Sunteți pe pagina 1din 16

La révolution de 1848 : l'image de Hegel en Italie et en Allemagne

Author(s): Domenico Losurdo


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 99e Année, No. 1, LA MÉDIATION ITALIENNE (
Janvier-Mars 1994), pp. 19-33
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40904050
Accessed: 27-01-2016 09:31 UTC

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/
info/about/policies/terms.jsp

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content
in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship.
For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Métaphysique
et de Morale.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
La révolutionde 1848 :
l'image de Hegel en Italie
et en Allemagne

Au lendemain de la révolution de 1848,RudolfHaymconsidèreque


le cycleouverten Allemagne par la philosophie hégélienne estdéfinitive-
mentclos : « Personne,hormisles aveugleset les attardésmentaux,
n'oseraitplusaffirmer que ce système dominela vie et la sciencecomme
il les dominadans le passé» l; pas mêmeles disciplesles plus pathéti-
quementfidèlesau maîtrequi « se permettent [toutau plus]d'affirmer
que Hegel malgré tout n'a pas été infructueux pour l'évolutionde la
philosophie ».
Eux aussi se voyaientdonc contraints de convenirqu'il s'agissaitlà
d'un chapitredéfinitivement clos. Mais ce qui étaitainsi balayéne se
limitait pas à un seul système : c'est la philosophieen totalitéqui était
ainsi visée,et toutparticulièrement sa prétentionà jouer un rôle tout
à la foiscivilet politique.Scienceset techniquespouvaientau besoin
aspirerà ce rôle.
QuelquesannéesaprèsHaym,Rosenkranzrésumela situationspiri-
tuelleet politiquequi venaitde se créeren Allemagnede la manière
suivante: « L'effondrement de la révolutionde 1849jettesurla philoso-
phiel'ombrede l'impuissance absoluedu faitqu'aucunde ses représen-
tants,pas mêmele sarde Giobertien sa qualitéde ministre, ne sont
parvenusau moindresuccèspratique.La masselui tournale dos, accu-
santla philosophiede n'êtrequ'un idéalismevide,incapabled'évaluer
les intérêts
pratiques,ettoutjusteapte,parde faussesprétentions concer-
nantla réalité,à rendreles hommesencoreplus malheureux qu'ils ne

1. R. Haym, Hegel und seine Zeit, Berlin, 1857 [rééditionDarmstadt, 1974], p. 3-5.

Revuede Métaphysique
et de Morale,N° 1/1994 19

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Domenico Losurdo

sont. Ce tournantfut accueilli avec avidité et exploité avec joie par la


réactionpolitiqueet ecclésiastique.On ne cacha pas sa satisfactiondevant
le mauvais sort réservéà la philosophie; on la considéra avec mépris,
tout en promettantà la jeunesse un avenir meilleur.La conditionpour
elle de cet avenir meilleurconsistaitdès lors à se détacherdes idéaux
privésde contenude la philosophieafin de s'adonner à un sain réalisme
dominé par le positivismehistorique,ou par tout ce qui portait alors
ce nom »2.
Au niveau européen,la philosophiehégélienneavait joué un rôle essen-
tiel dans la préparationidéologique de 48 : et ce n'est pas un hasard
si dans son récitdes événements,une femmeécrivaind'originefrançaise
déclareque les victimesde la violenterépression,que les fusillés,n'étaient
autres que « les hégéliens»3.
Strauss, qui avait salué la révolutionde févrieravec tant de chaleur
et considéréavec enthousiasmece « ventd'Ouest »4 - telle était sa défi-
nition- qui soufflaitsur l'Allemagne à partirde Paris, devait écrire
plus tard à Theodor Vischer: « Rien que d'y penser, la politique me
prive de toute humeurproductive.Je ne peux considérerl'essence poli-
tique du présent,tellementimprévisibleet excluant toute action auto-
nome de l'individu, autrementque comme un éléphant qui, se tenant
à mes côtés, peut, au moindrede ses mouvements,me piétinerà tout
moment,ainsi que mes plantes et celles de tous les autres»5.
Au mois d'octobre de la mêmeannée, Pasquale Villariadressaità Ber-
trando Spaventa une lettrenon seulementpugnace et privée de toute
effusionmélancolique, mais qui revendiquaiténergiquementun rôle à
la fois civil et militantpour la philosophie,et plus spécialementpour
la philosophiehégélienne: « Faire entendreHegel à l'Italie signifierait
regénérerl'Italie »6. Si dans sa lettreà Vischer,Straussoppose son pen-
chant esthétique à une certaine répugnance à l'égard du politique :
« L'art [...] est la seule chose qui m'attireencore et qui me satisfasse»,
dans sa lettreà Spaventa, Villari souligne 1' « enthousiasme» politique

2. K. Rosenkranz, Epilegomenazu meinerWissenschaft der logischenIdee. Als Replik


gegen die Kritik der Herren Michelet und Lassalle, Königsberg,1862, p. 2.
3. J. D'Hondt, Hegel et les socialistes, in De Hegel à Marx, Paris, 1972, p. 188.
4. D. F. Strauss, GesammelteSchriften,E. Zeller (dir.), Bonn, 1876-78,vol. I, p. 247
et p. 243 ; ChristianMärklin,l'ami prématurément disparu de Strauss (qui lui consacrera
d'ailleurs une affectueusebiographie) parle lui aussi de « vents d'Ouest ».
d. Lettrea tr. in. vischer au iô octoore iödu, in tsnejwecnseizwiscnenòirauss una
Vischer,A. Rapp (dir.), Stuttgart,1953, vol. II, p. 269 sq.
o. Rapporte par Silvio spaventa, dans val iö4« al lobi. Lettere,scrittie documenti,
B. Croce (dir.), Bari, 19232, p. 78, note.

20

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
de 1848: l'imagede Hegel en Italie et en Allemagne
La révolution

que provoquechez lui la lectureque De Sanctisest alors en trainde


proposerde F« Esthétiquede Hegel».
Premier constatfondamental : en Italie,la résistance à la réactionpoli-
et
tique idéologique s'alimente fortement de motifs hégéliens. Sans même
des
parler hégéliens proprement dits, peutpar exemple retrouver
on en
la tracechezPisacane7,ou de façonencoreplusmarquéechezFerrari8.
Ce n'estpas un hasardsi en 1851Giobertivoit dans Fhégélianisme le
fondement théorique et la métaphysique d'une politique trouvant crédit
auprèsde certainsdémocrates9.
En Allemagne,la crisede Fhégélianisme coïncideavec la défaitedu
mouvement démocratique qui ne parvient plus à se releverde la défaite
de 1848 (le partilibéralou national-libéral se reconstruisant alors sur
des basesmodéréessurle plan politique,et violemment anti-hégéliennes
sur le plan philosophique);en Italie par contre,la persistante vitalité
du mouvement démocratique correspond à la persistantevitalitéde Fhégé-
lianisme lui-même : si bienqu' « hégélien » estalorssynonyme de « démo-
cratique», aussibienpoursespartisans que pourses adversaires déclarés.
La différence du développement idéologiquedans les deux pays est
évidente: il convientd'en interroger les raisonsde fond. La crisede
Fhégélianisme en Allemagne, ainsique sa réduction laborieuseà un pur
phénomène d'école,ne s'expliquent pas seulement par l'échecde la révo-
lutionde 1848. La révolution elle-même avait été l'un des motifsqui
avaientdéclenchéla crise.Si les journéesde février à Paris et de mars

7. Le Saggio sulla rivoluzione[éd. sous la directionde G. Pintor, Turin, 1942, p. 73]


apprécie chez Hegel le pathos de la raison capable d'embrasserconceptuellement(et de
transformer) le réel : « A juste titreHegel déclare que la modestiechrétiennedans le savoir
est le degré suprême de l'immoralité».
8. « Quand ensuite[Hegel] explique Socrate, le Christ,la réformede Lutherou la Révo-
lution française,c'est avec force sincéritéque nous l'admirons, non pas pour son syllo-
gisme,mais commele plus puissantobservateurdes contradictions qui ont agité philosophes
et législateurs.Sur ce plan-là, il n'apparaît plus dès lors comme un métaphysicien,mais
bel et bien comme un physicien,un historien» : G. Ferrari, Filosofia della rivoluzione
(1851), Milan, 1921, lrepartie,sectionV, chap. VI, p. 195. En réalité,en dehors de toutes
les reconnaissancesformelles,et malgréles critiques,« l'influenced'une conceptiondialec-
tique de l'histoire(Hegel) » semble évidentesur la philosophie de l'histoirede Ferrari:
cf. U. Dotti, « I dissidentinel Risorgimento,Cattaneo, Ferrari,Pisacane », in Letteratura
italianaLaterza, C. Muscetta (dir.), voi. Vili, Rome-Bari,1975, p. 73. Dans Les philoso-
phes salariés (Paris, 1849), Hegel est considérécomme l'une des étapes fondamentalesdu
processusde constitutiondu monde et de la consciencemodernes.Ferrariy saisit « avec
intelligencela fonctionrévolutionnairede la philosophieclassique allemande» à laquelle
il attribuele mérited' « avoir fait plus pour l'humanité en cinquanteans que toute la
philosophieofficiellefrançaiseen trois siècles » : cf. F. Della Peruta, / democraticie
la rivoluzioneitaliana, Milan, 1958, p. 84-86.
9. V. Gioberti, Del rinnovamentocivile d Italia, livreI, chap. VII (Delle false dottrine
dei democratici).Dans l'édition napolitaine de 1864, vol. I, p. 75.

21

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
DomenicoLosurdo

à Berlinavaienteffectivement déclenché l'enthousiasme, c'estun mouve-


mentgénérald'hostilité et de frayeur que déclenche par contre la révolte
ouvrièreparisiennedu mois de juin.
Hayminvoqueainsile recoursà 1' « extrême violence» pourplierla
« brutalitédes masses» et cesser« l'absurditéet la dévastationde la
loi et de sa liberté»10; Rosenkranz prendquantà lui un ton fortement
apocalyptique : « C'est avec une âme héroïqueque les Françaisontsauvé
la souveraineté de l'humanité contrela forceinfernale de rebellesrapaces
et fanatiques » : la répression de la révolteouvrièreest comparéeà la
bataillede Marathonet à la victoirede CharlesMartelsurles Arabes11.
Bienavantle triomphe de la réaction,ce sontle juin parisienet le pro-
cessusde radicalisation de la révolution en Allemagne qui serontà l'origine
de la désaffection à l'égarddu politiqueet de son rejetde la partd'hégé-
lienscommeStrauss,Vischer,Rosenkranzet d'autres: tous décriront
en termessombresun « terrorisme des masses» envahissant.
La positionde Spaventaest bien différente à cet égard: il instaure
une lignede continuité absolument positiveentre1789, 1793et février
et juin 1848,insistant ainsisurcettelégitimité historiquedu jacobinisme
qu'il revendiqueégalementpour le mouvement socialistenaissant12.
Pourexpliquer cetteposition,certains ontrenvoyé à Lorenzvon Stein,
dontSpaventaa certainement tiréd'importantes suggestionsainsiqu'une
information précise, et de première main, surles développements du mou-
vement socialisteen France.Cependant, les positionsde ces deuxauteurs
sontextrêmement éloignées.Dans un cas, le mot-cléestceluide « science
de la société» (Wissenschaft derGesellschaft) : une« science» comprise
par Steincommel'instrument apte à contenir les tensionset à prévenir
la révolution socialepar le biais d'opportunes réformes provenant d'en-
haut13.On assisteici à un effort,tendantiellement de défi-
positiviste,
nitiond'unescience« positive» qui seraitcapablede mettre finaux évé-
nementsrévolutionnaires d'une époque que Comte qualifiera de
« métaphysique », et que Steinvoudraitvoir définitivement révolue.
La positionde Bertrando Spaventaest par contresensiblement diffé-

10. Lettreà D. Hansemanndu 17 juin 1848,in Ausgewählter BriefwechselRudolfHaym's,


H. Rosenberg (dir.), Berlin und Leipzig, 1930, p. 45.
11. K. Rosenkranz, « Die wahrscheinliche Bedeutungdes Panser Junikampfes », in Poli-
tische Briefe und Aufsätze, cit. p. 131 sq.
12. B. Spaventa, « Rivoluzione e utopia. Articoli di BertrandoSpaventa su *ll Pro-
gresso' », in Giornale critico della filosofia italiana, XLII (1963), p. 74.
13. t. M. de Sanctis, « Lorenz von btein. un Keaiist im ìaeaiistiscnenMantel: »,
in Società moderna e democrazia, Padoue, 1986, p. 61-81.

22

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
de 1848: l'imagede Hegel en Italie et en Allemagne
La révolution

rente;il estvraiqu'il semblereprendre le motd'ordrede « scienzadella


società»14; maisle rôleprincipaly est tenupar la « philosophie[hégé-
lienne]de l'histoire » qui permetde comprendre et de justifier la nou-
vellerévolution. C'est dans ce contexte-là qu'une de ses plus célèbres
déclarations doitêtrereplacée,en proposantainsiune lecturenouvelle:
« La révolution de 1789détruisit les ordres,les classes,les corporations,
pourproclamer le principe d'égalité.La nouvellerévolution détruira toutes
les inégalitéssociales: il n'y aura plus ni noble,ni plébéien,ni bour-
geois, ni prolétaire, mais seulement l'homme»15.
C'est ce pathos de l'égalité,sans laquellela liberténe seraitmême
pas pensable(« à ce signe vous reconnaîtrez les vrais amis de la
liberté»)16,qui séparenettement Bertrando Spaventad'un Steinqui ne
voit dans l'égalitarisme de Marat que l'expressiond' « envie» propre
à tousceuxqui « n'aimentles révolutions que parcequ'ellesanéantissent
toutélémentde noblesseet de supériorité (das Edlereund Höhere)et
qu'elles portentau pouvoirla médiocrité»17.
De parleurradicalisme, lespositions desfrères Spaventaonttrèssouvent
été rapprochées de cellesdes jeuneshégéliens et de la gauchehégélienne
en général.Mais ce rapprochement est-illégitime?BertrandoSpaventa
semblelui-même renvoyer à Feuerbach lorsqu'ilaffirme qu'entrelesdiffé-
rentes factionsquidivisent l'écolehégélienne, « l'extrême gauche,à laquelle
appartient Feuerbach, estla seuleà pouvoirêtreraisonnablement accusée
de favoriser le socialismeet même,si l'on veut,le communisme »18.
Mais si les pointesde socialismeprésentes chez BertrandoSpaventa
proviennent biend'une radicalisation de l'hégélianisme, le cadreidéolo-
giquedans lequels'inscritla profession de foi socialisteet communiste
de Feuerbachest bien différent.
Feuerbach revendique la natureet les sciences.Potentiellement, le scien-
tifiqueestnonseulement républicain maiscommuniste : caron ne trouve
dans la natureaucunetracedes titresde noblesse.Ce qu'on y trouve

14. Ainsi dans l'annonce de la traductionque BertrandoSpaventa s'apprêtaità donner


de Stein. Cf. S. Landucci. « II giovane Spaventa tra hegelismoe socialismo », in Annali
dell'IstitutoG. C. Feltrinelli,VI (1963), p. 694.
15. B. Spaventa, Rivoluzione e utopia, op. cit., p. 72.
16. CJ. les articlesparus dans « il Progresso» des 7 et 20 août 1851, in a. Spaventa,
Lo Stato modernoe la libertàd'insegnamento,F. Alderisco (dir.), Florence, 1962, p. 29
et 16 sq.
17. L. von Stein, Geschichteder sozialen Bewegung in Frankreichvon 1789 bis auf
unsereTage, G. Salomon (dir.), Munich, 1921 (rééditionanastatique,Aalen, 1986), vol. I,
p. 294.
iö. raise accuse controi negeiismo,in a. spaventa, upere, norence, iy/z,voi. m, p. oio.

23

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
DomenicoLosurdo

par contre, c'est « la propriétécommune de tout ce qui est vivant»,


à commencerpar l'air. Il n'y a par ailleursaucune place dans la nature
pour la régression,car elle ne retombejamais à un stade qui a déjà
été dépassé : l'homme ne redevientjamais un enfant,pas plus que le
fruitne retourneà sa conditionde fleur. Il est ainsi possible, à partir
de cet observatoireprivilégié,de saisirtout le ridiculedes « thaumaturges
réactionnaires» qui voudraienteffacerdes sièclesd'histoirepour ramener
précisémentl'humanité à son état infantile!19.
Non seulementFeuerbach célèbre la nature et les sciences naturelles,
mais cette célébrationest opposée à la philosophie, à la politique, et
à l'idéologie. C'est ainsi qu'il finitpar partagerle topos idéologique qui
accompagne le refluxpost-révolutionnaire. C'est à ce même topos que
Haym fera recours quelques années plus tard pour décréterla fin de
la philosophie,et de la philosophiehégélienneen particulier: « Un bou-
leversement décisifet sans précédentsa eu lieu. Ce tempsn'est plus celui
des systèmes,et il n'est plus temps pour la poésie, pas plus que pour
la philosophie.C'est bien plutôtun tempsoù, grâce aux grandesdécou-
vertestechniquesde ce siècle, la matièresemble être devenue vivante.
Par ces triomphesde la technique,les fondementsles plus élémentaires
de notrevie physiqueet spirituellesont bouleverséset remodelés.L'exis-
tencedes individuscomme celle des peuples est conduitesur de nouvelles
voies et amenée à entretenir de nouveaux rapports.La libreconstruction
dans l'élémentde l'idée semble tout simplementsuspenduetant que ces
puissantesinnovationsmatérielles,aux effetsimprévisibles, sont en cours;
l'imaginationelle-mêmedésespèrede les saisir. D'un seul coup, spiritua-
lisme et idéalisme semblentbel et bien devoir se taire, car les forcesde
la nature mises au service de la vie humaine sont en effervescenceet
cherchentune configurationnouvelle»20. Le développementdes sciences
naturelleset de la grandeindustriepermetà la bourgeoisiepost-quarante-
huitardede proclamerla fin des idéologies,une fin d'autant plus spon-
tanée qu'en cas de nécessitéelle pourra toujours être forcéeet imposée
par le haut.
En vérité, Feuerbach continuaità être absent de la lutte politique
concrète,s'intéressant« trop à la nature et trop peu à la politique »

19. L. Feuerbach, Die Naturwissenschaftund die Revolution(1850), in Anthropologi-


scher Materialismus.AusgewählteSchriften,A. Schmidt (dir.), Francforts./M.-Vienne,
1967, vol. II, p. 213-215, passim.
20. K. Haym, Hegel una seine ¿eit, op. cit., p. ï sq.

24

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
La révolutionde 1848 : l'image de Hegel en Italie et en Allemagne

qui constituait pour lui « une frontièreinfranchissable »21. Malgré


l'admirationet la confiance qu'il avait pour le futurde la révolution,
il était néanmoinstrès influencépar le refluxréactionnaireet modéré :
pour lui aussi, les grandes luttes politiques et idéologiques qui avaient
conduit aux bouleversementsde 1848 n'étaientplus qu'un souvenirqui
appartenaitdésormaisau passé, et dont il fallaitde toutesfaçonsse débar-
rasser comme expressionde fumisteriesidéologiques. Cette même poli-
tique qui, à l'époque du Vormärz,devait constituerselon Feuerbach la
religiondu monde moderne22,se voit maintenanthâtivementliquidée au
nom de la science naturelleet de la nature: « non seulementla nature
ne fait pas de politique,mais elle en est l'exact opposé »23. De ce point
de vue, la liquidation de Phégélianismecomporte chez Feuerbach des
élémentsde régressionindubitables.
La compréhensionet la sympathieavec laquelle le jeune Bertrando
Spaventa considèrele socialismeviennentpar contrede son approfondis-
sementdu sens de la révolutionde 1848 à la lumièrede la philosophie
hégéliennede l'histoire.C'est alors l'approche de Bertrando(et de Silvio)
qui révèleune bien plus grandeconcrétudehistoriqueque celle de Feuer-
bach. Sa position est de toutes façons aux antipodes de la position des
frèresSpaventa. Devons-nous dès lors les rapprocherdes jeunes hégé-
liens? Mais de qui? Bruno Bauer n'est plus ni trèsjeune, ni très hégé-
lien. Il est devenu l'un des plus ferventspartisansde la thèse de la mort
de la philosophie: « Les peuples qui veulentréussirune bonne fois à
soumettrela naturen'ont besoin que d'un ingénieurcapable de donner
des directionsnouvelleset rentablesaux entreprisesindustrielles,et apte
à résoudre,par la réalisationde nouveaux moyens de communication,
les difficultésqui jusqu'ici nous avaientfaitreculer;[...] les peuplesn'ont
ni le temps ni l'envie d'écouter les disputesdes philosophesconcernant
les questionsdu tempset de l'espace, pas plus que de s'intéresserà l'habi-
leté avec laquelle ils sont capables d'opérer le passage de l'idéal à la
nature». Bien plus, Bruno Bauer va jusqu'à applaudir la répressionqui
s'abat sur les philosophes,et surtoutsur les hégéliens: « Quand voilà
un an le gouvernement autrichiendestituaun professeurde philosophie,

21. Voir la lettrede Marx à Ruge du 13 mars 1843 et F. Engels, Ludwig Feuerbach
und der Ausgang der klassischendeutschenPhilosophie, in Marx-Engels Werke, Berlin,
Dietz, 1955 sq., vol. XXI, p. 286; tr. fr., Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie
classique allemande, in Études philosophiques, Paris, Ed. Sociales, 1935, p. 40.
22. Cf. D. Losurdo, « Religionee ideologia nella filosofiaclassica tedesca », in Studi
Urbinati,LVII, 1984, p. 36-40.
23. L. Feuerbach, Die Naturwissenschaft und die Revolution, op. cit., p. 213.

25

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
DomenicoLosurdo

il définitle systèmehégélienque ce dernierprofessaitcomme le produit


confus d'une imaginationpoétisante; c'est bien la premièrefois qu'un
gouvernementaura jugé un systèmephilosophique avec un tel mépris
et une telle justesse »24.
Voilà pour Bauer. Quant à Ruge, il est vrai qu'à l'Assembléede Franc-
fortil représente l'extrêmegaucheet s'exprimeavec duretésur « les crimes
sanglants » commis par Cavaignac contre les insurgésde juin25. Mais
chez Ruge, la prisede distanceà l'égard du socialismeest en mêmetemps
une prise de distance à l'égard de 1' « étatisme» hégélien,comme on
peut le lire en toutes lettresdans un traitd'ironie visant « les romanti-
ques de l'État » (Staatsromantiker) et leur « mystique»26. L'objet immé-
diat de cette polémique n'est autre que Moses Hess, mais cela aurait
tout aussi bien pu être BertrandoSpaventa lui-même.
Ce qui est décisif,c'est la différencephilosophiquequi sépare les frères
Spaventa des jeunes hégéliens dans leur période d'élaboration la plus
intenseet d'engagementle plus passionné; une période qui est de toutes
façons antérieureà 1848. On sait que les jeunes hégéliensprocèdentà
traversle Vormärzà une fichtéanisation du systèmehégélienqui est ainsi
transformé en une sortede philosophiede l'action. La principalecritique
adressée au maîtrede Berlin est d'avoir noyé dans la contemplationde
l'objectivitédu processushistoriquela tensionactivistevisantla transfor-
mation réelle. Cette critiquetrouverades échos jusqu'en Italie à travers
Passerini: suivantles traces de Cieszkowski,il accusera Hegel de « ne
tenir aucun compte de l'avenir »27. Comme l'a déjà fait remarquer
Garin28,c'est BertrandoSpaventa qui donneratrèsclairementla réplique
à Passerini dans des articlespubliés sur la « Rivista italiana » à la fin
de 1850. C'est la thèsehégélienned'après laquelle la philosophieest com-
préhensionde son propretempset non prophétieenveloppéed'« obscu-
rité» d'un « avenir du genre humain» qui est ici reprise; ce qui n'est
en aucun cas synonymed'immobilisme.Ce qui est avant-toutopposé aux

24. B. Bauer, La Russia e il germanismo,(1853), in K. Lowith (dir.), La sinistrahege-


liana, tr. it. de C. Cesa, Bari, 1966, p. 268.
25. Cf. la note du carnetdu 7 mai 1849 in A. Ruge, Briefwechselund Tagebuchblatter
aus den Jahren 1825-1880, P. Nerlich (dir.), Berlin, 1896, vol. II, p. 84.
zö. A. KUGE,urei aneje uoer aen Kommunismus,in òammiiicne werKe, Mannneim,
1847-482,vol. IX, p. 371 et 374 sq.; après 1848, Feuerbach deviendraà son tour critique
de I' « étatisme» : cf. D. Losurdo, Tra Hegel e Bismarck. La rivoluzionedel 1848 e la
crisi della cultura tedesca, Rome, 1983, p. 311.
27. CJ. u. Losurdo, Uramsci, Uentile,Marx e le jilosojie della prassi, in a. musca-
tello, Gramsci e il marxismocontemporaneo,Rome, 1990, p. 91-114.
28. E. Garin, « Filosofia e politica in BertrandoSpaventa », Memorie dell IstitutoIta-
liano per gli Studi Filosofici, 7, Naples, 1983, p. 17.

26

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
de 1848: l'imagede Hegel en Italie et en Allemagne
La révolution

jeuneshégéliens, c'est une théoriedifférente du processushistorique;ce


processus n'est plus désormais le résultat d'une projectionpure de la
du
part sujet; il renvoie en faità un « mouvement réel de l'être»29.
Plus qu'à l'activismede Fichte,la théoriede la révolution spaven-
tiennerenvoietrèsclairement à la dialectiqueobjectivede Hegel. Alors
que, consciemment ou non,les jeuneshégéliensfinissent par adhérerà
la théoriefichtéenne de la révolution, il n'en va pas de mêmeavec Spa-
ventaqui, à un certainmomentde sa polémiquecontrela liquidation
sommairede 1' « utopisme» socialiste,semblebel et bien parvenirau
seuilde la catégoriede contradiction objective(dontle rôle est central
chezHegel)30.Certes,philosophes et intellectuels jouentun rôlerévolu-
tionnaire, maisuniquement dans la mesureoù « l'idée philosophique »
exprime« l'essenceet les principesdes mouvements de l'histoire»31.
Finalement, « [...] loin de contredire [l'histoirepolitique],commecer-
tainspourraient le croire,la philosophie en incorporeles résultats pour
leur donnerun caractèrenécessaireet universel »32.
Ceux auxquelsBertrando Spaventarenvoieici de manièrepolémique
ne sauraient êtreque ces jeuneshégéliens qui fontde l'élaboration philo-
sophiqueet du projetpolitiqueunesortede créationex nihilo;c'estd'ail-
leursla raisonpour laquelleils incarnent aux yeuxde Marx la figure
mêmede l'idéologue. Mais l'implacablepolémiqueà laquelleYIdéologie
allemandesoumetl'hégélianisme fichtéanisé de Bauer et de Stirnerne
pourrait en aucun cas à
s'appliquer l'hégélianisme de BertrandoSpa-
venta.La comparaisonde deux propositions qui concernent le rapport
philosophie/révolution pourra facilement le montrer. La première affirme
que « sans les philosophes la révolution seraitaveugle, indéterminée et
privée de son but [...]. Les philosophes donnent à l'instinctet au senti-
mentdes masses le baptêmerationnelde l'idée et du droit»33; la
secondedéclareque « la têtede cetteémancipation [humaine] n'estautre
la
que philosophie, et son cœur le prolétariat »34. Est-il utile de pré-
ciserque si la première déclaration estde Bertrando Spaventa,la seconde
est de Karl Marx?

29. B. Spaventa, Introduzionea Hegel, in G. Oldrini (dir.), Il primo hegelismonapole-


tano, Florence, 1969, p. 316.
30. Sur ces deux théoriesdifférenteset parfois même opposées de la révolution,cf.
D. Losurdo, op. cit.
31. B. Spaventa, Rivoluzione e utopia, op. cit., p. 74.
32. Up. cit., p. 81.
33. Op. cit., p. 69.
34. C'est la conclusion de la Critique du droitpolitique hégélien.Introduction,Paris,
Éditions Sociales, 1975.

27

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
DomenicoLosurdo

II n'estévidemment pas dans notreintention d'assimiler deuxauteurs


aussidifférents. Leurpointcommunestnéanmoins le refusde la fichtéa-
nisationde Phégélianisme et une communevolontéde rechercher la voie
de la révolution à partirjustement de la leçon de concret ude imposée
par Hegel. Nous sommesdès lors en mesurede mieuxcomprendre la
maturité de jugementexpriméepar BertrandoSpaventasur le mois de
juin ouvrier, et plusgénéralement surle mouvement socialistelui-même.
Il ne s'agitplusde se mesurer abstraitement au saint-simonisme, au fou-
riérisme, etc.; il ne fautpas oublierque « dans les différents systèmes
de réorganisation sociale», c'estP « instinct des massespopulaires» qui
trouveson expression.Dès lors, la réfutation purement philosophique
de certaines idéesa bienpeu de poids: « Les besoinsauxquelsces idées
correspondent sontaussi vraisque réels[...]. Les systèmes et les tenta-
tivesauxquelscesbesoinsontdonnénaissancepourront êtreen eux-mêmes
inefficaces et mêmefaux.Mais la raisonqui les a faitnaîtreestprofonde
et extrêmement efficace,ce qui signifiequ'elle n'aura de cesse
d'opérer[...] »35. Réfuterun systèmesocialistethéoriquedéterminé ne
veutpas direréfuter le mouvement ouvriercommetel. Seul ce « brave
homme» raillépar l'idéologieallemandeparcequ'il « s'imaginaitque
si les hommesse noyaient c'estuniquement parcequ'ils étaientpossédés
par ridée de la pesanteur » et que, « s'ils s'étaient ôté cetteidée de la
tête[...], ils se seraientdu mêmecoup libérésdu risquede la noyade»,
seul ce « bravehomme» peut encoreconfondreces deux choses36.
En réalité,les frères Spaventaontfortpeu à voiravecles frères Bauer
ou avec Stirner, ces ciblesprivilégiées de VIdéologieallemande.Ce qui
est confirmépar l'approchefondamentalement anti-idéologique avec
laquelle Bertrando Spaventa aborde le socialisme : plus que la structure
formelle de certainsphilosophèmes, c'estla « nécessité historique » d'un
mouvement déterminé qui est ici en question37. Une foisde plus, c'est
l'efficacité de la leçon hégélienne qui continueà se fairesentir.Et ce
n'estpas un hasards'il souscritavec une grandeconviction à la thèse
de l'identité du réelet du rationnel qui représente un objet de scandale
pour tous les « libérauxbornés»38- ce que devaitnoterplus tard
35. Op. cit., p. 80.
36. K. MARX-Fr. Engels, Die DeutscheIdeologie,in Marx-EngelsWerke,ed. cit., vol. III,
p. 13 sq.; tr. fr., L'Idéologie allemande, Paris, Ed. Sociales, 1968, tr. fr. (modifiée) de
H. Auger, G. Badia, J. Baudrillart,R. Cortelle, p. 39.
51 . a. spaventa, JJnettanti ai jiiosojia italiani aet secolo aia., in upere, op. cit., voi. il,
p. 279.
3ö. t. bNGELS,Ludwig teuerbach una aer Ausgang aer Ktassiscnenaeutscnenfnuoso-
phie, in Marx-Engels Werke,éd. cit., p. 266; Ludwig Feuerbach et la fin de la philoso-
phie..., op. cit., tr. fr., p. 10.

28

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
de 1848: l'imagede Hegel en Italie et en Allemagne
La révolution

Engels- , mais également un objet de suspicionpour les jeunes hégé-


liens.Pour Bertrando Spaventail n'y a par contreaucundoute: « La
philosophie, forme réfléchie de la consciencenaturelle, doit s'accorder
avec l'expérience.Ce qui est rationnelest réel,et inversement »39.
Dès lors,faceau juin parisien,il n'étaitplus nécessairede mettre en
garde contre les arabes, comme le faisaitRosenkranz, ou d'évoquer le
spectacle des Vandales et des Goths, comme le feraTocqueville dans
sa description des émotionscollectivesde l'époque40.Pour Bertrando
Spaventa,il devenaitpossible,à partirde la persuasionde la rationalité
du réel,de comprendre plus aisémentle mouvement socialiste.Ainsi,
au coursdu Vormärz, un libéralallemand- qu'Engelsauraitcertesqua-
lifiéde « mesquin», maisqui n'en étaitpas moinslucidede son point
de vue propre- avaitcontestél'affirmation hégélienne en ces termes:
« Prenonsparexemplenotrepropretempsprésent, dontl'esprit,comme
on sait,souffre fondamentalement, à côtéde tendancesindubitablement
bonnes,d'uneprédilection unilatérale pourles fameuxintérêts matériels :
dès lors,la philosophie doit-ellese contenter de comprendre ce mauvais
côté, dominantl'espritdu temps,commequelque chose de rationnel,
ou bien plutôtle combattre dans toutela mesuredu possible»41. Ce
matérialisme que d'aprèsle libéralStaatslexicon Hegelestaccuséde favo-
risern'estautreque ce socialismecompriset justifiépar Bertrando Spa-
ventalui-mêmeà partirde la rationalité du processushistorique.
Mais que reste-ilde la thèsehégélienne de la rationalitédu réelaprès
le triomphe de la réaction?Ce triomphe est en généralressentipar les
jeunes hégélienscommeune nouvellepreuvede l'irrémédiable opacité
du réelpourl'idéal : c'estlà qu'intervient le passagerésoluà la Realpo-
litik,commec'est le cas avec BrunoBauer,ou à l'exténuation du fich-
téanismecommechez Ruge; au pointque la tensionidéalepar rapport
à la réalitépolitiqueet matérielle se consumedansunesphèreessentielle-
mentintimiste, prenant parfoiscetteformede deprecanotemporum pleur-
nichardesi odieuseaux yeuxde Marx.La thèsede la rationalité du réel
doit-elledésormaisêtreconsidéréecommeobsolèteet inutilisable après
le coup d'État de Louis Bonaparte?C'est un momentplus que jamais
difficilepourla démocratie européenne. Certes,« les conséquences que

39. B. Spaventa, Pensierisull'insegnamentodellafilosofia,(1850) in G. Oldrini, II primo


hegelismoitaliano, op. cit., p. 333.
40. A. de Tocqueville, Souvenirs,in Œuvres complètes,J.-P. Mayer (dir.), Paris, Gal-
limard, 1951sq., vol. XII, p. 93.
41. Art. Hegel'sche Philosophie und Schule dans le Staatslexicondirigépar les libéraux
Rotteck et Welcker; cf. D. Losurdo, Tra Hegel e Bismarck, op. cit., p. 47.

29

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
DomenicoLosurdo

les événements de Francedevaientproduire dansnotrepauvreNaples»42


n'étaientpas des plus positives.Cettepenséeallait tout naturellement
à Silvio,car le réquisitoire du procureur généralréclamant la peinede
mortcontrelui se faisaitfortdu coup d'Étatde Louis Bonaparte: « De
toutesles bouchesde Francevous entendrez monterun soupirde soula-
gementet d'approbation enversl'hommefortqui sauva les destinéesde
la France»43.
L'attitudede Silvioestdes plussignificatives lorsqu'àla mêmeépoque
il concentreses effortssurHegel,et toutparticulièrement surcetteœuvre
dontla centralité étaitau mêmemomentsoulignéepar Marx dans son
âprecritiquede Ruge: la Phénoménologie de l'Espritqui « futtoujours
pourlui le livreau septsceaux»44.Et c'estla mêmedéfinition que nous
retrouvons chez Silvio Spaventa45que désespéraitce « livredes sept
sceaux» dontil craignaitne jamais pouvoirpercerle secret,bienqu'il
en eût déjà tiréquelque chose d'essentiel,de décisifmême,du moins
surle plan politique: à savoirla prisede consciencequ'il ne sertà rien
d'opposerla célébration pleurnicharde et narcissique de sa propreexcel-
lenceintérieure au « coursdu monde»46. C'est pourquoisi d'un côté
Bertrando continueà rejeterénergiquement 1' « idéalismesubjectif »47,
Silvioquantà lui s'en prendau fichtéanisme : « [cette]providence qui
pose pour finalitédu mondeune perfection qui ne devrajamais être,
un néant,quelquechosequi ne devrajamais exister: [cette]providence
n'estdonc pas une providence. Pour être,la raisondu mondene doit
pas seulement être de l'ordre du devoirêtre; il lui fautêtreactuelle-
ment: sans quoi la providencen'est pas »48.
On peutdireque le développement idéologique,différent en Italieet
en Allemagne,est naturellement influencé par l'impact différentque le
coup d'État bonapartiste a eu dans les deux pays: alors qu'en Italie
NapoléonIII soutientobjectivement la cause du Risorgimento, en Alle-
magne,on y voitle dangerd'un renouveaude l'expansionisme français,
ce qui réactiveune gallophobieeffrénée qui liquidedans son ensemble
non seulement la tradition politiqueet culturelle française,maiscelui-là

42. Lettre du 16 décembre 1852 à De Meis, in B. Spaventa, Opere, op. cit., vol. III, p. 852.
43. Cité dans S. Spaventa, Dal 1848 al 1861, op. cit., p. 115.
44. K. Marx, Die großen Männer des Exils, in MEW, vol. VIII, p. 275 sq.
45. Lettre à son frèreBertrandodu 20 décembre 1857, in S. Spaventa, Dal 1848 al
1861, op. cit., p. 246.
46. C est là le themedu chapitrefondamentalde la Phénoménologiede t tspnt intitule
« La vertu et le cours du monde ».
47. Lettreà Silvio du 13 juillet 1857, in S. Spaventa, Dal 1848 al 1861, op. cit., p. 232.
48. Voir le fragmentdes études in op. cit., p. 194 sq.

30

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
La révolution
de 1848: l'imagede Hegel en Italie et en Allemagne

mêmequi s'en étaitnourri,à savoirHegellui-même. Il fautajouterque


le topos cherà Burkeet à Haym d'une GloriousRevolutionanglaise,
qui seraitopposéeà la sanguinaire Révolution française, pouvaitdiffici-
lementfairesa percéechez les frèresSpaventaqui, bien évidemment,
ne pouvaientoublierla révolution napolitaine de 1799et le rôlecontre-
révolutionnaire funeste joué à cetteoccasionpar l'Angleterre. En effet,
pour Bertrando« la Monarchieconstitutionnelle de typeanglais» ne
sauraitêtreun modèledèslorsqu'elle« estfondéesurle principe, désor-
maisconsidérécommeinjusteet irrationnel, de la distinctiondu peuple
en différents ordres»49.
Chasséd'Allemagne, l'idéal hégéliende l'éthicitése survivait chez les
frèresSpaventa.Cettevitalité persistante ne s'expliquepas seulement par
le pathos égalitaireet anti-nominaliste de Silvio et Bertrando.Il faut
y ajouterdes raisonsobjectivesqui tiennent à la spécificité
de la situa-
tionitalienne. Dans unecorrespondance envoyéeen 1865à la revuehégé-
liennede BerlinDer Gedanke,TheodorSträter, alorsà Naples,rapporte
qu'à l'Université les étudiantsont solennellement brûléune encyclique
papale qui venaittoutjusted'êtrepubliée50. Sträterne précisepas qu'il
s'agit là de l'encycliquede Pie IX, Quanta cura, accompagnéecomme
on sait du Syllabusde condamnation des 80 propositions résumantla
pensée moderne. L'une des ciblesde cette solennellecondamnation pon-
tificaleest l'étatisme, cetteexpansioninjustifiable des tâcheset du rôle
de l'État. Le Syllabusne nommepersonne: maisc'est le cardinalKet-
telerqui, quelquesannéesplus tard,s'emploieraà dissipertoutmalen-
tendu: « Depuislongtemps déjà, le libéralisme ne cessede s'exclamer:
toutpar le peuple! Hegelaffirme : le peuple,commel'État,représente
la puissanceabsoluesurterre.C'est par cettemaximequ'on a combattu
l'autoritéqui nousvientde Dieu et qu'on a ridiculisé notreexpression :
par la grâcede Dieu »51. C'est entreautresla prétention de l'État à
supprimer le « tribunal ecclésiastique » et à intervenirdansle champsco-
laire,etc.que condamnele Syllabus.On comprend dès lorsparfaitement
comment le recoursau pathoshégéliende l'État pouvaitaiderles frères
Spaventaà conduireunebatailledécisivedansle cadrede l'Italie« risor-

49. Sur l'autre topos diffusépar Tocqueville opposant cettefois l'Amérique à la France
révolutionnaire, et sur les réactionsdes frèresSpaventa, cf. D. Losurdo, in coll. Gli hege-
liani di Napoli e la costruzionedello Stato unitario,IstitutoItaliano per gli Studi Filosofici
di Napoli, Rome, 1989, p. 46-52.
50. Th. Strater, Letteresulla filosofia italiana, A. Gargano (dir.), Istituto Italiano
per gli Studi Filosofici, Naples, 1985, p. 20.
51. Nous tironscetteintervention sur le Katholikentagde Mainz en 1871 de P. Pombeni,
Socialismo e cristianesimo,1815-1975, Brescia, 1977, p. 158.

31

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
DomenicoLosurdo

gimentale». Le cardinalKetteierpoursuit: « Le libéralismefaitde l'État


un Dieu sur terre» au sens où « il n'existeaucune loi divineet éternelle
au-dessusde la loi de l'État ». Mais « si les prémicessont vraies,si l'État
est le Dieu sur terre,si la loi est absolue, qui pourra lui contesterle
droitde réformerles lois qui règlentla propriété?Ce qu'il a faitcomme
Dieu, pour reprendrele langage de Hegel, il pourra toujours le refaire.
Ce qui était juste la premièrefois doit pouvoir l'être une seconde »52.
Pour Ketteler,cela ne fait aucun doute : l'étatismeest le présupposédu
socialisme. Les certitudesdu cardinal catholique sont désormais parta-
gées par la bourgeoisie libérale et national-libéraleallemande qui non
seulementcondamne Hegel, mais va jusqu'à le priverde son droit de
citoyenneté.
D'après Haym, la catégorie hégélienne de l'éthicité, entièrement
construitesur la traditionétatique française,est en « contradictionfla-
grante avec le principe germano-protestantde la liberté»53. Nous
sommes alors en 1857. Deux ans plus tôt, dans une lettreà Bertrando,
Silvio avait souligné la nécessitéde traduireen quelque sorte Hegel en
termesnationaux,un thèmequi était cher aux deux frères: « La pensée
modernene deviendraintimeaux Italiensque le jour où ils s'y reconnaî-
tronteux-mêmes»54. Reste un fait essentielpour comprendrenon seu-
lementl'histoirede l'image de Hegel, mais le philosophelui-même; fait
sur lequel il conviendraitde réfléchir.Après 1848, chassée d'Allemagne
où le mouvementrévolutionnairene parvientpas à se remettrede sa
défaite,la philosophiede Hegel trouveasile en un pays où le processus
révolutionnairesymbolisé par le "Risorgimento" est alors en pleine
expansion.
Quelques décenniesplus tard, faisantl'éloge de Spaventa qu'il consi-
dérait comme un véritable« révolutionnaire » et, malgré son approche
« monarchiste», comme un connaisseur« exquis » de la « dialectique»,
ce sera au tour d'Antonio Labriola de stigmatiserle spectacle « tragi-
comique » de cetterhétoriquemomifiantedes « adulateurs» officielset
indignes55.On dirait alors que Labriola tient à revendiquer pour
lui-même,comme pour tout le mouvementouvrier,un tel héritage.Et

52. Op. cit., p. 156.


53. R. Haym, Hegel und seine Zeit, op. cit., p. 262.
54. Silvio à BertrandoSpaventa, 4 mai 1855, in S. Spaventa, Dal 1848 al 1861, op.
cit., p. 181.
55. Lettresà Engels du 1 juillet 1893 et du 14 mars 1894, in A. Labriola, Epistolario,
V. Gerratana et A. A. Santucci (dirs.), Rome, 1983, p. 425 sq. et 471. La première
lettreprendoccasion de la mortde Silvio Spaventa,mais l'éloge semblebel et bien concerner
aussi (et surtout)Bertrando.

32

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
La révolutionde 1848 : l'image de Hegel en Italie et en Allemagne

ce n'est pas un hasard si cettelettreélogieuseà l'égard de Spaventa ren-


fermeégalementcettedéclarationdes plus significatives : « Peut-être-
mais il n'y a même pas de peut-être- suis-je devenu communistepar
l'effetde mon éducation(rigoureusement) hégélienne»56. Spaventa avait
donc contribuéà rapprocherLabriola du socialisme. On comprenddès
lors qu'il puisse revendiquerl'héritage de ce disciple de Hegel, de ce
philosophe « révolutionnaire » bien que « monarchiste». Mais au-delà
de cetterevendicationcertainement conditionnéepar le modèle engelsien,
il convientde notermalgrétout le caractèreanalogique que présentedans
les deux pays cette histoirede la fortunede Hegel. En Italie aussi, ce
qui se vérifiealors, c'est le passage de Hegel à Marx; mais le parcours
y est plus lent et plus accidenté. Il n'y est pas moins autonome. On
pourraitdire : de Hegel à Engels (et Marx) en passant par Spaventa et
Labriola. Comme nous aurons tentéde le montrer,les poussées de socia-
lisme présenteschez le jeune Spaventa s'expliquenten tout premierlieu
par sa rencontredirecteavec Hegel, et non par la médiationde la gauche
hégélienneallemande (qui cesse pratiquementd'existeraprès 1848); un
Hegel qui continuedonc d'exercersa fonctionrévolutionnaireen Italie,
au momentmême où Haym s'apprête quant à lui à le liquider- de
manièrepurementinstrumentale d'ailleurs57- comme philosophe de la
Restauration.

Domenico Losurdo
traduitde l'italien par Charles Alunni

56. Lettre à Engels du 14 mars 1894, in op. cit., p. 472.


57. bur la significationinstrumentaleet immédiatementpolitique de cette accusation,
cf. D. Losurdo, Hegel et les libéraux. Liberté-Égalité-État,
Paris, PUF, 1992, tr. fr. de
F. Mortier,p. 37-49.

33

This content downloaded from 137.99.31.134 on Wed, 27 Jan 2016 09:31:35 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions

S-ar putea să vă placă și