LE MAGAZINE LITTÉRAIRE - N° 539 - JANVIER 2014 - 6,20 € DOSSIER : KAFKA

DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €

DOSSIER

ENQUÊTE
www.magazine-litteraire.com

d’écrire
Coupable

Les grandes leçons des

KAFKA

sociétés traditionnelles

par Pascal Quignard

EXERCICE D’ADMIRATION
Janvier 2014
INÉDIT LE RÉVOLVER, UNE NOUVELLE D’ÉRIC ROHMER

« Qui était Sacher-Masoch ? »

RD
M 02049 - 539 - F: 6,20 E - RD
Illustrations tirées des ouvrages de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie, Aya de Yopougon (tome 6) © Éditions Gallimard ;
d’Halim Mahmoudi, Un monde libre © Des ronds dans l’O ; et de Jérôme Ruillier, Les Mohamed © Sarbacane

www.histoire-immigration.fr palais de la porte dorée - paris 75012

Mardi au vendredi 10h00- 17h30 et samedi - dimanche 10h00 - 19h00. Métro 8 - Tramway 3a - Porte Dorée
3 Éditorial

Les sirènes
de la renommée
Par Laurent Nunez

I
l y a de cela cent ans, à Prague, un obscur em- avec Bruno Blanckeman, on
ployé d’une compagnie d’assurances rentrait caresse des figures avec
chez lui chaque soir, seul, pour écrire Le Pro- Dominique Viart. Ah ! Une
cès. Il venait de se fiancer, sans grande envie, œuvre, vraiment, c’est aussi
avec une certaine Felice Bauer. Il s’appelait l’ensemble des critiques qui
Franz Kafka. Se doutait-il, tandis qu’il quittait les bu- s’ajoute à cette œuvre. Par ces
reaux poussiéreux de l’Arbeiter-Unfall-Versicherungs- lectures généreuses, on

foley/ oPale
Anstalt für das Königreich Böhmen, qu’il allait devenir oublie que les livres sont par-
l’un des plus fameux romanciers du xxe siècle, qu’il fois les enfants de la douleur.
composait alors une terrible parabole, riche de mille Michon, le patron : « La
interprétations – et que sa vision de la so- littérature, c’est la galère.
ciété allait coïncider avec la société même ? Comment écrire Mais la mer est belle. »

T
Rien n’est moins sûr. Kafka semble parfois sans se hisser out le monde connaît
extralucide, tant il a pressenti et décrit notre ridiculement sur la Hans Christian
monde impersonnel, la lourdeur de la bu- pointe de son stylo ? Andersen, à qui on
reaucratie, et l’absurde avant l’Absurde ; doit « Le vilain petit canard »,
mais quoique désireux d’écrire, il se sentait À lire « Les habits neufs de l’empe-
toujours très coupable de le faire. On lui Pierre Michon, La Lettre reur », et bien sûr « La petite
doit des phrases noires comme des et son ombre, actes du colloque sirène ». On lui doit égale-
énigmes : « Dans ton combat contre le de Cerisy-la-Salle, collectif, ment trente pièces de théâtre
monde, seconde le monde », « Dieu ne veut éd. Cahiers de la NRF, 568 p., 28 €. et beaucoup trop de romans,
pas que j’écrive ; mais moi, je dois. » C’est Poèmes, qu’on ne lit plus, et des
par ce combat contre l’Ange que Kafka a Hans Christian Andersen, traduit poèmes secrets et roman-
gagné le cœur de ses lecteurs. Notre vision du danois et présenté par Michel Forget, tiques, qui parlent de l’exil et
éd. Les Belles Lettres, 174 p., 18,50 €.
du monde s’est moulée dans la sienne. Ce de l’enfance, et de la neige
n’est pas sans risque ni abus, comme l’ex- qui étouffe les arbres. Voilà
plique drôlement Alexandre Vialatte, son premier tra- qu’on vient enfin de traduire ces poèmes en français.
ducteur français, son meilleur critique : « II n’est plus Andersen était comme Voltaire : il pensait avoir donné
de situation qui ne soit devenue “kafkaïenne”. Si une le meilleur de lui-même en vers ; la postérité a choisi
mayonnaise rate, c’est la faute de Kafka. » Et c’est ainsi la prose. Mais ses vers (à l’inverse de ceux de Voltaire)
aussi (c’est le K. de le dire) que Vialatte est grand. ne sont guère mauvais. Il faut les relire lentement, avec

C
oupable d’écrire ? C’est peut-être ce même bonté et bienveillance – et il nous faut peut-être
paradoxe qui a permis à Pierre Michon, en apprendre à sourire devant notre sentiment de désué-
1984, de composer le recueil des Vies minus- tude. En tout cas, l’écrivain danois paraissait très
cules. Comment écrire sans se hisser ridiculement sur conscient du décalage entre l’écriture d’une œuvre et
la pointe de son stylo ? Comment devenir auteur quand sa réception, entre avoir écrit et être lu : « Si d’aven-
on déteste l’autorité ? Les éditions Gallimard viennent ture, tout en haut d’un sapin de Noël/ On suspendait
de publier les actes d’un colloque de Cerisy-la-Salle, où le cœur d’un poète,/ Celui qui le recevrait en cadeau
les meilleurs spécialistes de la littérature contempo- sursauterait à coup sûr :/ “Mon Dieu, ce qu’on m’a
raine se sont entretenus avec l’écrivain orléanais. donné-là… mais ce n’est rien !” » Des vers parfaits
C’est-à-dire : avec ses livres, et la modestie qui leur est pour ce mois de janvier : à quoi bon suspendre le cœur
propre. Le volume est élégant, précis, construit, jamais d’un poète en haut de votre sapin ? Déposez plutôt
pédant. On découvre les carnets de l’écrivain avec des livres à son pied.
Pierre-Marc de Biasi ; on déplie les récits les plus brefs lnunez@magazine-litteraire.com

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 Plus belle la science

En vente
chez votre
marchand
de journaux
 5

Sommaire n° 539 Janvier 2014

8 Perspectives : Que faire de la « tradition » ?

46 Dossier : Franz Kafka
82 Entretien : Georges Didi-Huberman

Exposition 3 L’éditorial de Laurent Nunez Le dossier

Visite de la rétrospective
Sur www.magazine-litteraire.com

« Serge Poliakoff, le rêve 6 Contributeurs 46 Franz Kafka dossier coordonné

des formes » au musée par Alexandre Gefen et Guillaume Métayer
d’Art moderne de
la ville de Paris (jusqu’au Perspectives 48 À la croisée des appartenances,
23 février 2014). 8 Que faire de la « tradition » ? par Jacques Le Rider
DANIEL MAJA – AKG-IMAGES – JÉRÔME BONNET

Théâtre par Patrice Bollon 49 Chronologie

Retour sur l’actualité 10 Entretien avec Jared Diamond 50 La « foire » des langues, par Xavier Galmiche
très fournie du metteur 12 Nulle science infuse 53 La tradition détraquée, par Philippe Zard
en scène Bob Wilson,
au tournant de 2013 13 Le cas d’école du kilt 56 Les trois cercles de l’Enfer, par Sarah Chiche
et 2014. 14 Entretien avec Marc Fumaroli 58 L’infondé du pouvoir, par Bernard Lahire
16 Bibliographie 60 Hors la loi, hors la langue, par Marc Crépon
Le cercle critique
Chaque mois, 62 Les clichés jusqu’à la lie, par Hervé Aubron
des critiques inédites L’actualité 64 Le procès infiniment suspendu,
exclusivement
accessibles en ligne. 18 La vie des lettres Édition, expositions, par Frédérique Leichter-Flack
spectacles… Les rendez-vous du mois 66 Qui parle au fond du terrier ?
18 Numérique : les nouvelles têtes de lecture, par Pascale Casanova
par Philippe Lefait 68 Le journal, par Laurent Margantin
30 Le feuilleton de Charles Dantzig 70 Kertész et son propre K, par Lucie Campos
72 Kinématographe, par Jean-Loup Bourget
Le cahier critique 74 Tout un chacun pris à son propre piège,
Édité par Sophia Publications 32 Paul Morand et Jacques Chardonne, par Georges-Arthur Goldschmidt
74, avenue du Maine, 75014 Paris.
Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94
Correspondance (1949-1960) 76 L’opéra Kafka, par Karol Beffa
Courriel : courrier@magazine-litteraire.com 33 Pierre Péju, L’État du ciel 78 Lettre à la mère, par Joanne Anton
Internet : www.magazine-litteraire.com
34 Philippe Sollers, Médium 79 Pluie, par Krisztina Tóth
Impression
Imprimerie G. Canale, 34 Marc Lambron, Tu n’as pas tellement changé 79 Le poète de la honte et de la culpabilité,
via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.
Commission paritaire
35 Maylis de Kerangal, Réparer les vivants par Saul Friedländer
n° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807 36 Albertine Sarrazin, L’Astragale
Les manuscrits non insérés
ne sont pas rendus. 37 Jean-Marc Parisis, Le magazine des écrivains
Copyright © Magazine Littéraire
Le Magazine Littéraire est La Mort de Jean-Marc Roberts 82 Grand entretien
publié par Sophia Publications,
Société anonyme au capital de 37 Lola Lafon, La Petite Communiste avec Georges Didi-Huberman
7 615 531 euros. qui ne souriait jamais 88 Admiration Sacher-Masoch,
Président-directeur général
et directeur de la publication 38 Édouard Louis, par Pascal Quignard
Philippe Clerget
Dépôt légal : à parution En finir avec Eddy Bellegueule 90 Projection privée Croiser le regard
40 Hanif Kureishi, Le Dernier Mot de Rohmer, par Fabio Viscogliosi
41 Julian Barnes, Quand tout est déjà arrivé 92 Inédit « Le Révolver »,
41 Ron Rash, Une terre d’ombre une nouvelle d’Éric Rohmer
42 Primo Levi, La Zone grise 94 Cadavre exquis Liberté, par François Beaune
98 Le dernier mot, par Alain Rey
En couverture : illustration d’André Sanchez pour Le Magazine Littéraire,
d’après un portrait de Kafka en 1923 (AKG-Images/Archiv K. Wagenbach).
Ce numéro comporte 3 encarts : En vignette : galerie ethnographique à l’hôtel des Invalides, musée
1 encart abonnement sur de l’Armée (musée du Quai-Branly/Scala, Florence).
les exemplaires kiosque, 1 encart
Edigroup sur les exemplaires © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites
kiosque en Suisse et Belgique à l’intérieur de ce numéro. Prochain numéro en vente le 23 janvier
et 1 encart Jazzman sur
une sélection d’abonnés.
Abonnez-vous page 45
Dossier : Michel Foucault

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Contributeurs
Patrick Amine
E ssayiste, critique d’art et de littérature, il a été conseiller litté-
raire aux fictions de France Culture (1999-2004) et collabora-
teur à la Revue des Deux Mondes et à Artpress (depuis 1979). Il est
commissaire d’expositions en Europe depuis les années 1990.
François Beaune
N é en 1978 à Clermont-Ferrand, il vit actuellement entre Lyon
et Marseille, où il est en résidence à La Friche-Belle-de-Mai. Il
est l’auteur, chez Verticales, d’Un homme louche (2009) et de La
Lune dans le puits (2013).
Karol Beffa
C ompositeur, pianiste et maître de conférence à l’ENS, il a été
titulaire pour l’année 2012-2013 de la chaire de création artis-
tique au Collège de France. Récemment, il a publié Miroir(s)
(Naïve) et Comment parler de musique ? (Collège de France/
Fayard). Il a donné en 2010 un opéra inspiré de l’œuvre de Kafka,
K. ou la Piste du Château.
Jean-Loup Bourget
C ritique à la revue Positif, il a été professeur de littérature amé-
ricaine à l’université de la Sorbonne-Nouvelle-Paris-III, puis
professeur d’études cinématographiques à l’ENS. Dernier livre
paru : Cecil B. DeMille, le gladiateur de Dieu (PUF, 2013).
Lucie Campos
D octeur en littérature comparée et MPhil de l’université de
Cambridge, elle est l’auteur de Fictions de l’après. Coetzee,
Kertész, Sebald (Classiques Garnier, 2012).
Pascale Casanova
N ée en 1959, elle est chercheur et critique littéraire. On lui doit
entre autres Kafka en colère (Le Seuil, 2011).
Sarah Chiche
P sychologue clinicienne, psychanalyste et écrivaine, elle est
l’auteur d’un essai sur la mélancolie et l’intranquillité chez
Pessoa, Personne(s) (Cécile Defaut, 2013) et de plusieurs romans
chez Grasset dont L’Emprise (2010). Elle prépare actuellement une
préface sur le diable chez Freud et Balzac, et un essai sur le cinéma
de Michael Haneke.
Marc Crépon
N ormalien, philosophe, directeur de recherche au CNRS, il est
directeur du département de philosophie de l’École normale
supérieure. Ses recherches portent sur la question des langues et
des communautés dans les philosophies française et allemande
(xviiie-xxe siècles) et sur la philosophie politique et morale contem-
poraine. Il a notamment publié Le Consentement meurtrier
(Le Cerf, 2012).
Xavier Galmiche
N é en 1963, il enseigne la littérature tchèque et les cultures
centre-européennes à l’université Paris-IV-Sorbonne, et dirige
la revue Cultures d’Europe centrale.
Alexandre Gefen
C hargé de recherche au CNRS au Centre d’études de la langue
et de la littérature françaises de l’université Paris-IV-Sorbonne,
il est l’auteur de nombreux travaux portant sur la théorie littéraire
et la littérature contemporaine.
6
Georges-Arthur Goldschmidt
R omancier et essayiste, il est également le traducteur de plus
d’une vingtaine de livres de Peter Handke, et de Franz Kafka
à deux reprises : Le Procès (1974) et Le Château (1976).
Bernard Lahire
P rofesseur de sociologie à l’ENS à Lyon et directeur adjoint du
Centre Max-Weber (CNRS), il a publié à ce jour vingt ouvrages,
dont aux éditions La Découverte La Condition littéraire (2006),
Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire
(2010) et Dans les plis singuliers du social (201). Il a été lauréat
de la médaille d’argent du CNRS en 2012.
Frédérique Leichter-Flack
M aître de conférence, cette normalienne enseigne la littérature
comparée, l’éthique et l’histoire des idées à l’université Paris-
Ouest-Nanterre et à Sciences Po-Paris. Son dernier ouvrage paru, Le
Laboratoire des cas de conscience (Alma, 2012), a reçu le prix Émile
Perreau-Saussine, qui distingue un ouvrage de sciences humaines.
Jacques Le Rider
A ncien élève de l’École normale supérieure et agrégé d’alle-
mand, il est directeur d’études à l’École pratique des hautes
études. Il a récemment publié Les Juifs viennois à la Belle Époque
(Albin Michel, 2013).
Laurent Margantin
A grégé, spécialiste du romantisme allemand, il a récemment
traduit de Kafka Chacun porte une chambre en soi et À la
colonie pénitentiaire aux éditions Publie.net. Il travaille actuelle-
ment à une nouvelle traduction du Journal de Kafka en ligne
(www.journalkafka.wordpress.com).
Guillaume Métayer
N é en 1972 à Paris, chargé de recherche au CNRS, il étudie
l’écriture littéraire et philosophique des Lumières françaises.
Poète et traducteur, il a notamment traduit Le Verdict de Kafka
(Sillage, 2012).
Fabio Viscogliosi
N é en 1965, de parents italiens, artiste, dessinateur et musi-
cien. Après Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit
et Mont Blanc aux éditions Stock, Apologie du slow paraîtra en
janvier 2014 chez le même éditeur.
Philippe Zard
M aître de conférence à l’université de Nanterre-Paris-Ouest, il
est l’auteur de La Fiction de l’Occident : Thomas Mann,
Franz Kafka, Albert Cohen (PUF, 1999), et il a dirigé le recueil
Sillage de Kafka (Le Manuscrit, « L’Esprit des lettres », 2007).
Ont également collaboré à ce numéro :
Aliette Armel, Pierre Assouline, Maialen Berasategui,
Chloé Brendlé, Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano,
Patrice Bollon, Laure Buisson, Catherine Capdeville,
Olivier Cariguel, Arthur Chevallier, Charles Dantzig,
Clara Dupont-Monod, Juliette Einhorn, Marie Fouquet,
Jean-Baptiste Harang, Philippe Lefait, Jean-Sébastien
Létang, Alexis Liebaert, Jean-Yves Masson, Pierre-
Édouard Peillon, Victor Pouchet, Véronique Prest,
Bernard Quiriny, Alain Rey, Thomas Stélandre,
Laurent Terrien, Aliocha Wald Lasowski.
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 vous propose la croisière
La Passion de l’Histoire
à bord du Costa neoRomantica du 18 au 29 avril 2014
Costa Croisières : Costa Crociere S.p.A. France - Atout France 092100081
Cette croisière est organisée en partenariat avec

création graphique : www.nuitdepleinelune.fr

sous la direction
de Franck Ferrand

Le programme de votre croisière «La Passion de l’Histoire»

* Programme garanti à partir de 50 inscrits sauf cas de force majeure

> Des invités de prestige :
- Franck Ferrand, historien-animateur à France 3 et Europe 1
- Pierre Baron, directeur de la rédaction d’Historia
- Joëlle Chevé et Serge Legat, historiens et conférenciers

> Un programme riche et varié

- Des conférences historiques passionnantes en lien avec notre itinéraire
- Un débat entre Pierre Baron et Franck Ferrand sur le rôle de l’histoire
- Les coulisses d’Historia et des émissions de Franck Ferrand
Une croisière inoubliable qui aura lieu du 18 au 29 avril 2014,
au départ de Marseille, sur un navire élégant et raffiné,
rénové en 2012 : le Costa neoRomantica

ité !
Nombre de places lim Je souhaite recevoir sans engagement la brochure «La passion de l’Histoire»
Renvoyer ce coupon à : ❑ Mme ❑ Mlle ❑ M Nom : ...................................................... Prénom : ..................................................
Croisière «La passion de l’histoire» Adresse : ......................................................................................................................................................
CGV Services Code postal : Ville : ................................................................................................................
53 rue du Théatre 75015 Paris Date de naissance :
ou connectez-vous sur : Tél. : Email : .....................................................................................................
www.croisieres-thematiques.fr/historia Conformément à la loi “ Informatique et Liberté ” du 6 janvier 1978, nous vous informons que les renseignements ci-dessus sont indispensables au traitement de votre commande et que vous
disposez d’un droit d’accès, de modification, de rectification des données vous concernant.
MagL&R1912
Perspectives 8

Que faire de la « tra

D
La notion de tradition peut difficilement être ans notre vocabu-
examinée à tête reposée : les esprits s’échauffent vite laire, il y a des mots
en soi probléma-
à ce propos, particulièrement en des périodes tiques, qui attisent
de tension comme la nôtre. Il est certes intenable les passions les plus
et dangereux de défendre aveuglément une tradition contraires. À peine les prononce-t-on
que les conversations s’enflamment.
supposée univoque et intangible. À l’inverse, il est Il y a les contre, majoritaires, qui les
difficile de totalement s’en exonérer, en philosophie abhorrent, et les pour, tout aussi
comme en politique, en arts comme en sciences. acharnés à les défendre. Ainsi en va-
t-il du terme de « nation ». Il a beau
Par Patrice Bollon, illustrations Daniel Maja pour Le Magazine Littéraire ne désigner qu’une organisation
récente de nos sociétés, être donc,
tel quel, neutre, un pur constat
– quoique, il faut le rappeler, une
invention occidentale –, rien n’y fait.
Pour les uns, il ne peut qu’être

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 9

Définitions
Tradition, traditionnel,
traditionalisme, etc.
« Tradition » vient du latin traditio, du verbe tradere, livrer,
mettre entre les mains, composé du préfixe trans- (au-delà)
et de dare (donner). Dans le droit romain, c’était l’acte de
remettre un objet à quelqu’un en application d’un contrat :
« La vente se consomme par la tradition de la chose ven-
due », ou un héritage par testament. On l’employait aussi
pour la transmission en général et l’enseignement. Le vieux
et le moyen français ne connaissaient, semble-t-il, que l’ac-
ception juridique du terme, mais ils lui donnaient aussi la
signification de « trahison » (Judas était ainsi le « traditeur »
de Jésus). La question de la tradition au sens actuel de la
notion ne se posait pas, il est vrai, étant donné l’« évidence »
alors du christianisme. Ce n’est qu’au XVIIe siècle que le mot
prend le sens de transmission (orale) de choses dont il ne
reste pas d’écrit, d’abord dans le domaine de la religion,
puis dans celui des faits historiques, des légendes, des
coutumes, etc., et, par extension, de ce qui est ainsi trans-
mis. Et il ne lui a été associé une valeur (positive pour ceux
qui s’en réclament) qu’à la fin du XVIIe siècle, avec « tradi-
tionnaire ». Le terme nommait, dans la religion juive, celui
qui interprète la Bible selon le Talmud, le commentaire
transmis oralement du Livre, opposé au « caraïte », fidèle
à la Torah. Le mot « traditionalisme » est, lui, beaucoup
plus récent. Il apparaît au milieu du XIXe siècle pour désigner,
dans la théologie catholique, le mouvement qui conteste
l’élément rationnel de l’acte de foi et soutient que ce dernier
nous a été révélé par Dieu lui-même ; puis il s’élargira pour
signifier tout système de croyances fondé sur l’attachement

dition » ?
à celles du passé. Bien que déjà connu au XVIIe siècle, l’adjectif
« traditionnel » ne prendra son véritable essor qu’avec
l’anthropologie. Les sociétés que les ethnologues qualifient
ainsi sont celles qui vivent d’après leur histoire et leurs
coutumes propres, opposées donc aux modernes. Les
balancements de cette constellation sémantique formée
autour du mot tradition reflètent en résumé les débats que
la notion soulève. P. B.

synonyme d’étroitesse d’esprit, de
chauvinisme et d’exclusion, donc de
conflits potentiels, voire de guerres
effroyables ; pour les autres, il est
non seulement positif mais surtout
un objet de culte qui suscite leur
lyrisme : rien ne saurait être plus
grand que ce qu’il représente.
Tel est aussi le cas du mot « tradi-
tion », qui n’est d’ailleurs pas sans
lien avec le premier. Pour ceux qui se
disent modernes, il évoque irrésisti-
blement l’attachement au passé,
l’immobilisme, sinon la plus obtuse
des réactions, car la rémanence d’un
monde archaïque encombré d’habi-
tudes conventionnelles, de coutumes
barbares et de mythes irrationnels,
toutes choses qu’ils prétendent avoir
« dépassées » par la raison. Pour ceux
qui se nomment eux-mêmes les tra-
ditionalistes, ce serait, à l’inverse, de
son abandon que viendraient tous
les problèmes de nos sociétés
contemporaines. La « transmission »,
comme ils le disent, a été rompue. Et
cela expliquerait aussi bien le relati-
visme de la pensée actuelle, et donc
la fin de toute morale possible, que
Attisant les passions, le terme
ne comporte pas, dans son étymologie,
de jugements de valeur.
la baisse du niveau scolaire, l’inci-
vilité des jeunes, l’insécurité dans les
rues de nos villes, etc. Ayant coupé
leurs liens avec la tradition, nos
sociétés, en perte de « repères »,
iraient à vau-l’eau…
Or, pas plus que « nation », le mot
« tradition » ne comporte, dans son
étymologie, de tels jugements de
valeur. Issu de la nomenclature juri-
dique romaine, il désignait simple-
ment à l’origine la remise d’une chose
dans les mains de celui qui l’avait
achetée ou à qui on l’avait promise
par un contrat, et, par extension, tout
ce qui est ainsi transmis, ce dont nous
héritons (lire encadré ci-dessus).

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Perspectives
Pourquoi il faut aujourd’hui nous
inspirer des sociétés « traditionnelles »
L’
Américain Jared Diamond
n’est pas un penseur com­
mun. Physiologiste de for­
mation, il est passé ensuite à la bio­
logie, étudiant l’évolution des
oiseaux dans de nombreuses régions
du monde. Puis il s’est tourné vers
une sorte de géographie humaine/
anthropologie empirique, qui a fait
de ses essais d’immenses succès de
librairie, comme De l’inégalité
parmi les sociétés (1997) et surtout
Effondrement (2005). Dans ce der­
nier, il racontait, à partir d’exemples
comme ceux de l’île de Pâques, des
Mayas, du Groenland, comment des
sociétés ou des civilisations bril­
lantes avaient pu disparaître brus­
quement après avoir fait un mauvais
choix d’orientation. Un ouvrage lu
dans le monde entier comme un
commentaire prémonitoire de la
crise écologique et spirituelle
actuelle. Son dernier livre, Le Monde
jusqu’à hier (éd. Gallimard), tente
de tirer les enseignements que
peuvent nous apporter les sociétés
dites traditionnelles.
Dans le prologue de votre livre,
vous dites que la grande limite
de nos sciences sociales vient
de ce qu’elles raisonnent
sur des observations faites sur
des individus « weird ». Le mot
en anglais veut dire bizarre,
étrange, mais pas seulement…
Jared Diamond. L’idée des sociétés
weird n’est pas mon invention. Ce
sont trois jeunes sociologues améri­
cains, Joseph Heinrich, Steven Heine
et Ara Norenzayan, qui ont fabriqué
ce terme pour rendre compte de ce
qui se passe dans les sciences so­
ciales. Leurs études sont supposées
concerner toutes les sociétés à tra­
vers le monde. Mais, si vous prenez
« Quand hier a-t-il commencé ?
Hier est encore présent
aujourd’hui dans nos sociétés. »
Entretien avec Jared Diamond
L’Américain
Jared Diamond
s’est notamment
fait connaître
avec le livre
Effondrement.
Comment les
sociétés décident de
leur disparition ou
de leur survie.
À lire
Le Monde jusqu’à
hier, Jared Diamond,
traduit de l’anglais
(États-Unis) par
Jean-François Sené,
éd. Gallimard, 576 p., 24 €.
héliE/gallimard
une analyse comparative sur la façon
d’élever les enfants, vous verrez
qu’elle s’appuie sur des recherches
menées en Chine, en France, en Is­
raël et en Argentine. Ces sociétés
semblent très différentes, mais elles
sont toutes Western (occidentales),
Educated, Industrialized, Rich et
Democratic – d’où l’acronyme
Weird pour les désigner. Or ce genre
de collectivités est très nouveau.
À l’échelle de l’histoire humaine,
elles sont tout à fait insolites. Jusqu’à
une époque récente, aucune société
n’avait de gouvernement d’État.
Nos analyses reproduisent
les normes de nos sociétés.
Bien sûr ! Prenez Freud : toute sa
théorie met l’accent sur la sexualité
et la recherche humaine obsession­
nelle du sexe. Or, dans mon livre,
j’évoque une société indienne en
Bolivie où le sexe est toujours dispo­
nible mais où ce dont ses membres
parlent constamment et dont ils ont
le désir le plus ardent est la nourri­
ture. Si Freud avait fait ses études
dans cette société, il aurait sans doute
inventé le complexe de nourriture !
Un des enseignements les plus
intéressants de ces sociétés
dites traditionnelles
concerne leur méthode
de résolution des conflits.
Tous les collectifs humains ont à
résoudre des problèmes communs,
comme trouver de la nourriture, se
reproduire et arbitrer les conflits en
10
leur sein. Ce sont des sortes d’uni­
versels fonctionnels. Une des parti­
cularités des sociétés traditionnelles
est que, puisqu’elles étaient petites,
chacun s’y connaissait. Ce qu’on
appelle chez nous la politique consis­
tait en outre en des discussions
incluant tout le monde. Aussi, le but
poursuivi par les processus de réso­
lution des conflits dans ces sociétés
était de maintenir les relations entre
des gens proches. Ce n’est plus le
cas dans nos pays. Si vous avez un
accident de voiture en sortant de cet
entretien, ce sera vraisemblablement
avec quelqu’un que vous n’avez
jamais vu et que vous ne reverrez
plus jamais. Dès lors, les systèmes
gouvernementaux de résolution des
conflits, les cours de justice, ne se
soucieront pas de rétablir une bonne
entente entre cette personne et
vous. Ils se concentreront sur le
droit, la punition ou la dissuasion. Ils
négligeront de « raccommoder » la
relation qui a été brisée. Qui ne
connaît, dans nos pays, des procé­
dures de divorce ou de contestation
d’héritage qui s’achèvent en haines
éternelles entre les ex­conjoints ou
entre des frères et sœurs ? Les socié­
tés traditionnelles nous montrent
sur ce point un mécanisme bien plus
satisfaisant dont nous pourrions
nous inspirer.
Vous remarquez d’ailleurs que
ce mode de résolution des conflits
existe encore dans certaines
de nos régions rurales.
Si deux propriétaires de ranches au
Montana sont en conflit, ils n’appelle­
ront pas la police ou leur avocat, ils
régleront le problème entre eux, car
ils savent qu’ils vont habiter l’un à
côté de l’autre pour les cinquante
prochaines années. Ils privilégieront
l’avenir de leurs relations, et cela se
passe de la même façon dans les
régions rurales françaises. De fait,
c’est une question que je me suis
posée constamment dans Le Monde
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
11
jusqu’à hier : quand hier a-t-il
commencé ? Ma réponse est qu’hier
est encore présent aujourd’hui dans
nos sociétés.
Vous évoquez aussi l’attitude
très différente des sociétés
traditionnelles face aux enfants
et aux vieillards.
Les sociétés traditionnelles sont sur
ces sujets infiniment plus diverses
que les nôtres. Concernant l’éduca-
tion des enfants, cela vient en partie
du fait que l’État a chez nous ses
propres objectifs : il veut que les en-
fants puissent devenir des citoyens
obéissants et de bons soldats. Il
recommandera donc aux parents de
leur donner une éducation stricte.
S’il y a des sociétés traditionnelles
permissives et d’autres plus sévères,
elles sont dans l’ensemble moins
centrées que les nôtres sur la puni-
tion. Elles tendent à encourager les
enfants à prendre les mauvaises
décisions très tôt de façon qu’ils ap-
prennent d’eux-mêmes, par un pro-
cessus d’essais et d’erreurs, à deve-
nir indépendants. Un exemple
extrême est illustré par une photo-
graphie dans l’édition américaine de
mon livre, où l’on voit un bébé jouer
avec un immense couteau. Dans cer-
taines sociétés traditionnelles, on
considère cela comme acceptable :
même si les enfants risquent de se
blesser, c’est un moyen pour eux de
reconnaître très rapidement où se
trouvent les solutions qui permettent
la survie. Je ne préconiserai pas
d’adopter cette méthode, mais elle
donne plus tard des individus qui
ont plus confiance en eux et ne
connaissent pas la classique crise
d’adolescence par laquelle passent
nos enfants. La présence continue
aussi dans ces sociétés de ce qu’on
appelle les « alloparents », comme
les oncles, fait que les enfants ont
plusieurs modèles d’identification,
pas seulement celui de leurs parents
– ce qui, je crois, ne peut que favo-
riser leur ouverture.
Et le traitement des gens âgés ?
Là aussi, il y a tous les cas de figure.
Dans certaines sociétés, c’est la tra-
dition de les tuer ou de les bannir,
Pour des raisons de survie ; elles
n’ont simplement pas le choix. En
revanche, j’ai vu souvent en
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Nouvelle-Guinée des enfants mâcher
la nourriture pour leurs parents
édentés, la recracher dans un bol et
la leur donner – ce qui est un geste
peu fréquent de dévouement dans
nos sociétés. Comme, dans ces
sociétés, les gens ne bougent pas
trop, les anciens vivent leurs der-
nières années entourés de leurs
amis et parents. Et la vieillesse y a
plus de valeur. Comparez cela avec
la solitude, sinon le rejet, des per-
sonnes âgées dans nos pays…
Vous faites l’éloge du
multilinguisme, qui serait même
une prévention contre la maladie
d’Alzheimer !
Certaines études très sérieuses
montrent en effet que la pratique
quotidienne de plusieurs langues
peut retarder le déclenchement de
cette maladie devenue si fréquente
chez nous. Cela tient à ce qu’on
appelle la « fonction exécutive » du
langage. Quand vous parlez plu-
sieurs langues, vous devez sans cesse
changer de base de compréhension,
passer de l’une à l’autre afin de ne
pas confondre un même son ayant
deux significations différentes
– comme pour burro, qui en italien
veut dire « beurre » et en espagnol
« âne ». Cela fait fonctionner le cer-
veau – voilà pour la maladie d’Alzhei-
mer –, mais cela permet aussi de
prendre du champ par rapport aux
usages uniques, aux interprétations
fixes, et représente un avantage
considérable dans certaines situa-
tions changeantes ou mouvantes.
Les multilingues auront plus
de facilité à modifier
leurs comportements dans
des périodes de changements
rapides ?
On peut le supposer. D’une façon
générale, nos sociétés weird, centra-
lisées, ne tolèrent qu’à grand-peine
le multilinguisme sur leurs territoires,
voire le combattent. Or il se pourrait
qu’elles aient justement aujourd’hui
un besoin vital des capacités de chan-
gement qu’il recèle. C’est la question
que soulève toute crise, et les collec-
tifs humains autant que les individus
peuvent facilement disparaître s’ils
échouent à la résoudre.
Propos recueillis
par Patrice Bollon
En ce sens, on ne voit pas com-
ment on pourrait en dénier l’exis-
tence – à quelque génération que
nous appartenions, nous avons tous
eu des prédécesseurs qui nous ont
délivré leurs façons de voir, de sentir
et de penser –, ni au nom de quoi lui
associer un quelconque jugement de
valeur. Encore moins cela autorise-t-il
à rassembler toutes lesdites traditions
– à les « subsumer », comme l’on dit
en langage savant – sous une Tradition
majuscule qui s’imposerait à nous.
Comme s’il y avait, quelque part dans
le ciel des Idées, une idée abstraite
supérieure, la Tradition, dont toutes
ne seraient que des déclinaisons ! La
notion ne semble d’ailleurs pas avoir
eu une importance particulière en
Grèce. Et si à Rome elle formait, avec
l’autorité et la religion, la base de
l’Empire, elle ne soulevait pas de
débat, faisant en quelque sorte partie
des « meubles ».
Rompre le lien ?
Il semble que la tradition n’ait basculé
dans l’univers des contro verses
qu’avec l’apparition de l’idée mo-
derne et de son avant-courrier de la
Renaissance – comme si elle consti-
tuait un « couple sémantique » avec
elle : l’une ne va pas sans l’autre ; et
bien que (ou parce que) elles s’op-
posent terme à terme, toutes deux
partagent un fonds commun, il est
vrai rarement explicité. Ce qui fait des
modernistes souvent des traditiona-
listes qui s’ignorent, et vice-versa…
Il convient ainsi de remarquer que
l’ethnologie, science progressiste par
excellence, continue à nommer « tra-
ditionnelles » les sociétés « d’avant »
nous, les « modernes » : elle a beau
postuler une égalité épistémologique
entre toutes les sociétés ou cultures
– sans cela, elle ne pourrait exister –,
elle a présenté jusqu’à présent
celles-ci comme des essais imparfaits
des nôtres, et donc plus ou moins des
sociétés inférieures. Et ce préjugé, la
plupart des défenseurs des traditions
le partagent. Ils louent les leurs, mais
ne rejettent-ils pas parfois, et violem-
ment, celles des autres, comme au-
jourd’hui par exemple « l’islam » ?
Le débat, on le voit, est décidément
très confus. Et des deux côtés. D’où
la nécessité d’y réinjecter de la clarté.
Commençons par les modernes :
ont-ils vraiment, ainsi qu’ils le sou-
tiennent, rompu le lien qui les
Perspectives 12

Histoire des idées

Il n’existe nulle science infuse

L
e discours moderniste
standard attribue à la
« Science » une place
centrale car politique
et morale. Personni-
fication de la raison, elle serait fac-
teur de progrès et émancipatrice,
car elle nous ferait sortir, comme le
disait Kant (1), de notre « minorité »,
en nous extrayant des mensonges
métaphysiques et autres mythes
irrationnels dans lesquels conti-
nuent à se complaire les sociétés
« traditionnelles » : elle serait une
rupture constante et positive d’avec
la tradition.
Ce discours n’est pas sans perti-
nence ; mais, tel quel, il repose non
seulement sur un déni grotesque de
la valeur des sociétés « antérieures »
aux nôtres mais aussi sur une extra-
ordinaire simplification de la façon
dont travaillent nos sciences. On
pourrait parler à son propos de
« vulgate », car aucun des grands
fondateurs du discours moderne ne
l’aurait endossé. Kant n’a ainsi cessé
de rappeler qu’il ne peut y avoir, en
aucune science, d’« observation
inconditionnée », qui n’incorpore
donc des théories, des façons de se
représenter le monde, issues du
passé. Bref, qu’elle a, elle aussi, sa
tradition. Ce que Popper traduisait,
de son côté, par une critique de
l’« induction », soit de la conception
baconienne, qui est aussi notre épis-
témologie spontanée, naïve, selon
laquelle la science regarde le « réel »,
puis en dérive des lois. Or c’est
oublier que le monde ne donne des
réponses qu’aux questions qu’on lui
pose et qu’on ne voit rien sans avoir
choisi un découpage de ce que l’on
observe. Ce qui suppose l’adoption
d’hypothèses théoriques préalables,
que nous reprenons à nos prédé-
cesseurs, car nous ne pouvons pas
tout réinventer et sommes en outre
inconscients de certaines : les
sciences fonctionnent toujours à
partir de ce que Popper nomme un
« back ground knowledge », un
savoir antécédent ou implicite.
Certes, le travail des scientifiques ne
consiste pas seulement à penser à
partir de ces conceptions fonda-
mentales mais à en changer quand le
besoin s’en fait sentir. Cela amenait
l’historien des sciences américain
Thomas Samuel Kuhn à distinguer
deux « régimes » de la science (2) :
l’un, « normal », cumulatif, se déve-
loppant à l’intérieur de ce savoir
antécédent ; l’autre, « révolution-
naire », venant bouleverser ces
représentations, qu’il nommait des
« paradigmes ». Les moments où
s’impose ce second régime des
sciences correspondent à leurs
« grands tournants », comme
lorsqu’en mécanique on est passé de
la vision aristotélicienne de l’impe-
tus (les forces expliquant le mouve-
ment des objets étant posées comme
leur appartenant) à celle, galiléenne,
de l’inertie (ces forces, extérieures,
s’appliquant aux objets et les faisant
par réaction se mouvoir). C’était là
(1) Qu’est-ce que un changement en apparence
les Lumières ?
Emmanuel Kant modeste mais crucial, car un ren-
(1784), éd. versement de monde, une rupture
GF-Flammarion, 1991. de la tradition – sauf que celle-ci
(2) La Structure n’est en même temps pas totale
des révolutions
scientifiques, puisque, dans les deux cas, est main-
Thomas Samuel Kuhn tenue l’hypothèse de l’existence de
(1962), éd. Champs- « forces » dont on peut étudier l’effet
Flammarion, 2008.
(3) Conjectures
mais qu’on ne peut observer, ce qui
et réfutations, ressortit d’un postulat outrepassant
Karl R. Popper (1963), les faits empiriques.
trad. par Dans Conjectures et réfutations (3),
Michelle-Irène et
Marc B. de Launay, Popper résume la situation en soute-
éd. Payot, 1985. nant que la science n’est l’inverse ni

rattache aux traditions ? Et inter-
rogation subsidiaire : jusqu’à quel
point cela est-il possible ? À la pre-
mière question, on ne peut répondre
que négativement. Car, même dans
le cas de la science qui, dans leur dis-
cours, est considérée comme l’anti-
thèse de la tradition, le legs du passé
est considérable. Si la science remet
parfois cet héritage en question
– dans ses moments « révolution-
(1) L’Invention naires », de substitution d’une
de la tradition, manière de se représenter le monde,
Eric Hobsbawm, d’un paradigme à un autre –, ce
traduit de l’anglais par
Christine Vivier, n’est qu’à partir de lui, et jamais
éd. Amsterdam, 2006. entièrement. Elle modifie certaines
De ce que certaines traditions soient
inventées, il ne faudrait cependant pas
conclure que toutes le sont.
façons de voir mais pas toutes, sans
quoi ses innovations seraient inintel-
ligibles, puisque disparaîtrait alors
toute base à partir de laquelle on
pourrait les comprendre… Il y a
plus : nombre de grandes inventions
scientifiques viennent de la reprise
de très anciennes hypothèses qui
avaient été considérées comme des
produits de l’imagination ou des
mythes (lire ci-dessus).
Du côté des défenseurs des tra-
ditions, l’interrogation n’est pas
moindre. Elle concerne en effet la
réalité même de ce qu’ils ras-
semblent sous ce terme. Ainsi que
l’historien britannique Eric Hobs-
bawm l’a suggéré dans son recueil
The Invention of Tradition en
1983 (1), nombre de ces traditions,
bien qu’inspirées en partie du passé,
sont des créations récentes, comme
le kilt écossais (lire ci-contre). On
connaît même des mouvements,
comme la franc-maçonnerie ou les
boy-scouts de Baden-Powell, qui ont
créé les leurs de toutes pièces. Les
traditions n’en sont donc souvent
pas, au sens que leur donnent leurs
défenseurs : ce ne sont pas des
usages émanant d’une « origine »
donnée comme supérieure, mais
des reconstitutions d’un passé fictif,
destinées à conjurer certains traits
d’un monde refusé. Historiquement,
elles interviennent d’ailleurs le plus
souvent en des temps de troubles,
de changements perçus comme
douloureux : inventer un passé est
alors un moyen, sinon de combattre
ces évolutions, de se repérer en
elles. Et elles ont été régulièrement

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
13
de la métaphysique, puisque l’hypo-
thèse atomique vient d’une très
vieille spéculation de cet ordre, appa-
rue en Grèce au Ve siècle av. J.-C., ni
des mythes, car, avant d’être l’hypo-
thèse fondatrice de notre géophy-
sique, la dérive des continents pas-
sait pour en être un. D’où la nécessité
de déconstruire notre discours
moderne, non, comme les traditio-
nalistes, pour revenir en arrière, mais
pour le rendre plus fort, car plus
fidèle à la façon dont fonctionnent
concrètement les choses. P. B.
associées à la constitution ou à l’af-
firmation des nations : cet ancrage
dans une généalogie imaginaire leur
confère une légitimité ou une
évidence qu’elles sont loin de tou-
jours avoir.
Reconsidérer l’« identité »
Ces remarques sont utiles pour
remettre à leur juste place, pure-
ment polémique, certains discours
contemporains. Que reste-t-il ainsi
de toutes ces proclamations sur la
nécessité de défendre notre « iden-
tité » contre ledit « grand remplace-
ment » (de population) qui serait en
cours, quand on sait son ambiguïté
historique ? Comme l’avait montré,
au début des années 1950, Lucien
Febvre, le cofondateur des Annales,
dans un manuel destiné à
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Cas d’école
L’« antique » kilt
n’a-t-il que deux siècles ?
Dans l’imagerie populaire, kilts, tartans dont
les motifs géométriques et les couleurs ren-
voient à des « clans », et cornemuses consti-
tuent l’exemple type d’une tradition « authen-
tique », héritée de génération en génération
depuis l’aube des temps et témoignant d’une
identité forte car originelle. Eh bien ! Patatras !
Si l’on en croit l’historien Hugh Trevor-Roper
(1914-2003), dans le très savant et savoureux
article qu’il a donné à ce sujet dans le recueil
d’Eric Hobsbawm, L’Invention de la tradition, tout
cela ne serait que légende, et récente même,
car ne remontant qu’à la fin du XVIIIe siècle-
début du XIXe. Les Highlanders, habitants de la
partie nord-ouest de l’Écosse, ne seraient pas
les descendants de ces irréductibles Calédo-
niens contre lesquels les Romains avaient érigé
le mur d’Hadrien, mais des colons venus de
l’Irlande voisine. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, ils
en parlaient d’ailleurs la langue et s’habillaient
selon ses usages d’une longue robe, d’une
tunique et d’un manteau ou d’un plaid parfois
tissé en bandes vives, mais le plus souvent brun
uni, ton de bruyère. Et, quand ils chantaient, ils
s’accompagnaient de la harpe… De fait, on sait
très précisément qui a inventé le kilt, quand et
pourquoi. Las ! C’est un Anglais, un maître de
forges installé à Inverness, qui, s’inspirant des
habits qu’il voyait, eut l’idée, en 1726, de vêtir
ses ouvriers d’une jupe plus pratique. Cette
création eut un succès immédiat car elle
permettait aux Highlanders d’exprimer leur
indépendance par rapport à l’Irlande et leur
mécontentement d’avoir été rattachés à
l’Angleterre en 1707, tout en faisant la nique aux
Lowlanders, les habitants d’origine saxonne ou
normande du Sud-Est, qui traditionnellement
les méprisaient. Après la rébellion de 1745
matée par les Anglais, cette amorce de « cos-
tume national » fut interdite par la Couronne.
Elle disparut un temps, pour renaître à la fin du
XVIIIe siècle. Les nationalistes écossais lui asso-
cièrent alors une culture « ancestrale » large-
ment fictive, comme les sagas de Walter Scott
et surtout les poèmes d’Ossian, un supposé
barde écossais du IIIe siècle, qui firent fureur
dans l’Europe romantique du début du XIXe, mais
dont il est aujourd’hui avéré qu’ils ont été écrits
par leur « traducteur », James Macpherson.
Quant aux clans, leur invention est encore plus
récente : elle est l’œuvre, dans les années 1840,
des frères Allen, deux Anglais nés au pays de
Galles, se prétendant héritiers des Stuart, qui
eurent leur « cour » dans un château près d’In-
verness, avant de mourir dans la misère à
Londres. Bien sûr, tous ces faits sont contestés
par ceux qui continuent à préférer voir les
« vrais Écossais » à l’image de ceux qui ornent
les étiquettes des bouteilles de whisky. Vous
avez dit tradition, ou nostalgie ? P. B.
Perspectives
« On est d’autant plus attentif
à la vraie nouveauté que
l’on s’est instruit dans l’ancienneté »
H
istorien et essayiste, spécia-
liste du xviie siècle, mais
aussi bon connaisseur de
l’art actuel, ex-professeur au Collège
de France et auteur entre autres de
L’Âge de l’éloquence (éd. Droz, 1980),
de L’État culturel (éd. De Fallois,
1991) et du Sablier renversé. Des
Modernes aux Anciens (éd. Galli-
mard, 2013), Marc Fumaroli explique
comment il voit les liens entre tradi-
tion et modernité, arts classique,
moderne et postmoderne.
Que veut dire le mot « tradition »
dans les arts et les lettres ?
Quand est-il apparu, et comment
s’est-il manifesté ?
Marc Fumaroli. La notion s’est
imposée au cours du xixe siècle dans
un esprit de résistance envers la ten-
dance moderne à la « table rase ».
Comme peu de gens osent s’en pré-
valoir, on lui préfère aujourd’hui le
mot « transmission », qui évoque
prudemment la mémoire, la culture.
Dans le terme de « tradition », il y a
l’idée latine d’un patrimoine à trans-
mettre, dont la valeur, la référence,
ont été confirmées par le temps. Ce
qui donne à ce patrimoine de gran-
deur une autorité à la fois dans
l’ordre politique, moral, mais aussi
littéraire et artistique. Si Virgile est
un très grand poète épique, c’est
qu’il s’est voulu le nouvel Homère,
qui était pour lui l’autorité suprême
et l’incarnation la plus haute du
genre où il a voulu s’exercer. Nos
classiques sont dans la même dis-
position. Tout cela est résumé par la
notion d’autorité, que les modernes
ne supportent pas.
Le moderne a-t-il rompu
tout lien avec la tradition ?
Une stratégie de la table rase
est-elle possible, concevable ?
On ne peut procéder par table rase
absolue, ni dans l’éducation, ni en
Entretien avec Marc Fumaroli
À lire politique, ni, à plus forte raison, dans
Le Sablier les arts et les lettres. Les romantiques,
renversé. qui avaient été formés dans le culte
Des Modernes de la tradition, surtout en France, ont
aux Anciens, tout fait pour donner à croire qu’ils
Marc Fumaroli, inventaient tout. C’était une stratégie
éd. Gallimard,
« Tel », 734 p., 22 €. habile, qui cachait la continuité de
leurs œuvres avec celles du passé. Le
modernisme a été
encore plus radical.
Manet apparaît
comme la première
grande référence
moderniste en pein-
ture. En littérature,
on peut attribuer ce
rôle à Rimbaud, à
L autréamont, à
Mallarmé, les trois
étoiles qui guident
les rois mages mo-
dernes vers la source
héliE/gallimard
pure et originelle.
Avec les surréalistes,
le principe de l’art
change, il n’est plus
Marc Fumaroli. dans les grandes œuvres qui en
marquent les étapes et en indiquent
les modèles. Les surréalistes re-
courent à l’inconscient, aux forces
irrationnelles, à l’écriture automa-
tique. Il y avait chez eux à la fois une
grande volonté de rupture et une
grande difficulté à admettre une
transmission. Chez les classiques, au
contraire, l’idée de tradition s’im-
posait d’elle-même. Elle n’effrayait
pas. Dans la deuxième partie de son
œuvre, Poussin ne se cache pas, il se
réjouit de prendre l’idéal de son art
chez Raphaël. Il ne s’agit pas de co-
pier et de répéter, mais de respecter
« Les romantiques, qui avaient été
formés dans le culte de la tradition, ont
donné à croire qu’ils inventaient tout.
C’était une stratégie habile. »
14
et d’inventer, de telle sorte,comme le
dit Pseudo-Longin dans son Traité du
sublime, que les grands maîtres vous
approuvent et admettent que vous
ayez fait du nouveau avec leur ancien.
Les modèles sont, en filigrane, des
points de départ et des balises utiles.
L’artiste classique est toujours libre de
les réinterpréter.
Quid de l’art contemporain ?
Le lien avec la tradition
pourrait-il constituer un critère
de jugement de ses productions ?
Le va-et-vient entre la table rase, la
révolte et le radicalisme le plus
outrancier peut conduire, à l’autre
extrême, à raviver des modèles fixes
comme des absolus. Le postmoder-
nisme induit l’idée que l’on peut
revenir à des formes anciennes, à
condition de ne pas les prendre au
sérieux, de les considérer comme des
citations, des clins d’œil, des allusions
entre initiés. Il n’y a plus de place
pour les « grands récits », pour ce qui
structure un sens, ou introduit dans
le temps une continuité, une
« essence ». L’« art contemporain »
officiel est un phénomène que je ran-
gerais dans la catégorie des systèmes
boursiers à la Ponzi. Il relève de paris
et d’investissements prometteurs ;
cela n’a qu’un rapport très lointain
avec l’idée que l’on s’est faite jusqu’ici
des arts. Mais il y a plusieurs demeu-
res dans l’art d’aujourd’hui. Un Hock-
ney, un Kiefer, un Legrand ont le sens
de la tradition, ils perpétuent un art
de peindre que renient les plasticiens
postmodernistes. Finalement, on ne
peut pas plus se passer de tradition
que de mémoire et d’imitation. On
est d’autant plus attentif à la vraie
nouveauté que l’on s’est instruit dans
l’ancienneté. C’est un paradoxe
inventif qui mérite d’être essayé.
Propos recueillis
par Patrick Amine
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
15

l’Unesco qui n’avait pas été

édité, Nous sommes des sang-
mêlés (2), cette identité s’est bâtie
très lentement et difficilement à
partir de « la prodigieuse variété des
peuples d’origine diverse qui se sont
succédé, heurtés, mélangés, juxtapo-
sés sur le territoire de ce qui est
aujourd’hui la France ». Ce qui fait de
nous, poursuivait-il, « les produits
croisés, et recroisés, et surcroisés de
milliers et de milliers d’alliances
hétérogènes ». Où se trouve donc
cette identité garantie par la tradi-
tion qu’il nous faudrait conserver ?
Cela ne signifie pas que toute ques-
tion de cet ordre soit indue, mais elle
doit être posée différemment. Il faut
d’ailleurs noter que ces débats inter-
viennent au moment précis où bien
des anciens immigrés ont rejoint les
classes moyennes et où apparaît,
selon le néologisme créé par cer-
tains, une « beurgeoisie », une élite
de seconde ou troisième génération.
Bref, on se trouve bien ici face au
genre de phénomènes que décrit
L’Invention de la tradition. Et il en
va de même des dénonciations du
déclin de l’enseignement ou de la
« boboïfication » des villes, autres
scies des néoconservateurs : pour
qu’elles soient recevables, il faudrait
qu’il ait jadis existé une transmission
ou une mixité urbaine parfaites. Or
l’enseignement fut pendant long-
temps réservé à une intelligentsia
restreinte, et l’idée qu’à Paris toutes
les classes sociales cohabitaient dans
les mêmes immeubles à différents
étages est, on le sait, fausse. S’ap-
puyant sur l’appel au retour d’un
« âge d’or » sorti de leur imagination,
ces discours s’effondrent comme
des châteaux de cartes.
Traditions ou coutumes ?
De ce que certaines traditions soient
inventées il ne faudrait cependant
pas conclure que toutes le sont. De
fait, il conviendrait sans doute de
reprendre ici la distinction que fait
Eric Hobsbawm entre traditions et
« coutumes ». Dans notre langage
courant, les deux mots sont syno-
nymes. Or il existe entre eux une
grande différence : les coutumes
desdites « sociétés traditionnelles »
sont paradoxalement toujours plus
souples que les traditions. Même si
leur interprétation est asservie à de
strictes limites, elles sont obligées
d’évoluer pour s’adapter aux situa-
tions nouvelles que rencontrent ces
sociétés, tandis que la tradition, elle,
est censée immuable, elle n’existe
même que de cette immuabilité. S’il
faudrait donc se garder de leur don-
ner le statut d’essences fixes, il y a bel
et bien des usages qui ont existé dans
le passé et que nous avons abandon-
nés, alors qu’ils peuvent nous aider
non seulement à comprendre les
nôtres, mais aussi à en réformer cer-
tains qui ne sont plus satisfaisants.
Comme l’explique le biologiste et
anthropologue américain Jared Dia-
mond, on peut tirer des enseigne-
ments des coutumes ou des modes
de pensée des sociétés dites tradi-
tionnelles (lire l’entretien p. 10-11).
Reste un aspect que n’aborde guère
Jared Diamond : celui de l’intégra-
tion de ces coutumes anciennes dans
nos cultures « nouvelles ». On pour-
rait dire qu’il soulève sur le fond des
questions identiques à celle de
l’adoption d’usages étrangers : ce
qu’on appelle l’« acculturation ». Car,
pour faire place à un changement
dans un domaine, il faut parfois
modifier certains traits des autres.
L’idée de tradition conduit ainsi à
une réflexion plus large sur ce qu’est
le « changement » dans une société.
Et de plusieurs façons. Elle met en
effet d’abord en question le mythe
moderne de la « table rase ». On l’a
vu pour ce qui concerne les sciences,
(2) Nous sommes mais c’est aussi le cas dans les arts
des sang-mêlés, (lire l’entretien p. 14) : contraire-
Lucien Febvre,
éd. Albin Michel, 2012. ment à ce qu’un discours moderne
(3) Manet, simpliste affirme, repris par ses
une révolution dénonciateurs pour en tirer des
symbolique, attaques récurrentes sur la « nullité »
Pierre Bourdieu,
éd. du Seuil, 2013. ou le « vide » d’un art moderne ou
(4) L’Ancien Régime contemporain fondé sur le refus de
et la Révolution, la tradition, les arts n’ont jamais pu
Alexis de Tocqueville pratiquer cette stratégie de la tabula
(1856), éd. Folio, 1996.
rasa qu’on leur reproche et qu’ils
revendiquent. Même dans le cas de
ce que Pierre Bourdieu appelait,
dans son cours sur Manet au Collège
de France, « une révolution symbo-
lique (3) » venant fonder l’art
moderne, laquelle, modifiant les cri-
tères de notre perception en même
temps que ce qui est à percevoir,
nous fait basculer dans une « nou-
velle évidence », un autre monde,
tout lien avec le passé n’est pas
rompu. Encore une fois, sans lui,
nous ne pourrions avaliser ce ren-
versement de notre regard. Les chan-
gements, y compris « radicaux », ne
sont jamais absolus, leur nouveauté
se mélangeant avec le maintien,
l’adaptation et parfois la réactivation
d’un ancien – chose qu’avait déjà
notée Tocqueville dans L’Ancien
Régime et la Révolution (4). Car le
raisonnement vaut aussi pour la poli-
tique, où la table rase a des consé-
quences potentiellement tragiques :
les « terreurs » qui ont ponctué
toutes les révolutions ne

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Perspectives 16

sont-elles pas venues de la reconfiguration entière de leurs

volonté de rompre avec l’héritage
humain ? C’est l’idée, commune à
normes, prendre conscience des
limites conjointes des discours Bibliographie
ces mouvements, qu’à une ère nou- modernistes et traditionalistes est
velle il faut des hommes nouveaux. (5) Comprendre le un impératif. Avons-nous jamais été
Or cette volonté entraîne le déni vio- monde. Introduction modernes, se demandait il y a La Crise de la culture,
lent des individus tels qu’ils sont. Ce à l’analyse des quelques années Bruno Latour (6) ? Hannah Arendt, traduit de l’anglais
systèmes-monde, sous la direction de Patrick Lévy,
qui pose la question de savoir si, Immanuel Wallerstein,
Ou sommes-nous issus de la même éd. Folio essais, 384 p., 8,20 €.
ainsi que le suggère Hannah Arendt, traduit de l’anglais « matrice anthropologique » que les Rassemblant huit essais, dont
la tradition n’a pas constitué en fin (États-Unis) par sociétés que nous qualifions de tra- « Qu’est-ce que l’autorité ? », sans
de compte le système politique le Camille Horsey, éd. ditionnelles ? Si tel est le cas, la ques- conteste le meilleur, le célèbre « La
La Découverte, 2006. crise de l’éducation », ainsi que celui
plus stable qu’on ait connu, et si on (6) Nous n’avons
tion du changement prend une autre
ne peut la restaurer, par quoi la rem- jamais été modernes. tournure. Penser la réalité des tradi- qui lui donne son titre, ce livre culte
placer (lire ci-dessous). Essai d’anthropologie tions dont nous dépendons encore est la porte d’entrée obligée de
Il y a un autre enseignement à cette symétrique, et faire la part en elles de celles qu’il toute réflexion sur le thème de la
Bruno Latour, éd. La tradition. En tirer des conclusions
discussion, et il est plus actuel Découverte, 1991. Du est préférable que nous gardions ou
claires est plus ardu, étant donné les
encore. Si, comme le soutient l’his- même auteur, Petite au contraire que nous rejetions balancements constants de la pen-
torien américain Immanuel Waller- réflexion sur le culte relève de cet effort d’autoanalyse, de
moderne des dieux sée d’Arendt, qui précise dans sa
stein (5), ce que nous appelons « la faitiches, éd. Les
cette « réflexivité », que Bourdieu préface qu’elle a écrit ces études
crise » correspond à un changement Empêcheurs de penser donnait pour mission à la sociologie, « non pour trouver des solutions
« long » de nos sociétés, une en rond, 1996. qui est la condition sine qua non déterminées mais dans l’espoir de
d’une réflexion sur l’avenir réel, et clarifier les problèmes ». Contre les
Une idée commune aux mouvements non plus fantasmé dans un sens ou interprétations idéologiques biaisées
qui en ont été souvent faites, c’est
révolutionnaires : à une ère dans l’autre, de nos sociétés : bref,
bien ainsi qu’il faut les lire.
nouvelle, il faut des hommes nouveaux. c’est examiner leur possibilité de
créer leur propre tradition.
L’Invention de la tradition, Eric
Hobsbawm et Terence Ranger (dir.),
traduit de l’anglais par Christine Vivier,
Hannah Arendt éd. Amsterdam, 382 p., 21 €.
Depuis sa parution en anglais en
Une politique fondée sur la tradition ? 1983, ce recueil d’analyses histo-
riques a exercé une influence déci-
sive, y compris dans le champ des
études « postcoloniales ». Pas tou-
 n assurant à la fois la permanence des socié-
E décisions. Bref, rien à voir avec ce qu’en ont tiré jours pour le meilleur, hélas ! Comme
tés humaines et la liberté de leurs membres, la certains néoconservateurs, qui ont aplati ses cela arrive souvent quand est émise
tradition, entendue comme le rappel constant thèses à leur profit. Arendt ajoutait d’ailleurs une idée nouvelle, associée de plus
des valeurs liées à leur « commencement », et qu’on ne pouvait « restaurer » l’ordre pré- à une formule choc, celle de « l’in-
son pouvoir fondé sur « l’autorité » et non plus moderne des choses. Tout retour en arrière est vention de la tradition » a donné
sur la contrainte, serait-elle la meilleure orga- impossible : même si certains le dénient, nous
naissance à une flopée d’études met-
tant en cause tout et son contraire,
nisation politique concevable ? C’est la question, sommes tous devenus modernes. Cela veut dire,
jusqu’à contester que la question se
très dérangeante par rapport aux idées mo- bien qu’il ne soit pas toujours aisé de se repérer pose ! C’est le processus bien connu
dernes, que posait Hannah Arendt dans ses es- dans sa pensée, souvent floue car passionnelle, qui voit une intuition fondée se
sais écrits entre 1954 et 1964 et réunis dans La qu’il s’agissait au fond, pour elle, de penser dans transformer en un dogme obtus.
Crise de la culture (1). Elle prenait pour exemple quelle mesure notre société pouvait fonder une Reste un ouvrage indispensable qui,
Rome, où le pouvoir émanait du peuple, dont les « tradition ». Il semble qu’elle n’ait pas été vrai- en en traçant les limites, permet de
décisions étaient néanmoins contrôlées, et sou- ment convaincue elle-même de cette possibilité; clarifier les termes de la probléma-
vent modifiées, par le sénat des Anciens. Et sa mais peut-être est-ce la seule qui nous permette tique de la tradition.
proposition dérivait d’une analyse serrée des d’espérer surmonter la « crise » dans laquelle
apories qui menacent les autres régimes poli- nous évoluons et qu’elle avait anticipée d’un bon Manet. Une révolution
tiques, comme la démocratie, laquelle ne peut demi-siècle. Ne voit-on pas en effet quotidien- symbolique, Pierre Bourdieu,
se stabiliser qu’en dérivant – c’est la « solution » nement que le trouble de nos sociétés vient de éd. Raisons d’agir/Seuil,
782 p., 32 €.
du « philosophe-roi » de Platon – vers une oli- ce qu’elles sont en manque d’une doctrine par-
La retranscription des leçons don-
garchie du savoir, avec sa violence ruinant la per- tagée, d’une idéologie – au sens neutre d’un sys- nées par Pierre Bourdieu au Collège
suasion qui, pour les Grecs, la définissait. Une tème cohérent d’idées – stable, apte à bâtir cet de France, en 1998-1999 et 1999-
interrogation qui n’a en soi rien de réactionnaire. « espace commun » qui est la condition d’une 2000, sur Manet et la naissance de
Comme pour les Romains, la tradition devait discussion collective, donc du surgissement du l’art moderne. De très belles ana-
être, aux yeux d’Arendt, sans cesse recréée. politique ? P. B. lyses, très savantes aussi, sur les
Quant à l’autorité, elle n’était pour elle ni celle du processus de changement dans les
(1) La Crise de la culture, Hannah Arendt,
savoir ni celle de classes riches ou autoprocla- traduit de l’anglais sous la direction de Patrick Lévy, arts. Quoique centrées sur les
mées supérieures. Elle devait s’imposer par ses éd. Gallimard, 1972, éd. Folio, 2005. aspects institutionnels de la

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
17

question (la lutte contre l’acadé­

misme des « pompiers », l’évolution
de la critique d’art, etc.), le livre fait
aussi droit – ce qui est rare chez
Bourdieu – à l’interrogation esthé­
tique. L’auteur y confie même ses
doutes quant à la possibilité d’ar­
river à comprendre « le monde ».
Peut­être l’introuvable « essai de la
rentrée 2013 » et un livre émouvant
puisqu’il constitue, en quelque
sorte, le testament du sociologue,
disparu en 2002.

Le Monde jusqu’à hier.

Ce que nous apprennent
les sociétés traditionnelles,
Jared Diamond, traduit de l’anglais
(États-Unis) par Jean-François Sené,
éd. Gallimard, 580 p., 24 €.
Le lecteur français habitué aux
ouvrages d’ethnologie écrits dans
la lignée de Lévi­Strauss pourra
être décontenancé par ce livre
empi rique, voire pragmatique,
mêlant commentaires d’études
sérieuses, souvenirs personnels et
expériences du quotidien. Cela
donne un essai un peu besogneux
et souvent positiviste, au mauvais « Un chant puissant et magnifique, un
sens du terme, mais qui pose magistral requiem à la jeunesse perdue. »
parfois des questions simples et
fortes qu’« oublient » les plus Didier Jacob, Le Nouvel Observateur
sophistiqués. Moins novateur « Vaste, émouvant comme un western
qu’Effondrement, une lecture édi­ métaphysique. »
fiante et surtout – ce dont nous Manuel Carcassonne, Le Magazine
manquons cruellement en France –
Littéraire
contemporaine sur la question de
la tradition. « La question limpide du bonheur
– qu’est-ce qu’une vie heureuse ? –
L’Identité malheureuse, est au cœur de Canada, posée de façon
Alain Finkielkraut, murmurée, délicate, presque secrète. »
éd. Stock, 240 p., 19,50 €.
Nathalie Crom, Télérama
Engoncé dans l’opposition stérile
tradition/modernité et ne voulant « Un envoûtant roman d’apprentissage. »
apparaître ni moderniste ni trop Julien Bisson, Madame Figaro
conservateur, le livre est confus, et
on a l’impression d’avoir déjà lu « Un conte moral au fil duquel
mille fois les arguments, dans le Richard Ford réinvente remarquablement
détail extrêmement contradictoires. l’Amérique des sixties. »
La laïcité y est d’abord soutenue au André Clavel, Lire
nom des Lumières, puis l’inter­
diction du voile islamique en celui « Un livre qui n’en finira pas
de la « tradition galante » de l’An­ de résonner dans l’âme du lecteur. »
cien Régime (!), Barrès y est cité François Busnel, L’Express
favorablement puis on en revient
aux Lumières, etc. – comprenne
« Un immense roman. »
qui pourra ! Aussi vain que le soli­ Valérie Trierweiler, Paris-Match
loque d’un esseulé dans un bar le
samedi soir, l’essai best-seller de
l’hiver ne fait pas avancer, philo­
sophiquement, la question d’un
micron (le millième du millimètre).
Donc : on oublie Finkielkraut et on Éditions de l’Olivier
relit Arendt.

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 18

essaisLes nouvelles
têtes de lecture
Trois parutions s’interrogent
sur le devenir de la lecture à l’ère
du tout-numérique. Entre écrans
et papier, l’horizon est-il celui
de la symbiose ou de la fusion ?
Par Philippe Lefait

À lire
Contre le colonialisme
numérique. Manifeste
pour continuer à lire,
Roberto Casati,
traduit de l’italien par
Pauline Colonna d’Istria,
éd. Albin Michel, 200 p., 17 €.
La Condition numérique,
Jean-François Fogel et Bruno Patino,
éd. Grasset, 216 p., 18 €.
La Face cachée du numérique.
L’Impact environnemental
des nouvelles technologies,
Fabrice Flipo, Michelle Dobré
L
es pessimistes comparent
aujourd’hui le numérique
à Alien, cette mécanique
« xénomorphe », essen-
tiellement agressive et
parasite, parfaitement esthétique, fasci-
nante comme un beau diable, qui traque
et engrosse Ripley à bord du Nostromo.
Pauvre Sigourney Weaver. Notre héroïne
est l’incarnation d’un genre humain
confronté à une technologie ambiva-
lente de l’immatériel et de l’immédiateté
qui tourneboule la civilisation, fait les
printemps arabes, met la bibliothèque
du monde à disposition, distrait le troi-
sième âge, rend dépendant l’ado belli-
queux, généralise les contrôles, régale
la finance et goinfre la NSA.
L’optimiste que je suis se dit que, dans
un futur épisode, l’humaine et la bête
cohabiteront mieux à bord du vaisseau,
au profit d’un homo métabolisant à son
avantage le numéricus. Notre époque
doit commencer par admettre la cohabitation du rencontre exclusive entre l’auteur et le lecteur.
smartphone et du livre de papier. C’est la thèse que Chaque livre papier est un petit écosystème, une
défend Roberto Casati dans Contre le colonialisme niche écologique où vivent en parfaite symbiose
numérique, Manifeste pour continuer à lire. un auteur et un lecteur. En l’achetant, vous faites
L’auteur ne refuse nullement son temps – il est édi- valoir aussi un puissant contrat sur l’attention ; le
teur sur Wikipedia –, mais il réfute le diktat d’une livre s’engage à vous laisser seul avec son contenu,
migration obligatoire de la vie vers les nouvelles de la première à la dernière page ». Le philosophe
technologies. Pouvoir n’est pas devoir ! ajoute à sa démonstration la dimension sensuelle
et affective de la rencontre. Cette tristesse qui s’ins-
Le livre et le colloque singulier talle à la vision de ces quelques pages seulement
L’un des nombreux arguments de cette mise à juste qui restent à lire !
distance développés par le chercheur est que « l’en- Jean-François Fogel et Bruno Patino dans leur essai
vironnement numérique est devenu hostile pour La Condition numérique décrivent parfaitement
jessy deshais Pour le magazine littéraire

et Marion Michot,
éd. L’Échappée, 144 p., 12 €.
la lecture des livres ». Les tablettes, conçues comme
des systèmes de distribution de contenus, en font
une distraction parmi d’autres. Ils en perdent leur
spécificité : créer avec le lecteur un irremplaçable
colloque singulier. L’objet littéraire « a un format
cognitif parfait. Il s’acquitte remarquablement
bien de sa tâche parce qu’il n’a que lui-même à
offrir. Bien sûr, il n’éloigne pas à lui seul la télévi-
sion ou Internet, mais, grâce à son caractère achevé,
il sait à merveille annoncer la promesse d’une
l’interconnexion permanente et révolutionnaire,
mais soulignent la puissance de l’écrit dans la sphère
politique : « Les historiens s’accordent à relever que
les thèses de la réforme luthérienne n’auraient pu
défier le catholicisme sans circuler grâce aux livres
et que, de même, le nationalisme s’est diffusé en
Europe par le journal imprimé. Rien d’aussi décisif
ne se produit avec le réseau. » Le tout-info, le triba-
lisme, l’explosion et la multitude des récits n’ont en
effet rien à voir avec ce qui fédère une communauté

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
19
ou fonde une nation. La Toile est ainsi peuplée de
solitudes vibrionnantes dont, sur Facebook et Twit­
ter, un onglet identitaire « moi » résume l’agitation
solipsiste. Loin d’un vivre ensemble. Ils notent :
« Un froid constat s’impose : l’univers numérique
est un monde social sans friction, où l’on croise sans
se voir ni se toucher, sans partager de mémoire col­
lective ni écouter un narrateur unique. »
Un réseau social n’est pas une agora mais une pen­
dule de Dalí qui fond comme elle apparaît. Dans
cet espace d’infini et de vrac, nous sommes privés
de la distance et du temps qui permettent de
penser le monde. Le pulsionnel y est à l’ouvrage.
Roberto Casati remarque que c’est avec quatre ou
cinq amis, toujours les mêmes, que se font 80 %
des échanges sur les réseaux sociaux. Leur puis­
sance « ne s’alimente pas du désir de communiquer
des connaissances ou de réaliser de grands projets
« Chaque livre papier est
un petit écosystème, une niche
écologique. » Roberto Casati
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
en commun ; au contraire, c’est le besoin
d’intimité qui en a assuré le succès pla­
nétaire ». Roberto Casati ajoute, dans
sa volonté de tenir en respect l’alien,
que l’école n’a pas forcément à courir
après la nouveauté, que l’enjeu majeur
de cette grande mutation anthropo­
logique « n’est rien moins que notre
principale ressource intellectuelle :
l’attention », ressource que la neuro­
psychologie juge peu apte au multi-
tasking. Si les « natifs numériques »
sont capables de « naviguer efficace­
ment avec la plus parfaite aisance dans
une forme constante de dispersion »,
le directeur de recherche au CNRS n’y
voit pas pour autant une nouvelle
forme d’intelligence. Il ne s’agit que
d’une capacité générale, d’une com­
pétence plus ou moins déclinable
dans l’environnement de l’écran
tactile et du clavier. Elle laisse l’utili­
sateur accomplir des choix qui sont
« simples, binaires, immédiats, et qui
ne requièrent aucun approfondis­
sement intellectuel. Il suffit d’avoir un
minimum d’intuition, et quelques
émotions prêtes à l’emploi ». Et le
fossé numérique se creuse entre ces
usagers et des concepteurs – de
moins en moins nombreux mais
hyperqualifiés – d’outils de plus en
plus complexes mais user-friendly,
« utilisables si facilement ».
Bulle d’informations
Dans cette période où il semble salu­
taire de se (re)poser la question de
l’humanisation de cette galaxie pour
une société continûment fascinée par les surgisse­
ments technologiques, les auteurs de La Face
cachée du numérique s’attaquent au fantasme
d’une économie qui serait propre et écologique
quand elle est aussi industrielle et commerciale que
les autres, inscrite dans le dogme de la croissance.
Les fermes de données, « véritables usines » du
numérique, sont la traduction la plus évidente de
son impact physique. « On estime qu’un data cen-
ter moyen consomme autour de quatre mégawatts
par heure, ce qui équivaut environ à la consomma­
tion de 3 000 foyers américains, et qu’à l’échelle
mondiale les data centers représentent 1,5 % de la
consommation électrique, soit l’équivalent de la
production de 30 centrales nucléaires. » Et Roberto
Casati, dans son combat d’équilibriste, conclut : « Si
notre histoire devient une histoire numérique […]
surgit alors le risque d’être pris au piège dans une
bulle d’informations qui, au lieu de produire de la
connaissance, ne fait rien d’autre que de nous pré­
senter […] ce que l’on pense qui pourrait nous
plaire. Pas la réalité, mais l’image que nous vou­
drions qu’elle ait. »
hypertextes
Traductions
simultanées
Sur Internet abondent des
projets créatifs financés
collectivement (crowdfunding),
les entreprises de construction
du savoir de type Wikipedia
ou d’indexation à plusieurs voix
(« folksonomies »), comme
des projets d’établissement
collaboratif d’édition critique,
dont celui de Bentham : c’est
dire la pertinence d’en faire un
lieu de traduction collaboratif
ouvert. Avec Tlhub, c’est
un réseau social fondé sur la
traduction que lance une équipe
animée par Camille de Toledo.
Pour construire l’Europe,
il s’agit pour l’écrivain français
de « travailler à cette poétique
de l’entre-des-langues.
Pour construire un “commun”
habitable, dans une Europe
des traductions », de produire
« une école de l’autre, des
autres, adaptée à cette époque
d’hybridation et de
métamorphoses ». Comme
nous le rappelle un colloque
à venir consacré à la traduction
collaborative, « de l’Antiquité
à la Renaissance, des équipes
de spécialistes multilingues
pratiquaient communément
la traduction » : l’idée n’est pas
nouvelle, et une fois de plus
Internet, faisant un saut
par-delà l’individualisme de la
modernité, renoue avec le rêve
d’une République mondiale
des lettres et du savoir – un
espéranto qui ne naîtrait pas
d’un rêve de langue unique,
mais qui serait un texte tissé
d’une infinité d’exceptions
et de langages locaux.
Alexandre Gefen
tlhub.org
blogs.ucl.ac.uk/transcribe-bentham/
www.fabula.org/actualites/
la-traduction-collaborative-de-l-antiquite-
internet_57554.php
Les e-Choses
Les Choses. Une histoire des
années soixante de Perec :
un classique contemporain
qui vient de devenir un livre
numérique enrichi d’animations
visuelles et de passages jazzés
– au format ePub, édité par
Julliard et réalisé par le studio
de création L’Apprimerie,
disponible pour nos tablettes ou
en ligne depuis le 28 novembre.
A. G.
La vie des lettres
parutions
Ode à Dylan
Voilà belle lurette qu’aux
États-Unis la critique rock a
acquis ses lettres de noblesse,
comme le montre le Bob Dylan
de Greil Marcus, récemment
paru aux éditions Galaade.
Grand admirateur du barde
américain, Marcus n’y abdique
pas son discernement, bien au
contraire. À propos de l’album
Empire Burlesque : « Par
moments Dylan semble oublier
qu’il est en train de chanter,
et alors, dans ces moments-là,
il chante vraiment. La question
est : avez-vous envie d’écouter
ces trucs? » Un recueil de
textes foisonnant, dont l’auteur
s’est fait notamment connaître
avec son célèbre essai sur la
contre-culture, Lipstick Traces.
À lire
Bob Dylan, Greil Marcus,
traduit dans l’anglais (États-Unis)
par Pierre-Richard Rouillon,
éd. Galaade, 620 p., 26 €.
Retrouvailles
avec Naipaul
« On ne paie pas beaucoup
les instituteurs à la Trinité mais
ils ont le droit de battre les
élèves autant qu’ils veulent. »
Les éditions Gallimard
republient les nouvelles
trinidadiennes de V. S. Naipaul.
Histoire tragicomique d’une
hindoue qui prie le dieu
des chrétiens pour maigrir, puis
pour sauver son mari; conte
édifiant sur la chèvre la plus
incapable de l’île; récit satirique
d’un deuil très envahissant…
S’y retrouve tout l’art
du Prix Nobel 2001 pour mêler
les registres et produire
de nouvelles saveurs littéraires.
À lire
Un drapeau sur l’île,
V. S. Naipaul, traduit de l’anglais
par Pauline Verdun, éd. Gallimard,
« L’Imaginaire », 288 p., 11,50 €.
20
livres audio
Scansions de la
pensée grecque
en trois CD et trois heures
environ, le philosophe
Jean-François Mattéi présente
la pensée antique et retrace
les premiers moments
de la grande aventure
de la philosophie. Des
pythagoriciens – croyant en
une structure mathématique
des choses – au monde
changeant et cependant
toujours identique d’Héraclite,
le premier CD expose ce que
l’on sait de ces sages qui
précèdent et annoncent Platon
et pensent avec les mots
du mythe et de la poésie
– tel empédocle d’agrigente,
LeeMaGe
qui voyait l’amour centripète
et la haine centrifuge.
Pline (à droite) et l’empereur Vespasien (illustration de 1877). Plus évidents, mais également
passionnants, les deuxième
éditionPline, intégrale
et troisième CD détaillent
les travaux de Platon puis
d’aristote. Un deuxième coffret
d’un encyclopédiste est paru, qui prolonge
le voyage jusqu’à Plotin. A. B.
La Pensée antique, expliquée
I
par Jean-François Mattéi,
l aurait rédigé un Art de lancer le javelot à cheval, recensé les éd. Frémeaux, 3 h 15 environ, 24,45 €.
Difficultés de la grammaire, consacré un ouvrage à la figure
de l’orateur et serait mort en naturaliste trop curieux de voir
de près les effets de l’éruption volcanique qui détruisit Pompéi et
Hélène Berr, une
ensevelit Herculanum. De Pline l’Ancien, haut fonctionnaire et ami- voix survivante
ral de l’Empire romain, les siècles nous ont légué la légende et une Paru pour la première fois en
colossale Histoire naturelle. Trente-sept livres qui, de la cosmologie 2008, Le Journal d’Hélène Berr
avait fait l’objet d’un livre
à l’étude des gemmes en passant par la zoologie et les herbes médi- audio n’en reprenant que des
cinales, disent à la fois l’ambition d’un compilateur de génie et la extraits. Voici la lecture
représentation antique du monde. Où l’on apprend comment uti-
liser à bon escient le foie de dauphin et l’on fait connaissance avec
intégrale, signée Guila Clara
Kessous. Jeune Française
le peuple des Nasamons et celui des Astomes ; où l’on retrouve juive, Hélène Berr retranscrit
Cléopâtre dissolvant des perles dans du vinaigre pour gagner un son quotidien d’avril 1942
pari fait avec Marc Antoine. Pour fantaisistes – et parfois fasti- à février 1944 à Paris, peu
avant son transfert au camp
dieuses – que ses considérations (notamment ethnographiques) de Drancy puis à auschwitz
puissent passer aujourd’hui, les recherches de Pline n’en ont pas et enfin à Bergen-Belsen, où
moins influencé jusqu’à l’aube du xviie siècle la botanique et la phar- elle sera frappée à mort par
macologie. Reconnu comme un précurseur par les encyclopédistes, une gardienne en avril 1945.
salué par Buffon, Pline entre enfin en Pléiade et en intégralité. On Le timbre de la comédienne,
prendra plaisir à découvrir des mirabilia, à lire ses réflexions sur aérien et naïf, donne corps
l’art du portrait, à voir surgir des souvenirs de version latine, en un à un texte dont la profondeur
tient autant à la jeunesse
mot à « consulter » cette somme, comme l’écrit dans sa limpide de l’auteur qu’à la fluidité du
préface le traducteur et annotateur Stéphane Schmitt. Dans sa pré- style. Le port de l’étoile jaune,
face à lui, Pline, s’adressant à Titus, émettait le souhait de toucher l’arrestation du père et celles,
un plus large public que celui des lettrés : « Pourquoi lis-tu ces faibles de plus en plus nombreuses,
écrits, Empereur ? Ils ont été rédigés pour l’humble peuple, pour de familles juives, arrachent
la foule des paysans et des artisans, et en définitive pour ceux qui à Hélène Berr, 22 ans, ce qu’il
sont indifférents à l’étude. » Chloé Brendlé
subsiste en elle de candeur
et de légèreté. Marie Fouquet
À lire
Le Journal d’Hélène Berr,
Histoire naturelle, Pline l’Ancien, traduit du latin par Stéphane Schmitt, préface de Patrick Modiano,
éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 2 176 p., 79 €. lu par Guila Clara Kessous,
éd. Audiolib, 8 h 38, 20 €.
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
21

poésie
Gertrude Stein, à ventre ouvert
Quelle gageure pour un
traducteur! En 1915,
Gertrude Stein, voyageant
à Majorque avec sa compagne
Alice Toklas, entamait
la rédaction de Lifting Belly,
un long poème libre et charnel
sur leur relation, où l’érotisme
est inscrit dans le rythme
des vers plus que dans leur
diverses formes, rythmer
le poème : « L’Ève bas-ventre
est si ronde », « L’Ève bave-
entre est si douce », « Lève
bas-ventre tu ne le dis pas ».
Ces jeux homophoniques
forment le premier réseau qui
donne sa cohérence au poème.
Il en est d’autres : la présence
de Césars mystérieux

YvES RoUvIÈRE/éd. MAx MILo

sens. Jacques Roubaud
s’était essayé à en traduire
un fragment dans la revue
Action poétique en 1980;
aujourd’hui, les éditions Corti
publient la version française
et intégrale de Christophe
Illustration d’Yves Rouvière, dans le livre Lamiot Enos : Lève bas-ventre.
Comprendre Péguy (éd. Max Milo). Un travail de transposition
autant que de recréation :
(mais de César à la césarienne,
et de la césarienne au
ventre…), les adresses à l’être
aimé (« Tu es heureuse. Et
je le serai/Tu le seras tous les
jours et dans tous les sens »).
Cette traduction réussit
la quadrature du cercle :
du poème, elle préserve
tous les sens, mais s’attache

anniversaireRetour sur
« L’Ève bas-ventre est d’abord à en préserver
tellement incidentelle à l’essence. Sa musicalité est
l’échelle d’une vie./Lève bas- d’ailleurs contagieuse. A. B.

deux âmes fauchées ventre est tellement ainsi

dans telle à l’échelle d’une
vie. » Cette traduction délicate,
À lire
Lève bas-ventre, Gertrude Stein,

L
comme son auteur l’explique
a Première Guerre mondiale fut aussi un désastre littéraire, traduit de l’anglais (États-Unis)
en postface, repose tout
par Christophe Lamiot Enos,
qui emporta la main droite de Cendrars (lire aussi p. 24), entière sur l’expression choisie éd. José Corti, 88 p., 17 €.
perça le crâne d’Apollinaire et abrégea les vies, dès 1914, pour le titre, et qui revient, sous en page 1 29/11/13 16:46 Page 1
A_CANARD_WALDEN_ML:Mise
d’Alain-Fournier et de Charles Péguy. Plusieurs ouvrages paraissent
à l’occasion du centenaire de leurs morts violentes. Citons d’abord
Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, ou l’impossible amour, par
Emmanuel Le Bret : derrière ce titre mièvre, se cache une biogra-
phie vivante et renseignée, qui a pour pivot l’amour, conçu en 1905,
d’un collégien encore nommé Henri Fournier pour une Yvonne de
Quièvrecourt très soucieuse de sa particule. Elle acceptera ses mes-
sages enamourés, répétera plusieurs fois « À quoi bon », finira par
en épouser un autre, et servira ainsi de modèle à Yvonne de Galais,
maîtresse d’Augustin Meaulnes. Ce livre établit l’anatomie d’un cœur
d’écrivain épris d’une pureté qui semble aujourd’hui bien démodée,
mais lui a inspiré une œuvre indémodable. Vers 1910, Alain-Fournier
rencontrera Péguy, dont il devient un admirateur : « Il n’y a pas eu
sans doute, depuis Dostoïevski, un homme qui soit aussi clairement
de Henrik Ibsen
mise en scène et scénographie
“Homme de Dieu”. » La pureté a reconnu la pureté. Comprendre
Péguy, petit essai joliment illustré, permet d’appréhender une pen- Stéphane Braunschweig
sée mystique d’une extrême cohérence : le « socialisme mystique »
du 10 janvier au 15 février 2014
de Péguy, qui procède du christianisme et l’oppose à Jaurès, moniste
et pragmatique ; le refus d’une vision de l’histoire tendant vers le
socialisme (qui permettrait de justifier des méfaits par un bien final) ;
un engagement artistique qui exclut l’inféodation (« Soyons socia-
listes et, si nous sommes artistes, faisons des œuvres d’art. Ne soyons
pas artistes socialistes ») ; un christianisme anticlérical (« il ne leur
suffit pas d’avoir perdu le monde. Il faut encore qu’ils incriminent
le monde »). Au fond, cet ouvrage aurait pu s’intituler, à l’inverse
de Kant, « Éloge de la pureté raisonnable ». Alexis Brocas
À lire
Comprendre Péguy, Claire Daudin, Marie Boeswillwald, Yves Rouvière,
éd. Max Milo, 142 p., 14 €.
Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes ou l’impossible amour, www.colline.fr 01 44 62 52 52
Emmanuel Le Bret, éd. du Moment, 226 p., 18,50 €.

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres
parutions
Canetti mufle,
Churchill
fleur bleue
Qu’ont en commun Winston
Churchill et le Nobel de
littérature 1961 Elias Canetti?
Tous deux ont entretenu des
correspondances amoureuses
sur plusieurs décennies.
La correspondante de Canetti,
Marie-Louise von Motesiczky,
était peintre, autrichienne,
juive, et fut sa maîtresse
« historique » – Canetti en eut
d’autres. Ses lettres révèlent
les joies et les tourments d’une
vie dans l’ombre d’un géant
qui ne lui fera jamais l’enfant
qu’elle appelle de ses vœux, ne
daignera jamais apparaître avec
elle en société, mais se nourrira
de son admiration pour lui. Il la
lui rendra, en louant sa peinture.
Leur amour impossible aura
duré de 1946 à 1991.
La correspondance de Churchill
à sa femme Clementine
témoigne d’une relation bien
différente : de 1908 à 1964,
jamais deux jours sans une
lettre, un télégramme, un mot
affectueux. Le Premier ministre
du Royaume-Uni ne semble
rien dissimuler à sa femme,
ses missives mêlant notations
amoureuses et réflexions
politiques cruciales. Ainsi, sa
lettre du 28 mai 1943 : rentrant
d’un entretien avec Roosevelt,
Churchill parle à « Clemmie »
des tentations de ce dernier
de quitter le pouvoir. « Pour moi
ce serait un désastre de
première grandeur. Tous mes
espoirs d’avenir dans un cadre
anglo-américain seraient
flétris. » Et plus bas : « P.-S. : Je
vous rapporte diverses petites
choses qui font plaisir dont deux
robes. » La lettre est signée,
comme de coutume « Votre
mari qui vous aime à jamais ».
Alexis Brocas
À lire
Amants sans adresse.
Correspondance 1942-1992,
Elias Canetti et
Marie-Louise von Motesiczky,
traduit de l’allemand par Nicole Taubes,
éd. Albin Michel, 460 p., 25 €.
Conversations intimes,
1908-1964, Winston et Clementine
Churchill, traduit de l’anglais par
Dominique Boulonnais et Antoine Capet,
éd. Tallandier, 842 p., 29,90 €.
22
parutions
Boulevard Voltaire
En novembre dernier,
Malala Yousafzai a reçu le prix
Sakharov. La jeune
Pakistanaise se réclame alors
de Voltaire : « Je n’approuve
pas ce que vous dites, mais je
me battrai jusqu’au bout pour
que vous puissiez le dire. »
albumCortázar,
Peu importe que la citation
soit apocryphe, elle en dit
assez sur la postérité de
conteur d’un autre Voltaire en matière de combat
contre les fanatismes. Ses
écrits les plus incisifs, réédités
V
en deux volumes, n’ont
isages qui dévorent la page, bouches qui se déforment,
souvent circulé qu’au compte-
cagoules surgies de l’ombre, tronçons, insectes, yeux fixés
gouttes ou sous couvert
sur on ne sait quel enfer. Les dessins et collages d’Alberto d’anonymat. Préfacées par
Cedrón vous sautent à la figure et ne vous lâchent pas de sitôt. Clémentine Pradère-Ascione,
La première partie de La Racine de l’ombú, ovni éditorial qui tient les Œuvres d’humour
à la fois du roman graphique, du conte illustré pour enfants – à reprennent l’intégrale des
ne pas laisser entre leurs mains – et du beau livre, nous plonge contes, une dizaine de pièces,
ainsi que quelques textes
sans préparation dans l’imaginaire de cet artiste argentin mort en
philosophiques. On y
2007. Ce chaos prend peu à peu forme dans la partie centrale du redécouvrira des perles
livre : celle-ci relate l’histoire d’un homme qui trouve refuge d’ironie (De l’horrible danger
auprès d’un buveur de maté accueillant, après une panne de de la lecture) et des idées
voiture en pleine pampa (entrée en matière rappelant l’ouverture étonnantes, comme la
de La Jeune Fille et la Mort, film de Polanski adapté de la pièce négation de l’authenticité des
fossiles (L’Homme aux
du dramaturge chilien rescapé du régime de Pinochet, Ariel
quarante écus). Dans son
Dorfman), et écoute son hôte dérouler ses souvenirs et les frag-
Autodictionnaire Voltaire, André
ments d’une histoire argentine. Au fond de cette fable cruelle, des Versaille fait du philosophe
éléments autobiographiques (les destins croisés du grand-père le premier des intellectuels
italien, immigré à Buenos Aires au début du siècle, et du petit-fils engagés et propose une
exilé en Europe pendant les années Videla). Aux manettes du récit, sélection d’extraits diverse et
rien de moins que Cortázar. On connaissait l’engagement politique pertinente. Sa préface a le
mérite de faire aimer Voltaire
de l’écrivain, on savait moins son goût pour les images et la bande
en rappelant que la protection
dessinée (voir Fantômas contre les vampires des multinationales,
des puissants n’est pas
édité un temps par La Différence). Son art du détail et de l’allu- sans effet sur l’esprit critique.
sion, sa prédilection pour le vertige fantastique et les symboles On ne saurait en revanche
métaphysiques (l’ombú, arbre des limbes, par exemple) disent à recommander de le lire
merveille l’univers d’Alberto Cedrón. en remplaçant « catholiques »
Née dans la confusion du début des années 1980, éditée à quelques par « musulmans », « guerres
de religion » par « jihad »,
centaines d’exemplaires au Venezuela, disparue, puis exhumée en
et « traditions juridiques » par
2004, La Racine de l’ombú doit sa parution en français à la téna- « charia », comme le fait
cité de son traducteur, Mathias de Breyne, et au travail minutieux l’auteur, surtout pour déduire
du Collectif des métiers de l’édition, créé il y a deux ans et demi, que le combat de Voltaire
et fort déjà d’une douzaine d’ouvrages mêlant à la fois illustrations « ressemble à s’y méprendre
(de contes ou de reportages) et critique sociale (notamment dans à celui [des] séculiers arabes »
(p. III). S’il y a une chose
la collection « À l’ombre du Maguey », dédiée essentiellement au
Mexique). Chloé Brendlé à retenir de l’esprit des
Lumières, c’est la culture du
À lire doute et le rejet des préjugés.
Maialen Berasategui
La Racine de l’ombú, Julio Cortázar et Alberto Cedrón,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Mathias de Breyne, éd. CMDE, 96 p., 20 €. À lire
Œuvres d’humour, Voltaire,
choix et présentation
de Clémentine Pradère-Ascione,
éd. Omnibus, 1 120 p., 26 €.
Autodictionnaire Voltaire,
éD. CMDE
André Versaille,
éd. Omnibus, 736 p., 28 €.
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 essai
Faux et usages
du faux
Toute théorie du faux est aussi
une théorie du style – les
faussaires s’efforçant d’investir
au plus près la sensibilité

sTudIo LIPnITZkI/RogER-vIoLLET
d’autrui, et les experts
se chargeant d’établir comment
ils la trahissent
immanquablement! Les
« Manuels Payot » publient
ainsi plusieurs conférences
de l’historien de l’art italien
Federico Zeri. La première est
une réflexion sur les hiérarchies
Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes, en 1954. que nous plaquons sur l’art.
grecs »). En rappelant qu’on
qualifie abusivement de faux
certains ouvrages dont l’usage
impliquait des restaurations
régulières (Une Vierge à l’enfant
peinte sur soie par Bellini,
promenée dans les processions
et réparée au cours des siècles).
La quatrième conférence

rééditionsLe meilleur
« Il n’y a pas de forme majeure donne la clé de cet intérêt pour
et de forme mineure, il y a le factice : « À partir du faux, l’on
seulement des formes plus réussit à comprendre comment

de son monde élaborées, plus riches

de contenu. » La falsification
est abordée dans la suivante, où
le xixe siècle – si le faux est du
xixe – lisait les tableaux anciens,
le Quattrocento par exemple. »

«
L
Federico Zeri distingue le faux Comment lire le faux pour
SD, 100 microgrammes, injection intramusculaire », ou la commis en toute conscience savoir le vrai… A. B.
dernière chose que réclama Aldous Huxley, sur son lit de du tableau fautivement attribué.
mort, le 21 novembre 1963. Le lendemain à Los Angeles, La troisième conférence, qui À lire
l’auteur du Meilleur des mondes s’éteignait à 69 ans. Sa disparition donne son titre au livre, entre
de plain-pied dans le sujet. En Qu’est-ce qu’un faux ?
passe inaperçue car, au même instant, un certain Kennedy est assas- Federico Zeri,
siné à Dallas. Cinquante ans plus tard, l’œuvre de l’intellectuel bri- montrant que le faux est aussi
ancien que l’art (« Au temps traduit de l’italien par Maël Renouard,
tannique constitue toujours une référence en matière de critique des Romains on faisait des faux
éd. Manuels Payot, 212 p., 20 €.
de la dictature et du scientisme. À l’occasion de cet anniversaire,
quatre des ouvrages fondateurs de l’œuvre de Huxley sont repu-
bliés, dont son best-seller, Temps futurs, Île, et l’essai Retour au
meilleur des mondes. Les éditions Omnibus les ont regroupés en
un seul volume. De son côté, Pocket publie chacun des livres dans
Vous écrivez ?
une édition collector dessinée par le jeune artiste Vahram Muratyan :
quatre magnifiques couvertures métallisées, aux motifs géomé-
triques très seventies, dont la typographie rappelle celle de l’an-
cienne collection de SF « Présence du futur ». Les éditions Plon,
elles, ont fait le pari du grand format et de la sobriété graphique.
Publié en 1932, Le Meilleur des mondes est souvent comparé au
1984 d’Orwell. Pourtant, son postulat est inverse : une dictature
moderne ne s’établira pas grâce à la force, mais en offrant confort
recherchent
nouveaux
et divertissement aux hommes. Cette théorie est développée plus
amplement dans l’essai Retour au meilleur des mondes (1958),
de
auteurs
dont la lecture doit nécessairement suivre celle du chef-d’œuvre.
Les peurs de Huxley concernant la science connaissent leur apogée
dans Temps futurs (1948), livre apocalyptique sur l’âge atomique
qui mérite d’être plus connu. À rebours, dans son avant-dernier
roman, l’utopie d’Île (1962), l’auteur, rasséréné, livrera un véritable
testament de sa pensée humaniste, spirituelle et écologique. À une
époque où les nouvelles technologies nous encerclent, les réflexions
de Huxley s’adressent directement aux lecteurs d’aujourd’hui.
Jean-Sébastien Létang Pour vos envois de manuscrits :
À lire Editions Amalthée – 2 rue Crucy
Le Meilleur des mondes et autres chefs-d’œuvre, Aldous Huxley, 44005 Nantes cedex 1
traduction collective, postface de François Rivière, éd. Omnibus, 782 p., 28 €.
Retour au meilleur des mondes, Aldous Huxley,
traduit de l’anglais de Denise Meunier, éd. Pocket, 150 p., 8,10 €.
Tél. 02 40 75 60 78
Île, Aldous Huxley, traduit de l’anglais par Mathilde Treger, www.editions-amalthee.com
éd. Plon, 380 p., 20,90 €, éd. Pocket, 470 p., 7,60 €.

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 24

édition rencontres
Philip Roth, rééditionItalo Calvino, Paris (5e)
À partir du 7 janvier
quatuor en Quarto
C’est une belle idée que d’avoir
rassemblé, en un volume
cosmiremix Amis de
Compagnon

S
« Quarto », parmi les multiples
romans de l’Américain Philip i par une nuit d’hiver, un éditeur… Disparue des rayon­ Les cours et séminaires
Roth, La Pastorale américaine, nages de 2009 à 2012 à la suite d’un vif désaccord entre d’Antoine Compagnon
La Tache, J’ai épousé les éditions du Seuil, l’ayant droit et son agent, l’œuvre reprennent le 7 janvier
un communiste et Le Complot d’Italo Calvino reparaît par salves aux éditions Gallimard. Nouvelles prochain. Ils seront consacrés
contre l’Amérique : ainsi cette année au rapport entre
couvertures, nouvelles traductions annoncées. Dix titres (sur guerre et littérature, et seront
mis en perspective, ces écrits dix­neuf programmés) ont été republiés en Folio, six autres vont
semblent se répondre et former suivis, comme de coutume, de
l’être en grand format, un volume de textes est prévu en Quarto. séminaires (à partir du
un corpus à part au sein de
l’œuvre de Roth. Un corpus Ce mouvement de réédition progressif s’achèvera en 2017­2018. 14 janvier). Les cours auront lieu
politique. La Pastorale « Il faut à la fois rendre dispo­ tous les mardis, à 16h30. Parmi
américaine explore les ravages Italo Calvino. nibles le plus vite possible les les invités des séminaires,
du rêve américain livres introuvables et donner le citons les écrivains
et des rêves marginaux Alexis Jenni et Jean Hatzfeld,
temps au lecteur de redécouvrir l’historien et philosophe
de la contre-culture sur une l’œuvre », explique Louis Che­
famille de Newark; Le Complot Georges Didi-Huberman,
contre l’Amérique est une
vaillier, responsable éditorial son confrère Georges Nivat…
dystopie sur une Amérique des éditions Folio. Rappelons qu’Antoine
élisant le héros et aviateur La première vague de publi­ Compagnon vient de faire
Lindberg et penchant vers cations, intervenue en no­ paraître Une question de
le fascisme; La Tache s’attaque discipline (éd. Flammarion),
vembre 2012, concernait la fa­
MP/PoRtFoLIo/LeeMAGe

au politiquement correct livre d’entretiens avec

meuse trilogie « Nos ancêtres » Jean-Baptiste Amadieu
à travers l’histoire d’un (Le Baron perché, Le Vicomte
professeur noir à la peau claire où le professeur revient
accusé de racisme; et pourfendu, Le Chevalier inexis­ sur son parcours.
J’ai épousé un communiste tant). « Et, depuis cette année, www.college-de-france.fr/
s’intéresse au maccarthysme. nous avons le sentiment que
Soit tous les excès de la politique Dernières parutions ces œuvres sont de nouveau Clermont-Ferrand
intérieure américaine et recommandées par les profes­ (63) Les 15 et 16 janvier
d’Italo Calvino
leurs conséquences sur la vie seurs de lycée. » Les publica­
des individus. Le Château des destins tions suivantes, elles, mêlent
Pascal, charité
À lire
croisés, traduit de l’italien
par Jean Thibaudeau et l’auteur, œuvres réalistes (La spécula­ bien ordonnée
éd. Folio, 172 p., 6,60 €. tion immobilière) et narrations La Maison des Sciences de
L’Amérique de Philip Roth, traduit l’homme accueille un colloque
de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, La Spéculation immobilière, plus expérimentales (Cosmi­
international transdisciplinaire
éd. Gallimard, « Quarto », 1152 p., 25 €. traduit de l’italien comics). « Plutôt que de repu­ sur « Pascal et la charité »,
par Jean-Paul Manganaro, blier en suivant la chronologie,
éd. Folio, 192 p., 6,60 €. dirigé par Alberto Frigo, de
Cendrars, lueurs La Journée d’un scrutateur,
ou une thématique, nous avons l’université de Lyon-II.
de vie sur le front traduit de l’italien par Gérard Genot
choisi de montrer les diffé­ L’occasion « d’aborder à
nouveaux frais le rapport entre
(révisé par Mario Fusco), rentes facettes de l’œuvre. On
À l’occasion du centenaire Pascal et Jansénius et de mieux
de la Première Guerre, les éd. Folio, 128 p., 5,40 €. pourrait aborder Calvino par
Les Villes invisibles, texte cen­ analyser l’influence du
éditions Denoël republient Cosmicomics, “premier Port-Royal” sur
La Main coupée et autres récits traduit de l’italien par Jean Thibaudeau tral, réflexion sur l’utopie et la l’auteur des Pensées ».
de guerre de Blaise Cendrars, (révisé par Mario Fusco) parole, où Marco Polo décrit Parmi les interventions
blessé en 1915 dans la Somme et Jean-Paul Manganaro, des villes imaginaires, dans une prévues, « Jansénius, Pascal
alors qu’il se battait sous éd. Folio, 554 p., 8,70 €.
langue riche en fulgurances. » et la charité : de l’Augustinus
l’uniforme de la Légion aux Pensées » par Simon Icard,
étrangère. La Main coupée,
Pour l’instant, il s’agit encore de
traductions anciennes, augmentées de préfaces de l’auteur, ou du CNRS, « Pascal
écrite en 1946, rend hommage et Malebranche : de la charité
aux camarades souvent morts d’une chronologie. Les nouvelles traductions, signées Martin Rueff, à l’amour de l’ordre »,
ou disparus, en restituant devraient paraître en 2014. par Michael Moriarty,
leur identité (de corpulent Notons enfin les couvertures, aux airs de manifeste : « Nous vou­ de l’université de Cambridge,
mangeur pour Rossi, lions installer Calvino comme un maître de la littérature de ces cin­ « Grâce, justice et charité :
de bel homme pour quante dernières années. Il y a chez lui à la fois une dimension la vraie théologie des
le camarade Lang), et éclaire commandements chez
d’une lumière humaine
ludique et une réflexion sur la place de l’homme dans le monde
qui nous paraissait pouvoir être associées à des œuvres d’art Pascal », par le père
l’inhumanité du front. José Rafael Solano Duran
modernes et à d’autres travaux graphiques. Par cette unité d’inspi­
À lire de l’université pontificale
ration, nous voulions rappeler la cohérence de l’œuvre. » Avant de Paraná (Brésil).
La Main coupée et autres qu’une édition en Pléiade, très fortement pressentie, achève de la
récits de guerre, Blaise Cendrars, www.fabula.org/actualites/colloque-
consacrer pour de bon. Alexis Brocas international-pascal-et-la-charite_59855.php
éd. Denoël, 430 p., 22 €.
www.msh-clermont.fr/

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014

Vénus endormie et Cupidon, par Pâris Bordone (1495-1570).
PARIS (6e) Jusqu’au 26 janvier
expositionSonges renaissants
S’
intéressait-on aux rêves avant Freud ? L’ex-
position « La Renaissance et le rêve » en
apporte la preuve. Avant la psychanalyse
et les neurosciences, la médecine et la religion
s’interrogent sur le sens des songes ; Rabelais,
l’Arioste, d’Aubigné et les poètes de la Pléiade
tentent de décrire l’indescriptible, tandis que
Bosch, Véronèse, le Greco et d’autres s’attachent
à représenter l’irreprésentable. La nuit offre à l’ar-
tiste les clés de l’au-delà : à lui d’en parcourir les
territoires inconnus. Des domaines accessibles aux
endormis des tableaux de Dossi, le Corrège, Lotto
ou Fontana, dont l’âme s’élève, selon la théorie
platonicienne, pour accéder à un état supérieur.
Des figures mythologiques ou chrétiennes. Qui
PARIS (7e) Jusqu’au 16 février
expositionRodin et ses idoles
L’
exposition « Rodin, la
lumière de l’antique »
nous convie à un dia-
logue riche et lumineux. Qua-
rante-cinq sculptures, dix-sept
dessins et une peinture de Rodin
entrent en résonance avec douze grands
modèles de l’Antiquité de son musée imagi-
naire, auxquels s’ajoutent, pour que la
démonstration soit entièrement convain-
cante, quatre-vingt-neuf œuvres d’an-
tiques, grecs, étrusques et romains, vases
et figurines en terre cuite, statues en
bronze et en marbre, parmi les six mille
MUSÉE RODIN/PHOTO CHRISTIAN BARAJA
pièces que le sculpteur a accumulées. On
apprend qu’entre 1893 et 1917 il achète
chez des antiquaires parisiens des centaines
de fragments : un répertoire de formes et d’atti-
tudes dans lequel puiser. On traque dans Triton et
néréide sur un dauphin, plâtre monumental de
1908, la même torsion que dans un minuscule
Satyre antique en bronze. L’étonnement
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
exposition
CAMERAPHOTO/SCALA/COURTESY MINISTERO BENI ET ATT.
PARIS (15e)
Jusqu’au 23 février
Un atelier réanimé
La solitude est-elle
consubstantielle à l’artiste?
On en douterait, à découvrir
l’exposition « Bourdelle intime »,
présentée au musée du
sculpteur. Peintures, dessins,
lettres, archives et
photographies inédites
témoignent que l’atelier de
l’artiste ne désemplissait pas.
Pendant plus de quarante ans,
collaborateurs, disciples,
amis, voisins, praticiens se sont
fréquentés, parlé et influencés
peuvent accueillir le bien lorsqu’elles sont celles au cœur du quartier
de sainte Catherine d’Alexandrie (Caracci) ou de Montparnasse, au cœur
saint Augustin (di Giovanni, Botticelli). Mais aussi de la création et de la famille.
le pire. Vade retro, satana ! Monstruosités et Jules Dalou, Eugène Carrière,
Auguste Rodin, Aristide Maillol,
grouillements d’épouvantes surgissent des ta- Henri Matisse, Anatole France
bleaux de Bosch ou de Mandijin. Des images oni- ou André Suarès croisant
riques dont certaines demeurent énigmatiques, Marie Laprade (la maîtresse de
comme Le Songe du docteur, de Dürer. « Nous Bourdelle), Stéphanie Van Parys
sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et (sa première épouse),
notre petite vie est entourée de sommeil », ainsi Cléopâtre Sevastos (la seconde),
Pierre et Rhodia, ses enfants,
que le disait Shakespeare. Laure Buisson
la tante Rose : vie artistique
et vie privée s’entremêlaient,
À voir l’intimité stimulait la créativité.
« La Renaissance et le rêve », Bourdelle aimait portraiturer
musée du Luxembourg, Paris (6e), www.museeduluxembourg.fr/ les femmes qui le séduisaient.
Elles lui inspirèrent des
figures sensibles comme
Femme bras dans le dos,
Pénélope, Les Pommes, Les Deux
Amies… Tant d’œuvres
longtemps restées dans
le secret de l’atelier, qui offrent
culmine lorsque le maître s’adonne au un nouveau regard sur le travail
réemploi et au détournement, de Bourdelle, artiste sensible
créant des œuvres composites, à sa et émouvant. L. B.
façon, surréaliste avant la lettre, tel À voir
Assemblage : torse féminin age- « Bourdelle intime »,
nouillé dans une coupe. Rainer musée Bourdelle, Paris (15e),
Maria Rilke, son secrétaire et ami, www.bourdelle.paris.fr/
appelle ces hybrides les « fleurs dans
Dans l’atelier du sculpteur
un vase ». On peut suivre leurs méta-
Antoine Bourdelle, vers 1907.
morphoses, de la maquette en plâtre
jusqu’au marbre. Autant d’offrandes
aux dieux et héros grecs dont Rodin
admire tant la force méditative et qu’il côtoie
au quotidien : « Ce sont mes amis de la der-
nière heure. » Véronique Prest
À voir
« Rodin, la lumière de l’antique »,
musée Rodin, Paris (7e), www.musee-rodin.fr/
Méditation sans bras,
Auguste Rodin.
La vie des lettres 26

invitations
exposition du Magazine théâtre

pascal victor/artcomart/théâtre nanterre-amndiers

Angers (49) nAnterre (92) Du 11 au 24 janvier
Jusqu’au 16 mars Comédie-Française
Le 22 janvier, à 20 heures
Éclatantes
enluminures 30 places pour La
cette exposition présentée Maladie de la mort
au musée des Beaux-arts de Marguerite Duras, mise
d’angers s’inscrit dans un vaste en scène de Muriel Mayette-
projet national de recensement Holtz, Théâtre du Vieux-
des manuscrits enluminés, Colombier, 21, rue du Vieux-
mené dans tout l’hexagone Colombier, Paris (6e).
par l’institut national d’histoire
de l’art. pour ce premier ThéâTre de la Colline
résultat, chercheurs Le 14 janvier, à 19 h 30
et spécialistes ont misé et le 19 janvier, à 15 h 30
sur une scénographie La pièce 15 % tente de donner forme à la frénésie financière.
moderne plongeant le visiteur 40 places pour
Le Canard sauvage
Bas-fonds de pension
dans l’imaginaire de l’écrit
médiéval. on pénètre là comme
en un cloître, avec son jardin de Henrik Ibsen, mise en
intérieur, ses galeries et ses scène de Stéphane

cellules. l’espace à la fois clos Braunschweig, Théâtre
et ouvert évoque l’univers de la Colline (grand théâtre).
du scriptorium, le dur labeur Les 25 et 29 janvier,
d’élaboration du manuscrit, à 21 heures
synthèse chatoyante de
l’écriture et de la peinture. 40 places pour
plusieurs séquences retracent Re : Walden
l’évolution stylistique de la
d’après Henry D. Thoreau,
peinture médiévale du xie au
mise en scène de Jean-
xvie siècle, à travers bibles, livres
François Peyret, Théâtre de
d’autel et de chœur, livres la Colline (petit théâtre), 15,
d’heures, livres profanes,
rue Malte-Brun, Paris (20e).
rouleaux enluminés hors livre;
et s’intéressent au découpage Pour obtenir vos places,
des ouvrages par les envoyez un courriel à
collectionneurs, au recyclage invitation@magazine-litteraire.com
des images à usage pieux en mentionnant vos nom
ou mercantile… l’occasion et coordonnées, ainsi que le titre
de rendre hommage aux et la date de la représentation.
collectionneurs privés dont
la passion et la générosité
nourrissent les institutions
publiques. Véronique Prest théâtre
À voir
Lectures à l’Odéon
le programme des
« Trésors enluminés « Bibliothèques de l’odéon »
des musées de France, prend chaque année
Pays de la Loire et Centre », une tournure plus importante.
musée des Beaux-Arts d’Angers, ce sont désormais neuf cycles
www.musees.angers.fr/
mensuels, extrêmement
hétérogènes, qui sont proposés
Enluminure illustrant aux lecteurs-spectateurs-
Les Vies des femmes célèbres
auditeurs. au mois de janvier,
d’Antoine Dufour. par exemple, outre des lectures
de Balzac (La Peau de chagrin)
et de tchekhov (Ce fou
de Platonov), d’épicure et de
maryline desbiolles (Ceux
qui reviennent), on pourra
écouter doris lessing lue par
musée doBrée, nantes
P
our interpréter au plus juste Les Bas-Fonds de Gorki,
Stanislavski demandait à ses comédiens de vivre auprès des
clochards, de faire l’expérience des épreuves et des gestes
du besoin, lorsque celui-ci côtoie le dénuement, la maladie et la dis-
parition. Bruno Meyssat, qui met en scène 15 %, propose un autre
voyage. Le titre désigne le taux minimum de retour sur fonds propres
qu’attendent les fonds de pension entrant dans le capital d’une
entreprise. Il symbolise le virage pris par le capitalisme à l’époque
de la finance dite virtuelle aux effets dévastateurs. Aux États-Unis,
Bruno Meyssat et ses acteurs ont parcouru le chemin qui mène des
plus hauts lieux du pouvoir financier (New York, Wall Street, ses
banques et ses agences de notation) aux quartiers parmi les plus
dépecés par les saisies immobilières (Cleveland, ville sinistrée de
l’Ohio). C’est évidemment dans l’espace du pouvoir qu’il leur a été
le plus difficile de pénétrer. « Je n’ai pas rencontré de dirigeants »,
explique le metteur en scène, seulement des « N - 1 », des « N - 2 »,
comme ils se nomment eux-mêmes. « Certaines personnes me
disaient qu’elles pouvaient envoyer des ordres sur des millions
d’euros en quelques secondes sans aucune hésitation, sans aucun
obstacle éthique, alors que, dans leur vie quotidienne, elles pou-
vaient hésiter sur des dépenses de quelques dizaines d’euros. »
Bruno Meyssat et sa troupe ont également assisté à la vente aux
enchères de maisons récupérées puis dispersées par les banques.
Comment porter cela sur un plateau ? L’équipe artistique élabore
des séquences qui surgissent lors d’improvisations avec des objets,
des espaces ou des sons. La méthode repose sur la logique associa-
tive. Elle n’en est pas moins précise. Elle va des « viatiques » (recueils
de textes, de Keynes à Baudrillard et à Emily Dickinson) aux « inven-
taires » (reprise sélective de séquences improvisées) et au montage
qui aboutit à l’ultime écriture de plateau. Dans Politiques du spec-
tateur (éd. La Découverte, 2013), Olivier Neveux écrit à propos de
ce théâtre : « Les brutalités manifestes, les cruautés infimes, les
dépendances et les humiliations aussi bien que les désertions men-
tales s’exposent. Tout cela est bien énigmatique et cette énigme est
poignante à n’avoir rien qui en assure la résolution. » C. B.

dominique Blanc, ou un débat

mené par Georges Banu
avec Jean-François peyret
et rené de ceccatty.
www.theatre-odeon.eu/fr/la-saison/
les-bibliotheques-de-l-odeon
À voir
15 %, textes d’André Orléan, John K. Galbraith, Michael Lewis,
Emily Dickinson, mise en scène de Bruno Meyssat,
Théâtre Nanterre-Amandiers, 7, av. Pablo-Picasso, Nanterre (92).

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 27

PARIS 6e Du 15 au 29 janvier

théâtreDuras dans POINTS

un état second DE
«
A
insi vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui
puisse se faire pour vous, en le perdant avant même qu’il
soit advenu. » C’est sur ces mots que se termine La Mala-
VUES LES PERSPECTIVES
À L’ŒUVRE

die de la mort, court récit de Marguerite Duras écrit en 1982 et

comme arraché à la mort. C’est l’été. Duras doit entrer à l’hôpital
en urgence. Elle préfère prendre le temps d’écrire ces quelques
pages dont la rédaction la retient plusieurs semaines. Elle dicte le
texte à son jeune amant, Yann Andréa. Le récit est écrit à la deuxième
personne : le narrateur (la narratrice ?) s’adresse à un homme
(peut-être homosexuel) qui retrouve chaque nuit la même femme
dans une chambre, au bord de la mer, et qui ne sait comment
l’aimer. C’est hiératique, désespéré et éblouissant.
Le texte a aussitôt donné lieu à des commentaires de Maurice
Blanchot, dans La Communauté inavouable. En 1985, Peter
Handke l’adapte pour le cinéma. En 1997, Bob Wilson le porte à la
scène. En 2006, Fanny Ardant le joue seule, sous la direction de
Bérangère Bonvoisin. C’est Muriel Mayette, administratrice générale
CONTEMPORAINS
de la Comédie-Française, qui s’y attelle désormais, avec la compli-
cité artistique de Matthias Langhoff. Selon la metteur en scène,
Duras réussit à faire de la diffi- VII
culté d’aimer un sujet de tragé-
die. Que se passe-t-il lorsqu’un
homme ne sait, ou ne peut, ou
ne veut, désirer, jouir, aimer ?
Que signifie cette panique
devant le sexe de l’autre ? Ce
récit qu’elle aurait pu adapter
en respectant la répartition de
la narration et des dialogues,
Muriel Mayette choisit de le
faire dire entièrement par un
homme, dont elle accroît ainsi
le trouble et l’impuissance :
MIRCO MAGLIOCCA

l’homme se parle et analyse son Lancement le mercredi 29 janvier 2014

histoire au lieu de la vivre. Car Bibliothèque publique d’information
la femme est ailleurs, silen- Centre Pompidou
Muriel Mayette.
cieuse, en fond de scène, der-
rière des parois vitrées. Elle ne Rencontres du jeudi 30 janvier
sait pas que l’homme la regarde, et elle ne le regarde pas. Elle ne Maison des cultures du monde
sait pas que le public la regarde, et elle ne nous regarde pas. Rencontres du vendredi 31 janvier au 2 février
Matthias Langhoff a conçu le décor, les lumières et un film muet Auditorium du Petit Palais
projeté dans l’espace translucide de la chambre. On y voit
musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Marguerite Duras, jeune, âgée, au bord de cette mer qui joue dans
le récit un rôle de contrepoint permanent. On y voit un homme
Maison des écrivains et de la littérature
qui se noie dans les glaces. Ce film est comme un rêve qui déplace,
condense et dissémine la mélancolie portée par la phrase lyrique Informations au 01 55 74 60 91 / 01 55 74 60 98
et la composition fragmentaire de Duras. Christophe Bident entrée libre et gratuite
www.m-e-l.fr
À voir
La Maladie de la mort, de Marguerite Duras,
mise en scène de Muriel Mayette-Holtz, Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier,
21, rue du Vieux-Colombier, Paris (6e).

www.m-e-l.fr
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres

Trois questions à JeAn-FrAnçois Peyret

théâtreThoreau 2.0
R

JéRôME PRéBOIS
encontre avec Jean-François Peyret, qui, dans Re : Walden,
confronte l’ascèse de l’Américain Henry David Thoreau
aux technologies numériques.
Pourquoi montez-vous le Walden de Thoreau ? Mathieu Amalric, Maïwenn et Karin Viard, dans L’amour
Est-ce exactement cela, d’ailleurs ? est un crime parfait, adapté d’un roman de Philippe Djian.
Jean-François Peyret. Je ne monte pas Walden pour des raisons
d’actualité (verdure et décroissance), mais probablement pour en
finir avec un chef-d’œuvre qui me hante depuis ma jeunesse. Du
cinéma
reste, vous avez raison, je ne monte pas ce texte, et il ne s’agit pas Les Larrieu à - 37°2
d’une adaptation, mais plutôt d’un exercice de théâtre tentant une C’est une ouverture excitante, si surplombant l’abîme des
sorte de réminiscence de Walden : qu’est-ce que se souvenir d’un l’on ose dire. De nuit, une voiture ventres humains, exacerbent
texte ? que faire de ses traces persistantes dans la mémoire ? quelle tricote dans les méandres le carnaval de la libido. Pris
d’une route de montagne en étau entre sommets et
réponse, riposte, réplique imaginer ? Rembobiner quelque chose, enneigée, slalome entre les boyaux, le jeu social et même
faire un retour à l’envoyeur, aussi. D’où le Re :... congères phosphorescentes. la psychologie apparaissent
Vous vous entourez d’un musicien, d’un scénographe À bord, ça badine, ça fume, comme des oripeaux de moins
sonore et d’un vidéaste. Le spectacle a d’abord ça a bu. Une jeune fille à la place en moins opérants, versatiles
été performance sonore, puis exposition et installation. du mort, un homme plus mûr – ce en quoi convient
Comment envisagez-vous ce recours à la technologie ? au volant. On arrive enfin parfaitement la sociabilité
Le travail avec ces artistes, avec aussi une web artiste qui nous a à un grand chalet. Touffeur universitaire, propice
d’une chambre de célibataire, à la tartufferie. La verdeur
emmenés sur ses mondes virtuels, le recours à des dispositifs tech- striptease fripon. Ellipse. éventuelle se fait dépressive, la
nologiques sophistiqués ne Au matin, Marc (Mathieu grivoiserie voisine avec la viande
sont pas propres à ce spectacle. Amalric) se lève comme si froide – elle est ici un ballot
C’est ma manière de travailler de rien n’était et découvre sa congelé qu’on a bazardé dans
et de me rappeler, moi, homme conquête sans vie, déjà vert-de- un trou. Certes, les Larrieu
du livre et du texte, que nous gris, sans qu’on connaisse la ont déjà joué avec divers genres,
raison de sa mort. Il l’emporte mais pas de manière aussi
vivons (dans) la révolution en douce dans la forêt voisine et homogène et continue (comme
numérique et qu’il est intéres- laisse glisser son corps dans une basse sourde), et ils
sant artistiquement de se une faille rocheuse. Et voilà ne s’étaient pas encore frottés
ELISABETh CAzECChIO

mettre là où ça fait mal, au tout : il retourne ensuite à la fac
point de friction entre le livre où il anime des ateliers
et l’ordinateur, pour le dire bru- d’écriture, que suivait la défunte
talement. Walden est la litté- Barbara. L’amour est un crime
parfait, adapté d’un roman de
rature par excellence, et nous Philippe Djian, peut d’abord
Jean-François Peyret. avions la curiosité de lui faire laisser fantasmer un Twin Peaks
passer le test des machines alpin – non pas centré autour
numériques. Et il y a un peu de malice à aller rechercher (Re : d’un lycée, mais d’une université
chercher) ce texte qui prêche la diminution de l’homme, sa réduc- design, sorte d’astronef glacial
tion à sa plus simple expression, avec les moyens très augmentés où l’on vit hors-sol. Au chalet,
Marc vit avec sa sœur (Karin
des technologies d’aujourd’hui.
Viard), qui travaille elle aussi
Vous travaillez avec Alain Prochiantz, professeur à la fac et avec qui les relations
au Collège de France et spécialiste de neurobiologie. paraissent lourdement
Que vous apporte cette collaboration ? fusionnelles, d’autant que le
J’ai l’ambition, même si je suis très lucide quant au résultat, de mielleux chef du département
faire, comme disait Brecht, un « théâtre de l’ère scientifique ». Le de littérature (Denis Podalydès)
destin technique et scientifique de l’espèce humaine me paraît a des vues sur elle.
Sans compter une étudiante
faire matière de théâtre, autant que la psychologie du couple, par harceleuse (Sara Forestier)
exemple, ou la vente de domaines dans la Russie présoviétique. et Maïwenn qui débarque, dans
La collaboration avec des scientifiques, la conversation avec eux, le rôle de la jeune belle-mère
et avec Prochiantz en premier lieu, m’aide à « exposer » mon de l’étudiante disparue…
théâtre à la science. L’amitié fait le reste. On retrouve ici la patte des
Propos recueillis par Christophe Bident frères Larrieu (Un homme, un
vrai, Peindre ou faire l’amour…),
et d’abord cet environnement
À voir montagnard que les Pyrénéens,
Re : Walden, spectacle de Jean-François Peyret, en paysagistes alpinistes,
Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun, Paris (20e), du 16 janvier au 15 février. aiment toujours autant cadrer.
Les cimes granitiques,
aux codes du récit policier.
Si la teneur de l’énigme n’est
pas la priorité du film, elle
ne se limite pas à un prétexte.
Plutôt une manière d’insuffler
aux préoccupations passées
un rythme nouveau. Celui d’un
polar verglacé : thriller en état
d’hypothermie, suspense
engourdi, sueur froide. Tel est
le tempo d’un désir naviguant
à vue. Tel est l’état de Marc,
écrivain raté et pleinement
conscient de l’être. Quoi de plus
triste que cela? L’homme y
trouve peut-être un substitut en
allant et venant autour d’une
crevasse, traçant avec ses pieds
des lignes et des points dans
la neige, tel un Robert Walser
en après-skis.
Hervé Aubron
À voir
L’amour est un crime parfait,
un film d’Arnaud et Jean-Marie
Larrieu, en salle le 15 janvier.
À lire
Incidences, Philippe Djian,
éd. Folio, 254 p., 7,20 €.

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
29

dvdBoulgakov Du 11 octobre au 23 février 2014

E X P O S I T I O N
héros de série télé
P
armi les genres littéraires les plus commodes à adapter en
série télévisée, les recueils de nouvelles pourraient figurer
en tête de liste. Prédécoupés, ils offrent aux scénaristes une
sorte de patron pour guider leurs ciseaux. Dans le cas des Carnets
d’un jeune médecin de Mikhaïl Boulgakov, cette facilité était
d’autant plus évidente que ces nouvelles concernent un seul et
même personnage – un apprenti docteur tout juste diplômé avec
brio et affecté dans un hôpital perdu au milieu de nulle part (tout
comme le fut l’écrivain russe, qui s’inspira de son expérience pour
forger ces récits). La transposition sur petit écran de ces écrits de
jeunesse de l’auteur du Maître et Marguerite aurait donc pu n’ac-
coucher que d’une sorte de décalque cathodique ; au lieu de cela,
la série réalisée pour la télévision britannique fait preuve d’une cer-
taine audace en brouillant les lignes tracées par le modèle.
Au cœur des textes, on trouve le conflit entre l’inexpérience du
jeune médecin et l’urgence des situations qu’il craint de ne pas maî-
triser : pour Boulgakov, les patients ressemblaient à des bombes Jean
humaines, leurs souffrances à des déflagrations de réalité dynami-
tant les certitudes de la théorie. Ces explosions successives s’en-
tendent littéralement dans la série où l’on s’est amusé (avec un zèle
pas toujours de très bon goût, mais correspondant au burlesque
Cocteau
cher à l’auteur) à faire jaillir en quantité le sang et le pus. L’éclate-
ment devient un principe d’adaptation puisque les scénaristes ont le magnifique
Les miroirs d’un poète
largement démantelé les multiples intrigues avant de les recompo-
ser en un puzzle malgré tout cohérent. Cette liberté s’accorde idéa-
lement avec la meilleure idée de la série : dédoubler le docteur de
Boulgakov en laissant Daniel Radcliffe et ses airs d’écolier donner
vie au jeune médecin, tandis qu’un Jon Hamm au regard triste et
fatigué incarne le même personnage plus âgé. Ce procédé permet
d’intégrer des éléments piochés dans la vie de l’écrivain mais absents
des Carnets et d’offrir ainsi une digression documentée qui brouille
un peu plus la frontière entre fiction et autobiographie.
Exposition organisée
Pierre-Édouard Peillon
avec l’accord de Pierre Bergé,
À voir
Président du Comité Jean Cocteau
A Young Doctor’s Notebook, saison 1, d’Alex Hardcastle,
d’après Mikhaïl Boulgakov, éd. Montparnasse, 100 min, 15 €.

Daniel Radcliffe et Jon Hamm dans les Carnets d’un jeune

médecin, devenus une série britannique.
MLM 2013 - © Photographie : Laure Albin Guillot / Roger-Viollet

222, bd Saint-Germain - 75007 Paris

Tél. : 01 42 22 48 48 - www.museedeslettres.fr

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 30

le feuilleton
de Charles Dantzig

Un héros
de la moquerie
S
i j’étais Christiane Taubira, je répon- hissent sur leurs épaules pour qu’ils voci-
drais aux courriers obligeants que fèrent des injures avec de fines allusions
l’on m’envoie. Ils ne doivent pas aux guenons, le comique et poétique
être si nombreux. Je reçois de album de Copi que publient les éditions
temps à autre, et par exemple de l’Olivier. Il s’intitule Les filles n’ont pas
cette semaine, des messages anonymes. de banane. Sur la page de faux titre, une
Jamais ils ne sont venus que de deux types petite fille répond : « Je peux m’en accro-
de personnes : les anti-corridas, dont je ne cher une. » L’auteur n’était pas guindé sur
comprends pas comment la haute moralité la sexualité.
éprouve le besoin de se cacher, et les homo- La dernière représentation d’une des
phobes, dont je comprends bien qu’ils ne pièces de Copi, La Tour de la Défense
signent pas leur texte, il baverait sur la (1974), a eu lieu voici deux ans, au très
signature. (Les derniers sont les plus bon Vingtième Théâtre, à Paris, j’y suis allé
nombreux. Il y a plus de gays que de tore- avec le rédacteur en chef du Magazine
ros en France.) Ce qui me frappe dans ces Littéraire, Laurent Nunez, écrivez-lui pour
lettres, outre la vulgarité, c’est l’impuis- lui demander son avis, je crois qu’il était
sance. L’état de rage où il faut arriver pour, bon. Il y a dans cette pièce une mouette
incapable d’assouvir sa haine, envoyer une qui mange une savonnette et en meurt :
lettre anonyme où il y a « tu crèveras du « Jean. – Bon, on ne va pas laisser cette
sida » en capitales ! C’est un supplétif mouette morte dans la baignoire !
d’assassinat par lettres bâton. Ces mes- « Luc. – Il faut surtout lui enlever la
sages qui ne m’affolent pas (et puis enfin savonnette, c’était une Chanel ! »
ils ne sont jamais par mail, les chères Cet humour gay (qui est aussi une
vieilles lettres manuscrites conti- façon de se moquer de l’humour gay)
nuent) sont indifférents en temps de avait une nuance désolée dans Eva
paix ; ils signalent que, en temps Perón (1970), où Copi tentait de détruire
trouble, nous ne serions pas épar- par la farce cette imposture de l’Argen-
gnés par les minables alors sauvés tine. Hélas ! les peuples ne veulent jamais
par la divine surprise de quelque défaite qu’on détruise leurs légendes, et ce
ou de l’anarchie. mélange de cynisme sentimental et de
Si j’étais Christine Taubira, j’enverrais à populisme en robe du soir continue. On peut
toutes les associations familiales qui remplacer les mots « Eva Perón » par « Cris-
militent pour la « protection des en- tina Kirchner », la pièce tient. Dans Une visite
fants », ces mêmes enfants qu’elles inopportune (1987), Copi a réussi ce
qu’alors on ne savait généralement pas faire
ILLUSTRATION pANchO pOUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

avec le sida, éviter La Dame aux camélias. Il le

S
traite par la comédie. On se rend encore mieux
compte de la tragédie. Et il l’avait, le sida. Il en est
mort. Sa moquerie de l’apitoiement qu’il aurait pu
i j’étais Christine concevoir est une grande politesse, mieux que
Taubira, j’enverrais cela : un grand courage.
Né en Argentine, écrivant en français, dessinant en
aux associations de « protection désenchanté, Copi avait pour nom d’état civil Raúl
Damonte Botana. On y aurait volontiers ajouté dix « y »
des enfants » le poétique et comique album et « y », Damonte Botana y Alegria y Burlas y Ternura.
Pour la moquerie, il en a été un héros. Un de ses amis
de Copi, Les filles n’ont pas de banane. m’en parlait récemment, en riant de son insolence

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
31

affectueuse. Une drôlerie de Copi suivait l’autre. Elles

servaient à se revancher des avanies. Cette génération
a été humiliée, me disais-je. J’en aurais pleuré. Elle Un autre regard
s’en vengeait par l’insolence, et c’était nouveau. Ah,
ces coups de griffe contre les coups de poing, quelle
pathétique épopée. Il nous faut des triomphes !
sur le monde
Taubira nous en a apporté un avec sa loi pourtant si
mal lancée sur le mariage. Elle a exaspéré les femmes
assises. Elles se sont levées pour aller manifester.
La femme assise, que l’on retrouve tout au long des
Filles n’ont pas de banane (initialement publié dans
Le Nouvel Observateur), ne veut surtout pas bouger
de ses préjugés. Dans une des histoires, une petite
fille lui demande : « Qu’est-ce que c’est qu’un homo-
sexuel ? » Elle lui répond : « C’est un homme qui
marche comme ça », faisant le geste du poignet cassé
et du dandinement. La petite fille va dire à un canard :
« Tu ne l’es pas. » Les dessins de Copi ne sont pas du
militantisme, ni des commentaires, ni de la caricature,
ni de l’éditorial. Ce sont des histoires rêveusement
comiques. Je recommande celle du mariage de la
femme assise avec une fourmi. « Tu devoir être sérieuse
dans les affaires de corazon ! », lui dit l’évêque.
Je donnais l’autre jour une conférence sur Proust et
l’imbécillité à la Maison française de New York Uni-
versity, où les écrivains
À lire sont toujours très bien
Les filles n’ont pas reçus. J’y ai fait la propo-
de banane, Copi, sition suivante : le salaud ... parce qu’il en va du goût
éd. de L’Olivier, « Olivius », est une invention de la
21,50 €.
Eva Perón, Copi,
littérature de gauche, de la pensée, d’une foi intacte en
l’imbécile est une in-
éd. Christian Bourgois, « Titre »,
96 p., 4,80 €. vention de la littérature la richesse infinie des mots et
Une visite inopportune, de droite. Marcel Proust,
Copi, éd. Christian Bourgois, écrivain de droite, faisait des images, du plaisir de
« Titre », 96 p., 4,80 €. partie de cette sous-
Le Passé défini VIII, catégorie très rare, la la découverte, de la surprise et
1962-1963, Jean Cocteau, droite humaine, et il a
éd. Gallimard, 416 p., 35 €. donc des éléments de de l’émerveillement...
gauche dans son roman,
le principal étant que, parmi sa grande peuplade d’im-
béciles, son livre contient un salaud. C’est Morel, le
pianiste, qui se tient si mal avec le baron de Charlus,
Mirabilia
son bienfaiteur en même temps que son amant.
revue thématique et illustrée
Dans l’ultime volume du journal de Jean Cocteau, Le
n°4, Les Oiseaux
Passé défini VIII, on trouve plusieurs observations
brèves, sèches, hiéroglyphiques, enfin ce qu’était Coc- automne 2013
teau à son meilleur : « La mort est le personnage prin- 136 pages - 22 €
cipal du théâtre. » Il fait aussi cette remarque, lui à qui
Textes de John Marzluff, éthologue, Gaston Bachelard,
sa gentillesse a tellement nui dans la ville nommée
Paris où la méchanceté est admirée : « Faut-il être mo- philosophe, Tarjei Vesaas, Anne Guglielmetti, écrivains,
deste ? C’est tout le problème. Dalí s’est imposé par Fabienne Raphoz, Christian Moullec, ornithologues,
l’orgueil et les éloges qu’il se décerne. Sommes-nous Daniel Schoepf, anthropologue
modestes ? Les gens ont vite fait de nous croire et de Portfolio central : reproductions de parures de plumes
dire : “Ce n’est rien”, si nous avons eu l’imprudence des Indiens d’Amazonie
de le dire. » Hélas ! il faut lire tout cela dans une édi-
tion piquée de fautes, comme les précédents volumes.
Bestegui s’appelle Besteguy, Cinq-Mars, Saint-Mars, et www.revue-mirabilia.fr
Hélène Soutzo, Soudzo. Elle en déchirerait sa carte vente en librairie et sur abonnement
des Amis des nazis en retraite. « Dans ce journal, il avec le soutien
faudra corriger les noms propres », dit Cocteau. Les
testaments d’Orphée sont toujours trahis.

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Critique 32

laure albin-Guillot/roGer-viollet
rue des archives/tallandier

Paul Morand (1888-1976), Jacques Chardonne

ici dans les années 1920. (1884-1968), vers 1953.

Fleurs de fumier saillies, traits, rosseries, bons mots : on ne s’ennuie

Correspondance, t. I, 1949-1960, Paul Morand, Jacques Chardonne, pas sur le boulevard à ragots. D’autant que ces vieux
édition annotée et établie par Philippe Delpuech, éd. Gallimard, 1 152 p., 46,50 €
observateurs de la politique littéraire ne vivent ni l’un
Par Pierre Assouline ni l’autre à Paris, qui en est le chaudron. Morand est

I
à Vevey (canton de Vaud), Char-
l y a comme cela des livres qui nous arrivent donne à La Frette-sur-Seine (dépar-
précédés par leur légende. Pas sûr qu’ils en Extrait tement du Val-d’Oise) mais, par la
tirent avantage, car le risque est grand de déce- grâce des services postaux, leurs
voir l’attente. Surtout lorsque la rumeur leur V otre B. [Bernard] Frank me villages servent de caisse de réso-
accorde un parfum de soufre et de scandale. semble une de ces merdes (pour nance aux rumeurs. Deux écrivains
Elle abuse d’autant plus qu’elle n’en sait rien puisque, employer son style) juives qui ont qui ont eu chacun leur public,
par définition, nul n’a encore lu ces fameux livres qui besoin d’autrui pour exister, qui diminué par les séquelles de la
tardent à venir au jour afin de ne pas heurter les sen- n’arrivent pas à se définir, qui ne Libération, et qui peinent à le rega-
sibilités de nos contemporains. C’est notamment le savent pas où ils commencent et gner depuis leurs confortables
cas des correspondances, et plus encore de celles des où ils finissent. Néanmoins, j’em- purgatoires. Mais, la gloire, le
écrivains de droite au siècle qui a vu l’occupation de porte sa Géographie, Hélène talent et la capacité de production
la France par l’Allemagne nazie. s’étant chargée des Rats. du premier étant bien supérieurs
N’allez pas croire que Paul Morand et Jacques Char- à ceux du second, la comparaison
donne se soient écrit pendant vingt ans sans imaginer Paul Morand à Jacques Chardonne, qu’entraîne toute correspondance
que leurs lettres seraient publiées un jour. Ils avaient le 1er septembre 1956 ne tourne pas à l’avantage de celui-
même prévu le jour : n’importe quand mais après l’an ci. L’inimitable touche Morand,
2000, cette borne stupide sur laquelle on fantasmait cocktail de légèreté, d’intelligence et de cynisme, a
en ce temps-là. Cela représente quelque cinq mille ceci de particulier qu’elle fait pâlir tout ce qui se met
pages. Le premier volume, qui court de 1949 à 1960, en face. Chardonne, qui redevient souvent l’éditeur
rassemble huit cents lettres jusqu’ici gardées en lieu Boutelleau de chez Stock, en est conscient qui pro-
sûr à la bibliothèque cantonale de Lausanne. Flèches, pose à son ami de publier les lettres de Morand sans

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
33
celles de Chardonne, à l’égal d’un journal. Pas sûr que l’on n’y eût
perdu le sel de la conversation, car Morand est si intimement
convaincu de sa supériorité sur ses contemporains qu’il soliloque.
Il a une si haute idée de lui­même qu’il se vit comme un Samuel
Johnson qui n’a pas besoin d’un Boswell pour se survivre.
Les Hussards naissants forment une bande dessinée par la pointe
sèche de l’un et l’aquarelle de l’autre. Roger Nimier, Antoine Blondin,
Jacques Laurent, Félicien Marceau, Michel Déon en sont les héros
(avec Sagan, Mauriac, Fabre­Luce en vedettes américaines et Malraux
en tête de Turc), et Bernard Frank le héraut. C’est d’ailleurs sur les
épaules de ce dernier que les deux épistoliers placent tous leurs
espoirs pour l’avenir de la littérature selon leur goût. Or le brillant
chroniqueur a si bien noyé ses dons dans l’alcool qu’il en a oublié de
faire une œuvre. Ce monde, on y parle beaucoup, on y boit sans
mesure, mais on y publie peu car, au fond, on parle souvent d’écrire.
À leur âge, Morand en faisait davantage. Curieuse, tout de même,
cette passion partagée pour Bernard Frank. Car c’est le seul Juif de
la bande. Leur bon Juif. Encore que, contrairement à ce que l’on
déduit souvent hâtivement de l’hitlérophilie de Chardonne, il n’ait
pas l’antisémitisme en partage avec son correspondant, et précise
même : « La persécution juive à travers les âges, c’est pour moi la
honte de l’humanité. Bien plus, ce cancer, et cela seulement, me
donne la honte d’être un homme. Le pire, peut­être, dans ce crime
permanent, c’est la stupidité. Je le dis, n’ayant depuis trois siècles pas
une goutte de ce sang » (19 novembre 1959). Or, chez Morand, c’est
une passion ancienne que seuls les morandiens les plus dévots attri­
buent encore à sa femme, une Roumaine qui avait reçu dès sa nais­
sance un solide entraînement dans cette discipline. Sauf que Morand
n’eut besoin de personne pour mijoter cette haine­là tant dans certains
de ses livres (France la doulce) que dans son Journal inutile et dans
sa correspondance où elle resurgit à chaque coin de page. « Ce besoin
juif de souiller ce que l’on aime », « le Journal d’Âne­France »… De
la haine chic, en tweed ou en costume croisé, bien policée, mais de
la haine. Dans le même ordre d’idées, les homosexuels viennent juste
après ; suivent les communistes, les francs­maçons, les démocrates,
la plupart des femmes… Seul son style le sauve. Rapide, enlevé, per­
cutant, éblouissant. Quelle perversité posthume que de nous forcer
à l’admirer quand il le met au service de l’ordure !
Quant à Chardonne, sa cécité laisse perplexe. Non seulement il ne
renie pas un mot du Ciel de Nieflheim, une ode insensée à l’Allemagne
écrite en pleine Occupation et demeurée à l’état d’épreuves circulant
depuis sous le manteau, mais il en remet une couche dans le dévoie­
ment du langage. La Suisse ? « Un camp de concentration » au motif
qu’on y travaille beaucoup trop. Et comme l’Occupation fut « douce »
à Bordeaux. Etc. C’était un temps où l’on se plaignait déjà de la déca­
dence de la vie littéraire (« Il n’y a plus de critiques ») malgré Arts, La
Parisienne, Les Nouvelles littéraires et, horresco referens, Les Lettres
françaises. Cette correspondance n’en constitue pas moins un témoi­
gnage indispensable sur l’histoire littéraire du demi­siècle. Même si
certaines pages puent. Et même si l’appareil de notes, d’une séche­
resse regrettable (il eût au moins fallu préciser l’engagement de
Philippe Barrès pendant la guerre pour comprendre l’écart par rap­
port à son père), laisse pantois dans la hiérarchie des informations :
« Georges Simenon (1903­1989), journaliste à la Gazette de Liège,
écrivain, auteur de romans policiers »…
Après lecture, une fois dissipés le souvenir des éblouissements du
style et les traits les plus fameux de l’infâme pépite, cela ne nous rend
ni meilleurs, ni plus heureux, ni plus intelligents. Et s’il se laisse por­
ter du côté du boulevard Saint­Germain, en passant devant la bras­
serie Lipp, le lecteur se surprendra à se demander s’il ne s’appelait
pas Lippmann et si, par hasard, il n’était pas « P. D. », lui aussi, preuve
que le sale type en Morand est plus contagieux que l’écrivain.
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Un ange passe
chez Péju
L’État du ciel, Pierre Péju, éd. Gallimard, 272 p., 18,50 €
Par Clara Dupont-Monod
L’
État du ciel s’ouvre et s’achève sur le monologue d’un
ange. Ces monologues ressemblent à deux ailes enve­
loppant le corps du récit. Ils le structurent, l’enserrent, le
rythment. La voix surplombante appartient à Raphaël. Cet ange a la
vie dure. Il n’a ni message ni mission. Il s’ennuie. Il paresse dans les
cieux. Sous son regard s’agitent les vies humaines. Au loin, Raphaël
distingue une maison, accrochée à la montagne. Dedans, une femme
est allongée. Elle s’appelle Nora. Depuis qu’elle a enterré son fils,
Nora dort, quand elle ne concocte pas dans son atelier d’étranges
sculptures effrayantes. Son mari n’ose pas la déranger. De toutes
façons, son métier l’absorbe. Médecin accoucheur, Mathias part
chaque jour à l’aube et revient tard.
Raphaël flaire le couple aimant au bord de l’abîme. Il pressent la
séparation, la douleur enfouie sous le silence. Il décide d’intervenir.
Le voilà descendu sur terre, aux abords de la montagne. « Ce n’était
pas un miracle bien extraordinaire que j’allais accomplir, mais pas
négligeable non plus… Rien de honteux pour un vieil ange. Une
bonne nouvelle qui ne pouvait faire que du bien à mes deux pro­
tégés. » Cette bonne nouvelle, c’est la réconciliation. Thème phare
de ce beau roman, la réconciliation est ici traitée sous un versant
amoral : elle n’est ni récompense ni vertu. Non, la réconciliation
apparaît comme le confort minimal auquel aspire l’espèce humaine.
Une question de bien­être. C’est tout le paradoxe et le charme de
L’État du ciel, celui d’un ange qui a incorporé les règles humaines.
Voilà pourquoi Raphaël rate d’abord sa mission. Sa première tenta­
tive de miracle est un fiasco. « Sur la terre comme au ciel, rien ne
tient vraiment le coup, philosophe­t­il.
Le sable des circonstances vous file
entre les doigts. »
L’on se prend à douter : qui est l’ange
véritable ? La créature des cieux ou
l’homme campé sur sa terre ? Car Ma­
thias et Nora se bagarrent contre le sort
avec une envie de vivre réservée à leur
espèce. Cette envie de vivre se révélera
contagieuse, puisque Raphaël puise
dans ce stock d’émotions humaines
l’énergie qu’il lui faudra pour affronter
de nouveau l’éternité. Joli renversement que nous offre Pierre Péju :
comme si les divinités avaient beaucoup à apprendre des hommes
qu’elles sont censées servir. Le second miracle de Raphaël est
payant. Il s’agit d’une réconciliation familiale et de celle, plus in­
time, de Nora avec elle­même. Mais, là encore, le doute subsiste :
le miracle tient­il à l’intervention bienveillante d’une instance supé­
rieure ou à la force de l’espoir ? Et si l’espoir était bien le seul mi­
racle valable, car magnifiquement humain ? Au fond, Pierre Péju
détourne la foi de son objet religieux. La sienne est en l’homme,
bien moins désespéré qu’un ange. D’ailleurs, le lecteur pourra sa­
vourer une fin heureuse. L’État du ciel commence donc comme le
film Les Ailes du désir de Wim Wenders, se poursuit en drame et
s’achève en feu d’artifice.
Critique 34

Sollers, fidèle à la Sérénissime

qui accompagne Hölderlin dans sa dernière nuit d’ago-
Médium, Philippe Sollers, éd. Gallimard, 180 p., 15,90 €
PHILIPPE SOLLERS
nie, le 7 juin 1843. Vaudou ou déesse, Ada ou Loretta,
Par Aliocha Wald Lasowski la femme est le médium. Étoile filante en plein jour. Le
plaisir circule : peinture, sculpture, musique. Médium

P
MÉDIUM
assager clandestin et visiteur incognito, roman
est un roman enrobé de temps invisible et envoûtant.
Philippe Sollers continue d’explorer Venise, Mais qu’est-ce que le médium ? C’est le transport
de livre en livre, de femme en femme, depuis amoureux, la vibration interne. Quand il est à Venise,
son premier voyage dans la Cité des Doges, en 1963, à Sollers est aussi à Pompéi, en Égypte, dans le Caucase
l’âge de 27 ans. Si l’archipel vénitien provoque chez ou à Versailles. Les noms de l’histoire surgissent dans
l’écrivain une véritable conversion physique, il participe GALLIMARD
l’enchantement. On meurt beaucoup par ici, à travers
aussi à la construction narrative de ses romans, renou- les fêtes, les messes, les complots, le poison qui circule.
velle autant l’intensité de la perception que l’acte Et que serait un poison s’il ne circulait pas ? Accompa-
d’écrire. De Femmes (1983) à La Fête à Venise (1991), du Lys d’or gné du duc de Saint-Simon, « 7 000 pages, 7 854 personnages, nuits
(1989) au Dictionnaire amoureux de Venise (2004), les lagunes de à la bougie dans son château nécropole », Sollers construit son « Ma-
la Sérénissime maintiennent les sens en éveil. Et c’est dans ce lieu du nuel de contre-folie », un art de désagrégation, explique-t-il. Expéri-
secret et du goût démultiplié que se déroule Médium, qui s’ouvre mentateur de mots et de visions, le romancier écoute sa cadence,
par ses mots : « La magie continue. » L’écrivain vient d’arriver à La Ri- multiplie les fugues et les escapades, bordées, brodées par l’air, le
viera, petit restaurant avec terrasse où il a ses habitudes, sur les quais vent, le soleil, les bateaux, la lagune et le velours du soir. Oui, il y a
de Venise, du côté de la gare maritime : « Quand j’arrive ici, dans le une magie médiumnique de Venise : « On la voit sans la voir, on l’en-
retrait, la lenteur, l’obscur, tout va très vite. Je n’ai pas à m’occuper tend sans l’entendre, elle disparaît et soudain, dans une clarté impré-
de ce qui va surgir, ma plume glisse, elle trace les mots. » Sollers prend vue, elle est là. » Médias, milieu, médiane ou médiation, il n’y a au
la plume, prend le bateau, embarque le lecteur avec lui. Le respec- final qu’un seul médium, l’écrivain. Avec lui, les couleurs parlent, les
tueux professore plonge dans l’aventure romanesque où se mêlent images se laissent caresser, la nature devient peinture : « Émulsion
désirs, pensées, rêveries, rencontres, échappées libres. La Piémon- de l’espace, convulsion du temps, force des couleurs, netteté des
taise Ada, brune aux yeux bleus, experte en massage, ou Loretta, la sons, toucher de soie. » La vraie révolution aujourd’hui, c’est de ne
petite-fille du patron de La Riviera, qui fait penser à Lotte Zimmer, pas désespérer, mais d’aimer, de croire et de s’évader.

La Barjot n’a pas le dernier mot

Tu n’as pas tellement changé, Marc Lambron, éd. Grasset, 148 p., 15 €
Par Thomas Stélandre
« […] pour faire mémoire de celui dont on ne me parle plus, sauf
quand une amie d’autrefois veut lui faire servir sa cause. Je ne par-
ticiperai pas à la promotion de ce livre. » L’italique se repère, expres-
sion visuelle de ce que la communication « autour de » pourrait avoir

C’
est un murmure qu’un tapage a sorti du silence. Dans le de déviant : on ne rappelle pas les morts. C’est encore la distance
bruit d’avril 2013, en pleine querelle nationale sur la ques- qu’on marque ici, à l’encontre du terme et de sa signification, de
tion du mariage pour tous, Marc Lambron, écrivain, haut même que d’autres mots n’apparaîtront pas. Pour dire que Philippe
fonctionnaire et journaliste au Point, consacrait dans l’hebdo un était homosexuel, Marc Lambron dit que « [leurs] sensualités ne se
long portrait à la porte-parole des anti, Frigide Barjot. Dans la bouche fixaient pas sur les mêmes objets ». Pour dire qu’il avait le sida, il
de cette dernière revenait souvent le même argument en parade : parle de « verdict qui le condamnait ». Des silences comparables rem-
non, elle ne pouvait pas être homophobe puisqu’elle avait aimé plissent des pages où les phrases respirent. Dans l’album en allers-
durant des années un homme homosexuel qui s’était toujours refusé retours se glissent des flashs, souvenirs jetés pêle-mêle. Le vide est
à elle, un homme mort du sida. Il s’appelait Philippe, c’était le frère aussi matière littéraire. Cela est d’autant plus frappant quand on
cadet de Marc Lambron. Marc ne niait pas le droit de Frigide à parler connaît la pyrotechnie dont l’auteur des
de lui (« Philippe faisait partie de son histoire comme il fait partie Carnets de bal peut faire preuve.
de la mienne »), mais il y avait de ce retour, celui de l’ancienne amie Comme déjouant sa partition d’aîné
comme celui du frère disparu, quelque chose à tirer, à dénouer, une brillant, il se garde d’en faire trop. Le
pelote de mémoire. L’idée d’une brisure intime pouvant éclairer la livre est court, en mode mineur. Philippe
place aujourd’hui occupée par Barjot sous les projecteurs, « […] une ne souhaitait pas laisser de traces, il n’a
histoire commencée loin des caméras, des décennies auparavant, laissé que quelques livres, quelques
dans une voiture où un jeune garçon homo se refusait à elle, un soir disques. « À quoi servirait-il d’écrire,
de pluie ». L’histoire de celle qui s’appelait encore Virginie, pas celle demande Marc Lambron, si, quand le
de Philippe : ce n’était « pas le lieu de retracer ici ce que fut son che- destin vous mène là où l’on ne voudrait
min ». Le lieu, le voici, récit du retour tourné vers l’autre et soi. Tu pas aller, l’on ne pouvait suivre son chant
n’as pas tellement changé a été écrit en 1995, l’année de la mort de brisé, et rendre témoignage à celui qui
Philippe. Pourquoi le publier aujourd’hui ? Réponse en exergue : ne peut plus parler. »

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 donner son cœur, qui préférait la vague à l’étude, la glisse à sa fian­
cée. Pas foutu de se tuer en mer, mais au retour, dans la fourgon­
nette, deux ceintures de sécurité pour trois places. Marianne et Sean,
ses parents, séparés, recollés, perdus, donneurs, pas donneurs ? Qui
sait ? C’est leur fils, pas leur cœur. « La possibilité du refus est aussi
la condition du don », page 129. Et l’autre, l’anesthésiste insom­
niaque, café réchauffé, au point de n’avoir pas de lit. Ou l’infirmière
efficace, un peu maso, un peu nympho, accro à son portable, laide
et belle à la fois, cocardisée. Thomas, bisexuel asexué, amateur de

Jean-Luc Bertini/Pasco & co

bodybuilding, étranger à Alger, baryton étranglé, qui donnerait son
charme pour un chardonneret. Impeccable compagnon de deuil,
discret et convaincant, bonne volonté des dernières volontés. Et
tous ces Harfang, chirurgiens cyclistes de haut vol, de père en fils,
d’oncle en nièce, hautains et moqueurs, experts et pédagogues. Ou
Maylis de Kerangal. encore la vieille doctoresse accrochée sous le Stade de France au
chewing­gum à la nicotine, et à la vraie cigarette. Ce jeune homme

À cœurs
sans pedigree, Virgilio Breva, venu de l’Italie, en route pour la gloire
chirurgicale, et ce but de Pirlo qu’il ne verra jamais. Italie 1, France 0.
Quelques autres, un amour, une sœur, une Rose géniale et déjantée.
Jusqu’à Claire Méjan, qui a l’âge d’être la mère de Simon, petite dame
cinquantenaire, ses trois garçons, ses traductions, son triste loge­

ouverts
ment face à la Salpêtrière, elle est modeste et lucide, elle n’a pas
peur, elle a bon cœur. Un cœur malade.
Tous ces portraits humains et contrariés où il n’est ni saint ni apôtre,
mais des hommes à leur place ou dépassés, et la maîtrise d’une
connaissance documentée du sujet donnent au roman la profondeur
et le relief nécessaires à l’emprise émotionnelle et épargne au roman
Réparer les vivants, Maylis de Kerangal, éd. Verticales, 288 p., 18,90 € l’écueil moralisateur qui le menaçait. Reste la pertinence de l’écriture
Par Jean-Baptiste Harang et le tour de force de donner aux vingt­quatre heures qui séparent la

S
mort de l’un de la survie de l’autre le souffle de toute vie.
imon Limbres, dès la première ligne, et Claire Méjan, qui
refermera le livre : ces deux noms n’auraient jamais dû
se rencontrer. C’est interdit. Mille précautions réglemen­
taires sont prises lors d’une transplantation d’organe
pour que la famille du donneur et le receveur ne sachent
jamais rien l’une de l’autre. Sinon que des savants ont décelé entre
eux une compatibilité biologique indépendante de leur volonté. Il
y a probablement de bonnes raisons à cela. Sans Maylis de Kerangal,
ces deux noms se seraient ignorés. Maintenant nous savons qu’ils
sont liés au plus intime de l’humain : un cœur partagé. Mais les
choses ne sont pas si simples, on ne donne pas son cœur comme
un numéro de portable ou un quatrain de banlieue : « Voici des fruits,
des fleurs, des feuilles et des branches/ Et puis voici mon cœur qui
ne bat que pour vous./ Ne le déchirez pas avec vos deux mains
blanches/ Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux. »
Non, la transplantation cardiaque est une course de relais, entre
Simon Limbres et Claire Méjan, entre un mort et une malade, il faut LaCriée Création
Théâtre national de Marseille
faire vite et on a besoin de chacun. Maylis de Kerangal, dont on

OffendedSouls
connaît la force narrative, aurait pu faire de cette histoire un thriller
mélodramatique, une course contre la montre, une fable humaniste,
voire chrétienne. Elle aurait saupoudré le tout de considérations
pertinentes, d’ordre éthique ou philosophique. Le livre ne déserte Les âmes Offensées Première partie
pas cette piste de vitesse, son énergie même vous entraîne à l’en­
vers, de la mort à la vie, puisque, pour donner son cœur, avec ou Samedi 18 janvier 2014 à 20h
sans son consentement, il faut commencer par mourir, et pour le
recevoir être en danger de mort, en posture de résurrection. Peau d’ours sur ciel d’avril - Les Inuits
Mais Réparer les vivants n’est pas un téléfilm, c’est une œuvre litté­ Conférence imagée & Exposition
raire forte, grosse de caractères construits qui la nourrissent sans Avec Philippe Geslin ethnologue
l’alentir. Des personnages complexes, complets, qui existent même Mise en scène Macha Makeïeff
les jours où Simon ne meurt pas, les nuits où Claire Méjan ne reçoit
pas de cœur. À commencer par Simon Limbres lui­même, passionné Réservation 04 91 54 70 54 www.theatre-lacriee.com
de surf, pas 20 ans, tatoué, qui ne pensait pas mourir, encore moins

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Critique
Perdre le fil, le retrouver
Lucia Antonia, funambule, Daniel Morvan,
éd. Zulma, 144 p., 16,50 €
Par Enrica Sartori
«
L
e départ d’une personne aimée fait de nous
de grands hallucinés, et nous plaçons dans
ces visions la prophétie de son retour. » Lucia
Antonia est venue faire le deuil de sa partenaire de
cirque sur une presqu’île, un pays de marais salants,
un territoire hors du monde et du temps. Lucia
Antonia, funambule, se met en retrait de son art et
de sa communauté dans le pays de son amie dispa-
rue, là où elles se sont rencontrées. Ce lieu ami « la tient captive ».
Sa partenaire, Arthénice, est tombée accidentellement lors d’une
représentation ; la culpabilité ne quitte plus Lucia Antonia. La
funambule n’aurait pas dû survivre à la mort de sa jumelle. « Je vou-
lais dévêtir le monde pour le regarder nu et barbare. Mais chaque
matin il apparaît tout habillé comme si elle n’était jamais morte. »
Dans son exil, elle tient pendant cinq mois un journal. Tout comme
son ancêtre, Alcibiade, l’inventeur du justaucorps et du trapèze
volant, avait tenu le sien, Lucia Antonia fait le compte rendu de
sa nouvelle vie et du souvenir de la défunte qui l’habite entière-
ment. Son travail d’écriture l’éloigne du bavardage et du superflu.
La perte du bonheur se confond avec le mouvement d’un fleuve
qui disparaît en cascade. « Le monde connut un bref chagrin
Albertine affranchie
L’Astragale, Albertine Sarrazin,
préface de Patti Smith, éd. Pauvert, 262 p., 20,90 €
Par Juliette Einhorn
C
hronique volcanique d’une cavale, L’Astragale est une saillie
autobiographique irrévérencieuse – cavalière, comme on le
dirait d’une personne. « Petit roman d’amour pour Julien »
écrit en 1964, le livre s’intitulait au départ « Les Soleils noirs ». « La
taule, c’est mon droit chemin », écrit la môme de l’Assistance publique.
De service social en adoption et maison de correction, elle changea
de prénom tant de fois que son identité semble s’être empavillonnée,
la vouant à l’errance et au chapardage. Les stigmates de la prison, ce
« poison des rêves tordus », sont partout, à tel point que l’enferme-
ment devient, jusque dans son échappatoire, l’espace mental à partir
duquel tout s’organise. En s’évadant, la jeune fille se brise un petit os
du pied, l’astragale, qui refait de son corps une cellule, réceptacle
d’une douleur agrafée à elle. Anne-Albertine devient le « colis » de
Julien, l’automobiliste qui la recueille.
D’une planque à l’autre, son sauveur, lui
aussi un « casseur », paie ses pensions et
disparaît. Après des amours féminines,
Julien la « rappel[le] à l’homme », mais,
par ses absences et sa cohorte de mys-
tères, il lui fait aussi « réaliser la doulou-
reuse consistance d’aimer ». Combien
36
d’ivrogne et retourna à ses occupations. La course
des étoiles ne s’arrêta pas plus d’un instant. »
Lucia Antonia, funambule, étonne par sa pureté et sa
capacité à montrer l’essence des êtres et du monde.
« C’est poétiquement que l’homme habite cette terre »
(Hölderlin), et c’est cet esprit qui habite l’ouvrage du
journaliste breton. Daniel Morvan fait avec délicatesse
le portrait du paysage océanique. D’un trait concis, il
laisse venir l’horreur du monde jusqu’au rivage sans
pour autant la laisser s’échouer. Rien ne viendra enta-
cher la pureté de la parole de Lucia Antonia. L’écrivain
lève le rideau sur la saloperie humaine par ellipse, ne
dénonce pas, nous donne à voir des choses que nous
connaissons mais que nous n’avions pas vues. Il s’agit bien dans ce
livre de voir au-delà de ce que nous croyons savoir sur l’art et la mort.
Les questions de la transcendance et de l’art hantent le journal de la
jeune femme. Un peintre rencontré sur la presqu’île, Arthénice et
Lucia Antonia sont les hérauts de leur l’art. Une soif d’absolu anime
ces artistes. Le premier s’est installé dans une région qui n’avait pas
encore été peinte. Son œil « entend la désolation ». Il fait de ses
tableaux des « enregistrements sonores du bruit du monde ». Au
même titre que le comédien, « l’acrobate et le funambule doivent lire
leur rôle dans la vie ». La funambule épouse le monde pour ensuite
jouer de son corps comme d’un instrument sur le fil ; Arthénice et
Lucia Antonia sont à l’image du funambule de Zarathoustra : un pont,
un passage, une quête d’absolu.
de « cocktails effroyables » « shake »-t-elle pour en faire passer le goût ?
Pour elle, c’est « beaucoup de douleur encore, beaucoup de gens et
de choses à pulvériser », et ce roman-déflagration saisit par sa puis-
sance explosive, son style avant-gardiste, argot poétique suprême et
contondant qui provoque le monde en duel. La liberté est l’unique
visée, à préserver à tout coup une fois conquise, mais la cavale se
réduit au « rectangle » stagnant des chambres qui se succèdent. Les
mois passent, aspirés par la dialectique sombre d’un existentialisme
paradoxal, farouche et mordant. Ainsi, la prison est à la fois la malé-
diction qui prive ces clochards célestes l’un de l’autre, les faisant bas-
culer hors de la vie, et un lieu crade et utopique, seul théâtre intime
peut-être où échapper au monde, repoussoir ultime et objet de désir
inavouable : « Julien y est retourné à ma place : j’enfile les manches
de sa peine, et sous cette armure, je continue ma route et la sienne ;
nous allons l’un vers l’autre, par des voies étranges. »
Ainsi s’encanaille ce roman anticarcéral, point de fuite toujours
différé entre l’hôpital et les « receleurs » de la cavaleuse : la mère de
Julien, les propriétaires d’une guinguette, une ancienne fille de joie.
Les béquilles l’obligent à « be-boper » entre les lambeaux d’elle-
même, slalomant entre les embardées de rendez-vous manqués.
Renouant avec le tapin de ses 16 ans, en « self-mac woman rigou-
reuse », elle prostitue son corps mais pas son âme, chaparde et dis-
paraît, et on est happé par cette aristocratie sauvage que rien ni per-
sonne ne saurait circonscrire. Marcher sur les langues et cracher sur
les tombes : vocation d’une destinée et d’une œuvre. Celles d’un
Genet au féminin, qui « chiale éternellement ».
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
37
Roberts, prière d’insérer
La Mort de Jean-Marc Roberts, Jean-Marc Parisis,
éd. de La Table ronde, 128 p., 14 €
Par Jean-Baptiste Harang
J
ean-Marc Roberts est mort le 25 mars 2013, il avait 58 ans. On
est presque toujours trop jeune pour mourir, et Roberts avait
toujours fait plus jeune que son âge et toujours tout fait très
jeune, publié son premier livre à 17 ans, deux douzaines d’autres
jusqu’au dernier, Deux vies valent mieux qu’une, et, comme éditeur,
des centaines de livres des autres qu’il défendait bec et ongles en
conjuguant la double énergie de la bonne et de la mauvaise foi. Il était
facile à aimer et à détester, parfois les deux à la fois, il ne provoquait
pas l’indifférence, il était charmant et affectueux. Il aimait aimer. Il
était joueur, joueur et généreux, ce qui est l’essence du métier d’édi-
teur, nous le connaissions tous un peu, beaucoup, ou pas du tout.
Parmi ces proches et ces lointains bien des passants du pré carré de
Saint-Germain ont dans la manche de quoi écrire un « Tombeau de
Jean-Marc Roberts ». Certains le feront. D’autres pas.
Jean-Marc Parisis est le premier à le saluer par un livre. Il est écrivain
et journaliste, de huit ans le cadet de celui qui le compta pour quatre
romans parmi les écrivains de « la Bleue », la collection de littérature
française qu’il avait créée chez Fayard et emportée chez Stock lorsqu’il
en devint le patron. Parisis ne se prétend pas un intime de son sujet,
et cette distance raisonnable entre l’amitié et le social donne la grâce
et l’élégance de son texte. Ils ont en commun un prénom qui leur
Les contorsions de la gymnaste
La Petite Communiste qui ne souriait jamais,
Lola Lafon, éd. Actes Sud, 316 p., 21 €
Par Jean-Baptiste Harang
L
a couverture ne ment pas, c’est un roman. Et
l’avant-propos de la page 9, signé de la double
initiale de l’auteur, n’est pas un avertissement,
mais nous voilà prévenus : « La Petite Communiste qui
ne souriait jamais ne prétend pas être une reconsti-
tution historique de la vie de Nadia Comaneci. Si les
dates, les lieux et les événements ont été respectés,
pour le reste, j’ai choisi de remplir les silences de
l’histoire et ceux de l’héroïne et de garder la trace des
multiples hypothèses et versions d’un monde évanoui.
L’échange entre la narratrice du roman et la gymnaste reste une fiction
rêvée, une façon de redonner la voix à ce film presque muet qu’a été
le parcours de Nadia C. entre 1969 et 1990. » Dommage, on aurait
aimé croire que ces passages en italique qui ferment les chapitres, ce
dialogue tendu entre la narratrice et le personnage de Nadia C. qui
bouleverse le récit, le contredit, le discute, le rompt, que tout cela ne
soit ni inventé ni rêvé. Heureusement, le lecteur oublie très vite l’aver-
tissement, se laisse reprendre comme un bleu par l’intelligence de
cette « fiction rêvée ». Lorsque la narratrice doit céder la parole à
l’auteur pour la page convenue des remerciements, Nadia retrouve
son nom de famille, après ce « merci à Henri Lafon, Jeanne Lafon de
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
permet de s’interpeller par des « Jean-
Marc ! », et le métier de lire et d’écrire
qui les place à la même table à partager
le même vin et le même regard narquois
sur notre petit miroir aux alouettes qui
éblouit plus qu’il n’éclaire.
L’admiration de Parisis pour son aîné est
à la fois touchante et sévère, comme
celle de l’enfant qu’épatent les audaces
et les bêtises d’un plus grand : « Il aimait tant à foutre la merde »,
page 25. Parisis ne pardonne pas tout, il comprend le goût du jeu,
certes, et de la provocation, mais n’aurait pas misé un sou sur Angot,
sur Iacub et la farce DSK. Hyde ou Jekyll ? « […] Jean-Marc, c’était
l’éditeur efficace, généreux, présent, l’ami, le complice, un type unique
en son genre, qui avait une sorte de grâce. Roberts, c’était l’inculte,
l’équivoque, le faisan, le voyou, le tueur », page 43. Jean-Marc Parisis
invente un genre très tendre : l’hagiographie à charge. Avec de vrais
morceaux de littérature, une écriture à la hauteur de son sujet, des
réflexions salutaires sur le métier d’écrire, des évidences bien cachées
(« l’auteur est innocent, l’éditeur est coupable », disait Roberts, qui
fut les deux avec gourmandise). Et l’hommage que mérite l’élégance
du mensonge. « Il mentait quand il disait : Je mens à tout le monde…
Il mentait aussi quand il m’assurait : À toi, je peux dire la vérité… »
Jean-Marc Roberts était un personnage, un personnage ne ment
jamais, il joue, mais quand à la fin du film il disparaît de nos écrans,
déjà, ses mensonges et sa douceur nous manquent.
m’avoir fait grandir en Roumanie ». Oui, Lola Lafon a
grandi à Bucarest, et de cette expertise qui consolide
les effets de réel le lecteur n’était pas averti, ou bien il
se souvenait de l’enfance roumaine d’Emylina, au
centre du roman précédent, De ça je me console.
Si l’on est trop jeune ou amnésique, on peut revoir les
images de Nadia Comaneci à Montréal en 1976, la rafle
de médailles d’or par cet ange appliqué et miraculeux
de naturel et de légèreté pour qui il fallut modifier les
panneaux électroniques qui n’avaient pas prévu qu’on
pût mériter 10 sur 10. Ensuite, on suivra Lola Lafon qui
réveille avec pertinence les silences et les doutes de
l’histoire : que vaut le corps d’une petite fille derrière
un rideau de fer qui se rouille ? Que vaut le corps d’une
plus grande lorsque le sang du mois vient tacher ses
ailes ? Guerre froide, société de manque contre société de consom-
mation, petite dictature contre plus grande ailleurs. Nadia couvée par
le fils du dictateur, Nadia qui fuit la Roumanie deux semaines avant
que le rideau ne tombe, par goût tardif de la liberté ou peur d’être
tondue ? Le Génie des Carpates et la Plus Grande Scientifique du
Monde révolvérisés au fond d’une cour. Lola Lafon et ses deux voix,
celle qui raconte et celle qui contredit, les deux si justes et si censées,
le tour de force littéraire est une lucidité politique. Lola Lafon chante
dans toutes les langues, de livre en livre sa musique a gagné son écri-
ture, et la jeune femme intransigeante une stature d’écrivain. Nadia
Comaneci a aujourd’hui 52 ans, elle est américaine. Et souriante.
Critique
Entrechats parisiens
Paris est un rêve érotique, Thibault Malfoy,
éd. Grasset, 206 p., 15 €
Par Arthur Chevallier
«
L
e jour, j’avais des rêves de grandeur ; la nuit,
échouant à les emporter avec moi, je gardais
les yeux ouverts. » Voici une phrase souple,
claire, éclatante, qui, en vingt mots, avec deux images
parfaitement construites, illustre la tristesse, la gaieté,
l’ennui et l’enthousiasme. Son auteur en est Thibault
Malfoy ; et son premier roman nous rappelle l’objection
de Mallarmé à Degas : « La littérature n’est pas faite
d’idées, elle est faite de mots. » Lorsque les mots dansent en rythme,
les idées, séduites par l’harmonie de cette chorégraphie, s’y associent.
Ainsi en est-il de Paris est un rêve érotique, histoire des hésitations
amoureuses d’un jeune garçon, le narrateur. Il vit avec Zoé, jolie fille
ayant interrompu une carrière de danseuse pour se consacrer à la
littérature, qui travaille comme lectrice pour un petit éditeur. Zoé est
sympathique, sans talent, un peu excitante ; et c’est bien naturelle-
ment que le narrateur rêve de la tromper avec sa meilleure amie,
Claire, danseuse délicieusement ignorante et séduisante. Leur carac-
tère ? le protagoniste l’apprécie sans s’en soucier. À la psychologie, il
préfère la forme des fesses, la longueur des jambes, la finesse des
Bellegueule cassée
En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis, éd. du Seuil, 220 p., 17 €
Par Victor Pouchet
C’
est un livre cerné par l’humiliation : il commence par un
crachat au visage que le narrateur n’ose pas essuyer et finit
par une insulte à laquelle il s’abandonne à rire. Entre les
deux, le roman ne nous laisse pas en paix, tant il remue de violence
et de contradictions. « De mon enfance, je n’ai aucun souvenir heu-
reux », nous prévient la première phrase. Celui qui parle s’appelle
(encore) Eddy Bellegueule et voudrait en finir avec ce patronyme :
un prénom donné « à cause des séries américaines » à la télévision,
et ce Bellegueule hérité de son père. Un nom de « dur », de voyou
des années 1970, porté par un enfant des années 2000, qui a des « ma-
nières » de « gonzesse » et s’aperçoit qu’il aime les garçons, et que
cela transforme son rapport au monde. Si on le frappe et lui crache
au visage dans ce couloir du collège, c’est parce qu’on lui reproche
d’être « pédé ». S’il ne répond pas aux attaques, c’est parce qu’il aime-
rait bien faire oublier qu’il l’est, voire empêcher son propre corps de
l’être. En finir avec ce nom, c’est commencer de comprendre pour-
quoi il a si longtemps laissé couler ces crachats sur son front.
Au bout de quelques pages, Eddy nous apprend qu’il a quitté son
village et sa famille pour étudier à l’École normale supérieure (Édouard
Louis y est étudiant en sciences sociales, il a 21 ans, et on ne s’étonne
pas qu’il ait déjà consacré un livre à Bourdieu). Ce roman raconte
comment Eddy/Édouard a réussi à fuir cette famille d’une extrême
pauvreté vivant dans un village du Nord, où la télévision règne à la
hauteur de l’inculture et de la violence, où les femmes « s’occupent
38
pieds ; il aime les gestes gracieux, élégants, brutaux.
Qu’on ne s’attende pas à une variation banale sur les
errances sexuelles d’un érotomane. Ce roman est un
tableau où des corps valsent dans le silence.
Thibault Malfoy a écrit un livre riche de tentatives,
d’idées, de formes. C’est rare. L’histoire, pour être bien
menée, ne serait rien sans l’originalité de sa construc-
tion. L’auteur alterne les scènes de la vie quotidienne
avec des rêveries pleines de couleurs dans les rues de
Paris. Dont l’effusion d’images rappelle des passages
de Tendres stocks de Paul Morand. Il nous surprend
avec le chapitre « Cécilia par Cécilia » où il interrompt
la narration principale pour raconter, point par point,
la vie d’un des personnages. Fiction dans la fiction. Infatigable d’ima-
gination, il continue : un concert délirant dans un bar souterrain en
dessous du palais de Chaillot ; la « vie imaginaire d’une baignoire en
fonte » ; une improbable conversation à propos de la couleur d’un
ensemble de sous-vêtements ; une succession de scènes truculentes
dans un chapitre fragmenté, composé à partir de pointillé. Voilà un
auteur dont on se dit qu’il a été gourmand, dans le meilleur sens du
terme, avec son livre. Paris est un rêve érotique nous rappelle qu’un
écrivain n’est pas (seulement) un artisan, mais un artilleur ; il bom-
barde le réel du feu précis de ses images. Comme l’écrivait Félicien
Marceau, « l’imagination est une science exacte ».
des gosses » nés trop tôt, et les hommes quittent le collège pour aller
à l’usine, boivent beaucoup, détestent les Arabes, les « tapettes » et
les bourgeois, et se détruisent vite. De cela, la libération est très com-
plexe, et pour une raison simple : « On ne pense pas spontanément
à la fuite parce qu’on ignore qu’il existe un ailleurs. » Eddy raconte
l’histoire d’un « révolté du corps » qui, ayant incorporé la honte que
provoque son homosexualité sur les siens, tente de rendre sa voix
plus grave, de regarder le foot et le catch, d’aller boire des bières à
l’arrêt du bus et de sortir avec des filles. Eddy est piégé entre le désir
d’appartenir et la nécessité de trahir, et ces contradictions nous rap-
pellent le bouleversant Retour à Reims de Didier Éribon.
Le romancier regarde le milieu qu’il quitte et la position intenable
qu’il y occupe avec une justesse désespérée. La force du livre tient
d’ailleurs à un parti pris formel : les pages sont traversées par des
phrases en italique qui fissurent le discours du narrateur. Les expres-
sions de ses parents, récits de destins familiaux, insultes des collégiens
sont inscrits dans le texte sans ironie
mais avec une neutralité fidèle, qui a une
évidente portée éthique, annoncée par
l’épigraphe de Thomas Bernhard : « Ce
qu’on appelle une tragédie familiale, me
suis-je dit, ne justifie pas que nous faus-
sions du tout au tout l’image de cette
famille. » C’est peu dire que ce premier
roman – autobiographique ou alors on
s’y perd –, où Édouard efface le nom
Eddy en le faisant renaître, est d’une sai-
sissante vraisemblance.
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
39
Nos collaborateurs publient
Le Village évanoui, Bernard Quiriny, éd. Flammarion, 218 p., 17 €
U S
n village enfermé par un mur
invisible et infranchissable,
voilà un décor de science-
fiction digne du Dôme de Stephen
King. Cependant, le roman de Bernard
Quiriny ne s’inscrit pas franchement
dans ce genre. Si l’on perçoit une
dimension fantastique dans Le Village
évanoui (l’impossibilité effective d’un
tel événement, l’apparition d’un che-
min magique et potentiellement libé-
rateur), il apparaît d’abord comme une
parabole sur la survie en microsociété.
Renouant avec quelques méthodes archaïques afin de résister à
l’absence de moyens de communication avec le monde extérieur,
les habitants et otages de Châtillon se confrontent à des crises suc-
cessives qui génèrent différentes orientations : le « communisme »,
la dictature, l’isolement, la guerre, le refuge dans la religion… Ce
dernier refuge, d’abord miraculeux, se révélera aussi inutile que les
autres. Ne reste alors que deux issues : celle, magique, de l’espoir
d’autres mondes possibles, et celle, radicale, du suicide. Le ton du
récit se fait de moins en moins cartésien, « journalistique », et les
personnages perdent progressivement leur caractère proprement
« châtillonnais » pour incarner des êtres de choix, les témoins
uniques d’une situation apocalyptique. Marie Fouquet
Napoléon raconté par ceux qui l’ont connu, choix et préface
d’Arthur Chevallier, éd. Grasset, « Cahiers rouges », 280 p., 9,40 €
À D
10 ans, il affirmait détester le
peuple français… Napoléon
raconté par ceux qui l’ont
connu rassemble des témoignages
– mémoires, souvenirs et anecdotes –
qui rendent compte de ce que fut
l’empereur, au-delà – ou à l’origine ? –
du mythe qu’il représente. Divisée en
cinq parties, cette anthologie aborde
les différentes facettes d’un homme
excessif mais sincère. Politiciens, ar-
tistes, amours et ennemis racontent
Napoléon lors de leur première ren-
contre, tel qu’il fut avec femmes et maîtresses, dans son rapport
avec les artistes, et le considèrent dans son costume de guerrier
et de politicien. Si l’on peut s’émouvoir devant un empereur
attendri par son fils, on rit, complice de Goethe, de conseils
d’écriture lâchés au poète au cours d’une soirée, et on lève les
yeux au ciel face à certaines grossièretés proférées au premier
venu. Arthur Chevallier livre en somme un portrait plein de ten-
dresse de Napoléon, sans évacuer tout à fait ses principaux
critiques. S’il n’était pas qu’un « jeune lieutenant mal élevé », il
avait cela de toujours enfantin qu’il était guidé par une ardeur
permanente et libre, quoique maîtrisée. M. F.
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Sigmaringen, Pierre Assouline, éd. Gallimard, 360 p., 21 €
i la fiction révèle le réel dans sa
dimension allégorique, à l’in-
verse, l’histoire est parfois la
meilleure des muses pour une investi-
gation romanesque. Mêlant éléments
historiques et trame narrative fictive,
Pierre Assouline éclaire l’épisode de
l’exil du gouvernement collaborateur
français au château de Sigmaringen en
1944. Exigée par le régime nazi, la
cohabitation entre les ministres fran-
çais, d’une part, et entre les domes-
tiques allemands et leurs hôtes, d’autre part, génère tensions et
non-dits, et nourrit la grande illusion qui berçait ces esprits en ces
temps pour eux crépusculaires. Fin du gouvernement de Vichy,
bientôt rattrapé par les alliés, et fin de la noblesse allemande, à
qui l’on arrache ses biens pour les confier à d’anciens ennemis.
Comment de bonnes relations pourraient-elles s’établir quand il
faut un domestique pour que Français et Allemands puissent
circuler sans se croiser ? Le narrateur, Julius Stein, majordome de
la demeure Hohenzollern, parviendra à s’extraire peu à peu du
joug de sa fonction et à se libérer de sa rigidité en rejoignant le
peuple français au terme du roman. « À force de s’enferrer dans sa
mélancolie, on finit par courtiser la mort. » Stein et la France
connaîtront, eux, la délivrance. M. F.
Et tu danses, Lou, Pom Bessot et Philippe Lefait,
éd. Stock, 204 p., 18 €
ans Nos étoiles ont filé, la
journaliste Anne-Marie Revol
signait une lettre éperdue à
Pénélope et Paloma, ses petites filles
mortes. Lou, elle, est bien vivante, mais
« orpheline du monde » – atteinte de
dysphasie, trouble de la communi-
cation verbale. Pom Bessot et Philippe
Lefait adressent à leur enfant « délurée
et courageuse » un hymne d’amour
sous forme de dialogue croisé, à quatre
mains et en trois temps, journal épisto-
laire de cette singularité qu’il a fallu « métaboliser ». Paradoxe
absolu, aussi, qui met en suspens l’identité intime et collective de
ce couple qui a choisi des métiers du verbe. Culpabilité, frustration,
dépendance, difficultés à comprendre Lou, son besoin à elle
d’ânonner le monde pour avoir prise sur lui, son originalité… La
mère s’est faite, depuis le premier jour, diariste de ces chemins de
traverse et de joie – « machine à coudre » qui s’emballe, menaçant
de tisser un « lien familial paradoxal et infructueux ». Avec un sur-
plomb de dix-sept ans, le père s’invite rétrospectivement, pour en
détricoter la douleur, dans cette lutte contre l’« assignation à rési-
dence » de la norme, anamorphosant ce récit contrapuntique dans
un magnifique journal parental à deux voix. Juliette Einhorn
Critique 40

de littérature d’origine indienne, prosateur honoré dans le monde

entier, et pourtant en passe d’être oublié du grand public.
Rapide portrait : « […] avec ses sarcasmes, ses airs supérieurs, la
méticulosité et la ténacité dont il faisait preuve quand il débattait,
Mamoon avait réussi à faire pleurer des hommes de la plus belle
trempe et surtout (c’était son point fort) bon nombre de femmes
bienveillantes et cultivées. » Un
Prix Nobel d’origine indienne,
Extrait
irascible, volontiers ironique et
glaçant ? Le lecteur averti aura
J e dois vous prévenir que ce ne reconnu V. S. Naipaul, géant des
sera pas facile mais Mamoon est lettres et adepte forcené de la
plein de compassion et de provocation, peu réputé pour
sagesse. Vous allez écrire un livre son empathie. Face à lui, un
gentil, en gardant bien en tête jeune homme brillant et sans
que tout ce qu’il possède, moi trop de scrupules, déjà auteur
mise à part, c’est sa réputation. Le d’une vie de Nehru saluée par la
premier qui la lui salit devra critique, « même si, suivant en
affronter les pires cauchemars et cela les critères à la mode, il avait
les pires souffrances, jusqu’à la dû légèrement pimenter cette
fin de sa vie. vie bien connue avec quelques
récits de copulations interra-
Le Dernier Mot, ciales, de sodomie, d’alcoolisme
Hanif Kureishi et d’anorexie ».
Doté d’une ravissante fiancée
consommatrice compulsive, Harry a accepté, dans l’espoir de ren-
flouer ses caisses, de s’attaquer à la biographie de Mamoon. L’idée,
léa cresPi/Pasco & co

en fait, vient de la deuxième épouse du grand écrivain, une Italienne

Hanif Kureishi fait
un peu trop exubérante qui entend bien à l’occasion de la publica-
de V. S. Naipaul un
tion de ce livre « relancer » la carrière de son conjoint. C’est à ses
personnage de roman,
yeux la seule manière d’échapper au tête-à-tête campagnard auquel
cuisiné à sa façon.
les condamne l’état de leurs finances, et surtout de mener enfin à

My own
Londres la vie mondaine dont elle rêve.
Impossible compte tenu de la personnalité des deux personnages
mis en scène par l’auteur de ne pas penser au face-à-face qui dut avoir
lieu entre V. S. Naipaul et l’historien Patrick French lors de l’écriture

Naipaul
de l’excellent The World Is What It Is, The Authorized Biography of
V. S. Naipaul. Mais, attention ! même s’il s’est servi de ce prétexte
comme argument original, c’est bien un roman qu’a écrit Hanif
Kureishi. Un roman qu’il définit en quelques phrases : « C’est un livre
sur la façon de dire la vérité d’une vie, sur la compétition qui oppose
ces deux écrivains, leurs discussions à propos des femmes, des rela-
tions hommes-femmes […], une sorte de comédie campagnarde
Le Dernier Mot, Hanif Kureishi, traduit de l’anglais par Florence Cabaret, anglaise, légère d’une certaine manière, mais qui traite aussi des sujets
éd. Christian Bourgois, 364 p., 22 €
les plus sérieux : la sexualité, la passion, l’amour et l’écriture. » Tout
Par Alexis Liebaert est dit : deux hommes dans un face-à-face à la fois tendu et amical.

C’
L’un fouille dans la vie de l’autre afin d’obtenir ce qu’il veut, du crous-
est un roman âpre, tour à tour drôle ou émouvant, tillant. L’autre joue avec lui comme le chat avec la souris tout en étant
dur ou tendre, l’un de ces romans qui ne vous parfaitement conscient qu’il lui faut lâcher quelques bribes de vérité,
quittent pas une fois refermés. Inutile de présen- autoriser des investigations dans des papiers qu’il aurait préféré gar-
ter son auteur, Hanif Kureishi : depuis My Beautiful der secrets, bref faire en sorte, sans trop en révéler, que l’importun
Laundrette, dont il écrivit le scénario en 1985, les qui pourrait être utile ne se décourage pas. Un formidable mano a
lecteurs savent qu’il fait partie, avec Salman Rushdie et quelques mano, compliqué par le goût du vieil homme pour les jeunes femmes,
autres, de ces écrivains issus de l’ex-Empire britannique qui ont et plus particulièrement pour la fiancée de son biographe.
apporté une vitalité nouvelle à une littérature anglaise un peu trop Les fans de Naipaul reprocheront sans doute à Hanif Kureishi la
confite dans les presbytères provinciaux et divers cottages. Pour ce cruauté du portrait qu’il dresse du grand écrivain. On pourrait rétor-
sixième roman – le premier depuis six ans – Hanif Kureishi a choisi quer que la véritable biographie signée Patrick French n’était guère
de revenir au récit construit autour de personnages existants, genre plus complaisante. Mais qu’importe les polémiques qui ne manque-
auquel il s’était déjà essayé avec le très émouvant Contre son cœur, ront pas de suivre la publication du Dernier Mot, prévue en Grande-
dans lequel il évoquait la passion (malheureuse) de son père pour Bretagne en février prochain. Reste un très beau roman sur un pro-
l’écriture. Pas de proche de l’auteur cette fois, mais toujours un écri- vocateur écrit par un iconoclaste (qui admire visiblement sa victime).
vain au cœur du récit. Et quel écrivain : Mamoon Azam, un Prix Nobel De quel plus bel hommage un vieil écrivain pourrait-il rêver ?

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
41
Un deuil vu du ciel
Quand tout est déjà arrivé, Julian Barnes, traduit de l’anglais
par Jean-Pierre Aoustin, éd. Mercure de France, 128 p., 15 €
Par Évelyne Bloch-Dano
O
ù diable veut-il en venir ? s’interroge le lecteur en parcourant
le premier récit de Quand tout est déjà arrivé qui narre
les aventures héroïco-burlesques de trois pionniers du
voyage en ballon, le colonel Fred Burnaby, Sarah Bernhardt et
Félix Tournachon. À ceci : « Vous réunissez deux choses qui n’avaient
encore jamais été mises ensemble. Et le monde est changé. » La pre-
mière est l’aéronautique, l’autre la photographie en la personne de
Tournachon, dit Nadar. « Péché d’élévation », puisque ce dernier
inventa la photo aérienne, qui modifiait le point de vue que nous
avions sur notre Terre, et que les aventuriers du ciel connurent bien
des (re)chutes. Le deuxième récit resserre le point de vue et se foca-
lise sur les amours ratées de la comédienne volage et du colonel
anglais : « À hauteur d’homme ». Chaque histoire d’amour porte en
elle un chagrin potentiel, nous prévient Julian Barnes. Et le troisième
texte confirme cette mise en garde en donnant son sens à l’ensemble :
« La perte de profondeur ». Cette profondeur, c’est d’abord celle de
l’amour. Si je perds l’être aimé, je m’écrase au sol et je tombe d’autant
plus haut que l’amour m’avait permis de m’élever. Avec une simpli-
cité émouvante, Julian Barnes raconte les mois, les années qui ont
suivi la mort de Pat, son épouse depuis trente ans. « Je la pleure sim-
plement, et absolument. » Il évoque le désert qu’est devenue sa vie.
Des tranchées aux Appalaches
Une terre d’ombre, Ron Rash, traduit de l’anglais
(États-Unis) par Isabelle Reinharez, éd. du Seuil, 252 p., 20 €
Par Alexis Liebaert
L
es plus optimistes se diront que tout cela se
passait il y a bien longtemps, un siècle, et que
l’humanité a changé (en bien, forcément en
bien) depuis lors. Impossible pourtant, en lisant le
superbe Une terre d’ombre, dernier opus de l’Améri-
cain Ron Rash, qui nous avait déjà impressionné avec
Serena, de ne pas faire le parallèle avec l’ambiance
mortifère de nos sociétés en crise. Rien n’y manque de ces remugles
qui nous remontent aux narines par bouffées : la folie guerrière,
l’obscurantisme, le sexisme. L’occasion, aussi, pour le lecteur d’une
réflexion sur le patriotisme et la manière dont certains l’utilisent pour
parvenir à des fins qui n’ont rien de glorieuses.
En cette année 1918 qui vit la fin de la grande boucherie européenne,
nous sommes quelque part dans les Appalaches (comme toujours
avec Ron Rash). Ils sont deux, Hank et Laurel, le frère et la sœur qui
se tuent à tenter d’arracher de quoi survivre à cette terre que leur
malheureux père a achetée, croyant toucher au paradis. Il faut dire
que le vieil homme n’avait pas eu le nez creux en acquérant ce lopin
au fond d’un vallon où le soleil disparaît dès le début de l’après-midi.
Sinistre endroit où nul n’aime à s’aventurer, ce qui lui vaut la répu-
tation d’un endroit maudit. Ajoutons que la jolie Laurel est née
« Pourquoi arriverait-il encore quelque
Julian Barnes
chose quand tout est déjà arrivé ? » Tout,
c’est-à-dire le pire, la perte de ce que l’on
craignait par-dessus tout de voir dispa- Quand tout
est déjà arrivé
raître. Mais cette méditation aiguë sur le
traduit de l ’anglais
chagrin et le deuil est moins un témoi-
par Jean- Pierre Aoustin
gnage qu’un essai sur les différents
« niveaux » de la vie suggérés par le titre
anglais, Levels of Life. Latoutréaction
Julian Barnes
Quand est déjà arrivé des JULIAN
gens, leur incapacité à dire les mots
justes (mais existent-ils,
-:HSMHLF=WXY[\X: ces mots ?), la
15,50 e
BARNES
bibliothèque étrangère
MEER
RCC VV RREE DDEE FFRRAANNCCEE
D 23153.8/01-14
ISBN 978-2-7152-3467-3 M
solitude, l’indifférence à tout, l’efface-
ment même des souvenirs ponctuent le deuil, et surtout le chagrin,
de ceux qu’il nomme magnifiquement « les Affligés ». Pourfendant
les clichés (non, tout ce qui ne nous tue pas ne nous rend pas plus
forts !), l’auteur de Rien à craindre montre aussi comment notre
monde sans Ciel ni Enfer a modifié notre perception de la mort. Des
liens ténus, subtils, relient métaphoriquement cette réflexion intime
aux deux premières parties du livre dont la nécessité apparaît alors
évidente, celle d’une structure – qui, nous dit l’auteur, manque tant
quand la vie à deux a cessé. Les dimensions de l’existence se modi-
fient sans cesse, et nous n’y pouvons pas grand-chose. Mais « les écri-
vains croient aux structures que leurs mots forment et qu’ils espèrent
bien voir engendrer des histoires, des vérités. C’est toujours leur
salut, qu’ils soient ou non terrassés par le chagrin. » La perte de
profondeur n’empêche ni l’élévation ni la portée, celle du texte.
marquée d’une tache lie-de-vin à l’épaule. Il n’en fallait
pas plus pour que tout ce que la ville voisine compte
de mâles bas de plafond et de bigotes voit en elle une
sorcière. Et voici que résonne soudain la pure mélodie
d’une flûte. Oh le mystérieux musicien n’a rien de relui-
sant. Vêtu de haillons, il a, lorsque Laurel le trouve au
bord de la rivière, le visage gonflé de piqûres de fre-
lons. Pis, un papier trouvé dans la poche de sa chemise
affirme qu’il est muet. Qu’importe, le flûtiste saura très
vite gagner l’amour de Laurel et l’amitié de Hank,
revenu manchot de la guerre, qui n’a rien contre une
aide pour creuser ce puits supposé changer leur vie.
Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes s’il n’y avait
en Europe cette guerre dont l’ombre plane sur le pays, se rappelant
au bon souvenir des habitants à chaque fois que l’un des boys de la
région revient estropié ou dans une boîte en bois. La guerre, qui
rend fous ceux qui l’ont faite et plus fous encore ceux qui n’ont pas
eu le courage de la faire, profitant des relations de leurs papas pour
jouer aux héros en uniforme sans avoir jamais quitté la quiétude du
foyer maternel. Et voilà comment naissent les drames, nourris d’in-
tolérance et de lâcheté. Au cœur de tout cela, la nature. La nature,
cette mère nourricière, dont l’auteur excelle à rendre la générosité
et la beauté, y lâchant des personnages à l’image de ceux qui peuplent
les romans de John Steinbeck ou d’Erskine Caldwell. On l’aura com-
pris à ces quelques lignes, Ron Rash appartient à la grande famille
des écrivains américains qu’il est indispensable de lire.
Critique
Primo Levi
dans les années 1980.
Primo Levi,
grise hantise
La Zone grise, Primo Levi, entretien avec Federico Cereja et Anna Bravo,
précédé de Calvino, Levi et la zone grise, Carlo Ginzburg,
traduit de l’italien par Martin Rueff, éd. Payot, 160 p., 18 €
P
Par Aliette Armel
rimo Levi fonde sa réflexion sur l’expé­
rience. Sa formation de chimiste, son
métier d’ingénieur, la pratique de la
méthode expérimentale ont été le creu­
set de son travail d’écrivain. En 1975, son
essai autobiographique Le Système périodique a même
proposé une application aux relations humaines et à
la matière narrative de la classification des éléments
par Mendeleïev. Comme le rappelle Carlo Ginzburg
dans le texte introductif à l’entretien qui paraît
aujourd’hui, dès Si c’est un homme, son premier livre
publié en 1947, Primo Levi a évoqué Auschwitz comme
« une gigantesque expérience biologique et sociale
[…], ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme
champ d’expérimentation pour déterminer ce qu’il y
a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement
de l’homme confronté à la lutte pour la vie ».
En 1982, Federico Cereja et Anna Bravo, jeunes cher­
cheurs à l’université de Turin, se sont entretenus avec
Primo Levi lors d’une collecte de témoignages auprès
de deux cent vingt déportés. Ils se sont adressés à lui
en tant que premier témoin, ayant montré la voie aux
autres survivants des camps et ayant mis en évidence
la force de l’expérience personnelle.
Cette traduction de l’entretien part d’une version res­
tituant les hésitations, mais aussi le retournement des
questions : Primo Levi pousse les jeunes chercheurs
au bout de leurs raisonnements, il interroge la justesse
de leurs expressions et de leurs interprétations.
42
L’exigence est extrême, le souci de précision perma­
nent et l’authenticité totale. Il n’élude pas les questions
sur ses propres enfants, qui ont lu ses livres mais ont
refusé le discours sur les camps pour en avoir été trop
imprégnés, explique leur père, qui ne s’attribue aucun
rôle dans l’engagement antifasciste de sa fille Lisa.
martin argles/guardian/Camera Presse/gamma
Le témoin d’Auschwitz porte un regard critique sur
les analyses de Bettelheim, déporté à Buchenwald, qui
décrivent une régression des déportés vers l’enfance.
Il les conteste, là encore, au nom de l’expérience :
celle de Bettelheim a été « fortement dénaturée par
son psychologisme excessif » ; d’autre part, Allemand
interné dans un camp allemand, il n’a connu ni le déra­
cinement de la déportation ni « l’isolement linguis­
tique ». À Auschwitz, très peu de prisonniers parlaient
italien. « Trouver une brèche, un trou, un passage qui
permît de dépasser cet isolement était un facteur de
survie. » L’amitié d’un autre Italien, Alberto, « qui avait
du courage à revendre pour lui­même et pour les
autres », lui a ouvert ce passage salvateur.
L’expérience établissant les faits est le point de départ
indispensable à l’analyse des phénomènes. « Je suis
chimiste, je veux comprendre le monde qui m’entoure »,
affirme Primo Levi dans un autre entretien intitulé
« Comprendre, ce n’est pas pardonner ». Le pardon est
un acte religieux dont il est, lui l’athée, incapable. Dans
son dialogue avec les chercheurs turinois, il cite
l’exemple d’un chimiste allemand qui a contribué à le
sauver en lui obtenant des privilèges au laboratoire
d’Auschwitz. Après la guerre, il n’a pu lui accorder le
pardon que celui­ci lui demandait. Ailleurs (un entre­
tien avec Germaine Greer) il ajoute : « Mon pardon
consiste en ceci : à désirer que les coupables paient. »
Mais la difficulté de déterminer ces
Extrait coupables le poursuit : « […] des
monstres, je n’en ai pas rencontré,
J ’ai souvent pris la parole dans mais des fonctionnaires, oui. Ils se
les écoles, j’ai rencontré de l’inté­ comportaient comme des
rêt, du dégoût, de la pitié, de l’in­ monstres. […] C’est le système
crédulité, parfois la stupeur de qui était démoniaque, le système
l’incompréhension. […] Une des nazi était de nature à entraîner tout
questions qui reviennent tout le le monde sur le chemin de la
temps : savoir pourquoi ça s’est cruauté et de l’injustice. » Il repren­
passé, pourquoi il y a des guerres dra cette phrase presque mot pour
et pourquoi on fait les camps, mot dans son essai Les Naufragés
pourquoi on a exterminé les et les Rescapés, paru en 1986, dans
Juifs… c’est une question qui me le chapitre « La zone grise »,
met à la torture, parce que ré­ concept créé pour définir « cette
pondre, je ne le peux pas […] zone d’ambiguïté qu’irradient les
sinon en disant des choses vagues régimes fondés sur la terreur et la
et générales, à savoir que l’homme soumission » en faisant porter aussi
n’est pas bon. la « complicité » et la « responsabi­
lité » sur les prisonniers d’un uni­
La Zone grise, Primo Levi vers sans solidarité. Dans La Zone
grise, il raconte qu’à Auschwitz les
nouveaux étaient accueillis par leurs camarades avec
des moqueries et des blagues dangereuses.
Comme le rappelle Anna Bravo dans son analyse finale :
« Ce qui donne une dimension proprement universelle
aux propos de Levi, ce ne sont pas les fausses analogies
qu’on a pu construire sur le concept de “zone grise”,
c’est le fait qu’ils collent à l’expérience. »
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
43

Rêvasseries
émancipatrices
Lutte des rêves et interprétation des classes, Max Dorra,
éd. de L’Olivier, 190 p., 16 €
Par Aliocha Wald Lasowski

É
crivain et professeur de médecine, Max Dorra est clinicien
de l’imaginaire et démonteur de tours d’illusion. Dans son
essai au titre marxo-freudien, Lutte des rêves et interpréta-
tion des classes, il envisage « un front de libération des associations »
qui, avec l’aide de Freud et de Marx, renforce la résistance du passé
et de la mémoire face aux agencements actuels, sources d’angoisse
et d’appauvrissement. Comment déjouer les huis clos et s’arracher
à l’enfermement ? Max Dorra commence par l’histoire de la pensée
freudienne. En 1895, dans son cabinet du 19 Berggasse à Vienne, le
père de la psychanalyse est confronté à
un choix capital entre deux voies : la
pensée logique et opératoire ou la pen-
sée métaphorique des affects. Freud
choisit la rupture : « déraisonner un
temps, bref ne pas être philosophique-
ment correct ». Associer, laisser venir ce
qui passe par la tête, fragments de rêves
ou restes diurnes, et se livrer nu au jeu
des résonances. Palpation du corps de

La Maladie
la mémoire, dans l’épaisseur aveugle
des souvenirs qu’éclairent fugitivement
quelques traceurs. L’originalité de la théorie réside dans la libre
association. « La plus géniale de toutes les inventions freudiennes »,
explique Max Dorra, qui explore ensuite une série de scènes litté- de la mort
raires ou d’études critiques, comme la force de déliaison du rêve Marguerite Duras
dans l’œuvre de J.-B. Pontalis et la chambre d’échos frémissante de
réminiscences chez Scott Fitzgerald. Il montre aussi comment Mar- mise en scène Muriel Mayette-Holtz
cel Proust, dans Le Côté de Guermantes, fait voler en éclats l’écou- collaboration artistique Matthias Langhoff
lement linéaire de l’écriture et son irréversibilité. Rendez-VOus cOnteMPORAIns
L’essayiste n’oublie pas Marx et consacre de nombreuses pages à la alexandre PAVLOFF i suliane BRAHIM
valeur marchande et sociale des mots. Le langage, explique-t-il, nous
transforme en marchandises (niveau socioculturel, capacité d’inté-
gration, allures, distinctions ou manières). Sa relecture des Armoires
vides (1974) d’Annie Ernaux montre comment le moi, le désir et la
liberté se heurtent dans l’enfance au corps neutralisé par la langue THÉÂTre du
sociale et familiale. Retour aussi sur l’enfance d’Albert Camus dans vieuX-COLOMBier
ce quartier pauvre d’Alger où « les mots, enrobés dans une coque, 21 rue du vieux-Colombier Paris 6e
une membrane poisseuse, avaient agglutiné pendant leur trajet les
gravats du quartier Belcourt, l’odeur d’un trois-pièces sans eau cou-
rante ». C’est à cette intersection d’une multitude de classes, réelles
ou imaginaires, que surgit l’image du moi. Lutte des rêves et interpré-
du 15 au
tation des classes se conclut sur la tentative d’assassinat de Mlle Stan- 29 janvier 2014
gerson dans Le Mystère de la chambre jaune. Pour mener l’enquête,
le jeune Rouletabille prend le contre-pied des idées de Larsan, célèbre RéseRvation
policier et ancien illusionniste. Abandonnant le schéma classique du
raisonnement, il découvre que la victime a été agressée avant d’être 01 44 39 87 00 / 01
© Mariano Ureta

dans sa chambre. La clé de l’énigme est le passé et le souvenir. On

apprend beaucoup de ce roman, conclut Max Dorra, car, pour appré- www.comedie-francaise.fr
hender le réel, il faut commencer par démonter le tour d’illusion qui
l’a escamoté. C’est l’enjeu de la lutte des rêves.

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Critique 44

Sénac, l’Algérie au cœur

Pour une terre possible, Jean Sénac,
édition établie par Hamid Nacer-Khodja, éd. Points Poésie, 320 p., 7,90 € Extrait

Jean Sénac, poète et martyr, Bernard Mazo, éd. du Seuil, 512 p., 25 € J’écris mes poèmes sur ta bouche.
Par Jean-Yves Masson Ils sont navigateurs sur l’espace gonflé.

S
i l’œuvre de Jean Sénac (1926-1973) a failli tomber dans
l’oubli, c’est peut-être que son choix politique, quoi qu’on
en dise, en a dérangé plus d’un. Ce Français d’Algérie, au
moment de l’indépendance
qu’il avait appelée de ses
vœux, ne voulut pas partir et était prêt à
renoncer à la nationalité française. Mais les
choses n’étaient pas si simples : mal vu du
régime dès le coup d’État de Boumé-
dienne, il fut assassiné en 1973. Comme
pour Pasolini (Sénac lui aussi était homo-
sexuel), un jeune voyou s’accusa du crime,
fut condamné, puis relâché au bout de
quelques années : personne ne saura Jean Sénac a été
jamais qui a tué Jean Sénac. assassiné en 1973.
La photo de sa tombe vandalisée figure
dans le beau livre que lui a consacré le poète Bernard Mazo. C’est la
première biographie complète de Sénac, et c’est un livre posthume :
Bernard Mazo, qui était né en 1939 et que la guerre d’Algérie avait
marqué à jamais, est mort en 2012, quelques semaines après avoir
Parfois ils touchent terre, ils me reconnaissent.
Émerveillé, je les recopie.
Pour une terre possible, Jean Sénac
achevé ce livre généreux et très docu-
menté. La collection de poche « Points
Poésie » publie en même temps une
anthologie des poèmes de Jean Sénac
(une édition complète, rapidement deve-
nue introuvable, a paru en 1999 chez Actes
Sud). Très bien faite, elle illustre la trajec-
toire de Sénac, dont Albert Camus et René
Char saluèrent le talent. La liberté est son
grand thème : liberté des mœurs et liberté politique vont ici de pair.
Liberté poétique aussi, bien sûr : les poèmes de Sénac sont un jaillis-
sement d’images sensuelles, une coulée de lave, avec parfois de brus-
ques accalmies ferventes. La prière ne lui était pas étrangère. Il est
allé vers son destin au mépris de la censure et des mesquineries.
Maintenant qu’il appartient à l’histoire, il mérite une place dans le
cœur des Français, et aussi, on l’espère, des Algériens.

La poésie ramène sa science

Muses et ptérodactyles. La Poésie de la science, de Chénier à Rimbaud, Hugues Marchal (dir.), éd. du Seuil, 660 p., 32 €

Extrait
L’hyperbole
Sablier du Temps fugitif,
Épargne mon espoir craintif !
C harbons des lampes voltaïques,
Éclairez mes rêves mystiques !
Ô caps resserrés, laissez-moi
Fuir, à travers votre détroit,
Vers l’inexprimable mystère
De l’espace interplanétaire !
L’Âme géométrique,
Henri Allorge (1906)
C
ette anthologie résulte d’un vaste pro-
gramme de recherche dirigé par
Hugues Marchal, professeur à Bâle.
Elle explore un continent presque englouti,
celui de la poésie scientifique. Celle-ci n’a pas
tout à fait disparu : Queneau et
sa Petite cosmogonie portative
(Gallimard, 1969), Jacques Réda
et sa Physique amusante (Gal-
limard, 2009) sont les héritiers
d’une longue tradition qui
remonte au De rerum natura
de Lucrèce et, bien au-delà,
aux poèmes perdus des grands
Éléates. Occasion magnifique
de mesurer le chemin parcouru
par la poésie pour s’éloigner de cette origine :
longtemps l’expression versifiée a semblé le
meilleur moyen d’exposer une théorie ;
aujourd’hui, aux yeux des littéraires comme
des scientifiques, ce serait sûrement le pire !
En plus de 600 pages, une masse de textes et
de documents (saluons les illustrations bien
choisies) reconstitue l’itinéraire d’une lente
désaffection depuis la fin du XVIIIe siècle, en
se limitant à la France (ce qui est déjà beau-
coup). L’habileté de cette anthologie est de ne
pas prétendre ressusciter ces
œuvres devenues illisibles, mais
de s’inscrire dans une perspec-
tive d’histoire des idées, y com-
pris quant à la définition et aux
fonctions possibles de la poésie.
Elle nous donne aussi à relire
des textes connus (de Hugo,
par exemple) dont l’arrière-plan
scientifique nous avait échappé :
que Rimbaud se fasse botaniste
dans « Ce qu’on dit au poète à propos de
fleurs », cela surprend, mais c’est vrai ! Sans
oublier quelques « perles » hautes en couleur,
du « Poème de l’hygiène » de Roucher-Deratte
(1832) au sidérant traité de « pataticulture » de
Paulin Gagne (1857)… J.-Y. M.

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 Abonnez-vous
au Magazine Littéraire

+
12 numéros 72 € Un ouvrage
ludique
qui nous raconte
avec bonheur
l’aventure
des mots
et du langage.

Le Dictionnaire
amoureux 27€
des Dictionnaires

= 99€

58
Dictionnaire amoureux des Dictionnaires
Pour vous € Dictionnaire : derrière cette façade imprimée, il y a l’aventure
des hommes, linguistes, philologues, encyclopédistes, écrivains,

soit 40% de réduction

savants. Souvent érudits, curieux de tout, opiniâtres, ils ont soumis
à l’alphabet le grand désordre de toutes nos curiosités.
Ce dictionnaire-ci a été imaginé par Alain Rey en hommage
à diverses traditions culturelles et à des auteurs, célèbres ou
ignorés, qui ont ainsi rendu service à leurs langues et aux mots.

lue !
Découvrez la littérature Ces aventuriers des manières de dire (dictiones), ces virtuoses
du « prêt-à-parler » sont ici mis en scène avec leurs prouesses
comme vous ne l’avez jamais et leurs secrets : chaque grand dictionnaire cache une aventure
passionnée.
Éditions PLON - 986 pages

Bulletin à retourner sous enveloppe affranchie à LE MAGAZINE LITTÉRAIRE - Service Abonnements - 17 route des Boulangers - 78926 Yvelines Cedex 9
✁
✓OUI, je souhaite m’abonner 1 AN au Magazine Littéraire : 12 numéros + le Dictionnaire amoureux des Dictionnaires
❐
❐ Je règle dès aujourd’hui 58 € au lieu de 99 € Voici mes coordonnées : P LML 539
par chèque ou carte bancaire.
Nom :
Je suis étudiant :
Prénom :
❐ Je règle dès aujourd’hui 52 €, soit près de 50 % de réduction Adresse :
(Merci de nous communiquer un justificatif de votre statut).

Je règle par ❏ chèque joint à l’ordre du Magazine Littéraire

Code postal : Tél.
❏ carte bancaire (Visa, CB, Eurocard, Mastercard)
Ville :
N°
Merci de noter les 3 derniers chiffres
du numéro inscrit dans la zone signature, Signature Offre exclusivement réservée aux nouveaux abonnés résidant
Expire fin au dos de votre carte bancaire en France métropolitaine et valable jusqu’au 30/12/13.
Vos cadeaux vous parviendront, sous réserve des stocks
Si vous souhaitez recevoir des offres de notre part, via Internet, merci de nous indiquer votre adresse disponibles, 3 semaines après l’enregistrement de votre
abonnement.
email : Pour les autres pays, nous consulter : 00 33 1 55 56 71 25.
Email : abo.maglitteraire@groupe-gli.com.
.........................................................................................@ ......................................................................
Dossier
Kafka
contre Kafka
«
J Dossier coordonné par Alexandre Gefen et Guillaume Métayer
« Je ne suis que littérature et ne peux ni ne
veux être rien d’autre », affirmait Kafka dans
une notation restée célèbre de son Jour-
nal (1). Figure romanesque – de Vertiges de
W. G. Sebald (1990) aux Études de silhouettes
de Pierre Senges (2010) en passant par Nous
sommes tous Kafka de Nuria Amat (1993),
sans parler de la kafkaïenne année 2002 qui a
vu paraître K. de Roberto Calasso, Kafka sur
le rivage de Haruki Murakami et Le Mal de
Montano d’Enrique Vila-Matas –, héros de ci-
néma (du Kafka de Steven Soderbergh en
1991 au Kafka au Congo de Marlène Rabaud
et Arnaud Zajtman en 2010 via Kafka va au
cinéma de Hans Zischler en 2002 et À la re-
cherche de Kafka de Jorge Amat en 2006),
romancier essaimant ses personnages dans
d’autres fictions voire en bande dessinée (Tous
les noms de José Saramago, 1999, Insect
Dreams de Marc Estrin, en 2002 encore)…
Il n’est nul besoin de lire la cohorte de cri-
tiques ou de philosophes qui, de Walter Ben-
jamin à Pierre Klossowski, de Maurice Blan-
chot à Marthe Robert, ont placé l’écrivain
tchèque au début ou à la fin de toute écriture,
ni d’entamer la lecture d’une de ces biogra-
phies qui cherchent à transformer le mystère
K. en réincarnant l’homme dans son contexte
historique et dans la biographie la plus intime,
pour comprendre à quel point Kafka est de-
venu l’un des noms modernes de la littérature.
Ce que le critique universitaire Emmanuel
Bouju nomme, d’après Deleuze et Guattari,
« le théorème de fonction K (2) » consiste bien
en cette capacité de la seule lettre K à produire
une infinité de romans, au moment même où
elle brandit l’idée de la fin, ou de l’impossi-
bilité, de toute écriture.
Dès 1947 et la naissance de l’épithète « kaf-
Sommaire kaïen », une kyrielle de fantasmes et d’identi-
48 Comprendre fications, de projections de superstructures
étatiques et d’infrastructures du Moi imposent
58 Penser
72 Adaptations l’exigence incessante de penser chacun, à
78 Inédits chaque fois face à tant d’autres possibles, à
l’instar de son premier découvreur
46
français,« notre Kafka (3) ». Le danger d’arriver
bardés de certitudes sur ce qu’est Kafka, et,
au lieu de le lire, non sans sourire d’ailleurs,
d’avancer dans les brumes chargées d’un
monde arpenté d’avance, n’a cessé de croître
avec la reconnaissance : œuvre aussi inac-
cessible que le château, lettre toujours
fuyante, tant il est impossible de se tenir au
point de dénuement et de réalité exacts où
son texte se place. Et en même temps, à peine
voudrions-nous sortir Kafka des projections
rétrospectives de l’univers totalitaire que nous
reviendrait en mémoire la mort de Milena, à
Ravensbrück.
Chez Max Brod, le premier des « kafkaïens »,
la trame des récits sauvés de la destruction
n’est déjà intacte qu’au prix de l’allégorie,
comme s’il était besoin d’une telle pression
stratosphérique pour se maintenir à ras du
texte. L’aimantation des exégèses n’est jamais
aussi dangereuse qu’avec Kafka, car nul autant
que lui ne vit du scrupule. Nul ne loge autant
d’infinis dans le petit, d’abîmes intellectuels
et moraux dans le moindre pli. Nul ne cherche
à préserver à ce point le langage de lui-même, À lire
de ses facilités, de ses emballements. Nul écri- De Kafka à Kafka,
vain n’use à ce point de la grande figure litté- Maurice Blanchot,
raire de l’épanorthose, ce « repentir » qui, plus éd. Folio essais, 248 p., 6 €
que le « repeint », entraîne le langage dans le Le Verdict,
cercle vicieux de sa « dialectique tragique », Franz Kafka, traduction
de Guillaume Métayer,
au sens où l’entendait le grand critique hon- éd. Sillage, 50 p., 5 €.
grois Peter Szondi : la catastrophe qui retourne
les moyens du salut en instruments de la (1) Journal, traduit
chute. Plus la prose de Kafka cherche à éviter et présenté par
le malentendu inhérent au langage, plus elle Marthe Robert,
éd. Grasset, 1954,
recourt au langage et risque de faire proliférer 21 août 1913, p. 288.
le malentendu. Et pourtant, il ressort, malgré (2) « En finir avec les
tout, à la place de l’enlisement annoncé, une théories de la fin (par
grâce, que la lecture apporte ou accueille. Le la vertu d’Enrique Vila-
Matas) », Emmanuel
lecteur comprend presque instinctivement le Bouju (www.
projet, la folle tentative d’écrire dans le dos enriquevilamatas.com/
du malentendu. Il considère avec empathie, escritores/escrboujue1.
html).
et même avec compassion, le courage (3) Mon Kafka,
héroïque de cette écriture qui lutte avec elle- Alexandre Vialatte,
même, arpente et affronte sa fatalité. Non sans éd. 10/18, 2001.
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
47
angoisse ni fièvre, il emboîte le pas de l’auteur
dans les défilés du scrupule en quête d’une
hypothétique méthode de dire sans donner
prise au malentendu et à ses mortelles
conséquences. Il y faut au moins un artiste du
jeûne et un gymnaste hors pair, toujours sur
le fil de la mort. Un Kafka prévenu contre
Kafka et qui ne peut être Kafka qu’à cette
seule condition.
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Car c’est bien à notre propre murmure que le
système de mort et d’oppression attache ses
machines. Nos propres actes, nos gestes et
nos paroles sécrètent les prétextes du malen-
tendu meurtrier. Nous retrouvons Kertész et
son idée de coopération de l’individu, par son
peu de résistance même autant que par sa
volonté de vivre, avec la machine qui l’écrase.
Entre l’intenable néant de l’existence et
illustration de sergio aquindo
l’impossible innocence de l’expression, Kafka
cherche l’improbable issue. Penser Kafka,
comme le font dans ce dossier les meilleurs
spécialistes de son œuvre, c’est se résigner au
défi impossible de lire sans infléchir et d’ana-
lyser sans interpoler, d’écrire sans culpabilité,
réelle ou prêtée. Poursuivre l’œuvre de se rap-
procher toujours plus de Kafka, par et par-
delà Kafka. Avec, envers et contre Kafka.
 |
Dossier Kafka
Comprendre
Cerné par
les appartenances
À la croisée des cultures tchèque, allemande et juive, l’écrivain
n’en privilégie aucune comme clé de voûte de son identité.
Cette position transfrontalière, sinon apatride, est fondatrice.
Par Jacques Le Rider
D
u 8 au 13 septembre 1911, Franz Kafka et Max
Brod arrivent à Paris. Le 10, au bois de Bou-
logne, ils font une promenade en barque sur
le lac inférieur. Kafka notera dans son journal :
« Quand ils nous entendent parler tchèque,
étonnement des passagers, surpris de se re-
trouver dans le même bateau que des étran-
gers pareils. » De son côté Brod écrira : « Pour
tout le monde, notre tchèque sonne comme
du chinois. » En public, les deux amis préfé-
raient se parler en tchèque, c’est Kafka lui-
même qui le rapporte. En France, ils
avaient une raison de plus de pré-
férer le tchèque à l’allemand :
Max Brod ex plique, le
8 septembre, dans son
journal que l’allemand
suscite à Paris des réac-
tions de « haine et de
mépris. Nous voya-
geons en nous pré-
sentant comme des
Tchèques ou des Polo-
nais ». La crise d’Aga-
dir (en juillet 1911, l’Al-
lemagne a envoyé une
canonnière dans la baie
d’Agadir, pour s’opposer à ce
qu’elle considère comme la
mainmise française sur le Maroc) a
Kafka vers 1910. remonté l’opinion française contre le Reich.
Kafka, frappé par l’animosité anti-allemande
de la presse parisienne et des actualités de
Pathé qu’il a vues au cinéma, a condensé ces
souvenirs de voyage dans le personnage de
l’aventurier français Delamarche que Karl
Rossmann rencontre en Amérique et qui, dès
que Karl tente de lui résister, se répand en
invectives contre « l’Allemand » : « Que veux-
tu, c’est un Allemand. Tu m’as tout de suite
dit de me méfier de lui, mais moi, bonne
poire, j’ai voulu l’emmener. Nous lui avons
accordé notre confiance […] et maintenant,
il nous tire sa révérence, ni plus ni moins. Mais
48
comme c’est un faux jeton d’Allemand, il ne
fait pas ça franchement, [...] et comme c’est
un malotru d’Allemand, il ne peut pas s’en
aller sans faire injure à notre honneur (1). » Ce
K. d’Amerika avait été moins prudent que
Kafka et Brod à Paris : « Je m’appelle Karl
Rossmann et je suis allemand (2) » avait été sa
curieuse entrée en matière face à Delamarche
et à son comparse irlandais Robinson.
Condamné à jargonner
(1) Amerika ou le À Paris, Kafka préfère passer pour un Tchèque.
Disparu, Franz Kafka, Mais à Prague, lors du recensement de 1910,
traduit de l’allemand
par Bernard Lortholary, il s’est déclaré allemand. Dans le système « ca-
éd. GF- Flammarion, canien » (adjectif forgé par Robert Musil, dont
1988, p. 136 sq. le sens est assez proche de « kafkaïen »), la
(chap. IV : « La marche
vers Ramsès »). nationalité, spécification subsidiaire de la
(2) Ibid., p. 114. citoyenneté austro-hongroise, au même titre
(3) Lettre à Milena que la confession, est définie en fonction de
Jesenská de mai 1920, la langue d’usage déclarée lors du recen-
dans Œuvres
complètes, Franz Kafka, sement. Un commerçant juif de Prague peut
édition de Claude préférer se déclarer tchèque pour se rendre
David, éd. Gallimard, agréable à sa clientèle, même si, en réalité, il
« Bibliothèque est de culture allemande. C’est le cas du père
de La Pléiade », t. IV,
1989, p. 896. de Kafka qui, en 1890 et en 1900, déclare
(4) Lettre à Max Brod toute sa famille comme étant de langue et
de juin 1921, dans donc de nationalité tchèque. Mais, en 1910,
Lettres à sa famille
et à ses amis, Œuvres Franz Kafka est le seul de sa famille à se dé-
complètes, op. cit., clarer de langue et donc de nationalité alle-
t. III, 1984, p. 1086. mande. On se rend compte, en lisant ce qu’il
(5) Ibid., p. 1087.
(6) Ibid.
écrit en mai 1920, au début de sa corres-
(7) Conversations avec pondance avec Milena Jesenská, pour ex-
Kafka, Gustav Janouch, pliquer à Milena, qui lui écrit en tchèque,
traduit de l’allemand pourquoi il lui répond en allemand, que
par Bernard Lortholary,
éd. Les Lettres Kafka aurait tout aussi bien pu se déclarer
nouvelles/Maurice tchèque : « Je n’ai jamais vécu au milieu du
AKG-IMAGES/ARCHIV K. WAGENBACH
Nadeau, 1978, p. 183. peuple allemand ; l’allemand est ma langue
« La langue, c’est l’haleine sonore
de la patrie. […] Mais c’est comme courir
après un rêve. Comment trouver à l’extérieur
ce qui devrait venir de l’intérieur ? »
Conversations avec Kafka
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 49

Repères chronologiques
1883. Naissance à Prague
le mardi 3 juillet. Franz est le
premier enfant de Hermann
et Julie Kafka. Hermann
(1852-1931), alors âgé
de 31 ans, est originaire
de la Bohême méridionale
– comme son épouse ;
il est à la tête d’un magazin
de « nouveautés », ouvert
1889. Après la mort en bas
âge de deux petits frères
de Franz, Gabriele, dite Elli,
sa première sœur, naît
le 22 septembre. À la même
époque, Franz entre dans
une école primaire
germanophone. Son père,
décidé à s’intégrer à la
communauté germanique de

RUE DES ARCHIVES/PVDE

en 1882. Fils d’un pauvre
boucher juif, il travaille
dès l’âge de 7 ans, poussant
une charrette pour vendre
des colifichets de village
en village. Il s’est installé
à Prague après son service
militaire. Julie (1856-1934),
28 ans, est d’une famille juive
aisée, très pratiquante du
côté maternel. Un demi-frère
Julie, la mère de de Julie, Siegfried (1867-
l’écrivain, en 1882. 1942), devenu médecin
de campagne, comptera
beaucoup pour Franz.
Prague, a choisi de lui donner
une éducation en allemand,
bien qu’on parle tchèque
en famille.
1891. Au bout de deux ans
d’école, Franz est inscrit
à l’enseignement facultatif À 10 ans, aux côtés
de tchèque. Il suivra ces cours de ses sœurs Elli et Valli.
jusqu’à la fin de ses études 1892. Le 29 octobre,
secondaires : à la différence naissance d’une troisième
de beaucoup de ses sœur, sa préférée, Ottilie,
camarades germanophones, dite Ottla (après Valerie,
il sera capable de lire dite Valli, en 1890).
et d’écrire couramment 1893. En septembre,
le tchèque. il entre au lycée classique

maternelle, il m’est donc naturel, mais le
tchèque est plus près de mon cœur (3). »
Franz Kafka est véritablement bilingue : au
lycée, il a toujours eu des notes excellentes
en langue tchèque. Dans sa vie profession-
nelle, comme employé de la compagnie d’as-
surances contre les accidents du travail des
ouvriers pour le royaume de Bohême, de
1908 à 1922, il doit étudier des dossiers et
rédiger des rapports et des correspondances
en langue tchèque.
Pour son travail de création littéraire, Kafka
ne connaît pas d’autre élément linguistique
que l’allemand, mais il hésite à considérer
l’allemand qu’il écrit comme sa langue mater-
nelle. C’est ce qu’il explique dans une lettre
à Max Brod de juin 1921 où il évoque le
Viennois Karl Kraus, directeur et rédacteur
de la fameuse revue Die Fackel (« La Torche »
ou « Le Flambeau ») : « Personne ne sait jar-
gonner comme Kraus, encore que, dans ce
AKG-IMAGES/ARCHIV K. WAGENBACH
(relativement) et qui reste un bien étranger,
quand bien même on ne pourrait y trouver
la moindre faute de langue (4). »
À l’époque de Kafka et de Kraus, les Juifs
assimilés de culture allemande sont accusés
de « jargonner », même et surtout quand ils
parlent ou écrivent en allemand à la per-
fection. C’est le thème favori des antisémites,
mais Kafka ne peut lui opposer aucune cer-
titude rassurante. « Ce que voulaient la plu-
part de ceux qui commencèrent à écrire en
allemand, poursuit-il dans sa lettre à Brod de
juin 1921, c’était quitter le judaïsme, généra-
lement avec l’approbation vague des pères
(c’est ce vague qui était révoltant) ; ils le vou-
laient, mais leurs pattes de derrière collaient
encore au judaïsme du père et leurs pattes
de devant ne trouvaient pas de nouveau ter-
rain. Le désespoir qui s’ensuivit constitua
leur inspiration (5). » Puis vient dans cette
lettre à Brod une des formules les plus frap-
l’impossibilité d’écrire […], c’était donc une
littérature impossible de tous côtés, une lit-
térature de tziganes qui avaient volé l’enfant
allemand au berceau (6). »
Kafka prend conscience de sa distance inté-
rieure face à sa langue allemande dite mater-
nelle en se comparant aux écrivains tchèques,
aux acteurs du théâtre juif et aux auteurs yid-
dish. Ceux-là ont la chance de posséder une
authentique langue maternelle. La langue yid-
dish pour lui étrangère est pour Kafka une
langue maternelle perdue, coupablement
oubliée, un refoulé socioculturel. À l’époque
où il s’efforcera d’apprendre l’hébreu, Franz
Kafka déclarera à Gustav Janouch en 1920-
1921 : « La langue, c’est l’haleine sonore de la
patrie. […] Mais c’est comme courir après un
rêve. Comment trouver à l’extérieur ce qui
devrait venir de l’intérieur (7) ? » Dans la der-
nière année de sa vie, rêvant d’un enracine-
ment qui serait une promesse de bonheur,

monde judéo-allemand, personne ne sache
guère faire autre chose que jargonner, jargon
étant pris au sens le plus large […], je veux
dire en tant qu’appropriation – bruyante ou
muette ou encore accomplie avec une
conscience torturée – d’un bien étranger
qu’on n’a pas acquis, mais dont on s’est
emparé en y portant une main hâtive
pantes de Kafka : « Ils vivaient entre trois
impossibilités (que je nomme par hasard des
impossibilités de langage, c’est le plus sim-
ple, mais on pourrait aussi les appeler tout
autrement) : l’impossibilité de ne pas écrire,
l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impos-
sibilité d’écrire autrement, à quoi on pourrait
presque ajouter une quatrième impossibilité,
Kafka parle d’ouvrir un restaurant en Palestine
où Dora serait la cuisinière et lui le serveur.
Kafka inscrit son écriture dans un espace
étranger à celui de toutes les langues natio-
nales. Son sentiment d’identité, oscillant
entre l’appartenance tchèque, allemande et
juive, se situe à l’écart de toutes les nationa-
lités. Kafka n’a qu’une patrie, l’universel.

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 |
Dossier Kafka Comprendre 50

allemand de la « Vieille
Ville ».
1895. Consécration pour
le père, dont les affaires
prospèrent : la monarchie
austro-hongroise nomme
Hermann expert
auprès du tribunal de
commerce de Prague.
1896. Le 13 juin,
bar-mitsva de Franz.
1898-1899. Il est attiré par allemande de l’université
les théories socialistes. L’un Charles-Ferdinand. Il opte
de ses camarades de classe d’abord pour des études
note dans ses souvenirs : de chimie – et quinze jours lui
« Franz portait (évidemment suffisent pour comprendre
à l’extérieur de l’école) l’œillet qu’il est sur une mauvaise
rouge des socialistes […]. » voie. Il se lance alors dans
1901. Il obtient le des études juridiques. Au
baccalauréat en juillet. milieu du semestre, il néglige
Il décide de s’inscrire, ses cours de droit, pour
à Prague, dans la section suivre parallèlement des
cours d’histoire de l’art et de
philosophie, notamment.
1902. Durant le second
semestre, il ne suit des cours
qu’à la faculté de lettres. En
octobre, il reprend ses études
juridiques. Il adhère au
Cercle culturel des étudiants
allemands (une association
libérale, fondée en 1848
contre les nationalistes
allemands, qui compte
environ 500 membres,
À Prague en 1904, la place
COSTA/LEEMAGE
surtout juifs). Il y fait la
connaissance, le 23 octobre,
de Max Brod, qui va devenir
son meilleur ami.
1903. Franz cherche à se
former une culture littéraire.
Selon Max Brod, il lit avec
régularité deux revues qui le
marquent, Die neue
Rundschau et Der Kunstwart
(celle-ci étant d’inspiration
nationaliste et culturellement
conservatrice, notamment
soucieuse de la pureté de
la langue). Il aurait connu ses
premières expériences
sexuelles au cours de l’été,
avec une jeune vendeuse.
Vers le 23 août, premier
séjour en sanatorium, près
de Dresde. Il reprend ses
études de droit en octobre.
En hiver, séjour à Munich.
1904. Franz découvre
successivement, et lit avec
enthousiasme, Hugo von

Wenzel, adresse du siège Hofmannsthal, Thomas

des Assicurazioni Generali, Mann et Knut Hamsun.
où travaille d’abord Kafka. Au cours de l’été, il travaille

La « grande foire »
des langues
Parlant couramment le tchèque et l’allemand, Kafka est
soumis, comme ses contemporains, à une curieuse injonction :
assumer son bilinguisme, ou choisir son camp.
Par Xavier Galmiche

«
J
e ne suis pas au bon endroit. […] Je devrais
être à un endroit où se réunissent des gens
de toute espèce, venus de divers pays, des
gens de toutes les classes et de tous les mé-
tiers, des gens d’âges différents ; je devrais
avoir la possibilité de choisir prudemment
dans la foule ceux qui conviennent, ceux qui
sont le plus bienveillants, ceux qui m’ho-
norent d’un regard. Le mieux serait peut-être
une grande foire. Au lieu de cela, je traîne
dans les couloirs. […] Pourquoi suis-je entré
tête baissée dans cette maison […] ; pourquoi
m’être précipité aussitôt dans ces cou-
loirs (1) ? » Le fragment « Défenseurs » (1922),
dont ce passage est extrait, oppose au rêve
d’un commerce agréable et ordinaire avec
des comparses (les « gens les plus bien-
veillants » de « la grande foire ») le malheur de
(1) « Défenseurs »
la réclusion (« les couloirs »). Un thème « kaf- (1922), Œuvres
kaïen », donc, à mi-chemin du récit « Le ver- complètes, Franz Kafka,
dict » (1913) et du roman Le Procès (1925). édition de Claude
Un thème rebattu : tout aussi connue est l’in- David, éd. Gallimard,
« Bibliothèque de
terprétation selon laquelle ces images si spa- La Pléiade », t. II,
tiales (« la foire », « les couloirs »…) et la fable 1980, p. 644-645.

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
51

à sa nouvelle Description 1909. En octobre, il se résout

d’un combat. à accepter le poste
1905. En juillet, épuisé par d’auxiliaire qui lui est offert,
ses études, il part dans un par l’intermédiaire d’un

sanatorium de la Silésie
autrichienne. Il y noue une
idylle sans lendemain avec
une jeune inconnue. De là,
vraisemblablement, date
le matériau de Préparatifs de
noce à la campagne, qu’il
commence à rédiger et qu’il
va poursuivre jusqu’en 1907.
1906. Stage dans un cabinet
d’avocat. Le 18 juin, il soutient
son doctorat en droit.
Le 11 octobre, il commence
un stage d’un an (obligatoire
pour les futurs
fonctionnaires) au tribunal
correctionnel, qui se
poursuivra au tribunal civil.
1907. Première version de
Description d’un combat. En
août, il part se reposer chez
son oncle Siegfried. Il se lie
avec une jeune fille de
Vienne, Hedwig Weiler, avec
qui il correspond jusqu’en
oncle, à la compagnie
d’assurances italienne
Assicurazioni Generali. Mais
il a des horaires rigoureux et
le travail est épuisant : dès
les premiers mois, il est à la
recherche d’un autre emploi.
1908. La revue Hyperion
publie huit de ses textes sous
le titre « Contemplation ».
Le 15 juillet, prétextant des
problèmes de santé, il quitte
son emploi. En août, il entre
aux « Assurances ouvrières
contre les accidents du
travail » : il y restera jusqu’à
sa retraite anticipée, en 1922.
Il est, au début, très satisfait.
D’abord auxiliaire,
il passera titulaire deux ans
plus tard, en qualité
de rédacteur. Ses horaires
(de 8 à 14 heures, samedi
compris) lui laissent
du temps pour écrire.
L’oncle Siegfried Löwy, proche de l’auteur (en 1914).
1909. Hyperion publie deux
autres textes de lui. Au cours
de l’été, il se remet à
la rédaction des Préparatifs
de noce à la campagne. Du
4 au 14 septembre, disposant
d’un congé maladie, il
entreprend avec Max et Otto
Brod, son frère, un voyage
dans le nord de l’Italie, à Riva,
sur les bords du lac de Garde.
Il assiste le 11 septembre près
de Brescia, sur l’aérodrome
de Montichiari, à un meeting
aérien. Il en tire l’un des
premiers textes
AKG-IMAGES/ARCHIV K. WAGENBACH
germanophones ayant
pour thème l’aviation, « Les
aéroplanes de Brescia »,
qui paraît dans le quotidien
pragois Bohemia.
1910. Le 27 mars, dans
Bohemia, paraissent cinq
textes, dont quatre sont des
extraits de Description d’un
combat. Il commence à tenir
un journal. À partir de juillet,
il prend des leçons
particulières de français,
prévoyant prochainement
de visiter Paris. Du 3 au
9 décembre, il est à Berlin,

de beaucoup de ses récits (« Le terrier », « Sé-
raphine », « Description d’un combat », etc.)
peuvent être comprises comme un reflet de
la situation de leur auteur, Juif germano-
phone de Prague : ces textes traduiraient la
complexité de la coexistence des Tchèques,
des Allemands et des Juifs de Bohême-
Moravie. L’œuvre de Kafka coïnciderait au
moment où les questions de l’appartenance
et de l’identité se posent ou plutôt s’impo-
sent par la crise qu’elles traversent. Elle serait
la projection d’une angoisse, entendue éty-
mologiquement comme sensation doulou-
reuse de l’étroitesse issue de cette situation
identitaire. Elle dirait aussi l’intuition, méta-
physique si l’on veut, d’un enjeu commun
existant entre cette expérience de confine-
ment ancrée dans l’histoire et dans une so-
ciété particulière (la Bohême autour de 1900)
et une aliénation du genre humain, intuition
que l’on avait dès cette époque pris l’habi-
tude d’appeler « modernité » (la Moderne
« Je devrais être à un endroit
où se réunissent des gens
de toute espèce [...].
Le mieux serait peut-être
une grande foire. »
allemande). L’espace de la langue est, au sens
strict, le premier concerné par cette cir-
conscription : alors que le bilinguisme aurait
permis un choix entre les langues, voire des
allers-retours de l’une à l’autre, comme on
s’adresse aux « gens les plus bienveillants » de
la « grande foire », le recours à l’allemand est
prescrit ; il est la langue des « couloirs », dans
le labyrinthe desquels il n’est possible que
d’avancer sans savoir pourquoi.
Crise du modèle multiethnique
On date en général du « tournant du siècle »,
des années 1900, la crise du modèle multi-
ethnique propre à l’Empire austro-hongrois.
Mais le paradoxe des pays tchèques est que,
plongés dans une multiculturalité de fait, ils
aient opté de longue date pour un modèle
uniculturaliste, où l’autosuffisance d’une
culture fut désignée comme un idéal à pour-
suivre. Dans certains pays de l’Empire, le
multilinguisme faisait l’objet d’éloges publics,
voire de fantasmes positifs ; mais en Bohême-
Moravie et à Prague, qui en est la capitale,
alors que la maîtrise du tchèque et de l’alle-
mand, les deux « langues du pays » (Landess-
prachen/zemské jazyky), était répandue à
des degrés divers selon les régions et les
milieux, le bilinguisme devint au cours du
xixe siècle un sujet de suspicion, puis la cible
d’une répudiation collective.
Certes, deux modèles s’opposent, l’un
« inclusif », permettant à l’individu de se pen-
ser à la fois allemand et tchèque (et juif),
l’autre « exclusif », le sommant de choisir son
camp. Tout le xixe siècle s’est débattu avec
cette alternative, et en a débattu, à perte de
vue. Mais c’est l’uniculturalisme qui s’est
imposé comme la tendance de fond depuis
la fin du xviiie siècle, où apparaissent les pre-
miers signes des « renouveaux » nationaux.
Il fut énoncé une première fois, vers les
années 1830, dans l’esprit du romantisme,
qui exigeait que l’artiste, créateur génial
dont l’œuvre devait guider le peuple, s’iden-
tifiât à sa nation, et le poète, donc, à sa
langue, aux dépens des autres. Les révo-
lutions de 1848 virent l’apothéose de cette
idéologie nationale et de l’exclusivisme
linguistique qu’elle implique.
Historiquement, cette tendance à l’unicultu-
ralisme ne fut pas continue : ainsi, l’échec des
révolutions de 1848 ouvrit une période de
doute où furent provisoirement réhabilités
des idéaux concurrents. Le « bohémisme »
(selon la formule célèbre du comte Thun :
« Je ne suis ni tchèque ni allemand, mais un
simple bohême »), qui prolongeait l’idéal

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 |
Dossier Kafka Comprendre 52

Kafka et Felice où il assiste à plusieurs
Bauer lors de leur spectacles.
voyage à Budapest, 1911. Du 26 août au
en 1917, censé fêter 13 septembre, il voyage en
leurs fiançailles. Italie puis à Paris avec Max
Brod. Entre les amis, surgit
l’idée d’un roman écrit à
deux, Richard et Samuel. Au
retour, séjour au sanatorium
d’Erlenbach, près de Zurich,
jusqu’au 20 septembre.
Le 5 octobre, au Café Savoy,
à Prague, il assiste à des
spectacles donnés par une
troupe théâtrale juive de
Pologne. Il se lie avec l’un des
acteurs, Jizchak [Isaac] Löwy.
Par son intermédiaire,
il découvre la littérature
yiddish, la foi et les coutumes
des Juifs de l’Est. Cette
AKG-IMAGES/ARChIV K. WAGEnBACh
tout en éprouvant des doutes
sur l’issue de ce travail.
1912. Fin mai paraît dans
une revue le premier
chapitre de Richard et
Samuel. En août, il
commence à réunir des
textes pour constituer
un recueil, Contemplation.
Le 13 août, il rencontre chez
Max Brod une cousine de
son beau-frère, Felice
Bauer : début d’une intense
correspondance, qui sera
entretenue jusqu’en 1917.
Rédaction de « La
métamorphose ». Dans la
nuit du 22 au 23 septembre,
il écrit la nouvelle « Le
verdict ». Il rédige ensuite les
sept premiers chapitres d’un
1913. Il rend deux fois visite
à Felice à Berlin.
En septembre, il se brouille
une première fois avec elle.
Il voyage : Vienne, Venise,
Riva (où il séjourne en
sanatorium). Deux semaines
plus tard, il reprend sa
correspondance avec Felice.
1914. En avril, nouveau
séjour à Berlin : ses
fiançailles avec Felice sont
décidées. En juillet, Franz,
en voyage vers la Baltique
pour ses vacances d’été,
passe par Berlin et annonce
à Felice, puis aux parents
de celle-ci, qu’il rompt leurs
fiançailles. La guerre est
déclarée : exempté, Franz
doit gérer, chaque après-

fréquentation ne plaît guère à roman qu’il ne terminera midi, l’importante usine

son père : « Qui se met au lit
avec des chiens se lève
avec des puces », lui dit-il.
Début décembre, il termine
la rédaction du premier
chapitre du roman prévu avec
Max Brod, Richard et Samuel,
pas : Der Verschollene (« Le
Disparu »), publié en 1927
par Max Brod sous le titre
Amerika. Le 10 décembre,
il reçoit d’Allemagne un
exemplaire de son premier
livre publié : Contemplation.
d’amiante qu’un de
ses beaux-frères, mobilisé,
a fondée. Il commence
Le Procès, se remet au
« Disparu » et rédige
« La colonie pénitentiaire ».
1915. Il continue d’écrire

aristocratique de l’époque baroque d’une
identité fondée non pas sur la langue mais sur
le territoire, reprit du poil de la bête et suscita
une réflexion générale sur les possibilités
d’une double appartenance. Un bon indica-
teur de cette hésitation est la fortune en Cis-
leithanie (la partie de l’Empire placée sous
l’administration de Vienne) de l’adjectif « utra-
quiste », désignant historiquement les parti-
sans de la communion sous les deux espèces
et employé métaphoriquement pour désigner
la mixité linguistique.
« Il est interdit d’hésiter »
Pourtant, c’est nettement l’exclusivisme,
revenu en force durant les dernières décen-
nies du xixe siècle, qui a finalement gagné.
Presque cent ans plus tard, Jan Patočka devait
expliquer, notamment dans « Qui sont les
Tchèques ? » (Co jsou Češi ?), qu’à cet exclu-
sivisme, incarné dans l’histoire culturelle par
la figure-culte du lexicographe Josef Jung-
mann, s’était jadis opposé un pluralisme,
représenté par celle, méconnue et même
occultée, de Bernard Bolzano : ce rappel
était alors un choc, et les débats identitaires
qui ont agité la fin du xxe siècle sur cette plu-
ralité potentielle et perdue vibraient de la
stupeur qu’il avait alors semée.
Jusqu’à la fin du xixe siècle, les auteurs tché-
cophones ont ainsi fait le sacrifice de leurs
œuvres de jeunesse écrites en allemand, dans
un autodafé parfois physique (scène capitale
du manuscrit germanophone brûlé), mais au
moins symbolique : le bilinguisme provoque
une gêne persistante et pour ainsi dire une
inhibition. Pavel Eisner, dans un ouvrage de
1945 consacré à l’écrivain romantique tchèque
Karel Hýnek Mácha, dont les poèmes de jeu-
nesse avaient été évidemment écrits en alle-
mand, parle, dans une allusion clairement
freudienne, de « refoulement du bilinguisme »
réitéré depuis le début du xixe siècle : « C’est
en bilingue (en fait en trilingue, puisqu’il ver-
sifiait en tchèque, en allemand et en latin)
que Václav Alois Svoboda fit entendre sa voix,
et fut attaqué. Plus tard, Siegfried Kapper écri-
vit et publia des ouvrages tchèques et alle-
mands. C’est avec l’allemand que Čelakovský,
Tyl, Havlíček, Neruda firent leurs débuts
– mais ils se débarrassèrent de ces prémices
non tchèques. Il est avéré que les poètes
tchèques entravèrent leur bilinguisme poten-
tiel : Němcova brûla les œuvres en vers et en
prose qu’elle avait écrites en allemand, Julius
Zeyer refoula ses débuts allemands, et les tar-
difs poèmes allemands de l’historien J. Goll
(de 1913 !) ne furent publiés qu’après sa mort
par Otokar Fischer, comme une curiosité lit-
téraire ; Fischer refoula irrévocablement toute
possibilité d’un bilinguisme poétique (2). »
« Il est impératif de se prononcer » ; « il est
interdit d’hésiter » (d’hésiter « prudem-
ment », comme il est si bon de le faire sur le
champ de « foire ») : ces prescriptions, Kafka
les a éprouvées, mais il n’était pas le seul.
Nombre de ses contemporains ont fait l’expé-
rience de la violence qu’elles induisaient ;
pour les écrivains tchécophones, l’expérience
était certes symétrique, mais pas moins iden-
tique. Kafka n’a pas été seul à être seul (la for-
mule choc de Marthe Robert, « seul comme
Franz Kafka », a pu porter à confusion) ; être
seul, c’est là au contraire l’expérience la
mieux partagée. Elle résulte pour Kafka de la
violence ressentie à se voir assigner l’alle-
mand, et pour les tchécophones à l’injonc-
tion qui leur était faite de refouler leur bilin-
guisme. On peut même dire que Kafka fut un
auteur « tchèque » dans la mesure où il lui
était interdit de l’être, de même que les
auteurs tchécophones, contraints par la dis-
cipline nationale, avaient consenti à renoncer
dans leur œuvre à être les germanophones et
les Autrichiens qu’ils étaient dans la vie.
(2) Na skále (« Sur la falaise »), Pavel Eisner,
Prague, éd. Karel Voleský, 1945, p. 87.

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
53

Le Procès. Fin juin-début 1917. En juillet, voyage de Julie Wohryzek,

juillet, il passe plusieurs
jours avec Felice à Karlsbad,
aujourd’hui Karlovy Vary.
Le 7 septembre paraît dans
la revue sioniste Selbstwehr
la parabole « Devant la Loi »,
un extrait du Procès. En
octobre, le prix Fontane est
décerné à Carl Sternheim ;
ce dernier, sans renoncer
à la distinction littéraire elle-
en Hongrie avec Felice.
Franz se sent mal dès son
retour : une tuberculose est
diagnostiquée. Un congé
de huit mois lui est accordé.
Le 1er septembre il
déménage, pour loger de
nouveau chez ses parents.
Le 25 décembre, il annonce
à Felice que sa santé l’oblige
à se séparer d’elle.
avec qui il se fiance
à la mi-septembre.
Quand son père est
au courant, il lui conseille
d’aller au bordel, avec lui
si nécessaire, plutôt que
d’épouser « la première
venue ». « La colonie
pénitentiaire » paraît fin
octobre. En novembre,
il est de nouveau à

même, cède à son confrère
Kafka, en témoignage
d’admiration pour ses
nouvelles, l’argent qui lui
a été remis. Publication
de « La métamorphose ».
1916. Le travail lui pèse
de plus en plus, car il est
désormais astreint à des
heures supplémentaires
obligatoires. En juillet,
il passe ses vacances à
Marienbad avec Felice :
ils décident de nouvelles
fiançailles. « Le verdict »
paraît en livre fin octobre,
avec la dédicace « Pour F ».
De cette époque datent
plusieurs textes qui vont
prendre place dans le recueil
Un médecin de campagne.
À partir de l’automne, il écrit
aussi des aphorismes.
1918. Le 2 mai, il reprend
son travail aux « Assurances
ouvrières ». Le 15 juillet,
son père cède son magasin.
Au cours de l’été,
Franz se met à l’hébreu.
1919. Il obtient un nouveau
congé maladie et séjourne
à Schelesen, au nord de
Prague, du 22 janvier à la fin
mars. Il y fait la connaissance
AKG/InTErFoTo
Schelesen : il rédige sa
« Lettre au père », jamais
envoyée. Le 24 décembre,
il fait parvenir à la sœur de
Julie Wohryzek une lettre Milena Jesenská en 1920,
destinée à informer cette année de leur rencontre.
dernière qu’il ne pourra
jamais se marier avec elle. cure à Merano. Il correspond
1920. Toujours la maladie. activement avec Milena.
En février se développe une Publication du recueil
correspondance entre lui Un médecin de campagne.
et une Tchèque de 23 ans, Lors de son retour de
Milena Jesenská : mariée Merano, le 28 juin, il s’arrête
et vivant à Vienne, elle lui quatre jours à Vienne
a demandé l’autorisation de pour y rencontrer Milena.
traduire en tchèque « Le À son retour à Prague,
soutier ». Le 2 avril, il part en le 4 juillet, il annonce

La tradition détraquée
Le judaïsme de Kafka a souvent été sous-estimé, de peur
d’annexer à une communauté une œuvre ne cessant de remettre
en cause les particularismes. L’histoire, la culture et la religion
juives ne cessent pourtant d’y transparaître et d’y être diffractées.
Par Philippe Zard

K
afka, « écrivain juif » ? Si, au-delà des évi-
dences biographiques, la proposition impli-
que une caractérisation poétique, elle risque
d’effaroucher les gardiens de la « république
mondiale des lettres », redoutant quelque
tentative d’annexion communautaire. Pour
peu néanmoins qu’on évite le piège de l’es-
sentialisme, elle a quelque chance, loin des
alternatives indigentes qui nous tiennent
souvent lieu de jugements (juif ou allemand,
juif ou européen), de susciter de fécondes
interrogations. Car distraire les textes de
Kafka de leur sol de culture et d’inquiétude
juives, c’est en nier à la fois l’origine et
l’originalité, c’est renoncer à explorer les
modalités toujours singulières par lesquelles
un écrivain atteint à l’universel.
Le judaïsme instruit tacitement l’œuvre
jusqu’à en constituer une très plausible
matrice imaginaire. L’envers juif du décor
semble à peine dissimulé dans certains récits
pseudo-ethnographiques d’où sourdent les
dilemmes du temps : l’identité collective, le
rapport entre l’artiste et sa communauté
(« Joséphine la cantatrice ou le peuple des
souris »), l’assimilation et ses impasses
(« Rapport pour une académie »), l’enquête
sur les fondements de la tradition (« Au

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 |
Dossier Kafka Comprendre 54

médecin de campagne, 607 de Il y fait la connaissance d’une à parler et à se nourrir.

La Colonie pénitentiaire.
1921. mi-janvier, il demande
à milena que cesse leur
correspondance et qu’elle
ne cherche plus à le voir. Il
multiplie les congés maladie.
contrairement à ce qu’il
lui avait demandé, milena,
qui est alors à prague,
aKG-ImaGes/archIv K. WaGenbach
monitrice, Dora Diamant,
jeune juive de 20 ans,
originaire de pologne.
Fin septembre, il loue un
appartement avec elle à
berlin. L’inflation et la crise
règnent en allemagne et
le couple connaît de graves
privations, d’autant que
Il écrit malgré tout,
dans son lit. Il est transporté
à ortmann, en basse-
autriche, où Dora le rejoint.
mais, dans l’impossibilité
de le soigner, on le conduit
à la clinique de l’université
de vienne, où un spécialiste
diagnostique une

lui rend visite plusieurs fois
courant novembre. Dans
un testament rédigé au cours
de l’hiver, il prie max brod
de brûler son journal, ainsi
que tous ses manuscrits
et lettres, au cas
où il viendrait à mourir.
Dora Diamant (vers 1920),
1922. Fin juin, vu son état
l’ultime amour de Kafka.
de santé, il obtient sa retraite
à Julie qu’il rompt avec anticipée.
elle. sa santé ne s’améliore 1923. en juillet-août, il est à
pas : il repart au sanatorium müritz, plage de la baltique,
le 15 décembre. entre-temps, avec sa sœur elli et les deux
les éditions Kurt Wolff enfants de celle-ci. tout
l’ont informé sur les ventes à côté de la pension où ils
de ses livres en un an : habitent, se trouve la colonie
38 exemplaires de de vacances du Foyer
Contemplation, 86 d’Un populaire juif de berlin.
les économies de Franz,
qu’il avait placées dans
les emprunts de guerre,
ont complètement fondu.
sa maladie empire.
1924. Fin janvier, le couple
déménage dans une simple
chambre. Début mars,
alarmé par la famille,
son oncle siegfried rend
visite à Franz et décide
aussitôt qu’il faut chercher
un sanatorium pour
l’accueillir. max brod,
alors à berlin, ramène Franz
chez ses parents, à prague,
le 17 mars. Dora est restée
à berlin. Franz éprouve
la plus extrême difficulté
tuberculose de la gorge.
Il ne pèse plus que 49 kilos.
Le 19 avril, Dora le fait
conduire, dans la banlieue
de vienne, au sanatorium
de Kierling, près de
Klosterneuburg. elle veille
sur lui jour et nuit. Fin avril,
il reçoit de son nouvel éditeur
berlinois les épreuves de
son dernier livre, Un artiste
du jeûne. souhaitant épouser
Dora, il en a demandé
l’autorisation au père
de celle-ci, et ce dernier,
vieux juif orthodoxe de culte
hassidique, lui fait part
de son refus par une lettre
qu’il reçoit vers le 10 mai.

Le jour sujet des lois »), les hybridations identi-

de sa bar-mitsva, taires (« Le souci du père de famille »)…
le 13 juin 1896 : Quant aux romans, si aucun des trois « K. »
il a presque 13 ans. n’est nommément juif, les tribulations amé-
ricaines de Karl Rossmann ne sont pas sans
accointances avec les récits d’exil des jewish
immigrant novels ; les agissements du Tri-
bunal occulte envers Joseph K. reproduisent
les mécanismes sournois de l’exclusion et
de l’humiliation antisémites ; le combat de
l’arpenteur pour se faire reconnaître par le
Château du « comte Westwest » récapitule
les aléas de l’intégration politique des Juifs
européens.
Reste à statuer sur le sens de cette implica-
tion et – puisque pas une fois le mot « juif »
n’y figure – de cette « implicitation », si effi-
cace que bien des lecteurs, fussent-ils des
proches, n’y ont vu que du feu. Encodage
d’une leçon politique en attente de dévoile-
ment ? – Mais pourquoi tant d’art à masquer
un mot clé ? Volonté d’universaliser le pro-
pos ? La matière juive ne ferait ainsi que four-
nir un modèle narratif de visée plus large. Si
Hannah Arendt avait repéré le substrat socio-
historique des romans de Kafka, c’était pour
aDoc-photos

ajouter aussitôt que ses personnages y étaient

dépourvus de tout particularisme. « L’éternel
arpenteur », homme de nulle part, homme

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
55
juives sont soumises à distorsion, grimées
Il meurt le 3 juin, aux en Chinois, en bestioles impossibles (souris,
environs de midi. Le 11 juin, gorille, chat-agneau), en objets impensables
il est enterré à Prague, (Odradek)… S’ils ont affaire à la question
dans le nouveau cimetière juive, les textes de Kafka en sont des ana-
juif de strachnitz. morphoses plus que des transpositions.
D’après une chronologie de
Lionel Richard Le juif « solvant »
Tombe de Kafka
Cette liberté poétique s’observe également
et de ses parents à Prague.
dans la savante infidélité qui nourrit son rap-
port au judaïsme comme tradition. Elle se
repère dans l’usage des références bibliques,
sous des formes explicites – quand Kafka
« retourne » le mythe de Babel (« Les armes
de la ville ») – ou diffuses – écho lointain du
Livre de Job dans Le Procès (« On avait dû
calomnier K… »), résonances du schisme
chrétien dans Le Château (la proscription
de la famille Barnabé)… Le Disparu est lit-
téralement vectorisé par le Grand Récit bi-
blique : expulsion du paradis (Karl chassé de
son foyer pour avoir fauté avec la bonne),
ère patriarcale (accueil de l’oncle Jacob),
esclavage en Égypte (l’Hôtel Occidental, à
« Ramsès » !), exode et errance (Robinson et
Delamarche), Terre promise (le panneau
Akg-ImAges/sorges
d’embauche du « théâtre de l’Oklahoma »
parodie la Bonne Nouvelle)… L’imprégna-
tion religieuse ne se fait jamais oublier, au
point qu’on a lu en ses récits des « fables
théologiques » (Claude David). Peut-on dis-
socier l’obsession de la « Loi » – visible ou
invisible (Le Procès),
Si les romans de Kafka peuvent aisément ancienne ou nou-
être perçus comme des paraboles velle (« La colonie
de la condition juive, jamais le mot « juif » pénitentiaire ») – de
l’intérêt fervent que,
n’y apparaît. Pourquoi tant d’art à masquer
depuis 1911, le ju-
un mot clé ? daïsme (langues, po-
litique et théologie
sans qualités, en serait d’autant plus qualifié mêlées) suscite chez l’écrivain ?
pour devenir la figure exemplaire du sujet de S’enquerra-t-on de sources plus spécifiques ?
droit. Cette interprétation définit la première Marc-Alain Ouaknin a su voir qu’« Un croi-
intersection entre lecture judéo-centrée et sement » redistribuait malicieusement les
lecture européo-centrée de l’œuvre. Elle ren- éléments d’une comptine pascale (Had
voie à deux processus aussi solidaires que Gadya). Qu’on considère le débat sur le
précaires : la constitution de l’universalité jeûne, délectable pastiche de controverse
démocratique et l’émancipation civique des talmudique dans les « Recherches d’un
Juifs européens. Le « juif » (minuscule) de chien » ! Mais la « parabole du gardien de la
Kafka serait le poste d’observation électif des Loi » dans Le Procès, plus sûrement, mérite
multiples visages de la domination, de la une place d’honneur dans les marges
terreur ou de l’aliénation. apocryphes du judaïsme. Énoncée par un
Mais qu’est-ce qu’universaliser une significa- prêtre dans une cathédrale, elle est assortie
tion qu’on s’ingénie par ailleurs à opacifier ? d’une longue exégèse dialoguée qui dé-
Qu’on ait lu si souvent Kafka sans s’aviser de marque les méthodes et la rhétorique talmu-
son arrière-plan ethnoculturel n’est pas tant diques. Elle est surtout une mise en abyme
le symptôme d’un aveuglement à l’histoire du roman, sinon de l’œuvre entier, prémo-
que l’effet d’une écriture : le « patron » allé- nition ironique des grandeurs et misères de
gorique des récits est soit assez large pour la « kafkologie ».
envelopper des situations hétérogènes, soit Serait-ce dans cette réinvention de la tradi-
trop compliqué pour s’ajuster à aucune en tion du commentaire qu’il faudrait chercher
particulier. Images dans le tapis, les figures la filiation judaïque de l’œuvre ? Sans doute,
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
mais sous réserve de saisir la rupture autant
que la continuité. Kafka ne présente jamais
que des allégories défectives, des paraboles
détraquées, à l’image de la machine de « La
colonie pénitentiaire » – machine à exécuter
la Loi, machine à écrire, machine de mort,
machine devenue folle qui ne témoigne plus
que de sa péremption… Livré à lui-même,
le processus herméneutique où se débattent
personnages et lecteurs agit à la manière
d’un « solvant » (Robert Alter), comme sous
l’effet d’un « code malicieux ».
Du reste, le prêtre du Procès ne commente
pas la Loi même, qu’il ignore, mais l’un de
ses « textes introductifs ». Commentant les
commentaires antérieurs, il se livre ainsi à la
glose de la glose d’un texte qui est lui-même
la glose d’une Loi inconnue. « Tradition
cachée » ? Tradition cassée, tout autant. Que
de raisons de se méfier de la Loi, comme de
soupçonner ses interprètes attitrés – guides
pervers ou valets d’un ordre inique fallacieu-
sement érigé en « Nécessité » ! Et si la Loi
n’était elle-même que le nom de cet arbi-
traire ? Et si l’accusé ne subissait que la Loi
des Gardiens ? Kafka pousse l’iconoclasme
juif jusqu’à la possibilité de l’athéisme, poli-
tique autant que religieux.
Entre kabbale et nonsense
Ultime croisement d’un judaïsme extra
muros et d’une crise de la culture euro-
péenne : le goût talmudique (ou kabbalis-
tique) de la polysémie – bourgeonnement
d’une tradition vivante – se superpose à
l’engouement moderniste pour l’ambiguïté
ou le nonsense. D’une part, la littérature
s’investit des prérogatives jadis réservées
aux textes sacrés, reprend en charge la quête
de sens et l’interrogation sur les fins. Le lec-
teur est tenté en retour d’adopter à l’égard
d’un texte profane la position pieuse de
l’exégète. On peut appeler religieux ce pre-
mier régime de lecture. Mais, d’autre part,
en l’absence de toute transcendance scriptu-
raire, s’impose un régime de lecture imma-
nentiste, dans lequel cette « littérature sans
gouvernail » (Harold Bloom) devient emblé-
matiquement moderne. Un talmudisme
anarchique y célèbre son « croisement »
avec le babélisme contemporain.
Il en est de Kafka comme du vieil animal
craintif qui hante la synagogue d’un de ses
fragments posthumes : les autorités rab-
biniques sont partagées sur la nécessité d’ex-
pulser ce discret trouble-fête, mais qui y son-
gerait encore ? Il fait mystérieusement partie
des meubles, divertit les femmes, « en sait
peut-être plus long » que tous les fidèles ; il
est de toute façon si fuyant qu’il vaut mieux
renoncer d’emblée à la « certitude approxi-
mative d’être débarrassé de lui ».
 |
Dossier Kafka Comprendre
En nous, les trois
cercles de l’Enfer
Nombreuses sont les lectures psychanalytiques de Kafka,
au risque de réduire l’œuvre à une pathologie individuelle. Plutôt
que de l’analyser, mieux vaut se laisser analyser par l’écrivain,
qui relate entre autres la fabrique intime des individus.
Par Sarah Chiche
S
i, dans son Journal, Kafka questionne la psy-
chanalyse, en dévoilant que la lecture de
Freud l’a accompagné tout au long de l’écri-
ture du « Verdict », mise en scène d’un conflit
tragique entre un père et son fils, le psycha-
nalyste doit-il vraiment répondre en miroir à
son invitation ? Rien n’est moins sûr. Car exa-
miner, aussi méticuleusement que possible,
les liens entre Kafka et la psychanalyse
conduit, à mon sens, à deux écueils. Le pre-
mier consiste, comme d’autres l’ont fait et le
font encore avec Rousseau, Joyce, ou Pessoa,
à passer tout le corpus d’une œuvre littéraire
au scalpel de la sémiologie psychiatrique et
de la pathologisation, de sorte que chaque
expression, chaque mot, chaque néologisme
d’un auteur devient un signifiant au service
de la démonstration, tout aussi condescen-
dante que romantique, que, chez ce « grand
écrivain malade, incompris de son vivant,
célébré après sa mort », l’écriture fait symp-
tôme. Kafka, lui-même, avait raillé à quel
À lire point nous trouvons toujours à nous épar-
Kafka, le procès gner en laissant le mal nous faire croire que
du sujet, Figures nous pouvons avoir des secrets pour lui (1).
de la psychanalyse n° 16, Bien sûr, cette condescendance tranquille
éd. Erès, 312 p., 25,50 €. qu’entraîne, hélas ! une attitude de surplomb
« Franz Kafka, est tentante tant, dans le Journal, phobies
nebude toho nikdy », d’impulsions suicidaires (la défenestration),
dans La Fin des inhibitions démoniaques, angoisses téré-
coupables,
Pierre-Henri Castel, brantes, désir de souillure et sales petits
éd. Ithaque, 560 p., 34 €. secrets grouillent à chaque page. Mais creu-
Franz Kafka ser dans le terrier kafkaïen ce qui, chez lui,
ou le Cauchemar ferait prétendument symptôme, c’est cher-
de la raison, cher à s’épargner son propre procès. Ce qui,
Ernst Pawel, immédiatement, entraîne un second risque,
éd. du Seuil, 610 p., 9,10 €.
très bien identifié, du reste, par Lacan quand
Kafka a lu de près Freud. Lorsqu’il
explique sa « maladie » à Milena, l’écrivain
reformule à sa manière, sans la nommer,
la tripartition du ça, du moi et du surmoi.
56
il parle de Kafka (2) ou de Hamlet : celui qui Kafka à l’âge
consiste, pour l’analyste, à se laisser dériver de 5 ans.
avec passion jusqu’aux récifs de la psychana-
lyse appliquée – celle qui prétend pouvoir
psychologiser ce qui, de l’œuvre d’art, reste
impénétrable – et à théoriser, avec un aplomb
inouï, sur « Kafka et son père », « Kafka et les
femmes », « Kafka et le judaïsme », « la
névrose obsessionnelle » ou « la paranoïa de
Kafka », comme si on avait reçu Kafka lui-
même sur le divan – alors même que rece-
voir Kafka en analyse obligerait précisément
l’analyste à être une tombe.
Tout indique donc que, en présence d’un
texte de Kafka, la seule attitude juste consis-
terait à se taire. Ce que l’on ne peut dire, on
l’écrira cependant, en prenant un autre
biais. Non pas celui de l’interprétation de
l’œuvre d’un sujet singulier, Franz Kafka, qui
ferait « cas », mais, bien au contraire, celui
qui consiste à déplier comment l’effet de
réel de ces invraisemblables récits qui « ne
racontent rien d’autre que ce qui est dit (3) »
permet d’attraper quelque chose de la fa-
brique intime des individus, de leur malaise
à devoir se civiliser toujours plus, de leur
embarras à se faire en permanence l’agent (1) « Ne laisse pas
autonome de leurs actes tout en participant le mal te faire croire
à la vie collective. que tu puisses avoir
des secrets pour lui. »
(2) Jacques Lacan,
La torture de soi par soi Séminaire IX,
En 1920, Kafka adresse à la femme qui occupe « L’identification »,
ses pensées la lettre suivante : « Je me dis, inédit, leçon
du 21 mars 1962.
Milena, que tu ne comprends pas la chose. (3) « Kafka sans cesse »,
Essaie de la comprendre en l’appelant mala- Georges-Arthur
die. C’est une de ces nombreuses manifesta- Goldschmidt, dans
« Kafka, le procès
tions morbides que la psychanalyse croit
du sujet », Figures
avoir découverte. […] Dans mon cas, on de la psychanalyse,
peut imaginer trois cercles : A au centre, puis n° 16, éd. Erès, 2008,
B, puis C. A, le noyau, explique à B pourquoi p. 11-21.
(4) La Fin des
cet homme est obligé de se torturer et de se coupables, Pierre-
défier lui-même, pourquoi il doit renoncer Henri Castel,
(non ce n’est pas un renoncement, qui serait éd. Ithaque, 2012.
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
57

très difficile, c’est une résignation néces-

saire), pourquoi il ne peut vivre […]. À C,
l’homme agissant, rien n’est plus expliqué, B
se contente de lui donner des ordres. C agit
sous une pression implacable et dans la sueur
de l’angoisse […]. C agit donc par crainte
plus que par intelligence, il fait confiance, il
croit que A a tout expliqué à B, et que B a tout
compris et transmis comme il faut. »
La même année, Freud, observant son neveu
jouer avec une bobine de fil, en déduit que
toutes les pulsions ne visent pas la liquida-
tion de l’énergie pulsionnelle mais, via la
pulsion de mort, leur éradication. Ce qui
l’amènera à élaborer une seconde topique
du psychisme (ça, moi, surmoi) : une pul-
sion naît, mais se retrouve corsetée et
contrainte par une autre force qui l’enjoint
de renoncer à sa satisfaction, ce qui entraîne
le déploiement d’une nouvelle pulsion,
agressive, dont l’agent qui exerce la
contrainte est l’objet.
Dans l’épopée qu’il consacre à l’histoire de
l’émergence de la conscience morale en
Occident (4), Pierre-Henri Castel, s’il rap-
proche la stupéfiante topologie de la
contrainte intrapsychique de la lettre à
Milena de cette tripartition entre le ça, le
moi et le surmoi freudien, n’en fait pas deux
stricts équivalents. L’ABC kafkaïen recouvre
la tripartition freudienne en même temps
qu’elle la dépasse.

Convoqués à notre propre procès

Ce dispositif formel d’encerclement inté-
rieur ABC, c’est aussi le ressort même de ce
qu’est, chez Kafka, consister en littérature
et ne consister qu’en cela. Ce que la psycha-

nalyse appliquée rabat sur ça, moi, surmoi
est bien plus une modalité particulière de
l’inspiration où il s’agit de transformer
l’autocontrainte en processus langagier
créatif. Hanté par le paradoxe de l’impuis-
sance à écrire, et la jouissance de l’écriture
de cette impuissance, le langage, chez
Kafka, devient ce terrier de mots dans lequel
il n’y a pas d’autre issue que de se terrer
toujours plus en dedans, pour fuir la société
des hommes, même si on ne peut s’enfouir
en soi-même à ce point sans faire de son
œuvre et de soi un tombeau. Castel propose
une relecture totalement inédite des récits
de Kafka, selon le schéma ABC. Dans « La
colonie pénitentiaire », une sentence se
grave très lentement dans la chair du
condamné, qui n’en découvre le texte, et
donc le sens de sa faute, qu’au moment
même où il meurt, broyé par la machine. Ici,
note Castel, C est le supplicié, instantané-
ment coupable ; B, la machine pilotée par
l’officier, exécutant zélé ; A, l’ancien com-
mandant de la colonie et son inventeur, qui
connaît les raisons de la procédure de
condamnations et de l’élaboration du sup-
plice – mais il est mort. Dans « Le verdict »,
le père, qui dédaigne et méprise son fils,
sans que l’on connaisse les raisons véri-
tables de tant de haine, occupe tantôt, telle
la machine monstrueuse, la position de B,
tantôt celle du commandant décédé de « La
colonie », en A, figure à jamais lointaine qui
nous rappelle, cruelle, que les raisons véri-
tables pour lesquelles on aime ou on se
laisse aimer nous restent à jamais inconnues.
Car il y a peut-être plus difficile que de jouir
de la personne qu’on aime. C’est, et Ernst
Lanzer, immortalisé par Freud sous le nom
de « l’homme aux rats », en conçut l’expé-
rience douloureuse, de s’autoriser à jouir de
ce que nos parents se sont refusé.
FOTOTECA/LEEMAGE
En lisant Kafka, c’est bien à notre propre pro-
cès que nous sommes convoqués, celui du
cancrelat que nous croisons parfois dans le
miroir, celui du « chien soumis » qui se
conforme à la norme sociale jusqu’à devenir
l’agent zélé de sa propre destruction, celui
des fils blottis à l’ombre de pères immenses,
même pathétiques pantins, même morts,
mais qui continuent à faire obstacle à nos
désirs. Celui de notre désarroi, aussi, face à
l’énigme de l’Autre, qui ne donne aucune
réponse à cette question, qui, lentement,
nous effleure, nous poinçonne le cœur, nous
vrille les chairs, et dont nous emporterons le
verdict, la réponse véritable, dans le silence
glacé des tombes d’un monde désormais
privé de la possibilité de la grâce : mais de
quoi sommes-nous donc la faute ?

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 |
Dossier Kafka
Penser
L’infondé du pouvoir
L’autoritarisme injustifié du père de Kafka a permis à l’écrivain
de comprendre les mécanismes et l’arbitraire de la domination,
ainsi que la manière dont les dominés (à commencer par
lui-même) l’intériorisent et l’entretiennent en y portant crédit.
Par Bernard Lahire
U
À lire
Franz Kafka.
Éléments pour
une théorie de
la création littéraire,
Bernard Lahire,
éd. La Découverte,
« Laboratoire des sciences
sociales », 626 p., 27,40 €.
(1) Cf. « Lettre à son
père », dans Œuvres
complètes, Franz Kafka,
édition de Claude
David, éd. Gallimard,
« Bibliothèque de
La Pléiade », t. IV, 1989,
p. 833­881.
(2) Franz Kafka,
rêveur insoumis,
Michael Löwy,
éd. Stock, 2004.
tilisateur de formes en tous genres (de la fable
à la chronique en passant par le conte, la
légende, la parabole, le mythe ou le rapport
scientifique) qu’il détourne, grand fabricant
de récits imagés et inventeur d’une sorte de
« narration théorisante » en rupture avec les
attentes réalistes, Franz Kafka concevait néan­
moins la littérature
comme un instru­
ment de connais­
sance de soi et du
monde plutôt que
comme un pur exer­
cice formel. Il ne
définissait notam­
ment pas sa tâche
d’écriture indépen­
damment de ce qu’il
espérait pouvoir pro­
voquer chez le lec­
teur : choc, douleur,
libération ou réveil.
Durant toute sa vie
d’écrivain, Kafka n’a
ainsi jamais cessé
d’élucider les méca­
nismes de la domi­
nation dont il avait
personnellement
souffert familiale­
ment et qu’il avait pu aussi observer dans
divers espaces professionnels. Il a mené l’ana­
lyse des caractéristiques du pouvoir arbi­
traire, absolu, tyrannique d’un père qui ne
justifie pas ses accusations, ses reproches ou
ses sanctions. Il a aussi et surtout continué à
mener l’autoanalyse de la structure psy­
chique qu’il avait construite à travers la rela­
tion tout à la fois admirative et conflictuelle
au père (sentiment de culpabilité, de nullité,
d’incapacité à prendre des décisions, propen­
sion à l’autochâtiment). En évoquant dans
son journal, dans ses correspondances et
dans la lettre à l’adresse de son père, ou en
mettant en scène, dans ses textes littéraires,
des scènes oppressantes, aliénantes, souvent
humiliantes, où les dominés participent, sans
58
« Liebster le vouloir ni parfois même le savoir, à leur
Vater » : le début propre domination, Kafka poursuivait sa
de la fameuse grande entreprise de connaissance de soi et
« Lettre au père ». des relations interhumaines.
Prendre le « parti du personnel »
Dans sa « Lettre au père (1) », Kafka dit avoir
pris le « parti du personnel » en voyant com­
ment son père maltraitait ses employés
tchèques. La logique analogique des associa­
tions et des identifications va jouer un rôle
central dans la représentation qu’il pouvait se
faire du monde social et de ses oppositions.
Comment ne pas s’identifier au personnel
lorsqu’on occupe une position analogue à la
sienne dans les rapports de domination ? Le
fils (écrivain) est au père (bourgeois) ce que
l’employé est au patron, et il n’est pas difficile
d’en déduire que la connivence symbolique
et la sympathie ressenties par Kafka pour le
personnel ou même sa défense réelle, dans
akg-images/archiv k. Wagenbach
l’ordre des manières ordinaires de se com­
porter avec eux (extrêmement polies,
humbles et respectueuses) ou des prises de
position plus politiques, sont autant de fa­
çons de se défendre ou de voler symbolique­
ment au secours de sa propre personne.
Kafka va en permanence projeter sur les do­
minés (socialement, politiquement, nationa­
lement ou culturellement) sa propre situa­
Hermann Kafka, tion familiale de dominé et ressentir une
le père de l’écrivain, solidarité spontanée à leur égard. Prendre le
vers 1880. parti des dominés, des humiliés ou des op­
primés, c’était pour lui défendre son propre
parti contre son père.
Kafka voit donc dans les employés maltraités,
injuriés, méprisés, des sortes de frères de
condition : « C’est pourquoi j’appartenais
nécessairement au parti du personnel, auquel
je me rattachais d’ailleurs de toute façon en
En tant qu’agent d’assurances, Kafka
est sidéré par la docilité des plus modestes
accidentés du travail : « Au lieu de prendre
la maison d’assaut et de tout démolir,
ils présentent des requêtes ! »
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 59
AKG-IMAGES
raison de mon caractère craintif qui, en soi
déjà, m’empêchait de comprendre qu’on pût
ainsi injurier les gens et qui, ne fût-ce que dans
le souci de ma propre sécurité, m’inspirait le
désir de réconcilier le personnel – lequel, à
mon sens, devait être effroyablement irrité –
avec toi et avec toute notre famille. » Le ma-
gasin « me rappelait trop ma propre situation
à ton égard », écrit encore Kafka.
Kafka se solidarise avec les stigmatisés, les
faibles et les sans grades. Il éprouve de la sym-
pathie à l’égard des Tchèques (dominés par
les Allemands), des Juifs de l’Est non assimilés
(méprisés par les Juifs occidentaux), de la
langue yiddish (vue comme une langue pauvre
et non civilisée par la plupart des Juifs germa-
nophones) et de tous ceux qui apparaissent
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
à ses yeux comme les victimes d’injustices ou
d’oppresseurs. Lecteur de l’anarchiste com-
muniste Piotr Kropotkine et du socialiste anar-
chisant Alexandre Herzen, fréquentant cer-
tains cercles anarchistes ou socialistes (2), il
montre un intérêt soutenu pour tous ceux qui
luttaient en faveur des victimes de l’exploita-
tion économique ou de l’oppression étatique.
Mais cela n’est pas tout.
Kafka travaille surtout dans le secteur des as-
surances contre les accidents du travail. Ju-
riste, il reçoit les accidentés, examine leurs
dossiers et s’étonne, auprès de son ami
Max Brod, de la docilité de ces ouvriers et de
ces employés mutilés, blessés, qui pour-
raient légitimement se retourner violem-
ment contre leur employeur ou contre la
compagnie d’assurances et qui, au lieu de
cela, quémandent poliment une aide :
« Comme ces gens sont modestes, ils
viennent nous présenter des requêtes. Au
lieu de prendre la maison d’assaut et de tout
démolir, ils présentent des requêtes ! » Abus
d’autorité, dénis de justice, humiliations, ex-
ploitations, docilité des victimes d’accidents
du travail, Kafka plonge en permanence dans
l’univers des souffrances ouvrières.
Croire au pouvoir,
c’est déjà s’y soumettre
Kafka place au cœur de son œuvre les rap-
ports de pouvoir et de domination. Et il met
surtout l’accent sur la contribution que le
dominé apporte à sa propre domination.
Pour cela, il est contraint de s’interroger sur
les dispositions socialement constituées à
croire, à sentir et à agir qui empêchent les
dominés de rompre le cercle infernal dans
lequel ils sont maintenus.
Kafka met en relief le rôle central de la
croyance en la force du pouvoir dans l’exis-
tence et le maintien de ce dernier. Dès lors
que les signes du pouvoir ou de l’importance
sociale apparaissent et sont perçus comme
tels, les comportements de déférence ou de
soumission suivent spontanément. Les per-
sonnes qui sont en position de pouvoir, dans
le monde social en général ou dans une orga-
nisation donnée (hôtel, château, entreprise),
inspirent non seulement le respect ou la sou-
mission, mais parfois aussi l’envie irrésistible
de s’en rapprocher, qui peut aller jusqu’au
désir amoureux ou sexuel. Toute autorité lé-
gitime exerce un pouvoir d’attraction sur ceux
qui en dépendent. L’effet de protection est
grand pour toutes celles et ceux qui peuvent
s’enorgueillir d’un lien – même faible – avec
le pouvoir : un miraculeux lien de parenté
avec le richissime oncle sénateur qui trans-
forme le jeune immigré à la dérive Karl Ross-
mann en personne digne de respect (L’Amé-
rique), un lien prétendument amoureux de
Frieda, la serveuse de l’hôtel des Seigneurs,
avec Klamm, chef du Xe bureau (Le Château),
qui fait d’elle une personne importante, etc.
Mais tout pas de côté effectué par rapport au
pouvoir ou, pis, toute attitude de résistance
ou de défiance à son égard entraînent immé-
diatement la chute, la disgrâce et la margi-
nalité : exclu par son oncle, Karl Rossmann
retombe au plus bas de l’échelle et va même
jusqu’à être traité en esclave, et comme un
chien ; et le refus de s’offrir à un fonctionnaire
du Château condamne Amalia et toute sa
famille à vivre une vie de parias.
Le pouvoir ne serait pas si puissant si ceux
qui le subissent ne croyaient pas en sa toute-
puissance. Or Kafka montre en permanence
les écarts entre ce que font ou sont
 |
Dossier Kafka Penser
réellement les personnes de pouvoir
– qui nourrissent d’incessants commentaires
et autour de qui plane un parfum de mys-
tère – et ce qu’on se représente d’elles : on
les voit plus grandes, plus majestueuses et
plus belles qu’elles ne sont en réalité, on leur
prête des qualités et des capacités qu’elles
n’ont pas forcément, bref, on les surestime et
on se comporte d’une façon telle qu’on les
rend, du même coup, très puissantes. Kafka
souligne toujours le rôle des illusions et de
toutes les techniques de maintien de ces
illusions ou d’endormissement, dans l’exer-
cice du pouvoir. Sa conception de l’écriture
comme une manière de réveiller les
consciences, de « briser la mer gelée qui est
en nous » ou de donner un « coup de poing
sur le crâne » est directement liée à ce qu’il
montre du pouvoir : l’enchantement, l’en-
voûtement, le charme participent au main-
tien de la puissance oppressante.
Tribunal intérieur
Les choses se compliquent un peu plus
lorsque celui qui est dominé ou soumis a inté-
riorisé son illégitimité, sa nullité et son état de
soumission à un point tel qu’il est lui-même
persuadé mériter son sort, heureux parfois
du moindre geste de condescendance ou
même de mépris que le pouvoir daigne avoir
à son égard. L’acte le plus méprisant est
encore perçu comme un signe d’intérêt et de
reconnaissance par celui qui, dépendant tota-
lement du regard du dominant, voit en
quelque sorte la confirmation de son exis-
tence dans l’ordre le plus absurde ou l’humi-
liation la plus avilissante. Dans L’Amérique, le
personnage de Robinson, au service d’une ex-
cantatrice (Brunelda), est réduit en esclavage.
Interprétant comme une marque d’attention
à son égard de la part de Brunelda ce qui n’est
qu’une incroyable exploitation, il trouve
« gentil » le fait qu’elle lui demande de s’oc-
cuper seul de tout son déménagement au
prix de sa santé. En esclave accompli, il est
prêt à « travailler tant que ça ira » et à « se cou-
cher pour mourir » quand il sera au bout de
ses forces. Kafka grossit volontairement le
trait comme pour attirer l’attention sur des
faits plus banals de la vie quotidienne qui
passent le plus souvent inaperçus.
L’intériorisation d’un rapport dominé au
monde fait que le dominé peut anticiper tous
les désirs du dominant et se punit lui-même
avant toute sanction extérieure. Le sentiment
de culpabilité, et tous les comportements
d’autopunition qui l’accompagnent, le
manque de confiance en soi ou la déprécia-
tion permanente de soi ne sont que des
manifestations de l’intériorisation d’un rap-
port de domination. Joseph K, dans Le Pro-
cès, est littéralement arrêté (de vivre) par son
60
Hors la
sentiment de culpabilité, et tous les fonction-
naires de justice qui apparaissent pour l’arrê-
ter, le juger, le conseiller, ne sont que les élé-
ments fictionnels d’un procès qui se joue en
grande partie en Kafka même. Le tribunal est
essentiellement un tribunal intérieur, et le
couteau de boucher par lequel l’un des deux L’auteur paraît
bourreaux le tue n’est autre que le couteau
qu’il entre en lui-même, intimement
exacerber l’aspect
convaincu qu’il est coupable de quelque invasif et monstrueux
chose, figé par la peur, l’angoisse et le senti- du droit. Mais est-il
ment de faute qu’il a intériorisés à travers ses
relations avec son père. Et en acceptant d’en-
possible d’écrire cela
trer dans le jeu du procès, de s’y engager ou sans se soumettre
de s’y investir avec ardeur, il contribue à son à une autre loi,
propre malheur. Kafka l’a bien compris pour
lui-même et le met magnifiquement en scène
celle du langage ?
à de nombreuses reprises dans ses textes : il Telle est la gageure de
« suffirait » de refuser d’entrer dans la logique l’écriture kafkaïenne.
du procès, de ne pas se présenter devant le
Par Marc Crépon
tribunal (qui, en tant que tribunal intérieur,
n’a d’ailleurs logiquement pas fixé de rendez-
vous précis à ce drôle d’accusé, arrêté mais
qui est toutefois libre de poursuivre ses acti-
vités quotidiennes), de perdre ses illusions
sur le pouvoir, de se désenvoûter ou de rom-
pre le charme pour que les choses soient
autres. Mais le conditionnel est indispensable
au raisonnement car le dominé est le plus
souvent incapable de commettre un acte
aussi « léger » (qui pourrait rester indifférent
à la menace d’un puissant sinon un autre
puissant, qui n’a pas été habitué à se laisser
impressionner et à se soumettre ?) du fait de
son passé incorporé et de ses dispositions à
reconnaître la légitimité du dominant.
S’efforçant de décrire de l’intérieur les méca-
nismes psychiques et symboliques sur les-
quels repose le pouvoir et décrivant ce qu’il
y a de docilité et de soumission servile en lui,
Kafka tente de s’en libérer et, du même
coup, d’en libérer le lecteur qui voudrait
accomplir le même travail que lui. En mon-
trant que le pouvoir tyrannique ne fonde
souvent ses décisions sur aucun principe
rationnel autre que celui de la défense de
son intérêt, et qu’il ne sert à rien de tenter
de comprendre les raisons de son action car
il n’y a, au fond, rien à comprendre, il n’en-
joint pas le lecteur à se soumettre sans cher-
cher à comprendre, comme le prétend
Günther Anders (3), mais s’efforce plutôt de
montrer que, chercher des raisons, c’est déjà
accorder trop de crédit à un pouvoir arbi-
traire et contribuer ainsi à maintenir sa légi-
vincent Pontet/wikisPectacle
timité. Le pouvoir inaccessible que les héros
de Kafka cherchent vainement à déchiffrer
est en définitive indéchiffrable car le fonde-
ment ultime de son existence est parfaite-
ment arbitraire.
(3) Cf. Kafka. Pour et contre, Günther Anders,
traduit de l’allemand par Henri Plard, éd. Circé, 1990.
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
61
loi, hors la langue
I
l existe au moins deux façons de com-
prendre la relation entre le droit et la
littérature. Il arrive d’abord que le
récit fasse de la machine judiciaire, du
tribunal et de ses coulisses, d’un ca-
binet d’avocat, du prétoire ou du bureau d’un
magistrat son objet, et qu’il trouve dans ses
acteurs (juges, avoués, greffiers, inculpés, té-
moins) la matière de ses personnages. La lit-
térature alors donne à voir de façon tantôt
réaliste et historique, tantôt hallucinatoire et
cauchemardesque, l’effet de cette machine
sur l’esprit et sur le corps de ceux qu’elle at-
trape dans ses rets. Elle sollicite l’imaginaire
de la justice, tel que celui-ci détermine notre
rapport à la loi et les différents affects (la
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
peur, l’angoisse, la colère) qui le constituent. celles qui font de cette œuvre le levier d’une
Elle montre à quel point ceux-là sont décisifs interrogation sur la « politique de la littéra-
dans la genèse de toute subjectivité. Mais la ture ». Il convient, en fait, de distinguer trois
littérature peut aussi mettre en perspective constellations réceptives. La première
la façon dont ce même rapport est un élé- concerne des textes « pionniers » écrits net-
ment décisif de notre relation au langage, en tement avant la Seconde Guerre mondiale,
prenant acte du fait dans les années 1930,
que la relation qui peu de temps après
nous lie à la loi, par
L’apprentissage de la langue la mort de Kafka.
le biais de l’éduca-
est l’une des premières Parmi eux, outre les
tion, de la famille et expériences de la violence. études de Max Brod,
du travail, se retrouve l’ami le plus fidèle,
dans notre façon de parler, de nous taire ou les plus significatifs sont les deux essais que
d’écrire. Il en résulte alors une tout autre publie Walter Benjamin en 1931 (« Franz
compréhension du lien entre le droit et la lit- Kafka. Lors de la construction de la muraille
térature. C’est moins l’appareil judiciaire qui de Chine ») et en 1934 (« Franz Kafka. Pour
est essentiel à celle-ci que ce nœud de la loi le dixième anniversaire de sa mort »). Ils se
et du langage qui conduit les uns à une sou- distinguent par leur souci affiché de com-
mission et à une résignation absolues, tandis prendre l’auteur de « La muraille de Chine »
qu’il mène les autres aux bords de la folie – là à partir de ce que Benjamin reconstitue lui-
où l’apprentissage de la langue qui implique même comme le centre de son monde d’ima-
qu’on se plie à ses règles (orthographiques, ges. Or, ce qui se dégage de ce noyau (qui ne
syntaxiques, etc.) et à toutes les formes de cesse pourtant d’être décentré), ce sont les
convenance sociale qui encadrent son usage méandres d’un égarement dans des lieux
est indissociable d’une toute première expé- improbables, inconfortables, pesants qui
rience de la violence. D’où surgit l’idée sub- dessinent le cadre prophétique de toutes les
versive que la littérature pourrait avoir pour déformations à venir de la vie exposée à
fonction de pervertir ces règles, faisant en l’arbitraire et à la terreur. Déjà la lecture de
sorte qu’il arrive à la langue quelque chose Kafka ne saurait échapper à ses inquiétantes
d’inouï ou d’inédit : un événement qui per- résonances politiques.
turbe le langage, là où celui-ci s’accorde avec Cela est encore plus vrai de sa deuxième
le droit pour encadrer et ordonner nos rela- constellation réceptive, encore plus saisis-
tions sociales, morales et politiques. Dans la sante, qui est indissociable de la guerre. Elle
façon qu’elle a de se confronter à la langue et rassemble des essais écrits et publiés par une
à tout ce qui, dans son usage, s’apparente à génération de penseurs qui ont en commun
une domination et à une hégémonie, l’écri- d’avoir dû fuir l’Allemagne et de partager
ture finirait par atteindre ou toucher, directe- avec l’arpenteur K. cette situation d’exil, en
ment ou par ricochet, le droit (la souverai- mal de reconnaissance politique, qui expose
neté) qui s’exprime dans cette langue. ceux qui la subissent à rester dépourvus de
tout droit, à commencer par celui d’exister,
K., incarnation de tous les parias et de tout recours, à la merci qu’ils restent,
S’il fallait, en ouverture, esquisser cette ty- au fil des mois, de nouvelles mesures discri-
pologie des relations entre droit et litté- minatoires aggravant leurs conditions d’exis-
rature, c’est que la plupart des lectures tence. Ainsi en est-il de l’étude de Günther
« philosophiques » de l’œuvre de Kafka se Anders, dont la première version, datée de
distribuent entre ces deux façons de les pen- 1934, sera considérablement remaniée les
ser. Elles se partagent entre celles qui lisent, années suivantes, avant de trouver en 1940
entre autres, Le Procès, Le Château et son titre définitif : Kafka. Pour et contre.
quelques récits comme « Le verdict » ou « La Günther Anders souligne, en effet, que les
métamorphose », comme une mise en pers- récits de Kafka se distinguent par ce qu’il
pective de l’emprise, aussi incompréhensible appelle leur « vue aliénante », laquelle
qu’implacable, de la loi sur les individus et consiste à rendre les objets et les êtres étran-
gers à eux-mêmes, à les déformer à l’excès
La Métamorphose, mise donc pour faire apparaître telle qu’elle l’alié-
en scène par Stanislas Nordey nation qui caractérise le monde contempo-
à l’opéra de Lille, en mars 2011. rain. Leur pouvoir, écrit-il, tient tout
 |
Dossier Kafka Penser 62

Les clich
entier dans leur évocation de ces choses, Ainsi Deleuze et Guattari, qui sont, de ce
de ces événements et de ces comportements point de vue, les plus radicaux, lisent-ils ces
qui sont d’autant plus horribles et stupé- récits comme des machines expérimentales,
fiants que nous ne savons plus nous en éton- inventant pour le désir une « ligne de fuite ».
ner et nous indigner. Cette « actualité politi- Récusant toute investigation d’un imaginaire
que » de Kafka, qui « parle » à tous les exilés symbolique, ils déclarent explicitement ne
et autres « réfugiés » de la guerre, oubliés du croire qu’à des « machines de Kafka, sans Dans leur fameux
droit et de l’histoire, c’est aussi ce que souli- interprétation ni signifiance, mais seulement essai sur Kafka, Gilles
gne l’essai que publie Hannah Arendt en des protocoles d’expérience », au risque de
1944 dans The Partisan Review : « Franz faire des textes de Kafka, de façon schéma- Deleuze et Félix Guattari
Kafka: A Reevaluation », qui sera repris en tique, une « application » littéraire des thèses font de l’écrivain un
1948 dans La Tradition cachée, en même
temps qu’un autre texte intitulé « Franz
de L’Anti-Œdipe. Si la littérature expérimente
un processus, celui-ci consiste, en effet, à
formidable adversaire
Kafka, l’homme de bonne volonté ». Saisis- trouver une issue, un chemin, là où « le des stéréotypes : non
sante est à cet égard sa lecture du Château, père » ne l’a pas trouvé, en agrandissant et parce qu’il les dénonce,
dans le contexte historique qui est le sien. De
K., elle fait un héros qui « ne lutte que pour
grossissant l’Œdipe jusqu’à l’absurde – ce
qu’ils nomment une « déterritorialisation ».
mais parce qu’il fait
des choses qui semblent octroyées à l’homme Mais surtout leur lecture revient à faire de mine de s’y soumettre,
dès sa naissance », à savoir « ce minimum Kafka le porte-parole d’un manifeste « pour de les prendre à la lettre.
requis pour l’existence humaine », qu’il une littérature mineure », dans lequel se Par Hervé Aubron
espère voir reconnu comme un droit – et reconnaîtront par la suite de nombreux écri-
non comme la grâce d’un pouvoir souverain, vains exposés dans leur pays à l’hégémonie
maître d’un droit d’asile arbitraire qui vaut d’une langue et d’une culture dominantes
comme droit de vie ou de mort. Alors que qui leur imposent de « creuser leur terrier ».
tant d’hommes et de femmes, de par le La politique, on le voit, change dès lors de
monde, se voient privés de ce droit, elle fait terrain. Elle n’est plus le sujet de la littéra-
du héros de Kafka la figure emblématique ture, son thème ou son objet, mais sa voca-
des parias de notre temps, « le seul, écrit-elle, tion, à l’épreuve de la violence. Ce n’est cer-
qui ait encore l’idée de ce qu’est une simple tainement pas le dernier mot des récits de Anthony Perkins
vie humaine dans le monde ». Kafka – rien de plus et rien de moins que la dans Le Procès
métamorphose transitoire de leur usage. d’Orson Welles (1962).
Politique de la littérature
Vient enfin un troisième moment, nette-
ment postérieur, qui concerne une autre
génération de philosophes, nés au moment
où les premiers écrivaient sur Kafka. À la fin
des années 1960, dans les années 1970
et 1980, ils ont en commun de rencontrer
l’œuvre de Kafka dans le cadre d’une inter-
rogation plus générale sur l’essence ou la
vocation « politique » de la littérature. Il
s’agit, entre autres, d’abord de Gilles Deleuze
et Félix Guattari, qui publient en 1975, dans
le sillage de L’Anti-Œdipe, Kafka. Pour une
littérature mineure ; de Jean-François Lyo-
tard, qui consacre à « La colonie péniten-
tiaire » un essai intitulé « Prescriptions » ; et
de Jacques Derrida, qui propose une lecture
du court récit intitulé « Devant la Loi » dans
une longue étude : « Préjugés, devant la loi ».
© Paris euroPa/ficit/hisa/the kobal collection

À la différence des essais écrits par la géné-

ration précédente, la lecture que proposent
les philosophes de cette constellation récep-
tive ne se risque pas à une interprétation
symbolique ou allégorique des récits de
Kafka, pas plus qu’elle ne cherche à en
élucider le sens politique à partir de leur
« contenu » (les personnages, les situations).
Elle cherche plutôt à mettre au jour, dans le
sillage des travaux de Maurice Blanchot, ce
que l’écriture de Kafka nous dit de la litté-
rature, de sa vocation ou de sa politique.

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 63

és jusqu’à la lie
endosse au contraire une soumission extrême
aux clichés et conventions, suit leurs logiques
et contradictions jusqu’à leurs extrémités
aberrantes ou monstrueuses – tels les K. du
Procès ou du Château. En cela, il est, comme

S
Lewis Carroll ou Beckett, l’un des plus grands
e croire parfaitement épargné par Deleuze et Félix Guattari lui ont consacré. représentants de ce que Deleuze conçoit
les clichés, a fortiori s’estimer Quelle est cette désirable « littérature mi­ comme un « humour » salutaire, l’inverse
plus fort qu’eux, constitue une neure » dont ils en font le parangon ? Résumé même de l’ironie : « L’ironiste, c’est celui qui
grave erreur pour Gilles Deleuze, à la serpe, c’est d’abord une position qui en­ discute sur les principes ; il est à la recherche
dès lors qu’on se targue de créer traîne une certaine manière d’écrire. Juif écri­ d’un premier principe […]. L’humour est
ou de penser (1). Ignorer ou mésestimer les vant en allemand à Prague, Kafka est comme juste le contraire : les principes comptent
stéréotypes est le meilleur moyen d’y aboutir doublement minoritaire. Il est dès lors proba­ peu, on prend tout à la lettre, on vous attend
– alors même qu’il faut en partir. Pour ce blement plus sensible aux automatismes, aux aux conséquences […]. L’humour, c’est l’art
faire, peut­être doit­on se glisser parmi eux clichés, aux lieux communs d’une langue des conséquences et des effets : d’accord,
en tenue de camouflage, devenir un espion habituellement révérée ; et il n’a pas la bien­ d’accord sur tout, vous me donnez ceci ? Vous
ou une taupe – puisque c’est, chez Kafka, la séance de faire comme si de rien n’était : allez voir ce qui en sort (6). »
possible espèce du narrateur du « Terrier ». « Une littérature mineure n’est pas celle d’une Prendre à la lettre les clichés : voilà une
C’est ce que Deleuze semble par exemple langue mineure, plutôt celle qu’une minorité manière de faire autrement plus subversive
suggérer lorsqu’il évoque les travaux prépa­ fait dans une langue majeure (3). » Cela pro­ que la critique tonitruante – et dangereuse
ratoires du peintre Francis Bacon : « Il valait duit une sourde gué­ pour qui la pratique.
mieux s’abandonner aux clichés, les convo­ rilla contre, notam­ « Il n’y a de grand, Poussant dans leurs
quer tous, les accumuler, les multiplier […]. ment, le sujet, la loi et de révolutionnaire, retranchements les
[…] Bacon peut avoir vis­à­vis des clichés et l’obsession de la que le mineur. Haïr toute stéréotypes qui
[…] un lâche abandon presque hystérique, faute, la structure littérature de maître. » s’emballent autour
puisqu’il fait de cet abandon une ruse, un familiale mais aussi la Gilles Deleuze et Félix Guattari de lui, Kafka perçoit
piège. […] La toile est déjà tellement pleine métaphore, conçue et fait percevoir « les
que le peintre doit passer dans la toile. Il comme l’afféterie d’un ordre symbolique puissances diaboliques » qui « frappent à la
passe ainsi dans le cliché […] (2). » fondamentalement vicié (4). porte (7) » : le nazisme et le stalinisme, mais
Traverser le miroir aux clichés, Kafka semble Deleuze et Guattari ne précisent pas s’ils aussi le capitalisme le plus dérégulé et
aussi le faire, si l’on en croit l’essai que incluent dans leur concept de mineur deux destructeur. C’est en cela que Kafka est,
(1) Sur cet enjeu acceptions courantes du terme : le mode selon Deleuze et Guattari, intimement
essentiel dans la mineur en musique, les arts considérés politique et non simplement critique ou
pensée deleuzienne, je comme mineurs. L’ambiguïté n’est pas pour « engagé ». Le cliché est en effet une inter­
me permets de reporter leur déplaire, tant Kafka utilise bien, aussi, face stratégique entre le collectif et l’indi­
à mon texte « Clichés
vivants », dans Gilles ces deux armes pour dérégler la langue : art vidualité : interchangeable, il passe de main
Deleuze et les images, du murmure, du piaulement, de la discor­ en main, mais il permet aussi de se consti­
François Dosse et Jean­ dance (mode mineur), refus apparent de la tuer une personnalité, des rêves ou des
Michel Frodon (dir.),
éd. Cahiers du cinéma/ « richesse » stylistique ou métaphorique (le désirs en kit – Emma Bovary fut bien, comme
Ina, 2008, p. 85­94. sabotage du « grand » style) : « Il n’y a de K., une autre kamikaze du stéréotype.
(2) Francis Bacon. grand, et de révolutionnaire, que le mineur. Car ce genre de gymnastique ou de mys­
Logique de Haïr toute littérature de maître (5). » tique du cliché – consentir à laisser passer
la sensation (1981),
Gilles Deleuze, sur son corps tous les stéréotypes de la
éd. du Seuil, « L’Ordre Humoriste kamikaze terre – n’est pas sans risque, est même pos­
philosophique », Lorsque Deleuze et Guattari évoquent la siblement mortel. Là est sans doute l’une
2002, p. 88­91.
(3) Kafka. Pour une
langue « majeure », dominante, ce n’est pas des plus poignantes visions contenues dans
littérature mineure, seulement celle des mots, mais aussi l’éche­ l’essai de Deleuze et Guattari : celle d’un
Gilles Deleuze, Félix veau des signes, images, codes, conventions écrivain en apparence reclus dans le cercle
Guattari, éd. de Minuit, qui tapissent le monde des hommes – tous de sa singularité, dans son bureau exigu, qui
1975, p. 29.
(4) « Kafka tue ces stéréotypes sur lesquels nous nous repo­ fait don de son corps à la collectivité, « passe
délibérément toute sons. Kafka souhaite certes les torpiller, en dans le cliché » comme Francis Bacon, se
métaphore […]. révéler l’arbitraire. Il sait toutefois qu’en la laisse contaminer par le tout­venant des
La métamorphose
est le contraire matière, ainsi que l’écrivent les essayistes, « la stéréotypes, les laisse s’imprimer sur lui
de la métaphore », critique est tout à fait inutile ». Prétendre – comme le condamné de « La colonie péni­
ibid., p. 40. démonter un stéréotype par le seul exercice tentiaire », qui voyait sa sentence engravée
(5) Ibid., p. 48. de l’intelligence – une docte démonstration dans sa chair même. Bientôt exténué,
(6) Dialogues (1977),
Gilles Deleuze, ou une ironie moqueuse –, c’est déjà entrer l’auteur perd son épaisseur propre, devient
Claire Parnet, dans le jeu du cliché, lui reconnaître quelque un périssable formulaire, Deleuze et Guat­
éd. Flammarion, consistance qui mérite d’être débattue. Et tari lui allouant cette superbe devise : « Si je
« Champs », 1996, p. 83. cette position de surplomb s’inscrit décidé­ ne suis pas l’écrivain à la machine, que je
(7) Kafka, op. cit.,
p. 107. ment trop dans l’assurance d’un registre « ma­ sois au moins le papier sur lequel la machine
(8) Ibid., p. 102. jeur ». Kafka ne critique ni ne conteste ; il frappe (8). »

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 |
Dossier Kafka Penser
Le procès infiniment
suspendu
Le sentiment d’injustice provoqué par les récits kafkaïens tient
moins aux situations décrites qu’à un certain type de discours
neutralisant toute évaluation : on ne peut plus juger de rien.
Par Frédérique Leichter-Flack
T
À lire
Kafka.
Pour et contre,
Günther Anders,
traduit de l’allemand
par Henri Plard,
éd. Circé, 152 p., 17,50 €.
La Complication
de l’existence. Essai
sur Kafka, Platonov
et Céline, Frédérique
Leichter-Flack,
éd. Classiques Garnier,
294 p., 35 €.
Sillage de Kafka,
Philippe Zard (dir.),
éd. Le Manuscrit,
524 p., 39 €.
Seul comme Franz
Kafka, Marthe Robert,
éd. Calmann-Lévy,
258 p., 20 €
Le Procès.
D’après l’œuvre de
Franz Kafka,
David Zane Mairowitz
et Chantal Montellier,
traduit de l’anglais
par Béatrice Castoriano,
éd. Actes Sud BD,
120 p., 18,30 €.
oujours coupables d’avance, les personnages
de Kafka ? La célébrité d’un roman entière-
ment bâti sur le procès d’un homme qui finit
exécuté sans jamais savoir de quoi il est
accusé a façonné l’image d’un univers fic-
tionnel où les hommes verraient toujours
leur faute les précéder, quoi qu’ils fassent.
Mais la connotation théologique d’une
pareille lecture rend-elle vraiment compte
du sentiment d’injustice qui, à la lecture des
œuvres de Kafka, nous saisit si puissamment
alors même qu’il ne semble que survoler les
personnages eux-mêmes ?
L’effet « kafkaïen » du sentiment d’injustice
ne naît pas directement des situations que
les textes de Kafka exposent : il surgit seule-
ment à l’issue du discours qui les prend en
charge, les commente et les fait apparaître
inextricables, indémêlables ou absurdes alors
qu’elles ne l’étaient pas d’emblée. Le kaf-
kaïen arrive toujours en second, s’imposant
aux personnages et au lecteur après une
réfutation des lectures spontanées, non kaf-
kaïennes, du réel. Ainsi, dans le célèbre épi-
sode « Devant la Loi » dans Le Procès, la pe-
tite histoire racontée par l’aumônier de la
cathédrale en une page ne devient kaf-
kaïenne qu’après que la première réaction
du héros à l’histoire a été déconstruite. « Le
gardien a donc trompé cet homme (1) »,
réagit d’abord Joseph K., traduisant ainsi la
réaction spontanée que cet étrange récit
suscite. Comme lui, on est tenté d’imputer
le violent sentiment de frustration éprouvé à
une méchante farce faite par un gardien
sadique à un pauvre homme naïf qu’on a fait
attendre à l’entrée de sa porte jusqu’à ce
qu’il ne soit plus en état de la franchir. Mais
ce n’est pas si simple, répond l’aumônier à
Joseph K. et au lecteur, car rien dans le récit
ne certifie une telle interprétation : non seu-
lement il n’est pas exact, mais il n’est pas
juste, de soutenir que le gardien a trompé
l’homme de la campagne. Peut-être n’en a-t-il
64
jamais eu l’intention, peut-être a-t-il lui- Page extraite
même pâti du malentendu et souffert de la du Procès, d’après
réaction inadéquate de l’homme… À l’issue l’œuvre de Kafka,
du long débat entre Joseph K. et l’aumônier de Chantal
sur la juste interprétation des faits, c’est l’im- Montellier et
possibilité d’assigner des responsabilités, David Zane
dans une situation qui heurte pourtant le Mairowitz (2009).
sens commun de la justice, qui va rendre
l’histoire « kafkaïenne », c’est-à-dire « in-
forme » et si épuisante pour l’esprit que Jo-
seph K. finit par renoncer purement et sim-
plement : « […] trop fatigué pour avoir une
vue d’ensemble de
toutes les consé-
quences qu’impli- « […] trop fatigué pour avoir
quait cette histoire une vue d’ensemble de
[…] il voulait s’en toutes les conséquences
débarrasser. » Or, si qu’impliquait cette histoire
[…] il voulait s’en
l’exigence d’imputa-
bilité de l’injustice débarrasser. » Le Procès
est impossible à sa-
tisfaire, c’est pourtant elle qui motivait la nar-
ration de l’anecdote. L’effet de kafkaïen serait
à situer dans ce brouillage de toute possibi-
lité d’évaluation morale, au moment même
où le besoin impérieux s’en fait sentir.
« Très obscur et insoluble »
Le sort subi par la famille Barnabé dans Le
Château donne lieu à une impression simi-
laire : pour avoir refusé de se rendre à l’in-
vitation obscène d’un haut fonctionnaire,
Amalia a transformé les siens en parias. Pour- (1) Toutes les citations
tant, aucune consigne de boycott n’a été qui suivent sont tirées
donnée par le Château à leur sujet. Les villa- des traductions
par Bernard Lortholary
geois n’ont fait que s’écarter d’eux de leur des romans de Kafka
propre chef, ou plutôt, comme Olga, la sœur publiés aux éditions
d’Amalia, l’explique à K., la famille Barnabé a GF-Flammarion.
(2) Voir encore
réagi spontanément en endossant un rôle de La Complication
paria que personne n’exigeait d’eux. Le pre- de l’existence.
mier réflexe de K., à l’issue du récit qu’Olga Essai sur Kafka,
lui fait de leur disgrâce familiale, est de Platonov et Céline,
Frédérique Leichter-
s’indigner à grand bruit de l’offense faite à Flack, éd. Classiques
Amalia, et surtout de l’injustice subie en Garnier, 2010.
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
65
conséquence par la famille, qu’il attribue à
un abus de pouvoir du Château. Mais préci-
sément, insiste Olga, il n’y a pas eu d’abus de
pouvoir. Le discours lucide d’Olga corrige
cette première interprétation encore trop
simple et, à force d’affronter la complexité, à
toutes les étapes de la prise en charge narra-
tive des faits, finit par dissoudre toute possi-
bilité d’évaluation. Et K. d’en conclure : « Si
un fonctionnaire avait commis envers [Ama-
lia] une injustice aussi criante qu’il m’a sem-
blé au début d’après ton récit, cela m’aurait
beaucoup occupé […]. Mais après ton récit
l’image se transforme d’une manière qui ne
m’est certes pas totalement compréhensible,
mais qui est, étant donné que c’est toi qui
racontes, suffisamment digne de foi, et c’est
pourquoi je veux très volontiers négliger
complètement cette affaire. » Comme son
prédécesseur du Procès, le K. du Château
baisse alors les bras. Il renonce à être juge et
justicier : privé de légitimité, le sentiment
d’injustice accepte de s’autodissiper. Il aura
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
actes sud bd/chantal montellier
suffi de compliquer un peu l’interprétation
des faits, par quelques arguments rationnels
et raisonnables, pour qu’il ne reste plus rien
de l’indignation première et de l’urgente exi-
gence de réparation provoquée par le récit
initial des faits.
N’est-ce pas d’ailleurs toute l’histoire du
Château, que cette délégitimation patiente
et raisonnable de la plainte d’un héros trop
« susceptible » qui, prenant tout à cœur et
ramenant tout à lui, voit une injustice là où il
n’y a en somme qu’un concours de cir-
constances ? Dans son face-à-face avec le chef
de la commune, K. campe d’abord sur son
interprétation de sa situation comme injus-
tice : que l’administration prenne en consi-
dération sa « personne réelle », puisqu’elle
lui a porté tort ! Mais le long exposé du chef
de la commune destiné à faire comprendre
à K. à l’issue de quel processus d’enchevêtre-
ment administratif il s’est retrouvé inutile-
ment convoqué au Château le laisse sans
recours. Quand K. comprend enfin combien
sa position est précaire, même le triomphe
rhétorique de l’ironie lui est refusé : « Ce qui
résulte donc de tout cela, dit K., c’est que
tout est très obscur et insoluble, à part l’idée
de me flanquer dehors. – Qui voulez-vous
qui ose vous flanquer dehors, Monsieur le
Géomètre, dit le Chef. L’obscurité des ques-
tions préalables vous garantit précisément le
traitement le plus courtois, mais vous êtes
visiblement trop susceptible. Personne ne
vous retient ici, mais cela, ce n’est tout de
même pas être flanqué dehors. » Le malheur
de K. n’est qu’un effet collatéral du déploie-
ment de la logique administrative. K. est
« trop susceptible » de percevoir comme une
injustice le tort qui lui est fait – et tout
chômeur avec lui, pourrait-on ajouter ! Car le
chef de la commune a cette formule défini-
tive : « Il faut bien que je vous dise toute la
désagréable vérité. Vous êtes accepté comme
géomètre, comme vous le dites, mais mal-
heureusement nous n’avons pas besoin de
géomètre. » Prononcée dès le début de l’en-
trevue, cette phrase frappe d’avance de nul-
lité tous les recours argumentatifs successifs.
Le vrai problème, explique le chef de com-
mune, ce n’est pas ce qui relève d’une res-
ponsabilité imputable, c’est ce qui ne relève
d’aucune responsabilité imputable : ce n’est
la faute de personne si « nous n’avons pas
besoin de géomètre. Il n’y aurait pas pour lui
le moindre travail. Les limites de nos petites
exploitations sont fixées, tout est enregistré
en bonne et due forme, il n’y a guère de
mutations et les petits conflits de bornage se
règlent entre nous. Qu’aurions-nous donc à
faire d’un géomètre (2) ? ».
Tout se passe comme si l’existence de châ-
timents sans faute assignable était, dans
l’univers de Kafka, liée à celle de victimes
sans coupables, auxquelles tout discours rai-
sonnable ne pourra que refuser la reconnais-
sance victimaire, sans poursuivre pourtant la
moindre intention polémique ou malveil-
lante. Avec ce regard radiographique qui
réussit à voir au-delà de la réalité commune,
vers ce qu’elle contient potentiellement en
germe, la fine perception de Kafka peut alors
nous conduire à reformuler nos propres
enjeux d’inégalités, de destins et de chances.
Mais encore faudra-t-il renoncer – contre
l’usage courant de l’adjectif « kafkaïen » – à
penser le kafkaïen en termes de situations,
d’expériences ou d’intrigues, pour le main-
tenir en amont du côté de la littérature,
comme un discours sur le monde, une malé-
diction du logos, un emballement de la raison
morale qui, par zèle, complique l’interpréta-
tion des faits. Jusqu’à empêcher le jugement
de se poser, soustraire le politique à tout cri-
tère d’évaluation morale, et rendre ainsi l’in-
justice impossible à reconnaître.
 |
Dossier Kafka Penser
Qui parle
au fond du terrier ?
Le texte « Le terrier » est souvent réduit à une allégorie
de l’écriture ou à un autoportrait. Ne s’agirait-il pas plutôt
de se mettre dans la peau des Juifs choisissant alors la voie
d’une « assimilation » amnésique et aveugle, sinon lâche ?
Par Pascale Casanova
«
L
e terrier (1) » est l’un des derniers textes de
Kafka. Longue nouvelle ou court roman : peu
importe. Nous n’en avons, le plus souvent,
qu’une lecture biographique ou autobiogra-
phique (comme pour la plupart des textes de
Kafka), celle d’une métaphore de l’écrivain
qui, pour pouvoir écrire, se calfeutrerait chez
lui. Cette interprétation est généralement
acceptée parce qu’on ne sait quoi proposer à
la place et que telle est la tradition. Or il suffit
de s’intéresser à l’histoire des Juifs de cette
aire de langue allemande, de jeter un coup
d’œil à l’histoire de Prague comme capitale
juive dissidente (capitale du « sionisme cultu-
rel (2) ») et à la manière dont les Juifs se sont
(ou non) politisés dans cette région très
revendicative de l’Empire austro-hongrois,
pour comprendre que cette nouvelle offre en
raccourci tous les critères qui permettent
d’interpréter le travail narratif de l’écrivain
pragois tout à fait autrement.
Ennemis invisibles
Le texte est écrit à la première personne.
C’est vrai, mais qui parle ? Sûrement pas Kafka
lui-même. Peut-être un animal classé parmi
les « nuisibles » et connu pour sa cécité. Kafka
nous le laisse imaginer… tantôt taupe, tantôt
humain. Il est pusillanime, lâche, peureux,
égoïste, vorace, autoritaire, indécis, mégalo-
mane, cruel, paranoïaque. Il ratiocine, pas-
sant son temps à construire des « attaques »
imaginaires et à répondre par avance à ces
assauts qui n’ont jamais lieu. Il entasse de la
nourriture, plus qu’il ne pourra jamais man-
ger, il ne tolère aucune présence à ses côtés,
il imagine les stratégies de ses « ennemis »,
qui sont au-dessus aussi bien qu’en dessous ;
il ne voit rien mais élabore un plan général de
son terrier d’où il pense pouvoir tout aperce-
voir. Quelquefois, il en sort pour que nous
comprenions, nous les lecteurs, que le terrier
– devenu la « citadelle » – a été transformé en
66
une sorte d’extension ou d’expansion de lui- En 1922 à
même et, du même coup, qu’il s’observe… Prague, sur la
Jusqu’à ce qu’il entende un bruit bizarre, place de la Vieille-
léger certes, mais qui trouble la paix du terrier Ville, dans son
et qu’« il », ce narrateur mystérieux, se mette quartier natal.
à chercher d’où il peut venir.
Qui est-il ? Pourquoi accorder crédit à l’hypo-
thèse biographique ? Il est exactement ce que
j’ai appelé un « narrateur-menteur », non pas
au sens où il dirait des mensonges, mais au
sens où il soutiendrait l’inverse de la position
de Kafka. L’écrivain pragois ne fait pas de bio-
graphie, ou alors une biographie de groupe.
Il cherche à raconter la vérité de son peuple,
tel qu’il le voit vivre à Prague et tel qu’il l’ob-
serve. En 1923, soit un an avant sa mort, Kafka
pense, plus qu’à tout, aux Juifs assimilés – qui
sont l’ennemi principal des sionistes et de
tous les Juifs politisés du temps – bien avant,
et contrairement à ce que nous pourrions
penser, les antisémites ; à ceux que les plus
radicaux d’entre eux appellent les « Juifs
mosaïques », à ceux qui se font croire que
tout va bien, à ceux qui se fondent dans la
masse, au prix, on le voit dans cette nouvelle,
de leur raison, et à condition d’épier sans
relâche ceux qui leur sont proches, à ceux qui
se font croire qu’ils sont des Allemands
« comme tout le monde » et que l’antisémi-
tisme n’existe pas… Et peut-être à tous les
« assimilés » qui ont accepté la « raison du
plus fort » et cherché à s’intégrer à l’ordre
dominant ; aux colonisés qui sont devenus
(1) Dans Œuvres
plus colons que les colons, aux femmes qui complètes, Franz Kafka,
ont accepté de se plier à l’ordre masculin, aux édition de Claude
Africains qui sont devenus catholiques… David, éd. Gallimard,
Kafka s’est abonné (en 1907, date de la nais- « Bibliothèque de
La Pléiade », 1980, t. II,
sance de ce journal) à Selbstwehr, journal p. 738-772.
sioniste de l’aile la plus dure et la plus com- (2) Voir Kafka and
bative du sionisme pragois, auquel, malgré Cultural Zionism :
tout, il ne participait pas – journal pour lequel Dates in Palestine,
Iris Bruce, Madison,
les « assimilés », les Juifs qui se fondaient dans éd. University of
le groupe des Allemands (à une époque où Wisconsin Press, 2007.
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
67
chacun était censé appartenir à une « natio-
nalité »), étaient des « traîtres » à la cause
nationaliste, qu’ils soient sionistes ou qu’ils
ne le soient pas.
Autopersuasion et culpabilité
Un des traits caractéristiques de Kafka, c’est
sa logique implacable. Quel que soit le carac-
tère illogique de ce qu’il développe (c’est la
même chose dans sa correspondance,
quoique de façon moins marquée), il garde
un esprit logique (et sérieux !) jusqu’au bout.
Ce qui implique qu’à partir d’une situation
donnée (ici une taupe qui parle des innom-
brables ramifications de son terrier !) il par-
vient à développer (au sens photographique)
tous les aspects de la situation qu’il met en
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Kafka donne ainsi la parole à ceux qu’il
scène ; les ronds-points, les éboulements, le
dénonce, pour mieux les montrer en anti-
garde-manger, l’entretien des galeries et ce
héros. On voit ainsi que les assimilés ne sont
bruit bizarre que, malgré sa logique juste-
jamais tranquilles. La « vermine » les traque
ment, il ne parvient pas à localiser… il réflé-
toujours. Et quand ils croient pouvoir dormir
chit sur tout. Comment faire pour sortir, mais
en paix (l’animal de Kafka passe son temps à
surtout pour entrer sans être vu ? Comment
dormir quand il ne « travaille » pas), alors un
transporter la nourriture ? Faut-il se passer
bruit étrange les obsède, un bruit qui symbo-
d’un alter ego ? Faut-il creuser un terrier
lise toute leur lâcheté, leur peur, leur culpa-
aussi profond ? Ce narrateur-animal multiplie
bilité. Les assimilés se cachent, ils bâtissent
les ruses. Il a pensé à recouvrir de mousse
une fausse entrée, au cas où un « ennemi »
des forteresses pour prouver qu’ils ont raison,
s’acharnerait. Il a prévu presque tout.
sont prêts à tout pour rester où ils sont, déve-
loppent une « menta-
Tantôt taupe, tantôt humain, le narrateur du lité d’assiégés ». Ils
« Terrier » est tour à tour égoïste, autoritaire, ne sont pas un peu-
indécis, mégalomane, paranoïaque… ple que pourrait ras-
sembler une solida-
rité fondée sur des
croyances idéologiques communes, ils sont
un ensemble d’individus persuadés d’avoir
raison et développant pourtant cette peur qui
suinte de partout. Pourquoi serait-ce l’auteur ?
Ou pourquoi serait-ce, avec le plus de vrai-
semblance, l’auteur plutôt que n’importe qui
d’autre ? Gérard Genette nous a appris, il y a
longtemps, la différence entre l’auteur et le
narrateur ; et cela s’appliquerait à tous, sauf à
Kafka ? Pourquoi devrait-il pouvoir tenir un
siège ? Pourquoi son terrier devrait-il être
imprenable ? Pourquoi parle-t-il seul ?
« Le terrier » est un texte ironique et dénon-
ciateur destiné à désigner ces « Juifs alle-
mands », comme on disait alors, qui refu-
saient de s’intéresser soit (pour les sionistes)
à ce qu’on appelait alors la Palestine, soit
(pour les bundistes) au Nouveau Monde. Ce
n’est pas l’auteur qui parle, c’est celui qu’il
veut montrer du doigt. D’où le malentendu
et la confusion nés à la fois de l’usage courant
de la première personne du singulier dans les
romans et les nouvelles (« je » souvent
confondu avec celui du Journal et avec
lequel, pourtant, il n’a rien à voir) et de l’ha-
bitude de lecture que nous avons (du moins
en Occident). Si Kafka est grand, c’est entre
autres pour avoir ainsi bouleversé notre lec-
ture et nous avoir obligés à écouter celui que
nous combattons, ou plutôt pour avoir fait de
sa parole potentielle une arme dans le com-
bat que nous voulons mener contre lui. Mais
qui est l’« ennemi » principal ? Est-ce la culture
dans laquelle ce narrateur cherche à tout prix
à s’intégrer ou sont-ce ces jeunes Juifs qui
veulent penser différemment ?
akg-images/archiv k. Wagenbach
À chaque question, une réponse ; après cha-
que réponse, une nouvelle question, impla-
cable, inlassable. L’assimilé, sous couvert de
normalité absolue, ne cesse de reboucher les
trous de son raisonnement. Mais ça déborde !
ça ne cesse de déborder ! Il faut boucher,
reboucher, replâtrer, reconstruire… sous
peine de couler.
 |
Dossier Kafka Penser
Le journal, laboratoire
et zone franche
Tenu durant treize années, le journal de l’écrivain juxtapose de
multiples registres, allant et venant entre le quotidien et l’esquisse
fictionnelle. L’écrivain s’y autorise de grandes libertés langagières.
Par Laurent Margantin
K
À lire
Journal,
Franz Kafka,
traduit de l’allemand
par Marthe Robert,
éd. Le Livre de poche,
« Biblio », 674 p., 9,60 €.
Journal intime,
Franz Kafka,
traduit de l’allemand
par Pierre Klossowski,
éd. Rivages poche/Petite
bibliothèque,
264 p., 9,65 €.
Franz Kafka.
Souvenirs
et documents,
Max Brod, éd. Gallimard,
320 p., 8,20 €.
afka a 26 ans lorsqu’il commence à écrire
son journal dans un premier cahier. Il y en
aura onze autres, le dernier datant de 1923,
soit un an avant sa mort. On est frappé,
lorsqu’on le lit dans une édition allemande
récente, par le caractère composite du Jour-
nal. Des notations sur le quotidien y sont
mêlées à quantité d’autres textes totalement
étrangers à la pratique diaristique telle qu’on
l’entend ordinairement. On peut y lire plu-
sieurs fragments de récits, et notamment le
premier chapitre d’Amérique rédigé sur
deux cahiers séparés. On remarque égale-
ment que manque souvent la date du jour
de la rédaction. Comme si Kafka cherchait à
brouiller – au sein même d’un journal ! – les
repères temporels, plongeant souvent le lec-
teur dans une espèce de no man’s land inté-
rieur, et ce dès les premières lignes du pre-
mier cahier : « Est-ce que la forêt est toujours
là ? La forêt était encore à peu près là. Mais à
peine mon regard avait-il fait dix pas que je
renonçai et me laissai reprendre par la
conversation ennuyeuse. » Ces pages qui
nous font pénétrer dans l’univers quotidien
de l’écrivain nous ouvrent en même temps
les portes d’un monde troublant où les fron-
tières entre le dehors et le dedans, le passé
et le présent, le moi et les autres, le visible
et l’invisible semblent s’évanouir. On est là
au cœur d’un travail créateur plus que dans
un journal d’écrivain classique où celui-ci
rapporterait des faits ou des pensées exté-
rieurs à son œuvre.
Raboté par Max Brod
La première édition du Journal par Max
Brod – celle que nous lisons encore
aujourd’hui en France, traduite par Marthe
Robert – ne permet pas de découvrir ce
work in progress dans ce qui lui est propre.
Les cahiers ont en effet un double emploi :
Kafka y passe régulièrement du quotidien à
la fiction, les deux sont même souvent
68
indémêlables. Brod en a extrait les textes à
caractère diaristique, les a rassemblés dans
l’ordre chronologique et a laissé les pages
d’écriture narrative faisant partie de
« l’œuvre » (mais où commence-t-elle et où
s’achève-t-elle chez Kafka ?). Il a également
écarté plusieurs variantes, voire a effacé des
détails peu conformes à l’image de l’écrivain
uniquement animé par la question de la lit-
térature qu’il voulait transmettre au public
(ainsi quelques fragments témoignant de sa
fréquentation des maisons closes pragoises
ont été supprimés ou sont édulcorés).
Le Journal tel que nous le connaissons en
France est à bien des égards une construc-
tion de Max Brod. Il faut donc le lire dans
l’édition génétique allemande si l’on veut
découvrir le fil même de l’écriture de Kafka.
Écriture plurielle, qui ne se résume pas à un
« style » qui serait celui du journal littéraire
tel qu’un Léautaud, par exemple, a pu le pra-
tiquer toute une vie sans interruption. La
variation – des styles mais aussi des thèmes –
est la règle, et ce dès les premiers cahiers,
qui se caractérisent par une large ouverture
au monde extérieur et à la réalité sociale de
Prague. Dans les premières pages, Kafka se
plaint de son « incapacité à écrire » depuis
cinq mois. On ne peut donc qu’être impres-
sionné par la puissance littéraire qui se
dégage de chacune de ces pages, écrites
pour la plupart pendant les années 1909-
1913, si décisives dans son parcours. L’inca-
pacité à écrire a laissé la place à une réelle
virtuosité, qui s’exprime sous la forme de
fragments narratifs, mais aussi de simples (1) Kafka. Pour une
littérature mineure,
notations, de notes de lecture, de portraits Gilles Deleuze, Félix
saisis sur le vif, de dessins, comme si l’écri- Guattari, éd. de Minuit,
ture des cahiers avait un effet libérateur. 1975, p. 76.
« Je sens que je ne suis pas seulement
parvenu à mes propres limites,
mais aux limites de l’humain en général. »
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
69

Kafka n’hésite pas à s’émanciper de l’alle-

mand plus élaboré de ses premiers textes, et
s’essaie à une écriture rapide, fluide, d’où un
assouplissement de la syntaxe et la dispari-
tion de la ponctuation à certains endroits
(qui ne sont pas rendus dans la seule traduc-
tion dont nous disposions en français, celle
de Marthe Robert, soucieuse de faire lire ce
texte dans une langue classique qui soit com-
patible avec celle des récits). Renonçant à la
langue de l’œuvre (récit, roman) qu’il se sent
incapable d’écrire, le jeune écrivain choisit
l’esquisse et le fragment, et il s’encourage
lui-même à avancer dans cette voie : « Je
crois à nouveau que mon voyage aura une
meilleure issue, et que j’accéderai à une
meilleure perception des choses si je deviens
plus souple en écrivant un peu et alors
j’essaye à nouveau. »

Portraits cruels
Les scènes du quotidien pragois observées
par Kafka ont même influé sur l’écriture du
Journal. Ainsi des pièces de théâtre yiddish
jouées au Café Savoy, évoquées à plusieurs
reprises en 1910 et 1911. Ce théâtre, méprisé
par les Juifs assimilés de Prague, où il ne s’agit
pas de réciter un texte et de jouer un seul
rôle, mais où la langue est aussi chantée, où
les comédiens improvisent, varient les rôles
à volonté, ce théâtre mineur où il faut laisser
agir le corps et pour lequel le sentiment est
au cœur de la dramaturgie éveille l’écrivain à
un autre mode d’écriture (d’où, aussi, les
nombreuses notations sur tout ce qui, sur un
imagino/la collection

plan corporel, rend l’écriture possible ou

non : fatigue, maladie, insomnie). En rom-
pant volontairement avec une langue litté-
raire codifiée et avec la forme close du récit,
Kafka cherche non seulement à sortir de son
incapacité à écrire, mais aussi à repousser les
limites de la littérature, comme l’ont fait les
acteurs yiddish avec le théâtre.
L’écriture des cahiers ouvre un nouvel espace
intérieur où se joue l’œuvre tout entière.
Avec Guattari, Deleuze (1) a parlé des « lignes
de fuite créatrices » qui parcourent autant les
lettres que les récits, et il a vu dans le Journal
un rhizome qui « traverse tout ». En quelques
mois, on passe en effet d’une série de projets
littéraires isolés et souvent avortés à ce qu’on
pourrait appeler des flux d’écriture qui se
caractérisent par leur intensité souvent dou-
loureuse. Kafka est tout à fait conscient de
s’engager, avec ces notations quotidiennes,
dans une épreuve nouvelle, et il s’en ouvre
au docteur Steiner (le célèbre fondateur de
l’anthroposophie), parlant des « états de
voyance » auxquels il accède par l’écriture :
« Je sens que je ne suis pas seulement par-
venu à mes propres limites, mais aux limites
de l’humain en général. » C’est que tout
Une page du journal de Kafka, qui s’y essaie fréquemment au dessin (coll. particulière).
– famille, milieu professionnel, spectacles,
scènes de rue – est soumis au regard sou-
vent cruel de celui qui note, livré à la puis-
sance du langage le plus neutre. Dans les
nombreux portraits, la cruauté du trait est
automatique. La tenancière du bordel n’a pas
de nom, on apprend seulement qu’elle a une
« chevelure blonde mate fortement tirée sur
des bigoudis certainement dégoûtants » et
un « nez qui descend de manière abrupte ».
Ailleurs, la description de la Rehberger « au
gros nez dans un visage anémique », écrite la
veille, a remplacé inconsciemment l’impres-
sion originale : du réel le plus banal on est
passé à une vision littéraire. Littérature et
existence sont devenues indissolubles.
Le Journal est l’espace d’une écriture noc-
turne où les visions du jour se confondent
avec les scènes de rêve. Éveillé au cœur de la
nuit, Kafka se dit même condamné à l’insom-
nie par le seul fait d’écrire, évoquant la puis-
sance de ses rêves qui l’empêche de dormir.
Plus loin, il note : « Quand je me réveille tous
les rêves sont rassemblés autour de moi,
mais je me garde bien de les examiner en
profondeur. » Dans son sommeil, il se voit
traverser les murs d’un immeuble « comme
on passe d’un wagon à l’autre dans les trains
à couloir », scène qui figure assez bien son
propre cheminement au sein du journal-
rhizome. Peut-on aller jusqu’à dire que Kafka,
en passant à l’écriture diaristique, a libéré
cette puissance onirique sans laquelle il n’y
a pas de littérature ? Est-ce dans ces pages
qu’il a noué ce que Blanchot appelle le
« pacte avec le danger de la nuit » ? En 1912
sont écrits coup sur coup « Le verdict » et
« La métamorphose ». Deux récits nés au
cœur même de la nuit du Journal, matrice
de l’œuvre à venir.

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 |
Dossier Kafka Penser
Kertész et son propre K
Si le prix Nobel hongrois a tardivement découvert l’œuvre
de Kafka, il en a fait immédiatement une figure tutélaire :
il y reconnaît entre autres le « monde gris » de l’Europe de l’Est
et la voix d’un homme comme lui « rattrapé par son destin ».
Par Lucie Campos
L’
écrivain hongrois Imre Kertész (prix Nobel
de littérature en 2002) a évoqué à plusieurs
reprises son intérêt pour l’œuvre de Kafka :
« Kafka est un modèle pour toute forme d’art
radicale », écrit-il dans le Journal de galère
qui accompagne et commente ses princi-
pales œuvres de fiction. N’ayant eu connais-
sance que tardivement des textes de ce der-
nier, au fur et à mesure qu’ils commençaient
à être publiés et traduits en Hongrie, et dans
l’atmosphère raréfié d’un régime totalitaire
où les publications étrangères faisaient l’ob-
jet d’une censure contraignante, il remarque
que Kafka, découvert plus tôt, eût « mis en
danger » son écriture. Cette idée d’une mise
en danger, pour un écrivain qui a dit ailleurs
avoir pour principal objectif de « blesser son
lecteur », est un hommage : Kertész, auteur
singulier qui ne fait allégeance qu’à un petit
nombre d’écrivains et de philosophes, va
même jusqu’à parler du caractère handica-
pant de l’œuvre de Kafka pour un écrivain.
« On accepte un ordre inventé,
et on fonde là-dessus sa vie »
Les liens entre les deux écrivains sont de plu-
sieurs sortes : le plus évident tient d’abord à
une commune appartenance à l’Europe cen-
trale, bien que celle qu’a connue Kertész,
sous la domination nazie puis sous un régime
totalitaire, diffère historiquement de celle
des années 1910 et 1920 dans laquelle s’ancre
l’œuvre de Kafka. Kertész reconnaît d’abord
en Kafka un écrivain des « formes de vie
typiques de l’Europe de l’Est », qui a su
décrire un univers fait de lois non écrites, de
connexions opaques, un « monde gris de
demi-hommes, concret et réel ». On saisit
dans ses commentaires sur l’ironie kaf-
kaïenne la résonance qu’a pu avoir la lecture
d’une telle œuvre à Budapest sous le régime
de Kádár : « On accepte un ordre inventé,
une règle de jeu, et on fonde là-dessus sa vie,
comme si c’était l’ordre de la vie même ou
de la nature. On fait comme si l’on ne pou-
vait pas atteindre le château : c’est le men-
songe est-européen. »
70
En plus de ce sentiment de communauté des
destins est-européens et du lien qui s’y noue
entre travail littéraire, « monde de la soumis-
sion » et ironie morale et politique, l’œuvre
de Kafka représente un exemple d’« art radi-
cal ». C’est une œuvre qui va « jusqu’au bout
de la route », comme Kertész a cherché lui-
même à le faire dans sa poétisation du témoi-
gnage : travail qu’il a entrepris avec la rédac-
tion d’Être sans destin, fiction construite à
partir de son expérience d’Auschwitz puis de
la Hongrie totalitaire, et poursuivi au travers
d’œuvres telles que Le Refus ou Kaddish pour
l’enfant qui ne naîtra pas.
Kertész admire surtout l’esthétique de la dis-
tance qu’il trouve chez son aîné, et à l’appui
de laquelle il cite dans Un autre une formule
de Nietzsche : le « pathos de la distance ».
Écrire, dit-il, c’est prononcer une sentence À Budapest, juste
contre soi-même, élaborer une formule litté- après l’insurrection
raire à partir de soi et à partir de la solitude hongroise de 1957.
et de l’étrangeté de son destin. Condition
pour que ce pathos de la distance soit à
même de produire une morale, Kertész
trouve chez Kafka le modèle littéraire d’une
« authenticité de ton » au service de la trans-
cription de sa propre étrangeté au monde,
où la littérature est à la fois le stigmate, le
fondement et la compensation d’une exclu-
sion réelle, morale et historique.
À une littérature de l’« après-Kafka » qui a cru
trouver une vérité du littéraire dans l’engage-
ment sartrien, il oppose ainsi l’art de Kafka
lui-même, qui repose sur une « authenticité
de ton » née du poids du destin. Ce sera aussi
une caractéristique des narrateurs de Kertész,
à la conscience fissurée par leur lutte avec le
sort : il fera remarquer que son roman Le
Refus, rédigé entre 1978 et 1986, en particu-
lier dans les sections décrivant la bureaucratie
« Pensez à Kafka, pensez à Orwell, qui ont vu
la langue ancienne fondre dans leurs mains,
comme s’ils l’avaient mise au feu pour ensuite
en montrer les cendres où apparaissent des
images nouvelles et jusqu’alors inconnues. »
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 71
hongroise sous le régime de Kádár, est une
paraphrase de Kafka, bien qu’écrite avec une
technique différente.
Au contraire de l’écrivain qui « se penche sur
les destins », écrit Kertész, sous-entendu le
mauvais écrivain ou celui dont l’écriture ne
s’ancre dans aucune expérience, l’authenti-
cité de ton naît toujours « du poids du destin,
de celui qui est rattrapé par son destin et non
de celui qui choisit entre les destins ». Ce mot
de destin est loin d’être anodin chez un
auteur qui a bâti son chef-d’œuvre autour de
la notion d’« être sans destin » et de la pro-
fonde réécriture de la tradition tragique
qu’implique l’expérience historique du
xxe siècle. Il évoque ainsi un travail de l’écri-
vain qui consiste à soustraire à l’histoire son
individualité, au moyen d’une vengeance
« qui ne peut apparaître que dans un cadre
fictionnel », et donc « transformée, enchan-
tée, étrangéisée ». Le processus de transfor-
mation et d’étrangéisation littéraire du destin
intègre la souffrance et l’étrangeté au monde
de l’écrivain dans le travail de l’écriture.
Dans Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra
pas le narrateur évoque ainsi la force créatrice
de la douleur, et sa capacité à produire de la
vérité en travaillant le lien entre la douleur et
la vie, lorsque c’est justement le caractère in-
tenable de nos vies qui mène à nos prises de
conscience. C’est dans la douleur que le nar-
rateur découvre des forces créatrices, « peu
erich lessing/akg-images
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
importe à quel prix, et peu importe si ce n’est
qu’une vulgaire compensation qui a pris
forme dans cette force créatrice, l’essentiel
est qu’elle ait pris forme », et à travers cette
douleur qu’il vit, dit-il, une sorte de vérité.
« Jusqu’au bout »
Ce processus de combustion de soi par la
vérité, s’il consolide la proximité des deux
destins d’écrivains et justifie le sous-titre kaf-
kaïen choisi par Kertész pour son deuxième
texte autobiographique (Un autre. Chronique
d’une métamorphose), marque également un
lien entre l’intensité de l’affect et celle du
sens. Aussi comprend-on, lorsque Kertész
évoque chez Kafka l’« incroyable intensité des
sentiments », qui confère aux choses insigni-
fiantes une vie pleine de sens, qu’il s’agit
d’une certaine modalité de la connaissance
littéraire : « L’incroyable intensité des senti-
ments de Kafka. Les mots et les symboles
ardents par lesquels il confère même aux
choses de la vie en apparence les plus insigni-
fiantes une vie pleine de sens. Son intelligence
tout à fait incroyable. Il franchit toute limite,
déchire tout voile, ne cesse de progresser
jusqu’à parvenir à lui-même. »
Au-delà d’une communauté de destin d’écri-
vain, c’est donc à un niveau plus fondamental
que s’établit le parallélisme entre l’entreprise
de Kafka progressant jusqu’à « parvenir à
soi-même » et celle de Kertész poussant
« jusqu’au bout » l’effort d’objectivation de
l’expérience. Kertész utilisera de nouveau ce
vocabulaire de la combustion dans son dis-
cours de réception du prix Nobel, en décri-
vant cette fois un processus d’étrangéisation
de la langue : « Pensez à Kafka, pensez à
Orwell, qui ont vu la langue ancienne fondre
dans leurs mains, comme s’ils l’avaient mise
au feu pour ensuite en montrer les cendres
où apparaissent des images nouvelles et
jusqu’alors inconnues. »
Le lien entre la vie et l’écriture s’ancre ici plus
précisément dans une conscience d’époque,
celle qui conduit à prolonger jusqu’au bout
un processus de disqualification de la langue
ancienne, afin de faire apparaître, par le travail
littéraire, des images nouvelles et jusqu’alors
inconnues. Comme dans Kaddish pour l’en-
fant qui ne naîtra pas, le lien entre vie histo-
rique et littérature s’inscrit ainsi dans un tra-
vail ironique et critique de la langue : « À
certaines températures, les mots perdent leur
consistance, leur contenu, leur signification,
tout simplement, ils s’anéantissent. » La capa-
cité du texte de Kafka à faire apparaître des
images inconnues fournit alors non seule-
ment le modèle d’une authenticité de ton,
mais aussi celui de la recherche d’une vérité
politique et morale : la vraie question, dit Ker-
tész dans Dossier K., est alors de savoir « si,
dans certains cas, il est possible de ne pas
continuer à faire du Kafka ».
 |
Dossier Kafka
Adaptations 72

Kinématographe
L’écrivain était cinéphile. Son influence ultérieure sur
les réalisateurs ne s’exprime pas seulement dans les
adaptations de ses récits : son imaginaire et même son
personnage transparaissent dans de nombreux films.
Par Jean-Loup Bourget

T
À lire
Kafka va au
cinéma,
Hanns Zischler,
traduit de l’allemand
par Olicier Mannoni,
éd. Cahiers du cinéma,
176 p., 19,95 €.
Orson Welles,
Joseph McBride,
éd. Da Capo Press
(États-Unis),
320 p., 10 € env.
« Une exploration
du mot Kafka »,
entretien avec
Steven Soderbergh,
par Michel Ciment
et Hubert Niogret,
Positif n° 374, avril 1992.
rès nombreuses sont les adaptations de
Kafka, et elles couvrent un spectre très large,
de l’austère hiératisme d’Amerika – Rap-
ports de classe de Huillet et Straub (1994) à
la fantaisie du dessin animé japonais
(Kafuka : Inaka Isha de Kôji Yamamura,
2007, d’après « Un médecin de campagne »).
La plus connue demeure celle du Procès
(The Trial, 1962) par Orson Welles, avec An-
thony Perkins dans le rôle de K. Tourné en
grande partie en France, à l’intérieur de l’an-
cienne gare d’Orsay alors promise à la démo-
lition, le film, suivant d’assez près le récit de
Kafka, lui cherche des équivalents visuels du
côté du rêve et du cauchemar : écran
d’épingles de l’animateur Alexandre Alexeieff,
gravures de Piranèse, expressionnisme du
film noir (plusieurs plans font songer à Citi-
zen Kane et à La Dame de Shanghai, ainsi
qu’au Troisième Homme de Carol Reed).
Welles modifie la fin du récit en faisant périr
K. dans une explosion qui déclenche un
champignon atomique plutôt que sous la
lame du couteau, accentuant ainsi la lecture
un peu abusive de Kafka comme prophète
de tous les désastres du xxe siècle.
Dans son adaptation du Château pour la télé-
vision autrichienne (Das Schloss, 1997),
Michael Haneke se met au service de l’œuvre
originale, que le téléfilm doit donner envie
de lire. Il insiste sur le caractère fragmentaire
et inachevé du roman, insère un plan noir
entre les divers chapitres ou séquences, laisse
le récit en suspens abrupt au point précis où
Kafka a cessé d’écrire. Cette façon de coller
au texte a l’humilité un peu ostentatoire, mais
les scènes de l’école (la menace de la baston-
nade, l’aide que le petit Hans propose à K.)
préfigurent l’atmosphère du Ruban blanc
(2009) et son ambivalence foncière. À l’ar-
penteur du Château, Le Ruban blanc subs-
titue l’instituteur et sa peinture rétrospective
d’une petite communauté rurale traversée
par d’archaïques clivages, dont la conclusion
reste elle aussi en suspens. Le Ruban blanc
apparaît alors comme une relecture et une
réécriture personnelle du Château.
Steven Soderbergh procède autrement
encore dans Kafka (1992). Il télescope la
figure de l’écrivain (qui a la beauté mélanco-
lique et le regard hanté de Jeremy Irons) et
celle de son personnage K., sème quelques
allusions à la biographie de Kafka (la compa-
gnie d’assurances, les fiançailles deux fois
rompues, la requête qu’on détruise ses
manuscrits) et pimente celle-ci d’événements
complètement imaginaires, dignes du film
d’épouvante. À partir de là, il offre une très
libre et infidèle adaptation du Château sur
laquelle il greffe une machine célibataire
venue de « La colonie pénitentiaire ». À l’ins-
tar de Welles, il fait de Kafka l’inspirateur
involontaire des expériences médicales
proto-nazies d’un savant fou ; il baigne la plus
grande partie du film, tourné à Prague, dans
une inquiétante ombre expressionniste ; il se
réfère explicitement au Troisième Homme,
dont il reprend les éclairages et les cadrages
penchés et dont il pastiche la musique. Au
risque de scandaliser les puristes, Soderbergh
non seulement montre le château du roman
(assimilé à celui de Prague), mais nous y fait
pénétrer avec son personnage, comme dans
un univers de cauchemar dont le Technicolor
mordoré – souvenir de La Ville dorée de Veit
Harlan (1942) ? – n’est pas moins angoissant
que le noir qui enveloppe la ville basse. Le
cinéaste caméléon déploie ici une palette qui
va du gore au nonsense de Lewis Carroll (il
tire les jumeaux qui assistent K. du côté de
Tweedledum et Tweedledee).
Anthony Perkins
Un spectateur assidu dans l’adaptation
Dans son documentaire Qui était Kafka ? du Procès par
(Arte, 2005), le cinéaste suisse Richard Dindo Orson Welles (1962).
se veut à l’évidence plus proche de la fidélité
de Haneke que de l’invention de Soderbergh.
Évocation de la brève vie de Kafka, son film
combine en un montage savant les ressources
propres du cinéma, mais aussi de la photo,
de la musique et du théâtre. Ce que nous
voyons (des plans souvent fixes d’extérieurs
et d’intérieurs pragois, réduits à l’architec-
ture et au mobilier, sans présence humaine

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
73
visible ; des extraits de vieux films d’actualité
de Prague ou de Berlin) et ce que nous enten­
dons (des textes de Kafka et de ses proches,
tirés de lettres et d’autres écrits intimes) n’est
jamais redondant, à une exception près :
lorsque paraissent brièvement, comme en
amorce, les visages des acteurs qui disent ces
textes et qui interprètent donc, sans pré­
tendre à la ressemblance mimétique, les rôles
des amis de Kafka, Max Brod et Gustav
Janouch, de ses amantes, Felice Bauer, Milena
Jesenská et Dora Diamant. Kafka n’est pré­
sent que de manière spectrale, par le biais de
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
liens qu’ils entretiennent avec l’imaginaire
de l’écrivain. Les trouvailles sont précieuses.
Il n’est pas indifférent de savoir que Kafka,
qui est beaucoup allé au cinéma, dans diver­
ses villes, de 1910 à 1913, a vu un film danois
sur la traite des Blanches, un film de propa­
gande sioniste sur la Palestine, qu’il a pré­
féré Albert Bassermann sur scène en Hamlet
qu’au cinéma dans L’Autre de Max Mack
(1913) ; mais, en dernière analyse, il est évi­
dent que, pour Kafka, tout est miroir, que sa
fréquentation du cinéma, loin de lui donner
les clés d’un monde ou d’un art nouveaux,
constitue plutôt un prolongement de la flâ­
nerie baudelairienne, et que dans les salles
obscures règne la même pénombre mélan­
colique que dans le bordel parisien qu’il
visite en compagnie de Max Brod.
Hitchcock kafkaïen ?
Il est hors de doute en revanche que les
thèmes (sinon l’écriture) de Kafka ont nourri
l’imaginaire de nombreux cinéastes. Le
spectre va des auteurs de grandes visions dys­
topiques (Terry Gilliam, Caro et Jeunet) aux
maîtres d’un malaise plus insidieux ou d’une
« inquiétante étrangeté » aujourd’hui très à
la mode (David Lynch). Souvent le lien est
avéré (Terry Gilliam a défini Brazil comme
« un croisement de Frank Capra et Franz
Kafka ») ou quasi explicite : les personnages
de monsieur Klein, dans le film de Losey, et
de Kleinman, dans Ombres et brouillard de
Woody Allen, n’ont pas été nommés au
hasard et doivent sûrement quelque chose à
K. Ailleurs, c’est moins sûr : le sentiment
« kafkaïen » qu’on ressent devant un film noir
paris europa/ficit/hisa/the kobal collection
comme La Grande Horloge (John Farrow,
1948), où un innocent est prisonnier d’un
gratte­ciel vu comme une gigantesque et
impitoyable machine célibataire, n’est peut­
être qu’une coïncidence. Quant à la ressem­
blance entre « La métamorphose » et La
Mouche, elle ne va pas au­delà de l’argument,
tant les ressorts du film de Cronenberg (le
fantastique médical, la physiognomonie ani­
male) sont éloignés du récit de Kafka.
Pour le critique Joseph McBride, si Le Procès
de Welles n’est pas sans qualités, il se situe
sa photo, de ses manuscrits, de la voix que aux antipodes de Kafka tant par l’éclat de son
lui prête le comédien (Sami Frey dans la ver­ style visuel que par le caractère faustien de
sion française). son héros. À ses yeux, le plus kafkaïen des
Acteur lui­même, Hanns Zischler s’est livré cinéastes est Hitchcock, notamment dans
à une minutieuse enquête sur la fréquenta­ son Faux Coupable, qui traite un sujet à
tion du cinéma par Kafka. Il en a tiré un livre, implications métaphysiques dans un noir et
Kafka va au cinéma, dont l’apparence et blanc naturaliste, sans effets visuels grandi­
l’esprit doivent beaucoup à Walter Benja­ loquents ou distorsions expressionnistes :
min. Partant des nombreuses mais ellip­ chez Hitchcock comme dans Le Procès de
tiques mentions du Journal de l’écrivain, Kafka, c’est non l’horreur de la vision mais la
Hanns Zischler a entrepris d’identifier les logique apparente de la syntaxe narrative qui
films qu’a vus Kafka, de les retrouver fait pénétrer peu à peu le spectateur ou le
lorsqu’ils subsistent, de s’interroger sur les lecteur au cœur du cauchemar.
 |
Dossier Kafka Adaptations
tout un chacun pris
à son propre piège
Les personnages kafkaïens précipitent souvent leur perte
par leur obstination aveugle. De même pour le lecteur,
s’entêtant à chercher un « sens » toujours repoussé par
l’œuvre. Un traducteur de Kafka est bien placé pour le savoir.
Par Georges-Arthur Goldschmidt
t
ous les écrivains poursuivent peut-être
quelque chose qui leur échappe et dont
« l’échappement » est la matière même de
leur écriture, telle que sa forme visible l’ex-
prime ; pour preuve l’extraordinaire effort de
Flaubert ou de Kafka pour « coincer » ce qu’ils
voulaient dire. L’écriture de Kafka est d’une
précision rigoureuse, chaque mot, chaque
phrase coïncide exactement avec ce qu’elle
signifie, ce qui est écrit ne peut pas l’être
autrement. Son allemand, qui ne s’écarte
jamais de la langue courante, est d’une réelle
simplicité grammaticale, et la traduction ne
doit jamais s’écarter du texte. Peu de traduc-
tions exigent autant de modestie.
Enfermé dans son point de vue
Kafka est toujours inattendu et évident. Au
commencement du Procès, on arrête
quelqu’un et on le laisse libre, tout à la fois.
Cette arrestation, lui dit-on, ne doit en rien
le gêner. C’est lui qui, sans qu’on le lui
demande, engage la procédure qui se dérobe
devant lui et le mène à la mort. Dans Le Châ-
teau on convoque un arpenteur dont on n’a
nul besoin. On ne lui donne pas de travail, il
est libre de partir, mais reste et insiste.
Dans L’Amérique, c’est un parapluie oublié
qui décide du sort du jeune Karl Rossmann.
Il n’y a ni parce que ni pourquoi, il y a coïnci-
dence et tout est joué. Le fondé de pouvoir
À lire Joseph K. et l’arpenteur K. provoquent eux-
La Joie du passeur, mêmes les événements dont ils sont les
Georges-Arthur objets. Au premier moment, tout est ouvert,
Goldschmidt, tout est éventuel, tout peut être autre, mais,
CNRS Éd., 186 p., 20 €.
un instant plus tard, tout prend un cours
Kafka,
David Zane Mairowitz déterminé dans la masse des possibles, et
et Robert Crumb, tout est de manière fortuite désormais irré-
adaptation française vocable. Dès lors s’engagent de petits événe-
de Jean-Pierre Mercier, ments irrémédiables. Un événement initial,
éd. Actes Sud BD,
et lui seul, inaugure ce qui n’était pas et qui
180 p., 18 €.
aurait pu être totalement différent. Joseph K.
74
construit lui-même le procès et trouve le tri- L’écrivain
bunal partout, le tribunal est partout où se vu par le
trouve Joseph K. Allant à la cathédrale pour dessinateur
un rendez-vous avec un visiteur italien, il s’en- américain
tend dire par le prêtre dans sa chaire : « Le Robert Crumb :
tribunal ne veut rien de toi, il te prend quand illustration
tu arrives et te laisse quand tu t’en vas. » extraite du livre
Dans une infinité de possibles, il ne s’en réa- Kafka, de David
lise jamais qu’un seul, le premier geste abolit Zane Mairowitz
ceux qu’il aurait pu être. L’occasion réussie et Robert Crumb.
fait manquer toutes les autres. Dans « Consi-
dérations sur le péché, la souffrance, l’espoir
et le vrai chemin (1) » Kafka note : « Les
cachettes sont innombrables, mais de salut il
n’y en a qu’un, mais de possibilités de salut
autant que de cachettes. » Il n’y a pas d’issue,
l’issue est de ne pas en avoir. Tout est sans
raison, mais d’autant plus irréductible. L’inex-
plicable est dans la persévérance, il n’y a rien
qui puisse combler l’attente. C’est bien parce
que le « sens » de Kafka est dans la seule tête
du lecteur que tout est sans cesse à reprendre (1) Aujourd’hui
– et c’est cela le « sens » –, on peut com- publié dans le recueil
prendre Kafka comme on veut sans en enta- Les Aphorismes
de Zürau, édition
mer le « sens ». de Roberto Calasso,
Ce qui est étonnant, c’est la persévérance des traduits de l’allemand
personnages, K., le chasseur Gracchus ou le par Hélène Thiérard,
« champion du jeûne (2) », leur obstination à éd. Gallimard/Arcades,
2010.
ne jamais tenir compte de la réalité qui se (2) Le titre réel est
dérobe. Les galeries du tribunal du Procès se « Un artiste de la faim »
succèdent, sans jamais mener nulle part. K., (Der Hungerkünstler).
l’arpenteur du Château, y accède d’autant
(3) Cahiers in-octavo
(1916-1918), cahier IV,
moins qu’il le tente davantage. Ce qu’entre- 1er février 1918,
prennent les personnages ne vaut que dans traduit de l’allemand
le non-aboutissement. Ainsi, l’arpenteur par Pierre Deshusses,
éd. Rivages poche,
tente de surprendre à l’auberge un fonction- 2012.
naire dont son sort dépend, il l’attend dans (4) Ibid.
« Il a le sentiment que, du fait de vivre,
il se barre le chemin. De cet obstacle,
en retour, il tire la preuve qu’il vit. »
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 75
actes sud bd/robert crumb
la cour, mais, lui dit­on,
« vous le manquerez de
toute façon que vous l’atten­
diez ou que vous vous en alliez ».
Rien ne se fait en dehors de celui que
cela concerne. La présence de K. infléchit
le déroulement des choses, il ne peut se
débarrasser de lui­même, il ne saura jamais
ce qui se passe en son absence.
Joseph K., c’est chaque lecteur, au centre de
lui­même, mais ce n’est personne de figu­
rable. C’est pourquoi il est peut­être erroné
de vouloir représenter K., comme on l’a fait
au cinéma ou au théâtre. K., c’est le lecteur
tel qu’il s’emporte avec lui : tout le monde
peut le voir sans qu’il puisse se voir lui­
même. K. est celui à travers qui le lecteur
regarde. Chacun ne regarde que de son
regard à lui. Le plus commun est intransmis­
sible puisqu’il est commun.
Le langage ne peut transmettre que ce qui
est donné de surcroît, alors qu’il tente de dire
l’essentiel. Je suis le seul à savoir la façon dont
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
je me sais. L’espoir insensé qui
fait aller les personnages de Kafka
d’espoirs déçus en occasions manquées est
mû par cette impossibilité de se faire en­
tendre pour n’en être que mieux entendu par
le lecteur. Les bords ne se franchissent pas :
« Deux devoirs du début de la vie, réduire ta
circonférence toujours plus, vérifier que tu
ne te tiens pas caché quelque part à l’exté­
rieur de ta circonférence (3). » Et dût­on se
trouver en dehors qu’on serait encore de­
dans, aller ailleurs c’est en faire un ici. C’est
parce qu’il n’y a rien à révéler que Kafka est
à ce point compréhensible et impénétrable.
Il y a le il y a, et le reste est impénétrable.
« Atlas pouvait être d’avis qu’il avait le droit,
s’il le voulait, de laisser tomber la terre et de
se défiler ; au­delà de cette opinion rien ne
lui était permis (4). »
Chaque récit de Kafka, que ce soient « Un
médecin de campagne », ou « Le verdict », ou
encore « Un message impérial » parmi tant
d’autres, introduit un déroulement sans re­
cours. Les fables ou paraboles de Kafka cris­
tallisent le geste qui sur le point de se faire
reste pris dans son infranchissable énoncé.
Dans le même recueil il écrit : « Comme
un chemin en automne, à peine est­il
balayé qu’il se recouvre à nouveau de
feuilles mortes. » Mais c’est toujours le
personnage de l’histoire qui est l’ori­
gine de ce qui lui arrive. Le but em­
pêche d’y accéder. Toute poursuite
d’un objet l’annule. Il n’y a voyage
que pour ne pas arriver.
L’exégèse désamorcée
C’est dans une série d’aphorismes
des années 1917 à 1919 intitulée « Il »
que, par courtes fulgurations, Kafka
rend visible cette commotion inin­
terrompue qui alimente son écriture
et l’annule à la fois. Elle s’abolit dans
sa manifestation même. L’écriture
n’est que la cendre de ce qui la fit
naître. « Il a le sentiment que, du fait
de vivre, il se barre le chemin. De cet
obstacle, en retour, il tire la preuve
qu’il vit », écrit Kafka dans l’une de ces
courtes notations, pour écrire un peu
plus loin : « Son propre os frontal lui
barre la route, il s’ensanglante à son
propre front. »
Toute destination est abolie par son accès.
Toute formulation laisse derrière elle ce
qu’elle formule. Toute tentative d’interpréta­
tion de Kafka en reproduit le contenu ; à la
fois nécessaire et vaine, elle ne parvient jamais
à dire ce que dit Kafka, à moins de le recopier
tel quel. Le commentaire peut s’approcher
aussi près que possible du texte de Kafka, il
n’en échappe pas moins à la « prise », comme
l’œuvre s’échappe à elle­même. On a tout dit
de l’univers concentrationnaire, jusqu’à la
révolte contre l’institution de la justice ou la
misère d’un monde déserté des dieux, et
pourtant c’est comme si on n’avait rien dit et
qu’il fallait tout recommencer. C’est comme
pour la toupie de la fable du même nom : le
philosophe tente à tout prix d’en saisir le
mouvement et ne tient qu’un « stupide mor­
ceau de bois dans la main ».
Comme dans « Un message impérial », le
message est de ne pas arriver. L’attente est
faite de ce qui la prolonge. Le sens de l’œuvre
de Kafka tire toute sa force de toujours
repousser le sens qu’elle cherche. Passer de
l’autre côté du langage, se voir dans le miroir
sans se faire face, dépasser les bornes du soi
sans les franchir, c’est ce qui fait espérer
Kafka et fait exister la littérature.
 |
Dossier Kafka Adaptations 76

L’opéra Kafka, entre

harmonie et dissonance
Ayant conçu une adaptation du Château en opéra et en préparant
une d’Amerika, un compositeur explique comment il conçoit la
musique kafkaïenne, au diapason d’une langue et d’un imaginaire.
Par Karol Beffa

L
orsque un ami de mes parents m’a demandé à la tête de l’Ensemble Contraste, a tourné en
quelle Pléiade je souhaitais recevoir pour l’an- Roumanie, Hongrie, Bulgarie (on retrouve la
niversaire de mes 12 ans, je me suis retrouvé force d’attraction de l’Europe centrale et
pantois devant le catalogue de la prestigieuse orientale) et en France. Nous poursuivrons
collection. J’ai choisi Kafka. Sans doute parce l’expérience l’an prochain en proposant une
que, dans la liste innombrable de noms alors adaptation d’Amerika avec l’orchestre
inconnus de moi, c’était l’un des rares qui me d’Auvergne et des artistes venus du monde
disait quelque chose. Cette rencontre n’était entier, et en particulier des danseurs.
pourtant pas un malentendu. Tout un monde
y conspirait d’avance : cette Europe centrale Le Château en canon
dont je suis originaire par mon père, l’époque Bien sûr, chaque œuvre de Kafka articule les
aussi, fascinée par ce qu’elle voyait comme un deux pôles stylistiques chers à Ligeti. Le Châ-
prophète du siècle que la chute du mur allait teau semble a priori l’œuvre clouds par excel-
bientôt clore. Comme nombre de camarades, lence. Peu de personnages, peu de moyens
j’ai lu alors « La métamorphose », un récit pour les caractériser : difficile de parler de
étrange et familier, un monde animalier qui l’épaisseur d’un personnage de Kafka. Plus
semblait encore celui de l’enfance, mais por- que les « nuages », c’est presque la grisaille, Vue
teur d’une violence et d’une inquiétude nou- l’ennui, une atmosphère crépusculaire, voire du spectacle
velles pour moi. Un peu plus tard, je suis glauque, qui guettent, avec la menace, pour K. ou La Piste
tombé sur ce singulier théâtre de la cruauté le compositeur, de tomber dans la caricature du château,
qu’est « La colonie pénitentiaire ». J’y ai décou- d’un certain opéra contemporain, le lieu com- musique
vert un univers qui est resté pour moi la réfé- mun d’un incessant « en deçà » de la musique, de Karol Beffa,
rence de ce que Ligeti appelle les clocks, c’est- de refus quasi systématique de la vocalité. J’ai mise en scène de
à-dire une musique rythmique, hachée, voulu éviter ce travers en ayant constamment Laurent Festas,
discontinue, d’inspiration bartokienne, qu’il à l’esprit que, la musique étant un art du d’après Kafka.
oppose aux clouds, musique harmonique,
fluide, d’inspiration debussyste – un monde
esthétique que j’assimilerais plutôt aux autres
œuvres de Kafka que sont, par exemple, Le
Procès ou Le Château.
Ligeti affirme que son obsession du clocks et
du clouds lui vient de la lecture, à un âge sans
doute trop tendre, d’un récit du grand prosa-
teur hongrois contemporain de Kafka, Gyula
Krúdy, dont on commence enfin à redécouvrir
l’œuvre en France. Or, pour moi, Kafka est
précisément l’un des rares écrivains à savoir
jouer à merveille des deux registres, en pous-
sant chacun d’eux à sa limite. C’est sans doute
ce qui m’a incité à me lancer dans l’aventure
d’adapter, en 2010, Le Château en un opéra
d’une heure et quart sans entracte. Cette
œuvre lyrique, composée à partir d’un livret
de Laurent Festas et dirigée par Johan Farjot

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
77

temps, rien ne serait plus difficile que de com­

poser un opéra sur l’attente, à partir de ces
cinq cents pages où il ne se passe rien – ou (extrait du catalogue)
presque. Aussi, pour rendre l’éloignement du
château et l’impression d’inaccessible, j’ai L I T T É R A T U R E
choisi des couleurs polytonales qui s’ins­
crivent dans un temps très long avec un
rythme harmonique extrêmement lent. J’ai
aussi emprunté la figure du canon, c’est­à­dire LOUISE L.
une imitation stricte entre deux instruments LAMBRICHS LUIS
qui sont l’un l’antécédent, l’autre le consé­ ANTONIO
quent, qui évoluent en parallèle mais en déca­ DE VILLENA
lage et visent ici à donner l’impression de quel­
que chose d’inéluctable et d’infini, le sentiment
d’un jeu qui ne peut jamais prendre fin.
L’aspect mystique de l’œuvre m’a aidé en me
conduisant à privilégier une écriture reposant
sur des stylisations de cloches, aussi bien un
carillon angélique qu’un glas funèbre. La voix
y est alors presque en recto tono sur les sono­
rités irréelles des cordes en harmoniques. Le JOËL
récit m’a amené à écrire une musique très ROUSSIEZ
contemplative, presque non modulante,
exploitant l’intervalle de quinte, avec
quelques gestes ancestraux, dans des climats
assez proches de certaines pages d’Arvo Pärt
ou de Henryk Górecki. En même temps, j’ai
été aidé par la subtilité de Kafka qui a su lui­
même instiller des moments de clocks dans
son œuvre. Je pense à la scène de l’institu­
trice à la limite du sadisme, où j’ai recouru à
une musique beaucoup plus disloquée, FRANÇOISE
désarticulée, plus dissonante, totalement REY
amélodique, avec des déhanchements ryth­
miques marqués. Ici, il s’agit d’un moment
purement instrumental où le ballet prend la Œ U V R E S P O É T I Q U E S
place de l’opéra. C’est un passage qui ressort
d’autant plus que nous avons cherché à pri­
vilégier l’intelligibilité du texte, composé
presque exclusivement de citations de Kafka. PATRICK
Dans toute notre démarche, aussi bien musi­ LAUPIN ANNIE
cale que littéraire, c’est le plus grand respect tome i SALAGER
304 pages
tome i
du texte de Kafka qui nous a animés. tome ii 320 pages
344 pages

PATRICK
DUBOST ROGER
tome i DEXTRE
256 pages tome i
tome ii 240 pages
288 pages tome ii
320 pages
clément barthel

Légende avec début en gras et suite

en maigre. www.larumeurlibre.fr

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 |
Dossier Kafka
Inédits
Trois regards pour
dépayser Kafka
Nous donnons ici à lire trois textes inédits en français, émanant
d’horizons très différents : les variations et points de vue d’une
écrivaine belge, d’une poète hongroise et d’un historien israélien.
Joanne Anton*
Lettre à la mère
« Écrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes. »
‘‘
Franz Kafka
« En fait, écrire des lettres n’est plus guère possible. »
Theodor W. Adorno
T
rès chère mère,
Tu ne m’as pas demandé
l’autre jour pourquoi je te
fuis. Comme d’habitude tu ne
m’as rien demandé, et je n’ai
donc rien su te répondre, en partie juste-
ment parce que je te fuis, et que ce n’est pas
chose facile à communiquer, en partie parce que, ne m’ayant rien
demandé, je ne pouvais que difficilement expliquer dans le détail,
sans perdre ma faible cohérence, ce qui ne t’intéresse pas le moins
du monde. Et si j’essaie maintenant de le faire par écrit, ce ne sera
que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la fuite
et ses conséquences gênent mes rapports avec toi, et parce que le
développement de cette lettre née d’une cruelle nécessité demeure
un combat, qui ne me délivre pas.
Oubliée de la Loi, je fus approchée par le verdict. « Femme », ce mot
seul nous rapproche autant qu’il nous éloigne. Une sentence dans
le buisson aura transformé la fille en épines. Mon corps que tu as
mis là me semble sans origine. Il n’est pas encore né mon Dieu
aucune prière. Je suis nourrie de sans prières après avoir longtemps
prié d’y voir clair. Peut-on être voyant en ce millénaire ? La langue,
mère, maternelle sans mère est une étrange quête d’aveugle. Je me
bats, je suis abats du verbe, le monde ne sait plus parler, le monde
ne sait qu’informer, le monde bouche meur-
À lire trie condamne à la chair d’errance. Sans toi,
Lettre au père, sans lui, je suis sans mots. Je les avale en
Franz Kafka, même temps que je jeûne.
traduit de l’allemand L’autre jour dans ta cage – était-ce la cage-
par François Rey, globe, était-ce mon lobe, verrouillé par la
éd. Ombres, « Petite surveillance du bruit ? – je fuyais vers un
Bibliothèque, 90 p., 8,10 €.
nouveau langage et je sentais tes mains qui
78
me retenaient, ton désir affolé s’étendait sur toute la carte. C’est
très difficile, mère, d’échapper à l’avidité du planisphère. Je creuse
le sable du silence au fur et à mesure qu’il disparaît. Tu ris. Tu ne
me demandes pas pour quoi je fuis, tu dis « alors comme ça on veut
sortir », « comme ça on veut s’en sortir, creuser l’ailleurs ». Je cours
très loin, je panse nos erreurs, notre innocence, je ne te crois abso-
lument pas coupable d’être le sans-issue qui me poursuit, mais
absolument pas coupable, ne le suis-je pas aussi ? Il y a toujours
cette menace qui berce notre culture : l’oubli. Depuis que l’écriture
ne laisse plus de traces, maintenant que c’est ainsi, dis ! dis ! sans
poésie la guerre, pourquoi parlons-nous de paix, là où ne règne
que l’amnésie ?
La joie que prend à elle-même une tête qui pense bien, langue, ma
très chère langue, exige sans doute un autre temps. Avec ta gram-
maire, tu ne me sembles pas pénitentiaire et pourtant… tampon
sucé par la mort, tampon entre les dents conjugué de technique,
« lis ! », « lis encore ! », je ne comprends pas l’inscription sur mon
flanc : Sois personne. Y a-t-il eu jugement et défense d’aucune per-
sonne ? Toutes ces années où quelqu’un a tenté de devenir, avec le
fantôme de Freud sur ton canapé, c’était donc à côté. Il fut sauvé en
maladie et condamné au réparable. Ce n’était même pas moi. Même
pas l’hybride du Toi-Moi. Mais quelqu’un comme tout le monde
destiné au travail qui viole. À l’image qui viole. À la communication
qui viole.
Trauma ?
Herse qui écrit sur mon œil le mot « intrusion » sur tout ce qu’il ne
voit ? Reconnais-le, mère, il a dû m’arriver de dire un peu le vrai. De
dire au moins. De me souvenir… Avec mon corps-jument, je n’ai
pas fait que hennir. « Je ne t’entends pas Rosa. » La belle blessure.
« Je ne te crois pas Rosa. » Depuis laquelle j’ai écrit la lettre. « La
lettre ? Quelle lettre ? » Des petites filles et des petits garçons assa…
« Tu mens ! » L’enfant-de-terre ne peut que rarement repousser
comme un ver sur son dossier. Il peine, à l’âge adulte, à le restituer.
« La lettre, je ne l’ai pas déchirée ma fille. J’ai fait mieux, je l’ai lue.
Ça disait quoi déjà ? C’était comme dans le journal, oh ! Rien. Tou-
jours pareil. Rien. Une émotion très passagère. »
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 79

Saul Friedländer*

Le poète de
la honte et
de la culpabilité

‘‘ K
afka n’était pas bâtisseur de
théorie ou de systèmes : il
suivait des rêves, créait des

Cannarsa/opale
métaphores et des associa­
tions inattendues, il racontait
des histoires, il était poète. Son recours fré­
quent à des allusions religieuses (qu’elles
soient directes ou indirectes, chrétiennes ou juives) peut induire en
erreur, mais ces allusions sont généralement entrelacées d’ironie et
n’impliquent pas une foi religieuse. Pour l’essentiel, Kafka fut le
aKG-ImaGes

poète de son propre désordre.

Tout au long de sa vie, Kafka lutta contre des troubles qui envahis­

’’
Photo du passeport de Kafka, 1915.
À ceci, je réponds, à ceci je tente de répondre, à ceci je ne sais que
répondre. Je cours très loin de toi en toi, je pense à toutes nos
erreurs, à notre histoire, à la mémoire évidée, et depuis l’écriture
ich kämpfe. Natürlich kämpft jeder, aber ich kämpfe mehr als
andere (1), je te demande, langue, ma chair, quel pourrait être notre
aube à nous qui refusons de mourir en vie ?
(1)« Je me bats. Naturellement tout le monde se bat, mais je me bats plus
que d’autres », dans Préparatifs de noce à la campagne, Franz Kafka, traduit
de l’allemand par Marthe Robert, éd. Gallimard, 1980.
*Artiste et écrivaine belge de langue française, Joanne Anton est née en 1974.
Depuis plus de dix ans, elle vit et travaille à Paris. Elle a notamment publié
aux éditions Allia Le Découragement (2011) et Liège, oui (2013), ainsi que
« Le vœu », dans Les Mariés de la tour Eiffel et autres nouvelles inspirées de
chefs-d’œuvre de l’art moderne aux éditions du Centre Pompidou (2013).
Krisztina Tóth* *Krisztina Tóth est née
saient son quotidien, et, plus encore, son imagination. Ces pro­
blèmes et ces difficultés le conduisirent à une interrogation identi­
taire quasi obsessionnelle, dont témoignent le Journal et la
correspondance (et, indirectement, les fictions). Par exemple, à pre­
mière vue, il n’y a rien d’étonnant que, dans l’avant­dernière entrée
de son Journal, le 18 décembre 1922 (la dernière fut écrite quelques
mois plus tard, le 19 juin 1923), Kafka, parfaitement au courant du
déclin rapide de sa santé, ait noté : « Resté couché. Hier Ou bien…
ou bien. » Cette entrée est troublante sur plusieurs plans : Ou bien…
ou bien de Søren Kierkegaard tente d’examiner deux manières oppo­
sées de vivre – la vie esthétique et la vie morale. Selon une lettre à
Max Brod du 20 janvier 1918, Kafka a commencé de lire l’essai à cette
période. Il n’a pas apprécié le premier volume (la vie esthétique) qui
incluait le « Journal d’un séducteur », et, mi­mars 1918, il écrivit à Max
Brod : « Je ne peux toujours pas lire le premier volume de Ou bien…
ou bien sans répugnance. » Pourtant, presque cinq ans plus tard,
alors qu’il s’affaiblissait progressivement, Kafka s’était remis à Ou
bien… ou bien. Nous n’avons pas d’indication sur la manière dont

Pluie
à Budapest en 1967. Kafka réagit à la suite de sa lecture, mais on peut se demander si le
Après des études de
langue et de littérature renouveau de son interrogation sur la dichotomie de Kierkegaard ne
françaises (qu’elle serait pas la conséquence d’un problème moral irrésolu qui aurait

‘‘
traduit en hongrois) hanté Kafka tout au long de ces années.
et de sculpture, elle se
consacre à la poésie Des trésors d’érudition ont été dépensés pour enregistrer les
avec un premier recueil moindres détails de la vie de Kafka et creuser les fondements philo­

A
dès 1989. Elle se logiques, littéraires et philosophiques de chacun de ses jeux de mots
tourne vers la fiction et de ses métaphores. Pourtant, alors que les interprètes ont parfois
en 2006, avec la
parution de Code- considéré la découverte de n’importe quel caillou brillant comme la
barres, recueil piste d’une mine d’or, certaines cimes gigantesques surplombant le
de nouvelles qui lui territoire kafkaïen, son sens de la honte et de la culpabilité tel que
vaut un grand succès n’importe quel lecteur peut le percevoir, n’ont conduit qu’à des inter­
verses. Entre les deux fenêtres en Hongrie (à paraître
une mouche bat depuis des heures. en français chez prétations abstraites et générales qui se sont refusées à s’interroger
Le ciel est lourd comme l’était l’automne, Gallimard en 2014, sur l’angoisse intérieure qui en est l’origine.
quand, dans la chambre irrespirable, traduit par Guillaume « Franz Kafka, écrit George Steiner, vécut l’expérience du péché ori­
Métayer). On peut déjà
j’étais amoureuse de Kafka. la lire en français avec ginel […]. Seule une petite poignée d’êtres humains ont expéri­
Il n’avait jamais de parapluie, Le Rêve du minotaure menté dans leur vie la conviction et les conséquences de l’état d’êtres
s’asseyait sur le lit dans son manteau trempé. (éd. Caractères, 2001) déchus. Comme Pascal ou Søren Kierkegaard, […] Kafka traversa
Caressait son chapeau en disant : et, dans une des heures, peut­être des jours au cours desquels il identifia sa vie
édition bilingue,
– Comme Prague est sombre, aujourd’hui. Trois poètes hongrois personnelle avec un péché existentiel indescriptible. Être vivant, don­
Traduit du hongrois par Guillaume Métayer (éd. Murmure, 2010). ner la vie, c’était pécher. » Le sens kafkaïen de la honte n’a pas

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 |
Dossier Kafka Inédits
été mieux analysé : « Soixante-dix ans après sa mort, écrivit John
Updike dans sa préface de 1995 aux Œuvres complètes, Kafka incarne
un aspect de l’état d’esprit propre à la modernité : un sentiment d’an-
xiété et de haine dont l’origine ne peut être définie et qui ne peut
être apaisé. » Le sentiment de honte comme un aspect de l’état d’es-
prit propre à la modernité…
Si vous êtes, comme K. dans Le Château, un « imposteur » préten-
dant être quelqu’un d’autre, dissimulant votre visage au monde der-
rière un masque, vous connaîtrez peut-être le sentiment de honte et
même de culpabilité. K. ne ressent pas de la honte ou de la culpabi-
lité, car il s’est convaincu lui-même, avant d’en convaincre les autres,
qu’il était vraiment et avait toujours été un « arpenteur ». K. était
passé maître dans l’art de l’aveuglement sur soi, mais pas Kafka. Ainsi,
quel est l’embarras qui a pesé sur lui et l’a conduit à reprendre Ou
bien… ou bien ?
C’est de nature sexuelle que sont sans doute les principaux pro-
blèmes ayant torturé Kafka. Jusqu’ici, tout le monde est d’accord :
Kafka redoutait les rapports sexuels avec les femmes, qui semblaient
le dégoûter, y voyait une punition (ce sont ses propres mots) ;
Jacques Derrida, dans sa lecture de la « Parabole de la Loi », a expli-
citement associé, dans une analyse freudienne, l’expression ante por-
tas (« devant la porte ») à l’éjaculation précoce. Voilà ce qui permet
de comprendre la question de la honte, mais probablement pas celle
de la culpabilité.
C’est Kafka lui-même qui nous donne des indices. Le 26 août 1920,
il écrit à une amie femme, la journaliste tchèque Milena Jesenská,
sans doute sa plus proche confidente : « Je suis sale, Milena, infini-
ment sale, c’est pour cela que je hurle autant sur la pureté. Personne
ne chante plus purement que celui qui habite le plus profond enfer
– c’est ce chant que nous prenons pour le chant des anges. » Quelque
chose tourmentait Kafka, mais il n’en dit pas plus. Toutes les sources
indiquent, néanmoins, que ses sentiments de culpabilité étaient non
pas liés à des initiatives concrètes mais à des fantasmes sexuels
imaginaires.
Nombre d’exégètes ont parfois fait allusion à des pulsions homoéro-
tiques dans la vie de Kafka, mais Mark Anderson semble être le seul à
être allé plus loin que des remarques connexes pour donner une
place centrale à la question de l’érotique homosexuelle de Kafka
dans sa vie et son œuvre. Kafka n’a pas rendu les choses faciles : il
n’assume nulle part ses tendances homosexuelles. Partout au
contraire il prétend s’intéresser aux femmes, courtise les femmes,
analyse les femmes, visite des bordels, etc. Pourtant, des allusions
indirectes, quoique jamais admises, vers d’autres formes de désir
abondent dans ses lettres, dans son journal, dans ses œuvres. L’ins-
cription de la question intime dans la fiction est bien sûr ce qui
compte ici, par-delà l’analyse des sources possibles de honte et de
culpabilité. Mais, avant de s’intéresser à cette transposition cruciale,
quelques remarques sur la question biographique sont nécessaires.
Même si nous prenons en compte l’environnement petit-bourgeois
de la classe moyenne juive de Prague et ses normes durant les trois
premières décennies du xxe siècle, il est difficile de croire que Kafka
ait pu acculturer les valeurs de son milieu au point de considérer
l’homosexualité comme « sale ». Ce à quoi cette saleté fait référence
reste inconnu. Se réfère-t-elle en secret à une attraction pour des
adolescents, voire pour des enfants ? Mais cette attraction, comme
celle de ses pulsions homoérotiques en
À lire général, reste du domaine du fantasme.
Franz Kafka, The S’est-il senti sali par ces fantasmes ? N’avait-il
Poet of Shame and jamais lu ou entendu citer Mort à Venise, par
Guilt, Saul Friedländer, exemple, ou « Maximin » de Stefan George ?
éd. Yale University Press,
L’interprétation des récits de Thomas Mann
224 p., 18,50 €.
était peut-être restée traditionnelle avant la
80
« Je suis sale, Milena,
infiniment sale, c’est pour
cela que je hurle autant
sur la pureté. Personne
ne chante plus purement
que celui qui habite
le plus profond enfer – c’est
ce chant que nous prenons
pour le chant des anges. »
publication de son Journal, et Kafka n’a peut-être pas compris la
stratégie de camouflage du romancier allemand ; pour Stefan George,
un tel obstacle n’existait pas. Mais, quoi qu’il en soit du plan biogra-
phique, c’est l’impact de la question sur les écrits de Kafka qui est
essentiel, transposition quasi directe sur bien des points importants.
Je ne donnerai qu’un exemple.
Fin janvier 1922, Kafka arrive à l’hôtel Krone de la ville de Spindel-
mühle, une station de montagne du nord-ouest de la Bohême, et se
met presque tout de suite à écrire Le Château. Quelques jours plus
tard, dans une note du 2 février (les mots censurés dans la traduction
anglaise, mais laissés par Brod en allemand sont entre crochets), il
indique : « Lutte sur la route vers [le] Tennenstein au matin, lutte en
regardant la compétition de ski. Heureux petit B., dont l’innocence
est quelque peu recouverte par mes sceptres, sous mon regard en
tout cas [, avec ses jambes allongées et ses longues chaussettes grises
remontées tout en haut], avec son regard qui erre sans but, sa conver-
sation sans but. Dans cet échange, il me vient à l’esprit – mais c’est
déjà forcé – qu’il voudrait dans la soirée me rejoindre chez moi. »
L’innocent et heureux B. réapparaît dans Le Château sous le nom de
Hans B[runswick], le jeune homme qui, de sa propre initiative,
frappe à la porte de K., dans l’école où K. vit avec Frieda, pour l’aider
et devenir son allié contre l’environnement hostile. Le petit B. est
décrit de manière charmante, mais dans la plupart des interpréta-
tions du Château (peut-être dans toutes), cet épisode biographique
reste déconnecté de l’interprétation du dernier et particulièrement
énigmatique des trois romans de Kafka.
Combattues avec force (mais pas réprimées, c’est-à-dire ravalées dans
l’inconscient), ces pulsions homoérotiques, et peut-être d’autres fan-
tasmes encore plus troublants, ne sont pas seulement présentes dans
sa vie, mais semblent avoir eu des conséquences sur d’autres pro-
’’
blèmes personnels, que l’écrivain l’ait ou non admis. Il faut insister
sur ce point pour éviter tout malentendu et toute interprétation réduc-
trice de la perception angoissée que Kafka avait de lui-même. Ainsi,
les doutes que Kafka entretenait à l’égard de son propre corps furent
probablement accrus par les clichés antisémites sur la féminisation
du corps (et de la personnalité) juive communs dans l’Europe cen-
trale au tournant du siècle. Autrement dit : l’image propre que Kafka
avait de lui-même et des éléments culturels ont sans doute convergé
dans un mélange toxique qui est devenu une part et une composante
de la relation compliquée de l’écrivain avec son identité juive.
Traduit de l’anglais par Alexandre Gefen
* Saul Friedländer est un historien israélien, spécialiste de la Shoah
et du nazisme. Il a reçu le prix Pulitzer pour sa somme L’Allemagne nazie et
les Juifs, disponible en français dans la collection Points (en deux volumes :
Les Années de persécution et Les Années d’extermination).
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 JANVIER 2014 - N° 805
- SPÉCIAL VILLE : STRASBOURG, UNE TRADITION D’EXCELLENC E
880 XPF/TUN 6,80 TND
6,70 €/LUX 6,70 €/MAR 60 DH/MAY 8,10 €/CH 11 FS/TOM/A 1570 XPF/TOM/S
DOSSIER : LES CONTES DE FÉES, CE QU’ILS RACONTENT DE LEUR ÉPOQUE

Il était une fois…

6,70 €/PORT-CONT
ALL 7,20 €/BEL 6,50 €/CAN 9,99 $CAN/DOM/S 6,70 €/ESP 6,70 €/GR 6,70€/ITA

LES CONTES DEr époFÉqueES

Ce qu’ils racontent de leu
LES DESSOUS DE… La révolte des Canuts
JANVIER 2014 – N° 805 – 5,70 €

M 05067 - 805 - F: 5,70 E - RD

NOS RENDEZ-VOUS INÉDITS : PRÉHISTOIRE, À TABLE,
LES COUACS DE L’HISTOIRE, L’ORIGINE D’UNE EXPRESSION… 3’:HIKPKG=\UZ\UY:?a@s@a@p@a";
4/12/13 10:46:32
805_001_001_couv.indd 1

En vente chez votre marchand de journaux

 |
Le magazine des écrivains Grand entretien
Georges Didi-Huberman
L’écriture,
comme le savoir, est ‘‘
un artisanat
En une trentaine de livres, le philosophe et historien de l’art
a construit une œuvre inclassable, à la fois poétique, politique
et esthétique, sur la puissance et le devenir des images.
Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski, photos Jérôme Bonnet pour Le Magazine Littéraire
A
mateur de flamenco, de Jackson Pollock et du cinéma
de Pasolini, dont il célèbre le film de montage La Rab-
bia, Georges Didi-Huberman apparaît comme un arti-
san qui assemble les mots, les images et les choses.
Théoricien actif et penseur hétérodoxe, il interroge
l’artifice des pratiques iconographiques et des techniques de mon-
tage (le cadre, la lumière), de la Renaissance jusqu’à l’art contempo-
rain. Comment interroger l’histoire ? Comment relancer notre expé-
rience visuelle, nos façons de voir ? Depuis vingt ans, sous forme de
dialogue avec la littérature, l’anthropologie et la psychanalyse,
Georges Didi-Huberman élabore une archéologie critique de
l’histoire de l’art. Devant l’image (1990) et Devant le temps (2000)
démêlent les lignes de temps, repèrent les contretemps et les ana-
chronismes. Pour lui, l’art est une mémoire en mouvement, dont il
s’agit de démêler les croisements, les heurts, les survivances. Sen-
sible à la transformation des pratiques artistiques, aux politiques des
arts et à la fabrique des singularités, son œuvre est un véritable labo-
ratoire de la pensée contemporaine.
Remarquable écrivain, qui saisit les malaises dans la représentation,
à travers des objets insolites (le crâne, l’empreinte, l’écorce), Georges
Didi-Huberman vient de donner une série de cinq conférences à
l’Auditorium du Louvre ; le livre qui les accompagne est consacré au
« Musée imaginaire », au style visuel et littéraire d’André Malraux.
Il publie aussi une courte conférence destinée aux enfants, sur le
modèle des émissions de radio du philosophe Walter Benjamin dans
les années 1930, pour expliquer l’émotion et la passion de l’image.
Enfin, mobilisant aussi bien Beckett, Deleuze ou Blanchot, il inter-
roge l’apparition de l’image dans Phalènes, où il compare la fragilité
de celle-ci aux battements d’ailes, battement du visible ou battement
du temps. Les images sont des insectes.
82
’’
Qui sont les « phalènes », ces gracieuses
créatures au mouvement d’ailes fragile
qui donnent le titre de votre dernier livre ?
Georges Didi-Huberman. Comme les
Phasmes, qui les ont précédés, les Phalènes
relèvent d’un choix littéraire. Le ou la pha-
lène – j’aime que le mot soit déjà au-delà du
genre grammatical –, c’est une sorte de
papillon de nuit. J’ai voulu organiser une
série de textes portant sur des objets extrê-
À lire de Georges mement divers autour de cette figure du
Didi-Huberman papillon. Chaque texte en est traversé
Phalènes. Essais comme par un élément qui en indiquerait, à
sur l’apparition, 2, chaque fois, la fragilité, la « passagèreté ».
éd. de Minuit, C’est une « image de pensée », comme aurait
386 p., 29,50 €. dit Walter Benjamin. Une de mes activités
L’Album de l’art à préférées consiste à choisir un objet singulier
l’époque du « Musée – ici un insecte qui passe dans l’air et qui dis-
imaginaire »,
éd. Hazan/Le Louvre, paraît, là une œuvre d’art qui a résisté au
208 p., 25 €. temps, ailleurs un texte de Rilke, un schéma
Quelle émotion ! de Beckett, un moulage de jeune fille, etc. –
Quelle émotion ? et à en extraire, pour ainsi dire, la puissance
éd. Bayard, 88 p., 12,50 €. philosophique qu’il recèle. C’est une singu-
larité féconde, une petite chose jusque-là
inaperçue, une exception pour tout dire.
Comment repenser l’image à partir de ces insectes nocturnes ?
Cela modifie en profondeur ma pensée tout entière, mon langage
lui-même (dans la mesure où je pense que ce que nous voyons, si
nous voulons bien le regarder, il faut savoir le phraser, involuer sa
phrase dans la forme particulière de la chose qui apparaît).
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
83

eorges Didi-
Huberman à Paris,
en novembre
CRÉDIT

dernier.

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 |
Le magazine des écrivains Grand entretien 84

Si je regarde longtemps un papillon, comme beaucoup d’écri-

Repères
vains l’ont fait avant moi, des anciens poètes iraniens à Caillois ou
de Nabokov à Sebald, je découvre tout un monde de questions qui 1953. Naissance le 13 juin de Bernard Chartreux, monté
ont trait aux domaines les plus importants de l’existence, à commen- à Saint-Étienne (Loire). par Jean-Pierre Vincent
cer par cette passion prédominante qui est celle des images. Il se Son père, peintre, lui apprend au Festival d’Avignon.
trouve que le papillon est le stade imago, comme disent les biolo- la beauté et les couleurs 1984-1988. Pensionnaire
gistes, d’un processus qui a commencé avec larva. Alors surgissent, dans son atelier. à la Villa Médicis à Rome,
pêle-mêle, les plus beaux problèmes philosophiques dont les images 1982. Après des études puis résident à la Villa I Tatti
sont le véhicule : la couleur, le mouvement, la symétrie, le battement, d’histoire de l’art et de de Florence, il séjourne
l’apparition, la disparition… Au bout du compte, les Phalènes m’ap- philosophie à Lyon, il publie ensuite six mois à Venise.
paraissent comme une tentative de créer – dans la dimension sa thèse, Invention de 1985. Publication de
modeste de mes propres tentatives d’écriture – une sorte de l’hystérie (rééditée en 2012 La Peinture incarnée
« genre » littéraire en soi, un genre « transgenre », il va sans dire. aux éditions Macula), (éd. de Minuit), une lecture
Créer semble chez vous un geste en filigrane, presque suspendu, consacrée à l’iconographie du Chef-d’œuvre inconnu
comme la sculpture du plasticien Pascal Convert, Le Temps photographique pratiquée de Balzac.
scellé, qui représente l’image brisée d’un homme tenant son fils par Charcot sur les malades 1990. Début de son
à bout de bras. L’artiste regarde-t-il le monde « sur le fil » ? à la Salpêtrière. enseignement à l’École
Il y a deux « fils » dans votre question : d’un côté, le fil généalogique, 1983. Il se lance dans des hautes études
celui qui a trait aux enfants, aux fils et aux filles, aux pères et aux le théâtre, comme sa sœur en sciences sociales,
mères, aux grands-parents, aux noms propres, etc., bref, à quelque aînée, l’actrice Évelyne Didi, par un cours sur
chose qui est de l’ordre de la constitution communautaire ; et, d’un et participe à la mise l’anthropologie du visuel.
autre côté, le fil de la solitude radicale, le fil du danger, sur lequel on en scène de Dernières 1990. Fasciné par le lien qui
se hasarde à marcher, à croire voler, au risque de tomber, bien sûr. nouvelles de la peste unit le tragique et la beauté,
Le travail de Pascal Convert apparaît depuis longtemps comme un
tressage des fils généalogiques : j’avais même avancé le mot compli-
qué d’« apparentement » pour en parler, quelque chose entre l’ap- Comment l’œuvre et la pensée de Georges Bataille
partement (un lieu pour passer une partie de sa vie) et la parenté s’inscrivent-elles dans votre réflexion, vous qui avez publié
(une temporalité dont dépend une partie de notre vie). quatre volumes de L’Œil de l’histoire, comme un renversement
Est-ce une manière d’interroger la souveraineté de l’image du roman de 1928 de Bataille, l’Histoire de l’œil ?
confrontée aux pouvoirs de l’histoire ? En effet, Bataille fait partie de mes lectures les plus fondamentales,
Dans Le Temps scellé, Pascal Convert articule la temporalité généa- bien avant l’étude monographique que j’ai consacrée en 1995 à ses
logique à une question historique et politique qui est celle de la textes de la revue Documents. Je crois que mon premier article
Résistance, dont la mise en mémoire, aujourd’hui, semble abusive- publié – ce devait être en 1978, j’avais donc 25 ans – portait sur les
ment consensuelle : elle se pose au contraire comme un vaste champ notions d’icône, de corps et de « sacrilège », un motif bataillien. Cela
de conflits qui engagent notre présent politique autant que notre n’a rien d’original pour ma génération : les Œuvres complètes de
histoire passée. Dans l’aller et retour entre ses œuvres plastiques et Bataille ont commencé à être publiées chez Gallimard en 1970, et
ses ouvrages de recherche historique, Pascal Convert assume une Michel Foucault écrivait en préface du premier volume que c’était là
position très intéressante dans ce champ-là, ce qui apparaît claire- le penseur de langue française le plus important du xxe siècle… Vous
ment dans un très beau récit qu’il vient de publier et qui s’intitule imaginez. Le fait que Bataille ait constamment joué sur la transgres-
La Constellation du lion. sion des genres épistémiques (l’essai, le livre d’histoire ou d’histoire
Un autre artiste relève pour vous de l’art funambule, de l’art) par les genres littéraires (le poème, le récit) m’intéresse par-
c’est le créateur Steve McQueen (né en 1969), dont les films, ticulièrement. Et la question que vous m’avez posée précédemment,
vidéos et installations réinventent la vision ? celle de la « souveraineté », est une question bataillienne : elle touche
Oui, Steve McQueen travaille sur l’histoire contemporaine bri- directement à ce qui peut être observé dans le monde d’aujourd’hui,
tannique, et il m’a semblé, en effet, que son œuvre Queen and quelque part entre la liberté (très surveillée) des citoyens normaux
Country se tenait aussi « sur le fil » d’une réussite formelle et d’un et la liberté (très factice) des artistes reconnus. Où donc se trouvent
échec politique. Façon de dire que la souveraineté de l’art – ou de les lieux possibles d’une véritable souveraineté ? Voilà une question
l’artiste – n’est socialement « acquise » qu’à condition, le plus sou- pour chaque jour qui passe.
vent, d’être « malentendue ». Parce qu’elle n’est pas maintenue par Vous évoquez l’écriture d’exil de Brecht, qui, à partir de 1933,
la force, la souveraineté de l’art est constamment remise en ques- erre entre Prague, Paris, Londres, Moscou et Berlin.
tion. Ce n’est pas parce qu’on expose dans une galerie interna- Dans un montage quasi benjaminien, Brecht donne à l’image
tionale qu’on est un artiste « libre » : la question doit être posée sur sa puissance d’affirmer. Comment l’image et le texte
un autre plan, un plan qui dépasse les limites de ce qu’on appelle prennent-ils position ensemble ?
justement le « monde de l’art ». Oui, vous avez raison, ce qui m’intéressait était justement la part

‘‘ L
es images peuvent susciter en nous un tact, mot qui touche,
c’est le cas de le dire, aussi bien à notre propre corps qu’à notre
capacité à ne pas exclure l’autre de ce rapport aux images.
’’ | |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
85

une image « me touche », c’est qu’elle touche mon intimité la plus

profonde, la plus insue) qu’à notre capacité à ne pas exclure l’autre
il publie Fra Angelico. lequel sont discutés la thèse de ce rapport aux images. Alors nous parlons du tact dans sa dimen­
Dissemblance et figuration de Pier Paolo Pasolini sur sion éthique, qui est aussi fondamentale que la dimension esthétique
(éd. Flammarion). « l’apocalypse culturelle » et et qui lui est, d’ailleurs, absolument liée. Ce n’est pas pour rien que
1992. Ce que nous voyons, le scepticisme de Giorgio la troisième Critique de Kant est un livre qui porte sur la question
ce qui nous regarde Agamben sur « la destruction de l’esthétique (c’est bien connu) et, dans l’immédiate suite du texte
(éd. de Minuit), essai original de l’expérience ». (c’est moins connu), sur la question de l’éthique.
de phénoménologie 2013. Il participe à Qu’est-ce Fondateur de l’iconologie, l’historien de l’art Aby Warburg
du regard. qu’un peuple ? (éd. La (1866-1929) est l’un des auteurs que vous avez le plus étudié.
1997. Directeur de Fabrique), volume collectif, Que vous a-t-il apporté, dans votre réflexion personnelle ?
l’exposition « L’empreinte » avec notamment Alain La lecture de Warburg a, en effet, changé ma vie. C’était beaucoup
au Centre Pompidou Badiou et Judith Butler. plus inattendu que pour la lecture des grands philosophes de la tra­
de Paris. 2013. La Bibliothèque dition ou, même, de la modernité la plus immédiate. J’ai lu Warburg
2001. Il réalise l’exposition nationale de France en Italie, dans le cadre de recherches sur la Renaissance. C’était
« Fables du lieu » au Fresnoy, lui organise une journée pour moi une alternative possible à Erwin Panofsky, dont l’impor­
le Studio national des arts d’hommage intitulée tance avait été cruciale mais qui, tout à coup, en présence d’un cer­
contemporains. « Images, passions, tain nombre d’objets peu étudiés – comme ces marbres feints de
2006. Prix Humboldt (Berlin) langages » (11, 12 et 13 juin) Fra Angelico à Florence, qui m’intéressaient alors –, révélait ses
pour l’ensemble qui réunit de nombreux limites propres. Des limites qui étaient aussi celles de la sémiologie
de son œuvre. penseurs, dont Alain structuraliste de l’époque. Il ne s’agissait pas de rompre avec tout
2009. Survivance des lucioles Fleischer, Jean-Luc Nancy cela, mais de le mettre en perspective, de l’ouvrir. Warburg a littéra­
(éd. de Minuit), essai dans et Jacques Rancière. lement ouvert l’histoire de l’art : il l’a ouverte à des champs nou­
veaux (il a dû pour cela trans­
gresser les limites du domaine
féconde du dialogue entre strict du grand « art ») et, aussi, à
Brecht et Benjamin : là où des temps nouveaux, je veux
Brecht, à la fois en tant que poète dire des modèles de temporalité
et en tant que dialecticien, ne se dont l’histoire de l’art tradi­
contentait pas de prendre parti tionnelle était, et demeure
dans un conflit politique. Prendre encore pour une bonne part,
parti, il le fallait de toutes les fa­ tributaire.
çons : c’est pourquoi, en 1933, il Cette temporalité nouvelle
fallait que Brecht fasse ses valises dont vous parlez n’est-elle
en vitesse, sa vie même était en justement pas au cœur du
jeu. Prendre parti pour Staline, « théâtre de la mémoire »
c’était évidemment plus com­ d’Aby Warburg, cette sorte
pliqué. La « souveraineté » de d’histoire de l’art sans texte ?
Brecht – en lien avec vos ques­ Au­delà du modèle de la tradi­
tions précédentes – se déploie tion, qui nous explique légitime­
dans sa liberté de faire ces admi­ ment la façon dont les artistes de
rables montages d’images et de la Renaissance, par exemple, ont
textes que l’on trouve aussi bien regardé les sarcophages romains
dans le Journal de travail que pour s’en inspirer et retrouver
dans l’ABC de la guerre. En pla­ un certain « classicisme », War­
çant des images et des textes burg a fait l’hypothèse d’un
« en regard », Brecht leur fait modèle de survivance qui, lui,
prendre position : alors les prend en compte des trans­
images et les textes déploient missions inconscientes dans le
une puissance critique qui est à domaine des images. Warburg
la fois plus fragile (parce que est, de ce point de vue, le strict
moins brutale) et plus conséquente (parce que plus dialectique) contemporain de Freud. Il aura transformé la connaissance des
qu’une simple « prise de parti ». C’est au moment où les images images comme Freud a transformé la connaissance de la psyché : en
trouvent leur place dans un montage – c’est­à­dire à la fois dans une tenant compte d’un régime inconscient des images. C’est en cela
structure et dans un rythme – qu’elles trouvent leur meilleure capa­ qu’il désoriente l’histoire sans, bien sûr, la nier. Je dirai qu’il la « dia­
cité d’affirmer, comme vous dites, mais aussi de dire non. lectise », qu’il la complexifie en la confrontant avec son « autre ». Mais
Avec vous, l’image est une plongée dans la mêlée de regards, cet autre, qu’on peut appeler une mémoire inconsciente, n’est en
d’émotions, de gestes et de pensées. Qu’attendre d’une image, rien l’« intemporel » dont les esthètes, après Malraux et jusqu’à
ou plutôt qu’attend-elle de nous ? aujourd’hui, revendiquent si souvent la grandiose prééminence.
Mon approche est attentive à ce que les images peuvent susciter de C’est du temps, c’est encore du temps, mais noué, latent, conflic­
mieux en nous : un regard, une pensée. Mais aussi un tact, mot qui tuel… C’est le temps où les grands symboles de la tradition se
touche, c’est le cas de le dire, aussi bien à notre propre corps (quand mettent à vaciller, à souffrir de symptômes.

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
 |
Le magazine des écrivains Grand entretien 86

‘‘ U
ne même image réunit à chaque instant une multiplicité
de temps hétérogènes, comme un corps : pendant que je vous parle
à un certain rythme, mon cœur palpite à son rythme à lui, ma
respiration à un autre, tout comme mes pensées et mes gestes…
Que signifie son projet d’atlas d’images Mnémosyne,
dernier dispositif, dernier appareil « pour voir le temps »,
auquel Aby Warburg travailla jusqu’à sa mort en 1929 ?
Dans Mnémosyne, Warburg semble faire une cartographie de ces
symptômes. Mnémosyne est son chef-d’œuvre inachevé : en ce sens,
c’est un objet qui demeure très mystérieux et demande constamment
à être interprété, comme par un musicien qui se saisirait d’une par-
tition inachevée, lacunaire. C’est ainsi que j’ai conçu l’exposition
« Atlas » au musée Reina Sofía de Madrid ; puis, avec le photographe
Arno Gisinger, je l’ai prolongée au Fresnoy, à Rio de Janeiro et, bien-
tôt, au palais de Tokyo sous le titre « Nouvelles histoires de fan-
tômes ». Dans l’exposition j’ai imaginé une version cinématogra-
phique de la planche consacrée au thème de la lamentation.
Comment les fantômes et les spectres ont-ils bouleversé l’art et
le temps et provoqué chez vous une pensée de l’anachronisme ?
Vous aurez compris que je n’aime pas prendre les choses de haut,
mais depuis le bas (Bataille, encore lui, parlait de la nécessité d’une
pensée accordée à un « bas matérialisme »). Je n’ai pas décrété « l’ana-
chronisme » comme nouveau régime temporel des images (ce que
croit Carlo Ginzburg, qui a d’ailleurs très peur de ce mot). J’ai simple-
ment observé, à la suite d’Aby Warburg mais aussi des fondateurs de
l’école des Annales et de certains anthropologues, qu’une même
’’
image – ou un même événement, ou un même corps – réunit à cha-
que instant une multiplicité de temps hétérogènes. Par exemple je
vous parle en ce moment sur un certain rythme sonore, pendant que
mes paupières se baissent à intervalles différents, que mon cœur pal-
pite à son rythme à lui, ma respiration à un autre, et ma pensée à
plein de rythmes encore différents et constamment mêlés… Et en
plus je fais des gestes. Corps, événement et image sont des poly-
rythmies dans lesquelles agissent des temps quelquefois très longs
(par exemple je porte, comme vous, un nom ou un prénom qui
datent de plusieurs siècles, voire de plusieurs millénaires) et d’autres
très rapides (lorsque surgit quelque chose, un papillon par exemple,
à quoi je dois réagir immédiatement).
L’anachronisme, est-ce une expérience brutale ?
Quand les temporalités se heurtent, quand votre contemporanéité
rencontre quelque chose de très ancien, un simple geste souvent, eh
bien il y a un choc ou un hiatus, il y a un anachronisme (il vaudrait
mieux dire une anachronie). Le temps est tressé de tout cela, et c’est
la tresse qui est intéressante, non pas le fait que je sois simplement
« dans mon temps » ou « contre mon temps ». Il faut être à l’écoute
de ces anachronismes, de ces complexités du temps. Sinon on sim-
plifie, et quand on simplifie, on brutalise, on dogmatise, on généra-
lise, on rend les choses unilatérales.

Vient de paraî tre

Phalènes, ou l’image papillonnante

«
S
uis-je le seul à voir
cela ? », se demande
Georges Didi-Huber-
man lorsqu’il pose son regard
sur le portrait de L’Infante María
Teresa, peint par Velázquez vers
1650, et qu’il y distingue, à côté
des papillons posés en superbes
nœuds ornementaux de taffetas,
un phalène camouflé près de la
tempe de la jeune femme peinte.
Motif pictural en trompe-l’œil, le
papillon prolifère soudain par-
tout. Est-ce une hallucination
délirante, un fantasme de repré-
sentation ? Il n’est pas nécessaire
d’être fou pour éprouver la mé-
tamorphose constante et le dé-
placement incessant des images.
C’est qu’il est ici affaire d’expé-
rience psychique autant qu’aven-
ture esthétique. Après avoir étu-
dié la splendeur clignotante
d’étranges mouches (Phasmes,
1998) et de vers luisants (Sur­
vivance des lucioles, 2009),
Didi-Huberman poursuit son ap-
proche de l’apparition et de la
disparition des « images-lueurs »,
ces corps devenus décors. Dans
l’art, c’est le petit détail invisible,
l’infime variation, qui interpelle
le philosophe – tache d’encre
ou trace d’un suaire, récit d’un
rêve ou vol d’un papillon, danse
d’un psychotique ou détail d’une
sculpture, léger coloris en gri-
saille d’un tableau de paysage ou
court plan cinématographique.
Mais, en se penchant sur l’éphé-
mère en art, indice fortuit ou
signe de passage, objet de peur
ou de désir, que sont les em-
preintes visuelles, peu à peu se
dessinent les rapports entre mé-
moire, image et langage. Petit à
petit se créent les liens entre le
regard, le lieu et le mot. Qu’est-
ce qui se cache derrière la méta-
morphose des images ? Ici se
joue peut-être le destin de toute
écriture confrontée aux puis-
sances de l’apparition.
De Giotto à Beckett
Si les images, « tels des papillons,
nous environnent de leurs danses
incessantes, de leurs mouve-
ments browniens, de leurs pullu-
lements contagieux », celles-ci
s’apparentent toujours au mou-
vement détecté : brisure, altéra-
tion, fuite, errance ou consuma-
tion. Durant sa quête, l’essayiste
se penche sur la fresque mysté-
rieuse L’Espérance de Giotto de
1304, sur les extraits d’Un chien
andalou de 1928 de Buñuel et
Dalí, ou sur des diagrammes de
Beckett dans Quad (1980), pour
en découvrir le sens caché.
Chacun des chapitres de Pha­
lènes, étape progressive d’une
phénoménologie de la fascina-
tion et de la surprise, prend une
forme différente : récit, conte,
analyse, étude savante ou fable
ludique. Didi-Huberman y pra-
tique un art littéraire de la dis-
sémination, pour mieux faire
surgir l’imprévu de la rencontre
(avec un texte ou une photo),
pour mieux exposer l’apparition
accidentelle de l’objet (un film,
une image, un tableau), ou pour
mieux faire sentir la fragilité d’un
geste sur le corps (un buste, un
moulage). Rhizome philoso-
phique ou chrysalide éphémère,
le phalène papillonne de texte
en texte. Secrets déambulatoires
de l’imagination. A. W. L.

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
87

Votre réflexion sur l’image multiple et spectrale illustre-t-elle

une crise de l’aura, de la présence et aussi de la forme ?
C’est la grande question. On retrouve aujourd’hui les débats qui ont
opposé, pendant des siècles, le platonisme et l’aristotélisme : dans
la perspective platonicienne, le visible (le sensible en général,
opposé à l’intelligible) est une réalité moindre, une apparence
subordonnée à l’essence, en sorte qu’une image sera la réalité
encore moindre d’une réalité moindre, bref quelque chose de
minable et de mensonger, un artifice éloigné de toute vérité. Dans
la perspective aristotélicienne au contraire, l’image est une donnée
anthropologique fondamentale, elle est nécessaire, y compris dans
l’exercice de la pensée la plus abstraite. Si nous regardons comment
les choses se passent en général, nous sommes tentés d’être plato-
niciens, parce que l’usage des images aujourd’hui est terrifiant,
mensonger, superficiel, étouffant. Mais on peut dire la même chose
de l’usage des mots. Alors, on ne va pas se passer des mots pour yMyE<D<EK18FéK(0(+#G8I@J<EKI<<E>L<II<
autant : on va tenter de trouver les bons mots contre les méchants, nnn%_`jkf`i\%gi\jj\%]i

les phrases qui ouvrent le monde contre celles qui le referment.

C’est pareil avec les images : l’acte de les voir n’est pas « ouvert » en ;FJJ@<
JGy:@8 I

MENSUEL DOM/S 7,40 € TOM/S 970 XPF TOM/A 1 620 XPF BEL 7,40 € LUX 7,40 € ALL 8,20 € ESP 7,40 € GR 7,40 € ITA 7,40€ MAY 8,80 € PORT. CONT 7,40 € CAN 10,50 CAD CH 12 ,40 FS MAR 63 DHS TUN 7,20 TND USA 10,50 $ ISSN 01822411
soi, il est « ouvrable », si vous décidez de travailler un peu votre C

e—*0,
propre acte de regard.
En 2011, lors de votre visite au camp de la mort d’Auschwitz-
Birkenau, vous rapportez un récit fait de textes et d’images
8L>LJK<#=FE;8K<LI;Ë<DG@I<

sur les baraquements, les barbelés, les lieux d’exécution.

Écorces s’ouvre sur la photographie de trois petits bouts
d’écorce arrachés aux bouleaux de Pologne. Les écorces
sont-elles finalement les témoins muets de l’histoire ?
On ne saisit pas l’insaisissable, si le verbe « saisir » veut dire posséder,
enfermer, dominer. On n’imagine pas l’inimaginable, si le verbe
« imaginer » veut dire donner en représentation l’intégralité d’une
réalité, autre façon de la posséder, de l’enfermer, de la dominer. Ima-
giner est notre privilège, mais ce n’est pas un privilège qui nous
assurerait le pouvoir sur les choses. C’est même un douloureux pri-
8L>LJK<
3’:HIKLSE=WU[YUV:?a@d@t@f@k";
M 01842 - 395 - F: 6,40 E - RD

vilège, bien souvent. De l’histoire, en tout cas, nous n’avons que des
A8EM@<I)'(+

« écorces », des bouts, des surfaces, des petites peaux – pellicules, =FE;8K<LI;Ë<DG@I<
images – qui ont, un jour, adhéré au réel… À Birkenau j’ai refait un
chemin que je connaissais par l’étude, à savoir le travail de mon livre 395_001COUV_001 1 3/12/13 15:11:26

Auguste ou le
Images malgré tout et qu’une certaine émotion guidait sans aucun
doute. Faire des photos, c’était faire comme tout le monde dans ce
lieu de pèlerinage – historique en tout cas, religieux pour certains,
touristique pour d’autres –, c’était aussi faire quelque chose avec

gouvernement
mon impossibilité de trouver le geste juste dans ce lieu. Et puis je
fais beaucoup de photographies, par nécessité professionnelle
comme selon l’injonction de Walter Benjamin qui disait qu’un écri-

du monde
vain, aujourd’hui, doit savoir prendre des photographies. Ce sont
les images qui ont, après coup, décidé qu’un texte pouvait exister.
Elles occupent d’ailleurs, dans le livre, la place habituellement occu-
pée par les titres de chapitres.
Vous-même, concevez-vous l’écriture à la manière
de l’artisanat, comme un assemblage de mots et d’images,
un montage fait de croisements et de heurts ?
Oui, l’écriture est un artisanat. Le savoir est un artisanat. Ce ne sont
ni des sacerdoces à exercer dans des cathédrales ni des industries à
exercer selon des programmes de recherche. On cherche, on trouve
autre chose que ce qu’on cherchait, mais la déception peut faire en vente
place à une chose inespérée. On fait avec. On compose ses ques-
actuellement
en kiosque
tions de longue durée – ses idées fixes – avec ce qui se présente
soudainement, qui n’était pas prévu. On fait des montages. On
regarde ce que cela donne. On s’approche (trop près, le phalène
s’embrase) et on s’éloigne, alternativement (trop loin, le phalène
disparaît). C’est le risque et c’est le rythme de la recherche, simple-
ment la recherche.

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Le magazine des écrivains Admiration | 88
Sacher-Masoch,
l’autorité du dominé
Celui qui donna son nom au masochisme suscite plusieurs
parutions. Parmi elles, la réédition augmentée d’une étude
par l’auteur du Sexe et l’Effroi, dont nous publions l’ouverture.
Par Pascal Quignard
Q
ui était Sacher-Masoch ? Il est sûr
qu’un discours biographique n’y
répond pas. Les noms de ses maî-
HELIE/GALLIMARD
tresses, les morts qui l’entourèrent,
ses enfants, sa gloire, peuvent bien
interpeller l’indifférence et l’anecdotique. Mais
le plus précis de l’anecdotique n’équivaut pas à
la saisie du plus original. Au contraire : une somme de telles préci-
sions ne serait jamais que le total circonstanciel de points anonymes,
le recouvrement de tout surgir. Pour l’historiographie, il en serait de
même. Et de même pour la psychologie, qui ne viserait jamais que
la constellation de son regard, dans la domination métaphysique de
ses facultés, de ses tendances, de ses instincts, d’une logique embar-
rassée de son archéologie. D’où, s’il faut demander la question « qui »,
rien n’est moins sûr qu’il y soit répondu. Ou plutôt, il est sûr qu’une
telle question, au fond de ce qu’elle demande, dans la structure pré-
supposée de sa demande, et à partir de ce qu’elle doit être pour pou-
voir demander, est elle-même aussitôt la reprise d’autres interroga-
tions dont le déficit aujourd’hui nous étreint. Ou encore, interroger
« quel » était Sacher-Masoch, l’être qui le constituerait, ne saurait pas
plus contenter. On sait l’histoire des questions « quis ? », et « quid ? »,
le balancement où elles se sont renvoyées, et où elles subordon-
nèrent. Le ressassement qu’elles décrivent et la submersion où elles
plongent sont à ce point de violence et de contraignance que seul le
plus difficile et le plus radical débarras de ce qu’elles posent en posant
question est requis, à qui tente de questionner.
Il faut reprendre. Une masse de livres est là. Le nom de Sacher-
Masoch les subsume. Il n’est même plus possible de demander ce
que disent ces textes, sans retomber aux apories précédentes, et si
la question du sens, de la vérité, ou de la
À lire signification renvoie aux axes du quid, ou du
de Pascal Quignard quis. À défaut de ce qu’elles disent, ces
L’Être du lignes cependant définissent, à partir d’un
balbutiement. Essai système articulé (une langue, l’allemand) qui
sur Sacher-Masoch, convoque un système articulant (un lan-
nouvelle édition avec gage), une intersection du langage et de la
une postface inédite, langue. L’instanciation du langage intersecté
éd. Mercure de France,
208 p., 18 €. à la langue définit une parole. Il faut alors
En vente le 9 janvier. demander : quelle est la « parole » de Sacher-
La Suite des chats Masoch ?
et des ânes, Certainement, après ce questionnement
éd. Presses Sorbonne – qui fait l’objet de cette étude –, d’autres,
Nouvelle, « Archives », peut-être, seront en droit de renouveler les
148 p., 34 €.
questions esthétiques, historiques ou psy-
chologiques. Le biographique lui-même sera peut-être en droit d’y
composer. Toujours est-il qu’en aucun cas cette étude n’y fera com-
paraître, d’où, en aucun cas, elle n’y sera utilisable : n’est-il pas clair,
en effet, qu’elle ne vise désormais ni une vérité ni un savoir ? Il n’est
même pas sûr qu’elle « vise » quelque chose, si la téléologie appar-
tient au domaine du sens. Le questionne-
(1) Confession de ma ment est voué, sans doute, à autre chose.
vie, Wanda von Sacher- Quelle est la parole de Masoch ? Wanda écrit :
Masoch, éd. Tchou,
1967, p. 36-37. « Sa parole était ferme, sûre et limpide
(2) Ibid., p. 38. comme sa pensée (1). » Vérité et passion
(3) Cf. les images habiteraient une « langue si pure ». Cette
dites traumatiques, donnée, on ne saurait s’y référer, sauf se
les jeunes filles
en fourrure avec contredire. Mais c’est qu’elle renvoie à autre
poignards et pistolets, chose, qui peut ouvrir sur cette étude. La
Bakounine habitant parole « ferme, sûre et limpide » de Masoch
chez les Sacher-
Masoch, dans Revue renvoie au visage qui la profère : c’était « le
bleue, « Choses visage d’un homme qui se sent en danger de
vécues », Sacher- mort (2) ». La mort est le lieu où séjourne,
Masoch, 4 février, d’où s’élance l’œuvre de Masoch, d’une
31 mars, 21 avril 1888,
etc. Sur Bakounine : manière incomparable. Certainement, il
25 août 1888, p. 248 peut s’agir des morts des émeutes de 1848,
et sq. des tortures qu’il y vit (3), de la mort de sa
(4) Wanda, op. cit.
(5) Ibid., p. 244.
jeune sœur, de la mort de ses fils, du désar-
(6) Sacher-Masoch roi où put le mettre la mort d’un petit chat
ou l’Amour de la gris (4), de la peur de la folie, de la peur injus-
souffrance, Léopold tifiable, insensée, de faire quatre jours de pri-
Stern, éd. Grasset,
1933, p. 13-16. son (5), ne serait-ce même que ce malheur
(7) Wanda, op. cit., démesuré devant la mort de la petite mouche
p. 102. (qui venait se tremper les pieds (sic) dans la
(8) Ibid., p. 65.
(9) Ibid., p. 90.
soupe de Masoch (6)). Déjà plus sûrement,
cela renverrait à cette « maladie » de Masoch :
« Les signes extérieurs de cette maladie consistaient en ce que, soit
en écrivant, soit en causant, une angoisse mortelle le saisissait, qui,
lorsque les accès étaient violents, croissait à chaque minute, jusqu’à
ce qu’arrivé au paroxysme il se mettait à fondre en larmes et à
prendre congé de moi et des enfants, persuadé que peu après il ne
serait plus qu’un cadavre (7). » C’est ce rapport de la parole et de la
mort qui, non qu’elle y anticipe, peut faire image de l’œuvre, là où
l’œuvre est image, savoir, dans la proximité de la mort. D’un tel
visage, « ses yeux grands ouverts fixaient le vide (8) ». D’une telle
parole, « ses yeux se figeaient de peur (9) ». Du même coup, en quoi
se nouent la parole « ferme, sûre et limpide » et le visage malade de
la mort ? La mort en serait-elle limpidité, et la parole, visage ?
© Mercure de France, 2014
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
89
Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), aux pieds de Fanny Pistor.
Par-delà la seule Vénus à la fourrure
D’
un siècle à l’autre, les rai­
sons de la ferveur dont
jouit l’auteur de La Vénus
à la fourrure ont radicalement
changé. Alors que son adaptation au
cinéma par Roman Polanski vient de
sortir, plusieurs parutions en té­
moignent. À sa mort en 1895, Leo­
pold von Sacher­Masoch avait été
célébré en France comme un roman­
cier de carte postale, lové dans la
mosaïque des peuples de l’Empire
austro­hongrois. Ses lecteurs appré­
ciaient l’exotisme de ses récits et
contes, et il était proche de la pay­
sannerie, philosémite, et surtout an­
tiprussien. La IIIe République, bonne
fille, l’éleva à la dignité de chevalier
de la Légion d’honneur en 1883. Des
organes de presse et des écrivains
avaient battu la campagne pour lui.
Il faisait l’événement. Le Figaro
l’avait porté en une en dé­
cembre 1886. Mais de flagellation
passionnelle on ne pipait mot. Les
soutiens de Sacher­Masoch avaient
soigneusement évité de regarder
derrière le trou de la serrure. Les
éditeurs français d’alors ne se ruaient
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
pas sur les textes masochistes. La
malédiction frappa Sacher­Masoch à
la fin de sa vie quand un psychiatre
autrichien lui confisqua son nom
pour y greffer la perversion sexuelle
appelée Masochismus. Ce Krafft­
Ebing n’en était pas exactement
l’inventeur puisqu’un patient berli­
nois qui lui confessait ses manies
sexuelles avait reconnu ses pratiques
dans les romans de Sacher­Masoch
(et ceux de Rousseau). Il est vrai que
La Vénus à la fourrure sortit en
France seulement en 1902 dans la
traduction de Raphaël Ledos de
Beaufort bien imparfaite, démulti­
pliée sans vergogne dans des livres
à la hâte. Ce maître­livre ressort chez
Pocket avec une nouvelle traduction,
dépoussiérée. Le cher Leopold a
aussi les honneurs d’une bande des­
sinée érotique noir et blanc sous la
plume de Guido Crepax, un dessina­
teur spécialiste de l’illustration éro­
tique. Sa Vénus à la fourrure est
une adaptation assez fidèle et riche
en scènes de soumission. De l’œuvre
copieuse de Sacher­Masoch (près de
quarante livres !), le volume si bien
collection particulière
nommé Œuvres maîtresses de la col­ À lire
lection « Bouquins » a retenu des ro­ La Vénus à
mans et des nouvelles éparpillés, la fourrure, Leopold
épuisés ou introuvables. Aujourd’hui von Sacher-Masoch,
« les passions d’un gynocrate » (titre nouvelle traduction
de la préface de Cécile Guilbert) ont de Pierre Malherbet,
éd. Pocket, 192 p., 5,70 €.
remplacé le romancier ethnogra­
Œuvres
phique qui « avait composé une maîtresses, Leopold
fresque historique, philosophique et von Sacher-Masoch,
allégorique de l’humanité ». La Pê- préface de
cheuse d’âmes et les ravissantes Cécile Guilbert,
nouvelles Les Batteuses d’hommes éd. Robert Laffont,
« Bouquins », 864 p., 28 €.
offrent une autre vision. Quant à la
Confession de ma vie par Wanda von La Vénus
à la fourrure,
Sacher­Masoch, sa première épouse Guido Crepax,
qu’il rencontra par lettres, elle décrit éd. Delcourt, « Erotix »,
les véritables infortunes de la vertu. 96 p., 16,95 €.
C’est le pendant de La Vénus à la Confession
fourrure qui contribua, malgré le de ma vie, Wanda
beau rôle que Wanda s’octroie dans von Sacher-Masoch,
préface de
ce livre inspiré aussi par son amant, Maxime Rovere,
un journaliste français véreux, à faire éd. Rivages poche,
litière du passé et à consacrer cet « Petite Bibliothèque »,
écrivain suprasensuel, prompt à 416 p., 9,65 €.
nourrir les serpents qui lui ron­
geaient le cœur. Fin de partie, le
masque du chevalier de Sacher­
Masoch était tombé.
Olivier Cariguel
Le magazine des écrivains Projection privée | 90
Croiser le regard
de Rohmer
Quatre ans après la disparition du cinéaste paraissent
une intégrale en DVD et une dense biographie. Instantanés
d’un grandiose amateur, par un amoureux de ses films.
Par Fabio Viscogliosi
U
n jour, c’était en janvier, il nei-
juLien faLsimage/stock
geait, je remontais la rue de
Belleville, et j’ai croisé le
cinéaste Éric Rohmer. Il était
très grand, portait une longue
cape ou quelque chose que j’associe vague-
ment à une pelisse ou à une capote militaire.
Sa main droite retenait fermement un sac en bandoulière, un sac
plutôt lourd que l’on devinait chargé de matière précieuse. Il sem-
blait surgir d’une autre époque, du Moyen Âge peut-être. Son visage
était pâle, et sec, avec la texture du papier. Mon regard a rencontré
le sien, une fraction de seconde, et je me suis dit que, désormais, il
y serait inscrit à jamais. Nos pupilles ont eu ce léger frémissement
qui indique que l’on reconnaît quelque chose. Non pas quelqu’un,
mais cet élément curieux, familier, qui nous invite à croire et à dou-
ter de tout, de la nature comme du froid, du réel et de ses effets.
Puis chacun a poursuivi son chemin.
Nous ne nous connaissions évidemment pas et je n’étais rien de plus
qu’un passant. Mais, c’est drôle, me suis-je dit, cet instant est typique-
ment rohmérien. Dans ses films, les protagonistes ne cessent de se
croiser, ainsi, de se jauger, de s’évaluer. Rohmer et son éternel ballet
de prémices où la parole attend de se délivrer.
À ce titre, La Boulangère de Monceau, le premier des « Contes
moraux », est exemplaire. Réalisé en 1963, le film déploie, en une
vingtaine de minutes, tous les ingrédients de l’œuvre à venir : le
goût du rituel, le désir, l’espérance, la répétition des gestes et des
trajectoires, le cœur qui balance d’une cible à l’autre, la valse des
possibles. Et, en filigrane, une certaine lutte des classes, dans tous
les sens du terme. Dans l’attente de revoir Sylvie, la belle jeune
femme aperçue sur le boulevard, le narrateur, un étudiant inter-
prété par Barbet Schroeder, se rabat sur la « petite boulangère » du
coin de la rue. Son approche amoureuse est d’autant plus cruelle
qu’il sait l’aventure sans avenir. La géographie du film, avec ses axes,
ses ruelles et ses passages, dessine d’emblée la distinction des
‘‘
I
l semblait surgir
d’une autre époque,
du Moyen Âge peut-être.
Son visage était pâle, et sec,
’’
avec la texture du papier.
origines et des milieux sociaux. Cette opposition cristallise dans le
sablé que Barbet Schroeder achète quotidiennement à la boulan-
gère. Et Sylvie, qu’il retrouve à la fin, a cette réplique cinglante et
sans appel : « Après tout, ça vous regarde de vous détraquer l’esto-
mac avec vos sales petits sablés. » La première fois que je l’ai enten-
due, de manière paradoxale, cette phrase m’a touché, droit au cœur.
Peut-être m’identifiais-je au sablé et à sa réalité friable ? J’étais saisi,
aussi, par la haute stature de Barbet Schroeder, bras ballants, sil-
houette burlesque arpentant le Paris de l’époque – au ralenti,
presque. Cette impression était renforcée par le son surajouté, en
léger décalage sur ces images faussement naturelles.
Lorsque j’ai découvert ses films, à la fin des années 1970, Rohmer
m’apparaissait comme une figure établie, sérieuse. Une figure plus
feutrée que celles de Godard ou de Truffaut (déjà élevés au rang
d’icônes), mais qui s’empare de vous de manière diffuse, telle une
essence aux vertus enivrantes. Ses films me parvenaient en vrac, par
le biais de l’écran de télévision – ciné-club ou cassettes VHS. Ce for-
mat lui allait bien, semblait-il, modeste et portatif, comme un livre de
poche que l’on emprunte sur une étagère de bibliothèque. À cet âge,
l’arrière-plan philosophique ou littéraire de Rohmer m’échappait en
grande partie. Ma famille vivait en province, le cinéma était pour nous
une expérience directe, sensuelle et exemplaire. Mais, par l’entremise
de ces acteurs au parlé bizarre, contrôlé, quelque chose d’inédit m’at-
teignait. Un récit métaphorique où le destin s’organise, impitoyable.
Ainsi, je regardais souvent La Collectionneuse, film que j’avais enre-
gistré sur le magnétoscope familial. Je guettais les reflets sur la peau
de Haydée Politoff, l’élégance sixties de Patrick Bauchau ou les sou-
rires en coin de Daniel Pommereulle. Mais j’y revenais surtout pour
respirer le parfum d’une géométrie curieuse et précise, un je ne sais
quoi qui me séduisait, malgré moi.
« Je ne crois pas tellement au hasard, déclarait volontiers Rohmer,
mais plutôt au sens de l’Histoire. » C’est un fait, entre ville et bord de
mer, entre campagne et parquet, ses personnages cherchent tous une
place dans le monde, ce qui est la moindre des choses. Tiraillé entre
la raison et la tentation, chacun aura sa chance, pourquoi pas ? Ado-
lescent, c’est peut-être ce qui me plaisait le plus, au-delà des histoires,
cette déambulation permanente dans un quotidien à portée de main.
Je pouvais me projeter dans ces gens si loin de moi, et si différents
les uns des autres – filles ou garçons, étudiants, oisifs, jeunes ou
vieux –, je pouvais m’y projeter car, en somme, ils n’étaient qu’un,
Rohmer lui-même, maître des pièces de son jeu.
Dans Ma nuit chez Maud, le personnage de Jean-Louis Trintignant
retrouve un vieil ami, joué par Antoine Vitez. Celui-ci s’étonne de le
croiser ici, précisément dans ce café de Clermont-Ferrand où ni l’un
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
91
Haydée Politoff dans La Collectionneuse d’Éric Rohmer (1967).
ni l’autre ne viennent jamais. « Au contraire ! répond Trintignant. Nos
trajectoires ordinaires ne se rencontrant pas, c’est dans l’extraordi-
naire que se situent nos points d’intersection, forcément. » Et il ajoute,
avec un petit sourire, comme pour s’excuser : « Actuellement, je fais
des mathématiques, à temps perdu. » À travers lui, c’est bien entendu
Rohmer qui s’exprime. Ce goût pour l’organisation maniaque du
temps et de l’espace se manifeste dans chacun de ses films. Ce qui
m’a toujours frappé, c’est la clarté et la simplicité de son exposé. Les
situations s’enchaînent de manière inexorable, entre le « délice de
l’artifice et la force du vrai ». Ses histoires s’ouvrent et se referment
de même, sobres et sans effets inutiles.
Au sujet de l’écriture d’Italo Calvino, Roland Barthes parlait d’une cer-
taine « mécanique du charme – en prenant le mot au sens fort qu’il
avait au xiie siècle, c’est-à-dire d’enchantement ». Cette formule
convient également à Rohmer, je pense. D’ailleurs, avec le temps, sa
mécanique s’est adoucie, de film en film. À partir de La Femme de
l’aviateur, on devine une plus grande tendresse pour ses personnages
et leur devenir, la logique de la séduction s’effaçant dans une interro-
gation plus profonde, existentielle.
Très discret sur sa propre personne, Rohmer s’est en revanche beau-
coup exprimé au sujet de ses méthodes. Fuyant toute forme de psy-
chologie, il s’en tenait souvent à des questions d’établi, de construc-
tion. Il faut le voir, dans Preuves à l’appui, le documentaire d’André
S. Labarthe en 1994, ouvrant sa valise sous les yeux amusés de Jean
Douchet, exposant ses petits projecteurs, une rallonge électrique, du
papier calque, un carton à dessin tapissé de papier d’aluminium. Ou
révélant les cahiers à spirale dans lesquels, plusieurs années aupara-
vant, il avait consigné notes, sujets et dialogues de ses films futurs.
« Mes scénarios sont en couleurs », disait-il avec malice. Et de
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
éd. potemkine
montrer les couvertures colorées de ces fameux cahiers, accordées
aux teintes des films. Loin de l’anecdote, cet aspect du travail
embrasse l’essentiel : « Si l’on est artiste, on est aussi amateur – ou
l’inverse. » Un peu surjouée, cette économie de moyens constitue
néanmoins sa force, et sa modernité, finalement.
Pour ma part, je dois avouer que la science du « bricolage » de Roh-
mer reste un modèle. Curieusement, son cinéma ravive sans cesse
mon goût de l’écriture. Plus qu’un matériau, il me transmet une
manière. Car les films, comme les livres, se fabriquent à la main, dans
un assemblage subtil de structures élémentaires. « Tout est affaire de
point de vue », répètent inlassablement ses personnages. Et Rohmer
d’ajouter : « Moi, je suis du côté du zoom ! »
À voir On sait que la mémoire fonctionne de même.
Éric Rohmer, S’il est permis de ne retenir des films que cer-
l’intégrale, tains détails, une série d’instants me re-
coffret 30 DVD et Blu-Ray, viennent, sans ordre : Antoine Vitez, un peu
éd. Potemkine, 200 € env.
ivre, observant la nuit de Noël par la fenêtre
À lire ouverte ; Béatrice Romand épinglant un pos-
Éric Rohmer. ter de Man Ray au mur de sa chambre ; une
Biographie, petite fille pensive sur un vaste canapé ; un
Antoine de Baecque jeune amoureux, qui pique du nez sur son
et Noël Herpe, café, en plein après-midi, gare de l’Est. Ou
éd. Stock, 606 p., 29 €.
En vente le 3 janvier. encore, Jean-Louis Trintignant au volant de
sa R16, en chasse derrière la mobylette de
À lire Marie-Christine Barrault ; le monde extérieur
de Fabio Viscogliosi
nous parvient à travers l’écran du pare-brise
Apologie du slow, embué, le son est celui de l’habitacle – res-
éd. Stock, 272 p., 19 €. piration, accélérations et changements de
En vente le 8 janvier.
vitesse. Il neige, et tout peut arriver.
 |
Le magazine des écrivains Projection privée 92

Un texte inédit d’éric rohmer

En parallèle de leur
biographie d’Éric
Rohmer, Antoine de
Baecque et Noël Herpe
ont rassemblé dans
un recueil, Friponnes
de porcelaine, plusieurs
nouvelles écrites
par le cinéaste, pour
l’essentiel dans les
années 1940. Ce ne sont
pas des textes
d’occasion : le jeune
Maurice Schérer,
professeur de lettres
classiques, s’est
longtemps destiné à la
littérature et publiera
chez Gallimard, sous le
pseudonyme de Gilbert
Cordier, un roman
Le révolver
p r é s e n tAt i o n
sera aussi radicale que chercha longtemps achevée au début de la silhouette de Paul
subite et relativement à adapter Une femme 1949. Comme la plupart Gégauff. Dom Juan
tardive, à l’approche douce). Ses nouvelles des autres textes, elle sardonique, capable
de la trentaine. tentent de concilier ne restera pas lettre des pires esclandres,
Ses récits de jeunesse ces deux versants : morte : sa trame sera porté sur le cynisme et
témoignent d’une la narration presque celle du film la provocation droitière,
écriture et d’un faussement neutre, La Carrière de Suzanne Gégauff a incarné
imaginaire d’emblée sèche, comme (1963). On y retrouve comme la part
solides sur leur base, photographique, le goût de Rohmer d’ombre, le génie noir
brillent déjà du d’anecdotes en pour la machination de la Nouvelle Vague,
paradoxe qui fera apparence dérisoires, et l’espionnage et a marqué Rohmer
le génie du futur et la torture de leur (la modalité essentielle qui, malgré sa timidité,
critique et cinéaste : analyse rétrospective, des relations entre aimait partir en virée
une tortuosité assurée. sur un mode moins les êtres, y compris avec lui. De ce point de
Y transparaissent psychologique que dans le comble de vue, le texte documente
des influences quasi policier – le la quotidienneté), mais aussi une misogynie
littéraires possiblement « mobile » des aussi cette cruauté violente, presque
antagonistes : Rohmer protagonistes restera feutrée, sinon ce doux cannibale, qui se verra
admirait aussi bien obscur, y compris à sadisme, inhérent aux gentiment châtiée lors
les behaviouristes leurs propres yeux. rapports de séduction. du dénouement. Rira
américains (Faulkner, La nouvelle dont nous Il est difficile de ne pas bien qui rira la dernière

‘‘
intitulé Élisabeth. Sa Dos Passos) que publions ici l’ouverture distinguer, dans en l’occurrence.
passion pour le cinéma Dostoïevski (dont il a été semble-t-il le personnage de Max, Hervé Aubron

D
ix-huit ans est un âge sans excuse. L’ancien café d’Har-
court a gardé longtemps le souvenir de la bande
d’étudiants qui, dans les premiers mois de 1935, s’y
rassemblait chaque soir. Nul doute que tel de mes
camarades ne persiste à parer cette période de sa
jeunesse de l’éclat dont l’exubérance, la fantaisie, une certaine affec-
tation de cynisme peuvent encore briller aux yeux d’un homme main-
tenant asservi aux obligations de son état. Ce genre d’attendrisse-
ment m’a toujours mis en défiance ; car où puiserions-nous la force
de vivre sinon dans le mépris de l’âge qui a cessé d’être le nôtre,
même si nous l’auréolons des prestiges d’une fraîcheur à jamais per-
due ? Quant à moi, un naturel calme, un caractère plus dissimulé
m’avaient fait très tôt déceler l’hypocrisie d’un jeu que les autres
savaient mimer avec une insolence feinte. J’avais eu une enfance trop
naïve pour ne pas atteindre sans transition à la duplicité de l’âge
même et je m’étonnais de voir mes camarades douter beaucoup
moins de leur propre candeur que leurs allures et leurs propos
n’auraient pu le faire croire. Honteux et redoutant une mise à l’écart
dont j’exagérais l’imminence, je me mis en devoir de les battre sur
leur propre terrain ; ce que j’obtins très vite avec une facilité qui les
étonna tous autant que moi.
Nous étions quatre à être dans le secret. Tirer un coup de pistolet
dans un salon était pour nous une farce trop banale. Il avait fallu la
compliquer d’une savante mise en scène que nous mîmes plus de
huit jours à régler. Ce n’était pas une simple facétie : notre bande se
trouvait divisée en deux factions et nous cherchions le moyen de
nous venger d’un certain Pfeiffer, celui précisément qui nous avait
invités. Nous escomptions un double résultat : provoquer un scan-
dale chez lui et faire cesser ses assiduités auprès d’une fille que cour-
tisait l’un d’entre nous. Celui-ci devait prendre à partie l’auteur de
la machination, Max, un garçon avec qui j’étais très lié. Feignant de
l’avoir surpris avec elle et apportant à cela des preuves que nous
mîmes tout notre soin à rendre convaincantes, il tirerait sur lui et
Max ferait le mort le plus longtemps possible. Nous nous appli-
quions à régler minutieusement les phases de la querelle : tout fut
si bien monté que notre rival, au début, s’y laissa prendre et que la
fin ne gâcha presque rien. Les répétitions se faisaient ordinairement
dans ma chambre, toute proche du café et assez spacieuse pour se
prêter aux évolutions nécessaires. J’avais pris très au sérieux mon
rôle de metteur en scène et me félicitais de la docilité des deux
acteurs. Une parole malheureuse de Max nous avait obligés à mettre
dans la confidence une fille que nous voyions souvent à cette
époque-là mais qui ne faisait pas partie de la bande. J’en voulais à
Max de l’avoir introduite parmi nous et d’avoir adopté à son égard
une attitude que j’aurais fort bien admise chez lui en tout autre cas,
mais que la répulsion même qu’elle m’inspirait me rendait difficile-
ment supportable. Je haïssais jusqu’à son nom de garçon – elle s’ap-
pelait Paule, l’éclat insolite de ses yeux noirs déparé par un visage
assez ingrat, la patience avec laquelle elle endurait toutes les vexa-
tions que Max s’acharnait à lui infliger. Paule n’était pas laide, mais
avec l’assurance propre à notre âge, nous l’avions exclue d’emblée
de la catégorie des femmes désirables, je veux dire dont la possession

| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
93

aurait pu en quelque manière être flatteuse pour notre amour-

propre. « Paule ne mérite pas la perte d’une demi-minute, se plaisait
à dire Max, même le temps de lui expliquer à quel point je me fiche
d’elle. » Mais je comprenais mal pourquoi il s’obstinait à la traîner
toujours avec lui, la gratifier de ses caresses, ses sourires, ses mots
affectueux. Sa conduite à l’égard des femmes n’avait cessé de
m’étonner. Beau garçon, extrêmement brillant, avec ce brin de cour-
toisie et de cynisme qui aurait dû lui assurer toutes les conquêtes,
il paraissait se défier de ses avantages et restait la plupart du temps
dans une réserve peu compréhensible. Contrairement à ce qu’il
déclarait, on eût dit que la possession d’une femme lui semblât méri-
ter d’autant moins d’efforts que celle-ci était plus digne de son désir ;
je m’irritais de le voir si peu empressé à se rapprocher de celles qui,
par exception, trouvaient grâce à mes yeux, et céder tout à coup aux
avances des filles qu’il affectait de mépriser le plus. On aurait, à la
rigueur, admis qu’il fût aussi prompt à les quitter qu’il l’avait été à
les conquérir, mais il s’ingéniait, au contraire, à retarder le moment

rue des archives/agip

qu’il avait choisi pour se débarrasser d’elles, dépensant jusqu’au
dernier jour le plus précieux de ce talent de comédien dont il se
montrait ailleurs si avare. Depuis qu’il avait fait la connaissance de
Paule, il ne se passait pas de jour qu’il n’imaginât quelque nouveau
moyen de rupture ; cela même faisait, avec le complot, le principal
sujet de nos conversations et la rigueur de son machiavélisme avait
fini par me laisser désarmé.
Force donc m’avait été de subir la présence continuelle de Paule ;
mais le blâme secret que j’infligeais à notre commune attitude
déteignait sur les moindres de mes propos et je manifestais à son
égard une muflerie inhabituelle chez moi dont elle ne semblait pas
me tenir rigueur, l’attribuant, sans doute, à quelque bizarrerie de
mon caractère.
Il n’est peut-être pas inutile que je retrace les circonstances dans
lesquelles je l’avais connue : nous nous trouvions invités chez un de
nos amis et n’avions d’yeux que pour une fille à la beauté déjà répu-
tée et à qui nous cherchions, depuis longtemps, à être présentés.
Je crus d’abord Max mécontent de s’être embarrassé d’une com-
pagne et n’en admirais que plus son aisance et son tact parfaits ;
d’ailleurs, je connaissais trop son goût des machinations subtiles
pour douter que, le moment venu, il ne fît de la présence de Paule
une arme contre ses éventuels concurrents au nombre desquels je
m’étais déjà promis de figurer. Aussi ne laissai-je passer aucune occa-
sion de faire danser Sonia – tel était le nom de notre idole – et de
m’asseoir auprès d’elle. Je n’eus pas de peine à me montrer le plus
brillant et me réjouissais de mon demi-succès, inquiet toutefois de
l’indifférence que Max continuait à affecter. Il ne cherchait même
plus à parler à Sonia et s’était installé auprès de Paule, bavardant,
souriant, risquant quelques discrètes caresses. La soirée se prolon-
gea assez tard dans la nuit et, une fois dans la rue, Max invita tout le
monde à attendre l’aube dans son appartement. Sonia prétexta
qu’elle n’avait que quelques pas à faire jusque chez elle et proposa
à Paule, qui habitait dans un quartier excentrique, de venir coucher
dans sa chambre. Nous prîmes congé de Max, puis j’accompagnai
les deux jeunes filles : Sonia se laissa embrasser et me donna rendez-
vous pour le lendemain.
Avant de me quitter, Max m’avait glissé quelques mots. « Je vois que
ça n’a pas l’air de trop mal marcher pour toi ; ne perds pas ton
temps… L’autre est infâme ; je pourrais faire
d’elle ce que je voudrais, mais elle n’en vaut À lire
vraiment pas la peine ; je te raconterai… » Friponnes
Je savais Max assez généreux pour s’effacer, de porcelaine,
à l’occasion, devant moi. J’eus honte du mau- Éric Rohmer,
vais tour que je venais de lui jouer, d’autant éd. Stock, 300 p., 20 €.
En vente le 3 janvier.
plus que j’avais senti Sonia assez réticente et
Éric Rohmer, le 9 janvier 1971 : il vient de recevoir
le prix Louis-Delluc pour Le Genou de Claire.
ne me faisais guère d’illusions sur mes chances de la conquérir. En
fait, elle ne vint pas au rendez-vous et je fus quelque temps sans pou-
voir la rencontrer.
Dès que je revis Max, je lui avouai ma déconvenue. « Tu as tort de te
décourager, me dit-il ; tu étais très bien parti ; enfin, ça te regarde. »
Je le persuadai de prendre ma place. Il s’y résigna d’assez mauvaise
grâce et plus de huit jours passèrent à échafauder des plans plus
compliqués les uns que les autres ; mais l’occasion souhaitée ne se
présentait jamais ; Sonia restait insaisissable.
Un soir, Max me téléphone de venir passer la soirée chez lui. Ses
parents qui habitaient en banlieue possédaient à Paris un pied-à-
terre qu’il était en général seul à occuper. Quand j’arrivai, quelques
amis se trouvaient réunis dans le salon. Max semblait très énervé.
« J’ai téléphoné à la petite de l’autre jour, me dit-il. Elle est fichue de
ne pas venir. Elle le paiera. » Il commença à me raconter comment
il avait fait sa connaissance. Elle lui avait été présentée chez un de
ses cousins et il ne se rappelait pas lui avoir adressé la parole.
Quelque temps après, il reçoit en pleine nuit un coup de télé-
phone : « Bonjour, Max, ici Colette. – Quelle Colette ?… » On rac-
crocha. Huit jours plus tard, nouveau coup de téléphone de la
même Colette ; toujours impossible d’identifier la voix : « Cette fois-
ci, je fis semblant d’être pris au piège mais aucune des réponses qui
me furent faites ne put me servir de repère. J’étais d’autant plus
irrité que celle qui me téléphonait semblait assez experte et, parmi
mes connaissances, je ne vis qu’une seule fille capable de cette
gaminerie. Je n’étais pas allé à un rendez-vous qu’elle m’avait donné,
il y avait un an de cela, et je savais qu’elle cherchait à me revoir. Je
trouvai cette naïveté charmante et décidai de me réconcilier avec
elle au téléphone enfin, je suis maintenant sûr de bien reconnaître
sa voix, je m’avance prudemment et, quand j’en arrive à la quasi-
certitude qu’il ne peut s’agir que d’elle, je prononce son nom. Un
éclat de rire me répond : “Mais non, c’est Paule, Paule vous savez
“bien, l’amie de vos cousins”… C’est infâme, conclut Max en me
jetant un clin d’œil ironique : une jeune fille bien élevée et qui ne
me connaissait même pas ! Elle mérite d’être punie. Ça lui appren-
dra de faire des blagues au téléphone. »
Bientôt, Paule fit son entrée. […] © Stock/Imec

| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
Le magazine des écrivains Cadavre exquis | 94
Premier volet d’une nouvelle rubrique, en forme de fiction
collégiale, entre feuilleton et work in progress : chaque mois,
un écrivain différent enchaînera sur les précédents épisodes,
sans canevas préétabli. François Beaune lance les dés.
Liberté
Par François Beaune*, illustration Amandine Ciosi pour Le Magazine Littéraire
‘‘ I
l y a tatoué « Liberté » sur les veines, à
l’intérieur du poignet, d’une écriture
déjà bleu pâle, douce et déliée. Pour
héLie/gaLLimard
que je voie ce mot dès que j’en ai envie,
m’explique Monique, dès que j’en ai
besoin. Nous sommes assis dans la salle à
manger de sa jolie maison de La Marsa, un
quartier chic, balnéaire de Tunis. Belle grande blonde aux yeux
bleus, la quarantaine, à la tête d’une petite entreprise prospère. Je
lui demande comment elle est arrivée là. Elle me dit que c’est une
drôle d’histoire, qui commence en Belgique, près de Charleroi.
À l’époque j’ai 19 ans, je suis étudiante en médecine. Dans un café
où l’on se rend souvent, il y a un serveur. Un soir je le drague et ça
marche. Mon premier petit-copain. Je suis tellement contente. Au
bout de quelques mois, il faut que j’en parle à ma mère. Quand elle
entend ça, elle me dit : Il est hors de question que je sois au courant
et ton père non.
La règle de mon père c’est que je n’ai pas le droit d’avoir de petits-
copains. Il faut que je ne voie personne pour me concentrer sur
mes études. À la fin, comme ma mère insiste, je lui avoue, et comme
prévu il devient fou. En plus un étranger, un Tunisien, un foot-
balleur. Il me dit qu’il faut rompre, moi je veux pas, je suis super
amoureuse, j’ai l’âge d’avoir un petit-copain. Les deux semaines sui-
vantes je continue de le voir.
Ce week-end-là, dès que je rentre, mon père me demande si je l’ai
quitté. Je dis que non, et là il ne dit rien, il ne me frappe pas. Bizarre.
Mon père me frappe depuis toujours, et pas n’importe comment,
bien bien. Le lundi je retourne à la fac. Un soir je suis chez mon
petit-copain, c’est le milieu de la nuit, quelqu’un toque à la porte.
Mon père ma mère ma sœur sont dans la cage d’escalier. Je com-
prends qu’il a réussi à faire parler ma sœur. Il m’attrape par la peau
du dos et me ramène à la maison. Là il me frappe, mais surtout il me
‘‘ D
ès que je rentre, mon
père me demande si je l’ai quitté.
Je dis que non, et là il ne dit rien.
Bizarre. Mon père me frappe
depuis toujours, et pas n’importe
’’
comment, bien bien.
dit : Tu le verras plus, tu n’iras plus à la fac, on va t’enfermer. Je ne
comprends pas ce qui m’arrive, mais je sais qu’il va le faire, alors que
devenir médecin c’est mon rêve depuis toute petite.
Un jour je toque chez les voisins, affolée, je leur explique que mon
père me tient enfermée. La gare est loin, s’ils peuvent m’emmener.
Ils connaissent mon père, ils me disent : Pas maintenant, reviens
plus tard.
Je fais semblant de dormir, je baisse les volets, pas jusqu’au bout, je
rouvre la fenêtre, avec mon petit sac. On part dans la campagne, il
n’y a rien que du noir. À un moment, le monsieur s’arrête, ses deux
fils avec lui à l’arrière de la voiture. Je me dis qu’il va m’arriver un
truc grave. Mais non, il règle juste les phares.
Il me pose à la gare, je prends le train, j’arrive chez mon petit-
copain, toute contente de le retrouver, mais lui n’est pas content de
me voir. Qu’est-ce qui se passe ? je lui dis. Il m’explique qu’il est sans
papiers, illégal en Belgique : Je ne veux pas de problème, il faut que
tu retournes chez toi. Moi je lui dis que je ne peux pas, si je retourne
chez moi mon père va me tuer au sens propre. Mais lui me dit : Si
tu ne rentres pas, il va porter plainte contre moi et je vais me faire
expulser.
J’appelle mon oncle, je lui demande s’il peut intervenir, dire à mon
père que je me rends compte que j’ai fait une bêtise, que je veux bien
rentrer, mais que j’ai peur. Donc il parle à son frère, me rappelle : Tu
peux y aller, ton père promet qu’il te touchera pas. Je rentre. J’ai pas
du tout envie mais j’ai pas le choix. Entre-temps mon petit-copain m’a
promis d’essayer de régler ses papiers le plus vite possible, pour que
je puisse revenir près de lui. J’arrive à la maison, je suis morte de peur,
mon père ouvre, il m’attrape, et là il me massacre, à un moment je
tombe en arrière contre la cheminée en marbre, et ça m’effleure juste
la tête, à quelques centimètres, ma tête éclate.
Je passe la nuit à me demander quoi faire. Il sait que je vais essayer
de m’enfuir. Depuis qu’il m’interdit d’aller à la fac, tous les matins il
m’emmène avec lui au boulot, je suis devenue standardiste dans sa
société, personne ne me laisse seule.
Un matin je m’habille : trois robes, cinq petites culottes, deux tee-
shirts, tout ce que je peux mettre sur moi sans que ça se voie trop.
Je prends ma place de standardiste et je me dis quitte ou double, je
vais voir le patron, qui a l’air de quelqu’un de gentil. Je lui raconte
mon histoire. Il me dit : Partez, bonne chance. À ce moment je me
rend compte que je ne suis pas folle. Je suis tellement surprise que
ce monsieur me comprenne.
Je retrouve mon petit-copain, qui n’est pas très content de me voir,
mais il n’a pas trop le choix, chez mes parents, c’est trop dangereux
pour moi. On se cache chez un ami à lui. Chaque jour il va voir son
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
95
appartement, mais rien de louche. Alors on réintègre l’appartement,
on s’endort. Mais, au lever du soleil, comme la loi le permet en Bel-
gique, plusieurs flics sont là, ils lui mettent les menottes, moi non.
Dans deux voitures séparées, puis au commissariat, lui en cellule,
moi sur un banc. Mon père a porté plainte chez le procureur du roi.
Il leur a expliqué que mon petit-copain est dealer, traite des Blanches,
détournement de mineure. Un ordre d’expulsion est émis, il doit
quitter le territoire dans les trois jours. Heureusement des gens du
club interviennent, il n’est pas amené menotté dans l’avion, il a le
temps de faire ses affaires.
Je me retrouve seule, sans argent, sans rien. Je m’installe à Namur,
un copain de fac me prête sa chambre. Pour vivre je me fais engager
au Quick, mais j’ai qu’une idée en tête, qu’il revienne, qu’on soit
ensemble. Je fais tout ce que je peux, je me démène, j’écris à la
reine, je vais voir des ministres, j’essaie de lui obtenir un contrat de
travail, un permis de séjour. Les gens du Droit de la jeunesse, qui
m’aident beaucoup aussi, portent plainte contre mes parents pour
coups et blessures. Ils n’auront que deux issues : ou bien m’éman-
ciper, ou bien me payer une pension alimentaire. Comme je sais
que ça mes parents ne le feront jamais, je me dis super, ils vont
m’émanciper, je pourrai être libre, avoir un
passeport. En Belgique, 19 ans, c’est mineur À lire
à l’époque. On s’écrit, on se téléphone. En de François Beaune
septembre, c’est trop dur pour moi d’être si La Lune dans
loin, je vais dans une agence de voyages, la le puits, éd. Verticales,
dame me dit que je peux aller en Tunisie 514 p., 20 €. (Lire le
sans passeport du moment que je suis en dernier Magazine Littéraire,
n° 538, p. 34.)
voyage organisé, la carte d’identité suffit,
| |
Janvier 2014 539 Le Magazine Littéraire
illustration amandine ciosi pour le magazine littéraire
mais j’ai pas les moyens, alors elle me fait de faux documents, j’ar-
rive ici en Tunisie, je me rappelle le douanier avec son tampon sur
le papier qui se doute qu’un truc cloche.
On passe une semaine ensemble, puis je rentre en Belgique. Je suis
sur le point de gagner mon procès. Pour ne pas dépenser trop, je
loge toujours dans le foyer d’étudiants. En face il y a une boulange-
rie, tous les matins je prends le pain là, ils cuisent à mesure de la
journée, du pain toujours bien chaud. Machinalement je dis deux
croissants, et quand je relève la tête, devant moi : ma mère. Alors
que je n’ai aucune nouvelle, alors qu’ils vivent loin et qu’on est à
Namur. Tout ce temps je me suis promis si je les vois de leur cracher
à la gueule, je les déteste, et là je fais rien de tout ça, je reste para-
lysée, je me mets à pleurer, ma mère au fond je lui en veux pas, elle
fait que subir, et puis je vois ma sœur, que j’aime trop, sortir de
’’
l’arrière-boutique avec un plateau de pains au chocolat, mais qu’est-
ce qu’elles font là ?
Avec ma sœur on sort prendre un café, elle m’explique qu’ils ont
repris ce commerce en gérance, elle a une queue de cheval, mais on
voit qu’il n’y a plus de cheveux sur les côtés et derrière. Je lui dis :
Qu’est-ce que tu as ? Elle défait sa queue et je vois deux grands trous.
Je lui dis : Mais c’est quoi ? Elle me dit : Tu sais, quand j’ai donné
l’adresse, et qu’à cause de moi mon père t’a retrouvée, je me suis
sentie très très mal, coupable de tout ce qui arrivait. D’après le méde-
cin, c’est le choc qui a fait ça. (à suivre…)
* Pour son tout dernier livre, La Lune dans le puits, François Beaune
a collecté auprès d’anonymes, tout autour de la Méditerranée, une multitude
d’histoires vraies. Ce texte est le début de l’une d’entre elles, trop longue et
mouvementée pour finalement apparaître dans le livre. L’auteur se propose
d’en livrer la suite « réelle » une fois que le cadavre exquis aura pris fin.
 Retrouvez l'ensemble des numéros du
Magazine Littéraire et profitez de réductions
La collection exceptionnelles en commandant par lot.

LE MAGAZINE Prix unitaire : 7,50 € (frais de port inclus)

[ 10% d’économie
LOT de
4 numéros

27 €
[ 20% d’économie
LOT de
8 numéros

48 €
Le lot
le plus
avantageux
 [ 30% d’économie
LOT de
12 numéros

63 €

Au

0 €
0€
0€
Au

Au

li e 3 lie 6 ie

9
u de u de

l
u de

LE COFFRET Prix unitaire : 13 €

Conservez une année du Magazine Littéraire

dans cet élégant coffret réalisé sur mesure,
dans une belle matière à la fois robuste et raffinée.

Commandez un lot
de 3 coffrets et
réalisez
+ de 25 %
d’économie
[ LOT de
3 coffrets

29 €
Au

€
9

eu 3
li

Marquage argenté de
sur la tranche.

VOTRE CADEAU si votre commande atteint ou dépasse 55 €

ecevez, en cadeau, l’indispensable carnet Quo Vadis
Recevez, Reliure cousue au
d’une valeur de 15 €. touché velours, griffé

■ 192 pages - Format 10 x 15 cm

Imprimé et assemblé en France.
Papier ligné Clairefontaine 85 gr,
coloris ivoire

Un marque-page tissé Un lien pour

maintenir votre
Une pochette intégrée, carnet bien fermé
idéale pour le rangement.
Commander, c’est très simple ! Cochez les numéros qui vous intéressent puis calculez
le montant de votre commande à l’aide de notre grille tarifaire.
Découpez la page ou photocopiez-la avant de nous la renvoyer.
Année 2011  N°514 décembre 2011  N°524 octobre 2012 
 N°505 février 2011  Dossier : Rousseau, l’ombre des Lumières  Dossier : Ce que la littérature sait de la folie 
Dossier : Céline  Entretien : Lucien Jerphagon Entretien : Michel Ondaatje
Entretien : Gonçalo M. Tavares,   Année 2012  N°525 novembre 2012
prix du meilleur livre étranger Dossier : Ce que la littérature sait de la mort 
 N°515 janvier 2012 Entretien : Pascal Quignard
 N°506 mars 2011  Dossier : Saint-Simon, un assassin à la cour 
Dossier : Les littératures nordiques  Entretien : Régis Jauffret « On n’écrit pas   N°526 décembre 2012
Entretien : Ian Mc Ewan  impunément »  Dossier : Ce que la littérature sait de l’autre 
Entretien : Jean Starobinski
Enquête : Pour s’y retrouver dans   Enquête : Dans les coulisses 
les livres audio de la Comédie-Française Année 2013
 N°507 avril 2011   N°516 février 2012   N°527 janvier 2013 
Dossier : Kundera en Pléiade, le sacre d’un croyant  Dossier : Les écrivains et l’Occupation  Dossier : Tolkien, la fabrique d’un monde 
Entretien : Antonio Lobo Antunes  Entretien : Michael Cunningham   Entretien : Toni Morrison « Tout art véritable 
Enquête : Au bonheur des biographes « Je ne parviendrai pas à écrire le grand livre  est politique » 
dont je rêve »  Enquête : Les « gender studies »
 N°508 mai 2011   N°528 février 2013
Enquête : La poésie, une passion française
Dossier : Cioran, désespoir, mode d’emploi  Dossier : Tennesse Williams, l’écriture du désir 
Entretien : Philippe Forest    N°517 mars 2012 
Dossier : La littérature japonaise  Entretien : Alessandro Baricco 
« Qu’on m’accuse de tout ce qu’on veut » Enquête : Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ?
Entretien : Haruki Murakami commente 
 N°509 juin 2011  « 1Q84 »   N°529 mars 2013 
Dossier : Balzac, le génie moderne  Enquête : Les meilleurs mangas Dossier : Le vampire, métamorphose d’un 
du roman classique  immortel 
 N°518 avril 2012 
Entretien à trois voix : Arno Bertina,  Entretien : Salah Stétié
Dossier : Virginia Woolf, étrangère à elle-même 
Pierre Senges, Tanguy Viel   N°530 avril 2013
Entretien : Claudio Magris
Enquête : A quoi bon la théorie littéraire ? Dossier : L’écriture de soi 
 N°519 mai 2012 
 N°510 juillet-août 2011 Dossier : Le polar aujourd’hui  Entretien : Jeffrey Eugenides « Le roman n’est 
Dossier : D’Ovide à Blanchot, la solitude  Grand entretien : Michael Connely   pas arrivé au bout de son histoire » 
Entretien : Tahar Ben Jelloun « Derrière chaque  « Le romancier n’a aucun devoir » Enquête : Internet change-t-il notre façon de 
œuvre, il y a un drame qui se cache »  penser ?
 N°520 juin 2012 
Enquête : Ils publient leur premier roman  N°531 mai 2013
Dossier : Borges. Eloge de l’imaginaire  Dossier : Stefan Zweig, l’écrivain et ses mondes 
 N°511 septembre 2011  Entretien : Michel Onfray « Comment trouver 
Dossier : Rabelais  Entretien : Peter Handke « La vraie fiction, 
le bonheur ? » c’est une grâce »
Entretien : David Grossman   N°521 juillet-août 2012 
Enquête : Que reste-t-il de Lacan ?  N°532 juin 2013
Dossier : Eloge du voyage 
 N°512 octobre 2011 Entretien : William T. Vollman   Dossier : Les romancières américaines
Dossier : Le mystère Maupassant  « Notre monde manque de grandeur »  Entretien : Paul Auster « L’esprit de sérieux me 
Entretien : Philip Roth « Il arrive qu’on  Enquête : Quelles utopies pour aujourd’hui ? fait suffoquer »
se révolte contre un de ses propres livres »   N°522 août 2012   N°533 juillet 2013
Enquête : Biofiction : des vies rêvées SPÉCIAL : 10 grandes voix de la littérature  Dossier : La trahison
 N°513 novembre 2011 étrangère Entretien : Michel Serres « J’ai assisté à la vic-
Dossier : Duras   N°523 septembre 2012  toire des femmes »
Entretien : Annie Ernaux « La fiction n’a pas  Dossier : Queneau   N°534 août 2013
sa place dans ce que je fais »  Entretien : Marc Fumaroli  SPÉCIAL : 10 grandes voix de la littérature 
Enquête : L’écriture à l’épreuve de la folie Enquête : Y a-t-il encore une pensée française ? étrangère

Merci de retourner cette page complétée et accompagnée de votre règlement à : Le Magazine Littéraire - Sophia Publications
BP 65 - 24 Chemin latéral - 45390 Puiseaux - Tél : 00 33 2 38 33 42 89 - Fax : 00 33 2 38 34 32 23

Calculez le montant ❑ M. ❑ Mme ❑ Melle

✃

V539

de votre commande Nom

Articles Qté Prix TOTAL
commandée unitaire Prénom
LE MAGAZINE
Exemplaire(s) ................................ x 7,50 € = ............................... Adresse
Lot(s) de 4 ex. .............................. x 27,00 € = ...............................

Lot(s) de 8 ex. .............................. x 48,00 € = ...............................

Lot(s) de 12 ex. .......................... x 63,00 € = ................................

Code postal Ville
LE COFFRET
Coffret(s) .............................................. x 13,00 € = ................................
Pays Téléphone
Lot(s) de 3 coffrets ........................ x 29,00 € = ................................

Participation aux Je choisis de régler par : ❑ chèque à l’ordre du Magazine Littéraire ❑ carte bancaire
frais de port pour l’étranger
- par coffret ................... x 3,00 € = ...............................
N° Expire fin
Si vous souhaitez recevoir des offres de notre part, via Internet, merci de nous indiquer votre adresse email :

MONTANT TOTAL DE MA COMMANDE ................................................. € .........................................................@ ...........................................................................................................................

Ma commande atteint ou dépasse 55 €, je reçois le Carnet Quo Vadis EN CADEAU

  Signature obligatoire
Merci de noter les 3 derniers
chiffres du numéro inscrit
Votre commande vous parviendra dans les 3 semaines qui suivent l’enregistrement dans la zone signature,
de votre règlement.
Conformément à la loi « Informatique et Libertés «du 06.01.1978 (art. 27), vous au dos de votre carte bancaire
disposez d’un droit d’accès et de rectification des données vous concernant.
 |
Le magazine des écrivains Le dernier mot
Bonnets rouges
et rouges bonnets
Par Alain Rey
I
nspiré de l’expression où les bonnets sont blancs, probable-
ment de coton et de nuit, ce titre évoque l’exacte équivalence
et, par là, quelque insignifiance. Mais ce serait oublier qu’un
pauvre type n’est pas toujours un type pauvre, ni un acteur
grand forcément un grand acteur. La place de l’adjectif peut
signifier. Sa nature aussi, et, au chapitre des bonnets, des chapeaux
et des coiffures, formes et couleurs racontent des histoires et portent
des symboles.
« J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire », écrivait le grand
Victor. Cette rougeur était révolutionnaire et, de fait, les bonnets
rouges coiffaient les jacobins porteurs de pantalons – et, donc, sans-
culottes bien qu’ils n’aient pas le derrière au vent. Ces bonnets, un
Journal des théâtres de 1792 en parle : « des patriotes [coiffés] d’un
bonnet rouge dont la pointe se recourbe en avant à la manière du
Cornu Phrygien ». Révoquant la Phrygie et le jacobinisme, les mo-
dernes « bonnets rouges » n’aimeraient pas être qualifiés de cornus
phrygiens. Ils font référence à une jacquerie bretonne dressée contre
la rude fiscalité royale, sous Louis XIV. Ils forment, dit-on, un « col-
lectif », par individualisme, d’ailleurs. Les symboliques jouent avec
l’histoire, et la rougeur de cette coiffure s’était rangée du côté du
jacobinisme. Dans L’Éducation sentimentale, parue en 1869 sous
l’Empire second de Napoléon le Petit, s’opposent les bonnets rouges
républicains et les bonnets de coton royalistes, qui étaient blancs :
deux couleurs sur trois du drapeau national français.
Les bonnets peuvent donc transmettre des messages opposés, et les
symboles de la révolte être mis à diverses sauces. Un tribun politique
(ils se font rares) frontalement de gauche affirmait que les bonnets
98
rouges étaient ceux d’esclaves manifestant pour les droits de leurs
maîtres. Ainsi ces bonnets rouges seraient au service des gros bon-
nets. Jetant tout autre bonnet par-dessus les moulins, les portiques
et les radars, ennemis à détruire (il y a en eux du don Quichotte), ils
manifestaient avoir la tête près de leur emblématique bonnet.
Bonnet est d’ailleurs un mot d’origine très discutée, où basse latinité
et langue des Francs se mêlent – mais les langues celtes sont curieu-
sement absentes dans l’affaire. Ce mot est l’occasion de très nom-
breux symboles, métaphores et façons de parler, y compris ce bonnet
de police un peu oublié qui aurait pu s’opposer à la colère, forcé-
ment rouge, des manifestants.
Sous les bonnets, les têtes, pleines de rancœur et d’intérêts épar-
pillés ; des révoltes légitimes et des manœuvres politiques. Les bon-
nets de la colère et les joueurs de bonneteau, les honnêtes bonne-
tiers et les bonneteurs qui les manipulent ? La signification du bonnet
fut parfois négative. Au XVIe siècle, les « bonnets jaunes » étaient ceux
des bouffons, avec des pointes à grelots ; il y eut aussi les bonnets
DANIEL MAJA POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
ronds et les bonnets carrés, propres à d’honorables professions, et
même des bonnets d’âne, dont on ne précise pas la couleur.
La symbolique est un art difficile : évoquer l’identité bretonne, le
rejet du pouvoir central, de la gabelle et des taxes, le refus primal de
la contrainte par l’État, peut entraîner d’autres signaux moins
sympathiques : destruction de biens publics, refus des contributions
collectives, héritage poujadiste, indifférence au combat pour la pla-
nète et la santé… Le bonnet rouge ne paraît pas compatible avec
l’esprit des Verts ; c’est même dans sa nature. Mais où sont donc
passés les bonnets verts ?
| |
Le Magazine Littéraire 539 Janvier 2014
 La nouvelle collection poche
9,90 €

n o u v e a u x r e g a r d s

Treize titres sont déjà disponibles

N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S
N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S

Albert
Marg uerite Duras Marg uerite
Écrire la guerre Écrire
T
Camus oute sa vie durant, Marguerite Duras se sera non seulement
battue avec les mots (dans tous les registres, du roman
à l’article de presse), mais elle se sera également aventurée L
Duras e xxe siècle a débuté avec la Grande Guerre, premier
exemple d’un conflit total et quasi industriel, sollicitant
à des fins meurtrières les toutes dernières technologies.
la guerre
Marg uerite Duras

Écrire la g uerre
Albert Camus

dans les théâtres et sur les plateaux de cinéma. Cent ans après que se sont ouvertes les tranchées,
Des contributeurs venus de tous horizons tentent ce recueil évoque la manière dont les écrivains ont mis
ici de circonscrire une œuvre et une écriture sans égale, leur art et leur pensée à l’épreuve de cette expérience
souverainement nue. Il s’agit aussi d’explorer une sidérante.
« Il faut être plus fort Autour de ce gouffre fondateur seront
« … devant cette nuit chargée « Ah, vous voulez vraiment voir
mythologie
de signes et d’étoiles, entêtante : celle que dessinent ses textes, mais
je m’ouvrais que l’écrit, plus fort que
abordés ici soi,
quelques autres corps à corps entre guerre comment on tue les gens ? »
aussi
pour la première foiscelle
à la de sa propre vie et de son personnage public.
tendre pour aborder l’écriture.
et littérature, à travers l’histoire (de l’Antiquité grecque Un vieux capitaine
indifférence du monde. » Tout le monde a peur. dans L’Incursion, de Tolstoï
à la guerre froide, de Tolstoï à Faulkner ou à Guyotat).
Moi, j’ai pas peur. »
INCLUS : UN ENTRETIEN AVEC MARGUERITE DURAS
ET UN DIALOGUE ENTRE ELLE ET JEAN-LUC GODARD LES CONTRIBUTEURS : Pierre-Marc de Biasi, Michel Delon, Marc
Kravetz, Georges Nivat, Louis Nucéra, Lionel Richard, Jean Roudaut…
LES CONTRIBUTEURS : Aliette Armel, Pascal Bonitzer, Hélène Cixous, Viviane
Forrester, Dominique Noguez, Laurence Plazenet, Enrique Vila-Matas… La collection « Nouveaux regards » du Magazine Littéraire
pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature
La collection « Nouveaux regards » du Magazine Littéraire française et étrangère. Elle rend compte de lectures
pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature inédites, de critiques modernes, d’analyses imprévues ;
française et étrangère. Elle rend compte de lectures parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque
inédites, de critiques modernes, d’analyses imprévues ; époque est une œuvre morte.
parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque
époque est une œuvre morte. Parus dans la même collection :
Roland Barthes, Albert Camus, Louis-Ferdinand Céline,
Parus dans la même collection : Marguerite Duras, Montaigne, Marcel Proust,
0-05-7 9,90 € ISBN 979-10-91530-04-0 9,90 € ISBN 979-10-91530-11-8
Albert Camus, Louis-Ferdinand Céline, Socrate, Virginia Woolf, Stefan Zweig,
O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S
Marcel Proust, Virginia Woolf, Stefan Zweig. La Fin des certitudes, Les Lumières, Le Plaisir.

57 9 791091 530040 9 791091 530118

N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S
N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S

Marcel
Virginia Woolf Virginia
Virginia La fin des certitudes LaLouis-Ferdinand
fin Céline Louis
L
Proust Woolf O P
des certitudes Ferdinand
«
’auteur de Mrs Dalloway et des Vagues est une figure qui n mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes rovocateur et sulfureux, Louis-Ferdinand
hante la modernité : son destin douloureux a suscité une qu’il est capable de supporter. », affirmait Kant ; et s’il reliait Céline agace en même temps qu’il fascine.

Céline
. mythologie prolifique et ses œuvres nourrissent toujours ainsi l’intelligence au désarroi, c’est que penser, c’est douter. Son antisémitisme virulent, ses palinodies,
Marcel Proust

Virginia Woolf

La fin des certitudes

Louis-Ferdinand Céline

la littérature contemporaine. Woolf fut certes fragile, Construire, c’est détruire. La gloire de l’homme est de réfléchir ; sa lâcheté n’en finissent pas de déranger.
mais aussi combattive, pleinement inscrite dans les aucun acte n’est plus violent, puisqu’il implique d’abord Mais, par son génie du style et de la langue,
tumultes de son temps. Sa force tient tout autant à ses une négation, que ce soit par la remise en cause des certitudes ce messager de l’Apocalypse, en prise
uvre inventions formelles qu’à sa capacité à remettre en cause
« En réalité, « Rien ne devrait avoir un nom, établies ou par la critique des systèmes philosophiques sur l’horreur
« Inquiéter, de son
tel est mon rôletemps,
» demeure « La langue, rien que la langue,
agnon les formes,
chaque lecteur est, les idées et les discours dominants. de peur que ce nom même antérieurs. Penser, c’est douter – du monde qui nous entoure, un des plus grands auteurs du XXe siècle.
André Gide voilà l’important.
quand il lit, le transforme. » du langage dont nous prétendons chaque jour nous servir, Le reste, tout ce qu’on peut dire
OTES le propreINCLUS
lecteur: UN TEXTE DE JORGE LUIS BORGES d’autre, ça traîne partout.
de la littérature même, des schémas de vie qu’elle perpétue INCLUS : DEUX ENTRETIENS AVEC CÉLINE
GES PEREC de soi-même. » Dans les manuels de littérature,
LES CONTRIBUTEURS : Geneviève Brisac, Belinda Cannone, parfois, dès lors qu’elle est mauvaise.
et puis lisez l’Encyclopédie. »
Agnès Desarthe, Viviane Forrester, Christine Jordis, Camille Laurens, LES CONTRIBUTEURS : André Derval, Pascal Fouché, Henri Godard,
LES CONTRIBUTEURS : Jean Allouch, Bruno Blanckeman, Michel Delon,
Yves Tadié… Diane de Margerie, Dominique Rolin, Patti Smith… Suzanne Lafont, Yves Pagès, Pascal Pia, Philippe Roussin…
François Ewald, André Glucksmann, Edgar Morin, Laurent Nunez...

La collection « Nouveaux regards » du Magazine Littéraire

La collection « Nouveaux regards » du Magazine Littéraire pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature La collection « Nouveaux regards » du Magazine Littéraire
pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature française et étrangère. Elle rend compte de lectures pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature
française et étrangère. Elle rend compte de lectures inédites, de critiques modernes, d’analyses imprévues ; française et étrangère. Elle rend compte de lectures
inédites, de critiques modernes, d’analyses imprévues ; parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque inédites, de critiques modernes, d’analyses imprévues ;
parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque époque est une œuvre morte. parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque
époque est une œuvre morte. époque est une œuvre morte.

Parus dans la même collection :

Parus dans la même collection : Roland Barthes, Albert Camus, Louis-Ferdinand Céline, Parus dans la même collection :
Louis-Ferdinand Céline, Stefan Zweig. Marguerite Duras, Montaigne, Marcel Proust, Virginia Woolf, Stefan Zweig.
BN 979-10-91530-03-3 9,90 € ISBN 979-10-91530-02-6
Socrate, Virginia Woolf, Stefan Zweig, 9,90 € ISBN 979-10-91530-10-1 9,90 € ISBN 979-10-91530-00-2
N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S
Écrire la guerre, Les Lumières, Le Plaisir.

91 530033 9 791091 530026 9 791091 530101 9 791091 530002

WOOLF_I-IV_COUV.indd 1 9/08/12 17:56:46 CELINE_I-IV_COUV.indd 1 9/08/12 17:31:41

N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S
N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S

Les Lumières Tome 1 Les

Stefan Zweig Stefan Le plaisir Le
I ls ont introduit le règne de la raison dans un monde
gouverné par les croyances, la tradition, les devoirs.
Face aux inégalités de naissance, aux privilèges À
Lumières
Tome 1
travers ses nouvelles, au travers de ses biographies,
Stefan Zweig sonda inlassablement le mystère de l¹âme
humaine. De la Vienne fin de siècle au Brésil de l’exil,
Zweig «
P ersonne n’est l’ennemi des lucioles », écrit Fernando Pessoa
dans Le Gardeur de troupeaux. On pourrait en dire autant
du plaisir. Bien qu’une curieuse injonction nous conduise
plaisir
Les Lumières

Stefan Zweig

Le plaisir

héréditaires, ils ont affirmé l’universalité de l’homme voici l¹itinéraire exemplaire d’un écrivain dont l’œuvre à le défendre, le plaisir par lui-même ne connaît pas d’ennemis.
et des valeurs. D’un savoir épars, ils ont tiré une est aujourd’hui lue avec passion. Par conséquent, la question qu’il pose à ceux qui le rencontrent
encyclopédie. Imprégnés de la pensée de la Renaissance, n’est pas celle du « pour ou contre », mais celle du « comment ».
ils ont inventé la modernité. Ils s’appelaient Voltaire, INCLUS : DEUX TEXTES DE STEFAN ZWEIG
« On doit exiger de moi Les censeurs les plus austères le rejettent dans les béatitudes
« Même la plus pure vérité, « Pourquoi, durant tant d’années,
Diderot, d’Alembert, d’Holbach. Ils étaient les Lumières. que je cherche une vérité, quand on l’impose par de « l’après-vie », les jouisseurs les plus débridés l’absorbent ai-je écrit ce livre ?
non que LES
je la trouve. »
CONTRIBUTEURS : Alexis Lacroix, Jacques Le Rider, Claude Mettra, la violence, devient un péché dans l’immédiateté du présent. Dans tous les cas, il s’agit Pour affronter ce mystère :
INCLUS : DEUX ENTRETIENS AVEC JEAN STAROBINSKI Denis Diderot contre l’esprit. »
Serge Niémetz, Jean-Michel Palmier, Lionel Richard, Colette Soler… c’est le plaisir qui est puritain. »
ET TZVETAN TODOROV. moins d’en poser les bornes que d’en définir les contours. Tâche
Pascal Quignard
naturellement délicieuse que l’histoire littéraire laisse à la fois
LES CONTRIBUTEURS : Charles Dantzig, Colas Duflo, Marc Fumaroli,
inaboutie et chaque fois recommencée. (Maxime Rovere)
Catherine Larrère, Antoine Lilti, Pierre Milza, Patrick Wald Lasowski…

INCLUS : DEUX ENTRETIENS AVEC MICHEL ONFRAY ET SLAVOJ ŽIŽEK

La collection « Nouveaux regards » du Magazine Littéraire
pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature La collection « Nouveaux regards » du Magazine Littéraire LES CONTRIBUTEURS : Marcel Conche, Nathalie Crom, Philippe Grimbert,
française et étrangère. Elle rend compte de lectures pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature Max Milner, Laurent Nunez, Jean Salem, Chantal Thomas...
inédites, de critiques modernes, d’analyses imprévues ; française et étrangère. Elle rend compte de lectures
parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque inédites, de critiques modernes, d’analyses imprévues ; La collection « Nouveaux regards » du Magazine Littéraire
époque est une œuvre morte. parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature
époque est une œuvre morte. française et étrangère. Elle rend compte de lectures
Parus dans la même collection : inédites, de critiques modernes, d’analyses imprévues ;
Roland Barthes, Albert Camus, Louis-Ferdinand Céline, Parus dans la même collection : parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque
Marguerite Duras, Montaigne, Marcel Proust, Louis-Ferdinand Céline, Virginia Woolf. époque est une œuvre morte.
Socrate, Virginia Woolf, Stefan Zweig, 9,90 € ISBN 979-10-91530-12-5 9,90 € ISBN 979-10-91530-01-9 9,90 € ISBN 979-10-91530-06-4
N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S Parus dans la même collection : N O U V E A U X R E G A R D S
La Fin des certitudes, Écrire la guerre, Le Plaisir.
Albert Camus, Louis-Ferdinand Céline,
Marguerite Duras, Marcel Proust,

9 791091 530125 9 791091 530019

Virginia Woolf, Stefan Zweig
9 791091 530064

ZWEIG_I-IV_COUV.indd 1 9/08/12 17:43:26

Exclusivement en librairie
BIOGRAPHIE
en librairie le 3 janvier 2014

« Ce que je dis le plus souvent,

mais je n’en mettrais pas
ma tête à couper,
c’est que je suis né
le 4 avril 1923 à Nancy.
De temps en temps
je donne d’autres dates
mais si vous utilisez celle-là,
vous serez sûrement en accord
avec d’autres biographes. »
Éric Rohmer

Stock