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Vicaire Paul. Les Grecs et le mystère de l'inspiration poétique. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 1963. pp.
68-85.
doi : 10.3406/bude.1963.4014
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_0004-5527_1963_num_1_1_4014
Les Grecs et le mystère
de l'inspiration poétique
Enfin, dans le livre IV des Lois, en dépit des réserves que cette
dernière œuvre exprime assez souvent à l'égard de la poésie, il
nous est dit (par un personnage qu'on doit considérer comme le
porte-parole de Platon) que le poète inspiré est « assis sur le
trépied des Muses » — c'est-à-dire se trouve dans une attitude
qui fait penser à celle de la Pythie — et que, dans ce moment
solennel, « il n'est plus maître de son esprit ; mais, comme une
source, il laisse couler librement ce qui lui vient » 2,
Si nous pouvons nous référer avec confiance à ces descriptions
classiques, dans l'œuvre de Platon, c'est évidemment en raison
de la qualité de ce juge ; mais c'est aussi parce que nous avons
là le témoignage critique d'un écrivain qui vient assez tard pour
prendre une vue générale de la poésie grecque dans ce qu'elle a
1 . Phèdre, 245 a.
2. Lois, TV, 719 c
produit de meilleur. Voir les choses comme Platon, avec Platon,
c'est nous placer à un point de contemplation d'où nous pouvons
saisir comme un immense paysage. Connaisseur des poètes qui
étaient pour lui les « anciens » et de ceux qui étaient pour lui les
« modernes », Platon peut, dans ce domaine comme dans bien
d'autres, fournir un bilan du temps où il a vécu, de la culture
dont il a eu sa part. Platon prend la poésie comme un objet de
réflexion distinct, tout en connaissant certainement très bien la
pensée des poètes eux-mêmes devant leur expérience particulière,
et aussi les théories d'un certain nombre de penseurs qui,
avant lui, ont décrit et tenté d'expliquer la création poétique.
L'on voit donc se dégager, dans les descriptions de Platon,
deux aspects du mystère poétique : d'une part il existe un
contact direct entre le poète et la puissance transcendante qui le
favorise d'une sorte de grâce ; d'autre part se manifeste un
trouble, qui accompagne ou qui suit ce contact, c'est-à-dire cet
état de possession divine.
En fait, ces deux aspects ne sont mis en lumière ensemble, chez
les Grecs, qu'à une date relativement tardive. Si l'on s'en tient
au témoignage des grands poètes, que Platon avait lus et relus
et qu'il cite souvent, on constate que ces auteurs ne disent rien
du délire, mais qu'ils croient à l'existence d'un influx dont ils
sont — ou dont ils peuvent être, selon le bon plaisir des dieux —
les bénéficiaires.
Il est un signe assez clair de la constance de cette croyance :
c'est la multiplication des appels adressés par les poètes à la
Muse, ou aux Muses, ou encore à Apollon. Sans doute, s'il est
une chose qui laisse froids la plupart des lecteurs modernes,
quand ils lisent les poètes grecs, c'est bien les invocations de
cette espèce. Or, les plus vénérables d'entre les poèmes, et les
plus célèbres, commencent ainsi par un appel à la divinité —
par un appel où nous sommes tentés, nous, de ne trouver que
l'expression d'un formalisme sclérosé. En réalité, il y a là autre
chose que des paroles banales. Et si la routine et la sclérose sont
venues, si l'habitude a fait dans ce domaine les ravages qu'on
pouvait attendre, encore faut-il justifier l'apparition de cette
habitude.
U 'Iliade comporte ainsi un prélude de quelques vers, dans
lesquels le poète demande à la Muse d'être présente, quand il
entreprend son immense travail. Au premier vers de \ Odyssée,
le poète s'adresse encore à la Muse pour qu'elle l'aide à se
rappeler l'histoire d'Ulysse. Hésiode, au début de son poème
didactique, les Travaux et les jours, sollicite l'alliance des Muses,
filles de Zeus, pour chanter la gloire de ce roi des dieux ; et, dans
le prélude de sa Théogonie, il fait l'éloge des souveraines des
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montagnes, les Muses, car c'est dans les montagnes qu'il a cru
entendre leur voix. Pindare, enfin, sent la Muse près de lui quand
il invente une nouvelle forme yrique, déclare qu'il mêle comme
dans un cratère les chants qui lui sont inspirés, et se fait, avec
orgueil et docilité tout ensemble, le serviteur des dieux qui
régnent sur la poésie l.
La solennité du ton avertit que les formules de ces poètes
doivent être prises au sérieux, et qu'il est prudent d'éviter tout
jugement sommaire qui reléguerait de telles invocations parmi
les accessoires d'une dévotion désuète. En France, au début
du xixe siècle, Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme,
avait tout à fait bonne conscience quand il lançait ses sarcasmes
contre la mythologie antique. La mythologie, disait-il « rapetis
sait la nature », et réduisait le miracle de l'universelle création à
« n'être plus qu'une uniforme machine d'opéra » a. Il existe
assurément une masse énorme de faits convergents, qui peuvent
nous faire comprendre la sévérité de Chateaubriand, — et de
tous ceux qui ont pensé comme lui. Il y a eu, en effet, tant de
siècles d'exercices littéraires, d'imitations scolaires, sans oublier
bien entendu l'apparition du scepticisme chez les Anciens
eux-mêmes, le déclin des religions païennes et la venue du
Christianisme. Mais nous avons le devoir de ne pas nous
contenter d'un jugement aussi rapide, devant ce qui fut non pas
un jeu très superficiel, mais une expérience de bonne foi. La
fréquence des appels adressés à la Muse n'est pas une raison
pour que nous croyions à leur caractère automatique et purement
formaliste. En vérité, l'on peut admettre qu'une sorte d'anxiété
s'y exprime ; ces poètes anciens, dont la pensée tendait à classer
dans la catégorie du sacré au moins une part des réalités psychol
ogiques, n'ignoraient pas, sans doute, les vicissitudes affrontées
par tout homme doué d'un instinct profondément créateur. Et
les plus grands savaient bien eux-mêmes que l'influx mystérieux
capable d'enflammer leur âme et de leur dicter d'admirables
vers, n'était pas un privilège quotidien. Au moins pour les
âmes religieuses, et dans un temps où le scepticisme n'avait
pas encore fait son œuvre, il était rassurant et utile de lancer
vers les Muses de « pieux appels », qui pouvaient faire descendre
la grâce. Et quand un poète comme Hésiode nous dit de quelle
façon ces divinités lui ont appris le chant, et lui ont adressé la
parole pour lui révéler leurs pouvoirs immenses et ambigus, on
doit croire qu'il ne s'agit pas d'une froide allégorie, mais de
l'expérience réelle d'une sorte de familiarité avec les puissances
montre que pour lui le commerce des Muses peut aider à acquérir
des connaissances du type le plus concret. Et, rétrospectivement,
elle nous fait comprendre, une fois de plus, que l'invocation aux
Muses, chez Homère, n'était pas un formalisme banal. De même,
ce qui, dans Ylliade, a l'aspect d'un pur document (comme le
Catalogue des vaisseaux, dans le chant II) n'est pas donné pour
atteint, pour retrouvé, sans une assistance divine. D'une manière
générale, c'est grâce aux Muses que la vision du passé sera
juste, que le poète pourra retrouver ce qu'un esprit humain du
type ordinaire ne saurait conserver intact. La tradition, redressée,
guérie de l'à-peu-près, a des chances d'atteindre la vérité.
L'aède épique joue de la sorte le rôle d'un historien avant même
qu'on ait eu l'idée de composer une histoire ; l'épopée, c'est une
histoire fondée sur l'inspiration et les intuitions qu'elle favorise,
avant le temps où la recherche du passé disparu, chez les Ioniens
puis chez Thucydide, accepta de s'accommoder des seuls moyens
humains et naturels l.
D'autre part, quand il ne s'agit plus d'événements humains
qui pourraient s'encadrer dans une chronologie, dans un temps
mesurable, mais de ce qui fut, comme il apparaît dans la poésie
d'Hésiode, le commencement du monde, l'inspiration divine
donne au poète le moyen de saisir l'essentiel. Ainsi Hésiode,
guidé par les filles de Mémoire et de Zeus, compose la Théogonie,
et atteint non plus le contingent, mais l'essentiel, et, comme on
l'a dit, « la réalité primordiale dont est issu le cosmos 2. » A ce
point, le don de la mémoire s'apparente curieusement à une
omniscience divinatrice, et il nous est rappelé que le poète
inspiré est aussi l'homme qui lit dans l'avenir. Pindare l'a
proclamé fièrement quand il a dit : « Rends tes oracles, ô Muse,
et je serai ton prophète 3. » Cette invocation confiante, et un peu
impatiente aussi peut-être, est bien révélatrice. Pindare, serviteur
d'Apollon et des Muses, a besion de donner sa mesure, de
manifester à quel point il est digne d'avoir été choisi. Pour lui,
il est absolument clair que le don de poésie et le don de prophétie
vont de pair 4. Et il peut être tenu pour acquis que l'un des plus
doués et des plus lucides d'entre les poètes grecs a exprimé sur
ce point, sur la faculté divinatrice, une des croyances essentielles
de sa race.
Le rapide tour d'horizon que nous venons de faire nous donne
une certitude formelle : les meilleurs des Grecs prenaient la
poésie fort au sérieux. Assurément la poésie pouvait ne servir
i. V. F. Robert, Homère, Paris, 1950, p. 13 ; E. R. Dodds, The Greek and
the irrational, Berkeley, U. S. A., 1951,/). 81.
2. P. Vernant, op. cit., p 7.
3. Pindare, fragment 150 Snell ( = adel. 20 Puech).
4. V. J. Duchemin, Pindare, poète et prophète, Paris, 1955.
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(parfois, sous ses formes banales et mineures), qu'au diverti
ssement ; et la Grèce a eu, comme tous les pays, des versificateurs
qui étaient seulement des artisans adroits, ou de brillants amat
eurs, plus proches des maîtres de la rhétorique que des véritables
inspirés de la Muse. Constater cela n'est pas retirer aux vrais
poètes le droit au jeu et à la liberté. Mais ces notions de
jeu, de liberté, doivent être éclairées d'un jour particulier quand
on les applique à des poètes grecs. Elles ne se confondent jamais
avec une extension indéfinie de l'arbitraire ; elles ne reflètent
presque pas (du moins : pas de façon directe) la revendication
individualiste ; elles ne supposent que rarement le dédain de
l'intelligible. Le jeu, la liberté, résident dans le choix des mots,
la structure des images, l'agencement des mythes, sans que soit
perdue de vue la nécessité de donner un reflet assez fidèle du
réel, c'est-à-dire la nécessité d'imiter.
Le poète le plus efficacement inspiré est au fond celui qui
imite le mieux, et ici les grandes visions de Platon peuvent
nous être d'un utile secours, pour comprendre l'idéal de la
poésie grecque : le poète que la Muse inspire est dans la même
dépendance, par rapport à cette divinité, que toutes les âmes
parties en procession, dans le lieu supracéleste du Phèdre l, le
sont par rapport à chacun des dieux dont elles suivent le cortège.
On voit comment une poésie dont tous admettent, explicitement
ou implicitement, qu'elle est soumise à une « loi générale d'exem-
plarisme » (pour employer la formule 2 un peu lourde de
Léon Robin), a d'autant plus de chances d'être admise par la
pensée philosophique qu'elle est plus authentiquement inspirée.
Au temps où Platon écrit, c'est-à-dire au IVe siècle avant le
Christ, il y a longtemps que les poètes offrent aux jeunes Grecs,
sur les bancs de l'école, l'essentiel de leur nourriture spirituelle.
Cet aliment était sans doute mêlé, impur. Tous les poètes,
même les plus grands, n'ont pas toujours été au plus haut de leur
exaltation inspirée. La sévérité d'un Xénophane, d'un Heraclite,
d'un Platon, était donc justifiable, mais aussi bien leur respect
pour ce qui méritait d'être respecté, et Platon, quoi qu'on ait dit,
est assez clair sur ce sujet. S'il a critiqué vivement, et souvent,
les poètes de son pays, il leur a rendu l'hommage qu'ils
méritaient, quand ils offraient aux hommes, grâce à l'inspiration,
l'image du Vrai et du Bien qui, dans sa philosophie, sont aussi
le Beau.
Paul Vicaire