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Hélène Cazes
Traces visibles des rencontres et loyautés d’un humaniste, les alba amicorum
portent le nom de leur possesseur, qui le signe comme il poserait un Ex libris
en première page d’un livre et le fait signer par ceux qu’il considère et qui se
considèrent ses amis. Forme collective, définie par une pratique de sociabilité
renaissante, ces carnets de déclarations d’amitié sont plus que des collections
d’autographes : l’inscription de l’ami humaniste prend souvent la forme d’un
poème, d’une citation, d’un dessin, voire d’une aquarelle ou d’une peinture à
l’huile, et elle est encadrée par une dédicace et un autographe. Néanmoins,
le « corps » de ces inscriptions semble redondant et doublement répétitif : il
reprend souvent des lieux communs, tandis que l’exposition en dédicace et
signature des noms des amis et des circonstances de la signature (lieu, date,
parfois occasion) semble épuiser la teneur d’un message essentiellement de
contact. Il paraît en effet que l’information essentielle, l’amitié entre possesseur
et contributeurs de l’album, soit suffisamment exprimée par le « paratexte » de
l’inscription : un album d’amis, l’explicitation des conditions du message, les
deux noms formant une double signature.
Il est alors tentant, une fois que les alba ont été édités et que leurs co-auteurs
ont été identifiés, de limiter l’analyse des alba à une prosopographie du monde
humaniste telle que la démontrent réseaux et recommandations amicales. Le
lieu commun « donné » par maintes inscriptions remplirait, pour ainsi dire,
l’espace entre les informations biographiques et historiques. Bref, l’inscription
documenterait l’histoire des réseaux et son message résiderait dans la mise
en contact de deux noms.1 Maintenant que les études sur les alba constituent
en elles-mêmes un important corpus d’éditions, comptages, reproductions, le
1 C’est bien la démarche de Marie-Claude Tucker, « ‘L’Album Amicorum’ : étude d’un docu-
ment-témoin de l’histoire sociale des étudiants aux XVIe & XVIIe siècles, » dans Pouvoirs de
l’image aux XVe, XVIe et XVIIe siècles : pour un nouvel éclairage sur la pratique des Lettres à
la Renaissance, éd. Marie Couton, Isabelle Fernandes, Christian Jérémie, Monique Vénuat
(Clermont-Ferrand, 2009), 457–470, entre autres exemples. C’est également celle, pour un
autre groupe social, de Jason Harris, « The practice of community : Humanist Friendship
during the Dutch Revolt, » Text Studies in Literature and Language, 47.4 (2005), 299–305.
lieu commun des messages d’amitié peut néanmoins être considéré non plus
seulement comme la documentation d’une culture commune, mais également
comme une œuvre, constituée en objet par le dispositif de l’album et offerte
comme « gage matériel » d’une relation invisible. Je propose de lire dans la
redondance et l’apparente inutilité dénotative des déclarations d’amitié une
cérémonie poétique, qui confère à l’inscription apposée sur la page le statut
d’un objet et à l’acte de l’inscrire, le statut d’un don : cette étude, qualitative,
s’appuie sur les nombreux et récents travaux touchant les alba ; elle ne sau-
rait être menée sans la fondation des éditions savantes et études quantitatives
offertes à la communauté des chercheurs.
Il semble de fait que le discours sur les alba soit premièrement celui de la
diffusion et de la prolifération de la pratique, dont l’origine est souvent attri-
buée à Philip Melanchthon dans le célèbre Judicium de Albis.2 Entre 1575 et
1620, plus de 193 alba amicorum furent commencés, continués, conservés
à Leyde, ville de la toute nouvelle université calviniste fondée en 1575 par
Guillaume d’Orange et centre intellectuel d’un humanisme de type nouveau.3
Cette vogue (car tels semblent être le petit carnet ou le livre où sont collec-
tionnées des déclarations d’amitié) se développa dans le Nord-Ouest euro-
péen réformé et réformateur parmi les citoyens de la République des Lettres
(étudiants, professeurs, éditeurs, auteurs), à partir des années 1540 mais tout
particulièrement en la fin tourmentée et incertaine de ce siècle.4 De fait, la
2 Sur cette attribution d’origine, majoritairement reprise dans les études contemporaines,
on pourra lire Peter Amelung, « Die Stammbücher des 16./17. Jahrhunderts als Quelle der
Kulturund
Kunstgeschichte, » Kat. Stuttgart, 1980, Bd. 2, 211–222, et ici 211 ; Hans-Peter Hasse,
« Wittenberger Theologie im ‘Stammbuch’. Eintragungen Wittenberger Professoren im
Album
des Wolfgang Ruprecht aus Eger, » dans
Humanismus und Wittenberger Reformation.
Festgabe anläßlich des 500. Geburtstages des
Praeceptor Germaniae Philipp Melanchthon am
16. Februar 1997, éd. Michael Beyer, Günter Wartenberg (Leipzig, 1996) 88–120 et ici 91.
3 Voir, entre autres, C.M.G. Berkvens-Stevelinck, Magna Commoditas. Geschiedenis van de
Leidse universiteitsbibliotheek 1575–2000 (Leyde, 2001), préface.
4 Sur l’histoire du genre en général, on se réfèrera au catalogue de Kees Thomassen, Alba
Amicorum (The Hague, 1990.) Les études plus savantes ne manquent pas : Chris L. Heesakkers,
K. Thomassen, Voorlopige lijst van alba amicorum uit de Nederlanden voor 1800, (- ’s-Gra-
venhage, 1986) ; Wolfgang Klose, « Stammbucheintragungen im 16. Jahrhundert im Spiegel
kultureller Stroemungen, » dans Stammbuecher der 16. Jahrhunderts, éd. Wolfgang Klose
(Wolfenbuettel, 1989), 13–31 ; Ingeborg Krekler, Stammbucher bis 1625 (Wiesbaden, 1999) ;
Werner Wilhelm Schnabel, Die Stammbucher und Stammbuchfragmente der Stadtbibliothek
Nurnberg, (Wiesbaden, 1995) et Das Stammbuch : Konstitution und Geschichte einer texts-
ortenbezogenen Sammelform bis ins erste Drittel des 18. Jahrhunderts, (Tubingen, 2003) ;
Christiane Schwarz, Studien zur Stammbuchpraxis der Frühen Neuzeit : Gestaltung und
Nutzung des Album amicorum am Beispiel eines Hofbeamten und Dichters, eines Politikers und
eines Goldschmieds (etwa 1550 bis 1650) (Frankfurt, 2002.) Enfin, pour la définition générique,
on prendra comme référence Walther Ludwig, « Le genre des alba Amicorum, » dans La
Société des Amis à Rome et dans la littérature médiévale et humaniste, éd. P. Galand-Hallyn,
S. Laigneau, C. Levy, W. Verbaal (Turnhout, 2009), 261–274.
5 Voir J.C. Daan, « Het poezie-album, » Neerlands Volksleven 15 (1965), 186–235.
6 La seconde moitié du XIXe siècle européen est un âge d’or pour l’historiographie des alba. On
retiendra, parmi de nombreux autres titres, F.A. Van Rappard, Overzigt eener verzameling Alba
amicorum uit de XVIde en XVIIde eeuw (Leiden, 1856) ou Charles Read, « Un Album amicorum de
Jean Durant, (1583–1592), » Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 12 (1863),
226–233. Dans la même lignée, quoique plus tardivement, on lira Alphonse Roersch, « L’album
amicorum de Bonaventura Vulcanius, » Revue du Seizième siècle 14 (1927), 61–76. Ces défrîcheurs
du genre ont identifié et décrit les collections d’alba et les réseaux humanistes, souvent de leur
propre nation nouvellement reconnue et indépendante.
7 On pense ici au monumentales tables des Inscriptions et Alba d’Allemagne : Klose, Wolfgang,
Corpus Alborum Amicorum (Stuttgart, 1988).
8 Walther Ludwig, Das Stammbuch als Bestandteil humanistischer Kultur : das Album des
Heinrich Carlhack Hermeling (1587–1592) (Gottingen, 2006).
9 Kees Thomassen, J.A. Gruys [transl. Peter Thomson . . . et al.], The album amicorum of Jacob
Heyblocq : introduction, transcriptions, paraphrases & notes to the facsimile (Zwolle, 1998) ;
De collectie alba amicorum van Van Harinxma thoe Slooten in de Koninklijke Bibliotheek,
’s-Gravenhage, Koninklijke Bibliotheek, 1999 ; Yme Kuiper, Kees Thomassen [red. Marlies
Stoter], Banden van vriendschap : de collectie alba amicorum Van Harinxma thoe Slooten
(Franeker, 2001).
Séminales et exemplaires, ces études ont mis en lumière une « culture » huma-
niste du livre d’amis après les défrichages et déchiffrages de la philologie pion-
nière et nationale du XIXe siècle européen. Elles permettent ainsi de situer en
son contexte générique le savantissime album de Bonaventura Vulcanius, pro-
fesseur de Grec à Leyde de 1581 (pour simplifier) à 1614.18 Pour le plaisir de citer
10 Chris L. Heesakkers, « Generum mihi fata dederunt. Het lot gaf mij een schoonzoon. Janus
Dousa en Friesland, » in Speculum Frisicum. Stúdzjes oanbean oan Philippus H. Breuker,
éd. R.H. Bremmer Jr., L.G. Jansma, P. Visser (Leiden, 2001), 79–94 ; « Das Album amicorum
als Reisebegleiter, » dans Frühneuzeitliche Bildungsreisen im Spiegel lateinischer Texte, éd.
G. Huber-Rebenich, W. Ludwig (Weimar, 2007), 137–168.
11 Chris L. Heesakkers, Een netwerk aan de basis van de Leidse universiteit : het album ami-
corum van Janus Dousa, facs.-uitg. van hs. Leiden UB, BPL 1406 met inl., transcriptie, vert.
en toelichting, (Leiden – Den Haag, 2000).
12 Abraham Ortelius, Album Amicorum, trad. et éd. Jean Puraye (Amsterdam, 1969).
13 Kees Thomassen, J.A. Gruys [transl. Peter Thomson . . . et al.], The album amicorum of Jacob
Heyblocq: introduction, transcriptions, paraphrases & notes to the facsimile (Zwolle, 1998).
14 Barbara Becker-Cantarino, « Die Stammbucheintragungen des Daniel Heinsius, »
Wolfenbütteler Forschungen, Bd. 11–1981, p. 137–164.
15 G. van Gemert, van (ed.), L’album amicorum de Cornelis de Glarges, 1599–1683, avec une
introd. et des annotations de Hans Bots et Giel van Gemert, avec la collab. de Peter
Rietbergen, (Amsterdam, 1975).
16 Lotte Kurras, [dir. Werner Taegert], Axel Oxenstiernas Album amicorum und seine eige-
nen Stammbucheintrage : Reproduktion mit Transkription, Ubersetzung und Kommentar
(Stockholm, 2004).
17 J.F. Kellas Johnstone, « Album Amicorum Georgii Strachani, Scoti, » The Aberdeen
University review 10. 29 (1923), 97–113. Le même auteur publie dans les mêmes années et
auprès de la même revue les Alba de Georgius Cragius et Thomas Cumingius.
18 Cet album est conservé à la Bibliothèque Royale de Belgique, à Bruxelles, sous la cote
Mss, II, 1166. Sur Bonaventura Vulcanius, voir Bonaventura Vulcanius, Brugge 1588–Leiden
1614, éd. Hélène Cazes (Leiden, 2010). Les inscriptions sont portées sur les pages de titre,
des matériaux peu connus et pour choisir un fil à cet article, je me réfèrerai à
cet album pour poser mes jalons de lecture.
Ce volume est atypique à maints titres : il est commencé en 1575, tard dans la
vie de cet humaniste ; il est plus érudit et moins illustré que les alba d’étudiants
collectés lors des tours académiques ; il est plus illustre par ses signataires ; il ne
forme qu’une partie de la collection d’amis car un second album, commencé
en 1573, fut continué jusque 1578. Il compte 117 contributions de professeurs et
étudiants et, par son étendue dans le temps et l’espace, constitue une biogra-
phie parcellaire et fragmentaire de son possesseur. Surtout, il livre un portrait
intellectuel de l’exilé, éditeur, professeur, confrère. Homme de plusieurs vies
et plusieurs noms, né en 1538 à Bruges et mort en 1614 à Leyde, Bonaventura
Vulcanius, alias de Smet, Eutuchos Hephaistios, Fortunatus Faber est le fils d’un
humaniste flamand, Petrus Vulcanius, fut l’élève de Cassandre, fut étudiant à
Louvain (en Médecine, brièvement), fut le secrétaire de l’évêque Francisco de
Mendoza puis de son frère Fernando, fut élu professeur de grec à Cologne avant
d’être expulsé pour mauvaise conduite, devint précepteur, éditeur à Genève,
Bâle, Anvers, fut l’un des « forgerons » de la Révolte et le secrétaire de Philip
de Marnix avant d’occuper une position universitaire. Cela lui fait beaucoup
d’amis : ses camarades d’infortune et travaux savants à Genève et Bâle, mais
aussi les amis de ses amis, qui deviennent des amis en signant l’album (Dousa)
ses collègues et éditeurs (Ortelius, Plantin, Scaliger, Lipsius, Van Hout, Drusius,
Metkerke, Castellion, Mylius, Languet, Cunaeus) et les amis des amis des amis
(Loppius) sans parler des amis de sa collection de manuscrits et livres d’érudi-
tion. Sa correspondance nous apprend aussi que certains amis n’ont pas signé
l’album (Sudermann, Zwinger, Scriverius, Metkercke, Clusius, Heinsius).
cahiers blancs et pages blanches des Parodiæ Morales d’Henri Estienne, publiées chez
l’auteur à Genève en 1575 lorsque Bonaventura Vulcanius y séjournait.
Public par définition, l’album est, tout comme les murs contemporains de
nos réseaux en ligne, une collection de trophées, d’affiliations et déclarations.
Portrait d’humaniste avec groupe, il est à la fois liste de contacts, carnet de
route, lettre de recommandation et profession de foi/culture. Très rapidement,
se met en place un modèle d’inscription comportant après et autour d’un
poème, d’une devise, d’un dessin :
Bien sûr, certains signataires connaissent mal les usages : sans parler des
illettrés (au sens propre) qui griffonnent quelques mots, certains étudiants
commettent l’erreur de mettre leur nom en premier, et donc plus haut sur la
page, d’autres personnages moins savants se contentent de signer.
Le modèle crée son code : place est donnée (et prise) aux contributeurs
illustres (Théodore de Bèze, Janus Dousa, Philip de Marnix) et aux amis
proches. Surtout, l’inscription s’adresse non seulement à l’ami qui présente
l’album mais également aux amis futurs qui le signeront : elle déclare ainsi non
seulement l’amitié du contributeur pour celui qui présente le volume à signer
mais également celle qu’il éprouve (ou du moins ne réprouve pas à l’égard des
autres contributeurs, dont il peut regarder et lire les inscriptions, ainsi que
celle du possesseur pour celui qui est invité à signer de son nom. Pas d’anony-
mat ni de pseudonyme, il s’agit bien de signer et revendiquer publiquement
le lien amical, au rebours des listes privées de contacts. Il n’est donc pas sans
importance que la première inscription portée sur une belle page de l’album
d’amis de Bonaventura Vulcanius soit celle de Théodore de Bèze.
En trois citations sur le malheur et la foi, tirées d’un père de l’Eglise, d’un
tragique grec et d’un évangile, qui forment un conseil, une sentence et une
promesse, le maître console l’exilé. Surtout, il lui donne une preuve tangible et
visible de sa protection : une pleine page, portant les deux noms accolés, qui
vaut contrat d’amitié.
ugustinus Epist. 70
A
Sic utaris hoc mundo quasi non utens : ut ex bonis eius bona facias, non
malus fias, quia et ipsa bona sunt, nec dantur hominibus nisi ab illo qui habet
omnium cœlestium et terrestrium potestatem. Sed ne putentur mala, dan-
tur et bonis, ne putentur magna uel summa bona, dantur et malis : itemque
auferuntur ista et bonis ut probentur, et malis ut crucientur.
[Augustin, Liber epistolarum, Paris, J. Bade, 1517, epist 70, f XVIII, B]
L’unité de lecture des codices servant d’alba est en effet double : la page et le
volume. Or si le livre dans son entier et dans sa longueur met en place réseaux
et registres, sa lecture en demeure néanmoins essentiellement non linéaire,
tant au niveau de la page devenue tabulaire qu’au niveau de la progression
dans le volume. L’ordre des inscriptions ne suit pas l’ordre des pages, ce qui
forme le premier indice de l’a-linéarité de la collection. Ainsi, la première ins-
cription datée de l’album de Vulcanius est celle de Claude Groulart, au folio 38.
Αἰὲν ἀριστεύειν
D. Bon. Vulcanio Doctiss. uiro
Scribebat Claudius Groulartus
in perpetuam sui memoriam
Prid. Kal. Sept CIC IC LXXV.
1 Bonaventura Genève
38 31 08 1575 Groulartus, Genève
Claudius
20 3 09 1575 Bèze, Théodore de Genève
186 v 187 5 09 1575 Amonius, Joannes Genève
23 Hotmanus, Genève
Franciscus
23 08 09 1575 Daneau, Lambert
24 08 09 1575 Perrot, Charles Morges
25 [08 09 1575] Corneille Bertram [Genève]
189 10 09 1575 Gamageus, G. Genève
189 v 10 09 1575 Churchens, Genève
Thomas
190 10 09 1575 Chevalier, Pierre Berne, lettre
190 [10 09 1575] Dulcis, Catharin [Genève]
40 19 09 1575 Calvetus Genève
(Chauveton),
Urbanus,
41 20 09 1575 Goulartus, Simon
6 25 09 1575 Serranus, Johannes Lausanne, Lettre
28 (et 27 v, 28 09 1575 Mallotius, Joannes
bas de page)
42 2 10 1575 Vinslerus /Finsler, in Helvetia, en Suisse
Josué
Elle est antérieure à nombre d’inscriptions qui apparaissent avant elle dans
l’ordre traditionnel de la lecture.
Pages de garde et feuillets de fin de volume sont souvent (mais pas tou-
jours) remplis avant les autres. De fait, sur les livres imprimés, l’espace libre
et la longueur des inscriptions déterminent fréquemment l’emplacement
choisi pour déclarer l’amitié. Le « replacement » chronologique des premières
contributions selon l’ordre des rencontres et non celui des pages montre en
effet que les contributeurs ne se reconnaissent aucune contrainte linéaire au
niveau du volume et vont chercher en priorité les pages blanches (du dernier
cahier) ou les pages de garde. Le possesseur de l’album, lui, signe en page de
garde, et prend la place de parapher sa présence.
Cette utilisation explicite du livre comme support et non comme texte est,
bien sûr, plus visible encore dans les livres imprimés afin d’être utilisés comme
alba et qui comportent cadres ou écussons destinés à fragmenter la linéarité
et isoler une nouvelle unité de lecture, suffisante en soi : la page. Elle se conti-
nue par le recours à des éléments non textuels (portraits, dessins, marques
d’imprimeurs, impressions, aquarelles etc.) qui fréquemment s’intègrent à la
déclaration mais aussi servent parfois de signature ou devise. Il faut avouer
que la liberté des inscriptions rend souvent vains les efforts d’imprimeurs pour
préparer les espaces où inscrire l’amitié : dans l’album d’Antonius a Blonck,19
pré-formaté avec 4 séries de 29 tampons carrés pour armoiries, personne n’uti-
lise les cadres, sauf, au folio 123, Franciscus Gomarus, qui inscrit dans la case
prévue à cet effet, sa devise et une date « Fide, sed cui uide, Lugd. Bat. 21 dec
1598. » On verra également, toujours à la bibliothèque de Leyde, le recueil de
gravures de Crispin de Passe, expressément composé pour servir d’album ami-
corum, ainsi que l’indique le titre Deliciae batavicae, variae elegantesque pictu-
rae omnes Belgii antiquitates et quicquid praeterea in eo visitur representantes,
que ad album studiosorum conficiendum deservire possunt.20
L’affirmation en deux dimensions (la page, le recueil) de la tabularité dans
le codex est la première ouverture des temporalités : la page est un espace dont
le parcours n’est pas linéaire. Exemplairement, la signature de Bonaventura
Vulcanius sur les alba de ses amis et étudiants, avec le paraphe qui orne son
nom, illustre cette mise en tabularité de la page.
En deux distiques, qui font référence au psaume 127 (de la tradition
protestante),21 et s’inspirent de Grégoire de Naziance,22 Vulcanius fait surtout
œuvre de référence : la devise traduite est aussi répandue dans la tradition
évangélique qu’un . . . lieu commun. Ainsi, l’on rapporte que Jane Grey avait
écrit des vers similaires sur les murs de son cachot dans la Tour de Londres.23
Ce jeu avec la citation et avec la célébrité d’un mot ou d’un verset est en soi
tabulaire lui aussi : il arrête le déchiffrage informatif pour flâner poétiquement
L’offrande amicale
L’inscription est constituée comme objet en soi, ce que souligne son auto-dé-
finition comme tessera, tekmerion, testimonium, perpetuum monumentum,
syngraphum, recordatio, testificatio, munus, symbolum, mnemosunon, pignus,
pignatum, etc. Du coup, est assuré le passage à la transcendance des circons-
tances, qui elles aussi figurent sur la même page, en tension avec la « perpé-
tuité » des inscriptions, portées au parfait « scripsi » ou « scripsit. » L’inscription
de Jean de Serres (Johannes Serranus), portée au feuillet 6 le 25 septembre
1575, conjugue ainsi le futur et le passé par les citations anciennes, la situation
présente, et la composition d’un texte qui, déjà, appartient à la postérité de
son écriture :
Après deux définitions de la piété, mêlant grec et latin et liant foi et érudition,
l’ami de Bonaventura lui fait don d’une inscription en capitales, qui semble,
déjà, figurer sur son tombeau : « Puissé-je vivre pieusement afin de pouvoir
mourir pieusement. » Suit immédiatement, au parfait de ce qui est accompli
(et effectivement, l’inscription est écrite), la mention des circonstances parti-
culières de cette amitié éternelle :
27 Voir Hélène Cazes, « Une correspondance avec le lecteur : le défi poétique d’Henri
Estienne (1530–1598) » dans La Rhétorique Epistolaire, éd. Claude La Charité (Québec, à
paraître).
28 Nous utilisons toujours l’édition et les références de Leyde, 1703, dans la réédition de 1961 :
Desiderii Erasmi Opera Omnia, II, (Olms, 1961), abrégée en LB II.
29 On lira sur cet adage et sur son importance pour Érasme comme pour ses lecteurs le livre
de Kathy Eden: Friends Hold All Things in Common Tradition, Intellectual Property, and the
Adages of Erasmus (New Haven, 2001). Voir également le compte-rendu de Jeannine de
Landtsheer, Journal of the History of Philosophy 42.1 (2004), 100–101.
anciens d’Érasme ne s’y sont guère trompés, qui puisèrent aux fonds de l’amitié
les adages dont ils ornèrent leurs livres d’emblèmes, puis leurs livres d’amis :
ils référaient ainsi leur sentiment de former une République des Lettres à une
érasmienne « République des amis.» La disparité des sources, classiques ou
bibliques, ne contredit guère ce « principe d’amitié » : la concorde des morales
se lit ainsi dans la conclusion chrétienne des deux premiers adages, l’un évo-
quant les Frères de la Vie Commune et l’autre la loi mosaïque, lorsque les tra-
giques grecs, Aristote, Platon, Térence, Martial, Diogène Laërce, Pline le Jeune,
Plutarque et Cicéron fournissent la matière du tissage des citations.
Lieux Communs
Or dès la première phrase, Érasme prend soin de faire remarquer le geste édito-
rial qui place l’amitié au premier rang : en signalant au lecteur que l’ordre a été
changé et que ce nouvel arrangement est le fruit d’une mûre décision, il l’invite
à interroger « l’auspice » du premier adage de toute sa sagacité et cette lec-
ture mène à la définition du lieu commun comme espace d’amitié. Tel procédé
continue le propos du traité introductif sur la nature du proverbe, esquissé dès
la lettre-préface des Collectanea de 1500 et développé avec ampleur en tête des
Adages de 1508. En des termes qui appellent le premier adage tels que « com-
mun », « célèbre », « répandu », « connu », « fameux », Érasme fonde la recon-
naissance de l’expression proverbiale sur sa large diffusion et propose une
justification par l’occurrence textuelle de sa sélection d’adages. Bref, l’attesta-
tion littéraire, surtout chez les auteurs dramatiques, fait ici office de preuve
générique.
30
Adagiorum Chiliades, LB II, 2 : “Quid Parœmiæ proprium, et quatenus. Itaque peculiariter
ad prouerbii rationem pertinent duo, τὸ θρυλλούμενον καὶ καινότης, hoc est, vti celebratum
L’infini jeu des réflexions ne termine pas ici : car les adages ont, entre autres, la
fonction de fournir à leurs lecteurs, des citations « anciennes et célèbres » pour
leurs conversations. En effet, selon le traité préfatiel, « la première recomman-
dation des adages » est que les anciens les estimaient : à preuve, « les meilleurs
auteurs » n’hésitèrent pas à les citer dans leurs propres ouvrages. Pareillement,
continue le même traité, l’on aura profit à citer et accommoder les adages lors
de banquets, rencontres et débats ; l’humaniste en donne une série d’exemples,
qu’il invite le lecteur à continuer. Or, une fois encore, l’adage inaugural répète
le principe poétique : dans son injonction au lecteur, Érasme cite en effet –
sans toutefois le faire explicitement remarquer – notre adage à propos de la
pratique de l’accommodation : « le procédé est commun pour tous les cas »,
communis omnibus, tout comme les biens des amis sont communs entre tous,
communia omnia.
En matière d’amis, bien cher Pierre, mon bon ami, il en est un genre fort
vulgaire, vil, même : leur vie entière, y compris leur affection, se définit
matériellement. Lorsqu’il leur arrive de se séparer, ils s’envoient sans
cesse des petits signes pour se rappeler les uns aux autres : anneaux,
petites dagues, tiares et autres pareilles babioles. Car ils croient qu’ainsi
entretenues, les bonnes dispositions ne souffriront pas du changement
et survivront aux longues distances et attentes. Mais pour nous, quand
notre amitié tient tout entière dans l’union de nos âmes et le partage de
sit, vulgoque iactatum. Nam hinc etiam parœmiæ Græcis vocabulum, videlicet ἀπὸ τοῦ
οἴμου τὸ ὁδος, ὥσπερ τρίμμα καὶ παροδικὸν quod passim per ora hominum obambulet : et
adagii Latinis, quasi dicas circumagium . . . Deinde scitum, vt aliqua ceu nota discernatur
a sermone communi. Neque enim protinus, quod populari sermone tritum fit, aut figura
nouatum, in hunc catalogum adlegimus : sed quod antiquitate pariter ac eruditione com-
mendetur : id enim scitum appellamus.”
Les très nombreuses similitudes touchant l’amitié, dans le recueil ainsi placé
sous les auspices de l’union spirituelle, confirment cette lecture : empruntées
à Plutarque, dans le traité Sur l’Amour Fraternel,32 ainsi qu’aux autres opus-
cules moraux du même auteur,33 les paraboles fournissent un trésor pour dire
l’affection.
Voire, les préceptes de l’amitié se continuent dans le De Copia, par une liste
des formules de salutations entre amis : plus de trois cent variations sur la
phrase « Tant que je vivrai, je garderai souvenir de toi »!34 Dès lors, les exemples
de formule constituent bel et bien, tout autant que les similitudes relevées
chez Plutarque ou les adages rassemblés en collection, un « petit cadeau »
spirituel. Érasme en fait tant l’envoi que la preuve et l’exemple : en offrant à
lire l’expression de son amitié, il fait don également de la manière humaniste
de faire amitié.35 Ici, la formule ou la citation savante sont à la fois la méthode
et le signe concret du présent aux amis, tandis que, suivant les rencontres
de l’étymologie, le présent abolit distances et éloignements.
Les critères se multiplient, dans la forêt des adages ou les diatribes de
Folie, pour faire le portrait de l’ami : tandis qu’il affirme, en autant d’articles
des Adages, l’équivalence des termes « ami », « parent »,36 « frère »,37 Érasme
31 Opera Omnia Desiderii Erasmi Roterodami Elseuier, Amsterdam etc. Ordinis Primi, tomus
quintus, Parabolæ sive Similia, éd. J.-C. Margolin (Amsterdam-Oxford, 1975) 87–88 :
Vulgare quidem et crassum istud amicorum genus, Petre amicorum candidissime, quo-
rum ut omnis uitæ, ita necessitudinis quoque ratio in corporibus sita est, si quando pro-
cul seiunctos agere contigerit, anulos, pugiunculos, pileolos, atque alia id genus symbola
crebro solent inuicem missitare ; uidelicet ne uel consuetudinis intermissione languescat
beneuolentia, uel longa temporum ac locorum intercapedine prorsus emoriatur. Nos uero,
quibus animorum coniunctione societateque studiorum, omnis amicitiæ ratio constat,
cur non potius animi xeniolis et literatis symbolis identidem alter alterum salutemus ?
32 Ibidem, 130–152.
33 Ibidem, 180–184, pour les allusions au traité Comment lire les poètes.
34 De Copia Verborum ac Rerum, éd. B.I. Knott, in Opera Omnia Desiderii Erasmi Roterodami
Ordinis primi, tomus sextus, (Amsterdam-Oxford, 1988), 83–90.
35 Voir Hélène Cazes, « Partage des Adages : un geste d’amitié humaniste en tête des
Adagiorum Chiliades (1508–1533) d’Érasme, » dans À la Recherche d’un sens, Littérature
et vérité, Mélanges offerts à Monique Gosselin-Noat, éd. Yves Baudelle (Lille, 2014), vol. 1,
p. 123–134.
36 Ibid., 3, 10, 17 (col. 938).
37 Ibid., 4, 5, 5 (col. 1055).
Le temps entre ainsi en scène, une fois encore, dans l’espace des pages pluri-di-
mensionnelles des recueils moraux en passant par les recueils d’emblèmes:
tout comme la sentence allie circonstance et principe, l’emblème allie image et
proverbe, lequel allie communauté et singularité. Le recours au lieu commun
moral des adages s’inscrit alors non dans une répétition mais dans une morale
du lieu commun, point de rencontres des temps mais aussi des interprétations,
des reflets, et donc de l’amitié. En ce sens, la thématique de l’amitié, si présente
dans les recueils emblématiques, se lit comme une spécularité : elle détermine
la nature de l’emblème et sa lecture. Et elle se continue, sans rupture, dans les
reprises d’adages ou d’emblèmes dans les alba amicorum.
Ces rencontres textuelles se doublent de rencontres concrètes sur les pages des
Alba Amicorum : le nombre de recueils d’emblèmes choisis comme support des
collections de déclarations d’amitié dépasse toute autre catégorie, hormis celle
d’icônes et sentences bibliques ou de livres préparés ( comme celui Jean de
Tournes, Lyon, 1553 et 1558).
Les éditions amicalement annotées d’Alciat (Alciat, Lugduni, 1556, exem-
plaire de Johannes Vehlinus, 1557–8 BM Eg 1180) et de Sambucus (1564,
Plantin) ne sont, de fait, prédatées que par les inscriptions portées sur le
recueil de Philip Melanchthon, Loci Communes Theologici, 1548 (Leipzig), uti-
lisés comme album amicorum la même année. (48.TEU.CHR. in CAAC.) On
compte aussi, du même Melanchthon, les In Evangelia Annotationes. C’est
dans cet esprit, et pour servir d’album que sont publiées, par Conrad Weiss,
les Bibliorum utriusque Testamenti Icones Doctis Carminibus exornatae, 1571,
Francfort. Pareillement, on relèvera les Emblemata Nobilitati et uulgo scitu
digna Theodore de Bry (Wittemberg, 1555 ; Francfort, 1592–3), mais aussi Les
Devises Héroïques de Paradin (Lyon, 1563), Les Emblemata physico- ethica de
Taurellus, Noribergae, Paulus Kaufmann, 1595, Le Viridarium Chymicum de
1624, le Theatrum Sapientiae de 1626, la célèbre Vita Corneliana de 1639 etc.
L’œuf ou la poule ? Les gravures tachent, prennent de la place sur la forme du
compositeur : tout cela laisse de l’espace et tout ce blanc invite les inscriptions.
Voire, le déchiffrement de l’emblème définit lui aussi une temporalité ami-
cale, du dialogue, de l’interprétation, du débat. Ainsi l’emblème « pour peu de
44 Jean Jacques Boissard Emblematum liber (Francfort, Theodore de Bry, 1593), cité dans le
tableau comme Boissard.
cas foy trebuche » dans le Theatre des Bons Engins de La Perrière (1544) donne
un récit (au futur) pour célébrer les « bons amys » et leur « voix commune » en
traduisant l’adage érasmien.
Dans sa préface aux Emblèmes d’Alciat 1536 (1531),45 Christian Wechel dit servir
la République des Lettres en donnant quelque chose de lui (mei usum aliquem
Reipublicae adferrem) en produisant cette réédition, taillée et corrigée. La der-
45 Plus spécifiquement, sur l’utilisation des Emblèmes d’Alciat comme alba amicorum, on
lira William Barker, « Alciato’s Emblems and the Album Amicorum: A Brief Note on
Examples in London, Moscow, and Oxford, in Alciato’s Book of Emblems, » December
2002, publié en ligne sur The Memorial Web Edition
in Latin and English, http://www.
mun.ca/alciato/, site consulté le 14 février 2008 et Victoria Musvik, « Word and Image:
Alciato’s Emblemata as Dietrich Georg Von Brandt’s Album Amicorum, » Emblematica, 12
(2002), 141–163.
nière pièce liminaire, par André Alciat, était, déjà en 1531 pour la première
édition, une déclaration d’amitié offrant le texte comme gage. En voici la tra-
duction par son imprimeur :
Retour au cercle
50 Voir Gilbert Tournoy « Petrus Vulcanius », dans Contemporaries of Erasmus, éd. P. Bietenholz,
(Toronto, 1997), 420. Dans ses lettres, Érasme fait plusieurs fois mention de Petrus Vulcanius.
51 Voir Epist. 2794, 10 : à Carolus Blontus dans Érasme, Opus epistolarum Des. Erasmi
Roterodami, éd. P.S. Allen, H.M. Allen, H.W. Garrod, 11 vols., Oxford, 1906–47.
52 Epist. 2842, 20, ibid.
53 Epist. 2794, 7–9, ibid.
54 Epist. 2794, 14‐15, ibid.
55 LEIDEN, Bibliothèque de l’Université, Vulc. 109 a. C’est la lettre 2794 de l’édition par P.S.
Allen, opus cit., vol. 10, 201, lettre 2794.
56 Magni Des. Erasmi Roterodami vita; partim ab ipsomet Erasmo, partim ab amicis æqualibus
fideliter descripta; accedunt epistolæ illvstres plus quam septuaginta, quas ætate provectiore
scripsit, nec inter vulgatas in magno volumine comparent. P. Scriverii, & fautorum auspicijs,
éd. Petrus Scriverius (Leiden, 1615), 253–4.