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Stevens, Bernard
Abstract
Traduction du maître-ouvrage de Nishitani paru en 1961.
Référence bibliographique
Stevens, Bernard. Nishitani: "Qu'est-ce que la religion?". In: Théologiques, Vol. Les philosophes
de l'école de Kyoto et la théologie, no.20, N°1-2, p. 215-270 (2012)
Available at:
http://hdl.handle.net/2078.1/168478
[Downloaded 2019/03/22 at 15:33:10 ]
1
2012
西谷啓治
宗
教
と
は
何
か
NISHITANI Keiji
1
2
Avant-propos.
/1/ Parmi les six essais dont est composé ce livre, les quatre premiers (et
une partie du dernier) ont été publiés précédemment dans les volumes 1, 2, 4 et
6, respectivement, de la revue Leçons sur la religion contemporaine (édités en
l'an 29 et 30 de l'ère Shôwa1 aux éditions Sôbunsha)2. A l’origine, on m’avait
demandé d'écrire sous le titre « Qu'est-ce que la religion? » pour le premier
volume des Leçons. Cependant, comme ce que j'avais tenté là provisoirement
n'arrivait pas à rendre ma pensée de manière satisfaisante, j'ai rédigé un essai
additionnel sous un titre différent. Et comme, cette fois encore, ce que j’avais
réalisé n’atteignait pas son but, j'ai continué à écrire pour aboutir alors à une
série de quatre essais. Ensuite, pour les questions qui n’avaient pas encore été
traitées de manière satisfaisante, j'ai ajouté les deux derniers essais, afin de
pouvoir réexaminer ces dernières à neuf. Telles étant les circonstances de leur
rédaction, les divers essais de ce livre n'ont pas la cohésion bien structurée d'un
ouvrage écrit selon un plan élaboré depuis le début. Mais bien entendu, il doit
forcément y avoir une certaine unité de pensée qui traverse l'ensemble.
Pour ce qui est du contenu du livre, j'ai bien peur que l'on puisse penser
qu'il ne convient pas au titre. Car normalement, avec un intitulé demandant
« qu'est-ce que la religion ? », les lecteurs vont s'attendre à ce qu'un spécialiste
des sciences religieuses fasse un exposé expliquant les caractères généraux de ce
que l'on nomme la religion, sur base d’un examen des divers phénomènes qui se
manifestent dans les religions ayant existé jusqu'à ce jour. Et je pense que c'était
peut-être bien une explication de ce type qu’attendait de moi l’éditeur
des Leçons. Or, tant le contenu de ce livre que sa tournure d’esprit sont en
réalité d'une nature bien différente. Ils tendent à comprendre la question « qu'est-
ce que la religion? » dans un tout autre sens. À savoir, le fait de soi-même poser
les questions et aller chercher les réponses. Dans le premier cas de figure, on
vient présenter des conclusions répondant aux interrogations posées par d'autres,
sur base de faits historiques et depuis un point de vue d'objectivité académique
/2/. Dans le second cas, il s’agit d’une investigation subjective, à la recherche de
la « racine »3 d’où provient la religion, depuis l’intériorité de l’être humain, en
l’assumant personnellement au cœur du présent.
1
1954-55.
2
現代宗教講座、創文社 、東京、昭和二十九年-三十年,刊行。
3
Nishitani écrit le mot "racine" ( も と , moto) en syllabaire hiragana et il le met entre
guillemets, comme pour indiquer la possibilité d'une double lecture : 本, qui signifie aussi
bien l'origine, l'essence que, littéralement, la racine d'un arbre (celle-ci étant évoquée par la
forme même de l'idéogramme); et 元, qui signifie l'origine, la source, la cause, le principe
(l'idéogramme peut évoquer ici le ciel au-dessus de l'homme ou la tête au sommet du corps).
2
3
Et dans ce cas, il va sans dire qu'il faut également se baser sur les données
factuelles qui nous sont rapportées depuis le passé. Mais à cela s’ajoute ici
conjointement une attitude par laquelle, interprétant les choses en tant
qu’homme de son temps, on se tend davantage vers « ce qui doit être » plutôt
que simplement vers « ce qui a été ». Deux attitudes se conjuguent ainsi en une
seule : celle qui, depuis le présent, tourne le regard vers le passé et celle qui,
depuis ce même présent, tourne le regard vers le futur. De cette manière, la
signification originelle de la religion, c'est-à-dire le pourquoi de son « être » ( あ
る aru), n'est pas considérée uniquement à partir de la compréhension de « ce
qui a été » : elle implique une réflexion qui se tient dans la zone frontalière où la
compréhension de « ce qui a été » se transforme continuellement en la quête de
« ce qui doit être », et en retour, l'intelligence de « ce qui doit être » se convertit
en l'élucidation de « ce qui a été ». Tel est le sens que, selon ma préoccupation
propre, j'ai voulu donner à l’interrogation qui forme le titre de cet ouvrage. Voilà
pourquoi dès l'ouverture de celui-ci, ce que veut dire en premier lieu, par sa
problématisation, le fait même de se poser la question « qu'est-ce que la religion
? » a été présenté comme le point de départ de la réflexion à son sujet.
Traversant les problèmes qui semblent sous-jacents à la situation
historique dite moderne, la réflexion qui est tentée ici est une interrogation de la
religion, à dessein de quoi elle explore le fondement de l'existence humaine en
même temps qu'elle sonde à neuf la source de la « réalité » (reality)4. Il s’agit là
d’une réflexion par laquelle je me place dans un domaine de tractation mouvant
et instable, à cheval sur les deux versants de la religion et de l'anti-religion ou
encore de l'a-religion — compte tenu du fait que le point de vue de l'a-
religiosité, qui se présente comme étant sans rapport avec la religion, présuppose
déjà en cela même un certain rapport à elle. Et dans la mesure où l'objet dont il
sera traité est la religion en général, on ne se basera sur la foi ou la doctrine
d'aucune religion particulière. De sorte que, s’il nous arrive tout de même de
traiter occasionnellement de certaines d’entre elles, il s’agira de parenthèses
insérées provisoirement. Etant donné que la position de l'anti-religiosité et celle
de l'indifférence à la religion ne se rapportent pas simplement à une religion
particulière, mais qu'elles représentent une opposition ou une indifférence à la
religion en général, la réflexion dont le dessein a été exprimé précédemment se
rapportera naturellement au problème de la religion en tant que religion. /3/
Dans la modernité, le concept général de la « religion » en tant que telle en est
arrivé à prendre une signification propre. C'est pour cette raison que, durant la
4
Ici, l'auteur écrit le mot « réalité » successivement en japonais ( 實 在 , jitsuzai), entre
guillemets, et puis, entre parenthèses, en anglais, mais à l'aide du syllabaire katakana (リアリ
テ イ ), moins pour indiquer qu’il s’agit d’une catégorie occidentale que pour pouvoir
annoncer le jeu qu’il introduira ultérieurement sur le sens du vocable anglais « realisation »
qui signifie en même temps le fait de devenir réel et le fait de prendre conscience. Chaque fois
que les mots « réel » ou « réalité » seront écris en syllabaire katakana, nous le signaleront en
les mettant en italique dans notre traduction.
3
4
5
空, kû: c’est le sûnyatâ sanscrit : « la vacuité », « le vide » (littéralement aussi, dans la
prononciation kun, c’est-à-dire le parler japonais autochtone: « le ciel », prononcé sora).
6
業: gô. Ce mot, rendant le karma sanscrit, signifie, littéralement: « l’action ».
7
性起 : shôki, C'est le mot qu'utilisent les traducteurs de Heidegger pour rendre Ereignis.
4
5
Keiji Nishitani
Kyôto,
En janvier de l’an 36 de l’ère Shôwa8
8
1961.
5
6
Chapitre 1
6
7
7
8
jamais une nécessité au même plan existentiel où peuvent le signifier pour nous
les autres choses. Là où ces dernières perdent leur nécessité, là où elles échouent
à prouver leur utilité, au plan existentiel où elles ne servent plus à rien, c'est là
que la religion, pour la première fois, devient un besoin et que l’on peut prendre
conscience du caractère inévitable de la religion au sein de la vie. Pourquoi, en
fin de compte, sommes-nous là ? Notre existence propre, la vie humaine en
général, ne sont-elles pas finalement privées de sens? Ou alors, si elles ont un
sens et une signification quelconque, où les trouver?... Lorsque le sens de notre
existence est ainsi envahi par le doute et qu’en même temps nous devenons pour
nous-mêmes une question, c'est alors que l'exigence religieuse peut surgir au-
dedans de nous. Cette question et cette exigence apparaissent lorsqu'est brisée
notre manière de penser et de voir tout le reste depuis son rapport à nous, lorsqu'
est renversée la manière de vivre qui fait de nous le centre. /6/ Voilà la raison
pour laquelle la question qui demande pourquoi nous avons besoin de la religion
oblitère dès le début, par sa manière même de questionner, le chemin vers sa
réponse. Elle obstrue le chemin qui nous conduit à nous transformer en question
pour nous-même.
Les choses dont on avait besoin dans la vie ordinaire, ce qui inclut les arts
et l'instruction, perdent toutes leur nécessité et deviennent inutiles lorsque
surviennent, de manière cruellement problématique pour nous, des situations où
est mise en doute la signification de la vie humaine, où se dérobe le sol de notre
existence, des situations qui — telles la mort, le néant (虛無 kyomu)9 ou encore
le péché — prennent le sens d'une négation radicale de notre vie, de notre
existence et de nos idéaux. Par exemple, dans des occasions où nous avons été
confrontés à la mort, comme dans une maladie, ou alors lorsque nous est ravi ce
qui nous donnait le sentiment du prix de la vie. Ce peut être la perte d'une
personne aimée ou l'écroulement d’une entreprise à laquelle notre existence était
suspendue. Le non-sens de la vie humaine se fait alors fortement ressentir. Et
pour la personne qui ressent cela, tout ce qui était utile dans la vie quotidienne
cesse de l'être. Ainsi, confrontée à la mort, l’existence propre se met elle-même
à flotter sur un fond béant de néant. Etant alors saisis par le doute quant à notre
origine et notre finalité propres, nous voyons apparaître une brèche10 que rien au
monde ne pourra combler. Un abîme profond s'ouvre au fondement de nous-
même. En présence de cet abîme, les choses qui composaient jusque-là le
contenu de notre vie ne nous sont plus de la moindre utilité. Et pourtant, un tel
abîme se trouve en réalité toujours au fond de nous. La mort par exemple n'est
pas quelque chose que nous rencontrerons plus tard, dans un nombre indéfini
d'années. Dès l'instant de notre naissance, la vie porte en elle notre mort. Parce
que notre vie, à chaque pas, se heurte à la mort, nous avons constamment un
9
« Néant » (虚無 kyomu ou 虛無 ) plutôt que « nihilité » (nihility), suggéré par la traduction anglaise. Nishitani
utilise ce terme de manière équivalente à 無(mu néant), et il le distingue de « néantisation » ( 無化 muka), ou
« vacuité » (空 ku).
10
Nishitani utilise ici le mot anglais « gap » ( ギャップ).
8
9
pied retenu dans la mort. Notre vie se trouve confrontée à l'abîme, dans le néant
duquel elle peut retourner en un instant. Notre existence est unie à la non-
existence : constamment en train de s'anéantir, constamment en train de revenir
à l'existence, elle oscille au-dessus du néant. C’est ce que l’on nomme
l’impermanence (生成轉化 seiseitenka) de l’existence. Ce néant concerne ce qui
rend in-sensé le sens que toute vie humaine avait pour nous. Pour cette raison, le
fait que nous nous soyons nous-mêmes transformés en question pour nous et le
fait que surgisse le problème de savoir quelle est notre finalité signifient que le
néant est apparu depuis la racine de notre existence, et que, à partir de là, notre
existence en tant que telle se transforme pour nous en un point d'interrogation.
/7/ L’apparition du néant n'est rien d’autre que l'approfondissement de l’éveil à
soi (自覺 jikaku) de notre existence11. Habituellement, notre existence n'atteint
pas ce point. Habituellement, nous avançons hâtivement, le regard constamment
rivé sur une chose ou l'autre. Constamment préoccupés de quelque chose, tantôt
à l'extérieur de soi, tantôt à l'intérieur. Et un tel affairement obstrue l’éveil à soi
dont on vient de parler. Cela veut dire qu'il obstrue le passage vers l'ouverture
d'horizon qui permet au néant de se manifester au soi, et qui permet en même
temps que l'existence même du soi se transforme en une question. Cet
affairement se retrouve même dans les sciences et les arts, ou d’autres activités
culturelles de ce type. Mais lorsque cet horizon s'est ouvert, apparaît alors, au
fondement de cet affairement qui pousse notre vie hâtivement en avant, quelque
chose qui s'arrête et s'immobilise. Apparaît le non-sens qui est à la base de ces
affaires diverses, porteuses de sens. Et le sentiment du néant — celui que
Dostoïevski et Nietzsche ont évoqué en parlant de « l’identité de tout » — fait
alors reculer d'un pas la marche de cette vie qui est constamment tournée vers
l'avant. Il permet de « jeter la lumière sur ce qui se trouve immédiatement sous
les pieds »12. Dans la vie ordinaire, avançant toujours plus avant, ce que nous
avons sous les pieds se retrouve toujours derrière, au rythme de l'avance, au
point de rester toujours inaperçu. C'est à ce moment-là que le pas en arrière
permet d'éclairer ce sur quoi nous nous tenons. C’est ce que les Anciens
appelaient « le pas en arrière qui ramène à soi »13. Un tel retour à soi dans le pas
en arrière est un retournement de la vie elle-même à l'intérieur de notre vie. Le
fait que s'ouvre un horizon de néant à la racine de notre vie est l'occasion d'une
conversion radicale dans notre vie. Cette conversion n’est nulle autre que celle
qui va de l’attitude où nous demandons comment l’ensemble des choses se
11
自己存在の自覺: jiko sonzai no jikaku . On pourrait dire : « notre prise de conscience existentielle », mais
dans ce cas, on perd le sens de 覺 ou 覚 kaku, dont la signification première est bien « éveil », y compris dans le
sens bouddhique. Pour mieux entendre le 自己 jiko, on pourrait également dire : « l’éveil à soi de l’existence du
soi ». Le mot 存在 sonzai , « existence », est parfois mieux rendu par « être », et nous choisirons parfois cette
option dans la suite du texte .
12
« 脚下を照顧 (kyakka o shôko) ». Expression du bouddhisme zen.
13
« 退歩就己 (taihoshûko) ». Expression du bouddhisme zen qui fait écho à l’expression heideggerienne du
Schritt zurück: « le pas en arrière »,
9
10
rapporte à nous (ou à l’homme) — ce qui est une manière d’être centrée sur soi
(ou sur l’homme) — en direction du questionnement par lequel nous demandons
à quelle fin nous-mêmes (ou l’homme) nous existons. C’est à l’occasion d’une
telle conversion que, pour la première fois, la question « qu’est-ce que la
religion ? » peut devenir une vraie question.
II
/8/ Etant donné que la religion possède divers aspects, on peut l’approcher
sous différents angles. Habituellement, elle est définie comme le rapport de
l’homme à un absolu, tel que Dieu. Mais c’est sans doute déjà là une manière
trop étroite de penser. C’est la raison pour laquelle il y a également des gens qui
utilisent des concepts tels que le sacré (聖 sei), par exemple. En outre, lorsque
l’on veut reconsidérer cette relation d’une manière plus concrète, d’autres angles
d’approche sont encore possibles. Le rapport à Dieu, on peut en parler par
exemple comme du fait de vivre en accord avec la volonté divine, après que
l’homme ait abandonné sa volonté propre ; ou comme le fait de voir Dieu, ou de
connaître Dieu, ou comme le fait que Dieu vient se manifester à nous. Ou alors,
on peut imaginer percevoir directement la dépendance de sa propre existence par
rapport à l’existence de Dieu, et l’on peut penser s’unir à Dieu. Ou encore, on
peut dire que c’est dans la religion que, pour la première fois, l’homme peut
devenir vraiment humain et, à partir de la direction qu’il reçoit d’elle, découvrir
son « visage originel ». Ou enfin, comme Schleiermacher l’a imaginé dans son
traité sur la religion, il est possible de penser l’essence de la religion comme une
« intuition de l’univers », une intuition de l’infini à l’intérieur du fini. Mais en
même temps, on peut élever une série de critiques contre ces diverses manières
de voir. Cependant ici, plutôt que de commenter ces dernières, j’envisage de
réfléchir à partir d’un angle quelque peu différent. Pour le dire d’un mot, il s’agit
de l’angle de l’éveil à soi de la réalité, ou plutôt l’éveil à soi réel de la réalité14.
Dans ce cas, ce que j’appelle l’« éveil à soi de la réalité » signifie que
nous prenons conscience de la réalité et en même temps, dans cette prise de
conscience que nous en avons, se produit l’auto-actualisation ( 自 己 實 現
jitsugen) de la réalité elle-même. Pour dire les choses autrement, c’est seulement
au moyen de l’actualisation réelle de la réalité que nous pouvons réellement
nous approprier la réalité. En anglais, le mot realize comporte la double
signification de « actualiser » et « comprendre ». /9/ Mais ce que je voudrais dire
c’est que, dans notre faculté de percevoir la réalité, la réalité elle-même
14
實在の實在的な自覺,jitsuzai no jitsuzaitekina jikaku. On pourrait dire aussi : « la prise de conscience réelle
de la réalité »
10
11
s’actualise en nous et que c’est seulement par cette manière qu’a la réalité de
s’actualiser en nous que nous pouvons nous approprier la réalité et, pour cette
raison encore, c’est dans notre appropriation (體認 tainin) de la réalité que se
produit l’auto-actualisation de la réalité. Par suite, cette appropriation
(realisation)15, qui est différente de la connaissance philosophique, permet une
appropriation réelle qui n’est pas la cognition de la connaissance théorique.
Cette appropriation réelle détermine essentiellement notre propre mode d’être.
La saisie « réelle » de la réalité est notre mode d’être réel lui-même et elle
accomplit la nature réelle véritable de notre existence. La saisie de la réalité peut
constituer la nature réelle de notre existence parce qu’elle n’advient qu’en union
avec l’auto-actualisation de la réalité elle-même. En ce sens, la nature réelle de
notre existence en tant qu’appropriation de la réalité appartient à la réalité
comme telle en tant qu’auto-actualisation de la réalité. Pour le dire autrement,
l’auto-actualisation de la réalité ne peut avoir lieu qu’en rendant notre existence
véritablement réelle. Mais on demandera sans doute ce que signifie en somme
cette manière de parler de la réalité. Si cette question est posée comme pour les
questions ordinaires dans l’attente d’un simple savoir, exigeant une réponse
idéelle (ou conceptuelle), elle ne convient pas à la réalité dont on parle à
l’instant. Pour que la question elle-même soit une question « réelle », pour être
en somme une question posée avec l'intégralité du soi, corps et âme, il faut
qu'elle retourne à la réalité elle-même. La question qui questionne la réalité doit
être elle-même quelque chose qui appartient à la réalité. Pour cette raison, ma
tentative de répondre à notre question initiale sur l’essence de la religion (dans
l’énoncé « qu’est-ce que la religion ? ») sera menée sous l’angle consistant à
interpréter l’exigence religieuse comme la recherche réelle de la réalité véritable
chez l’homme (non pas d’une manière théorique, sous forme idéelle, comme
dans la connaissance ordinaire ou la cognition philosophique) et, par
conséquent, en recourant à une méthode qui retrace l’itinéraire parcouru par
cette quête posant réellement la question de savoir ce qu’est véritablement la
réalité.
Lorsque l’on parle de la réalité du point de vue, tout d’abord, de la
quotidienneté, on pense aux choses et aux événements qui sont « à l’extérieur »
de nous. Ce sont les outils qui nous entourent, la nature (montagnes, rivières,
plantes et arbres), et l’univers visible. /10/ Cela inclut les autres êtres humains,
les sociétés, les nations, ainsi que les affaires humaines qui leur sont liées, ou
encore les événements de l’histoire. Par ailleurs, nous pouvons également penser
comme réelles des choses « à l’intérieur » de nous, comme les divers sentiments,
la volonté et la pensée. Si l’on passe de ce point de vue de la quotidienneté au
point de vue des sciences de la nature, on peut alors penser que ne sont plus
réels les événements et phénomènes particuliers, mais bien plutôt les atomes et
les énergies qui composent ces derniers, ou encore les lois scientifiques. Et si
15
En anglais dans le texte.
11
12
12
13
16
De manière surprenante, ce paragraphe, avec sa terminologie ontologique dense, a été retiré du texte de la
traduction anglaise pour être reporté en note (la note 1, page 287). La traduction espagnole a fait de même : p.
355. Toutefois dans la traduction allemande, le paragraphe n’a pas été reporté en note, mais maintenu dans le
corps du texte (pp. 47-48).
17
DOSTOÏEVSKI, Souvenirs de la maison des morts, Folio-Classique, Gallimard, 1950, 1977, p. 371.
13
14
une étendue sauvage et libre »18. Et il ajoute que pendant qu’il jetait un regard
sur cet espace infini et désolé des berges de la rivière, il était capable d’oublier
l’individu misérable qu’il était. Ce que Dostoïevski évoque ici, ce sont toutes
des choses avec lesquelles nous entrons en contact dans l’existence ordinaire,
telle que la fumée qui monte, cette femme qui prend soin de ses moutons, ou une
pauvre petite masure, ou encore un oiseau qui vole,… Nous qualifions ces
choses de réelles au sens quotidien. Et ensuite, à partir de là, nous procédons en
direction de théories scientifiques et philosophiques. Mais, en présence de telles
choses, le fait de les fixer du regard, de porter son attention sur elles de manière
presque maladive, voilà qui n’est guère un événement quotidien. Pas plus que
cela ne surgit d’une théorie scientifique ou philosophique. Dans cet extrait, les
choses que nous disons réelles au quotidien viennent se presser auprès du
narrateur réellement, dans une dimension qui est qualitativement complètement
autre. Ce sont les mêmes choses réelles que celles que nous voyons, mais la
signification de l’être-réel ou encore le sentiment de la réalité de ces objets au
moment où il les reçoit en tant que réels se situe sur un plan qualitatif
complètement différent. C’est la raison pour laquelle il pouvait voir là « le
monde du Seigneur Dieu lui-même » et qu’il était également capable d’oublier
son misérable soi. Plus tard, dans Années de jeunesse et dans Les frères
Karamazov, il dira voir Dieu dans une unique feuille d’arbre à l’aube, dans un
rayon de soleil ou encore dans les pleurs d’un nouveau-né. /13/ Il veut indiquer
par là que la totalité des choses de l’univers surgissent dans une
interdépendance : il y a entre elles une grande harmonie et un ordonnancement
mystérieux les régit, de sorte que, vu dans cette perspective, Dieu peut être perçu
dans la chose la plus infime. Tel est le fond sur lequel surgit, dit-il, le profond
sentiment de la réalité des choses quotidiennes. Dans le passage des Souvenirs
de la maison des morts, sa vision est certes liée à la vie du prisonnier privé de
liberté. Mais cela ne signifie pas que ce sentiment de la réalité en tant que tel
était une expérience particulière qui ne pouvait avoir lieu que dans des
circonstances aussi particulières. Bien au contraire, quiconque devrait pouvoir la
connaître, et de fait il y a en vérité beaucoup de poètes et de religieux qui dans le
passé ont fait une telle expérience de la réalité.
Nous considérons habituellement comme réels les faits et les choses (事物
jibutsu) du monde extérieur. Mais dans ce cas, il est douteux que nous entrions
véritablement en contact avec la nature réelle des choses. Bien plutôt,
ordinairement, les choses que nous prenons pour réelles, nous ne les atteignons
pas elles-mêmes dans leur nature réelle. « Fixer » la chose elle-même « en
s’oubliant soi-même », ou alors regarder en devenant la chose même, voilà qui
est extrêmement rare. Et le fait d’y percevoir l’intuition par exemple du monde
de Dieu lui-même, ou alors de l’univers en tant qu’il est l’Infini, voilà qui est
18
En vérité le texte de Dostoïevski dit la chose suivante : « C’était l’unique endroit — et voilà pourquoi j’en
parle si souvent — d’où l’on put entrevoir l’univers, les lointains lumineux, les libres steppes désertes dont la
nudité produisait sur moi une impression étrange » (op. cit., p. 370).
14
15
encore plus rare. Habituellement, nous voyons une chose à partir de nous-même.
Nous faisons face à la chose, pour ainsi dire depuis l’intérieur de la citadelle du
soi. Ou, on peut tout aussi bien dire : depuis l’intérieur de la caverne du soi.
Jadis, Platon a comparé la relation dans laquelle nous faisons ordinairement face
aux choses à la situation dans laquelle des hommes voient défiler des ombres
projetées sur un mur au fond d’une caverne dans laquelle ils sont détenus —
prenant ces ombres pour la réalité. Le fait de voir à partir du soi, c’est toujours
voir les choses de manière simplement objective, c’est voir une chose
« extérieure » depuis « l’intérieur » du soi. C’est faire face aux choses dans une
position de séparation fondamentale entre le soi et les choses. Le plan (場 ba) de
cette attitude de confrontation/séparation entre le dedans et le dehors, entre le
sujet et l’objet est celui de la « conscience » ( 意 識 ishiki). Nous tenant
habituellement sur ce plan, nous nous rapportons aux choses à travers une
relation de représentation ou d’idéation. Par conséquent, quoi que l’on dise de la
réalité des choses, ces dernières ne se présentent pas à nous dans leur nature
véritablement réelle. Sur le plan de la conscience, il nous est impossible
d’atteindre le mode d’être des choses telles qu’elles sont ; il est impossible que
nous atteignions la chose réellement, à la base de la chose elle-même en sa
choséité. /14/ Le plan de la conscience en est un où le soi est placé obstinément
au centre.
Nous considérons également comme réels notre propre soi, nos
sentiments, nos volitions et nos pensées. Mais dans ce cas également, c’est bien
la même question de savoir si nous nous atteignons nous-mêmes d’une manière
véritablement réelle, si nos sentiments et volitions, et cetera, à l’intérieur de
nous, se rendent effectivement présents, réellement, en tant que ces sentiments et
désirs eux-mêmes, et de savoir si ces sentiments, à leur tour, sont présents, pour
ainsi dire, selon le mode d’être de leur être en tant que tel. Lorsque nous nous
confrontons aux choses, dans l’attitude de la séparation entre nous et les choses,
c’est précisément pour cette même raison, et en correspondance à cela, que nous
sommes toujours séparés de nous-mêmes, que nous ne nous touchons pas nous-
mêmes réellement. On peut le dire en sens inverse : c’est précisément dans le
fait d’atteindre réellement les choses au centre des choses elles-mêmes, c’est-à-
dire lorsque nous avons un tel mode d’être, que nous devenons aptes à nous
atteindre nous-même réellement. On considère d’habitude que nous nous
trouvons à la racine de nous-mêmes et que nous nous touchons nous-mêmes là
où, comme « intériorité », nous faisons face à l’ « extériorité ». C’est ce que l’on
appelle la conscience de soi. Cependant, faisant face à l’ « extériorité », en tant
qu’il est lui-même une « intériorité », le soi, égocentré par rapport à l’extérieur,
est un soi qui, étant isolé des choses, a été ainsi enfermé en lui-même. C’est un
soi qui fait toujours face à lui-même. Et donc le soi, se posant toujours lui-même
face à lui-même, se voit lui-même comme une « entité » (もの mono), nommée
« le soi » (自己 jiko), et séparée des choses. Tel est le soi de la conscience de
soi. En celle-ci s’introduit la représentation de soi sous la forme d’une « entité »
15
16
que l’on appelle le soi . Le soi n’est pas, d’une manière véritablement réelle, à la
racine de lui-même. Dans la conscience de soi, le soi ne s’atteint pas lui-même
de manière réelle. Et il en est de même en ce qui concerne les sentiments et les
volitions, et cetera, dont on prend « conscience » intérieurement. En somme, les
choses et le soi, aussi bien que les sentiments et les volitions, existent tous
réellement mais, sur le plan de la conscience où ils sont habituellement reçus, on
ne peut pas dire qu’ils soient rendus présents, véritablement, dans leur nature
réelle. Tant que le plan de la séparation entre « dedans » et « dehors » n’aura pas
été dépassé et tant que n’aura pas lieu une conversion à partir de là, on ne pourra
empêcher que les disparités et contradictions — dont il a été question plus haut à
propos de ce que nous tenons pour réel — continuent à se produire. Un exemple
d’une telle contradiction au niveau de la pensée apparaît dans la confrontation
entre matérialisme et idéalisme, mais préalablement à sa manifestation au plan
de la pensée, elle se trouve celée dans notre manière habituelle d’être et de
percevoir les choses. /15/ Le site qui se trouve au fondement de notre vie
quotidienne est le plan de la séparation essentielle entre notre soi et les choses,
le plan de la conscience. En lui ne peut surgir la venue en présence réelle
d’aucune réalité. La réalité ne peut y apparaître que sous la forme de fragments
disjoints, sous une forme qui conduit à l’auto-contradiction.
Ce point de vue, qu’il faudrait nommer auto-contradiction de la réalité, en
est arrivé à nous contrôler puissamment, en particulier depuis qu’est apparu la
position de l’autonomie subjective de l’ego (自 我 jiga) au sein du monde
moderne. Ce qui est le plus représentatif de cet état de choses, c’est la pensée de
Descartes, le père de la philosophie du monde moderne. Comme il est bien
connu, Descartes a établi une théorie de la dualité entre la res extensa (la chose
étendue), dont l’essence est l’extension spatiale, et la res cogitans (la chose
pensante), dont l’essence est la pensée ou la conscience. Alors, d’un côté, l’ego
en arrive à être établi en tant qu’une réalité dont on ne peut douter en aucune
manière et qui occupe une position centrale par rapport à toutes les autres
choses. Son « je pense donc je suis » est l’expression du mode d’être de cet ego,
le mode d’être d’un soi qui affirme d’une façon égocentrique sa propre nature
réelle. Et en même temps que cela, d’un autre côté, les entités du monde naturel,
qui n’ont pas de lien intimement vivant avec l’ego, ont commencé à apparaître
comme étant sans vie pour appartenir, pour ainsi dire, à un monde d’une
froideur mortelle. Et le corps des animaux, aussi bien que le nôtre, ont même été
pensés comme des machines. Descartes se représentait l’extension comme une
substance matérielle, mais dans l’idée que cette extension est « l’essence » des
choses était pré-contenu le fait que surgisse la vision machinique du monde et le
fait que le monde de la nature devienne un monde dévitalisé. Il est un fait que
c’est en fonction de cela que l’image du monde de la science de la nature
moderne a commencé à s’élaborer et que l’on a pu ainsi ouvrir le chemin vers la
maîtrise de la nature au moyen de la technique scientifique. Mais d’un autre
côté, c’est un fait également que, pour une humanité comprise comme un moi
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17
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quant à l’ « essence » (本質 honshitsu), le même cri. /17/ Il se peut que tous ces
sons ne soient que des vibrations de l’air aux fréquences chaque fois différentes,
mais ils ont la même qualité, ou encore la même « essence », de sorte que nous
ne pouvons les interpréter autrement que comme un cri. Le fait que nous
saisissions immédiatement la détresse dans ces cris ne découle-t-il pas de ce
qu’ils surgissent dans un même champ de sympathie ? Ne découvre-t-on pas là
la raison pour laquelle les anciens attribuaient une âme également aux animaux ?
Quoi qu’en pensent les physiologues mécanistes et les psychologues
fonctionnalistes modernes, tout occupés qu’ils sont à vouloir oblitérer une chose
telle que l’âme, il faut bien reconnaître qu’il existe une réalité, en ce qui
concerne les animaux, que nous avons nommé âme, selon la signification que
nous avons reçue du passé et pour laquelle nous n’avons pas d’autre nom. Bien
sûr, la question de savoir comment il nous faut penser cette réalité est un autre
problème. On ne doit plus nécessairement attribuer à l’âme une substance
séparée, comme on l’a fait dans le passé. On ne peut sans doute plus imaginer
l’âme comme une entité indépendante, au même titre qu’une entité physique et
trouvant son séjour « à l’intérieur » du corps. Cette manière de penser en arrive à
voir corrélativement le corps comme étant lui-même indépendant, une entité
sans vie, dont l’existence est séparée de l’ « âme » et, considérant la substance
du corps et de l’âme comme étant chaque fois différente, elle se heurte dès lors
au problème de penser le nœud qui les lie. Face à une telle tournure d’esprit, il
est également possible d’orienter la réflexion dans la direction opposée. Par
exemple, on peut également penser avec Schopenhauer, qui considère la
« volonté de vivre » comme la chose en soi, que le corps en tant qu’organisme
est la phénoménalisation de cette volonté, son objectification, selon la forme
qu’elle prend sous le regard. La manière de penser de Bergson va dans le même
sens lorsqu’il considère l’aspect matériel du corps comme une dimension de
décontraction de la vie au cours de son évolution créatrice. Dans chaque cas, on
considère la « volonté » ou la vie comme quelque chose à partir de quoi
l’individu vient à paraître en tant que son individuation et on pense cette chose
comme étant à l’œuvre dans l’individu. Il est également possible de se
représenter quelque chose comme l’ « âme » à partir de cette perspective. Ainsi
les Anciens, à partir de cette manière de penser, imaginaient qu’une même âme
pouvait prendre successivement divers types de corps animal ; ce qui donna lieu
à l’idée de la roue des transmigrations. Une telle idée peut bien être qualifiée de
simple fantaisie, mais ce que l’on peut apercevoir derrière elle, c’est la vision de
l’âme dont il a été question plus haut.
/18/ Cependant, si nous ne pouvons pas atteindre réellement la réalité sur
le plan de la conscience ou de la conscience de soi, nous ne pouvons pas pour
autant nous arrêter simplement au plan préconscient de la vie ou de la sympathie
telle qu’il a été décrit à l’instant. C’est un fait qu’un nombre non négligeable de
religions se présentent comme le retour à un tel plan. Mais il n’est pas possible
d’atteindre au plus profond de la réalité à ce niveau. Alors nous autres, plutôt
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III
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Ce terme, signifiant « indiquer clairement » (élucider) sert aussi à traduire l’Erschliessen (Erschlossenheit)
heideggérien : ouvrir (ouverture, apérité).
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mode de notre existence qui correspond à cette grave affaire. Voilà qui est de la
plus haute importance.
Comme il a également été dit précédemment, la mort ou le néant
occasionnent l’éveil à soi en tant que ce qui constitue le fondement de
l’existence ou de la vie du soi à l’intérieur du soi lui-même. Cela ne signifie pas
que cet éveil à soi se produit comme un événement simplement subjectif, mais
bien comme quelque chose qui se dissimule au fondement du monde lui-même,
quelque chose de réel et qui révèle le sens de tout cela. De plus, la mort et le
néant ne sont pas simplement regardés et contemplés comme des entités, mais le
soi s’éveille à sa propre existence à partir du néant qui se trouve au fondement
de son être, à partir, en somme, de la limite extrême de son existence. Dans cette
mesure, l’éveil à soi du néant n’est rien d’autre que l’éveil à soi du soi lui-
même. En d’autres mots, il ne s’agit pas de se représenter ou de voir
objectivement quelque chose appelé néant, mais c’est pour ainsi dire le soi lui-
même qui devient un tel néant et c’est cela qui constitue l’éveil à soi depuis
l’extrémité de son existence propre. Cet éveil à soi n’est pas la conscience de
soi, mais plutôt le fait d’excéder le plan de la conscience (de soi). Le plan de la
conscience est un plan qui se rapporte indifféremment à l’existence du soi et à
celle des choses, c’est donc un plan de la seule existence, et le néant qui réside
au fondement de cette dernière s’y trouve partout dissimulé. Là, le soi, tout en se
voulant sujet, est représenté en tant que soi de manière consciente de soi —
c’est-à-dire que, subissant une sorte d’objectification, il est saisi comme
« existence » (存在 sonzai). Mais lorsque, ayant brisé le champ de la seule
existence, il se tient dans le néant qui se trouve au fondement du plan de la
conscience, c’est alors que le soi peut atteindre pour la première fois une
subjectivité qui ne peut subir d’objectification. La conscience de soi est ainsi
dépassée vers l’éveil à soi dans sa radicalité première. En se tenant dans le néant
de la subjectivité, le soi devient proprement lui-même en ce qu’il a de plus
originaire. En cela, l’existence du soi lui-même subit une « néantisation » (無化
muka) avec l’ensemble de toutes les choses existantes. Ce qui est appelé
néantisation ne signifie évidemment pas le fait de disparaître, mais indique
plutôt le néant apparaissant au fondement des choses qui existent. Ou en
d’autres mots, c’est le fait que le plan de la conscience, le plan du rapport de
ségrégation mutuelle entre le « dedans » et le « dehors » soit surmonté
subjectivement et le fait qu’un commun néant s’ouvre au fondement du
« dedans » et du « dehors ». Or cette ouverture du néant, c’est l’advenir à soi
subjectif fondamental. /23/ Une telle venue en présence du néant n’est pas
assimilable à un phénomène de conscience simplement subjectif. Ce n’est pas
non plus un phénomène psychologique particulier. C’est bien plutôt une venue
en présence réelle de quelque chose qui se trouve dissimulé réellement dans le
fondement du soi et de l’ensemble des choses du monde. Et qui, restant
dissimulé sur le plan de la conscience, n’arrive pas à y venir en présence
réellement. Cependant lorsqu’il vient en présence, ce qui avait été saisi sur le
22
23
plan de la conscience comme réalité extérieure et réalité intérieure est pour ainsi
dire irréalisé dans sa réalité même (en étant non pas annihilé mais « néantisé »).
Ce qui signifie que l’existence du soi et l’existence de l’ensemble des choses se
résument toutes deux en un unique point d’interrogation, elles deviennent un
seul et même problème. Et cela, plutôt que l’évidence à soi de la conscience de
soi crispé sur soi et inséré dans l’intimité propre comme un « dedans », c’est
l’éveil à soi subjectif radicalement premier. Cet éveil à soi ne s’actualise que
comme réalité effective. Celle-ci réside par-delà ce que la psychologie cherche à
saisir ou, plus exactement, « en-deçà » : en la plus grande proximité de cette
rive-ci.
Ayant ainsi excédé le plan de la conscience de soi, dans le site du néant,
dépassant en le traversant le champ de la seule existence, en d’autres mots : dans
ce lointain (ou dans cette proximité plus radicale) par rapport à la distinction
entre le « dedans » et le « dehors », lorsque l’existence de toutes les choses et du
soi, s’agglomère pour former un unique point d’interrogation, on peut dire alors
que le soi est soumis au doute. Mais c’est là quelque chose de fondamentalement
différent du doute de la simple conscience ou du doute qui peut nous saisir au
sujet de toute chose (c’est-à-dire au sujet de faits objectifs). Sur ce plan dont
nous parlons, le néant qui se cache réellement au fondement du soi et de toutes
les choses est réellement mis en présence dans le soi. Dans cette mise en
présence, le soi et l’existence du soi, ensemble avec l’existence de toutes les
choses, se transforme en un doute unique. Ce dont il est douté et l’acte de douter
cessent d’être séparés et, à propos du soi qui a dépassé en le traversant ce plan
de la distinction, il faudrait dire qu’il est devenu le grand « doute » lui-même.
S’il est qualifié de « grand » c’est que, se rapportant à l’ensemble des choses, il
n’est pas limité au soi isolé de la conscience de soi et donc pareillement, il ne
s’agit pas d’un doute de la conscience mais d’un « doute » réel, du fait de sa
mise en présence dans le soi à partir du fondement du soi et de toutes les choses.
Ce « doute », provenant du fondement commun du soi et du monde, apparaît
comme une unique réalité. Lorsque cette dernière apparaît, elle se présente au
soi avec le caractère d’une inéluctabilité face à laquelle la conscience de soi et le
libre–arbitre ne peuvent rien. /24/ Et, par la présence de ce doute à même le soi,
ce dernier devient « le doute » lui-même en sa réalité. Il devient la réalisation du
doute qui est en soi réalité. C’est cela que l’on appelle « l’actualisation du grand
doute ». Et, de cette manière, l’incertitude qui se trouve au fondement du soi et
de toute chose est approprié par le soi. On peut certes parler ici d’un « je doute »
mais ce n’est pas le « je » qui doute. En termes bouddhiques, il s’agit du doute
en tant que samâdhi (三昧, sammai). Bien entendu, la manifestation de cet état
de chose, sous sa forme pure et accomplie, est chose rare. Mais il y a néanmoins
des situations où le doute portant sur quelque chose retombe sur le soi qui doute
— lorsque, par exemple, nous souffrons ou que nous nous angoissons tantôt de
perdre foi en des façons de penser ou de vivre auxquelles nous croyions jusque
là, tantôt de perdre la confiance en l’honnêteté d’une personne aimée. Alors,
23
24
dans le fait que le soi doute de quelque chose, le soi et cette chose sont ensemble
et fondamentalement mêlés en un même « doute », le doute se rendant
réellement présent dans le soi. « L’actualisation du grand doute» se produit dans
la mesure où le doute devient ainsi quelque chose de réel dans le soi à un certain
degré de gravité existentielle. Je pense en outre que ce qui différencie
fondamentalement la religion de la philosophie et fait l’originalité du mode de
vie religieux réside dans la poursuite obstinément réelle de cette direction où le
doute devient ainsi chose réelle dans le soi, se rend présent au soi en tant que
réalité. Car, même lorsque le doute philosophique en arrive à se rendre présent
en tant que réellement tel, il se déplace vers le point de vue de la réflexion
théorique et il va rechercher à ce niveau-là une clarification et une résolution des
questions.
Lorsque Descartes en arriva au « je pense donc je suis » — après avoir
déclaré que toutes les choses présentes à lui pouvaient être un rêve et pouvaient
être mises en doute en tant que l’œuvre éventuelle d’un démon, mais que le fait
de douter ne saurait lui-même être douteux —, ce doute avait dès le début le
caractère d’un doute méthodique. C’était foncièrement différent de
l’actualisation du grand doute. Un tel doute n’était pas celui par lequel le soi et
toute chose se transforment depuis leur fondement en un même doute,
s’actualisant dans le soi en tant que la réalité fondamentale du soi et des choses,
le soi lui-même devenant cette réalisation et s’éveillant de cette manière au
caractère incertain fondamental du soi et de l’ensemble des choses (ou alors:
s’appropriant celui-ci). /25/ Le « je pense donc je suis » de Descartes n’a pas
encore traversé le feu purgatoire par lequel le soi est fondu en un seul grand
doute ensemble avec toute chose. Son « je pense » est simplement pensé dans le
champ du « je pense ». Pour cette raison, une telle réalité du « je » (自我 jiga)
doit plutôt se transformer en une non-réalité, tout en restant une réalité. C’est
seulement après qu’il a traversé un tel feu, c’est-à-dire lorsqu’il a dépassé le
néant présent en son propre fondement, que la réalité du « je pense » ou du« je
suis » peut apparaître de manière vraiment réelle, conjointement avec la réalité
de la totalité des choses. Sa nature réelle peut alors être à la fois actualisée et
appropriée. Si la philosophie de Descartes est celle qui exprime au mieux le
mode d’être de l’homme moderne, on peut dire aussi qu’elle tient dissimulée en
elle la problématicité propre du mode d’être de l’ego moderne. En outre, si l’on
pense dans la ligne de ce qui précède, c’est une erreur de considérer, comme le
croient communément aujourd’hui de nombreuses personnalités religieuses, que
l’actualisation du grand doute dont nous parlons soit une sorte d’état
psychologique apparaissant au cours de l’entraînement religieux. Il y a bien sûr
en lui le sens d’une persistence du doute qui cherche à douter complètement afin
de devenir, de tout son esprit 22 , le doute. Mais ce doute ne réside plus
simplement dans le champ de la conscience où le soi doute d’une chose
22
(isshin 一心 : « d’un seul cœur/ esprit »)
24
25
25
26
IV
d’être complètement comme une homme mort, et ne serez plus conscients du processus du grand doute mais
deviendrez vous-même, de part en part, une grande masse de doute, il va arriver un moment, tout d’un coup,
dans lequel vous allez déboucher sur la transcendance nommée le grand éveil, comme si vous vous réveilliez
d’un grand rêve, comme, si, ayant été complètement mort, vous recommenciez soudain à vivre ».
24
大死一番乾坤新たな, taishi ichiban kenkon arata nari.
25
大死の下に大悟あ , taishi no moto ni taigo ari.
26
C’est-à-dire le « je » qui est sujet, agent de l’acte de conscience.
26
27
/27/ Au même titre que la mort ou le néant, le mal et le péché sont eux
aussi des problèmes fondamentaux pour l’homme. Et ils doivent également être
soumis à une forme de questionnement en tant que réalités, dans le sens qui a été
décrit précédemment. Il est habituel de questionner le mal et le péché sur le plan
de la conscience. Bien sûr, lorsque cela concerne autrui, mais aussi lorsque cela
nous concerne nous-mêmes, on dit que c’est le soi qui commet le mal. Dans ce
cas, si l’on y réfléchit bien, on fait comme si le “je” et le mal étaient en quelque
sorte deux choses séparées. Ou du moins, on a l’air de penser que le “je” est
comme un tronc dont le mal est dérivé à la manière des branches et des feuilles.
De cette façon, ils sont dédoublés car tant le je que le mal passent par la
représentation, du fait que l’on se trouve sur le plan de la conscience.
Cependant, l’actualisation réelle du mal ou du péché en tant que véritables
réalités n’a lieu qu’à un niveau où le plan du soi conscient a été transcendé. Kant
comprenait le mal à ce niveau lorsqu’il se représentait le “mal radical” comme
ce qui est enraciné au fond du sujet (dans ses termes: “au fondement subjectif
ultime de toutes les maximes”), comme ce qui est en outre un “acte intelligible”
du sujet lui-même, tout en étant antérieur à toute expérience. Dans notre manière
ordinaire de parler du mal ou du péché, ceux-ci sont des événements temporels
du monde de l’expérience, des événements a posteriori. Mais si nous nous
limitons à cela, nous ne pouvons apercevoir que les branches du mal, et la racine
du mal ne peut être vue. L’éveil à soi radical du mal a lieu là où est explorée
l’origine de chaque mal particulier à l’intérieur du temps jusqu’au fondement de
l’existence elle-même du soi. Kant disait que le mal radical précédait toute
expérience, comme ce qui prend racine dans le fond du sujet. Cependant, même
s’il parle d’antériorité à l’expérience, cela ne signifie pas simplement que cela
surgit précédemment dans un temps au sens strictement temporel, comme si
c’était avant notre naissance. Cela veut dire que l’éveil du soi au mal se produit
directement en-dessous du présent qui, tout en étant dans le temps, brise le
temps: il se produit au-delà, dans le fondement transtemporel du sujet. /28/ On
pourrait dire que le mal qui se trouve au fond de l’existence du soi en tant que
réalité accède à l’éveil à soi dans cet “instant” dont Kierkegaard nous affirme
qu’il est un “atome d’éternité” dans le temps. Et parce qu’il s’actualise au fond
du sujet lui-même, on ne peut se contenter de parler du mal “que je commets”.
C’est quelque chose qui, substantiellement, se présente dans son ainsité à la
racine de l’existence du soi. Et cela ne peut être saisi du point de vue du “je”. En
ce sens, pour l’ego, c’est “insaisissable” (不可得 fukatoku). Davantage, ce qui
est “insaisissable”, c’est le fait de se présenter de manière réelle, dans son
ainsité. Et sans pour autant arriver au soi depuis quelqu’extériorité. Parce qu’il
est une réalité qui s’actualise au fond du sujet, le mal est rigoureusement
quelque chose de propre au sujet lui-même. Le fond du sujet lui-même est
originellement le lieu d’enracinement du mal. Dans ces conditions, c’est au sein
de l’éveil à soi du mal radical que le sujet lui-même, en son propre fond, est la
réalisation elle-même de l’ainsité du mal en tant que réalité. C’est la raison pour
27
28
28
29
selon laquelle le fait que l’homme commette un péché ou une faute est
entièrement la responsabilité de son milieu, car c’est la société qui est mauvaise.
Cette manière de penser unilatérale obstrue plutôt le chemin vers la prise de
conscience personnelle de l’homme et la vie sociale se détériore encore
davantage. C’est bien aussi pour cette raison que l’éthique possède une
signification irremplaçable et que l’éducation morale est nécessaire. Pourtant,
quelle que soit l’importance que nous attribuyions à l’éthique, cette dernière
traite encore toujours le péché et le mal depuis le champ de “l’ego”, comme
quelque chose que “je commets” (et dans certains cas en fait ce type de
traitement suffit). Mais tant que nous en restons là, le péché et le mal
n’apparaissent pas encore dans leur ainsité, au sein de leur véritable réalité.
L’homme ne peut pas encore s’approprier de manière réelle son propre péché et
son propre mal. Cela n’est possible que dans la religion. Voilà pourquoi Kant, en
arrivant à sa doctrine de la religion, n’a pu s’empêcher de développer la notion
du mal radical, alors que dans sa doctrine morale il avait considéré le mal
simplement comme une disposition à “l’amour propre” inhérente à l’homme. Et
c’est là que se trouve la différence fondamentale entre la religion d’une part, la
morale ou l’éthique de l’autre. /30/ Ceci est à mettre en parallèle avec la
différence entre la philosophie et la religion que nous avons vue plus haut à
propos du doute.
Il y a une controverse célèbre entre Barth et Brunner concernant la
question du péché originel. Alors que pour Barth “l’image de Dieu” en l’homme
est complètement gangrénée, Brunner, tout en reconnaissant cette corruption
complète, pense que la raison, qui est le côté “formel” de l’image de Dieu,
préserve de la corruption en tant qu’elle est le “point d’attache”27 avec la grâce
divine. Cependant, si on parle — comme il a été dit plus haut — depuis le point
de vue de la notion de péché en tant que la grande réalité s’actualisant au fond
de l’existence du soi, après avoir dépassé le soi conscient lui-même, alors on ne
peut pas séparer le côté formel du côté matériel dans l’existence du soi en tant
que réalisation de ce péché (et pas davantage, corrélativement, dans l’existence
“humaine”). Il faut considérer que ce qui est corrompu c’est la totalité de
l’existence du soi (et celle de l’homme en général). Cependant, à supposer qu’il
soit entièrement corrompu sans plus, il reste alors la question de savoir comment
l’homme peut encore questionner Dieu et en outre le reconnaître, comment peut-
il prendre conscience du péché et comment peut-il entendre l’appel de Dieu? Ce
n’est donc pas sans raison que Brunner tenta de concevoir un “point d’attache”.
Pourtant si, lorsque nous parlons de la peccabilité de l’homme, nous plaçons une
limite à sa corruption totale, nous allons manquer la vérité, et c’est bien plutôt au
sein même de cette corruption totale qu’il nous faut rechercher un site pour une
forme ou l’autre de ce “point d’attache”. Et ce sera vraisemblablement dans
l’éveil à soi lui-même de la totale corruption. En somme, cet éveil à soi est à
27
Anknüpfungspunkt. En japonais : 結合點 ketsugôten, « point d’union ».
29
30
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30
Sattva en sanscrit : les êtres vivants et sensibles.
31
機法二種の深信 « kihô ni shu no jinshin »
32
Cette phrase excessivement concise justifie bien la longue périphrase proposée par Jan Van Bragt dans la
traduction anglaise : « Nous pouvons trouver le concept de la foi comme une réalité dans ce sens aussi bien dans
le christianisme que dans le bouddhisme. Dans le christianisme, la foi est considérée comme une grâce qui
procède de l’amour divin. Le bouddhisme distingue entre « deux types de foi profonde ». La foi est vue dans son
sens primordial comme l’orientation de la « force du vœu originel » (c’est-à-dire la volonté rédemptrice) du
Tathâgata (Bouddha) en direction des êtres vivants. Ceci est connu sous le nom de la foi du dharma. Lorsque ce
mouvement, en retour, rencontre la véritable conscience humaine du péché, cela devient la foi humaine » (p. 26,
traduction allemande pp. 72-73, traduction espagnole, p. 64).
33
1 Cor. 6 , 17.
34
佛凡一體 : bustubon ittai.
31
32
“S’il n’y avait pas le pratiquant qui met en œuvre la foi fervente dans le
Myôgô, le vœu du Bouddha Amida de sauver tous les êtres et de n’en rejeter
aucun ne s’accomplirait pas. Et s’il n’y avait pas le vœu respectable du Bouddha
Amida de sauver tous les êtres et de n’en rejeter aucun, sur base de quoi le
pratiquant pourrait-il espérer renaître dans la Terre Pure? Voilà pourquoi il est
dit: le vœu suppose le nom, le nom suppose le vœu; le vœu suppose le
pratiquant, le pratiquant suppose le vœu”.
D’une manière générale, c’est dans une telle foi que le soi devient
véritablement lui-même. L’éveil à soi racinal du péché et du mal, le lieu du
néant qui vient s’ouvrir en cet endroit, et la piété confiante qui accueille l’œuvre
rédemptrice, c’est chaque fois là que le soi devient lui-même en tant que celui
qui est absolument unique, c’est là que se trouve l’intimité la plus “mienne” (私
的, shiteki), c’est la position dont Kierkegaard dit qu’elle est celle de l’homme
solitaire. Il est bien évident que nulle autre personne ne peut s’y substituer; le soi
ordinaire, à savoir le soi lui-même en tant qu’ “ego”, ne peut lui non plus s’y
substituer. L’ego est certes la subjectivité de l’individu, mais comme il redevient
pour chacun la position d’un tel “ego”, il peut quelque part être universalisé en
la position de n’importe quelle personne. Une telle caractérisation est déjà
manifeste dans le “je pense donc je suis” de Descartes. Par contre, la foi est le
point où le soi est véritablement, réellement, le soi tout seul, le point où il
devient véritablement, réellement, lui-même. Mais en même temps, elle n’est
pas quelque chose qui appartient au soi. C’est la forme que revêt la foi en tant
que réalité. C’est ce que déclare Saint Paul lorsqu’il dit du Christ “qu’il s’est
livré en personne pour moi”35. Et Shinran l’exprime lorsqu’il dit “si je considère
bien le vœu qu’Amida a médité pendant cinq kalpas, je découvre que c’était
entièrement pour moi seul Shinran”.
/33/ Une telle réalité survient en tant que la négation absolue au regard de ce
soi solitaire, en même temps qu’elle en est l’affirmation absolue. La rédemption
est l’amour de Dieu, dit-on, mais c’est un amour essentiellement différent de
l’amour humain. Prenons par exemple les paroles de Jésus : “N’allez pas croire
que je sois venu apporter la paix sur terre; je ne suis pas venu apporter la paix
mais le glaive”36. Ce glaive, peut-on dire, est le sabre qui tue et en même temps
il est le sabre qui donne la vie. C’est le glaive qui, depuis la racine de son
existence, nie le soi égocentrique de l’homme, ou encore: le soi du péché
originel. En d’autres mots, c’est le glaive qui tranche le néant et la mort
“spirituelle” qui sont dans le péché. Mais, pour cette raison, c’est aussi le glaive
qui permet à l’homme de “recevoir la vie éternelle en héritage”37. L’amour est le
glaive. Il est dit que “celui qui pense sauver sa vie, la perdra; mais celui qui perd
sa vie, à cause de moi, la trouvera”38. La foi en tant que l’actualisation-comme-
35
Ga. 2, 20.
36
Mt.10, 34.
37
Marc 10, 17.
38
Mt 16 , 22.
32
33
33
34
40
L’expression bouddhiste ôjô 往生 signifie à la fois le décès et la renaissance.
41
Citation énigmatique que Jan Van Bragt, le traducteur anglais, rend de la manière suivante : « Recevoir le
Vœu Originel dans la foi est le premier instant, la fin de vie ; atteindre directement la naissance dans la Terre
Pure est l’instant suivant, le commencement immédiat de la vie » (p. 29).»
42
Le fait de s’en remettre au Bouddha de tout son cœur. Il ne s’agit donc pas de la prise de refuge dans les Trois
Joyaux.
34
35
Plus haut, j’ai bien évoqué la notion de Dieu mais, dans la modernité, la
question est tout d’abord de savoir si Dieu existe ou pas. Depuis les temps
anciens, ce que l’on nomme l’athéisme n’était certes pas inexistant, mais
l’athéisme moderne possède une particularité qui le distingue de ce qu’il y avait
jusqu’à présent. Elle réside dans le fait que l’athéisme est élevé à une position de
substitut pour les religions théistes, cherchant à donner une base ultime à
l’existence humaine, cherchant à indiquer l’objectif ultime de la vie humaine et,
de cette manière, finissant par se présenter avec la prétention d’être le seul et
unique point de vue correct, susceptible de rendre intégralement compte de
l’homme. Nous pouvons voir cela dans le marxisme ainsi que dans
l’existentialisme athée. Un exemple de ce dernier se trouve dans
l’existentialisme que Sartre présente comme un humanisme.
Sartre dit: “L’existentialisme n’est pas autre chose qu’un effort pour tirer
toutes les conséquences d’une position athée cohérente” (L’existentialisme est
un humanisme 43 ). “Dieu n’existe pas, et il faut en tirer jusqu’au bout les
conséquences” 44. /36/ Précédemment, au siècle dernier, les gens pensaient déjà
que, sans le recours à Dieu, ils pouvaient établir les différentes valeurs a priori
susceptibles de fournir leurs normes à la société, à la culture, à l’éthique, et
cetera, à partir d’un point de vue humaniste, affirmant que Dieu était devenu
l’hypothèse inutile d’une époque révolue. C’était, dans sa simplicité, un
humanisme de type optimiste — dont le point de vue de l’anthropologue
Feuerbach est un des représentants les plus influents. Toutefois, Sartre affirme
que l’existentialisme humaniste moderne est une attitude dans laquelle
l’inexistence de Dieu suscite la détresse. Il cite les paroles de Dostoïevski disant
que “si Dieu n’existait pas, tout serait permis”45 et il situe là le point de départ de
l’existentialisme. Il considère que le fondement de l’existence humaine est le
néant. La base de l’existentialisme réside dans le fait que l’homme ne trouve
rien sur quoi il pourrait se tenir, ni à l’intérieur de lui, ni à l’extérieur.
Cependant, si l’existentialisme s’établit à partir d’un tel athéisme, c’est parce
que le néant que l’on découvre au fondement de notre existence est perçu
comme la fondation de notre subjectivité elle-même, on en prend conscience
comme de notre propre fondement. Par conséquent, Sartre affirme que
l’existentialisme est un point de vue de la subjectivité. En effet, l’athéisme, à
savoir le fait que l’on ne trouve rien sur quoi s’appuyer, ni au-dedans de soi, ni
43
Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, p. 77.
44
Op. cit., p. 37.
45
Op.cit. p. 39.
35
36
46
La traduction anglaise ajoute ici : « l’homme est condamné à être libre » (tr.all. p. 79 ; tr. Esp.p. 69).
47
Nishitani met ici le mot français, « existence », entre parenthèse.
36
37
48
Sartre, op. cit., pp. 57-58.
37
38
38
39
39
40
l’ego, et où a été brisé le mur de néant qui se trouve à son fondement, c’est-à-
dire s’il vient en présence à partir du lieu où a été brisé le champ de la
conscience que l’on dit appartenir “ au soi”, tout en accomplissant un acte qui
est pleinement celui du soi.
Il est légitime que cet existentialisme qui repose sur la subjectivité de
l’ego cartésien soulève les critiques du matérialisme qui est une position
complètement antithétique. Au texte de Sartre mentionné plus haut est jointe une
discussion avec un marxiste. Or, ce qui y est affirmé c’est que, dans la
perspective matérialiste, la première réalité étant la réalité naturelle, la réalité de
l’homme n’en est qu’une fonction, et que les conditions naturelles sont la réalité
originelle54. On ne peut expliquer la subjectivité de l’ego à partir d’une telle
façon de penser, et je ne pense pas non plus qu’une critique basée sur cette
position soit légitime, ni basée de manière pertinente sur une compréhension de
l’existence de l’homme telle qu’elle est affirmée par Sartre. Et pourtant, la
raison pour laquelle surgit un tel reproche se trouve bien chez Sartre. Tant que
l’on ne dépasse pas le champ de la séparation essentielle entre le sujet et l’objet,
on verra inévitablement s’établir la confrontation entre la position qui essaie de
penser l’objet en se basant sur le sujet et la position qui essaie de penser le sujet
en se basant sur l’objet. En outre, comme je l’ai dit précédemment, ni l’une ni
l’autre ne peut véritablement atteindre la réalité, qu’elle soit celle du soi ou celle
des choses.
VI
54
Le texte de Sartre dit plus exactement ceci : « La réalité première, c’est la réalité naturelle, dont la réalité
humaine n’est qu’une fonction» (p. 91) et : « La réalité première est une condition naturelle et non une condition
humaine »(op. cit., p.92).
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41
55
止揚 shiyô.C’est le mot utilisé pour rendre la Aufhebung hégélienne, que Derrida a traduite par « relève ».
41
42
diverses choses en donnant une forme à une matière préexistante, l’idée d’un
Dieu qui créa les choses à partir de rien est une conception plus évoluée du divin
en ce qu’elle permit de penser le caractère absolu de ce dernier. Mais en même
temps, la relation ontologique entre Dieu et ses créatures, dans le christianisme,
ne pouvait pas ne pas être un problème constant. Dieu est le seul et unique être
absolu et, dans cette mesure, les choses, dans le fond, ne sont rien. Mais étant
donné qu’on ne peut s’empêcher de dire malgré tout que les choses existent,
comment faut-il penser la relation entre l’existence de ces choses et l’existence
absolue de Dieu? Pour arriver à résoudre ce problème difficile, on a adopté par
exemple l’idée de la “participation” platonicienne, ou encore celle de “l’analogie
de l’être”. Encore à notre époque, on ne peut pas dire que l’on ait résolu ce
problème sur le plan conceptuel. Mais le plus important le concernant est qu’il
devienne une question existentielle pour l’existence des personnes religieuses. À
propos par exemple de la question de l’ “omniprésence” divine, Saint Augustin
dit : “Voici qu’existent le ciel et la terre. Ils crient qu’ils ont été créés (par
Dieu)”56/44/. Si ces paroles sont prises simplement sur le plan conceptuel, elles
se limitent à exprimer l’idée de l’omniprésence de Dieu. Cependant, si toutes les
choses nous criaient réellement et que nous les entendions réellement, alors cela
deviendrait une question pour notre existence. Et s’il en est ainsi, dans quel sens
faut-il le comprendre? Lorsque tous les étants (萬有 banyû) racontent qu’ils ont
été créés par Dieu, ils disent en même temps qu’ils ne sont pas Dieu. Dans cette
mesure, nous ne rencontrons Dieu nulle part dans le monde. A la place, nous
rencontrons partout dans le monde, au fondement de toutes les choses, ce néant (
虚無 kyomu) de la “création à partir du néant”. Et ce néant est le mur absolu qui
sépare toute chose de Dieu. Par conséquent rencontrer ce néant sera forcément
rencontrer Dieu comme un mur d’acier. Ce sera la négation absolue en Dieu
(Dieu n’est pas une créature et les créatures ne peuvent être Dieu). En même
temps, du fait que malgré ce néant, toutes les choses, telles qu’elles sont dans
leur actualité, existent, cela signifie également, si l’on parle dans la perspective
d’un croyant, le fait de rencontrer la grâce et la force de Dieu qui maintient
toutes les choses et leur donne l’existence en brisant ce néant. Les paroles de
Saint Augustin citées plus haut suggèrent la rencontre de Dieu dans cette double
acception. A savoir que le fait de ne rencontrer Dieu nulle part dans le monde est
justement ce en quoi réside le fait que, partout dans le monde, nous rencontrons
Dieu. Si ce que l’on nomme l’omniprésence de Dieu peut être pensée de cette
manière paradoxale, que devient alors l’existence du soi en tant qu’il est un être
se trouvant au milieu du monde? En gros, cela veut dire que, même en se
tournant vers un atome, vers un grain de sable ou vers un insecte, on est
contraint de prendre une décision. Cela veut dire que chacun se heurte au mur
d’acier de Dieu. Celui qui est entré dans la foi, en rencontrant ce mur, pourra
peut-être le traverser. Mais même la personne qui ne s’en remet pas à Dieu ne
56
Augustin, Confessions, Livre 11, chapitre IV (GF-Flammarion, 1964, p. 256).
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43
peut pas non plus échapper à ce mur impénétrable, à savoir celui du divin (dans
sa négation absolue), quoiqu’il regarde, et où qu’il se tourne (même s’il se
tourne vers son intériorité). L’omniprésence de Dieu doit être quelque chose de
tel. Les Anciens considéraient que, si Dieu le souhaitait, tout l’univers pouvait
en une seconde retourner au néant et disparaître. Dieu est omniprésent comme
celui qui donne l’être, mais en même temps aussi comme celui qui nie
absolument l’être. /45/ De sorte que toute personne qui est confrontée
existentiellement à cette onmiprésence de Dieu doit éprouver cette dernière
d’abord comme si elle se trouvait jetée au milieu d’un désert de mort.
L’omniprésence de Dieu telle qu’elle est perçue du point de vue existentiel —
ne pouvant ni rester dans le désert, ni s’en échapper, Dieu étant présent partout
et à n’importe quel moment — est éprouvée comme un paradoxe pour
l’existence du soi. Elle doit venir en notre présence d’abord comme ce qui nous
prive du lieu où nous nous tenons en tant qu’existence propre, comme ce qui
nous prive du lieu où nous vivons, où nous respirons. Il est dit de notre existence
(存在 sonzai) qu’elle est faite de péché et de révolte contre Dieu, mais on peut
considérer que la relation dite “ontologique” (存在論的 sonzaironteki) entre
l’être de Dieu et le nôtre est bien existentiellement (実存的に jitsuzontekini)
telle que je viens de la décrire. L’omniprésence du Dieu absolument
transcendant doit être considérée comme ce qui s’approche au plus près de notre
être (存在 sonzai) en tant qu’existence (實存 jitsuzon), comme ce qui nous
pousse à une décision, en ne nous permettant plus ni d’avancer ni de reculer, et
en ce sens, comme ce qui nous fait adhérer résolument à la vie quotidienne. Il
me semble que nous entrevoyons ce que peut être une telle situation dans
l’exemple d’individus tels que Moïse et les prophètes, ou encore Paul, François
d’Assise ou Luther. Cependant, lorsque l’on envisage dans le christianisme ce
que l’on nomme habituellement la transcendance de Dieu, ne peut-on pas dire
qu’elle est en général rarement perçue dans la perspective existentielle, comme
si, s’éloigant du monde et des créatures individuelles, on se la représentait et
l’imaginait se situant “dans le ciel” ou au-dessus des nuages? En effet, n’est-il
pas vrai que, dans la plupart des cas, l’omniprésence du Dieu absolument
transcendant ne vient pas faire face au soi? Cependant, comme je l’ai dit plus
haut, le fait que toutes les choses crient qu’elles sont créées par Dieu, cela
signifie d’un côté que, où que l’on se tourne dans le monde, l’on n’y trouve pas
Dieu et d’un autre côté cela signifie en même temps le fait d’être confronté à
Dieu immédiatement où que l’on se tourne. Cela signifie donc que le Dieu
devant lequel toutes les créatures ne sont rien est celui qui est présent à travers
toutes les créatures. De la même manière que Moïse et les autres en ont fait
l’expérience, les Chrétiens doivent pouvoir voir ou entendre le feu divin qui
consume tout, le grondement du tonnerre, l’éclair qui se dresse comme une
colonne et, jusque dans la moindre pierre, la moindre brindille d’herbe, ils
doivent aussi éprouver “crainte et tremblement”.
43
44
57
Souligné par l’auteur.
44
45
58
Rom. 14, 14.
45
46
pures59. En bref, d’après ce que nous avons énoncé plus haut, Dieu ne se limite
pas à la personnalité dans le sens convenu, en outre la relation entre Dieu et
l’homme elle non plus ne peut pas être une relation seulement personnelle, et on
devrait dire que Dieu se rencontre dans toutes les choses du monde en tant
qu’une réalité omniprésente, absolument immanente tout en étant absolument
transcendante, et que par conséquent il a une personnalité im-“personnelle”. On
pourrait dire que la réalité de Dieu doit être envisagée dans un horizon où il n’y
a ni “intériorité” ni “extériorité”, et par ailleurs l’être de l’homme qui le
rencontre n’existe pas non plus d’une manière simplement “intérieure” comme
un être personnel, mais selon une manière d’être propre à l’horizon qui est dénué
d’intérieur et d’extérieur.
VII
59
Le traducteur anglais précise ici que c’est là également une conviction bouddhiste qu’il caractérise comme
« faith-knowledge » (connaissance dans la foi). (p. 41). Nous retrouvons cela dans la traduction allemande à la
page 92 et à la page 80 de l’espagnol.
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47
60
Mt. 10, 28-30.
47
48
donc sans crainte: vous valez mieux, vous, qu’une multitude de passereaux. Tout
homme donc qui se déclarera pour moi devant les hommes, je me déclarerai moi
aussi pour lui devant mon Père qui est dans les cieux; mais quiconque m’aura
renié devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les
cieux”61 . Précédemment, à propos de la foi qui consiste à mourir à soi pour
revivre en Dieu, nous avons dit que c’était se laisser porter par le motif de la
conversion de la négation absolue vers l’affirmation absolue, tel qu’il est
compris en Dieu lui-même (dans sa relation à l’homme). Il n’est sans doute pas
nécessaire de répéter cela ici. En résumé, le fait que ce motif de la conversion
soit actualisé dans le soi correspond au fait que le soi en devient l’actualisation
en se l’appropriant tel qu’il s’actualise.
Bien entendu, il y aura certainement beaucoup de gens qui diront que l’on
ne rencontre pas l’omnipotence de Dieu en écoutant la radio. Quelqu’un qui dit
cela doit alors à ce moment-là plutôt rencontrer le néant du soi. S’il prétend qu’il
ne rencontre pas non plus ce néant, ou que, étant trop affairé, il n’a pas le loisir
de rencontrer le néant, ou encore que son entendement ne discerne pas de néant,
il faudra alors dire que, dans cette manière de ne pas rencontrer le néant, il
rencontre déjà le néant. /51/ Le néant se rend présent dans le fait même que cet
individu dit ne pas rencontrer le néant. Quoi qu’il fasse, quelle que soit sa
manière d’être occupé, et peu importe à quel point il est “intellectuel”, ou plutôt:
plus il est occupé et plus il est simplement “intellectuel”, plus il sera incapable
de reculer d’un pas pour sortir du néant. Même si sa conscience ou son
intelligence ne rencontrent pas le néant, son être (存在 sonzai) déjà le rencontre.
C’est précisément dans sa manière même d’être affairé ou “intellectuel” que le
néant est présent 62 . Le fait qu’il ne rencontre pas le néant n’est rien d’autre
qu’une manière de se trouver d’autant plus profondément dans le néant. Voilà ce
qu’est le néant.
Comme je l’ai dit plus haut, la question du mal chez l’homme par rapport
à l’ordre établi dans le monde par l’omnipotence divine est un problème
inextricable depuis toujours. Or, cette question n’est pas différente dans le fond
de celle qui concerne l’écoute de la radio ou l’éternuement. Dieu n’éternue pas;
mais il a fait des créatures capables d’éternuer. L’omnipotence divine est
présente dans le fait que les créatures éternuent. Et elle est présente tout d’abord
en tant que négation absolue. Et pareillement Dieu créa l’homme avec la liberté
de pouvoir faire le mal. L’acte par lequel l’homme fait le mal est lui aussi inclu
dans l’omnipotence divine. Celle-ci est présente dans le fait que l’homme est
capable de faire le mal. Et elle est d’abord présente comme négation absolue63.
Pourquoi? Parce que l’homme étant une créature créée à partir du néant, sa
61
Mt. 10, 30-33.
62
La traduction anglaise ajoute : « Au contraire, s’il devait rencontrer le néant directement, cela le rendrait
capable d’effectuer le premier pas pour en sortir » (all. p. 96, esp. P. 83.).
63
La traduction anglaise précise ici : « divine wrath » (la colère divine) (all. p. 96, esp. p. 84.). Ce qui semble
s’éloigner de la pensée de Nishitani : la négation absolue ici réside dans le mal radical et non pas dans cette
« colère divine » que l’auteur n’évoque pas dans le texte original..
48
49
capacité de faire le mal provient du néant qui se trouve à la racine de son être. Et
lorsque, dans l’éveil à soi du mal radical, il devient lui-même le lieu du néant et
que la conversion de la foi se réalise, son salut va se produire en restant dans le
mal, même s’il ne peut échapper au mal. En somme, ce qui se réalise là c’est
l’omnipotence en tant qu’une affirmation absolue qui, tout en niant absolument
le mal, le pardonne tout de même. Le fait de diriger vers la personne mauvaise la
négation absolue en même temps que l’affirmation n’est pas autre chose que ce
que l’on nomme le pardon du mal chez l’homme de foi. C’est ainsi que l’on peut
dire qu’il n’y a absolument pas de mal en Dieu mais qu’en même temps le mal
est absolument inclus dans l’omnipotence divine.
Dans le problème du mal, la relation entre Dieu et l’homme est
personnelle en un sens originel64. Or, dans cette relation basée sur l’affirmation
absolue en tant que négation absolue, l’action mauvaise et l’acte réflexe
d’éternuer sont équivalents. /52/ Tous les deux proviennent de la nature créée de
l’homme, c’est-à-dire du néant qui se trouve au fondement de leur existence. Et
si on voit les choses sur cette base, la relation personnelle peut également être
qualifiée de relation impersonnellement personnelle ou relation personnellement
impersonnelle, dans le sens énoncé plus haut.
En envisageant ce que l’on nomme la personne de Dieu de la manière qui
a été exposée précédemment, nous plaçant sur une base plus large que celle
utilisée dans le passé, c’est-à-dire en ayant dépassé l’opposition entre ce que
l’on nomme personnalité et ce que l’on nomme impersonnalité, je pense que
l’on peut véritablement aborder un autre problème: celui du rapport entre
science et religion. En fait, si j’ai osé adopter la manière de penser décrite ci-
dessus, au moins une des raisons en était que je recherchais l’horizon dans
lequel pouvoir toucher véritablement la question de la religion et de la science.
64
La traduction anglaise ajoute un commentaire absent de l’original japonais : « Le christianisme parle d’une
punition de l’homme dans le ‘premier’ Adam et de sa rédemption dans le ‘second’ Adam. Les théologiens
modernes, avec leur notion moderne de personnalité, affirment même une distinction radicale entre le mal et le
péché, ce dernier étant possible dans un rapport ‘personnel’ à Dieu. » (p. 44 ; all. p. 97 et esp. p. 84.).
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