Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
ISSN 0395-2649
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-annales-2007-1-page-101.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
« Faire communauté »
Confréries et localité
dans une vallée du Piémont ( XVII e - XVIII e siècle)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Angelo Torre
1 - RICHARD BIERNACKI, « Language and the shift from signs to practices in cultural
inquiry », History and theory, 39, 2000, pp. 289-310, et ID., « Method and metaphor after
the new cultural history », in V. BONNELL et E. L. HUNT (éd.), Beyond the cultural turn:
New directions in the study of society and culture, Berkeley-Los Angeles, University of
California Press, 1999, pp. 62-92 ; RENATA AGO, « Cambio di prospettiva: dagli attori alle
azioni e viceversa », in J. REVEL (éd.), Giochi di scala. La microstoria alla prova dell’espe-
rienza, Rome, Viella, 2006, pp. 239-250.
2 - Associations territoriales à base segmentaire largement difusées dans l’Italie du Nord
et dans la France méridionale et alpine. À distinguer des confréries de pénitents, elles
sont indiquées dans les sources par le latin confratria ou l’italien confraria (NdT). 101
On peut affirmer, grâce à une série de témoignages locaux, que ces localités corres-
pondaient à une revendication de légitimité publique de la part de sphères sociales
générées par des relations interpersonnelles. La confrérie ne se limite donc pas à
donner forme à certaines pratiques sociales, elle constitue une procédure spécifique
de généralisation de ces pratiques, de la part de ceux qui en sont les agents. Mais
pareille constatation permet aussi de réfléchir aux procédures de généralisation
utilisées en sciences sociales qui, plutôt que de se fonder sur un travail d’abstraction
à partir de singularités, peuvent au contraire s’ancrer dans la spécificité des rela-
tions sociales.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
formations qu’il s’agirait seulement de prélever et de traiter 3. Des orientations
méthodologiques diverses ont ainsi attiré l’attention sur le fait qu’il était impossible
de lire directement les informations contenues dans les archives. D’une part, la
partialité des institutions productrices incite à croiser plusieurs sources pour remon-
ter, à travers des enquêtes micro-analytiques, à petite échelle et dans une perspec-
tive prosopographique, jusqu’aux réseaux de relations tissées entre les individus et
aux motivations qu’ils révèlent 4. D’autre part, l’accent a porté sur le fait que, dans
les sources, des détails pouvaient être lus comme autant de symptômes de processus
sous-jacents, dont les protagonistes n’étaient pas nécessairement conscients, et
vers lesquels il convenait de déplacer l’analyse, en théorisant le caractère indiciaire
de la recherche historiographique 5. Enfin, une critique très répandue s’est concen-
trée sur le document en tant que texte : cette forme de critique a même fait de
celui-ci une métaphore à interpréter pour elle-même, à travers les dispositifs d’écri-
ture et de lecture, les formes d’argumentation et d’attestation dont le document
est constitué 6.
Cette réaction à l’incertitude et à l’opacité des sources comporte, évidem-
ment, le risque d’une prolifération illimitée et arbitraire d’interprétations, en fonc-
tion de lectures qui vont donner du sens à des regards subjectifs. Pour éviter ce
risque, il convient d’examiner, outre le discours que le document véhicule, la
genèse du document lui-même. Une grande quantité de sources, en particulier
sous l’Ancien Régime, porte les traces de telles dynamiques de transcription7 : insti-
tutions productrices de documents prenant acte de situations de fait, puis recours
ensuite à cette prise d’acte comme légitimation, tant de la part de celui qui est
transcrit que de celui qui transcrit 8. La définition de cet axe de travail résulte de
la convergence de multiples acquis méthodologiques, issus tout particulièrement
d’une historiographie juridique qui a mis l’accent sur l’indétermination du champ
normatif 9, sur le caractère juridictionnel du pouvoir sous l’Ancien Régime 10 et sur
la pluralité des traditions juridiques et des structures institutionnelles qui concou-
rent à la production de sources 11. Il n’est plus possible aujourd’hui, en raison de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
6 - Voir WILLIAM H. SEWELL, « The concept(s) of culture », in V. BONNELL et E. L. HUNT
(éd.), Beyond the cultural turn..., op. cit., pp. 35-61 ; ALUN MUNSLOW, Deconstructing history,
Londres-New York, Routledge, 1997 ; et, toujours utile, CLIFFORD GEERTZ, « Genres
flous : la refiguration de la pensée sociale », in ID., Savoir local, savoir global. Les lieux du
savoir, Paris, PUF, [1983] 1986, pp. 27-47.
7 - ALAIN COTTEREAU, « Justice et injustice ordinaire sur les lieux de travail d’après les
audiences prud’homales (1806-1866) », Le Mouvement social, 141, 1987, pp. 25-59 ; PAUL
RICŒUR, Temps et récit, 3 vol., I, L’intrigue et le récit historique, pp. 65-71, II, La configuration
dans le récit de fiction, pp. 219-246, Paris, Le Seuil, 1983-1984 ; WERNER ACKERMANN et
al. (éd.), Décrire : un impératif ? Description, explication, interprétation en sciences sociales,
Paris, Éditions de l’EHESS, 1985, 2 vol. Il convient de noter l’écart entre cette formula-
tion – qui implique un processus de légitimation des acteurs à travers le document – et
celle d’« inscription » dont parle GABRIELLE M. SPIEGEL, « History, historicism and the
social logic of the text in the Middle Ages », Speculum, 65, 1990, pp. 59-85, où la question
se limite à la « transparence » du langage qui caractérise les textes.
8 - A. COTTEREAU, « Justice et injustice ordinaire... », art. cit., pp. 30-33.
9 - BARTOLOMÉ CLAVERO, « Institución polı́tica y derecho: acerca del concepto historio-
gráfico de “Estado moderno” », Revista de estudios polı́ticos, 19, 1981, pp. 43-57 (repris dans
ID., Tantas personas como estados. Por una antropologı́a polı́tica de la historia europea, Madrid,
Tecnos, 1986, pp. 13-26) ; voir aussi ID., « Dictum beati. A proposito della cultura del
lignaggio », Quaderni storici, 86, 1994, pp. 335-364.
10 - PIETRO COSTA, Iurisdictio. Semantica del potere politico nella pubblicistica medievale,
1100-1300, Milan, A. Giuffrè Editore, [1969] 2002.
11 - ANTÓNIO MANUEL HESPANHA, Visperas del Leviatán: Instituciones y poder polı́tico en el
Portugal del siglo XVII, Madrid, Taurus, 1989 ; ID., « Les magistratures populaires dans
l’organisation judiciaire d’Ancien Régime au Portugal », in Diritto e potere nella storia
europea. Atti in onore di Bruno Paradisi (IV Congresso internazionale della Società italiana di
storia del diritto), Florence, Leo Olschki, 1982, pp. 807-822 ; ID., « Savants et rustiques.
La violence douce de la raison juridique », Ius commune, 10, 1983, pp. 1-48 ; ID., « Justiça e
administraçao entre o Antiguo Regime e a Revoluçao », Quaderni fiorentini per la storia
del pensiero giuridico moderno, 34/35, 1989, pp. 135-203. 103
ANGELO TORRE
ces constats, de considérer l’État, ou toute personne s’en réclamant, comme unique
producteur de sources. En outre, un notable renouvellement de l’historiographie
juridique a favorisé une profonde réinterprétation du droit commun et de la cou-
tume 12. Sous les diverses juridictions concurrentes, a été reconnue une « culture
de la propriété » très répandue 13, sur la base de laquelle des actes et des procédures,
y compris à caractère rituel, pouvaient valoir d’attestation d’un droit d’accès à des
ressources de nature matérielle ou immatérielle. Cette culture se nourrissait d’une
relation spécifique avec les institutions, et elle renforçait l’entrelacement perma-
nent des différentes juridictions, la coexistence au sein d’un même espace d’insti-
tutions qui se référaient à des systèmes juridiques et à des autorités concurrentes.
La prise de conscience par les historiens de cet entrelacement a restitué à la
société d’Ancien Régime un dynamisme politique propre, qui se traduit par le fait
que des individus pouvaient se référer à des systèmes de juridiction et de pouvoir
concurrents 14. Or, le fait même d’avoir décelé, dans ces sociétés, une dynamique
et une culture qui ne relèvent pas uniquement de la dimension étatique du pouvoir,
a posé avec acuité la question du mode d’appréhension pertinent de la formation
de la documentation : soit une approche « pratique », partagée par les institutions ;
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
une grande partie des archives notariées, par exemple, semble reposer sur un large
fond d’incertitude quant à la signification de la propriété comme de l’échange. De
la sorte, notre perception des actes de propriété et d’enregistrement de statuts,
que l’on rencontre dans les registres cadastraux, a changé15. Même la documentation
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
véritables architectures auxquelles de multiples acteurs ont concouru, mus par des
objectifs qu’il revient à l’historien de démêler et de définir. Semblables dyna-
miques d’élaboration de la donnée factuelle placent sur le même plan et l’inter-
prétation – ou plutôt sa reconstitution – par l’historien et le processus qui l’a
engendrée. Il s’agit, à l’évidence, d’une perspective antipositiviste, mais non anti-
réaliste 21. Loin d’affirmer que la réalité historique est inaccessible, il s’agit plutôt
de montrer combien elle est passée au crible d’interprétations élaborées autant par
Economia barocca. Mercato e istituzioni nella Roma del Seicento, Rome, Donzelli, 1998 ; ID.,
« Una giustizia personalizzata. I tribunali civili a Roma nel XVII secolo », Quaderni storici,
101, 1999, pp. 389-412.
16 - ANTÓNIO MANUEL HESPANHA, « Représentation dogmatique et projets de pouvoir.
Les outils conceptuels des juristes du ius commune dans le domaine de l’administration »,
Ius commune, 21, 1984, pp. 3-28 ; ANGELO TORRE, « Vita religiosa e cultura giurisdizionale
nel Piemonte di Antico Regime », in C. NUBOLA et A. TURCHINI, Fonti ecclesiastiche per
la storia sociale e religiosa d’Europa: XV-XVIII secolo, Bologne, Società Editrice il Mulino,
1999, pp. 181-211.
17 - E. GRENDI, Lettere orbe..., op. cit.
18 - EDOARDO GRENDI, In altri termini. Etnografia e storia di una società di Antico Regime,
édité par Osvaldo Raggio et Angelo Torre, Milan, Feltrinelli, 2004.
19 - VITTORIO TIGRINO, « Castelli di carte. Giurisdizioni e storia locale nel Settecento
in una disputa fra Sanremo e Genova (1729-1735) », Quaderni storici, 101, 1999, pp. 475-
506. Plusieurs tentatives pour redéfinir l’histoire de l’historiographie ont suscité la paru-
tion de numéros spéciaux de revues : Representations, 56, « The new erudition », 1996 ;
Quaderni storici, 93, « Erudizione e fonti. Storiografie della rivendicazione », 1996 ; Revue
de synthèse historique, 125, « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », 2004.
20 - Voir DORIAN TIFFENEAU (dir.), La sémantique de l’action, Paris, Éditions du CNRS,
1977 ; PATRICK PHARO et LOUIS QUÉRÉ (dir.), Les formes de l’action. Sémantique et sociologie,
Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-1 », 1990 ; JEAN-LUC PETIT, L’action
dans la philosophie analytique, Paris, PUF, 1991 ; ID. (éd.), L’événement en perspective, Paris,
Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-2 », 1991.
21 - Quaderni storici, 108, « Fatti: storie dell’evidenza empirica », 2001. 105
ANGELO TORRE
les institutions que par les acteurs sociaux et les observateurs : aux dynamiques
qui agissent entre les acteurs s’ajoutent celles qui jouent entre les acteurs et les
institutions, et entre la documentation ainsi générée et l’historien, ce dont il convient
aussi de tenir compte.
Cette approche non linéaire de la source, née de la prise en compte de
l’entrelacs des juridictions et des processus de transcription, comporte une autre
conséquence, au plan de la recherche et de l’analyse historique : elle permet de
repérer des pratiques sociales et culturelles (pratiques agraires, actions possessoires,
etc.) qui ont été systématiquement oblitérées par le contrôle administratif des
e e 22
XIX et XX siècles et par le travail de reconstitution historique qui s’y rattache .
Aux conditions de production de la source, s’ajoute un facteur d’« incrustation »,
dû à l’historiographie des XIXe et XXe siècles, qui n’a pas toujours été suffisamment
attentive à la diversité culturelle des phénomènes rapportés par la documentation 23.
Il s’agit donc de comprendre, par une attitude tout à la fois empirique et
critique 24, comment et à quel niveau utiliser une documentation qui n’est pas
transparente et sur laquelle se sont exercées des lectures qui paraissent aujourd’hui
trompeuses, voire qui ont tronqué la réalité qu’elles prenaient en considération 25.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
À la faveur d’une attention soutenue aux processus de production des documents
étudiés, nous voyons émerger des actions qui sont transcrites et qui suscitent autour
d’elles, non par pure coïncidence, des polémiques, des contestations et des contrôles.
Cette prise de conscience pose donc un problème méthodologique : de quelle façon
étudier les actions dont parlent les transcriptions – et les objets – conservés dans
nos archives ? Le comprendre est crucial pour définir les procédures d’analyse les
mieux adaptées. Les considérations précédemment énoncées impliquent qu’il est
impossible d’aborder ces actions à travers la notion de « champ », qui a eu tant de
succès dans les sciences sociales ces dernières décennies, parce que l’entrelacs des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
l’écologie historique a pu identifier une série de techniques de production, animale
et végétale, que l’agronomie des XVIIIe et XIXe siècles avait totalement oubliées ou
supprimées. Sur la base de ces techniques, elle a mis au jour des systèmes d’agri-
culture multiples – du pâturage arboré à l’alnoculture, de la récolte des herbes à
la castanéiculture –, et elle les a définis comme des processus dynamiques d’activa-
tion des ressources végétales 29.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
voisinages à travers le rituel : l’idée de base est que la localité est éphémère et
qu’elle doit être produite et reproduite – sur le plan concret, spatial, comme sur
celui des savoirs – au prix d’un investissement et d’un travail constants. Ce proces-
sus permet d’identifier un savoir, constitué par l’ensemble des techniques de repro-
duction de cette localité – depuis les rites de passage jusqu’à ceux de domination,
ségrégation, purification. Cet ensemble de procédures et de rituels a été décrit par
les ethnologues sur un mode manquant malheureusement d’outils théoriques 31.
La question à laquelle ces techniques répondent est celle de la production
de « natifs », c’est-à-dire de sujets qui se savent appartenir à une localité donnée.
En outre, cette localité n’est pas seulement un contexte, généré par des moyens
de consolidation de relations intrinsèquement fragiles entre voisins ; elle est aussi
un facteur générateur de contexte, qui inscrit les voisinages dans une relation de
réciprocité. De ce point de vue, la localité interprète, valorise, pratique concrète-
ment le contexte qu’elle a elle-même généré. L’historien la voit se reproduire dans
les querelles juridictionnelles : les actions que nous découvrons dans les fonds
d’archives constituent par conséquent le matériau d’une archéologie des institu-
tions et des pratiques dans laquelle on peut voir se cristalliser le programme d’ethno-
graphie historique à laquelle nous aspirons.
Au cours d’un travail sur les pratiques religieuses des laïcs dans les campagnes
piémontaises 32, j’ai rencontré une forme d’association qui est souvent assimilée,
dans l’historiographie de la Contre-Réforme, à celles, plus familières, des confréries
tardo-médiévales : la confraria ou confratria dello Spirito Santo (confrérie du Saint-
Esprit). Leur très large diffusion (supérieure, à la fin du XVIe siècle, à celle des
confréries de pénitents, mieux connues), contrastait avec la brièveté des descrip-
tions les concernant dans les visites pastorales, dont j’ai isolé les extraits pendant
la période comprise entre la fin du XVIe et la fin du XVIIIe siècle. Le résultat est le
suivant : un édifice profane (une maison), avec à l’intérieur des pots à cuire pour
la cuisine, quelques minuscules lopins de terre, de modestes cens. J’ai ensuite pu
identifier un corpus de rituels, qui révélait un noyau extraordinairement dense :
une distribution de nourriture, surtout de pain et de soupe de légumineuses (pois
chiches) qui avait lieu à date fixe, à la Pentecôte 33, pouvant être accompagnée de
prières ou de cérémonies pour les défunts. Il manquait à cet éventail le rituel
laïc par excellence de la procession, et le plus important sacrement catholique,
l’eucharistie, n’y occupait certainement pas une place centrale 34.
En raison de la pauvreté du matériau textuel, j’ai analysé celui-ci à travers
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
les écarts, même minimes, apparaissant entre les témoignages locaux. D’emblée,
j’ai été frappé par le fait que la distribution de nourriture n’était assimilée à l’assis-
tance aux plus pauvres que dans certains cas : c’était même sur les destinataires
des ressources alimentaires de la confrérie que s’exerçait la suspicion de l’épiscopat.
Les visiteurs apostoliques d’abord, les évêques piémontais ensuite, semblent avoir
été étonnés et quelquefois irrités de constater que ces distributions étaient « indis-
tinctes », « confuses », « mélangées », concernant aussi bien les riches, les pauvres
que les inconnus. Un autre élément contredisait l’image de la confrérie que fournit
la seule bibliographie – essentiellement française – sur le sujet 35, qui établit une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
mieux encore, elle n’existerait qu’à partir du moment et dans la mesure où cette
réunion a lieu. Sur cette prémisse, certains détails, en apparence insignifiants,
prennent tout leur sens : ainsi quand les évêques soutiennent que la réunion de
la Pentecôte consiste « à consommer » de la nourriture. En bref, j’étais parvenu
à l’hypothèse inverse de celle de P. Duparc : c’est la collectivité de la confrérie (à
partir du moment où elle se formait) qui créait une communauté, dans les limites
et à l’intérieur du cadre que la réunion se donnait, et non pas l’existence formelle
d’une communauté qui se traduisait par une association rituelle. Qu’est-ce qui
m’autorisait à formuler pareille hypothèse ? Principalement les sources ecclésias-
tiques postérieures au concile de Trente – celles qui ont le mieux exploré la vie
rituelle des villages, et pas seulement dans le Piémont. Certains membres du clergé
ont fait preuve en effet d’un regard et d’une sensibilité qu’il n’est pas exagéré de
qualifier d’« ethnographiques ».
Parmi eux, se distingue Carlo Bascapé, évêque de Novare (1550-1615), un
des disciples les plus cultivés de Charles Borromée. Animé d’une franche volonté
de comprendre le phénomène des confréries – plutôt que de le proscrire –, il
CATHERINE VINCENT, Des charités bien ordonnées : les confréries normandes de la fin du XIII e
au début du XVI e siècle, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 1988. Pour le Piémont, voir ACHILLE
ERBA, La Chiesa sabauda tra Cinque e Seicento: ortodossia tridentina, gallicanesimo savoiardo e
assolutismo ducale (1580-1630), Padoue, Herder, 1979, pp. 237-247 ; GIANCARLO COMINO,
« Sfruttamento e ridistribuzione di risorse collettive: il caso delle confrarie dello Spirito
Santo nel Monregalese dei secoli XIII-XVIII », Quaderni storici, 81, 1992, pp. 687-702 ; ID.,
« Per una storia delle confrerie dello Spirito Santo in diocesi di Mondovı̀ », Bollettino
della Società per gli studi storici, archeologici e artistici della provincia di Cuneo, 100, 1989,
pp. 45-69 ; NILO CALVINI et ANTONIO CUGGÉ, La confraria di Santo Spirito, gli ospedali
e i monti di pietà nell’area intemelia e sanremasca, Sanremo, Casabianca, 1996, pp. 15-54.
110 36 - P. DUPARC, « Confréries... », art. cit., p. 354.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ
Entre de très nombreuses personnes différentes, non seulement du même pays mais de toute
la région, il se constitue une association pour partager de la nourriture, ou distribuer du
pain, comme s’il s’agissait d’une même communauté ou d’une cohabitation, voire d’une
vraie société de frères, réunis dans la charité chrétienne ; car ces œuvres pieuses, ici et
ailleurs, s’appellent habituellement « charités », et c’est la raison pour laquelle les religieux
disent vulgairement faire la charité, prendre ensemble un repas. Beaucoup sont délégués
pour cette entreprise, et chaque année, de chez les administrateurs délégués, on va de porte
en porte demander du blé avec lequel, selon la coutume du lieu, on fait du pain ; on prend
des haricots, qui sont cuits en public et que l’on mange en public, non seulement pour les
pauvres, mais aussi pour quiconque survient et souvent aussi pour les étrangers 39.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
l’échange de dons 40. En d’autres termes, le partage rituel crée les groupes sociaux.
Création qui, en outre, n’est pas désintéressée : les rituels de redistribution confèrent
du prestige à celui qui les organise et institutionnalise la dépense 41.
Le cadre juridictionnel de l’univers examiné permet de déceler dans la
confrérie des aspects spécifiques qui la distingue des autres institutions de redistri-
bution et d’intégration. Mgr Bascapé insistait sur le caractère sélectif du groupe de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
ment considéré, au début du XXe siècle, la vicinanza comme l’une des matrices de
l’institution municipale (au contraire, là encore, de ce qu’affirme P. Duparc à pro-
pos de la Savoie) 43. La dimension de proximité est certes cruciale, car elle rend
compte de tous les cas où la pluralité des associations ne concernait pas des habitats
dispersés mais des bourgs densément peuplés. Cette pluralité offrait la possibilité
(évidemment tentante) de se diviser en « supérieure » et « inférieure », « du haut »
et « du bas », etc., mais l’identité entre confrérie, voisinage et territoire (aussi petit
fût-il) ne résiste pas à un examen approfondi. Le nombre de situations où les
évêques insistaient pour qu’une confrérie accueillît à ses réunions les familles d’un
territoire voisin (finaggio), ou bien accordât une place à d’autres parentèles, est
trop important. En somme, il apparaît que cette notion de proximité reflétait la
segmentation territoriale et mettait en jeu des droits (s’exprimant parfois à travers
l’organisation d’activités ludiques) – qui se traduisaient en quelque sorte dans
des formes rituelles, y compris liturgiques. Ces modes d’expression réclamaient,
indirectement, de la part des habitants, la construction d’un territoire donné (aussi
réduit fût-il) ou plutôt d’un espace rituel et public doté d’un nom (de lieu, de
culte, etc.).
Les confréries piémontaises du Saint-Esprit résistent à l’identification à la
commune et à la charité municipale des « congregazioni di carità », ce qui renvoie
à l’indétermination persistante de la sphère territoriale de l’association qui en résul-
tait 44. Pour pouvoir considérer la confrérie comme l’expression de l’intégration
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
La Valsesia
Parmi toutes les sous-régions du Piémont, en effet, la Valsesia, située sur les pentes
du mont Rose, manifeste une activité presque paroxystique des confréries et des
segments territoriaux de village : les rapports des administrateurs de la Maison de
Savoie, les comptes rendus de litiges locaux et autres documents divers, à présent
réunis dans des Archives d’État 47, offrent un témoignage extraordinaire, portant
surtout sur la période postérieure à 1708, date à laquelle la vallée fut rattachée à
l’État savoyard. Les sources turinoises montrent qu’au moment d’établir ses rela-
tions avec son nouveau souverain, la vallée se montra soucieuse de faire valoir ses
propres statuts datant du XIIIe siècle, lesquels confiaient le pouvoir à un conseil
45 - L’intérêt pour ce type de formes est encore présent dans GOFFREDO CASALIS, Dizio-
nario geografico storico, statistico e commerciale degli Stati di Sua Maestà il Re di Sardegna,
Turin, Maspero, 1833-1856, 28 vol., lequel signale la présence de bourgades internes à
la commune rurale unique. Les ouvrages de référence du début du XXe siècle, GIUSEPPE
PRATO, La vita economica in Piemonte a mezzo il secolo XVIII, Turin, Società Tipografico-
Editrice Nazionale, 1908, et LUIGI EINAUDI, La finanza sabauda all’aprirsi del secolo XVIII
e durante la guerra di successione spagnola, Turin, Società Tipografico-Editrice Nazionale,
1908, sont délibérément fondés sur la documentation turinoise, de même que PIERPAOLO
MERLIN et alii, Il Piemonte sabaudo. Stato e territori in Età moderna, Turin, Utet, 1994.
46 - Un cas de confrérie segmentaire a été étudié par G. COMINO, « Sfruttamento e
ridistribuzione... », art. cit.
47 - Archivio di Stato di Vercelli, Sezione di Varallo Sesia. Elles ont été évoquées dans
ANGELO TORRE, « Faith’s boundaries: Ritual and territory in Early Modern rural Pied-
mont », in N. TERPSTRA (dir.), The politics of ritual kinship. Confraternities and social order
in Early Modern Italy, Londres, Cambridge University Press, 1999, pp. 243-261. 113
ANGELO TORRE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
d’établir un lien étroit entre la confrérie et le modèle de peuplement représenté
par le canton. Ce lien ne constitue pas simplement une correspondance dans
l’espace ; il représente l’aboutissement de processus de construction de l’identité
locale, à travers des pratiques que les contemporains définissaient par le terme de
« charité » : de la sorte, ils « mettaient en commun » les ressources, à travers des
initiatives visant à générer des institutions par capillarité, à partir des relations inter-
personnelles qui caractérisaient les voisinages valsésiens. Le sens de cette construc-
tion incessante devient clair si l’on analyse certaines pratiques économiques – telles
les migrations saisonnières – typiques des populations valsésiennes ; l’identification
d’un lien entre les pratiques d’endettement ou de crédit et celles de justice per-
mettra ainsi de comprendre les fondements de la construction d’une citoyenneté
valsésienne sous l’Ancien Régime.
Le nouveau pouvoir de Turin a identifié ses interlocuteurs locaux graduelle-
ment et par tâtonnements. On le note en prêtant attention aux hésitations termino-
logiques par lesquelles les administrateurs tentaient de définir des entités de base
pour désigner les habitants de la vallée. Ceux-ci furent d’abord regroupés en une
quarantaine de « terres » (terme à la signification imprécise 50), puis en communes,
et enfin en un peu moins de quatre cents entités de taille nettement plus réduite,
les « cantons ». En dépit de cette réduction d’échelle, le canton n’était pas consi-
déré comme une unité démographique naturelle : il avait des « dépendances » ; il
était constitué de plusieurs « lieux » ou cassinali (groupements de maisons, lieux-
dits) ; il était lié, selon des critères encore difficiles à déterminer, à certains modes
de répartition des charges fiscales 51. Surtout, les cantons pouvaient s’unir et se
diviser, formant des « coalitions de localités » 52.
Il semble qu’à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne, ce dynamisme
des cantons ait été le facteur d’un important processus de création de paroisses.
Mgr Bascapé, le prélat novarais, affirme en effet que les trente-sept paroisses qu’il
dénombre en 1612 n’étaient que sept un siècle plus tôt, et il attribue cette crois-
sance exponentielle à des établissements « épars » et « divisés » 53, et à la tendance
des « pagorum membra » à se transformer « paulatim in novos pagos » 54. C. Bascapé
était conscient du caractère rituel et par conséquent juridictionnel et politique de
cette création de paroisses : il existe un lien entre le canton, l’oratoire et les pratiques
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
rituelles des habitants, qui pouvait représenter, pour la hiérarchie ecclésiastique,
une « perturbatione sacri regiminis », parce qu’il impliquait une perte de la dîme
pour les recteurs, sans garantir au nouveau curé les bénéfices qui lui revenaient 55.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
tives. Mais, dans d’autres documents, cette séparation ne semble pas avoir été
effective : les deux institutions formèrent un même organisme pour lutter contre
les revendications de Colma, Zuccaro, Valpiana, Arva, Arlesi et « autres lieux ». On
rencontre aussi des affirmations de ce type : « Les deux confréries de Valduggia
ne se retrouvent pas à Zuccaro parce qu’il s’agit d’une autre confrérie 57. »
Ces variations, impossibles à retracer une à une, montrent en tout cas que la
confrérie constituait un espace spécifique, même quand son nom ne l’indique pas.
Ce point, central, exige une illustration détaillée, qu’offre la documentation relative
aux confréries d’Agnona 58. Il semble que celles-ci se caractérisaient par la plus
grande liberté sur le plan territorial : quand les « hommes de la communauté » se
réunissaient pour élire les confrères de la charité du Saint-Esprit, ils en détermi-
naient aussi les limites géographiques. En 1694, ils convinrent que, « à partir du
Croso di Garlotto, vers la partie supérieure du canton, ils devaient élire les susdits
Procureurs ou Confrères pour l’administration d’une Charité en en élisant un à
Agnona et un autre à Casosso, et, dudit Croso vers la partie inférieure, ils devaient
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
rituel spécifique de la Charité des pauvres, toujours à Agnona, prévoyait des distri-
butions de sel devant le cimetière le Vendredi saint 61 : c’était un autre moyen de
donner une cohésion à un territoire autrement indéterminé.
On pourrait penser qu’il s’agit là de géographies immobiles, de vestiges de
circonscriptions administratives dont toute autre trace se serait perdue. Que la situa-
tion ne se présente pas en ces termes est néanmoins clairement montré par d’autres
indices documentaires, provenant cette fois de Valduggia. Dans une « Liste des
familles domiciliées dans la juridiction de la Charité du Saint-Esprit de Valduggia
pour le choix de confrères, 1699-1806 », on voit combien les confréries étaient
délibérément conçues comme des institutions destinées à la construction de lieux.
En regard du frontispice de la liste, une inscription du tout début du XIXe siècle
indique que les familles se divisent par « tiers » (et, en réalité, on ne peut exclure
la possibilité que ce soit le rédacteur lui-même qui ait désigné les lieux comme
tels, qui les ait inventés et légitimés par son acte d’écriture) : pendant trois ans la
gestion de la charité « locale » doit revenir à Lebbia et Limio, puis à Crobia et
Malmo 62. Mais le document évoque ensuite la pratique qui nous intéresse : « pour
mémoire ayant reconnu que les maisons habitées à Gabbio du haut et du bas sont
au nombre de 30 et à Crobia elles [ne] sont qu’au nombre de 10 [...] ». Il semblerait
donc que la densité de l’habitat puisse être le critère susceptible de déplacer les
équilibres, les orientations et les gravitations entre les « lieux ». Il est clair qu’il
s’agit d’un facteur qui évolue dans le temps et sous l’effet d’autres pratiques,
comme les successions ou les flux migratoires. La « juridiction » de la confrérie ne
se limitait pas à enregistrer des voisinages, elle façonnait le territoire sur la base
des décisions de ses membres. Et, selon notre témoin de Valduggia, une certaine
souplesse était à cet égard assurée : « Quand il y a un foyer nouveau, ou des frères
qui se séparent et habitent chacun chez soi, on a coutume de les élire » : nouveaux
foyers, nouvelles charges. Il n’est pas indifférent que le rédacteur anonyme utilise
encore, au début du XIXe siècle, un terme aussi chargé de connotations que celui
de « juridiction » 63 : la confrérie constituait une sphère au sein de laquelle étaient
instituées les règles de la cohésion segmentaire, dans des territoires spécifiques,
créés et « orientés » par les questions démographiques et politiques du peuplement.
C’est une sphère de pouvoir qui réglait l’appartenance, qui attirait ou repoussait
la « proximité ». La métaphore du champ magnétique se justifie dans la mesure où,
précisément pendant cette période, l’attraction locale s’était dotée de significations
nouvelles. Quelques décennies plus tard, en 1834, un autre rédacteur anonyme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
des comptes des confréries, probablement un Bussi de Cantone ou de Zuccaro,
évoqua dans le registre de la confrérie locale (de Cantone et de Zuccaro) son départ
qu’il percevait comme définitif : il appelle « Patrie » sa propre confrérie 64.
les comptes de l’administration des biens, des recettes et des aumônes de la dite
Confrérie chaque année en présence du susdit Prévôt 66 ». Le mémoire d’Apostolo
entendait démontrer que cette excommunication était illégale, car la confrérie
relevait d’une juridiction laïque 67. Et il s’attarde à énumérer, avec un luxe de
détails, les différences qui distinguent les confréries du Saint-Esprit, les associations
pieuses et les œuvres pies. Ce faisant, il fournit de précieux éléments d’information
sur l’éventuel rapport entre une association et un lieu : la confrérie n’appartient
pas à un lieu particulier mais elle est, à la lumière du droit commun, comme un
collège « en général » dont les compétences juridiques incluent la possibilité de
statuer sur sa propre juridiction ; un corps laïc, donc, constamment et nécessairement
entretenu par les relations personnelles qu’entretiennent ses membres entre eux.
Le caractère laïque de la juridiction est attesté, d’après cet avocat et théologien
valsésien, par les différences qui distinguent la confrérie des confraternités et autres
œuvres de dévotion. Pour être soumis à la juridiction ecclésiastique, argumente-
t-il, un corps social doit répondre à un certain nombre de critères, facilement
repérables dans les décrets du concile de Trente, qui ne se retrouvent absolument
pas dans le cas des confréries du Saint-Esprit. En effet, l’association en question
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
ne possède aucun oratoire élevé par l’autorité épiscopale, où les confrères se réuni-
raient les jours de fête « pour la pratique fréquente du Sacrement de pénitence et
de la très sainte Eucharistie » ; les membres de l’association ne portent pas d’habits
distinctifs comme les pénitents ; ils ne pratiquent pas la flagellation, ne récitent
pas à heures fixes les prières ni n’accomplissent l’office de la Vierge ; ils ne partici-
pent pas aux processions publiques ni aux funérailles des défunts auxquelles ils
sont conviés en portant l’image du Christ en croix ; ils n’élisent pas, avec l’assenti-
ment de l’évêque, de chapelain pour célébrer la messe, et ne suivent aucune règle
approuvée par l’autorité diocésaine.
L’absence de dévotions était essentielle aux yeux du théologien valsésien :
dans son énumération des critères des confraternités laïques, il reprend l’image
post-tridentine des confraternités rurales, fondées sur la confession, la communion
et la procession, ainsi que sur leur rattachement aux archiconfréries romaines 68.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
elle ne possédait aucun oratoire, église ou autre lieu emplacement destiné aux
réunions, à l’exception du siège public de la communauté, où les membres se
réunissaient une fois l’an pour élire les officiers et distribuer des aumônes de pain.
Les biens de ces confréries provenant de legs pieux sont décrits dans le cadastre
comme étant purement laïcs et soumis par conséquent aux taxes ordinaires et
extraordinaires de cette communauté. Les officiers de la communicatio étaient élus
chaque année sans présence ni autorisation ecclésiastiques, et relevaient, de ce
fait, de l’autorité séculière. On comprend donc pourquoi les aumônes « se distri-
buaient » à la fête de la Pentecôte, sous la seule autorité et direction de ces officiers,
au siège de la communauté (c’est le cas à Borgosesia), « selon le nombre des familles
et des personnes ». Mais la confrérie ne peut pas non plus être définie comme un
« lieu pieux ». Il fallait en effet, d’après les juristes 73, trois conditions pour qualifier
69 - Sur les polémiques au XVe siècle autour de la Trinité, voir CARLO GINZBURG, Indagini
su Piero: il Battesimo, il ciclo di Arezzo, la Flagellazione di Urbino, Turin, Einaudi, [1981]
2001 ; BERNARD ANDENMATTEN et AGOSTINO PARAVICINI BAGLIANI (éd.), Amédée VIII-
Félix V : premier duc de Savoie et pape (1383-1451), Colloque international, Ripaille-Lausanne,
23-26 octobre 1990, Lausanne, Bibliothèque historique Vaudoise, 1992.
70 - Pietro Francesco Apostolo, f. 2, non paginé, oppose le « certorum hominum sodali-
tium » des confraternités à la « communicatio panis et elemosinae distribuendae et
Confratrum Societas ex Christiana caritate compacta » des confréries.
71 - On est frappé par la terminologie althusienne du passage : voir FRANCESCO INGRAVALLE
et CORRADO MALANDRINO (éd.), Il lessico della Politica di Johannes Althusius, Florence,
Leo Olschki, 2005, en particulier les contributions de MAURO POVERO, « Communicatio
(Communio) », pp. 103-114, et MARIO MIEGGE, « Communicatio mutua (Althusius et
Calvin) », pp. 115-124.
72 - Apostolo commet ici une erreur que je ne crois pas désintéressée : les évêques
piémontais visitaient systématiquement les confréries.
73 - Par exemple, ANTONIO GABRIELI, Communes conclusiones Antonii Gabrieli Romani, in
septem libros distributae, Venise, 1593, Livre VI, De pia causa, Conclusion I, II, III, pp. 621-
120 623, Cons. 162.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
teur 75 ; ce qui revient à dire que le laïc peut destiner sa propre maison à une œuvre
pie et y fonder un hôpital doté d’un oratoire privé, dès lors qu’il n’a pas la forme
d’une église, qu’on n’y célèbre pas la messe sans l’autorisation de l’évêque et
qu’aucune juridiction spirituelle ne s’y rattache 76. L’intervention épiscopale se
limite aux cas où des biens ont été dilapidés ou usurpés par des laïcs 77.
74 - « Sed ubique in domibus publicis et privatis ad sua opera peragenda convenire pos-
sunt », en référence à NICOLAUS DE TUDESCHIS (PANORMITANUS), Consilia iuris, quaestiones
et praxis, Venise, 1588, Cons. 3, pp. 3r et 3v, Cons. 55, pp. 27r et 27v. Sur la juridiction
séculaire, voir GIOVANNI D’ANDREA, Liber sextus decretalium D. Bonifacii Papae VIII: suae
integritati, una cum Clementinis et Extravagantibus earumque glossis restitutus, Venise, 1581,
pp. 124-125 et 129-130.
75 - PIETRO D’ANCARANO, Consilia sive juris responsa, Venise, 1574, Cons. 129, n. 1, p. 63 :
« Bona a laico pro alendis pauperibus relicta an dicantur bona pia an vero privata et
prophana ».
76 - Apostolo rappelle le cas d’un héritage légué pour nourrir les pauvres, confié exclusi-
vement à l’administration de la communauté de Prato, dans le sillage d’INNOCENT IV,
Apparatus Praeclari Juris Canonici Illuminatus ab Innocentio papae IIII [...], Venise, 1522,
et de GIOVANNI D’ANDREA, In quinque decretalium libros Novella commentaria (1581), édité
par Stephan Kuttner, Turin, Bottega d’Erasmo, 1963. Dans le même esprit, d’après
Apostolo, FEDERICO PETRUCCI, Consilia, siue Responsa, quaestiones, et placita [...] quae ante
hac mendis scatebant & erroribus, nunc multis collatis exemplaribus diligent, Venise, 1576,
Questio III, CXI, no 2, pp. 56-57 : « Hospitale dicitur ecclesiasticum si fuerit deputa-
tum... », et CCLXXX, p. 117 : « Nomine ecclesiarum an comprehendatur hosopitale... ».
77 - L’évêque n’est pas habilité à visiter ces lieux selon les dispositions du concile, parce
qu’il ne s’agit pas de lieux ecclésiastiques, pieux ou religieux. Apostolo se base sur
STEFANO GRAZIANI, Disceptationum forensium iudiciorum, Tomus primus-quintus, Genève,
1664, vol. III, nn. 11-18, p. 200 ; PAULI FUSCHI, De visitatione et regimine ecclesiarum, Libri
duo, Rome, 1616, l. 2 chap. 14, nn. 3 et 4 ; CARLO ANTONIO TESAURO, De poenis ecclesias-
ticis praxis absolutae et universalis, Rome, 1760, ch. VI, pp. 221-222. Dans la tradition du
droit commun, d’après Apostolo, aucun lieu n’est soumis à la juridiction épiscopale s’il 121
ANGELO TORRE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
réunir dans ce seul objectif qui crée une sphère sociale et/ou territoriale ; aussi les
n’est pas désigné par l’autorité de l’évêque lui-même ou avec son autorisation. L’autorité
épiscopale sur les legs « ad pias causas » est discutée par LUIS DE MOLINA, De Hispanorum
primogeniorum origine, ac natura, libri quatuor, Cologne, 1613, pp. 157-158, et par HIERONYMUM
GONZÁLEZ, Dilucidum ac perutile glossema seu commentatio ad regulam octavam cancellariae
de reservatione mensium et alternativae espicoporum, Rome, 1611, Summarium § 4, Glossa V,
pp. 147-149. Le caractère laïc et non pieux des confréries est soutenu enfin par ANDRÉ
TIRAQUEAU, Tractatus, De priuilegijs piae causae. De praescriptionibus, Venise, 1561, « Prae-
fatio », pp. 1-20, en particulier p. 7.
78 - Apostolo renvoie à BARTHOLUS DE SAXOFERRATO, Commentaria, vol. VI, Digestum
Novum, Rome, Il Cigno Galileo Galilei, Istituto Giuridico Bartolo da Sassoferrato, 1996,
« De Collegijs illicitis », pp. 157r-159r, qui « parle en général de nos confréries sous le
nom de collèges agréés par le droit commun », et sur BALDUS DE UBALDIS, Consiliorum
sive responsorum, 1608, l. 2, Cons. 134, p. 30. Par conséquent, les legs faits à ces confréries
ne peuvent être considérés comme des legs pieux ou religieux : voir GIASONE DEL
MAINO, Consiliorum siue Responsorum iuris, in quatuor volumina partitorum, Volumen primum-
quartus. Cum additionibus et notis dn. Francisci Becij [...], Venise, 1581, Cons. 218, nn. 1
et 3, p. 140v ; Additio, p. 141. Le caractère laïc des confréries est reconnu à l’impossibilité
d’exercer le droit spirituel de décimer : voir PROSPERO FARINACCI, Sacrae rotae romanae
Decisionum ab ipso recentissime collectarum, pars secunda, Cologne, 1649, Decisio DXCV,
n. 1, p. 499, et par le fait que, sur les legs, les confréries sont soumises à la falcidie et à
la quarte trébellianique : voir PAULO DI ASTRO, Consiliorum siue Responsorum [...] Pauli
Castrensis, Volumen primum-tertium, Tomus primus, Lyon, 1554, Lib. 2, Cons. 426, n. 3, p. 196v.
79 - Apostolo, f. 6 : « Cum non sint adscripta loco sed sunt Collegium personale, et quod-
dam corpus fictum, et repraesentatum », renvoie à NICOLAUS DE TUDESCHIS, Compendium
aureum totius lecturae D. Abbatis Panormitani super decretalibus, cum nonnullis glossarum
flosculis ordine elementario aeditum ab R.P. F. Hieronymo de Ferariis Fantonio Vigleuan.,
Venise, 1564.
80 - « Ubicumque vult congregari potest » : BARTHOLUS DE SAXOFERRATO, Commenta-
ria..., op. cit., p. 158.
122 81 - Apostolo renvoie ici de façon générale à Nicolaus de Tudeschis.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
fique que nous n’aurions pas rencontré jusqu’à présent dans les sources.
Pour aborder cette question, il convient de rappeler que les habitants de la
Valsesia étaient bien connus dans toute l’Europe continentale pour leur migration
saisonnière. Mais cette pratique traditionnelle est davantage envisagée habituelle-
ment pour ses aspects économiques que pour ses répercussions sur la « gestion »
des communautés et de la vallée 83. Les migrations affleurent ici et là, notamment
lorsqu’un fonctionnaire turinois, le comte de Pralormo, chargé en 1722 d’apaiser
les frictions entre Rossa et Buccioleto à cause de la séparation des deux confréries
précédemment évoquées, doit attendre le retour des hommes « qui résident ordi-
nairement en dehors du pays 84 ». Cette résidence à l’étranger créait des problèmes
très particuliers : à cause de l’absence des hommes, c’étaient majoritairement les
femmes qui vendaient sur les marchés. Ce détail est souligné en raison du danger
de rencontrer des Juifs, à qui les règlements royaux accordaient la liberté de cir-
culation, à la différence des statuts de la Valsesia qui la leur interdisaient dans la
vallée.
Les migrations saisonnières marquaient la pratique des échanges de la vallée.
J’avancerais l’hypothèse que c’est précisément l’émigration, pratique que l’on asso-
cie volontiers aujourd’hui au champ « économique », qui a engendré des politiques
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
tiennent à conserver en vertu de pactes d’allégeance qui les ont toujours liés aux
pouvoirs extérieurs.
L’absence des travailleurs adultes une partie de l’année imposait aux pratiques
d’échange des traits particuliers : « Les dettes qui se contractent ordinairement chez
les habitants de ces terres découlent habituellement de l’approvisionnement en
victuailles, assuré par les Marchands aux familles des artisans, pendant qu’ils sont
absents [...] sur la foi qu’ils seront remboursés au comptant au retour du père de
famille. » Le flux des marchandises ordinaires qui traversait la vallée, dicté par ses
caractéristiques « écologiques », s’appuyait en réalité sur un flux de petits crédits.
En Valsesia, la terre est pauvre, et les fruits que les Valsésiens produisaient
devaient « être considérés plutôt comme le résultat du labeur du cultivateur que
du terrain ». Cet aspect, caractéristique de bien des économies de montagne 90,
85 - KARSTEN PAERREGAARD, Linking separate worlds: Urban migrants and rural lives in
Peru, Oxford, Oxford University Press, 1997.
86 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 21, 1772, « Représentation de la Vallée de Sesia
dans laquelle sont présentées diverses réflexions sur les nouvelles Constitutions royales
de 1770, dans ces régions où cependant on ne les croit pas adaptables, ni exigibles dans
cette Vallée, étant donné les particularités de ses conditions locales, supplie S. M. de
permettre que soit maintenue l’application des Privilèges, et Statuts de la dite Vallée »
(désormais « Rappresentanza »).
87 - Sur les Constitutions, voir MARIO VIORA, Le Costituzioni piemontesi (Leggi e costituzioni
di S. M. il Re di Sardegna) 1723-1729-1770, I. Storia esterna della compilazione, Turin,
Bocca, 1928 (rééd., Turin, Reale Mutua, 1986).
88 - Sur la fonction certificatrice de la justice, voir Quaderni storici, 101, « Procedure di
giustizia », 1999.
89 - S. CERUTTI, Giustizia sommaria..., op. cit.
90 - PIER PAOLO VIAZZO, Upland communities, Cambridge, Cambridge University Press,
124 1989.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ
Les pauvres se trouvant dans le besoin se rendent dans les bois et, quand ils ont ramassé
une charge de bois, ils vont le vendre et en tirent quelque argent, avec lequel ils se procurent
un peu de sel et de farine ; l’ordinaire de leur alimentation et le bois et le charbon n’ont
ainsi jamais manqué, les bois et les forêts étant en abondance dans la vallée, au point
que les plantes pourrissent. D’autres font du charbon, ou bien confectionnent des douves
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
pour faire des seaux et des tonneaux, d’autres encore vont chercher des écorces pour
préparer le tan dont se servent les tanneurs. [...] La liberté de couper du bois apporte
non seulement un palliatif considérable à la pauvreté des habitants, mais alimente en
outre le commerce et l’industrie de ces personnes qui, tout particulièrement en raison de
leur âge avancé, ne sont plus en état de se rendre hors de la patrie pour exercer leurs
métiers respectifs 92.
cultivés étaient de grande valeur, même si celle-ci n’était pas monétaire : ils consti-
tuaient le point d’ancrage du système politique valsésien et étaient au cœur d’une
« politique de proximité ». Pour en décrire les traits saillants, il convient de partir
de la parcellisation des terres, remonter aux pratiques qui y ont conduit et tenter de
considérer le système politique valsésien sous cet angle.
En Valsesia, la terre était très bon marché et les parcelles étaient de taille
très réduite 96. Toutefois, cette parcellisation ne paraît pas avoir résulté de pratiques
de dévolution égalitaire du patrimoine qui en aurait favorisé la dispersion : les
femmes ne pouvaient déshériter leurs enfants, les agnats étaient préférés aux
cognats (« mère et grand-mère ne peuvent disputer une succession ab intestat d’un
défunt avec les frères de celui-ci »). L’exclusion des femmes dotées était systéma-
tique et indépendante du montant de la dot : ainsi « les filles voient passer à leurs
oncles et cousins l’héritage de leurs propres parents ».
Quel facteur favorisait alors la parcellisation des biens ? On trouve une
réponse à cette question dans les réflexions de Draghetti au sujet des « coûts de
transaction », qu’il appelle « frais de citation devant les tribunaux » 97. Dans un
contexte d’extrême fluidité des relations (et de leur fragilité, pour reprendre l’ex-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
pression de A. Appadurai) le coût élevé des transactions, en particulier celui lié au
recouvrement des créances et par conséquent à la justice, peut avoir des effets
dépressifs. Ainsi, les micro-parcelles et la faible valeur de la terre interdisaient le
recours à la vente à réméré qui, ailleurs, comme dans le Biellais voisin, était la
règle pour solder les créances 98 : en Valsesia au contraire, on préférait payer au
comptant, parce qu’il était impossible d’« offrir en rachat autant de terrain ». Le
choix du paiement monétaire avait le mérite, aux yeux de Draghetti, de créer un
lien de « confiance » 99 entre les commerçants et les populations locales : si ce lien
était rompu, « il en résulterait un double préjudice [...] pour le marchand, qui ne
pourrait liquider sa créance sans un grave désavantage pour le commerce, et pour
les pauvres qui, ne trouvant plus de crédit au moment de l’hiver, une fois cédés
leurs maigres biens immobiliers, s’éloigneraient de la Patrie avec toute leur
Famille, et ne seraient plus incités à y revenir 100 ». Pour éviter ces désordres, on
avait privilégié ces crédits, qui découlaient des « fournitures » de nourriture, exac-
tement comme ceux que rendaient nécessaires les « produits fournis par les
ouvriers ». En fait, dans ce genre de paiement, en cas de retard, il était impossible
d’offrir des biens meubles ou immobiliers : « on met aux enchères ce qu’il [le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
dait aussi une place énorme à l’arbitrage : le juge d’instance était habilité à arbitrer
les litiges entre proches jusqu’au quatrième degré de parenté et à les contraindre
à un « accord » 106. Cette mesure était adaptée à la « qualité des différends [...] qui
surgissent entre Valsésiens dans des endroits situés en montagne, différends de
très peu de portée, qui, étant donné leur pauvreté, sont considérés par eux comme
de grande importance, et souvent alimentés avec une chaleur et un investissement
tels qu’ils consumeraient pour les soutenir toutes leurs maigres ressources ». Il était
bon, d’après les rédacteurs de la « Représentation », que les adversaires fussent
contraints de résoudre les litiges « par accord ». En outre, la pauvreté obligeait à
avoir recours aux tribunaux locaux, qui entraînaient beaucoup moins de frais. Ces
conditions imposaient des procédures particulières par rapport aux coûteuses for-
malités (par exemple le grand nombre de témoins) que préconisait la justice de
Turin 107. Pareillement, les affaires d’« érosions et inondations » ne devaient pas
être portées devant le Sénat, de même que les litiges concernant les limites de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
menter la valeur de la terre. Enfin, voisins et parents avaient pour fonction cruciale
d’avertir l’émigré des citations, injonctions et autres actes judiciaires dont il faisait
l’objet : fonction que les Constitutions savoyardes avaient abolie, imposant d’aviser
directement l’intéressé et non le voisinage 110. En somme, les familles les plus
proches par la parenté ou par la résidence représentaient non seulement, pour les
migrants, l’assurance d’un soutien mais constituaient aussi un réseau de témoins,
intéressés dans les affaires des absents de la localité. Leur présence conditionnait
aussi les modes de certification : les transactions locales avaient lieu sans authentifi-
cation, « écritures privées sur de simples papiers en guise d’aide-mémoire plutôt
que contrat 111 ». Dans les transactions, ce sont les parents et les voisins qui se
portaient garants 112, et ils étaient aussi témoins lors des signatures de contrats 113.
On s’aperçoit ainsi que toutes ces affaires gravitaient autour des micro-parcelles
de terre cultivée de la Valsesia : si elles n’avaient qu’une valeur monétaire infime,
elles constituaient les « titres d’appartenance » autour desquels se déployait la
politique de proximité.
Cet univers social informel était entièrement régi par le principe des proxi-
mités de « lieux » valsésiens. En tout cas, il n’était pas le seul : la gestion informelle
et locale des transactions n’était pas sans concurrence dans la vallée, et la confronta-
tion avec d’autres pratiques de certification revèle d’intéressantes dynamiques de
pouvoir. En fait, la « Représentation » ne parvient pas à dissimuler la dépendance
des principaux villages à l’égard des oligarchies de Varallo et Borgosesia, qui parais-
sent assurées de contrôler la circulation des biens : déjà en 1752, le comte Beltramo
niait le passage de la « Riviera » d’Agnona à Varallo, soutenant que « Borgosesia et
Valduggia devraient citer leurs débiteurs résidant dans ladite Riviera à comparaître
au Tribunal de la Curie devant le Grand Juge d’instance et là, à leurs dépens,
exposer les litiges » 114. Mais surtout, la « Représentation » réclamait que soit pro-
cédé aux enchères sans présentation d’actes au tribunal et que celles-ci se déroulent
dans les agglomérations où siègeait le tribunal. Cette dernière considération paraît
révélatrice des intentions des rédacteurs : procéder aux enchères là où se trouvent
les lopins de terre, comme le stipulent les Constitutions royales, s’avèrerait inutile
« parce que les habitants dans les pays de Montagne sont tous d’ordinaire misé-
rables, et ceux de Varallo, Borgosesia et Valduggia [sièges des tribunaux] et des
lieux circonvoisins [villages du fond de la vallée], qui ont l’habitude d’accourir aux
ventes des Alpes, ne se déplaceraient pas en pays lointain et alpestre, d’autant plus
que d’ordinaire, les enchères portent sur de petits morceaux de propriétés ». Il
était, par conséquent, préférable que Turin permît de faire les enchères là où
siégeait le tribunal. Dans le cas où l’on aurait eu connaissance d’un acheteur poten-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
tiel dans la localité où se trouvaient les biens mis aux enchères, on pouvait laisser
au juge d’instance la liberté de choisir l’endroit. En somme, le principe des enchères,
rendu nécessaire par les modalités de l’endettement-crédit, était un système qui
institutionnalisait le déséquilibre entre les bourgs situés au fond de la vallée, sièges
d’une curie, et les villages de montagne qui se vidaient à certaines périodes de
l’année selon les habitudes migratoires. Il ne se mit en place toutefois que là et
dans la mesure où la politique de proximité était fragile, ou n’était déjà plus en
vigueur.
Mais le texte laisse transparaître aussi d’autres tensions. Ces pratiques,
décrites jusque-là comme relevant de la justice sommaire, pouvaient être certifiées
par un autre personnage, aux procédures concurrentes : le notaire. Celui-ci remplis-
sait un nombre très important de tâches juridiques et judiciaires, allant du domaine
civil au criminel : il notifiait par exemple les personnes soumises au fisc. Le même
Draghetti demandait qu’en cas d’incendies et d’accidents de montagne fût délégué
le « notaire des environs », parce que les « chevauchées » du lieutenant de justice
s’avèreraient trop dispendieuses. Ces opérations de certification s’apparentaient
davantage à l’exercice de la justice qu’à des opérations immobilières ou de crédit.
La modicité des transactions individuelles ne nécessitait pas toujours les services
d’un notaire, et il était demandé de limiter le recours à ses services à partir d’une
certaine somme (200 lires du Piémont) : les achats et ventes, les dots et la plupart
des actes entre vifs portaient sur des valeurs trop minimes (cinq ou six lires) ; les
dots étaient constituées de simples « vêtements dans lesquels sont même introduits
les cadeaux que font généralement les parents à l’épouse ».
Les notaires de la vallée étaient en réalité les principaux acteurs de la vie
politique locale : on ne pouvait être soumis à la torture sans la présence d’un notaire
de sa propre communauté 115 ; c’était eux qui visitaient les coupables, les victimes,
les blessés, etc., et qui empochaient les frais de déplacement. La « Représenta-
tion » les accuse d’avoir introduit la transformation abusive des « procès sommaires
en procès formels afin de magnifier les causes avec la question des mémoires 116 ».
Enfin, les notaires validaient toujours les conseils municipaux (et par conséquent
stabilisaient et renforçaient la juridiction 117) ; ils étaient les arbitres délégués par
le juge d’instance évoqué plus haut. Ils constituaient un corps reconnu par l’élite
locale, géré et renouvelé par un collège confié à des abbés, qui protesta quand
Turin imposa la pratique de l’achat des « places de notaires », disposition que la
« Représentation » dénonça alors vigoureusement comme un facteur d’augmenta-
tion abusive du coût des transactions. Ces notaires valsésiens formaient par consé-
quent un corps autour duquel s’articulait la politique locale : il n’y a pas lieu de
s’étonner si, en 1761 notamment, alors que la vallée était en émoi et, lors d’une
protestation contre l’introduction de la gabelle du tabac, s’apprêtait à « faire une
Vêpre sicilienne », il fut décidé d’« appeler la Montagne, excitée par le Peuple, à
s’en prendre aux notaires et avocaillons de Varallo 118 ». Toute incitation à protester
ou à revendiquer des droits bafoués se retournait, immédiatement en Valsesia,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
contre les notaires des trois bourgs principaux. On les accusait alors d’être mani-
pulés par les syndics factieux « pour noyer la communauté sous les litiges 119 ». On
comprend aisément la raison de cette accusation si l’on songe à ce qu’affirmait, en
1763, le greffier Giuseppe Preti, notaire : les écritures restent au greffe et les archives
de la vallée font défaut 120.
En général, il semble pourtant que les notaires aient joué un rôle central
dans les différentes phases de certification des pratiques de crédit 121 que décrit
Draghetti, et, à ce niveau, ils étaient en concurrence avec les marchands : le préfet
Vulpio évoque même, lors de la révolte de 1762-1763, un regroupement de « mar-
chands » contre un autre de « notaires » 122. Il n’est pas difficile d’imaginer derrière
cette classification une coalition de créanciers en relation étroite avec les familles
d’émigrants saisonniers, leurs parents et voisins, prenant ses distances d’avec les
certificateurs formels des prêts, compte tenu aussi du fait qu’il était alors malaisé,
comme on le disait alors à Turin, de déterminer qui était marchand en Valsesia.
Cette réaction est d’ailleurs corroborée par des témoignages attestant, dans un monde
de petits crédits que n’importe qui pouvait tenter sa chance dans le commerce de
quelque denrée 123 : les marchands ne constituaient pas un corps de métier, à la
différence des notaires.
Quoi qu’il en soit, la « Représentation » de 1772 proclame à nouveau avec
vigueur combien le système du crédit de la vallée impliquait nécessairement une
justice sommaire : c’est ce modèle de justice expéditive et sans formalité qui per-
mettait aux marchands de recouvrer leurs modestes créances. Mais, derrière cette
invocation, apparaissent les pratiques des notaires des environs qui, eux, se réfé-
raient à un autre modèle de formalisation. Les considérations contenues dans la
« Représentation » ont le mérite d’expliciter un autre aspect de la vie publique de
la vallée. Pour les populations de migrants saisonniers, confrontées à de dures
conditions de vie, la seule politique envisageable consistait à renforcer les institu-
tions de proximité. Il convient de reconsidérer, sous cet angle, la fonction de contrôle
et de sécurisation que jouaient des institutions comme les confréries : redessiner
constamment le territoire ; assurer le contrôle cérémoniel ; mettre aux enchères sur
place les parcelles résiduelles du canton. Distribuer le sel à la Saint-Barthélemy,
le 1er avril et le jour de l’Annonciation, du tissu en hiver ou au printemps, et s’adresser
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
pour cela à un fournisseur stable, comme le faisait, au XVIIIe siècle, à Agnona, la
Charité des pauvres, renforçait la cohésion des parents et des voisins, et de leurs
dynamiques, par le recours à des figures de créanciers connus et fiables.
Si le contrôle des modes de consommation n’était possible qu’à travers la
redistribution et les réseaux de relations de proximité, il convient de ne pas oublier
que les « lieux » qui se construisent à travers la confrérie sont des « communautés »
spécifiques. Elles transforment les relations interpersonnelles, parfois au sein d’une
même parentèle, en lieux publics dotés d’une identité juridique, à travers une
conception corporative du droit. C’est cela, peut-être, qui en constituait l’aspect le
plus manifeste pour les contemporains, et qui nous est aujourd’hui le plus difficile à
saisir. La « communication » caritative attribuait, de façon cumulative, une connota-
tion publique à des relations privées : pour les populations migrantes de la Valsesia,
« faire confrérie » était par conséquent une façon de « généraliser » leurs propres
modes de relation, de revendiquer leur caractère public tout en les maintenant
dans une sphère privée de rapports entre individus. Nous pouvons le voir grâce à
un observateur des coutumes valsésiennes, fonctionnaire turinois que l’on ne peut
certainement pas soupçonner de partialité vis-à-vis de la vallée : Ludovico Dani,
avocat fiscal général de Charles-Emmanuel III, fut amené en 1740, à l’occasion
d’un contentieux local 124, à relire les statuts de la vallée : il soutint avoir « découvert
123 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 1, note additive : « Informations secrètes sur le
Règlement des Valsésiens, et l’usage de leurs Privilèges. Avec plusieurs projets pour
les maintenir dans les limites de leur propre devoir ; crus pareillement utiles à l’intérêt
Public, qu’à celui du roi » (après 1757) : « On voit donc s’ouvrir par n’importe qui
auberge, boutique de comestibles, et se vendre toute chose à discrétion sans mercuriale
ni prix plafond garanti » (f. 17).
124 - AST, Corte, Valle di Sesia, m. 4, n. 2 (1740). La réflexion de Dani est suscitée par
un recours (perdu) « des hommes et membres des régions des Alpes pour faire approuver
avis et règlements ». 131
ANGELO TORRE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
L’approche topographico-institutionnelle permet ainsi de réfléchir à la question
de la généralisation. Elle fait apparaître un lien entre singularités qui s’affranchit
des lieux communs sur la question. Parmi les paradigmes qui ont dominé les
sciences sociales au XXe siècle, la généralisation a été essentiellement conçue
comme une opération d’abstraction, dans le but de « décanter » le phénomène
(« l’accident » – Zufälligen – selon la terminologie de Max Weber 125) de ses déter-
minations contextuelles. Cette décantation visait à élaborer des concepts suscep-
tibles, dans un second temps, de revenir à la phénoménologie historique et de la
« caractériser »126. On sait combien ce mouvement d’aller-retour entre la réalité et les
concepts a ouvert la voie à une conception scientiste des disciplines empiriques 127
et donné lieu à des lectures fallacieuses de Weber dans les années 1950-1960 128.
Parmi celles-ci on compte inconstestablement le fonctionnalisme positiviste de
Talcott Parsons, qui voit dans les phénomènes une simple combinaison de variables.
C’est pourquoi on mesure la fortune qu’ont connue, auprès des historiens, les modèles
génératifs ou processuels, comme ceux élaborés par Fredrik Barth au début des
années 1960 – très attentif, par la force des choses, à la notion de contexte. La fortune
de ces modèles est liée à leur capacité de généraliser les phénomènes sociaux sans
rien sacrifier de la singularité des cas placés sous observation : mais c’est au prix
d’une surdétermination des actions observées, en termes de transaction 129.
Toutefois, la formulation de Barth se développe elle aussi à partir d’un point
de vue extérieur aux acteurs et interprète leur comportement à travers des qualifi-
cations étrangères à leur culture. D’autres démarches ont suivi une voie opposée
pour proposer une approche de la singularité à travers des logiques internes aux
acteurs. Elles ont alors emprunté deux directions différentes : en explorant le fonc-
tionnement d’une « logique des cas », ou en analysant la singularité des cas à travers
l’étude de l’action. La première voie a conduit à l’exploration des fondements
théoriques de la casuistique, de ses modalités opératoires et des modes spécifiques
de généralisation 130 : les acteurs sont les observateurs eux-mêmes, et leur « raison-
nement pratique » 131 utilise la singularité comme un moyen – le cas – pour la
confronter à d’autres moyens analogues. La logique des cas opère par conséquent
à l’intérieur d’un champ bien précis (clinique, moral, juridique), constitué par un
public implicite de co-observateurs compétents 132.
Singularité et généralité peuvent, par conséquent, se conjuguer à travers la
notion de champ – ce qui unit leurs traits analogues. Cette démarche reste appa-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
remment valable quand on examine des situations réelles, et pas seulement des
procédés logiques 133. En revanche, lorsque l’on étudie des litiges et des catégories
de classification, l’action est considérée dans des situations spécifiques où l’entre-
prise de légitimation de leurs actes par les acteurs sociaux eux-mêmes est rendue
explicite 134. Cette entreprise contraint les acteurs sociaux à « désingulariser » des
situations concrètes par des procédés de justification précis, des changements
d’échelle, des modèles argumentatifs. Le chercheur a alors pour tâche de les repé-
rer, et d’en discerner les effets cumulatifs et les corrélations. Mais son attitude
consiste à écouter, non à établir un diagnostic. Dans cette perspective, la concep-
tion du phénomène change : il reste une construction des acteurs, mais la hiérarchie
entre manifestations spécifiques et généralités s’inverse. La singularité du cas
devient, de la part des acteurs, une façon d’affirmer des généralités, c’est-à-dire
129 - FREDRIK BARTH, « Models of social organization » (1966), in ID., Process and form
in social life, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1980, pp. 32-75. À partir du concept de
transaction, F. Barth adresse ses critiques aussi bien au structuralisme, uniquement
focalisé sur des « systèmes de pensée », qu’au fonctionnalisme, qui étend indûment le
concept d’utilité aux macrosystèmes, ou qu’à l’historicisme, qui ne se préoccupe pas
des mécanismes de changement. Le modèle transactionnel de F. Barth, objet de beau-
coup de critiques, est né de la volonté d’expliquer le leadership politique. Voir FREDRIK
BARTH, Political leadership among Swat Pathans, Londres, London School of Economics,
1959.
130 - J.-C. PASSERON et J. REVEL (éds.), Penser par cas, op. cit.
131 - ALBERT R. JONSEN et STEPHEN TOULMIN, The abuse of casuistry. A history of moral
reasoning, Berkeley-Londres, University of California Press, 1988.
132 - JACQUES REVEL et JEAN-CLAUDE PASSERON, « Penser par cas. Raisonner à partir
de singularités », in ID. (dir.), Penser par cas, op. cit., pp. 9-44, ici p. 11.
133 - Sur le rapport entre réalité et condition de la connaissance, voir Quaderni storici,
108, « Fatti: Storie dell’evidenza empirica », numéro cité.
134 - L. BOLTANSKI et L. THÉVENOT, De la justification..., op. cit. 133
ANGELO TORRE
de parler aux autres à travers son propre cas. La perception par le chercheur de
cette dynamique ne se limite pas à enregistrer cette légitimité. Il en donne une
lecture cumulative, ce dont l’acteur est incapable, et il l’évalue par rapport à des
« champs » (par exemple celui constitué par la dialectique entre distance sociale
et différence de taille 135).
On se trouve donc confronté à une contradiction : le contenu des actions peut
être généralisé de l’extérieur en considérant ces actions comme des « caractérisa-
tions » de types idéaux (comme chez M. Weber), ou bien en les considérant comme
des séquences d’échanges contextualisées et marquées au coin d’une logique maximi-
sante (comme chez F. Barth). En d’autres termes, la notion d’action ne s’avère
lisible que si on la subordonne à une sphère de référence définie a priori, le champ,
dans lequel elle s’exerce et qui en connote le sens.
La démarche que nous avons suivie ici s’efforce d’éviter cette subordination
et considère que, pour être pertinente, toute qualification des actions doit passer
par une réflexion sur les sources. Elle part précisément de la genèse de la documen-
tation et identifie les processus de transcription sur lesquels repose la production
des informations. Assumer ce qu’implique ce point de départ signifie reconnaître
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
le caractère problématique de l’observation, puisqu’elle met en cause la notion de
« fait » : que ce soit en tant que plus petit élément observable – et par là même
objectivable 136 –, ou en tant qu’élément doté d’un niveau de généralité nul 137. Les
transcriptions mettent en lumière des épisodes 138 construits avec le concours de
celui qui transcrit comme de celui qui est transcrit : le « fait », jusque-là caractérisé
par une « absence » de généralité, se présente désormais comme un processus qui
produit de la généralité. Cependant, on peut relever une différence substantielle
de procédure entre la recherche historique et l’étude sociale. Dans cette dernière,
le partage d’une même expérience, qui assimile chercheur et observés, conduit à
rattacher nettement l’action de ces derniers à des « champs » précis, alors que,
dans la recherche historique, la distance par rapport aux situations étudiées rend
extrêmement délicate la classification des actions. L’épisode singulier y acquiert
même une certaine épaisseur, précisément en raison de la difficulté qu’il y a à
rattacher les actions à un champ spécifique (économique, social, religieux, poli-
tique, juridique, etc.). L’analyse topographico-institutionnelle que nous avons
esquissée aborde les actions sans les inscrire au préalable dans un champ, mais en
essayant de définir, par induction, le champ qu’elles-mêmes créent.
Lues selon cette perspective topographico-institutionnelle, les sources valsé-
siennes d’Ancien Régime montrent combien la revendication de singularité, quant
à l’implantation, la charité, les litiges et les modalités selon lesquelles ils se
135 - LUC BOLTANSKI, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métaillé, 1991,
Annexe.
136 - « Fatti... », numéro cité.
137 - CHARLES SEIGNOBOS, Méthode historique appliquée aux sciences sociales, Paris, Alcan,
1901 ; M. WEBER, « Die Objektivität... », art. cit.
138 - CATHERINE DELANO SMITH, « Preface. A perspective on Mediterranean landscape
history », in R. BALZARETTI, M. PEARCE et C. WATKINS (éd.), Ligurian landscapes..., op. cit.,
134 p. VII ; ANGELO TORRE, « Storici e discontinuità », Quaderni storici, 100, 1999, pp. 65-89.
CONFRÉRIES ET LOCALITÉ
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Aix-Marseille Université - - 93.0.232.244 - 17/10/2012 23h42. © Editions de l'E.H.E.S.S.
elle discerna un élément de tension dans le droit commun et dans sa capacité à
traduire en institutions corporatives les rapports interpersonnels : processus que je
qualifierais de « solidification institutionnelle ».
Dire la singularité, comme le fait la « Représentation » des régents en 1772,
singularité niée trente ans plus tôt par l’avocat fiscal du roi de Sardaigne, est une
façon, profondément enracinée dans les pratiques économiques et politiques des
communautés locales comme dans la culture juridique du droit commun, de
« construire du public » au moyen d’actions cérémonielles auxquelles l’expression
corporative confère une existence légitime. Mais cette expression corporative n’est
elle-même que le produit d’un lieu engendré par les relations interpersonnelles,
qui « fait communauté ».
Angelo Torre
Università del Piemonte Orientale – Allesandria
135