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DEVENIR CLARINETTISTE

Carrières féminines en milieu masculin


Hyacinthe Ravet

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2007/3 n° 168 | pages 50 à 67


ISSN 0335-5322
ISBN 9782020917698
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-
sociales-2007-3-page-50.htm
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JOSEF HAYDN, Trois menuets pour clarinettes et hautbois, couverture de la partition.

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Devenir clarinettiste
Carrières féminines en milieu masculin

Dans l’univers de la musique savante, dite classique, musicale – est ponctuée de passages quasi obligés aux
une vocation musicale – pour naître et s’épanouir – est différents degrés de cette structure pyramidale.
en général « encadrée », guidée ou parfois même « incul- À l’issue de la formation, les différentes positions
quée »1 ; elle engage la communauté éducative, deman- occupées comme musicien ne sont pas indifférentes et
de ses encouragements et son assentiment ou, a mini- répondent à un principe de hiérarchisation des trajec-
ma, de n’être pas interdite, sauf à devenir une « vocation toires professionnelles. Dans ce milieu musical dit clas-
contrariée », comme pour beaucoup de musiciennes au sique, certaines positions se voient communément
cours des siècles précédents2. Philippe Coulangeon accorder un prestige plus important que d’autres : au

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explique que « dans la musique savante, la genèse des premier rang se trouve le métier de concertiste exercé
vocations se présente généralement comme une affai- de manière exceptionnelle ; puis, plus accessible et envié
re de famille », en particulier dans les classes supé- aujourd’hui par beaucoup d’aspirants à la profession,
rieures3. En effet, l’apprentissage est particulièrement le métier de musicien d’orchestre ; et, couramment situé
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long, souvent précoce et fortement compétitif ; parents ensuite dans les représentations communes, le métier
et enseignants y jouent un rôle majeur, tant dans la d’enseignant. Ces classements sont très schématiques
durée, la persévérance que dans l’orientation des tra- face à la multitude des positions possibles, elles-mêmes
jectoires des apprentis musiciens. Usuellement, cet très relatives. Dans les représentations idéales des étu-
apprentissage musical « classique », progressivement diants des conservatoires jouant d’un instrument à vent,
professionnalisant, se réalise au sein de structures d’en- l’orchestre, parallèlement à des heures d’enseignement
seignement spécialisé très hiérarchisées, des écoles de dans un établissement agréé par l’État, est souvent pré-
musique municipales aux « conservatoires ». Les deux senté comme la voie royale, à l’opposé de l’enseigne-
Conservatoires nationaux supérieurs de musique ment seul, davantage perçu comme une voie de relé-
(CNSM) de Paris et de Lyon se trouvent à la tête de la gation : le « vrai musicien », c’est celui qui exerce une
pyramide composée des établissements classés par activité d’interprète et transmet sa pratique par l’en-
rayonnement géographique décroissant : Conservatoires seignement.
nationaux de région (CNR), Écoles nationales de L’orchestre s’organise également selon un système
musique, Écoles de musique municipales agréées, de positions hiérarchisées qui regroupe plusieurs
Écoles de musique municipales, puis les associations et familles instrumentales, principalement : les instruments
écoles de musique plus ou moins privées. La carrière à cordes (comprenant violons, altos, violoncelles et
– entendue ici au sens large, comprenant l’éducation contrebasses), les instruments à vent de la famille des

1. Dans les milieux populaires notamment, Paris, La Découverte, 2002, p. 111-112. Musique et différence des sexes, Paris, Florence Launay, Les Compositrices en
où se recrutent traditionnellement les instru- 2. Telles les compositrices Fanny L’Harmattan, 1999 ; Danielle Roster, Les France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2006.
mentistes à vent, voir Bernard Lehmann, Mendelssohn et Alma Mahler pour citer deux Femmes et la création musicale. Les compo- 3. Voir Les Musiciens interprètes en France.
L’Orchestre dans tous ses éclats. exemples emblématiques. Voir Françoise sitrices européennes du Moyen Âge au milieu Portrait d’une profession, Paris, La
Ethnographie des formations symphoniques, Escal et Jacqueline Rousseau-Dujardin, du XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Documentation française, 2004, p. 144.

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bois (flûtes, hautbois, clarinettes et bassons), les ins- ciennes professionnelles sont aujourd’hui bien présentes
truments à vent de la famille des cuivres (cors, trom- dans le domaine musical savant8. Cette évolution repo-
pettes, trombones et tubas) ainsi que les instruments à se sur de profonds changements de prérogatives des
percussion. Tous les instruments à vent sont solistes, femmes dans la sphère publique, parallèlement à la
par définition des postes et des tâches musicales, transformation des structures sociales9 avec la scolari-
contrairement aux cordes qui comportent des solistes sation massive des filles, le travail salarié des femmes
et une majorité de tuttistes dans leurs rangs. Le solis- et leur émancipation familiale. Le déroulement de car-
te joue les principales interventions musicales consa- rières féminines en milieu masculin est indissociable
crées à son instrument alors qu’un tuttiste ne joue du mouvement collectif d’accès à des positions aupa-
jamais seul une partie mais toujours avec les membres ravant fermées aux femmes et des conditions particu-
de son pupitre. Instruments à responsabilité sur le plan lières dans lesquelles a pu naître et s’affirmer chaque
sonore et dans l’écriture musicale pour les orchestres vocation. Il est nécessaire dès lors d’en examiner les
symphoniques, les instruments à vent, notamment ceux facteurs spécifiques. Comment des femmes ont-elles
de la famille des bois, se jouent également en tutti pour pu s’orienter vers une activité professionnelle à laquel-
remplacer les cordes non présentes dans les orchestres le elles n’étaient pas socialement destinées ? Comment
militaires et les harmonies4. En outre, la distribution peut naître une vocation en dépit du fait que cette acti-
des instruments et des positions dans l’orchestre est vité est historiquement « interdite » ou, pour le moins,
traditionnellement déterminée, d’une part par l’origi- inaccessible ? Comment sont transgressés des interdits
ne sociale, d’autre part par le sexe de l’instrumentiste. sociaux dans l’épanouissement d’une vocation ? Et,
Bernard Lehmann montre ainsi que l’origine sociale dans ce contexte, comment l’apprenti(e) peut-il(elle)
différenciée des instrumentistes selon le type d’instru- réussir à mobiliser son entourage autour d’un projet
ment joué (instrumentistes d’origine populaire jouant de musicien(ne) ?
des cuivres, instrumentistes d’origine bourgeoise jouant Partir du cas des clarinettistes revient ainsi à se
des cordes) demeure, aujourd’hui, l’un des plus forts demander à quelles conditions les femmes peuvent accé-
principes de division et de hiérarchisation sociale de der à des instruments de musique traditionnellement
l’orchestre5. À cela s’ajoute une différenciation selon le dédiés aux hommes, mais aussi à comprendre comment
sexe, fondée notamment sur une distribution des se négocie – dans le temps – l’accès à un espace spéci-
registres : aigu du côté du féminin, grave du côté du fique, traditionnellement fermé aux femmes, l’orchestre

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masculin, telle la flûte à l’aigu et le tuba au grave. professionnel. Afin d’appréhender en détail les condi-
Certains instruments sont, en effet, traditionnellement tions de naissance de « vocations féminines » en milieu
considérés comme « féminins » (piano, violon, harpe) masculin, une analyse microsociologique scrutera les
alors que d’autres apparaissent comme « masculins » récits approfondis de musiciennes. Dans un contexte
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(trompette, basson). Cette différenciation recoupe la où les rôles traditionnellement masculins ont été histo-
hiérarchisation des rôles entre solistes et tuttistes, les riquement conquis, les facteurs d’éclosion de « car-
femmes occupant plus souvent ces derniers postes. rières » féminines en milieu masculin seront ensuite étu-
De toutes les professions artistiques, celle de musi- diés pour comprendre comment peut naître une
cien est la moins féminisée6. Les interprètes profes- « vocation » féminine [voir encadré « L’enquête », ci-contre].
sionnels ont longtemps été exclusivement des hommes,
alors que la pratique musicale féminine s’exerçait dans
Un instrument traditionnellement « masculin »
la sphère privée, en « dilettante »7. Analyser ainsi com-
ment on devient une artiste musicienne montre com- Bien qu’elles demeurent encore méconnues, aussi loin
bien les conditions sociales de production de la voca- que l’on remonte dans le temps, il y a toujours eu des
tion ont partie liée avec des processus de socialisation compositrices et des musiciennes, non seulement chan-
distincts selon les sexes et sont, pour les musiciens teuses mais aussi instrumentistes10. Il reste que l’accès à
« classiques », en pleine mutation. En effet, les musi- la scène publique a souvent été complexe voire interdit

4. Composés – pour la plupart – unique- féminisée à 24 %, alors que celle de 8. Cet univers est féminisé à 44 %, mais mais aussi Évelyne Pieiller, Musique
ment d’instruments à vent et percussions, comédien l’est à 46 % et celle de danseur les « musiques populaires » accueillent seule- Maestra, Paris, Plume, 1992 ; Jane Bowers
tels les Orchestres de la Garde républi- à 68 %. Philippe Coulangeon, Hyacinthe ment 17 % de musiciennes. Hyacinthe Ravet et Judith Ticks (éds), Women Making Music.
caine, la Musique des équipages de la Flotte Ravet et Ionela Roharik, “Gender differen- et Philippe Coulangeon, « La division sexuelle The Western Art Tradition 1150–1950,
de Brest, l’Orchestre de la Police nationale, tiated effect of time in performing arts du travail chez les musiciens français », Basingstoke, Macmillan Press, 1984 ;
etc., ces orchestres, outre quelques professions. Musicians, actors and dancers Sociologie du travail, 3 (45), 2003, p. 365. Karin Pendle (éd.), Women and Music,
concerts publics, exercent des fonctions in contemporary France”, Poetics, 33 9. Margaret Maruani (dir.), Femmes, genre Bloomington-Indianapolis, Indiana University
de représentation auprès de leur ministère (5-6), octobre-décembre 2005, p. 371. et sociétés. L’état des savoirs, Paris, La Press, 1991. Et pour un point de vue
respectif (remise de décorations, etc.). 7. Voir Remi Lenoir, « Notes pour une histoire Découverte, 2005. féministe, Meri Franco-Lao, Musique
5. B. Lehmann, op. cit. sociale du piano », Actes de la recherche en 10. Comme le montrent différents travaux Sorcière, Paris, Éd. des Femmes, 1978
6. La profession de musicien interprète est sciences sociales, 28, juin 1979, p. 79-82. portant sur les compositrices cités supra [1976].

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Devenir clarinettiste

L’enquête*
Cet article s’appuie sur une recherche1 reposant sur un recensement des élèves clarinettistes effectué
plusieurs types de sources et de matériau empirique : dans les différents conservatoires parisiens
un questionnaire auquel ont répondu environ pour l’année 1998 – 1999 (conservatoires municipaux
300 musiciens tous pupitres confondus appartenant et Conservatoire national de région de Paris) et,
à trois orchestres professionnels français (Orchestre de leur création à juin 2000, dans les deux CNSM
national de l’Opéra de Paris, Orchestre de Bretagne, de Paris et de Lyon ; les archives du Conservatoire
Orchestre national de Lille), des observations menées de musique militaire et de différents orchestres (Garde
lors de répétitions, concerts et moments informels républicaine, Orchestre national de l’Opéra de Paris,
au sein des trois mêmes orchestres et divers Orchestre de Bretagne, Orchestre national de Lille).
entretiens (musiciens, intendants, régisseurs, En outre, pour reconstituer les trajectoires de
responsables syndicaux, administratifs), outre clarinettistes diplômées, 24 entretiens biographiques
le recueil de données institutionnelles non constituées. ont été effectués auprès de clarinettistes en poste
Dans le cadre de cette recherche, une enquête dans des orchestres, enseignantes, « en attente »
a été réalisée auprès de clarinettistes, la clarinette (en train de passer des concours) ou encore

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représentant ici un « analyseur social » de la situation étudiantes dans un CNSM. Des entretiens complémentaires
des musiciennes dans l’orchestre ; il s’agissait ont été menés avec des hommes clarinettistes
en particulier d’analyser les trajectoires des femmes en poste dans des orchestres professionnels
clarinettistes diplômées d’un Conservatoire et souvent également enseignants en conservatoire.
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national supérieur de musique. Les sources citées


renvoient à divers types de données : les archives 1. Hyacinthe Ravet, « Les musiciens d’orchestre. Interactions entre repré-
du Conservatoire national supérieur de musique sentations sociales et itinéraires », Thèse de doctorat, Université Paris X-
et de danse de Paris, notamment journaux de classe Nanterre, 2000.

et palmarès en clarinette dans les différents cycles * Pour conserver l’anonymat des interviewées, les prénoms indiqués
(de la création du Conservatoire en 1795 à juin 2000) ; sont fictifs.

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dans l’univers musical savant. Tout particulièrement, monies militaires ; comme ils sont plus sonores et moins
lorsqu’au cours du XIXe siècle et au début du XXe, les fragiles, leur pratique se développe également dans les
orchestres s’institutionnalisent et les musiciens inter- formations civiles du type orphéons et harmonies muni-
prètes se professionnalisent11, les musiciennes se voient cipales17 : comme celle des vents dans leur ensemble,
cantonnées à la musique comme art d’agrément. À part la pratique de la clarinette au XIXe siècle et au début
quelques carrières d’exception comme interprète (celle du XXe est donc exclusivement masculine, voire inter-
de Clara Schumann, par exemple), les « nouvelles » pro- dite aux femmes : l’instrument demande du souffle,
fessions musicales se ferment aux musiciennes12. En déforme le visage de l’instrumentiste et conduit à adop-
outre, les femmes ne peuvent apprendre à jouer de tous ter une position à l’orchestre tenue pour disgracieuse.
les instruments au sein des institutions de formation En formation collective, mis à part dans les défilés en
musicale, notamment au Conservatoire supérieur de extérieur, le jeu de l’instrument se fait en position assi-
Paris. Aussi, durant la première moitié du XXe siècle, se, de face, l’instrument laissant échapper l’écoulement
les orchestres professionnels français ne comportent- de gouttes de condensation entre les jambes écartées.
ils quasiment aucune femme dans leurs rangs (mis à Le rapport au corps – en l’occurrence à la virilité du
part la harpiste qui bénéficie rarement d’un statut de corps – est ici manifeste, davantage que pour un ins-
salarié permanent). trument tel que la flûte (jeu de côté jugé plus gracieux,
Au cours du XXe siècle, les musiciennes intègrent peu ou pas d’écoulement humide) réputé aujourd’hui
successivement les différentes classes instrumentales féminin, alors que tous les instruments à vent étaient
du Conservatoire supérieur de Paris, pour représenter, considérés comme masculins au XIXe siècle. Le souffle,
en 2000 – 2001, 40 % des inscrits en cycle de forma- la « salive » – en fait, la condensation surtout, qui pro-
tion supérieure13. À la même époque, les musiciennes vient du contact du souffle humide et chaud sur le tuyau
composent 31,9 %, presque le tiers, des effectifs des métallique ou le conduit en bois – et la puissance phy-
orchestres permanents français14. En un siècle, elles sique caractérisent aujourd’hui encore les cuivres. Au
ont donc conquis des positions et des objets tradition- cours de la seconde moitié du XXe siècle cependant, de
nellement définis et perçus comme masculins – c’est plus en plus de femmes intègrent les harmonies civiles,
notamment le cas de la clarinette et des femmes clari- parmi les bois et tout particulièrement dans les pupitres
nettistes dans des orchestres professionnels – dans cer- de clarinette, la limite masculine de la pratique étant
taines limites cependant : elles sont très nettement majo- repoussée vers les cuivres.

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ritaires parmi les harpistes (87,5 %), fortement Par ailleurs, nombre de compositeurs (du XVIIIe au
représentées parmi les violonistes (54,6 %) mais beau- début du XXe siècle) tels que Mozart, les romantiques,
coup moins nombreuses parmi les instrumentistes à Stravinsky ou Bartók ont confié à la clarinette le rôle
vent (15,6 % des bois, 2 % des cuivres)15. d’une « voix de femme » et exploré dans leur musique
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Or, comme instrument de la famille des bois, la cla- le caractère dit féminin de l’instrument. Selon Berlioz,
rinette occupe, à l’heure actuelle, une position-pivot c’est « la plus belle femme de l’orchestre18 ». Dans l’écri-
dans l’orchestre et dispose d’un statut social intermé- ture orchestrale, la clarinette intervient soit en tant que
diaire : entre cordes et cuivres, aigu et grave, féminin soliste, servie par l’amplitude de sa palette sonore (le
et masculin, mais aussi entre savant et populaire. Né caractère à la fois contrasté et nuancé de l’instrument
sous sa forme moderne à la fin du XVIIe siècle16, l’ins- – du plus doux au plus strident – obtenu par sa large
trument bénéficie des développements rapides de la tessiture et sa gamme de nuances), soit comme média-
fabrication des instruments à vent aux XIXe et XXe teur entre les cordes et les autres instruments à vent.
siècles, et de l’amélioration progressive de leurs pro- Spatialement, on retrouve cette position-pivot au sein
priétés acoustiques. L’industrialisation et la standardi- de l’orchestre, au centre, entre les cordes et les cuivres :
sation de la fabrication en font des instruments moins ambiguïté d’un instrument ni aigu, ni grave, au carac-
onéreux que les cordes et fort en usage dans les har- tère dit féminin (pour nombre de compositeurs) mais

11. Certains se salarient notamment CNSMDP (Conservatoire national supérieur 14. D’après les données recueillies auprès tion artisanale et manuelle –, la clarinette
comme musiciens auprès d’orchestres qui de musique et de danse de Paris) pour l’année de l’Association française des orchestres conserve des origines populaires anciennes,
deviendront dès lors leur employeur princi- 2000 – 2001. L’étude d’Eddy Schepens sur (2001), soit proportionnellement un peu son ancêtre le plus proche étant le chalu-
pal (c’est le cas par exemple des orchestres les deux Conservatoires nationaux supérieurs moins que leur part dans la population meau de l’époque médiévale.
permanents qui emploient des musiciens de musique, Paris et Lyon (créé en 1979 active en général (45,8 % à la même 17. Voir Philippe Gumplowicz, Les Travaux
à temps complet) et non plus en tant que pour ce dernier), montre ainsi qu’entre 1980 époque ; source : enquêtes sur l’emploi, d’Orphée. Deux siècles de pratique musicale
musiciens de cour ou d’église. et 1990 : 44 % des anciens étudiants sont INSEE, mars 2001). Voir Hyacinthe Ravet, amateur en France (1820 – 2000), Paris,
12. Voir F. Escal et J. Rousseau-Dujardin, des femmes, pour les deux conservatoires ; « Professionnalisation féminine et fémini- Aubier, 2001 [1987].
op. cit. voir Eddy Schepens, Les Anciens Étudiants sation d’une profession », Travail, genre et 18. Sur le « caractère » de la clarinette, se
13. Il s’agit de la discipline principale, donc des Conservatoires supérieurs de musique sociétés, 9, 2003, p. 176. reporter au Grand traité d’instrumentation
hors cycle de perfectionnement. Source : de Paris et de Lyon (de 1979 à 1990), DEP, 15. Source : AFO, 2001 ; ibid., p. 181. et d’orchestration modernes d’Hector
Service des études et des statistiques du ministère de la Culture, Paris, 1995, p. 14. 16. Alors instrument de lutherie – fabrica- Berlioz.

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PUBLICITÉ DE BUFFET-CRAMPON parue dans le magazine Best, 1973.


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ANGE MUSICIEN dans la Cathédrale du Mans.

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à la pratique traditionnellement masculine, qui parti- réates supplémentaires pour une trentaine de lauréats
cipe de la musique populaire et de la musique savante, masculins. Ainsi, parmi les étudiants parvenus au plus
image éminemment ambivalente au regard du mascu- haut niveau de l’enseignement spécialisé de la clari-
lin et du féminin en particulier dans l’orchestre. En nette en France, on relève la présence de 34 femmes
outre, parmi toutes les musiciennes d’orchestre, les clarinettistes diplômées, avec un accroissement pro-
femmes clarinettistes se trouvent en situation intermé- gressif de leur nombre (notamment depuis la fin des
diaire, au sens où, aujourd’hui nombreuses parmi les années 1990).
élèves, elles semblent sur le point d’accéder sans res- Que sont devenues ces 34 clarinettistes diplômées
triction aux orchestres professionnels mais y sont enco- de l’un des deux Conservatoires nationaux supérieurs
re très peu présentes. Elles se trouvent donc dans une de musique ? À l’image de la première femme a être
phase critique de leur évolution collective, évolution entrée au CNSM de Paris en classe de clarinette, envi-
connue auparavant par les instrumentistes à cordes et ron un quart d’entre elles sont enseignantes ; une pro-
qui pourrait se reproduire plus tard pour les cuivres. portion équivalente a intégré un orchestre militaire ou
La clarinette apparaît ici comme un cas révélateur d’une assimilé, quatre ont intégré un orchestre civil en France
situation plus générale. L’analyse de la catégorisation ou à l’étranger (dont l’une à l’essai à la fin de l’enquê-
en féminin et masculin, comme autant de constructions te) ; enfin, en juin 2000, les neuf dernières étaient « en
sociales ou d’« arbitraires culturels naturalisés19 », est attente » d’un poste, alors souvent encore étudiantes
dès lors nécessaire pour comprendre la naissance de (en classe de perfectionnement, de clarinette basse ou
« nouvelles » vocations et l’accès des femmes à des objets encore en classe de pédagogie au sein d’un Conser-
– comme la clarinette – et des rôles – comme celui de vatoire supérieur), et présentaient dans le même temps
soliste – traditionnellement considérés comme mascu- des concours de recrutement dans des orchestres. En
lins, l’objet impliquant ici le « rôle ». théorie comme en pratique, l’admission des femmes
dans les orchestres a été très longtemps un problème,
voire une impossibilité parfois explicitement revendi-
La féminisation de la profession
quée comme pour les Philharmonies germaniques21.
En l’absence de données sexuées sur les musiciens, La clarinettiste allemande Sabine Meyer représente ainsi
l’enquête a tenté d’évaluer la place des femmes clari- une figure emblématique : en 1983, Herbert von Karajan
nettistes dans les institutions musicales, notamment a tenté de l’imposer à la Philharmonie de Berlin qui ne

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dans divers conservatoires et orchestres. Pour l’année souhaitait pas l’intégrer ; la polémique qui a agité l’or-
1998 – 1999, un panorama global des inscrits dans les chestre et le milieu musical durant de nombreux mois
établissements publics de la ville de Paris indique que, s’est soldée par le départ de Sabine Meyer – qui a mené
dans les conservatoires d’arrondissement, les effectifs par la suite une carrière de concertiste internationale –
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de filles et de garçons se trouvent relativement équili- au terme de sa période d’essai. Cet « interdit » a égale-
brés, avec 45,5 % de filles et 54,5 % de garçons20 ; le ment pu rester implicite, tout en ayant valeur de règle
Conservatoire national de région de Paris compte alors tant il allait de soi qu’une femme ne puisse pas être
un tiers de femmes parmi les élèves de clarinette ; le membre à part entière d’un orchestre professionnel.
Conservatoire national supérieur de musique et de Dès lors, qu’en est-il historiquement de l’accès et de la
danse de Paris, pour la première fois depuis la créa- place des femmes clarinettistes dans les orchestres per-
tion des classes de clarinette (à la fin du XVIIIe siècle), manents français et de la naissance de vocations fémi-
est entièrement paritaire entre femmes et hommes avec nines dans ce milieu masculin ? Au début des années
neuf étudiantes sur un total de 18 places. Si l’on 1980, la troisième femme à obtenir un Prix de clari-
remonte dans le temps, on constate qu’une première nette est la première femme à intégrer un orchestre per-
femme intègre la classe de clarinette du Conservatoire manent civil : elle devient « première clarinette solo » à
national supérieur de musique de Paris en 1971. En l’Orchestre national d’Île-de-France qu’elle quitte rapi-
une trentaine d’années, 26 femmes y ont été lauréates dement pour convenances personnelles.
d’un Prix de clarinette. En particulier, depuis 1987 Il faut attendre le début des années 1990 pour voir
– où les lauréates deviennent plus nombreuses – et jus- l’arrivée d’autres femmes clarinettistes dans les
qu’en 2000, on dénombre une soixantaine de lauréats orchestres permanents. Une dizaine d’années plus tard,
masculins pour 21 lauréates. Quant au second elles se comptent sur les doigts d’une main pour une
Conservatoire supérieur de musique, depuis son ouver- centaine de postes et aucune d’elles n’occupe de poste
ture à Lyon et jusqu’en 2000, on comptabilise huit lau- dans les orchestres parisiens. Quant à leur place dans

19. Voir Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998. 20. On trouve 175 élèves filles pour 210 élèves garçons, avec des disparités selon les lieux. Source :
secrétariats des conservatoires d’arrondissement. 21. Le mode de recrutement d’un nouvel arrivant repose non seulement sur un concours mais aussi sur la cooptation par les
membres de l’orchestre (qui décident, en outre, collégialement de la nomination de leur chef).

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Hyacinthe Ravet

les orchestres militaires ou assimilés, les femmes y sont trois, en juin 2000, à huit, début 2007, le nombre de
de plus en plus nombreuses ; le fait qu’elles y occupent femmes dans les orchestres civils en France a plus que
surtout des emplois de tuttistes ainsi que la présence doublé ; au total, à l’orée du XXIe siècle, on peut esti-
d’un « paravent22 » lors des concours explique en par- mer leur proportion à environ 9 % des effectifs de cla-
tie qu’elles soient entrées plus tôt et peut-être plus faci- rinettistes des orchestres permanents. Ce phénomène
lement dans ces orchestres23 ; mais leur présence est autorise à se demander si le mouvement d’accès des
encore loin d’y être équilibrée24. En outre, les premières femmes clarinettistes à l’orchestre est désormais enclen-
d’entre elles y ont rencontré de réelles difficultés d’in- ché, à l’instar des instrumentistes à cordes quelques
sertion, ainsi que l’explique l’une des « pionnières ». décennies auparavant.

« Grâce au paravent », sa réussite au concours d’un


orchestre militaire, auquel elle n’avait pas pensé La naissance de vocations de clarinettistes :
se présenter, la surprend : « Par le plus grand des le choix de l’instrument
hasards, je suis rentrée. Parce que, je ne voulais
pas devenir militaire, ce n’était pas vraiment ma Comment se sont formées ces « vocations » ? Cette
tasse de thé. […] La veille j’ai failli dire : Non je ne question conduit à interroger l’importance de facteurs
vais jamais y aller. […] Et puis ça s’est bien passé. objectifs d’accès au métier ainsi que la présence de
Je suis même arrivée première, je n’avais même
déclencheurs et d’auxiliaires stimulants dans la nais-
pas le choix, il y avait deux places. J’ai vraiment
eu beaucoup de bol. Ça s’est enchaîné comme ça sance d’une vocation féminine en milieu masculin ; ces
hein ! J’ai pas compris. Et c’est pour ça, je crois facteurs éclairent les « récits de vocation », i.e. la « mise
beaucoup au destin en fait. » en récit » des « choix » qui ont présidé ou contribué à
Son bizutage musclé lors de son service militaire la naissance de la vocation telle que la racontent les
la « traumatise » : « J’étais la seule fille qui faisait musiciennes. L’usage de la terminologie des choix à pro-
son service. Il y avait 450 appelés qui faisaient
pos du récit des carrières de clarinettistes est ambigu
leurs classes. Et ç’a été horrible. Parce que les chefs
de ma section – je l’ai su après – quand ils avaient et complexe. Parfois, ce sont de véritables choix, lon-
su qu’une nana allait arriver dans leur section, ils guement pesés et mûris, mais les « choix » se révèlent
s’étaient dit : “Y’a une nana qui arrive, faut la souvent des non-choix ou des choix non délibérés. Par
casser.” […] Après, je suis arrivée dans l’orchestre ailleurs, au fil du temps, l’enchaînement de microdéci-
et j’étais la seule fille ! Pareil. Sur 130 musiciens.
sions conduit de fait à éliminer et sélectionner parmi

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Donc j’avais été un petit peu sevrée là… […] J’ai
vécu la première année un petit peu agressive- des options de parcours. Ces décisions cumulées peu-
ment ». Elle caractérise ainsi son arrivée dans vent être réinterprétées plus tard comme de véritables
l’orchestre comme une « intégration aux forceps ». choix, voire apparaître et être traduites rétrospective-
ment comme composantes ou éléments révélateurs
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La quasi-totalité25 des diplômées des deux Conserva- d’une « vocation ». Le terme de choix conservera donc
toires supérieurs poursuivent leur activité en devenant ici le caractère polysémique perçu dans les récits des
professionnelles, rarement dans les orchestres civils, musiciennes.
plus souvent dans les orchestres militaires ou assimi- La manière dont naissent des vocations de clari-
lés, ou, davantage encore, en tant qu’enseignantes. nettistes peut s’appréhender d’abord par le « choix » de
Leurs collègues masculins intègrent quant à eux plus l’instrument et à travers les conditions sociales et cul-
fréquemment un orchestre civil ou militaire, qu’ils turelles de la prime éducation. Ce « choix » de la clari-
cumulent aussi plus souvent avec un emploi d’ensei- nette s’affirme différemment selon les générations de
gnant. Cependant, la jeunesse de cette population de musiciennes et leur origine sociale. Ainsi, parmi les 24
femmes clarinettistes et la « fraîcheur » de leur diplô- femmes clarinettistes interviewées, trois sont d’origine
me (un tiers d’entre elles sont diplômées depuis trois étrangère (Europe occidentale et centrale, Japon) ; cinq
ans au plus au moment de l’enquête) expliquent le sont issues d’un milieu populaire, ouvrier pour la plu-
nombre de celles qui sont « en attente » et n’autorisent part (père routier ou chaudronnier, mère lingère ou au
pas à prédire ce qu’elles deviendront. Pour autant, foyer). Douze sont originaires des classes moyennes
depuis la fin de l’enquête, elles se sont bien placées lors avec, pour beaucoup, des parents instituteurs ou ensei-
des finales des concours et plusieurs d’entre elles ont gnants en collège, ou encore des cadres moyens (dans
intégré un orchestre civil (dont l’une à l’étranger). De les assurances, par exemple). Enfin, quatre sont issues

22. Ou d’un rideau qui cache le/la candi- dans le champ musical », in Gérard Mauger par formation, on dénombre en 1999 deux paix) et une à la Musique de l’Air.
dat(e) aux yeux du jury. (dir.), L’Accès à la vie d’artiste. Sélection femmes dans l’Orchestre de la Garde 25. Seules 3 des 34 clarinettistes diplô-
23. Sur ces questions, voir Hyacinthe et consécration artistiques, Broissieux, républicaine, trois à l’Orchestre de la Police mées n’ont pas laissé de trace visible dans
Ravet, « L’accès des femmes aux profes- Éd. du Croquant, 2006, p. 161-176. nationale, deux dans celui de la Police le milieu des clarinettistes professionnels et
sions artistiques. Un double droit d’entrée 24. Ainsi, sur une vingtaine de clarinettistes parisienne (Musique des Gardiens de la ont quitté le champ.

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Devenir clarinettiste

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SABINE MEYER l’une des premières et rares femmes clarinettistes concertistes à la reconnaissance internationale.

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MÉTHODE D’APPRENTISSAGE DE LA CLARINETTE, qui se présente en couverture comme explicitement destinée à la


fois aux filles et aux garçons,publiée par une femme clarinettiste.

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Devenir clarinettiste

d’un milieu bourgeois et/ou intellectuel (famille d’in- gnant) ; pour quatre autres, l’école de musique locale
génieurs, parents universitaires). Selon l’époque et le fréquentée par des membres de leur famille recrutait
milieu socioculturel d’appartenance, l’image de l’ins- des clarinettistes pour compléter l’harmonie munici-
trument apparaît plus ou moins prégnante et décisive, pale (milieu populaire ou classes moyennes). Dans ces
plus ou moins dotée d’une représentation sexuée. Pour deux derniers cas précisément, les musiciennes souli-
les générations les plus anciennes de clarinettistes, les gnent le côté « naturel » ou « évident » du choix, qu’il
« pionnières », et surtout pour leurs parents et pour les soit réalisé dès lors par l’élève ou, pour elle, par ses
enseignants alors en poste, la clarinette constituait réso- parents ou par les enseignants. D’autres encore racon-
lument « un instrument d’homme » et ce, quel que soit tent un choix « par défaut » de la clarinette, quand l’ins-
le milieu social. À l’opposé, pour les générations les trument qu’elles désiraient apprendre était indisponible
plus récentes de clarinettistes, notamment pour celles (pas de place dans la classe de saxophone par exemple)
issues des classes moyennes, la clarinette – aux yeux de ou encore n’appartenait pas à l’univers des choix pos-
l’entourage et de la communauté éducative – a pu être sibles (par exemple le piano, trop onéreux pour une
considérée comme un instrument convenable, voire famille modeste, ou le hautbois, inaccessible dans une
« adapté pour une fille ». Restent cependant des ques- école de musique rurale) ; d’où le choix d’un « instru-
tions associées aux capacités physiques pour le jeu ins- ment proche », la clarinette, notamment pour les « pion-
trumental, relatives en particulier au souffle, où des nières » qui désiraient apprendre à jouer d’un instru-
doutes peuvent être encore fréquemment émis sur les ment à vent (tel que le cor). Parfois, c’est la « tête du
capacités d’une femme comparées à celles d’un homme. prof » qui ne convient pas à l’enfant et conduit celle-ci
En outre, si la clarinette est aujourd’hui plutôt consi- à transformer sa demande. Souvent, plusieurs facteurs
dérée comme « un instrument convenable aussi pour se combinent au sein d’un univers des rencontres pos-
une fille », elle conserve une image plus populaire que sibles : par exemple, « coup de foudre » et instrument
d’autres bois ; et cela joue un rôle non négligeable dans prêté par l’harmonie que l’enfant a entendue jouer
le choix de l’instrument selon les milieux sociaux. (milieu populaire), attirance esthétique pour l’instru-
ment et une « prof gentille » (milieu bourgeois). En
Telle « pionnière » raconte que lorsqu’elle a outre, pour certaines de ces musiciennes (et même
commencé : « Vraiment, on m’a regardé avec des
parmi les plus jeunes), il leur a fallu imposer leur choix
yeux ronds. C’était comme si j’avais annoncé que
je voulais faire de l’haltérophilie. C’était énorme ». à leur entourage familial (clarinette versus piano ou

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Aujourd’hui, en tant qu’enseignante dans un flûte) et réussir à faire accepter leur présence par l’en-
conservatoire des « beaux quartiers » de Paris, elle seignant (souvent un homme, surtout pour les « pion-
a plus de garçons que de filles dans sa classe, nières », parfois une femme, ce qui a pu jouer un rôle
explique-t-elle, car « dans les milieux un peu
non négligeable dans leur parcours).
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huppés, bourgeois, on n’est pas encore sorti de


cette idée de quelque chose d’inconvenant et d’un
peu contre nature ». Prime éducation et socialisation musicale
Dans ces contextes plus ou moins marqués, le récit du Une fois l’instrument adopté par l’apprentie et, plus ou
« choix » de l’instrument prend différents visages. Près moins facilement, accepté par ses parents, les itinéraires
de la moitié des musiciennes26 racontent une véritable se dessinent petit à petit en fonction de conditions d’ap-
rencontre avec l’instrument : elles évoquent soit un prentissage que façonne le milieu socioculturel dont la
« coup de foudre », soit encore la « rencontre » d’un pro- musicienne est issue. Les clarinettistes originaires d’un
fesseur au sein d’une école de musique qui donne envie milieu populaire rencontrent peu de freins à la naissan-
à l’enfant d’apprendre à jouer de l’instrument (classes ce de leur vocation et ont plutôt été encouragées à un
moyennes ou supérieures), ou encore un goût pour exercice intensif de la clarinette, en particulier par l’un
l’une des caractéristiques de l’instrument comme le son des parents lui-même très fortement impliqué dans la
ou la beauté esthétique (milieu de musiciens). Les pratique (père musicien amateur). Pour les clarinettistes
« pionnières » insistent sur leur souhait d’apprendre à originaires des classes moyennes, on note le rôle favo-
jouer d’un instrument à vent, les unes affichant une rable des parents enseignants dans le soutien à la sco-
volonté expresse de « ne pas faire un instrument de larité musicale et son accompagnement, ce qui n’a pas
filles » et les autres le désir avant tout de « souffler ». empêché de fortes inquiétudes sur l’avenir profession-
Une clarinettiste sur cinq explique aussi que l’instru- nel. Dans les milieux favorisés, les clarinettistes ren-
ment était déjà présent au sein de la famille (un frère, contrent deux attitudes opposées : soit des encourage-
une sœur ou le père en jouait, milieu populaire ou ensei- ments à la vocation (mère musicienne professionnelle,

26. 10 sur 24, voir tableau récapitulatif, p. 62.

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Hyacinthe Ravet

Tableau récapitulatif des propriétés sociales des clarinettistes interrogées

Prénom Origine Membres de la Choix Poste obtenu


Génération famille musiciens de au moment Diplômes
(fictif) sociale Professionnels Amateurs l’instrument de l’enquête

Nadège Moyenne pas un instrument de fille soliste orchestre Bac+3


instrument proche militaire et CNSM
Alice Moyenne grands-parents frère frère-souffler-instrument orchestre Bac et
dont enseignants clarinettiste à vent proche militaire CNSM
Pionnières

Florence Supérieure famille d’amateurs enseignement


dont grand-cousin coup de foudre- musique Bac
enseignants clarinettiste son-souffler contemporaine
Martine Populaire « mère chantait instrument par orchestre Bac et
tout le temps » défaut-coût militaire CNSM
Elisabeth Supérieure dont famille souffler orchestre Bac et
enseignants d’amateurs militaire CNSM
Brigitte Moyenne sœur clarinettiste, orchestre
mère sœur civil Bac
Odile Étranger amis enseignement-
de la souffler musiques Bac et
famille contemporaine CNSM
et traditionnelle
Blandine Étranger souffler enseignement Équivalent
Bac et CNSM
Hélène Moyenne mère souffler-instrument enseignement Bac+ et
aujourd’hui par élimination CNSM
Discrètes

Nathalie Populaire père et sœur père et sœur orchestre


clarinettistes -harmonie civil CNSM
Diane Moyenne père et père- orchestre Bac et
dont enseignants famille harmonie militaire CNSM
Judith Étranger rencontre en attente (orchestre Équivalent
-harmonie civil depuis) Bac et CNSM

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Emma Supérieure grand-père, (père rencontre-écoute orchestre Bac et
dont enseignants très mélomane) jazz-père militaire CNSM
Amandine Populaire père, grand-père coup de foudre- Bac et
et arrière-gd-père harmonie enseignement CNSM
Agnès Populaire père clarinettiste père-harmonie
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famille d’amateurs enseignement Bac+3


Bénédicte Moyenne mère instrument proche- orchestre civil Bac et
souffler-jazz à l’essai CNSM
Isabelle Moyenne dont frère père père-harmonie- orchestre Bac et
enseignants clarinettiste souffler civil CNSM
Estelle Moyenne sœur mère, père, en attente (orchestre Bac et
sœurs rencontre civil depuis) CNSM
Julie Moyenne père rencontre en attente Bac et
aujourd’hui CNSM
Paritaires

Sabine Populaire mère et sœur grands- coup de foudre- étudiante (orchestre Bac et
(Moyenne/mère) parents souffler civil depuis) étudiante CNSM
Léa Moyenne frère, père devenu souffler-jazz en attente Bac+4 et
Enseignants professeur musique -instrument proche CNSM
Irène Supérieure père, frère rencontre en attente (orchestre Bac et
dont enseignants mère et sœur civil depuis) étudiante CNSM
Sophie Moyenne dont mère coup de foudre étudiante Bac et étudiante
enseignants CNSM
Catherine Moyenne amie de la rencontre étudiante Bac et étudiante
famille clarinettiste CNSM

On remarque notamment :
– pour les clarinettistes qui ont intégré un orchestre civil, la présence fréquente d’un parent proche musicien et, tout particulièrement, un père clarinettiste
amateur ou une mère musicienne professionnelle ;
– parmi les discours expliquant le choix des instruments, à grands traits, on note – pour les pionnières – la volonté de jouer d’un instrument à vent (le fait
de souffler ou de « ne pas jouer d’un instrument de fille »), puis – pour les discrètes – le rôle pris par les harmonies et la pratique familiale et enfin – pour les
paritaires – la terminologie de la « rencontre » et du « coup de foudre ».

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Devenir clarinettiste

père ingénieur musicien amateur) ; soit, tant que la pra- (ou l’enseignement de la musique dans le cas d’un père
tique restait amateur, un entourage favorable et une PEGC28). Pratiquer, avoir pratiqué ou se mettre à pra-
socialisation musicale en famille (frères et sœurs, cou- tiquer avec ses enfants : les parents construisent ainsi
sins), mais de fortes réticences et tentatives de détour- un rapport à la musique qu’ils transmettent à ces der-
nement d’un exercice professionnel de la musique niers. Ce « capital musical » prend diverses formes et
(famille d’ingénieurs)27. Activité sérieuse versus art les traits de plusieurs figures tutélaires : celle d’un ascen-
d’agrément : deux conceptions de l’exercice de la dant, celle d’un frère ou d’une sœur et, bien sûr, celle
musique se distinguent ici. Au total, les carrières musi- d’un ou deux parents musiciens.
cales semblent favorisées par les milieux où le capital Un tiers des clarinettistes sont ainsi des « héritières »,
culturel prévaut sur d’autres espèces de capital. selon deux acceptions du terme relativement distinctes.
S’il n’existe pas de facteur unique d’explication des Le premier cas est celui de l’« héritier » au sens repéré
trajectoires et des vocations, l’analyse combinée de par Bernard Lehmann chez les musiciens d’orchestre29,
conditions sociales objectives contribue à rendre comp- c’est-à-dire un musicien dont les parents, ou l’un d’eux,
te de la forme des parcours (et notamment des itiné- sont eux-mêmes des professionnels de la musique, un
raires en réussite). L’origine sociale des musiciennes en instrumentiste qui a donc l’aisance de ceux qui ont bai-
est l’un des éléments ; l’héritage musical qu’elles reçoi- gné dans ce milieu et en connaissent implicitement les
vent en est un autre ; les deux se répondent en partie. règles. Parmi les clarinettistes rencontrées se trouvent
La plupart des apprenties ont eu connaissance de pra- deux « héritières » de ce type dont les pères sont musi-
tiques dans leur famille (comme un grand-oncle clari- ciens professionnels et les mères musiciennes (milieu
nettiste, une grand-mère pianiste, des cousins-cou- populaire dans un cas, milieu d’ingénieurs dans l’autre).
sines) ou encore dans un environnement proche (une Le fait d’avoir une mère pianiste et enseignante de piano
clarinettiste amie des parents, par exemple). Précisé- et/ou de solfège a été pour elles un facteur indéniable
ment, 15 des 24 clarinettistes, originaires de différents d’intégration au milieu professionnel : elles ont com-
milieux sociaux, ont baigné dans un environnement mencé tôt la musique (à quatre et cinq ans), puis ont
musical porté par la pratique active de leurs parents choisi de jouer de la clarinette après avoir commencé
et/ou de leurs frères et sœurs. Les aînés, notamment, leur apprentissage musical à un autre instrument (piano
« montrent l’exemple » comme pour deux clarinettistes et violon), ont connu une scolarité musicale épaulée
« jalouses » de leur sœur ou une autre de son grand- par leur mère (qui accompagne au piano l’enfant dès

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frère, qui apprennent à leur suite la clarinette et les le plus jeune âge pour les pièces d’examen, par
« dépassent » bientôt. exemple) et une professionnalisation musicale rapide
couronnée par l’entrée dans un orchestre civil30, comme
« En fait ça m’a pris très jeune. Mon père est clari-
pour cette clarinettiste qui insiste sur l’importance de
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nettiste, amateur. […] Tout naturellement, j’ai


commencé avec lui, en famille avec ma sœur et se distinguer de sa mère et de sa sœur aînée :
mon père. […] Toutes petites, on a baigné dedans,
sans trop se poser de question. […] J’ai commencé « Ma maman est pianiste et donc elle nous a mis
un peu par mimétisme, un peu par jalousie, j’étais – nous, ma sœur et moi – au piano et moi j’ai fait
hyper jalouse. Ma sœur a fait ça, j’ai fait ça. » une sorte de rejet. Et un jour, on est allés écouter
un concert d’une association de clarinettes, et je suis
En outre, plusieurs clarinettistes ont eu une mère qui, tombée vraiment raide de la clarinette. Donc je les
ai beaucoup embêtés, j’avais six ans et jusqu’à l’âge
ayant pratiqué le piano (ou le chant) dans son enfan-
de dix ans, je les ai embêtés pour pouvoir faire de
ce et son adolescence, n’a arrêté qu’à l’âge adulte, la clarinette. »
notamment pour élever ses enfants. Rares sont celles
qui n’ont pas entendu de musique pratiquée par des Mais le patrimoine musical se transmet par le capital
proches dans leur enfance ou évoquée par les souve- culturel et plus spécifiquement par un goût actif pour
nirs des parents (récits ayant trait à un grand-père chan- la pratique. Les six autres « héritières » – c’est ici le
teur dans les chœurs de l’Opéra ou un grand-père vio- second visage de l’héritier – sont filles de père musicien
loniste, par exemple). Et pour les quelques-unes qui amateur. Trois d’entre elles ont commencé la clarinet-
n’ont pas connu la proximité de ces pratiques, leurs te avec leur père, lui-même clarinettiste, qui a donc été
parents étaient souvent mélomanes et se sont parfois leur premier enseignant (milieu populaire pour deux
investis dans une pratique musicale avec leurs enfants d’entre elles, milieu d’enseignants pour la troisième) ;

27. On retrouve ici le rôle de la musique bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2000. par Philippe Coulangeon (Les Musiciens 29. Voir B. Lehmann, op. cit.
dans l’éducation bourgeoise pour les filles. Les attitudes parentales à l’égard des filles interprètes en France, op. cit., p. 146). 30. Ces musiciennes étaient encore
Voir F. Escal et J. Rousseau-Dujardin, nuancent ici « l’orientation positive de la 28. Professeur d’enseignement général de étudiantes au moment de l’enquête et ont
op. cit. ; R. Lenoir, op. cit. ; Michel Pinçon famille à l’égard de la vocation musicale » collège qui enseignait généralement deux intégré depuis des orchestres.
et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la repérée plutôt pour les classes supérieures matières.

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Hyacinthe Ravet

les débuts se sont déroulés en compagnie de leur frère tous deux amateurs, jouant de divers instruments et qui
ou de leur sœur, pour deux d’entre elles, le résultat de ont fondé une petite école de musique en ouvrant
cette pratique familiale étant évalué très positivement chaque classe d’instrument avec l’une de leurs quatre
par ces clarinettistes en poste dans un orchestre sym- filles) explique que son père, issu d’un milieu bour-
phonique. Deux autres clarinettistes (milieu populaire geois, n’a pu exercer professionnellement sa passion
pour l’une, classes moyennes pour l’autre) ont eu un (image négative du « musicien saltimbanque ») et qu’il
père « grand amateur » qui leur a « mis une clarinette a transmis cette passion pour la musique à deux de ses
dans les mains », parce que l’harmonie à laquelle il filles devenues professionnelles. C’est bien ce qui carac-
appartenait recrutait dans cet instrument. Le fait est térise ici les récits et les trajectoires de toutes ces cla-
que la clarinette, cet instrument traditionnellement rinettistes marquées par le « rêve de [leur] père » : deve-
masculin, n’a été transmis que par des pères (et non nir musicien professionnel. Incontestablement, ce rêve
des mères) : l’hypothèse du « garçon manquant ou paternel aura été pour elles un facteur d’éclosion et
défaillant31 » est envisageable dans l’un des cas, celui d’affirmation de la vocation.
où deux sœurs (sans frère) ont été toutes deux initiées
à la clarinette par leur père ; en revanche, dans les autres
Soutiens et facteurs de persévérance
cas, on constate la présence de frères qui ont eux-
mêmes appris à jouer d’instruments plus « masculins » L’entourage éducatif extérieur à la famille a également
(trompette, basson) alors que la pratique s’exerçait au une influence décisive dans un contexte d’apprentis-
sein d’une même harmonie où, parmi les instruments sage plus ou moins masculin : les premières femmes
à vent, la clarinette était finalement le plus « féminin ». clarinettistes étaient entourées exclusivement
d’hommes alors que les plus jeunes ont connu des
« On est issu d’un milieu assez modeste. En fait, classes et des ensembles de pratique collective souvent
mon père aurait voulu être clarinettiste parce que
mixtes. L’apprentissage de l’instrument constitue sou-
je pense qu’il était vraiment très doué pour la clari-
nette et vraiment il était fait pour ça. Mais à l’époque vent une forme de résistance ou de transgression pour
de mes grands-parents, dans un milieu complète- les « pionnières », une rareté ou une originalité pour
ment rural où mon grand-père était viticulteur, déjà les suivantes, avant d’être perçu aujourd’hui comme
ils n’avaient pas les moyens de lui payer les études un « choix » possible parmi d’autres pour les filles.
parce qu’il fallait faire trente kilomètres pour aller L’apprentissage « classique » exige de la persévérance

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au conservatoire, donc ça coûtait de l’argent, et
dans la durée pour pouvoir s’engager dans une voie
aussi acheter des instruments… Donc, mes grands-
parents n’ont jamais pu payer ça à mon père. professionnelle. La grande majorité raconte une sco-
Logiquement en fait, il est devenu viticulteur parce larité musicale initiale valorisante (couronnée d’année
qu’il a repris la profession de mes grands-parents. en année par la réussite aux examens), marquée par
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Mais il a fait ça [la clarinette] en amateur. Et en des progrès très rapides, l’aisance et la facilité, soute-
fait, à travers nous [sa sœur devenue enseignante
nue par les encouragements des enseignants : « Ça
dans une autre discipline musicale et elle-même],
c’est un peu son rêve qui se réalise. Donc ils ont marchait tout seul ». En revanche, la scolarité supé-
toujours tout donné, ils ont tout sacrifié en fait à ma rieure partage les clarinettistes : si pour la plupart elles
sœur et moi pour qu’on fasse ce que lui il aurait aimé sont dotées d’un Prix de CNSM32, les unes ont connu
faire. Et comme ma mère adore ça aussi, ils ne nous la même facilité que dans leurs débuts et/ou de
ont jamais posé aucun barrage. Ils m’ont toujours constants encouragements, alors que d’autres men-
encouragée […] Donc, ce n’est peut-être pas un
tionnent des doutes et un soutien parfois défaillant de
hasard aussi si ça a marché. C’est aussi parce qu’ils
m’ont toujours donné les moyens, assez vite. » la part de leurs enseignants, ressentis comme un fac-
teur handicapant. Quant à la scolarité générale, toutes
Pour ces « héritières », filles de père amateur (qu’il soit les clarinettistes ont obtenu un baccalauréat, mis à part
ou non clarinettiste), la pratique de la musique s’est l’une d’entre elles dont la scolarité musicale a été si
faite d’abord en famille, avec les frères et sœurs (voire rapide qu’elle a arrêté sa scolarité générale au lycée.
avec les oncles, cousins et cousines), en suivant Mais pour les autres, face aux difficultés d’une voie
ensemble les répétitions de l’harmonie du village ou de professionnelle dont l’issue était incertaine, l’obten-
la petite ville, auprès d’un père qui accompagne l’ap- tion du baccalauréat a été – du point de vue des exi-
prentissage et les progrès instrumentaux au quotidien. gences parentales – une condition sine qua non pour
Une autre « héritière » encore (dont les parents étaient tenter une carrière musicale.

31. Où le père aurait transmis un intérêt d’explication de carrières professionnelles Femmes ingénieurs. Une révolution respec- devenir de toutes celles qui étaient passées
ou une passion pour une activité à sa ou ses féminines improbables, par exemple pour tueuse, Paris, Belin, 2004). par un Conservatoire supérieur, voir encart
filles, faute de garçon dans la fratrie ; cette les femmes ingénieurs des générations les 32. Pour des raisons liées notamment au méthodologique.
hypothèse est mobilisée dans certains cas plus anciennes (voir Catherine Marry, Les choix de « l’échantillon » : interroger le

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Devenir clarinettiste

L’épanouissement d’une « vocation féminine » en milieu choix, réel, de s’orienter vers la profession de musicien
masculin révèle le rôle majeur du professeur d’instru- (au sein de l’univers de la musique « classique » le plus
ment : que le soutien soit fort et que l’enseignant fréquemment) et dans le métier de clarinettiste. Il leur
encourage l’élève « bien qu’elle soit une fille » (pour faut ensuite, à un moment donné, passer des concours
les « pionnières ») ou qu’il la pousse dans ses projets professionnalisants tels que les concours d’orchestre
professionnels, et les possibilités de transgression aug- ou les diplômes d’enseignement34. Cependant, ce choix
mentent significativement. Tout particulièrement, est lui aussi composite : il mêle des aspirations enfan-
lorsque l’enseignant est une enseignante, son exemple tines, des décisions d’orientation scolaire (suivre une
constitue un précédent patent au quotidien, un modè- scolarité par correspondance, passer ou non le bacca-
le. Celles qui bénéficient de deux figures féminines lauréat, entamer des études supérieures de musique,
investies à leur côté, leur mère et une première ensei- etc.) et des projets concrets de musicien (devenir ensei-
gnante de clarinette, en soulignent l’influence forte- gnant et/ou interprète, soit comme concertiste ou dans
ment favorable dans leur professionnalisation. Par un orchestre, ou encore en pratiquant la musique de
exemple, la mère de l’une des « pionnières » (milieu chambre, etc.). En effet, au fil du parcours, l’accrois-
populaire) passe son permis de conduire pour per- sement des exigences de la formation musicale deman-
mettre à sa fille d’accéder au conservatoire de la ville de un investissement temporel dans l’activité de plus
voisine et la conduit aux cours et répétitions plusieurs en plus intense : aux cours de formation musicale (sol-
fois par semaine, alors que l’enseignante avec qui elle fège) et d’instrument s’ajoutent progressivement les
débute lui donne gratuitement des leçons supplémen- classes d’orchestre, de musique de chambre, d’analy-
taires pour la faire progresser plus vite. se, d’écriture, etc. Cet apprentissage à long terme,
rigoureux, extrêmement exigeant et compétitif, qui a
« Je viens d’un milieu social, plutôt bas, et on pour corollaire l’acquisition dès le plus jeune âge d’une
habitait dans une HLM de banlieue. Et ma mère
technique instrumentale de haut niveau, exige une pra-
voulait, pour que je ne traîne pas avec les voyous
du coin, que je fasse une activité. On m’a inscrite tique intensive en marge et en sus de l’école. Il conduit
en école de musique. […] Et j’ai eu de la chance progressivement à une spécialisation tant le nombre
aussi, car dans cette école de musique, le profes- d’heures passées au « conservatoire » et à travailler son
seur, qui était également assistante au CNR de la instrument à domicile est important (même si de plus
ville de X, c’était une bonne pédagogue et elle m’a
en plus de musiciens, et c’est encore plus vrai des musi-
vraiment bien débutée. Grâce à elle, je suis rentrée

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au CNR deux ans après et après, je suis rentrée ciennes, obtiennent au moins un baccalauréat, pour
en horaires aménagés33. Et voilà, tout s’est enchaîné certains après une formation par correspondance). Cela
comme ça. » explique notamment le caractère « évident » que peut
prendre la décision de devenir professionnel, les pos-
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Le rapport de la mère à sa propre pratique profession- sibilités de choisir un autre métier paraissant se rédui-
nelle et à la vie active en général peut également consti- re dans le même temps.
tuer un facteur dynamisant ou démobilisant. À l’inver-
se de cette « pionnière », une autre musicienne, issue « Ça m’a vraiment plu le son, l’instrument, j’ai
également d’un milieu populaire, a toujours connu sa trouvé ça génial. Et de suite, j’ai eu envie d’en faire,
de travailler, et puis j’avais quand même des facili-
mère avec un « sentiment d’infériorité » (en tant que
tés, parce que en cinq ans, j’ai quand même fait le
femme, doublé d’une « honte sociale ») et raconte la parcours qu’on fait normalement en… sept, huit
difficile conquête d’une assurance en ses propres capa- voire neuf ans. J’ai fait aussi pas mal de sacrifices,
cités. Après avoir tenté quelques concours d’orchestre au niveau scolaire… »
« sans trop y croire », elle se consacre à l’enseignement.
L’existence d’un modèle féminin favorable à l’égard de Une autre clarinettiste explique qu’elle souhaitait
la pratique professionnelle est l’un des éléments majeurs « continuer car ça marchait bien », ce qui l’a conduite
de la réussite du processus de professionnalisation. à choisir de passer un bac F11 (bac technique
musique). Poussée et encouragée par son professeur
d’instrument, soutenue par ses parents, se sentant « en
Devenir musicienne
confiance », elle s’est orientée vers une pratique
Le choix de devenir musicienne a souvent été plus mûri professionnelle de son activité initialement de « loisir »
et plus explicite que le « choix » de jouer de la clarinet- (mais un loisir déjà très prenant). Le fait de persévérer
te : à un moment donné de l’apprentissage, vers la fin ou d’abandonner (de soi-même et/ou à cause d’un
de l’adolescence, musiciens et musiciennes font un échec à un examen) et celui d’embrasser ou non une

33. Les classes à horaires aménagés organisent l’emploi du temps scolaire de manière à permettre aux élèves de suivre parallèlement des cours de musique dans l’établisse-
ment associé. 34. Comme le diplôme d’État ou le certificat d’aptitude, aujourd’hui souvent nécessaires pour devenir enseignant dans un conservatoire.

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Hyacinthe Ravet

carrière de musicien constituent des « intersections » contours de l’évidence ou au contraire du doute sur les
de trajectoire. À ces étapes, le soutien persistant des possibilités d’intégrer un orchestre pour les suivantes ;
proches35 – un soutien actif tant musical qu’affectif et enfin, ils donnent à entendre l’affirmation selon laquel-
financier – et celui des enseignants sont des facteurs le « il n’y a pas de raison » pour les plus jeunes.
essentiels de continuation. Même si les débuts ont été
encouragés, la volonté de se destiner à ce(s) métier(s), Telle clarinettiste affirme ainsi son désir « d’y
pour une jeune musicienne, peut en effet rencontrer arriver », en intégrant « un grand orchestre » ou en
soutien ou réticence, encouragement ou dissuasion, à devenant soliste internationale à l’image de son
professeur homme, ajoutant : « C’est pas parce que
la fois de la part des parents et de la part des ensei-
je suis une fille et que je fais de la clarinette, que
gnants. L’entourage réagit différemment face aux ambi- je ne peux pas y arriver, de toute façon ! Parce que
tions professionnelles de la jeune clarinettiste en fonc- les instruments à vent, c’est quand même très
tion du milieu social et culturel d’appartenance machiste ! »
(agrément pour les deux types d’héritières versus réti-
cences plus fréquentes pour les autres, en particulier Le choix professionnel se construit également dans la
pour les « pionnières » issues de familles d’ingénieurs), durée : une « vocation » se dessine plus ou moins tôt,
mais aussi du contexte socio-historique et de l’ampleur parfois tardivement (au vu de la précocité et de la lon-
des transformations sociales. Mère (et/ou père favo- gueur de l’apprentissage pour un musicien « clas-
rable), enseignante, conquérantes comme Sabine sique ») ; elle s’affirme par la suite. Les récits des choix
Meyer36, « pionnières » des orchestres, ces figures et de la naissance d’une vocation racontent rarement
témoignent de la progression des carrières féminines un appel juvénile à devenir clarinettiste. Il y a bien sûr
en musique et ouvrent l’espace des possibles. des exceptions, telle cette jeune musicienne qui rêve de
L’analyse d’ensemble des trajectoires scolaires et devenir concertiste et à qui sa mère rappelle qu’elle
professionnelles en fonction de l’origine sociale montre disait dès l’âge de dix ans : « Quand je serai grande, je
que les trajectoires se distinguent particulièrement sur voyagerai avec ma clarinette ». Quelques-unes expli-
le fait d’être ou non une « héritière » : les clarinettistes quent qu’elles ont pu se sentir « appelées à devenir
qui ont intégré un orchestre civil ont eu souvent un musiciens » (avec l’emploi du masculin plutôt que du
proche parent musicien, en particulier un père clari- féminin [musicienne]) ; l’une d’elles (issue des classes
nettiste amateur ou une mère musicienne profession- moyennes) raconte un phénomène d’identification avec

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nelle. Si le recrutement social semble tendre à une pro- le professeur qui l’a fait débuter en compagnie de sa
gression du nombre de musiciennes issues des classes propre fille et qui lui consacrait beaucoup de temps (elle
moyennes, les différences d’une période à l’autre se venait chez eux après l’école jouer de la clarinette puis
lisent essentiellement selon le type d’héritage reçu : les restait souvent à dîner). Au final, un quart des clari-
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« pionnières » ont souvent bénéficié d’un entourage nettistes, parmi les plus déterminées, expriment la force
familial mélomane ou amateur (classes moyennes ou de leur « rêve d’intégrer un orchestre symphonique »,
supérieures) ; elles ont été les premières à intégrer des rêve qui a émergé au cours de leur formation.
orchestres militaires. Une deuxième période voit l’ar- Par le récit, avec le temps et dans la durée même de
rivée d’héritières au second sens donné à ce terme dans l’histoire racontée, cette « vocation » est reconstruite :
l’analyse (père amateur et, dans certains cas, clarinet- on rationalise les choix ou, au contraire, on enchante
tiste amateur, de milieu populaire notamment) ; l’histoire – un principe « magique » y est à l’œuvre – au
quelques-unes ont intégré à leur tour des orchestres gré d’un récit des origines de la vocation, où le choix
civils. Quant à la dernière période, elle est celle des héri- de l’instrument prend un relief spécifique, en particu-
tières de second type toujours (issues plutôt des classes lier à travers la terminologie du « coup de foudre ». Si
moyennes) mais aussi des héritières au premier sens ce travail de reconstruction à l’œuvre dans le récit com-
donné à ce terme (mère musicienne professionnelle), porte le risque d’une « création artificielle de sens37 »,
qui intègrent aujourd’hui des orchestres civils. Les récits pour autant, le récit de la « vocation » participe de la
du choix de devenir musicienne, en particulier dans un construction de l’identité d’artiste. Des éléments bio-
orchestre, se colorent aussi différemment selon les trois graphiques se trouvent réinterprétés à la faveur du récit
périodes considérées : ils résonnent d’une tonalité reven- et reconstruits comme jalons d’une vocation progres-
dicatrice chez les « pionnières », puis prennent les sivement naissante ou soudainement révélée, qui se

35. Comme le montrent les travaux de 36. Alfred Willener souligne l’importance à trouver un travail dans cette filière » (voir G. B. Webster, 1995).
sociologie de l’éducation pour la réussite des « modèles de rôle » féminins pour les Les Instrumentistes d’orchestres sympho- 37. Pierre Bourdieu, « L’illusion biogra-
scolaire. Voir notamment : Pierre Bourdieu jeunes générations de trompettistes, niques, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 151, phique », Actes de la recherche en sciences
et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, permettant de dépasser les obstacles du et When Will the Walls Come Tumbling sociales, 62-63, juin 1986, p. 69.
Paris, Minuit, 1970 ; Pierre Bourdieu, La type « la trompette est un “instrument de Down. An Essay on Women Playing Trumpet
Noblesse d’État, Paris, Minuit, 1989. garçons” ; une fille n’arrivera ni à jouer, ni and Other Brass Instruments, Portland,

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Devenir clarinettiste

concrétise (ou non) par la suite. Les discours se sépa- filles » ; au fur et à mesure, l’image masculine de l’ins-
rent ainsi selon plusieurs paramètres. L’investissement trument s’est atténuée pour faire l’objet maintenant de
dans l’activité sur le long terme entraînant des « sacri- choix relativement indifférenciés entre filles et garçons.
fices » (en termes de scolarité et de sociabilité adoles- Dans le même temps, les représentations sexuées
cente pour les intéressés, financiers et temporels pour associées à la profession d’interprète sont incorporées
les parents, notamment), le côté « évident » de la pra- tout en étant remises en cause : des « pionnières » ont
tique rapportée à l’environnement familial, une pro- effectué une « percée » en intégrant des orchestres mili-
fessionnalisation vécue comme difficile et/ou décevant taires, en dissimulant leur identité féminine au moment
des aspirations initiales, autant de modalités qui condui- du recrutement ; puis, suivant leur exemple, quelques
sent plutôt à la rationalisation des choix. À l’inverse, un musiciennes ont revendiqué leur capacité à assumer le
parcours marqué par la précocité et une « réussite » rôle de soliste, en tant que femmes jouant d’un instru-
rapide, l’attachement à des modèles forts (paternel, ment à vent ; elles sont parvenues à convaincre de leurs
maternel ou l’admiration pour un enseignant), une tra- compétences pour intégrer des orchestres civils et ont
jectoire en cours de construction – et ce, aussi bien pour vu ainsi s’épanouir leur vocation dans un contexte plus
des héritières que pour les autres – colorent davantage favorable. Les structures d’accueil, parallèlement, s’ou-
de « magie » le récit. Si les « pionnières » restent par- vrent et se transforment progressivement : des femmes
fois « émerveillées » d’avoir pu pratiquer le métier de plus nombreuses intègrent les classes de clarinette, puis
clarinettiste – et le vocabulaire de la magie apparaît ici les conservatoires supérieurs, enfin se professionnali-
comme un mode de démarcation par rapport à une tra- sent en tant qu’enseignantes avant d’accéder aux
jectoire d’héritière déterminée –, leur parcours souvent orchestres ; de l’apprentissage à l’insertion profession-
semé d’embûches (leur) rappelle combien une voca- nelle, les institutions musicales ont ouvert leurs portes
tion se construit avec le concours d’autrui et suppose aux femmes modifiant par là même les conditions de
des conditions et des choix décisifs parfois fortement socialisation musicale des hommes et des femmes.
revendiqués. Le récit apparaît dès lors comme un outil Ainsi, l’analyse des conditions de naissance de voca-
de compréhension de l’articulation de l’histoire collec- tions musicales féminines en milieu masculin met en
tive et des parcours individuels. relief plusieurs traits marquants : d’une part, le poids
des représentations sexuées de l’instrument de musique
La naissance de vocations de femmes clarinettistes évo- dans les choix de parcours ; d’autre part, la présence de

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lue selon les transformations des modalités d’accès des facteurs de « transgression » (étayage, modèles fémi-
femmes au champ musical. Les trajectoires en milieu nins, rêve paternel)38 qui rendent possibles des carrières
masculin contribuent – en retour – à transformer les féminines dans un milieu traditionnellement fermé ;
conditions d’émergence de nouvelles vocations. On sai- enfin, la transformation de l’identité sexuée des instru-
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sit ainsi les principaux facteurs de construction d’une ments mais aussi de l’image du métier de musicien et
« vocation féminine » de clarinettiste susceptible d’in- du rapport des femmes à la scène publique. Si, pour une
tégrer un orchestre et donc d’accéder à une profession femme, devenir clarinettiste professionnelle s’avère main-
artistique auparavant fermée aux femmes. Tout d’abord, tenant possible, pour autant, accéder au rôle de premier
au gré de quelques itinéraires d’exception, la définition soliste et plus généralement aux fonctions d’autorité et
traditionnelle du masculin et féminin en musique se fis- de prise de décisions musicales reste difficile39. En outre,
sure et conduit à une redéfinition et une redistribution dans d’autres univers comme celui du jazz, les musi-
des attributs sexués : instrument à la pratique mascu- ciennes évoluent sur une scène encore essentiellement
line caractérisée par le souffle mais représentant éga- dans le domaine du chant plutôt que comme instru-
lement une « voix de femme » pour certains composi- mentistes40. C’est qu’une vocation ne semble pouvoir
teurs, l’image de la clarinette, d’ambivalente, est naître que lorsque le milieu artistique et l’environne-
devenue plus neutre à l’égard du genre ; sa pratique ment social la tolèrent – s’ils ne lui offrent des condi-
s’est féminisée sous l’action de « pionnières » qui ne tions favorables d’éclosion – et que l’intéressé(e) se l’au-
voulurent pas apprendre à jouer d’« un instrument de torise et se sent autorisé(e) à entendre « l’appel ».

38. Michèle Ferrand, Françoise Imbert et en cause les stéréotypes sociaux tradition- carrières scientifiques de haut niveau » (voir op. cit., p. 183-186.
Catherine Marry repèrent également, chez nellement liés au féminin. Elles expliquent que L’Excellence scolaire : une affaire de famille. 40. Marie Buscatto, « Chanteuse de jazz
les normaliennes scientifiques, l’importance « la “familiarité” des figures de femmes scien- Le cas des normaliennes et normaliens scien- n’est point métier d’homme. L’accord impar-
des figures de femmes scientifiques, d’un tifiques a sans doute joué, à leur insu, un rôle tifiques, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 175). fait entre voix et instrument en France »,
soutien parental et d’une éducation indiffé- déterminant dans la levée de l’interdit qui pèse 39. Voir H. Ravet, « Professionnalisation Revue française de sociologie, 44 (1),
renciée entre frères et sœurs qui remettent encore sur l’entrée des femmes dans les féminine et féminisation d’une profession », 2003, p. 35-60.

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