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Langages

Linguistique et latin
Christian Touratier

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Touratier Christian. Linguistique et latin. In: Langages, 12ᵉ année, n°50, 1978. Linguistique et latin. pp. 3-16;

http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1978_num_12_50_1941

Document généré le 31/05/2016


С. TOURATIER
Université de Provence

LINGUISTIQUE ET LATIN

II peut paraître surprenant qu'on doive encore dire en 1978 que


l'enseignement et la description de la grammaire latine ne peuvent pas ignorer
superbement les travaux et les réflexions de la linguistique générale moderne.
Mais il faut bien reconnaître que la philologie latine, rebaptisée parfois
linguistique latine pour des raisons d'opportunité ou de publicité, est restée
fidèle à la bonne vieille grammaire comparée des néo-grammairiens, comme
si de Saussure n'avait pas existé, même pour la linguistique diachronique.
Quant à la description synchronique du latin classique par exemple, le
grammairien, spécialiste ou non, ne voit pas bien en quoi elle peut être
différente des grammaires normatives que l'on utilise, presque depuis l'antiquité,
pour enseigner la version et surtout le thème.
Et pourtant quels précieux services la linguistique pourrait rendre
aux études latines ! Au point de vue scientifique d'abord elle permettrait de
donner une description plus cohérente et plus adéquate des faits latins.
Pourquoi en effet continuer à utiliser la notion de proposition principale
dans l'analyse des phrases latines, s'il est vrai que cette notion ne
correspond à aucune réalité ni logique ni linguistique comme l'ont montré
notamment Jespersen et Jean-Marie Zemb 1 ? Pourquoi décrire les
prétendues valeurs du présent ou de Vinfectum exactement comme les valeurs
de l'imparfait ou du perfectum, alors que le présent ou Г infection, à la
différence de l'imparfait ou du perfectum, ne correspond à aucune marque
formelle spécifique ? Pourquoi séparer la question de lieu ubi et la question de
temps quando dans deux chapitres différents de la grammaire, s'il s'avère
qu'elles correspondent à deux spécifications sémantiques différentes mais
parallèles d'une seule et même unité linguistique ? Pourquoi identifier
l'ablatif de maerore conflcior « je suis accablé de chagrin » avec l'ablatif
instrumental de ferire gladio « frapper avec une épée », si l'on doit
reconnaître que maerore fonctionne exactement comme le morphème prépositionnel
d'agent de amor a pâtre « je suis aimé de mon père »? Il y a ainsi beaucoup
d'idées fausses dont il faut débarrasser les grammaires latines, pour qu'elles
soient plus proches de la vérité et pour qu'elles donnent une image plus juste
du fonctionnement réel de la langue latine.
Cet apport scientifique de la linguistique générale concerne en premier
chef le grammairien spécialiste, qui se trouve ainsi aidé et stimulé dans ses
recherches sur la grammaire latine par les grandes discussions des
linguistes ; mais il intéresse aussi sérieusement le pédagogue qui doit enseigner la
langue latine. Car si le grammairien arrive à dégager l'ordre qui préside au
fonctionnement de la langue latine, il fera l'économie d'un grand nombre
de complications et d'exceptions dans sa description et permettra ainsi à
l'enseignant de la langue d'être à la fois plus efficace et plus rapide, ce qui
est très important à une époque où l'on dispose de moins en moins de temps
pour enseigner une langue morte comme le latin. Il est en effet toujours plus
facile d'apprendre des choses claires, cohérentes et organisées ; il est en outre
parfaitement inutile d'alourdir et de compliquer le travail de mémorisation

1. Cf. 0. Jespersen, La philosophie de la grammaire, trad, par A. -M. Léonard,


Paris, Editions de Minuit, 1971, pp. 134-135 ; J.-M. Zemb, « Une critique constructive
de la notion de proposition principale », Le français aujourd'hui 6 (juill. 1969), 16-23.
en plaquant sur le fonctionnement des faits linguistiques des théories
explicatives qui lui sont plus ou moins étrangères ou en contraignant les faits
grammaticaux à entrer dans des cadres artificiels et inadéquats, comme cela
est souvent le cas dans les grammaires scolaires. A cette plus grande
efficacité pédagogique s'ajoutera un autre avantage éducatif important :
l'élève ne sera plus obligé d'utiliser deux métalangues différentes pour ses
cours de grammaire, une métalangue traditionnelle pour la grammaire
latine et une métalangue plus moderne pour la grammaire française ; et le
professeur de latin n'aura plus à enseigner une terminologie grammaticale
qui n'a pas grand-chose à voir avec les connaissances grammaticales que ses
élèves ont acquises depuis l'école primaire. Cela ne veut pas dire que nous
entendons aligner la description du latin sur la description du français, ni
même la pédagogie du latin sur la pédagogie du français ; mais il nous
semblerait profitable pour l'élève et pour le maître d'harmoniser dans la mesure
du possible l'enseignement de la grammaire latine et l'enseignement de la
grammaire française, ce qui aurait en outre l'avantage de rendre
effectivement possible l'étude contrastive entre le latin et le français dont parlent
les latinistes quand ils veulent justifier l'enseignement du latin 2.
Il ne suffit pas toutefois d'être persuadé qu'il est scientifiquement et
pédagogiquement nécessaire de faire profiter la grammaire latine des
travaux et des réflexions de la linguistique, il faut encore passer aux actes ;
mais on peut hésiter à se lancer dans une telle entreprise, quand on voit
toutes les difficultés qu'elle présente. D'abord, on ne sait pas bien ce qu'il
faut faire pour s'initier à la linguistique moderne, qui semble si différente de
ce qu'on a pu étudier quand on a fait de la grammaire et de la philologie ; car
il ne suffit pas de lire quelques ouvrages généraux de vulgarisation ni
d'arriver à employer des mots magiques comme « structure » et « système »,
« phonème » et « morphème », « énonciation » et « modalité », pour avoir
réellement repensé la description grammaticale du latin et pour être
capable de rénover son enseignement de la grammaire. On est en plus déconcerté
par la vitalité de la linguistique contemporaine qui se développe dans tant
de directions différentes et plus ou moins contraires que l'on est quelque peu
tenté de douter de son impartialité et de sa validité. Et enfin quand on
arrive à se retrouver dans cette prolifération de théories générales et
d'écoles rivales, on reste démuni au niveau particulier de la linguistique latine,
faute de disposer d'un manuel qui montrerait de façon méthodique ce que
pourrait être une syntaxe, une morphologie ou une phonétique du latin
informées par la linguistique contemporaine ou simplement par une des
théories linguistiques qui sont actuellement en cours d'élaboration. Ceci
ne veut pas dire qu'il n'y ait pas, au niveau de la recherche, des latinistes
ou des linguistes pour poser en termes proprement linguistiques certains
problèmes de grammaire latine ; mais ces travaux sont encore isolés et ne
sortent pas du cercle restreint des spécialistes, spécialistes parfois de la
grammaire latine mais plus souvent de la linguistique générale.
Voilà pourquoi il nous a semblé utile de consacrer ce numéro de la
revue Langages à l'étude linguistique de différents problèmes particuliers
de la grammaire latine et de montrer que si la linguistique moderne
repense sérieusement la théorie du langage, elle est également à même de
traiter les questions de grammaire que tout latiniste est plus ou moins obligé
de bien connaître pour comprendre les textes. Mais nous voudrions en même
temps que ce petit volume apporte aux latinistes, grammairiens ou non,
une initiation qui soit directement utilisable et qui permette à ceux qui le
désirent de voir concrètement en quoi la linguistique moderne peut
renouveler et améliorer leur présentation de la grammaire latine. Pour ce faire
nous allons essayer de passer en revue les principales notions qui d'ores et
déjà peuvent être considérées comme acquises et devraient par conséquent
informer toute description un peu scientifique du latin.

2. Cf. par ex. P. Grimal, « Note sur la fonction et le rôle possible de la langue latine
dans la formation pédagogique », Vita Latina 59 (sept. 1975), 2-8.
Une des premières distinctions fondamentales est celle que de
Saussure a mise en évidence en montrant qu'il n'y a pas qu'un seul point de vue
possible sur le langage et qu'à côté du point de vue diachronique il existe
ou devrait exister un point de vue synchronique. Alors que la description
diachronique voit les faits linguistiques sur « l'axe des successivités », la
linguistique synchronique, elle, les voit sur « l'axe des simultanéités »,
« d'où toute intervention du temps est exclue » 3. Chacune de ces
descriptions a sa propre vérité, et s'il arrive que la vérité synchronique soit à peu
près conforme à la vérité diachronique, il ne faut pas croire que la vérité
synchronique, qui découle d'une certaine façon de la vérité diachronique,
soit identique à la vérité diachronique et reproduise sous une forme en
quelque sorte accélérée l'évolution historique. Car même lorsque la vérité
synchronique est très proche de la vérité diachronique, comme on peut le
voir avec l'apophonie en latin, elle ne lui est pas pour autant identique :
c'est entre *confacio de la préhistoire et conficio «j'achève» qu'il y a un
changement phonétique de timbre vocalique, tandis que c'est entre facio
« je fais » et son composé conficio, comme l'a remarqué de Saussure, qu'il
y a une règle synchronique de changement de timbre vocalique. Il faut donc
distinguer deux sortes d'apophonie : l'apophonie diachronique, qui
correspond à ce que l'on appelle traditionnellement l'apophonie tout court, i. e.
l'évolution de *confacio en conficio, et l'apophonie synchronique, dont les
grammaires ne parlent pas, mais qui rendrait beaucoup de services aux
usagers de la langue latine, puisqu'elle leur permettrait de reconnaître
infailliblement dans conficio un composé de facio ou dans ce-cin-i une forme de
cano « je chante ». Nous avons, pour notre part, montré que le rhotacisme
synchronique, i. e. la réalisation vibrante du phonème /s/ intervocalique
(ou la variation de /s/ intervocalique en [r]), n'a lieu en latin classique qu'au
voisinage d'une frontière de morphème 3 bis, alors que le rhotacisme
diachronique, i. e. le changement de [s] intervocalique en [r], s'est produit pour
toutes les sifflantes intervocaliques et non pas seulement pour celles qui se
trouvaient au voisinage d'une frontière de morphème. La vérité
synchronique est donc, en ce qui concerne le phonème /s/ intervocalique, bien
différente de la vérité diachronique. Non content de montrer que ces deux
vérités ne s'excluent pas, de Saussure a donné à la vérité synchronique le
pas sur la vérité diachronique, en disant fort justement : « il est évident que
l'aspect synchronique prime l'autre, puisque pour la masse parlante il est
la vraie et la seule vérité » 4. De fait, les latins ne connaissaient rien de l'indo-
européen ou de l'italique commun, et ceci n'empêchait pas la langue latine
d'être pour eux un système vivant dont ils avaient inconsciemment
mémorisé les différents mécanismes. Certes, ils ne connaissaient pas notre règle
du rhotacisme synchronique comme ils ne connaissaient pas, ou peu s'en
faut, la règle du rhotacisme diachronique ; mais ils avaient, en apprenant
leur langue maternelle, intériorisé une habitude qui. mise en formules,
correspondait très exactement à notre règle du rhotacisme synchronique.
Le primat du synchronique sur le diachronique est parfois contesté
par des historiens qui, refusant de repenser leur description, estiment qu'il ne
faut pas séparer la synchronie de la diachronie, car, disent-ils perfidement,
il y a beaucoup de faits qui ne s'expliquent pas en synchronie et dont on ne
peut comprendre l'existence qu'en diachronie. Il est certes évident qu'il ne
faut pas se faire une idée trop simpliste de la synchronie et encore moins du
système synchronique. Une synchronie a forcément une certaine profondeur
dans la mesure où elle réunit des idiolectes différents au point de vue chro-
nologiqxie comme l'idiolecte du père et l'idiolecte du fils, et des langues dif-

3. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1967, p. 115.


3 bis. Cf. C. Touratier, « Rhotacisme synchronique du latin classique et
rhotacisme diachronique », G. L. 53 (1975), 246-281.
4. F. de Saussure, C. L. G., p. 128.
férentes au point de vue qualitatif comme la langue littéraire, la langue
familière, les langues techniques, etc. Une synchronie n'est pas statique,
comme le pensait à tort de Saussure, car elle renferme des structures
vivantes et productrices, des structures figées ou même moribondes et des
structures en train de se figer ou en train d'évoluer. Bref la synchronie est
elle-même mouvante et dynamique. Mais il n'en reste pas moins qu'au point
de vue de la méthode, il ne faut pas confondre le point de vue synchroni-
que, qui est celui de l'usager, et le point de vue diachronique, qui est celui
de l'historien, et qu'en théorie une étude diachronique ne peut être que la
mise en relation de plusieurs synchronies successives : comme l'a
clairement dit Benveniste : « l'analyse diachronique consiste à pošeť deux
structures successives et à dégager leurs relations, en montrant quelles parties
du système antérieur étaient atteintes ou menacées et comment se
préparait la solution réalisée dans le système ultérieur » 5. Il va de soi que dans ce
numéro de Langages nous illustrerons presque exclusivement le point de
vue synchronique, qui est loin d'être le point de vue sous lequel on a
l'habitude d'étudier la langue latine.
Une autre distinction importante pour l'étude de la langue a été
proposée par André Martinet sous le nom de « la double articulation du
langage ». Il s'agit d'une particularité sémiologique qui distingue radicalement
les langues naturelles de tous les autres systèmes de communication, à
savoir qu'un message linguistique n'est pas un donné global et inanalysable
comme l'est par exemple un cri, mais qu'il est formé d'une suite d'unités
minimales qui sont combinées entre elles et assemblées, et qui peuvent
fort bien entrer dans d'autres combinaisons et par conséquent dans d'autres
messages. « Aïe » est un cri, mais « j'ai mal à la tête » est un message
linguistique : il est formé de six unités successives ; on serait tenté de dire six mots,
mais comme il semble impossible de donner une définition du mot qui soit
satisfaisante 6, il est préférable de parler de six unités significatives. Cette
décomposition de tout message humain en unités significatives minimales,
i. e. en unités minimales qui ont à la fois une forme vocale et un sens,
correspond à « la première articulation du langage ». Les unités significatives
minimales comme tête ne peuvent pas, bien sûr, « être analysées en unités
successives plus petites douées de sens : l'ensemble tête veut dire « tête »
et l'on ne peut attribuer à tê- et à -te des sens distincts dont la somme serait
équivalente à « tête ». Mais la forme vocale est, elle, analysable en une
succession d'unités dont chacune contribue à distinguer tête, par exemple,
d'autres unités comme bête, tante ou terre » 7. Cette décomposition de la
forme vocale des unités significatives en unités distinctives successives
correspond à « la deuxième articulation du langage ». Les unités minimales
de première articulation, qui sont des unités significatives, sont
couramment appelées morphèmes, même si André Martinet préfère parler de
monèmes, et les unités minimales de deuxième articulation, qui sont des
unités distinctives, sont appelées phonèmes.

C'est la phonologie qui se charge d'étudier la seconde articulation ;


malheureusement ce terme de phonologie est devenu ambigu, s'il ne l'a
pas toujours été 8. A la suite du Cercle linguistique de Prague, animé notam-

5. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966,


p. 9.
6. Cf. A. Martinet, « Le mot », dans : Problèmes du langage, Collection Diogène,
Paris, Gallimard, 1966, pp. 39-53 ; repris dans Studies in fonctional Syntax, Munchen,
Fink, 1975, pp. 161-175.
7. A. Martinet, Eléments de linguistique générale, Paris, Colin, 2e éd., 1967, pp. 14-
15.
8. Cf. La linguistique, Guide alphabétique, sous la direction d'A. Martinet, Paris,
Denoël, 1969, pp. 298-304.
6
ment par Troubetzkoy et Roman Jakobson, les linguistes structuralistes
opposent la phonologie à la phonétique, la phonétique faisant une
description objective complète des différents sons d'une langue et la phonologie
s'intéressant uniquement aux caractéristiques phonétiques qui concourent
à la communication linguistique dans une langue donnée et sont alors
appelées « traits pertinents » ou « traits distinctifs », et étant, comme on Га
souvent dit, une « phonétique fonctionnelle ». Il est évident que la phonologie,
tout en soulevant des difficultés propres quand on l'applique à des langues
mortes, est en quelque sorte une planche de salut pour le latiniste, qui ne
pourra jamais faire une description phonétique précise et complète des sons
latins, faute de pouvoir les entendre prononcer par des locuteurs latins.
Toute phonétique du latin, qu'on le reconnaisse ou non, est nécessairement
une approche plus ou moins phonologique des réalités phoniques du latin,
dans la mesure où l'on ne peut vraiment appréhender que le fonctionnement
de leur transcription graphique et où les indications proprement articula-
toires ou acoustiques rapportées par les grammairiens latins ne sont ni
toujours évidentes ni toujours objectives. Il y a cependant assez peu de
travaux généraux proprement phonologiques sur le latin. L'ouvrage le
plus complet est celui de Ján Horečky (Fonologia latinčiny, Bratislava
1949, 128 p.), malheureusement écrit en slovaque, mais avec un assez long
résumé en français (pp. 109-120). A cela on peut ajouter la Kurze
Phonologie des lateisnischen de W. Brandenstein, qui se trouve en appendice dans
la Geschichte der lateinischen Sprache de F. Altheim (pp. 481-498) et le
rapide article de Z. Muljačič, Per un' analisi binaristica dei fonemi
latini 9 qui décrit les phonèmes latins à l'aide des traits binaires élaborés par
Roman Jakobson. En plus de ces vues d'ensemble on peut citer quelques
rares articles qui étudient un point particulier de la phonologie latine, par
exemple le statut biphonématique des diphtongues 10, le statut biphoné-
matique des géminées u, le statut monophonématique des groupes qu et
gu 12. Dans ce volume même, François Kerlouégan étudie au point de vue
phonologique la quantité des voyelles et Jean-Pierre Kherlakian la
place de l'accent.
La « grammaire generative », qui critique la linguistique structuraliste,
ne distingue pas la phonologie de la phonétique et fait entrer dans la «
phonology » non seulement ce que les autres appellent phonétique et phonologie,
mais aussi ce qui appartient à la morphologie. Malgré les grandes
déclarations de guerre contre la phonologie pragoise et notamment contre les notions
de phonème et de neutralisation, on peut penser que la « phonologie
generative » garde, même si elle ne le reconnaît pas explicitement, ce qu'il y a de
meilleur dans la phonologie structuraliste : nous avons personnellement
montré dans un article polycopié intitulé « Les traits qui caractérisent les
consonnes latines » 13 que par exemple les traits pertinents que les
structuralistes attribuent aux phonèmes /p/, /b/ et /m/ ressemblaient beaucoup, à
quelques détails terminologiques près, aux traits de ces mêmes phonèmes
que la phonologie generative appelle non redondants. Xavier Mignot est
arrivé à des conclusions tout à fait semblables dans l'article qu'il a intitulé
« Phonologie pragoise et phonologie generative dans la description du
latin » 14. Mais s'il est possible de faire avec la phonologie generative
l'essentiel de ce que fait la phonologie structuraliste, il nous semble que la
phonologie generative va plus loin dans la mesure où elle ne se contente pas

9. Dans Omagiu lui A. Rosetti, Bucuresti, 1965, pp. 599-605.


10. Sebastian Mariner Bigorra, « Valor foneraático de los digtongos del latin
clásico », Helmantica 8 (1957), 17-30.
11. Ján Horečky, « К otázke geminát v latinčine », Recueil linguistique de
Bratislava 1 (1948), 117-135, résumé en français 135-137.
12. С. TouRATiER, « Statut phonologique de « qu » et de « gu » en latin classique »,
B. S. L. 66, 1 (1971), 229-266.
13. Dans Actes de la session de linguistique d'Aussois, 18-23 sept. 1972, pp. 1-19.
14. Dans B. S. L. 70,1 (1975), pp. 225 et 228.
d'identifier les phonèmes d'une langue, mais élabore un ensemble de règles
qui permettent de décrire avec une très grande précision tous les
comportements des différents phonèmes ; ces règles peuvent être ce que nous avons
appelé le rhotacisme synchronique, ou bien la disparition de l'occlusion de
gw entre voyelles, formulée par Martti Nyman dans son article sur le verbe
malo « je préfère » 15, ou encore les règles d'attribution automatique du
caractère consonantique aux phonèmes /i/ et /u/ et d'une façon plus générale à
toute suite de voyelles qu'a proposées Ronald A. Zirin dans le seul livre
qui décrive les voyelles latines en s'inspirant de la phonologie generative,
sans toutefois entrer dans les problèmes techniques de la mise en
formules 16.
Certes il faudrait mettre de l'ordre dans ce que la « grammaire
generative » appelle phonologie, car le composant phonologique, qui est chargé
de donner une interprétation phonique aux suites engendrées par le
composant syntaxique, ne se contente pas d'analyser les différents phonèmes
d'une langue et de formuler toutes les règles qui permettent d'obtenir les
différentes spécifications phonétiques de ces phonèmes, mais explicite toutes
les règles qui concernent le signifiant de toutes les unités grammaticales ;
il y entre donc beaucoup de morphologie, comme on peut le voir dans le
petit ouvrage de Martti Nyman Ubi est and ubist (Annales Universitatis
Turkuensis, 1974, 37 p.), où la règle qui introduit un e- prothétique devant
s suivi d'une consonne et précédé d'une autre consonne rend compte des
alternances entre /s/ et /es/ au présent du verbe esse « être » et de la
prétendue aphérèse de e- dans ubist pour ubi est, tandis que la règle de suppression
de s en latin archaïque après voyelle brève et devant consonne initiale
rend compte de uocitatust pour uocitatu(s) (e)st « il a été appelé ». Voilà
pourquoi le composant phonologique est plus justement appelé composant mor-
phophonologique. Une telle façon de faire peut paraître grave dans la mesure
où elle risque de donner l'impression que l'on confond la morphologie avec
la phonologie (il est d'ailleurs fréquent que cette confusion soit faite par les
tenants de « la grammaire generative ») ; mais il n'en est rien lorsque l'on a
constaté, comme nous l'avons fait en essayant de formuler la
Morphophonologie du verbe latin 17, que le composant morphophonologique utilise
deux sortes de règles qui se distinguent très nettement d'après leur domaine
d'application : il y a les règles qui concernent le signifiant d'un ou de
plusieurs morphèmes donnés et les règles qui concernent tout segment de
signifiant quel que soit le morphème auquel ce segment de signifiant appartienne.
Qui ne voit alors que les premières règles sont des règles morphologiques et
les secondes des règles phonologiques proprement dites ? Par conséquent,
même si l'on ne sépare pas explicitement dans le composant
morphophonologique ce qui est morphologique de ce qui est phonologique, on a bien
évidemment un moyen objectif de les distinguer et par conséquent de ne
pas confondre la morphologie et la phonologie. Signalons à ce propos que
P. H. Matthews, en prenant exclusivement ses exemples dans la
conjugaison latine, a théorisé le modèle morphologique dit « Item and
Arrangement » présenté par Ch. Hockett, dont la « grammaire generative » s'est
inspirée pour élaborer son composant morphophonologique, mais a
proposé, pour rendre compte de la morphologie des langues flexionnelles comme
le latin, un modèle qui correspond aux règles du livre IX de Priscien et
s'appelle « Word and Paradigm » 18.

15. M. Nyman, « Ma(vo)lo, A generative Approach », Arclos 7 (1972), p. 87.


16. R. A. Zirin, The phonological basis of Latin prosody, La Haye, Mouton, 1970,
91 p.
17. Dans B. S. L. 67, 1 (1972), 139-174 et notamment 168-169.
18. Cf. P. H. Matthews, Inflectionnal morphology (A theoretical based on aspects of
Latin verb conjugation), Cambridge, 1972, 431 p. ; et notre С. R. dans R. E. L. 54 (1976).
Rappelons également l'article de P. H. Matthews qui a été traduit en français dans
Langages 34 (juin 1974), 25-46, sous le titre « Les classes de mots en latin ».
Pour étudier le latin au niveau de la première articulation, ce qui
intéresse certainement plus le latiniste non grammairien que l'étude au
niveau de la seconde articulation, il importe d'abord d'identifier les
différents morphèmes latins, puisque les morphèmes, ou, comme le dit André
Martinet, les monèmes, sont les unités minimales de la première
articulation. Mais, pour ce faire, il faut savoir ce qu'on entend par morphème. Le
morphème est généralement (i. e. à peu de choses près par tout le monde, sauf
les distributionnalistes, qui s'interdisent toute référence au sens) défini
comme l'unité significative minimale ou le signe linguistique minimal,
i. e. comme la plus petite unité qui ait à la fois un signifiant et un signifié
ou une expression phonique et un contenu. Le morphème n'est donc pas
simplement une unité formelle comme certains seraient tentés de le croire ;
c'est une unité à deux faces qui associe un signifiant et un signifié. Cela est
tellement important que les linguistes américains, qui ne disposaient pas de
la théorie saussurienne du signe linguistique et n'utilisaient pas par
conséquent les termes « signifié » et « signifiant », appellent morphe le segment
formel qui représente le morphème et proposent parfois de noter par une
double accolade les morphèmes, alors que les morphes sont mis entre
barres obliques : à partir d'angl. to sell « vendre » sold, Hockett écrit que
«/sel/ et /s...l/ sont deux allomorphes » (i.e. deux morphes différents)
« du morphème { sell } » 19. Dans ces conditions, lorsqu'il est impossible
d'associer à un segment formel une valeur particulière, on n'a pas le droit de
parler de morphème. Si l'on admet que /u/ est le signifiant du morphème de
perfectum dans amaui «j'ai aimé» et que amauistis «vous avez aimé»
présente le même signifiant /u/ du morphème de perfectum, il ne faut pas
dire que le segment /is/ est un morphème, fut-ce un morphème-tampon,
dans la mesure où il n'est pas associable à un signifié propre. En fait le
morphème de perfectum est représenté par le signifiant /uis/ dans amauistis
et par la variante ou l'allomorphe /u/ dans amaui. On doit donc se garder
d'identifier hâtivement la segmentation en morphèmes avec le découpage
morphologique que pratiquent les comparatistes lorsqu'ils retrouvent dans
amauistis un thème am-, un suffixe dénominatif -a-, un élargissement de
perfectum -u-, un suffixe aoristique -is-, une désinence -te + s ou même
-tes de deuxième personne du pluriel. En latin classique en effet amauistis
est formé de quatre morphèmes : un morphème lexical /ama:/ « aimer »,
un morphème aspectuel /uis/ « perfectum » et un morphème de « 2e personne »
et un morphème de « pluriel » représentés par l'amalgame /tis/.
Si le morphème est différent de son signifiant, il faut bien voir que le
lien qui unit son signifiant et son signifié est ontologiquement arbitraire,
ce que de Saussure explique en disant que le signifiant est « immotivé...
par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache naturelle, » 20, et
ce qu'il illustre en ces termes : « l'idée de « sœur » n'est liée par aucun
rapport intérieur avec la suite des sons s-ô-г qui lui sert de signifiant ; (elle)
pourrait être aussi bien représenté(e) par n'importe quelle autre : à
preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues
différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant b-ô-f d'un côté de la frontière
et o-k-s (Ochs) de l'autre » 21. Cette théorie de « l'arbitraire du signe »,
comme le disait de Saussure, est très importante, car elle permet de
comprendre tous les avatars que peuvent connaître les morphèmes, qui sont
étudiés dans la morphologie. Si le lien entre le signifiant et le signifié est
immotivé, on comprend qu'un même signifié puisse être associé à plusieurs
signifiants différents et qu'un morphème présente donc des variantes ;
on comprend aussi que deux signifiés différents soient représentés dans la

19. С F. Hockett, A course in modem linguistics, 14e éd., 1969, p. 272.


20. F. de Saussure, C. L. G., p. 101.
21. F. de Saussure, C. L. G., p. 100.
chaîne par un seul segment absolument indécomposable et voient leurs
signifiants former ce qu'André Martinet appelle un amalgame ; on comprend
également que deux signifiés absolument différents soient associés à des
segments phoniques identiques et constituent ce qu'on appelle
traditionnellement des homonymes. Bref on comprend toutes les bizarreries que peut
présenter la morphologie d'une langue ; cela est particulièrement important
pour les grammairiens des langues mortes, qui ont tendance à croire que
l'identité formelle correspond à une identité de valeur, alors que
l'homonymie doit exister en latin exactement comme dans les langues vivantes où
l'on peut en prendre conscience. De fait cette homonymie existe
abondamment dans le système des cas, comme l'indiquait Jean Perrot dans son
article sur le fonctionnement des cas 22 et comme le montre l'étude que
Xavier Mignot consacre ici aux homonymies des désinences casuelles.
Ces considérations théoriques sur le morphème nous paraissent
absolument indispensables pour mener à bien une description correcte du latin
et mettre de l'ordre dans les grammaires latines. Si on les prend au pied de
la lettre, on est vite conduit à éliminer certains problèmes insolubles, qui
paraissent alors de faux problèmes. C'est ce que nous montrons dans
l'article que nous consacrons dans ce volume à l'étude de l'ablatif : les chercheurs
ont toujours admis plus ou moins implicitement que les cas de la
déclinaison latine étaient des unités significatives ; or si l'on essaie de faire
méthodiquement l'analyse en morphèmes des formes nominales, on est obligé de
constater que dans bon nombre de leurs emplois les cas ne sont pas le
signifiant d'un morphème, mais seulement un des constituants morphologiques
du signifiant d'un morphème. Voilà qui invite à considérer les cas non plus
comme des catégories grammaticales, mais seulement comme des unités
morphologiques disponibles pour constituer partiellement ou totalement le
signifiant des morphèmes nominaux. Une semblable analyse en morphèmes
amènerait à reconnaître que ce qu'on appelle traditionnellement le
subjonctif n'est pas un morphème, mais est simplement le signifiant de deux
morphèmes différents : un morphème de volonté et un morphème de possibilité,
comme nous essaierons de le montrer dans un article à paraître dans la
R. E. L.
En général, les linguistes qui cherchent à identifier les morphèmes de
la langue qu'ils ont à analyser utilisent des procédures qui mettent en œuvre
la commutation, comme on peut le voir dans notre article intitulé Essai
de morphologie synchronique du latin 23. Mais si la commutation est souvent
un guide utile dans la recherche des morphèmes, elle n'est pas pour autant
une procédure automatique et infaillible : il y a des cas où elle donne des
résultats contradictoires et où seule une hypothèse non dictée par la
commutation permet de dépasser ces contradictions ; il y a aussi des cas comme
l'homonymie entre legam « je lirai » et legam « que je lise », où la
commutation ne peut pas s'appliquer puisque la différence partielle de sens n'est pas
associable à une différence partielle de forme. On trouvera une étude sur les
possibilités et les limites de la commutation dans notre article polycopié
« Analyse et identification des unités significatives » 24. Il est dans ces
conditions parfaitement possible de faire directement et sans l'intermédiaire
de la commutation des hypothèses sur l'organisation en morphèmes des
unités à analyser ; c'est ce qu'a fait Xavier Mignot dans son article « Sur
les alternances dans les thèmes consonantiques de la 3e déclinaison
latine » 25, où il montre fort justement que, pour celui qui connaît les règles
phonologiques du latin, la troisième déclinaison est beaucoup plus régulière
et simple qu'on a l'habitude de le dire ; car les morphèmes lexicaux à signi-

22. J. Perrot, « Le fonctionnement du système des cas en latin », R. Ph. 40 (1966),


p. 218.
23. Dans R. E. L. 49 (1971), 331-357.
24. Dans Actes de la session de linguistique de Saint-Flour (sept. 197f>), G 1-18.
25. Dans B. S. L. 69, 1 (1974), 121-154.
10
fiant invariant sont bien plus nombreux « que ne le laisse croire la
présentation traditionnelle » 26.
Quand l'analyse en morphèmes est terminée et que la morphologie des
différents morphèmes est pour l'essentiel précisée, il faut encore faire
l'analyse syntaxique des phrases dans la constitution desquelles entrent ces
morphèmes, i. e. voir comment ces morphèmes se combinent entre eux pour
former l'unité syntaxique maximale qu'est la phrase. Les structuralistes
américains ont beaucoup travaillé cette question, en proposant ce qu'ils
ont appelé l'analyse en C(onstituants) I(mmédiats), i. e. la décomposition
de toute unité syntaxique plus grande que le morphème, appelée
construction, en constituants dont la combinaison forme directement ladite
construction et qui sont alors appelés constituants immédiats de cette
construction. Ce genre d'analyse s'est assez peu répandu en Europe et fut en outre
critiqué et éliminé en Amérique par « la grammaire generative » ; toutefois
les critiques de « la grammaire generative » n'invalident pas, comme nous
l'avons montré ailleurs 27, la pertinence syntaxique de l'analyse en C. I.,
si elles montrent fort justement que l'analyse en C. I. ne saurait être à elle
seule un modèle de la grammaire des langues naturelles dans sa totalité.
Voilà pourquoi il nous semblerait utile de réhabiliter non pas tant les
procédures heuristiques d'analyse en C. I. proposées par Rulon S. Wells, Zel-
lig S. Harris, H. A. Gleason, O. S. Kulagina ou d'autres, que la
conception de la syntaxe qui sous-tend plus ou moins explicitement ces différentes
procédures d'analyse en C. I. Certes ces procédures, qui mettent toutes en
œuvre la commutation, peuvent rendre de grands services à l'analyste et
donnent lieu en tout cas à des exercices très formateurs quand on veut
s'initier concrètement à la linguistique ; mais pour l'analyse en C. I., comme
pour l'identification des morphèmes, la commutation n'est pas toujours
praticable et surtout n'est pas un moyen infaillible d'obtenir
automatiquement l'analyse syntaxique qui correspond vraiment à l'organisation en
C. I. de la phrase à étudier. Il est donc parfaitement possible de faire
directement, i. e. sans recourir à la commutation, mais en s'appuyant sur son
intuition linguistique et sur les propriétés fonctionnelles des constituants à
analyser, des hypothèses sur la structure en C. I. de ladite phrase. Ainsi,
alors que dans notre article sur l'analyse syntaxique de la phrase latine,
nous avons utilisé le plus possible la commutation pour identifier les
morphèmes et trouver l'analyse en C. I. de la phrase de Cicéron : Scimus
Lucium Acilium apud patres nostros appellation esse sapientem (Cic, Lae. 6)
« nous savons que Lucius Acilius, du temps de nos ancêtres, fut appelé
sage » (Laurand), il est possible, une fois que l'on y a admis la présence des
morphèmes suivants : sci- <> savoir », -mus « nous », Luci- « Lucius », Acili-
« Acilius », -um ... -um « sujet », apud ... -es ... -os amalgame de « chez »
et de « pluriel », patr- « père », nostr- « notre », appella- « appeler », -tum es-
amalgame de « passif » et de « perfectum », -se morphème de subordination,
sapient- « sage », de faire l'hypothèse que cette phrase a deux C. I. : le
verbe scimus, formé lui-même par la combinaison des deux morphèmes que
représentent sci- et -mus, et le complément d'objet apud patres nostros
Lucium Acilium appellatum esse sapientem, qui est une proposition
subordonnée infinitive ; que cette subordonnée a deux C. I. : le morphème de
subordination -se et la proposition qui correspond au reste de la
subordonnée ; que cette proposition a deux C. I. : un complément prépositionnel
extraposé apud patres nostros et une nouvelle proposition Lucium Acilium
appellatum esse sapientem ; que cette dernière proposition a deux C. I. :
un syntagme nominal sujet Lucium Acilium et un syntagme verbal
appellatum es- ... sapientem, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de
constructions. Les linguistiques ont cherché des moyens graphiques pour
visualiser ce genre d'organisation, qu'il est assez pénible de décrire comme nous

26. X. Mignot, op. cit., p. 153.


27. C. Touratier, « Technique d'analyse de la phrase latine, Dossiers d'étude pour
l'enseignement du latin, C. R. D. P., Strasbourg, 4 (1975-76), pp. 8-9.
11
venons de le faire. Ainsi que le dit justement Nicolas Ruwet 28, « Chomsky
a montré que le meilleur moyen de représenter à la fois la décomposition
d'une phrase en constituants et l'appartenance de ces constituants à des
catégories est de recourir à un arbre (dit aussi branching diagram «
diagramme à branches ») ». Voici donc l'arbre par lequel on pourrait représenter
notre hypothèse sur l'organisation syntaxique de la phrase de Cicéron :

sci+mus apud patr+es nostrl+os Luci+uin Acili+um appella + 't+um es" +se sapient+em

Seuls les embranchements obliques pleins ont une pertinence syntaxique,


les traits verticaux ou obliques en pointillé indiquant simplement les
segments de la chaîne qui correspondent aux nœuds terminaux de l'arbre. Le
fait que ces traits en pointillé puissent se croiser vient de ce que,
contrairement à ce que croient plus ou moins implicitement les linguistes qui ont
pratiqué l'analyse en С I. sur l'anglais, l'ordre dans la chaîne n'est pas
forcément identique ou parallèle à l'ordre de l'organisation syntaxique :
la contiguïté dans la chaîne ne suppose pas en effet nécessairement une
contiguïté syntaxique. Il faut se rappeler la distinction que Tesnière faisait
entre l'« ordre linéaire » et F« ordre structural », entre l'ordre des mots, si
l'on veut, et l'ordre des connexions syntaxiques 29, distinction qui est
d'autant plus capitale qu'en latin, comme le disait Marouzeau, « l'ordre des
mots est libre » 30. A cause de cette originalité assez exceptionnelle du latin,
il nous paraît heureux que dans ce volume Jean Perrot esquisse la
problématique d'une étude de l'ordre des mots et que François Charpin, qui a
consacré une partie de sa thèse 31 à l'étude de l'ordre des mots dans la phrase,
insiste sur l'importance que prend dans une langue morte la structure dite
superficielle.
Certains regretteront peut-être de devoir remplacer par une analyse en
C. I. l'analyse grammaticale traditionnelle avec ses fameuses fonctions de

28. N. Ruwet, Introduction à la grammaire generative, Paris, Pion, 1968, p. 111.


29. Cf. L. Tesnière, Eléments de syntaxe structurale, 2e éd., 1965, pp. 16-22.
30. J. Marouzeau, L'ordre des mots en latin, vol. compl., Paris, Les Belles Lettres,
1953, p. ix.
31. Cf. F. Charpin, L'idée de phrase grammaticale et son expression en latin, Paris,
Champion, 1977, pp. 344-478.
12
sujet, complément d'objet, complément de nom, etc. Mais leurs regrets
sont absolument injustifiés ; car, si l'on examine la question d'un peu près,
on s'aperçoit que l'analyse en C. I. et sa représentation graphique sous forme
d'arbre, loin d'éclipser ce qu'on appelle traditionnellement les fonctions
grammaticales, permettent enfin de les définir avec rigueur et en termes
exclusivement syntaxiques. Noam Chomsky est le premier à l'avoir
remarqué, en disant que le sujet, ou mieux la fonction « sujet-de », se définit
« comme la relation existant entre le SN d'une phrase de forme SN^Aux^SV
et la phrase tout entière, la fonction « objet-de » comme la relation entre le
SN d'un SV de forme V~SN et le SV tout entier, etc. » 32. Reprenant ce
point de vue, nous avons pour notre part essayé de reformuler en termes de
relations constructionnelles entre les constituants hiérarchisés de la phrase
toutes les fonctions grammaticales auxquelles recourent les linguistes et les
grammairiens 33. Ce genre de présentation des fonctions nous a même
permis de récupérer tout ce qu'il y a de riche dans ce qu'on appelle la «
grammaire dépendancielle » et notamment sa théorie de la valance, que Heinz
Happ a appliquée pour la première fois au latin dans ses Grundfragen 34 et
qu'il a bien voulu présenter en français dans ce volume. Il nous semble
même que la distinction capitale que la « grammaire dépendancielle »
fait entre les compléments de verbe (( Verb)ergànzungeri) et les circonstants
(freie Angabe) est plus précise et plus claire quand on la formule en termes
de sous-configurations d'arbre.
Le fait de privilégier au point de vue syntaxique l'analyse en C. I.
comprise comme nous venons de le dire n'empêche nullement de faire son
profit des travaux de la « grammaire generative », malgré les critiques que
celle-ci a pu adresser à ce qu'elle appelle le « modèle syntagmatique »,
qu'elle considère un peu rapidement comme la formalisation de l'analyse en
C. I. On aura d'ailleurs remarqué que nous avons ici même repris
expressément plusieurs hypothèses de la « grammaire generative ». Celle-ci a en
effet énormément fait progresser les études syntaxiques, même si ses thèses
générales sont parfois ambiguës ou confuses ; elle s'est beaucoup intéressée
aux conditions d'emploi des phénomènes syntaxiques et aux restrictions
qui définissent ces conditions d'emploi ; elle a abondamment recherché les
rapports de paraphrase qui peuvent exister entre des énoncés de structure
différente ; et, tout en se penchant minutieusement sur les données
syntaxiques, elle a toujours voulu les mettre en formules explicites et les
expliquer à l'aide d'hypothèses plus ou moins générales. Certes il ne nous paraît
pas acceptable que les transformations, qui formalisent les rapports entre
phrases différentes, entrent dans la description structurale de ces phrases et
que par exemple la structure syntaxique d'une phrase passive soit syntaxi-
quement décrite comme un avatar de la phrase active ; mais il n'en faut pas
moins reconnaître que les transformations, qu'elles soient exclusivement
paraphrastiques comme chez Noam Chomsky ou qu'elles soient tantôt
paraphrastiques et tantôt incrémentielles comme chez Zellig Harris, font
effectivement partie de la grammaire d'une langue, dans la mesure où elles
correspondent à des relations entre phrases qui appartiennent à la
compétence des locuteurs et doivent par conséquent être connues et prises en
compte par le linguiste qui formule non pas la description structurale des
différents phénomènes syntaxiques, mais le système de relations dans lequel
ils entrent. La « grammaire generative » s'est, hélas ! peu intéressée au latin ;
mais on citera au moins la thèse de Robin Lakoff 35, qui étudie le fonc-

32. N. Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, trad, par J.-C. Milner, Paris,
Seuil, 1965, p. 101.
33. Cf. C. Touratier, « Comment définir les fonctions syntaxiques ? », B. S. L. 72,
1 (1977), 27-54.
34. H. Happ, Grundfragen einer Dependenz- Grammatik des Lateinischen, Gô't-
tingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1976, 597 p.
35. R. T. Lakoff, Abstract Syntax and Latin Complementation, M. I. T. Press,
Cambridge Massachusetts, 1968, 240 p.

13
tionnement des subordonnées infinitives et complétives, de la négation et
du subjonctif, ainsi que l'article de Ada Neschke intitulé « Strukturale und
traditionnelle Syntax dargestellt am Beispiel von Gerundium und
Gerundivum » 36. A cela s'ajoute ici-même l'article que Jean-Claude Milner
consacre au réfléchi.
Il est évident que, pour définir les constituants des différentes
structures syntaxiques et pour faire une hypothèse plausible sur leur
organisation en C. I., on utilisera toutes les analyses syntaxiques qui ont été
explicitement ou implicitement élaborées dans le cadre du structuralisme et
plus récemment du fonctionnalisme. On reprendra notamment tous les
travaux du fonctionnalisme hollandais, qui s'inspire des recherches de
Simon Dik 37 et a l'avantage de tenir compte des critiques et aussi des
suggestions que la « grammaire generative » a pu faire. Citons, à propos du
latin, le livre de H. Pinkster sur les adverbes 38 et l'article de A. M. Bol-
kestein sur les infinitives et les complétives en ut 39. On utilisera aussi
des études syntaxiques qui, sans se rattacher à une école linguistique
particulière, entendent être structurales ou fonctionnelles ; c'est le cas des
deux volumes de Lisardo Rubio intitulés « Introducción a la sintaxis estruc-
tural del latin » 40 ; de l'article de Marius Lavency sur la conjonction
cum 41 ; de la thèse d'orientation guillaumienne d'Hélène Vairel-Carron
sur certaines particularités des phrases exclamatives et imperatives 42 ;
des deux articles d'Huguette Fugier : « L'apposition en latin. Pour une
étude des relations à l'intérieur du syntagme nominal » et « Le superlatif
latin : étude fonctionnelle 43 ». Remarquons que dans ce dernier article la
statistique est mise au service de l'analyse syntaxique, comme elle l'est
dans la thèse de François Charpin ou dans l'article que Michel Griffe
consacre ici aux temps dans les consécutives.

La linguistique moderne a essayé d'étudier avec plus de rigueur et de


précision la signification des différentes unités linguistiques, en formulant
notamment la théorie des champs sémantiques et surtout celle des sèmes
ou traits sémantiques pertinents, qui transpose au niveau du sens l'analyse
en « traits distinctifs » des phonologues 44. La lexicologie latine n'a
nullement profité de ces recherches, si ce n'est dans un article fort intéressant
où Eugenio Coseriu présente quelques principes de sémantique diachro-

36. Dans Gl. 52 (1974), 237-273 ; cf. de la même : Ada В. Hentschke, « Struktu-
relle Grammatik im Lateinunterricht (Ihre Môglichkeiten, dargestellt am Problem der
Gerundialformen) », Der altspr. Unterricht 16, 5 (1973), 26-45.
37. Cf. notamment S. С Dik, Coordination (Ils implications for the theory of general
linguistics), Amsterdam, North-Holland, 1972, 318 p.
38. H. Pinkster, On Latin adverbs, Amsterdam, North-Holland, 1972, 193 p.
39. A. M. Bolkestein, « A. c. i. -and ut-clauses with verba dicendi in Latin »,
Gl. 54 (1976), 263-291.
40. Vol. I : Casos у preposiciones (Barcelona, Ariel, 1966) ; vol. II : La oración
(Barcelona, Ariel, 1976), le second volume étudiant l'ordre des mots, les modes en
proposition indépendante, le style indirect, la subordination et la coordination.
41. M. Lavency, « Les valeurs de la « conjonction » cum en latin classique »,
Les études classiques 43 (1975), 367-386, et 44 (1976), 45-59.
42. H. Vairel-Carron, Exclamation, ordre et défense (Analyse de deux systèmes
syntaxiques en latin), Paris, Les Belles Lettres, 1975, 363 p.
43. Le premier dans La linguistique 9 (1973, 1), 97-113, et le second dans fí. E. L.
49 (1971), 314-330.
44. Cf. par ex. B. Pottier, « Vers une sémantique moderne », Tra. Li. Li. 2, 1
(1964), 107-137 ; G. Mounin, Clefs pour la sémantique, Paris, Seghers, 1972, 268 p.

14
nique à propos de l'évolution entre le latin et les langues romanes et cite
le petit système suivant d'adjectifs :
« vieux » « non-vieux »

« pour personnes » senex iuvenis


« pour animaux et plantes » vetulus novellus
« pour choses » vêtus novus

système qui combine une opposition privative « vieux » ~ « non-vieux »,


comparable à l'opposition phonologique « sonore » ~ « sourde », avec une
opposition équipollente « pour personnes » ~ « pour animaux et plantes »
~ « pour choses », comparable à l'opposition phonologique « bilatérale » ~
« apico-dentale » ~ « vélaire » 45. L'analyse sémantique des catégories
grammaticales a été un peu plus repensée à la lumière des nouvelles théories
linguistiques. La théorie structuraliste de la marque et de l'opposition entre
terme marqué et terme non marqué a permis à Jean Perrot d'appréhender
avec beaucoup plus d'exactitude l'opposition aspectuelle perfection ~ infec-
tum et l'opposition temporelle présent ~ imparfait 46, et à Eugenio Coseriu
de rendre compte du fonctionnement des conjonctions de coordination
et, ac, -que, пес et et non 47. La théorie des cas, prétendument sémantico-
syntaxique, mais en fait purement sémantique, que Charles Fillmore
a élaborée, a été examinée à la lumière des faits latins par Winfried
Boeder 48 et surtout par Gualtiero Calboli 49, qui a en même temps fait
le point sur toutes les autres théories des cas de la linguistique moderne.
Ce qu'on appelle la « sémantique generative » a abondamment utilisé
le latin dans sa critique de la « grammaire generative », comme le
prouvent toutes les références que George Lakoff fait à la thèse sur le
latin de son épouse Robin Lakoff dans l'article où il établit la supériorité
de la « sémantique generative » 50. Dans sa thèse, en effet Robin Lakoff
montre que l'on manquerait une généralisation intéressante si l'on
attribuait, comme le fait la « grammaire generative », deux structures
profondes différentes à la phrase simple au subjonctif d'ordre Venias
« Que tu viennes », variante peu fréquente de l'impératif Veni « Viens », et
à la phrase complexe Impero ut uenias « J'ordonne que tu viennes », parce
qu'on serait alors obligé de postuler deux règles différentes d'introduction
du subjonctif. Par contre, en attribuant à ces deux phrases apparemment
différentes la même structure profonde complexe *Ego impero id (Tu uenis)
avec pour la première phrase un verbe d'ordre dit abstrait, i. e. un verbe

45. Cf. E. Coseriu, « Pour une sémantique diachronique structurale », Tra. Li.
Li. 2, 1 (1964), p. 139-186 et notamment pp. 151-153 et pp. 158-159.
46. Cf. J. Perrot, « Autour des passés, Réflexions sur les systèmes verbaux du
latin et du français », Rev. des langues romanes 72 (1956), 137-169 ; et J. Perrot,
« Les faits d'aspect dans les langues classiques », /. L. 13 (1961), 109-118 et 154-163.
Depuis, Guy Serbat a également développé l'idée que le présent latin n'exprime pas le
temps, dans « Les temps du verbe latin », R. E. L. 53 (1975), 367-405.
47. Cf. « Lateinische und romanische Koordination », dans E. Coseriu, Sprache
(Slrukturen und Funktionen), Tubingen, 1971, 2e éd., article qui est une traduction de
« Coordinación latina y coordinación románica », paru dans Adas del III Congresso
Espaňol de Estudios Clasicos (Madrid 1966) ; L. Rubio a corrigé l'analyse de E.
Coseriu dans le second volume de sa syntaxe structurale.
48. Cf. W. Boeder, « Neue Forschungen zur Kasustheorie », Biulelyn Fonogra-
ficzny 12 (1971), 3-27.
49. Cf. G. Calboli, La linguistica moderna e il latino. I casi, Bologna, Patron,
1972, 2e éd. 1975, 370 p.
50. Cf. G. Lakoff, « On generative semantics » dans D. D. Steinberg & L. A. Ja-
kobovits, eds., Semantics, Cambridge, University Press, 1971, p. 284-292, résumé dans
Langages 27 (sept. 1972), pp. 59-60.

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qui n'apparaît pas en tant que tel dans la structure superficielle, et pour la
seconde phrase un verbe d'ordre normal, on explique de la même façon
l'apparition du subjonctif dans une proposition indépendante et dans une
proposition subordonnée et l'on rend compte par une même règle du
remplacement de la négation пол par ne aussi bien dans la proposition
indépendante Ne uenias (plus classiquement Ne ueneris « Ne viens pas ») que
dans la subordonnée de Impero ne uenias « J'ordonne que tu ne viennes
pas ». Certes on peut contester cette analyse ; mais pour une fois que le
latin est aux premières lignes de la recherche actuelle en linguistique, on
est surpris qu'un tel travail n'intéresse pas plus ceux qui proclament
bien haut l'utilité des études latines. A notre avis, il ne faut pas identifier
le subjonctif d'ordre de Venias avec le subjonctif de la subordonnée de
Impero ut uenias, comme le fait Robin Lakoff ; car le subjonctif ne
fonctionne pas de la même façon dans ces deux phrases : dans l'une, il peut
commuter avec l'indicatif, mais pas dans l'autre ; il ne s'agit donc pas de la
même unité fonctionnelle, mais d'un simple fait d'homonymie. Par contre
dans ces deux phrases niées, c'est bien la présence du même trait sémantique
« vouloir » qui conditionne l'apparition de la variante ne de la négation.
Il nous paraît plus juste de parler alors d'un trait sémantique « vouloir »
plutôt que d'un verbe abstrait d'ordre, à moins de dire, comme l'a fait
Christian Lehmann dans son étude sémantique des propositions de souhait,
d'ordre, de condition, de cause et de concession 61, que les prétendus verbes
abstraits ne correspondent pas à des unités lexicales, mais représentent
simplement des traits sémantiques minimaux (« atomische semantische
Elemente »).
Voilà donc les principales suggestions que la linguistique moderne a
pu faire aux grammairiens du latin. Il est évident qu'elles n'épuisent le
champ des recherches ni des linguistes ni des latinistes ; mais souhaitons que
leur rapide présentation incite de plus en plus les latinistes à s'intéresser
aux études des linguistes, même quand elles concernent une autre langue
que le latin ; car les latinistes seraient alors à même de travailler
personnellement au renouvellement de la grammaire latine ; et ce renouvellement de
la grammaire latine ferait à son tour certainement progresser les recherches
en linguistique générale.

51. C. Lehmann, Latein mit abstrakten Strukturen (collection Structura, vol. 7),
Munchen, Fink, 1973, 207 p. ; cf. notre С R. dans B. S. L. 72, 2 (1977).

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