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Paul Vicaire

Les Grecs et le mystère de l'inspiration poétique


In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 1963. pp. 68-85.

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Vicaire Paul. Les Grecs et le mystère de l'inspiration poétique. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 1963. pp.
68-85.

doi : 10.3406/bude.1963.4014

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_0004-5527_1963_num_1_1_4014
Les Grecs et le mystère

de l'inspiration poétique

Tout homme qui se dit poète n'est pas forcément inspiré


d'Apollon et des Muses. On peut composer des vers avec
aisance, mettre en œuvre avec un relatif bonheur des procédés
éprouvés, sans dépasser jamais le niveau d'un exercice de
rhétorique fort banal : la versification, l'invention et l'emploi
des images n'ont en pareil cas d'autre objet que d'orner le
discours, dont la platitude, le prosaïsme foncier risquent de
ressortir d'autant plus qu'on a voulu les cacher davantage. Ce
danger, les Grecs l'ont reconnu, et l'ont dénoncé, comme une
imposture plus ou moins consciente, et certainement néfaste,
car elle trahit la nature de l'acte poétique.
Les Grecs croyaient que leurs pères avaient été les témoins,
en des temps reculés, des effets miraculeux des chants inspirés,
quand toute la nature avait visiblement obéi à la voix et à la
lyre d'Orphée, le fils de la Muse Calliope. Et, au cours des
siècles, s'étaient succédés de grands poètes qui, ayant charmé
des générations d'hommes, ne craignaient point d'avouer leur
dette envers la puissance divine : ils avaient conscience qu'à
défaut de cette aide, dont ils affirmaient le caractère surnaturel,
ils ne seraient probablement pas sortis de la condition moyenne
de l'humanité, et n'eussent jamais dépassé le savoir-faire, peu
exaltant, d'un simple artisan.
Mais tous les poètes n'ayant point la même lucidité ou les
mêmes scrupules, on avait beau jeu — et sur ce point Platon
prend position de la façon la plus nette — de remettre à sa
place, fort modeste, le versificateur disgracié, que les Muses ne
ne visitent jamais : la critique des poètes, chez Platon, n'atteint
les grands auteurs que dans la polémique ou à l'occasion de
quelques mouvements d'humeur ; mais elle est toujours sans
pitié pour les écrivains dépourvus d'inspiration et palliant ce
défaut par l'artifice.
Le dialogue Ion nous montre Socrate interrogeant non point
un poète, il est vrai, mais un rhapsode, c'est-à-dire un interprète
de la poésie, un de ces artistes qui brillaient aux grandes fêtes
de la Grèce, où ils récitaient et commentaient des poèmes
célèbres. Le rhapsode Ion, héritier et continuateur des anciens
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aèdes, est un homme solennel, qui s'exhibe richement vêtu,


ménage son effet avec science, et, dans un mélange curieux de
sensibilité véritable et de rouerie professionnelle, émeut jusqu'aux
larmes de vastes auditoires, en récitant les passages pathétiques
de V Iliade et de V Odyssée. Cet homme est un spécialiste de la
poésie homérique, dont il prétend saisir, mieux que personne,
l'essence ; et il se déclare prêt à jouer le rôle de prof, sseur ou de
critique, au profit de toute personne qui souhaite devenir aussi
savant que lui dans ce domaine l.
Certes, Ion n'est pas une « lumière » de la Grèce ; et l'on
peut juger que le Socrate de Platon a la partie un peu trop belle,
quand il se divertit aux dépens de ce déclamateur si content de
lui-même. Pourtant, l'ironie de la caricature ne fait pas oublier
le sérieux de l'examen poursuivi dans ce dialogue. Car le Socrate
de Platon s'intéresse, par delà les succès remportés par Ion dans
les plus célèbres théâtres, au mécanisme mystérieux qui non
seulement relie le rhapsode à son auditoire, mais encore (si
l'on remonte dans l'ordre des causes) établit une continuité en
tre le récitant et le poète, puis entre le poète et la Muse : bref,
une continuité entre l'homme et le divin. Car le rhapsode ne
fait que réciter l'œuvre d'un auteur, et celui-ci est lui-même
inspiré d'en haut. D'où la célèbreimage de la chaîne aimantée
qui part de la Muse, et dont les anneaux successifs sont les
poètes et les rhapsodes — ou les acteurs du théâtre — avant
que le public soit à son tour atteint. Tout le long de cette
chaîne circule un courant, un « influx », d'origine apparemment
surnaturelle, qui glisse, par une voie descendante, de la Muse
aux auditeurs du poème. On voit ainsi s'établir, une liaison
« verticale », et s'affirmer une expérience du sacré, dans l'âme
du poète, du créateur touché par l'action divine. Et chaque poète
est favorisé par telle ou telle Muse, qui fait de lui, par une adap
tation qui le spécialise, un auteur de poèmes épiques, ou de
chants lyriques, ou de tout autre genre de poésie 2.
Mais ce n'est là qu'un aspect de cette sorte de causalité
merveilleuse, si l'on peut employer une telle expression. Car,
lorsqu'on parle dans YIon d'un poète inspiré, on parle d'un être
possédé par la divinité, et placé dans un état de délire, cet état
qu'un autre dialogue de Platon, le Phèdre, appellera la mania *.
Ce délire, nous dit Socrate dans Ylon, présente des analogies
avec celui des gens qui « font les Corybantes» 4. Or « faire le
Corybante» c'était, dans le langage des Grecs, s'abandonner aux

i. Ion, 530 c, 533 c, 535 b.


3. Ion, 533 rf-535 a.
3. Phèdre, 244 £-245 c.
4- Ton, 533 e.
mouvements d'une exaltation pathologique, rappelant la frénésie
de ces danseurs qui se déchaînaient aux cérémonies de la Grande
Déesse de Phrygie, danseurs qu'on nommait « Corybantes ».
Leur cortège tumultueux constituait une des manifestations les
plus voyantes du culte consacré à cette divinité asiatique. Le
délire poétique est aussi rapproché des transports apparemment
désordonnés des bacchantes, que décrit Euripide dans une
tragédie célèbre. L'individu, dans un tel comportement, perd
le contrôle de lui-même, et sa raison subit une éclipse moment
anée.Le rapport établi par le texte platonicien entre le domaine
de la transe religieuse et celui de l'inspiration poétique donne à
penser que l'authenticité de l'inspiration est proportionnée à la
brutalité et à la profondeur de cette rupture, passagère mais
renouvelable, du cours normal de la vie psychique.
D'autres textes que Y Ion, dans l'œuvre de Platon, développent
des idées du même ordre. Ainsi, le Phèdre rapproche formel
lement le délire poétique de plusieurs autres délires : d'atord le
délire prophétique, de la Pythie de Delphes par exemple ; puis
le délire qui accompagne certaines initiations religieuses ; enfin
le délire que cause la passion de l'amour. C'est le Phèdre qui nous
donne la formule la plus nette, la plus belle aussi, par laquelle on
puisse affirmer la primauté de la poésie inspirée sur celle qui est
seulement un produit de l'artifice. Socrate, après avoir décrit les
transports féconds que suscite l'inspiration, « dans une âme
délicate et immaculée », déclare non sans une légère emphase :

L'homme qui, sans le délire des Muses, arrive aux portes de la


poésie dans la conviction que le métier fera de lui un bon poète,
est lui-même un poète manqué ; de même la poésie composée de
sang-froid est éclipsée par la poésie de ceux qui délirent 1.

Enfin, dans le livre IV des Lois, en dépit des réserves que cette
dernière œuvre exprime assez souvent à l'égard de la poésie, il
nous est dit (par un personnage qu'on doit considérer comme le
porte-parole de Platon) que le poète inspiré est « assis sur le
trépied des Muses » — c'est-à-dire se trouve dans une attitude
qui fait penser à celle de la Pythie — et que, dans ce moment
solennel, « il n'est plus maître de son esprit ; mais, comme une
source, il laisse couler librement ce qui lui vient » 2,
Si nous pouvons nous référer avec confiance à ces descriptions
classiques, dans l'œuvre de Platon, c'est évidemment en raison
de la qualité de ce juge ; mais c'est aussi parce que nous avons
là le témoignage critique d'un écrivain qui vient assez tard pour
prendre une vue générale de la poésie grecque dans ce qu'elle a
1 . Phèdre, 245 a.
2. Lois, TV, 719 c
produit de meilleur. Voir les choses comme Platon, avec Platon,
c'est nous placer à un point de contemplation d'où nous pouvons
saisir comme un immense paysage. Connaisseur des poètes qui
étaient pour lui les « anciens » et de ceux qui étaient pour lui les
« modernes », Platon peut, dans ce domaine comme dans bien
d'autres, fournir un bilan du temps où il a vécu, de la culture
dont il a eu sa part. Platon prend la poésie comme un objet de
réflexion distinct, tout en connaissant certainement très bien la
pensée des poètes eux-mêmes devant leur expérience particulière,
et aussi les théories d'un certain nombre de penseurs qui,
avant lui, ont décrit et tenté d'expliquer la création poétique.
L'on voit donc se dégager, dans les descriptions de Platon,
deux aspects du mystère poétique : d'une part il existe un
contact direct entre le poète et la puissance transcendante qui le
favorise d'une sorte de grâce ; d'autre part se manifeste un
trouble, qui accompagne ou qui suit ce contact, c'est-à-dire cet
état de possession divine.
En fait, ces deux aspects ne sont mis en lumière ensemble, chez
les Grecs, qu'à une date relativement tardive. Si l'on s'en tient
au témoignage des grands poètes, que Platon avait lus et relus
et qu'il cite souvent, on constate que ces auteurs ne disent rien
du délire, mais qu'ils croient à l'existence d'un influx dont ils
sont — ou dont ils peuvent être, selon le bon plaisir des dieux —
les bénéficiaires.
Il est un signe assez clair de la constance de cette croyance :
c'est la multiplication des appels adressés par les poètes à la
Muse, ou aux Muses, ou encore à Apollon. Sans doute, s'il est
une chose qui laisse froids la plupart des lecteurs modernes,
quand ils lisent les poètes grecs, c'est bien les invocations de
cette espèce. Or, les plus vénérables d'entre les poèmes, et les
plus célèbres, commencent ainsi par un appel à la divinité —
par un appel où nous sommes tentés, nous, de ne trouver que
l'expression d'un formalisme sclérosé. En réalité, il y a là autre
chose que des paroles banales. Et si la routine et la sclérose sont
venues, si l'habitude a fait dans ce domaine les ravages qu'on
pouvait attendre, encore faut-il justifier l'apparition de cette
habitude.
U 'Iliade comporte ainsi un prélude de quelques vers, dans
lesquels le poète demande à la Muse d'être présente, quand il
entreprend son immense travail. Au premier vers de \ Odyssée,
le poète s'adresse encore à la Muse pour qu'elle l'aide à se
rappeler l'histoire d'Ulysse. Hésiode, au début de son poème
didactique, les Travaux et les jours, sollicite l'alliance des Muses,
filles de Zeus, pour chanter la gloire de ce roi des dieux ; et, dans
le prélude de sa Théogonie, il fait l'éloge des souveraines des
— 72 —

montagnes, les Muses, car c'est dans les montagnes qu'il a cru
entendre leur voix. Pindare, enfin, sent la Muse près de lui quand
il invente une nouvelle forme yrique, déclare qu'il mêle comme
dans un cratère les chants qui lui sont inspirés, et se fait, avec
orgueil et docilité tout ensemble, le serviteur des dieux qui
régnent sur la poésie l.
La solennité du ton avertit que les formules de ces poètes
doivent être prises au sérieux, et qu'il est prudent d'éviter tout
jugement sommaire qui reléguerait de telles invocations parmi
les accessoires d'une dévotion désuète. En France, au début
du xixe siècle, Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme,
avait tout à fait bonne conscience quand il lançait ses sarcasmes
contre la mythologie antique. La mythologie, disait-il « rapetis
sait la nature », et réduisait le miracle de l'universelle création à
« n'être plus qu'une uniforme machine d'opéra » a. Il existe
assurément une masse énorme de faits convergents, qui peuvent
nous faire comprendre la sévérité de Chateaubriand, — et de
tous ceux qui ont pensé comme lui. Il y a eu, en effet, tant de
siècles d'exercices littéraires, d'imitations scolaires, sans oublier
bien entendu l'apparition du scepticisme chez les Anciens
eux-mêmes, le déclin des religions païennes et la venue du
Christianisme. Mais nous avons le devoir de ne pas nous
contenter d'un jugement aussi rapide, devant ce qui fut non pas
un jeu très superficiel, mais une expérience de bonne foi. La
fréquence des appels adressés à la Muse n'est pas une raison
pour que nous croyions à leur caractère automatique et purement
formaliste. En vérité, l'on peut admettre qu'une sorte d'anxiété
s'y exprime ; ces poètes anciens, dont la pensée tendait à classer
dans la catégorie du sacré au moins une part des réalités psychol
ogiques, n'ignoraient pas, sans doute, les vicissitudes affrontées
par tout homme doué d'un instinct profondément créateur. Et
les plus grands savaient bien eux-mêmes que l'influx mystérieux
capable d'enflammer leur âme et de leur dicter d'admirables
vers, n'était pas un privilège quotidien. Au moins pour les
âmes religieuses, et dans un temps où le scepticisme n'avait
pas encore fait son œuvre, il était rassurant et utile de lancer
vers les Muses de « pieux appels », qui pouvaient faire descendre
la grâce. Et quand un poète comme Hésiode nous dit de quelle
façon ces divinités lui ont appris le chant, et lui ont adressé la
parole pour lui révéler leurs pouvoirs immenses et ambigus, on
doit croire qu'il ne s'agit pas d'une froide allégorie, mais de
l'expérience réelle d'une sorte de familiarité avec les puissances

1. Pindarb, Olymp., III, 6 et suiv. ; XI, 8 et suiv. ; Ném.,lV, 42 ; Pians VI


et IX.
2. Chateaubriand, Génie du Christianisme , 2 e partie, t. IV, chap. I.
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inspiratrices, et de la prise de conscience d'un tel privilège^1.


Il nous faut après ces constatations, observer un fait assez
singulier : les poètes que pouvait lire Platon, de la plus antique
épopée jusqu'à ses contemporains, semblent n'avoir pas parlé,
eux, de délire poétique. Un critique a fort bien observé que ni
Homère, ni Hésiode, ne semblaient s'être jamais souciés d'être
« possédés » par quelque divinité 2, et d'avoir par là quelque
ressemblance avec des êtres doués de pouvoirs exceptionnels
(mais atteints de troubles également exceptionnels) comme la
Pythie de Delphes. Et nous pouvons constater, objectivement,
que l'idée de « possession » divine est absente d'Homère. Quant
à Pindare, son œuvre ne parle nulle part de délire, de transe ;
nous savons qu'une émotion l'anime, mais rien ne nous suggère
que la présence divine le bouleverse et le fasse sortir de lui-même.
Telle est, dans ses grandes lignes, et en remontant assez loin
dans le temps, l'attitude des poètes grecs devant l'inspiration.
Mais, si intéressante que soit la pensée des principaux intéressés,
il importe de connaître aussi l'opinion de ceux qui ont manifesté
leur curiosité à l'égard de toutes les formes de l'inspiration,
poétique ou non. Or comme les vers demeurent, au cinquième
siècle avant Jésus-Christ, plus fréquemment employés que la
prose pour exprimer les idées, il arrive que les philosophes
présocratiques se considèrent volontiers, eux aussi, dans des
compositions qui gardent la forme poétique, comme les bénéfi
ciaires d'un choix divin.
C'est ainsi que Parménide, au début de son grand poème
De la nature, décrit dans une page grandiose sa propre ascension,
par une route de lumière, vers le manoir céleste où réside la
divinité. Il est emporté sur un char aux essieux brûlants, que
guident les Nymphes, filles d'Hélios, et il se trouve bientôt
admis en présence de l'Etre qui l'instruira de la Justice et de la
Vérité. Ce penseur, qui a affirmé avec une rigueur intransigeante
la réalité de l'Etre unique, lequel se nomme aussi le Tout ; qui
a soumis le concept aux exigences du principe de non-contradic
tion ; qui, selon le mot de Nietzsche, « a été saisi du frisson
glacial de l'abstraction » 3, est aussi un homme qui adopte, en
composant un ouvrage en vers, le ton solennel des initiations
religieuses — marquant, par ce goût du mythe, sa dette probable
à l'égard de l'orphisme, et son sens d'un mystère qu'il traduit
en images, plutôt qu'il ne l'explique *.

1. Hésiode, Théogonie, v. 22-34.


2. E. E. SiKES, The greek viezv of poetry, Londres, 1931, p. 20.
3. Nietzsche, La naissance de la philosophie, trad. Ci. Bianquis, p. 75.
4. V. Diels-Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, 28 (18) B 1 ; M. UNTEBS-
tbinbr, Parmemide, Testim. e Framm., Florence, 1958, p. li et xai ; c£
Sir C. M. Bowra, Problems in greek poetry, oxford, 1953, p. 38.
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Empédocle d'Agrigente, commençant un vaste poème philo


sophique, demande à la Muse, tout comme le ferait un poète
épique, une assistance dont il connaît la nécessité et le prix ;
il se sent fort des assurances que la divinité lui a déjà données,
et qui l'encouragent sur la voie de nouvelles tentatives l. Les
aspects pittoresques, et même quelque peu extravagants, de la
personnalité d'Empédocle, le rapprochent sans doute des
illuminés et des thaumaturges. Et, comme son génie est pour
ainsi dire double — Empédocle étant un homme chez qui le
goût de l'observation des faits concrets voisine avec les rêveries
les plus échevelées — on pourrait s'attendre à trouver chez lui
une théorie de l'inspiration, qui étendît à la poésie les bienfaits
de l'enthousiasme, de la possession divine. Or, nous pouvons
seulement supposer, grâce aux paraphrases de quelques com
mentateurs tardifs, qu'Empédocle avait l'idée d'un délire
créateur, et que ce délire s'étendait à un domaine très vaste,
contenant à la fois la prophétie, la transe extatique de certaines
expériences religieuses, et la poésie. Mais cela est trop vague
pour nous instruire <£.
Et c'est chez un autre penseur que nous devons chercher une
tentative d'explication de l'enthousiasme poétique. Ce philo
sophe, qui écrit en prose, c'est Démocrite d'Abdère. Ce penseur
rationaliste, si désireux qu'il soit d'exclure de ses analyses,
avec une rigueur ignorée jusqu'à lui, les éléments mythiques,
ne rejette pourtant pas tout à fait l'opinion commune de son
temps sur la divinité. Il admet qu'il existe, dans l'air, des êtres
à la fois semblables aux humains par leur forme, supérieurs à
eux par leur taille, êtres qui sont des « démons » plutôt que des
dieux. Et ces êtres supérieurs envoient aux hommes un souffle
que Démocrite appelle divin, un lepôv 7iV£U[j.a — qui est
proprement l'inspiration. Cette façon d'expliquer les faits,
ou plutôt de les décrire est, par un côté matérialiste, les démons
de Démocrite ont une matérialité ; des effluves également
matériels sortent d'eux, atteignent les âmes qui doivent les
recevoir. Ce phénomène est en somme du même ordre que celui
de l'aimantation, qui étend les propriétés magnétiques d'un
corps à l'autre. Et les âmes sont elles-mêmes composées de
particules matérielles (des atomes subtils, ronds et lisses) que
leur mobilité naturelle rend aptes à subir les impulsions exté
rieures. Il semble, chez Démocrite, que les inspires de toute
espèce (prophètes, initiés, et poètes aussi, bien sûr) sont des
êtres pourvus d'un tempérament physique et psychique plein

1. V. Diels-Kranz, op. cit., 31 (21) B 3, v. 3-6 ; B 131.


2. V. A. Delatte, les conceptions de l'enthousiasme chez les philosophes préso
cratiques, Paris, 1934, p. 23, 32.
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de chaleur, et capables d'être affectés des mêmes mouvements


que les dieux l.
Ce qui est remarquable dans l'œuvre de Démocrite, de ce
philosophe en qui Ton est convenu de voir l'un des ancêtres du
matérialisme moderne, c'est la place faite, sans hésitation,
comme à une donnée positive, à V enthousiasme, c'est-à-dire à la
possession par une force supérieure qu'il est loisible d'appeler
divine. Cette sorte de délire semble être un fait d'observation,
sur les caractères essentiels duquel on ne saurait avoir de doute.
Et il se trouve qu'on rejoint ici Platon lui-même. N'a-t-on pas
suggéré que la doctrine atomiste de l'aimantation et de l'enthou
siasme, chez Démocrite, préfigure en quelque sorte l'image de
la chaîne allant de la Muse au poète — image que le dialogue
platonicien Ion développe avec l'ampleur que nous savons.
En vérité, rien ne permet d'affirmer, comme on l'a observé
depuis longtemps, que Platon ait emprunté à Démocrite (son
aîné d'au moins trente ans, il est vrai) le schéma de cette image.
Et même si Platon l'avait empruntée, on devrait encore se
demander si Démocrite en est lui-même l'inventeur. On n'a
pas manqué de dire — et avec raison semble-t-il — que ce philo
sophe n'est sans doute pas le seul, ni le premier, à l'avoir adoptée
avant Platon. D'une manière générale, la théorie de l'enthou
siasmes'enracine dans un passé lointain, indéterminé, où proba
blement son apparition est liée à une mentalité de type « pré
logique ». Sans doute les deux philosophes, Démocrite et Platon
utilisaient-ils, l'un après l'autre, une notion qui n'avait pas
cessé d'être assez commune, sans que pourtant les poètes, eux,
qui devaient savoir ce qu'ils éprouvaient, qui avaient acquis une
certaine expérience, eussent jamais pris la peine de mettre
nettement en lumière ce que leurs juges, c'est-à-dire les philo
sophes, appelaient un délire 2.
La question qui se pose, dans ces conditions, est de savoir
pourquoi et comment de bons esprits, avant Platon, et Platon
lui-même, sont arrivés à donner une telle importance au trouble
psychique qui, d'après eux, accompagne ou même produit
l'inspiration. Il faut sans doute discerner, dans l'importance
donnée à la transe poétique, par des penseurs de la fin du ci
nquième et de la première moitié du quatrième siècle avant notre
ère, une influence ou un contre-coup de certaines croyances
propres à la religion de Dionysos.
Pour nous en tenir à Athènes, qui est à l'époque classique la

1. V. Difxs-Kranz, op-cit., 68 (55) B. 18 ; B. 21 ; A. Delatte, op-cit., 28.


2. A. Delatte, op-cit., p. S7;U. von Wilamowitz, Platon, Berlin, 2e éd., 1920,
1. 1, p. 483; L. Robin, not. introd. Phèdre de Platon, éd. Budé, p. lxxvi; H. Flas-
har, Der Dialog Ion als Zeugnis platonischer Philosophie, Berlin, 1958, p. 56.
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métropole intellectuelle de toute la Grèce, nous devons faire


plusieurs observations capables d'expliquer, de justifier même
la curiosité souvent sympathique de ces penseurs, et aussi leur
effort (cela est très sensible chez Platon) pour tirer le meilleur
parti possible d'une croyance qui était assez grossière dans son
origine. D'abord le dionysisme, en Attique, tendait à perdre
quelques-uns de ses traits les plus brutaux et les plus rudes 1. Si
la comédie, par exemple, garde un aspect fort truculent, Athènes
n'a pas connu des orgies dionysiaques comparables à celles de
l'italienne Tarente, par exemple. D'autre part, le culte de
Dionysos est relativement ancien en Attique ; il y tient une place
de première importance, non seulement par l'existence de tout
un ensemble de rites archaïques liés à une civilisation paysanne,
mais encore et surtout par ce que Dionysos joue le rôle prestigieux
de dieu du théâtre. Il est le patron de l'art dramatique ; son
antique îtatue de bois est solennellement portée en procession,
chaque année, sur une partie du chemin qu'il est dit avoir saivi,
quand il vint pour la première fois dans Athènes ; cette statue,
on la place au centre de l'orchestra du théâtre. Là, il règne sur
le jeu dramatique, il est présent, chaque année, à tous les spect
acles, dans ce qui est très exactement un lieu consacré à son
culte 2. Enfin on voit se manifester un renouveau du dionysisme
à la fin du Ve siècle, au temps des malheurs de la guerre du
Péloponèse, et du profond ébranlement moral qui l'a
ccompagne 3. Ce renouveau ne va sans doute pas dans le sens
d'un « assagissement », ce qui contredit quelque peu l'évolution
du culte que nous signalions tout à l'heure. Les pratiques d'un
rituel qui tend à provoquer l'extase par les mouvements rythmés
de la danse, par l'incantation, paraissent s'être alors développés,
et une œuvre comme les Bacchantes d'Euripide exprime la
curiosité passionnée d'un poète athénien devant la puissance de
ce dieu qui paraît défier la raison.
C'est en tout cas dans l'œuvre de Platon que le dionysiome est
l'objet à la fois d'une observation attentive, et d'une très signifi
cative transposition philosophique. On sait en effet la curiosité
constante de Platon à l'égard de ce culte. Loin d'éprouver de la
répulsion pour la félicité dionysiaque, le philosophe n'a pas
cessé, jusque dans son dernier ouvrage, les Lois, d'être sensible
au charme de la musique, de la danse, de leurs profonds enchan
tements. Dionysos est, (avec les Muses et Apollon Musagète),
le parrain et le compagnon des thiases de danseurs. Il règne sur

i. E. Rohde, Psyché, trad. franc., p. 298 ; H. Jeanmairk, Dionysos, Paris, 1951,


p. 166.
a. A. W. Pickard -Cambridge, The dramatic festivals of Athens, Oxford, 1953.
3. H. Jeanmairb, op. cit., p. 163 et suiv.
77
les assemblées des jours de fête, sur les banquets où le vin coule
généreusement et fait naître la joie. Il y est présent à la fois
comme un dieu qui exalte, et comme un dieu qui purifie, car
l'exaltation possède un pouvoir de purification. Dionysos, chez
Platon, est le contraire d'une divinité licencieuse. Sa puissance
règle et ordonne, dans les Lois, tous les divertissements ; elle les
grandit et les solennise ; et ni les churs ni les festins que
Platon nous décrit ne s'accompagnent de confusion bien au
contraire. La joie baigne les âmes, mais cette joie est faite de
règle et de respect : c'est une exaltation dirigée l.
Nous arrivons ainsi à un point d'où nous pouvons saisir à la
fois plusieurs choses : i) le fait historique de l'épanouissement
d'un culte qui exalte les puissances irrationnelles de l'être
humain ; 2) l'intérêt que suscite chez les poètes cette sorte
d'ébranlement, et la signification qu'ils cherchent à lui donner ;
3) l'évidente préoccupation de la philosophie devant ce phéno
mène ambigu, l'inspiration, qui est sans doute inquiétant en
même temps qu'admirable, mais dont une observation attentive
peut éclairer quelques aspects.
Un des problèmes qui se posent à qui réfléchit sur le phéno
mène de l'inspiration poétique est celui de la durée propre à
l'inspiration ; ce problème est aussi, quand on le prend sous un
autre angle, celui du travail qu'exige la création poétique ; les
Grecs ne semblent pas l'avoir ignoré, mais ils ne le posent pas
en termes clairs.
S'il n'est pas de bonne poésie, de grande poésie, sans inspira
tion, c'est-à-dire sans possession divine, on ne saurait admettre
que cet état se prolonge beaucoup, et à plus forte raison ne soit
jamais interrompu, dans la composition d'un poème, et surtout
d'un poème de quelque longueur. Socrate dit à Ion le rhapsode
qu'Homère est un poète inspiré. Mais il n'est pas question de
croire que les épopées homériques aient été composées dans un
état de possession, c'est-à-dire que les quinze mille vers de
YIliade, les douze mille de Y Odyssée, soient l'uvre d'un artiste
« hors de lui-même », pour employer l'expression dont se sert
Socrate 2. En laissant ici de côté la trop fameuse « question
homérique » (pour la simple raison que les Grecs de l'époque
classique jugeaient qu'il y avait un seul Homère, auteur des
deux grands poèmes que nous avons conservé) nous ne pouvons
guère penser que les contemporains de Péricles ou ceux de
Platon aient cru que le poète par excellence connaissait l'exaltation
créatrice autrement que de façon intermittente. Car il n'est pas

1. Lois, II, 666 bç ; v. P. Boyancé, Le culte des Muses cheu Us philosophes


grecs, Paris, 1937, p. 172, i84;Platon et le vin, Lettres d 'Humanité ,X, 1951, p. 3,104
24 Ion, 534 h
- ~ 7S

vraisemblable qu'une transe de cette nature puisse durer


beaucoup plus que le temps d'écrire un nombre limité de vers ;
et un poète passerait pour un charlatan, s'il se présentait comme
un être en délire, dont le trouble se confond avec le travail
créateur, ou du moins coexiste rigoureusement avec ce travail, en
s'étendant sur une durée indéfinie. On pourrait tout au plus
admettre (ce qui est affaire de bon sens en même temps que
d'observation positive) qu'il est une discontinuité propre à la
vie psychique du poète, et que, si ce privilégié reçoit quelque
influx d'en haut, dont l'efficacité soit immédiate, la divinité ne
descend ni tous les jours ni à toute heure. Et cela, justement, est
si vrai, que les poètes lancent à la Muse leurs appels : ici, nous
revenons au point d'où nous étions partis, mais c'est pour
constater que ce procédé, dans lequel les lecteurs modernes sont
tentés de ne voir qu'un froid artifice, trahit le besoin d'être
aidé ; il exprime aussi la certitude que l'aide merveilleuse, si
active qu'elle soit quand elle se produit, n'est pas constante.
Une autre question est celle de l'intensité, la profondeur de
l'ébranlement subi. Si nous prenons au pied de la lettre des
textes aussi divers que les fragments de Démocrite, ou les
pages sur la poésie dans le Phèdre de Platon, ou encore la Poétique
d'Aristote, cet ouvrage où nous lisons que les vrais poètes sont
[xavixof, IxaraTixcÉ, c'est-à-d*re aptes à s'abandonner au délire
et à sortir ainsi d'eux-mêmes l ; donc, si nous nous en tenons
strictement au sens courant du mot u,ocv£a, qui signifie « délire »,
et de plusieurs termes désignant expressément un état de
possession, alors nous sommes amenés à penser que l'état de
poète inspiré est un état de bouleversement total. En étudiant
l'inspiration poétique, nous côtoyons le domaine de la pathologie
ou celui de l'occultisme, et peut-être même y entrons-nous. Le
poète tend à nous apparaître comme un malade (que nous
aimerions, naturellement, dire « génial ») ou comme un
« médium », ou comme les deux tout ensemble. Or sans vouloir
écarter les cas où la poésie se place au delà de certaines frontières,
qui circonscrivent ce que nous considérons plus ou moins
arbitrairement comme le normal, il faut se demander si, chez
les philosophes, et notamment chez Platon, l'acception de ce
mot, u\av£<x, c'est-à-dire délire, n'est pas quelque peu restreinte
ou atténuée, quand il s'agit des poètes.
Il conviendrait sans doute, ici, d'adopter, au moins dans le
domaine qui nous intéresse, l'attitude critique de certains
historiens contemporains. C'est ainsi que M. Pierre Amandry
tend à diminuer la part du trouble qui se manifestait dans
i. Aristotk, Poétique, 1455 a, 31 et suiv ; v. aussi Rhétorique, III, 1408 b, 17
t suiv.
79
certains cas d'inspiration divine. Sans entrer dans le détail des
démonstrations qu'il apporte, disons seulement qu'il ne croit pas
(c'est un des points caractéristiques de sa thèse) que la Pythie de
Delphes ait été une créature échevelée, s'abandonnant à des
convulsions violentes au moment où, dans la partie la plus
secrète du temple, assise sur le trépied, le dieu la visitait. 11 ne
croit pas davantage que la (xavta poétique dont parle le Phèdre
de Platon, soit un état de transe, et surtout qu'elle puisse s'a
ccompagner de troubles physiques du même ordre que ceux des
Ménades composant le thiase mystique de Dionysos l.
Peut-être, dans cette vue des choses, avons-nous de la Pythie
une image un peu trop rassérénée 2 ; mais admettons que la
thèse de M. Amandry, quand il s'agit de l'inspiration des poètes
offre l'avantage de lever l'hypothèque du désordre mental et
physiologique. Et, pour tenter une interprétation de ce que
déclare Platon dans le Phèdre 3 nous dirons que l'enthousiasme
créateur existe, certes, mais qu'il ne s'agit pas d'une folie, d'un
état aberrant et pathologique. Le poète que touche la Muse
« crée dans le beau », (comme le dit Platon dans un autre dialogue
également célèbre, le Banquet 4). Ce poète crée avec aisance,
avec joie ; et cette facilité féconde est d'autant plus merveilleuse
qu'elle est plus soudaine, et plus capable, par l'éblouissement
qu'elle donne, de faire oublier un moment les servitudes de notre
condition. Il ne s'agit pas d'un état médiumnique, mais une
sorte d'allégresse, de verve, d'euphorie créatrice. Les exigences
du métier poétique sont non seulement respectées, mais encore
favorisées ; car cette joie d'origine apparemment surnaturelle est
une aide puissante, et les moyens techniques, acquis ou forgés
au cours d'une préparation lente et peut-être ingrate, se trouvent
soudain utilisés avec toute l'aisance d'un jeu, qui est désormais
un jeu souverain.
Si les choses se passent de cette manière, comment Platon, et
plusieurs autres avec lui, sont-ils amenés à placer sur le même
plan l'enthousiasme créateur du poète, et l'exaltation souvent
désordonnée des initiés de certains cultes ? ou encore à affirmer
la parenté du poète avec le prophète dont parfois les transports
sont bien étranges ? C'est que, dans tous les cas qui se trouvent
ainsi rapprochés, poésie, initiation religieuse, prophétie ,
ils admettent qu'il existe (quoique à des degrés divers, mais cette
différence n'est pas nettement soulignée) un contact de l'âme

i. P. Amandry, Latfnantique apollinienne à De/pAw, Paris, 1950, p. 23, 47, 66-77,


*95-
2. R. Flacelière, Le délire de la Pythie est-il une légende ? Revue des Études
grecques, 1950, p. 306-324.
3. Phèdre, 245 a.
4. Banquet, 209 b.
8o
avec une force qui est jugée transcendante. Observer ces relations
fut l'uvre des philosophes, et Platon est l'auteur chez lequel
ces rapports fondamentaux qui unissent les diverses formes de
l'inspiration sont formulés avec la plus grande netteté relative.
Il faut voir là, sans doute, une tentative délibérée, sur le plan
théorique, de faire sa part à l'irrationnel, à l'expérience du sacré.
Cherchant dans la divinité l'origine de certains troubles qui
sont tous féconds, on découvre par là-même, au niveau d'une
réalité transcendante, une garantie de vérité : si, par la volonté
d'Apollon, le prophète prévoit l'avenir ; si, par l'accomplissement
des rites propres aux mystères, les initiés parviennent à la
contemplation de l'ineffable, le poète, lui, quand les Muses le
veulent, est mis en état d'approcher assez de la vérité pour en
donner une suffisante image. Le prophétisme delphique, les
mystères d'Eleusis, le culte de Dionysos et le culte des Muses
enfin, se sont imposés à l'esprit de Platon comme des manifesta
tions irrécusables prouvant qu'il existe un lien entre l'homme et
la divinité. Chaque domaine offre ses propres cheminements
mystiques ; l'intensité du trouble n'est pas la même dans chacun
d'eux ; mais la parenté des phénomènes de l'inspiration, compte
tenu de la « spécialisation » des aptitudes, est évidente.
De cette inspiration venue des dieux, qui fait les vrais poètes,
il faut encore observer les principaux effets tant dans l'ordre
du travail créateur, que de l'émotion ressentie par l'auditeur
(nous ne dirons pas volontiers « le lecteur », car la poésie grecque
est d'abord faite pour être récitée, et même chantée). Tout
d'abord le poète, grâce à cette émotion, est un homme qui
s'exprime dans un langage différent de celui des autres hommes,
un langage comportant à la fois le groupement rythmé des
syllabes en vers, et l'emploi des images. Une telle observation
est banale, mais il est pourtant bien clair que, dans l'esprit des
Grecs, à l'expérience du sacré correspond une expression qui
comporte elle aussi un caractère sacré, ou, pour le moins, une
solennité particulière : c'est alors en quelque façon une commém
oration de son origine exceptionnelle. Hésiode nous dit, au
début de sa Théogonie, que les Muses, dans les vallons de son
pays, lui ont enseigné le « beau chant », xaXyjv àoiSi/jv, et que
c'est leur souffle qui, en le visitant, lui a permis de chanter à son
tour avec des accents divins l. Car, nous dit le poète, c'est par
les Muses et par l'archer Apollon qu'il est sur terre des chanteurs
et des citharistes 2. Cela ne signifie-t-il point que l'inspiration
des Muses a, pour Hésiode, toute l'efficacité que peut avoir un
enseignement, donné par les meilleurs maîtres ? Le poète
i. Théogonie, v. 22.
a. Théogonie, v. 94-95.
8i
s'estime redevable à la divinité de sa qualité d'aède, de son
habileté même de versificateur. En vérité, si l'on voulait suivre
un peu cette idée, on s'apercevrait même que la distinction
communément faite, entre le bon ouvrier des vers, appliqué
mais sans inspiration, et l'inspiré qui crée dans l'euphorie de
la présence divine, est parfois une distinction un peu trop
formelle, car elle tend à dissimuler ce qu'Hésiode semblait
admettre avec simplicité : que le travail, la technique du vers,
sont eux-mêmes facilités par l'inspiration. Le privilégié des
Muses est un homme qui a décidément bien de la chance : les
divinités lui donnent à la fois l'élan créateur, la forme de la
composition, et le contenu authentique sur lequel se fonde la
valeur du poème. Grâce à la Muse, et parce qu'il est inspiré,
cet homme est aussi, le meilleur ouvrier dans le domaine qui
est le sien. La technique n'est pas en soi, affaire d'inspiration,
mais l'inspiration la favorise.
D'un autre côté, cette poésie que les Grecs considèrent comme
un don n'est pas seulement un langage. Elle est aussi musique ;
et la langue grecque désigne par un seul mot, fxouaixy) (c'est-à-
dire, proprement, l'art des Muses) l'ensemble constitué par les
paroles comprises dans la forme des vers, par le rythme et
l'harmonie du chant, et même par l'évolution des danseurs.
Ces éléments que nous distinguons et que nous énumérons
sont dans un état de dépendance mutuelle dans le cadre d'un
art unique, et la puissance de suggestion de chacun d'entre eux
s'accroît de l'aide que lui donnent les autres. Les Grecs ont été
particulièrement frappés par l'étendue et la profondeur de
l'action de cet « art des Muses », u,ouaiX7J, de cette poésie qui est
chantée et souvent, aussi, mimée de façon schématique ou
symbolique. La légende d'Orphée est significative à cet égard :
elle rassemble les bêtes sauvages aux pieds du chanteur inspiré
et fait entrer les arbres, les rochers, le monde, dans une sorte
de ronde magique. Cette belle histoire, reprise à l'infini et
par Virgile en personne dans la poésie latine traduit sur le
plan du mythe une certitude que fonde l'expérience ; elle
amplifie de façon grandiose, en l'étendant à toute lanature, et pas
seulement aux hommes, l'effet observable de la poésie et du
chant combinés, sur les auditeurs de l'aède.
La poésie, celle qui compte, celle qui est inspirée, est pour les
Grecs une incantation. Sur ce point, ils ne s'éloignent guère de
la pensée magique, et cela reste vrai jusque dans le temps où
la réflexion philosophique est apparue. C'est ce qui a permis à
M. Boyancé d'écrire dans son ouvrage sur le culte des Muses :

Oscillant de la magie la plus primitive à l'efficacité la plus rare


82
et la plus noble, celle de l'art même et de la poésie, l'idée d'incanta
tion établit une sorte de liaison entre des stades très différents de
l'évolution des croyances *.
L'incantation particulière à la poésie n'est point sans rapport
avec les procédés initiatiques de certains cultes, ou avec des
formules destintes à exercer une action thérapeutique, en un
temps où la médecine est loin d'être dtgsgée de la magie, sinon
de la sorcellerie. On peut penser ici à la légende du bon centaure
Chiron, l'éducateur d'Achille et de plusieurs héros, dont la
médecine usait de formules magiques 2. Ou encore, pour sortir
de la fable, à ce passage d'un dialogue platonicien, le Charmide
de Platon, où Socrate joue ironiquement sur une analogie possible
entre la médecine du corps et la médecine de l'âme, et feint de
juger efficaces des incantations qui guérissent les maux de tête,
ce qui est un moyen d'en venir à parler d'incantation d'un
niveau plus élevé, qui guérissent l'âme 3. Et, justement, on doit
constater que Platon emploie le même mot, etccqSy] (incantation)
dans le domaine de la thérapeutique, et dans celui de la poésie
et de la musique, comme il apparaît dans le dialogue des Lois 4.
C'est que les poètes inspirés sont des spécialistes à leur manière,
et s'il faut considérer, dans la théologie des Grecs, les démons
comme des génies intermédiaires entre les dieux et les hommes,
l'art des poètes est un art démoniaque, opérant par enchante
ment : la poésie, liée à la musique et à la danse, constitue l'un
des intermédiaires entre les dieux, qui la donnent, et les hommes,
qui la reçoivent : c'est grâce à elle, par son truchement si l'on
peut dire, que la divinité marque sa présence dans les fêtes où
l'homme, chantant et dansant, atteint la joie.
C'est aussi un facteur d'équilibre, d'harmonie intérieure,
capable aussi bien de détendre les âmes en proie à une tension
violente, que de rendre leur tension à celles qui sont dépri
mées ; il faut penser ici à la manière dont les Pythagoriciens
faisaient servir des vers, chantés ou non, à une thérapeutique
mentale. Non seulement la u.ouo"(.x-/) (c'est-à-dire l'ensemble
formé par la poésie et la musique) aidait l'âme à retiouver le
souvenir de ses vies antérieures, mais on faisait agir cette u.ouo"t.X7)
de concert avec diverses pratiques, dans l'ordre ascétique ou
dans l'ordre magique : elle servait ainsi à purifier les âmes, et à
rétablir leur équilibre. C'est bien du reste le terme « purifica
tion » (x<£6ap(7iç) que Pythagore lui-même, d'après Aristoxène

i. P. Boyancé. Le culte des Muses chez les philosophes grecs, p. 145.


i. Pindare, Pyth., III, 51 ; v. les autres exemples cités par P. Boyancé,
op. cit., p. 36-37.
3. Charmide, 155 e, 156 d, 157 a et <1.
4. Lois, II, 659 e, 664 b.
- 8j -

de Tarente, aurait appliqué à ces actions singulières, où magie


et médecine se combinaient *.
Enfin, la poésie inspirée est à la fois l'ouvrière et la porteuse
d'une connaissance. N'est-il pas significatif que Pindare, à
plusieurs reprises, nomme le poète co<poç dcvrçp, c'est-à-dire
« savant », et la poésie o"o<pia, c'est-à-dire « science » ? Il y a là
un ensemble de faits si riches d'implications que de longues
analyses seraient nécessaires pour atteindre le fond de la pensée
des anciens Grecs. Aussi nous bornerons-nous à indiquer
sommairement deux cas typiques : d'abord la croyance des
poètes anciens à une intuition du passé disparu, grâce à la
puissance de la mémoire favorisée par la divinité, sinon confondue
elle-même avec une divinité ; ensuite leur croyance dans leur
pouvoir de connaître l'avenir, et de s'identifier ainsi aux pro
phètes.
Dans la Grèce archaïque, il est évident que la mémoire a été
une fonction revêtue d'un caractère sacré. Mémoire, c'est en
grec MvYjLtoaûvy], (que nous habillons parfois à la française sous
la forme Mnémosyne) et nous savons que Mémoire (ou Mnémo-
syne) est la mère des neuf Muses, dont Zeus est le père. Cette
promotion, par les moyens du mythe, d'une fonction de la vie
intellectuelle à la divinité, est une marque évidente du prix que
les Grecs lui accordaient 2 : leur culture s'est appuyée pendant
des siècles sur une tradition purement orale et, même à l'époque
classique, le livre, l'écrit, a chez eux une importance relative
infiniment moins grande qu'ils n'en ont pour nous. La vigueur
de l'esprit capable de retrouver la trace de qui fut, ou simplement
de retrouver avec sûreté les connaissances qu'il a su acquérir,
compte plus que les notions déposées, comme une masse inerte,
dans un livre.
On voit assez ce que signifie, dans ces conditions, l'hommage
rendu par Platon dans le livre III des Lois, à Homère, cet Homère
pour lequel il est parfois très sévère. L'auteur de Y Iliade, nous
dit Platon dans ce passage des Lois, « parle selon la divinité et
selon la nature ; car il y a du divin chez les poètes ; c'est une
race inspirée, quand elle chante ; et avec l'aide des Charités et
des Muses à chaque instant ils saisissent des faits réels ». Venant
après la citation d'un passage de Ylliade qui sert à illustrer un
point de sociologie et d'histoire, cette observation du philosophe

i. A. Delatte, Études sur la littérature pythagonicienne, Paris, 1915, p. 264;


P. Boyancé, op. cit.,p 101,244 ; P. M. Schuhl, Essai sur la formation de la pensée
grecque, Paris, 2e éd., 1949, p 251-253.
2. Cf. P. Vernant, Aspect mythiques de îa mémoire en Grèce, Journal de
Psychologie, 1959, p. 1 et suiv.
- 84 -

montre que pour lui le commerce des Muses peut aider à acquérir
des connaissances du type le plus concret. Et, rétrospectivement,
elle nous fait comprendre, une fois de plus, que l'invocation aux
Muses, chez Homère, n'était pas un formalisme banal. De même,
ce qui, dans Ylliade, a l'aspect d'un pur document (comme le
Catalogue des vaisseaux, dans le chant II) n'est pas donné pour
atteint, pour retrouvé, sans une assistance divine. D'une manière
générale, c'est grâce aux Muses que la vision du passé sera
juste, que le poète pourra retrouver ce qu'un esprit humain du
type ordinaire ne saurait conserver intact. La tradition, redressée,
guérie de l'à-peu-près, a des chances d'atteindre la vérité.
L'aède épique joue de la sorte le rôle d'un historien avant même
qu'on ait eu l'idée de composer une histoire ; l'épopée, c'est une
histoire fondée sur l'inspiration et les intuitions qu'elle favorise,
avant le temps où la recherche du passé disparu, chez les Ioniens
puis chez Thucydide, accepta de s'accommoder des seuls moyens
humains et naturels l.
D'autre part, quand il ne s'agit plus d'événements humains
qui pourraient s'encadrer dans une chronologie, dans un temps
mesurable, mais de ce qui fut, comme il apparaît dans la poésie
d'Hésiode, le commencement du monde, l'inspiration divine
donne au poète le moyen de saisir l'essentiel. Ainsi Hésiode,
guidé par les filles de Mémoire et de Zeus, compose la Théogonie,
et atteint non plus le contingent, mais l'essentiel, et, comme on
l'a dit, « la réalité primordiale dont est issu le cosmos 2. » A ce
point, le don de la mémoire s'apparente curieusement à une
omniscience divinatrice, et il nous est rappelé que le poète
inspiré est aussi l'homme qui lit dans l'avenir. Pindare l'a
proclamé fièrement quand il a dit : « Rends tes oracles, ô Muse,
et je serai ton prophète 3. » Cette invocation confiante, et un peu
impatiente aussi peut-être, est bien révélatrice. Pindare, serviteur
d'Apollon et des Muses, a besion de donner sa mesure, de
manifester à quel point il est digne d'avoir été choisi. Pour lui,
il est absolument clair que le don de poésie et le don de prophétie
vont de pair 4. Et il peut être tenu pour acquis que l'un des plus
doués et des plus lucides d'entre les poètes grecs a exprimé sur
ce point, sur la faculté divinatrice, une des croyances essentielles
de sa race.
Le rapide tour d'horizon que nous venons de faire nous donne
une certitude formelle : les meilleurs des Grecs prenaient la
poésie fort au sérieux. Assurément la poésie pouvait ne servir
i. V. F. Robert, Homère, Paris, 1950, p. 13 ; E. R. Dodds, The Greek and
the irrational, Berkeley, U. S. A., 1951,/). 81.
2. P. Vernant, op. cit., p 7.
3. Pindare, fragment 150 Snell ( = adel. 20 Puech).
4. V. J. Duchemin, Pindare, poète et prophète, Paris, 1955.
-
-85
(parfois, sous ses formes banales et mineures), qu'au diverti
ssement ; et la Grèce a eu, comme tous les pays, des versificateurs
qui étaient seulement des artisans adroits, ou de brillants amat
eurs, plus proches des maîtres de la rhétorique que des véritables
inspirés de la Muse. Constater cela n'est pas retirer aux vrais
poètes le droit au jeu et à la liberté. Mais ces notions de
jeu, de liberté, doivent être éclairées d'un jour particulier quand
on les applique à des poètes grecs. Elles ne se confondent jamais
avec une extension indéfinie de l'arbitraire ; elles ne reflètent
presque pas (du moins : pas de façon directe) la revendication
individualiste ; elles ne supposent que rarement le dédain de
l'intelligible. Le jeu, la liberté, résident dans le choix des mots,
la structure des images, l'agencement des mythes, sans que soit
perdue de vue la nécessité de donner un reflet assez fidèle du
réel, c'est-à-dire la nécessité d'imiter.
Le poète le plus efficacement inspiré est au fond celui qui
imite le mieux, et ici les grandes visions de Platon peuvent
nous être d'un utile secours, pour comprendre l'idéal de la
poésie grecque : le poète que la Muse inspire est dans la même
dépendance, par rapport à cette divinité, que toutes les âmes
parties en procession, dans le lieu supracéleste du Phèdre l, le
sont par rapport à chacun des dieux dont elles suivent le cortège.
On voit comment une poésie dont tous admettent, explicitement
ou implicitement, qu'elle est soumise à une « loi générale d'exem-
plarisme » (pour employer la formule 2 un peu lourde de
Léon Robin), a d'autant plus de chances d'être admise par la
pensée philosophique qu'elle est plus authentiquement inspirée.
Au temps où Platon écrit, c'est-à-dire au IVe siècle avant le
Christ, il y a longtemps que les poètes offrent aux jeunes Grecs,
sur les bancs de l'école, l'essentiel de leur nourriture spirituelle.
Cet aliment était sans doute mêlé, impur. Tous les poètes,
même les plus grands, n'ont pas toujours été au plus haut de leur
exaltation inspirée. La sévérité d'un Xénophane, d'un Heraclite,
d'un Platon, était donc justifiable, mais aussi bien leur respect
pour ce qui méritait d'être respecté, et Platon, quoi qu'on ait dit,
est assez clair sur ce sujet. S'il a critiqué vivement, et souvent,
les poètes de son pays, il leur a rendu l'hommage qu'ils
méritaient, quand ils offraient aux hommes, grâce à l'inspiration,
l'image du Vrai et du Bien qui, dans sa philosophie, sont aussi
le Beau.
Paul Vicaire

i. Phèdre, 246 d - 248 c.


2, L. Robin, Platon, Paris, 1935, p. 112,

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