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La Casbah d’Alger part en ruines: «L’Etat a tout


volé, même l’argent de l’Unesco»
16 sept. 2019 Par Kahina Nour
- Mediapart.fr

Condensé des maux et des paralysies de l’Algérie, la Casbah d’Alger, classée patrimoine mondial de
l’humanité, n’en finit plus de s’écrouler. Marquée à vif par les traumas du passé – la guerre contre les colons
français, la décennie noire –, elle sort de vingt années de bouteflikisme qui ont achevé de paupériser sa
population et de ruiner son bâti.

Alger (Algérie), correspondance.– « Igo on est voué à l’enfer, l’ascenseur est en panne au paradis. […]
ouais ouais ouais ouais […] les larmes de la misère ont le goût de ma haine. » D’une terrasse en ruines,
s’échappe le rap dépressif de PNL, deux frères entrés dans la légende, algériens par leur mère. D’une fenêtre
cassée, la roulade ensorcelante d’un maknin enchaîné à sa cage, un chardonneret élégant, oiseau vénéré en
Afrique du Nord.

Maelström sonore rapidement écrasé par la cacophonie des minarets appelant, à quelques secondes
d’intervalle, à la prière de l’après-midi. Badi, allure d’instituteur et fines lunettes, joint les mains en
prière : « Allah û Akbar, aide-nous à dégager le gang. » Il a le souffle coupé par l’escalier raide qu’il vient de
gravir et par « le désastre » à ses pieds.

En
rajoutant à la sauvage sur les toits-terrasses des étages de briques et de tôles pour survivre, les habitants
infligent l'un des pires dommages à la Casbah d'Alger. © Kahina Nour
La Casbah – la médina de ses ancêtres, le cœur historique de l’Algérie et de sa capitale, des héros de la

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fameuse bataille d’Alger contre les colons français, peuplée depuis au moins le VIe siècle avant J.-C. par les
Phéniciens – se couvre de gravats. Sous le poids des catastrophes naturelles, d’une histoire mouvementée et
surtout de l’incurie étatique.

Des décennies que l’agonie dure, que des douirettes, ces maisons traditionnelles en terre, collées les unes aux
autres, si typiques de cette architecture unique, disparaissent. On en comptait 15 000 avant la colonisation, 1
600 en 1960, à peine 500 aujourd’hui. Partout, des étais de fortune ont été posés pour tenir ce qui peut encore
être sauvé.

À tel point que l’Unesco, qui avait convaincu en 1992 le régime algérien de laisser inscrire la cité millénaire
au « patrimoine mondial de l’humanité », réfléchit, 27 ans plus tard, à la reclasser « patrimoine en péril ». Par
endroits, les destructions sont telles que ce quartier mythique, qui dégringole en cascade sur l’une des plus
belles baies au monde, semble en guerre, bombardé, pilonné.

Le
ramassage des ordures, qui ne peut se faire qu'à dos d'âne, reste très aléatoire et insuffisant, transformant la
Casbah d'Alger en dépotoir. © Kahina Nour
En plein Hirak, le 22 avril dernier, un immeuble de la basse Casbah s’est effondré. Cinq personnes d’une
même famille sont mortes, dont deux enfants, rappelant la première menace qui pèse ici : mourir écrasé sous
les décombres d’une des innombrables bâtisses insalubres, squattées par plusieurs familles dans des
conditions indignes, chacune se repliant avec les siens dans une pièce de quelques mètres carrés.

Comble du drame : la façade, emblématique de cette partie de la Casbah près du front de mer rasée par les
Français pour y imposer leur architecture haussmannienne, a résisté à l’éboulement. Elle avait été repeinte un
an plus tôt, avec ses menuiseries et ses garde-corps, sur ordre des autorités, pour ne pas faire tache lors de la
réouverture fastueuse de la mosquée située juste en face : Ketchaoua. Superbe vestige ayant traversé les
siècles, les guerres, croisant les styles mauresque et byzantin, que les Français avaient transformée en
cathédrale et que Bouteflika en fauteuil roulant a inaugurée après des années d’une restauration financée par
les Turcs, l’ancien colonisateur ottoman.

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Au lendemain de cette énième tragédie, des banderoles ont surgi sur l’immeuble à l’européenne et dans les
ruelles marchandes alentour, accusant les autorités « d’exposer à la mort » les habitants de la Casbah « pour
assister à leurs enterrements ». Le wali (préfet) d’Alger, pourchassé lorsqu’il s’est aventuré sur les lieux, a
été limogé.

Mais son éviction est une cacahuète pour des habitants que personne n’est capable de dénombrer. On en
avance au bas mot 60 000, ce qu’indiquait déjà un recensement en 1977. Seule certitude : la Casbah est
surpeuplée et c’est un véritable nœud gordien. De l’avis des spécialistes, elle ne devrait pas supporter plus de
20 000 personnes. Deux habitants sur trois sont de trop.

Sabrina occupe une minuscule pièce avec sa famille dans une maison en ruines. © Kahina Nour
Badi les divise en deux groupes. D’un côté, « les notables », dit-il, les propriétaires, les derniers « casbadgi
de souche », comme lui, qui héritent de génération en génération et qui, tant bien que mal, prennent soin de
leur maisonnette, avec leurs petits moyens, sans fortune.

À 55 ans, il touche une petite retraite après une carrière dans l’immobilier et les transports, entrecoupée de
chômage, un des fléaux de la Casbah. À l’indépendance, quand les colons ont pris la mer, leurs familles n’ont
pas suivi le mouvement général qui s’est jeté sur les centaines de milliers de « biens vacants » de la ville
européenne interdite par l’apartheid colonial.

De l’autre côté, les nouveaux venus, les plus nombreux, les plus démunis, pris dans une spirale de survie.
Désignés comme « les étrangers », « les ruraux », ils ont massivement fui les campagnes dans l’espoir d’une
vie meilleure à la ville, par vagues successives, un exode démarré dès la guerre contre la France.

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Des
banderoles accusent les autorités de laisser s'effondrer les maisons et de tuer les habitants de la Casbah. ©
Kahina Nour
Et ils sont là en transit, parfois depuis des décennies, à attendre un logement social gratuit de l’État. Quand
l’un finit par l’obtenir dans une des cités dortoirs à la périphérie, il est aussitôt remplacé par un cousin, un
frère, un nouveau, prêt à investir le premier taudis avec sa famille, même le plus dangereux, même la cave
rongée par l’humidité.

Quelques-uns paient un loyer ridicule quand un héritier passe encore une tête, mais la majorité forme un
gigantesque squat en grappe, profitant de ce que plus du tiers des maisons de la Casbah n’ont pas de
propriétaires identifiés.

Chacun à son échelle aggrave la situation déjà bien critique de cette médina du Xe siècle, pourtant
officiellement « sauvegardée », en s’entassant autour de patios intérieurs menaçant ruine, en rajoutant à la
sauvage des étages de briques, de parpaings et de tôles sur des toits terrasses en terre cuite qui ne sont pas
taillés pour, en ramenant n’importe comment l’eau courante, en reliant les eaux usées à l’eau de pluie, en
provoquant des infiltrations catastrophiques…

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Des
touristes s'arrêtent devant l'immeuble de la basse Casbah qui s'est effondré en avril 2019, tuant cinq personnes
d'une même famille. © Kahina Nour

« On vit une nouvelle colonisation. Nos gouvernants ont pris le relais


des Français »
Dans cet immense bidonville protégé où le délabrement le dispute à la beauté, « le seul quartier qui fait peur
aux autorités avec Bab El Oued », il se raconte, magouille parmi d’autres, que certains détruisent
volontairement leur toit pour obtenir plus vite un statut de sinistrés et un appartement gratuit qu’ils
revendront ensuite, avant de revenir dans la Casbah ou dans un autre baraquement pour déposer une nouvelle
demande de relogement…

« C’est la loi du plus voyou. Tout est opaque dans ce pays », soupire Badi, qui nous présente Sabrina, une
Kabyle de Tizi-Ouzou, à l’ombre d’une placette lézardée. Elle attend depuis 2002, dix-sept ans, un
relogement : « Quand je l’aurai, je rajeunirai de vingt ans. » À 46 ans, elle squatte avec son mari et leurs
deux fils une minuscule byout, ces pièces plus longues que larges autour des patios, dans une bâtisse délabrée
qu’ils partagent avec six autres familles.

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Près
de la mosquée Sidi M'Hamed Cherif et de la fontaine du même nom, Casbah, Alger. © Kahina Nour
« Pour la douche, il faut aller au hammam. Pour les toilettes, se débrouiller. On ne vit pas bien dans de telles
conditions. Je prépare le repas, on mange, je fais le ménage et après, je sors. Sinon, je deviens
folle. » Sabrina est infirmière, son époux, de dix ans son aîné, ouvrier retraité. À eux deux, ils gagnent 40 000
dinars par mois, guère plus de 300 euros.

Sabrina craque, fond en larmes : « Un de nos fils est malade psychiatrique, comme beaucoup de gens ici.
Toute la journée dans cette pièce sombre, avec son père qui ne sort pas, lui aussi, c’est dur. » Elle se reprend :
« Je m’habille en noir mais j’aime la vie, j’aime danser, même avec le moral à zéro. »

Quelques pavés plus loin, Amine, 40 ans, agent de sécurité, espère lui aussi depuis des décennies un
logement social. Avec sa femme institutrice en langue française, il cohabite avec sept autres familles dans une
maison qui ne tient plus que grâce à quelques poutres. Impossible d’en évaluer la surface, tant certains murs
ne sont plus que ruines.

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Amine, 40 ans, agent de sécurité, attend un logement social depuis des décennies. © Kahina Nour
Ils occupent une pièce à l’étage qu’ils ont carrelée avec leurs deniers. On y accède par un escalier étroit aux
marches courtes et hautes, en courbant l’échine. On croit que c’est une porte de placard, en fait, c’est leur
salon-cuisine-chambre, avec une petite fenêtre, un luxe.

Il est impeccablement rangé, à l’exception des fils électriques qui pendent à nu, comme un peu partout dans
cette douirette et dans la médina. Il est meublé avec le minimum, une banquette en bois qui sert de canapé et
de lit, une table basse, un réchaud.

Un lapin en peluche rose habille l’antenne d’un téléviseur préhistorique. En face, une commode avec une
lampe de chevet, la photo de leur mariage et un Coran. Aux murs, deux horloges en forme de barre à roue, un
tapis de La Mecque. En sortant, il faut faire attention à ne pas tomber dans le vide du puits de lumière
effrité. « Heureusement, on n’a pas encore d’enfants », lance Amine. Ses parents sont morts sans jamais voir
la taille d’un trois pièces avec douche et W.-C. Ni les toilettes turques qu’il a construites et la machine à laver.

Lorsqu’il veut être seul, Amine escalade les décombres qui mènent à la terrasse. Il y a suspendu la cage
de « son meilleur ami, son confident », un chardonneret. De là, sur 360 degrés, il embrasse une vue
incroyable entre ciel, montagne et mer.

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Depuis plus de 20 ans, les plans de revitalisation de la Casbah se succèdent et tombent tous à l'eau. © Kahina
Nour
Amine est « mouloudien », supporter du Mouloudia club d’Alger (MCA), dont il porte le maillot vert.
L’équipe de football star de la basse Casbah, quand la haute Casbah est peuplée d’« Usmistes » acquis à
l’Union sportive médina d’Alger (USMA), le premier champion après l’indépendance, à sec depuis
l’arrestation de son président corrompu, l’oligarque Ali Haddad.

Dans ce cœur battant révolutionnaire, ghetto déshérité tapissé de tags à la gloire du MCA et de l’USMA, fief
des ultras de Ouled El Bahdja, dont le cri de colère, La Casa del Mouradia, est devenu l’hymne du
soulèvement contre le système Bouteflika, le foot est une soupape, une catharsis. Depuis 30 semaines, tous
les vendredis, après la prière, Amine s’enroule dans le drapeau national et descend à la Grande Poste
manifester contre la « issaba » (« le gang ») et « pour bladi » (« mon pays »), en scandant « Pouvoir
assassin, pouvoir assassin ».

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« Tu vois ce trou gigantesque là-bas ? Ce sont plusieurs maisons qui se sont écroulées comme un château de
cartes, chacune s’appuyant sur l’autre. » Sur la terrasse d’Amine, Badi allume la dernière cigarette de son
paquet en toussant : trop de nicotine et de colère. « On vit une nouvelle colonisation, cette fois de l’intérieur.
Nos gouvernants ont pris le relais des Français, ils nous matent par la violence et la misère depuis
l’indépendance. »

En bas, sur une placette défoncée, des jeunes tapent dans un ballon, d’autres tiennent les murs croulants
autour d’un scooter et d’un tag qui rappelle Naples, « la capitale e nostra ». Le hitisme, l’occupation de la
journée, faute de travail.

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Des
jeunes et leur chien tuent le temps dans le quartier Roufissa, Casbah, Alger. © Kahina Nour
Au loin, par-delà une forêt de paraboles rouillées, « en direct avec l’Arabie saoudite et ses prêcheurs »,
fulmine Badi, deux monuments s’étirent dans le ciel azur. À droite, le mémorial des chouhada, les martyrs de
la guerre de libération. À gauche, Djamaâ El Djazaïr, la désormais troisième plus grande mosquée du monde
après celles de La Mecque et Médine, en Arabie saoudite.

Délire mégalomane et inachevé d’un président grabataire, fantôme déchu qui avait promis un million de
logements sociaux et la fin de l’habitat précaire grâce à l’argent du pétrole. Emblème d’un « système » qui a
dilapidé bladna (« notre pays ») et qui, depuis sept mois, fait sortir le peuple algérien dans les rues comme ce
n’était jamais arrivé depuis l’indépendance.

« Imagine si on avait eu les milliards qui ont servi à cette mosquée. Imagine la Casbah qu’on aurait, les
touristes qui viendraient du monde entier la visiter sans qu’on ait honte de leur montrer des ruines et des
ordures. Imagine le travail qu’on aurait donné à nos enfants. Imagine nos hôpitaux, nos universités. »

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À
l'ombre des mosquées, Casbah, Alger. © Kahina Nour

« L’État a tout volé, même l’argent que l’Unesco a envoyé pour


retaper la Casbah »
« Tu sens le Givenchy de la Casbah ? », lance Badi devant un dépotoir de déchets, tandis qu’on repart à
l’assaut de la colline de ruelles et d’encorbellements. Il y en a de toutes les tailles, de toutes les sortes, en
montagne ou éparpillés, du plastique, des rebuts ménagers, des vieux meubles, sur les toits, les marches, les
ruines, au milieu du linge qui sèche. Un paradis pour les rats et les chats errants.

Normalement, les ordures sont ramassées à dos d’âne, le seul « camion poubelle » depuis cinq siècles et
l’arrivée des Ottomans à Alger à même de se frayer un chemin dans ce labyrinthe escarpé accusant 105
hectares et 120 mètres de dénivelé, tout en escaliers interminables, impossible d’accès pour les véhicules.
Mais faute de moyens, le ramassage reste très aléatoire et largement insuffisant.

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Quartier commerçant de Djamaa Lihoud, littéralement «mosquée des Juifs», où une ancienne synagogue a été
reconvertie en mosquée. © Kahina Nour
« Dans les années 1990, les islamistes du FIS [Front islamique du salut] avaient bien compris que ramasser
les ordures, c’était le moindre des respects. Ils l’avaient pris en charge », se souvient Badi, exhumant « la
décennie noire », l’autre cicatrice à vif de la Casbah avec la bataille d’Alger.

La médina, déjà acculée par le chômage, la pauvreté, le mal-logement, l’insalubrité, était alors devenue la
renardière imprenable des terroristes, après avoir été celle des indépendantistes sautant de terrasse en terrasse,
de cache en cache. Quelques années plus tôt, au printemps 1985, elle s’était soulevée contre les pénuries
répétées d’eau potable. La répression des autorités avait été terrible.

« On en a bavé. » Badi s’arrête devant la mosquée Sidi M’hamed Cherif, près de la fontaine du même nom,
un petit bijou mauresque décati, sueur au front et chemise trempée, l’œil mouillé, « là où le cauchemar a
commencé ». Assailli par les images d’un passé qui le laisse « toujours en deuil », trois membres de la famille
égorgés : l’oncle commissaire divisionnaire, les deux cousines avocates.

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Par
endroits, les destructions sont telles qu'on croit la Casbah en guerre, bombardée. © Kahina Nour
Il plonge dans le trauma de la sale guerre, raconte « les réveils en pleine nuit », « les ratissages », « les
massacres », « les disparitions forcées », « la peur au ventre ». « On avait peur de tout le monde, du père, du
frère, de la sœur, de l’oncle, du voisin. Qui était qui, au service des islamistes, de l’armée, des services
secrets ? Les femmes enceintes en perdaient leur bébé. Plein de Casbadji sont devenus fous. Il y a un
monsieur qu’on appelle l’égorgeur. Il dort dehors, son cerveau a sauté depuis qu’il revoit tous les gens qu’il
a égorgés. »

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Badi ne manifeste plus tous les vendredis. La répression, la lassitude, la location annuelle du bungalow sur la
côte, à Boumerdes en Kabylie, l’ont éloigné cet été de la Grande Poste, mais le hirak, cette « rébellion qui
[l]’a sorti de [s]on sommeil », reste son unique espoir : « S’il s’arrête, on va prendre une grosse claque. Faut
que ça tienne, faut que ça tienne. Sinon, le peuple algérien va tomber dans un gouffre. »

Il a trois enfants, qui, eux, n’ont jamais manifesté. « Peut-être parce qu’ils n’ont rien eu de ce pays, même
pas un prêt bancaire. » La dernière a 20 ans, étudie, se cherche encore ; les deux aînés ont un travail, sont
mariés et vivent loin de la Casbah, où la famille s’enracine pourtant depuis des générations.

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Des
jeunes lavent un mouton avant la grande fête de l'Aïd. © Kahina Nour
« Comment les blâmer de partir ? Qui a envie de construire sur la misère ? » Badi promet de ne jamais
quitter sa k’sbah , « [son] cordon ombilical ». Et en même temps, peut-être qu’il cédera si l’État lui donne un
jour un appartement en banlieue avec tout le confort du XXIe siècle. Son ami Yacef Zoubir, 72 ans à la
Casbah, dont la douirette classée rouge a été fermée pour réhabilitation, a bien accepté.

Il vient d’emménager dans une cité de Dergana, à l’est d’Alger, dans le cadre de la dernière grande campagne
de relogement. Il n’y a pourtant pas plus accroché à la citadelle que ce fils d’une illustre famille de
moudjahidines qui compte 54 martyrs de la révolution. Kabyle d’Azeffoun, ce village entre mer et montagne
qui a fait souche dans la Casbah, Yacef Zoubir a perdu deux frères au champ d’honneur, « bien torturés par
les Français ».

Il a pour cousin Yacef Saâdi, icône de la résistance algérienne, ancien chef FLN de la zone autonome d’Alger,
adjoint de Larbi Ben M’Hidi, qui joue son propre rôle dans La Bataille d’Alger, de l’Italien Pontecorvo, ce
film culte sur toutes les lèvres des Casbadji, censuré en France jusqu’en 2004.

Et il est l’oncle de Yacef Omar, « petit Omar », l’innocence révolutionnaire, l’agent de liaison dynamité à 13
ans par les paras de Bigeard sous les ordres de Massu dans la nuit du 8 au 9 octobre 1957, avec Ali Ammar
alias Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali et Mahmoud Bouhamidi.

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Une
des rares rues bien entretenues de la Casbah, celle du petit musée Ali la Pointe, à la mémoire des icônes de la
résistance algérienne : Ali Ammar, «alias» Ali La Pointe, Hassiba Ben Bouali, Mahmoud Bouhamidi, Petit
Omar. © Kahina Nour
Leur mort symbolise pour les Français la désintégration du réseau FLN, la fin du bourbier de la bataille
d’Alger ; pour les Algériens, un peuple héros, debout, digne, refusant de se soumettre. Leurs visages, leurs
légendes sont partout. Là, peints sur le mur aux couleurs du drapeau de la nation, regard noir, à l’entrée du
petit musée Ali la Pointe, à l’endroit où ils ont été assassinés, la principale attraction touristique de la Casbah,
dans l’une des rares ruelles bien entretenues qui ne soit pas livrée aux ordures, aux herbes folles et aux chats
sauvages.

Ils sont aussi sur les photos sépia, avec les poseuses de bombes, les vraies et celles du film, dans le café tout
proche où Zoubir, qui a gardé « [son] cœur ici », et Badi ont l’habitude de s’attabler. Ils y devisent de la
vie, « du Hirak qui doit déboucher », « des généraux qui sont en train de perpétuer le
système », « de l’Indépendance confisquée », de cet « État qui a tout volé, même l’argent que l’Unesco a
envoyé pour retaper la Casbah » : « Combien de milliards détournés depuis 56 ans ? »

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Ils regardent passer les quelques touristes, qui pourraient être si nombreux. « Tout le monde dit que la France
a perdu sa bataille dans la Casbah d’Alger. L’État algérien, c’est la même chose », lâche Badi. « Dans
n’importe quel pays qui se respecte, la Casbah serait le poumon économique et touristique de la capitale »,
renchérit Zoubir.

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Musée Ali la Pointe, Casbah, Alger. © Kahina Nour

« Veut-on dans 25 ans une cité touristique ou un quartier d’Alger ? »


À un jet de pierre, devant le musée qui tient en une salle aux colonnes de marbre et quelques cadres photos,
un jeune, en jogging de marque contrefaite, fume en s’excusant un joint sous le nez d’Ali la Pointe, qui faisait
la chasse aux drogués pendant la guerre : « Je suis un consommateur. Pas un dealer. J’en ai besoin. »

À l’intérieur, un vieux Casbadji, improvisé guide d’un couple de touristes allemands, explique que l’homme
sur la photo en noir et blanc derrière le moudjahid Larbi Ben M’Hidi menotté est le général janviériste Larbi
Belkheir, « un des hommes derrière les massacres de la décennie noire ».

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Ahmed coud des blouses d'écolier et des drapeaux pour le Hirak. Quand il a gagné assez d'argent, il retourne
dans le Jijel en petite Kabylie où vit sa femme. © Kahina Nour
« N’importe quoi, c’est un Français », lance le gardien du musée, qui reprend la main sur la poignée de
touristes. « Mesdames et messieurs, bienvenue dans la maison de la bataille d’Alger. Ici, c’est Hassiba Ben
Bouali. Vous pouvez lire la dernière lettre qu’elle voulait envoyer à ses parents : “Si je meurs, vous ne devez
pas me pleurer, je serais morte heureuse.” Là, c’est Ali la Pointe, 27 ans, reconnaissable à ses tatouages :
“Zoubida-Cheda-Felah”, le nom de sa grand-mère, “Tais-toi”, “Marche ou crève”. »

Dans la maison en face du musée, « Momo la Casbah » comme il se fait appeler, 43 ans, donne une interview
à la chaîne télé Chams (« Soleil »). Il raconte comment il redonne vie à la douirette de son enfance, où il
habite avec sa femme, ses enfants, sa mère et ses deux sœurs, en faisant « table d’hôtes » et en
organisant « des soirées chaâbi pour des gens du monde entier ». Il parle sous l’œil de son chardonneret
encagé, « le symbole de la Casbah… » : « On en a tous un. »

« Un jour, j’ai reçu un petit signal : Momo, t’as une grande histoire dans cette maison. Et en plus, t’as la
chance et un grand honneur de vivre en face de la maison où s’est jouée la bataille d’Alger. Ma mère a été
une des dernières à être évacuées par les militaires français avant qu’ils fassent sauter la cache d’Ali la
Pointe. »

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«La
capitale e nostra», Casbah, Alger. © Kahina Nour
Momo croit en la renaissance de la Casbah : « L’État est en train de se bouger. Les associations, les
habitants… Il va y avoir un grand changement. » Son optimisme quant à la volonté étatique tranche avec la
désespérance générale. « Il faudrait déjà que la dizaine d’organismes de l’État chargés de la valorisation et
la protection du patrimoine qui neutralisent pour des bureaux les plus beaux palais de la Casbah, tels Dar
Haziza, Dar Hamra, s’en aillent si on veut protéger ! » s’étrangle un historien.

Depuis plus de vingt ans, les projets de « revitalisation » se succèdent et tombent tous à l’eau. Sous
Bouteflika, des millions d’euros ont été engloutis dans une réhabilitation invisible, près d’un milliard depuis
2012, faisant le beurre des associations de défense du patrimoine et des spéculateurs. La Casbah et ses
habitants, eux, continuent d’agoniser.

« Les autorités n’ont ni la vision, ni le talent, ni les compétences », tranche dans la presse Halim Faïdi, l’un
des architectes urbanistes les plus en vue et les plus interviewés sur le sujet. Il réclame « un projet pour la
ville, pas un énième plan de sauvegarde ». « Veut-on dans vingt-cinq ans une cité touristique ou un
quartier d’Alger ? » Il plaide pour « remettre la Casbah au secteur privé, comme cela a été fait à Sidi Bou
Saïd, en Tunisie, ou à Marrakech, au Maroc. Sinon, dans dix ans, elle n’existera plus ».

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Badi
(au centre) et deux artisans qui se bougent pour la Casbah. © Kahina Nour
En décembre dernier, la signature d’une convention entre la Wilaya d’Alger et la Région Île-de-France,
dirigée par Valérie Pécresse, donnant les clés de la Casbah du futur à l’architecte français Jean Nouvel, star
du monde arabe depuis son Louvre d’Abou Dhabi, a provoqué un tremblement de terre de part et d’autre de
la Méditerranée, ravivant les blessures et les rancœurs.

Comment le pouvoir algérien peut-il oser se tourner vers la France pour revitaliser un joyau que l’ancien
oppresseur a saigné par trois fois pendant l’interminable nuit coloniale : en 1830, suivant l’invasion de la
régence, à la fin des années 1930 lors de « la guerre aux taudis » et dans les années 1950, en pleine guerre
d’indépendance ?

Plus de 400 architectes, historiens, journalistes, experts, algériens, français ou d’ailleurs ont signé dans
L’Humanité une pétition appelant Jean Nouvel à se retirer de ce projet « néocolonialiste ». Pendant des
semaines, la polémique a enflé. Nouvel s’est défendu d’être « colonialiste, affairiste, gentrificateur,
prédateur ». Aujourd’hui, le projet aurait été retiré aux Français et confié aux Cubains « pour leur expertise
pionnière en la matière avec la restauration de la Habana Vieja [la vieille Havane] »… Sans qu’on en sache
plus au royaume de l’opacité.

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La Casbah d’Alger part en ruines: «L’Etat a tout volé, même l’argent de ... https://www.mediapart.fr/tools/print/826534

Casbah, Alger. © Kahina Nour


En attendant, des artisans, derniers Mohicans, sont rejoints par des nouveaux. Ici, un vieux navigateur, en
salopette et casquette de capitaine, peint ; son voisin construit des bateaux miniatures et des lampes en bois ;
plus haut, on coud, ici des babouches, là des drapeaux pour le Hirak et des blouses d’écolières, on vend des
gravures de la baie d’Alger et des peintures de Mireille Mathieu, avec El Hachemi Guerouabi dans le
transistor, parce qu’on a oublié que la Casbah était le berceau du chaâbi.

« Merci d’être le Gardien de notre histoire, je ne connaissais la Casbah que par la télé », signe une Franco-
Algérienne dans le livre d’or de Khaled Mahiout, ébéniste de père en fils, à la bedaine joviale, qui fait les
plus beaux moucharabiehs de la région. Son fils a retapé les boiseries de la cathédrale Notre-Dame d’Afrique,
ses aïeux celles de la Grande Poste, de la préfecture d’Alger. Il avait tenté un boulot de bureau, il a claqué la
porte et repris le savoir-faire familial.

Avec les quelques dinars que les touristes lui laissent, il a retapé sa douirette avec vue extraordinaire sur la
baie. Il a fait « trois fois le Hirak » mais il n’a en fait pas le temps, croule sous les commandes, alors il peste
en travaillant son bois après l’État qui « n’a rien fait pour le peuple, à part une mosquée construite par des
Chinois et des prisons ».

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Casbah, Alger. © Kahina Nour

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tout-vole-meme-l-argent-de-l-unesco

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