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Jacques Sédat
Margaret Little (1901-1994) est très peu ou très mal connue en France. Et
pourtant la simple relecture des divers textes qu’elle a regroupés en 1992 dans
Des états-limites 1, témoigne du large travail qu’elle a accompli et confirme sa
place importante au sein de la mouvance winnicottienne et anglo-saxonne. Elle
a eu un parcours étonnant, voire déroutant pour nous autres, psychanalystes
français. Sa pratique avec les borderline et les psychotiques, son analyse avec
Winnicott qui lui a permis de vivre une régression phénoménologiquement
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C’est ce champ ouvert par Ferenczi que Winnicott et Margaret Little ont
prolongé et enrichi, chacun à sa façon, dans leur travail avec les psychotiques.
Margaret Little est née en 1901, la même année que Lacan. Médecin généra-
liste à l’origine, elle a décidé de faire une analyse pour l’aider à comprendre
certains de ses patients, ce qui l’a amenée à la décision de devenir elle-même
analyste. Elle a entrepris une analyse avec le Docteur X., puis avec Ella Sharpe,
avant de rencontrer Winnicott.
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C’est d’abord sur elle-même que Margaret Little a fait l’expérience souvent
douloureuse de la structure psychotique. Et l’on peut dire que sa théorie du
contre-transfert est née de sa confrontation avec ses analystes successifs. Elle
rend compte de ce parcours dans « Témoignage : une analyse avec Winnicott 2 ».
Devant l’échec de cette analyse, elle décida de s’adresser à une analyste très
connue, Ella Sharpe, avec qui elle resta en analyse de 1940 à 1947. Or, parce
qu’elle se situait toujours au niveau de l’infantile et de l’Œdipe, Ella Sharpe se
montra, elle aussi, incapable de repérer que M. Little vivait dans un corps
morcelé, qu’elle ne parvenait pas à rassembler, c’est-à-dire en deçà de l’Œdipe et
de la sexualité infantile.
Margaret Little apporte une réflexion très riche, dans son témoignage auto-
biographique, sur l’impossibilité dans laquelle se trouva Ella Sharpe d’assumer un
contre-transfert qui serait interactif et ce besoin de régression qu’elle refusait à
M. Little. Et, avec une grande lucidité, cette dernière repère qu’Ella Sharpe a fait
Six semaines après le début de son analyse avec Ella Sharpe, d’un commun
accord, elles décident d’en faire une analyse didactique. Une analyse didactique
ne pouvait que mettre en suspens le travail sur sa propre histoire. Nouvelle
défense d’un analyste contre son patient. Et en 1945, Margaret Little, qui est
toujours une non-personne, est admise à la Société britannique de psychanalyse.
Mais la mort soudaine d’Ella Sharpe, en 1947, conduit Margaret Little à faire tout
ce qu’elle peut pour obtenir de Winnicott qu’il la prenne comme patiente, et elle
fera une analyse avec lui jusqu’en 1955.
Ferenczi et la régression
« L’unité de base »
Ce n’est que dans la régression que l’unité de base peut être recherchée et
retrouvée. L’unité de base sera donc une restauration psychique en tant qu’unité
5. Cf. chapitre 6, « Sur l’unité de base », dans Des états-limites, op. cit.
6. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Paris, Gallimard, 1987, p. 54.
Cf. J. Sédat, « Pulsion d’emprise. Introduction à la perversion freudienne », Che Vuoi ?,
n° 32, 2009.
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Lorsque l’unité de base peut être établie ou rétablie, il faut qu’une différencia-
tion apparaisse. Pour Margaret Little, comme pour Ferenczi, cette différenciation
ne peut se produire qu’à travers un événement corporel : une agitation sur le divan
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ou dans le face à face, des cris, des pleurs, et même une transe. C’est à ce
moment-là que le corps du patient peut entrer en contact avec l’analyste. Ces
événements corporels renvoient nécessairement à des souvenirs corporels qui n’ont
pas été représentables et, de ce fait, n’ont pas été introjectés. Ils ne sont donc pas
reconnaissables par la psyché. À partir de ces éprouvés, de ces sensations et de ces
émotions, tout le travail consiste à parvenir à différencier son corps du corps de
l’analyste, par des sensations propres au patient. Dans sa terminologie personnelle,
M. Little présente le nourrisson comme un « Moi-corps ».
L’apport essentiel de M. Little est d’avoir mis au point cette unité de base et
de se rendre compte que le travail avec les borderline doit permettre la régres-
sion jusqu’à ce que ce pré-infantile puisse s’inscrire.
7. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004, p.174. Les
interventions de P. Aulagnier et W. Granoff ne se trouvent que dans la sténotypie en
ma possession de ce séminaire, à laquelle je me réfère.
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réponse totale de l’analyste au patient » (article écrit par M. Little en 1957), dans
une perspective freudo-lacanienne qui ne prend pas du tout en compte la dimen-
sion du pré-infantile. Par la suite, Piera Aulagnier écrira beaucoup sur la
psychose, en particulier sur la paranoïa, champ qui est tout autre que celui de la
schizophrénie. Mais, en 1963 lors du séminaire de Lacan, elle a juste écrit un
premier article sur les maniaco-dépressifs (en 1962) où elle aborde pour la
première fois la question de la psychose.
Piera Aulagnier reprend des formulations tout à fait lacaniennes pour souli-
gner que ce que méconnaît M. Little, c’est le sujet d’un manque, la castration et
la séparation. Or il ne faut pas oublier que pour quelqu’un qui n’a pas encore
un corps, le manque ne signifie rien et que la castration n’est pas identifiable
autrement que comme mutilation. En effet, il n’y a pas de castration possible
dans la perspective psychotique, sinon sous forme de mutilation. Et pour être
sujet d’un manque, il faut d’abord avoir pu naître à la position de sujet et avoir
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D’autre part, la séparation ne pourra advenir qu’au terme d’un long proces-
sus qui mettra en jeu une réciprocité d’action entre l’analyste et l’analysant. On
a donc affaire, dans ce cas, à un contre-transfert qui engage la participation
active de l’analyste, sans laquelle rien ne se passerait pour les borderline. On voit
donc que même si Lacan a permis la découverte de ce texte de M. Little, lors de
ce séminaire, la critique qui en est faite par Piera Aulagnier renvoie à des pers-
pectives strictement névrotiques, celles de la conception hystérique du transfert,
telle que l’a apportée Freud.
Cependant, Lacan cite le philosophe Étienne Gibson pour lequel « la vie, l’exis-
tence est un pouvoir ininterrompu d’actives séparations 8 ». Et Lacan souligne, à
juste titre, que cela n’est possible que lorsque s’est instaurée « la place du
manque », qu’on ne saurait confondre avec la frustration.
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Cher Docteur,
Ayant été avisé que j’ai omis de vous remercier pour votre dernier livre, j’espère qu’il
n’est pas trop tard pour réparer cette omission. Celle-ci ne provient pas d’un manque
d’intérêt pour le contenu, pour l’auteur dont j’ai appris, par ailleurs, à estimer la philan-
thropie. Elle est plutôt consécutive à des réflexions inachevées, qui m’ont préoccupé
longtemps encore après avoir terminé la lecture du livre, lecture de caractère essen-
tiellement subjectif.
8. Ibid. p. 171.
9. On ne trouve, à ce jour, qu’une traduction polycopiée de ce texte, qui a été publiée
par Judith Dupont, dans Le Coq Héron, en 1986. Cette lettre n’a jamais été reproduite
dans l’un des volumes de correspondance de Freud.
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Votre Freud
C’est là qu’on voit combien le travail entrepris avec les psychotiques par
Margaret Little a inauguré une diversification capitale entre le contre-transfert
comme déplacement de représentations et le contre-transfert comme déplace-
ment d’objet. Cette voie avait été entr’ouverte par Ferenczi, sans que ce dernier
ne travaille cependant beaucoup avec les psychotiques. Mais c’est parce que
Margaret Little s’est battue avec sa propre part psychotique qu’elle a pu
comprendre d’où il fallait partir pour amener le psychotique à trouver son « unité
de base » et sortir de cet état d’annihilation, de non-personne qui ne peut habi-
ter son corps parce qu’il est morcelé. Tout comme elle l’éprouvait elle-même
avant sa rencontre avec Winnicott.
Le travail avec les psychotiques est relativement récent, en France. Alors que la
Société britannique de psychanalyse a été fondée en 1913, la Société psychanaly-
tique de Paris n’a été fondée, qu’en 1926. Et la littérature psychanalytique fran-
çaise a mis beaucoup de temps à s’intéresser à la psychose. Les premiers
balbutiements de travail psychanalytique sur la schizophrénie ont été accomplis
par M. A. Sechehaye, qui publie, en 1950, le Journal d’une schizophrène 10 où elle
relate l’expérience de son travail sur la psychose avec les enfants. En 1956, François
Perrier écrit à son tour une note restée inédite sur la schizophrénie, jusqu’à sa
publication récente 11. Voici comment il introduit ce bref article :
« Pour comprendre les schizophrènes, il faut être hystérique. Pour parler valablement
des schizophrènes, il faut s’identifier hystériquement à leur négativité, c’est donc un
message qu’on ne peut formuler qu’au moment où l’on s’en va, qu’au moment où l’on
s’oublie et qu’on renonce à soi pour devenir le héraut du message d’un sujet qui se veut
personne au sens négatif du terme. C’est pourquoi celui qui est doué pour la psycho-
thérapie des schizophrènes, ou bien est obligé de se référer à des fantasmes, se référer
à un imaginaire qui appuie et structure son dire, ou bien ne peut s’exprimer que dans
un départ de lui-même, en se départissant de son moi, pour s’incarner dans une parole
qui n’exprime que le négatif de ce qu’il veut être. »
On voit donc combien le travail de Margaret Little peut s’inscrire dans cette
filiation. Son approche du corps morcelé rejoint le « corps-passoire » dont parlait
Gisela Pankow, à propos du schizophrène, un corps où tout peut entrer puisqu’il
n’y a pas de filtre, pas de différenciation entre l’intérieur et l’extérieur.
« Le moi est une surface ». Il ne peut advenir que dans la mesure où il y a diffé-
renciation entre l’intérieur et l’extérieur, ce qui n’est pas le cas au départ. L’infans
est dans un état de totale indifférenciation entre l’intérieur et l’extérieur, dans ce
que Gisela Pankow appelle le « corps-passoire ». Il n’y a pas de surface qui déter-
mine un intérieur et un extérieur.
11. F. Perrier, « Note inédite du 9 mai 1956 », dans La Chaussée d’Antin II, Paris, Albin
Michel, 2008, p. 426.
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RÉSUMÉ
Margaret Little (1901-1994) a accompli aux côtés de Winnicott, en Grande-Bretagne, un
travail important, longtemps méconnu en France, avec les psychotiques et les borderline.
En partant d’un travail sur sa propre structure psychotique, elle a décidé de devenir
analyste et de se consacrer aux cas limites, à ceux qui se vivent comme une non-personne.
Elle a ainsi mis en place une pratique qui prolonge certaines intuitions de Freud, en insis-
tant tout particulièrement sur la prise compte du pré-infantile (« l’unité de base »), la
nécessité de la régression dans les cas limites et le rôle du contre-transfert comme capacité
interactive pour l’analyste de travailler avec le patient.
MOTS-CLÉS
Structure psychotique, borderline, régression, pré-infantile, contre-transfert, non-
personne.
SUMMARY
Margaret Little: an un-person?
Margaret Little (1901-1994) accomplished nearby Winnicott, in England, an important
piece of work, for a long time unknown in France, with psychotics and borderline people.
From her work on her own psychotic structure, she decided to become an analyst and to
devote herself to limit-cases, whom see themselves as an un-person. In this way, she set up
a practical that extend some Freud’s intuitions, insisting particularly in taking into account
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KEY-WORDS
Psychotic structure, borderline, pre-infantile, countertransference, un-person.