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« FAIRE COMMUNAUTÉ »

Confréries et localité dans une vallée du Piémont ( XVIIe - XVIIIe siècle)


Angelo Torre

Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales

2007/1 - 62e année


pages 101 à 135

ISSN 0395-2649
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Pour citer cet article :


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Torre Angelo, « « Faire communauté » » Confréries et localité dans une vallée du Piémont ( XVIIe - XVIIIe siècle),
Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2007/1 62e année, p. 101-135.
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« Faire communauté »
Confréries et localité
dans une vallée du Piémont ( XVII e - XVIII e siècle)
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Angelo Torre

Aucun développement sur la généralisation en histoire ne peut éluder une


réflexion sur la nature de la documentation, sa genèse et les objets qu’elle fait
émerger. La conjoncture historiographique présente offre de nombreux motifs de
réflexion sur ces thèmes : en effet, le déplacement de l’axe d’analyse de l’acteur
vers l’action 1, qui se dessine dans la recherche historique comme dans les autres
sciences sociales, conduit à repenser les liens qui se tissent entre les objets d’études
qu’établit le chercheur, sa conception des sources historiques et les procédures de
généralisation. L’attention portée au processus de transcription, à la base de la
production d’une grande partie de la documentation, permet de faire émerger un
certain nombre d’institutions locales d’Ancien Régime. Il s’agit d’associations
caritatives à base segmentaire – les « confréries » du Saint-Esprit 2 – qui ont suscité
dans certaines régions de l’Italie septentrionale la création de minuscules localités,
au sein de populations marquées par une très importante émigration saisonnière.

1 - RICHARD BIERNACKI, « Language and the shift from signs to practices in cultural
inquiry », History and theory, 39, 2000, pp. 289-310, et ID., « Method and metaphor after
the new cultural history », in V. BONNELL et E. L. HUNT (éd.), Beyond the cultural turn:
New directions in the study of society and culture, Berkeley-Los Angeles, University of
California Press, 1999, pp. 62-92 ; RENATA AGO, « Cambio di prospettiva: dagli attori alle
azioni e viceversa », in J. REVEL (éd.), Giochi di scala. La microstoria alla prova dell’espe-
rienza, Rome, Viella, 2006, pp. 239-250.
2 - Associations territoriales à base segmentaire largement difusées dans l’Italie du Nord
et dans la France méridionale et alpine. À distinguer des confréries de pénitents, elles
sont indiquées dans les sources par le latin confratria ou l’italien confraria (NdT). 101

Annales HSS, janvier-février 2007, n°1, pp. 101-135.


ANGELO TORRE

On peut affirmer, grâce à une série de témoignages locaux, que ces localités corres-
pondaient à une revendication de légitimité publique de la part de sphères sociales
générées par des relations interpersonnelles. La confrérie ne se limite donc pas à
donner forme à certaines pratiques sociales, elle constitue une procédure spécifique
de généralisation de ces pratiques, de la part de ceux qui en sont les agents. Mais
pareille constatation permet aussi de réfléchir aux procédures de généralisation
utilisées en sciences sociales qui, plutôt que de se fonder sur un travail d’abstraction
à partir de singularités, peuvent au contraire s’ancrer dans la spécificité des rela-
tions sociales.

Sources, actions, droits


Les historiens ont progressivement pris conscience du manque de transparence
des sources sur lesquelles ils travaillaient. Il est incontestable que les critiques
adressées à l’histoire sociale se sont cristallisées autour du mode d’approche de la
documentation : on lui a reproché d’utiliser les textes comme un réservoir d’in-
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formations qu’il s’agirait seulement de prélever et de traiter 3. Des orientations
méthodologiques diverses ont ainsi attiré l’attention sur le fait qu’il était impossible
de lire directement les informations contenues dans les archives. D’une part, la
partialité des institutions productrices incite à croiser plusieurs sources pour remon-
ter, à travers des enquêtes micro-analytiques, à petite échelle et dans une perspec-
tive prosopographique, jusqu’aux réseaux de relations tissées entre les individus et
aux motivations qu’ils révèlent 4. D’autre part, l’accent a porté sur le fait que, dans
les sources, des détails pouvaient être lus comme autant de symptômes de processus
sous-jacents, dont les protagonistes n’étaient pas nécessairement conscients, et
vers lesquels il convenait de déplacer l’analyse, en théorisant le caractère indiciaire
de la recherche historiographique 5. Enfin, une critique très répandue s’est concen-
trée sur le document en tant que texte : cette forme de critique a même fait de

3 - CARLO GINZBURG, « Prefazione », in ID., Il formaggio e i vermi. Il cosmo di un mugnaio


del Cinquecento, Turin, Einaudi, 1975 ; LAWRENCE STONE, « The revival of narrative »,
Past & Present, 85, 1979, pp. 3-24 ; MICHEL DE CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris,
Gallimard, 1975.
4 - EDOARDO GRENDI, « Micro-analisi e storia sociale », Quaderni storici, 35, 1977, pp. 506-
520 ; CARLO GINZBURG et CARLO PONI, « La micro-histoire », Le Débat, 17, 1981, pp. 133-
136 (traduction partielle de « Il nome e il come. Mercato storiografico e scambio disu-
guale », Quaderni storici, 40, 1979, pp. 181-190) ; GIOVANNI LEVI, « On microhistory », in
P. BURKE (éd.), New perspectives on historical writing, Oxford, Polity Press, 1992, pp. 93-
113 ; EDOARDO GRENDI, « Repenser la micro-histoire ? », in J. REVEL (éd.), Jeux d’échelles.
La micro-histoire à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, « Hautes Études », 1996,
pp. 233-243.
5 - CARLO GINZBURG, « Signes, traces, pistes : racines d’un paradigme de l’indice », Le
Débat, 6, 1980, pp. 3-44, repris in ID., Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris,
Flammarion, 1989 ; CARLO GINZBURG, Les batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires
aux XVI e et XVII e siècles, Lagrasse, Éditions Verdier, 1980. L’interprétation de Ginzburg
révèle une dette à l’égard de MARC BLOCH, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien,
102 Paris, Armand Colin, 1949.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

celui-ci une métaphore à interpréter pour elle-même, à travers les dispositifs d’écri-
ture et de lecture, les formes d’argumentation et d’attestation dont le document
est constitué 6.
Cette réaction à l’incertitude et à l’opacité des sources comporte, évidem-
ment, le risque d’une prolifération illimitée et arbitraire d’interprétations, en fonc-
tion de lectures qui vont donner du sens à des regards subjectifs. Pour éviter ce
risque, il convient d’examiner, outre le discours que le document véhicule, la
genèse du document lui-même. Une grande quantité de sources, en particulier
sous l’Ancien Régime, porte les traces de telles dynamiques de transcription7 : insti-
tutions productrices de documents prenant acte de situations de fait, puis recours
ensuite à cette prise d’acte comme légitimation, tant de la part de celui qui est
transcrit que de celui qui transcrit 8. La définition de cet axe de travail résulte de
la convergence de multiples acquis méthodologiques, issus tout particulièrement
d’une historiographie juridique qui a mis l’accent sur l’indétermination du champ
normatif 9, sur le caractère juridictionnel du pouvoir sous l’Ancien Régime 10 et sur
la pluralité des traditions juridiques et des structures institutionnelles qui concou-
rent à la production de sources 11. Il n’est plus possible aujourd’hui, en raison de
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6 - Voir WILLIAM H. SEWELL, « The concept(s) of culture », in V. BONNELL et E. L. HUNT
(éd.), Beyond the cultural turn..., op. cit., pp. 35-61 ; ALUN MUNSLOW, Deconstructing history,
Londres-New York, Routledge, 1997 ; et, toujours utile, CLIFFORD GEERTZ, « Genres
flous : la refiguration de la pensée sociale », in ID., Savoir local, savoir global. Les lieux du
savoir, Paris, PUF, [1983] 1986, pp. 27-47.
7 - ALAIN COTTEREAU, « Justice et injustice ordinaire sur les lieux de travail d’après les
audiences prud’homales (1806-1866) », Le Mouvement social, 141, 1987, pp. 25-59 ; PAUL
RICŒUR, Temps et récit, 3 vol., I, L’intrigue et le récit historique, pp. 65-71, II, La configuration
dans le récit de fiction, pp. 219-246, Paris, Le Seuil, 1983-1984 ; WERNER ACKERMANN et
al. (éd.), Décrire : un impératif ? Description, explication, interprétation en sciences sociales,
Paris, Éditions de l’EHESS, 1985, 2 vol. Il convient de noter l’écart entre cette formula-
tion – qui implique un processus de légitimation des acteurs à travers le document – et
celle d’« inscription » dont parle GABRIELLE M. SPIEGEL, « History, historicism and the
social logic of the text in the Middle Ages », Speculum, 65, 1990, pp. 59-85, où la question
se limite à la « transparence » du langage qui caractérise les textes.
8 - A. COTTEREAU, « Justice et injustice ordinaire... », art. cit., pp. 30-33.
9 - BARTOLOMÉ CLAVERO, « Institución polı́tica y derecho: acerca del concepto historio-
gráfico de “Estado moderno” », Revista de estudios polı́ticos, 19, 1981, pp. 43-57 (repris dans
ID., Tantas personas como estados. Por una antropologı́a polı́tica de la historia europea, Madrid,
Tecnos, 1986, pp. 13-26) ; voir aussi ID., « Dictum beati. A proposito della cultura del
lignaggio », Quaderni storici, 86, 1994, pp. 335-364.
10 - PIETRO COSTA, Iurisdictio. Semantica del potere politico nella pubblicistica medievale,
1100-1300, Milan, A. Giuffrè Editore, [1969] 2002.
11 - ANTÓNIO MANUEL HESPANHA, Visperas del Leviatán: Instituciones y poder polı́tico en el
Portugal del siglo XVII, Madrid, Taurus, 1989 ; ID., « Les magistratures populaires dans
l’organisation judiciaire d’Ancien Régime au Portugal », in Diritto e potere nella storia
europea. Atti in onore di Bruno Paradisi (IV Congresso internazionale della Società italiana di
storia del diritto), Florence, Leo Olschki, 1982, pp. 807-822 ; ID., « Savants et rustiques.
La violence douce de la raison juridique », Ius commune, 10, 1983, pp. 1-48 ; ID., « Justiça e
administraçao entre o Antiguo Regime e a Revoluçao », Quaderni fiorentini per la storia
del pensiero giuridico moderno, 34/35, 1989, pp. 135-203. 103
ANGELO TORRE

ces constats, de considérer l’État, ou toute personne s’en réclamant, comme unique
producteur de sources. En outre, un notable renouvellement de l’historiographie
juridique a favorisé une profonde réinterprétation du droit commun et de la cou-
tume 12. Sous les diverses juridictions concurrentes, a été reconnue une « culture
de la propriété » très répandue 13, sur la base de laquelle des actes et des procédures,
y compris à caractère rituel, pouvaient valoir d’attestation d’un droit d’accès à des
ressources de nature matérielle ou immatérielle. Cette culture se nourrissait d’une
relation spécifique avec les institutions, et elle renforçait l’entrelacement perma-
nent des différentes juridictions, la coexistence au sein d’un même espace d’insti-
tutions qui se référaient à des systèmes juridiques et à des autorités concurrentes.
La prise de conscience par les historiens de cet entrelacement a restitué à la
société d’Ancien Régime un dynamisme politique propre, qui se traduit par le fait
que des individus pouvaient se référer à des systèmes de juridiction et de pouvoir
concurrents 14. Or, le fait même d’avoir décelé, dans ces sociétés, une dynamique
et une culture qui ne relèvent pas uniquement de la dimension étatique du pouvoir,
a posé avec acuité la question du mode d’appréhension pertinent de la formation
de la documentation : soit une approche « pratique », partagée par les institutions ;
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une grande partie des archives notariées, par exemple, semble reposer sur un large
fond d’incertitude quant à la signification de la propriété comme de l’échange. De
la sorte, notre perception des actes de propriété et d’enregistrement de statuts,
que l’on rencontre dans les registres cadastraux, a changé15. Même la documentation

12 - ROY GARRE, Consuetudo: Das Gewohnheitsrecht in der Rechtsquellen- und Methodenlehre


des späten ius commune in Italien (16-18 Jahrhundert), Francfort, Klostermann, 2005 ; JUAN
CARLOS GARAVAGLIA et JEAN-FRÉDÉRIC SCHAUB (éds.), Lois, justice, coutume. Amérique et
Europe latines (16e-19e siècle), Paris, Éditions de l’EHESS, 2005 ; YAN THOMAS, « L’ex-
trême et l’ordinaire. Remarques sur le cas médiéval de la communauté disparue », in
J.-C. PASSERON et J. REVEL (éds.), Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, « Enquête-4 »,
2005, pp. 45-73 ; PAOLO GROSSI, L’ordine giuridico medievale, Bari, Laterza, 1995.
13 - EDOARDO GRENDI, « La pratica dei confini: Mioglia contro Sassello, 1715-1745 »,
Quaderni storici, 63, 1986, pp. 811-845 ; ID., « Il disegno e la coscienza sociale dello spazio:
dalle carte archivistiche genovesi », in Studi in onore di Teofilo Ossian De Negri, vol. III,
Gênes, Stringa, 1986, repris in ID., Lettere orbe, Palerme, Gelka, 1989 ; OSVALDO RAGGIO,
« Costruzione delle fonti e prova: testimoniali, possesso e giurisdizione », Quaderni storici,
91, 1996, pp. 135-156 ; MARIA TERESA SILVESTRINI, La politica della religione. Il governo
ecclesiastico nello stato sabaudo del XVIII secolo, Florence, Leo Olschki, 1997, pp. 52-53 ;
SIMONA CERUTTI, Giustizia sommaria: pratiche e ideali di giustizia in una società di Ancien
Régime, Milan, Feltrinelli, 2003.
14 - Quaderni storici, 63, « Conflitti locali e idiomi politici », 1986 ; MARCO BELLABARBA,
La giustizia ai confini. Il Principato vescovile di Trento agli inizi dell’Età moderna, Bologne,
Società Editrice il Mulino, 1996 ; ANGELA DE BENEDICTIS, Repubblica per contratto: Bologna,
una città europea nello Stato della Chiesa, Bologne, Società Editrice il Mulino, 1995.
15 - LUCIA GIANA, « La pratica delle istituzioni: procedure e ambiti giurisdizionali a
Spigno Monferrato nel XVII secolo », Quaderni storici, 103, 2000, pp. 11-48 ; BEATRICE
PALMERO, « Regole e registrazione del possesso in Età moderna. Modalità di costruzione
del territorio in alta val Tanaro », Quaderni storici, 103, 2000, pp. 49-86 ; ID., Commu-
nautés, enjeux de pouvoir et maîtrise de l’espace pastoral aux confins du comté de Nice
(Tende, La Brigue et Triora) à l’époque moderne. Une approche micro-historique : les
104 Alpes de proximité, Thèse de Doctorat, Université Aix-Marseille-I, 2005 ; RENATA AGO,
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

dite de contrôle, produite par les autorités territoriales laïques ou ecclésiastiques,


et constituée à la suite de visites d’inspection, peut être considérée non seulement
comme le reflet d’une volonté des détenteurs du pouvoir d’exercer un droit de
regard ou de légiférer 16, mais aussi comme autant de moment où des relations
ponctuelles s’établissent entre observateurs et observés. À ce titre, grâce surtout
aux travaux d’Edoardo Grendi 17, la documentation juridictionnelle a considérable-
ment ouvert nos connaissances en direction de l’ethnographie historique 18.
Considérée dans cette perspective, la documentation renvoie à des pratiques
revendicatives – y compris à travers l’écrit 19, comme en témoigne la lecture contex-
tuelle des textes historiographiques d’Ancien Régime – et elle accorde une place
centrale à la capacité d’agir des « observés » 20. Il s’agit de capacités d’action que
beaucoup de traditions scientifiques du XXe siècle avaient occultées, en raison sans
doute d’une conception hiérarchique des savoirs et des connaissances.
L’identification de telles dynamiques au cœur de la production documentaire
est lourde de conséquences. Tout d’abord, elle invite à reconsidérer la dimension
même de « fait » historique : ces attestations, certifications, affirmations auxquelles
nous conduit la documentation historique s’avèrent le résultat de constructions,
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véritables architectures auxquelles de multiples acteurs ont concouru, mus par des
objectifs qu’il revient à l’historien de démêler et de définir. Semblables dyna-
miques d’élaboration de la donnée factuelle placent sur le même plan et l’inter-
prétation – ou plutôt sa reconstitution – par l’historien et le processus qui l’a
engendrée. Il s’agit, à l’évidence, d’une perspective antipositiviste, mais non anti-
réaliste 21. Loin d’affirmer que la réalité historique est inaccessible, il s’agit plutôt
de montrer combien elle est passée au crible d’interprétations élaborées autant par

Economia barocca. Mercato e istituzioni nella Roma del Seicento, Rome, Donzelli, 1998 ; ID.,
« Una giustizia personalizzata. I tribunali civili a Roma nel XVII secolo », Quaderni storici,
101, 1999, pp. 389-412.
16 - ANTÓNIO MANUEL HESPANHA, « Représentation dogmatique et projets de pouvoir.
Les outils conceptuels des juristes du ius commune dans le domaine de l’administration »,
Ius commune, 21, 1984, pp. 3-28 ; ANGELO TORRE, « Vita religiosa e cultura giurisdizionale
nel Piemonte di Antico Regime », in C. NUBOLA et A. TURCHINI, Fonti ecclesiastiche per
la storia sociale e religiosa d’Europa: XV-XVIII secolo, Bologne, Società Editrice il Mulino,
1999, pp. 181-211.
17 - E. GRENDI, Lettere orbe..., op. cit.
18 - EDOARDO GRENDI, In altri termini. Etnografia e storia di una società di Antico Regime,
édité par Osvaldo Raggio et Angelo Torre, Milan, Feltrinelli, 2004.
19 - VITTORIO TIGRINO, « Castelli di carte. Giurisdizioni e storia locale nel Settecento
in una disputa fra Sanremo e Genova (1729-1735) », Quaderni storici, 101, 1999, pp. 475-
506. Plusieurs tentatives pour redéfinir l’histoire de l’historiographie ont suscité la paru-
tion de numéros spéciaux de revues : Representations, 56, « The new erudition », 1996 ;
Quaderni storici, 93, « Erudizione e fonti. Storiografie della rivendicazione », 1996 ; Revue
de synthèse historique, 125, « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », 2004.
20 - Voir DORIAN TIFFENEAU (dir.), La sémantique de l’action, Paris, Éditions du CNRS,
1977 ; PATRICK PHARO et LOUIS QUÉRÉ (dir.), Les formes de l’action. Sémantique et sociologie,
Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-1 », 1990 ; JEAN-LUC PETIT, L’action
dans la philosophie analytique, Paris, PUF, 1991 ; ID. (éd.), L’événement en perspective, Paris,
Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-2 », 1991.
21 - Quaderni storici, 108, « Fatti: storie dell’evidenza empirica », 2001. 105
ANGELO TORRE

les institutions que par les acteurs sociaux et les observateurs : aux dynamiques
qui agissent entre les acteurs s’ajoutent celles qui jouent entre les acteurs et les
institutions, et entre la documentation ainsi générée et l’historien, ce dont il convient
aussi de tenir compte.
Cette approche non linéaire de la source, née de la prise en compte de
l’entrelacs des juridictions et des processus de transcription, comporte une autre
conséquence, au plan de la recherche et de l’analyse historique : elle permet de
repérer des pratiques sociales et culturelles (pratiques agraires, actions possessoires,
etc.) qui ont été systématiquement oblitérées par le contrôle administratif des
e e 22
XIX et XX siècles et par le travail de reconstitution historique qui s’y rattache .
Aux conditions de production de la source, s’ajoute un facteur d’« incrustation »,
dû à l’historiographie des XIXe et XXe siècles, qui n’a pas toujours été suffisamment
attentive à la diversité culturelle des phénomènes rapportés par la documentation 23.
Il s’agit donc de comprendre, par une attitude tout à la fois empirique et
critique 24, comment et à quel niveau utiliser une documentation qui n’est pas
transparente et sur laquelle se sont exercées des lectures qui paraissent aujourd’hui
trompeuses, voire qui ont tronqué la réalité qu’elles prenaient en considération 25.
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À la faveur d’une attention soutenue aux processus de production des documents
étudiés, nous voyons émerger des actions qui sont transcrites et qui suscitent autour
d’elles, non par pure coïncidence, des polémiques, des contestations et des contrôles.
Cette prise de conscience pose donc un problème méthodologique : de quelle façon
étudier les actions dont parlent les transcriptions – et les objets – conservés dans
nos archives ? Le comprendre est crucial pour définir les procédures d’analyse les
mieux adaptées. Les considérations précédemment énoncées impliquent qu’il est
impossible d’aborder ces actions à travers la notion de « champ », qui a eu tant de
succès dans les sciences sociales ces dernières décennies, parce que l’entrelacs des

22 - DIEGO MORENO, « Storia, archeologia e ambiente. Contributo alla definizione ed


agli scopi dell’archeologia postmedievale in Italia », Archeologia postmedievale, I, 1997,
pp. 89-94, ici p. 93. Sur un autre plan, MAURIZIO FIORAVANTI, « Stato (diritto interme-
dio) », in Enciclopedia del diritto, Milan, A. Giuffrè Editore, 1987 (maintenant ID., Stato
moderno in Europa: istituzioni e diritto, Bari, Laterza, 2002).
23 - ARMANDO PETRUCCI, « The illusion of authentic history: Documentary evidence »
(1984), in ID., Writers and readers in Medieval Italy. Studies in the history of written culture,
New Haven-Londres, Yale University Press, 1995, pp. 236-250 ; ARNALDO FRUGONI,
Arnaldo da Brescia nelle fonti del secolo XII, Turin, Einaudi, 1989 ; CARLO GINZBURG,
« Postfazione », in N. ZEMON DAVIS, Martin Guerre: un caso di doppia identità nella Francia
del Cinquecento, Turin, Einaudi, 1984, pp. 129-154, ici p. 147.
24 - OSVALDO RAGGIO et ANGELO TORRE, « Introduzione », in O. GRENDI, In altri ter-
mini..., op. cit., pp. 5-37.
25 - C’est ce vers quoi tendent les tentatives, certes hétérogènes, en direction d’une
nouvelle histoire de l’historiographie, de HOWARD BLOCH, God’s plagiarist: Being an
account of the fabulous industry and irregular commerce of the abbé Migne, Chicago, Chicago
University Press, 1996 ; ANTHONY GRAFTON, Falsari e critici. Creatività e finzione nella
tradizione letteraria occidentale, Turin, Einaudi, 1990. Pour une étude de cas, voir UMBERTO
LEVRA, Fare gli Italiani. Memoria e celebrazione del Risorgimento, Turin, Comitato di Torino
106 dell’Istituto per la storia del Risorgimento, 1992, n. s. 15, pp. 173-298.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

juridictions ainsi que la culture de la propriété interdisent une définition automa-


tique de la signification des actes qui se trouvent transcrits : les champs économique,
juridique, religieux, etc. s’entrecroisent et nécessitent des modes d’observation
spécifiques pour pouvoir être identifiés 26. Je considère, en raison de cette impasse,
que la seule référence possible est celle qui correspond aujourd’hui aux notions
de « site » et d’échelle topographique. En effet, l’entrelacs des juridictions impose
une analyse ponctuelle des différentes institutions qui coexistent dans la sphère
d’action des acteurs sociaux 27.
Une historiographie des pratiques qui place au cœur de ses préoccupations
la genèse des sources, celle à laquelle je fais ici référence, me semble la seule
susceptible d’enrichir notre connaissance de la dynamique des acteurs, à travers
une lecture nouvelle de leurs actions, resituées dans le contexte même où elles
se révèlent. Comme il arrive souvent, ce sont des secteurs situés aux marges des
disciplines qui produisent les avancées méthodologiques fondamentales et, en
l’occurrence, nous sommes débiteurs de l’écologie historique qui a redéfini, dans
le sillage du travail d’Oliver Rackham 28, les pratiques de gestion des anciennes
forêts. C’est à partir d’analyses cartographiques, à l’échelle topographique, que
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l’écologie historique a pu identifier une série de techniques de production, animale
et végétale, que l’agronomie des XVIIIe et XIXe siècles avait totalement oubliées ou
supprimées. Sur la base de ces techniques, elle a mis au jour des systèmes d’agri-
culture multiples – du pâturage arboré à l’alnoculture, de la récolte des herbes à
la castanéiculture –, et elle les a définis comme des processus dynamiques d’activa-
tion des ressources végétales 29.

26 - Sur la critique de la notion de champ, je me permets de renvoyer à ANGELO TORRE,


« Percorsi della pratica, 1966-1995 », Quaderni storici, 90, 1995, pp. 191-221 ; sur la matrice
psychanalytique de cette notion, voir RENÉ LOURAU, La clé des champs, Paris, Anthropos,
1997 (je remercie Francesco Ingravalle pour cette indication) ; P. PHARO et L. QUÉRÉ
(dir.), Les formes de l’action..., op. cit. ; LUC BOLTANSKI et LAURENT THÉVENOT, De la
justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
27 - Le modèle de cette analyse à l’échelle topographique est évidemment l’histoire
locale anglaise, qui a signalé avec force l’importance du facteur topographique dans
l’analyse historique. Un caractère central que l’historiographie de la seconde moitié du
e
XX siècle a renié et réservé à des domaines particuliers comme l’histoire de l’architec-
ture ou celle de la toponymie agraire médiévale. Voir WILLIAM G. HOSKINS, Local history
in England, Londres, Longman 1984 ; EDOARDO GRENDI, Storia di una storia locale. Il
caso ligure, Venezia, Marsilio, 1996.
28 - OLIVIER RACKHAM, Ancient woodland: Its history, vegetation and uses in England,
Londres, Arnold, 1980 ; ID., The history of the countryside, Londres, Dent, 1986 ; ID., The
nature of Mediterranean Europe: An ecological history, New Haven-Londres, Yale University
Press, 2001.
29 - DIEGO MORENO, Dal documento al terreno. Storia e archeologia dei sistemi agro-silvo-
pastorali, Bologne, Società Editrice il Mulino, 1990 ; ID., « Storia, archeologia... », art.
cit. ; ID., « Escaping from “landscape”: The historical and environmental identification
of local land-management practices in the post-Medieval Ligurian mountains », in
R. BALZARETTI, M. PEARCE et C. WATKINS (éd.), Ligurian landscapes. Studies in archaeo-
logy, geography and history, Londres, Accordia, 2004, pp. 129-140. 107
ANGELO TORRE

La production des lieux

Pareille orientation de recherche offre la possibilité aux historiens de passer de la


topographie des sources à une topographie des phénomènes. Ce parcours part de
l’identification des pratiques d’activation des ressources, que les actions transcrites
par les documents portent à l’attention de l’historien sur le plan ethnographique.
Il s’agit alors d’interroger de multiples gisements de sources et ressources : éco-
nomiques, politiques, symboliques, végétales et animales. Je vais tenter d’illustrer
l’un de ces parcours possibles, à travers le repérage d’une pratique spécifique
d’activation de ressources politiques. Pour reprendre l’heureuse expression d’Arjun
Appadurai, il me paraît possible d’identifier comme « production de localité » une
technologie générale de production de sujets natifs se sachant appartenir de façon
adéquate à une sphère politique territoriale définie 30.
L’anthropologue cingalais soutient que, contrairement à ce que pensaient
les ethnographes des générations antérieures, la localité est une entité fragile tout
en étant une propriété de la vie sociale. Elle est activée par la production de
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voisinages à travers le rituel : l’idée de base est que la localité est éphémère et
qu’elle doit être produite et reproduite – sur le plan concret, spatial, comme sur
celui des savoirs – au prix d’un investissement et d’un travail constants. Ce proces-
sus permet d’identifier un savoir, constitué par l’ensemble des techniques de repro-
duction de cette localité – depuis les rites de passage jusqu’à ceux de domination,
ségrégation, purification. Cet ensemble de procédures et de rituels a été décrit par
les ethnologues sur un mode manquant malheureusement d’outils théoriques 31.
La question à laquelle ces techniques répondent est celle de la production
de « natifs », c’est-à-dire de sujets qui se savent appartenir à une localité donnée.
En outre, cette localité n’est pas seulement un contexte, généré par des moyens
de consolidation de relations intrinsèquement fragiles entre voisins ; elle est aussi
un facteur générateur de contexte, qui inscrit les voisinages dans une relation de
réciprocité. De ce point de vue, la localité interprète, valorise, pratique concrète-
ment le contexte qu’elle a elle-même généré. L’historien la voit se reproduire dans
les querelles juridictionnelles : les actions que nous découvrons dans les fonds
d’archives constituent par conséquent le matériau d’une archéologie des institu-
tions et des pratiques dans laquelle on peut voir se cristalliser le programme d’ethno-
graphie historique à laquelle nous aspirons.

30 - Je dois cette dénomination et les implications qui la rendent significative à ARJUN


APPADURAI, « Production of locality », in R. FARDON (éd.), Counterworks: managing the
diversity of knowledge, Londres-New York, Routledge, 1995, pp. 204-225, en particulier
pp. 204-211 (repris dans ID., Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globali-
sation, Paris, Payot, [1996] 2001).
31 - A. APPADURAI, « Production... », art. cit., p. 205. Pour une application de la catégorie
de prodution de localité en histoire, voir ANGELO TORRE, « La produzione storica dei
108 luoghi », Quaderni storici, 110, 2001, pp. 443-475.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

Au cours d’un travail sur les pratiques religieuses des laïcs dans les campagnes
piémontaises 32, j’ai rencontré une forme d’association qui est souvent assimilée,
dans l’historiographie de la Contre-Réforme, à celles, plus familières, des confréries
tardo-médiévales : la confraria ou confratria dello Spirito Santo (confrérie du Saint-
Esprit). Leur très large diffusion (supérieure, à la fin du XVIe siècle, à celle des
confréries de pénitents, mieux connues), contrastait avec la brièveté des descrip-
tions les concernant dans les visites pastorales, dont j’ai isolé les extraits pendant
la période comprise entre la fin du XVIe et la fin du XVIIIe siècle. Le résultat est le
suivant : un édifice profane (une maison), avec à l’intérieur des pots à cuire pour
la cuisine, quelques minuscules lopins de terre, de modestes cens. J’ai ensuite pu
identifier un corpus de rituels, qui révélait un noyau extraordinairement dense :
une distribution de nourriture, surtout de pain et de soupe de légumineuses (pois
chiches) qui avait lieu à date fixe, à la Pentecôte 33, pouvant être accompagnée de
prières ou de cérémonies pour les défunts. Il manquait à cet éventail le rituel
laïc par excellence de la procession, et le plus important sacrement catholique,
l’eucharistie, n’y occupait certainement pas une place centrale 34.
En raison de la pauvreté du matériau textuel, j’ai analysé celui-ci à travers
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les écarts, même minimes, apparaissant entre les témoignages locaux. D’emblée,
j’ai été frappé par le fait que la distribution de nourriture n’était assimilée à l’assis-
tance aux plus pauvres que dans certains cas : c’était même sur les destinataires
des ressources alimentaires de la confrérie que s’exerçait la suspicion de l’épiscopat.
Les visiteurs apostoliques d’abord, les évêques piémontais ensuite, semblent avoir
été étonnés et quelquefois irrités de constater que ces distributions étaient « indis-
tinctes », « confuses », « mélangées », concernant aussi bien les riches, les pauvres
que les inconnus. Un autre élément contredisait l’image de la confrérie que fournit
la seule bibliographie – essentiellement française – sur le sujet 35, qui établit une

32 - ANGELO TORRE, Il consumo di devozioni. Religione e comunità nelle campagne dell’Ancien


Régime, Venise, Marsilio, 1995, chap. II.
33 - Dans un autre contexte, voir ALUN HOWKINS, « Whitsun in 19th century Oxfordshire »,
History workshop pamphlets, 8, Oxford, TRUEXpres 1978, 65 p.
34 - L’iconographie des confréries renvoie en fait à une image triandrique de la Trinité
(voir FRANÇOIS BOESPFLUG, La Trinité dans l’art d’Occident, 1400-1460 : sept chefs-d’œuvre
de la peinture, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2000).
35 - Sur les confréries du Saint-Esprit, voir PIERRE DUPARC, « Confréries du Saint-Esprit
et communautés d’habitants au Moyen Âge », Revue historique de droit français et étranger,
4, 36, 1958, pp. 348-367 ; FÉLIX BERNARD, « Les confréries communales du Saint-Esprit,
leurs lieux de réunions et leurs activités du Xe au XXe siècle », in Mémoires de l’Académie
des sciences, belles-lettres et arts de Savoie, 6, 7, 1963, pp. 16-79 ; PHILIP T. HOFFMAN, Church
and community in the Diocese of Lyon, 1500-1789, New Haven, Yale University Press,
1984, pp. 59-68 ; NOËL COULET, « Les confréries du Saint-Esprit en Provence : pour une
enquête », in Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités : mélanges Robert Mandrou,
Paris, PUF, 1985, pp. 205-217 ; JACQUES CHIFFOLEAU, « Entre le religieux et le politique :
les confréries du Saint-Esprit en Provence et en Comtat Venaissin à la fin du Moyen
Âge », in Le mouvement confraternel au Moyen Âge. France, Italie, Suisse, Rome, École
française de Rome, 1987, pp. 9-40 ; NICOLAS MORARD, « Une charité bien ordonnée : la
confrérie du Saint-Esprit à Fribourg à la fin du Moyen Âge », in Ibid., pp. 275-296 ; 109
ANGELO TORRE

relation entre la confrérie du Saint-Esprit et l’institution communale, au point,


dans certains cas, de faire de la première l’émanation de la seconde. C’est du moins
l’hypothèse de Pierre Duparc, historien du droit à qui l’on doit l’étude la plus
pénétrante sur les confréries, fondée sur le cas de la Savoie méridionale. Deux
éléments contredisaient cette symétrie entre confrérie et commune : la répartition
territoriale des confrarie et les mots employés par les visiteurs épiscopaux pour
décrire l’association. D’un côté, un certain nombre de situations – indépendam-
ment de références claires de type plaine, colline, montagne – montrait que, dans
une même commune, plusieurs associations pouvaient coexister, de deux à neuf
par communauté – même restreinte –, alors qu’au contraire, dans des localités
voisines, association, municipalité et paroisse semblaient se superposer en un tout
plus cohérent. Cette répartition territoriale de la confrérie, en apparence aléatoire,
contredisait l’idée d’une émanation de la municipalité. Surtout, elle ne concordait
pas avec la terminologie employée pour décrire l’association. P. Duparc a eu une
intuition heureuse, qu’il n’a malheureusement pas développée, lorsqu’il a écrit
que la confrérie s’identifiait avec son développement : « La confrérie n’“existe”
pas, la confrérie “se fait” (fietur) 36. » Elle coïncide avec la réunion elle-même et,
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mieux encore, elle n’existerait qu’à partir du moment et dans la mesure où cette
réunion a lieu. Sur cette prémisse, certains détails, en apparence insignifiants,
prennent tout leur sens : ainsi quand les évêques soutiennent que la réunion de
la Pentecôte consiste « à consommer » de la nourriture. En bref, j’étais parvenu
à l’hypothèse inverse de celle de P. Duparc : c’est la collectivité de la confrérie (à
partir du moment où elle se formait) qui créait une communauté, dans les limites
et à l’intérieur du cadre que la réunion se donnait, et non pas l’existence formelle
d’une communauté qui se traduisait par une association rituelle. Qu’est-ce qui
m’autorisait à formuler pareille hypothèse ? Principalement les sources ecclésias-
tiques postérieures au concile de Trente – celles qui ont le mieux exploré la vie
rituelle des villages, et pas seulement dans le Piémont. Certains membres du clergé
ont fait preuve en effet d’un regard et d’une sensibilité qu’il n’est pas exagéré de
qualifier d’« ethnographiques ».
Parmi eux, se distingue Carlo Bascapé, évêque de Novare (1550-1615), un
des disciples les plus cultivés de Charles Borromée. Animé d’une franche volonté
de comprendre le phénomène des confréries – plutôt que de le proscrire –, il

CATHERINE VINCENT, Des charités bien ordonnées : les confréries normandes de la fin du XIII e
au début du XVI e siècle, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 1988. Pour le Piémont, voir ACHILLE
ERBA, La Chiesa sabauda tra Cinque e Seicento: ortodossia tridentina, gallicanesimo savoiardo e
assolutismo ducale (1580-1630), Padoue, Herder, 1979, pp. 237-247 ; GIANCARLO COMINO,
« Sfruttamento e ridistribuzione di risorse collettive: il caso delle confrarie dello Spirito
Santo nel Monregalese dei secoli XIII-XVIII », Quaderni storici, 81, 1992, pp. 687-702 ; ID.,
« Per una storia delle confrerie dello Spirito Santo in diocesi di Mondovı̀ », Bollettino
della Società per gli studi storici, archeologici e artistici della provincia di Cuneo, 100, 1989,
pp. 45-69 ; NILO CALVINI et ANTONIO CUGGÉ, La confraria di Santo Spirito, gli ospedali
e i monti di pietà nell’area intemelia e sanremasca, Sanremo, Casabianca, 1996, pp. 15-54.
110 36 - P. DUPARC, « Confréries... », art. cit., p. 354.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

l’évalue à la lumière de ses connaissances de canoniste 37. En fait, il assimile la


confrérie à la phratria antique 38 :

Entre de très nombreuses personnes différentes, non seulement du même pays mais de toute
la région, il se constitue une association pour partager de la nourriture, ou distribuer du
pain, comme s’il s’agissait d’une même communauté ou d’une cohabitation, voire d’une
vraie société de frères, réunis dans la charité chrétienne ; car ces œuvres pieuses, ici et
ailleurs, s’appellent habituellement « charités », et c’est la raison pour laquelle les religieux
disent vulgairement faire la charité, prendre ensemble un repas. Beaucoup sont délégués
pour cette entreprise, et chaque année, de chez les administrateurs délégués, on va de porte
en porte demander du blé avec lequel, selon la coutume du lieu, on fait du pain ; on prend
des haricots, qui sont cuits en public et que l’on mange en public, non seulement pour les
pauvres, mais aussi pour quiconque survient et souvent aussi pour les étrangers 39.

La confrérie répond donc à un objectif d’intégration ; ce qui l’apparente à


tous ces exemples, documentés par les anthropologues, de définition d’un groupe
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d’amis ou d’alliés à travers le cérémonial de la consommation de nourriture et

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l’échange de dons 40. En d’autres termes, le partage rituel crée les groupes sociaux.
Création qui, en outre, n’est pas désintéressée : les rituels de redistribution confèrent
du prestige à celui qui les organise et institutionnalise la dépense 41.
Le cadre juridictionnel de l’univers examiné permet de déceler dans la
confrérie des aspects spécifiques qui la distingue des autres institutions de redistri-
bution et d’intégration. Mgr Bascapé insistait sur le caractère sélectif du groupe de

37 - CARLO BASCAPÉ, Commentarii canonici Caroli episcopi Novariensis, Novariae, 1615.


38 - Voir STEPHEN D. LAMBERT, The phratries of Attica, Ann Arbor, University of Michigan
Press, 1998 ; NICHOLAS F. JONES, The associations of Classical Athens: The response to Demo-
cracy, New York, Oxford University Press, 1999.
39 - CARLO BASCAPÉ, Nouaria seu De ecclesia Nouariensi libri duo primus de locis, alter de
episcopis, Novare, 1612, I, Terminatio Varalli (cité à partir de l’édition de G. RAVIZZA,
Novare, Merati, 1878, pp. 133-316, souligné par nous).
40 - En ce sens, la confrérie peut être rapprochée du potlatch et d’autres rituels d’intégra-
tion politique : Pierre Duparc, en 1958, se limitait à citer GEORGES DAVY et ALEXANDRE
MORET, Des clans aux empires, Paris, La Renaissance du Livre, 1923. Nous pouvons
ajouter au moins FRANZ BOAS, « Secret societies and social organization of the Kwakiutl
Indians », Reports of the American National Museums, 1895 ; MARCEL MAUSS, « Saggio sul
dono » (1924), in ID., Teoria generale della magia e altri saggi, Turin, Einaudi, 1965 ;
EDWARD EVANS PRITCHARD, The Sanusi of Cyrenaica, Oxford, The Clarendon Press, 1949.
Voir aussi RAYMOND FIRTH, I simboli e le mode, Bari, Laterza, 1973, chap. VII ; JOHN
BEATTIE, Uomini diversi da noi. Lineamenti di antropologia sociale, Bari, Laterza, 1978,
pp. 277-278. GEORGES DUBY, Guerriers et paysans, Paris, Gallimard, 1979, pp. 60-69, a
signalé des rituels d’échanges analogues au Moyen Âge.
41 - HOMER G. BARNETT, The nature and function of potlatch, Eugene, Oregon University
Press, 1968. Comme nous allons le voir, face à ces classifications etic (de l’observateur),
il serait préférable de reconstituer toute la gamme des institutions emic (des observés)
de réciprocité : par exemple, reconstituer tous les cas qui comportent une distribution de
nourriture, indépendamment de la présence formelle de la confrérie. 111
ANGELO TORRE

ceux qui constituaient la communauté à travers la réunion, la cuisson et une distribu-


tion publique à laquelle, en principe, tout le monde avait accès. Plus précisément,
il est dit que de « très nombreuses personnes différentes » donnent naissance à
une communauté (association de charité, sous le patronage du Saint-Esprit 42).
La première caractéristique des confréries, et aussi la plus importante, qui
contredit l’identification à la commune, est donc la participation à la réunion. La
précieuse indication de Mgr Bascapé permet de réaliser que ce qui donnait vie à
cette communauté intermittente « à échelle variable » n’était pas clairement défini.
Une analyse approfondie des visites pastorales d’environ deux cent cinquante
paroisses piémontaises, sur deux siècles, a permis de résoudre cette question :
l’équivalence confrérie/paroisse n’était qu’une des solutions possibles, peut-être
particulièrement souhaitable, mais la confrérie pouvait être plus vaste que la
paroisse ou (le plus souvent) plus restreinte ; quoi qu’il en soit, sa matrice était
segmentaire. Ce sont des segments de populations d’une paroisse ou d’une
commune qui s’associaient et se réunissaient : des « proximités » (vicinanze),
comme on disait dans certaines localités. Cette terminologie médiévale est parti-
culièrement significative dans le contexte italien, car une longue querelle a précisé-
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ment considéré, au début du XXe siècle, la vicinanza comme l’une des matrices de
l’institution municipale (au contraire, là encore, de ce qu’affirme P. Duparc à pro-
pos de la Savoie) 43. La dimension de proximité est certes cruciale, car elle rend
compte de tous les cas où la pluralité des associations ne concernait pas des habitats
dispersés mais des bourgs densément peuplés. Cette pluralité offrait la possibilité
(évidemment tentante) de se diviser en « supérieure » et « inférieure », « du haut »
et « du bas », etc., mais l’identité entre confrérie, voisinage et territoire (aussi petit
fût-il) ne résiste pas à un examen approfondi. Le nombre de situations où les
évêques insistaient pour qu’une confrérie accueillît à ses réunions les familles d’un
territoire voisin (finaggio), ou bien accordât une place à d’autres parentèles, est
trop important. En somme, il apparaît que cette notion de proximité reflétait la
segmentation territoriale et mettait en jeu des droits (s’exprimant parfois à travers
l’organisation d’activités ludiques) – qui se traduisaient en quelque sorte dans
des formes rituelles, y compris liturgiques. Ces modes d’expression réclamaient,
indirectement, de la part des habitants, la construction d’un territoire donné (aussi
réduit fût-il) ou plutôt d’un espace rituel et public doté d’un nom (de lieu, de
culte, etc.).
Les confréries piémontaises du Saint-Esprit résistent à l’identification à la
commune et à la charité municipale des « congregazioni di carità », ce qui renvoie
à l’indétermination persistante de la sphère territoriale de l’association qui en résul-
tait 44. Pour pouvoir considérer la confrérie comme l’expression de l’intégration

42 - Certains banquets de confréries de pénitents sont aussi appelés « charités » (Archivio


della Curia Vescovile, Asti, « Visita pastorale di mons. Aiazza, 1597, Castagnito », ff. 263v-
266v).
43 - CHRIS WICKHAM, Comunità e clientele nella Toscana dei secoli XII e XIII, Rome, Viella,
1995, pp. 78-92, en particulier pp. 89-91, où sont abordées les polémiques du début du
e
XX siècle.
112 44 - A. TORRE, Il consumo di devozioni..., op. cit., pp. 103-150.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

segmentaire des villages piémontais, il faut disposer d’une documentation qui


permette une « écoute » plus fine. Il est inutile de la chercher auprès des érudits
locaux, enclins à assimiler la confrérie à une confraternité de type rudimentaire en
raison de son manque de spécialisation et, apparemment, de mise à jour de ses
pratiques. Elle ne peut pas non plus se trouver du côté de l’historiographie acadé-
mique, dont l’idéologie d’État incitait à sous-évaluer les formes de micro-identités45.
Et les papiers des confréries ne sont pas d’une plus grande utilité parce que, dans
les très rares cas où ils nous sont parvenus, ils ne parlent pas des membres de
l’association mais de son fonctionnement, et par conséquent de la gestion des
recettes : ils évoquent le bail des terres à emphytéose et les fermiers, le repas de
la Pentecôte, mais non les participants 46. À l’inverse, le déplacement de l’attention
sur des zones géographiques peu fréquentées par l’historiographie piémontaise,
fortement centripète à tous les niveaux, confirme l’hypothèse de travail formulée
et contraint même à la radicaliser. En prenant un exemple spécifique comme celui
de la Valsesia, on peut affirmer que les confréries étaient des institutions conçues
et utilisées pour construire et produire des lieux.
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La Valsesia

Parmi toutes les sous-régions du Piémont, en effet, la Valsesia, située sur les pentes
du mont Rose, manifeste une activité presque paroxystique des confréries et des
segments territoriaux de village : les rapports des administrateurs de la Maison de
Savoie, les comptes rendus de litiges locaux et autres documents divers, à présent
réunis dans des Archives d’État 47, offrent un témoignage extraordinaire, portant
surtout sur la période postérieure à 1708, date à laquelle la vallée fut rattachée à
l’État savoyard. Les sources turinoises montrent qu’au moment d’établir ses rela-
tions avec son nouveau souverain, la vallée se montra soucieuse de faire valoir ses
propres statuts datant du XIIIe siècle, lesquels confiaient le pouvoir à un conseil

45 - L’intérêt pour ce type de formes est encore présent dans GOFFREDO CASALIS, Dizio-
nario geografico storico, statistico e commerciale degli Stati di Sua Maestà il Re di Sardegna,
Turin, Maspero, 1833-1856, 28 vol., lequel signale la présence de bourgades internes à
la commune rurale unique. Les ouvrages de référence du début du XXe siècle, GIUSEPPE
PRATO, La vita economica in Piemonte a mezzo il secolo XVIII, Turin, Società Tipografico-
Editrice Nazionale, 1908, et LUIGI EINAUDI, La finanza sabauda all’aprirsi del secolo XVIII
e durante la guerra di successione spagnola, Turin, Società Tipografico-Editrice Nazionale,
1908, sont délibérément fondés sur la documentation turinoise, de même que PIERPAOLO
MERLIN et alii, Il Piemonte sabaudo. Stato e territori in Età moderna, Turin, Utet, 1994.
46 - Un cas de confrérie segmentaire a été étudié par G. COMINO, « Sfruttamento e
ridistribuzione... », art. cit.
47 - Archivio di Stato di Vercelli, Sezione di Varallo Sesia. Elles ont été évoquées dans
ANGELO TORRE, « Faith’s boundaries: Ritual and territory in Early Modern rural Pied-
mont », in N. TERPSTRA (dir.), The politics of ritual kinship. Confraternities and social order
in Early Modern Italy, Londres, Cambridge University Press, 1999, pp. 243-261. 113
ANGELO TORRE

général et à trois curies48, et qu’elle souhaitait conserver un lien contractuel (pattizio)


avec le duché de Milan, tout en recherchant le dialogue avec les autorités de Turin
à travers différents organes autour desquels s’articulait sa vie politique.
L’examen de ce matériau a mis en lumière le caractère polycentrique du
peuplement de la Valsesia 49. La documentation valsésienne montre indéniable-
ment qu’il est impossible d’assimiler confrérie et municipalité ; elle permet aussi
de donner enfin un nom aux entités qui paraissent à l’origine des réunions de la
Pentecôte. La vallée n’était pas composée d’un tissu de communes mais d’un
réseau, difficile à définir, d’entités politiques mineures, les « cantons ». C’est à
ce niveau que se situaient, en priorité, les confréries du Saint-Esprit et qu’elles
déployaient leur activité rituelle, et c’est à la lumière de ce caractère segmentaire
que les actions que la population locale a laissées entre les XVIIe et XVIIIe siècles
pourront être déchiffrées : actions opaques et qui ne se comprennent qu’à la lumière
d’une suite de témoignages, restés jusqu’à présent dans l’ombre, sur la façon qu’ont
eue les Valsésiens de se construire une identité locale, composite, et de la repro-
duire sans cesse. La confrérie constituait pour eux le moyen de généraliser la
singularité de leur organisation institutionnelle et sociale. Il est en effet possible
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d’établir un lien étroit entre la confrérie et le modèle de peuplement représenté
par le canton. Ce lien ne constitue pas simplement une correspondance dans
l’espace ; il représente l’aboutissement de processus de construction de l’identité
locale, à travers des pratiques que les contemporains définissaient par le terme de
« charité » : de la sorte, ils « mettaient en commun » les ressources, à travers des
initiatives visant à générer des institutions par capillarité, à partir des relations inter-
personnelles qui caractérisaient les voisinages valsésiens. Le sens de cette construc-
tion incessante devient clair si l’on analyse certaines pratiques économiques – telles
les migrations saisonnières – typiques des populations valsésiennes ; l’identification
d’un lien entre les pratiques d’endettement ou de crédit et celles de justice per-
mettra ainsi de comprendre les fondements de la construction d’une citoyenneté
valsésienne sous l’Ancien Régime.
Le nouveau pouvoir de Turin a identifié ses interlocuteurs locaux graduelle-
ment et par tâtonnements. On le note en prêtant attention aux hésitations termino-
logiques par lesquelles les administrateurs tentaient de définir des entités de base

48 - L’ouvrage historiographique de référence sur la Valsesia est FEDERICO TONETTI,


Storia della Vallesesia e dell’alto Novarese, Varallo, Colleoni, 1875-1880 ; voir aussi CARLO
G. MOR, « La formazione territoriale del comune valsesiano nel sec. XIII », Bollettino
storico-bibliografico subalpino, 38, 1936, pp. 281-329 ; plus récemment, GERMANA GANDINO,
GIUSEPPE SERGI et FRANCA TONELLA REGIS (éd.), Borgofranco di Seso, 1247-1997. I tempi
lunghi del territorio medievale della Bassa Valsesia, Turin, Celid, 1999, ont fait la lumière
sur la situation de la basse vallée. GIANPAOLO GARAVAGLIA, « Potere politico e strategie
familiari nella Valsesia del XVII secolo », Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia dell’
Università degli Studi di Milano, 55, 2002, pp. 39-114, aborde enfin le fonctionnement
politique de la vallée. GIORGIO CHITTOLINI, Città, comunità e feudi negli stati dell’Italia
centrosettentrionale (XIV-XVI secolo), Milan, Unicopli, 1996, pp. 61-82 et 127-144, analyse la
Valsesia parmi les « terres séparées » du duché de Milan.
49 - Voir ANGELO TORRE, « Confrarie e comunità nella Valsesia di Antico Regime », in
114 G. GANDINO, G. SERGI et F. TONELLA REGIS (éd.), Borgofranco di Seso..., op. cit., pp. 81-97.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

pour désigner les habitants de la vallée. Ceux-ci furent d’abord regroupés en une
quarantaine de « terres » (terme à la signification imprécise 50), puis en communes,
et enfin en un peu moins de quatre cents entités de taille nettement plus réduite,
les « cantons ». En dépit de cette réduction d’échelle, le canton n’était pas consi-
déré comme une unité démographique naturelle : il avait des « dépendances » ; il
était constitué de plusieurs « lieux » ou cassinali (groupements de maisons, lieux-
dits) ; il était lié, selon des critères encore difficiles à déterminer, à certains modes
de répartition des charges fiscales 51. Surtout, les cantons pouvaient s’unir et se
diviser, formant des « coalitions de localités » 52.
Il semble qu’à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne, ce dynamisme
des cantons ait été le facteur d’un important processus de création de paroisses.
Mgr Bascapé, le prélat novarais, affirme en effet que les trente-sept paroisses qu’il
dénombre en 1612 n’étaient que sept un siècle plus tôt, et il attribue cette crois-
sance exponentielle à des établissements « épars » et « divisés » 53, et à la tendance
des « pagorum membra » à se transformer « paulatim in novos pagos » 54. C. Bascapé
était conscient du caractère rituel et par conséquent juridictionnel et politique de
cette création de paroisses : il existe un lien entre le canton, l’oratoire et les pratiques
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rituelles des habitants, qui pouvait représenter, pour la hiérarchie ecclésiastique,
une « perturbatione sacri regiminis », parce qu’il impliquait une perte de la dîme
pour les recteurs, sans garantir au nouveau curé les bénéfices qui lui revenaient 55.

50 - Dans un document tardif, de 1770, la localité est en revanche identifiée à la « terre » :


« La circonscription de Borgosesia compte vingt-sept terres composant en tout sept
paroisses », et « la circonscription de Valduggia compte plus de quatre-vingts lieux, qui
forment onze paroisses » (Archivio di Stato di Torino [désormais AST], Corte, Valle di
Sesia, m. 4, n. 21, 1772).
51 - AST, Corte, Valle di Sesia, Paesi di Nuovo Acquisto, m. 2, n. 6 : « Giuramenti di
fedeltà liggia prestati dalle 49 comunità della Valle di Sesia a Sua Altezza Reale nelle
mani del Conte e Senatore Pralormo, 1707 », qui contient en bas une « Nota delle 49
terre che hanno giurato ». Le fascicule comporte une autre note non datée (décennie
1720-1730), dans laquelle sont répertoriés les Terre e cantoni della Val di Sesia. En bas
de cette liste se trouve une « Note des Terres qui composent l’Alexandrin, le Tortonais,
le Novarais et le Val Sesia », d’où il ressort que ce dernier en compte quatre-vingt-une,
sans que soit précisé le mode de calcul adopté. Sur les relations entre confrérie et canton,
voir A. TORRE, « Confrarie e comunità... », art. cit., pp. 82-86.
52 - ID., « Produzione storica dei luoghi », art. cit., pp. 463-468.
53 - Il n’est pas certain que ces mots soient synonymes et correspondent par conséquent
à des habitats dispersés ou polycentriques (je remercie Maria Luisa Sturani pour m’avoir
signalé cette distinction).
54 - L’interprétation de C. Bascapé est ici déterministe et se fonde sur l’opposition entre
plaine et montagne. La dispersion des implantations serait le signe de « populi [...] ad
multiplicationem apti » dans les zones montagneuses, contrairement à la densité des
implantations à « uno loco et vico », mais malsaines et sujettes à la guerre et aux épidé-
mies de peste, des zones de plaines (voir CARLO BASCAPÉ, Novaria seu de ecclesia Nova-
riensi Libri duo, Novare, 1612, p. 122).
55 - Dans cette argumentation, les préoccupations canoniques et épiscopales sont mani-
festes, ainsi que la polémique autour de la politique de l’Église ; enfin, une préoccupa-
tion politique transparaît chez le prélat novarais dans son adhésion à une proposition
étonnamment inadaptée à la vallée : faire coïncider l’émergence des nouvelles paroisses 115
ANGELO TORRE

Les élites locales, qui concouraient à la création de ces paroisses, apportaient


selon toute vraisemblance leur soutien à des identités locales qui s’articulaient
autour d’organismes ou d’associations de type caritatif : les confréries. Il s’agit en
tout cas d’une correspondance qui n’est qu’imparfaite et doit faire réfléchir à la
spécificité des confréries : les cantons étaient représentés, sur le plan cérémoniel,
par une confrérie, mais ils pouvaient appartenir à plusieurs confréries, et celles-ci
pouvaient englober plusieurs cantons. Confrérie et canton ne coïncidaient donc pas
toujours, ni nécessairement, et leur combinaison donnait lieu à des configurations
extrêmement variées. Il existait des communes clairement constituées de confé-
dérations de confréries alors que, dans d’autres cas, charités « larges » et charités
limitées à un seul canton coexistaient dans la même commune 56.
Les confréries ne se limitaient pas à caractériser certains cantons et à les
unir ; elles pouvaient aussi les séparer. Ainsi, la séparation entre Valduggia et Santa
Maria di Invozio, en 1660, résulta de la division territoriale des membres des deux
confréries de Saint-Georges et de Sainte-Marie. Les protagonistes étaient les
« homines de populo S. Giorgij » et « illi de populo de S. Maria » : les légats des
paroissiens de San Giorgio et de Santa Maria étaient chargés des confréries respec-
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tives. Mais, dans d’autres documents, cette séparation ne semble pas avoir été
effective : les deux institutions formèrent un même organisme pour lutter contre
les revendications de Colma, Zuccaro, Valpiana, Arva, Arlesi et « autres lieux ». On
rencontre aussi des affirmations de ce type : « Les deux confréries de Valduggia
ne se retrouvent pas à Zuccaro parce qu’il s’agit d’une autre confrérie 57. »
Ces variations, impossibles à retracer une à une, montrent en tout cas que la
confrérie constituait un espace spécifique, même quand son nom ne l’indique pas.
Ce point, central, exige une illustration détaillée, qu’offre la documentation relative
aux confréries d’Agnona 58. Il semble que celles-ci se caractérisaient par la plus
grande liberté sur le plan territorial : quand les « hommes de la communauté » se
réunissaient pour élire les confrères de la charité du Saint-Esprit, ils en détermi-
naient aussi les limites géographiques. En 1694, ils convinrent que, « à partir du
Croso di Garlotto, vers la partie supérieure du canton, ils devaient élire les susdits
Procureurs ou Confrères pour l’administration d’une Charité en en élisant un à
Agnona et un autre à Casosso, et, dudit Croso vers la partie inférieure, ils devaient

avec le pouvoir seigneurial, de façon à favoriser le « domino quidem villae ». L’opposi-


tion de la vallée au pouvoir seigneurial est en effet un des leitmotive de son historio-
graphie : voir GIOVANNI BATTISTA FASSOLA PRIMI VISCONTI, La Valle Sesia descritta dal
conte Giovanni Battista Feliciano Cavaliere Fassola, alla serenissima altezza di Giovanni
d’Austria consacrata 4 ag. 1672, Museo storico ed artistico valsesiano, édité par F. Tonetti,
Varallo, Camaschella, série IV, t. I, 1887. Sur ce personnage, voir ANGELO TORRE, « Fas-
sola », in Dizionario biografico degli Italiana, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana,
1995, vol. 39, pp. 300-307.
56 - ID, « Confrarie e comunità... », art. cit., p. 87 sqq.
57 - Archivio di Stato di Varallo [désormais ASV], Opere Pie, Valduggia, b. 1 : « Transa-
zione nella causa tra gli uomini di Valduggia (S. Giorgio) e S. Maria per la Carità di
Santo Spirito » (1660).
116 58 - ASV, Opere Pie, Agnona, b. 1.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

élire deux autres Procureurs pour l’administration de l’autre Charité en en élisant


un à Agnona et un autre pour les Fermes 59 ». Mais il ne s’agit pas, ici, d’une simple
opposition bourg et fermes, comme pourrait le suggérer le fait que, toujours à la
fin du XVIIe siècle, les charges des institutions caricatives étaient réparties par paires :
bourg et fermes, bourg et cantons. Si, à la faveur d’une documentation précise, on
examine la localisation des biens de la confrérie du Saint-Esprit, on remarque que
les parcelles de terrain qu’elle mettait annuellement aux enchères se situaient à
Agnona et à Borgosesia, mais que les censitaires provenaient du bourg d’Agnona
(16), des « fermes » (11), de Calco (8), de Borgosesia (1) et de Varallo (1) 60. Si
l’on effectue la même opération avec la documentation concernant la Charité des
pauvres, on observe une répartition territoriale différente de celle du Saint-Esprit,
plus dispersée : entre les parcelles, apparaissent les localités de Foresto, Isolella et
Aranco. Et, d’après les provenances, figurent aussi des étrangers parmi les censi-
taires. Deux explications sont possibles (qui ne s’excluent d’ailleurs pas mutuelle-
ment) : les cens sont un instrument d’intégration des étrangers et un facteur
d’absorption des tensions centrifuges d’Isolella qui, rappelons-le, était sur le point
de faire sécession du reste de la « Riviera » en tant qu’entité administrative. Un
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rituel spécifique de la Charité des pauvres, toujours à Agnona, prévoyait des distri-
butions de sel devant le cimetière le Vendredi saint 61 : c’était un autre moyen de
donner une cohésion à un territoire autrement indéterminé.
On pourrait penser qu’il s’agit là de géographies immobiles, de vestiges de
circonscriptions administratives dont toute autre trace se serait perdue. Que la situa-
tion ne se présente pas en ces termes est néanmoins clairement montré par d’autres
indices documentaires, provenant cette fois de Valduggia. Dans une « Liste des
familles domiciliées dans la juridiction de la Charité du Saint-Esprit de Valduggia
pour le choix de confrères, 1699-1806 », on voit combien les confréries étaient
délibérément conçues comme des institutions destinées à la construction de lieux.
En regard du frontispice de la liste, une inscription du tout début du XIXe siècle
indique que les familles se divisent par « tiers » (et, en réalité, on ne peut exclure
la possibilité que ce soit le rédacteur lui-même qui ait désigné les lieux comme
tels, qui les ait inventés et légitimés par son acte d’écriture) : pendant trois ans la
gestion de la charité « locale » doit revenir à Lebbia et Limio, puis à Crobia et
Malmo 62. Mais le document évoque ensuite la pratique qui nous intéresse : « pour
mémoire ayant reconnu que les maisons habitées à Gabbio du haut et du bas sont
au nombre de 30 et à Crobia elles [ne] sont qu’au nombre de 10 [...] ». Il semblerait

59 - Ibid. : « Libro della Carità di Santo Spirito » (1694).


60 - Ibid. : « Inventarium Charitatis Sancti Spiritus de loco Agnonae » (1749).
61 - Ibid. : « Nota de beni et entrate della Carità de Poveri d’Agnona » (après 1640), et
« Inventaro de beni e redditi della Carità de Poveri del Panno e del Sale Ricavato dal
suo Registro particolare fatto nell’anno 1751 ».
62 - ASV, Congregazione di Carità, Valduggia, Confraria di Santo Spirito, b. 1 : Lebbia
correspond au nom des deux cantons de la Nota citée à la n. 51 ; Crobia apparaît dans
l’acception « di sotto » ; Limio, Malmo et Gabbio n’étaient pas des cantons au début du
e
XVIII siècle. Simple erreur d’inattention, indice supplémentaire de mobilité ou disparité
toponymique entre un témoin local et un administrateur de la Maison de Savoie ? 117
ANGELO TORRE

donc que la densité de l’habitat puisse être le critère susceptible de déplacer les
équilibres, les orientations et les gravitations entre les « lieux ». Il est clair qu’il
s’agit d’un facteur qui évolue dans le temps et sous l’effet d’autres pratiques,
comme les successions ou les flux migratoires. La « juridiction » de la confrérie ne
se limitait pas à enregistrer des voisinages, elle façonnait le territoire sur la base
des décisions de ses membres. Et, selon notre témoin de Valduggia, une certaine
souplesse était à cet égard assurée : « Quand il y a un foyer nouveau, ou des frères
qui se séparent et habitent chacun chez soi, on a coutume de les élire » : nouveaux
foyers, nouvelles charges. Il n’est pas indifférent que le rédacteur anonyme utilise
encore, au début du XIXe siècle, un terme aussi chargé de connotations que celui
de « juridiction » 63 : la confrérie constituait une sphère au sein de laquelle étaient
instituées les règles de la cohésion segmentaire, dans des territoires spécifiques,
créés et « orientés » par les questions démographiques et politiques du peuplement.
C’est une sphère de pouvoir qui réglait l’appartenance, qui attirait ou repoussait
la « proximité ». La métaphore du champ magnétique se justifie dans la mesure où,
précisément pendant cette période, l’attraction locale s’était dotée de significations
nouvelles. Quelques décennies plus tard, en 1834, un autre rédacteur anonyme
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des comptes des confréries, probablement un Bussi de Cantone ou de Zuccaro,
évoqua dans le registre de la confrérie locale (de Cantone et de Zuccaro) son départ
qu’il percevait comme définitif : il appelle « Patrie » sa propre confrérie 64.

La confrérie : œuvre pie, institution laïque


Cantons et confréries constituaient donc les protagonistes de la vie cérémonielle
de la Valsesia, ce qui confirme qu’en dépit de la correspondance entre les deux
termes, ce sont des phénomènes qui ne se situaient pas sur le même plan : dans
la mesure où ils étaient façonnés par la dynamique interne aux parentèles, les
cantons reflétaient l’organisation du peuplement, alors qu’il est était reconnu aux
confréries une compétence pour intervenir sur le plan juridique. Une source l’atteste,
et ce n’est pas pure coïncidence si elle manifeste un double lien avec la vallée.
En 1651, un juriste local, mais lié à la clientèle romaine des Orsini, le théologien
Pietro Francesco Apostolo de Valduggia, rédigea, en latin, un mémoire juridique
pour défendre la confrérie du Saint-Esprit de Borgosesia, à la demande de ses officiers,
excommuniés par le prévôt sur la base d’un décret épiscopal qui datait d’au moins
quinze ans 65. Le motif du litige : le refus des officiers de la confrérie de « rendre

63 - A. M. HESPANHA, « Les magistratures populaires... », art. cit.


64 - ASV, Opere Pie, Valduggia, Carità di Santo Spirito di Cantone e Zuccaro, b.1 :
« Avvertimenti per li Procuratori della Carità » (21 mai 1834).
65 - Les Apostolo sont mentionnés par G. GARAVAGLIA, « Potere politico... », art. cit.,
parmi les familles éminentes de Valduggia ; on connaît leur émigration de la vallée vers
la zone du lac Majeur. Voir LAZARO AGOSTINO COTTA, Museo novarese. Acresciuto di nuove
biografie d’illustri Novaresi e di altre notizie: dedicato ai cittadini di Novara, Milan, Ghisolfi,
118 1701 (références de l’édition publiée à Novare, Merati, 1872, stanza II, p. 510).
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

les comptes de l’administration des biens, des recettes et des aumônes de la dite
Confrérie chaque année en présence du susdit Prévôt 66 ». Le mémoire d’Apostolo
entendait démontrer que cette excommunication était illégale, car la confrérie
relevait d’une juridiction laïque 67. Et il s’attarde à énumérer, avec un luxe de
détails, les différences qui distinguent les confréries du Saint-Esprit, les associations
pieuses et les œuvres pies. Ce faisant, il fournit de précieux éléments d’information
sur l’éventuel rapport entre une association et un lieu : la confrérie n’appartient
pas à un lieu particulier mais elle est, à la lumière du droit commun, comme un
collège « en général » dont les compétences juridiques incluent la possibilité de
statuer sur sa propre juridiction ; un corps laïc, donc, constamment et nécessairement
entretenu par les relations personnelles qu’entretiennent ses membres entre eux.
Le caractère laïque de la juridiction est attesté, d’après cet avocat et théologien
valsésien, par les différences qui distinguent la confrérie des confraternités et autres
œuvres de dévotion. Pour être soumis à la juridiction ecclésiastique, argumente-
t-il, un corps social doit répondre à un certain nombre de critères, facilement
repérables dans les décrets du concile de Trente, qui ne se retrouvent absolument
pas dans le cas des confréries du Saint-Esprit. En effet, l’association en question
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ne possède aucun oratoire élevé par l’autorité épiscopale, où les confrères se réuni-
raient les jours de fête « pour la pratique fréquente du Sacrement de pénitence et
de la très sainte Eucharistie » ; les membres de l’association ne portent pas d’habits
distinctifs comme les pénitents ; ils ne pratiquent pas la flagellation, ne récitent
pas à heures fixes les prières ni n’accomplissent l’office de la Vierge ; ils ne partici-
pent pas aux processions publiques ni aux funérailles des défunts auxquelles ils
sont conviés en portant l’image du Christ en croix ; ils n’élisent pas, avec l’assenti-
ment de l’évêque, de chapelain pour célébrer la messe, et ne suivent aucune règle
approuvée par l’autorité diocésaine.
L’absence de dévotions était essentielle aux yeux du théologien valsésien :
dans son énumération des critères des confraternités laïques, il reprend l’image
post-tridentine des confraternités rurales, fondées sur la confession, la communion
et la procession, ainsi que sur leur rattachement aux archiconfréries romaines 68.

66 - Le mémoire de l’avocat Apostolo est contenu dans une requête de la commune


de Borgosesia. Il s’agit d’un écrit imprimé de huit feuilles non paginées : AST, Corte,
Valle di Sesia, m. 1 di addizione, n. 3, « Ricorso dei Consiglieri di Borgo Sesia per
ottenere il permesso di convertire la vendita della Confraria di Santo Spirito nello Stipen-
dio de’ Maestri di scuola colle scritture, a cui appoggia una tal dimanda, 1758 ».
67 - La familiarité avec la curie romaine (Apostolo était un théologien proche du cardinal
Orsini) rend particulièrement savoureuse l’emphase avec laquelle il conclut son mémoire :
« De toutes ces considérations il ressort que les Docteurs parviennent à cette remar-
quable conclusion, qui peu agrée aux officiers de la Chancellerie, mais sera particulière-
ment appréciée des confréries et d’un grand profit, à savoir que les biens immobiliers
légués aux confraternités, dans la mesure où ils sont purement laïques, ne sont pas soumis
aux lois canoniques. »
68 - Pietro Francesco Apostolo cite les décrets du concile de Trente et renvoie à BORGNINO
CAVALCANO, Decisionum fori Fiuizanensis aliorumque tribunalium in Italia insignium, peregri-
narum, Venise, 1601-1602 ; JUAN GUTIERREZ, Canonicarum quaestionum, vtriusque fori,
tam exterioris, quam interioris animae, libri duo, Lyon, 1661. 119
ANGELO TORRE

Nous savons, en revanche, que les confréries se réclamaient de l’idée de Trinité et


de pneumatologie et se démarquaient apparemment de la puissante homogénéité
rituelle de la célébration de l’eucharistie, vestiges des polémiques sur la Trinité
qui coïncidèrent au XVe siècle avec le schisme et la période du conciliarisme 69.
Ce caractère non pénitentiel et non dévotionnel de la confrérie déplace d’em-
blée et clairement l’axe du discours sur ses actions : alors que la confraternité était
une « association d’individus déterminés », la confrérie est une « mise en commun
de pain et d’aumône dans le but de les distribuer et un regroupement de membres
unis dans la charité chrétienne » 70. Le noyau et la raison d’être de l’institution se
situent donc sur le plan de la communicatio – la création d’une communauté : un
terme à la connotation clairement politique qui constitue même, pour certains
penseurs du début du XVIIe siècle, le germe de la société politique, l’articulation
qui permet de passer des relations purement personnelles à la dimension publique
de la civitas 71. Les autres caractéristiques de la confrérie prennent sens à la
lumière de cette communicatio. À commencer par son caractère laïque : la confrérie
était dirigée exclusivement par des laïcs, sans aucune ingérence épiscopale 72. On
ne peut en aucun cas lui appliquer le qualificatif de lieu sacré ou religieux, car
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elle ne possédait aucun oratoire, église ou autre lieu emplacement destiné aux
réunions, à l’exception du siège public de la communauté, où les membres se
réunissaient une fois l’an pour élire les officiers et distribuer des aumônes de pain.
Les biens de ces confréries provenant de legs pieux sont décrits dans le cadastre
comme étant purement laïcs et soumis par conséquent aux taxes ordinaires et
extraordinaires de cette communauté. Les officiers de la communicatio étaient élus
chaque année sans présence ni autorisation ecclésiastiques, et relevaient, de ce
fait, de l’autorité séculière. On comprend donc pourquoi les aumônes « se distri-
buaient » à la fête de la Pentecôte, sous la seule autorité et direction de ces officiers,
au siège de la communauté (c’est le cas à Borgosesia), « selon le nombre des familles
et des personnes ». Mais la confrérie ne peut pas non plus être définie comme un
« lieu pieux ». Il fallait en effet, d’après les juristes 73, trois conditions pour qualifier

69 - Sur les polémiques au XVe siècle autour de la Trinité, voir CARLO GINZBURG, Indagini
su Piero: il Battesimo, il ciclo di Arezzo, la Flagellazione di Urbino, Turin, Einaudi, [1981]
2001 ; BERNARD ANDENMATTEN et AGOSTINO PARAVICINI BAGLIANI (éd.), Amédée VIII-
Félix V : premier duc de Savoie et pape (1383-1451), Colloque international, Ripaille-Lausanne,
23-26 octobre 1990, Lausanne, Bibliothèque historique Vaudoise, 1992.
70 - Pietro Francesco Apostolo, f. 2, non paginé, oppose le « certorum hominum sodali-
tium » des confraternités à la « communicatio panis et elemosinae distribuendae et
Confratrum Societas ex Christiana caritate compacta » des confréries.
71 - On est frappé par la terminologie althusienne du passage : voir FRANCESCO INGRAVALLE
et CORRADO MALANDRINO (éd.), Il lessico della Politica di Johannes Althusius, Florence,
Leo Olschki, 2005, en particulier les contributions de MAURO POVERO, « Communicatio
(Communio) », pp. 103-114, et MARIO MIEGGE, « Communicatio mutua (Althusius et
Calvin) », pp. 115-124.
72 - Apostolo commet ici une erreur que je ne crois pas désintéressée : les évêques
piémontais visitaient systématiquement les confréries.
73 - Par exemple, ANTONIO GABRIELI, Communes conclusiones Antonii Gabrieli Romani, in
septem libros distributae, Venise, 1593, Livre VI, De pia causa, Conclusion I, II, III, pp. 621-
120 623, Cons. 162.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

de pieux un endroit : que certaines personnes déterminées y fussent attachées ;


qu’il fût destiné à l’accomplissement d’œuvres pies ; qu’il fût institué sur autorisa-
tion du pape ou d’un évêque. Aucune de ces dernières conditions n’est remplie
dans le cas de la confrérie du Saint-Esprit, puisque ses membres ne sont attachés
à aucun endroit particulier, qu’ils ne sont assujettis à aucun lieu pour accomplir
leur œuvre de charité et qu’ils ne reçoivent l’aval d’aucune autorité ecclésiastique.
Et ici Apostolo ajoute un détail surprenant : d’après lui, les membres de la confrérie
ne s’identifient à aucun lieu spécifique, « mais ils peuvent se rencontrer dans des
édifices publics et privés pour accomplir leurs propres œuvres » 74. La mention
d’édifices privés n’est pas une méprise, ni un lapsus : c’est précisément, à mes
yeux, le point central de l’argumentation, et la raison qui explique la présence de
ce mémoire d’Apostolo dans les fonds juridictionnels des archives de la Maison
de Savoie. Les confréries tirent leur raison d’être de la charité : de la « raison des
pauvres », comme l’affirme Apostolo. C’est pourquoi « elles peuvent vraiment être
appelées distributrices et dispensatrices à but pieux selon les vœux des bienfai-
teurs ». Est inséré ici un détail d’une importance capitale. À la limite, soutient
Apostolo, le siège de l’association pourrait aussi bien être la maison d’un bienfai-
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teur 75 ; ce qui revient à dire que le laïc peut destiner sa propre maison à une œuvre
pie et y fonder un hôpital doté d’un oratoire privé, dès lors qu’il n’a pas la forme
d’une église, qu’on n’y célèbre pas la messe sans l’autorisation de l’évêque et
qu’aucune juridiction spirituelle ne s’y rattache 76. L’intervention épiscopale se
limite aux cas où des biens ont été dilapidés ou usurpés par des laïcs 77.

74 - « Sed ubique in domibus publicis et privatis ad sua opera peragenda convenire pos-
sunt », en référence à NICOLAUS DE TUDESCHIS (PANORMITANUS), Consilia iuris, quaestiones
et praxis, Venise, 1588, Cons. 3, pp. 3r et 3v, Cons. 55, pp. 27r et 27v. Sur la juridiction
séculaire, voir GIOVANNI D’ANDREA, Liber sextus decretalium D. Bonifacii Papae VIII: suae
integritati, una cum Clementinis et Extravagantibus earumque glossis restitutus, Venise, 1581,
pp. 124-125 et 129-130.
75 - PIETRO D’ANCARANO, Consilia sive juris responsa, Venise, 1574, Cons. 129, n. 1, p. 63 :
« Bona a laico pro alendis pauperibus relicta an dicantur bona pia an vero privata et
prophana ».
76 - Apostolo rappelle le cas d’un héritage légué pour nourrir les pauvres, confié exclusi-
vement à l’administration de la communauté de Prato, dans le sillage d’INNOCENT IV,
Apparatus Praeclari Juris Canonici Illuminatus ab Innocentio papae IIII [...], Venise, 1522,
et de GIOVANNI D’ANDREA, In quinque decretalium libros Novella commentaria (1581), édité
par Stephan Kuttner, Turin, Bottega d’Erasmo, 1963. Dans le même esprit, d’après
Apostolo, FEDERICO PETRUCCI, Consilia, siue Responsa, quaestiones, et placita [...] quae ante
hac mendis scatebant & erroribus, nunc multis collatis exemplaribus diligent, Venise, 1576,
Questio III, CXI, no 2, pp. 56-57 : « Hospitale dicitur ecclesiasticum si fuerit deputa-
tum... », et CCLXXX, p. 117 : « Nomine ecclesiarum an comprehendatur hosopitale... ».
77 - L’évêque n’est pas habilité à visiter ces lieux selon les dispositions du concile, parce
qu’il ne s’agit pas de lieux ecclésiastiques, pieux ou religieux. Apostolo se base sur
STEFANO GRAZIANI, Disceptationum forensium iudiciorum, Tomus primus-quintus, Genève,
1664, vol. III, nn. 11-18, p. 200 ; PAULI FUSCHI, De visitatione et regimine ecclesiarum, Libri
duo, Rome, 1616, l. 2 chap. 14, nn. 3 et 4 ; CARLO ANTONIO TESAURO, De poenis ecclesias-
ticis praxis absolutae et universalis, Rome, 1760, ch. VI, pp. 221-222. Dans la tradition du
droit commun, d’après Apostolo, aucun lieu n’est soumis à la juridiction épiscopale s’il 121
ANGELO TORRE

Le juriste et théologien Apostolo nous a donc conduit bien loin de notre


point de départ : si les confréries ne sont pas des associations de dévotion, mais
des communicationes, des créations de communautés, et que, pour aucun motif,
excepté la dilapidation des biens que des laïcs ont légués par piété, elles ne peuvent
être soumises à la juridiction de l’Église, il en découle sur le plan juridique qu’elles
doivent être considérées comme des collèges en général 78. Cette affirmation est
de grande portée : les collèges sont en effet habilités à établir des statuts et des
lois concernant ce qui relève de leur office, et à nommer un syndic. En d’autres
termes, les confréries créent bien une localité plutôt qu’elles n’en sont l’émanation :
« Parce qu’elles ne sont pas astreintes à un lieu mais sont un collège de personnes
et un corps constitué et représenté 79 », comme le note Apostolo à la suite de Bartole,
la confrérie « peut se réunir à l’endroit de son gré 80 ». Ce qualificatif de corporation
générale confère à la distribution ou à l’action de « mettre en commun » une valeur
de bien-fondé : les biens légués à la confrérie ne le sont pas en raison du lieu,
ni de ses membres, mais uniquement en raison des pauvres, et c’est à ce titre que
de semblables associations peuvent « véritablement » être appelées distributrices
et dispensatrices à but pieux selon les vœux des bienfaiteurs 81. C’est le fait de se
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réunir dans ce seul objectif qui crée une sphère sociale et/ou territoriale ; aussi les

n’est pas désigné par l’autorité de l’évêque lui-même ou avec son autorisation. L’autorité
épiscopale sur les legs « ad pias causas » est discutée par LUIS DE MOLINA, De Hispanorum
primogeniorum origine, ac natura, libri quatuor, Cologne, 1613, pp. 157-158, et par HIERONYMUM
GONZÁLEZ, Dilucidum ac perutile glossema seu commentatio ad regulam octavam cancellariae
de reservatione mensium et alternativae espicoporum, Rome, 1611, Summarium § 4, Glossa V,
pp. 147-149. Le caractère laïc et non pieux des confréries est soutenu enfin par ANDRÉ
TIRAQUEAU, Tractatus, De priuilegijs piae causae. De praescriptionibus, Venise, 1561, « Prae-
fatio », pp. 1-20, en particulier p. 7.
78 - Apostolo renvoie à BARTHOLUS DE SAXOFERRATO, Commentaria, vol. VI, Digestum
Novum, Rome, Il Cigno Galileo Galilei, Istituto Giuridico Bartolo da Sassoferrato, 1996,
« De Collegijs illicitis », pp. 157r-159r, qui « parle en général de nos confréries sous le
nom de collèges agréés par le droit commun », et sur BALDUS DE UBALDIS, Consiliorum
sive responsorum, 1608, l. 2, Cons. 134, p. 30. Par conséquent, les legs faits à ces confréries
ne peuvent être considérés comme des legs pieux ou religieux : voir GIASONE DEL
MAINO, Consiliorum siue Responsorum iuris, in quatuor volumina partitorum, Volumen primum-
quartus. Cum additionibus et notis dn. Francisci Becij [...], Venise, 1581, Cons. 218, nn. 1
et 3, p. 140v ; Additio, p. 141. Le caractère laïc des confréries est reconnu à l’impossibilité
d’exercer le droit spirituel de décimer : voir PROSPERO FARINACCI, Sacrae rotae romanae
Decisionum ab ipso recentissime collectarum, pars secunda, Cologne, 1649, Decisio DXCV,
n. 1, p. 499, et par le fait que, sur les legs, les confréries sont soumises à la falcidie et à
la quarte trébellianique : voir PAULO DI ASTRO, Consiliorum siue Responsorum [...] Pauli
Castrensis, Volumen primum-tertium, Tomus primus, Lyon, 1554, Lib. 2, Cons. 426, n. 3, p. 196v.
79 - Apostolo, f. 6 : « Cum non sint adscripta loco sed sunt Collegium personale, et quod-
dam corpus fictum, et repraesentatum », renvoie à NICOLAUS DE TUDESCHIS, Compendium
aureum totius lecturae D. Abbatis Panormitani super decretalibus, cum nonnullis glossarum
flosculis ordine elementario aeditum ab R.P. F. Hieronymo de Ferariis Fantonio Vigleuan.,
Venise, 1564.
80 - « Ubicumque vult congregari potest » : BARTHOLUS DE SAXOFERRATO, Commenta-
ria..., op. cit., p. 158.
122 81 - Apostolo renvoie ici de façon générale à Nicolaus de Tudeschis.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

corps-confréries peuvent-ils « instituer » des juridictions, y compris à des niveaux


qui nous semblent éventuellement incongrus. Apostolo reconnaît, par exemple, le
caractère d’œuvre pie aux dons destinés à « marier les jeunes filles », et même au
« legs fait à un parent pauvre », ou bien pour le rachat d’un esclave ou encore
pour financer des études 82 ; c’est donc la communication, la communauté qu’il s’agit
d’instaurer, qui fonde la nature pieuse du don.

Mobilité territoriale et identité locale


« Mettre en commun » de la nourriture et des ressources, affirmer des droits : tels
semblent être les objectifs auxquels les confréries valsésiennes paraissent donner
une forme et qu’elles expriment quand elles revendiquent leur autonomie vis-à-
vis du clergé local. Ceci explique, sinon justifie, que le juriste omette de dire que
ce sont des voisins qui créent les confréries, qui revendiquent des droits : on ne
peut dès lors manquer de se demander et de demander aux Valsésiens de l’Ancien
Régime si, à travers leurs relations de voisinage, ils n’affirmaient pas un trait spéci-
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fique que nous n’aurions pas rencontré jusqu’à présent dans les sources.
Pour aborder cette question, il convient de rappeler que les habitants de la
Valsesia étaient bien connus dans toute l’Europe continentale pour leur migration
saisonnière. Mais cette pratique traditionnelle est davantage envisagée habituelle-
ment pour ses aspects économiques que pour ses répercussions sur la « gestion »
des communautés et de la vallée 83. Les migrations affleurent ici et là, notamment
lorsqu’un fonctionnaire turinois, le comte de Pralormo, chargé en 1722 d’apaiser
les frictions entre Rossa et Buccioleto à cause de la séparation des deux confréries
précédemment évoquées, doit attendre le retour des hommes « qui résident ordi-
nairement en dehors du pays 84 ». Cette résidence à l’étranger créait des problèmes
très particuliers : à cause de l’absence des hommes, c’étaient majoritairement les
femmes qui vendaient sur les marchés. Ce détail est souligné en raison du danger
de rencontrer des Juifs, à qui les règlements royaux accordaient la liberté de cir-
culation, à la différence des statuts de la Valsesia qui la leur interdisaient dans la
vallée.
Les migrations saisonnières marquaient la pratique des échanges de la vallée.
J’avancerais l’hypothèse que c’est précisément l’émigration, pratique que l’on asso-
cie volontiers aujourd’hui au champ « économique », qui a engendré des politiques

82 - « Legatum factum consanguineo pauperi » : Apostolo se base sur A. TIRAQUEAU,


Tractatus..., op. cit., « Praefatio » ; HIPPOLYTUS RIMINALDI, Consiliorum, siue Responsorum...
Liber primus-septimus & vltimus, 1574-1591, 7 vol., vol. 2, Cons. 117, n. 14, p. 39v.
83 - Celle-ci est déjà documentée dans la première rédaction des statuts, par la demande
d’exemption des charges du Novarais pour les migrants saisonniers, et par les contentieux
avec le podestat de Novare accusé de poursuivre les migrants valsésiens. L’exemption,
obtenue en 1523 auprès du duc de Milan, des taxes sur le sel pour les Valsésiens qui
résident en dehors de la vallée, à condition que ce ne soit pas pendant la majeure partie
de l’année, va dans le même sens (AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 18 – après 1767).
84 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 2, n. 21 (1722). 123
ANGELO TORRE

de proximité85. Dans un document exceptionnel, « Représentations de la Vallée de


Sesia »86, rédigé par Gaudenzio Draghetti, le représentant d’une famille valsésienne
de marchands, on voit celui-ci se rendre en 1772 à Turin en tant que régent de la
vallée pour dénoncer les graves conséquences que les dernières « Constitutions
royales » du royaume de Sardaigne risquaient d’entraîner pour la vie publique de
la vallée 87. Procédant par « singularités », Draghetti oppose aux règlements éma-
nant du gouvernement turinois des pratiques locales qui en rendent l’application
impossible, voire nuisible.
Il est frappant de constater que l’argumentation de Draghetti s’attache sur-
tout aux conséquences de l’émigration saisonnière sur l’organisation politique de
la vallée et, en premier lieu, sur l’exercice de la justice et la certification des actes 88.
Les Constitutions royales instauraient un recours général à la justice « formelle » et
établissaient les formalités des actes de procédure qui contrecarraient les coutumes
juridiques de régions comme la Valsesia, où subsistaient des formes de justice
sommaire, c’est-à-dire expéditives et sans formalités 89. La thèse exposée dans cette
« Représentation » est la suivante : supprimer la justice sommaire entraînerait la
ruine de la vallée, ainsi que la ruine de son organisation politique, que les habitants
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tiennent à conserver en vertu de pactes d’allégeance qui les ont toujours liés aux
pouvoirs extérieurs.
L’absence des travailleurs adultes une partie de l’année imposait aux pratiques
d’échange des traits particuliers : « Les dettes qui se contractent ordinairement chez
les habitants de ces terres découlent habituellement de l’approvisionnement en
victuailles, assuré par les Marchands aux familles des artisans, pendant qu’ils sont
absents [...] sur la foi qu’ils seront remboursés au comptant au retour du père de
famille. » Le flux des marchandises ordinaires qui traversait la vallée, dicté par ses
caractéristiques « écologiques », s’appuyait en réalité sur un flux de petits crédits.
En Valsesia, la terre est pauvre, et les fruits que les Valsésiens produisaient
devaient « être considérés plutôt comme le résultat du labeur du cultivateur que
du terrain ». Cet aspect, caractéristique de bien des économies de montagne 90,

85 - KARSTEN PAERREGAARD, Linking separate worlds: Urban migrants and rural lives in
Peru, Oxford, Oxford University Press, 1997.
86 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 21, 1772, « Représentation de la Vallée de Sesia
dans laquelle sont présentées diverses réflexions sur les nouvelles Constitutions royales
de 1770, dans ces régions où cependant on ne les croit pas adaptables, ni exigibles dans
cette Vallée, étant donné les particularités de ses conditions locales, supplie S. M. de
permettre que soit maintenue l’application des Privilèges, et Statuts de la dite Vallée »
(désormais « Rappresentanza »).
87 - Sur les Constitutions, voir MARIO VIORA, Le Costituzioni piemontesi (Leggi e costituzioni
di S. M. il Re di Sardegna) 1723-1729-1770, I. Storia esterna della compilazione, Turin,
Bocca, 1928 (rééd., Turin, Reale Mutua, 1986).
88 - Sur la fonction certificatrice de la justice, voir Quaderni storici, 101, « Procedure di
giustizia », 1999.
89 - S. CERUTTI, Giustizia sommaria..., op. cit.
90 - PIER PAOLO VIAZZO, Upland communities, Cambridge, Cambridge University Press,
124 1989.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

atteignait des proportions extrêmes en Valsesia. D’après Draghetti, en étaient res-


ponsables le mode de propriété et le modèle de peuplement. L’économie de la
population valsésienne reposait sur quatre sphères d’activité : outre l’émigration,
la production de tissus de laine et autres produits – les « ouvriers » pouvaient
bénéficier de crédits auprès des marchands pour l’achat de denrées alimentaires 91 ;
une large part des ressources venait ensuite des bois, le reste provenant des terres
cultivées de faible extension. Les activités liées à la forêt sont décrites par le
menu : bien collectif, elle fournit « un apport considérable de subsistances » qui
disparaîtraient si entrait en vigueur l’interdiction par les Turinois de toute activité
de coupe du bois. D’après Draghetti, la forêt était en fait exploitée selon des
modalités variées :

Les pauvres se trouvant dans le besoin se rendent dans les bois et, quand ils ont ramassé
une charge de bois, ils vont le vendre et en tirent quelque argent, avec lequel ils se procurent
un peu de sel et de farine ; l’ordinaire de leur alimentation et le bois et le charbon n’ont
ainsi jamais manqué, les bois et les forêts étant en abondance dans la vallée, au point
que les plantes pourrissent. D’autres font du charbon, ou bien confectionnent des douves
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pour faire des seaux et des tonneaux, d’autres encore vont chercher des écorces pour
préparer le tan dont se servent les tanneurs. [...] La liberté de couper du bois apporte
non seulement un palliatif considérable à la pauvreté des habitants, mais alimente en
outre le commerce et l’industrie de ces personnes qui, tout particulièrement en raison de
leur âge avancé, ne sont plus en état de se rendre hors de la patrie pour exercer leurs
métiers respectifs 92.

Cet ensemble de pratiques semble donc intervenir en complément de la migration


saisonnière.
Nous voyons là une pratique d’activation des ressources végétales que nous
connaissons mieux aujourd’hui grâce à l’écologie historique 93 : la forêt abrite « le
pâturage des ovins », activité stratégique d’où « tirent leur subsistance des familles
entières et, sans ce type de pâturage, elles ne pourraient l’assurer ». Les forêts ne
sont pas intéressantes pour la qualité du bois : elles sont en fait « agrémentées de
plantes douces, bien que l’on y rencontre dispersées quelques rares plantes forestières
robustes qui, coupées, germent de nouveau abondamment malgré le pâturage des
ovins », description qui évoque l’élagage pour l’exploitation d’un « bois pâturé » 94.
Le travail de la terre s’exerçait sur de minuscules lopins auxquels, curieuse-
ment, il n’était pas attribué une grande valeur commerciale : ils étaient peut-être
destinés « à rester en friches, ne trouvant pour s’intéresser à leur maigre rendement
personne pour les exploiter 95 ». Pourtant, à y regarder de plus près, ces lopins

91 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 18 : « Informazioni circa li Statuti e Privilegi


della Valle Sesia » (après 1765).
92 - « Rappresentanza », f. 2.
93 - Sur l’écologie historique, voir R. BALZARETTI, M. PEARCE et C. WATKINS (éd.), Ligu-
rian landscapes..., op. cit.
94 - D. MORENO, Dal documento al terreno..., op. cit.
95 - « Rappresentanza », f. 28. 125
ANGELO TORRE

cultivés étaient de grande valeur, même si celle-ci n’était pas monétaire : ils consti-
tuaient le point d’ancrage du système politique valsésien et étaient au cœur d’une
« politique de proximité ». Pour en décrire les traits saillants, il convient de partir
de la parcellisation des terres, remonter aux pratiques qui y ont conduit et tenter de
considérer le système politique valsésien sous cet angle.
En Valsesia, la terre était très bon marché et les parcelles étaient de taille
très réduite 96. Toutefois, cette parcellisation ne paraît pas avoir résulté de pratiques
de dévolution égalitaire du patrimoine qui en aurait favorisé la dispersion : les
femmes ne pouvaient déshériter leurs enfants, les agnats étaient préférés aux
cognats (« mère et grand-mère ne peuvent disputer une succession ab intestat d’un
défunt avec les frères de celui-ci »). L’exclusion des femmes dotées était systéma-
tique et indépendante du montant de la dot : ainsi « les filles voient passer à leurs
oncles et cousins l’héritage de leurs propres parents ».
Quel facteur favorisait alors la parcellisation des biens ? On trouve une
réponse à cette question dans les réflexions de Draghetti au sujet des « coûts de
transaction », qu’il appelle « frais de citation devant les tribunaux » 97. Dans un
contexte d’extrême fluidité des relations (et de leur fragilité, pour reprendre l’ex-
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pression de A. Appadurai) le coût élevé des transactions, en particulier celui lié au
recouvrement des créances et par conséquent à la justice, peut avoir des effets
dépressifs. Ainsi, les micro-parcelles et la faible valeur de la terre interdisaient le
recours à la vente à réméré qui, ailleurs, comme dans le Biellais voisin, était la
règle pour solder les créances 98 : en Valsesia au contraire, on préférait payer au
comptant, parce qu’il était impossible d’« offrir en rachat autant de terrain ». Le
choix du paiement monétaire avait le mérite, aux yeux de Draghetti, de créer un
lien de « confiance » 99 entre les commerçants et les populations locales : si ce lien
était rompu, « il en résulterait un double préjudice [...] pour le marchand, qui ne
pourrait liquider sa créance sans un grave désavantage pour le commerce, et pour
les pauvres qui, ne trouvant plus de crédit au moment de l’hiver, une fois cédés
leurs maigres biens immobiliers, s’éloigneraient de la Patrie avec toute leur
Famille, et ne seraient plus incités à y revenir 100 ». Pour éviter ces désordres, on
avait privilégié ces crédits, qui découlaient des « fournitures » de nourriture, exac-
tement comme ceux que rendaient nécessaires les « produits fournis par les
ouvriers ». En fait, dans ce genre de paiement, en cas de retard, il était impossible
d’offrir des biens meubles ou immobiliers : « on met aux enchères ce qu’il [le

96 - La « Rappresentanza » suggère de favoriser toutes les mesures, par exemple le droit


de préemption des voisins, qui permettent la réunion de micro-parcelles, seul moyen
d’augmenter la valeur de la terre.
97 - DOUGLASS C. NORTH, Institutions, institutional change and economic performance,
Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; le lien entre crédit et différend judiciaire
est analysé par CRAIG MULDREW, The economy of obligation. The culture of credit and social
relations in Early Modern England, Londres, MacMillan, 1998.
98 - FRANCO RAMELLA, Terra e telai: sistemi di parentela e manifattura nel Biellese dell’Ottocento,
Turin, Einaudi, 1984.
99 - « Rappresentanza », f. 20.
126 100 - Ibid., ff. 20-21.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

débiteur] possède, à ses risques, c’est-à-dire au prix qui en ressort ». L’universalité


du crédit (et de la dette), les modalités de remboursement et sa mise en œuvre
même expliquent aussi l’originalité des pratiques juridiques locales, en particulier
les « estimations » et les « vacations » : le déplacement du lieutenant, du délégué,
de l’expert et de l’huissier vers les maisons « situées sur de hautes montagnes
reculées », comme le stipulent les Constitutions piémontaises, impliquait des
dépenses excessives par rapport au montant de la dette. Dans ce contexte, la
suppression de l’incarcération pour dette (y compris d’autrui 101) s’imposait, tout
comme d’inciter les fidéjusseurs à la modération 102.
La diffusion du crédit et la particularité des pratiques juridiques locales tien-
nent au fait que les populations valsésiennes avaient recours à la justice som-
maire 103. Cet état de fait ne paraît pas immémorial : le Sénat de Milan n’a autorisé
ce recours qu’en 1686 pour les causes inférieures à cent lires impériales (somme qui
n’était pas négligeable). Pour les causes liées à « des choses ou des faits liquides », le
lieutenant du régent en était le juge ; pour les « causes formelles », celui-ci n’avait
en charge que l’instruction 104. La transformation des causes sommaires en causes
formelles était dénoncée comme un abus 105. Le régime juridique de la vallée accor-
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dait aussi une place énorme à l’arbitrage : le juge d’instance était habilité à arbitrer
les litiges entre proches jusqu’au quatrième degré de parenté et à les contraindre
à un « accord » 106. Cette mesure était adaptée à la « qualité des différends [...] qui
surgissent entre Valsésiens dans des endroits situés en montagne, différends de
très peu de portée, qui, étant donné leur pauvreté, sont considérés par eux comme
de grande importance, et souvent alimentés avec une chaleur et un investissement
tels qu’ils consumeraient pour les soutenir toutes leurs maigres ressources ». Il était
bon, d’après les rédacteurs de la « Représentation », que les adversaires fussent
contraints de résoudre les litiges « par accord ». En outre, la pauvreté obligeait à
avoir recours aux tribunaux locaux, qui entraînaient beaucoup moins de frais. Ces
conditions imposaient des procédures particulières par rapport aux coûteuses for-
malités (par exemple le grand nombre de témoins) que préconisait la justice de
Turin 107. Pareillement, les affaires d’« érosions et inondations » ne devaient pas
être portées devant le Sénat, de même que les litiges concernant les limites de

101 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 18 (après 1767). Se reporter à G. FASSOLA, La


Valle Sesia..., op. cit., p. 84.
102 - Une demande qui figurait déjà dans le « Memoriale a capi » de 1707 : AST, Corte,
Valle di Sesia, m. 2, n. 10 (1707), § 7 et 20 respectivement.
103 - S. CERUTTI, « Justice et citoyenneté à Turin à l’époque moderne », in J. C. GARAVAGLIA
et J.-F. SCHAUB (dir.), Lois, justice, coutume..., op. cit., pp. 57-91.
104 - « Rappresentanza », f. 15.
105 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 18, « Informazioni... ».
106 - Du reste G. B. Fassola, premier historien connu de la Valsesia, attribuait déjà à la
faculté d’arbitrer le caractère de matrice du pouvoir politique. Les chefs de la révolte
de 1519 contre les Espagnols et les Milanais sont essentiellement des arbitres reconnus
dans les parties de la haute et de la basse Vallée (G. B. FASSOLA, La Valle Sesia..., op.
cit., série V, n. 6, 1888, pp. 85-86).
107 - SIMONA CERUTTI, « Faits et faits juridiques », Enquête, 7, 1998, pp. 145-174. 127
ANGELO TORRE

parcelles : la dépense aurait été supérieure à la valeur du fonds en question. Il était


également inutile d’exiger des communautés de faire appel à l’avocat fiscal général
pour obtenir l’autorisation d’engager un procès, étant donné le peu de valeur des
biens en jeu ; des facilités étaient en revanche accordées pour les coûts de rédaction
des inventaires après décès ; l’obligation de décharge pour les tuteurs et les cura-
teurs était inapplicable, et l’on pouvait y remédier en chargeant un notaire de la
surveillance.
Certaines de ces pratiques influèrent directement sur les rapports entre la
structure des lieux et le système politique : en d’autres termes ils présupposaient une
politique de proximité. Il suffit de lire la « Représentation » pour constater l’atten-
tion accordée aux fonctions remplies par ceux que le texte désigne sous les noms
de « parents ou voisins », ou mentionnées à leurs propos. Ce sont eux qui assuraient
l’arbitrage de l’« accord » 108. Les « agnats » bénéficiaient du droit de racheter les
biens vendus aux enchères ; ils jouaient le rôle de fidéjusseurs, en cas de mise en
demeure du débiteur. Les voisins, quant à eux, avaient aussi le droit de préemption
sur les ventes (aboli par Turin) 109, mesure qui, d’après la « Représentation », offrait
la possibilité de regrouper des parcelles, solution souhaitable car susceptible d’aug-
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menter la valeur de la terre. Enfin, voisins et parents avaient pour fonction cruciale
d’avertir l’émigré des citations, injonctions et autres actes judiciaires dont il faisait
l’objet : fonction que les Constitutions savoyardes avaient abolie, imposant d’aviser
directement l’intéressé et non le voisinage 110. En somme, les familles les plus
proches par la parenté ou par la résidence représentaient non seulement, pour les
migrants, l’assurance d’un soutien mais constituaient aussi un réseau de témoins,
intéressés dans les affaires des absents de la localité. Leur présence conditionnait
aussi les modes de certification : les transactions locales avaient lieu sans authentifi-
cation, « écritures privées sur de simples papiers en guise d’aide-mémoire plutôt
que contrat 111 ». Dans les transactions, ce sont les parents et les voisins qui se
portaient garants 112, et ils étaient aussi témoins lors des signatures de contrats 113.
On s’aperçoit ainsi que toutes ces affaires gravitaient autour des micro-parcelles
de terre cultivée de la Valsesia : si elles n’avaient qu’une valeur monétaire infime,
elles constituaient les « titres d’appartenance » autour desquels se déployait la
politique de proximité.
Cet univers social informel était entièrement régi par le principe des proxi-
mités de « lieux » valsésiens. En tout cas, il n’était pas le seul : la gestion informelle
et locale des transactions n’était pas sans concurrence dans la vallée, et la confronta-
tion avec d’autres pratiques de certification revèle d’intéressantes dynamiques de
pouvoir. En fait, la « Représentation » ne parvient pas à dissimuler la dépendance

108 - « Rappresentanza », ff. 3 et 9.


109 - Ibid., ff. 34-36.
110 - Ibid., f. 10.
111 - Ibid., f. 19.
112 - Ibid., f. 17.
128 113 - Ibid., f. 34.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

des principaux villages à l’égard des oligarchies de Varallo et Borgosesia, qui parais-
sent assurées de contrôler la circulation des biens : déjà en 1752, le comte Beltramo
niait le passage de la « Riviera » d’Agnona à Varallo, soutenant que « Borgosesia et
Valduggia devraient citer leurs débiteurs résidant dans ladite Riviera à comparaître
au Tribunal de la Curie devant le Grand Juge d’instance et là, à leurs dépens,
exposer les litiges » 114. Mais surtout, la « Représentation » réclamait que soit pro-
cédé aux enchères sans présentation d’actes au tribunal et que celles-ci se déroulent
dans les agglomérations où siègeait le tribunal. Cette dernière considération paraît
révélatrice des intentions des rédacteurs : procéder aux enchères là où se trouvent
les lopins de terre, comme le stipulent les Constitutions royales, s’avèrerait inutile
« parce que les habitants dans les pays de Montagne sont tous d’ordinaire misé-
rables, et ceux de Varallo, Borgosesia et Valduggia [sièges des tribunaux] et des
lieux circonvoisins [villages du fond de la vallée], qui ont l’habitude d’accourir aux
ventes des Alpes, ne se déplaceraient pas en pays lointain et alpestre, d’autant plus
que d’ordinaire, les enchères portent sur de petits morceaux de propriétés ». Il
était, par conséquent, préférable que Turin permît de faire les enchères là où
siégeait le tribunal. Dans le cas où l’on aurait eu connaissance d’un acheteur poten-
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tiel dans la localité où se trouvaient les biens mis aux enchères, on pouvait laisser
au juge d’instance la liberté de choisir l’endroit. En somme, le principe des enchères,
rendu nécessaire par les modalités de l’endettement-crédit, était un système qui
institutionnalisait le déséquilibre entre les bourgs situés au fond de la vallée, sièges
d’une curie, et les villages de montagne qui se vidaient à certaines périodes de
l’année selon les habitudes migratoires. Il ne se mit en place toutefois que là et
dans la mesure où la politique de proximité était fragile, ou n’était déjà plus en
vigueur.
Mais le texte laisse transparaître aussi d’autres tensions. Ces pratiques,
décrites jusque-là comme relevant de la justice sommaire, pouvaient être certifiées
par un autre personnage, aux procédures concurrentes : le notaire. Celui-ci remplis-
sait un nombre très important de tâches juridiques et judiciaires, allant du domaine
civil au criminel : il notifiait par exemple les personnes soumises au fisc. Le même
Draghetti demandait qu’en cas d’incendies et d’accidents de montagne fût délégué
le « notaire des environs », parce que les « chevauchées » du lieutenant de justice
s’avèreraient trop dispendieuses. Ces opérations de certification s’apparentaient
davantage à l’exercice de la justice qu’à des opérations immobilières ou de crédit.
La modicité des transactions individuelles ne nécessitait pas toujours les services
d’un notaire, et il était demandé de limiter le recours à ses services à partir d’une
certaine somme (200 lires du Piémont) : les achats et ventes, les dots et la plupart
des actes entre vifs portaient sur des valeurs trop minimes (cinq ou six lires) ; les
dots étaient constituées de simples « vêtements dans lesquels sont même introduits
les cadeaux que font généralement les parents à l’épouse ».
Les notaires de la vallée étaient en réalité les principaux acteurs de la vie
politique locale : on ne pouvait être soumis à la torture sans la présence d’un notaire

114 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 6 (1752). 129


ANGELO TORRE

de sa propre communauté 115 ; c’était eux qui visitaient les coupables, les victimes,
les blessés, etc., et qui empochaient les frais de déplacement. La « Représenta-
tion » les accuse d’avoir introduit la transformation abusive des « procès sommaires
en procès formels afin de magnifier les causes avec la question des mémoires 116 ».
Enfin, les notaires validaient toujours les conseils municipaux (et par conséquent
stabilisaient et renforçaient la juridiction 117) ; ils étaient les arbitres délégués par
le juge d’instance évoqué plus haut. Ils constituaient un corps reconnu par l’élite
locale, géré et renouvelé par un collège confié à des abbés, qui protesta quand
Turin imposa la pratique de l’achat des « places de notaires », disposition que la
« Représentation » dénonça alors vigoureusement comme un facteur d’augmenta-
tion abusive du coût des transactions. Ces notaires valsésiens formaient par consé-
quent un corps autour duquel s’articulait la politique locale : il n’y a pas lieu de
s’étonner si, en 1761 notamment, alors que la vallée était en émoi et, lors d’une
protestation contre l’introduction de la gabelle du tabac, s’apprêtait à « faire une
Vêpre sicilienne », il fut décidé d’« appeler la Montagne, excitée par le Peuple, à
s’en prendre aux notaires et avocaillons de Varallo 118 ». Toute incitation à protester
ou à revendiquer des droits bafoués se retournait, immédiatement en Valsesia,
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contre les notaires des trois bourgs principaux. On les accusait alors d’être mani-
pulés par les syndics factieux « pour noyer la communauté sous les litiges 119 ». On
comprend aisément la raison de cette accusation si l’on songe à ce qu’affirmait, en
1763, le greffier Giuseppe Preti, notaire : les écritures restent au greffe et les archives
de la vallée font défaut 120.
En général, il semble pourtant que les notaires aient joué un rôle central
dans les différentes phases de certification des pratiques de crédit 121 que décrit
Draghetti, et, à ce niveau, ils étaient en concurrence avec les marchands : le préfet
Vulpio évoque même, lors de la révolte de 1762-1763, un regroupement de « mar-
chands » contre un autre de « notaires » 122. Il n’est pas difficile d’imaginer derrière
cette classification une coalition de créanciers en relation étroite avec les familles
d’émigrants saisonniers, leurs parents et voisins, prenant ses distances d’avec les
certificateurs formels des prêts, compte tenu aussi du fait qu’il était alors malaisé,
comme on le disait alors à Turin, de déterminer qui était marchand en Valsesia.
Cette réaction est d’ailleurs corroborée par des témoignages attestant, dans un monde

115 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 2, n. 10, « Memoriale... », § 25.


116 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 18 (1754-1766).
117 - Ibid., m. 4, n. 20 (1775).
118 - Ibid., n. 17 : « Scritture riguardanti li torbidi [...] » (1761-1763).
119 - Ibid., n. 18 : « Informazioni... » : le document concerne Borgosesia.
120 - Ibid., n. 17 : « Scritture... ».
121 - Cela paraît par conséquent constituer un usage différent de celui de l’intermédia-
tion financière relevé par PHILIP T. HOFFMAN, GILLES POSTEL-VINAY et JEAN-LAURENT
ROSENTHAL, Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870,
Paris, Éditions de l’EHESS, 2001.
122 - Les notaires Stefano Mognetti, Pietro Goietti di Rossa, Giovanni Negri di Fobello
et Filiberto Perdomi di Brescia furent néanmoins élus au conseil favorable aux mar-
130 chands de 1761 (voir AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 17 : « Scritture... »).
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

de petits crédits que n’importe qui pouvait tenter sa chance dans le commerce de
quelque denrée 123 : les marchands ne constituaient pas un corps de métier, à la
différence des notaires.
Quoi qu’il en soit, la « Représentation » de 1772 proclame à nouveau avec
vigueur combien le système du crédit de la vallée impliquait nécessairement une
justice sommaire : c’est ce modèle de justice expéditive et sans formalité qui per-
mettait aux marchands de recouvrer leurs modestes créances. Mais, derrière cette
invocation, apparaissent les pratiques des notaires des environs qui, eux, se réfé-
raient à un autre modèle de formalisation. Les considérations contenues dans la
« Représentation » ont le mérite d’expliciter un autre aspect de la vie publique de
la vallée. Pour les populations de migrants saisonniers, confrontées à de dures
conditions de vie, la seule politique envisageable consistait à renforcer les institu-
tions de proximité. Il convient de reconsidérer, sous cet angle, la fonction de contrôle
et de sécurisation que jouaient des institutions comme les confréries : redessiner
constamment le territoire ; assurer le contrôle cérémoniel ; mettre aux enchères sur
place les parcelles résiduelles du canton. Distribuer le sel à la Saint-Barthélemy,
le 1er avril et le jour de l’Annonciation, du tissu en hiver ou au printemps, et s’adresser
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pour cela à un fournisseur stable, comme le faisait, au XVIIIe siècle, à Agnona, la
Charité des pauvres, renforçait la cohésion des parents et des voisins, et de leurs
dynamiques, par le recours à des figures de créanciers connus et fiables.
Si le contrôle des modes de consommation n’était possible qu’à travers la
redistribution et les réseaux de relations de proximité, il convient de ne pas oublier
que les « lieux » qui se construisent à travers la confrérie sont des « communautés »
spécifiques. Elles transforment les relations interpersonnelles, parfois au sein d’une
même parentèle, en lieux publics dotés d’une identité juridique, à travers une
conception corporative du droit. C’est cela, peut-être, qui en constituait l’aspect le
plus manifeste pour les contemporains, et qui nous est aujourd’hui le plus difficile à
saisir. La « communication » caritative attribuait, de façon cumulative, une connota-
tion publique à des relations privées : pour les populations migrantes de la Valsesia,
« faire confrérie » était par conséquent une façon de « généraliser » leurs propres
modes de relation, de revendiquer leur caractère public tout en les maintenant
dans une sphère privée de rapports entre individus. Nous pouvons le voir grâce à
un observateur des coutumes valsésiennes, fonctionnaire turinois que l’on ne peut
certainement pas soupçonner de partialité vis-à-vis de la vallée : Ludovico Dani,
avocat fiscal général de Charles-Emmanuel III, fut amené en 1740, à l’occasion
d’un contentieux local 124, à relire les statuts de la vallée : il soutint avoir « découvert

123 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 1, note additive : « Informations secrètes sur le
Règlement des Valsésiens, et l’usage de leurs Privilèges. Avec plusieurs projets pour
les maintenir dans les limites de leur propre devoir ; crus pareillement utiles à l’intérêt
Public, qu’à celui du roi » (après 1757) : « On voit donc s’ouvrir par n’importe qui
auberge, boutique de comestibles, et se vendre toute chose à discrétion sans mercuriale
ni prix plafond garanti » (f. 17).
124 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 2 (1740). La réflexion de Dani est suscitée par
un recours (perdu) « des hommes et membres des régions des Alpes pour faire approuver
avis et règlements ». 131
ANGELO TORRE

l’erreur de ces Peuples ». Les privilèges politiques, juridictionnels et fiscaux que


revendiquaient les Valsésiens se fondaient sur le fait qu’ils avaient réussi jusqu’à
présent à soutenir, à juste titre, qu’ils étaient des peuples « soumis » – qui conser-
vaient toute leur « liberté » – depuis 1415. Or, d’après Dani, cette notion de privilèges
révélait plutôt un caractère « gracieux ». Accordés par quelque autorité supérieure,
ces privilèges n’excluaient pas la soumission, c’est-à-dire la sujétion, mais, si les
Valsésiens étaient un peuple sujet du Prince, alors toutes leurs transactions étaient
des « actes privés ». Les politiques territoriales des Valsésiens seraient donc à rejeter
dans la mesure où elles sont des politiques « privées ». Le but de Dani est idéo-
logique : il veut affirmer que l’on ne peut produire des actes « publics » qu’en se
plaçant à l’intérieur du droit royal. Sinon, il faut accepter que des actes privés
créent ou recréent en permanence les conventions : une notion du « public » qui
permettait aux Valsésiens de renouveler constamment leurs relations réciproques
et celles qu’ils entretenaient avec les autorités supérieures, à partir des transactions
dont ils étaient les protagonistes, d’acte en acte. Leurs décisions créaient la sphère
« publique » valsésienne, en la plaçant sous la protection de ses Statuts.
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L’approche topographico-institutionnelle permet ainsi de réfléchir à la question
de la généralisation. Elle fait apparaître un lien entre singularités qui s’affranchit
des lieux communs sur la question. Parmi les paradigmes qui ont dominé les
sciences sociales au XXe siècle, la généralisation a été essentiellement conçue
comme une opération d’abstraction, dans le but de « décanter » le phénomène
(« l’accident » – Zufälligen – selon la terminologie de Max Weber 125) de ses déter-
minations contextuelles. Cette décantation visait à élaborer des concepts suscep-
tibles, dans un second temps, de revenir à la phénoménologie historique et de la
« caractériser »126. On sait combien ce mouvement d’aller-retour entre la réalité et les
concepts a ouvert la voie à une conception scientiste des disciplines empiriques 127
et donné lieu à des lectures fallacieuses de Weber dans les années 1950-1960 128.
Parmi celles-ci on compte inconstestablement le fonctionnalisme positiviste de
Talcott Parsons, qui voit dans les phénomènes une simple combinaison de variables.
C’est pourquoi on mesure la fortune qu’ont connue, auprès des historiens, les modèles
génératifs ou processuels, comme ceux élaborés par Fredrik Barth au début des
années 1960 – très attentif, par la force des choses, à la notion de contexte. La fortune
de ces modèles est liée à leur capacité de généraliser les phénomènes sociaux sans

125 - MAX WEBER, « Die Objektivität sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer


Erkenntnis », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 19, 1904, pp. 22-87, repris
dans ID., Gesammelte Werke, mit dem Lebensbild von Marianne Weber, Berlin, Directmedia,
2001, ici p. 4804.
126 - Ibid., p. 4795.
127 - CARL GUSTAV HEMPEL, Fundamentals of concept formation in empirical science, Chicaco,
Chicago University Press, 1952.
128 - Sur la lecture de Weber que propose Talcott Parsons, voir JOHN R. HALL, Cultures
of inquiry. From epistemology to discourse in sociohistorical research, Cambridge, Cambridge
132 University Press, 1999, pp. 108-109.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

rien sacrifier de la singularité des cas placés sous observation : mais c’est au prix
d’une surdétermination des actions observées, en termes de transaction 129.
Toutefois, la formulation de Barth se développe elle aussi à partir d’un point
de vue extérieur aux acteurs et interprète leur comportement à travers des qualifi-
cations étrangères à leur culture. D’autres démarches ont suivi une voie opposée
pour proposer une approche de la singularité à travers des logiques internes aux
acteurs. Elles ont alors emprunté deux directions différentes : en explorant le fonc-
tionnement d’une « logique des cas », ou en analysant la singularité des cas à travers
l’étude de l’action. La première voie a conduit à l’exploration des fondements
théoriques de la casuistique, de ses modalités opératoires et des modes spécifiques
de généralisation 130 : les acteurs sont les observateurs eux-mêmes, et leur « raison-
nement pratique » 131 utilise la singularité comme un moyen – le cas – pour la
confronter à d’autres moyens analogues. La logique des cas opère par conséquent
à l’intérieur d’un champ bien précis (clinique, moral, juridique), constitué par un
public implicite de co-observateurs compétents 132.
Singularité et généralité peuvent, par conséquent, se conjuguer à travers la
notion de champ – ce qui unit leurs traits analogues. Cette démarche reste appa-
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remment valable quand on examine des situations réelles, et pas seulement des
procédés logiques 133. En revanche, lorsque l’on étudie des litiges et des catégories
de classification, l’action est considérée dans des situations spécifiques où l’entre-
prise de légitimation de leurs actes par les acteurs sociaux eux-mêmes est rendue
explicite 134. Cette entreprise contraint les acteurs sociaux à « désingulariser » des
situations concrètes par des procédés de justification précis, des changements
d’échelle, des modèles argumentatifs. Le chercheur a alors pour tâche de les repé-
rer, et d’en discerner les effets cumulatifs et les corrélations. Mais son attitude
consiste à écouter, non à établir un diagnostic. Dans cette perspective, la concep-
tion du phénomène change : il reste une construction des acteurs, mais la hiérarchie
entre manifestations spécifiques et généralités s’inverse. La singularité du cas
devient, de la part des acteurs, une façon d’affirmer des généralités, c’est-à-dire

129 - FREDRIK BARTH, « Models of social organization » (1966), in ID., Process and form
in social life, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1980, pp. 32-75. À partir du concept de
transaction, F. Barth adresse ses critiques aussi bien au structuralisme, uniquement
focalisé sur des « systèmes de pensée », qu’au fonctionnalisme, qui étend indûment le
concept d’utilité aux macrosystèmes, ou qu’à l’historicisme, qui ne se préoccupe pas
des mécanismes de changement. Le modèle transactionnel de F. Barth, objet de beau-
coup de critiques, est né de la volonté d’expliquer le leadership politique. Voir FREDRIK
BARTH, Political leadership among Swat Pathans, Londres, London School of Economics,
1959.
130 - J.-C. PASSERON et J. REVEL (éds.), Penser par cas, op. cit.
131 - ALBERT R. JONSEN et STEPHEN TOULMIN, The abuse of casuistry. A history of moral
reasoning, Berkeley-Londres, University of California Press, 1988.
132 - JACQUES REVEL et JEAN-CLAUDE PASSERON, « Penser par cas. Raisonner à partir
de singularités », in ID. (dir.), Penser par cas, op. cit., pp. 9-44, ici p. 11.
133 - Sur le rapport entre réalité et condition de la connaissance, voir Quaderni storici,
108, « Fatti: Storie dell’evidenza empirica », numéro cité.
134 - L. BOLTANSKI et L. THÉVENOT, De la justification..., op. cit. 133
ANGELO TORRE

de parler aux autres à travers son propre cas. La perception par le chercheur de
cette dynamique ne se limite pas à enregistrer cette légitimité. Il en donne une
lecture cumulative, ce dont l’acteur est incapable, et il l’évalue par rapport à des
« champs » (par exemple celui constitué par la dialectique entre distance sociale
et différence de taille 135).
On se trouve donc confronté à une contradiction : le contenu des actions peut
être généralisé de l’extérieur en considérant ces actions comme des « caractérisa-
tions » de types idéaux (comme chez M. Weber), ou bien en les considérant comme
des séquences d’échanges contextualisées et marquées au coin d’une logique maximi-
sante (comme chez F. Barth). En d’autres termes, la notion d’action ne s’avère
lisible que si on la subordonne à une sphère de référence définie a priori, le champ,
dans lequel elle s’exerce et qui en connote le sens.
La démarche que nous avons suivie ici s’efforce d’éviter cette subordination
et considère que, pour être pertinente, toute qualification des actions doit passer
par une réflexion sur les sources. Elle part précisément de la genèse de la documen-
tation et identifie les processus de transcription sur lesquels repose la production
des informations. Assumer ce qu’implique ce point de départ signifie reconnaître
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le caractère problématique de l’observation, puisqu’elle met en cause la notion de
« fait » : que ce soit en tant que plus petit élément observable – et par là même
objectivable 136 –, ou en tant qu’élément doté d’un niveau de généralité nul 137. Les
transcriptions mettent en lumière des épisodes 138 construits avec le concours de
celui qui transcrit comme de celui qui est transcrit : le « fait », jusque-là caractérisé
par une « absence » de généralité, se présente désormais comme un processus qui
produit de la généralité. Cependant, on peut relever une différence substantielle
de procédure entre la recherche historique et l’étude sociale. Dans cette dernière,
le partage d’une même expérience, qui assimile chercheur et observés, conduit à
rattacher nettement l’action de ces derniers à des « champs » précis, alors que,
dans la recherche historique, la distance par rapport aux situations étudiées rend
extrêmement délicate la classification des actions. L’épisode singulier y acquiert
même une certaine épaisseur, précisément en raison de la difficulté qu’il y a à
rattacher les actions à un champ spécifique (économique, social, religieux, poli-
tique, juridique, etc.). L’analyse topographico-institutionnelle que nous avons
esquissée aborde les actions sans les inscrire au préalable dans un champ, mais en
essayant de définir, par induction, le champ qu’elles-mêmes créent.
Lues selon cette perspective topographico-institutionnelle, les sources valsé-
siennes d’Ancien Régime montrent combien la revendication de singularité, quant
à l’implantation, la charité, les litiges et les modalités selon lesquelles ils se

135 - LUC BOLTANSKI, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métaillé, 1991,
Annexe.
136 - « Fatti... », numéro cité.
137 - CHARLES SEIGNOBOS, Méthode historique appliquée aux sciences sociales, Paris, Alcan,
1901 ; M. WEBER, « Die Objektivität... », art. cit.
138 - CATHERINE DELANO SMITH, « Preface. A perspective on Mediterranean landscape
history », in R. BALZARETTI, M. PEARCE et C. WATKINS (éd.), Ligurian landscapes..., op. cit.,
134 p. VII ; ANGELO TORRE, « Storici e discontinuità », Quaderni storici, 100, 1999, pp. 65-89.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ

résolvent, constitue une véritable procédure de légitimation, que nous attribuons


aujourd’hui à la généralisation. En conséquence, la confrérie est bien à l’origine
d’un processus de « production de localité », historicisé et contextualisé : il semble
que ses modalités d’ajustement par rapport à l’implantation, à ses entreprises de
redistribution, à ses critères mêmes d’intégration élaborent un projet de citoyen-
neté, articulé autour de la compétence. Ce processus de production de localité
repose sur l’attribution d’une propriété spécifique aux relations interpersonnelles :
la faculté de se consolider en institutions. C’est cette propriété qui permet d’ins-
titutionnaliser le canton à travers des pratiques caritatives et de construire des
« juridictions » liées aux dynamiques de peuplement très modestes. Mais surtout,
pareille propriété permet de cristalliser en institutions les transactions entre les
habitants des cantons et les élites marchandes et notariales de la vallée, ou plutôt
en procédures publiques de contrôle et de sanction des mécanismes d’endettement
et de crédit. Les natifs revendiquaient la légitimité de ces procédures dans leurs
relations avec les autorités extérieures à la vallée : diocèse de Novare, duché de
Milan, monarchie de la Maison de Savoie. Dès que cette dernière voulut attribuer
une valeur publique aux seules manifestations sociales contrôlées par le droit royal,
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elle discerna un élément de tension dans le droit commun et dans sa capacité à
traduire en institutions corporatives les rapports interpersonnels : processus que je
qualifierais de « solidification institutionnelle ».
Dire la singularité, comme le fait la « Représentation » des régents en 1772,
singularité niée trente ans plus tôt par l’avocat fiscal du roi de Sardaigne, est une
façon, profondément enracinée dans les pratiques économiques et politiques des
communautés locales comme dans la culture juridique du droit commun, de
« construire du public » au moyen d’actions cérémonielles auxquelles l’expression
corporative confère une existence légitime. Mais cette expression corporative n’est
elle-même que le produit d’un lieu engendré par les relations interpersonnelles,
qui « fait communauté ».

Angelo Torre
Università del Piemonte Orientale – Allesandria

Traduit de l’italien par Christine Piot

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