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"Nishitani: "Qu'est-ce que la religion?

""

Stevens, Bernard

Abstract
Traduction du maître-ouvrage de Nishitani paru en 1961.

Document type : Article de périodique (Journal article)

Référence bibliographique
Stevens, Bernard. Nishitani: "Qu'est-ce que la religion?". In: Théologiques, Vol. Les philosophes
de l'école de Kyoto et la théologie, no.20, N°1-2, p. 215-270 (2012)

Available at:
http://hdl.handle.net/2078.1/168478
[Downloaded 2019/03/22 at 15:33:10 ]
1

2012

西谷啓治






NISHITANI Keiji

Qu’est-ce que la religion?


Traduit par Bernard STEVENS avec l’assistance de TAKADA Tadanori.

1
2

Avant-propos.

/1/ Parmi les six essais dont est composé ce livre, les quatre premiers (et
une partie du dernier) ont été publiés précédemment dans les volumes 1, 2, 4 et
6, respectivement, de la revue Leçons sur la religion contemporaine (édités en
l'an 29 et 30 de l'ère Shôwa1 aux éditions Sôbunsha)2. A l’origine, on m’avait
demandé d'écrire sous le titre « Qu'est-ce que la religion? » pour le premier
volume des Leçons. Cependant, comme ce que j'avais tenté là provisoirement
n'arrivait pas à rendre ma pensée de manière satisfaisante, j'ai rédigé un essai
additionnel sous un titre différent. Et comme, cette fois encore, ce que j’avais
réalisé n’atteignait pas son but, j'ai continué à écrire pour aboutir alors à une
série de quatre essais. Ensuite, pour les questions qui n’avaient pas encore été
traitées de manière satisfaisante, j'ai ajouté les deux derniers essais, afin de
pouvoir réexaminer ces dernières à neuf. Telles étant les circonstances de leur
rédaction, les divers essais de ce livre n'ont pas la cohésion bien structurée d'un
ouvrage écrit selon un plan élaboré depuis le début. Mais bien entendu, il doit
forcément y avoir une certaine unité de pensée qui traverse l'ensemble.
Pour ce qui est du contenu du livre, j'ai bien peur que l'on puisse penser
qu'il ne convient pas au titre. Car normalement, avec un intitulé demandant
« qu'est-ce que la religion ? », les lecteurs vont s'attendre à ce qu'un spécialiste
des sciences religieuses fasse un exposé expliquant les caractères généraux de ce
que l'on nomme la religion, sur base d’un examen des divers phénomènes qui se
manifestent dans les religions ayant existé jusqu'à ce jour. Et je pense que c'était
peut-être bien une explication de ce type qu’attendait de moi l’éditeur
des Leçons. Or, tant le contenu de ce livre que sa tournure d’esprit sont en
réalité d'une nature bien différente. Ils tendent à comprendre la question « qu'est-
ce que la religion? » dans un tout autre sens. À savoir, le fait de soi-même poser
les questions et aller chercher les réponses. Dans le premier cas de figure, on
vient présenter des conclusions répondant aux interrogations posées par d'autres,
sur base de faits historiques et depuis un point de vue d'objectivité académique
/2/. Dans le second cas, il s’agit d’une investigation subjective, à la recherche de
la « racine »3 d’où provient la religion, depuis l’intériorité de l’être humain, en
l’assumant personnellement au cœur du présent.

1
1954-55.
2
現代宗教講座、創文社 、東京、昭和二十九年-三十年,刊行。
3
Nishitani écrit le mot "racine" ( も と , moto) en syllabaire hiragana et il le met entre
guillemets, comme pour indiquer la possibilité d'une double lecture : 本, qui signifie aussi
bien l'origine, l'essence que, littéralement, la racine d'un arbre (celle-ci étant évoquée par la
forme même de l'idéogramme); et 元, qui signifie l'origine, la source, la cause, le principe
(l'idéogramme peut évoquer ici le ciel au-dessus de l'homme ou la tête au sommet du corps).

2
3

Et dans ce cas, il va sans dire qu'il faut également se baser sur les données
factuelles qui nous sont rapportées depuis le passé. Mais à cela s’ajoute ici
conjointement une attitude par laquelle, interprétant les choses en tant
qu’homme de son temps, on se tend davantage vers « ce qui doit être » plutôt
que simplement vers « ce qui a été ». Deux attitudes se conjuguent ainsi en une
seule : celle qui, depuis le présent, tourne le regard vers le passé et celle qui,
depuis ce même présent, tourne le regard vers le futur. De cette manière, la
signification originelle de la religion, c'est-à-dire le pourquoi de son « être » ( あ
る aru), n'est pas considérée uniquement à partir de la compréhension de « ce
qui a été » : elle implique une réflexion qui se tient dans la zone frontalière où la
compréhension de « ce qui a été » se transforme continuellement en la quête de
« ce qui doit être », et en retour, l'intelligence de « ce qui doit être » se convertit
en l'élucidation de « ce qui a été ». Tel est le sens que, selon ma préoccupation
propre, j'ai voulu donner à l’interrogation qui forme le titre de cet ouvrage. Voilà
pourquoi dès l'ouverture de celui-ci, ce que veut dire en premier lieu, par sa
problématisation, le fait même de se poser la question « qu'est-ce que la religion
? » a été présenté comme le point de départ de la réflexion à son sujet.
Traversant les problèmes qui semblent sous-jacents à la situation
historique dite moderne, la réflexion qui est tentée ici est une interrogation de la
religion, à dessein de quoi elle explore le fondement de l'existence humaine en
même temps qu'elle sonde à neuf la source de la « réalité » (reality)4. Il s’agit là
d’une réflexion par laquelle je me place dans un domaine de tractation mouvant
et instable, à cheval sur les deux versants de la religion et de l'anti-religion ou
encore de l'a-religion — compte tenu du fait que le point de vue de l'a-
religiosité, qui se présente comme étant sans rapport avec la religion, présuppose
déjà en cela même un certain rapport à elle. Et dans la mesure où l'objet dont il
sera traité est la religion en général, on ne se basera sur la foi ou la doctrine
d'aucune religion particulière. De sorte que, s’il nous arrive tout de même de
traiter occasionnellement de certaines d’entre elles, il s’agira de parenthèses
insérées provisoirement. Etant donné que la position de l'anti-religiosité et celle
de l'indifférence à la religion ne se rapportent pas simplement à une religion
particulière, mais qu'elles représentent une opposition ou une indifférence à la
religion en général, la réflexion dont le dessein a été exprimé précédemment se
rapportera naturellement au problème de la religion en tant que religion. /3/
Dans la modernité, le concept général de la « religion » en tant que telle en est
arrivé à prendre une signification propre. C'est pour cette raison que, durant la

4
Ici, l'auteur écrit le mot « réalité » successivement en japonais ( 實 在 , jitsuzai), entre
guillemets, et puis, entre parenthèses, en anglais, mais à l'aide du syllabaire katakana (リアリ
テ イ ), moins pour indiquer qu’il s’agit d’une catégorie occidentale que pour pouvoir
annoncer le jeu qu’il introduira ultérieurement sur le sens du vocable anglais « realisation »
qui signifie en même temps le fait de devenir réel et le fait de prendre conscience. Chaque fois
que les mots « réel » ou « réalité » seront écris en syllabaire katakana, nous le signaleront en
les mettant en italique dans notre traduction.

3
4

modernité, ce que l'on appelle la philosophie de la religion a inévitablement pris


forme. Et en ce sens, on peut dire que le présent essai suit également la ligne de
la philosophie de la religion telle qu’elle existe. Mais en même temps, cette
philosophie traditionnelle de la religion, depuis les divers systèmes classiques du
XIXème siècle, se base généralement sur quelque chose qui est « immanent » à
l'être humain, tel que la raison, l'intuition ou le sentiment. Or, je considère que la
perpétuation d'une telle attitude est devenu impossible étant donnée la nature des
problèmes qui suscitèrent la pensée du dernier Schelling, de Schopenhauer, de
Kierkegaard, ou encore celle de Feuerbach ou de Marx, et, particulièrement,
compte tenu de l'apparition d'un point de vue tel que celui du nihilisme de
Nietzsche. Pour cette raison, la présente réflexion prend appui là où la position
de la philosophie traditionnelle de la religion est brisée, ou alors là où elle est
excédée. En ce sens, on peut dire qu'elle rejoint les philosophies contemporaines
de l'existence qui toutes comportent, d'une manière ou d’une autre, une
perspective dite de « transcendance ».
Enfin, ce livre traite de certains concepts fondamentaux du bouddhisme,
tels que la « vacuité » (空 kû) 5 ou le « karma » (業 gô) 6. J'y utilise en outre un
certain nombre de vocables qui entretiennent un lien profond avec des écoles
religieuses bouddhiques spécifiques, par exemple la notion de 現 成 genjô
(« devenir manifeste »), ou celle de 囘互 e-go (« interpénétration réciproque »),
ou encore l'expression 性起 shôki (« avènement » 7 ) que j'utilise parfois à la
place de 生起 seiki (« émergence à sa propre nature ») . Toutefois, comme je
l'ai déjà dit plus haut, cela ne signifie pas que ma position soit dès le départ liée
au bouddhisme en tant que religion spécifique, ni qu’elle représente la doctrine
de l’une de ses écoles. Bien plutôt, les vocables que je viens de citer sont
empruntés dans la mesure où ils éclairent l'essence et l'effectivité aussi bien de la
« réalité » que de l'être humain. Ils sont donc retirés de leur cadre conceptuel
traditionnel et utilisés de façon assez libre, et parfois (sans que je ne le
mentionne à chaque fois) ils le sont d'une manière qui suggère des
correspondances avec les concepts de la philosophie contemporaine. Par
conséquent, si l'on se place du point de vue des règles conceptuelles
traditionnelles, ma manière d'utiliser ces vocables pourra sembler désinvolte et
parfois équivoque. Il est certes préférable de prévenir de telles difficultés autant
que possible, mais elles restent jusqu'à un certain point inévitables pour une
position qui se tient en même temps à l'intérieur et à l’extérieur de la tradition,
comme c'est le cas dans ce livre./4/ Sur ce point, je ne peux qu’espérer
l'indulgence du lecteur.

5
空, kû: c’est le sûnyatâ sanscrit : « la vacuité », « le vide » (littéralement aussi, dans la
prononciation kun, c’est-à-dire le parler japonais autochtone: « le ciel », prononcé sora).
6
業: gô. Ce mot, rendant le karma sanscrit, signifie, littéralement: « l’action ».
7
性起 : shôki, C'est le mot qu'utilisent les traducteurs de Heidegger pour rendre Ereignis.

4
5

Un grand nombre de personnes s'est soucié avec bienveillance d'œuvrer à


la publication de ce livre. Qu’elles reçoivent ici l’expression de ma gratitude.

Keiji Nishitani

Kyôto,
En janvier de l’an 36 de l’ère Shôwa8

8
1961.

5
6

Chapitre 1

Qu'est-ce que la religion ?

/3/ Qu'est-ce que la religion ? Cette question, formulée autrement, se


ramène à celle de savoir à quoi la religion peut nous servir, pourquoi nous en
avons besoin. On demande souvent pourquoi nous aurions besoin de la religion.
Or une telle question contient déjà en elle-même un problème. D’un côté, pour
celui qui la pose, la religion n'est pas un besoin. La nécessité de la religion ne lui
est pas encore apparue. La religion n'est pas encore, au-dedans de lui-même,
quelque chose d'impérieux. Cela, il l'avoue par sa question même. Mais en
même temps, d’un autre côté, c'est précisément pour une telle personne que la
religion prend justement le sens d'une nécessité. Ou encore : c’est parce qu’il y a
de telles personnes qu'il y a une raison de parler de la nécessité de la religion. En
somme, notre rapport à la religion réside dans le paradoxe selon lequel c'est pour
la personne qui n'en a pas besoin que la religion est un besoin. Il n'existe aucune
autre chose dont on puisse dire cela.
Confrontés à la question de savoir pourquoi nous avons besoin des arts ou
de l'instruction, on expliquera que les raisons en sont le progrès de l'humanité, le
bonheur de l'être humain ou l’éducation de l'individu. Cependant, ces choses-là,
il ne nous les faut pas à tout prix. Même si nous ne les avons pas, nous
continuerons à vivre. Elles sont certes indispensables pour vivre bien; elles ne
sont pas indispensables pour simplement vivre. /4/ En ce sens, elles sont une
sorte de luxe. Par contre, la nourriture est indispensable pour simplement vivre.
Et personne à ce propos ne demandera, en se tournant vers quelqu'un d'autre,
pourquoi il mange. Sauf si c'est un être céleste ou un ange, qui eux ne mangent
pas. Mais pas si c'est un être humain. Pour ce qui est de la religion, étant donné
la proportion vraiment considérable de gens qui vivent sans, elle n'est pas
indispensable au sens où l'est la nourriture. Et pourtant elle n'est pas non plus du
genre de ces choses dont on dit simplement qu'elles permettent de vivre bien. La
religion est le problème cardinal de la vie en tant que telle. L'affaire la plus
grave de la vie en tant que telle est en effet la question de savoir si nous
terminerons cette existence dans la perdition ou bien si nous obtiendrons la vie
éternelle. Elle n'a en rien le sens d'un luxe. Et c'est bien la raison pour laquelle
c'est surtout pour les gens qui n'ont pas besoin d'elle qu'elle est indispensable.
C'est en cela que réside la singularité de la religion, par quoi elle diffère aussi
bien de la culture que de la vie simplement « naturelle » (自然的 shizenteki). De
sorte que l'on commet une erreur et, pour le moins, une confusion entre les
moyens et les fins lorsque l'on dit que la religion est nécessaire à l'ordre social,

6
7

par exemple, ou à la prospérité du genre humain, ou encore à la moralité


publique. La religion — pas plus que la vie — ne doit être pensée à partir d'une
telle utilité. Que la religion puisse elle-même en arriver à considérer l’utilité
comme son premier problème est une preuve de la déchéance dans laquelle elle
est tombée. On peut demander quelle est l'utilité de la nourriture pour la vie
naturelle, ou quelle est l'utilité de la culture. Il est même plutôt indispensable
que l'utilité soit là un souci constant. Ce niveau propre à la vie naturelle et
culturelle est celui auquel se limite notre manière d'être ordinaire. Or, c'est en
brisant et en retournant cette manière d'être habituelle depuis sa racine, et
ensuite, en nous ramenant à la source de la vie, là où celle-ci se déploie par-delà
toute utilité, que nous saisirons la nécessité de la religion, sa nécessité pour la
vie humaine.
Dans ce qui vient d'être dit, il faut attirer l'attention sur deux points.
Premièrement, le fait que la religion est, à tout moment, pour tout individu,
l'affaire propre de chacun. Ceci la différencie de la culture dont les affaires, tout
en se rapportant à tous, peuvent ne pas concerner chaque personne intimement.
Aussi, la question de savoir ce qu'est la religion, nous ne pouvons pas la
comprendre depuis ce qui lui est extérieur. Cela veut dire que l'exigence
religieuse seule est la clé pour comprendre ce qu'est la religion. Il n'y a pas
d'autre chemin, en dehors d'elle, qui permette de comprendre ce qu'elle est. Et on
peut dire que c'est en cela même que réside le point le plus important pour la
problématique de l'essence de la religion. /5/ Deuxièmement, il faut également
prêter attention au fait que, par rapport à l'essence de la religion, c'est une erreur
que de se demander à quoi elle peut nous servir. Cela n'est rien d'autre qu'une
tentative de comprendre la religion en dehors de l'exigence propre de la religion.
Voilà pourquoi cette question elle-même doit bien plutôt être brisée à l'aide
d'une autre question. Et cette dernière doit surgir depuis l'intérieur de la
personne même qui interroge. Sans cela, il n'y a pas de chemin correct pour
comprendre ce qu'est la religion ni quelle est sa finalité. L'autre question, celle
qui brise la première, est l'inversion de celle-ci : elle demande ce en vue de quoi
nous-mêmes nous existons. De toutes les autres choses, on peut se demander à
quoi elles nous servent. Mais pour ce qui est de la religion, on ne le peut pas.
Pour toutes les autres choses, nous pouvons nous placer en position de finalité
au sein des rapports que nous entretenons avec elles, et déterminer la valeur des
choses par rapport à notre vie et notre existence. Cela signifie que — compte
tenu du fait que nous nous sommes mis nous-mêmes au centre (nous-mêmes, ou
l'humanité ou l'espèce humaine) — nous pouvons évaluer la signification que
possède l’ensemble des choses dans la mesure où elles forment la substance de
notre vie à chacun (de celle de l'humanité ou de l'espèce humaine). Or, la
religion bouleverse la relation qui nous place au centre comme finalité par
rapport à tout le reste, ainsi que notre manière correspondante d’exister et de
penser. Ensuite, en sens inverse, elle prend son départ là d’où surgit la question
de savoir en vue de quoi nous-mêmes nous existons. La religion ne signifie

7
8

jamais une nécessité au même plan existentiel où peuvent le signifier pour nous
les autres choses. Là où ces dernières perdent leur nécessité, là où elles échouent
à prouver leur utilité, au plan existentiel où elles ne servent plus à rien, c'est là
que la religion, pour la première fois, devient un besoin et que l’on peut prendre
conscience du caractère inévitable de la religion au sein de la vie. Pourquoi, en
fin de compte, sommes-nous là ? Notre existence propre, la vie humaine en
général, ne sont-elles pas finalement privées de sens? Ou alors, si elles ont un
sens et une signification quelconque, où les trouver?... Lorsque le sens de notre
existence est ainsi envahi par le doute et qu’en même temps nous devenons pour
nous-mêmes une question, c'est alors que l'exigence religieuse peut surgir au-
dedans de nous. Cette question et cette exigence apparaissent lorsqu'est brisée
notre manière de penser et de voir tout le reste depuis son rapport à nous, lorsqu'
est renversée la manière de vivre qui fait de nous le centre. /6/ Voilà la raison
pour laquelle la question qui demande pourquoi nous avons besoin de la religion
oblitère dès le début, par sa manière même de questionner, le chemin vers sa
réponse. Elle obstrue le chemin qui nous conduit à nous transformer en question
pour nous-même.
Les choses dont on avait besoin dans la vie ordinaire, ce qui inclut les arts
et l'instruction, perdent toutes leur nécessité et deviennent inutiles lorsque
surviennent, de manière cruellement problématique pour nous, des situations où
est mise en doute la signification de la vie humaine, où se dérobe le sol de notre
existence, des situations qui — telles la mort, le néant (虛無 kyomu)9 ou encore
le péché — prennent le sens d'une négation radicale de notre vie, de notre
existence et de nos idéaux. Par exemple, dans des occasions où nous avons été
confrontés à la mort, comme dans une maladie, ou alors lorsque nous est ravi ce
qui nous donnait le sentiment du prix de la vie. Ce peut être la perte d'une
personne aimée ou l'écroulement d’une entreprise à laquelle notre existence était
suspendue. Le non-sens de la vie humaine se fait alors fortement ressentir. Et
pour la personne qui ressent cela, tout ce qui était utile dans la vie quotidienne
cesse de l'être. Ainsi, confrontée à la mort, l’existence propre se met elle-même
à flotter sur un fond béant de néant. Etant alors saisis par le doute quant à notre
origine et notre finalité propres, nous voyons apparaître une brèche10 que rien au
monde ne pourra combler. Un abîme profond s'ouvre au fondement de nous-
même. En présence de cet abîme, les choses qui composaient jusque-là le
contenu de notre vie ne nous sont plus de la moindre utilité. Et pourtant, un tel
abîme se trouve en réalité toujours au fond de nous. La mort par exemple n'est
pas quelque chose que nous rencontrerons plus tard, dans un nombre indéfini
d'années. Dès l'instant de notre naissance, la vie porte en elle notre mort. Parce
que notre vie, à chaque pas, se heurte à la mort, nous avons constamment un
9
« Néant » (虚無 kyomu ou 虛無 ) plutôt que « nihilité » (nihility), suggéré par la traduction anglaise. Nishitani
utilise ce terme de manière équivalente à 無(mu néant), et il le distingue de « néantisation » ( 無化 muka), ou
« vacuité » (空 ku).
10
Nishitani utilise ici le mot anglais « gap » ( ギャップ).

8
9

pied retenu dans la mort. Notre vie se trouve confrontée à l'abîme, dans le néant
duquel elle peut retourner en un instant. Notre existence est unie à la non-
existence : constamment en train de s'anéantir, constamment en train de revenir
à l'existence, elle oscille au-dessus du néant. C’est ce que l’on nomme
l’impermanence (生成轉化 seiseitenka) de l’existence. Ce néant concerne ce qui
rend in-sensé le sens que toute vie humaine avait pour nous. Pour cette raison, le
fait que nous nous soyons nous-mêmes transformés en question pour nous et le
fait que surgisse le problème de savoir quelle est notre finalité signifient que le
néant est apparu depuis la racine de notre existence, et que, à partir de là, notre
existence en tant que telle se transforme pour nous en un point d'interrogation.
/7/ L’apparition du néant n'est rien d’autre que l'approfondissement de l’éveil à
soi (自覺 jikaku) de notre existence11. Habituellement, notre existence n'atteint
pas ce point. Habituellement, nous avançons hâtivement, le regard constamment
rivé sur une chose ou l'autre. Constamment préoccupés de quelque chose, tantôt
à l'extérieur de soi, tantôt à l'intérieur. Et un tel affairement obstrue l’éveil à soi
dont on vient de parler. Cela veut dire qu'il obstrue le passage vers l'ouverture
d'horizon qui permet au néant de se manifester au soi, et qui permet en même
temps que l'existence même du soi se transforme en une question. Cet
affairement se retrouve même dans les sciences et les arts, ou d’autres activités
culturelles de ce type. Mais lorsque cet horizon s'est ouvert, apparaît alors, au
fondement de cet affairement qui pousse notre vie hâtivement en avant, quelque
chose qui s'arrête et s'immobilise. Apparaît le non-sens qui est à la base de ces
affaires diverses, porteuses de sens. Et le sentiment du néant — celui que
Dostoïevski et Nietzsche ont évoqué en parlant de « l’identité de tout » — fait
alors reculer d'un pas la marche de cette vie qui est constamment tournée vers
l'avant. Il permet de « jeter la lumière sur ce qui se trouve immédiatement sous
les pieds »12. Dans la vie ordinaire, avançant toujours plus avant, ce que nous
avons sous les pieds se retrouve toujours derrière, au rythme de l'avance, au
point de rester toujours inaperçu. C'est à ce moment-là que le pas en arrière
permet d'éclairer ce sur quoi nous nous tenons. C’est ce que les Anciens
appelaient « le pas en arrière qui ramène à soi »13. Un tel retour à soi dans le pas
en arrière est un retournement de la vie elle-même à l'intérieur de notre vie. Le
fait que s'ouvre un horizon de néant à la racine de notre vie est l'occasion d'une
conversion radicale dans notre vie. Cette conversion n’est nulle autre que celle
qui va de l’attitude où nous demandons comment l’ensemble des choses se

11
自己存在の自覺: jiko sonzai no jikaku . On pourrait dire : « notre prise de conscience existentielle », mais
dans ce cas, on perd le sens de 覺 ou 覚 kaku, dont la signification première est bien « éveil », y compris dans le
sens bouddhique. Pour mieux entendre le 自己 jiko, on pourrait également dire : « l’éveil à soi de l’existence du
soi ». Le mot 存在 sonzai , « existence », est parfois mieux rendu par « être », et nous choisirons parfois cette
option dans la suite du texte .
12
« 脚下を照顧 (kyakka o shôko) ». Expression du bouddhisme zen.
13
« 退歩就己 (taihoshûko) ». Expression du bouddhisme zen qui fait écho à l’expression heideggerienne du
Schritt zurück: « le pas en arrière »,

9
10

rapporte à nous (ou à l’homme) — ce qui est une manière d’être centrée sur soi
(ou sur l’homme) — en direction du questionnement par lequel nous demandons
à quelle fin nous-mêmes (ou l’homme) nous existons. C’est à l’occasion d’une
telle conversion que, pour la première fois, la question « qu’est-ce que la
religion ? » peut devenir une vraie question.

II

/8/ Etant donné que la religion possède divers aspects, on peut l’approcher
sous différents angles. Habituellement, elle est définie comme le rapport de
l’homme à un absolu, tel que Dieu. Mais c’est sans doute déjà là une manière
trop étroite de penser. C’est la raison pour laquelle il y a également des gens qui
utilisent des concepts tels que le sacré (聖 sei), par exemple. En outre, lorsque
l’on veut reconsidérer cette relation d’une manière plus concrète, d’autres angles
d’approche sont encore possibles. Le rapport à Dieu, on peut en parler par
exemple comme du fait de vivre en accord avec la volonté divine, après que
l’homme ait abandonné sa volonté propre ; ou comme le fait de voir Dieu, ou de
connaître Dieu, ou comme le fait que Dieu vient se manifester à nous. Ou alors,
on peut imaginer percevoir directement la dépendance de sa propre existence par
rapport à l’existence de Dieu, et l’on peut penser s’unir à Dieu. Ou encore, on
peut dire que c’est dans la religion que, pour la première fois, l’homme peut
devenir vraiment humain et, à partir de la direction qu’il reçoit d’elle, découvrir
son « visage originel ». Ou enfin, comme Schleiermacher l’a imaginé dans son
traité sur la religion, il est possible de penser l’essence de la religion comme une
« intuition de l’univers », une intuition de l’infini à l’intérieur du fini. Mais en
même temps, on peut élever une série de critiques contre ces diverses manières
de voir. Cependant ici, plutôt que de commenter ces dernières, j’envisage de
réfléchir à partir d’un angle quelque peu différent. Pour le dire d’un mot, il s’agit
de l’angle de l’éveil à soi de la réalité, ou plutôt l’éveil à soi réel de la réalité14.
Dans ce cas, ce que j’appelle l’« éveil à soi de la réalité » signifie que
nous prenons conscience de la réalité et en même temps, dans cette prise de
conscience que nous en avons, se produit l’auto-actualisation ( 自 己 實 現
jitsugen) de la réalité elle-même. Pour dire les choses autrement, c’est seulement
au moyen de l’actualisation réelle de la réalité que nous pouvons réellement
nous approprier la réalité. En anglais, le mot realize comporte la double
signification de « actualiser » et « comprendre ». /9/ Mais ce que je voudrais dire
c’est que, dans notre faculté de percevoir la réalité, la réalité elle-même

14
實在の實在的な自覺,jitsuzai no jitsuzaitekina jikaku. On pourrait dire aussi : « la prise de conscience réelle
de la réalité »

10
11

s’actualise en nous et que c’est seulement par cette manière qu’a la réalité de
s’actualiser en nous que nous pouvons nous approprier la réalité et, pour cette
raison encore, c’est dans notre appropriation (體認 tainin) de la réalité que se
produit l’auto-actualisation de la réalité. Par suite, cette appropriation
(realisation)15, qui est différente de la connaissance philosophique, permet une
appropriation réelle qui n’est pas la cognition de la connaissance théorique.
Cette appropriation réelle détermine essentiellement notre propre mode d’être.
La saisie « réelle » de la réalité est notre mode d’être réel lui-même et elle
accomplit la nature réelle véritable de notre existence. La saisie de la réalité peut
constituer la nature réelle de notre existence parce qu’elle n’advient qu’en union
avec l’auto-actualisation de la réalité elle-même. En ce sens, la nature réelle de
notre existence en tant qu’appropriation de la réalité appartient à la réalité
comme telle en tant qu’auto-actualisation de la réalité. Pour le dire autrement,
l’auto-actualisation de la réalité ne peut avoir lieu qu’en rendant notre existence
véritablement réelle. Mais on demandera sans doute ce que signifie en somme
cette manière de parler de la réalité. Si cette question est posée comme pour les
questions ordinaires dans l’attente d’un simple savoir, exigeant une réponse
idéelle (ou conceptuelle), elle ne convient pas à la réalité dont on parle à
l’instant. Pour que la question elle-même soit une question « réelle », pour être
en somme une question posée avec l'intégralité du soi, corps et âme, il faut
qu'elle retourne à la réalité elle-même. La question qui questionne la réalité doit
être elle-même quelque chose qui appartient à la réalité. Pour cette raison, ma
tentative de répondre à notre question initiale sur l’essence de la religion (dans
l’énoncé « qu’est-ce que la religion ? ») sera menée sous l’angle consistant à
interpréter l’exigence religieuse comme la recherche réelle de la réalité véritable
chez l’homme (non pas d’une manière théorique, sous forme idéelle, comme
dans la connaissance ordinaire ou la cognition philosophique) et, par
conséquent, en recourant à une méthode qui retrace l’itinéraire parcouru par
cette quête posant réellement la question de savoir ce qu’est véritablement la
réalité.
Lorsque l’on parle de la réalité du point de vue, tout d’abord, de la
quotidienneté, on pense aux choses et aux événements qui sont « à l’extérieur »
de nous. Ce sont les outils qui nous entourent, la nature (montagnes, rivières,
plantes et arbres), et l’univers visible. /10/ Cela inclut les autres êtres humains,
les sociétés, les nations, ainsi que les affaires humaines qui leur sont liées, ou
encore les événements de l’histoire. Par ailleurs, nous pouvons également penser
comme réelles des choses « à l’intérieur » de nous, comme les divers sentiments,
la volonté et la pensée. Si l’on passe de ce point de vue de la quotidienneté au
point de vue des sciences de la nature, on peut alors penser que ne sont plus
réels les événements et phénomènes particuliers, mais bien plutôt les atomes et
les énergies qui composent ces derniers, ou encore les lois scientifiques. Et si

15
En anglais dans le texte.

11
12

l’on se tourne vers le sociologue, on pourra imaginer que les rapports


économiques sont le fondement réel à partir duquel naissent toutes les autres
affaires humaines. Ou encore, à l’écart des points de vue scientifiques, un
métaphysicien pourra peut-être dire que toutes ces choses sont des apparences
appartenant au monde des phénomènes et que la véritable réalité est constituée
par les idées qui se trouvent derrière celui-ci. Mais quoi qu’il en soit, le
problème est qu’il règne une disparité et même des contradictions réciproques
entre ces diverses manières de penser la réalité. On pourra dire d’un côté que,
tout en affirmant la réalité des choses du monde extérieur, celles-ci ne peuvent
être soustraites aux lois des mathématiques et des sciences de la nature. Par
exemple, l’espace qu’elles occupent ou les mouvements qu’elles effectuent
obéissent aux lois de la géométrie et de la dynamique. Sans celles-ci, les objets
individuels ne peuvent même pas exister. En outre, il est inutile d’ajouter que la
maîtrise de ces lois est à la base des techniques qui traitent ces objets et les
transforment en quelque chose de nouveau. Ou encore, les phénomènes de la
conscience, comme les sentiments ou la volonté, ne peuvent pas non plus être
séparés des lois de la physiologie ou de la psychologie. De plus, en tant qu’ils
sont des contenus de la vie humaine la plus concrète, ces phénomènes ne
peuvent être pensés séparément des rapports constitutifs de la réalité au sens où
la pense la sociologie. Mais d’un autre côté, aucun physicien quel qu’il soit ne
pourra nier le fait que la nourriture qu’il mange lui-même, aussi bien que ses
propres enfants, sont chaque fois des réalités. De même aucun sociologue
contemporain, lorsqu’il se sentira ému par exemple par la beauté d’une sculpture
grecque ou par la tristesse de la saison des pluies, ne pourra s’empêcher de
considérer ses propres sentiments comme des événements réels en tant que tels.
En cela, il n’y a pas la moindre différence entre lui et un homme de l’antiquité.
Et pour ce qui est des métaphysiciens, le problème reste le même. A vrai dire, la
question du rapport entre les choses sensibles et les idées, qui constitue depuis
longtemps le problème métaphysique premier, se ramène en fin de compte à la
question de savoir ce qui peut être nommé réel. /11/ En bref, pendant que l’on
conçoit comme réalité diverses choses en fonction de divers points de vue
(quotidien, scientifique, philosophique ou autre), il y a une grave absence
d’unité en même temps que surgissent des contradictions. Par exemple, ce que le
scientifique pense comme réel du point de vie de la science et ce qu’il pense
comme réel du point de vue de son expérience quotidienne sont complètement
opposés, et pourtant il ne peut lui-même nier ni l’un ni l’autre. Il n’est pas
simple de dire ce qui est véritablement réel.
Outre tout ce que nous avons mentionné jusqu’à présent, la mort et le
néant sont également réalité. Le néant s’oppose à l’existence même de ces divers
phénomènes et choses, il en signifie la négation absolue ; et la mort a la
signification d’une négation absolue à l’encontre de la vie même. Et de même
que la vie ou l’existence des choses sont indistinctement considérées comme
réelles, la mort et le néant peuvent également être dits réels. Là où il y a un

12
13

existant fini (有限な存在者 yûgenna sonzaisha) — et toutes les créatures sont


des existants finis —, il y a forcément du néant, et là où il y a la vie d’êtres
animés, il y a forcément la mort. Et en face de ce néant ou de cette mort,
l’existence et la vie en leur intégralité perdent leur certitude et leur poids en tant
que réalité. Elles sont vues au contraire comme irréelles. Il existe
d’innombrables formulations anciennes qui expriment ce caractère éphémère de
l’existence et de la vie : on en parlait comme d’un reflet, comme d’un rêve ou un
fantôme.
Ordinairement, les expressions de « réalité » ou de « réel » sont utilisées
pour signifier par exemple des choses effectivement existantes. Selon cet usage,
on ne peut pas qualifier de réel le néant par lequel l’existence est absolument
niée. Et pourtant, dans le cas où l’on dit que toutes les choses retournent au
néant, on peut affirmer de ce dernier qu’il se rend présent réellement. Si l’on
parle de réalité en ce sens-là, lorsqu’il s’agit de l’existence d’une chose concrète,
il est peut-être préférable de préciser qu’il s’agit d’un « étant réel (實有 jitsuu)»
(comme un étant qui est opposé au néant). Dans ce cas, tout étant réel est réalité
mais la réalité n’est pas nécessairement de l’étant réel. Ici, le réel et la réalité
sont pensés en un sens englobant16.
Cependant la réalité peut prendre un sens qui est qualitativement tout à
fait différent des diverses significations qui ont été avancées jusqu’à présent. Par
exemple, dans les Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, il y a un
passage dans lequel l’auteur rapporte son émotion profonde lorsque, un été,
purgeant une peine de travail forcé, alors qu’il est occupé à transporter des
briques au bord d’une rivière, il est touché de manière inattendue par le paysage
de cet endroit. /12/ Après avoir évoqué cette région de steppe désolée, les rayons
de soleil rutilant dans le bleu infini du ciel, et au loin la voix chantante d’un
kirghize lui parvenant depuis l’autre rive, il raconte ce qui suit.

« On regarde patiemment, et on aperçoit enfin la pauvre yourte enfumée d’une


baïgouche quelconque, on contemple la fumée de la yourte, et une femme kirghize qui
s’affaire autour de ses deux moutons. Tout cela est pauvre et sauvage, mais libre. On aperçoit
un petit oiseau dans le bleu transparent du ciel, et longuement, obstinément on le suit dans son
vol : le voilà qui vient effleurer l’eau, le voilà qui se perd dans l’azur, le revoilà là-bas comme
un point minuscule… Même la pauvre fleurette minable que je trouvai au début du printemps
dans une fente de la berge rocheuse attira mon attention maladive »17.

Il dit de ce lieu : « C’était le seul et unique endroit où nous pouvions voir


le monde du Seigneur Dieu lui-même, c’est-à-dire un horizon de pure splendeur,

16
De manière surprenante, ce paragraphe, avec sa terminologie ontologique dense, a été retiré du texte de la
traduction anglaise pour être reporté en note (la note 1, page 287). La traduction espagnole a fait de même : p.
355. Toutefois dans la traduction allemande, le paragraphe n’a pas été reporté en note, mais maintenu dans le
corps du texte (pp. 47-48).
17
DOSTOÏEVSKI, Souvenirs de la maison des morts, Folio-Classique, Gallimard, 1950, 1977, p. 371.

13
14

une étendue sauvage et libre »18. Et il ajoute que pendant qu’il jetait un regard
sur cet espace infini et désolé des berges de la rivière, il était capable d’oublier
l’individu misérable qu’il était. Ce que Dostoïevski évoque ici, ce sont toutes
des choses avec lesquelles nous entrons en contact dans l’existence ordinaire,
telle que la fumée qui monte, cette femme qui prend soin de ses moutons, ou une
pauvre petite masure, ou encore un oiseau qui vole,… Nous qualifions ces
choses de réelles au sens quotidien. Et ensuite, à partir de là, nous procédons en
direction de théories scientifiques et philosophiques. Mais, en présence de telles
choses, le fait de les fixer du regard, de porter son attention sur elles de manière
presque maladive, voilà qui n’est guère un événement quotidien. Pas plus que
cela ne surgit d’une théorie scientifique ou philosophique. Dans cet extrait, les
choses que nous disons réelles au quotidien viennent se presser auprès du
narrateur réellement, dans une dimension qui est qualitativement complètement
autre. Ce sont les mêmes choses réelles que celles que nous voyons, mais la
signification de l’être-réel ou encore le sentiment de la réalité de ces objets au
moment où il les reçoit en tant que réels se situe sur un plan qualitatif
complètement différent. C’est la raison pour laquelle il pouvait voir là « le
monde du Seigneur Dieu lui-même » et qu’il était également capable d’oublier
son misérable soi. Plus tard, dans Années de jeunesse et dans Les frères
Karamazov, il dira voir Dieu dans une unique feuille d’arbre à l’aube, dans un
rayon de soleil ou encore dans les pleurs d’un nouveau-né. /13/ Il veut indiquer
par là que la totalité des choses de l’univers surgissent dans une
interdépendance : il y a entre elles une grande harmonie et un ordonnancement
mystérieux les régit, de sorte que, vu dans cette perspective, Dieu peut être perçu
dans la chose la plus infime. Tel est le fond sur lequel surgit, dit-il, le profond
sentiment de la réalité des choses quotidiennes. Dans le passage des Souvenirs
de la maison des morts, sa vision est certes liée à la vie du prisonnier privé de
liberté. Mais cela ne signifie pas que ce sentiment de la réalité en tant que tel
était une expérience particulière qui ne pouvait avoir lieu que dans des
circonstances aussi particulières. Bien au contraire, quiconque devrait pouvoir la
connaître, et de fait il y a en vérité beaucoup de poètes et de religieux qui dans le
passé ont fait une telle expérience de la réalité.
Nous considérons habituellement comme réels les faits et les choses (事物
jibutsu) du monde extérieur. Mais dans ce cas, il est douteux que nous entrions
véritablement en contact avec la nature réelle des choses. Bien plutôt,
ordinairement, les choses que nous prenons pour réelles, nous ne les atteignons
pas elles-mêmes dans leur nature réelle. « Fixer » la chose elle-même « en
s’oubliant soi-même », ou alors regarder en devenant la chose même, voilà qui
est extrêmement rare. Et le fait d’y percevoir l’intuition par exemple du monde
de Dieu lui-même, ou alors de l’univers en tant qu’il est l’Infini, voilà qui est
18
En vérité le texte de Dostoïevski dit la chose suivante : « C’était l’unique endroit — et voilà pourquoi j’en
parle si souvent — d’où l’on put entrevoir l’univers, les lointains lumineux, les libres steppes désertes dont la
nudité produisait sur moi une impression étrange » (op. cit., p. 370).

14
15

encore plus rare. Habituellement, nous voyons une chose à partir de nous-même.
Nous faisons face à la chose, pour ainsi dire depuis l’intérieur de la citadelle du
soi. Ou, on peut tout aussi bien dire : depuis l’intérieur de la caverne du soi.
Jadis, Platon a comparé la relation dans laquelle nous faisons ordinairement face
aux choses à la situation dans laquelle des hommes voient défiler des ombres
projetées sur un mur au fond d’une caverne dans laquelle ils sont détenus —
prenant ces ombres pour la réalité. Le fait de voir à partir du soi, c’est toujours
voir les choses de manière simplement objective, c’est voir une chose
« extérieure » depuis « l’intérieur » du soi. C’est faire face aux choses dans une
position de séparation fondamentale entre le soi et les choses. Le plan (場 ba) de
cette attitude de confrontation/séparation entre le dedans et le dehors, entre le
sujet et l’objet est celui de la « conscience » ( 意 識 ishiki). Nous tenant
habituellement sur ce plan, nous nous rapportons aux choses à travers une
relation de représentation ou d’idéation. Par conséquent, quoi que l’on dise de la
réalité des choses, ces dernières ne se présentent pas à nous dans leur nature
véritablement réelle. Sur le plan de la conscience, il nous est impossible
d’atteindre le mode d’être des choses telles qu’elles sont ; il est impossible que
nous atteignions la chose réellement, à la base de la chose elle-même en sa
choséité. /14/ Le plan de la conscience en est un où le soi est placé obstinément
au centre.
Nous considérons également comme réels notre propre soi, nos
sentiments, nos volitions et nos pensées. Mais dans ce cas également, c’est bien
la même question de savoir si nous nous atteignons nous-mêmes d’une manière
véritablement réelle, si nos sentiments et volitions, et cetera, à l’intérieur de
nous, se rendent effectivement présents, réellement, en tant que ces sentiments et
désirs eux-mêmes, et de savoir si ces sentiments, à leur tour, sont présents, pour
ainsi dire, selon le mode d’être de leur être en tant que tel. Lorsque nous nous
confrontons aux choses, dans l’attitude de la séparation entre nous et les choses,
c’est précisément pour cette même raison, et en correspondance à cela, que nous
sommes toujours séparés de nous-mêmes, que nous ne nous touchons pas nous-
mêmes réellement. On peut le dire en sens inverse : c’est précisément dans le
fait d’atteindre réellement les choses au centre des choses elles-mêmes, c’est-à-
dire lorsque nous avons un tel mode d’être, que nous devenons aptes à nous
atteindre nous-même réellement. On considère d’habitude que nous nous
trouvons à la racine de nous-mêmes et que nous nous touchons nous-mêmes là
où, comme « intériorité », nous faisons face à l’ « extériorité ». C’est ce que l’on
appelle la conscience de soi. Cependant, faisant face à l’ « extériorité », en tant
qu’il est lui-même une « intériorité », le soi, égocentré par rapport à l’extérieur,
est un soi qui, étant isolé des choses, a été ainsi enfermé en lui-même. C’est un
soi qui fait toujours face à lui-même. Et donc le soi, se posant toujours lui-même
face à lui-même, se voit lui-même comme une « entité » (もの mono), nommée
« le soi » (自己 jiko), et séparée des choses. Tel est le soi de la conscience de
soi. En celle-ci s’introduit la représentation de soi sous la forme d’une « entité »

15
16

que l’on appelle le soi . Le soi n’est pas, d’une manière véritablement réelle, à la
racine de lui-même. Dans la conscience de soi, le soi ne s’atteint pas lui-même
de manière réelle. Et il en est de même en ce qui concerne les sentiments et les
volitions, et cetera, dont on prend « conscience » intérieurement. En somme, les
choses et le soi, aussi bien que les sentiments et les volitions, existent tous
réellement mais, sur le plan de la conscience où ils sont habituellement reçus, on
ne peut pas dire qu’ils soient rendus présents, véritablement, dans leur nature
réelle. Tant que le plan de la séparation entre « dedans » et « dehors » n’aura pas
été dépassé et tant que n’aura pas lieu une conversion à partir de là, on ne pourra
empêcher que les disparités et contradictions — dont il a été question plus haut à
propos de ce que nous tenons pour réel — continuent à se produire. Un exemple
d’une telle contradiction au niveau de la pensée apparaît dans la confrontation
entre matérialisme et idéalisme, mais préalablement à sa manifestation au plan
de la pensée, elle se trouve celée dans notre manière habituelle d’être et de
percevoir les choses. /15/ Le site qui se trouve au fondement de notre vie
quotidienne est le plan de la séparation essentielle entre notre soi et les choses,
le plan de la conscience. En lui ne peut surgir la venue en présence réelle
d’aucune réalité. La réalité ne peut y apparaître que sous la forme de fragments
disjoints, sous une forme qui conduit à l’auto-contradiction.
Ce point de vue, qu’il faudrait nommer auto-contradiction de la réalité, en
est arrivé à nous contrôler puissamment, en particulier depuis qu’est apparu la
position de l’autonomie subjective de l’ego (自 我 jiga) au sein du monde
moderne. Ce qui est le plus représentatif de cet état de choses, c’est la pensée de
Descartes, le père de la philosophie du monde moderne. Comme il est bien
connu, Descartes a établi une théorie de la dualité entre la res extensa (la chose
étendue), dont l’essence est l’extension spatiale, et la res cogitans (la chose
pensante), dont l’essence est la pensée ou la conscience. Alors, d’un côté, l’ego
en arrive à être établi en tant qu’une réalité dont on ne peut douter en aucune
manière et qui occupe une position centrale par rapport à toutes les autres
choses. Son « je pense donc je suis » est l’expression du mode d’être de cet ego,
le mode d’être d’un soi qui affirme d’une façon égocentrique sa propre nature
réelle. Et en même temps que cela, d’un autre côté, les entités du monde naturel,
qui n’ont pas de lien intimement vivant avec l’ego, ont commencé à apparaître
comme étant sans vie pour appartenir, pour ainsi dire, à un monde d’une
froideur mortelle. Et le corps des animaux, aussi bien que le nôtre, ont même été
pensés comme des machines. Descartes se représentait l’extension comme une
substance matérielle, mais dans l’idée que cette extension est « l’essence » des
choses était pré-contenu le fait que surgisse la vision machinique du monde et le
fait que le monde de la nature devienne un monde dévitalisé. Il est un fait que
c’est en fonction de cela que l’image du monde de la science de la nature
moderne a commencé à s’élaborer et que l’on a pu ainsi ouvrir le chemin vers la
maîtrise de la nature au moyen de la technique scientifique. Mais d’un autre
côté, c’est un fait également que, pour une humanité comprise comme un moi

16
17

égocentrique, le monde a été réduit à un simple matériau, et que l’ego possédant


le pouvoir considérable de la maîtrise de la nature s’est retrouvé entouré d’un
monde froid et mort. Chaque ego devint comme une île solitaire, dérivant pour
ainsi dire sur une mer de matière morte, s’étant inévitablement enfermé à
l’intérieur de son propre soi. La vie fut évacuée de l’intimité de la nature et des
choses de la nature, et le lien vivant disparut qui unissait l’être humain avec les
choses à leur fondement.
/16/ Dans la vision préscientifique du monde, une conception de la vie en
tant qu’un tel lien vivant était centrale. La vie ne se limitait pas à animer
l’intimité de chaque individu mais elle établissait en même temps un lien réel,
non seulement entre les parents et les enfants, entre les frères et les sœurs, mais
aussi entre tous les hommes. Par exemple, chaque feuille d’un arbre, prise
séparément, éclot individuellement et, en se détachant, s’en va disparaître
individuellement, tout en étant animée d’une même vie. On se représentait, de la
même manière, l’humanité séparée en individus, mais animée d’une seule et
même vie. Non seulement l’être humain, mais tout être vivant était membre d’un
seul grand arbre de vie. Et ce que l’on appelle « l’âme » (psyché)19 n’était rien
d’autre qu’une telle vie se manifestant sous une forme particulière. La vie qui se
manifestait comme humanité prenait la forme de l’âme humaine, tandis que la
vie dont la manifestation était animale ou végétale prenait la forme de l’âme
animale ou végétale. On pensait donc que les animaux et les plantes possédaient
également chacun une âme. Et l’on pensait que, sur la base de la vie reliant
individu et individu en leur fond, prenait forme un rapport de correspondance
entre l’âme d’un humain et celle d’un autre. Une telle « correspondance »
(Sympathie)20 indiquait un contact d’autant plus immédiat qu’il était préalable à
la conscience. Elle indiquait quelque chose qu’on devrait nommer le champ de
la rencontre la plus immédiate entre un humain et un autre humain, au plan
pulsionnel et instinctuel qui se trouve dissimulé au fond des sentiments, des
volitions et des pensées. Bien plus, on ne pensait pas seulement qu’elle subsistait
entre les êtres humains, mais entre tout ce qui vit. On se représentait la
manifestation du lien de la vie entre les individus comme le champ d’une telle
correspondance des « âmes ». Evidemment, une telle manière de voir a été en
majeure partie anéantie par la conception mécaniste de la nature, propre à la
modernité. Mais peut-on se contenter de la dénigrer en tant qu’une vision
ancienne et pré-scientifique de la nature ?
Imaginons qu’un soir d’été, un moustique arrive de l’extérieur. Comme
s’il se réjouissait d’avoir trouvé sa proie, il s’abat sur elle avec un
bourdonnement de joie et de gaité. Mais, en un clin d’œil, il est stoppé d’une
main, écrasé dans la paume et il émet un son, semblable à un cri. Un tel son ne
peut en effet être nommé autrement qu’un cri. Ce son est différent de
l’aboiement d’un chien, ou de l’exclamation d’un être humain. Et pourtant il est,
19
魂 tamashii.
20
En allemand dans le texte. Le mot japonais est 感應 kannô, littéralement : « réponse ressentie profondément ».

17
18

quant à l’ « essence » (本質 honshitsu), le même cri. /17/ Il se peut que tous ces
sons ne soient que des vibrations de l’air aux fréquences chaque fois différentes,
mais ils ont la même qualité, ou encore la même « essence », de sorte que nous
ne pouvons les interpréter autrement que comme un cri. Le fait que nous
saisissions immédiatement la détresse dans ces cris ne découle-t-il pas de ce
qu’ils surgissent dans un même champ de sympathie ? Ne découvre-t-on pas là
la raison pour laquelle les anciens attribuaient une âme également aux animaux ?
Quoi qu’en pensent les physiologues mécanistes et les psychologues
fonctionnalistes modernes, tout occupés qu’ils sont à vouloir oblitérer une chose
telle que l’âme, il faut bien reconnaître qu’il existe une réalité, en ce qui
concerne les animaux, que nous avons nommé âme, selon la signification que
nous avons reçue du passé et pour laquelle nous n’avons pas d’autre nom. Bien
sûr, la question de savoir comment il nous faut penser cette réalité est un autre
problème. On ne doit plus nécessairement attribuer à l’âme une substance
séparée, comme on l’a fait dans le passé. On ne peut sans doute plus imaginer
l’âme comme une entité indépendante, au même titre qu’une entité physique et
trouvant son séjour « à l’intérieur » du corps. Cette manière de penser en arrive à
voir corrélativement le corps comme étant lui-même indépendant, une entité
sans vie, dont l’existence est séparée de l’ « âme » et, considérant la substance
du corps et de l’âme comme étant chaque fois différente, elle se heurte dès lors
au problème de penser le nœud qui les lie. Face à une telle tournure d’esprit, il
est également possible d’orienter la réflexion dans la direction opposée. Par
exemple, on peut également penser avec Schopenhauer, qui considère la
« volonté de vivre » comme la chose en soi, que le corps en tant qu’organisme
est la phénoménalisation de cette volonté, son objectification, selon la forme
qu’elle prend sous le regard. La manière de penser de Bergson va dans le même
sens lorsqu’il considère l’aspect matériel du corps comme une dimension de
décontraction de la vie au cours de son évolution créatrice. Dans chaque cas, on
considère la « volonté » ou la vie comme quelque chose à partir de quoi
l’individu vient à paraître en tant que son individuation et on pense cette chose
comme étant à l’œuvre dans l’individu. Il est également possible de se
représenter quelque chose comme l’ « âme » à partir de cette perspective. Ainsi
les Anciens, à partir de cette manière de penser, imaginaient qu’une même âme
pouvait prendre successivement divers types de corps animal ; ce qui donna lieu
à l’idée de la roue des transmigrations. Une telle idée peut bien être qualifiée de
simple fantaisie, mais ce que l’on peut apercevoir derrière elle, c’est la vision de
l’âme dont il a été question plus haut.
/18/ Cependant, si nous ne pouvons pas atteindre réellement la réalité sur
le plan de la conscience ou de la conscience de soi, nous ne pouvons pas pour
autant nous arrêter simplement au plan préconscient de la vie ou de la sympathie
telle qu’il a été décrit à l’instant. C’est un fait qu’un nombre non négligeable de
religions se présentent comme le retour à un tel plan. Mais il n’est pas possible
d’atteindre au plus profond de la réalité à ce niveau. Alors nous autres, plutôt

18
19

que de régresser depuis le plan de la conscience, ou de la conscience de soi,


jusqu’au plan du préconscient (ou du subconscient), nous devons rechercher un
champ nouveau et plus élevé, en traversant le plan de la conscience ou,
davantage encore, en le transcendant, de manière à pouvoir le considérer
rétrospectivement depuis le site que nous aurons atteint.

III

On peut difficilement contester le fait que le soi, à notre époque, est


quelque chose qui a été établi sous la forme de l’ego cartésien tel que je l’ai
précédemment décrit, c’est-à-dire comme une entité qui est opposée de manière
consciente de soi à toutes les autres entités, quelque chose qui est aussi en
opposition au monde. La vie, la volonté, l’intellect, et cetera, sont rapportés à cet
ego comme lui étant inhérents, en tant que ses « facultés » (能力 nôryoku) ou
actes. Un tel ego est chaque fois absolument indépendant et irremplaçable. C’est
à partir de ces prémisses qu’est pensée une chose telle que la subjectivité de
chaque être humain individuel. Ce que l’on appelle le sujet (主體 shutai)
possède un mode d’existence qui ne peut en aucun cas se transformer en objet,
qui ne peut être dérivé d’aucune autre chose, mais qui au contraire sert de point
de départ à partir duquel tout le reste peut être pensé. On sait que l’expression de
cela se trouve dans le « je pense donc je suis ». Cependant, je considère que se
cache ici en réalité un problème fondamental. Au départ, le « je pense » est une
vérité immédiatement évidente. /19/ Etant la seule chose qui puisse résister au
doute, Descartes en a fait le point de départ pour penser tout le reste. Du fait de
l’évidence du « je pense donc je suis », Descartes n’a pas reconnu le problème
qui se trouve au-delà. Cela signifie, autrement dit, qu’il fut satisfait de sa
manière de considérer le « je pense » selon la position même du « je pense ».
Mais n’y a-t-il pas en réalité ici un problème ? Ce « je pense », indépendamment
de son évidence à soi, n’est-il pas insuffisant de le considérer uniquement à
partir du seul plan du « je pense » ? Le surgissement même d’une telle auto-
évidence ne doit-il pas plutôt être élucidé (開示する kaiji suru)21 à un niveau
plus fondamental ? Cela ne veut pas dire que le surgissement du « je pense »
doive être expliqué au moyen de ce dont il a été question précédemment, comme
par exemple la vie préconsciente ou la matière. Ce n’est d’ailleurs pas possible.
Il est impensable que cela qui connaît soit généré par — ou surgisse à partir de
— cela qui est connu par lui. Car le connaître induit toujours une forme ou
l’autre de transcendance par rapport à ce qui est connu. Cela ne signifie pas non
plus que le surgissement du « je pense » doive être expliqué à partir d’une chose

21
Ce terme, signifiant « indiquer clairement » (élucider) sert aussi à traduire l’Erschliessen (Erschlossenheit)
heideggérien : ouvrir (ouverture, apérité).

19
20

telle que Dieu. La manière de procéder n’est pas d’expliquer le « je pense » à


partir d’une autre entité qui lui serait supérieure ou inférieure, et de le réduire
finalement à cette autre entité, mais plutôt de se tourner vers la racine elle-même
de la subjectivité de ce « je pense » et d’en repenser le surgissement dans la
direction de cette subjectivité, saisie depuis son intégralité première. Le sujet ne
peut provenir de quelque chose d’objectif. C’est pourquoi la proposition « je
pense donc je suis » est une vérité des plus immédiatement évidentes. Mais le
fait que le plan qui permette de penser ce « je pense » doive être identiquement
le même que la position de ce « je pense » n’est pas une affaire tellement
évidente. Ce n’est pas là la seule et unique manière d’élucider le fait évident du
« je pense ». C’est bien plutôt, confronté à ce fait, une certaine manière de voir,
une certaine position philosophique. Il s’agit, en même temps, de l’expression
d’un mode d’être spécifique de l’ego en tant que tel, à savoir le mode
égocentrique. Il est tout à fait naturel pour un tel « ego » en effet de considérer le
« je pense donc je suis » à partir du « je pense donc je suis », c’est-à-dire de
regarder l’évidence de la conscience de soi se reproduisant sur le plan de cette
même conscience de soi. /20/ Or il faudrait dire plutôt que c’est là où la
conscience de soi se reproduit elle-même sans cesse que surgit une chose telle
que l’ « ego ». Dès lors, l’évidence à soi de la conscience de soi, le fait même de
l’évidence du soi pour le soi lui-même, fait obstacle au sentiment de la nécessité
de considérer ce fait évident à partir d’un plan qui se situe au-delà de lui. En fait,
comme on l’a déjà dit précédemment, l’évidence du « je pense » ne peut être
dérivée à partir d’un plan complètement différent d’elle, tel que la vie, la matière
ou Dieu. Mais si l’ « ego » est tel que la conscience de soi se reproduise
constamment dans la conscience de soi et que le « je pense » soit pensé à partir
de la position même du « je pense », cet ego a un mode d’être dans lequel il est
hermétiquement refermé sur lui-même. On peut dire de lui que c’est un soi dans
l’enchaînement à lui-même. Et c’est la raison pour laquelle surgissent dans le soi
les divers problèmes fondamentaux qui trouvent leur source dans l’essence du
mode d’être égotique — à savoir les diverses indécisions, souffrances ou
exigences, de type moral, philosophique, religieux ou autre, qui sont étroitement
liées à l’essence du mode d’être de l’ego. Par exemple, le problème de l’égoïsme
ou celui du bien et du mal dans la nature humaine, le problème du mal radical et
du péché, le problème de la solitude ou de la perte de soi dans la société, le
problème de la possibilité de la connaissance, les exigences de la rédemption ou
de la délivrance, et cetera… De tels problèmes sont liés au mode d’être d’un
« ego » qui est un soi se cramponnant à lui-même de manière centrée sur soi. En
plus, à cause des divers problèmes qui viennent d’être cités, c’est le mode d’être
lui-même de l’ego qui en arrive finalement à devenir, pour le soi lui-même, un
problème. Le « je pense donc je suis » est foncièrement la vérité la plus
immédiatement évidente, mais pour qui en même temps le fait d’être vue depuis
le plan du « je pense » a pour résultat que cette vérité prend plutôt une tournure
problématique et, dans une dimension plus fondamentale, se transforme en un

20
21

nouveau doute. L’ego devient incompréhensible quant à sa source propre. Cette


évidence devient même pour lui problématique et elle se transforme en duperie.
Tel est le destin qui est contenu au sein du surgissement de l’ego lui-même.
Pour cette raison, tout en gardant sa subjectivité, il faut penser la
conscience de soi du « je pense donc je suis » à partir d’un plan plus radical que
celui de la conscience de soi. /21/ Bien sûr, lorsque nous parlons de penser la
subjectivité, il ne s’agit pas de la penser objectivement au sens habituel. Penser
l’ego dans sa radicalité première cela veut dire que l’ego lui-même ouvre
subjectivement, à l’intérieur de l’ego, le site existentiel de la radicalité première.
Dans ce sens, le devenir soi le plus radical n’est pas distinct de l’éveil à soi le
plus radical. Penser de la manière la plus radicale le « je pense » c’est
l’intelligence « réelle » de sa signification et une telle intelligence radicale doit
être précisément le mode d’être le plus radical du soi. En ce sens, le « je pense
donc je suis » cartésien peut s’assurer véritablement de sa véracité seulement
lorsque son plan de la conscience de soi est brisé en direction du plan du soi le
plus radical. Sans cela, le soi de cette conscience de soi se transforme plutôt lui-
même jusqu’à devenir pour lui-même une tromperie ou même une illusion. C’est
un état de choses qui est apparu à la conscience dans la philosophie depuis des
siècles et de manière tout particulièrement aigue dans la religion. Dans ce sens,
la signification proprement originale de la religion est la confrontation avec —
et la dénonciation effective de — la problématicité incluse dans le mode d’être
lui-même du soi ordinaire. En ce sens-là, on peut dire de la religion qu’elle
constitue aussi la grande et fondamentale voie du« je pense » par laquelle est
élucidé le « je suis ».
Afin d’expliquer de manière concrète ce qui a été dit plut haut, tâchons de
comparer le doute méthodique adopté par Descartes pour atteindre le « je pense
donc je suis » avec le doute qui se manifeste dans la religion. Ce que l’on
nomme le doute profond apparaît régulièrement au porche d’entrée de la
religion. Par exemple, il y a des problèmes tels que celui de la vie et de la mort
de tout un chacun dont nous avons parlé au début, ou celui du flux perpétuel de
la génération et de la disparition des divers phénomènes au sein du monde. La
douleur de perdre pour toujours une personne aimée contient une incertitude
fondamentale qui s’élargit jusqu’à l’existence elle-même de soi et des autres.
Une telle incertitude apparaît de diverses manières et s’exprime en diverses
formules. Il y a par exemple « l’actualisation du grand doute» (大疑現前 taigi
genzen). La « grandeur » de ce doute semble trouver son origine d’une part dans
le contenu lui-même du doute. A savoir, ce dont il vient d’être question :
l’obscurité fondamentale qui s’ouvre dans l’existence de l’être humain dans le
monde, l’existence de soi et des autres, ainsi que la souffrance qui résulte de tout
cela. Ce sont des phénomènes d’une importance originelle primordiale. /22/
C’est pourquoi, dit la sentence bouddhique, « la naissance et la mort sont la
grande affaire » ( 生死事大 shôji jidai). D’autre part, on peut bien dire que ce
qui est « grand » ici signifie la prise de conscience de notre manière d’être ou du

21
22

mode de notre existence qui correspond à cette grave affaire. Voilà qui est de la
plus haute importance.
Comme il a également été dit précédemment, la mort ou le néant
occasionnent l’éveil à soi en tant que ce qui constitue le fondement de
l’existence ou de la vie du soi à l’intérieur du soi lui-même. Cela ne signifie pas
que cet éveil à soi se produit comme un événement simplement subjectif, mais
bien comme quelque chose qui se dissimule au fondement du monde lui-même,
quelque chose de réel et qui révèle le sens de tout cela. De plus, la mort et le
néant ne sont pas simplement regardés et contemplés comme des entités, mais le
soi s’éveille à sa propre existence à partir du néant qui se trouve au fondement
de son être, à partir, en somme, de la limite extrême de son existence. Dans cette
mesure, l’éveil à soi du néant n’est rien d’autre que l’éveil à soi du soi lui-
même. En d’autres mots, il ne s’agit pas de se représenter ou de voir
objectivement quelque chose appelé néant, mais c’est pour ainsi dire le soi lui-
même qui devient un tel néant et c’est cela qui constitue l’éveil à soi depuis
l’extrémité de son existence propre. Cet éveil à soi n’est pas la conscience de
soi, mais plutôt le fait d’excéder le plan de la conscience (de soi). Le plan de la
conscience est un plan qui se rapporte indifféremment à l’existence du soi et à
celle des choses, c’est donc un plan de la seule existence, et le néant qui réside
au fondement de cette dernière s’y trouve partout dissimulé. Là, le soi, tout en se
voulant sujet, est représenté en tant que soi de manière consciente de soi —
c’est-à-dire que, subissant une sorte d’objectification, il est saisi comme
« existence » (存在 sonzai). Mais lorsque, ayant brisé le champ de la seule
existence, il se tient dans le néant qui se trouve au fondement du plan de la
conscience, c’est alors que le soi peut atteindre pour la première fois une
subjectivité qui ne peut subir d’objectification. La conscience de soi est ainsi
dépassée vers l’éveil à soi dans sa radicalité première. En se tenant dans le néant
de la subjectivité, le soi devient proprement lui-même en ce qu’il a de plus
originaire. En cela, l’existence du soi lui-même subit une « néantisation » (無化
muka) avec l’ensemble de toutes les choses existantes. Ce qui est appelé
néantisation ne signifie évidemment pas le fait de disparaître, mais indique
plutôt le néant apparaissant au fondement des choses qui existent. Ou en
d’autres mots, c’est le fait que le plan de la conscience, le plan du rapport de
ségrégation mutuelle entre le « dedans » et le « dehors » soit surmonté
subjectivement et le fait qu’un commun néant s’ouvre au fondement du
« dedans » et du « dehors ». Or cette ouverture du néant, c’est l’advenir à soi
subjectif fondamental. /23/ Une telle venue en présence du néant n’est pas
assimilable à un phénomène de conscience simplement subjectif. Ce n’est pas
non plus un phénomène psychologique particulier. C’est bien plutôt une venue
en présence réelle de quelque chose qui se trouve dissimulé réellement dans le
fondement du soi et de l’ensemble des choses du monde. Et qui, restant
dissimulé sur le plan de la conscience, n’arrive pas à y venir en présence
réellement. Cependant lorsqu’il vient en présence, ce qui avait été saisi sur le

22
23

plan de la conscience comme réalité extérieure et réalité intérieure est pour ainsi
dire irréalisé dans sa réalité même (en étant non pas annihilé mais « néantisé »).
Ce qui signifie que l’existence du soi et l’existence de l’ensemble des choses se
résument toutes deux en un unique point d’interrogation, elles deviennent un
seul et même problème. Et cela, plutôt que l’évidence à soi de la conscience de
soi crispé sur soi et inséré dans l’intimité propre comme un « dedans », c’est
l’éveil à soi subjectif radicalement premier. Cet éveil à soi ne s’actualise que
comme réalité effective. Celle-ci réside par-delà ce que la psychologie cherche à
saisir ou, plus exactement, « en-deçà » : en la plus grande proximité de cette
rive-ci.
Ayant ainsi excédé le plan de la conscience de soi, dans le site du néant,
dépassant en le traversant le champ de la seule existence, en d’autres mots : dans
ce lointain (ou dans cette proximité plus radicale) par rapport à la distinction
entre le « dedans » et le « dehors », lorsque l’existence de toutes les choses et du
soi, s’agglomère pour former un unique point d’interrogation, on peut dire alors
que le soi est soumis au doute. Mais c’est là quelque chose de fondamentalement
différent du doute de la simple conscience ou du doute qui peut nous saisir au
sujet de toute chose (c’est-à-dire au sujet de faits objectifs). Sur ce plan dont
nous parlons, le néant qui se cache réellement au fondement du soi et de toutes
les choses est réellement mis en présence dans le soi. Dans cette mise en
présence, le soi et l’existence du soi, ensemble avec l’existence de toutes les
choses, se transforme en un doute unique. Ce dont il est douté et l’acte de douter
cessent d’être séparés et, à propos du soi qui a dépassé en le traversant ce plan
de la distinction, il faudrait dire qu’il est devenu le grand « doute » lui-même.
S’il est qualifié de « grand » c’est que, se rapportant à l’ensemble des choses, il
n’est pas limité au soi isolé de la conscience de soi et donc pareillement, il ne
s’agit pas d’un doute de la conscience mais d’un « doute » réel, du fait de sa
mise en présence dans le soi à partir du fondement du soi et de toutes les choses.
Ce « doute », provenant du fondement commun du soi et du monde, apparaît
comme une unique réalité. Lorsque cette dernière apparaît, elle se présente au
soi avec le caractère d’une inéluctabilité face à laquelle la conscience de soi et le
libre–arbitre ne peuvent rien. /24/ Et, par la présence de ce doute à même le soi,
ce dernier devient « le doute » lui-même en sa réalité. Il devient la réalisation du
doute qui est en soi réalité. C’est cela que l’on appelle « l’actualisation du grand
doute ». Et, de cette manière, l’incertitude qui se trouve au fondement du soi et
de toute chose est approprié par le soi. On peut certes parler ici d’un « je doute »
mais ce n’est pas le « je » qui doute. En termes bouddhiques, il s’agit du doute
en tant que samâdhi (三昧, sammai). Bien entendu, la manifestation de cet état
de chose, sous sa forme pure et accomplie, est chose rare. Mais il y a néanmoins
des situations où le doute portant sur quelque chose retombe sur le soi qui doute
— lorsque, par exemple, nous souffrons ou que nous nous angoissons tantôt de
perdre foi en des façons de penser ou de vivre auxquelles nous croyions jusque
là, tantôt de perdre la confiance en l’honnêteté d’une personne aimée. Alors,

23
24

dans le fait que le soi doute de quelque chose, le soi et cette chose sont ensemble
et fondamentalement mêlés en un même « doute », le doute se rendant
réellement présent dans le soi. « L’actualisation du grand doute» se produit dans
la mesure où le doute devient ainsi quelque chose de réel dans le soi à un certain
degré de gravité existentielle. Je pense en outre que ce qui différencie
fondamentalement la religion de la philosophie et fait l’originalité du mode de
vie religieux réside dans la poursuite obstinément réelle de cette direction où le
doute devient ainsi chose réelle dans le soi, se rend présent au soi en tant que
réalité. Car, même lorsque le doute philosophique en arrive à se rendre présent
en tant que réellement tel, il se déplace vers le point de vue de la réflexion
théorique et il va rechercher à ce niveau-là une clarification et une résolution des
questions.
Lorsque Descartes en arriva au « je pense donc je suis » — après avoir
déclaré que toutes les choses présentes à lui pouvaient être un rêve et pouvaient
être mises en doute en tant que l’œuvre éventuelle d’un démon, mais que le fait
de douter ne saurait lui-même être douteux —, ce doute avait dès le début le
caractère d’un doute méthodique. C’était foncièrement différent de
l’actualisation du grand doute. Un tel doute n’était pas celui par lequel le soi et
toute chose se transforment depuis leur fondement en un même doute,
s’actualisant dans le soi en tant que la réalité fondamentale du soi et des choses,
le soi lui-même devenant cette réalisation et s’éveillant de cette manière au
caractère incertain fondamental du soi et de l’ensemble des choses (ou alors:
s’appropriant celui-ci). /25/ Le « je pense donc je suis » de Descartes n’a pas
encore traversé le feu purgatoire par lequel le soi est fondu en un seul grand
doute ensemble avec toute chose. Son « je pense » est simplement pensé dans le
champ du « je pense ». Pour cette raison, une telle réalité du « je » (自我 jiga)
doit plutôt se transformer en une non-réalité, tout en restant une réalité. C’est
seulement après qu’il a traversé un tel feu, c’est-à-dire lorsqu’il a dépassé le
néant présent en son propre fondement, que la réalité du « je pense » ou du« je
suis » peut apparaître de manière vraiment réelle, conjointement avec la réalité
de la totalité des choses. Sa nature réelle peut alors être à la fois actualisée et
appropriée. Si la philosophie de Descartes est celle qui exprime au mieux le
mode d’être de l’homme moderne, on peut dire aussi qu’elle tient dissimulée en
elle la problématicité propre du mode d’être de l’ego moderne. En outre, si l’on
pense dans la ligne de ce qui précède, c’est une erreur de considérer, comme le
croient communément aujourd’hui de nombreuses personnalités religieuses, que
l’actualisation du grand doute dont nous parlons soit une sorte d’état
psychologique apparaissant au cours de l’entraînement religieux. Il y a bien sûr
en lui le sens d’une persistence du doute qui cherche à douter complètement afin
de devenir, de tout son esprit 22 , le doute. Mais ce doute ne réside plus
simplement dans le champ de la conscience où le soi doute d’une chose

22
(isshin 一心 : « d’un seul cœur/ esprit »)

24
25

quelconque: il s’agit plutôt d’un lieu où le champ de la conscience s’est effacé.


Et il est certes également vrai que le fait de s’évertuer à douter peut apparaître
comme un prétendu état psychologique. Pour prendre d’autres exemples, à
l’occasion d’une tristesse qui engloutit soi-même et le monde entier, ou à
l’occasion d’une joie telle qu’elle nous fait danser de tous nos membres, il s’agit
chaque fois là pareillement d’un état « de tout son esprit » ou d’un « devenir
complètement ». Pourtant, il ne faut pas comprendre cela seulement comme de
simples états psychologiques. Les expressions “de tout son esprit” ou “samâdhi”
ne signifient pas de la simple psychologie. L’ “esprit” ( 心 shin) dans
l’expression “de tout son esprit” ( 一 心 isshin) n’est pas l’esprit au sens
psychologique (心理的 shinriteki). C’est la réalité dans le sens qui a été exprimé
précédemment. Et, par ailleurs, même si nous avons parlé de dépasser le plan de
la conscience, il ne s’agit pas non plus de l’inconscient. Ce dernier ne quitte pas
le plan de la conscience.
Un jour jadis, lorsque le moine Jôjôza demanda à son maître Rinzai ce
qu’était l’essence du bouddhisme, ce dernier lui donna une gifle puis le
repoussa. Sur le moment, Jôjôza resta debout, immobile et sidéré, au point qu’un
moine à proximité lui rappela d’effectuer la révérence. Entendant cela, il salua et
on raconte qu’à cet instant il eut la grande illumination (大悟 taigo). Sa stupeur
n’est pas un simple état psychologique. C’est le fait que la grande réalité dont il
a été question plus haut est venue s’actualiser en prenant pleine possession de
son corps et de son esprit (身心 shinshin): /26/ c’est l’actualisation du grand
doute. Une telle venue en présence intégrale est vraisemblablement le résultat de
la “grande chance” ( 大 き な 機 緣 ôkina kien) qui survient au terme d’une
accumulation considérable de pratique religieuse. Mais, comme il a été dit
précédemment, même quand il ne s’agit pas d’une circonstance aussi éminente,
tout véritable doute contient une part de cette signification. Même s’il y a une
différence dans le degré de profondeur, intense ou faible, c’est la même chose
qualitativement, c’est-à-dire dans son caractère existentiel23.
23
La traduction anglaise — qui se fait ici un peu laborieuse — insère à cet endroit un long passage (pp. 20-21),
extrait des Sermons de Takusui, afin d’illustrer le « grand doute ». Le même passage sera repris dans les
traduction allemande (pp. 64-65) et espagnole (pp. 56-58). Voici notre traduction de ce passage, à partir du texte
anglais : « La méthode qu’il faut pratiquer est la suivante : vous devez douter du sujet qui en vous entend tous les
sons. Tous les sons peuvent être entendus à un moment donné car il y a en vous un sujet qui entend. Bien que
vous entendiez les sons avec vos oreilles, les ouvertures de vos oreilles ne sont pas le sujet qui entend. S’ils
l’étaient, les morts entendraient également des bruits... Vous devez douter profondément, encore et toujours,
vous demandant qui peut bien être le sujet qui entend. Ne faites pas attention aux diverses pensées illusoires et
idées qui peuvent survenir. Contentez-vous de douter toujours plus profondément, rassemblant toute la force qui
est en vous, sans rien viser et sans rien attendre, sans chercher à être éveillé et sans même chercher à ne pas
chercher à être éveillé ; devenez comme un enfant dans votre propre poitrine... Mais aussi loin que vous arriviez
à douter, il vous sera impossible de situer le sujet qui entend. Il vous faudra explorer encore davantage,
précisément à cet endroit où il n’y a rien à trouver. Doutez profondément en un état d’unité de pensée, en ne
regardant ni vers l’avant ni vers l’arrière, ni à droite ni à gauche, devenant intégralement comme un homme
mort, inconscient de la présence même de votre propre personne. En pratiquant cette méthode de manière de plus
en plus profonde, vous arriverez à un état dans lequel vous serez complètement oublieux de vous-mêmes et vous
serez vides. Or même alors vous devez faire surgir le grand doute, ‘quel est le sujet qui entend ?’ et douter
encore davantage, restant tout le temps comme un mort. Et après cela, lorsque vous ne serez plus conscients

25
26

Le doute, au sens où il en a été question précédemment, avec la mort ou le


néant s’actualisant dans l’intimité de l’éveil à soi, et devenus ainsi quelque
chose de “spirituel” ( 精 神 的 seishinteki), est souvent également appelé la
grande mort (大死 taishi). Ce que l’on nomme le grand doute, c’est le fait
qu’apparaît au fondement du soi ce qui brise le bon sens du “je”, lorsque l’acte
conscient de douter est porté à l’extrême. Là où le soi est conduit à son
extrémité, c’est en même temps là que le “soi” disparaît, c’est là qu’il “dépérit”.
Ceci est comparable au haricot qui mûrit et dont les graines viennent à se
détacher de la cosse. (Cependant dans cet exemple la cosse représente l’ego qui
est petit et la graine représente le monde qui est “grand”, conjointement avec
l’infini). A ce moment-là, le soi est en même temps le néant de soi. Et ensuite,
ce néant devient pour ainsi dire le lieu où se produit la conversion par-delà le
“grand doute”. Le grand doute vient à l’existence uniquement en tant que celui
qui ouvre le lieu du néant (無の場所 mu no basho), lui-même compris comme
champ de la conversion depuis le grand doute. Et comme tel, il est également
nommé la grande mort. C’est cette conversion qui est signifiée par exemple dans
les expressions “A la grande mort s’ouvrent dans leur pleine fraîcheur le ciel et
la terre”24 ou “A la base de la grande mort se trouve le grand éveil”25. Dans de ce
que l’on nomme l’illumination (悟 satori, go), de la même manière que dans le
doute, se produit parrallèlement l’ouverture à l’éveil soi (自己 の開悟 jiko no
kaigo), et c’est simultanément que se produit nécessairement l’effondrement de
la manière d’être propre au “je qui” (自己が, jiko ga)26. En outre, l’illumination
elle-même s’actualise en tant que réalité à partir de la racine de la totalité des
choses, à l’unisson avec le soi. Du reste cette réalité n’est rien en dehors de la
réalité du soi et de la totalité des choses, à savoir l’actualisation de leur ainsité (
如實, nyojitsu). En retournant le grand doute à partir de son propre fond, la
réalité vient à paraître. Voilà ce qui est appelé notre “visage originel” (本來の
面目 honrai no menboku). “La fraîcheur de ciel et terre” c’est “le visage originel
du soi”. A savoir la réalisation (actualisation-et-compréhension) de la réalité de
la totalité des choses ensemble avec le soi. C’est ce que signifie, dans le sens
religieux, la “grande sagesse” ( 大智 taichi).

IV

d’être complètement comme une homme mort, et ne serez plus conscients du processus du grand doute mais
deviendrez vous-même, de part en part, une grande masse de doute, il va arriver un moment, tout d’un coup,
dans lequel vous allez déboucher sur la transcendance nommée le grand éveil, comme si vous vous réveilliez
d’un grand rêve, comme, si, ayant été complètement mort, vous recommenciez soudain à vivre ».
24
大死一番乾坤新たな, taishi ichiban kenkon arata nari.
25
大死の下に大悟あ , taishi no moto ni taigo ari.
26
C’est-à-dire le « je » qui est sujet, agent de l’acte de conscience.

26
27

/27/ Au même titre que la mort ou le néant, le mal et le péché sont eux
aussi des problèmes fondamentaux pour l’homme. Et ils doivent également être
soumis à une forme de questionnement en tant que réalités, dans le sens qui a été
décrit précédemment. Il est habituel de questionner le mal et le péché sur le plan
de la conscience. Bien sûr, lorsque cela concerne autrui, mais aussi lorsque cela
nous concerne nous-mêmes, on dit que c’est le soi qui commet le mal. Dans ce
cas, si l’on y réfléchit bien, on fait comme si le “je” et le mal étaient en quelque
sorte deux choses séparées. Ou du moins, on a l’air de penser que le “je” est
comme un tronc dont le mal est dérivé à la manière des branches et des feuilles.
De cette façon, ils sont dédoublés car tant le je que le mal passent par la
représentation, du fait que l’on se trouve sur le plan de la conscience.
Cependant, l’actualisation réelle du mal ou du péché en tant que véritables
réalités n’a lieu qu’à un niveau où le plan du soi conscient a été transcendé. Kant
comprenait le mal à ce niveau lorsqu’il se représentait le “mal radical” comme
ce qui est enraciné au fond du sujet (dans ses termes: “au fondement subjectif
ultime de toutes les maximes”), comme ce qui est en outre un “acte intelligible”
du sujet lui-même, tout en étant antérieur à toute expérience. Dans notre manière
ordinaire de parler du mal ou du péché, ceux-ci sont des événements temporels
du monde de l’expérience, des événements a posteriori. Mais si nous nous
limitons à cela, nous ne pouvons apercevoir que les branches du mal, et la racine
du mal ne peut être vue. L’éveil à soi radical du mal a lieu là où est explorée
l’origine de chaque mal particulier à l’intérieur du temps jusqu’au fondement de
l’existence elle-même du soi. Kant disait que le mal radical précédait toute
expérience, comme ce qui prend racine dans le fond du sujet. Cependant, même
s’il parle d’antériorité à l’expérience, cela ne signifie pas simplement que cela
surgit précédemment dans un temps au sens strictement temporel, comme si
c’était avant notre naissance. Cela veut dire que l’éveil du soi au mal se produit
directement en-dessous du présent qui, tout en étant dans le temps, brise le
temps: il se produit au-delà, dans le fondement transtemporel du sujet. /28/ On
pourrait dire que le mal qui se trouve au fond de l’existence du soi en tant que
réalité accède à l’éveil à soi dans cet “instant” dont Kierkegaard nous affirme
qu’il est un “atome d’éternité” dans le temps. Et parce qu’il s’actualise au fond
du sujet lui-même, on ne peut se contenter de parler du mal “que je commets”.
C’est quelque chose qui, substantiellement, se présente dans son ainsité à la
racine de l’existence du soi. Et cela ne peut être saisi du point de vue du “je”. En
ce sens, pour l’ego, c’est “insaisissable” (不可得 fukatoku). Davantage, ce qui
est “insaisissable”, c’est le fait de se présenter de manière réelle, dans son
ainsité. Et sans pour autant arriver au soi depuis quelqu’extériorité. Parce qu’il
est une réalité qui s’actualise au fond du sujet, le mal est rigoureusement
quelque chose de propre au sujet lui-même. Le fond du sujet lui-même est
originellement le lieu d’enracinement du mal. Dans ces conditions, c’est au sein
de l’éveil à soi du mal radical que le sujet lui-même, en son propre fond, est la
réalisation elle-même de l’ainsité du mal en tant que réalité. C’est la raison pour

27
28

laquelle Kant n’a pu s’empêcher de penser le mal radical comme un “acte


intelligible”. Par conséquent, le mal peut atteindre l’éveil à soi de manière
vraiment subjective, à savoir réellement et dans son ainsité, là où est dépassé le
plan de la conscience, c’est-à-dire celui du soi qui commet un mal quelconque.
Là, pour la première fois, notre mal peut véritablement être approprié. Le mal
qui est le plus fondamentalement attribué au soi lui-même, alors qu’il est
originellement réalisé par le soi, n’en est pas pour autant simplement quelque
chose que l’on peut nommer tout bonnement un mal “du soi”. Cela veut dire que
le mal n’est pas simplement immanent à un “ego” consciemment isolé. Comme
l’avait déjà pensé Kant à propos du mal radical ou Kierkeggard à propos du
péché originel, c’est un mal ou un péché qui appartient au caractère à la fois de
chaque personne individuelle et de l’humanité entière. Le mal qui se tapit dans
le fond que le soi partage avec toutes les choses (ou l’ensemble des êtres
vivants, ou du moins l’ensemble de l’espèce humaine) est une réalité
précisément parce qu’il s’est rendu présent en tant que grande réalité dans le
fond subjectif du soi. C’est pour cette raison aussi que le bouddhisme a pensé
cela en parlant du “karma” (業 gô) et de l’ignorance, depuis le passé sans
commencement, et le christianisme avec l’idée du péché originel ou de la faute
héréditaire. Ces notions contiennent une saisie réelle de ce que l’on appelle le
mal ou le péché. Dans la religion chrétienne, on raconte que l’existence
pécheresse de l’homme est le résultat de la faute de désobéissance d’Adam
contre Dieu et on interprète cela en disant également que nous-mêmes avons
péché en Adam. /29/ Vu plus subjectivement ou plus existentiellement, cela
n’est rien autre que la nature pécheresse du soi lui-même et la nature pécheresse
de l’humanité entière s’actualisant comme une réalité originellement une pour
ensuite se réaliser et être approprié par le soi. C’est pour ainsi dire le fait que le
mal de tous les hommes est en même temps approprié dans le mal à l’intérieur
du soi et en retour le mal du soi est approprié dans le mal de tous les hommes.
Les notions bouddhiques de karma et d’ignorance doivent également être
considérées comme des réalités dans un sens similaire.
C’est uniquement dans la religion que le péché ou le mal peuvent être
actualisés de cette manière dans leur ainsité en tant que réalité. Le crime ou la
faute sont également interrogés dans les sciences sociales telles que le droit ou
l’économie, ou dans les sciences humaines. Mais ils sont alors le plus souvent
traités objectivement comme des cas. Ils ne deviennent des problèmes subjectifs
que dans l’éthique, au sein de laquelle pour la première fois ils se transforment
pour chacun en une affaire subjective individuelle et se changent en une
question de la responsabilité pour le soi. Et c’est là que commence à s’ouvrir la
manière d’être “personnelle” (人格的 jinkakuteki) de chacun. Lorsque l’on ne
tient pas compte de cette dimension d’un éveil à soi subjectif dans l’être humain,
et lorsque par conséquent l’on tente de dissoudre la morale ou l’éthique dans le
point de vue social et culturel, alors se met en place, à propos du mal et du
péché, ce que l’on appelle la “théorie du milieu”. Il s’agit d’une conception

28
29

selon laquelle le fait que l’homme commette un péché ou une faute est
entièrement la responsabilité de son milieu, car c’est la société qui est mauvaise.
Cette manière de penser unilatérale obstrue plutôt le chemin vers la prise de
conscience personnelle de l’homme et la vie sociale se détériore encore
davantage. C’est bien aussi pour cette raison que l’éthique possède une
signification irremplaçable et que l’éducation morale est nécessaire. Pourtant,
quelle que soit l’importance que nous attribuyions à l’éthique, cette dernière
traite encore toujours le péché et le mal depuis le champ de “l’ego”, comme
quelque chose que “je commets” (et dans certains cas en fait ce type de
traitement suffit). Mais tant que nous en restons là, le péché et le mal
n’apparaissent pas encore dans leur ainsité, au sein de leur véritable réalité.
L’homme ne peut pas encore s’approprier de manière réelle son propre péché et
son propre mal. Cela n’est possible que dans la religion. Voilà pourquoi Kant, en
arrivant à sa doctrine de la religion, n’a pu s’empêcher de développer la notion
du mal radical, alors que dans sa doctrine morale il avait considéré le mal
simplement comme une disposition à “l’amour propre” inhérente à l’homme. Et
c’est là que se trouve la différence fondamentale entre la religion d’une part, la
morale ou l’éthique de l’autre. /30/ Ceci est à mettre en parallèle avec la
différence entre la philosophie et la religion que nous avons vue plus haut à
propos du doute.
Il y a une controverse célèbre entre Barth et Brunner concernant la
question du péché originel. Alors que pour Barth “l’image de Dieu” en l’homme
est complètement gangrénée, Brunner, tout en reconnaissant cette corruption
complète, pense que la raison, qui est le côté “formel” de l’image de Dieu,
préserve de la corruption en tant qu’elle est le “point d’attache”27 avec la grâce
divine. Cependant, si on parle — comme il a été dit plus haut — depuis le point
de vue de la notion de péché en tant que la grande réalité s’actualisant au fond
de l’existence du soi, après avoir dépassé le soi conscient lui-même, alors on ne
peut pas séparer le côté formel du côté matériel dans l’existence du soi en tant
que réalisation de ce péché (et pas davantage, corrélativement, dans l’existence
“humaine”). Il faut considérer que ce qui est corrompu c’est la totalité de
l’existence du soi (et celle de l’homme en général). Cependant, à supposer qu’il
soit entièrement corrompu sans plus, il reste alors la question de savoir comment
l’homme peut encore questionner Dieu et en outre le reconnaître, comment peut-
il prendre conscience du péché et comment peut-il entendre l’appel de Dieu? Ce
n’est donc pas sans raison que Brunner tenta de concevoir un “point d’attache”.
Pourtant si, lorsque nous parlons de la peccabilité de l’homme, nous plaçons une
limite à sa corruption totale, nous allons manquer la vérité, et c’est bien plutôt au
sein même de cette corruption totale qu’il nous faut rechercher un site pour une
forme ou l’autre de ce “point d’attache”. Et ce sera vraisemblablement dans
l’éveil à soi lui-même de la totale corruption. En somme, cet éveil à soi est à

27
Anknüpfungspunkt. En japonais : 結合點 ketsugôten, « point d’union ».

29
30

comprendre dans le sens mentionné plus haut de l’appropriation en tant que


réalisation, quant à l’impuissance totale du soi lui-même confronté à son propre
salut, quant à la mort “spirituelle” du soi dans le péché, ou encore quant à l’éveil
à soi du néant lui-même. Lorsque le soi connaît la réalisation du péché en tant
que grande réalité, lorsque le péché est approprié, alors s’établit le désespoir,
c’est-à-dire la perte de l’espérance dans la possibilité de se sauver, ainsi que la
prise de conscience par le soi de son néant et de son impuissance. Cela doit
pouvoir être considéré comme un moment de néantisation susceptible dans un
certain sens de recevoir l’amour salvateur octroyé par Dieu. Le fait que l’espoir
en ses propres forces a disparu et que l’horizon des possibilités qui s’offrent à
soi ne peut plus s’ouvrir signifie que le soi lui-même est entièrement possédé par
le péché, qu’il est devenu un avec le péché, qu’il est devenu un organe du péché.
Et on peut alors dire que, dans cet éveil à soi du péché qui s’établit en tant
qu’identité de la réalisation et de l’appropriation, le néant du soi devient le lieu
d’accueil de l’amour salvateur28. /31/ En outre, comme ce lieu lui-même est le
site où l’espérance du soi s’est épuisé, le site où le soi devient néant, on peut dire
qu’il est ouvert par l’amour divin, à partir de Dieu, mais il est ouvert
foncièrement en tant que le lieu d’accueil pour cet amour. Ceci n’est pas un
simple point d’attache. Selon Brunner, le point d’attache, en tant qu’il est
raisonnable, est quelque chose d’immanent au “soi”, mais le lieu du néant dont
je parle maintenant est le site où le soi s’est transformé en néant, c’est le site du
soi qui n’est plus le “soi” et qui est devenu la réalisation du péché en tant que
grande réalité. De plus, parce qu’il est devenu lui-même néant, il est le lieu où
l’amour de Dieu peut être réellement reçu tel quel. Ce n’est pas quelque chose
d’inhérent à l’existence humaine comme l’est la raison. De ce lieu, on ne peut
dire ni qu’il est corrompu ni qu’il n’est pas corrompu. Il est simplement néant, le
néant qui apparaît dans l’éveil à soi le plus extrême de l’homme. Si on veut
parler ici malgré tout également d’une sorte d’aspect formel, ce n’est pas une
forme qui est distincte de la matière, mais on doit plutôt dire que c’est en
quelque sorte une forme informelle qui se rapporte à l’entièreté, elle-même
corrompue, de matière et forme. On dit également de l’amour de Dieu que c’est
un amour par lequel Dieu, en se vidant lui-même (la kénose divine), sauve
l’homme du péché29. On peut considérer également que ce qui correspond chez
l’homme à cette kénose divine c’est le “néant” qui s’établit dans l’éveil à soi
(appropriation) du péché. Le fait d’accueillir l’amour de Dieu est ce que l’on
appelle la foi. Tout en étant foncièrement la foi de chacun, cette foi diffère
28
Ici la traduction anglaise ajoute une parenthèse (p. 25) pour signaler que ce lieu (場所 basho) est comparable à
la khora dont parle Platon dans le Timée. C’est là une référence manifeste à la notion nishidienne de lieu. Les
traductions espagnole et allemande répètent la même remarque .
29
La traduction anglaise ajoute ici entre parenthèse que cette kénose de Dieu est « révélée par l’ekkenôsis du
Christ qui s’est vidé, prenant la forme d’un serviteur » (p. 26). La traduction espagnole reprend la même
parenthèse (p. 63). Et la traduction allemande ajoute encore le développement suivant : « Cette auto-
manifestation signifie un se-vider-en soi et par là un devenir-serviteur, devenir-vide (kenôsis). Le lieu d’origine
de l’incarnation (à savoir sous la forme du serviteur) se trouve en Dieu lui-même, là où lui, celui qui aime, se
vide lui-même, c’est le lieu de la kénôse de Dieu » ( p. 72).

30
31

rigoureusement de la croyance ordinaire où c’est simplement le “je” qui croit en


quelque chose. Dans les situations ordinaires, la croyance est une “opération” du
soi, elle est inhérente au soi. Elle s’établit depuis “l’intérieur” du soi en tant
qu’une intentionnalité dirigée vers un quelconque objet. C’est la même chose
aussi lorsque l’on parle d’avoir confiance en soi. Dans tous les cas, on ne sort
pas du plan de la conscience/conscience de soi. Cependant, la foi religieuse
s’établit seulement lorsque ce plan a été enjambé, dans l’horizon au sein duquel
le cadre de l’“ego” a été brisé. De même que le péché s’éveille à soi au sein du
soi en tant que la réalité une, formée à partir du fond de l’existence du soi lui-
même conjointement avec celle de tous les hommes ou encore à celle de tous les
êtres animés (衆生 shujô)30 , de la même manière la foi qui signifie le salut
comme conversion se détournant du péché doit être pareillement une grande
réalité. On peut dire que la foi, expression de la réalité en ce sens-là, se retrouve
dans la notion qui voit en elle une grâce accordée par l’amour de Dieu, ou
encore dans la notion dévotionnelle du transfert des mérites (廻向 ekô) par la
force du vœu originel du Bouddha-Amida (如來の本願, nyorai no hongan) —
dans l’enseignement de “la foi profonde dans le double aspect des êtres vivants
et de leur bouddhéité”31, conjointement à la prise de conscience réelle du mal
évoquée plus haut 32 . /32/ Dans la religion chrétienne, la foi dans le Christ
signifie le fait d’être témoin de l’amour rédempteur de Dieu et de se
l’approprier, et c’est en même temps le fait pour Dieu de réaliser et de témoigner
son propre amour pour l’homme. C’est là que réside l’action du Saint-Esprit en
tant qu’amour de Dieu. Cette action établit un lien entre Dieu et l’homme, et ce
réellement (dans la foi c’est-à-dire comme réalisation identique à
l’appropriation). Il est dit “celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un seul
esprit”33. Myôgô (名号), le nom du Bouddha Amida (le nom du Bouddha qui
représente en outre l’unité avec les êtres non-éveillés 34 ), est le signe de la
réalisation du vœu de compassion du Tathâgata (如來 nyorai). Et lorsqu’il est
récité au moyen des invocations provenant du cœur des êtres sensibles, il peut
être vu comme la réalisation, comme l’unification réelle de l’actualisation de la
grande compassion ensemble avec le témoignage de foi des êtres sensibles.
C’est pour cette raison que l’on dit également par exemple dans le Shûji Shô:

30
Sattva en sanscrit : les êtres vivants et sensibles.
31
機法二種の深信 « kihô ni shu no jinshin »
32
Cette phrase excessivement concise justifie bien la longue périphrase proposée par Jan Van Bragt dans la
traduction anglaise : « Nous pouvons trouver le concept de la foi comme une réalité dans ce sens aussi bien dans
le christianisme que dans le bouddhisme. Dans le christianisme, la foi est considérée comme une grâce qui
procède de l’amour divin. Le bouddhisme distingue entre « deux types de foi profonde ». La foi est vue dans son
sens primordial comme l’orientation de la « force du vœu originel » (c’est-à-dire la volonté rédemptrice) du
Tathâgata (Bouddha) en direction des êtres vivants. Ceci est connu sous le nom de la foi du dharma. Lorsque ce
mouvement, en retour, rencontre la véritable conscience humaine du péché, cela devient la foi humaine » (p. 26,
traduction allemande pp. 72-73, traduction espagnole, p. 64).
33
1 Cor. 6 , 17.
34
佛凡一體 : bustubon ittai.

31
32

“S’il n’y avait pas le pratiquant qui met en œuvre la foi fervente dans le
Myôgô, le vœu du Bouddha Amida de sauver tous les êtres et de n’en rejeter
aucun ne s’accomplirait pas. Et s’il n’y avait pas le vœu respectable du Bouddha
Amida de sauver tous les êtres et de n’en rejeter aucun, sur base de quoi le
pratiquant pourrait-il espérer renaître dans la Terre Pure? Voilà pourquoi il est
dit: le vœu suppose le nom, le nom suppose le vœu; le vœu suppose le
pratiquant, le pratiquant suppose le vœu”.

D’une manière générale, c’est dans une telle foi que le soi devient
véritablement lui-même. L’éveil à soi racinal du péché et du mal, le lieu du
néant qui vient s’ouvrir en cet endroit, et la piété confiante qui accueille l’œuvre
rédemptrice, c’est chaque fois là que le soi devient lui-même en tant que celui
qui est absolument unique, c’est là que se trouve l’intimité la plus “mienne” (私
的, shiteki), c’est la position dont Kierkegaard dit qu’elle est celle de l’homme
solitaire. Il est bien évident que nulle autre personne ne peut s’y substituer; le soi
ordinaire, à savoir le soi lui-même en tant qu’ “ego”, ne peut lui non plus s’y
substituer. L’ego est certes la subjectivité de l’individu, mais comme il redevient
pour chacun la position d’un tel “ego”, il peut quelque part être universalisé en
la position de n’importe quelle personne. Une telle caractérisation est déjà
manifeste dans le “je pense donc je suis” de Descartes. Par contre, la foi est le
point où le soi est véritablement, réellement, le soi tout seul, le point où il
devient véritablement, réellement, lui-même. Mais en même temps, elle n’est
pas quelque chose qui appartient au soi. C’est la forme que revêt la foi en tant
que réalité. C’est ce que déclare Saint Paul lorsqu’il dit du Christ “qu’il s’est
livré en personne pour moi”35. Et Shinran l’exprime lorsqu’il dit “si je considère
bien le vœu qu’Amida a médité pendant cinq kalpas, je découvre que c’était
entièrement pour moi seul Shinran”.
/33/ Une telle réalité survient en tant que la négation absolue au regard de ce
soi solitaire, en même temps qu’elle en est l’affirmation absolue. La rédemption
est l’amour de Dieu, dit-on, mais c’est un amour essentiellement différent de
l’amour humain. Prenons par exemple les paroles de Jésus : “N’allez pas croire
que je sois venu apporter la paix sur terre; je ne suis pas venu apporter la paix
mais le glaive”36. Ce glaive, peut-on dire, est le sabre qui tue et en même temps
il est le sabre qui donne la vie. C’est le glaive qui, depuis la racine de son
existence, nie le soi égocentrique de l’homme, ou encore: le soi du péché
originel. En d’autres mots, c’est le glaive qui tranche le néant et la mort
“spirituelle” qui sont dans le péché. Mais, pour cette raison, c’est aussi le glaive
qui permet à l’homme de “recevoir la vie éternelle en héritage”37. L’amour est le
glaive. Il est dit que “celui qui pense sauver sa vie, la perdra; mais celui qui perd
sa vie, à cause de moi, la trouvera”38. La foi en tant que l’actualisation-comme-

35
Ga. 2, 20.
36
Mt.10, 34.
37
Marc 10, 17.
38
Mt 16 , 22.

32
33

appropriation de l’amour de Dieu se déploie nécessairement en direction de


“l’amour du prochain”, mais cet amour du prochain en vient aussi à prendre le
sens décrit ici et devient semblable à un glaive. Le vocable theopneustos,
“inspiré de Dieu”, que l’on trouve dans la Bible (2 Timothée 3, 16), ne signifie
pas le fait que le Saint Esprit a été insufflé (inspired) “à l’intérieur” de “nous”,
mais plutôt que nous, par le souffle (spiring) de Dieu lui-même, devenons
inspirés (God-breathed). Et c’est là que réside la réalité de la foi et de la
“nouvelle naissance” dans la foi. Les Anciens ont exprimé une idée semblable
en disant que “l’eau qui s’écoule forme le canal”. Ceci ne veut pas dire que l’eau
coule dans un canal déjà existant, que “nous” sommes, mais que l’eau, en
s’écoulant librement, forme le cours du fleuve (l’homme nouveau que nous
sommes). La réalité de cette nouvelle naissance, de cette nouvelle création, est
précisément la négation absolue qui est en même temps l’affirmation absolue.
Pour l’homme qui est né à nouveau en étant entièrement inspiré par le souffle de
Dieu (le Saint Esprit), l’amour du prochain devra également avoir le caractère de
l’amour qui est en même temps le glaive, le caractère du glaive qui est en même
temps amour. Dans le monde de l’homme, c’est ainsi que doivent être la foi et
l’amour. C’est seulement en étant tels qu’ils pourront alors témoigner de
l’amour de Dieu39.
Dans la religion bouddhique, il est dit: “Celui qui prie pour vivre dans le
pays de l’autre rive obtiendra instantanément la renaissance pour y habiter dans
l’état de non-retour”. Lorsque surgit la résolution de la foi, cette dernière se
réalise en tant qu’un état de non-retour grâce auquel on entre dans la certitude de
l’éveil. Car cette foi profonde n’est pas simplement un acte conscient du soi,
mais une actualisation à l’intérieur du soi, celle de la réalité telle qu’elle a été
évoquée plus haut. /34/ S’il y a non-retour, c’est parce qu’on “entre dans la
certitude immédiatement” par la force du vœu originel du Bouddha-Amida. Et
l’instant (soku 卽) dans l’expression “acquisition instantanée de la renaissance”
(sokutoku ôjô 卽得往生) signifie, dit-on, l’immédiateté (sokuji 卽時). Cela veut
dire que c’est le moment de la conversion par laquelle sont niés absolument les
actes illusoires de la transmigration, remontant au passé sans commencement, et
la renaissance est ainsi obtenue avec assurance. J’ai parlé précédement du fait
que le mal radical s’actualise dans l’éveil à soi au fondement du sujet, dans
l’instant que l’on pourrait appeler un “atome d’éternité” dans le temps. En outre,
j’ai également dit que, dans cet éveil à soi du mal, s’actualise le néant du soi et
ce néant devient en même temps le lieu de la conversion. Dans le cas de
“l’obtention instantanée de la renaissance”, il doit s’agir d’un pareil moment de
conversion du cœur. C’est le moment du revirement de la mort à la vie, c’est le
moment où sont unifiés la négation absolue et l’affirmation absolue, comme
lorsqu’il est dit: “Recevoir dans la foi le vœu originel fait du moment qui
39
La traduction anglaise ajoute, page 28, ces paroles que Dieu dit de lui-même dans l’Apocalypse (Ap 3, 19) :
«Ceux que j’aime je les reprend et je les corrige », (Traduction allemande page 75, sans la référence, et dans
l’espagnol page 66).

33
34

précède une fin de vie. L’obtention instantanée de la renaissance 40 fait du


moment qui suit une naissance instantanée” 41 . C’est bien probablement le
moment de l’immédiat refuge (歸命 kimyô, sanscrit: namas)42 qui surgit dans
l’éclair de la pure foi. Pour cette raison, il est encore dit que : “Lorsque l’on
vénère le Bouddha en inclinant la tête, on se trouve dans ce pays-ci. Et lorsque
l’on achève de relever la tête, on pénètre dans le monde d’Amida” (Zendô,
Hanjusan).
Jusqu’à présent, diverses choses ont été caractérisées comme réelles: tant
les choses ou les événements que les processus psychiques sont réels.
Cependant, j’ai dit que c’est uniquement dans l’horizon qui a dépassé le plan de
la conscience que la réalité de ces choses peut s’actualiser dans son ainsité, dans
la dimension de leur réalité originelle. Quant à savoir ce qu’est cet horizon
ultimement, nous n’avons pas encore touché ce point. J’ai seulement dit que le
néant s’actualise là où a été dépassé le plan de la conscience, et que ce néant est
réel, alors que les choses et les processus psychiques y deviennent plutôt irréels.
Ensuite, j’ai questionné le doute ainsi que le mal et le péché, dans la mesure où
ils sont l’occasion pour le néant d’apparaître, dans l’éveil à soi ou sous une
forme “spirituelle”, au fondement de “l’ego” conscient de soi (c’est-à-dire au
fondement de ce qui est habituellement pensé comme étant la subjectivité), et
j’ai mentionné la question de la foi en tant qu’elle est une conversion à partir de
ce péché ou de ce mal. Enfin, j’ai considéré que, malgré le fait que toutes ces
choses nous soient propres, elles sont foncièrement réelles en elles-mêmes, et
qu’elles ne deviennent nôtres que lorsque nous devenons nous-mêmes leur
réalisation. Ou, en d’autres mots, ce n’est que lorsqu’elles s’actualisent à nous
dans leur ainsité propre que nous pouvons prendre conscience du soi en leur
sein. /35/ En ce sens, on peut dire aussi que ce revirement ou cette conversion,
cette négation absolue et cette affirmation absolue, sont l’affaire de la réalité
elle-même, se produisant à l’intérieur de la grande réalité. Bien entendu, cette
réalité n’est pas une chose que l’on pense comme étant simplement objective,
séparée de nous-même. (S’il en était ainsi, nous nous maintiendrions sur le plan
de la conscience). Mais cela signifie plutôt que, en ce qui concerne aussi bien le
mal que la foi, lorsque nous-mêmes nous nous insérons à l’intérieur de leur
réalité d’une manière telle que nous devenons la réalisation de cette réalité, nous
nous convertissons de manière réelle, c’est-à-dire que se produit le revirement
de la réalité elle-même dont nous sommes pour ainsi dire la charnière. En outre,
liées au problème de la foi, j’ai effleuré les notions de Dieu (神 kami) et du
Tathâgata ( 如 來 nyorai). Avec elles, la question de savoir “ce qu’est

40
L’expression bouddhiste ôjô 往生 signifie à la fois le décès et la renaissance.
41
Citation énigmatique que Jan Van Bragt, le traducteur anglais, rend de la manière suivante : « Recevoir le
Vœu Originel dans la foi est le premier instant, la fin de vie ; atteindre directement la naissance dans la Terre
Pure est l’instant suivant, le commencement immédiat de la vie » (p. 29).»
42
Le fait de s’en remettre au Bouddha de tout son cœur. Il ne s’agit donc pas de la prise de refuge dans les Trois
Joyaux.

34
35

véritablement la réalité” va se déplacer dans une nouvelle dimension. Mais avant


cela, je voudrais évoquer le problème de l’athéisme moderne.

Plus haut, j’ai bien évoqué la notion de Dieu mais, dans la modernité, la
question est tout d’abord de savoir si Dieu existe ou pas. Depuis les temps
anciens, ce que l’on nomme l’athéisme n’était certes pas inexistant, mais
l’athéisme moderne possède une particularité qui le distingue de ce qu’il y avait
jusqu’à présent. Elle réside dans le fait que l’athéisme est élevé à une position de
substitut pour les religions théistes, cherchant à donner une base ultime à
l’existence humaine, cherchant à indiquer l’objectif ultime de la vie humaine et,
de cette manière, finissant par se présenter avec la prétention d’être le seul et
unique point de vue correct, susceptible de rendre intégralement compte de
l’homme. Nous pouvons voir cela dans le marxisme ainsi que dans
l’existentialisme athée. Un exemple de ce dernier se trouve dans
l’existentialisme que Sartre présente comme un humanisme.
Sartre dit: “L’existentialisme n’est pas autre chose qu’un effort pour tirer
toutes les conséquences d’une position athée cohérente” (L’existentialisme est
un humanisme 43 ). “Dieu n’existe pas, et il faut en tirer jusqu’au bout les
conséquences” 44. /36/ Précédemment, au siècle dernier, les gens pensaient déjà
que, sans le recours à Dieu, ils pouvaient établir les différentes valeurs a priori
susceptibles de fournir leurs normes à la société, à la culture, à l’éthique, et
cetera, à partir d’un point de vue humaniste, affirmant que Dieu était devenu
l’hypothèse inutile d’une époque révolue. C’était, dans sa simplicité, un
humanisme de type optimiste — dont le point de vue de l’anthropologue
Feuerbach est un des représentants les plus influents. Toutefois, Sartre affirme
que l’existentialisme humaniste moderne est une attitude dans laquelle
l’inexistence de Dieu suscite la détresse. Il cite les paroles de Dostoïevski disant
que “si Dieu n’existait pas, tout serait permis”45 et il situe là le point de départ de
l’existentialisme. Il considère que le fondement de l’existence humaine est le
néant. La base de l’existentialisme réside dans le fait que l’homme ne trouve
rien sur quoi il pourrait se tenir, ni à l’intérieur de lui, ni à l’extérieur.
Cependant, si l’existentialisme s’établit à partir d’un tel athéisme, c’est parce
que le néant que l’on découvre au fondement de notre existence est perçu
comme la fondation de notre subjectivité elle-même, on en prend conscience
comme de notre propre fondement. Par conséquent, Sartre affirme que
l’existentialisme est un point de vue de la subjectivité. En effet, l’athéisme, à
savoir le fait que l’on ne trouve rien sur quoi s’appuyer, ni au-dedans de soi, ni

43
Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, p. 77.
44
Op. cit., p. 37.
45
Op.cit. p. 39.

35
36

au-dehors, apparaît ici comme un approfondissement de la prise de conscience


subjective de l’être humain. De plus, Sartre renoue à partir de là avec le point de
vue de l’ego cartésien. Selon lui, c’est dans cette position de l’ego que nous
possédons la vérité absolue de la conscience qui a pris conscience de soi et il n’y
a guère, en dehors d’elle, de vérité qui puisse servir de point de départ. Chez
Descartes, même s’il disait prendre son départ dans le retour à l’ego en tant que
“je pense donc je suis”, cet ego ne pouvait subsister lui-même qu’en projetant
au-dessus de lui Dieu et l’honnêteté de ce dernier. Pour Sartre, par contre, l’ego
s’établit sur le néant subjectif. L’être du soi, en tant que chose pensante, advient
à soi à partir de son fondement nul. Tout en s’appuyant comme Descartes sur la
prise de conscience de soi de l’ego, Sartre déplace de Dieu vers le néant, du
théisme vers l’athéisme, ce qui est censé constituer la base qui sous-tend cette
prise de conscience. On peut apercevoir dans cette transition l’itinéraire que
l’homme a entrepris de parcourir sur le chemin de la prise de conscience de soi
en tant que subjectivité au sein de l’époque moderne. Pour Sartre, le fait de ne
posséder aucune chose sur laquelle s’appuyer ni à l’intérieur de soi, ni à
l’extérieur, correspond en fait à la liberté humaine. /37/ L’existence humaine,
fondée sur le néant, est libre en tant qu’elle est une existence jetée dans sa
situation concrète à partir du néant 46. Dans cette liberté, chaque individu choisit
sa manière d’être propre au sein d’une situation concrète. Se projetant en avant
de lui-même dans chaque situation actuelle, se tournant vers l’avenir, s’y jetant
lui-même de manière prospective, l’homme existe d’une manière telle qu’il se
choisit constamment. L’être de l’homme (人間の存在 ningen no sonzai) est
“projet”. Telle est la signification de ce que l’on nomme l’existence. Une telle
existence (實存 jitsuzon) 47 veut dire que l’être humain (人間存在 ningen
sonzai), qui se trouve en situation concrète, a comme mode d’être de sortir hors
de son propre “être” (存在 sonzai), se retrouvant suspendu au milieu du néant (
無 mu) et, pour cette raison aussi, il se jette continuellement lui-même hors de
lui-même (il agit). C’est précisément cela la liberté.
Sartre dit que la raison pour laquelle son existentialisme est un
humanisme réside dans le fait que lorsque l’individu se choisit sa propre
existence, comme il dit, il crée en même temps une image de ce qu’il considère
que l’homme doit être. Se choisir, c’est en même temps choisir “l’humanité”.
Par exemple, supposons une personne qui choisit de se marier et d’avoir des
enfants, par cette action, elle n’a pas seulement choisi pour elle-même, mais elle
a aussi manifesté que les autres humains doivent se comporter de cette manière.
C’est-à-dire qu’elle en arrive à créer une image de ce que l’homme doit être.
Cette action est effectuée en tant qu’une responsabilité vis-à-vis de soi-même,
mais elle implique en même temps toujours la responsabilité vis-à-vis de
l’espèce humaine toute entière. C’est en ce sens qu’il dit que l’existentialisme

46
La traduction anglaise ajoute ici : « l’homme est condamné à être libre » (tr.all. p. 79 ; tr. Esp.p. 69).
47
Nishitani met ici le mot français, « existence », entre parenthèse.

36
37

est un humanisme. D’après la tradition chrétienne, l’homme a été créé à l’image


de Dieu. “L’image de Dieu” était l’être essentiel de l’homme, lequel devait
précéder son être actuel. Cependant, dans le cas de Sartre qui, en adoptant
l’athéisme, voit le néant au fondement de l’ego, la conception d’une “image de
Dieu” qui serait l’essence de l’homme est rejetée. De là découle naturellement la
position de l’existentialisme qui affirme que l’être actuel précède l’être essentiel.
Et dans ce cas en somme, au lieu que Dieu crée l’homme dont l’essence est
“l’image de Dieu”, l’individu concret, lorsqu’il choisit de manière prospective sa
façon d’être sur fond de néant, en arrive en même temps à créer une “image de
l’homme”. Tel est le nouvel humanisme qui caractérise cet existentialisme.
/38/ Une telle position représente la conséquence à laquelle aboutit
naturellement l’homme moderne qui a pris son départ dans la prise de
conscience de “l’ego” cartésien. On peut également dire en même temps que la
problématique qui était latente depuis le début dans cette position de “l’ego” de
l’homme moderne en est arrivée à manifester clairement ici sa physionomie
propre. Comme cela a été dit plus haut, même si le “je pense donc je suis” est le
donné réel le plus immédiat, le fait que la position de l’ego de l’homme
moderne en arrive ainsi à s’établir, quoiqu’il semble à première vue naturel, ne
l’est en réalité pas nécessairement. C’est ici que se trouve dissimulé le problème
le plus subtil, le plus inapparent. La position de “l’ego” signifie la position où le
“je pense” est pensé à partir du “je pense”, la position qui s’établit dans une
duplication du “je pense”. La subjectivité en arrive ici à s’établir en tant que le
soi qui se referme sur lui-même. Cela veut dire que le soi est lié à lui-même
d’une façon telle qu’il ne peut plus s’en extirper. L’être lui-même de ce soi
possède le caractère de l’adhérence à soi, pourrait-on dire, ayant été pris à son
propre piège. Et en lui se trouve celé en profondeur ce que l’on pourrait appeler
une exigence de l’affranchissement du soi par rapport au soi lui-même. Cet
affranchissement, à savoir l’apparition véritable du “je pense” ou du “je suis”
dans leur véritable réalité, ne devient possible que dans l’horizon où a été
dépassé le plan de la conscience-conscience de soi, en brisant la duplication du
“je pense”. La subjectivité également ne peut apparaître comme subjectivité
radicale que là où a été dépassée la position du moi cartésien.
Sartre affirme que sa théorie “est la seule à donner une dignité à
l’homme, c’est la seule qui n’en fasse pas un objet”48. Son intention est certes
compréhensible mais, comme je l’ai dit auparavant, aussi longtemps que l’on se
tient dans la position de la conscience de soi, et quoique l’on dise du sujet, on
continue toujours à se saisir soi-même comme un objet. En outre, même s’il
semble exister chez lui une garantie de la dignité de l’homme dans sa liberté et
son autonomie subjective, si on veut toutefois considèrer véritablement ce que
l’on nomme la dignité humaine, cette dernière sera bien plutôt ce qui s’établit à
partir de là où aura été brisé le néant, dans le fait qu’étant morts, nous ayons pu

48
Sartre, op. cit., pp. 57-58.

37
38

renaître, elle résidera dans l’humanité d’une “nouvelle naissance”, propre à ce


que l’on nomme “l’homme nouveau”. /39/ Sartre affirme également que
l’existence de l’homme réside dans le projet qui se dépasse sans cesse et qui
sort, dans le dépassement de soi, hors de lui-même: il reconnaît là ce que l’on
pourrait nommer la transcendance ekstatique, tout en précisant que cette
transcendance n’est pas celle de Dieu. Elle s’établit dans le fait que le néant se
trouve au fondement de l’existence du soi. C’est en utilisant en quelque sorte un
tel néant comme tremplin que l’homme, choisissant sa propre existence, se
dépasse sans cesse hors de lui-même. Cependant, tant que Sartre place la
subjectivité dans la position de l’ego cartésien, son néant n’est même pas la
“mort” dont parle Heidegger. Cette manière d’être de l’ego n’est pas “l’être pour
la mort”. En outre, ce n’est pas non plus la grande mort, dont j’ai parlé plus haut,
en tant que site du néant béant dans le grand doute — car le grand doute n’est
autre que la faillite de l’ego cartésien. Et a fortiori, il ne s’agit pas du “néant”
bouddhique. Le néant du bouddhisme est un “non ego” (無我 muga), alors que
le néant sartrien n’est pensé que de manière immanente à l’ego. Il est en effet
placé au fondement du sujet, mais il est perçu comme un mur que l’on découvre
à la base de l’ego ou encore comme un tremplin sous les pieds de l’ego. Cela le
transforme plutôt en un principe fondamental qui enferme l’ego à l’intérieur de
l’ego. Du fait de cette division néantisante qu’il possède au fond de lui, l’ego
devient pour ainsi dire une caverne. Les anciens parlaient de “la vie dans la
grotte de la montagne noire” ou de “l’existence dans la grotte des démons”, ce
qui est en somme la signification que prend la vie dans la caverne de la
conscience de soi qui a fait du néant subjectif son fondement. Tant que ce néant
est établi au fond du soi comme une chose qui est nommée le néant, il n’arrive
pas encore à échapper à la position, rejetée par le bouddhisme, de la mauvaise
saisie de la vacuité (空 kû), c’est-à-dire la position qui s’attache à la vacuité. Le
soi qui érige le néant, dans le fait même de l’ériger, est attaché au néant et
obsédé par le néant. Tout en apparaissant comme une négation de l’attachement
à soi, en réalité, c’est un attachement à soi dissimulé et renforcé. Ce néant, tout
en apparaissant comme une négation de l’étant (有 u), aussi longtemps qu’il
reste ainsi lié à ce dernier, reste toujours une sorte d’objet, une sorte d’étant. Le
néant dont on parle habituellement est quelque chose de tel. Il ne peut nier
véritablement le soi ni toutes les choses. Cela provient de ce qu’il garde toujours
le soi attaché à lui et qu’il devient lui-même une sorte d’étant. Il ne peut faire
vivre véritablement le soi ni toutes les choses: il ne peut les actualiser en tant
que réalité. /40/ C’est parce qu’il est une simple négation, un simple néant, qui
se contente de transformer l’ensemble des choses en irréalité. Un tel néant béant
est ce que le bouddhisme nomme la vacuité du nihilisme. Le bouddhisme a
souligné qu’une telle vacuité doit elle-même être vidée par la vacuité absolue,
car c’est seulement dans la vacuité absolue que peut être dépassé le champ de la
conscience qui voit le soi lui-même et toutes les choses simplement comme une
réalité intérieure ou extérieure, et que peut également être dépassé le néant béant

38
39

qui est érigé au fondement de ces derniers. On peut y dépasser “l’éternalisme” (


常見 jôken) et le “nihilisme” (斷見 danken)49. Tous les attachements sont niés et
le soi qui s’attache est également évidé, conjointement avec la manière dont
apparaissent les “choses” auxquelles on s’attache. Tout est véritablement
vacuité. Dire que tout est vacuité signifie que tout en elle s’actualise au sein de
sa réalité originelle, telle quelle (如實に nyojitsu ni). C’est ce que l’on nomme
la talité (如如 nyonyo) ou encore l’ainsité (眞如 shinnyo)50. Et c’est ce que l’on
nomme le non-attachement. Lorsque l’on voit le néant au fond de l’existence du
soi, comme chez Sartre, cela veut dire qu’il n’y a pas de fondement pour le soi.
Mais le néant du “il n’y a pas de fondement” se dresse toujours en obstacle
comme un mur, se transforme en une espèce de fondement et fait en sorte qu’il y
ait un fondement. C’est la vacuité absolue qui est le véritable sans fond (無底
mutei). En elle, toute chose — une simple fleur, une pierre, une nébuleuse, la
voie lactée et le cosmos, non : la vie et la mort — s’actualise en tant que réalité,
dépourvue de fond. La véritable liberté réside dans un tel sans fond; la liberté
dont parle Sartre reste un asservissement (繋縛 kebaku). C’est pour ainsi dire un
creux dans lequel la projection de l’ego est plantée comme un pieu et le soi y est
attaché — et telle est la position de “l’attachement”. C’est une position que l’on
pourrait qualifier de liberté provisoire. Plus originellement parlant, cette liberté
est plutôt l’asservissement la plus profond.
Sartre fait la déclaration suivante: “il n’y a de réalité que dans l’action”51,
ou encore: “chaque homme se réalise en réalisant un type d’humanité” 52 . Je
pense que l’on peut en comprendre la signification, compte tenu de ce que j’ai
dit plus haut. La vraie question réside en ceci: sur quel horizon Sartre se place-t-
il lorsqu’il parle de l’action et de la réalisation du soi ou de l’homme, à partir de
quel horizon ces dernières sont-elles réalisables? Pour qu’une action soit
vraiment réalité, elle ne doit pas provenir du néant selon Sartre. Lorsque ce
dernier affirme que “chacun de nous fait l’absolu en respirant, en mangeant, en
dormant ou en agissant d’une facon quelconque”53, il prononce des paroles qui
nous font penser à celles d’un bouddhiste zen, mais le fait que s’habiller et
manger soient des actes absolus ne provient pas, en réalité, de sa position. /41/
Et le fait de réaliser un certain type d’homme ne peut avoir lieu simplement dans
la perspective de l’humanisme au sens que Sartre donne à ce mot: la réalisation
de “l’homme nouveau” ne peut prendre vie qu’à partir de la négation absolue de
“l’homme”. L’acte de chacun d’entre nous ne peut être véritablement un acte
absolu que s’il vient à la vie à partir de l’horizon où l’on a détruit la caverne de
49
La doctrine 斷見 danken est la doctrine extrême du nihilisme (qui affirme que la mort est le terme absolu de
l’existence), opposée à l’autre doctrine extrême de 辺見 henken ou 常見 jôken (l’éternalisme qui affirme que le
monde est éternel et que l’âme ou l’ego, 我 ga, perdure éternellement).
50
Ce trois derniers vocables servent à rendre le tathatâ sanscrit : « talité, ainsité, être tel ». Il s’agit de la réalité
telle quelle, par-delà les illusions, attachements et autres vue fausses.
51
SARTRE, op. cit., p. 51.
52
Op.cit., p. 62.
53
Op. cit., ibidem.

39
40

l’ego, et où a été brisé le mur de néant qui se trouve à son fondement, c’est-à-
dire s’il vient en présence à partir du lieu où a été brisé le champ de la
conscience que l’on dit appartenir “ au soi”, tout en accomplissant un acte qui
est pleinement celui du soi.
Il est légitime que cet existentialisme qui repose sur la subjectivité de
l’ego cartésien soulève les critiques du matérialisme qui est une position
complètement antithétique. Au texte de Sartre mentionné plus haut est jointe une
discussion avec un marxiste. Or, ce qui y est affirmé c’est que, dans la
perspective matérialiste, la première réalité étant la réalité naturelle, la réalité de
l’homme n’en est qu’une fonction, et que les conditions naturelles sont la réalité
originelle54. On ne peut expliquer la subjectivité de l’ego à partir d’une telle
façon de penser, et je ne pense pas non plus qu’une critique basée sur cette
position soit légitime, ni basée de manière pertinente sur une compréhension de
l’existence de l’homme telle qu’elle est affirmée par Sartre. Et pourtant, la
raison pour laquelle surgit un tel reproche se trouve bien chez Sartre. Tant que
l’on ne dépasse pas le champ de la séparation essentielle entre le sujet et l’objet,
on verra inévitablement s’établir la confrontation entre la position qui essaie de
penser l’objet en se basant sur le sujet et la position qui essaie de penser le sujet
en se basant sur l’objet. En outre, comme je l’ai dit précédemment, ni l’une ni
l’autre ne peut véritablement atteindre la réalité, qu’elle soit celle du soi ou celle
des choses.

VI

La position sartrienne dite de l’existentialisme athée n’est pas la position


ultime. C’est plutôt là où cette position vole en éclats que s’établit alors le
monde de la religion. /42/ Pourtant, même s’il en est ainsi, ce n’est pas sans
raison qu’apparaît une position comme celle de Sartre. Cette raison est la même
que celle qui a fait en sorte que devait apparaître la manière d’être de l’humanité
moderne. Et ceci, originellement, est lié à un problème qui est inhérent à la
religion chrétienne. En premier lieu, le christianisme a discerné la désobeissance
à Dieu ou le péché originel au sein du mode d’être égotique qui caractérise
l’homme dans son actualité et ensuite, pour remédier à cela, il a ouvert le
chemin vers l’homme nouveau qui, au lieu d’obéir à sa propre volonté, suit celle
de Dieu en niant la sienne propre et, mourant à soi, vit en Dieu. Et c’est à ce
niveau que fut également considéré ce que l’on nomme la liberté humaine
véritable. Cette liberté fut comprise comme ce qui ne peut être établi qu’en ne
faisant qu’un avec l’obéissance à la volonté divine. Dans ce contexte,

54
Le texte de Sartre dit plus exactement ceci : « La réalité première, c’est la réalité naturelle, dont la réalité
humaine n’est qu’une fonction» (p. 91) et : « La réalité première est une condition naturelle et non une condition
humaine »(op. cit., p.92).

40
41

l’autonomie de l’homme ne peut s’établir qu’en unisson avec sa propre


subordination à l’autorité absolue d’un Dieu qu’il a placé au-dessus de lui.
Cependant, dans la modernité, l’homme commença à prendre conscience de son
autonomie subjective propre comme de ce que l’on ne peut restreindre ni
assujettir à aucune autorité, fut-elle celle de Dieu. Ensuite se développèrent les
principes des sciences, des arts, de la politique, de l’éthique et des divers autres
domaines, en se rendant indépendants des bases religieuses, et la
“sécularisation” de la vie humaine vint ainsi à se développer. La dissociation
entre la religion et la vie humaine est le problème fondamental dans l’histoire
humaine depuis la modernité. La conséquence en est que l’athéisme fit son
apparition sous différentes formes et, en arrivant finalement à l’époque
contemporaine, il se trouvait obligatoirement au fondement de la manière d’être
elle-même de la subjectivité humaine. Et, de cette façon, la position elle-même
de l’athéisme en arriva à être subjectivée. On peut même dire que ce fut là une
conséquence naturelle. Il est désormais considéré que seule une position de
l’athéisme subjectivé — dans le fait de ne plus trouver appui sur rien ni au
dehors ni au dedans, dans le fait de prendre conscience du néant au fondement
de l’existence du soi — peut former l’existence de l’homme et sa liberté. En
outre, comme je l’ai dit précédemment, cette position signifie que l’homme se
heurte à un mur à l’intérieur de lui-même, et cette liberté, telle qu’elle est, est
aussi le plus profond asservissement. Nous ne pouvons en rester là. Nous devons
rechercher à nouveau le monde de la religion, là où cet état de choses sera brisé.
Mais en même temps, comme je l’ai dit plus haut, la position chrétienne
traditionnelle est étrangère à la prise de conscience subjective de l’homme
moderne. Peut-être l’époque contemporaine devrait-elle requérir une forme ou
l’autre de relève55 nouvelle de ces deux positions mutuellement incompatibles:
d’un côté, la liberté de l’homme poussée jusqu’à l’idée du néant subjectif (et de
l’athéisme subjectivé) et, de l’autre côté, la position de la liberté religieuse telle
qu’elle apparaît dans le christianisme ancien. /43/ L’athéisme moderne ne doit
pas, ni ne peut être considéré par le christianisme simplement comme une chose
qui doit être éliminée. Il doit plutôt être accepté comme une médiation vers son
propre développement nouveau. Quoi qu’il en soit, il faut se demander quel
point faisait problème dans le christianisme pour que la position de l’homme
moderne se soit acheminée dans la direction d’une dissociation d’avec lui? Je
voudrais aborder cela brièvement à propos de la vision chrétienne de Dieu, et
notamment la question de la transcendance de Dieu et de sa personnalité. Dans
la religion chrétienne, il est question de la “création à partir du néant”. Dieu
créant toute chose à partir de rien, toutes les choses, en tant qu’elles possèdent le
néant au fondement de leur existence, sont absolument séparées de leur créateur.
Cette pensée est une expression de la transcendance absolue de Dieu. En
comparant avec la Grèce, où l’on considérait que le démiurge avait fabriqué les

55
止揚 shiyô.C’est le mot utilisé pour rendre la Aufhebung hégélienne, que Derrida a traduite par « relève ».

41
42

diverses choses en donnant une forme à une matière préexistante, l’idée d’un
Dieu qui créa les choses à partir de rien est une conception plus évoluée du divin
en ce qu’elle permit de penser le caractère absolu de ce dernier. Mais en même
temps, la relation ontologique entre Dieu et ses créatures, dans le christianisme,
ne pouvait pas ne pas être un problème constant. Dieu est le seul et unique être
absolu et, dans cette mesure, les choses, dans le fond, ne sont rien. Mais étant
donné qu’on ne peut s’empêcher de dire malgré tout que les choses existent,
comment faut-il penser la relation entre l’existence de ces choses et l’existence
absolue de Dieu? Pour arriver à résoudre ce problème difficile, on a adopté par
exemple l’idée de la “participation” platonicienne, ou encore celle de “l’analogie
de l’être”. Encore à notre époque, on ne peut pas dire que l’on ait résolu ce
problème sur le plan conceptuel. Mais le plus important le concernant est qu’il
devienne une question existentielle pour l’existence des personnes religieuses. À
propos par exemple de la question de l’ “omniprésence” divine, Saint Augustin
dit : “Voici qu’existent le ciel et la terre. Ils crient qu’ils ont été créés (par
Dieu)”56/44/. Si ces paroles sont prises simplement sur le plan conceptuel, elles
se limitent à exprimer l’idée de l’omniprésence de Dieu. Cependant, si toutes les
choses nous criaient réellement et que nous les entendions réellement, alors cela
deviendrait une question pour notre existence. Et s’il en est ainsi, dans quel sens
faut-il le comprendre? Lorsque tous les étants (萬有 banyû) racontent qu’ils ont
été créés par Dieu, ils disent en même temps qu’ils ne sont pas Dieu. Dans cette
mesure, nous ne rencontrons Dieu nulle part dans le monde. A la place, nous
rencontrons partout dans le monde, au fondement de toutes les choses, ce néant (
虚無 kyomu) de la “création à partir du néant”. Et ce néant est le mur absolu qui
sépare toute chose de Dieu. Par conséquent rencontrer ce néant sera forcément
rencontrer Dieu comme un mur d’acier. Ce sera la négation absolue en Dieu
(Dieu n’est pas une créature et les créatures ne peuvent être Dieu). En même
temps, du fait que malgré ce néant, toutes les choses, telles qu’elles sont dans
leur actualité, existent, cela signifie également, si l’on parle dans la perspective
d’un croyant, le fait de rencontrer la grâce et la force de Dieu qui maintient
toutes les choses et leur donne l’existence en brisant ce néant. Les paroles de
Saint Augustin citées plus haut suggèrent la rencontre de Dieu dans cette double
acception. A savoir que le fait de ne rencontrer Dieu nulle part dans le monde est
justement ce en quoi réside le fait que, partout dans le monde, nous rencontrons
Dieu. Si ce que l’on nomme l’omniprésence de Dieu peut être pensée de cette
manière paradoxale, que devient alors l’existence du soi en tant qu’il est un être
se trouvant au milieu du monde? En gros, cela veut dire que, même en se
tournant vers un atome, vers un grain de sable ou vers un insecte, on est
contraint de prendre une décision. Cela veut dire que chacun se heurte au mur
d’acier de Dieu. Celui qui est entré dans la foi, en rencontrant ce mur, pourra
peut-être le traverser. Mais même la personne qui ne s’en remet pas à Dieu ne

56
Augustin, Confessions, Livre 11, chapitre IV (GF-Flammarion, 1964, p. 256).

42
43

peut pas non plus échapper à ce mur impénétrable, à savoir celui du divin (dans
sa négation absolue), quoiqu’il regarde, et où qu’il se tourne (même s’il se
tourne vers son intériorité). L’omniprésence de Dieu doit être quelque chose de
tel. Les Anciens considéraient que, si Dieu le souhaitait, tout l’univers pouvait
en une seconde retourner au néant et disparaître. Dieu est omniprésent comme
celui qui donne l’être, mais en même temps aussi comme celui qui nie
absolument l’être. /45/ De sorte que toute personne qui est confrontée
existentiellement à cette onmiprésence de Dieu doit éprouver cette dernière
d’abord comme si elle se trouvait jetée au milieu d’un désert de mort.
L’omniprésence de Dieu telle qu’elle est perçue du point de vue existentiel —
ne pouvant ni rester dans le désert, ni s’en échapper, Dieu étant présent partout
et à n’importe quel moment — est éprouvée comme un paradoxe pour
l’existence du soi. Elle doit venir en notre présence d’abord comme ce qui nous
prive du lieu où nous nous tenons en tant qu’existence propre, comme ce qui
nous prive du lieu où nous vivons, où nous respirons. Il est dit de notre existence
(存在 sonzai) qu’elle est faite de péché et de révolte contre Dieu, mais on peut
considérer que la relation dite “ontologique” (存在論的 sonzaironteki) entre
l’être de Dieu et le nôtre est bien existentiellement (実存的に jitsuzontekini)
telle que je viens de la décrire. L’omniprésence du Dieu absolument
transcendant doit être considérée comme ce qui s’approche au plus près de notre
être (存在 sonzai) en tant qu’existence (實存 jitsuzon), comme ce qui nous
pousse à une décision, en ne nous permettant plus ni d’avancer ni de reculer, et
en ce sens, comme ce qui nous fait adhérer résolument à la vie quotidienne. Il
me semble que nous entrevoyons ce que peut être une telle situation dans
l’exemple d’individus tels que Moïse et les prophètes, ou encore Paul, François
d’Assise ou Luther. Cependant, lorsque l’on envisage dans le christianisme ce
que l’on nomme habituellement la transcendance de Dieu, ne peut-on pas dire
qu’elle est en général rarement perçue dans la perspective existentielle, comme
si, s’éloigant du monde et des créatures individuelles, on se la représentait et
l’imaginait se situant “dans le ciel” ou au-dessus des nuages? En effet, n’est-il
pas vrai que, dans la plupart des cas, l’omniprésence du Dieu absolument
transcendant ne vient pas faire face au soi? Cependant, comme je l’ai dit plus
haut, le fait que toutes les choses crient qu’elles sont créées par Dieu, cela
signifie d’un côté que, où que l’on se tourne dans le monde, l’on n’y trouve pas
Dieu et d’un autre côté cela signifie en même temps le fait d’être confronté à
Dieu immédiatement où que l’on se tourne. Cela signifie donc que le Dieu
devant lequel toutes les créatures ne sont rien est celui qui est présent à travers
toutes les créatures. De la même manière que Moïse et les autres en ont fait
l’expérience, les Chrétiens doivent pouvoir voir ou entendre le feu divin qui
consume tout, le grondement du tonnerre, l’éclair qui se dresse comme une
colonne et, jusque dans la moindre pierre, la moindre brindille d’herbe, ils
doivent aussi éprouver “crainte et tremblement”.

43
44

/46/ Habituellement, on considère que la transcendance divine absolue est


rencontrée dans la relation personnelle avec Dieu, à travers la prise de
conscience du péché, dans la crainte et le tremblement. Il me semble que l’on
considère plus rarement le fait qu’elle soit rencontrée à l’intérieur du monde57
créé. Le fait de voir Dieu partout dans le monde est habituellement rejeté comme
“panthéisme”. Et l’on considère comme correct le “théisme” basé sur la relation
personnelle. Pourtant, à la notion de l’omniprésence divine correspond la
rencontre de Dieu partout à l’intérieur du monde. Il ne s’agit pas là de ce qui est
communément qualifié de panthéisme: cela ne signifie pas que le monde soit
Dieu, ou que Dieu soit la vie immanente au monde lui-même. Mais cela signifie
que le Dieu absolument transcendant est absolument immanent. Le fait qu’une
chose ait été créée à partir du néant signifie que ce néant est “immanent” à cette
chose, plus encore que l’être de cette chose ne l’est à son propre être (存在
sonzai). Voilà ce que veut dire “absolument immanent”. C’est une immanence
absolument négative. Car l’être (有 u) des créatures est néant (無 mu). Et, en
même temps, c’est une immanence absolument affirmative. Car le néant des
créatures est l’être. Un tel état de choses est celui de l’omniprésence de Dieu qui
se trouve parmi les créatures dont l’être est créé à partir du néant. Par
conséquent, on peut dire que cette omniprésence comprend pour l’homme le
motif de la conversion entre la négation absolue et l’affirmation absolue. Se
confier à ce motif, se laisser porter par lui, mourrir à soi et vivre en Dieu,
constituent sans doute ce que l’on nomme la foi. Et la venue du Christ peut être
considérée comme la personnification à l’intention de l’homme de ce qui a été
appellé le motif de la conversion qui est compris en Dieu lui-même. L’annonce
par l’Evangile que le royaume de Dieu s’est approché pousse l’homme à prendre
la décision de mourrir afin de vivre. Si l’on perçoit dans une perspective
existentielle le fait que la bonne nouvelle du royaume de Dieu comporte un sens
eschatologique, cela implique que le motif de la conversion pour l’homme
(contenu dans l’omniprésence de Dieu) en est arrivé à se montrer avec une
imminence telle qu’elle presse l’homme de prendre une décision immédiate.
L’exhortation à se décider pour la mort éternelle ou pour la vie éternelle. C’est
également ainsi qu’il faut comprendre ce que j’ai dit plus haut de l’amour du
Christ qui est en même temps un glaive: le glaive qui donne la mort et celui qui
redonne la vie. /47/ Dans ce sens, il y a une signification latente dans l’Evangile
suggérant que l’homme, où qu’il soit et quoiqu’il fasse, se trouve en contact
avec le glaive qui tranche. Et c’est seulement ainsi que l’eschatologie pourra
devenir un problème existentiel humain. En vertu de ce glaive de l’agapè
(amour), celui qui en mourant peut revivre deviendra celui qui est God-
breathened, celui qui est porté par le souffle du Saint-Esprit.
Maintenant, on pourrait également parler de relation personnelle entre
l’homme et Dieu dans le cas où l’on aborde, dans une perspective existentielle,

57
Souligné par l’auteur.

44
45

la transcendance de Dieu et l’omniprésence du Dieu transcendant comme je


viens de la décrire. Cependant, il faudrait entendre ici le mot “personnel” (人格
的 jinkakuteki) en un sens assez différent du sens habituel. Car si l’on entend
“personnel” de la façon habituelle comme une relation entre Dieu et l’âme, ou
toute autre relation “spirituelle” (精神的 seishinteki), alors on pourrait dire que
la relation que j’ai décrite plus haut comporte plutôt un caractère impersonnel (
非人格的な hijinkakutekina). Mais en même temps, il ne s’agit pas simplement
de donner à l’impersonnel une signification qui l’oppose à ce que l’on a
coutume de nommer le personnel. Par exemple, la vie de l’univers ou la force
créatrice telles qu’elles sont pensées dans le panthéisme comportent le sens
habituel de l’impersonnel. Par contre, lorsque l’on rencontre l’omniprésence de
Dieu existentiellement comme la négation absolue opposée à l’être de toutes les
créatures, et lorsqu’elle se présente comme un mur d’acier qui nous accule à un
dilemme, cela n’est pas quelque chose d’impersonnel au sens ordinaire. Là
apparaît en réalité la possibilité d’une façon de voir totalement différente à
propos de ce qui est personnel et, du fait même, à propos de ce qui est
impersonnel. Il s’agit de ce que nous pourrions appeler en quelque sorte une
relation im-“personnellement” personnelle ou bien une relation
“personnellement” impersonnelle. Peut-être la persona dans le sens originel est-
elle proche de ce que nous cherchons à dire ici. Dans la religion chrétienne, ce
que l’on nomme le Saint Esprit (聖靈 seirei) comporte une telle qualité. Tout en
étant considéré comme une des personnes de la Trinité, il est en même temps
l’amour divin lui-même, le souffle (息吹き ibuki) de Dieu et il a le caractère de
ce que l’on pourrait nommer une personnalité impersonnelle ou encore une non-
personne personnelle. Pourtant, si l’on tient compte de ce que je viens de dire,
non seulement l’Esprit Saint, mais aussi Dieu lui-même qui contient cet Esprit
Saint, ou encore l’homme lui-même qui se tient dans une relation “spirituelle” (
靈 的 reiteki) avec Dieu (ainsi que la relation entre Dieu et l’homme),
apparaissent, pourrait-on dire, dans un nouvel horizon qui est marqué par ce
caractère. Et en outre, aux yeux de ceux qui sont inspirés ( 息 吹 か れ た
ibukareta) par le Saint-Esprit ainsi caractérisé, aux yeux de ceux qui sont nés à
nouveau par cette inspiration dans la vie éternelle, aux yeux de ceux à qui a été
donnée la foi (la religio, le lien vivant avec Dieu), on pourrait dire que toutes les
créatures en viennent à apparaître en tant qu’inspirées par Dieu. Du point de vue
chrétien, on devrait également pouvoir dire “A la grande mort, s’ouvrent dans
leur pleine fraîcheur le ciel et la terre”. Et Paul déclare: “Je sais et suis persuadé
dans le Seigneur Jésus que rien n’est par soi-même impur; mais si quelqu’un
estime une chose impure, pour lui elle est impure”58. La foi paulinienne dans le
Christ comprenait la conviction que toutes les choses sont originellement

58
Rom. 14, 14.

45
46

pures59. En bref, d’après ce que nous avons énoncé plus haut, Dieu ne se limite
pas à la personnalité dans le sens convenu, en outre la relation entre Dieu et
l’homme elle non plus ne peut pas être une relation seulement personnelle, et on
devrait dire que Dieu se rencontre dans toutes les choses du monde en tant
qu’une réalité omniprésente, absolument immanente tout en étant absolument
transcendante, et que par conséquent il a une personnalité im-“personnelle”. On
pourrait dire que la réalité de Dieu doit être envisagée dans un horizon où il n’y
a ni “intériorité” ni “extériorité”, et par ailleurs l’être de l’homme qui le
rencontre n’existe pas non plus d’une manière simplement “intérieure” comme
un être personnel, mais selon une manière d’être propre à l’horizon qui est dénué
d’intérieur et d’extérieur.

VII

Dans ce qui précède, en traitant de questions liées à la transcendance


divine et à la relation “ontologique” entre Dieu et les créatures, nous avons
suggéré comment “l’omniprésence divine” doit être perçue dans la perspective
existentielle. La même problématique se retrouve par exemple dans la notion de
la “toute-puissance divine”. Quoiqu’en principe ce qui a été dit plus haut est
également valable à ce sujet, je vais en dire quelques mots ici.
Un jour, quelqu’un, s’adressant à un Chrétien, lui demanda par
plaisanterie: “Si Dieu est tout-puissant, daignera-t-il éternuer?” La personne à
qui la question avait été posée, après avoir réfléchi un moment, répondit ainsi:
“Puisque Dieu ne possède pas de muscles involontaires, il ne peut sans doute pas
éternuer”. Voilà sans doute une petite plaisanterie, mais elle recèle tout de même
un problème fondamental. S’il existe la moindre chose que Dieu ne peut pas
faire, il n’est pas tout puissant, il n’est pas un être absolu. /49/ Toutefois si Dieu
éternue comme les créatures, on ne peut envisager que sa transcendance est
absolue. Voilà un dilemme. Comment devrait-on résoudre ce dilemme? Cette
blague, dans le fond, rejoint un problème sérieux qui a tourmenté les esprits
depuis les temps anciens et qui concerne le rapport entre l’ordre divin et le mal.
Dieu étant tout-puissant, omniscient et parfaitement bon, si tous les êtres, les
événements et les actions du monde se réalisent selon la sollicitude divine et
selon l’ordre divin qui provient de cette sollicitude, pour quelle raison le mal
existe-t-il dans un monde créé et ordonné par un Dieu parfaitement bon? Un
Dieu omniscient, alors qu’il savait que le mal allait surgir dans le monde, pour
quelle raison n’a-t-il pas créé un monde exclusivement bon? Un Dieu qui est

59
Le traducteur anglais précise ici que c’est là également une conviction bouddhiste qu’il caractérise comme
« faith-knowledge » (connaissance dans la foi). (p. 41). Nous retrouvons cela dans la traduction allemande à la
page 92 et à la page 80 de l’espagnol.

46
47

omnipotent, au lieu de supprimer le mal, pourquoi en permet-il l’existence? Pour


ces questions, qui relèvent de la “théodicée”, diverses personnes ont tenté
jusqu’à maintenant diverses réponses. L’homme éternue, Dieu n’éternue pas.
Lorsqu’il éternue, l’incroyant rencontre son propre néant. Pourquoi? Parce que
l’existence de la créature qui éternue est dès le départ une existence établie sur le
néant. En outre, l’homme de foi aussi, lorsqu’il éternue, rencontre son propre
néant. C’est ainsi parce qu’il croit qu’il a été créé par Dieu à partir du néant.
Cependant, si ensuite le croyant voit dans la transcendance de Dieu le fait que
ce dernier ne peut aucunement agir comme ses créatures, et qu’il s’arrête à cette
vision, cela signifie qu’il se limite à un point de vue théorique ou contemplatif
sur Dieu. Dans ce cas, entre la transcendance de Dieu et sa toute-puissance, un
dilemme vient à surgir. L’homme peut éternuer, Dieu ne le peut pas. Il en résulte
que l’homme peut faire ce que Dieu ne peut pas faire. Pourtant, du point de vue
existentiel, la situation est différente. L’homme a été créé par Dieu de telle
manière qu’il puisse éternuer. Nous avons là une manifestation de
l’omnipotence divine. C’est-à-dire que lorsque l’homme éternue, il le fait au
sein même de l’omnipotence divine et non pas à l’extérieur d’elle. Ainsi dans la
perspective existentielle, même dans une trivialité telle que l’éternuement,
l’homme rencontre son propre néant en même temps qu’il rencontre
l’omnipotence divine. Dans la perspective existentielle, la toute-puissance de
Dieu signifie que l’homme, dans sa vie quotidienne, rencontre la séparation
entre l’affirmation absolue du soi et sa négation absolue. Cela signifie que, esprit
et corps tout entier, il est placé au tournant de la vie et de la mort.
/50/ Jésus dit: “Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne
peuvent tuer l’âme. Craignez bien plutôt Celui qui peut faire périr âme et corps
dans la géhenne. Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as? Et pas un d’entre
eux ne saurait tomber à terre sans la permission de votre Père. Quant à vous,
même vos cheveux sont tous comptés”60. Pour cette raison, l’omnipotence de
Dieu doit être quelque chose que l’on peut rencontrer à n’importe quel moment:
même lorsque l’on écoute la radio, même lorsque l’on lit le journal, même
lorsque l’on bavarde avec quelqu’un. De plus, elle doit être quelque chose que
l’on rencontre comme ce qui peut détruire le corps et l’âme, ce qui fait trembler
l’homme de peur, ce qui le presse de prendre une décision. Sans cette pression
imminente, parler de l’omnipotence de Dieu devient un simple concept, et on
pourrait dire par conséquent que Dieu aussi devient alors un simple concept.
L’omnipotence divine doit être perçue dans une proximité rigoureuse. Parler de
“proximité” veut dire dans tous les actes de la vie quotidienne. Et cela veut dire
aussi dans la peur et le tremblement. De cette manière, elle pourra pour la
première fois être saisie réellement en tant que réalité. Que l’omnipotence
divine puisse être saisie réellement signifie que se produit réellement la foi qui
retourne la peur. “…Quant à vous, même vos cheveux sont tous comptés. Soyez

60
Mt. 10, 28-30.

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donc sans crainte: vous valez mieux, vous, qu’une multitude de passereaux. Tout
homme donc qui se déclarera pour moi devant les hommes, je me déclarerai moi
aussi pour lui devant mon Père qui est dans les cieux; mais quiconque m’aura
renié devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les
cieux”61 . Précédemment, à propos de la foi qui consiste à mourir à soi pour
revivre en Dieu, nous avons dit que c’était se laisser porter par le motif de la
conversion de la négation absolue vers l’affirmation absolue, tel qu’il est
compris en Dieu lui-même (dans sa relation à l’homme). Il n’est sans doute pas
nécessaire de répéter cela ici. En résumé, le fait que ce motif de la conversion
soit actualisé dans le soi correspond au fait que le soi en devient l’actualisation
en se l’appropriant tel qu’il s’actualise.
Bien entendu, il y aura certainement beaucoup de gens qui diront que l’on
ne rencontre pas l’omnipotence de Dieu en écoutant la radio. Quelqu’un qui dit
cela doit alors à ce moment-là plutôt rencontrer le néant du soi. S’il prétend qu’il
ne rencontre pas non plus ce néant, ou que, étant trop affairé, il n’a pas le loisir
de rencontrer le néant, ou encore que son entendement ne discerne pas de néant,
il faudra alors dire que, dans cette manière de ne pas rencontrer le néant, il
rencontre déjà le néant. /51/ Le néant se rend présent dans le fait même que cet
individu dit ne pas rencontrer le néant. Quoi qu’il fasse, quelle que soit sa
manière d’être occupé, et peu importe à quel point il est “intellectuel”, ou plutôt:
plus il est occupé et plus il est simplement “intellectuel”, plus il sera incapable
de reculer d’un pas pour sortir du néant. Même si sa conscience ou son
intelligence ne rencontrent pas le néant, son être (存在 sonzai) déjà le rencontre.
C’est précisément dans sa manière même d’être affairé ou “intellectuel” que le
néant est présent 62 . Le fait qu’il ne rencontre pas le néant n’est rien d’autre
qu’une manière de se trouver d’autant plus profondément dans le néant. Voilà ce
qu’est le néant.
Comme je l’ai dit plus haut, la question du mal chez l’homme par rapport
à l’ordre établi dans le monde par l’omnipotence divine est un problème
inextricable depuis toujours. Or, cette question n’est pas différente dans le fond
de celle qui concerne l’écoute de la radio ou l’éternuement. Dieu n’éternue pas;
mais il a fait des créatures capables d’éternuer. L’omnipotence divine est
présente dans le fait que les créatures éternuent. Et elle est présente tout d’abord
en tant que négation absolue. Et pareillement Dieu créa l’homme avec la liberté
de pouvoir faire le mal. L’acte par lequel l’homme fait le mal est lui aussi inclu
dans l’omnipotence divine. Celle-ci est présente dans le fait que l’homme est
capable de faire le mal. Et elle est d’abord présente comme négation absolue63.
Pourquoi? Parce que l’homme étant une créature créée à partir du néant, sa
61
Mt. 10, 30-33.
62
La traduction anglaise ajoute : « Au contraire, s’il devait rencontrer le néant directement, cela le rendrait
capable d’effectuer le premier pas pour en sortir » (all. p. 96, esp. P. 83.).
63
La traduction anglaise précise ici : « divine wrath » (la colère divine) (all. p. 96, esp. p. 84.). Ce qui semble
s’éloigner de la pensée de Nishitani : la négation absolue ici réside dans le mal radical et non pas dans cette
« colère divine » que l’auteur n’évoque pas dans le texte original..

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capacité de faire le mal provient du néant qui se trouve à la racine de son être. Et
lorsque, dans l’éveil à soi du mal radical, il devient lui-même le lieu du néant et
que la conversion de la foi se réalise, son salut va se produire en restant dans le
mal, même s’il ne peut échapper au mal. En somme, ce qui se réalise là c’est
l’omnipotence en tant qu’une affirmation absolue qui, tout en niant absolument
le mal, le pardonne tout de même. Le fait de diriger vers la personne mauvaise la
négation absolue en même temps que l’affirmation n’est pas autre chose que ce
que l’on nomme le pardon du mal chez l’homme de foi. C’est ainsi que l’on peut
dire qu’il n’y a absolument pas de mal en Dieu mais qu’en même temps le mal
est absolument inclus dans l’omnipotence divine.
Dans le problème du mal, la relation entre Dieu et l’homme est
personnelle en un sens originel64. Or, dans cette relation basée sur l’affirmation
absolue en tant que négation absolue, l’action mauvaise et l’acte réflexe
d’éternuer sont équivalents. /52/ Tous les deux proviennent de la nature créée de
l’homme, c’est-à-dire du néant qui se trouve au fondement de leur existence. Et
si on voit les choses sur cette base, la relation personnelle peut également être
qualifiée de relation impersonnellement personnelle ou relation personnellement
impersonnelle, dans le sens énoncé plus haut.
En envisageant ce que l’on nomme la personne de Dieu de la manière qui
a été exposée précédemment, nous plaçant sur une base plus large que celle
utilisée dans le passé, c’est-à-dire en ayant dépassé l’opposition entre ce que
l’on nomme personnalité et ce que l’on nomme impersonnalité, je pense que
l’on peut véritablement aborder un autre problème: celui du rapport entre
science et religion. En fait, si j’ai osé adopter la manière de penser décrite ci-
dessus, au moins une des raisons en était que je recherchais l’horizon dans
lequel pouvoir toucher véritablement la question de la religion et de la science.

64
La traduction anglaise ajoute un commentaire absent de l’original japonais : « Le christianisme parle d’une
punition de l’homme dans le ‘premier’ Adam et de sa rédemption dans le ‘second’ Adam. Les théologiens
modernes, avec leur notion moderne de personnalité, affirment même une distinction radicale entre le mal et le
péché, ce dernier étant possible dans un rapport ‘personnel’ à Dieu. » (p. 44 ; all. p. 97 et esp. p. 84.).

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