Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Linguistique et latin
Christian Touratier
Touratier Christian. Linguistique et latin. In: Langages, 12ᵉ année, n°50, 1978. Linguistique et latin. pp. 3-16;
http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1978_num_12_50_1941
LINGUISTIQUE ET LATIN
2. Cf. par ex. P. Grimal, « Note sur la fonction et le rôle possible de la langue latine
dans la formation pédagogique », Vita Latina 59 (sept. 1975), 2-8.
Une des premières distinctions fondamentales est celle que de
Saussure a mise en évidence en montrant qu'il n'y a pas qu'un seul point de vue
possible sur le langage et qu'à côté du point de vue diachronique il existe
ou devrait exister un point de vue synchronique. Alors que la description
diachronique voit les faits linguistiques sur « l'axe des successivités », la
linguistique synchronique, elle, les voit sur « l'axe des simultanéités »,
« d'où toute intervention du temps est exclue » 3. Chacune de ces
descriptions a sa propre vérité, et s'il arrive que la vérité synchronique soit à peu
près conforme à la vérité diachronique, il ne faut pas croire que la vérité
synchronique, qui découle d'une certaine façon de la vérité diachronique,
soit identique à la vérité diachronique et reproduise sous une forme en
quelque sorte accélérée l'évolution historique. Car même lorsque la vérité
synchronique est très proche de la vérité diachronique, comme on peut le
voir avec l'apophonie en latin, elle ne lui est pas pour autant identique :
c'est entre *confacio de la préhistoire et conficio «j'achève» qu'il y a un
changement phonétique de timbre vocalique, tandis que c'est entre facio
« je fais » et son composé conficio, comme l'a remarqué de Saussure, qu'il
y a une règle synchronique de changement de timbre vocalique. Il faut donc
distinguer deux sortes d'apophonie : l'apophonie diachronique, qui
correspond à ce que l'on appelle traditionnellement l'apophonie tout court, i. e.
l'évolution de *confacio en conficio, et l'apophonie synchronique, dont les
grammaires ne parlent pas, mais qui rendrait beaucoup de services aux
usagers de la langue latine, puisqu'elle leur permettrait de reconnaître
infailliblement dans conficio un composé de facio ou dans ce-cin-i une forme de
cano « je chante ». Nous avons, pour notre part, montré que le rhotacisme
synchronique, i. e. la réalisation vibrante du phonème /s/ intervocalique
(ou la variation de /s/ intervocalique en [r]), n'a lieu en latin classique qu'au
voisinage d'une frontière de morphème 3 bis, alors que le rhotacisme
diachronique, i. e. le changement de [s] intervocalique en [r], s'est produit pour
toutes les sifflantes intervocaliques et non pas seulement pour celles qui se
trouvaient au voisinage d'une frontière de morphème. La vérité
synchronique est donc, en ce qui concerne le phonème /s/ intervocalique, bien
différente de la vérité diachronique. Non content de montrer que ces deux
vérités ne s'excluent pas, de Saussure a donné à la vérité synchronique le
pas sur la vérité diachronique, en disant fort justement : « il est évident que
l'aspect synchronique prime l'autre, puisque pour la masse parlante il est
la vraie et la seule vérité » 4. De fait, les latins ne connaissaient rien de l'indo-
européen ou de l'italique commun, et ceci n'empêchait pas la langue latine
d'être pour eux un système vivant dont ils avaient inconsciemment
mémorisé les différents mécanismes. Certes, ils ne connaissaient pas notre règle
du rhotacisme synchronique comme ils ne connaissaient pas, ou peu s'en
faut, la règle du rhotacisme diachronique ; mais ils avaient, en apprenant
leur langue maternelle, intériorisé une habitude qui. mise en formules,
correspondait très exactement à notre règle du rhotacisme synchronique.
Le primat du synchronique sur le diachronique est parfois contesté
par des historiens qui, refusant de repenser leur description, estiment qu'il ne
faut pas séparer la synchronie de la diachronie, car, disent-ils perfidement,
il y a beaucoup de faits qui ne s'expliquent pas en synchronie et dont on ne
peut comprendre l'existence qu'en diachronie. Il est certes évident qu'il ne
faut pas se faire une idée trop simpliste de la synchronie et encore moins du
système synchronique. Une synchronie a forcément une certaine profondeur
dans la mesure où elle réunit des idiolectes différents au point de vue chro-
nologiqxie comme l'idiolecte du père et l'idiolecte du fils, et des langues dif-
sci+mus apud patr+es nostrl+os Luci+uin Acili+um appella + 't+um es" +se sapient+em
32. N. Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, trad, par J.-C. Milner, Paris,
Seuil, 1965, p. 101.
33. Cf. C. Touratier, « Comment définir les fonctions syntaxiques ? », B. S. L. 72,
1 (1977), 27-54.
34. H. Happ, Grundfragen einer Dependenz- Grammatik des Lateinischen, Gô't-
tingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1976, 597 p.
35. R. T. Lakoff, Abstract Syntax and Latin Complementation, M. I. T. Press,
Cambridge Massachusetts, 1968, 240 p.
13
tionnement des subordonnées infinitives et complétives, de la négation et
du subjonctif, ainsi que l'article de Ada Neschke intitulé « Strukturale und
traditionnelle Syntax dargestellt am Beispiel von Gerundium und
Gerundivum » 36. A cela s'ajoute ici-même l'article que Jean-Claude Milner
consacre au réfléchi.
Il est évident que, pour définir les constituants des différentes
structures syntaxiques et pour faire une hypothèse plausible sur leur
organisation en C. I., on utilisera toutes les analyses syntaxiques qui ont été
explicitement ou implicitement élaborées dans le cadre du structuralisme et
plus récemment du fonctionnalisme. On reprendra notamment tous les
travaux du fonctionnalisme hollandais, qui s'inspire des recherches de
Simon Dik 37 et a l'avantage de tenir compte des critiques et aussi des
suggestions que la « grammaire generative » a pu faire. Citons, à propos du
latin, le livre de H. Pinkster sur les adverbes 38 et l'article de A. M. Bol-
kestein sur les infinitives et les complétives en ut 39. On utilisera aussi
des études syntaxiques qui, sans se rattacher à une école linguistique
particulière, entendent être structurales ou fonctionnelles ; c'est le cas des
deux volumes de Lisardo Rubio intitulés « Introducción a la sintaxis estruc-
tural del latin » 40 ; de l'article de Marius Lavency sur la conjonction
cum 41 ; de la thèse d'orientation guillaumienne d'Hélène Vairel-Carron
sur certaines particularités des phrases exclamatives et imperatives 42 ;
des deux articles d'Huguette Fugier : « L'apposition en latin. Pour une
étude des relations à l'intérieur du syntagme nominal » et « Le superlatif
latin : étude fonctionnelle 43 ». Remarquons que dans ce dernier article la
statistique est mise au service de l'analyse syntaxique, comme elle l'est
dans la thèse de François Charpin ou dans l'article que Michel Griffe
consacre ici aux temps dans les consécutives.
36. Dans Gl. 52 (1974), 237-273 ; cf. de la même : Ada В. Hentschke, « Struktu-
relle Grammatik im Lateinunterricht (Ihre Môglichkeiten, dargestellt am Problem der
Gerundialformen) », Der altspr. Unterricht 16, 5 (1973), 26-45.
37. Cf. notamment S. С Dik, Coordination (Ils implications for the theory of general
linguistics), Amsterdam, North-Holland, 1972, 318 p.
38. H. Pinkster, On Latin adverbs, Amsterdam, North-Holland, 1972, 193 p.
39. A. M. Bolkestein, « A. c. i. -and ut-clauses with verba dicendi in Latin »,
Gl. 54 (1976), 263-291.
40. Vol. I : Casos у preposiciones (Barcelona, Ariel, 1966) ; vol. II : La oración
(Barcelona, Ariel, 1976), le second volume étudiant l'ordre des mots, les modes en
proposition indépendante, le style indirect, la subordination et la coordination.
41. M. Lavency, « Les valeurs de la « conjonction » cum en latin classique »,
Les études classiques 43 (1975), 367-386, et 44 (1976), 45-59.
42. H. Vairel-Carron, Exclamation, ordre et défense (Analyse de deux systèmes
syntaxiques en latin), Paris, Les Belles Lettres, 1975, 363 p.
43. Le premier dans La linguistique 9 (1973, 1), 97-113, et le second dans fí. E. L.
49 (1971), 314-330.
44. Cf. par ex. B. Pottier, « Vers une sémantique moderne », Tra. Li. Li. 2, 1
(1964), 107-137 ; G. Mounin, Clefs pour la sémantique, Paris, Seghers, 1972, 268 p.
14
nique à propos de l'évolution entre le latin et les langues romanes et cite
le petit système suivant d'adjectifs :
« vieux » « non-vieux »
45. Cf. E. Coseriu, « Pour une sémantique diachronique structurale », Tra. Li.
Li. 2, 1 (1964), p. 139-186 et notamment pp. 151-153 et pp. 158-159.
46. Cf. J. Perrot, « Autour des passés, Réflexions sur les systèmes verbaux du
latin et du français », Rev. des langues romanes 72 (1956), 137-169 ; et J. Perrot,
« Les faits d'aspect dans les langues classiques », /. L. 13 (1961), 109-118 et 154-163.
Depuis, Guy Serbat a également développé l'idée que le présent latin n'exprime pas le
temps, dans « Les temps du verbe latin », R. E. L. 53 (1975), 367-405.
47. Cf. « Lateinische und romanische Koordination », dans E. Coseriu, Sprache
(Slrukturen und Funktionen), Tubingen, 1971, 2e éd., article qui est une traduction de
« Coordinación latina y coordinación románica », paru dans Adas del III Congresso
Espaňol de Estudios Clasicos (Madrid 1966) ; L. Rubio a corrigé l'analyse de E.
Coseriu dans le second volume de sa syntaxe structurale.
48. Cf. W. Boeder, « Neue Forschungen zur Kasustheorie », Biulelyn Fonogra-
ficzny 12 (1971), 3-27.
49. Cf. G. Calboli, La linguistica moderna e il latino. I casi, Bologna, Patron,
1972, 2e éd. 1975, 370 p.
50. Cf. G. Lakoff, « On generative semantics » dans D. D. Steinberg & L. A. Ja-
kobovits, eds., Semantics, Cambridge, University Press, 1971, p. 284-292, résumé dans
Langages 27 (sept. 1972), pp. 59-60.
15
qui n'apparaît pas en tant que tel dans la structure superficielle, et pour la
seconde phrase un verbe d'ordre normal, on explique de la même façon
l'apparition du subjonctif dans une proposition indépendante et dans une
proposition subordonnée et l'on rend compte par une même règle du
remplacement de la négation пол par ne aussi bien dans la proposition
indépendante Ne uenias (plus classiquement Ne ueneris « Ne viens pas ») que
dans la subordonnée de Impero ne uenias « J'ordonne que tu ne viennes
pas ». Certes on peut contester cette analyse ; mais pour une fois que le
latin est aux premières lignes de la recherche actuelle en linguistique, on
est surpris qu'un tel travail n'intéresse pas plus ceux qui proclament
bien haut l'utilité des études latines. A notre avis, il ne faut pas identifier
le subjonctif d'ordre de Venias avec le subjonctif de la subordonnée de
Impero ut uenias, comme le fait Robin Lakoff ; car le subjonctif ne
fonctionne pas de la même façon dans ces deux phrases : dans l'une, il peut
commuter avec l'indicatif, mais pas dans l'autre ; il ne s'agit donc pas de la
même unité fonctionnelle, mais d'un simple fait d'homonymie. Par contre
dans ces deux phrases niées, c'est bien la présence du même trait sémantique
« vouloir » qui conditionne l'apparition de la variante ne de la négation.
Il nous paraît plus juste de parler alors d'un trait sémantique « vouloir »
plutôt que d'un verbe abstrait d'ordre, à moins de dire, comme l'a fait
Christian Lehmann dans son étude sémantique des propositions de souhait,
d'ordre, de condition, de cause et de concession 61, que les prétendus verbes
abstraits ne correspondent pas à des unités lexicales, mais représentent
simplement des traits sémantiques minimaux (« atomische semantische
Elemente »).
Voilà donc les principales suggestions que la linguistique moderne a
pu faire aux grammairiens du latin. Il est évident qu'elles n'épuisent le
champ des recherches ni des linguistes ni des latinistes ; mais souhaitons que
leur rapide présentation incite de plus en plus les latinistes à s'intéresser
aux études des linguistes, même quand elles concernent une autre langue
que le latin ; car les latinistes seraient alors à même de travailler
personnellement au renouvellement de la grammaire latine ; et ce renouvellement de
la grammaire latine ferait à son tour certainement progresser les recherches
en linguistique générale.
51. C. Lehmann, Latein mit abstrakten Strukturen (collection Structura, vol. 7),
Munchen, Fink, 1973, 207 p. ; cf. notre С R. dans B. S. L. 72, 2 (1977).
16