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Tombe de sommeil

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Grdilée

LE TITRE DE LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, 1973.


LA REMARQUE SPÉCULATIVE, 1973.
LE PARTAGE DES VOIX, 1982.
HYPNOSES, avec Mikkel Borch-Jacobsen et Éric Michaud, 1984.
LOUBLI DE LA PHILOSOPHIE, 1986.
LExPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ, 1988.
UNE PENSÉE FINIE, 1991.
LE SENS DU MONDE, 1993 ; rééd. 2001.
LES MUSES, 1994 ; rééd. 2001.
ÊTRE SINGULIER PLURIEL, 1996.
LE REGARD DU PORTRAIT, 2000.
L'INTRUS, 2000.
LA PENSÉE DÉROBÉE, 2001.
LA CONNAISSANCE DES TEXTES. Lecture d'un manuscrit illisible, avec
Simon Hantii et Jacques Derrida, 2001.
L« IL y A» DU RAPPORT SEXUEL, 2001.
VISITA110N (DE LA PEINTURE CHRÉTIENNE), 2001.
LA COMMUNAUTÉ AFFRONTÉE, 2001.
LA CRÉATION DU MONDE - OU LA MONDIALISATION, 2002.
À L'ÉCOUTE, 2002.
Au FOND DES IMAGES, 2003.
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES, 2004.
FORTINO SAMANo. Les débordements du poème, avec Virginie Lalucq,
2004.
ICONOGRAPHIE DE L'AUTEUR, avec Federico Ferrari, 2005.
LA DÉCLOSION (Déconstruction du christianisme, 1),2005.
SUR LE COMMERCE DES PENSÉES. Du livre et de la librairie, illustra-
tions originales de Jean Le Gac, 2005.
ALLITÉRATIONS. Conversations sur la danse, avec Mathilde Monnier,
2005.
LA NAISSANCE DES SEINS, 2006.
Sous le titre Ars somni, une première version de ce
texte a été publiée dans le catalogue de l'exposition
Dormir, rêver... et autres nuits (Bordeaux, CAPC, Musée
d'art contemporain / Lyon, Fage éditions, 2006). Com-
me celle de l'exposition, l'initiative du texte revenait
à Maurice Fréchuret.

© 2007, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris.


En application de la loi du Il mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou
partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français
d'exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
ISBN 978-2-7186-0736-8 ISSN 0223-7083
Voici maintenant la cloche de
l'horloge lointaine, dont les coups
s'atténuent à mesure que vous vous
enfoncez plus profondément dans la
sauvage contrée du sommeil. C'est le
glas d'une mort temporaire. Votre
esprit s'est enfui; il erre, citoyen
libre, parmi les habitants d'un uni-
vers ombreux ...

NATHANIEL HAWTHORNE 1.

1. « I.:Esprit hanté », dans Contes et récits, tr. fr. Muriel


Zagha, Paris, Imprimerie nationale éditions, 1996, p. 49.
1

Tomber de sommeil

Je tombe de sommeil. Je tombe dans le


sommeil et j'y tombe par l'effet du som-
meil. Comme je tombe de fatigue. Comme
je tombe d'ennui. Comme je tombe de
détresse. Comme je tombe, en général. Le
sommeil résume toutes ces chutes, il les
rassemble. Le sommeil s'annonce et s'em-
blématise à l'enseigne de la chute, de la
descente plus ou moins rapide ou de l'af-
faissement, de la défaillance.
Vient encore s'y joindre: comme je dé-
faille de plaisir ou de peine. Cette chute à
son tour, dans l'une ou l'autre de ses ver-

Il
sions, se mêle aux autres. Lorsque je tombe
dans le sommeil, lorsque je sombre, tout
est devenu indistinct, le plaisir et la peine,
le plaisir lui-même et sa propre peine, la
peine elle-même et son propre plaisir. L'un
passant dans l'autre engendre la fatigue,
la lassitude, l'ennui, la léthargie, le décro-
chage, le désamarrage. Le bateau douce-
ment quitte ses amarres, et dérive.
La peine du plaisir, c'est quand il ne peut
plus se supporter lui-même. C'est quand
il se renonce et ne se permet plus de seu-
lement jouir. Les amants épuisés s'en-
dorment. Le plaisir de la peine, c'est
lorsqu'elle insiste, non sans perversité,
pour s'entretenir et pour se goûter elle-même
en s'irritant plus avant. C'est quand elle
se complaît, ne serait-ce que dans sa pro-
pre plainte. Elle ne se laisse pas seulement
peiner et protester contre la peine, elle
consent à s'endormir elle-même en quel-
que sorte - au sens où l'on dit « endormir
la douleur» - quitte à connaître un réveil
redoutable.
Dans tous les cas, la défàillance et la chute

12
consistent à ne pas laisser subsister un état
avec la tension qui lui est propre (un état
de tension qui n'est donc pas un « état »).
Avec sa tension et son intention qui se
détendent, qui se déprennent: celles de l'ac-
tivité dans la f~ltigue, celles de l'intérêt dans
l'ennui, celles de l'espoir ou de la confiance
dans la détresse, celles du plaisir dans son
déplaisir, celles du refus de la peine dans sa
délectation morose. Une acuité s'émousse,
un élan se perd, une vigilance s'endort.

Une vigilance s'endort: c'est ainsi que


nous sommes de toutes parts conduits ou
reconduits vers le motif du sommeil dès
que s'énonce une défaillance quelconque,
• A , •
aussltot que s esquisse un renoncement, un
abandon, une décrue ou un retrait de l'in-
tentionnalité sous l'une quelconque de ses
formes.
Une vigilance s'endort, car seule, par dé-
finition, la vigilance peut s'endorrnir. Seule
la veille peut laisser place au sommeil, et la

13
vigilance gardée procède d'un sornmeil re-
fusé, d'une sornnolence refusée. La senti-
nelle doit lutter contre le sommeil, ainsi
que le fait le guetteur d'Eschyle, ainsi que
l'oublient les compagnons du Christ. Qui
renonce à la vigilance renonce à l'attention
et à l'intention, à toute espèce de tension et
d'attente; il entre dans la déliaison des
projets et des visées, des anticipations et
des calculs. C'est cette déliaison que ras-
semble - en mode réel ou symbolique -la
chute dans le sommeil. Cette chute est la
chute d'une tension, c'est une détente qui
ne se contente pas d'un degré inférieur et
limité de tension, mais qui descend dans
la proximité infinitésimale du degré nul:
jusqu'à cette intimité tendancielle avec la
simple inertie que l'on connaît aux corps
des enfants endormis et qui, pour nous, se
signale parfois lorsqu'au bord du sommeil
nous ressentons encore que nous commen-
çons à cesser de sentir le tonus élémentaire
de notre corps. Nous sentons le suspens du
sentir. Nous nous sentons tomber, nous
ressentons la tombée.

14
*

On tombe de sommeil dans le som-


meil : il est lui-mêrne, le sommeil, la force
qui se précède et qui entraîne sa puissance
dans son acte. Si je tombe de sommeil,
c'est que déjà le sommeil a commencé à
s'emparer de moi et à m'envahir avant même
que je dorme, avant que je commence à
tomber. Nous disons que le sornmeil nous
gagne: il gagne sur nous, il étend son
emprise et son ombre avec la discrétion et
la constance qui sont celles du soir, de la
poussière, de l'âge.
Cette antécédence du sommeil peut se
prolonger indéfiniment. Ainsi, les monu-
ments anciens ne dorment pas à propre-
ment parler, filais ils sont plongés dans une
somnolence, dans un engourdissement qui
provient de leur abandon et dont le Sphinx
de Guizeh offre depuis longtemps la fi-
gure exemplaire, avec les statues de l'île
de Pâques. Notre curiosité ni notre admi-
ration ne peuvent réveiller les dieux, les
princes, les conquérants, ni les foules sou-

15
mises au travail ou à la prière de leurs célé-
brations. Comme on le dit en français, ces
monuments sont « désaffectés» : ils sont
vidés de leurs attributions et, avec elles, des
affects qui y répondaient. Les pyramides
d'Égypte ou du Mexique, les palais impé-
riaux ou royaux, les temples et les cathé-
drales ne cessent pas d'être gagnés par un
sommeil qui ne peut ni les endormir tout à
fait, ni les confier à une libre existence de
ruines qui pourrait faire une autre vie, une
métamorphose, voire une rnéternpsycho-
se - comme il arrive lorsque la ruine se con-
tente de se fondre dans son paysage ou bien
dans une autre construction, sans pénétrer
dans la mémoire monumentale.
Mais le sommeil n'est pas métamor-
phose. Tout au plus pourrait-il être com-
pris comme une endomorphose, comme la
fonnation interne ou cornme la formation
d'une intériorité là où l'intérieur, scellé,
paraissait tout entier projeté dans les inten-
tions et dans les extensions de l'existence
vigile. Formation interne, mais sans trans-
fonnation de l'être. Endomorphose provi-

16
soire et toujours suspendue aux limites de
la forme même, formation d'une substance
amorphe et mal identifiable dont l'allure
la plus commune et la mieux dessinée n'est
autre précisément que celle de la chute, de
l'affaissement et de la déliaison : posture
prostrée du dieu Morphée.
2

Je tombe de sommeil

En tombant de sommeil, je tombe à


l'intérieur de moi-même: de ma fatigue,
de mon ennui, de nlon plaisir épuisé ou de
ma peine épuisante. Je tombe à l'intérieur
de ma propre satiété aussi bien que de ma
propre vacuité: je deviens à moi-même le
gouffre et la plongée, l'épaisseur des eaux
profondes et la descente du corps noyé
qui sonlbre à la renverse. Je tombe là où je
ne suis plus séparé du monde par une dé-
. ., .
marcatIon qUI m appartient encore tout
le temps de ma veille et que je suis moi-
même tout comme je suis ma peau et tous

19
mes organes des sens. Je passe cette ligne de
distinction, je glisse tout ensemble au
.plus intérieur et au plus extérieur de moi,
effaçant le partage de ces deux régions
supposées.
Je dors et ce je qui dort ne peut pas plus
le dire qu'il ne saurait dire qu'il est mort.
C'est donc un autre qui dort à ma place.
Mais si exactement, si parfaitement à cette
place mienne qu'il!' occupe entière sans en
délaisser ni en excéder la moindre parcelle.
Ce n'est pas une partie de moi, ni un
aspect, ni une fonction qui dort. C'est cet
autre tout entier que je suis dès lors que je
suis soustrait à tous mes aspects et à tou-
tes mes fonctions, sauf à cette fonction de
dormir, qui peut-être n'en est pas une ou
bien qui ne fonctionne qu'à suspendre
toute fonction.
On dira qu'il s'agit d'une fonction végé-
tative. Je végète, je deviens un moi végé-
tatif, presque végétal: attaché à son lieu,
seulement traversé des lents processus de la
respiration et des autres métabolismes aux-
quels sont occupés des organes qui pren-

20
nent leurs aises dans la détente sommeil-
leuse. Je digère paisiblement et très effi-
cacement, sans perturbation nerveuse. Un
contresens étonnant a fait interpréter l'an-
cienne formule « qui dort dîne» pour en
tirer la maxime que celui qui dort se nourrit
en quelque façon. En vérité, il s'agissait de
signaler au voyageur que s'il voulait dormir
à l'auberge, il lui faudrait aussi y prendre et
donc y payer son dîner, au lieu de déballer
quelques provisions de route.
Mais le détournement du sens n'est pas
dépourvu de sagacité: qui dort, en effet, se
nourrit en quelque façon. Qui dort ne se
nourrit de rien qui lui vienne du dehors.
Comme les animaux qui pratiquent l'hi-
bernation, le dormeur se nourrit de ses
réserves. Il s'assimile lui-même, en quel-
que sorte. Avec sa substance propre, la nuit
compose aussi son aliment. Non pas la
nuit qui l'entoure, et qui parfois peut être
remplacée par la lumière, si le dormeur
repose en pleine journée: mais cette nuit
que tout d'abord il fait descendre de lui-
même en lui-même, cette nuit des pau-

21
pières baissées, voire, dans des circons-
tances extrêmes, la nuit tombée sur des
. yeux grand ouverts. Tombée « sur» mais
venant du dedans, venant d'une tombée de
jour au-dedans du dormeur.
Je ne suis plus qu'à moi-même, en moi-
même tombé et mêlé à cette nuit où tout
me devient indistinct mais plus que tout
moi-même. Je veux dire: tout devient plus
que tout moi-même, tout se résorbe en
moi sans plus perrnettre de me distinguer
de quoi que ce soit, mais je veux dire aussi
bien: moi-même plus que tout je deviens
indistinct. Je ne me distingue plus propre-
ment du monde ni des autres, ni de mon
corps ni non plus de mon esprit. Car je ne
peux plus rien tenir pour un objet, pour
une perception ou pour une pensée, sans
que cette chose même se fasse sentir comrne
étant en même temps moi-même et autre
chose que moi-même. Il se produit une si-
multanéité du propre et de l'impropre telle
que cette distinction tombe.
Il n'y a de simultané qu'en régime de
sommeil. C'est le grand présent, la copré-

22
sence de tous les compossibles, même les
incompatibles. Soustrait à l'affairement du
temps, aux hantises du passé et de l'avenir,
du venir et du passer, je coïncide avec le
monde. Je me réduis à ma propre indis-
tinction, qui cependant s'éprouve encore
comme un « je » qui accompagne ses repré-
sentations sans toutefois s'en distinguer.
Cette autre chute -la chute des distinc-
tions -- double la première et lui donne sa
vraie consistance: je tornbe de sommeil,
c'est-à-dire que « je » tombe, que « je » ne
suis plus ou bien que « je » n'« est» plus
que dans cet effacement de sa propre dis-
tinction. À mes propres yeux, qui ne re-
gardent plus rien, qui sont tournés vers
eux-mêmes et vers la tache noire en eux,
« je » ne « me » distingue plus. Si je rêve
d'actions et de paroles dont je suis le sujet,
c'est toujours de telle sorte que cette sub-
jectivité ne se distingue pas ou se distingue
mal, en même temps, de ce qu'elle voit,
entend et perçoit en général. Telle est en
effet la très singulière conscience du rêve
qu'elle se pense et ne se pense pas cons-

23
cience d'un monde qui lui serait opposé
comme l'est celui de la veille. À chaque ins-
tant le rêveur se croit au monde de la veille
et se sait dans celui du rêve, dont les simul-
tanéités, les compossibilités, les confusions
ne lui échappent pas tout en ne le surpre-
nant pas assez pour le sortir du rêve. On
pourrait dire que le rêve se sait inconscient,
et qu'à travers lui c'est le sommeil tout
entier qui se sait et qui se veut tel: sa chute
n'est pas une perte de conscience, mais la
plongée consciente de la conscience dans
l'inconscience qu'elle laisse monter en elle
à mesure qu'elle s'y enfonce. La vérité de
cette immersion déborde et emporte toute
espèce d'analyse.

Parmi les mille fils d'H ypnos, Morphée


s'identifie comme celui qui est habile à re-
vêtir la forme et les traits des mortels, à la
différence de ceux qui imitent les animaux,
les plantes ou d'autres espèces de choses.
Ainsi Morphée peut-il, déposant son plu-

24
mage sombre, descendre auprès du lit
d'Alcyoné et lui donner à reconnaître en
songe Céyx, son époux disparu. Alcyoné
agite les bras en dormant et veut embras-
ser Céyx, mais c'est l'air qu'elle embrasse.
Réveillée, elle court au rivage, discerne sur
les flots le corps de son cher disparu. Elle se
lance vers lui du haut de la jetée, car des
ailes lui naissent et voici qu'elle vole. Elle
enlace de ses ailes le corps glacé et de son
bec elle cherche et caresse sa bouche. Les
dieux changent Céyx à son tour en oiseau
et le couple d'alcyons retrouve sur les flots
son premier amour et le nid suspendu de
son hymen.
Tel est Morphée, telle est la vertu de
son baiser. Anamorphose de la forme véri-
table, métamorphose de la vie en la mort
et à nouveau en vie, en vie volée, en vie
envolée et suspendue sur les eaux, en vie
humide, en amour ruisselant au creux des
vagues. Morphée transforme en forme la
pure matière du somme. Il donne forme
et envol à l'informe et à la tombée. Sa
métamorphose contient le mystère même

25
du sommeil: le dessin d'une inconsis-
tance, l'allure, le signe et le geste de l'éva-
nescence avec le charme et la vertu de la
présence.
3

Soi de l'absence à soi

Quel soi s'y donne à découvrir ! Tombé


des supposées hauteurs de la conscience
vigile, de la surveillance et du contrôle, de
la projection et de la différenciation, voici
un soi rendu à sa plus intime motion: celle
du retour en soi. Qu'est-ce donc, en effet,
que « soi », sinon « à soi », «pour soi» ?
Soi se rapporte à soi et revient à soi-même
pour être ce qu'il est: « soi ». «Je» ne fait
.. . ..
pas un SOI, car « Je » ne se reVIent pas: Je
s'échappe au contraire, soit en s'adressant
au monde, soit en se retirant de lui, mais
c'est alors, précisérnent, pour perdre sa dis-

27
tinction ponctuelle de «je» (c'est-à-dire
aussi de « tu », ou encore de partie pre-
nante d'un « nous» ou d'un « vous »). Je
tombe de sommeil et je m'efface du mêrne
coup en tant que « je ».
Je tombe en moi et moi tombe en soi.
Ce n'est plus moi, c'est soi et qui ne fait
rien d'autre que revenir à soi. Nous disons,
en français, que quelqu'un qui reprend
conscience après un évanouissement « re-
vient à soi ». Mais en réalité, il revient à la
distinction du « je » et du « tu », il revient
à la distanciation du monde. Évanoui, il
n'a été que soi, soi à soi-même immédiate-
ment rapporté, au point que ce rapport
même, ce retour de soi à soi est annulé en
tant que retour, puisqu'il est donné, en
somme, comme le raccourci, voire le
court-circuit de toute espèce de « retour ».
La différence, toutefois, tient à ce que
l'évanouissement se fait contre l'avis du
« je », lequel au contraire consent le plus
souvent au sommeil et le désire. Il lui faut,
sans doute, finir par y sombrer en perdant
rnême son consentement, en devenant rien

28
d'autre que sa propre chute, jusqu'au point
où elle consiste précisément à n'être plus
« propre », mais à rejoindre l'espace indis-
tinct où nous dormons tous les uns comme
les autres - mais ni plus ni moins, toute-
fois, que nous somrnes éveillés les uns
comme les autres, aussi longtemps qu'il s'agit
de ne considérer que la « veille» en tant que
telle.
N'être plus propre, n'être plus propre-
ment dans le rapport de la propriété de soi,
mais plus profondément et plus obscuré-
ment être à soi de telle façon que la ques-
tion du « propre» tende à s'effacer (suis-je
bien moi? suis-je proprement ce que je
suis, ce que j'ai à être ?), cela revient à
donnir car cela demande la dissipation de
la question et de l'inquiétude qui l'anime.
« Qui suis-je? » se désagrège dans la chute
du sommeil, car cette chute me porte vers
l'absence de questions, vers l'affirmation
inconditionnelle et indubitable - étrangère
à tout régime de doute, à toute condition
d'identification - d'un être-à-soi qui ne
souffre aucun dépliement, aucune analyse

29
de sa structure. Il n'est pas justiciable d'une
problématique du « rapport à soi» ni de la
, « présence à soi» : ni rapport, ni présence
n'ont ici à se faire valoir. Pas plus ne peu-
vent le faire ni la forme ni la logique géné-
rales du « à », du « être à » : le « à » dans le
sommeil a rendu raison au « en ». C'est en
soi qu'est le dormeur, aussi en soi que peut
l'être la chose kantienne, c'est-à-dire l'être-
là, posé, la position même indépendante
de toute apparence et de tout apparaître.
Le soi dormeur n'apparaît pas: il ne se
phénoménalise pas, et s'il se rêve, c'est,
comme je l'ai dit, selon un apparaître qui
ne laisse pas de prise pour une distinction
entre l'être et l'apparaître. Le sornmeil
n'autorise pas l'analyse de quelque forme
de paraître que ce soit, puisqu'il se montre
à lui-même cornme ce paraître qui s'appa-
raît seulenlent en tant qu'inapparaissant,
en tant que retournant sur soi et en soi tout
l'apparaître, ne laissant plus percevoir au
phénoménologue éveillé qui s'approche de
son lit que l'apparence de sa disparition,
l'attestation de son retrait.

30
Il n'y a pas de phénoménologie du som-
meil, car il ne montre de soi que sa dispari-
tion, son enfouissement et sa dérobade.
Mais en se dérobant, il apporte en revanche
la possibilité plus lointaine et plus forte
que toute phénoménalité d'une déposition
des intentions et des visées autant que des
remplissements de sens. Le sens, ici, ne
remplit ni n'éclaire. Il déborde et il obs-
curcit la signification, il fait sens de seule-
ment se ressentir ne s'apparaissant plus.
En cet inapparaître, une seule chose se
montre. Mais elle ne se montre pas aux
autres, et en ce sens précis elle n'apparaît
pas. Elle se montre à soi et, mieux encore,
conformément à la distinction posée, elle
se montre en soi, elle s'apparaît dans cet
interstice infime et intime entre soi et soi,
là où soi est soi. C'est pourquoi sa formule
philosophique est bien ce « je suis », cet ego
sum dont Descartes ne doute pas qu'il soit
indépendant du fait que je dorme ou non,
et du fait que tout ce que je perçois soit ou
non de l'ordre du rêve.
« Je suis », pourtant, ainsi entendu mur-

31
rnuré par l'inconscience d'un dormeur,
témoigne moins d'un «je» proprement
conçu que d'un « soi» simplement retiré
en soi, hors de portée de toute interpella-
tion comme de toute représentation. Mur-
muré par l'inconscience, « je suis» devient
inintelligible, c'est une sorte de grogne-
ment ou de soupir qui s'échappe des lèvres
à peine décloses. C'est une coulée préver-
baIe qui dépose sur l'oreiller une trace à
peine visible, comme si un peu de salive
avait filtré de cette bouche ensommeillée.
Celui ou celle dont la bouche rnarmonne
ainsi une attestation confuse d'existence
n'est plus « je » et n'est pas véritablement
« soi»: n1ais au-delà des deux, ou tout
simplement à l'écart, indifférent à tou-
te espèce d'ipséité, il ou elle est en soi au
sens de la chose en soi telle que Kant l'a
rendue célèbre, non sans risquer plus d'un
malentendu. La chose en soi n'est rien
d'autre que la chose même, mais retirée de
tout rapport avec un sujet de sa perception
ou avec un agent de sa manipulation. La
chose, écartée de toute manifestation, de

32
toute phénoménalité, la chose endormie
en repos, abritée des savoirs, des tech-
niques et des arts de toute espèce, exempte
des jugements et des perspectives. La chose
non mesurée, non mesurable, la chose con-
centrée dans sa choséité indéterminée et
inapparaissan te.

Le sommeil est l'état où l'âme est


plongée dans son unité sans différence, -
la veille est, par contre, l'état où l'âme est
engagée dans l'opposition à son unité
simple 1.

Le soi dormant est le soi de la chose en


soi: un soi qui ne peut mêrne pas se distin-
guer de ce qui n'est pas « soi », un soi sans
soi, en quelque façon, mais qui trouve ou
qui touche dans cet être-sans-soi sa plus
véridique existence autonome. Plus encore,
cette existence doit à bon droit être dite
absolue: ab-solutum, c'est le détaché de

1. G. W Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques,


tr. h. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, § 398, addi-
tion, p. 440-441.

33
tout, c'est ce dont tout lien, tout rapport,
toute connexion ou composition, est exclu
. et forclos. C'est ce qui essentiellement se
délie, se détache et se défait même de tout
rapport avec son propre détachement. La
chose en soi ne sait rien des autres choses,
et tout ce qui lui apparaît ou se fait sentir à
elle ne vient que d'elle-même, lui vient en
soi de soi, sans distance à parcourir, sans
représentation à proposer.
Ce n'est pas représentation, c'est à peine
présentation ou présence. La présence du
dormeur est la présence d'une absence, la
chose en soi est chose de pas-de-chose.
Masse pourtant massive, massée, roulée, blot-
tie autour de ce soi qui existe en insis-
tant dans une inexistence. Non pas pour
autant repoussé ni refoulé dans une stupé-
faction: au contraire, disposé dans une
ferveur, dans une adoration du monde où il
ouvre son étrange paix.
4

Monde égal

Tout s'égale à soi-même et au reste du


monde. Tout se remet à l'équivalence gé-
nérale dans laquelle un dormeur vaut
n'importe quel autre dormeur et tout
sommeil vaut tous les autres, quoi qu'il
paraisse. Car « bien» ou « mal» dormir ne
revient qu'à dormir plus ou moins, de
façon plus ou moins continue, plus ou
moins perturbée. Les interruptions et les
perturbations, y compris celles qui surgis-
sent parfois du sein du somrneillui-même,
comme ces cauchemars qui nous réveil-
lent dans l'angoisse et la sueur, les acci-

35
dents du sommeil ne lui appartiennent
pas.
Lui-même ne connaît que l'égalité, la
mesure commune à tous et qui n'admet
point d'écarts ni de disparités. Tous les
dormeurs tombent dans le même, iden-
tique et uniforme sommeil. Car celui-ci
consiste précisément à ne pas se différen-
cier. C'est pourquoi la nuit lui convient,
avec l'obscurité, et de même le silence. De
même encore une nécessaire apathie - il
faut que soient endormies les passions, les
douleurs ou les joies, il faut que le désir
repose lui aussi, et le contact même ou le
parfum de la couche, de ses draps, et du
compagnon ou de la compagne, s'il s'en
trouve, avec lequel ou laquelle on dort.
Tout le monde dort dans l'égalité du
même sommeil- tous les vivants - et c'est
pourquoi il pourrait paraître étrange d'af-
firmer que dorrnir ensemble est une entre-
prise de très haut risque. Nous le savons
bien pourtant, et pour nous du moins,
nous dont la culture a oublié les sommeils
collectifs de nos ancêtres, dormir ensemble

36
n'évoque rien de moins que ce que nous
nommons de manière plus crue (mais pour-
quoi plus crue? sinon parce que nous avons
ainsi tourné le sens des mots, tout au
moins dans la langue française) « coucher
ensemble ».
Dormir ensemble n'ouvre rien de moins
que la possibilité de pénétrer au plus
intime de l'autre, à savoir précisément dans
son somrneil. Le sommeil heureux, alangui,
des amants qui sombrent ensemble pro-
longe leur spasme amoureux jusque dans
un long suspens, dans un point d'orgue
tenu jusqu'aux limites de la dissolution et
de la disparition de leur accord même:
mêlés, leurs corps se démêlent insidieuse-
ment, quelque entrelacés qu'ils puissent
rester parfois jusqu'au terme du sommeil,
jusqu'au moment où la joie leur reviendra
cornme renouvelée d'avoir été oubliée,
éclipsée le temps de leur somme, et où
leurs corps agiles feront à nouveau surface
après avoir été noyés au fond des eaux par
eux-mêmes répandues.

37
La séparation, virgule, entre l'émoi et
moi, au réveil, s'égale à décoller (déta-
chement du cou et de la colle), et la
décollation à une idéalisation sublimante
qui relève ce qui se détache. L'indéci-
sion, l'oscillation, la vibration tremblante
où s'annonce l'idéalité, s'appelle toujours
frisson, frémissement, etc. « Cette espè-
ce de frisson exaltait aussi mon bonheur
car il faisait que notre baiser ainsi tremblé
semblait décoller, s'idéaliser. [... ] qu'il
n'avait cessé d'être en éveil et que, du-
rant l'étreinte, il n'avait pas été ému, car,
au bruit, malgré ses rapides réflexes, il eût
éprouvé une légère peine à se dépêtrer de
l'émoi, et filOi, qui étais collé à lui, j'eûs
décelé ce mal léger, cette décollation
d'une glu subtile. » (Miracle de la rose) 1.

Mais cet oubli lui-même participe de la


jouissance dans laquelle rien n'est à pren-
dre ni à garder, rien n'est à gagner ni à
sauver: tout au contraire à laisser aller. Le
sommeil jouit de prolonger le plaisir dont

1. Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 150.

38
il consomme l'évaporation et l'épuise-
ment. Il accorde son plein droit à la puis-
sance d'extinction que l'ardeur porte en
elle: il lui procure, non pas le relâche-
ment supposé succéder à la tension, mais
cette très subtile conversion de la ten-
sion en intensité de détente que la phy-
. ...
sique nomme InertIe et qUI conserve un
corps sur sa lancée aussi longtemps qu'au-
cun frottement de la matière environnan-
te ne vient s'opposer à la poursuite de sa
traJectoue.
Dormir ensemble revient à partager une
inertie, une force égale qui maintient les
deux corps ensemble, voguant comme
deux barques étroites qui s'éloignent vers
la même haute mer, vers le même horizon
toujours à nouveau dérobé dans des brumes
dont l'indistinction ne permet pas de
départager l'aube du crépuscule, ni le cou-
chant du levant.

39
Car c'est en effet le grand sommeil égal
de la terre tout entière que partagent ceux
qui dorment ensemble. Dans leur «en-
semble» se réfracte l'ensemble de tous les
dormeurs, les animaux, les plantes, les
fleuves, les mers, les sables, les astres posés
sur les sphères cristallines de l'éther, et
l'éther lui-même qui s'est endormi. Mais la
vérité de l'éther - qu'il existe ou qu'il
n'existe pas, comme on le sait depuis
Michelson et Morley - c'est qu'il s'endort
et qu'il endort avec lui notre système
planétaire. C'est le grand somrneil, la gran-
de nuit du monde qui nous entourent et
vers lesquels irrésistiblement nous dérivons
dans une expansion infinie.
Pour qu'il y ait nuit, toutefois, il faut
qu'il y ait jour. Le jour introduit la nuit
comme sa différence propre et comme
l'alternance selon laquelle seulement il
peut être jour: à la fois lumière et période.
Double scansion, double alternance, de la
lumière et de l'obscurité, de l'unité de temps
qui se succède à elle-même. Double rythme,
solaire et lunaire, vigile et endormi. }ïat

40
lux - et voilà le premier jour, entièrement
constitué de son seul éclat de jour, mais
voilà en même temps le temps lui-même,
la balance rythmique des jours et des nuits.
Le premier jour du ITlonde, la première
nuit, la première différence. Égal à lui-
même, ce battement fait chaque jour et
tous les jours que Dieu fait - comme on
disait du temps de Dieu - la succession
elle-même, la successivité du temps qui
passe égal à soi dans sa cadence obstinée.
Or cette égalité à soi se distribue encore
selon la distinction rythmique entre l'iné-
galité du jour et l'égalité de la nuit. Le jour
par lui-même est l'inégal, le singulier, tout
comme l'initiale lux n'était et n'est tou-
jours rien d'autre que la différence même,
le partage de l'indistinction primitive d'un
chaos, d'une khôra, d'un magma, d'une
profusion sourcière. Le jour est toujours
un autre jour, il est en général l'autre du
même. Demain est un autre jour, c'est-à-
dire encore un jour et un jour différent. Le
passage à cet autre se fait par l'égalité de la
nuit. Toutes les nuits sont égales. Toutes

41
suspendent également le temps de la dif-
férence, le temps des différenciations
de toutes sortes, comille celle de la paro-
le, celle de la nourriture, du combat, du
voyage, de la pensée.
Les nuits peuvent bien differer entre
elles jusqu'à l'opposition de la nuit d'in-
somnie et de la nuit scellée sous un som-
meil de plomb. Elles peuvent offrir les
contrastes des lampes allumées et des feux
éteints, des fêtes nocturnes et des maison-
nées assoupies: il n'en demeure pas moins
que c'est la nuit, la nuit toujours recom-
mencée. Les jours peuvent bien pour leur
part se ressembler dans la monotonie la
plus répétitive, dans le quotidien dont le
nom signifie autant-de-fûis-Ie-jour-autant-
de-fois-Ie-mêrne, ils n'en contrastent pas
moins chaque jour autant qu'une lumière
diffère d'une autre et une ombre d'une
autre.
La nuit efface le rapport de la lumière
à l'ombre. La nuit ramène obstinément
l'indifférence dans le différent, elle retrouve
le monde antérieur, le magma, le chaos, la

42
khôra, l'égalité posée sur soi, les corps
amants au fond des eaux, l'équivalence des
heures que n'inscrit plus l'ombre inégale
d'aucun cadran solaire et que rnesure seu-
lement l'unité constante et arbitraire de la
goutte d'eau qui tombe, ou bien de la tran-
sition d'un atome de césium 133 de l'état
A à l'état B.

Le sommeil est engendré par la nuit.


Sans elle il n'aurait pas lieu d'être, et les
vivants seraient organisés de telle façon
qu'ils s'activeraient sans s'user dans un jour
perpétuel. C'est bien d'ailleurs pourquoi
l'occupation de la nuit, son envahissement
par le travail, est l'obsession des systèmes
de production. On enchaîne des équipes,
on arnénage des conditions d'éclairage, on
chasse la nuit, le suspens, la retombée du
jour. On supprime le rythme de l'inégal et
de l'égal, on égalise tout dans l'inégalité
incessamment renouvelée des input et des
output, des valeurs mesurées de pression,

43
de tension, de stockage et de déstockage,
de charge et de décharge.
, Mais la nuit, pour sa part, la nuit qui
n'en subsiste pas moins autour des ateliers
et des bureaux électrisés n'admet aucune
mesure autre qu'elle-mêrne. Elle enrobe le
jour et le dérobe. Elle le met en réserve
pour cet autre jour qui l'attend et qu'il
attend, cependant qu'elle investit l'espace
et le temps de cette attente. Elle dépose les
positions, elle désarme les systèmes d'acti-
vation, elle dénoue les réseaux, et c'est dans
l'indistinction ainsi créée que vient cette
grande nuée obscure dans laquelle tout
s'enveloppe et se retire: cette nuée qu'on
nomme « la nuit », la douce Nuit qui mar-
che dans un imperceptible froissement
de ses longues jupes constellées.
Le sommeil vient à sa rencontre, il la
reconnaît comme sa loi et comme son élé-
ment: il lui emboîte le pas, il se laisse plu-
tôt entraîner dans son glissement d'inertie,
il épouse sa cause, son insistante reven-
dication d'égalité. Le sommeil est la recon-
naissance de la nuit: il la salue et il lui rend

44
hommage. Il se laisse adopter par elle. Il se
fond en elle. Le sommeil devient la nuit
elle-même. Il devient lui-même le retour
au monde immémorial, au monde d'en
deçà du monde, au monde des dieux obs-
curs qUi ne prononcent aucune parole
créatrice.
5

To sleep) perchance to dream)


s
ay) there the rub ...

L'endonni ferme les yeux pour les ou-


vrir à la nuit. Ce qu'il voit en lui-même,
sous ses paupières qui tombent avec le
sommeil et qui n'étaient déjà là, tout le
jour durant, que pour permettre d'évo-
quer, abaissant par instants leurs auvents,
l'irnminence toujours possible d'une nuit
en plein jour, la possibilité, sinon la néces-
sité, d'échapper aux requêtes de la vigi-
lance, ce n'est pas autre chose que la nuit
elle-même. Car la nuit - par une différence
rnajeure avec le jour - n'est pas plus exté-

47
rieure qu'intérieure. Le jour est tout entier
dehors, le jour est devant les yeux, au bout
des mains et des pieds, sur la langue et au
bord des oreilles. La nuit identifie le de-
hors et le dedans, l' œil y voit le dessous
des choses, le revers des paupières, la cou-
che inapparente des envers, des soubasse-·
ments, des cryptes, des peaux retournées.
C'est le monde de la substance, ce qui se
tient dessous et qui ne tient soi-même sur
rien d'autre. Ce qui n'est pas accident ni
attribut, c'est-à-dire qui n'arrive à rien ni
ne se rapporte ou s'applique à rien, sinon à
• 1\ • , . , / ,

SOI-meme : ce qUI est tout a SOI n etant a


nul autre sujet ou support, à nulle instance
de raison rendue ou de justification.
La nuit règne injustifiée et le sommeil
épouse cet abandon de la justification, sa
mise hors-jeu et hors-champ. Plus précisé-
ment encore: il eût été concevable que les
vivants ne dorment pas la nuit, qu'ils ne
dorment pas du tout ou bien qu'ils inver-
sent le rythme nycthéméral comme le font
certains d'entre eux, chauves-souris, vam-
pires et grands-ducs. Mais il fallait que la

48
cause de la nuit fût entendue. Au reste, il
faut bien que, tout le premier, celui qui
prononça Fiat lux ait pris quelque part au
sommeil. Il faut bien que Dieu ait dormi,
dès la première nuit, faute de quoi il n'eût
pas différé au lendemain la suite de son
ouvrage. Il a dormi toutes les nuits et il
dort encore toutes celles qui séparent tous
les jours qu'il continue de faire ou qui con-
tinuent de se faire sans lui.
Le sommeil est divin pour cette raison,
et ce qui se révèle en lui de plus propre-
filent divin est le suspens de la parole créa-
trice. Il ne se prononce plus aucun « que
cela soit! », il n'y a plus de commandement
pour faire venir à l'être. Il y a une obéis-
sance silencieuse à la différence de l'être : à
ce « rien », à ce « nulle chose », à cet ex
nihilo que la lumière tout d'abord a re-
poussé au fond des ténèbres dans le mou-
vement par lequel elle jaillissait de lui. La
lumière a conformé le rien cornme té-
nèbre : elle l'a configuré comme le sans-
figure, comme la chose retirée de toutes
choses.

49
Ce que le dormeur voit, c'est cette chose
éclipsée. Il voit l'éclipse même: non pas la
,couronne enflammée qui la borde, mais
bien le cœur parfaitement obscur de l'écli-
pse de l'être. Or cette obscurité n'est pas
une invisibilité: elle offre au contraire la
pleine visibilité de ceci que, devant moi
- dans cet au-devant où toute figure vient
se figurer, toute couleur chatoyer, tout des-
sin se tracer -, il n'y a plus de « devant» et
que tout s'y rend équivalent à « derrière»
ou à « nulle part ». Il n'y a point de part du
visible, point non plus par conséquent
de l'invisible. Il n'y a plus de partage ni de
partition. Tout ce qui pourrait venir du
dehors ou bien s'y échapper, tous les suppo-
sés « messages» ou bien toutes les pensées,
qu'elles soient de l'œil ou de l'oreille,
du nez, de la bouche ou de la peau, des
nerfs, des viscères, des chaînes neuronales,
des muscles et des tendons, des volontés
ou des imaginations, des désirs ou des souf-
frances, toutes les pensées sans exception
ne disparaissent pas - tant s'en faut! -
malS viennent se jouer librement, indis-

50
tincrement distinctes, dans l'étendue du
nulle part, dans la part nulle de ce mon-
de éclipsé et ramassé au point de l'égalité
dormante.
Ainsi, parfois, survient le rêve. « Peut-
être », comme le dit Hamlet 1 - celui dont
toute la vie et la pensée ne sont en quelque
sorte consacrées qu'au sommeil, à sa
tombée comme à sa tombe. Peut-être le
rêve, c'est-à-dire peut-être quelque chose
de la nuit qui passe dans le jour, par
chance, par malheur ou par un hasard
capricieux. Soudain, le réveil trouve au-
près de soi un lambeau venu du sommeil.
Quelque chose a été rapporté du rien, et
c'est en effet une configuration de rien:
des scènes souvent hautes en couleurs et
fortes en tonalités de toute espèce, rnais
dont la consistance épaisse se trouble et se
désagrège de manière précipitée dans l'aci-
dité du jour et même dans les fantaisies
ou dans les phantasmes de l'interprétation
qui, pour finir, très régulièrement et né-

1. William Shakespeare, Hamlet, III, l, v. 65.

51
cessairement se perd au tréfonds de cet
ombilic du rêve dont parle Freud pour bien
~aire valoir que tout ici se passe avant la
naissance, avant toute distinction et toute
séparation, tout discernement de personne
et de sens.
Le rêve comine la veille, pareil à elle et
en tant qu'elle. Le rêve en place de la veille.
Le rêve éveillé fonne déjà le sommeil en
plein jour, le sommeil au milieu de la
veille. La vigilance de la veille se laisse aller.
La rêverie fragile décolore le réel et repeint
sur lui, à plat, sans profondeur, en minces
couches contiguës, un monde somnolent
dans lequel le rêveur s'enfonce et se perd.
Lorsqu'il est parvenu là où ne subsiste plus
la moindre épaisseur ni la moindre densité
d'aucune espèce de dehors, le rêve peut se
lever. Ou plutôt il peut se répandre à la
manière d'une peinture paresseuse len te-
ment déposée sur la toile noire étalée au
fond du sommeil: une peinture brumeuse
ou fauve, pointilliste ou hyperréaliste, à
grands à-plats et coups de brosse négli-
gents, immobile dans le mouvement et

52
agitée dans la prise de vue qu'on devine
réalisée à l'aide d'un montage de lentilles
trop compliqué pour qu'il soit possible
d'en démonter le mécanisme dont on sent
pourtant la présence toute proche, appa-
reil de cuivre et d'ébène chargé de verres
grossissants et déformants, de loupes et de
glaces biseautées, machine cinématogra-
phique sans moteur mais douée de zooms
et de travellings et de grues emboîtés les
uns dans les autres et se déplaçant sans
effort, sans laisser appréhender l'espace
de leurs transports. Cette rnobilité pénètre
dans l'image à peine fonnée et la traverse
comme une pierre peut le faire de la surface
d'un étang, faisant autour d'elle trembler
en ondes concentriques les modulations
répétées du rnotif central dont en même
temps le dessin se perd et se recompose
soudain ailleurs, méconnaissable, substitué
et malgré tout superposé au motif qu'il
remplace et qu'il double à la fois, venant
à tracer une figure indécidable contre
l'ambivalence violente de laquelle l'esprit
du rêveur s'éprouve projeté avec l'insis-

53
tance de la certitude engluée dans le doute.
Il ne sait déjà plus s'il a perdu le filou s'il
n/a jamais seulement commencé à en saisir
la moindre apparence; il réalise que tout
s'irréalise en lui retirant la chose à mesure
qu'elle pèse son poids et l'affecte de sa
présence lourde, insinuante, menaçante
rnême, et peu s'en faut qu'il ne crie mais
son cri lui-même ne se peut crier: le son
paraît coupé, étouffé avant même de s'être
véritablement formé au fond de sa gorge
tandis que, devant lui, sur l'écran, sur le
diorama bigarré de la fantasmagorie, se
donnent à reconnaître les visages fami-
liers, cOlnpliqués de traits insolites, les situa-
tions ordinaires rendues solennelles, et les
secousses érotiques écrasées contre des
peaux embuées par une sensation précise,
aiguë, inimitable et qui imite au plus exact
le schème et la voix d'une ancienne con-
voitise, d'une audace depuis longtemps
réprimée dont ici même, alors qu'elle s'é-
lance, le fin fIlet du rêve retient les an-
tennes prisonnières comme fait une arai-
gnée pour celles d'un insecte dans sa toile.

54
Et c'est ainsi que la toile peinte et molle-
ment remuée sur ces tréteaux de foire se
résout en réseau de filaments argentés sur
lesquels tremble une goutte de rosée ou
une larme dont la chute imminente va
déchirer la toile et brusquer l'araignée dont
les pattes s'enfoncent enfin jusqu'au fond
des yeux rêveurs, jusqu'à la rétine affectée
sur laquelle bientôt viendra se poser la
scintillation soudain reconnue du réveil,
de cette veille dont la place aura été si bien,
si justement, si intimenlent et si irréversi-
blernent remplie qu'il est pour un temps
impossible au rêveur de ne pas douter en
son âme et conscience si ce n'était pas là, si
, . .
ce n est pas encore maintenant et tout JUs-
tement là, devant lui dans la nuit qui pour-
tant lui dévoile à nouveau sa noirceur
vibrante, la vérité véritable et irrécusable
qui devrait plutôt le faire douter du sens
peut-être tout factice de sa situation de
dormeur éveillé par la chute de son propre
rêve plus loin dans le sommeil qui désor-
mais lui échappe. (À l'aube, la bête vient
laper le jus des fleurs nocturnes.)

55
Ce temps du doute si je rêve ou suis
éveillé est le temps le plus propre de la
conscience qui se sait sans savoir ce qu'elle
s'ait en se sachant ainsi. Elle sait bien qu'elle
est conscience mais elle ne sait de quoi elle
est ou bien n'est pas consciente, et, pour
finir, elle ignore ce que « conscience» veut
dire, et de quel corrélat d'objet ou de visée
une conscience est en droit de s'assurer:
elle se sait seulement douter s'il fait nuit
autour d'elle ou si le jour s'est levé, en sorte
qu'elle ne se peut assurer que d'une chose,
à savoir qu'au tréfonds de son être ou de
son état c'est la nuit la plus profonde, la
nuit noire dont elle est elle-même la vigou-
reuse somnambule. Est-il permis de dire,
comrne le voudrait Freud, que le sommeil
abaisse les défenses? Ne faut-il pas plutôt
considérer cet accroissement considérable
de notre monde qui s'égale à la nuit d'un
dehors du monde au sein duquel nous
venons flotter, pareils à ces cosmonautes
qui, travaillant dans l'espace vêtus de ces
énormes combinaisons, font paraître leurs
gestes incertains et leurs pensées vapo-

56
reuses ? Or, sous leur apparence approxi-
mative, les cosmonautes exécutent des
manœuvres précises et des opérations déli-
cates. De même les manœuvres, les opéra-
tions, les conduites, les techniques et les
arts qui se déploient dans les larges espaces
du sommeil.

Le sommeil qui est hors de la faute


Le sommeil qui apaise le tourbillon de nos
SOUCIS
La mort de chaque jour, le bain qui
guérit l'opprimé
Baume du cœur souffrant, second cours
de la nature
Et tribunal suprême de la vie 1.

1. W Shakespeare, Macbeth, II, 2, dans l'adaptation de


Heiner Müller, Macbeth d'après Shakespeare, tr. fr. J.-P. Mo-
rel, Minuit, 2006, p. 48.
6

Berceuse

Dormons, ne nous sachant. Sein


contre sein,
Souffles mêlés, main dans la main
sans rêves 1.

Encore faut-il s'être endormi. Mais ce


verbe réfléchi induit une illusion. Nul ne
s'endort lui-mêtne : le sommeil vient
d'ailleurs. Il nous tombe dessus, il nous fait
tomber en lui. Il faut donc avoir été
endormi. Il faut avoir été endormi par le

1. Yves Bonnefoy, «Une pierre », Les Planches courbes,


Paris, Mercure de France, 2001.

59
somrneillui-même - par celui de la f;;uigue
ou par celui du plaisir, par celui de
J'ennui -, ou bien par quelque voie d'accès
à son dornaine.
Ce qui conduit au sommeil a la fonne
du rythme, de la régularité et de la répéti-
tion. Il ne s'agit pas d'autre chose que d'un
mimétisme, puisque le sommeil lui-même
est rythme, régularité et répétition. Dormir
ne consiste pas dans un processus compa-
rable à celui de marcher, de manger ou de
penser. Les seuls processus qui appartien-
nent au sommeil sont ceux de la respira-
tion et de la circulation. Eux-mêmes y sont
mis en repos, ils y trouvent une cadence
plus lente, une amplitude plus profonde
et peu différenciée en fonction des mo-
ments. Lorsqu'il s'endort, le corps se berce
au rythme de son cœur et de ses poumons.
Les cultures ont développé une grande
richesse de manières de bercer, depuis
l'enfant bercé sur le dos de sa mère en
chemin vers le lavoir ou vers le puits jus-
qu'à toutes les espèces de berceaux et de
nacelles - actionnés par le pied ou par la

60
main, suspendus à des liens, rnontés sur
des ressorts, flottant sur l'eau - en passant
par le balancement de l'enfant entre les
bras croisés ou encore par la promenade à
dos d'âne ou de chameau, en voiture ou
bien dans ces harnais de portage qui font
ressembler les jeunes pères à une variété
technique de marsupiaux, sans oublier les
boîtes à musique ni les mobiles noncha-
lants au-dessus des lits des tout-petits.
Mais quel que soit son âge, nul n'entre
dans le sommeil sans une berceuse de sa
façon. Nul ne peut se passer d'être entraîné
par une cadence qu'il ne perçoit même pas
car elle est précisément la cadence de
l'absence qui pénètre dans la présence, par-
fois en un seul mouvement - d'une seule
poussée qui soudain envoie le présent
flotter à côté de lui-même -, parfois en
plusieurs temps - en plusieurs vagues suc-
cessives, comme une marée qui lèche le
sable et à chaque retour l'imprègne un peu
plus avant, déposant des flocons d'écume
sommeilleuse. Les bercements nous endor-
ment parce que le sommeil dans son

61
essence est lui-même un bercement, non
pas un état stable et immobile. Lullaby :
on charme, on enchante, on endort la
méfiance avant d'endormir la vigilance mê-
me, on guide doucement vers nulle part -
swing Low, sweet chariot, comin Jar to carry
me home.
De même que la nuit figure un temps
du rythme cosmique et le sommeil un
temps du rythme biologique, de même
encore le sommeil compose en soi le
rythme où se reflète sa nature profonde.
Dans le bercement, il s'agit du haut et du
bas comme de la droite et de la gauche, des
grandes symétries, dissymétries et alter-
nances qui gouvernent les cristaux, les
marées, les saisons, les cycles des planètes et
de leurs satellites, les échanges de l'oxygène
et du gaz carbonique, les captures et les
délivrances, les assimilations et les déjec-
tions, les systèmes nerveux, les attractions
et les répulsions entre métaux, entre faunes
et flores, entre sexes, entre lnasses stellaires,
trous noirs, quarks et jets de poussières
infinitésimales. .. Il s'agit, pour finir ou

62
plutôt pour commencer, du battement ini-
tial entre quelque chose et rien, entre le
monde et le vide, ce qui veut dire aussi
entre le monde et lui-mêrne.
Il s'agit de l'entre-deux sans lequel nul
réel ne prend place et sans lequel, par
conséquent, nul réel n'est réel sans rapport
à quelque autre réel dont le sépare l'inter-
valle qui les distingue et qui les rapporte
l'un à l'autre selon la pulsation même de
leur commune inorigine - puisqu'en effet
rien ne fait point ni rnarque d'origine, rien
que l'écartement et le balancement du
nihil entre les choses, les êtres, les subs-
tances ou les sujets, les positions, les lieux,
les temps. Rien que le balancement du
monde fait le berceau ou plutôt le ber-
cement au sein duquel tout s'éveille -
s'éveillant au sommeil comme à la veille,
s'éveillant à soi comme au battement et au
bercenlen t en général.
Cadence, caresse, branle, allée-venue
des mains, des lèvres, des langues et des
sexes humides, levées et retombées des
houles, montées et soubresauts des spasmes

63
avant retour aux longues lames, aux ondes
profondes.
Bercement d'avant le monde, balance-
ment de l'être sur rien, de rien sur rien,
balance égale entre rien et être, être rien et
être quelque chose, n'être rien, n'être que
quelque chose, être quelques choses balan-
çant entre elles, singulièrement égales dif-
férentes de rien, différant de presque rien,
de l'infinitésimale imménloriale différence
.,. . . .
qUI n est nen, vraIment nen malS sans
laquelle rien ne s'exposerait comme diffé-
rent de rien.
En haut, en bas, à droite, à gauche, in-
sensiblement, sans haut, ni bas, ni gauche,
ni droite, juste le fin fléau d'une balance
qui pèse la pensée du monde, qui pèse sa
justice, son équanimité intraitable, toutes
ces choses indistincternent jetées au même
commun désœuvrement de faire monde,
de ne rien faire, de faire venir au monde,
de faire venir un monde, de l'éclairer, de
l'assombrir, de le couvrir de terres et de
mers, de découvrir ses roches et ses boues,
de lever et baisser les eaux, de hisser et

64
d'abattre des pics, des somrnets, des abîmes,
de détacher des lunes, des anneaux, des
atolls, des aurores boréales, aubes et cré-
puscules, petites crêpes, petites flaques de
lumière, petites hosties avalées par la nuit,
plus bas, plus en dessous, passant très loin
derrière pour revenir en face et tenir à nou-
veau une aube suspendue, grise, indécise et
précise dans le tracé d'un nouvel horizon,
d'une frontière nouvelle entre nulle part
et quelque part, entre jamais et mainte-
nant, crayonnement d'esquisses sur fond de
traces effacées, ébauches reprises, repen-
tirs, approches, retours éternels des mêmes
traits, refrain, Morgen ftüh) wenn Gott will,
wirst du wieder eruJeckt.
Demain si Dieu le veut tu t'éveilleras à
nouveau: dors mon enfant, dors mon
âme, dors mon monde, dors mon amour,
dors mon tout petit, l'enfant dormira
bientôt, il dort déjà, voici, il s'endort avec
la première nuit du monde, l'enfant divin
qui joue avec les dés de l'univers et de tous
ses siècles, il dort avec chaque nuit que
berce à nouveau, inlassablement, la répéti-

65
tion de la première, de l'initiale berceuse
nocturne où le premier jour s'est endormi
du premier sommeil.
7

L'âme qui ne dort jamais

Jarnais, pourtant, jamais l'ârne ne dort.


Cet absentement de soi en soi lui est
inconnu. Il appartient au corps et à l'esprit,
il est étranger à l'âme. Dans le sommeil,
l'esprit s'abandonne au corps et disperse en
lui sa ponctualité, dissout sa concentra-
tion dans cette étendue molle et presque
désarticulée. Le corps, pour sa part, s'a-
bandonne de manière paradoxale à la
ponctualité mêrne de l'esprit: il n'est plus
véritablement exposé dans l'espace, mais
tendanciellement ou virtuellement retiré
en un non-lieu où il s'anesthésie et se sé-

67
pare du monde. L'homme qui dort est
un corps spirituel ou un esprit corporel,
t'un perdu dans l'autre, et dans les deux
cas, sous l'un et l'autre aspect, un sujet
aspiré, extravasé, ex-posé ou ex-istant aux
sens les plus forts et d'ailleurs les pl us pro-
blématiques de ces mots. En cela le dor-
meur ou la dormeuse est toujours double.
Il, elle est lui-même, elle-même et un, une
autre. Leur sexe même s'indécide alors plus
vivement qu'il ne le fait jamais dans d'autres
conditions, car le sommeil se séduit et jouit
de lui-même - qui n'est pas un «lui-
même».
Mais l'âme anime le sommeil aussi bien
que la veille. L'âme est dormeuse autant
que vigile, et pour cela même elle ne dort
pas. Elle n'est pas non plus éveillée: elle est
dans la veille ce qui sans cesse sOlnnole, elle
est dans sommeil ce qui veille et sur-
veille : elle est de part et d'autre cha-
que fois cela qui, donnant à une présence
forme et tonalité, se tient sur les bords, sur
les contours. Certes pas comme un pilote
dans son navire, mais répandue par toute

68
l'étendue du corps et mêlée à elle de telle
sorte que simultanément en chaque point
elle est comme un signal, comme un fanal,
comme une vigie en haut du grand mât ou
bien comme un goéland repu engourdi sur
le bastingage. Elle est comme un feu de
Saint-Elme ou bien comme un éclat
brillant de lune sur un cuivre, ou comme
un billet jeté à la mer, ou bien comme une
antenne de radio captant l'appel d'un au-
tre bateau que ses rnachines lâchent, ou
comme le reflet du soleil sur les verres des
jumelles dans lesquelles apparaît l'image
d'un rafiot déglingué chargé de boat people
en train de mourir, tombés de nlÏsère et
d'effroi, tombés, déchus dans un sommeil
qui ne dort plus, dans une lourde léthargie
de malheur.

L'âme modèle et module la forme de


l'endormi tout autant que celle de l'éveillé:
elle reçoit et elle émet pour chacun les
signaux du reste du monde, mais aussi les

69
signaux de l'autre, du dormeur blotti dans
l'éveillé, de l'éveillé qui tourne en rond
4ans le dormeur. Celui qui veille, elle le
retient de se livrer à tous les coups et à tous
les épuisements du jour, elle lui cligne les
paupières et lui fait partager le très bienfai-
sant oubli si nécessaire à la poursuite des
travaux et des jours. Celui qui dort, elle le
maintient en état de percevoir les signaux
d'urgence et de ruminer ses pensées les plus
Intimes.
Elle n'est pas insomniaque, cette âme:
tout au contraire, c'est bien elle qui dort
du sommeil du dormeur et qui veille de
la veille du vigile. C'est elle qui veille au
milieu du sommeil et qui ne dort qu'en
veillant. Elle est la veille elle-même qui se
divise entre nuit et jour, entre veille vigile
et veille somnolente. Elle est elle-même le
rythme, elle est l'ombre doucement dan-
sante qui veille tout le temps sur la possibi-
lité de l'alternance et du bercement, sur ce
tour-à-tour sans lequel nous serions ou
bien morts ou bien vivants raidis debout
dans leur posture héroïque, comme ce

70
Socrate capable de passer la nuit debout: la
vigilance même, l'idée claire sans ombre et
d'ailleurs sans musique.
Cependant il faut bien veiller, en effet. Il
le faut quand bien lIlême l'âme aimerait
s'endormir. À la fin il lui faut cesser de
veiller sur le sommeil.
Les ambulances déchirent la nuit, et les
canons, et les tirs de missiles, les pleurs des
enfants, les mouvements de chars, les mor-
sures des douleurs dans la poitrine, dans le
ventre des cancéreux ou des blessés, les
lurnières crues des lampes qu'on ne peut
pas ou qu'on ne veut pas éteindre, les
pensées lancinantes, les tourments, les
remords, les attentes fébriles, les peurs -les
peurs plus que tout, les peurs de tout.
Le sommeil suppose vaincue la peur de
la nuit, mais la nuit est la contrée sauvage
des peurs. Les figures que le jour dispose
pour la reconnaissance ressurgissent de
l'obscurité travesties en masques maléfi-
ques, les pensées dont on sait s'occuper
avec sollicitude se déchaînent en angoisses,
en suffocations, en apories qui se referment

71
indéfiniment sur elles-mêmes aussi long-
temps que le jour ne les a pas dissoutes. La
nuit engendre la terreur, l'obsession, le
ràvage et la panique. Il ne s'agit pas de
l'insomnie, qui est un égarement du som-
meillui-même, sa transformation en veille
privée de jour, en veilleuse allumée dont la
lueur entretient l'agitation de l'âme avec
une claire conscience du sommeil usurpé,
dédoublé, transformé en son double éveillé.
Il s'agit au contraire du monde dans lequel
il est impossible de dorrnir, du monde dans
lequel il est interdit de dormir, par un pro-
cédé de torture dont l'efficacité n'est pas
douteuse.

Il est possible que le monde aujourd'hui


soit tel: sans somrneil ni veille. Dormant
debout, veillant assoupi. Somnambulique
et somnolent. Monde privé de rythme,
monde qui s'est privé de rythme, qui s'est
retiré la possibilité de voir ses jours et ses
nuits répondre au régime d'une nature ou

72
d'une histoire. Les oiseaux migrateurs dans
la nuit sont déboussolés par l'intense halo
de lumière que les grandes cités projettent
dans le ciel: ils sont prêts à s'endormir
,. ,
n 1111porte ou, se croyant parvenus aux
terres ensoleillées. Monde étal, non égal,
inégal au contraire jusqu'à rendre le som-
meillui-même dévasté par l'inégalité. Dor-
meurs harassés, toujours en alerte, moins
tombés que jetés dans le sommeil, préci-
pités par un abrutissement pour de courtes
heures rompues de coups dans la tête, de
coups à la porte, de coups de gueule ou de
fusil. Dormeurs moins endormis que ter-
rassés, vaincus la nuit comme ils le sont le
jour, entassés dans des camps ou couchés
dans des fossés, dans des camions ou dans
des barques, pourchassés, chassés de leurs
couches hâtives. Nuits traversées d'éclairs
de feu, de folie, de faim. Nuits dépouillées
de leur nuit même, extirpées de l'obscurité
et de l'ombre, jetées dans la lumière crue
d'un aveuglement nucléaire. Sommeils qui
ne sont plus que parodies, caricatures de
sommeils, têtes maintenues enfoncées sous

73
l'eau boueuse mais empêchées de se livrer à
l'abandon des eaux profondes.
Comment dormir dans un monde sans
b~rceuse, sans refrain apaisé, sans capacité
d'oubli, sans inconscience même puisque
Éros et Thanatos circulent partout sans ver-
gogne, vigiles sardoniques munis de fouets
et de matraques? Comment dormir dans
un monde hypnotisé par la vision de sa
propre absence de vision du monde autant
que par l'inanité de toutes les visions qui se
sont dissoutes et qui toujours, d'ailleurs,
promettaient des réveils, des matins triorn-
phants succédant à des grands soirs dans
l'incendie desquels la nuit aurait été à
jamais disqualifiée?
Comment dormir, âme défaite, ârne sans
âme, âme qui flotte inanimée au-dessus du
champ de bataille ou d'épandage dont un
scialytique expose crûment l'inanité?
8

Le glas d'une mort temporaire

Comme la mort, le sommeil, et comme


le sommeil, la mort - mais sans réveil. Sans
rythme de retour, sans reprise, sans jour
nouveau, sans lendemain.
Comme la mort le sommeil, car le corps
s'y allonge seul. Y est seul étendu. Seul
étendu y est, y, là, ici cornme nulle part.
Nulle autre part qu'un corps pesant posé,
jeté, laissé par terre. Comme le sommeilla
mort: corps déposé.
Un sommeil toutefois qui serait sa pro-
pre veille: une immortalité dressée dans
la mort en travers d'elle, fichée à angle

75
droit comme la surrection de ce qui ne se
relève jamais plus. Un sommeil endormi
~illeurs que dans l'attente, ou bien s'atten-
dant lui-même pour recevoir de soi la
grâce de ne plus être mesuré entre deux
veilles, mais d'être seulement et sans ré-
serve éternellement le sommeil qu'il est.
Repos éternel: dormition de la Vierge
ou des sept dormants d'Éphèse, mort qui
survient dans le sommeil et à la faveur de
son inattention, voire de son inintérêt.
Sommeil qui survient à la mort et la rend
semblable à lui: dormeur du val, qui a
deux trous rouges au côté droit. On dirait
qu'il dort: oui, on le dirait, et le mort lui
aussi le dirait s'il pouvait parler. Il dirait
qu'il dort et que pareil à tout dormeur il a
rejoint l'éternité: le revers du temps.
Le revers, le renversement et l'annula-
tion du tenlps, non pas son retournement
en durée privée de rythme, non pas son éti-
rement plat en torpeur et en coma. Non la
mort qui dure, mais la mort qui tombe
d'un coup et en tombant s'élide. La mort
dont la chute élève le tumbos, le tumulus, la

76
douce et grave élévation de terre ou de
pierre en prière muette.
On peut dire que le sommeil est une
mort temporaire, mais on peut dire aussi
que la mort est forcément temporaire, car
elle ne dure qu'autant que dure le temps.
Là où le temps ne dure plus - là où, bien
entendu, et non pas quand, car nul temps
n'est donné pour cela, seulement un lieu à
l'écart de tous les lieux, non pas un autre
lieu, ni une u-topia, mais le hors-lieu de
l'écart lui-même, l'espacement, l'ouvert, le
battement du rythme en somme -là, donc,
où le temps ne dure plus, il s'itnmobilise sur
lui-même, c'est-à-dire sur le passage et sur le
pas qu'il est. Il se suspend sur cette négati-
vité qui est son être fluide et qui façonne la
forme de tout présent et de toute présence:
déjà pas et pas encore. La forme du pas des-
sine un creux, elle imprime un vestige dans
le sable des rivages que nous ne cessons
d'aborder et de quitter. Un creux, un creu-
sement, une élévation, le rythme immobile
immuable de la fosse et de la tombe, la res-
piration du sommeil de mort.

77
IJas - dit le dormeur comme le mort, je
ne suis pas là. Pas là, pas maintenant, pas
jci, pas ainsi. Cherchez ailleurs, passants
qui observez un instant de silence devant
ma couche de gisant. Je suis passé au pays
du grand sommeil, j'entends vos douces
voix chanter hé ho vieux Jo ! Et me voici, je
vous le dis, me voici endormi dans la paix
près de vous mais dérobé autant qu'il est
possible de l'être à tout ce temps qui vous
importe et qui vous fait m'attendre encore,
m'attendre comme un revenant ou comme
un réveillant alors que je suis déjà là, là où
il s'agit d'arriver à discerner l'obscurité
elle-même comrne la seule lumière et la
seule chose à voir, comme la vision même.
Là, nulle part, où il s'agit de consentir à ce
que le dehors emporte enfin tout le dedans.
Là où le soi enfin se délivre de soi.
Pas ici, pas ainsi, mais en lui-même
enfin changé: lui-mêrne, personne, dans
cet abandon si précieux d'un sommeil
imrnortel où nulle figure, nulle captation
d'identité façonnée sur quelque modèle
que ce soit, nulle action ni pensée remar-

78
quable ne peut plus être substituée à cet
unique Même qui se sent et qui s'expéri-
mente être éternel, c'est-à-dire nécessaire-
rnent inscrit dans la Substance, Dieu ou
Nature, comme son sujet même, comme
l'inaliénable sujet d'une présence qui ne se
sera jamais éveillée que pour aussitôt s'en-
dormir dans l'intime évanouissement qui
la plonge en soi - hors de soi tombée.
Tombe de sommeil, dit ce cimetière - cha-
que cimetière - où les sépultures n'ont pas
d'autre fin que d'offrir l'assurance d'un
sommeil de pierre ou de plomb, d'un som-
meil de terre ou de cendre, d'un somrneil
sans sornmeil et sans insomnie, sans réveil
et sans intention, un sommeil sans bords:
l'infini déposé selon le rythme de chaque
existence finie. Tombes, élévations de l'âme
endormie du juste sommeil, corps minéral
levé pour une imploration toute mêlée d'a-
doration. Éternité: le tenlps tombé, redressé,
relevé, ressuscité.
Priver de sépulture, priver de tombe et
de reconnaissance du corps - fût-elle synl-
bolique, analogique ou hypothétique -

79
priver de lieu réservé à nulle part, retirer
jusqu'à la possibilité d'un vestige du pas
d,'un passant, on sait bien que c'est ôter le
somrneil aux morts en rnême temps qu'aux
vivants endeuillés. Le rituel funéraire re-
présente bien autre chose qu'une conduite
de conjuration ou de compensation. Il
n'endort pas la sensibilité meurtrie des sur-
vivants mais il procure aux morts ce som-
meil qui leur revient et c'est ainsi qu'il est
nécessaire à la survivance éplorée. La
tombe est l'intimité du mort si bien scellée
qu'elle s'expose sans réserve, tout comme
le dormeur se livre sans risque de trahir
aucun secret, sinon ce sommeil qui n'en est
pas un.
Rien de secret, tout le paraître paraît
sans reste sur la face du mort et sur celle qui
dort. C'est le luême paraître sans appa-
rence puisque sans arrière-fond, sans tiroir
secret, sans cœur dérobé. dormeur en
effet met à dormir tout son cœur et de
même fait celui qui est parti sans retour: il
voue son cœur à cet arrêt du cœur. Ce n'est
pas pour rien qu'on veille les mourants et

80
les morts: la veillée ouvre un rythme entre
les vivants et les partants, elle inscrit leur
départ en contrepoint de notre présence
vigilante. Nous les regardons partir et nous
les voyons partis, ils s'endorment ainsi
dans nos yeux comme dans nos bras,
comme dans le tombeau au fond duquel ils
ne finiront jarnais de disparaître.
C'est cette disparition interminable, à
laquelle ne mettent fin ni l'oubli ni l'usure
lente des tombes, qui préserve en elle la
parution éternelle de chacun un par un,
non seulement momie ou photo jaunie,
non seulement nom gravé devenu illisible,
ni ressemblance au front d'un vague des-
cendant, ni tache de naissance, ni coutume
ou façon de parler, mais enfin en dépit de
tout chaque grain, chaque gemme, chaque
goutte et chaque feuille, chaque signal
clignotant d'une étoile ou d'un atome,
chaque poussière si parfaitement anonyme
qu'elle soit ne peut pas ne pas ébaucher un
signe étrange, inquiétant, indéchiffrable, le
signe sans signification d'une complicité
.. . . .
InconSIstante mals InSIstante sans autre

81
analogie que celle d'un sommeil comnlun,
partagé comme impartageable.
. Cornme la mort, le sommeil, parce qu'il
retire en soi jusqu'à la simplicité de la pré-
sence, mais comme le sommeilla mort car
ce qu'elle supprinle elle le présente encore
immortel au monde ou bien comme le
monde même à la veille d'aucun lende-
main - et de cette façon veillant sur lui-
même, veilleur chargé du guet de la seule
nUIt.
Voici, dites-vous, que la pensée s'endort
et laisse place aux fantasmagories? N'en
croyez rien. S'il reste toujours vrai - d'une
vérité très sévère - que le sornmeil de la
raison engendre des monstres, il n'en est
pas moins vrai que c'est aussi en se laissant
disposer au sommeil, au rêve et à la possi-
bilité de ne plus se réveiller que la pensée se
laisse éveiller au dernier jour possible de
son entière probité. Au premier jour, au
jour sans jour de notre sainte éternité.
9

La tâche aveugle du sommeil

Qui ne sait pas ne pas se réveiller, qui


demeure aux aguets dans le creux du som-
llleil, celui-là, celle-là, en reste à sa peur. Il
a peur de lâcher même ses peines et ses
soucis. Il use sa nuit à les remuer, à les
ruminer comme des pensées engluées dans
la tautologie, devenant visqueuses, ram-
pantes, insidieuses et vénéneuses. Mais ce
qu'il craint par-dessus tout, ce ne sont pas
les difficultés ni les dangers que ces pensées
lui représentent et que le jour suivant, à
ce qu'elles prétendent, fera surgir comme
autant d'échecs et de défaites, ce qu'il

83
craint plus que ces craintes elles-mêmes,
c'est de partir loin d'elles, c'est d'entrer
çlans la nuit. Celui-là peut faire œuvre de sa
peur, mais cette peur torture l' œuvre à son
tour et la rend malaisée, comme étouffée
par elle-même, pesante et inégale à elle-
même, inégale à son art.

Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt


savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans
trêve.
J'ai peur du sommeil comIne on a peur d'un
grand trou
T out plein de vague horreur, menant on
ne sait où ;
Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres,
Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l'insensibilité 1.

Or dans la nuit, dans le sommeil, on


n'entre pas les yeux fermés. Lorsque les
yeux sont dos, le sommeil a déjà gagné le
dormeur. Mais à l'instant d'avant, lorsque

1. Baudelaire, « Le Gouffre », Les Fleurs du mal.

84
les paupières ont glissé sur les yeux et que
ceux-ci pour un moment encore sont restés
des voyants derrière leur rideau et à travers
l'obscurité partout répandue dans ce qu'on
appelle la chambre, c'est-à-dire la voûte, la
coupole incurvée qui scelle l'espace du
sommeil en le séparant des voûtes célestes
elles-mêmes - paupières, chambre, «ciel
de lit », monde sublunaire, monde d'en
dessous des cils, des plafonds et des draps,
monde de dessous, crypte à soi-même déro-
bée - à cet instant le regard a vu la nuit dans
laquelle il entrait. Ce qu'il a vu n'a rien
été que l'absence de toute vision et de toute
visibilité. Cela même, il l' a vu. Il a dû sup-
porter cette vue le temps de s'endormir, et il
se peut que cette horreur pire qu'un aveu-
glement ait pénétré la moelle de son som-
meil pour l'y poursuivre et l'empêcher enfin
de s'endormir vraiment, profondément.
Ne pas voir communique avec une pos-
sibilité de suppléance ou cl' espérance de la
vue. On ne voit pas dans l'ombre qui de
quelque façon pourra être dissipée. Mais
voir qu'on ne voit rien et qu'il n'y a rien à

85
voir, voir la vue collée à elle-même comme
à son unique objet, cela ressemble à voir
tinvisible, sans doute, mais n'y ressem-
ble que C01l1me son envers ou son négatif.
Séjourner à même cet envers, ne pas pré-
tendre discerner l'invisible, telle est la tâ-
che aveugle du sommeil.
Table

1. Tomber de sommeil ............................. . Il


2. Je tombe de sommeil ............................ . 19
3. Soi de l'absence à soi ............................ .. 27
4. Monde égal .......................................... . 35
5. To sleep, perchance to dream,
ay, there 5 the rub . .................................. . 47
6. Berceuse ............................................... . 59
7. L'âme qui ne dort jamais ...................... . 67
8. Le glas d'une mort temporaire .............. . 75
9. La tâche aveugle du sommeil ............... .. 83
DU MÊME AUTEUR

Lhez d'autres éditeurs

LOGODAEDALUS, Flammarion, 1976.


L'ABSOLU LITTÉRAIRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Le Seuil,
1978.
EGO SUM, Flammarion, 1979.
L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, Flammarion, 1983.
LA COMMUNAUTÉ DÉSŒUVRÉE, Christian Bourgois, 1986.
DES LIEUX DIVINS, Mauvezin, TER, 1987 ; rééd. 1997.
LA COMPARUTION, avec Jean-Christophe Bailly, Christian Bour-
gois, 1991.
LE MYfHE NAZI, avec Philippe Lacoue-Labarthe, L'Aube, 1991.
LE POIDS D'UNE PENSÉE, Québec, Le Griffon d'argile/Grenoble,
PUG, 1991.
CORPUS, Anne-Marie Métailié, 1992.
NIUM, avec François Martin, Valence, Erba, 1994.
RÉSISTANCE DE LA POÉSIE, Bordeaux, William Blake & Co, 1997.
HEGEL, L'INQUIÉTUDE DU NÉGATIF, Hachette, 1997.
LA VILLE AU LOIN, Mille et Une Nuits, 1999.
MMMMMMM, avec Susanna Fritscher, Au Figuré, 2000.
DEHORS LA DANSE, avec Mathilde Monnier, Lyon, Rroz, 2001.
L'ÉVIDENCE DU FILM, avec Abbas Kiarostami, Bruxelles, Yves
Gevaert Éditeur, 2001.
« UN JOUR, LES DIEUX SE RETIRENT ... », Bordeaux, William Blake
& Co, 2001.
TRANSCRIPTION, Ivry-sur-Seine, Credac, 2001.
Nus SOMMES, avec Federico Ferrari, Bruxelles, Yves Gevaert, 2002.
SANS TITRE/ SENZA TITOLO, avec Claudio Parmiggiani, Milan,
Gabriele Mazzotta, 2003.
NOL! ME TANGERE, Bayard, 2003.
WIR, avec Anne Immelé, Trézélan, Filigranes, 2003.
Au CIEL ET SUR LA TERRE, Bayard, 2004.
58 INDICES SUR LE CORPS, suivi de APPENDICES, par Ginette
Michaud, Montréal, Nota Bene, 2004.
NATURES MORTES, avec François Martin, Lyon, URDLA, 2006.
MULTIPLE ARTS, Stanford University Press, 2006.
PLIER LES FLEURS, avec Cira Diaz, Monterrey, Mexico, Editorial
Montemorelos, 2006.

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