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Monde A r a b e
Rafic Boustani et Philippe Fargues
Préface de MaximeRodinson
Atlas d u
M o n d e A r a b e
Bordas
Les auteurs tiennent à remercier
Myriam Armand, maître de conférences à l'université de Tours, chargée
d'études à l'Institut géographique national, qui a réalisé la photo-interprétation
des images satellitaires.
Hervé Le Bras, directeur de recherche à l'Institut national d'études démographi-
ques, directeur d'étude à l'École des hautes études en sciences sociales, qui a
réalisé les programmes de cartographie en relief.
Crédits photographiques
p. 13 Image MÉTÉOSAT Ph. © Sipa-Press - ESA.
p. 19 Ph. © J.-L. Charmet - Archives du ministère des Affaires étrangères, Paris.
p. 37 Ph. © Barbey - Magnum.
p. 75 Ph. © Derek Baves - Cosmos.
p. 83 Ph. © Yan - Rapho.
p. 27, 49, 59, 65, 97, 107, 117, 119 Ph. © Reza.
p. 67, 69, 71 Ph. © CNES. Distribution SPOT IMAGES. Traitement FLEXIMAGE.
«Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur, ou de ses ayants droit, ou
ayants cause, est illicite (loi du 11 mars 1957, alinéa 1 de l'article 40)'. reproduction, par quelque procédé
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n'autorise, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du
copiste et non destinées à une utilisation collective d'une part, et, d'autre part que les analyses et les courtes citations dans un but
d' exemple et d' illustration.»
Les Arabes, le peuple arabe, le monde arabe excitent les passions. Par des initiatives
qui en émanent ou des épreuves qui les frappent, par leur présence même dans une
zone axiale du globe, ils s'imposent sans cesse à l'attention. Ils ont toujours excité à un
degré peu ordinaire les amours et les haines.
Chacun de nous se forge une image de ceux avec qui il est en rapport. Il en est de
même des peuples. Mais, sur un laps de temps très important, vis-à-vis d'un univers
humain vaste et couvrant une superficie considérable, au fil de multiples événements,
les images se modifient. Elles se différencient aussi suivant les catégories, les couches
sociales, les types psychologiques, les expériences propres de ceux qui perçoivent et
qui, souvent, s'expriment.
Les amours et les haines sont des prismes qui déforment ou colorent. Ils contribuent
puissamment à multiplier les images, obtenues par des processus hasardeux de
généralisation et d'extrapolation, à les charger d'affectivité, à les fixer durablement, à
les placer à l'abri de la critique, difficiles à ébranler ou même à moduler par l'analyse
ou par l'expérience rationnellement assimilée. Les événements, la conjoncture, la
modification des situations réciproques interviennent certes et parfois très lourdement,
mais par coups brutaux, effets et réactions sommaires, susceptibles de se renverser
d'un moment à l'autre. Or, ce qu'on peut appeler la mémoire collective a tendance à
cumuler les images plutôt qu'à les modifier radicalement en en éliminant certaines.
Une sorte de magasin maintient disponibles en cas de besoin les anciennes images
qu'une nouvelle situation ou de nouveaux événements peuvent revivifier. Je l'ai
montré ailleurs avec des exemples précis. On évoque les magasins d'un théâtre où sont
conservés, pour une utilisation incertaine, les décors et les costumes des pièces que l'on
y joua un jour.
De cette manière, les images différentes et contradictoires se bousculent, se mêlent, se
contredisent. Les passionnés du moment n'ont pas de mal à trouver là de quoi nourrir
leurs colères, leurs coups de cœur, leur désir de servir ou de nuire, sans oublier leurs
stratégies personnelles ou collectives au service de leurs ambitions.
Quoique les bonnes raisons ne manquent pas, hélas, pour s'en étonner, il existe encore
un public, des gens en nombre très appréciable, comme il y en a toujours eu, qui
veulent voir clair, s'informer, connaître avant de se former une opinion et de juger,
voire de se passionner, même s'il peut arriver (nul n'est parfait) que leurs connaissan-
ces nouvelles viennent plutôt étoffer leurs émotions et leurs déterminations préalables.
Mais, dans le pire des cas, cela vaut mieux encore que les emportements aveugles.
Le présent atlas doit aider puissamment à cette information, à cette saisie précise et
aussi exacte qu'il est aujourd'hui possible d'un réel particulièrement difficile à bien
saisir. Il n'est pas aisé de cerner les Arabes dans les manifestations multiples de leur
être. Ils constituent un bloc humain considérable, répandu sur un très vaste territoire.
Ils sont en bonne partie différents les uns des autres comme il est normal sur une telle
étendue, avec des histoires, des antécédents, des milieux, des arrière-plans variant
d'une région à l'autre. Leur histoire, qui conditionne dans une si large mesure le
présent, a été mouvementée, profondément changeante. Leurs relations avec les
autres peuples — encore un conditionnement capital ! — se sont transformées, souvent
radicalement, en particulier avec les gens et les nations de l'Occident européen dont
nous sommes. De leur sein a surgi une religion à expansion mondiale dotée d'un
pouvoir presque inégalé pour modeler les hommes et les sociétés, les attitudes et les
comportements, même si bien d'autres facteurs interviennent, se masquent sous son
couvert, et si bien des strates antérieures subsistent sous la surface, toujours actives,
comme ces plaques tectoniques sous les formations continentales qui rappellent leur
existence par de terribles catastrophes.
C'est dire qu'il n'est pas facile de pénétrer, de connaître, de comprendre le monde
arabe, avec toutes ses nuances, ses gradations, ses variations, ses aspects de surface et
les facteurs profonds qui causent ou affectent ses manifestations. On n'y est pas aidé
par les images auxquelles on a fait allusion ci-dessus, celles qui résultent des conditions
cumulées du passé, des heurts et des effusions, des passions contrastées autant que
véhémentes. On n'y est pas aidé non plus par une littérature où abondent les clichés
souvent entièrement creux mais où même les adéquations partielles ne garantissent
aucunement la validité du tout. Que de rhétorique, souvent fort admirable en
elle-même, que de jugements hâtifs issus d'impressions partielles, superficielles,
fugaces. Même des études sérieuses généralisent, souvent en toute bonne foi, mais,
indûment, à l'ensemble du monde arabe des notations valables pour une de ses parties.
Que de méprises causées par l'ignorance des conditions particulières d'une région,
d'un passé toujours efficace et pourtant très généralement négligé en pratique ou
déformé. Et je ne parle pas des pures inventions ni des publications ouvertement ou
subrepticement produites par une institution de propagande ou par une autre. Les
propagandes officielles des pays arabes — souvent opposées — ne sont pas moins
nocives et moins trompeuses que celles de leurs ennemis, et rivaux, ou de ceux qui les
observent. Et tous ces facteurs déformants touchent aussi bien les faits bruts que les
conceptions plus ou moins générales.
Comment le lecteur de bonne volonté s'y reconnaîtrait-il dans ce déluge de publica-
tions qui se présentent souvent sous des dehors séduisants? Il n'y a pas de formule
miracle. Mais on peut déjà écarter des éléments d'erreur et de tromperie en
privilégiant la prise en considération des données de base et en se documentant au
moyen de travaux sobres rédigés sans rhétorique superflue par des spécialistes sérieux
qui ont consacré des années à scruter leur domaine à l'aide de techniques d'études bien
au point des dernières acquisitions de la science. Il convient assurément, si l'on veut
procéder avec sérieux, de préférer les exposés des praticiens de ces domaines d'études
où l'on n'avance que pas à pas, en s'efforcant de vérifier, avant d'aller plus loin,
l'affirmation que l'on a cru pouvoir énoncer dans la phase précédente, en multipliant
les mises à l'épreuve. Trop de dégâts ont été commis par les adeptes, brillants ou non,
de disciplines, indispensables et passionnantes, mais où trop de liberté est laissée à
l'activité incontrôlée de l'esprit. Percées de génie, mais aussi hardiesses présomptueu-
ses que, souvent, une chiquenaude peut renverser.
L'atlas intelligemment commenté qu'on va compulser est une valeur sûre sur laquelle
on peut bâtir ses propres conclusions avec confiance et qui fournira une masse de
renseignements inégalée. Les auteurs, praticiens éprouvés de ces disciplines qui
opposent de multiples garde-fous aux dérapages, sont supérieurement informés et
d'une objectivité remarquable. Ils sont rodés à toutes les techniques de collecte, de tri
et de mise à l'épreuve des données. Pour ce monde arabe contemporain d'où émanent
et qui suscite de si puissantes passions, ils offrent un panorama ou plutôt des
représentations multiples et fouillées, soigneusement élaborées, des aspects les plus
divers de la réalité économique, sociale, démographique, culturelle, sous une forme
expressive, parlante et, on peut le dire, attrayante.
Plutôt que de vous laisser aller à des jugements catégoriques ou à des résolutions
fermes sur la seule base du sédiment laissé dans votre esprit par vos journaux et
magazines favoris, ou encore d'impressions rapides tirées d'une randonnée touristique
où le spectacle manifeste ne permet pas de déchiffrer à coup sûr les réalités profondes,
voire en vous fondant sur ce que vous avez retenu des conférences, exposés, discours
plus ou moins officiels écoutés à quelque colloque, prenez donc connaissance et conseil
auprès de ces cartes, de ces graphiques où les couleurs et les contours vous permettront
d'approcher de bien plus près ces réalités, vous suggéreront bien des inflexions sur la
voie maîtresse de la réflexion informée.
Maxime Rodinson
Un halo de mystère enveloppe le monde arabe. L'Occident le qualifia jadis de
«compliqué» et, depuis, le tient immuablement pour l'Autre, tantôt déroutant, tantôt
menaçant, toujours insaisissable. Mais aujourd'hui, c'est du cœur même de cet
«Orient», délimité par l'Atlas et le Zagros, que montent les interrogations les plus
pressantes, celles de sociétés recherchant de nouvelles grilles de lecture pour
comprendre les bouleversements dont elles sont le théâtre. Depuis quelques années,
une masse sans cesse croissante d'études savantes apporte sur cette aire des connais-
sances toujours plus fines, mais elles ne répondent parfaitement aux exigences ni des
Arabes ni des Occidentaux, car elles opacifient curieusement la vision d'ensemble. Des
données chiffrées, accumulées par les administrations et les chercheurs de tous les pays
ainsi que par les organismes internationaux, fournissent des outils exceptionnels au
renouveau de l'approche encyclopédique. Rien n'y fait, car parmi les États-continents
en possible gestation, cette région demeure l'une des moins connues, donc des moins
bien comprises du globe, perpétuellement réduite aux stéréotypes de médias trop
pressés pour se soucier des aspérités d'un paysage tout en nuances. Un discours arabe
complaisant a lui-même, dans le passé, contribué à l'amalgame. En chantant à la hâte
les couplets d'une unité qui courrait du «Golfe à l'Atlantique», il a amplifié la
confusion entre un patrimoine effectivement partagé et une identité qui se voulait
commune. Avant que ne s'amorce son déclin dans les années 60, le nationalisme arabe
devait sa popularité à la faiblesse de ses rivaux locaux : les jeunes États aux institutions
encore balbutiantes n'avaient pas eu le temps d'imprimer leur marque aux inconscients
nationaux. Cette uniformité immanente qu'hier on voulait attribuer à un panarabisme
désormais en veilleuse, on la fait aujourd'hui endosser à l'islam. Mais un demi-siècle
s'est écoulé depuis la plupart des indépendances. Ces pays l'ont mis à profit pour
affirmer une personnalité propre.
La statistique capte le vécu actuel des nations. Dès que l'on extrait le phénomène
social de la froideur des chiffres, elle offre pour comprendre la logique des peuples une
batterie d'instruments combien plus affûtés que les textes millénaires si chers à
l'orientalisme. Mettant en scène une vaste banque d'indicateurs numériques — puisés
directement dans les sources nationales partout où elles sont fiables, sinon ajustés par
les auteurs — la cartographie thématique utilisée dans cet atlas projette une image
résolument neuve de cette région. Esquissant des lignes de partage, pour certaines
totalement méconnues, et dessinant des aires de rapprochement, les cartes tracent des
évolutions et des faisceaux de convergence encore à l'œuvre. Elles appuient la
réflexion géopolitique comme l'image satellitaire la prévision météorologique. Se
promenant dans ce livre au gré de son inspiration, ou suivant l'ordre que nous lui
proposons, le lecteur verra se profiler les contours d'une identité plurielle, organisée
autour de plusieurs axes de regroupement et de brisure.
Outre la langue et la religion communes à l'immense majorité, divers traits de société
dessinent des cartes peu contrastées, témoignant ainsi d'une forte homogénéité
socioculturelle. Permanence entre toutes, le désert est un point de ralliement. Depuis
la conquête au VII siècle, les stratèges savent de quelle arme redoutable ils disposent,
pour autant qu'ils sachent l'apprivoiser. Tous les pays en sont pourvus, sauf le Liban,
d'ailleurs en pièces. Parce qu'il s'estime lésé dans ce domaine, le Maroc s'évertue à
récupérer «son» Sahara. Une étroite relation semble lier la puissance des États, leur
richesse et la surface d'étendue «stérile» dont ils jouissent. Car l'importance du désert
ne se jauge pas à ses seules réserves énergétiques et minérales : paradoxalement, on le
trouve aussi en bonne place dans les projets de sécurité alimentaire pour l'an 2000.
Enjeu stratégique, la steppe est également mode d'existence. Détrôné par la
modernité et tout à la fois hissé au rang de mythe, l'univers bédouin n'en continue pas
moins d'impressionner l'imaginaire collectif et d'orienter le monde des valeurs, jusqu'à
la vie de famille. Lorsqu'il est trop immense toutefois, comme le Sahara dans sa partie
centrale, le désert laisse œuvrer les particularismes et favorise l'éclosion des différen-
ces. Il cesse d'être le carrefour des relations. Si l'on évalue l'intégration à l'intensité des
échanges, une faille paraît ainsi creusée entre un Maghreb presque exclusivement
tourné vers l'Europe et un Machrek où, par l'ampleur atteinte tout récemment, la
mobilité des hommes pourrait avoir semé le germe de regroupements futurs.
La vocation d'un atlas géopolitique sur le monde arabe n'est pas uniquement de faire
ressortir son potentiel unitaire, mais également d'en détecter les zones de fracture et
les discontinuités.
Le pétrole trace un premier clivage dominant, non pas tellement parce qu'il a permis
aux États qui le détiennent une expérience économique sans précédent, mais plus
profondément parce que le confort de la rente a en quelque sorte figé certaines
structures sociales, tandis qu'au contraire les rigueurs de l'économie forçaient
l'évolution des sociétés démunies d'or noir. Le pétrole n'a pas jailli n'importe où, mais
le plus souvent dans des contrées où les lois tribales étaient solidement ancrées.
L'énergie, emblème des temps modernes, est ainsi venue curieusement renforcer la
tradition. Ce n'est donc pas par hasard que des indices d'apparence aussi indépendants
que le volume des hydrocarbures exportés et l'exiguïté des droits de la femme, ou plus
généralement ceux du citoyen, produisent des cartes presque semblables.
Le second axe de partage est orienté par une notion que l'on pourrait appeler
«ouverture». Il s'agit aussi bien du dialogue avec le monde extérieur, celui favorisé par
la Méditerranée entre les peuples qui en ont partagé l'histoire, que du débat interne
imposé par la coexistence aux sociétés pluriethniques ou pluriconfessionnelles. Bien
qu'ils n'entretiennent aucun rapport évident entre eux, des phénomènes comme le
contrôle des naissances, le rayonnement touristique et l'espace de liberté laissé à la
société civile suivent ainsi des tracés quasiment identiques, comme autant de
témoignages différents de l'esprit d'ouverture.
Cette ouverture aux voies encore incertaines n'est pas dénuée de dangers. Notre
millénaire finissant en donne de fulgurants exemples. Déployé sur les deux versants
qui partagent la planète, le monde arabe se trouve tiraillé entre des inclinations
contraires. Au nord, l'Europe prospère aux frontières trop étroites s'évertue à gommer
des démarcations léguées par ses aïeux pour inventer un environnement institutionnel
à l'échelle d'un continent recomposé. A l'est et au sud, des peuples combien plus
nombreux, qu'ici la faillite des idéologies totalitaires et, là, une misère persistante
poussent à se recroqueviller et à exhumer des clivages qui semblaient oubliés,
s'entre-déchirent au nom d'une communauté de langue, de religion, voire de tribu, de
secte ou de confrérie. Rivés par la géographie, le commerce de leurs ressources et les
ponts jetés par leurs émigrés, à l'Europe élargie et à tout l'Occident, les Arabes
commencent à ressentir le besoin de tirer profit de leurs complémentarités en étendant
l'horizon de leurs institutions économiques. En témoignent la création de l'Union du
Maghreb et celle du Gulf Cooperation Council. Même aux confins des grands courants
économiques, une dynamique d'union fut à l'œuvre pour réunir, politiquement cette
fois, les deux Yémen. Mais, en même temps, ces sociétés sont en proie aux errements
de ceux qui, face à l'aventure du jeu planétaire dont elles ne maîtrisent pas toutes les
règles nouvelles, cèdent parfois à la tentation du repli frileux sur d'anciennes
certitudes.
Plutôt que de s'abandonner à la futurologie, déroulons maintenant les cartes de cet
atlas. Nous y verrons la grande diversité des forces en action ; à côté des tensions
linguistiques ou religieuses qui s'avivent par endroits, celles qui s'éteignent ailleurs ; en
alternative au débordement démographique prophétisé, les scénarios moins dramati-
ques que l'on peut opposer; en contrepoint de l'effacement du sexe faible, la
profondeur des mutations entraînées par les récentes conquêtes de la femme. Mieux
que d'autres tendances peut-être, celles-ci nous dévoilent le visage du monde arabe de
demain.
Juillet 1990,
R. B . et P. F.
Les premiers fédérateurs
La conquête arabe
Le temps de l'éclatement