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Luther King (Forges de Vulcain, 2013), ou un essai

consacré aux Nouveaux Désobéissants (Le Bord de
Manuel Cervera-Marzal: «On est dans une
l’eau, 2016).
phase de remontée des résistances»
PAR FABIEN ESCALONA ET CHRISTOPHE GUEUGNEAU
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 30 DÉCEMBRE 2019

Des militants d’Extinction Rebellion à Paris, le 7 octobre 2019. © Reuters
Après une année forte en mobilisations contre
l’exécutif, le politiste Manuel Cervera-Marzal revient
sur le recours croissant à la désobéissance civile.
Inscrite dans une histoire longue, elle est adoptée
par des mouvements hétérogènes, qui bousculent un
régime représentatif sclérosé.
Que ce soit dans le cadre des mobilisations pour le
climat ou de la contestation portée par les « gilets
jaunes », la désobéissance civile s’est imposée comme
un élément incontournable du répertoire d’action
emprunté par les mouvements sociaux contemporains.
Est-ce parce que le système représentatif est devenu
imperméable aux revendications de la société ? Faut-
il y voir une stratégie plus propice à l’obtention de
victoires, ou un pis-aller dans un contexte politique
durci ? Quelle en est la généalogie, en France et à
l’étranger ?
Mediapart en a discuté avec Manuel Cervera-Marzal,
chargé de recherche au FNRS (Université de Liège)
et chercheur post-doctoral au LabexMed (Université
Aix-Marseille, DICE).
Au croisement de la philosophie, de la science
politique et de la sociologie, ce dernier a consacré
de longues années à comprendre la théorie et les
pratiques de la désobéissance civile, à laquelle il a
consacré de nombreux ouvrages, comme une histoire
de La Pensée désobéissante de Thoreau à Martin
Manuel Cervera-Marzal. © DR
Le mouvement des gilets jaunes a marqué toute
l’année écoulée. Ses protagonistes n’ont pas hésité
à occuper des ronds-points, manifester là où c’était
interdit… Peut-on alors le considérer comme un
mouvement de désobéissance civile ?
En gardant à l’esprit que ce mouvement est surtout
protéiforme, il est clair que certaines des actions
menées en son sein s’inscrivent complètement dans
cette tradition. Construire et habiter des cabanes sur
les ronds-points, cela répond clairement à la définition
de la désobéissance civile, à savoir mener des actions
illégales mais non violentes.
Il est vrai que l’expression n’a pas été revendiquée
par les gilets jaunes, du moins à ma connaissance. J’y
vois un reflet de la sociologie du mouvement, car la
désobéissance civile est de plus en plus mobilisée par
les classes moyennes diplômées. Le terme est en effet
devenu un label volontiers affiché dans le débat public,
par ceux qui en maîtrisent bien les codes.
Dire qu’on fait de la désobéissance civile, c’est se
revendiquer à la fois subversif et non violent – certains
diront subversif… mais pas trop. Le terme même de
désobéissance renvoie à l’enfance, ce qui est connoté
positivement. On se distingue ainsi du black bloc,
du cortège de tête ou des radicalisés quels qu’ils
soient. Mais on ne peut mobiliser cette étiquette
qu’à condition de l’avoir rencontrée culturellement, à
l’université par exemple.
Si la désobéissance civile est de plus en plus
revendiquée, peut-on dresser un tableau de son
histoire et de son renouveau en France ?

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C’est dans les années 1950 qu’on voit apparaître,
notamment avec le mouvement de l’Arche, la
tradition d’actions illégales et non violentes, qui se
revendiquent du gandhisme [ce courant philosophique
et politique qui entend suivre les enseignements du
Mahatma Gandhi – ndlr].
Il s’agit de pacifistes qui créent des communautés non
violentes, végétariennes, sur le modèle de l’ashram
indien. Ils lancent aussi des actions contre le nucléaire
militaire, par exemple en essayant de rentrer sur des
bases pour montrer qu’elles ne sont pas si sécurisées
que ça.
Cette tradition se perpétue jusque dans les années
1970. On la retrouve dans le refus de faire son
service militaire pendant la guerre d’Algérie, dans les
mouvements de la deuxième vague du féminisme, ou
encore au Larzac où ses militants sont très présents,
même si ce ne sont pas les seuls, pour empêcher
l’extension du camp militaire.
On note ensuite un essoufflement dans les années
1980. Mais au-delà de la désobéissance civile, ce
sont les mouvements sociaux dans leur ensemble
qui s’essoufflent sous les septennats de François
Mitterrand. La gauche arrivée au pouvoir aspire des
cadres et satisfait une partie des revendications, par
exemple en renonçant aux essais nucléaires ou à
l’extension du Larzac.
Sous quelles formes le mouvement réapparaît-il ?
Au milieu des années 1990, on voit plusieurs collectifs
reprendre ce moyen d’action, pour défendre des
causes très différentes : Act-up et la fameuse action
qui voit l’Obélisque de la Concorde recouvert d’un
préservatif ; le collectif Jeudi noir qui ouvre ses
premiers squats ; le Réseau éducation sans frontières
qui vient en aide aux migrants et à leurs enfants ; le
démontage du McDonald’s de Millau en 1999…
Il s’agit de collectifs assez cloisonnés les uns des
autres, qui se rapprochent petit à petit, en se rendant
compte qu’ils utilisent tous le vocabulaire de la
désobéissance et recourent à un répertoire d’action
similaire.
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Ce mouvement s’inscrit dans un contexte plus large
des prémices de la conflictualité sociale et de
l’altermondialisme. Souvenons-nous de José Bové,
qui participe non seulement à l’action de Millau mais
aussi à des fauchages de champs OGM, amenant
le président Jacques Chirac à prendre position. À
l’époque, il sort un ouvrage avec le journaliste Gilles
Luneau, intitulé Pour la désobéissance civique.
On est toujours dans ce cycle-là aujourd’hui, avec
un effet-masse tout de même plus important. Dans
le cas d’Extinction Rebellion (XR), on ne parle plus
de dizaines mais de centaines de personnes qui se
revendiquent de la désobéissance civile. Cela devient
considérable.
Jose Bové fauchant du colza génétiquement modifié
à Belpech (Aude), le 13 avril 2000. © Reuters
Vous venez d’évoquer d’Extinction Rebellion, on
peut aussi citer ANV-COP21. Ces mouvements
répondent-ils aux mêmes logiques ?
Les deux mouvements n’ont pas la même histoire.
L’ANV vient du Mouvement pour une alternative no
violente (le MAN). Créé en 1974, ce dernier s’inscrit
encore aujourd’hui dans le sillage de Gandhi. XR a
émergé totalement en dehors du MAN, même s’il
reprend les principes et même une cause, l’écologie,
qui en est très proche. Au sein du MAN, les gens se
sont vraiment demandé d’où sortaient ces nouveaux
militants.
La sociologie d’XR est très proche du MAN en termes
de milieu social, mais en plus jeune. XR est moins
né de de lectures approfondies, d’une réflexion sur la
non-violence qui aurait maturé lentement, que d’un
mouvement de désobéissance civile lié à l’urgence
climatique, laquelle implique qu’on n’a pas le temps
de perdre cinq élections présidentielles ou des années
de procédures en justice.
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Dans une tribune à Libération, les intellectuels
Sandra Laugier et Albert Ogien reprochent deux
choses à Extinction Rebellion : de ne pas entrer
en politique et de ne pas faire vraiment de
la désobéissance mais simplement des blocages
pour réclamer des actes au gouvernement. Qu’en
pensez-vous ?
Laugier et Ogien reprochent en effet à Extinction
Rebellion de s’adresser au pouvoir, et donc de
présupposer que le pouvoir détient la solution. Selon
moi, ce n’est pas un critère qui empêcherait de parler
de désobéissance civile. Je l’ai dit, celle-ci suppose
deux critères : le fait de désobéir (donc de faire des
actions illégales – quand bien même toute action
illégale n’est évidemment pas de la désobéissance
civile), mais de désobéir de façon non violente. Cela ne
présuppose rien par rapport au pouvoir et sa légitimité.
Dans l’histoire de la désobéissance civile, on retrouve
d’ailleurs fréquemment une demande faite au pouvoir
politique. Par exemple, dans le cas de Gandhi, c’était
clair : « Quit India ». Mais il y a aussi, dans la
plupart des cas, une politique préfigurative, c’est-
à-dire la mise en place des embryons d’institutions
qu’on souhaite voir émerger. C’est pour cela que
Gandhi a aussi encouragé des ashrams et qu’il a prôné
l’autonomie.
On retrouve cette double dimension dans le cas
d’XR, qui ne fait pas que demander des choses
au gouvernement mais tente également d’organiser
un mode de vie démocratique et écologique, certes
embryonnaire comme au Châtelet, mais ça existe.
On la retrouve aussi dans les « zones à
défendre » (ZAD), avec l’occupation illégale de
terrains qui appartiennent à Vinci, à Carrefour ou
autre, non violente la plupart du temps, tout en
faisant vivre ici et maintenant un autre projet de
société. Martin Luther King parlait de « contestation
créatrice » pour bien marquer ces deux aspects de la
désobéissance civile.
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« Nous sommes dans un moment de
désorientation stratégique »
La question systémique des violences policières
est enfin apparue au grand jour au fil de
l’année écoulée. L’intensité de la répression,
y compris contre ce type d’actions pacifiques,
fait-elle réfléchir dans les cercles pratiquant la
désobéissance civile ?
L’arsenal répressif a été largement alourdi, c’est un
fait. Je mets ce phénomène en rapport avec le tournant
austéritaire de l’État, qui recourt de plus en plus à ce
moyen pour compenser la raréfaction de ce qu’il offre
en termes de bien-être ou d’horizon de progrès. Ce
qui est intéressant du côté de la désobéissance, c’est
que la montée en puissance de ce répertoire d’actions
est justement due à deux facteurs, renvoyant à cette
fermeture du jeu politique.
D’une part, des militants se sont radicalisés parce que
se syndiquer, faire grève, manifester, voter pour un
parti contestataire ne suffit plus. Ils continuent de le
faire mais ils jugent ça insuffisant ou inefficace, et
cherchent donc d’autres moyens d’action, comme un
supplément à leur panoplie militante.
D’autre part, la radicalisation de l’État a transformé
en désobéissants des gens qui n’ont rien changé à
leur répertoire d’actions, et se retrouvent hors la loi
parce que le périmètre de ce qu’il est possible de faire
légalement a été réduit.
L’appel au boycott est ainsi interdit depuis 2011 : du
jour au lendemain ce qui était accepté dans les années
1990 pour l’Afrique du Sud est devenu interdit. Pour
le droit de grève, le phénomène a été identique : le
service minimum a impliqué l’obligation de poser un
préavis 48 heures avant de faire grève, autrement dit
l’interdiction de la grève spontanée.
Je voudrais enfin ajouter que si la répression s’est
accrue, elle est différenciée. Le traitement judiciaire
réservé aux jeunes qui décrochent les portraits
d’Emmanuel Macron n’est pas celui réservé aux gilets
jaunes, et ce n’est pas le même traitement que celui
appliqué à Assa Traoré du Comité pour Adama, qui
en est à sa cinquième poursuite.
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Auparavant, pour ma thèse, j’avais participé à des
actions de désobéissance quasiment chaque semaine
pendant deux ans, et je n’ai été placé que deux fois en
garde à vue, sans conséquence ! Tout le monde n’est
donc pas traité de la même façon.
C’était flagrant place du Châtelet lors de
l’occupation par Extinction Rebellion…
Et les militants se sont beaucoup questionnés, parce
qu’ils sont apparus comme inoffensifs. Anne Hidalgo,
la maire de Paris, les a présentés comme des sauveurs
de la planète qu’on laissait de bon cœur occuper la
place… C’est ce que démontre Laurent Jeanpierre
dans In Girum : si on veut annihiler la contestation
sociale il faut jouer sur deux tableaux, en récupérant la
partie la plus intégrable du mouvement et en réprimant
la partie « non récupérable ».
Des militants de XR à Paris, le 7 octobre 2019. © Reuters
Y a-t-il des passages de la désobéissance civile à des
actions qui, pour le coup, ne sont plus civiles ?
Le passage peut se faire dans les deux sens car, dans
les milieux désobéissants, il y en a aussi qui reviennent
de milieux plus violents. Mais oui, j'ai observé des
transitions vers des moyens d’action plus radicaux, à
travers les parcours individuels de militants que j’ai
suivis entre 2010 et 2014.
Pour schématiser, après les manifestations puis
la désobéissance civile, certains sont partis à
Bure (Meuse) ou à Notre-Dame-des-Landes (Loire-
Atlantique). Le fait de fabriquer des cocktails Molotov
ou de construire des barricades, ça allait plus loin que
les gentillettes actions d’embrassades aux policiers à
qui l’on dit qu’on fait ça pour leurs enfants. Il y a aussi
des gens qui sont allés à Nuit debout et qui ont assisté
aux longues heures de discussions avant de découvrir
la joie de la manifestation sauvage et du cortège de
tête.
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Par ailleurs, la question du sabotage se discute de
plus en plus dans les milieux désobéissants, ce qui est
nouveau. Derrière, il y a l’idée qu’en restant dans la
non-violence pure, on risque de devenir les idiots utiles
du pouvoir, qui se sert des désobéissants pacifiques
pour pointer les« mauvais » manifestants.
C’est aussi parce que le pouvoir ne cède pas plus
qu’avec des actions routinisées, non ? Quand on
voit une élue comme Corinne Morel-Darleux qui
parle à son tour de sabotage…
On peut citer Isabelle Attard aussi, et son cheminement
vers l’anarchisme. Ces deux personnes sont
intéressantes car en tant qu’élue locale ou députée,
elles se sont confrontées le plus directement possible
aux impasses institutionnelles. Dès lors qu’on sort des
institutions pour explorer d’autres possibles, on arrive
très vite à des répertoires d’action plus radicaux.
C’est aussi pour cela qu’on voit des hommes et des
femmes – car ces dernières sont plus nombreuses
qu’on ne le croit généralement – au sein du
black bloc, alors qu’ils peuvent être cadres dans
la communication, travaillant sur la publicité d’un
produit qu’ils détestent, ou encore comptables chez
KPMG, etc. On y trouve même des gens qui ont
fait à fond la campagne de Mélenchon en 2017 et
qui se sont tournés vers des modes d’action que
l’on n’imagine pas compatibles avec le militantisme
politique classique.
Cela parait incohérent mais au fond, ça ne l’est pas
tant que ça. Nous sommes en effet dans un moment
de désorientation stratégique où personne n’a fait la
preuve que sa stratégie, que ce soit dans les urnes ou
dans la désobéissance civile, est la plus pertinente.
Dans ce tâtonnement, on passe assez vite d’un mode
à l’autre.
L’argument classique, par exemple repris par
Mélenchon, selon lequel on est toujours perdant
avec la violence car l’État sera toujours le plus fort,
porte-t-il encore ?
Les désobéissants l’endossent volontiers. Il y a
non seulement l’idée que l’État l’emportera plus
facilement sur le terrain de la violence, mais aussi la
conviction que si on devait l’emporter sur ce terrain,
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ce ne serait pas souhaitable, car ceux qui l’ont déjà fait
ont ensuite créé des régimes autoritaires. Dans un cas
comme dans l’autre, l’idéal politique poursuivi n’en
ressort pas indemne : il est soit écrasé, soit corrompu.
En plus de cette dimension stratégique, les
désobéissants ajoutent une dimension éthique à leur
réflexion, en avançant que la violence est de toute
façon immorale. Porter atteinte à l’intégrité physique
des adversaires est mal vu par les militants de la
désobéissance, qui insistent souvent sur la différence
entre une personne et la fonction qu’elle occupe, ou
entre le système capitaliste et les capitalistes en son
sein. Ces arguments éthiques du refus de la violence
sont importants pour eux et font leur originalité.
Car après tout, il n’est pas sûr que les personnes qui
sont dans le cortège de tête réfutent leurs arguments
stratégiques. Elles ne justifient pas leur présence en
arguant de leur efficacité, comme si cela allait faire
céder le gouvernement ou les multinationales. Ce qui
ressort de leurs textes, c’est l’idée de la violence
comme exutoire, qui procure de l’adrénaline et un
sentiment de vivre intensément.
La démocratie directe comme alternative ?
Vous avez écrit et travaillé sur la notion de
démocratie radicale. Comment la décririez-vous ?
J’ai utilisé ce terme mais je le trouve désormais
trop flou. Après tout, on est toujours le radical de
quelqu’un : ce terme permet de se situer relativement
mais ne dit pas grand-chose substantiellement. Le
terme de « démocratie directe » me paraît préférable,
parce que son contenu fait davantage consensus chez
les spécialistes, et c’est bien cela qui est en germe ou
expérimenté dans bien des initiatives.
La démocratie directe se définit par l’absence de
représentation politique, ce qui n’empêche pas la
délégation, différente dans la mesure où elle se fait
sur des mandats impératifs ou semi-impératifs, avec
possibilité de révoquer les délégués, lesquels touchent
une indemnité correspondant au salaire moyen, mais
n’accumulent pas de ressources susceptibles d’en faire
des professionnels de la politique. Tout ce qui peut
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se décider localement est décidé localement, et aux
échelons supérieurs on envoie de tels délégués par la
pratique du tirage au sort plutôt que de l’élection.
Une fois qu’on a tous ces ingrédients, on a une
démocratie directe telle qu’elle a pu se pratiquer,
évidemment jamais sous cette forme pure, aussi bien
au Chiapas depuis les années 1990 qu’en Catalogne
en 1936, avec les soviets de Russie en 1917 ou
les conseils de Budapest en 1919… Je mentionne
volontairement des exemples ayant concerné des
millions de personnes sur plusieurs années, et non
pas des micro-poches de résistance, pour souligner
que la démocratie directe peut être une réalité et pas
seulement une utopie.
On est ici sur le terrain politico-institutionnel. La
démocratie directe est-elle possible dans n’importe
quel environnement économique ?
Pour moi la question est essentielle, mais j’admets
qu’elle n’est pas beaucoup posée par les mouvements
actuels, qu’il s’agisse des gilets jaunes ou des militants
pour le climat. Il s’agit de l’enjeu des moyens de
production, de leur contrôle, et de l’organisation au
sein même de l’entreprise, puisque cela n’aurait pas de
sens de vivre en démocratie directe et en même temps
de travailler 40 heures par semaines dans un système
de type féodal.
La démocratie au sens plein impliquerait de l’étendre
au champ de la production, avec des travailleurs
qui la contrôlent plutôt que des propriétaires et des
actionnaires. On pourrait me reprocher de réciter mon
bréviaire marxiste, mais la question était posée avant
même les écrits de Marx par le mouvement ouvrier,
lorsque celui-ci s’est organisé au sein de coopératives
et de mutuelles.
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Or, le point de départ de la mobilisation des gilets
jaunes n’est pas les conditions de travail et de
rémunération, mais une taxe, schéma que l’on retrouve
dans beaucoup de pays où cela « craque » en ce
moment.
Dans le cortège parisien contre la réforme des retraites, le 5 décembre. © Reuters
Mais cette remise en cause de la logique capitaliste
n’est tout de même pas absente des mouvements
actuels. Dans les manifestations contre la loi
travail, et au bout d’un certain temps dans
les manifestations de gilets jaunes, le chant
« Anticapitalistes » s’est par exemple fait entendre.
Cela revient sans doute comme idée ou comme slogan,
j’en conviens. Mais ce n’est toujours pas dans les
entreprises que se déroulent des luttes significatives
ayant ce degré de radicalité. Pour autant, il y a
certainement un terreau car la conflictualité n’a pas
disparu, contrairement aux idées reçues.
Une étude de la Dares (baptisée REPONSE) a
bien documenté le fait que certaines formes de
conflictualité ont décliné de façon spectaculaire au fil
des décennies (notamment le nombre de journées non
travaillées pour cause de grève), mais que d’autres
formes ont explosé (absentéisme, grève du zèle, refus
d’heures supplémentaires) qui se vivent de façon plus
individualisée voire dissimulée (lire, entre autres,
les travaux de Sophie Béroud à ce sujet).
De façon générale, on est sortis de la période la plus
sombre pour l’action collective et revendicatrice. Nous
sommes dans une phase de remontée des résistances,
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avec des nouvelles forces militantes qui arrivent, des
réseaux qui se tissent, sans compter les leçons tirées
de chaque mouvement.
La démocratie directe est une réponse à la « mal-
représentation » de notre système politique et
institutionnel. Le populisme est une autre réponse,
dont vous explorez également les inspirations dans
le champ de la pensée politique, et les formes
concrètes dans le champ partisan. S’agit-il pour
vous de deux phénomènes qui ont des liens, ou qui
sont antagonistes ?
Qu’il s’agisse des mouvements désobéissants pour
les droits civiques ou la décolonisation de l’Inde, la
question de l’incarnation et du leader charismatique est
incontournable. Luther King et Gandhi n’étaient pas
des exécutants des consignes venues de leur base, ils
étaient des ultra-dirigeants qui pouvaient imposer des
orientations, y compris contre leurs lieutenants et les
membres ordinaires.
L’hyper-incarnation présente à l’évidence le danger
d’un glissement vers l’autoritarisme, mais peut
également produire un effet d’entraînement et
de mobilisation populaire. Cela peut mobiliser
des catégories sociales jusque-là cantonnées à
l’indifférence ou à la passivité, ainsi que susciter des
poches d’auto-organisation à beaucoup d’endroits.
Où mettez-vous la convention citoyenne sur le
climat dans ce paysage ?
L’initiative vient de la présidence de la République,
répondant certes à une demande sociale, mais avec
l’idée de coopter la contestation, en instrumentalisant
les processus délibératif et le tirage au sort dont
je reste un chaud partisan. Cela dit, j’ai eu le
sentiment que la bête pouvait échapper à son créateur.
Beaucoup d’options ont été soulevées, qu’il aurait été
inimaginable de voir débattues au Parlement. Même
des expériences très institutionnelles peuvent être
subverties.
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