son
côté, Micheline Unger, de l’asso-
ciation Droit au logement.
Aurélien Taché, député (LRM)
du Val-d’Oise et président du
CNH, convient de certains re-
ports et annulations de réunions,
parfois de son fait, « mais pour
éviter les consultations électroni-
ques qui ne satisfont personne, j’ai
reconvoqué une plénière, malheu-
reusement en pleine grève des
transports. Je crois en cette ins-
tance de débat, en son expertise,
ses ressources, assure-t-il. Je me
suis battu pour qu’elle ne soit pas
supprimée en encourageant, au
© Radio France/Ch. Abramowitz
france | 11
contraire, des groupes de réflexion
sur la relance de la construction et
sur l’accès au logement, pour aller
au-delà du rôle consultatif et un
peu formel du CNH ».
Suppression de l’aide
Cette réforme aurait pourtant
mérité un sérieux débat, puisque
selon des chiffres communiqués
oralement par le ministère du lo-
gement, la contemporanéisation,
qui joue dès le 1er janvier 2020, va
entraîner la suppression de l’APL à
600 000 allocataires et sa baisse
pour 1,2 million d’entre eux. Le
gouvernement en espère une éco-
nomie de 1,2 milliard d’euros dès
l’an prochain. Les seuls gagnants,
ou plutôt non-perdants, seront
les 575 000 étudiants allocatai-
res, en particulier les 125 000 sa-
lariés, qui bénéficieront de l’ap-
plication d’un « forfait ressour-
ces » favorable.
Une atténuation de l’effet du
nouveau calcul a bien été prévue
pour les jeunes entrants dans la
vie active, dont la baisse de l’APL
sera étalée sur douze mois, mais
« en une année, ils vont néan-
moins perdre la moitié de leur allo-
cation logement », rectifie Jean-
Yves Mano, président de l’associa-
tion Consommation logement et
cadre de vie (CLCV). Le calcul sur
les ressources des douze derniers
mois n’est, par ailleurs, pas possi-
ble dans nombre de cas, comme
celui des travailleurs indépen-
dants dont les revenus ne sont,
bien sûr, pas transmis chaque
mois par un employeur.
« Cette réforme est, en outre, ef-
froyablement complexe et ne va
pas dispenser les allocataires de
déclarer, chaque année, leurs frais
professionnels, pensions alimen-
taires, patrimoine et changement
de situation, redoute Eddie Jac-
quemart. Et tous ceux qui auront
été rayés des listes pour cause de
revenus en augmentation tempo-
raire devront reformuler une de-
mande d’allocation s’ils baissent à
nouveau », prévient-il.
Le CNH n’en débattra donc pas :
« Les conditions de travail ne sont
pas réunies pour une discussion
constructive, juge M. Mano. Le
gouvernement ne fait que ce qu’il
veut et n’entend aucun argu-
ment. » « C’est un grand machin
pléthorique, où chacun est dans sa
posture », accuse, de son côté, Ri-
chard Lioger, qui est membre du
CNH en tant que député (LRM,
Moselle) et reconnaît s’y rendre
rarement. p
isabelle rey-lefebvre
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
12 |
En 2019, l’emploi a connu une belle embellie
Faute de gains de productivité, les entreprises ont embauché pour répondre à la hausse de leur activité
A Des emplois créés par dizaines de milliers...
vec plus de 260 000
créations d’emplois en
2019 (à comparer aux
188 000 enregistrées
en 2018), un taux de chômage qui
a atteint en milieu d’année son
point le plus bas depuis 2009, à
8,5 % de la population active, la
France est sans conteste dans une
trajectoire positive.
Sauf retournement de situation
– dû par exemple au conflit social
autour des retraites –, les entre-
prises devraient continuer à em-
baucher début 2020, et le taux de
chômage pourrait continuer à
baisser de 0,1 % par trimestre en
2020, selon l’Institut national de
la statistique et des études écono-
miques (Insee).
Ces bons chiffres s’expliquent,
en grande partie, par la croissance
économique, dont l’atterrissage
en fin d’année est fixé à 1,3 % par
l’Insee. « La totalité de la crois-
sance passe en emplois », observe
ainsi Patrick Artus, chef écono-
miste chez Natixis. Faute de gains
de productivité suffisants, les en-
treprises n’ont d’autre solution
que d’embaucher pour faire face à
l’accroissement de l’activité.
Un autre facteur a également
joué un rôle, selon Eric Heyer : les
transformations du crédit d’impôt
pour la compétitivité et l’emploi
(CICE) en baisse de cotisations so-
ciales. Même si le résultat compta-
ble est le même, l’effet psychologi-
que sur les chefs entreprises ne
l’est pas, explique cet économiste à
l’OFCE. « Si vous baissez l’impôt – ce
qui était le cas dans la première ver-
sion du CICE –, vous n’obtenez pas le
même résultat que si vous baissez
le coût du travail, qui incite davan-
tage à embaucher. » L’Insee estime
à 30 000 le nombre d’emplois
créés en 2019 grâce à cette trans-
formation du CICE. Un impact qui
sera bien plus faible l’an prochain.
La locomotive du tertiaire
Tous les secteurs ont bénéficié de
l’embellie. Fait notable, l’industrie
recrute à nouveau depuis 2018,
après une quinzaine d’années
de décrue quasi ininterrompue.
En 2019, comme en 2018, environ
12 000 emplois ont été créés dans
les entreprises industrielles, no-
tamment dans l‘agroalimentaire.
Même orientation positive
dans la construction, une activité
qui avait, elle aussi, perdu massi-
vement des emplois entre 2009
et 2016. L’approche des élec-
tions municipales de mars 2020,
ainsi que les grands projets,
comme le Grand Paris Express,
ne seraient pas étrangers au dy-
L’apprentissage est en nette hausse, mais rate sa cible initiale
En juin, on dénombrait 458 000 apprentis en France. Cependant, les jeunes les moins qualifiés ne sont pas ceux qui en bénéficient le plus
L a France s’est elle – enfin –
convertie à l’apprentis-
sage ? Longtemps boudé
dans l’Hexagone, ce mode de for-
mation, où alternent périodes de
cours et d’autres en entreprise,
séduit de plus en plus. En juin,
458 000 personnes étaient en ap-
prentissage, un record. Au pre-
mier semestre 2019, le nombre
de contrats de ce type a aug-
menté de 8,4 % par rapport à
2018, qui était déjà une excellente
année, selon les chiffres du mi-
nistère du travail.
« Nous pouvons espérer battre
d’autres records cette année »,
affirmait le ministère, lors d’un
bilan de mi-parcours rendu public
en septembre. A cette date,
172 540 nouveaux contrats avaient
été signés depuis le 1er janvier, le
chiffre le plus élevé depuis 1993.
Un signal positif, alors que la
réforme contenue dans la loi du
Evolution de l’emploi salarié en France*, en milliers (glissement trimestriel)
100
80
60
T1. 2011
45,2
40
20
0 8
2011 2012 2013
– 20
– 40
T3 2012
– 33,1
... qui s’accompagnent d’une hausse de la précarité
Part des CDD dans les embauches, en %
100
90
80
77
70
2007 2010 2014
* Hors Mayotte
** Mission d’intérim ou contrat à durée déterminée de moins de trois mois, hors contrat aidé, stage, apprentissage.
namisme du secteur qui a créé
41 000 emplois en 2019.
La locomotive reste cependant
le tertiaire, et tout particulière-
ment les services marchands aux
entreprises – conseil, services in-
formatiques, ingénierie, juridi-
que… – avec 167 500 emplois nou-
veaux cette année. Du côté de
l’emploi non marchand, la baisse
du nombre de bénéficiaires de
contrats aidés se traduit par seule-
ment 14 000 postes supplémen-
taires sur l’ensemble de l’année.
Jugeant ce type de contrats peu
efficaces pour un coût budgé-
taire élevé, le gouvernement
d’Edouard Philippe a, en effet,
revu drastiquement les disposi-
tifs de financement. Au lieu de
320 000 contrats en 2017, ils ont
été réduits avec l’objectif d’en fi-
nancer 100 000 nouveaux par an.
Globalement, la bipolarisation
du marché du travail se confirme
entre les emplois très qualifiés et
les très peu qualifiés – le taux de
chômage des personnes peu qua-
lifiées a d’ailleurs tendance à bais-
ser plus rapidement –, avec au mi-
Plus
d’un étudiant
sur trois
est embauché
à l’issue
de son contrat
d’apprentissage
5 septembre 2018, dite « pour la
liberté de choisir son avenir pro-
fessionnel », qui modifie pro-
fondément l’organisation de
l’apprentissage en France, va en-
trer pleinement en vigueur au
1er janvier 2020.
A quoi est dû ce succès inédit
des formations en alternance ?
Les campagnes de communica-
tion menées ces dernières années
à l’initiative du gouvernement
T1. 2017
98,2
T4. 2013
69,9
2014 2015 2016 2017
T3 2014
– 26,3
Part des CDD dans l’ensemble de l’emploi
salarié, en %
12 11
86,8
8 court** en 2017, soit
4 5
0 15
2017 2007 2010
lieu une détérioration des emplois
intermédiaires. Cette mutation se
traduit par des pénuries dans cer-
tains secteurs ou sur certains mé-
tiers, faute d’un appareil de forma-
tion adapté à la demande ou de sa-
laires assez attractifs. C’est le cas,
notamment, dans les services à la
personne, la sécurité, les trans-
ports… Parallèlement, si le nom-
bre de CDI augmente très légère-
ment, la part des CDD reste très
majoritaire dans les embauches.
Toutes les catégories de deman-
deurs d’emploi, ou presque, ont
profité de cette conjoncture. A
commencer par les jeunes : le taux
de chômage des moins de 24 ans a
diminué de 2,3 points sur l’année.
Les chômeurs âgés de 25 à 49 ans
bénéficient, eux, d’une moindre
amélioration (– 0,6 point). Les
50 ans et plus voient, au contraire,
leur situation se dégrader légère-
ment, avec une hausse de 0,1 % du
taux de chômage.
Mais ce chiffre est à interpréter
avec précaution : « Le taux de
chômage des seniors continue de
se dégrader, mais, parallèlement, le
ont, sans aucun doute, porté leurs
fruits. Le volontarisme politique
de certaines régions, qui tiennent
– encore pour quelques jours, jus-
qu’au 1er janvier, date à laquelle les
branches professionnelles pren-
dront le relais – les cordons de la
bourse, également. Mais, selon
l’économiste Bertrand Martinot,
expert des questions d’emploi,
c’est surtout à la croissance éco-
nomique et aux tensions sur le
marché du travail que l’on doit cet
engouement. « Les entreprises ont
d’énormes problèmes de recru-
tement, rappelle-t-il, et voient
dans l’apprentissage une option
intéressante pour trouver de la
main-d’œuvre. »
Mais derrière cet engouement,
l’apprentissage semble de plus en
plus éloigné de sa cible initiale,
celle des jeunes les moins quali-
fiés, dont les difficultés d’accès au
marché du travail sont les plus
Le chômage poursuit sa décrue
Evolution du taux de chômage au sens du Bureau
international du travail (BIT) en France*,
T1. 2019 en % de la population
99,8
Ensemble de la population
260 000
12
C’est le nombre
d’emplois créés 10
T3. 2019 sur un an
42,3 au troisième
trimestre 2019.
2018 2019
T1. 2008
7,2
6
2008 10
15 - 24 ans
1,2
30
million
12,3
C’est le nombre 25
de salariés en contrat
20
4,5 % de l’emploi total.
Parmi ces contrats courts, T1. 2008
17 % vivent au-dessous 17,6
du seuil de pauvreté.
2014 2017 2008
Infographie : Le Monde Sources : Insee ; Dares
taux d’emploi des personnes de
cette catégorie augmente », expli-
« Le rythme
que Patrick Artus. Un paradoxe dû de 250 000
à la présence de plus en plus im-
portante de personnes des plus de
créations
50 ans sur le marché du travail. d’emplois par an
Autre bonne nouvelle, le sous-em-
ploi « subi » – ces personnes à
est assez difficile
temps partiel, mais qui souhaitent à tenir »
travailler davantage – se réduit.
BERTRAND MARTINOT
Quant aux chômeurs de longue
économiste
durée, c’est-à-dire ceux déclarant
rechercher un emploi depuis plus
d’un an, leur nombre se stabilise.
Ils étaient 1 million au troisième mécaniquement le nombre de de-
trimestre 2019, en baisse de mandeurs inscrits à Pôle emploi.
0,3 point par rapport à l’année pré- Et ce phénomène devrait se
cédente. Seuls ceux au chômage poursuivre en 2020, car, structu-
depuis plus de trois ans ne voient rellement, le taux d’emploi en
pas leur situation s’améliorer. France est inférieur d’une dizaine
Paradoxalement, le taux de chô- de points environ à la moyenne de
mage pourrait baisser plus rapide- l’OCDE, surtout pour les jeunes et
ment si la vigueur des créations les plus de 60 ans. Pour la catégorie
d’emplois n’incitait pas des per- des 20 à 59 ans, il est inférieur de
sonnes à revenir sur le marché du 2 points. Le « halo » du chômage,
travail : personnes découragées, qui regroupe les personnes qui
femmes ayant arrêté momentané- désirent prendre un emploi sans
ment leur activité professionnelle être considérées comme étant au
pour élever leurs enfants… Ces re- chômage – parce qu’elles sont,
tours vers l’emploi augmentant par exemple, en formation – est
grandes. « La hausse globale du
nombre de contrats cache de for-
tes disparités : on va se rendre
compte que la progression est de
15 % pour les étudiants du supé-
port pour l’emploi », selon l’ex-
pression d’Anne-Lucie Wack, pré-
sidente de la Conférence des
grandes écoles (CGE). Il n’est donc
pas étonnant que les effectifs
rieur… mais de 0 % pour les jeunes augmentent : les établissements
de niveau bac ou en dessous », affiliés à la CGE comptent plus
poursuit M. Martinot. de 31 000 étudiants en apprentis-
sage en 2018-2019, contre 24 823
Dans les grandes écoles en 2016-2017.
De fait, on constate un très fort in- Publié en septembre, le baro-
térêt pour ce type de formation mètre établi par l’Institut supé-
dans les grandes écoles de com- rieur des métiers confirme cette
merce ou d’ingénieurs, particu- tendance : le nombre d’appren-
lièrement au niveau master. Les tis inscrits à des diplômes de ni-
étudiants y voient, en effet, une veau de l’enseignement supé-
excellente formule pour se for- rieur – BTS, licence, master –
mer en finançant leurs études, connaît une progression de 9 %,
tout en faisant leur entrée dans la mais celle-ci atteint 2 % pour ceux
vie professionnelle : plus d’un inscrits à des diplômes de ni-
étudiant sur trois est embauché à veaux bac, BP et CAP. On apprend
l’issue de son contrat d’apprentis- aussi, dans cette étude, que l’ap-
sage, et pour 84 % d’entre eux, il prentissage bénéficie de plus en
s’agit d’un contrat à durée indé- plus aux adultes en reconversion,
terminée (CDI). « Un vrai passe- et non aux jeunes. Une situation
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
Prévisions
T2. 2019
8,5
12 14 16 18 2019
Plus de 49 ans
8 Prévisions
Prévisions T2. 2019
T2. 2019
7 6,3
19,4
6
T1. 2008
4,2
4
2019 2008 2019
lui de 1,6 million de personnes,
stable par rapport à fin 2018.
Autant de réservoirs de
main-d’œuvre, qui pourraient ve-
nir rejoindre, en 2020, les rangs
des demandeurs d’emploi.
Après une année 2019 faste pour
l’emploi, 2020 devrait se traduire,
selon Eric Heyer, par un « retour à
la normale ». La baisse de l’impact
du CICE, le ralentissement de la
croissance économique, l’aug-
mentation tendancielle de la po-
pulation active devraient peser.
« Le rythme de 250 000 créations
d’emplois par an est assez difficile à
tenir », observe, pour sa part, l’éco-
nomiste Bertrand Martinot.
Il n’en reste pas moins que sur
quatre ans, de 2016 à 2019, environ
1 million d’emplois auront été
créés, comme le relève la Banque
de France dans la note de conjonc-
ture de décembre. Quant aux ré-
formes relatives au marché du tra-
vail, la réforme de la formation
professionnelle et celle de l’assu-
rance-chômage, leurs effets sont
encore difficiles à évaluer. p
béatrice madeline
particulièrement marquée dans
l’artisanat, où le nombre d’ap-
prentis de plus de 26 ans a aug-
menté de 51 % depuis le 1er jan-
vier 2019 et la loi « avenir profes-
sionnel », qui permet d’entrer en
apprentissage jusqu’à 30 ans.
Mais à l’issue du collège, seul un
jeune sur vingt fait ce choix…
L’intérêt des étudiants pour
cette filière peut avoir un effet
vertueux. « Cela peut aider à con-
vaincre les familles, concède Auré-
lien Cadiou, président de l’Asso-
ciation nationale des apprentis de
France. On le voit notamment sur
les salons : aujourd’hui, on rencon-
tre très peu de jeunes et de parents
qui ne veulent pas en entendre
parler. » Reste à éviter que ne se
crée un apprentissage à deux vi-
tesses, qui creuserait le fossé en-
tre les diplômés et les autres sur le
marché du travail. p
bé. m.
 économie & entreprise | 13
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019

RATP : « C’est à la fin janvier que ça va faire mal »

Si la grève perdure après la manifestation du 9, les agents mobilisés perdront l’intégralité de leur paye

L
es agents grévistes de la mais tout le monde doit savoir que En fonction de l’ancienneté et Le sujet est pourtant peu abordé aussi au fait que la grève n’a pas
RATP s’y étaient engagés nous ne lâcherons pas », avait lancé du poste, chaque agent a perdu lors des manifestations et en as- encore de conséquence visible
En fonction
dès la mi-décembre : pour en fin de matinée Laurent Djebali, entre 60 et 150 euros par jour de semblée générale. Les salariés sur leur fiche de paie. « A la RATP, de l’ancienneté
Noël, leur ambition était secrétaire général de l’UNSA-RATP, grève, selon plusieurs témoigna- mobilisés mettent en avant une notre salaire est calculé un mois
de « manger la bûche autour du pi- lors d’un rassemblement organisé ges de salariés de la régie de trans- lutte « coûte que coûte » contre le en décalé, tous les 10 du mois. A la
et du poste,
quet de grève ». Mardi 24 décem- devant le siège de la SNCF de la port. Isabelle (qui n’a pas souhaité projet d’instauration d’un sys- fin décembre, seuls cinq jours de chaque agent
bre, une quarantaine de conduc- ville voisine de Saint-Denis. donner son nom), conductrice tème de retraite à points. « J’ai fait paie seront ainsi déduits de mon
teurs de métro mobilisés contre le sur la ligne 6 du métro parisien, une croix sur tous ces jours de sa- bulletin, explique Bastien Ber-
a perdu entre 60
projet de réforme des retraites ont Une dizaine de caisses de grève estimait avec son compagnon – laires perdus, ils sont derrière moi, thier, conducteur de métro gré- et 150 euros par
tenu leur promesse, à Bobigny Une manière de rappeler que, si la lui aussi conducteur RATP – leur témoigne Sébastien, conducteur viste depuis le 5 décembre. C’est à
(Seine-Saint-Denis), lors d’un dé- grève entamait alors son ving- manque à gagner à 3 000 euros de métro sur la ligne 6. Désor- la fin du mois de janvier que ça va
jour de grève
jeuner organisé par l’UNSA, syndi- tième jour, aucune baisse notable pour leur foyer après deux semai- mais, je n’ai plus rien à perdre. » faire mal. »
cat majoritaire dans un corps de de la mobilisation n’était obser- nes d’arrêt du travail. Un budget Sur le réseau parisien, une dizaine En cas de maintien des blocages
métier en première ligne du mou- vée dans les métiers d’exploita- en forte baisse en partie com- de caisses de grève ont été mises jusqu’au lendemain de la pro- ques agents, très minoritaires,
vement de blocage dans les trans- tion (conducteurs, agents de sta- pensé par le versement du trei- en place en solidarité avec quel- chaine manifestation nationale, ont pu se mettre en arrêt pour li-
ports en Ile-de-France. tion et de maintenance) malgré zième mois des agents juste avant ques dépôts de bus et de métro. prévue le 9 janvier à l’appel de miter la perte de revenus liée à la
« Ces trois semaines ont été diffi- une perte de salaire conséquente le début du mouvement, à la fin La persistance des salariés à plusieurs syndicats, les agents grève. Sans qu’aucune estima-
ciles, il y a eu des hauts et des bas, à l’approche des fêtes de Noël. novembre. poursuivre le mouvement tient mobilisés accuseront à la fin du tion précise soit possible, en l’ab-
mois la perte de l’intégralité de sence d’autres éléments commu-
leur salaire. niqués par la direction. « Il est très
SNCF : les nominations de dirigeants également perturbées Après la publication dans Le Pa-
risien d’un bilan des arrêts mala-
compliqué de corroborer ces infor-
mations », déplore Vincent
dies de la régie autonome, en Gautheron, représentant CGT-
la trêve de Noël n’a donc pas eu lieu. Le blics). Problème, ce casting est marqué par gnation de son dirigeant est renvoyée au forte hausse depuis le 5 décem- RATP, qui souligne que les arrêts
trafic SNCF est resté fortement perturbé un manque flagrant : le futur patron de 1er février. Son actuel patron, M. Jeantet, as- bre, les représentants du person- maladies peuvent autant prove-
mercredi 25 décembre alors que la grève SNCF Réseau n’a toujours pas été désigné. surera l’intérim un mois de plus que prévu nel rejettent toute stratégie d’in- nir des grévistes que des non-gré-
des cheminots contre la réforme des retrai- Mais d’abord les nouvelles têtes. Christo- avant d’aller diriger Keolis. demnisation de la grève par un vistes, sous pression depuis le
tes bouclait sa troisième semaine. Le mou- phe Fanichet (52 ans, actuel conseiller du Voilà qui fait désordre et inquiète dans la détournement de la médecine du 5 décembre.
vement demeurait fort, le 26 décembre, ré- président de l’entreprise publique, Jean- société. « Il est surprenant de désigner une travail. Confirmés au Monde par Bien que les agents de la RATP
duisant la circulation des trains à un TGV Pierre Farandou, haut cadre de la société patronne des gares avant d’avoir nommé le un porte-parole de la RATP, ils assurent vouloir tenir la mobili-
sur deux en moyenne, un Transilien sur depuis 2008) devient PDG de SNCF Voya- PDG de sa maison mère », souligne un bon font notamment état d’une aug- sation jusqu’au retrait du projet
cinq et quatre TER sur dix. Lors du week- geurs, la filiale qui fait rouler les trains. connaisseur. « C’est un dysfonctionnement mentation de 321 % des arrêts de retraite à points, principale re-
end de chassé-croisé des vacances, le Marlene Dolveck, 44 ans, une dirigeante de majeur », renchérit un autre. La nomina- chez les conducteurs pendant la vendication commune des diffé-
groupe ferroviaire annonce qu’il fera circu- la branche française de la banque HSBC, est tion est plus complexe que pour les autres deuxième semaine du mouve- rents syndicats, la date choisie du
ler 60 % des TGV. Ce sera mieux que les « pressentie » pour devenir PDG de la so- sociétés du groupe, car elle implique les ment, comparé à la même pé- 9 janvier paraît difficile à tenir, fi-
50 % du week-end précédent, mais les con- ciété Gares & Connexion, la filiale de SNCF ministères des transports et de l’écono- riode en 2018. nancièrement, pour certains gré-
ditions de circulation des usagers seront Réseau qui gère l’ensemble des 3 000 gares. mie, et est soumise au veto de l’Autorité de « Les médecins ont toute notre vistes. « [Elle] nous emprisonne, et
encore très dégradées. Ces nominations viennent s’ajouter à régulation des transports. Pour l’instant, confiance, commente Stéphane nous met en difficulté », commen-
Dans ce contexte de grève, un événement celles déjà connues de Sylvie Charles (Fret Jean-Pierre Farandou et le gouvernement Reynier, délégué Métro et RER à tait, le 24 décembre, Laurent Dje-
est passé inaperçu : les nominations, en dé- SNCF), Marie-Christine Lombard (Geodis), ne sont toujours pas parvenus à s’accorder la CGT-RATP. Si ces derniers éta- bali. La manifestation prévue à
but de semaine, des nouveaux dirigeants Patrick Jeantet (Keolis), et, bien sûr, à celle sur un candidat. « On prend juste notre blissent des arrêts, c’est qu’ils esti- Paris à l’appel des syndicats SUD
de la nouvelle SNCF (elle remplacera, le de M. Farandou en tant que PDG de la hol- temps de rencontrer tous les candidats », ment que c’est dans l’intérêt des et CGT, le samedi 28 décembre,
1er janvier, sous la forme de sept sociétés ding SNCF. Reste SNCF Réseau, l’entreprise précise-t-on au ministère des transports. p agents. » A demi-mot, un autre servira de baromètre. p
anonymes, les actuels établissements pu- gestionnaire des quais et des voies. La dési- éric béziat syndicaliste concède que quel- simon auffret

A Alfortville, la lutte des sans-papiers

d’un sous-traitant de Chronopost
Alors que l’activité bat son plein pour Noël, des travailleurs en attente de
régularisation ont établi un camp de tentes devant un site du logisticien

A près six mois et six jours

sur le piquet de grève de-
vant l’agence Chronopost
d’Alfortville, Sekou, Demba et sept
autres travailleurs sans-papiers,
qui déchargeaient les camions de
colis de l’opérateur, sont soulagés.
Ils ont obtenu, le 17 décembre, leur
« admission exceptionnelle au sé-
jour » en France, indique la préfec-
ture du Val-de-Marne. Ils sont
donc régularisés. Venus d’Afrique,
ces travailleurs avaient été recru-
tés, racontent-ils, en présentant
les papiers d’un ami ou d’un cou-
sin en règle, un « alias », par Mis-
sion intérim, une société de tra-
vail temporaire à Créteil, pour le
compte d’un sous-traitant de
Chronopost, Derichebourg.
Un montage en cascade « qui di-
lue les responsabilités et permet
d’exploiter les sans-papiers », es-
time Christian Schweyer, anima-
teur du collectif des sans-papiers
de Vitry (Seine-et-Marne), une
ville voisine, qui soutient ce com-
bat. Ces neuf régularisations vien-
nent s’ajouter à celles obtenues
par cinq de leurs collègues début
décembre. « Je suis content, sourit
Demba, un travailleur sénégalais
régularisé, mais pas à 100 %. » Car
13 autres sont encore dans l’at-
tente. Alors la lutte continue.
Une lutte très visible à Alfor-
tville. De part et d’autre du trot-
toir qui longe le site de Chrono-
post, la filiale de La Poste qui livre
des colis express, des dizaines de
tentes vertes sont alignées, recou-
vertes de bâches bleues. A un
bout du camp se trouvent quatre
Sanisettes, financées par la mairie
d’Alfortville (PS). A l’autre bout,
un barnum chauffé en cas de be-
soin, fourni par le conseil dépar-
temental (PCF). Ils sont environ
120 sans-papiers à vivre sur place,
dont 27 qui affirment avoir tra-
vaillé sur le site de Chronopost.
Même régularisé, Sekou, un Ma-
lien de 29 ans qui a travaillé vingt
mois chez Chronopost entre 2016
et 2018, « ne veu[t] pas quitter le
camp tant que la situation des
13 autres n’est pas débloquée. Il est
plus important d’obtenir des pa-
piers que d’avoir un travail sans
papiers », estime-t-il.
« Au cas par cas »
A partir de 3 heures 30 ou 4 heu-
res 30, jusqu’à 7 heures 30, ils dé-
chargeaient les camions. « Il fallait
aller le plus vite possible », raconte
l’un d’eux. Mais le 11 juin 2019, ils
ont dit stop. Stop à leur précarité,
qui permettait aux chefs d’équipe
de « leur mettre la pression en per-
manence, sous la menace de les
remplacer par d’autres sans-pa-
piers », ajoute M. Schweyer. « Tou-
tes les heures n’étaient pas payées,
raconte Demba. Mais si tu récla-
mes, tu es viré. »
Pour être régularisés, les sans-
papiers ont besoin d’une pro-
messe d’embauche et de fiches de
paie. Or, celles-ci sont au nom de
leur alias. Dans ce cas, il leur faut
obtenir de leur employeur une
« attestation de concordance »
d’identité, confirmant que la per-
sonne qui demande des papiers
est bien celle qui a travaillé. Mais
aucune attestation n’a été déli-
vrée par Mission intérim.
Voyant la situation s’enkyster, le
préfet du Val-de-Marne s’est en-
gagé « à examiner les situations au
cas par cas, indique son directeur
de cabinet, Sébastien Lime. Les si-
tuations personnelles, les élé-
ments matériels permettant de
conclure à la réalité de l’exercice
professionnel, comme des SMS,
sont pris en compte. »
Qui est responsable de cette si-
tuation ? Mission intérim dit
n’avoir « rien à communiquer ».
Selon les travailleurs, elle était
pourtant au courant du recours
aux alias. « J’ai présenté les papiers
de mon cousin, indique Sekou. A
l’agence d’intérim, la personne qui
m’a reçu m’a dit : “OK, ce n’est pas
vous, mais je ne suis pas la police”.
Et on m’a inscrit. »
Quant à Chronopost et Deriche-
bourg, elles nient que des sans-
papiers aient travaillé pour leur
compte. Derichebourg affirme
« vérifier que les personnes qui tra-
vaillent sur le site, qu’elles soient
salariées de notre entreprise ou in-
térimaires, sont bien celles qui ont
le contrat de travail ». Chez Chro-
nopost, on se dit même « victime
collatérale » des pratiques de re-
cours à un alias.
« Pour nous, la responsabilité re-
vient à Chronopost et à La Poste, es-
time Jean-Louis Marziani, secré-
taire adjoint de Solidaires Val-de-
Marne. Dès le 11 juin, SUD-PTT
alerte La Poste en dénonçant un
système de sous-traitance en cas-
cade avec des sans-papiers. Nous
avons lancé beaucoup d’autres
alertes, y compris à l’inspection du
travail. On a demandé une
audience au ministère du travail.
On n’a pas été reçus. » Contactée,
l’inspection du travail ne nous a
pas répondu. « Chacun se renvoie
la balle depuis des mois, il y a une
sorte d’omerta sur cette question »,
déplore Luc Carvounas, député PS
du Val-de-Marne, soutien du mou-
vement, et qui « demande au gou-
vernement : que faites-vous contre
ces grandes entreprises qui entre-
tiennent l’esclavage moderne pour
tirer leurs coûts à la baisse et dé-
multiplier leurs dividendes ? » p
francine aizicovici
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
Taylor Phinney, le vélo et ses « 99 % d’emmerdes »
L’Américain, 29 ans, ex-prodige du cyclisme mondial, a quitté un milieu qu’il dit « toxique » et ne supportait plus
RENCONTRE
C’
est une succession
de X et I qui sangle
son avant-bras gau-
che et forme les chif-
fres « 99-1 », pour lui rappeler
cette maxime que lui confia un
ami entraîneur : « Ce métier, c’est
99 % d’emmerdes et 1 % de magie. »
Aujourd’hui, Taylor Phinney a in-
versé les proportions. A l’heure
où les équipes ont repris la route
pour les stages de présaison, on
ne reverra pas l’Américain. L’ex-
prodige du cyclisme mondial a
quitté, à 29 ans, ce sport dans le-
quel il ne s’est jamais vraiment ac-
compli. Par la faute d’une grave
blessure, en 2014. Mais aussi en
raison d’une profonde inadéqua-
tion avec ce milieu.
La France le connaît peu, parce
qu’il excellait en contre-la-mon-
tre et en poursuite et qu’il acheva
deux fois le Tour dans l’anony-
mat, en 2017 et 2018. On a rencon-
tré Taylor Phinney à Paris en octo-
bre. L’Américain peut encore par-
ler des heures de ce sport qu’il
laisse derrière lui pour privilégier
l’art, la musique.
Dans la capitale, pour un der-
nier rendez-vous promotionnel
au service de son employeur,
Education First – un service de sé-
jours linguistiques –, il s’est
échappé quelques heures au Mu-
sée Picasso. Il s’est assis sur les
bancs pour imiter, s’inspirer, car-
net de dessin à la main, comme il
l’avait fait une semaine plus tôt à
Tokyo, où il disputait sa dernière
course, dans une exposition con-
sacrée à Basquiat.
De Picasso, il aime qu’il « se
[soit] fout[u] des normes et n’eût
jamais peur de faire son truc ».
Cela, souffle-t-on, ressemble à un
autoportrait. « Un peu. J’ai tou-
jours voulu être unique, différent,
et je l’ai envisagé comme une force
et non une faiblesse. »
Le déclic à Sacramento
« Durant ma carrière, je me suis
progressivement éloigné de mon
ego pour accepter ce que j’étais
vraiment. Le mien était énorme
quand j’ai commencé la compéti-
tion. Mes héros de jeunesse, que je
rencontrais, n’étaient guidés que
par cela. Ces rencontres m’ont
laissé un goût amer mais, dans le
même temps, j’encourageais cela
chez moi. Toute ma carrière, je me
suis battu avec cette dichotomie.
“Nourris ton ego” contre “ne
l’écoute pas”. »
A 20 ans, Fabio Quartararo porte les espoirs français en moto
Pour sa première saison dans l’élite, le pilote a fini 5e du championnat du monde MotoGP, avec sept podiums et le titre de meilleur jeune
P ull extra large sur les épau-
les, pantalon à carreaux
style écossais, mèche
blonde arrosée de gel tombant lé-
gèrement devant les yeux… La ré-
vélation de l’année 2019 en Mo-
toGP, la catégorie reine de la vi-
tesse à moto (1 000 cm3), c’est lui :
Fabio Quartararo, 20 ans, auteur
d’une première saison au sein de
l’élite conclue sur sept podiums,
une cinquième place au classe-
ment final du championnat du
monde et le Trophée du rookie
(meilleur débutant) en poche.
Qui l’aurait prédit voici un an ?
L’accession du Français parmi le
gratin des pilotes avait plutôt
suscité des réserves. « Au début de
la saison, on m’a dit que je ne mé-
ritais pas ma place en MotoGP,
que c’était beaucoup trop tôt, se
souvient le pilote. J’ai préféré ne
rien dire, me concentrer sur mes
courses, en espérant, un jour,
prouver le contraire. »
C’est fait. « Sa saison a été fabu-
leuse, commente Jacques Bolle, le
Taylor
Phinney
avait porté
le maillot
du meilleur
grimpeur au
début
du Tour de
France 2017.
JEFF PACHOUD/AFP
Les Etats-Unis, à l’époque, igno-
rent tout de ce combat intérieur
de l’adolescent qui fait la « une »
des magazines ou du New York Ti-
mes et signe, à ses débuts profes-
sionnels, à 20 ans, chez BMC, le
plus gros premier contrat de l’his-
toire. Ils voient le fils d’un des
premiers couples dorés du cy-
clisme local, Connie Carpenter et
Davis Phinney : elle, championne
olympique sur route en 1984, à
Los Angeles, lui, premier sprin-
teur américain, double vain-
queur d’étape sur le Tour de
France dans les années 1980.
Ils voient le coureur qui, avant la
vingtaine, domine ses aînés dans
les vélodromes et remporte deux
fois la version espoirs de Paris-
Roubaix. Ils voient, tout simple-
ment, le nouveau Lance Arms-
trong. Le septuple vainqueur du
Tour, pas encore tombé, joue les
protecteurs.
C’est en mai que Taylor Phinney
a compris que sa neuvième sai-
son serait la dernière. « On était
dans un hôtel à Sacramento, en
Californie, tout pourri, immense,
j’ai dû y aller bien six fois. Et je me
suis dit : “Que fous-tu ici ? Déjà l’an-
née dernière tu ne voulais pas être
président de la Fédération fran-
çaise de motocyclisme. Il a dé-
passé tous les espoirs qu’on avait
placés en lui. » « Personne n’aurait
imaginé une telle première tant ses
dernières saisons avaient été
moyennes », relève l’ancien pilote
français Christian Sarron, deux
fois troisième au classement gé-
néral du championnat du monde
de MotoGP (1985 et 1989).
Car si Fabio Quartararo s’était
révélé en remportant le cham-
pionnat d’Espagne de vitesse en
Moto3 (250 cm3) en 2013 et 2014,
compétition équivalente à un
championnat du monde junior,
il n’avait pas confirmé les quatre
années suivantes : deux po-
diums en deux ans en catégorie
Moto3, deux podiums en Moto2
(750 cm3), dont une victoire
en 2018, mais aucun autre titre
en fin de saison.
« On savait qu’il avait du poten-
tiel, mais si on m’avait dit au début
de l’année qu’il se battrait avec
Marquez et ferait des podiums, je
là. Pourquoi tu continues de faire
tout le temps la même chose ?”. Je
me suis dit que c’était terminé. »
Il a fallu que Phinney passe six
mois sans rouler, après une grave
chute en 2014, pour réaliser que
cela n’était rien. Six mois avec ses
amis de Boulder, ville progres-
siste et fortunée du Colorado, pa-
radis ou enfer bobo, c’est selon. Il
peint, médite, profite. « Avant, je
n’avais que le vélo. Quand je suis
revenu, j’étais polyamoureux. »
Phinney revient changé physi-
quement aussi : son corps est en
déséquilibre permanent, il com-
pense et doit s’astreindre à une
heure de yoga avant et après l’en-
traînement. C’est une vie dont il
ne veut plus, assez vite.
Le débit ralentit. Il parle de sa vie
de cycliste comme d’une chose
absurde : pourquoi partir d’un
point A pour y revenir après qua-
tre heures de selle ? Pourquoi pé-
daler contre les autres plutôt que
de réfléchir à la façon dont le vélo
peut résoudre la crise environne-
mentale ? Phinney demande :
« Cela te plaît, le cyclisme ? » On
bredouille une réponse.
La sienne vient en ces termes :
« Ce qui rend le cyclisme magnifi-
« Sa saison
a été fabuleuse.
Il a dépassé
tous les espoirs
qu’on avait
placés en lui »
JACQUES BOLLE
président de la Fédération
française de motocyclisme
ne l’aurais pas cru », s’étonne en-
core Jacques Bolle. Il aura fallu at-
tendre le mois de mai pour voir le
motard s’exprimer. Lors du qua-
trième Grand Prix de la saison, en
Espagne, il a signé la plus grosse
performance de sa carrière nais-
sante en dominant les qualifica-
tions : à 20 ans et 14 jours, il est de-
venu le plus jeune « poleman » de
l’histoire, détrônant le futur octu-
ple champion du monde espa-
gnol, Marc Marquez.
Il parle de sa vie
de cycliste
comme d’une
chose absurde :
pourquoi partir
d’un point A
pour y revenir
après quatre
heures de selle ?
que à regarder, c’est la hiérarchie
du peloton qui repose sur la souf-
france. Celui qui dicte le rythme
fait mal aux autres. Les autres sui-
vent jusqu’à ce qu’ils ne puissent
plus ou deviennent à leur tour ce-
lui qui fait souffrir le reste. On est
dans une cage et soit on est le plus
fort, soit on se fait fouetter. Si tu
veux gagner des courses, tu ne
peux pas te montrer vulnérable. »
« Moi, je ne rêvais pas de faire
mal aux jambes des autres. Trop
gentil. Tellement heureux d’en être
que je voulais être pote avec tout le
monde. Dans ce sport, on déve-
loppe des amitiés uniques parce
Sa course s’est achevée par un
abandon à cause d’un problème
mécanique, mais sa saison était
lancée : trois Grands Prix plus
tard, en Catalogne, Quartararo
s’offrait son premier podium,
deuxième derrière Marquez, alors
qu’il revenait d’une opération.
« J’ai couru avec mes points de su-
ture, ça me tirait dans l’avant-bras,
se remémore-t-il. Faire ce premier
podium dans ces conditions était
encore plus beau. »
Une bagarre acharnée
Ce Grand Prix est un exemple de la
bagarre acharnée qui a eu lieu en-
tre Quartararo et Marquez. A cinq
reprises, le Français a fini derrière
l’Espagnol. « Il a plusieurs fois été le
seul à rivaliser avec Marquez, ex-
pose Christian Sarron. Ni Marquez
ni Fabio lui-même ne s’y atten-
daient. » Sa performance est
d’autant plus remarquable qu’il
chevauchait une Yamaha « satel-
lite », plus lente que les motos
d’usine de ses concurrents.
sports | 15
qu’on traverse des expériences dif-
ficiles, longues, intenses. Des mo-
ments où l’on est traversé de pen-
sées sombres, mais que l’on dé-
passe parce que l’on n’est pas seul.
Et, dès la ligne franchie, on se dit :
“Allez, c’est fait”, et on recom-
mence. Les cyclistes sont malheu-
reux, insatisfaits, déprimés, mais
excellent à faire taire ces voix,
comme ils arrivent à repousser la
souffrance. Si tu ouvres la porte à
cette petite voix, tu es mort. »
« En course, tu passes ton temps
à tourner les choses dans ta tête.
Bouffe pourrie, temps pourri,
voyages pourris. C’est un océan de
négativité. C’est toxique et, quand
je suis revenu, je ne le supportais
plus. C’était dangereux pour ma
santé mentale. »
Somnifères et antidouleurs
Le jeune Américain a raconté,
en 2012, au site VeloNation, l’ad-
diction aux pilules d’une partie
du peloton : caféine, antidou-
leurs, décontractants musculai-
res, somnifères.
Il décrit une prise de conscience
récente, un changement de com-
portement au sein des encadre-
ments, qui ont cessé de distribuer
Avant Quartararo, un autre pi-
lote français, Johann Zarco, avait
aussi fait des débuts tonitruants et
obtenu le Trophée de rookie,
en 2017. « Quand il a débuté, il était
très bon, se souvient Christian Sar-
ron. Son départ de l’équipe Tech 3
vers KTM en 2019 ne lui a pas
réussi ». Depuis, Zarco est à la peine
(18e cette saison), devancé par
Quartararo : en 2017, Zarco avait
remporté deux pole positions et
trois podiums, contre respective-
ment six et sept pour le novice.
« Je ne me compare ni à Zarco ni à
Marquez, je pense seulement à mes
courses », affirme Quartararo. Si
celui que l’on surnomme « El Dia-
blo » se refuse au jeu des compa-
raisons, les chiffres parlent pour
lui : il a déjà fait mieux que Chris-
tian Sarron, le Français le plus pro-
lifique en MotoGP, avec cinq pole
positions et six podiums en 1988.
Après une telle saison, Quarta-
raro fait figure de potentiel sau-
veur d’une discipline où aucun
Tricolore n’a jamais décroché la
LES DATES
1990
Naissance à Boulder, Colorado
2009
Champion du monde
de poursuite. Il conserve
son titre en 2010
2012
Médaillé d’argent du contre-la-
montre (individuel et par équi-
pes) au championnat du monde
2014
Se blesse grièvement à la jambe
gauche au championnat
des Etats-Unis
2018
Huitième de Paris-Roubaix,
il termine également
son deuxième et dernier Tour
de France.
ces expédients à loisir. Chez les
coureurs aussi, veut-il croire,
même s’il souligne la difficulté de
résister dans cet air vicié.
« C’est un milieu tellement stres-
sant que tout ce qui va te permettre
de t’en éloigner, tu te dis : “Putain,
ouais, j’en veux !” J’ai pris beaucoup
de décontractants musculaires, de
somnifères. Les somnifères, c’était
plus pour s’éclater que dormir.
Quant aux antidouleurs, bien sûr,
ça rend la course plus facile, ça te
permet d’aller plus loin dans tes re-
tranchements. Mais ceux qui en
prennent sont accros à l’opium. Ils
en souffriront toute leur vie. »
Phinney vit sans regrets à l’is-
sue de ce fragment de vie un peu
à l’écart, où tout lui fut pardonné
parce qu’il savait se vendre et re-
trouvait parfois la flamme, sans
qu’il sache comment, comme
lors de ce Paris-Roubaix 2018
vécu en lévitation (et fini à la 8e
place). Il se dit qu’il fut « un feu de
paille ». « Comme tous les cyclis-
tes, sauf Eddy Merckx. On excite
les gens une seconde, et puis… »
Ses futurs enfants ne feront pas
de sport de haut niveau. Il n’en
voit pas l’intérêt. p
clément guillou
couronne ni fait mieux que la troi-
sième place au classement du
championnat de Christian Sarron,
en 1989. « C’est mon successeur,
c’est certain ! s’exclame ce dernier.
Il est rapide, très régulier, et c’est un
très bon pilote. Il a toutes ses chan-
ces de remporter des Grands Prix
en 2020. » Jacques Bolle le voit
« champion du monde en 2020 ».
« C’est mon plus grand rêve »,
souffle le jeune motard, qui rou-
lera sur une moto d’usine en 2020.
« Jesais qu’on place beaucoup d’es-
poirs en moi. J’évite de répondre »,
poursuit-il, mi-gêné, mi-amusé.
Lui préfère avancer pas à pas. « Je
pense au titre, bien sûr, mais je vois
course après course. Pour la saison
prochaine, je vise d’abord un
top 3 », confie-t-il. Le rookie sait
aussi qu’aucun pilote n’est jamais
à l’abri d’une performance moin-
dre ou d’une blessure. Quand on
lui demande ce qui pourrait l’arrê-
ter, il répond en souriant : « Pour
l’instant ? Rien du tout. » p
chloé ripert
16 | horizons
zolote, région du donbass (ukraine)
- envoyée spéciale
L
a mère parle de la guerre à son fils.
De ses cauchemars d’enfant. De
cette paix qui ressemble à une
utopie. Mais jamais Ioulia Lovena
n’essaie d’expliquer pourquoi la
maison où ils vivaient tous deux
a été bombardée. « Personne, ni lui ni moi, ne
sait pourquoi on se bat. Alors… », tranche-t-elle
sans se départir d’un ton sans chagrin ni co-
lère. La jeune femme aux yeux couleur de
glace bleutée poursuit son récit sans retirer
son bonnet, d’où s’échappe une mèche
blonde. Nous voici projetés cinq ans en ar-
rière à Pervomaïsk, ville industrielle de l’est
de l’Ukraine.
En 2014, Ioulia habite avec son enfant et ses
parents. Agée de 26 ans, elle est employée à
l’usine et mène une vie humble, sans passion
ni drame. Le père du petit, dont elle a divorcé,
est parti depuis longtemps. « Il n’était pas mûr
pour avoir un enfant », pense-t-elle. Dans le
haut de la rue Lermontov, sa maison fait face
à une école abandonnée, devenue le fief des
séparatistes et de leurs parrains russes. Ces re-
belles, menaçants, ripostent à la prise de pou-
voir, à Kiev, des proeuropéens galvanisés par
la « révolution de Maïdan », du nom de cette
place de la capitale où tout a commencé.
Cette révolte, ni Ioulia ni ses amis n’y com-
prennent grand-chose. Mais c’est peu de
temps après Maïdan et l’annexion de la Cri-
mée par la Russie que la jeune femme croise
chaque jour avec Anton, 5 ans, des hommes
en treillis, kalachnikov en bandoulière. Elle a
peur, son fils aussi. Cette ville, où elle a tou-
jours vécu en tant qu’Ukrainienne, appar-
tient depuis quelques mois à la « République
populaire de Lougansk », un Etat de pacotille à
ce stade. Un champ de bataille, surtout, où les
séparatistes s’opposent à l’armée ukrainien-
ne au milieu de civils apeurés. Selon l’Organi-
sation des nations unies, le conflit a fait plus
de 13 000 morts en cinq ans, dont quelque
3 300 civils dans l’ensemble du pays.
« MAMAN, JE NE VEUX PAS MOURIR »
Nous sommes en décembre de cette maudite
année 2014. C’est la nuit. Ioulia ne dort pas.
Les obus tombent si près ! La terre tremble.
« Je voyais la lumière à travers les rideaux en
plastique », dit-elle. Soudain, un éclat d’obus
transperce le toit. Elle prend Anton dans ses
bras et se plaque contre le mur. Le garçon la
serre si fort qu’elle manque d’étouffer, puis il
murmure : « Maman, je ne veux pas mourir, je
veux vivre. » « Dit-on des choses comme ça à
5 ans ? », demande-t-elle aujourd’hui. Après
cette nuit, Ioulia est partie vivre dans l’appar-
tement d’une amie avant de fuir, en bus, avec
une petite valise dans chaque main et le chien
en peluche d’Anton sous le bras, en direction
de la cité minière de Hirske, plus à l’ouest, en
territoire ukrainien.
Elle se pense à l’abri, loin des cauchemars et
d’un quotidien ponctué de bruits d’obus, de
cris et de descentes précipitées dans les caves.
Mais c’est à ce moment-là que le comporte-
ment du garçonnet se met à changer. A la
maison, c’est un ange ; à l’école, un démon. Il
devient agressif et irritable. « Il ne contrôlait
pas ses émotions, attaquait les autres enfants,
volait les jouets des filles », raconte Ioulia. An-
ton reste seul, tantôt muré dans le silence,
tantôt hyperactif. Une pédopsychiatre pense
qu’il est maltraité, que sa mère est trop autori-
taire, avant de se rendre à l’évidence : il souf-
fre de syndrome post-traumatique.
Les années ont passé. Après un long suivi,
Anton a su discipliner ses humeurs, calmer
ses angoisses. « Il veut être Brad Pitt », s’amuse
sa mère. Mais à défaut d’Hollywood, il songe
toujours à Pervomaïsk. « Il veut rentrer à la
maison et revoir son grand-père. » Iloulia nous
montre une photo. Anton a maintenant
10 ans, l’air sage, les cheveux peignés sur le
côté. Est-il pour autant guéri ? « Tant qu’il y
aura la guerre… », soupire-t-elle, lucide, en
baissant les yeux.
La détresse psychologique des enfants
ukrainiens est délicate à estimer. D’après
l’Unicef, 430 000 enfants vivent dans les zo-
nes où les tirs de snipers, d’obus ou de mor-
tiers sont quotidiens. « La plupart ne peuvent
pas partir car leurs familles n’ont pas assez
d’argent. Tous connaissent des gens morts,
blessés, amputés, handicapés par la guerre. Et
tous, en réalité, auraient besoin d’un suivi psy-
chologique », estime Lotta Sylwander, repré-
sentante de l’Unicef en Ukraine.
Présente dans le pays depuis les an-
nées 1990, vouée à la protection des enfants
dont un tiers vivaient déjà, avant la guerre, en
situation de pauvreté (avec moins de 2 dollars
par jour), l’agence des Nations unies s’est fo-
calisée depuis 2014 sur l’est du pays, en of-
frant des formations aux pédagogues et en-
seignants pour suppléer un gouvernement
dépassé. « L’Etat n’offre pas de services d’assis-
tance psychologique aux enfants, il n’y a pas de
En Ukraine,
avec les enfants
« sans rêves »
Le conflit qui secoue le pays
depuis 2014 a de lourdes
conséquences psychologiques
pour de nombreux mineurs,
confrontés à la violence
et aux déplacements forcés
spécialistes pour gérer les syndromes post-
traumatiques », regrette Mykola Kuleba, com-
missaire auprès de la présidence ukrainienne
pour les droits des enfants.
Dans un pays où l’on préfère souvent taire
ses maux, la prise en compte de tels dégâts
psychologiques peine à s’imposer. La psychia-
trie réveille aussi, chez certains, les peurs en-
fouies des répressions soviétiques. Mais dès
lors qu’il s’agit de mineurs, les portes
s’ouvrent plus facilement. « Nous expliquons
que nous ne sommes pas là pour soigner des
malades mais pour leur venir en aide. Aucun
parent ne peut refuser cela, souligne Lotta Syl-
wander. Le principal défi est en réalité d’avoir
accès aux villes et villages côté séparatiste. Les
autorités sont méfiantes et ne voient pas la né-
cessité de ce que nous faisons. »
Les traumatismes provoqués par les bom-
bardements, la perte de proches, les déména-
gements forcés ont des conséquences multi-
ples : crises d’épilepsie, cauchemars, alopécies
diffuses (chute de cheveux ou de poils),
hyperactivité, mutisme… Parfois, le problème
passe inaperçu. Mais il n’en est pas moins
grave. Il y a beaucoup d’« enfants sans rêves »,
selon la porte-parole de l’Unicef. Ceux qui ne
s’imaginent pas d’avenir, persuadés que le
monde ne va pas au-delà d’une ligne de front.
Genoux serrés sous son pupitre, cheveux
bruns noués dans une natte, Olga Rogatuyk,
élève modèle de 13 ans, fait sans doute partie
de ces gamins ukrainiens à l’enfance volée.
C’est dans les plaines glacées du Donbass,
tout près de la frontière séparatiste, qu’elle
suit ses cours à Chakhtar, seul établissement
public du petit village de Zolote. En 2015,
l’école a été bombardée. Près des deux tiers
des élèves sont partis. Mais en cette fin no-
vembre, à quelques centaines de mètres des
tranchées où les militaires ukrainiens navi-
guent dans la boue, arme au poing, les classes
ont été maintenues par la seule dévotion des
professeurs et de la directrice, Galina Ere-
méeva. « Si j’étais partie, je les aurais trahis »,
dit-elle.
LA THÉRAPIE DU « JEU DE SABLE »
C’est ici, au milieu de maisons aux palissades
sombres et décaties, qu’Olga, dont le père tra-
vaille à la mine de charbon, collectionne les
récompenses. A-t-elle peur ? « Je me suis habi-
tuée. » Aime-t-elle lire ? Non. Regarder la télé-
vision ? Pas plus. Ses rêves ? « Je n’en ai pas. »
Olga, l’enfant sage, consacre ses loisirs à aider
ses parents avec les yeux d’une petite adulte
dont la seule ambition semble être de ne cau-
ser aucun tracas. Au premier rang de la même
« LE PRINCIPAL classe, Kiril ne répondra, lui, à aucune de nos
DÉFI EST D’AVOIR questions. Cet ado à l’allure gracile est dis-
pensé. Ses parents, nous glissera plus tard la
ACCÈS AUX VILLES directrice, sont partis en Russie quand il avait
8 ans, le laissant, avec son frère, à Zolote.
ET VILLAGES « Pourquoi ne pas les avoir emmenés ? Je ne
CÔTÉ SÉPARATISTE. sais pas. Peut-être estiment-ils que l’argent
remplace l’affection, peut-être », s’interroge
LES AUTORITÉS Mme Ereméeva, sans les blâmer. Les premières
années, Kiril était très triste. Maintenant, il ne
SONT MÉFIANTES parle plus.
ET NE VOIENT Dans le village, où chacun a souvent de la fa-
mille en Russie ou des proches côté séparatis-
PAS LA NÉCESSITÉ tes, on peine à comprendre le sens véritable
de cette guerre. Certains l’imaginent même
DE CE QUE NOUS montée de toutes pièces pour enrichir quel-
ques oligarques. Qu’en pense Sergueï Koval-
FAISONS » chouk ? En ce matin d’automne, le bon-
LOTTA SYLWANDER homme de 7 ans, dernier d’une fratrie de cinq
représentante de l’Unicef enfants, rejoint la classe des petits d’un pas al-
en Ukraine lant, cartable sur le dos. Comme ses camara-
des, il ne s’éloigne pas de la route, de peur de
poser le pied sur une mine antipersonnel ou
un dispositif antitank. Les équipes de démi-
nage ont expliqué, à grand renfort de dessins
et de bandes dessinées, qu’il ne fallait pas
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
A Zolote,
le 18 novembre.
Sergueï,
7 ans, réagit
en se cachant
le visage lorsqu’il
entend le mot
« bombardement ».
GUILLAUME HERBAUT
AVEC LE SOUTIEN DU CNAP
POUR « LE MONDE »
jouer au foot sur un terrain barré par une affi-
chette à tête de mort. Sergueï a retenu la leçon.
Sous son œil malicieux, une balafre longue
comme la lame d’un canif traverse son petit
visage. La guerre ? Un coup ? Une morsure de
chien, peut-être. Personne n’en connaît l’ori-
gine. Ou on fait mine de ne pas savoir. Dans sa
classe, ils ne sont plus que quatre. Sergueï
s’assoie au premier rang, à côté de Stace
Osinki, 9 ans, qui, dans le désordre, rêve d’être
« inventeur » et d’« aller au McDo ». Derrière
lui, Maxime Chickov, dont l’allure chétive
masque la vivacité de ses 9 ans, veut « être mi-
litaire pour protéger la patrie ». Lorsqu’on
pose la question à Sergueï, il enfouit la tête
dans ses bras.
Parler de la guerre quand tous voudraient
l’oublier est douloureux. C’est pourtant, af-
firme Ludmilla Romanenko, pédopsychiatre
à Popasna, la première étape de la thérapie.
Employée dans les collèges et lycées, elle se
consacre depuis 2014 aux traumas des en-
fants. Son premier patient fut son propre fils.
Il avait 2 ans quand un obus a atterri dans le
jardin familial. Après cet épisode, son visage
s’est agité de tics, il ne dormait plus. Mme Ro-
manenko l’a alors soumis à une technique
pour laquelle elle venait d’être formée à Kiev
et qui, dit-elle, produit des effets miraculeux.
Celle dite du « jeu de sable ».
D’inspiration jungienne, le traitement mis
au point par la Suisse Dora M. Kalff dans les an-
nées 1950 puis remis d’actualité ces dernières
années par l’Italienne Eva Pattis Zoja, à travers
divers ouvrages, consiste à mettre les enfants
en groupe, chacun face à un bac de sable
mouillé, où ils devront jouer, seul et en silence,
pendant quarante-cinq minutes en utilisant
des miniatures représentant des chars de
guerre, des princesses, des insectes, des mai-
sons… « On dit que lorsque l’enfant joue seul,
c’est son subconscient qui parle », indique la pé-
dopsychiatre ukrainienne. A la fin des cinq
dernières minutes, il doit expliquer ce qu’il a
voulu décrire à un adulte référent. Les parents
n’ont pas le droit d’assister aux séances.
Devant son ordinateur, Mme Romanenko
fait défiler les photos des bacs de sable de ses
petits patients. On y voit des décors chaoti-
ques ou très ordonnés, des scènes de guerre,
des paysages féeriques et, parfois, rien. Enuré-
sie, mutisme, bégaiement, diabète ou problè-
mes cardiaques, les motifs de consultation
sont variés. La médecin s’arrête sur le cas
d’une fillette, Cristina, née en 2012. Alors
qu’elle avait 3 ans, une bombe a explosé près
de sa maison. Quelques jours plus tard, elle
perdait l’intégralité de ses cheveux, de ses cils
et de ses sourcils. Sa mère ne pouvait plus
s’éloigner d’elle, pas même pour aller aux toi-
lettes. « Elle se cachait, ne parlait plus », ra-
conte Mme Romanenko. Cristina a 5 ans quand
elle est prise en charge. Pendant les quatre
premières séances, la petite demeure immo-
bile, inactive et muette. A la cinquième, elle
commence à jouer en s’installant sur les ge-
noux d’un adulte. Au bout de la neuvième
séance, ses cils ont commencé à repousser. p
claire gatinois
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019 carnet | 17

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18 |
CULTURE
Le théâtre
a mal à ses
ressources
humaines
Face aux conflits multiples entre
équipes et directions, consultants,
psys et avocats entrent en scène
ENQUÊTE
C
ela vient comme un cri
du cœur : « On a été et on
est toujours naïfs et ro-
mantiques. On pensait
qu’une direction du théâtre de-
vait être une direction artistique. »
Marie-José Malis, nommée en
2014 à la tête du Théâtre La Com-
mune, à Aubervilliers, déchante.
Le combat qui l’oppose depuis un
an à la chef de la billetterie, délé-
guée syndicale, et une partie de
l’équipe nommée par son prédé-
cesseur, Didier Bezace, n’en finit
pas de plomber l’ambiance. « Là-
dessus, il faut le dire, on n’a pas été
très bons. On vient des compagnies.
Habitués au bricolage, on s’est pris
un effet de réel », convient-elle.
De Béthune à Dijon, metteurs en
scène remarqués, ils ont débarqué
dans les centres dramatiques na-
tionaux – consacrés à la création
théâtrale –, en pensant toucher le
Graal : un lieu et des moyens pour
faire exister leur travail à grande
échelle au service du plus grand
nombre ! Ils ont découvert des en-
treprises lourdes à manœuvrer, à
l’outil souvent obsolète ou à réno-
ver, sans oublier les subventions
en berne. Après Rodrigo Garcia à
Montpellier, c’est Philippe Quesne
qui a jeté l’éponge, annonçant en
juillet son départ de Nanterre
pour la fin 2020.
Résultat, à Aubervilliers comme
partout, les avocats en droit du
travail, les consultants en ressour-
ces humaines et les maisons
d’audit (Technologia, La Belle
Ouvrage, PK Consultants) sont dé-
sormais sur le devant de la scène…
Un marché qu’on n’imaginait pas
hier. Psychologues, médiateurs,
cursus et plates-formes de forma-
tion font partie du paysage. « En
bout de chaîne, c’est autant
d’argent que les artistes n’auront
pas », soupire la directrice de théâ-
tre, épuisée. La formule est dans
l’air du temps : « souffrance au tra-
vail » à tous les étages.
Micha Ferrier-Barbut est consul-
tante en management. Présidente
de l’association Le Pacifique, le
centre de développement choré-
graphique national de Grenoble,
elle a codirigé en 2017 un opus qui
a fait débat dans le milieu, La Ges-
tion des ressources humaines dans
le secteur culturel (Territorial édi-
tions). « C’est un secteur pour qui le
capital humain est longtemps resté
un impensé, explique-t-elle. Ces
structures se sont construites sur
une sorte de militance – laquelle est
de moins en moins vraie –, avec des
formes d’organisation très hiérar-
chisées. Pas toujours nommées
d’ailleurs, mais des hiérarchies
symboliques très élevées. »
Se livre ainsi en coulisse un com-
bat à couteaux tirés entre la li-
berté de création et le droit du tra-
vail. D’un côté, des artistes pa-
trons défendant la révolution per-
manente sur le plateau, apanage
de l’art, dont la mission est de
faire bouger les lignes et d’interro-
ger les marges. De l’autre, des sala-
riés, politisés, cultivés – plus que la
moyenne des actifs –, aspirant à
une forme de réalisation person-
nelle, où l’attachement à ces struc-
tures implique « une gestion parti-
culière, comme le suggère un con-
sultant. Au risque de voir l’émoti-
vité transformer le conflit social en
des clivages de personnes ». Et,
pour couronner le tout, derrière
l’ensemble, les fantômes très ac-
tifs des « hiérarchies symboliques »
antérieures – qui, aux temps bénis
des vaches grasses, ont pu acheter
la paix sociale facilement.
« Des logiques opposées »
« C’est plus facile quand tu as un
chéquier, quand l’argent des tutel-
les est là. Aujourd’hui, tu arrives, tu
ne connais rien de la situation, il n’y
a aucun système de passation, de
tuilage, d’évaluation, prévu… Si tu
ne fais pas une dépression ner-
veuse dans les deux premières an-
nées, tu as de la chance », confie le
directeur inquiet d’un de ces théâ-
tres, découvrant en marchant les
bons vieux acronymes qu’on ap-
prenait autrefois dans les ma-
nuels de ressources humaines – le
GVT : le glissement vieillissement
technicité (le salarié qui vieillit, ga-
gne en savoir-faire et coûte de plus
en plus cher), les chartes QVT (qua-
lité de vie au travail), la NAO (négo-
ciation annuelle sur les salaires)…
Dans les cinq grands théâtres na-
tionaux aux équipes imposantes
(Odéon, Chaillot, La Colline, la Co-
médie-Française et le TNS à Stras-
bourg), il y a longtemps que le su-
jet est maîtrisé. « C’est notre travail
de concilier des logiques opposées
mais tout aussi légitimes : la com-
pagnie qui est de passage avec une
En vingt ans,
la subvention
au spectacle vivant
a baissé à mesure
que le nombre
de salariés
augmentait
envie de tout bousculer. Et l’équipe
du théâtre qui va rester là des
années », s’étonne Bethânia Gas-
chet, l’administratrice de l’Odéon
(131 équivalents temps plein,
18 millions d’euros de budget).
Tout comme Kim Pham, son ho-
mologue à la Comédie-Française,
elle est énarque et rompue au dia-
logue social. Numéro deux du
metteur en scène Stéphane
Braunschweig, cette normalienne
a passé cinq ans au ministère du
travail. La captation vidéo des
spectacles ? Négociation. Travail
de nuit pour la livraison d’un dé-
cor ? Négociation. Un metteur
en scène hésitant qui fait faire et
défaire ? Négociation.
La DRH superstar ? Facile pour
les poids lourds aux budgets ad
hoc. Mais 93 % des 21 500 entrepri-
ses du secteur du spectacle vivant
comptent moins de onze salariés
(« Il est clair qu’on ne va pas mettre
un directeur des ressources humai-
nes dans une boîte où il y a cinq per-
sonnes », fait remarquer dans un
sourire la consultante Micha Fer-
rier-Barbut. Restent les théâtres de
taille moyenne, tels les CDN, qui, à
l’heure de la raréfaction des cré-
dits publics, n’ont ni les moyens de
se les offrir ni ceux de s’en passer.
« Professionnalisation ! », affir-
ment les uns. « Institutionnalisa-
tion, bureaucratisation ! », clament
les autres. Au milieu, le ministère
reste silencieux. Faute de straté-
gie ? Faute de courage politique ?
En vingt ans, la subvention au
spectacle vivant a baissé (dans
la plupart des maisons, les som-
mes n’ont pas été réévaluées de-
puis quinze ans), à mesure que
le nombre de salariés augmentait
(+ 140 % depuis 2000, soit environ
250 000 personnes concernées
aujourd’hui, qu’elles soient titulai-
res ou intermittentes). Comment
faire ? Donner à ces théâtres les
moyens de vivre selon le modèle
établi ou dire qu’il y en a trop et re-
distribuer la manne financière ?
Questions iconoclastes que
d’aucuns se posent tout bas. « De
tout ça, on en a conscience, au mi-
nistère, glisse un ancien de la Rue
de Valois. Les CDN et les scènes na-
tionales, c’est comme un aquarium
foisonnant. Dont ils vident l’eau. Et
ils regardent ce qui va se passer. Qui
va survivre ? Les gros ? Les petits ? »
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
« Trop de théâtre ? Je récuse ce
genre de propos », s’insurge Jack
Lang, l’homme qui fut, avec la
manne culturelle des années
Mitterrand, à l’origine de ce qui
était hier une solution, et
aujourd’hui peut-être un pro-
blème – il en convient lui-même :
« En 1981, quand j’ai décidé de faire
sauter le système des maisons de la
culture, qu’en son temps j’avais
trouvé ingénieux, j’ai beaucoup
pensé à Jeanne Laurent. Cette
femme qui n’avait que le titre de
sous-directrice est le plus grand mi-
nistre de la culture que la France ait
connu. Sa hantise était que les théâ-
tres deviennent des institutions bu-
reaucratiques. Pour elle, les CDN,
qu’elle a créés, c’était : un chef de
troupe et basta ! Des maisons de la
culture, elle disait : “Ces institu-
tions, c’est une catastrophe. Vous
verrez qu’elles vont se nourrir d’el-
les-mêmes et finiront par ne plus
rien produire, enfermées qu’elles se-
ront sur elles-mêmes.” A l’époque, il
fallait que ces organismes se méta-
morphosent ou disparaissent. » De
là à dresser un parallèle avec la si-
tuation actuelle, il n’y a que l’épais-
seur d’un sous-entendu…
Vers de nouveaux concepts
Ainsi voit-on des Caroline Guiela
Nguyen, des Julien Gosselin, des
Sylvain Creuzevault, prendre pe-
tit à petit la tangente vers des
« tiers-lieux », des « fabriques »…
A nouvelle époque, nouveaux
concepts. « Forcément. Pourquoi
s’embêter avec des théâtres où
c’est compliqué et où les artistes
n’arrivent pas à faire la diffé-
rence ? », s’inquiète Marie-José
Malis, qui vient de quitter la pré-
sidence du Syndeac, le syndicat
qui regroupe les dirigeants du
secteur culturel.
« Ce n’est pas la bonne façon de
considérer le problème », suggère
Benoît Lambert, qui dirige le Théâ-
tre Dijon Bourgogne. Lui aussi a eu
droit il y a quelque temps à sa gro-
gne sociale – et à son audit – face à
l’augmentation des tournées et de
la charge de travail. « Je ne nie pas
qu’il existe une confrontation entre
une éthique des métiers et une éthi-
que de la création, mais je dirais
qu’elle est secondaire. Au fond, ce à
quoi on assiste, c’est à une démoné-
tisation symbolique de nos mai-
sons. Et pour nous tous, qui
travaillons dans les théâtres :
un même sentiment d’abandon.
Après, c’est la complexité de ces
lieux… Un jour, le metteur en scène
Pierre Meunier m’a dit : “Pour dé-
former une structure, il faut la
chauffer.” Mais, si tu la chauffes
trop, elle casse. Si tu ne la chauffes
pas assez, elle refroidit et elle re-
prend sa forme initiale. Tout est là.
Dans ce délicat équilibre. » p
laurent carpentier

0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
Etienne Delaune, graveur et exquis « fanfrelucheur »
Le château d’Ecouen expose un artiste qui a contribué à la circulation des motifs et des modèles à la Renaissance
ARTS
Q
uand on arrive de Pa-
ris, après avoir tra-
versé d’immenses
champs de blé et de
betteraves, le château
d’Ecouen, posé sur un promon-
toire, impose sa silhouette en
quadrilatère, nimbée de brume
en cet après-midi d’automne. Si-
tuée à proximité de Sarcelles, aux
confins du Val-d’Oise, cette bâ-
tisse à la symétrie impeccable fut
la demeure d’Anne de Montmo-
rency, commandant en chef des
armées de François Ier et Henri II.
Construite entre 1538 et 1550 sur
l’emplacement d’une ancienne
forteresse médiévale, cette de-
meure princière se distingue par
ses magnifiques cheminées aux
trumeaux ornés de peintures,
son pavement de faïence, ses vi-
traux armorés. Depuis 1977, le lieu
abrite le Musée de la Renaissance
et ses riches collections de tapis-
series, peintures, sculptures, ob-
jets et mobilier précieux. Il reste
pourtant méconnu, trop éloigné
du centre de Paris pour les touris-
tes de passage, et trop près du châ-
teau de Chantilly (Oise), qui lui
fait de l’ombre avec son impres-
sionnante collection d’art.
Pour attirer les visiteurs, le châ-
teau-musée organise des exposi-
tions aux thèmes originaux et
qui font écho aux évolutions de la
recherche sur la Renaissance.
Celle qui y est présentée jusqu’au
3 février 2020 s’attache à un ar-
tiste tombé dans l’oubli, l’orfèvre
et graveur Etienne Delaune. « Per-
sonne ou presque ne connaît son
nom mais tout le monde a déjà vu
ses œuvres », souligne le directeur
du château-musée et cocommis-
saire de l’exposition, Thierry Cré-
pin-Leblond.
Beaucoup d’incertitudes de-
meurent sur cet artiste qui signait
ses ouvrages d’après son prénom
en latin, « Stephanus Fecit », « Ste-
phanus F » ou « SF ». Il serait né
en 1518 ou 1519, probablement à
Milan, d’un père tailleur du roi
qui suivait François Ier dans ses
Les bons tours du père Alex, prêtre et magicien
Le curé de l’église Saint-Merry, à Paris, est aussi un passionné de tricherie et de prestidigitation
RENCONTRE
I
l en convient d’emblée : « C’est
un drôle de mélange. » Voyez
plutôt : le père Alex, 47 ans,
curé de l’église Saint-Merry, à Paris,
est aussi magicien, expert de la tri-
cherie aux cartes. Avoir la foi d’un
côté et jouer les illusionnistes de
l’autre n’est-il pas incompatible ?
« Je ne mélange pas les deux, sauf le
soir de Noël ou pendant l’homélie
de la messe du 24 décembre sur le
thème de la lumière du Christ, je
fais un peu de prestidigitation re-
liée à ce que j’évoque, affirme-t-il.
La magie est une soupape pour
moi. Je n’ai jamais considéré ma vie
religieuse comme uniquement
tournée vers le milieu catholique,
mais ouverte sur l’extérieur. »
Bavarder avec le père Alex prend
vite l’allure d’une conversation en
roue libre. Sans entraves, il navi-
gue sur la curiosité qu’il suscite,
avec liberté et sincérité. Une se-
maine avant les fêtes, parallèle-
ment à un agenda paroissial
chargé, il s’échappe deux heures
par jour pour répéter un spectacle
d’une vingtaine de minutes, à l’af-
fiche de la soirée Magic Night, pilo-
tée par Thierry Collet, le 17 jan-
vier 2020, à La Villette. « On ne doit
pas être très nombreux à mener ces
deux activités de front, dit-il. C’est
en 2006, trois ans après avoir été
ordonné prêtre, que j’ai demandé à
l’évêque de Paris, André Vingt-Trois,
l’autorisation de faire de la magie. »
« L’Atelier d’orfèvre » (1576), d’Etienne Delaune. MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LA VILLE DE PARIS, PETIT PALAIS
campagnes militaires. Après la
défaite de Pavie, la famille rentre
en France et le jeune Delaune
commence son apprentissage
d’orfèvre. A partir de 1548, il
exerce à Paris comme compa-
gnon et, parallèlement, comme
graveur de médailles à la Mon-
naie du Moulin, créée par Henri II.
Petits formats dessinés au burin
C’est là que le talent de l’orfèvre
pour la gravure se révèle. Cette
double compétence, qui n’était
pas rare à l’époque – l’outillage est
identique et la production de gra-
vures est une source de revenus
Double vie ? Bien plus que ça. Le
père Alex est également concep-
teur d’objets et de mobilier tru-
qués, mais aussi aumônier des fo-
rains et des gens du cirque. Em-
ploi du temps secoué ? Un peu.
« Mais Saint-Merry est une église
très particulière qui aime l’art,
ajoute-t-il. On y programme des
concerts, des expos… Tous les pa-
roissiens ici savent que je suis pres-
tidigitateur. » Pas question pour
autant de glisser des tours pen-
dant les baptêmes ou les maria-
ges. En revanche, le père Alex fait
parfois un petit numéro dans les
cours de récré des écoles qu’il fré-
quente pour la catéchèse et a réglé
un spectacle pour les scolaires.
« Recherche de la perfection »
Le père Alex a basculé dans la ma-
gie à l’âge de 10 ans. « J’habitais
alors à Châteauroux et j’avais un
instituteur qui, un jour, nous a
montré un tour de prestidigita-
tion, se souvient-il. J’étais fasciné.
Je l’ai travaillé pendant des jours et
des jours pour finalement lui pré-
senter. Il a été très étonné et m’en a
appris d’autres. Je n’ai plus jamais
arrêté. » Arrivé à Saint-Germain-
en-Laye (Yvelines), deux ans plus
tard, Alexandre Denis écume les
boutiques parisiennes spéciali-
sées, avale tous les livres possi-
bles, s’entraîne sans fin avec les
cartes, les cordes, les gobelets. « A
l’adolescence, ça me prenait beau-
coup de temps. Il y a un côté mono-
non négligeable –, est illustrée par
une estampe miniature présen-
tée à l’entrée de l’exposition et
agrandie sur un des panneaux
qui en rythment le parcours. On y
voit des ouvriers affairés dans un
atelier d’orfèvrerie dont Delaune
s’attache à reproduire les moin-
dres détails, de l’établi équipé de
poulies à la boîte à outils où ne
manque aucun accessoire – en-
clume, marteau cisaille, bigorne,
soufflet, tenaille, etc. Protestant,
Delaune a dû fuir la France pour
échapper au massacre de la Saint-
Barthélemy, le 24 août 1572, et a
poursuivi son travail de graveur
maniaque dans ce type d’activité. »
Il a 19 ans lorsqu’il décide d’étu-
dier pour devenir accessoiriste.
Quatre ans plus tard, le voilà au
service militaire, dans le cadre de
l’Etablissement cinématographi-
que et photographique des ar-
mées (ECPA), à Ivry (Val-de-Mar-
ne). « J’ai rencontré un jeune magi-
cien, Yves Doumergue, raconte-
t-il. Nous avons décidé de monter
une boutique de magie à Lyon. Lui
a finalement concrétisé le projet ;
moi, je suis entré au séminaire et
j’ai levé le pied sur la prestidigita-
tion. On nous demandait à l’épo-
que de renoncer à tout pour la reli-
gion. Mais, au bout d’un certain
temps, je n’ai pas pu m’en empê-
cher. Je me suis remis à sortir les
cartes, les foulards, les balles. »
Alexandre Denis devient père
Alex en 2003. Il est nommé dans
le 15e arrondissement de Paris, au
dos du magasin… Magic Dream.
« Je me suis construit en tant
qu’homme grâce à la magie. C’est
une technique qui valorise le ma-
« Je me suis
construit grâce
à la magie. C’est
une technique
qui valorise
la connaissance
de soi »
en Allemagne avant de revenir à
Paris, où il meurt en 1583.
L’exposition, de dimensions
modestes – trois salles lui sont
consacrées sur les 36 que compte
le château –, réunit plusieurs
chefs-d’œuvre qui témoignent du
talent exceptionnel de Delaune,
notamment pour composer de
petits formats méticuleusement
dessinés au burin. Des loupes sont
mises à la disposition des visi-
teurs, qui peuvent ainsi mesurer la
finesse du travail aussi bien dans
la fabrication d’un médaillon où
des nymphes posent, alanguies,
dans des paysages bucoliques, que
nuel, la connaissance de soi, la pa-
tience, l‘acharnement même. Il y a
une recherche de la perfection du
geste qui humanise aussi. » Paral-
lèlement, il pointe aussi la ques-
tion ambiguë du pouvoir sur le
spectateur. « La prestidigitation a
évidemment à voir avec la mani-
pulation et peut faire peur, com-
mente-t-il. Il faut se rappeler qu’au
XVIIe siècle les prestidigitateurs
étaient considérés comme des sor-
ciers. Il y a un vieux dicton que
j’aime beaucoup : “Un magicien ne
fait pas ce qu’il dit, ne dit pas ce
qu’il fait, fait ce qu’il ne dit pas et
dit ce qu’il ne fait pas.” C’est exacte-
ment ça. Mais il faut aussi ajouter
que tout le monde consent à ce
mensonge qu’est l’illusion. »
Dans son atelier situé en Nor-
mandie, il gamberge et fabrique
du mobilier spécial pour des ar-
tistes. « Il y a de plus en plus de jeu-
nes magiciens et j’ai envie de les
aider, confie-t-il. Je me fais payer,
bien sûr, mais je vis de mon salaire
de prêtre. Ce que je gagne avec mes
accessoires me permet d’autofi-
nancer mes recherches… » Il a col-
laboré de façon rapprochée avec
le magicien, clown et metteur en
scène Yann Frisch pour son spec-
tacle Le Paradoxe de Georges. Il a
aussi travaillé avec Sébastien
Azzopardi pour sa pièce chapi-
tre XIII, dont il a élaboré la scéno-
graphie avec Juliette Azzopardi et
Pauline Gallot. « Sébastien m’avait
dit qu’il y avait des scènes de tor-
sur une gravure miniature repro-
duisant une scène de la Passion.
L’ambition des commissaires
est de montrer comment ce tra-
vail de gravure, avec la possibilité
qu’il offre de reproduire des mo-
tifs à des milliers d’exemplaires, a
permis la circulation de ceux-ci à
travers la France et même l’Eu-
rope. La production abondante de
Delaune a été une source d’inspi-
ration pour les artistes qui ont co-
pié et interprété ses motifs qui cir-
culaient dans les ateliers d’arti-
sans d’art d’Europe, bien après sa
mort. La peinture et la sculpture
ont beaucoup tiré profit de ses tra-
ture liées à l’Inquisition dans cette
production. Il avait besoin d’effets
spéciaux, explique-t-il. J’ai de-
mandé à lire le texte avant de
m’engager. Ma position de prêtre
m’oblige à être attentif aux propo-
sitions que j’accepte. » Chapi-
tre XIII a été récompensé par le
Molière 2019 de la « meilleure
création visuelle ».
Après la fête de Noël, le père
Alex prend quelques jours de va-
cances. Sur son établi, trouver des
solutions pour faire sonner une
cloche toute seule dans un spec-
tacle de mentalisme et finaliser
son solo sur les tricheries pour la
Magic Night. « Ce sont les tri-
cheurs, les vrais, qui ont d’ailleurs
appris certaines de leurs techni-
ques aux magiciens, précise-t-il.
Les manipulations se veulent tota-
lement invisibles en cherchant à
reproduire les gestes des joueurs
de cartes comme des faux mélan-
ges ou des fausses coupes. Mais j’ai
aussi inventé des mouvements et
des tours particuliers. » Il sort un
jeu de cartes de la poche de sa
veste, et c’est parti pour un tour. p
rosita boisseau
Magic Night. La Nuit des
arnaqueurs. Le 17 janvier 2020,
à 20 heures. Magic Wip,
La Villette. De 8 à 15 euros.
Le Paradoxe de Georges, de
Yann Frisch. Le Channel, à Calais.
Du 27 au 31 décembre, à 17 h 15
et 20 heures. Entrée : 3,50 euros.
culture | 19
Des loupes
sont mises
à la disposition
des visiteurs,
qui peuvent
ainsi mesurer la
finesse du travail
de l’orfèvre
vaux et de ceux de quelques
autres graveurs dont on a oublié
les noms – Jean Mignon, Léon Da-
vent, René Boyvin, etc. Des recher-
ches récentes ont montré que De-
laune lui-même puisait souvent
ses modèles chez un peintre, Pel-
lerin, et, plus largement, dans les
productions de l’école de Fontai-
nebleau. C’est ainsi qu’un modèle
gravé par Delaune et reproduit sur
une estampe se retrouve sur le re-
vers d’un miroir, d’une horloge de
table, d’une pièce de vaisselle ou
d’un coffre en bois précieux. Cer-
taines estampes adoptent même
la forme d’objets comme des boî-
tiers à lunettes ou des revers de
montre, rendant ainsi plus aisée la
transposition.
Les œuvres présentées ont été
réunies par thème : scènes de
chasse et de combat, sujets bibli-
ques, évolution des saisons, my-
thologie. Avec leurs ornements
minutieux, ces travaux témoi-
gnent d’une inventivité et d’une
fantaisie qui justifient que le cri-
tique d’art Arsène Alexandre,
dans son Histoire de l’art décora-
tif, du XVIe siècle à nos jours (1892),
ait qualifié Delaune d’« exquis
fanfrelucheur ». p
sylvie kerviel
« Graver la Renaissance. Etienne
Delaune et les arts décoratifs ».
Château d’Ecouen-Musée
national de la Renaissance (Val-
d’Oise). Jusqu’au 3 février 2020,
tous les jours sauf le mardi.
Entrée : de 3,50 à 5 euros.
Catalogue aux éditions RMN-GP,
192 pages, 32 euros.
CI NÉMA
Bon démarrage en
France pour « Star Wars :
l’ascension de
Skywalker »
Pour attirer les fidèles de la
saga, Stars Wars : l’ascension
de Skywalker n’a pas eu be-
soin des vacances scolaires.
Avec 1 886 610 spectateurs en-
registrés depuis mercredi
18 décembre dans 731 salles, le
film de J. J. Abrams réalise un
démarrage qui côtoie les étoi-
les. Et lui promet un avenir
au moins aussi grand que ce-
lui de La Reine des neiges 2.
Lequel conserve depuis cinq
semaines sa domination sur
le box-office français, avec
5 625 531 entrées. Autre réus-
site de cette fin d’année, Ju-
manji : Next Level, de Jake
Kasdan, continue sa route en
grande forme (1 654 244 spec-
tateurs en trois semaines).
D ISPAR IT IO N
Décès d’Allee Willis,
compositrice du
générique de « Friends »
La compositrice américaine
Allee Willis, connue notam-
ment pour avoir coécrit I’ll
Be There for You, le générique
de la série télévisée Friends,
interprété par The Rem-
brandts, est décédée mardi
24 décembre à l’âge de 72 ans.
A la fin des années 1970, Al-
lee Willis avait cosigné les
hits September et Boogie
Wonderland du groupe Earth,
Wind and Fire. Elle avait
aussi travaillé pour Cyndi
Lauper, Patti Labelle ou les
Pet Shop Boys. – (AFP.)
20 | télévision
« Nannarella » ou la liberté d’une femme puissante
Portrait émouvant d’Anna Magnani, actrice hors du commun et égérie du néoréalisme italien
ARTE
VENDREDI 27 - 0 H 00
DOCUMENTAIRE
C
ette voix rauque, ce re-
gard qui foudroie, cette
colère qui bouscule. Face
caméra, sur un tournage
ou lors d’un entretien télévisé,
Anna Magnani explose toutes les
barrières, impose sa puissance et
ses fêlures. L’égérie du néoréa-
lisme italien, née à Rome en 1908
de père inconnu et délaissée par sa
mère, fut surnommée la Tigresse,
la Tempête, ou plus tendrement
« Nannarella », par le peuple ita-
lien, qui l’a tant aimée. Et, dans ce
documentaire truffé d’archives
inédites et de témoignages pas-
sionnants, « la Magnani » apparaît
comme ce qu’elle était : une
femme hors normes, à la beauté
atypique, au caractère volcanique,
au talent incandescent. « Parfois,
on mord de peur d’être attaqué »,
explique-t-elle en français, avant
d’ajouter : « Je n’aime pas l’hypocri-
sie. Ni l’injustice. »
Il lui a fallu se battre, travailler
beaucoup plus que d’autres pour
mener une vie sortant de la voie
toute tracée qui guettait une pau-
vre petite Romaine élevée par ses
tantes et sa grand-mère. « Elle était
en avance sur son temps. Partie de
rien, elle n’a jamais compté sur per-
sonne pour avancer. Tout au long
de sa carrière, ce sont les hommes
Annie, (très) ronde, libérée et épanouie
Créée et jouée par Aidy Bryant, la série américaine « Shrill » se veut le portrait positif d’une jeune femme en surpoids
MY CANAL
À LA DEMANDE
SERIE
F
at is the new black », se-
rait-on tenté d’écrire, au vu
de séries récentes où les
personnages féminins en sur-
poids tiennent la barre et où l’on
ose prononcer le mot « fat »
(« gros ») : après This Is Us, créée
en 2016 par Dan Fogelman,
Dietland, créée en 2018 par Marti
Noxon (à l’origine, entre autres, de
Sharp Objects), la controversée In-
satiable, créée par Lauren Gussis
GRILLE N° 19 - 301
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I 4
II
III
IV
V grille avec des chiffres
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 19 - 300
HORIZONTALEMENT I. Reconversion. II. Emacié. Ecria (s’). III. VPC. Ela-
guent. IV. Oraison. Tu. V. Lion. Ces. Ter. VI. Us. CEI. Eta. VII. Tocantes.
Pas. VIII. INA. Celaient. IX. Onega. Omo. Té. X. Nanosciences.
VERTICALEMENT 1. Révolution. 2. Emprisonna. 3. Cacao. Caen. 4. Oc.
Inca. Go. 5. Nies. Encas. 6. Vélocité. 7. Ane. Eloi. 8. Reg. Sésame. 9. Scud.
Ion. 10. Ire. Tape. 11. Ointe. Ante. 12. Naturistes.
Anna Magnani, à Venise, sur la place Saint-Marc, 1935. COLLECTION PARTICULIÈRE DE LUCA MAGNANI
qui ont eu besoin d’elle, pas l’in-
verse », estime son fils, Luca.
Une femme forte ? Tous les
grands du cinéma mondial qui
ont eu le privilège de la côtoyer en
parlent avec une émotion non
feinte. « Le travail avec elle était
passionnant. Surtout lorsqu’elle
arrivait fatiguée sur le plateau ! »,
déclare Jean Renoir, alors que
Federico Fellini s’avoue « impres-
sionné » et qu’Anthony Quinn
(dont la saison 2 vient d’être pro-
posée par Netflix), voici Shrill.
Cette courte série créée par la
comédienne Aidy Bryant, dont
Canal+ propose les six épisodes
au cours de deux soirées de fin
d’année, a été adaptée du best-sel-
ler de Lindy West, Shrill. Notes
From a Loud Woman (Hachette
Books, 2016, non traduit). Aidy
Bryant, très connue du public
nord-américain pour sa partici-
pation, depuis 2012, à l’émission
satirique « Saturday Night Live »,
est également apparue dans Girls
(2012-2017), de Lena Dunham.
7 8 9 10 11 12
parle d’« une bête sauvage avec la-
quelle tourner était un grand plai-
sir ». De Roberto Rossellini à
Luchino Visconti en passant par
Tennessee Williams, pour ne citer
que trois hommes qui ont parti-
culièrement compté dans sa vie,
tous vénèrent Magnani. Et
Marlon Brando, si difficile à
dompter, trouve à qui parler sur le
tournage de L’Homme à la peau de
serpent. Car il en faut beaucoup
Cette jeune femme très ronde in-
carne un personnage qui est tout
l’inverse de celui de Kate dans This
Is Us : si Annie accuse réception de
diverses agressions verbales con-
cernant son apparence, elle le fait
en général avec une belle humeur
et un solide humour, car elle se
trouve finalement plutôt en ac-
cord avec elle-même.
Ton léger
Elle a une vie sexuelle libre et épa-
nouie, avec des garçons qui la dé-
sirent, même s’il lui faut
convaincre l’un d’entre eux
HORIZONTALEMENT
I. Se penche sur les infractions et
leurs coupables. II. Facilite les entrées
et les sorties du port. Acide ribonu-
cléique. III. D’un auxiliaire. Soumise
aux membres d’une assemblée.
IV. Saisira tout au quart de tour.
Conteste fermement. V. Personnel.
Courte et soudaine. Une ville aux
bulles d’or. VI. L’Australie et autres
îles du Pacifique. Passe à table en
soirée, parfois à midi. VII. Regardais
de très près. Pour un chaud pyjama.
VIII. Amateur de son. Toucher à la ré-
putation. Belle Citroën. IX. Négation.
Dans les comptes de l’entreprise. Eu-
ropéenne de la première heure. X. Ar-
rachements et suppressions totales.
VERTICALEMENT
1. Malade en plein vol. 2. Raisonner,
mais sonner creux. 3. Illustre et enlu-
mine. 4. Grande auge sur pieds. Cours
du Nord. Petite galette en voie de
disparition. 5. Installai en grande
pompe. 6. Jeune propos. Parfuma
avec des étoiles. 7. Gagnent du terrain
en pleins champs. Roule en piste. Tra-
vailla la sauce. 8. A mis des spaghettis
dans ses westerns. Acteur américain.
9. Commencerai à ramollir. 10. Al-
lègre et folâtre. Personnel. Patron en
région. 11. Renvoie vers la queue. Ce
n’est donc pas la peine de s’y attarder.
12. Fatigantes à la longue.
pour troubler Magnani. Lors de
ses années américaines, une
seule personnalité l’aura réelle-
ment impressionnée : « Bette Da-
vis. Elle est plus forte que moi ! »
Pulvériser les codes
De ses débuts hésitants au music-
hall en passant par sa période
américaine, de Rome ville ouverte
qui la révèle au grand public
en 1945 à 1870, feuilleton télévisé à
d’assumer enfin publiquement
son goût pour un type physique
que beaucoup d’hommes raillent
ou feignent de railler.
Le ton est léger (avec une lon-
gue scène réjouissante de pool
party réservée aux rondes),
parfois un peu surjoué sur le
mode sitcom, et les six courts
épisodes encouragent malheu-
reusement quelques raccourcis
et facilités. Mais les thématiques
de harcèlement sont évoquées –
même si la confrontation d’Annie
et de son harceleur en ligne n’est
pas très crédible.
SUDOKU
N°19-301
8 3
7 6
2 1
8 1
5 1 9 8 6 Complétez
7 9
9 6 3 5
3 8 7 6
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
avec plus de
70 CARTES
ORIGINALES
succès des années 1970, dernière
aventure devant les caméras, la
carrière d’Anna Magnani (1908-
1973) a épousé le XXe siècle et pul-
vérisé les codes. La star italienne
devait être, selon les canons de
l’époque, une « bombe » au décol-
leté vertigineux ? Magnani était
une femme qui ne cachait ni ses
larmes ni ses doutes. Les hommes
devaient dominer ? Magnani ne se
laissait pas faire.
Anna Magnani a tourné et joué
avec les plus grands. Elle a aussi
dansé, chanté, pris et donné du
plaisir sur les planches, travaillé
comme une damnée (« Elle s’enfer-
mait chez elle durant un mois, un
mois et demi, pour travailler son
rôle », se souvient son fils) et affolé
les premiers paparazzis. Elle a joué
les mères courage, les filles du
peuple, mais aussi les comiques.
En mars 1956, consécration su-
prême, elle reçoit un Oscar pour
son rôle dans La Rose tatouée. Bien
des années plus tard, elle avoue :
« Le monde a changé, le cinéma est
devenu un commerce. Mais je suis
toujours Magnani ! » Lors de son
décès en septembre 1973, toute
l’Italie pleure. Et des milliers de
Romains sont présents aux funé-
railles de Nannarella. p
alain constant
La Passion d’Anna Magnani,
d’Enrico Cerasuolo (Fr.-It., 2019,
52 minutes).
Cette dernière scène, ainsi
qu’une conversation de la jeune
femme avec son petit ami, laisse
penser que cette courte saison –
qui semble s’achever au mitan du
propos – devrait connaître une
suite. En effet : Hulu, qui la diffuse
aux Etats-Unis, a confirmé
qu’une saison 2 serait mise en li-
gne le 24 janvier 2020. p
renaud machart
Shrill, série créée par Aidy
Bryant. Avec Aidy Bryant,
Lolly Adefope, Luka Jones
(EU, 2018, 6 × 24 min.)
9 6 7 8 2 3 5 4
4 5 1 6 7 9 2 8
8 2 3 4 5 1 9 7
3 8 4 7 9 5 6 1
6 9 2 3 1 8 7 5
4 7 1 5 2 4 6 3 9 8
2 3 9 5 8 4 1 6
5 4 6 1 3 7 8 2
7 8 9 6 2 4 3 5
Difficile
toute la
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
JEU D I 27 D ÉCEMBR E
TF1
21.05 L’Aventure Robinson
Télé-réalité présentée
par Denis Brogniart.
23.10 Vendredi, tout est permis
avec Arthur
Divertissement présenté par Arthur.
FRANCE 2
21.05 Les Petits Meurtres
d’Agatha Christie
Série. Avec Samuel Labarthe,
Blandine Bellavoir (Fr., 2017).
0.20 Le crime lui va si bien
Téléfilm de Stéphane Kappes. Avec
Claudia Tagbo, Hélène Seuzaret,
Stéphane Freiss (Fr., 2019, 90 min).
FRANCE 3
21.05 Les Enfants de la musique
Divertissement présenté
par Bruno Guillon.
23.25 300 chœurs chantent
les plus belles chansons
des années 70
Divertissement avec Marc Lavoine,
Cœur de pirate, Adamo…
CANAL+
21.00 Mia et le Lion blanc
Film de Gilles de Maistre. Avec
Daniah de Villiers, Mélanie Laurent
(Fr.-Afr. du S., 2018, 100 min).
22.40 Bumblebee
Film de Travis Knight.
Avec John Cena, Hailee Steinfeld
(EU/Ch., 2018, 110 min).
FRANCE 5
20.50 La Guerre des trônes,
la véritable histoire de l’Europe
Documentaire d’Alain Brunard et
Vanessa Pontet (Fr., 2019, 100 min).
23.45 C à vous
Talk-show présenté par Anne-
Elisabeth Lemoine (55 min).
ARTE
20.55 Sous le poirier, la mort
Téléfilm d’Uli Edel. Avec Fritz Karl,
Julia Koschitz (All., 2019, 95 min).
22.30 Qui a inventé l’amour ?
Téléfilm de Kerstin Polte. Avec
Corinna Harfouch (All., 2018, 90 min).
M6
21.05 NCIS
Série. Avec Mark Harmon, David
McCallum, Sean Murray (EU, 2018).
22.45 NCIS
Série. Avec Mark Harmon, Emily
Wickersham, Wilmer Valderrama
(EU, 2018).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France. Taux de fibres recyclées : 100 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier

0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
Ali al-Muqri
« Il n’y a pas d’autre
solution que l’arrêt
des guerres »
SIX REGARDS D’ÉCRIVAINS SUR LA DÉCENNIE 2 | 6
Pour le romancier yéménite, ces dix dernières années
auront été marquées par les mouvements de
contestations dans le monde arabe, qu’il juge désormais
minés par les « guerres de tous contre tous »
L
e peuple veut la chute du régime ! »
C’est en scandant ce slogan toni-
truant qu’il y a une dizaine d’an-
nées des foules de manifestants
s’emparaient des rues du monde
arabe. Depuis lors, ce monde n’est
plus ce qu’il était. Personne n’aurait pu
imaginer que le célèbre vers tunisien
– « Lorsqu’un jour le peuple veut vivre,
force est pour le destin de répondre » –
trouverait un tel écho auprès de popula-
tions soudain dressées contre leurs op-
presseurs de longue date, et dont beau-
coup pensaient qu’elles avaient à jamais
été domptées par ces derniers.
La décennie a débuté avec ce que nous
allions baptiser le « printemps arabe » et
ses soulèvements populaires en Tunisie,
en Egypte, au Yémen, en Libye et en Syrie.
Elle s’apprête aujourd’hui à se clore avec
de nouveaux mouvements au Soudan, en
Algérie, en Irak et au Liban. Ces révolu-
tions sont une chance historique de dé-
passer quantité de problèmes que connaît
la région, dont le principal réside dans
l’absence d’Etats modernes respectueux
de la démocratie, des droits de l’homme,
ainsi que des libertés collectives et indivi-
duelles. Fondés sur le rejet du pluralisme
politique, ces Etats répressifs ont, outre
avoir accaparé les richesses et les opi-
nions, scellé le monopole du pouvoir
autour d’un parti, d’une communauté
confessionnelle ou d’un clan unique. Au
fil du temps, il s’est avéré être celui d’une
seule famille dont les fils devaient succé-
der aux pères, comme cela était claire-
ment prévu en Irak, en Egypte, au Yémen
et en Libye avant que les révolutions ne
viennent balayer ces plans (et comme
cela a effectivement eu lieu en Syrie).
Ces dictatures sont le fléau du monde
arabe, l’obstacle barrant tous les chemins
possibles de son développement. Des ré-
gimes dans lesquels seuls la pauvreté,
l’analphabétisme et l’atomisation sociale
prospèrent, pour le plus grand bien des
extrémismes et des communautarismes,
qu’ils soient religieux ou nationalistes.
Les Constitutions de ces pays comptent
la plupart du temps un article définissant
l’islam comme la religion de l’Etat et s’ac-
compagnent de lois prévoyant que qui-
conque souhaite participer à la vie politi-
que doit observer, comme gage de
« bonne conduite », les prescriptions isla-
miques telles que la prière et le jeûne. Du-
rant son séjour à Paris de 1826 à 1831, le
cheikh égyptien Rifaa Rafi Al-Tahtawi tra-
duisit, dans sa relation de voyage Takhlis
al-ibriz fi talkhis Bariz [« L’or de Paris »], la
charte constitutionnelle française de 1814,
dont l’article 5 stipulait déjà que « chacun
professe sa religion avec une égale liberté et
obtient pour son culte la même protec-
tion ». Il semblerait que deux siècles plus
tard, cet article ne soit toujours pas par-
venu aux mondes arabe et musulman
auxquels appartenait Al-Tahtawi, et ce
malgré les efforts des mouvements intel-
lectuels qui ont continué de se développer
à l’écart des pouvoirs institués.
Dans leur communication, ces régimes
prétendent lutter contre l’extrémisme re-
ligieux et l’islam politique. Ils sont pour-
tant les premiers à y recourir lorsqu’ils li-
mitent constitutionnellement le droit à
la participation politique aux seuls mu-
sulmans. En outre, certains ont fait al-
liance avec des groupes et partis islamis-
tes extrémistes, favorisant la diffusion
d’une culture de l’intégrisme et de la né-
gation d’autrui. D’autres ont préféré ré-
primer la société dans son intégralité,
partis religieux compris, sans proposer
aucune alternative progressiste qui sou-
tienne le pluralisme et la libre-pensée – ce
qui a eu pour même résultat de promou-
voir les extrémismes.
Ali Abdallah Saleh illustre parfaitement
cette réalité. Au cours des trente-trois an-
nées de sa présidence du Yémen, il s’est al-
lié avec tous les groupes religieux que
compte le pays, des Frères musulmans
jusqu’à Al-Qaida en passant par le Front
islamique, s’appuyant sur eux pour faire
la guerre aux populations hostiles à son
pouvoir dans le sud du Yémen ainsi qu’à
l’extrême nord, dans la province de Saada,
au prétexte notamment de lutter contre
les communistes et les athées. Saleh prati-
quera cette politique à toutes les étapes
de son règne, bien au-delà de la guerre ci-
vile de 1994, puisque sa dernière alliance
sera avec le groupe religieux extrémiste
des houthistes, qui finiront par l’assassi-
ner le 4 décembre 2017.
Des contre-révolutions sont à l’œuvre
Aux yeux des Arabes, ces révolutions sont
apparues comme une nécessité vitale au
même titre que l’air et l’eau, en dépit de la
répression meurtrière contre les protes-
tataires délibérément adoptée par les ré-
gimes conspués. Ce qu’il y a de saisissant
concernant ces soulèvements, c’est la
convergence de la plupart des forces so-
ciales et politiques qui s’est opérée en leur
sein, venant bouleverser non seulement
les conceptions révolutionnaires propres
à chaque courant idéologique, mais le
concept même de révolution. Ce qui im-
portait désormais, ce n’était plus les résul-
tats visés par la révolution, mais la révolu-
tion en elle-même. C’est pour elle que se
sont alors rassemblés, dans un même
lieu, les protestataires qui sortaient des
bars et ceux qui sortaient des mosquées.
Mais…
Mais cela ne dura pas.
Si les révolutions sont parvenues à réa-
liser plusieurs de leurs objectifs en Tuni-
sie et au Soudan, et à faire tomber des ré-
gimes historiques comme ceux de Ben
Ali, de Kadhafi, de Moubarak, de Saleh,
d’Al-Bachir ou encore de Bouteflika, de
véritables contre-révolutions sont bel et
bien à l’œuvre, qui tentent de rétablir
sous d’autres formes les pouvoirs ren-
versés. Certains persistent à croire que le
pouvoir, c’est eux ou personne. D’autres
semblent n’avoir tiré aucune leçon du
passé et reproduisent l’autoritarisme
qui caractérisait l’ancien régime. Mar-
chant dans les pas de ce dernier, ils font
subir à d’autres ce qu’ils subissaient eux-
mêmes la veille, notamment en confis-
quant la participation politique au profit
de leur seul groupe. C’est ce qui s’est
passé dans le sillage de la révolution
égyptienne avec les Frères musulmans
qui, par leur pratique exclusive du
SERGIO AQUINDO
Ali al-Muqri est né à Taëz,
au Yémen, en 1966, et il a colla-
boré à des journaux progressistes.
Dès 1997, à la suite d’articles jugés
offensants à l’égard de Mahomet,
il a été l’objet de vives attaques
menées par les autorités religieu-
ses de son pays. Mais c’est dans
les années 2000, lors de la paru-
tion du « Beau Juif » (Liana Levi,
2011), mettant en scène le ma-
riage d’une musulmane avec un
juif, que la polémique fut la plus
vive. Contraint à l’exil après
qu’une fatwa a été prononcée con-
tre lui, le romancier s’est réfugié
en France, où il vit depuis 2015.
Son œuvre d’essayiste, de poète et
de romancier compte une dizaine
de livres, parmi lesquels le très re-
marqué « L’Alcool et l’Islam »
(éd. Dar Riyad al-Rayess, Bey-
routh, 2007, non traduit) ou
« Femme interdite » (Liana Levi,
2015). Son prochain roman, « Le
Pays du commandeur », paraîtra
en mars 2020 chez Liana Levi.
IDÉES
pouvoir, ont fait craindre à la population
de réduire les libertés individuelles et
ont ainsi livré sur un plateau d’argent le
prétexte rêvé à une restauration du pou-
voir militaire.
Par ailleurs, les guerres féroces qui dé-
chirent la Syrie, la Libye et le Yémen ont
quasiment réussi à faire avorter les révo-
lutions populaires dans ces pays, en en-
courageant les ressentiments confession-
nels, régionalistes ou nationalistes qui
viennent alimenter des conflits dont per-
sonne ne sortira vainqueur, contraire-
ment à ce que certains aimeraient croire.
Période transitoire trouble et tendue
Ces belligérants qui subissaient encore
hier une même situation d’exclusion et
de relégation semblent aujourd’hui dres-
sés les uns contre les autres dans des
guerres de tous contre tous ; chaque
groupe confessionnel, régional ou ethni-
que considérant que le pouvoir, la déci-
sion politique et les ressources du pays lui
reviennent de droit.
Nous vivons une période transitoire
trouble et tendue, dont l’enjeu serait de
réhabiliter le droit à la participation poli-
tique et de traduire les bourreaux histori-
ques en justice. Mais il s’agit d’une lutte
menée par des armées de démunis que
des décennies de dictature ont privés de
pain, de sécurité, d’éducation ouverte sur
le monde, de culture démocratique et
d’expression libre. Et ces guerres donnent
plutôt l’impression d’un combat de
morts-vivants qui ne pensaient pas res-
susciter un jour et qui, sortis de leurs
tombes (les innombrables prisons et les
vies d’oppression auxquelles ils ont été
condamnés), vivent ce « supplément
d’existence » sans véritable objectif ni
sens autre que la vengeance.
Dans sa pièce Bury the Dead (1936), Ie
dramaturge américain Irwin Shaw ra-
mène à la vie six soldats tués au combat
qui refusent d’être enterrés. Un haut
gradé leur demande ce qu’il leur faudrait
pour accepter le repos. Ils répondent :
« Que cesse la guerre. »
C’est là aussi ce que je pense : aux nom-
breuses crises actées ou à venir, il n’y a
pas d’autre solution que l’arrêt des guer-
res. Sans cela, nous assisterons à toujours
plus de révoltes de morts-vivants que per-
sonne ne sera en mesure de stopper. Et
cela ne se limitera pas au monde arabe,
mais touchera le monde entier.
| 21
CEUX QUI EXPORTENT
LEURS CRISES VERS
D’AUTRES PAYS
N’IMAGINENT PAS
QU’ELLES FINIRONT UN
JOUR OU L’AUTRE PAR
LEUR REVENIR, PLUS
DANGEREUSES ENCORE
Ceux qui exportent leurs crises vers
d’autres pays n’imaginent pas qu’elles fi-
niront un jour ou l’autre par leur revenir,
plus dangereuses encore. Les exactions
commises à travers le monde par l’organi-
sation Etat islamique, et avant elle Al-
Qaida, disent pourtant combien nos des-
tinées sont communes.
Il semblerait que les guerres ne pren-
nent fin qu’une fois atteints des sommets
d’horreur. Le monde qui observe ces atro-
cités doit exiger que cessent les contribu-
tions qui, depuis l’extérieur, entretien-
nent leur perpétuation – que ce soit à tra-
vers le commerce des armes ou le
financement de milices qui transforment
des révolutions aspirant au changement
en sales guerres menées par procuration
ou résultant de l’externalisation de crises
nées ailleurs.
Le philosophe français Gabriel de Mably
(1709-1785) a écrit que les guerres civiles
pouvaient parfois soigner une société
malade. Je pense pour ma part que, si ce
penseur des Lumières assistait aux con-
flits qui saignent actuellement l’Irak, la
Syrie, la Libye ou le Yémen, il changerait
d’avis. Ceux qui continuent de voir les
guerres comme une nécessité ou un re-
mède à certains maux ignorent le mouve-
ment de l’histoire au cours des siècles
passés. Les guerres d’aujourd’hui n’ont
rien à voir avec celles d’hier et atteignent,
pour certaines, des degrés d’inconcevabi-
lité et d’inhumanité absolues. p
Traduit de l’arabe (Yémen)
par Marianne Babut
Prochain volet Juan Gabriel Vasquez
22 | idées 0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019

Pierre Vermeren
Alger est l’œil qui regarde Paris,
sa mauvaise conscience
Toujours promptes à s’enflammer au nom
des libertés, les autorités françaises se drapent dans
le silence lorsqu’il s’agit de l’Algérie. La mort de Gaïd
Salah, le chef d’état-major de l’armée, peut-elle
changer la donne ? Pas si sûr, affirme l’historien
lontiers un haut personnel politique et mi-
litaire qui a pris ses habitudes en France, s’y
fait soigner, y passe sa retraite ou y installe
sa famille. Pourtant, cette histoire ne passe
pas. Alger est maître dans l’art de décevoir
Paris, reculant sans cesse l’horizon d’une
normalisation espérée.
Depuis 1962, la République algérienne
populaire et démocratique a instauré un
régime militaire plébiscitaire et prétorien,
qui n’a pas de comptes à rendre à son peu-
cratique, les affres du républicanisme et de
la culture révolutionnaire, qu’ils partagent
avec les Français. De 1830 à 1962, les Algé-
riens ont été les témoins privilégiés de
l’édification de la démocratie française, de
ses heurs et de ses malheurs, de ses avan-
cées et de ses reculs, même s’ils ne pou-
vaient guère espérer y participer. En cas de
tensions, ou de remontrance parisienne,
Alger gronde. Presque seules, des généra-
tions de militants algériens défendant
des frontières issues de la colonisation sont
intangibles. La Françafrique est dès lors
vouée aux gémonies à Alger, et la franco-
phonie y est dénigrée.
Dans le monde arabe, quand la France
soutient les « modérés » et fréquente les
monarchies, Alger campe sur la ligne des
républiques du « front du refus ». Alger est
pro-Syrie quand la France soutient Israé-
liens et Libanais. Alger est contre Le Caire
quand il signe la paix avec Israël. Alger sou-

Y
penser toujours, n’en parler jamais »,
déclarait Léon Gambetta il y a cent
quarante-huit ans à propos de l’Alsa-
ce-Lorraine. Les dirigeants français
sont, depuis 1962, dans les mêmes disposi-
tions d’esprit vis-à-vis de l’Algérie, cet autre
territoire « national » perdu dans des condi-
tions si dramatiques qu’il fallut à nouveau
rebâtir nos institutions. Pas question de re-
venir en arrière cette fois ; toute volonté
d’effacer l’histoire serait dérisoire. Mais
une immense gêne, aussi profonde que ré-
manente, parcourt les sphères du pouvoir
français quand il faut parler à Alger. La
mort du chef d’état-major de l’Armée natio-
nale populaire, le général Gaïd Salah, fai-
seur de roi d’Abdelmadjid Tebboune, peut-
elle changer l’affaire quand un silence est
déjà perceptible ?
Paris a pourtant tout tenté, une fois la co-
lonie et la guerre perdues : l’oubli, l’amnésie
et l’amnistie ; la coopération administra-
tive, militaire et économique ; les échanges
culturels et académiques ; l’immigration li-
bre, puis de moins en moins ; la clause de la
nation la plus favorisée, puis la normalisa-
tion des relations ; l’endiguement pendant
la « guerre civile », puis l’assistance ; le par-
tenariat, Jacques Chirac proposant en vain
un traité de paix et d’amitié. Depuis vingt
ans, les gros contrats mâtinés d’une dose
de repentance sont au programme, sur
fond de coopération antiterroriste et de
contrôle de l’islam. Paris accueille bien vo-
ple. Très politisés et volontiers révoltés, les
Algériens ont gagné le droit de dire son fait
à leur régime autoritaire : mais fort de sa lé-
gitimité héritée de la « glorieuse » guerre
révolutionnaire, ce dernier ne se sent
aucune responsabilité démocratique. C’est
un contentieux avec Paris, qui se voit en
pays des droits de l’homme. Mais l’argu-
ment ne pèse d’aucun poids à Alger, où l’on
accroît sans cesse la liste des dénis de dé-
mocratie du colonialisme en Algérie et des
« crimes » des « cinq guerres coloniales »
que la France y a menées. A Alger, les bre-
vets de vertu des élites françaises n’impres-
sionnent personne.
Certes, bien des Algériens ont médité la
difficile construction d’un régime démo-
À ALGER,
LES BREVETS
DE VERTU
DES ÉLITES
FRANÇAISES
N’IMPRESSIONNENT
PERSONNE
leurs droits politiques et culturels se sont
levées : socialistes critiques, libéraux, étu-
diants, dissidents, intellectuels, berbéristes,
islamistes, démocrates, féministes, des mil-
liers d’entre eux se sont battus avant le Hi-
rak, cette grande vague populaire qui a
pourtant surpris le régime en 2019. Paris a
toujours regardé ces manifestations inté-
rieures avec une extrême retenue, ingé-
rence coloniale passée oblige. Même quand
les dissidents et les opposants d’Alger arri-
vaient en France, il n’était pas question d’en
faire état.
Une politique étrangère opposée
Une autre bataille se déroula en politique
étrangère. Autant le Maroc a conduit une
politique étrangère compatible avec celle
de Paris, presque intégrée parfois, autant
Alger s’y est opposé en tout point. Allié de
Moscou pendant la guerre froide, Alger est
fidèle à l’alliance de revers. Tout oppose Pa-
ris et Alger sur la longue durée, en premier
lieu le Maroc. La France fait du royaume
son meilleur allié d’Afrique, quand Alger lui
cherche querelle : la guerre du Sahara occi-
dental (1975-1991) permet aux deux pays
d’en découdre indirectement. Alger ras-
semble une grande coalition anti-impéria-
liste en Afrique qui met en minorité les al-
liés de la France, contraignant le Maroc à
sortir de l’Organisation de l’unité africaine
(OUA). Pour Alger et ses amis, la non-ingé-
rence dans les affaires des Etats et le respect
tient Saddam quand la France lui fait la
guerre en 1991. Alger condamne la guerre
« coloniale » de Libye en 2011. Alger sou-
tient le régime de Bachar contre la « révolu-
tion syrienne ». Même en Europe, Alger est
pour les Serbes bombardés par l’Otan, et
pro-Poutine quand l’Europe le vilipende.
Alger est l’œil qui regarde Paris, sa mau-
vaise conscience doublée de son incompré-
hension. Paris, si prompt à condamner ses
adversaires ou à s’enflammer pour les liber-
tés, est mutique devant Alger. Mauvaises
manières et envolées lyriques font la trame
des relations franco-algériennes depuis des
décennies. La mort du dernier chef de l’ar-
mée algérienne ayant combattu la France
peut-elle changer la donne ? Les positions
connues de son second, devenu chef de l’ar-
mée, et de son ami, élu président de la Ré-
publique, n’augurent aucun changement.
Pourtant, une autre Algérie existe. p
Pierre Vermeren est professeur
d’histoire, spécialiste du Maghreb
et des sociétés arabo-berbères,
à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.
Il vient de publier « Déni français.
Notre histoire secrète des liaisons
franco-arabes » (Albin Michel,
288 pages, 19,90 euros)

Luis Martinez « L’urgence est de rétablir la fois le pouvoir de l’armée et

celui des partis politiques aux-
quels les protestataires refusent
de s’associer, les dénonçant aussi
de pouvoir, fondé sur la coopta-
tion, la corruption, les prébendes,
qui a permis depuis l’indépen-
dance d’acheter la vie politique et

la confiance entre l’armée et la société » comme des représentants d’un

système qu’ils abhorrent. Le grand
enjeu pour amorcer une sortie de
crise est maintenant celui de la
sociale, est aujourd’hui rejeté par
la grande majorité de la société al-
gérienne et en crise structurelle.

L’armée algérienne fera tout pour conserver son pouvoir, relève le politiste spécialiste transformation du Hirak en une
force politique structurée ou son
Y a-t-il un risque
d’effondrement économique ?
du Maghreb, mais le maintien du système tel qu’il est s’avère impossible association à un ou plusieurs par- Les avoirs en dollars accumulés
tis existants qui se sentent pour dans les années où les prix des
le moment aussi menacés que hydrocarbures étaient au plus
l’armée par cette mobilisation de haut ont fondu. Il y avait quelque
ENTRETIEN néral Saïd Chengriha, fait partie de
ces officiers formés par les Sovié-
difficiles entre les deux grands
pays de Maghreb, celui du Maroc.
la société. Ce sera l’enjeu de
l’agenda politique que doit mettre
180 milliards de dollars de réserve
en 2014 et aujourd’hui à peine

S
pécialiste du Maghreb, le
politiste Luis Martinez,
directeur de recherche au
CERI de Science Po Paris,
revient sur les enjeux de la crise
algérienne après la dispari-
tion du chef d’état-major de l’ar-
mée, Gaïd Salah.
La mort du général Gaïd Salah
marque-t-elle un changement
de génération à la tête
de l’armée algérienne ?
Le général Gaïd Salah était
considéré à raison comme l’un
des derniers hauts gradés issus de
la guerre pour l’indépendance.
C’est la fin de cette génération,
souvent des militaires formés par
les Français avant de rejoindre la
cause nationaliste, et qui ont en-
IL FAUT REDONNER suite gravi tous les échelons et pris
le contrôle de l’Etat algérien post-
DE L’ESPOIR colonial. Leurs successeurs n’ont
ET DES pas la même relation avec la
France et le même clivage qui ren-
PERSPECTIVES daient politiquement difficile
toute relation avec Paris, même
À LA SOCIÉTÉ, quand il y avait des intérêts
ET EN PREMIER LIEU concordants comme la lutte
contre le terrorisme au Sahel. Le
À LA JEUNESSE nouveau chef d’état-major, le gé-
tiques. Jusque-là patron de l’ar-
mée de terre, la plus importante
composante de l’appareil mili-
taire, ce général incarne probable-
ment un choix de transition, afin
de donner le temps à la haute hié-
rarchie militaire de trouver un
compromis entre les différents
clans pour un représentant à
même de sécuriser l’ensemble des
intérêts de l’armée. Malgré les ri-
valités internes, l’armée a toujours
su faire bloc ces cinquante derniè-
res années. Elle est consciente que
son unité est la garantie de sa
puissance et de son pouvoir.
Quelque chose peut-il changer ?
La nouvelle génération, notam-
ment celle des officiers formés
dans les académies militaires au
cours des années 1990 et de la
guerre civile de la « décennie
noire », est plus consciente de la
fragilité de l’Etat postcolonial.
Ils ont vu aussi l’effondrement
de nombreux Etats du Moyen-
Orient sous les coups des révoltes
des « printemps arabes » et les ris-
ques d’interventions étrangères.
Leur modèle est paradoxalement,
vu les relations pour le moins
La monarchie chérifienne incarne
une stabilité politique et écono-
mique, et elle a su désamorcer les
tensions en février 2011 avec des
réformes constitutionnelles, en
ouvrant le Parlement au grand
parti islamiste, le Parti de la jus-
tice et du développement (PJD), et
donc porter la contestation dans
l’arène politique au lieu de la rue.
Certes, ces réformes sont en
bonne partie restées un trom-
pe-l’œil. Le Maroc est-il moins cor-
rompu, moins inégalitaire, moins
autoritaire qu’avant ? On peut en
douter. Cela reste un défi d’arriver
à des résultats tangibles, mais une
spirale s’est amorcée, même si le
processus sera très long.
Une telle option est-elle
possible en Algérie ?
Ce sera beaucoup plus compli-
qué, y compris parce que le pou-
voir algérien n’a pas la légitimité
historique de la monarchie maro-
caine. La première des urgences
est de rétablir la confiance entre
l’armée et la société. Le Hirak, le
vaste mouvement de contestation
qui mobilise depuis dix mois la
société civile algérienne, rejette à
en œuvre le nouveau président,
Abdelmadjid Tebboune, avec une
modification de la Constitution,
un référendum, puis des élections
législatives et municipales. Ce ne
sera pas simple, tant sa légitimité
est contestée par la rue comme
par l’écrasante majorité de la so-
ciété. Il est nécessaire qu’il fasse
des concessions, notamment sur
la question des détenus politiques
et celle des libertés individuelles.
Si c’est le cas, il sera très difficile
au Hirak de refuser de rentrer
dans l’arène politique comme lors
de la présidentielle.
L’actuel système est-il viable ?
L’Etat algérien actuel repose sur
deux piliers, l’institution mili-
taire et la Sonatrach, la société
des hydrocarbures publique. Sans
les revenus du secteur énergéti-
que, l’Etat s’effondrerait, comme
au Venezuela. Ces deux piliers
sont l’un et autre hermétiques
face au reste de la société. Il est
par exemple significatif que le
secteur de l’énergie ait toujours
été épargné par les troubles
sociaux, politiques, régionaux se-
couant le pays. Mais ce système
plus de 50 milliards [45 milliards
d’euros]. Sous peu, il n’y aura plus
rien dans les caisses afin de pou-
voir acheter et garantir une cer-
taine paix sociale. Les recettes de
l’Etat, fondées presque totalement
sur la vente du pétrole et du gaz,
sont insuffisantes pour couvrir
les dépenses internes. Il faudra
alors réduire drastiquement ces
dernières avec tous les risques
d’explosion qui en découlent. Si le
pouvoir algérien ne répond pas à
ces urgences et continue son
actuelle incurie, il y aura une crise
majeure, économique, sociale et
politique, bien plus difficile à ré-
soudre que l’actuelle protesta-
tion. Il lui faut redonner de l’es-
poir et des perspectives à la so-
ciété, et en premier lieu à la
jeunesse. L’armée garde la main
et, malgré la contestation, elle a
réussi à imposer son agenda pour
la présidentielle. C’est malheureu-
sement une réalité. Il reste à espé-
rer qu’elle saura répondre au
moins en partie à ces défis, no-
tamment celui d’un agenda inclu-
sif vis-à-vis du Hirak. p
propos recueillis par
marc semo
 idées | 23
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019

Le Parti socialiste et le risque de la radicalisation

ANALYSE répartition sans pour autant augmenter vanter les mérites de la réforme mise en liste, se faisait le chantre de « l’opposition

L
e premier secrétaire du Parti socia-
liste (PS) est allé saluer, lundi 16 dé-
cembre, un piquet de grève de
cheminots, gare de Lyon, à Paris.
Cette démarche inédite, Olivier Faure l’a
accomplie en compagnie de Fabien Roussel,
secrétaire national du Parti communiste
(PCF), pour appuyer la revendication de la
CGT qui réclame le retrait pur et simple de la
POUR MENER réforme des retraites. Le 12 décembre, à la
LA BATAILLE CONTRE Bourse du travail de Saint-Denis, lors d’un
meeting un peu vite qualifié d’« historique »,
LA RÉFORME DE M. Faure s’est retrouvé sur la même estrade
que son homologue du PCF, rejoint par Julien
MACRON, OLIVIER Bayou (Europe Ecologie-Les Verts), Eric
Coquerel (La France insoumise), Olivier
FAURE, LE PREMIER Besancenot (Nouveau Parti anticapitaliste)
SECRÉTAIRE DU PS, et même Nathalie Arthaud (Lutte ouvrière)
– ces deux derniers ne se privant pas de cibler
FAIT FEU DE TOUT le PS. Le social-démocrate qui a longtemps
partagé les combats de François Hollande a
BOIS, QUITTE côtoyé ses alliés communistes, écologistes et
À PRENDRE DES révolutionnaires d’un soir sous une bande-
role « contre la retraite Macron une autre
LIBERTÉS AVEC réforme est possible ».
Au-delà de la photo qui jaunira vite, la gau-
LA RÉALITÉ che « rassemblée » peine à proposer cette
autre réforme. Vendredi 20 décembre, le PS,
le PCF, EELV et plusieurs petites formations
ont publié une déclaration commune édic-
tant des principes généraux qui ne font que
conforter le statu quo. Elle suggère d’« amé-
liorer le système de retraite solidaire par
l’âge de départ en retraite ou allonger la du-
rée de cotisation », en évoquant vaguement
un élargissement de l’assiette de finance-
ment. Un contre-projet en bonne et due
forme attendra. Pour mener la bataille con-
tre la réforme d’Emmanuel Macron,
M. Faure fait feu de tout bois, quitte à pren-
dre des libertés avec la réalité. A entendre le
député de Seine-et-Marne, on s’oriente vers
un basculement dans un système de « capi-
talisation » alors que la retraite par réparti-
tion n’a jamais été mise en cause. Dénon-
çant un « simulacre de négociation » – qui a
quand même duré près de deux ans –, il juge
qu’il n’y a « aucune urgence » à réformer et
qu’on assiste à une « opération de régression
comptable ». Et il n’hésite pas à ajouter : « Les
régimes spéciaux, c’est une légende, ils sont
en voie d’extinction. »
En 2010, lorsque Nicolas Sarkozy avait, face
à l’opposition unanime des syndicats expri-
mée massivement dans la rue, porté de
60 ans à 62 ans l’âge légal de départ à la re-
traite, Marisol Touraine avait élaboré une
contre-réforme fondée sur le principe
d’« une retraite choisie, incitant à travailler
plus longtemps ceux qui le peuvent et le sou-
haitent ». Une retraite à la carte basée sur un
« système universel et personnalisé ». Rien de
tel en 2019 : le PS, toujours aussi inaudible, a
été incapable de proposer un contre-projet.
Une abstention révélatrice de son état de dé-
labrement et de sa panne de réflexion pros-
pective. M. Faure se contente aujourd’hui de
œuvre en 2014 par Marisol Touraine, alors
ministre des affaires sociales – qui avait
prévu un allongement à 42 ans de la durée de
cotisation pour bénéficier d’une retraite à
taux plein. « Nous avons permis de pérenniser
le système de répartition », proclame-t-il, en
oubliant que ses partenaires du 12 décembre
à Saint-Denis avaient pour la plupart com-
battu cette réforme.
Démarche « punitive »
Dans Les Echos du 16 décembre, Marisol Tou-
raine critique, comme la CFDT, l’inflexibilité
du gouvernement sur l’« âge d’équilibre », es-
timant ainsi que « l’âge pivot brouille le sens
de la réforme des retraites ». Mais elle ne juge
pas, comme le premier secrétaire du PS, que
tout est à jeter. « Le gouvernement, souligne
l’ancienne ministre, a transformé une ré-
forme porteuse de transformations positives
en une démarche financière, quasiment puni-
tive, qui met tout le monde dans la rue, parce
que l’objectif de simplicité et d’égalité a été
obscurci par des considérations purement
comptables. »
En adoptant un tel positionnement, Oli-
vier Faure, à la tête d’un parti qui a gravé dans
le marbre de sa déclaration de principes le
« réformisme », et qui a toujours défendu
l’idée de ne pas rompre avec la culture de
gouvernement, conduit le PS sur le chemin
de la radicalisation. Cela le ramène en 2006,
avant l’élection présidentielle, quand
Laurent Fabius, candidat à la primaire socia-
frontale », en reprochant au premier secré-
taire, un certain François Hollande, de me-
ner face à Jacques Chirac « une opposition de
caoutchouc ». Les détracteurs de M. Faure le
soupçonnent, pour l’instant anonymement,
de vouloir « mélenchoniser » le PS. Les plus sé-
vères parlent même, avec les clins d’œil à
l’extrême gauche, d’une « corbynisation », se
demandant faussement si Jeremy Corbyn,
qui vient d’essuyer une défaite historique
aux élections législatives britanniques, peut
être un modèle pour conduire le PS sur la
voie du renouveau idéologique et de la re-
conquête électorale.
En s’alignant sur les syndicats contestatai-
res, le PS prend le risque de rompre avec les
syndicats réformistes, qu’il s’agisse de
l’UNSA, héritière de la Fédération de l’éduca-
tion nationale et traditionnellement proche,
ou de la CFDT, qui a eu des relations histori-
quement mouvementées avec le parti de
François Mitterrand. En 2003, lors de la
réforme des retraites de François Fillon,
cautionnée par la CFDT, ce qui avait provo-
qué le départ de milliers de militants, le PS
avait accueilli triomphalement à son congrès
de Dijon Bernard Thibault, le secrétaire géné-
ral de la CGT. Cela avait entraîné une glacia-
tion des relations PS-CFDT jusqu’en 2010.
Sous le quinquennat de François Hollande,
l’heure était quasiment à la lune de miel. Les
deux organisations se réclamaient alors tou-
tes les deux du réformisme. p
michel noblecourt (éditorialiste)

CHRONIQUE | PAR GRÉGOIRE ALLIX ISTANBUL, « UN MONSTRE URBAIN »

La ville durable au défi LE LIVRE tanbul de la Corne d’or avec ses Istanbul a trouvé un nouveau

C
mosquées impériales ou ses nou- souffle à la fin des années 1980

de l’inachèvement ette ville monde s’étend

sur 5 343 km2, à cheval
sur deux continents. Avec
au moins 16 millions d’habitants,
veaux quartiers d’affaires domi-
nant le Bosphore. Cette ville « hors
du champ de vision de la majo-
avec le libéralisme du président
Turgut Ozal, puis sous la houlette
du mouvement islamiste de Re-
rité des Stambouliotes, sans même cep Tayyip Erdogan, qui conquiert

A
l’aube de l’année 2020,
comme durant tout le siècle
écoulé, les Français rêvent
à l’unisson de faire leur nid aux fran-
ges d’une petite ville conviviale et
douillette. Un centre bourg où le
commerce de proximité fleurit dans
des rues proprettes à deux pas d’une
nature préservée, tandis que de dili-
gents transports publics desservent à
tout moment la grande ville voisine,
son réservoir d’emplois et son offre
de loisirs. Cet idéal croise nostalgie
villageoise et vieille utopie de la ville
nature, envie de campagne et besoin
de centralité, attachement à la maison
individuelle et soif de sociabilité. Il est
à nouveau celui qui domine les répon-
ses au sondage Ipsos réalisé à l’occa-
sion du 21e Prix du livre d’économie,
mercredi 18 décembre, et publié dans
Le Monde. Pas facile pourtant de sui-
vre le cap indiqué par cette para-
doxale boussole.
« Construire les villes à la campagne,
car l’air y est plus pur » : un peu partout
sur le territoire, élus, aménageurs,
promoteurs ont tenté sans rire et sans
relâche de mettre en œuvre la bou-
tade d’Alphonse Allais, mais la recette,
on le sait, a surtout produit un drama-
tique étalement urbain, des lotisse-
ments conçus pour les automobiles
plus que pour les humains, et des in-
frastructures balafrant partout le pay-
sage. Cet appétit pour un impossible
mariage des contraires nourrit aussi
la folle croissance des bourgs péri-
urbains, aspirés dans l’orbite des gran-
des villes. Au point que celles-ci finis-
sent par les absorber, contribuant à
créer ces métropoles engorgées que
la plupart des Français rejettent
comme le pire des modèles.
Comment inventer un urbanisme
qui ne fasse pas fuir ses habitants ?
rendre attirante cette densité que les
professionnels de l’aménagement éri-
gent en condition de la ville durable ?
C’est l’un des défis de l’Université de
la ville de demain, portée sur les fonts
baptismaux le 17 décembre par le
think tank La Fabrique de la cité et la
DIFFICILE DE S’APPROPRIER
UN ESPACE TOTALEMENT
ABOUTI, CONÇU
PAR D’AUTRES ET PENSÉ
POUR PERSONNE
et en perpétuelle croissance, Is- parler des touristes les plus che- la municipalité en 1994.
Fondation Palladio, deux institutions tanbul est devenue « l’un des vronnés », ils l’arpentent, la racon- L’urbanisme est toujours politi-
de réflexion sur la ville, intimement points chauds de l’urbanisation tent et l’analysent. Leur livre est que. Cela est particulièrement
liées aux entreprises de la construc- généralisée » de la planète. La nou- important non seulement pour évident à Istanbul, que le prési-
tion et de l’immobilier. velle réalité de la mégalopole tient comprendre les mutations d’Is- dent turc veut remodeler à
Que les professionnels se deman- avant tout à ses périphéries. « Aus- tanbul mais aussi, plus large- l’image de sa mégalomanie. La
dent comment donner aux gens l’en- culter le devenir de ces franges ur- ment, celles du système de pou- ville reste un immense chantier,
vie d’habiter les villes qu’ils construi- MÉGA ISTANBUL. baines, c’est déjà entrevoir la mé- voir créé par Recep Tayyip Erdo- aussi bien au centre, avec la trans-
sent, voilà qui paraît sain. Cette quête TRAVERSÉES EN tropole qui vient », soulignent gan en plus de seize ans de règne formation de la place Taksim, que
pourrait les conduire plus loin qu’ils LISIÈRES URBAINES l’anthropologue Yoann Morvan, sans partage. Le Grand Istanbul dans la périphérie, avec la cons-
n’imaginent, vers un changement de Sinan Logie chercheur au CNRS, et Sinan Lo- concentre en effet un quart de la truction d’un troisième pont
de culture ou de méthode. Ainsi, par et Yoann Morvan, gie, architecte et peintre, qui ont population du pays et 40 % de ses sur le Bosphore au nord et celle
exemple, l’architecte Patrick Bou- Le Cavalier bleu, mené ces « traversées en lisières recettes fiscales. d’un troisième aéroport. A cela
chain, qui s’est vu décerner le Grand 194 pages, 20 euros urbaines », entre campagnes hal- s’ajoute le mégaprojet d’un canal
Prix de l’urbanisme ce même 17 dé- lucinées et villes nouvelles tenta- Nouveau souffle parallèle au Bosphore à une
cembre, œuvre depuis des décennies culaires. Dans ces marges extrê- L’ancienne capitale ottomane soixantaine de kilomètres plus à
à bâtir des projets collaboratifs dont mes apparaissent dans toute leur avait été déjà profondément l’ouest, reliant la mer Noire à celle
les utilisateurs pourront s’emparer à évidence les ravages d’une indus- transformée par la République de Marmara. A Camlica, sur une
leur guise, des projets qui assument trialisation sauvage comme la tec- de Mustapha Kemal et l’exode colline de la rive asiatique du Bos-
parfois d’en faire le moins possible, tonique des strates migratoires. des « minoritaires » – Grecs, Ar- phore, Recep Tayyip Erdogan a
qui revendiquent leur inachèvement Dans ce livre qui reprend en méniens, juifs – qui, au début du fait construire une immense
pour laisser place à l’inattendu. partie, tout en l’enrichissant, un XXe siècle, représentaient encore mosquée, comme le faisaient ja-
précédent ouvrage (Istanbul 2023, un tiers de la population. Rongée dis les sultans pour inscrire à ja-
Surprise et spontanéité Editions B2, 2014), les deux par la mélancolie de sa gran- mais la mémoire de leur règne
Fantaisiste ? Justement : si soignés et auteurs racontent « un monstre deur passée, négligée au profit dans le paysage urbain. p
bas carbone soient-ils, les nouveaux urbain » bien différent de l’Is- d’Ankara par les élites kémalistes, marc semo
quartiers qui s’élèvent dans le Grand
Paris comme ailleurs n’alignent bien
souvent qu’un savant assemblage de
produits commerciaux conçus par
des investisseurs pour rencontrer un Le temps nous le dira | par selçuk
marché. Logements, bureaux, équipe-
ments et commerces composent une
ville générique et policée, parfaite-
ment achevée – et irrémédiablement
ennuyeuse. Il ne suffira pas de bâtir
les tours en bois et de végétaliser les
toitures pour rendre la ville durable
désirable. Une ville finie est une ville
morte. Cela reste vrai à l’échelle d’un
quartier. Difficile de s’approprier un
espace totalement abouti, conçu par
d’autres et pensé pour personne. Un
quartier où chaque mètre carré sem-
ble le rouage d’une machine commer-
ciale bien huilée. Le succès de l’urba-
nisme temporaire et des friches cultu-
relles en témoigne : les citadins sont
en manque de lieux auxquels une
dose d’amateurisme confère une at-
mosphère plus spontanée.
Pour rendre aimable la ville dense,
peut-être faut-il la vouloir moins
parfaite. Laisser de la place à l’im-
prévu, soigner les espaces vides. Que
les habitants soient en mesure d’in-
suffler un esprit aux lieux, d’y impri-
mer leur marque, quitte à perturber
le bel agencement imaginé par les
élus et les architectes. Une ville qui ré-
serve de la surprise. Pour que l’aména-
gement ne soit pas fatalement,
comme l’écrit Sylvain Tesson dans
Sur les chemins noirs (Gallimard,
2016), « la pollution du mystère ». p
24 | 0123
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par alai n f rac hon
Aux Etats-Unis,
le souffle de la destitution
W
ashington,
juillet 1974. Richard
Nixon vit ses der-
nières semaines à
la Maison Blanche, traqué, épuisé,
émotionnellement vidé. La pro-
cédure de destitution lancée con-
tre le 37e président américain va
aboutir, assurait-on dans la capi-
tale fédérale. Le républicain vient
d’être mis en accusation par une
commission de la Chambre des
représentants. Le Sénat va le des-
tituer, le chasser de la Maison
Blanche, accomplir cet acte politi-
que fracassant : défaire le verdict
du suffrage universel – au nom
du comportement « hautement
délictuel » du président.
Plutôt que subir cette humilia-
tion, Nixon, le 9 août, préférera
démissionner. Mais la procédure
de destitution menée contre lui
passe aujourd’hui pour avoir été
un « modèle », la référence, l’im-
peachment tel que l’ont voulu
les rédacteurs de la Constitution,
et très exactement tout ce que ne
sera pas la procédure menée ces
jours-ci à l’encontre du 45e prési-
dent, Donald Trump. Pourquoi ?
L’Amérique de 1974 est en proie
aux tourments de la guerre du
Vietnam. Des milliers de GI sont
toujours en Indochine. En fin de
premier mandat, en février 1972,
Nixon change le profil de la guerre
froide en renouant avec la Chine
communiste – fait stratégique
majeur. Mais les bombardements
américains redoublent au Viet-
nam et s’étendent au Cambodge.
Sur les campus, les étudiants sont
mobilisés contre la guerre. Les
émeutes raciales de la fin des an-
nées 1960 ont traumatisé le pays.
Ce sont des temps de tempête.
Elu pour un premier mandat
en 1968, Nixon est tranquillement
réélu en 1972. La victoire était ac-
quise à l’avance. Mais Nixon est
un homme sombre, méfiant, rou-
blard, un tantinet paranoïaque,
convaincu que les « élites » sont à
ses trousses. On n’est jamais assez
informé sur l’adversaire : pendant
la campagne, la Maison Blanche
commandite le cambriolage du
quartier général des démocrates à
Washington, dans un immeuble
des bords du Potomac, le Water-
gate. Tragicomédie : les cinq mon-
te-en-l’air se font prendre en train
de poser des micros.
Un fait était un fait
Ce n’est pas tant ce misérable petit
« casse » politique qui sera au
cœur du déclenchement de l’im-
peachment que la manière dont
la Maison Blanche va tout faire
pour camoufler son rôle dans
cette affaire : pression sur les té-
moins, manipulation des services
de l’Etat, refus d’obtempérer à la
justice et au Congrès. Stagiaire
dans une radio affiliée au réseau
ABC, je suis promené de la Maison
Blanche à la Cour suprême, du Sé-
nat à la Chambre. J’observe la ma-
chinerie en action des pouvoirs et
contre-pouvoirs de la démocratie
américaine. Le Watergate ne fut
pas seulement le fait du Washing-
ton Post, suivi par le New York Ti-
mes, mais le résultat cumulé et si-
multané des enquêtes de la presse,
du judiciaire et du Congrès.
Le paysage médiatique n’était
pas le même qu’aujourd’hui. Pas
d’Internet, pas de réseaux so-
LE NIVEAU
DE POLARISATION
DE LA VIE POLITIQUE
AMÉRICAINE MINE
LE FONCTIONNEMENT
DES INSTITUTIONS
Tirage du Monde daté mercredi 25-jeudi 26 décembre : 178 278 exemplaires
0123
VENDREDI 27 DÉCEMBRE 2019
LA VRAIE-FAUSSE
DISPARITION pays de la région ; fin de l’obligation pour elle renvoie à une certaine inertie des diri-
DU FRANC CFA les Etats africains de verser 50 % de leurs geants concernés, n’est pas de bon augure
réserves de change au Trésor français et
de la présence française au conseil d’admi-
alors qu’il s’agit d’inciter les Etats ouest-
africains à prendre leurs responsabilités.
nistration de la Banque centrale à Dakar ; Au fond, la monnaie commune symbolise
maintien de la garantie de la France et l’ambiguïté persistante des relations entre
de l’arrimage à l’euro. En bref, la France Paris et son ancien pré carré, la fameuse
cesse d’être cogestionnaire mais de- « Françafrique » : elle sert d’exutoire com-
meure garant financier. mode aux colères africaines et d’alibi pour
Pour ses partisans, dont M. Ouattara lui- les insuffisances du continent – immobi-
À L’AUNE DE CE QUI même, l’union monétaire garantie par la
France assure la stabilité, y compris pen-
lisme politique, corruption endémique et
climat des affaires déficient. Pour les diri-
A ÉTÉ REPROCHÉ À dant les crises comme la guerre civile ivoi- geants africains, le maintien du lien moné-
rienne de 2002-2007. Selon ses détracteurs, taire avec la France est à la fois une assu-
NIXON ET À CLINTON,
A
le système maintient la parité avec une rance de stabilité et un aveu de faiblesse.
l’approche du 60e anniversaire monnaie trop forte, l’euro, empêche toute La rupture partielle annoncée par M. Ma-
TRUMP A COMMIS UN des indépendances de ses ancien- dévaluation compétitive, décourage la pro- cron sonne comme un appel à une vérita-
FORFAIT AUTREMENT nes colonies africaines, il était duction locale, entrave l’industrialisation ble émancipation économique et moné-
grand temps que la France réforme le franc et enferme les pays dans une économie de taire des Etats africains francophones. Les
PLUS GRAVE CFA, cette monnaie créée en 1945 et tou- rente de matières premières. anciennes colonies anglophones, elles, ont
jours en vigueur dans quatorze pays du Que des Etats indépendants depuis plus depuis des lustres des monnaies autono-
continent. Emmanuel Macron, en annon- d’un demi-siècle ne disposent pas de cet at- mes, avec des succès contrastés, il est vrai.
ciaux pour gommer la frontière çant, samedi 21 décembre à Abidjan, la dis- tribut fondamental de la souveraineté A l’heure où la Chine, grâce à sa puissance
entre le vrai et le faux, pas encore parition prochaine de cet « oripeau » d’un qu’est la monnaie apparaît comme une financière, inonde l’Afrique de projets d’in-
de CNN, encore moins de Fox passé révolu, a fait un pas que ses prédéces- anomalie. L’arrangement avec Paris peut frastructure au prix d’un endettement et
News, la chaîne d’ultradroite spé- seurs n’avaient pas osé franchir. être vu comme un cadeau aux élites fran- d’une sujétion accrue, l’indépendance fi-
cialiste en bobards en tout genre. Agacé de voir la monnaie « françafri- cophones africaines, dont le pouvoir nancière du continent reste à conquérir. Si
En ce temps-là, un fait était un caine » servir d’exutoire aux colères anti- d’achat est gonflé. A cet égard, la vraie- la France veut être crédible dans sa volonté
fait et Nixon ne le contestait pas – françaises, le président de la République a, fausse disparition du franc CFA annoncée proclamée de tourner pour de bon la page
même s’il détestait les journalis- au côté du président ivoirien, Alassane par M. Macron ne changera rien. « J’ai voulu coloniale et de conserver les relations de
tes, ces « infatigables nababs du Ouattara, lancé un aggiornamento négocié engager cette réforme », a souligné le pré- proximité façonnées par l’histoire, elle doit
négativisme ». La vie politique avec huit pays d’Afrique de l’Ouest : rempla- sident, comme pour souligner que la à la fois tenir un langage de vérité et tout
n’était pas encore tribale. Obéis- cement du « franc CFA » par l’« éco », nom France conserve les rênes. Cette insistance faire pour aider les Etats africains à prendre
sant à leur conscience, des répu- de la future monnaie commune à quinze à s’attribuer la paternité du changement, si en main leur propre monnaie. p
blicains pouvaient voter avec des
démocrates et vice versa. La poli-
tique se faisait avec des majorités
d’idées bipartisanes. Nixon dé-
missionnera parce qu’il sait que
nombre de républicains voteront
sa destitution au Sénat.
La transformation des républi-
cains en parti fondamentaliste a
lieu dans les années 1990. Le baby-
boomeur Bill Clinton – mœurs
fantaisistes, passé pas toujours Découvrez
transparent dans l’Arkansas – va
être une cible idéale. Le 42e prési-
dent incarne tout ce que la nou-
velle droite républicaine hait : l’in-
M INTERNATIONAL
dividualisme et le libéralisme so- l’édition internationnale de
ciétal hérités des années 1960.
Nommé pour enquêter sur des
aventures immobilières passées
de Clinton, un procureur spécial,
Kenneth Starr, met à jour l’affaire
Monica Lewinsky, du nom de cette
stagiaire de 21 ans avec laquelle le
président a eu « une relation incon-
venante » à la Maison Blanche.
Là encore, ce qui vaudra à Clin-
ton d’être mis en accusation,
en 1998, dans une procédure de
destitution, c’est moins cette atti-
tude « inconvenante » dans le bu-
reau Ovale que ses mensonges et
demi-vérités, devant la justice et le
Congrès, pour masquer les faits.
Mais le Sénat décidera d’acquitter
le président, avec l’appui de plu-
sieurs républicains : l’affaire fleu-
rait trop son parfum de règlement
de comptes politiques contre un
Clinton éminemment populaire.
A l’aune de ce qui a été reproché
à Nixon et à Clinton, Trump a
commis un forfait autrement plus
grave. Il s’est efforcé de manipuler
un gouvernement étranger – celui
d’un pays ami, l’Ukraine – afin
d’affaiblir l’un de ses concurrents
au scrutin présidentiel de novem-
bre 2020 et au mépris des intérêts
stratégiques des Etats-Unis. Men-
teur à répétition, mêlant affaires
publiques et privées, insultant ses
adversaires, flirtant sans cesse
avec l’abus de pouvoir, Trump a
dégradé la démocratie améri-
caine. Mais ses électeurs, entrete-
nus à coups de Tweet présiden-
tiels rageurs, lui restent fidèles, in-
timidant les élus républicains.
Majoritaires au Sénat, ceux-là re-
fusent la pratique de l’impeach-
ment, ils la neutralisent. Ils vote-
ront non sur les faits mais pour
Trump, dont ils banalisent le com-
portement. Ce qui compte et qu’ils
privilégient, ce n’est pas la réalité
de l’abus de pouvoir, mais l’appar-
tenance à la tribu républicaine.
Les démocrates ne sont pas un ad-
versaire, mais la tribu ennemie. Ce
niveau de polarisation mine le
fonctionnement des institutions
et de la démocratie américaines. p
P.-S. Portrait remarquable, et
effrayant, du 45e président dans
Commande sur : lemonde.fr/KDpresse
et à Paris, New-York, Milan, Londres, Tokyo, Barcelone, Berlin, Amsterdam, Lisbonne…
« Le Monde selon Trump », de
Nicole Bacharan (Tallandier,
416 p., 20,90 €)

James Baldwin, le cœur grand ouvert
L’écrivain américain
déploie une
admirable empathie
envers ses
personnages dans
« La Conversion »,
roman de la foi et du
péché dans le
Harlem pauvre
des années 1930.
Virginie Despentes
salue, dans
ce premier livre,
paru en 1953,
un coup de maître
virginie despentes
écrivaine
E
t sa mère et ton père, qui
allaient à l’église le diman-
che, ils le faisaient aussi et,
des fois, John les entendait
dans la chambre derrière lui,
leur raffut dominait le bruit
des rats qui couinaient et de la musique
aussi et des pires du lupanar au rez-de-
chaussée. »
Tout est à peu près là – le conflit oppo-
sant religion et désir charnel, le lieu saint
et le bordel, la famille comme lieu d’as-
phyxie, la misère qui réduit tous les
possibles, la musicalité en seul horizon
par-delà le cloaque… Comme dans
d’autres grands romans de James
Baldwin (1924-1987), les Noirs vivent en-
tre eux sans trop se préoccuper des
Blancs, qui n’apparaissent de loin en loin
que comme des silhouettes, toujours
menaçantes, souvent meurtrières.
La Conversion (1953 ; réédité en poche
cet automne) est composé en quatre
livres, quatre voix relatant une journée
de messe dans le Harlem pauvre des an-
nées 1930. Et chaque voix énumérant ses
nombreuses fautes morales et réelles.
Car au centre de ce récit il y a la foi, et la
notion de péché qui l’accompagne. Ce
premier roman, dans ses thèmes, dans
son effort de restitution des langues
orales, dans sa construction et dans sa
forme rythmique apparemment simple
mais permettant de photographier avec
une acuité rare tous les enjeux d’une
communauté, annonce le dernier roman
de l’auteur – Harlem Quartet (1979 ;
Cahier du « Monde » No 23316 daté Vendredi 27 décembre 2019 - Ne peut être vendu séparément
S P ÉC I A L
PO CHE S
Stock, 1987). Il n’a cependant rien d’une
ébauche, tout ce qui fait de Baldwin un
romancier majeur est là.
Dans l’Amérique ségrégationniste
Il écrit sur lui-même avec la sincérité
frontale qui caractérise son œuvre – il est
le petit garçon à qui son beau-père répète
qu’il est laid, qu’il ne vaut rien, qu’il n’a
aucune légitimité, et qui, adolescent,
trouvera son salut dans la foi. Et il de-
meure aussi frontal et fluide lorsqu’il res-
titue la parole des autres personnages.
Qu’ils soient femmes ou hommes, qu’ils
donnent ou qu’ils prennent les coups, le
romancier leur offre la même chance
d’être des humains. Chaque personnage
cherche sa rédemption et s’invente une
trajectoire propre. Cependant aucun
n’échappe à la misère, non par manque
d’ingéniosité, d’intelligence ou de vo-
lonté, mais parce que, dans l’Amérique
ségrégationniste de cette époque, il
n’existe pas de rêve pour les Noirs
pauvres : ils s’enliseront tous dans la
misère qui les a vus naître. Baldwin le
sait, qui a quitté son pays à la première
opportunité, mettant un océan de dis-
tance entre lui et cette débâcle nord-
américaine. Dans ce récit, tous font
preuve d’une vitalité stupéfiante pour
tenter de s’en affranchir.
Contrairement aux romanciers bour-
geois qui se préoccupent du sort des pau-
vres, on ne meurt pas en victime passive
et résignée dans les romans de James
Baldwin, on ne crève pas sans avoir
d’abord déployé un arsenal de stratégies
de réinvention, on se débat, on analyse
avec lucidité sa situation, on s’améliore,
James Baldwin,
chez lui, à New
York, en 1972.
JACK MANNING/
THE NEW YORK TIMES-
REDUX-REA
on se rencontre, on lutte. L’auteur ne se
complaît jamais dans une sadisante
description de la purulence de leurs
plaies mais cherche à restituer la vitalité
de leurs pulsions les plus féroces, les plus
sublimes. Et l’église, au centre du roman,
est un lieu de tension. C’est le seul en-
droit ouvert aux opprimés pour dépas-
ser la douleur, et là qu’on leur enseigne
qu’ils sont coupables de ce qu’ils sont,
donc qu’ils méritent ce qui leur arrive. Là
où se fabrique la consolation est aussi là
où se construit la culpabilité.
Le désir du pauvre
est toujours coupable
C’est valable pour la famille, liée à l’ins-
titution religieuse, car le roman traite
du mal que les parents se donnent à en-
foncer leurs enfants, que ce soit en les
2I4
SÉLECTION
v Le plein de poches
pour la fin de l’année
À NOS LECTEURS
v Dès la semaine
prochaine, votre
supplément, dans
son format habituel,
rendra compte de la
rentrée d’hiver 2020
la conversion
(Go Tell It on the Mountain),
de James Baldwin,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Michèle Albaret-Maatsch,
Rivages, « Poche », 320 p., 8,90 €.
Signalons, du même auteur, la parution
en poche de L’Homme qui meurt, traduit
par Jean Autret, Folio, 576 p., 9,50 €.
aimant mal ou les haïssant. C’est à
l’église, c’est dans la famille, c’est dans
l’amour, c’est dans le plaisir qu’on cher-
che et trouve un soulagement vital à
la souffrance, en même temps qu’on
construit une désolation encore plus
grande : celle de devoir avouer que le
désir du pauvre est toujours coupable,
qu’il soit charnel, homosexuel, d’indé-
pendance, élan amoureux, colérique,
festif, envie de culture, d’alcool ou ambi-
tion : la religion est cette doctrine qui
utilise la pulsion de vie pour construire
le pécheur.
Et une société raciste et classiste a
besoin que cette institution reste le lieu
unique de décence, de dépassement de
soi et de possibilité de spiritualité pour
ses opprimés, puisqu’elle convainc cha-
que individu qu’il mérite ce qui lui arrive,
car dans le secret de son cœur il ou elle
sait qu’il ou elle a péché. C’est dans la
même église qu’on permet aux miséra-
bles d’avouer leurs fautes et de vouloir
les dépasser, qu’on les invente comme
responsables de leur misère. Ce qui fait
qu’ils survivent et ce qui fait qu’ils doi-
vent demander pardon devant Dieu.
Mais dans cette église qu’est le roman
de James Baldwin, on ne vient pas fabri-
quer des coupables : en restituant leurs
voix, dans leur humour et dans leurs rê-
ves, il les accueille, tous, tels qu’ils sont,
et réussit la démonstration de ce que
chacun mérite d’être reconnu comme
humain, et que chacun mériterait d’être
consolé. p
2 | Spécial poches | Sélection 0123
Vendredi 27 décembre 2019

Parmi les parutions en poche

de cette fin d’année, essais et littérature confondus,
votre supplément vous recommande…

Fenêtre sur le Rien et Divagations U.S.A.

Le 42e parallèle. 1919. La Grosse Galette
de Cioran,
traduits du roumain par Nicolas Cavaillès, de John Dos Passos,
Gallimard, « Arcades », inédits, 240 p., 13,50 €, et 138 p., 12,50 €. traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Norbert Guterman,
Yves Malartic, Charles de Richter, révision par C. Jase,
A la fin des années 1940, Emil Cioran (1911-1995) fait une entrée fulgurante Sabine Boulongne, Folio, 496 p., 9 €; 560 p., 9,50 €;
sur la scène littéraire. Ce Roumain, arrivé à Paris quelques années avant la 704 p., 10,80 €.
guerre, a décidé en 1946 d’écrire en français, abandonnant, avec sa langue
maternelle, son nationalisme fanatique de jeunesse. Dans Précis de décom- C’est une comédie humaine, pour ne pas dire
position (Gallimard, 1949), le philosophe se montre vacciné contre toutes les inhumaine, des années 1910 à 1930, aux Etats-
« farces sanglantes » de l’histoire, digne successeur de Pascal (mais un Pascal Unis. Dans ce prodigieux tableau XXL du gigan-
attentif au seul néant de la condition humaine) comme de La Rochefoucauld tisme américain, John Dos Passos (1896-1970)
(par son goût de la concision et son sens de l’aphorisme). fait se croiser toutes les classes sociales, du héros
La guerre a été pour lui le théâtre d’une crise décisive, dont témoignent les de la Grande Guerre au pitoyable profiteur, du
deux magnifiques inédits qui paraissent aujourd’hui. Rédigés entre 1943 et 1945, Fenêtre sur le Rien et Divagations pauvre type à la vedette d’Hollywood, en passant
annoncent cette sombre acuité, qui fait déjà de lui un penseur de l’ennui à l’égal du Jean Giono d’Un roi sans divertisse- par Sacco et Vanzetti, dont on suit l’exécution
ment (Gallimard, 1947) ou de Samuel Beckett. La santé ? « Une maladie incomplète » ; à l’extrémité de chacun de nos en 1927. D’abord publiée en un seul volume,
désirs se trouve « un nœud coulant » ; et la « lucidité est à l’âme ce que le mal de dents est au corps ». Chez Cioran, la vie en 1938, cette trilogie, expérimentale dans son
« est un accident permanent – qui ne semble réel que par l’alternance continue de la monotonie et de l’horreur », et l’être écriture, mêle plusieurs modes de narration,
humain « ne peut rien – sinon s’élever à la contemplation de son propre rien ». collages, montages, « unes » de journaux, paroles
Refusant tout esprit de système, Cioran adopte une hauteur de vue qui le situe « sur les cimes du désespoir », titre de de chansons, histoires de personnages fictifs ou
son premier essai, publié à 22 ans (1934 ; L’Herne, 1990). « D’un individu, écrit-il, l’ennemi le plus acharné est sa propre de stars de l’époque. Privée de centre de gravité,
âme. Dans ce combat pour la vie ou la mort, il existe toutefois une consolation : on finit par perdre cet adversaire. » Mais cette épopée du réel est certainement l’une des
cette noirceur ne va pas sans ironie ni même humour, comme dans ce discret autoportrait : « Battre le pavé de la cité et grandes œuvres littéraires de son siècle, signée
y vendre à n’importe quel passant des restes de pensées, prostituée abstraite au service de l’absurde… » p d’un contemporain visionnaire de Fitzgerald et
jean-louis jeannelle d’Hemingway. p florence noiville

Champion Autobiographie
de Maria Pourchet, de John Cage,
Folio, 256 p., 7,90 €. traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Monique
Fong, édition bilingue, inédit,
Pour quelle raison Fabien est-il dans un centre de repos depuis Allia, 62 p., 6,50 €.
de longs mois ? Pourquoi ment-il sans cesse à sa thérapeute ?
Pour que cela cesse, celle-ci lui a conseillé d’écrire son histoire. Le compositeur américain John Cage
Mais l’adolescent cache un secret. Et, s’il ne cesse de repousser le (1912-1992), élève d’Arnold Schoenberg
moment de raconter les faits de l’année précédente, c’est d’abord et phare de la musique expérimentale,
pour éviter de revenir sur le drame plus ancien qui le hante, qui a reçu le prix Kyoto en 1989. Ce petit livre
explique ses angoisses, ses rapports désastreux avec ses parents, constitue le fruit de la conférence donnée
son isolement. à cette occasion au Japon. John Cage y
Plus que pour découvrir ce que cache Fabien, on lit Champion retrace, non sans humour, toute sa car-
parce que l’on s’attache immédiatement à sa voix vive, inso- rière. Il évoque, entre autres, sa décou-
lente, émouvante sans chercher à l’être, à sa drôlerie réelle – celle verte, à la suite de son passage dans une
d’un garçon futé et hypersensible, qui aligne les mots pour ne chambre anéchoïque (ou « chambre
pas s’effondrer. Pour tenir la tragédie à distance, Fabien déguise sourde ») à la fin des années 1940, de la
son récit en une chronique de la vie d’un adolescent en pension spécificité « non acoustique » du silence,
dans la France des années 1990, et tout cet aspect de Champion faisant désormais de son travail « une
est aussi finement observé qu’empreint d’un humour irrésisti- exploration de la non-intention », inspiré
ble. Paru en 2015, ce troisième roman de Maria Pourchet a été par les doctrines chinoise et bouddhique.
suivi de deux autres, Toutes les femmes sauf une (Pauvert, 2018) Une excellente introduction à l’inventeur
et Les Impatients (Gallimard, 2019), confirmant l’impressionnant le plus « décentré » de la musique
talent de l’auteure. p raphaëlle leyris contemporaine. p nicolas weill

La Police des écrivains

de Bruno Fuligni,
CNRS Editions, « Biblis », 272 p., 10 €.

Ils furent épiés et pris en filature. Ce volume

Asta
de Jon Kalman Stefansson,
traduit de l’islandais par Eric Boury,
Folio, 482 p., 8,50 €.
Du berceau à la tombe, on suit
le destin d’Asta. Ast, c’est
« l’amour » en islandais, et ses
parents ont choisi ce prénom
pour signifier au monde que
leur petite grandirait sous son
signe. Mais il y a un défaut dans
leur prédiction. La commissure
des lèvres d’Asta a une ligne
étrange. Une ligne qui fait
« penser à une larme »… Dans le
désordre, comme si chaque
personnage portait en lui, indis-
sociables de l’instant présent,
des pans mêlés d’avenir et de
passé, Jon Kalmann Stefansson
compose un roman d’une force
saisissante sur la mélancolie et
la façon dont elle traverse et
contamine les générations. Un
roman comme un long effon-
drement intime. p fl. n.
Au-dessus
de la mêlée
de Romain Rolland,
Payot, « Petite Biblio. Histoire »,
218 p., 8,20 €.
Souvent comparé au J’accuse de
Zola, Au-dessus de la mêlée fut
publié par Romain Rolland (1866-
1944) le 15 septembre 1914, dans
Le Journal de Genève. Complété
dans ce volume par des lettres et
d’autres tribunes parues dans la
presse contre la « fureur meur-
trière » et pour l’Europe, ce mani-
feste pacifiste déplore que le
christianisme et le socialisme,
« ces deux apôtres rivaux de l’in-
ternationalisme », se soient mon-
trés soudain « les plus ardents
nationalistes », et que l’amour de
la patrie ne s’exprime plus que
dans la haine des autres patries.
Vivement attaqué pour ses prises
de position politiques, l’auteur de
Jean-Christophe obtint toutefois,
en 1915, le prix Nobel de
littérature. p m. s.
compile les dossiers que la police parisienne a
consacrés à quinze écrivains notoires, de Victor
Hugo à Jean-Paul Sartre, dont les activités
étaient jugées subversives. Jacques Prévert a été
suspecté de travailler pour les services britan-
niques et Boris Vian accusé d’antimilitarisme.
Tourgueniev a cumulé plusieurs griefs : « para-
sitisme », « propagande nihiliste » et « tentative
d’escroquerie ». Quant à Jules Vallès, il aurait
passé sa jeunesse à pérorer « contre l’ordre et la
loi, espérant trouver dans un bouleversement
social la fortune que son caractère débauché et
paresseux ne lui permettait pas de demander à un
travail régulier ». Fort instructif. p m. s.
L’Œil du purgatoire
de Jacques Spitz,
Contrepoint à la ligne
préface de Serge Lehman,
et autres écrits
L’Arbre vengeur, « L’arbuste véhément », 194 p., 8 €. de Glenn Gould,
traduit et édité par Bruno Monsaingeon,
« Repoussé de toute part, que me reste-t-il ? Robert Laffont, « Bouquins », 956 p., 32 €.
Mon mal. C’est assez !… On n’est soi que dans
ses tares. » On pourrait croire lire un roman Glenn Gould (1932-1982), pianiste hors norme,
existentialiste… Il s’agit pourtant, dans la s’est défini lui-même comme « un écrivain
langue transparente de Jacques Spitz (1896- canadien et un homme de communication qui
1963), d’un classique de la science-fiction joue du piano à ses heures perdues ». Réunissant
française paru en 1945, réédité en poche. Le tous ses écrits et entretiens, ce volume restitue
narrateur de L’Œil du purgatoire qui vient à cet artiste mythique du XXe siècle, mort d’une
ainsi de céder à un accès de misanthropie a attaque cérébrale à 50 ans, la dimension protéi-
une bonne raison pour cela : un savant fou forme de son talent. Le violoniste et cinéaste
a fait de lui, à son insu, le cobaye d’une rude Bruno Monsaingeon en est le maître d’œuvre,
expérience. Il lui est donné de voir ce qui se lui qui révéla, dans les années 1970, Glenn
présente à ses yeux tel que cela sera dans Gould aux téléspectateurs français grâce à une
l’avenir. Le décalage avec le présent s’ag- série de films diffusés par l’ORTF. Les trois
grave et il ne voit bientôt plus que décrépi- ouvrages compilant les textes du musicien
tude ou pourriture. Les humains, lui com- (Non, je ne suis pas du tout un excentrique, Le
pris quand il se regarde dans un miroir, se Dernier Puritain et Contrepoint à la ligne, parus
font vieillards, cadavres, squelettes, pous- chez Fayard de 1983 à 1986) se trouvent ici ras-
sière… Puis il surprend, dans des pages qui semblés. L’une des pièces de choix est consti-
tirent le roman vers le fantastique, les tuée par les « portraits » et « essais critiques »
sentiments des êtres, sous un aspect spec- consacrés par Gould à ses collègues interprètes,
tral. Comment vivre ainsi ? « Je suis en route son ami Yehudi Menuhin, Arthur Rubinstein
pour l’éternité. (…) Je l’atteindrai à l’instant ou « Boulez-le-terrible », qui projette de l’inté-
de ma mort », pressent le malheureux. rieur un regard panoramique et cinglant sur le
Mort qui, assurément, apparaît. p monde de la musique à l’heure où l’inter-
mathieu strux prétation arrivait au premier plan. p n. w.
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Sélection | Spécial poches | 3
Parutions
CULOTTÉES. DES FEMMES QUI NE
FONT QUE CE QU’ELLES VEULENT.
LIVRE II, de Pénélope Bagieu,
Folio, 2 volumes, 86 p. et 102 p.,
7,65 € chacun.

L’AMÉRIQUE DES ÉCRIVAINS,

La Renaissance
de la liberté
Souvenirs et réflexions
de Paul Valéry,
édité par Michel Jarrety,
Omnia, « Poche », 208 p., 12 €.
Paul Valéry (1871-1945) vivait de ses écrits.
Aussi multipliait-il les préfaces, articles,
conférences… et composait ainsi une
partie de son œuvre, les recueils (Variétés,
Pièces sur l’art…) fleurissant à leur tour.
Mais certains textes n’entraient pas dans
ces agencements savants, d’où une série
de posthumes, y compris tardifs, comme
en témoigne ce recueil établi en 2010 par
Michel Jarrety. S’y mêlent des fragments
autobiographiques, en particulier des
rencontres (avec Joseph Conrad, Rainer
Maria Rilke…), et des pages, souvent lumi-
neuses, sur la littérature, le cinéma ou le
destin de l’Europe qui, abandon après
abandon, se rapproche alors du
gouffre. p florent georgesco
Bagdad, la grande de Guillaume Binet et Pauline
évasion ! Guéna, 10/18, deux tomes,
210 p. et 220 p., 13,90 € chacun.
de Saad Z. Hossain,
traduit de l’anglais (Bangladesh) VNR, de Laurent Chalumeau,
par Jean-François Le Ruyet, Livre de poche, 192 p., 7,20 €.
Folio, « SF », 422 p., 22 €.
D’ATTAQUE, d’Eric Chevillard,
C’est un livre qu’on attendait impatiem- Argol, « Poche », 74 p., 6 €.
ment en poche. Telle une seconde chance
accordée à ce roman à la fois improbable et nécessaire. Le premier d’un Bangladais, si peu LOS ANGELES, d’Emma Cline,
commercial, si peu catégorisable qu’il aura fallu attendre deux ans et demi avant qu’une traduit de l’anglais (Etats-Unis)
collection ne l’accueille. La mission a échu à Folio « SF ». Il y a, en effet, de la science-fic- par Jean Esch, La Table ronde,
tion dans Bagdad, la grande évasion ! Mais aussi de l’ésotérisme, de la philosophie, du pi- « La nonpareille », inédit, 48 p., 5 €.
caresque… Au sein de ce chaos qu’est la capitale de l’Irak en 2004, après la capitulation de
Saddam Hussein, un trio fort dissemblable cherche à s’en enfuir – évasion sempiternelle- LE DERNIER BAISER,
ment reportée. Il s’agit de Dagr et de Kinza, bientôt flanqués d’Hamid, un vrai « Mozart de de James Crumley, traduit de
la torture » sous l’ancien régime. Las ! en chemin, des Bagdadis les mandatent pour les l’anglais (Etats-Unis) par Jacques
débarrasser d’un tueur en série. Plus loin, une vieille femme réclame vengeance… Mailhos, Gallmeister, « Totem »,
Saad Z. Hossain joue sans relâche des genres et des mythes littéraires. Satire, Bagdad, la 334 p., 9,90 €.
grande évasion ! ? Roman d’aventures, comme le suggèrent les titres de chapitre (« Obsta-
cles en série », « Donjons et dragons », etc.) ? Version orientale de Frankenstein ou du Bon, STONE JUNCTION, de Jim Dodge,
la brute et le truand ? Réécriture sur les bords du Tigre d’Abattoir 5, où Kurt Vonnegut traduit de l’anglais (Etats-Unis)
consigna son expérience traumatique de la seconde guerre mondiale ? Tout ça. Là est le par Nicolas Richard, 10/18,
prodige. p macha séry 696 p., 9,90 €.

SE DÉFENDRE. UNE PHILOSOPHIE

La Femme à part
de Vivian Gornick,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Laetitia Devaux,
Rivages, « Poche », 160 p., 7,70 €.
Tout au long de La Femme à part, on
déambule avec Vivian Gornick dans
l’espace (les rues de New York) et dans le
temps, remontant, au rythme des ren-
contres et scènes vues, le fil de son
histoire, familiale, politique, amoureuse
et amicale. L’amitié, ici, tient une place
déterminante, incarnée par la figure de
Leonard, que la narratrice retrouve une
fois par semaine. Constitué de ce collage
où une image appelle le souvenir d’une
conversation, où l’évocation d’une anec-
dote entraîne une méditation sur la
liberté chez James et Wharton, La
Femme à part éblouit autant par la
perspicacité et l’intelligence de Vivian
Gornick que par son art de la descrip-
tion et du montage. p r. l.
Les Livres
de la Terre fracturée
Tome 1 : La Cinquième Saison
et Tome 2 : La Porte de cristal
de N. K. Jemisin,
traduits de l’anglais (Etats-Unis)
par Michelle Charrier,
J’ai lu, 576 p., 8,90 € et 512 p., 8,60 €.
Dans un monde minéral, lacéré par
les séismes et les éruptions volca-
niques, l’humanité vacille. A l’aube
de la Cinquième Saison – hiver apo-
calyptique qui altère la géographie et
forge les civilisations –, Essun est
consumée par la rage. Son mari vient
de battre à mort son fils et de kid-
napper sa fille. A celle qui cache de-
puis des années sa nature d’« oro-
gène », une mutation qui lui permet
d’apaiser ou d’exciter les colères de la
Terre, il ne reste que la vengeance.
N. K. Jemisin ouvre le premier tome
de sa trilogie (récompensée trois an-
nées consécutives par le prestigieux
prix Hugo) sur ce funeste épisode,
annonciateur de la cruauté de son
monde. Un monde dévoré par la
haine, où les orogènes sont les puis-
sants esclaves d’une société qui les
craint, les ostracise ou les assassine.
Les Livres de la Terre fracturée, à
l’esthétique sombre et crue, propo-
sent un voyage percutant au cœur de
la violence. N. K. Jemisin signe une
œuvre hybride où science et magie
coexistent et où la fin du monde
devient une promesse. p
elisa thévenet
De l’ardeur DE LA VIOLENCE, d’Elsa Dorlin,
Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne La Découverte, « Poche »,
de Justine Augier,
286 p., 11,50 €.
Babel, 320 p., 8,70 €.
DES RAISONS DE SE PLAINDRE,
Avocate et militante syrienne des droits de l’homme, de Jeffrey Eugenides, traduit de
Razan Zaitouneh est devenue de son vivant une icône, avant l’anglais (Etats-Unis) par Olivier
d’être portée disparue, fin 2013, enlevée par des rebelles Deparis, Points, 356 p., 7,60 €.
islamistes ou par les sbires du régime d’Assad dans la ban-
lieue de Damas. Elle avait été une « vigie » de la « révolution BULLSHIT JOBS, de David Graeber,
des débuts », lorsque les manifestants accueillaient les traduit de l’anglais (Etats-Unis) par
soldats avec des rameaux et des bonbons, dansant et chan- Elise Roy, Les Liens qui libèrent,
tant. Cette révolution-là n’a pas duré plus de quelques mois, « Poche + », 448 p., 8,90 €.
écrasée par la brutalité sadique de la répression et par
l’ivresse de vengeance des islamistes. L’enlèvement de Razan DÉSOBÉIR, de Frédéric Gros,
Zaitouneh, le 9 décembre 2013, marque la fin de ce moment Champs, « Essais », 268 p., 8 €.
de grâce. Sans l’avoir jamais rencontrée, Justine Augier trace
un portrait intime et politique de cette jeune femme incan- L’ULTIME AUBERGE,
descente. Ce faisant, l’écrivaine s’interroge aussi sur ses d’Imre Kertesz, traduit du
propres engagements. Quelle place peut avoir la littérature hongrois par Charles Zaremba et
lorsque le réel dont elle s’inspire charrie des enjeux aussi Natalia Zaremba-Huzsvai,
cruciaux ? En être digne et lui rendre justice, c’est déjà pas Babel, 320 p., 8,70 €.
mal, et c’est ce que réussit ce tombeau pour la révolution
syrienne qu’est De l’ardeur. p christophe ayad DANS LES PLIS SINGULIERS DU
SOCIAL. INDIVIDU, INSTITUTIONS,
SOCIALISATIONS, de Bernard
La Cité divisée Lahire, La Découverte, « Poche »,
L’oubli dans la mémoire d’Athènes 182 p., 10 €.
de Nicole Loraux,
Payot, « Petite biblio. Histoire », 350 p., 9,70 €.
POUR SERVICES RENDUS, de Iain
Levison, traduit de l’anglais (Etats-
Si on considère le conflit comme le Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle,
cœur même du politique, ne peut-on Liana Levi, « Piccolo », 238 p., 10 €.
également y placer, à parts égales, L’Arbre-monde
l’oubli ? L’helléniste Nicole Loraux (1943- de Richard Powers,
JOURNAL 1932-1943.
2003) s’est posé cette question, l’année traduit de l’anglais (Etats-Unis)
LES RÉVÉLATIONS INÉDITES
même (1997) où s’ouvrait, avec celui de par Serge Chauvin,
DE L’AMBASSADEUR RUSSE À
Maurice Papon, le dernier des grands LONDRES, d’Ivan Maïski, édité
procès pour crime contre l’humanité.
10/18, 744 p., 9,90 €.
par Gabriel Gorodetsky, traduit de
Son livre est consacré à la guerre civile
et à l’amnistie dans la Grèce de la toute
Découvert en 1985 avec Trois
fermiers s’en vont au bal (Cherche-
l’anglais par Christophe Jaquet,
Tempus, 1008 p., 16 €.
fin du Ve siècle avant Jésus-Christ. Midi, 2004), Richard Powers est l’un
Athènes, défaite par Sparte dans la des écrivains les plus puissants de la LE TONNEAU MAGIQUE,
guerre du Péloponnèse, subit un coup scène littéraire américaine. Dans de Bernard Malamud,
d’Etat abolissant la démocratie. Les son douzième roman, L’Arbre- traduit de l’anglais (Etats-Unis) par
démocrates contre-attaquent sous la monde, qui a reçu le Grand Prix de Josée Kamoun, Rivages, « Poche »,
conduite de Thrasybule, abattent les littérature américaine, ses héros 250 p., 8,20 €.
« trente tyrans » et rétablissent l’ordre mesurent près de 100 mètres de
ancien (403). Les orateurs athéniens hauteur et sont vieux de plusieurs LA MASSAIA, de Paola Masino,
restent cependant divisés sur le point Une vie siècles : ce sont les arbres autour traduit de l’italien par Marilène
de savoir si la réconciliation, qui s’opère
au prix d’un interdit d’évoquer le passé,
comme les autres desquels s’enroulent les destins de
neuf personnes convergeant vers la
Raiola, préface de Claro, Points
« Signatures », 370 p., 10 €.
représente la meilleure façon de rétablir d’Hanya Yanagihara,
Californie, où un séquoia géant est
et de conserver au peuple son kratos traduit de l’anglais (Etats-Unis)
menacé de destruction. Un « éco- POWER, de Michaël Mention,
(« pouvoir »). Ce livre reconstitue par Emmanuelle Ertel,
roman » qui, renouant avec les 10/18, 502 p., 8,80 €.
minutieusement les arguments et le Livre de poche, 1 126 p., 11,90 €.
contes et les mythes ancestraux,
contexte, et conclut, dans une réflexion force le lecteur à reconsidérer sa JÉRUSALEM, d’Alan Moore,
éminemment contemporaine, que, si le Les premières pages donnent au façon d’être au monde et ses liens traduit de l’anglais par Claro,
« lent travail du deuil » reste indispensa- lecteur l’impression, pas désa- avec les autres vivants, les Babel, 1900 p., 14,80 €.
ble aux collectivités antiques et moder- gréable, de s’embarquer dans un « non-humains ». p fl. n.
nes, celui-ci ne peut avoir que le sens de texte semblable à bien d’autres, LA DOULEUR DU CHARDONNERET,
« l’incorporation du passé douloureux ou histoire d’un groupe d’amis arri- d’Anna Maria Ortese,
litigieux ». p n. w. vant à New York, décidés à se faire traduit de l’italien par Louis
une place dans la grande ville. Il y Bonalumi, Gallimard,
a là JB le peintre, Malcolm l’archi- « L’imaginaire », 458 p., 13 €.
tecte, Willem, aspirant acteur qui
gagne surtout sa vie comme LE CŒUR BLANC, de Catherine
serveur et, enfin, Jude, l’avocat. Poulain, Points, 238 p., 7,10 €.
Progressivement, Une vie comme
les autres dévoile sa vraie nature, ENCORE VIVANT, de Pierre
et oblige le lecteur à faire une Souchon, Babel, 290 p., 7,80 €.
spectaculaire expérience de l’em-
pathie, en découvrant progressi- DANS LA TOILE DU TEMPS,
vement les souffrances de Jude, d’Adrian Tchaikovsky, traduit de
héros de ce texte qui s’étire sur l’anglais par Henry-Luc Planchat,
quatre décennies. Un grand Folio, « SF », 704 p., 9,50 €.
roman de la douleur et de la
vulnérabilité. p r. l. DÉCOMPRESSION, de Juli Zeh,
Babel, 284 p., 7,90 €.
4 | Spécial poches | Sélection 0123
Vendredi 27 décembre 2019

Halfon, Boy Tout le ciel en musique

Pensées intempestives
d’Eduardo Halfon,
traduit de l’espagnol (Guatemala) par David Fauquemberg, de Franz Liszt,
La Table Ronde, « La nonpareille », inédit, 44 p., 4,50 €. édité par Nicolas Dufetel,
Le Passeur, « Sursum Corda », inédit, 278 p., 7,90 €.
La famille est le domaine d’exploration privilégié d’Eduardo Halfon, romancier
né au Guatemala en 1971. Après plusieurs livres évoquant tour à tour sa sœur, On oublie trop souvent que les
juive ultraorthodoxe (Monastère), son grand-père maternel, déporté à compositeurs, comme les interprètes,
Auschwitz (Le Boxeur polonais), et son oncle paternel, mort en bas âge (Deuils) peuvent combiner leur génie ou leur
(Quai Voltaire, 2014, 2015, 2018), l’écrivain aborde une nouvelle branche de son talent avec celui de l’écriture. Franz Liszt
arbre généalogique : Leo, son propre fils. (1811-1886) fut de ceux-là, qui cultiva
Dans la nouvelle Halfon, Boy, qui doit son titre à l’inscription figurant sur durant toute son existence l’art de la
le bracelet de son bébé à la maternité, Halfon met en parallèle un double maxime et de l’aphorisme, à l’époque
processus de création : celui d’un enfant grandissant dans le ventre de sa mère, où Nietzsche réinstituait le genre en
et son travail de traduction des poèmes et nouvelles de William Carlos Williams (1883-1963), figure phare du modernisme style philosophique par excellence. Ce
américain et auteur du long poème Paterson. Cette lettre au fils à naître révèle les angoisses d’un écrivain devenu père recueil rassemble 814 pensées ou
« par accident » qui, lors de ses insomnies, dans le Nebraska où il vit alors, s’inquiète de ne pas savoir tenir son nouveau rôle. propos de Liszt, généralement rédigés
Qui s’émeut aussi, avec humour, des tares qu’il pourrait léguer (ses « rhinites allergiques », sa « calvitie précoce », ses en français, qui portent peu sur la
« névroses »…). musique, mais sont autant de considé-
En miroir à ce cheminement improvisé vers la paternité, la vie et l’œuvre de William Carlos Williams nourrissent chez rations sur l’art, la société ou les villes
Halfon une série de réflexions délicates sur l’engendrement et la traduction. Existe-t-il un point commun entre le fait de traversées par cet infatigable voyageur.
devenir père et celui de se faire traducteur, c’est-à-dire « entre le fait d’imaginer comment notre enfant devient peu à peu notre Suivie d’un essai du musicologue
enfant, et celui d’imaginer comment les mots d’un autre deviennent peu à peu les nôtres » ? s’interroge-t-il. Ecrit en courts Nicolas Dufetel, cette sélection lève le
fragments, comme une série de petits pas feutrés jusqu’à la salle d’accouchement, Halfon, Boy, cette nouvelle pièce du voile sur l’incroyable diversité des
puzzle familial, est le récit attachant d’un apprivoisement mutuel, par les mots comme par les gestes. p ariane singer intérêts du virtuose. p n. w.

Lune comanche Essais choisis

Lonesome Dove : l’affrontement
de Larry McMurtry,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski,
Gallmeister, « Totem », 789 p., 13,50 €.
Bandits de grands chemins, pistoleros, Indiens collectionnant les
scalps, cow-boys à la gâchette facile, serpents, grizzlis… Au milieu du
XIXe siècle, le Texas est une contrée pleine de menaces et d’embus-
cades pour les hommes et davantage encore pour les femmes qui s’y
aventurent. Gus et Call, Texas rangers, sont plutôt démunis pour faire
régner l’ordre face aux caïds de la région : un Mexicain sadique qui
sème la terreur et le chef comanche Buffalo Hump. Dans ce Far West
sauvage, les rencontres tournent souvent mal. Ce formidable western
littéraire mariant horreur et humour, violence et burlesque, conte
une épopée de tueries qui verra les Indiens décimés et les habitants
du Texas se déchirer pendant la guerre de Sécession. Dans le cycle ro-
manesque de Larry McMurtry, ce volume précède chronologique-
ment Lonesome Dove (Gallmeister, 2013), prix Pulitzer 1986, et suit La
Marche du mort (Gallmeister, 2016). p m. s.
de Herta Müller,
traduit de l’allemand par Claire de Oliveira,
Gallimard, « Arcades », inédit, 210 p., 18 €.
On pourrait raconter une vie ou celle d’un pays en scrutant la langue qui s’y
parle. Amoureuse inconditionnelle des mots au point d’en découper et d’en
coller partout pour en faire des poèmes, l’écrivaine Herta Müller – née
en 1953 dans la minorité germanophone de Roumanie et Prix Nobel de litté-
rature 2009 – le démontre une fois de plus avec brio. Analysant par exemple
la phraséologie officielle de l’ex-Allemagne de l’Est, elle raconte comment
« les anges du sapin de Noël avaient été rebaptisés “figurines ailées de fin d’an-
née” » pour supprimer toute référence religieuse, ou comment « les petits
drapeaux qu’on agitait devant les tribunes » devaient impérativement être
nommés « éléments à agiter » pour éviter d’accoler au mot drapeau l’adjectif
« petit », qui aurait été un outrage au symbole national. Mi-réflexion sur le
pouvoir du langage, mi-témoignage d’exilée politique sur la Roumanie de
Ceausescu, Müller, qui vit en Allemagne depuis 1987, livre des textes passion-
nants regorgeant aussi de souvenirs d’enfance et de confessions personnel-
les. Un cadeau idéal à placer sous les figurines ailées de fin d’année. p fl. n.

Acadie
de Dave Hutchinson,
traduit de l’anglais par Mathieu Prioux,
Le Bélial’, « Une heure lumière »,
inédit, 108 p., 8,90 €.

Voici un vrai space opera pilulé dans 100 pages :

des rebelles libertaires, les Ecrivains, qui veulent
pouvoir se reprogrammer génétiquement
suivant leur fantaisie (en elfe, Klingon, Bip-Bip,
Coyote et « Dieu seul sait quoi d’autre »),
vivraient tranquilles dans un coin de la galaxie
s’ils n’étaient pourchassés par l’Agence. Juste-
ment, leur dernier refuge vient d’être découvert ;
mais le Président veille au grain… Acadie est le
premier texte traduit du Britannique Dave
Hutchinson. Rien n’y manque : immensités
intersidérales, vaisseaux étranges, curieux per-
sonnages ; un juste combat, une question de vie
ou de mort ; un récit tenu, des flash-back, du
suspense, de l’humour, du drame ! Aucun doute Zéro K
pourtant, il s’agit bien d’une nouvelle : il y a une de Don DeLillo,
chute – et quelle chute… p m. sx traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Kerline,
Babel, 300 p., 8,70 €.

L’intrigue du très profond et subtil roman de

Don DeLillo sur le transhumanisme est sim-
ple. Jeffrey retrouve son père, Ross, richissime
homme d’affaires, dans un centre des
confins de l’Oural. Là, les deux hommes
accompagneront Artis, la seconde épouse de
Ross, en phase terminale d’une sclérose en
plaques, pour qu’elle se fasse congeler. Elle
sera ranimée, pense-t-elle, quand la médecine
saura la guérir. Mais voilà que, au moment de
la quitter, Ross s’avise qu’il veut la suivre. Par
amour et peut-être par goût du pari. Zéro K
pose une foule de questions – éthiques, philo-
sophiques, démographiques, économiques
évidemment –, tandis que l’auteur fait alter-
ner les points de vue, franchir des « pas
existentiels » à ses personnages, osciller leurs
certitudes. p fl. n.

Roissy
de Tiffany Tavernier,
Points, 240 p., 7,20 €.

Tous les jours, valise à roulettes, tailleur à pinces, elle traverse le

terminal, mais jamais ne prend l’avion. Voilà huit mois que l’héroïne
de Roissy a perdu la mémoire, et arpente l’aéroport pour se cacher
des caméras. Tout ce qu’elle voit ou entend est propice au bricolage
d’une nouvelle identité, d’un nouveau rôle à jouer – moins de com-
position que de recomposition. C’est que tout, dans Roissy, a éclaté
en mille morceaux. Le tout, les morceaux, voilà qui constitue ici le
cœur de la réflexion de ce roman construit à l’image de son héroïne :
de bric et de broc. Un kaléidoscope d’anecdotes, de pages volantes
d’un carnet ou de flashs info lus sur les écrans avec, parfois, une
déflagration de poésie qui vient chahuter le récit. p zoé courtois