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LA MÉTHODE DE L'INTERVENTION SOCIOLOGIQUE

Évolutions et spécificités
Olivier Cousin et Sandrine Rui

Presses de Sciences Po | « Revue française de science politique »

2011/3 Vol. 61 | pages 513 à 532


ISSN 0035-2950
ISBN 9782724632316
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LA M ÉTHODE
DE L’INTERVENTION
SOCIOLOGIQUE
ÉVOLUTIONS ET SPÉCIFICITÉS

Olivier Cousin et Sandrine Rui

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’intervention sociologique est une méthode singulière au destin paradoxal. Elle est

L étroitement liée au parcours et au rayonnement d’un sociologue, Alain Touraine, et


au laboratoire qu’il a fondé au début des années 1980, le CADIS (Centre d’analyse et
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d’intervention sociologique, EHESS). Elle est le support de très nombreux travaux dans des
domaines divers, dont certains peuvent être considérés comme des classiques de la sociologie
contemporaine. Loin d’être marginale, l’intervention sociologique bénéficie donc d’une
reconnaissance académique.
Pourtant, la méthode reste aussi invisible et méconnue. Elle s’est peu diffusée. Il est vrai
qu’en dehors de La voix et le regard1, qui en présente les modalités et le cadre théorique, les
écrits la concernant sont pratiquement inexistants. La littérature demeure essentiellement
grise. Quant aux ouvrages de méthodologie, à quelques exceptions près, ils l’abordent rare-
ment, et le plus souvent bien succinctement. La méthode est peu visible aussi car elle fait de
moins en moins surface dans les ouvrages publiés par ses praticiens. Les premiers livres lui
accordent une place centrale ; puis, elle s’efface et intègre de plus en plus les annexes tech-
niques, pour enfin ne plus être mentionnée que furtivement au hasard des indications métho-
dologiques. La méthode s’avère de fait moins discutée. Si, à l’occasion des premiers travaux
lancés à la fin des années 1970, elle a suscité des débats2, les enquêtes conduites ces dernières
décennies sont recensées, certaines régulièrement citées, mais la méthode, elle, n’est souvent
pas commentée. Or, alors que les discussions s’estompaient, y compris au sein du laboratoire,
la méthode faisait preuve de plasticité, s’adaptant à de nouveaux objets et de nouveaux
usages : pensée à l’origine pour analyser le sens des luttes collectives, l’intervention sociolo-
gique s’est progressivement saisie de formes d’action et d’acteurs, parfois au plus loin de la
problématique du mouvement social.
Aussi, trente ans après sa formalisation, nous a-t-il paru pertinent de nous pencher sur cette
méthode. Notre réflexion s’appuie sur une enquête menée en 2008. Une trentaine d’entre-
tiens ont été réalisés auprès de chercheurs ayant eu recours (ou non) à l’intervention socio-
logique et auprès de quelques participants aux groupes d’intervention. Elle mobilise aussi

1. Alain Touraine, La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978.


2. Voir notamment Michel Amiot, « L'intervention sociologique, la science et la prophétie », Sociologie du travail,
4, 1980, p. 415-424 ; Guy Minguet, « Les mouvements sociaux, la sociologie de l'action et l'intervention socio-
logique », Revue française de sociologie, 21 (1), 1980, p. 121-133 ; ou encore Rémi Hess, La sociologie d'interven-
tion, Paris, PUF, 1981.

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une analyse de l’ensemble de la littérature, publiée comme grise, concernant la méthode.


Elle se nourrit enfin de notre propre expérience1.
Après le rappel des grands principes de l’intervention sociologique, qui demeurent d’actua-
lité, nous pointerons les inflexions qu’elle a connues tout au long de son histoire en affrontant
de nouveaux objets. Après l’étude des luttes collectives, les chercheurs se sont tournés vers
l’analyse des problèmes sociaux et des expériences sociales, modifiant en partie les usages de
la méthode. Nous verrons ainsi quelles sont les évolutions concernant le moment de la
conversion, le statut des interlocuteurs et le rôle des chercheurs. Il s’agira ensuite d’interroger
la place singulière de l’intervention sociologique dans les sciences sociales. La méthode pré-
sente des caractéristiques qui entravent sa diffusion : compte tenu de la lourdeur de sa mise
en œuvre, de sa transmission problématique ou encore du marqueur identitaire et théorique
qu’elle constitue, l’intervention sociologique reste peu mobilisée hors le cercle étroit des
chercheurs du CADIS. Enfin, nous voudrions montrer que si elle se démarque, parfois net-

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tement, de méthodes de groupes et d’intervention à laquelle on l’associe souvent, un certain
nombre de ses principes tendent à se normaliser. Sa finalité désormais essentiellement ana-
lytique la rapproche de certains usages des entretiens collectifs qui retiennent un principe
de réciprocité et d’intervention contrôlée de la part des chercheurs. Sa singularité réside alors
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essentiellement dans la confrontation qu’elle s’efforce d’organiser.

Règles, mutation des objets et évolutions des usages de la méthode

Introduction à l’intervention sociologique


Avant d’envisager les évolutions de la méthode, il est nécessaire d’en rappeler les grands
principes. A. Touraine les a exposés dans La voix et le regard, puis a présenté leur mise en
œuvre dans Luttes étudiantes2. Ces deux ouvrages soulignent avec force que l’intervention
sociologique lie indéfectiblement théorie et méthodologie. L’intervention sociologique est la
pratique d’une théorie, l’actionnalisme, qui affirme l’existence d’acteurs et de logiques
d’action, et qui cherche à établir un lien entre les deux. Les acteurs sont envisagés comme
disposant de capacités d’action, mais également comme capables de rendre compte des
actions et des situations dans lesquelles ils s’engagent. C’est la raison pour laquelle l’inter-
vention sociologique s’appuie sur la capacité réflexive des acteurs. Par le biais de la méthode,
les acteurs sont invités à entreprendre un travail de réflexion, voire d’introspection, qui place
en son centre l’analyse de la manière dont ils lisent et interprètent le monde social et qui
interroge leur capacité à agir et à intervenir sur ce monde. L’objectif de la méthode est bien
de révéler les rapports sociaux, de les analyser, afin de démêler les différentes dimensions
structurant l’action des acteurs.
Pour ce faire, l’intervention sociologique consiste à réunir des groupes, composés de dix à
quinze personnes, autour d’une problématique précise, formalisée et proposée par les socio-
logues. Les groupes ne sont pas des groupes réels. Ils réunissent des individus qui partagent
un même engagement ou une même expérience mais qui ne se connaissent pas. Une inter-
vention sociologique suppose de réunir plusieurs fois un même groupe afin d’analyser les
différentes composantes de l’action. Ces séances sont tantôt ouvertes, tantôt fermées. Les

1. Olivier Cousin, Sandrine Rui, L'intervention sociologique. Histoire(s) et actualités d'une méthode, Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, 2010.
2. Alain Touraine, François Dubet, Zsuzsa Hegedus, Michel Wieviorka, Luttes étudiantes, Paris, Seuil, 1978.

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séances ouvertes consistent à faire intervenir des interlocuteurs. Ces derniers incarnent les
figures sociales auxquelles les acteurs se confrontent dans le cadre de leur vie quotidienne,
de leur engagement ou de leur expérience sociale. Ils représentent l’environnement social,
politique, culturel dans lequel évoluent les acteurs et permettent, par la confrontation avec
le groupe, de révéler la nature des rapports sociaux dans lesquels les acteurs sont engagés.
Les séances dites fermées sont consacrées à l’analyse de ce qui s’est dit lors des précédentes
rencontres. Elles ouvrent au processus d’auto-analyse et de réflexivité en donnant la possi-
bilité au groupe de revenir sur ses propos, de les approfondir, et de les expliquer.
Toute intervention sociologique suppose une équipe de chercheurs, organisée et mobilisée
selon différents rôles. Chaque groupe implique trois chercheurs. L’un d’entre eux effectue
un travail de secrétariat et se charge de retranscrire les séances. Un autre, appelé l’interprète,
aide le groupe à se construire et l’accompagne dans l’analyse de son action. Placé du côté
du groupe, il facilite les témoignages, met de l’ordre dans les discours et les prises de position.

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Assumant une fonction d’animateur qui organise et distribue la parole, il pousse le groupe
à réfléchir et à prendre de la distance par rapport à ses propos spontanés. Quant au troisième
chercheur, appelé l’analyste, il se tient plus à distance. Son rôle est de tirer le groupe vers
l’analyse de son auto-analyse. Il entraîne le groupe vers une lecture d’ensemble de sa situation
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et de son expérience à partir du travail fourni tout au long des séances. Ainsi, il est souvent
conduit à bousculer le groupe, à pointer parfois ses contradictions, ses revirements, ses
non-dits. Il est surtout celui qui introduit dans l’échange un point de vue sociologique,
construit dans le déroulement de la recherche.
Les sociologues se singularisent donc par leur posture. Face au groupe, ils se manifestent, ils
prennent la parole, ils émettent des objections, ils pointent des contradictions dans les propos
tenus, bref ils interviennent. En cela, ils rompent avec la posture traditionnelle et académique
de la neutralité axiologique qui attend du sociologue qu’il se tienne en retrait et se contente
d’enregistrer des opinions et des témoignages. Pour les sociologues, il s’agit d’élaborer un
raisonnement sociologique général permettant de rendre compte d’une action ou d’une
situation. Pour cela, ils introduisent au fil de l’avancée des séances des hypothèses, les mettent
en débat avec le groupe afin de rendre intelligible le sens de l’action. À l’issue du processus,
la séance de conversion est l’occasion pour eux de soumettre aux acteurs des hypothèses
générales rendant compte de leur situation. La méthode relève donc d’une approche com-
préhensive et cognitiviste.
Initialement, cette méthode a été pensée afin d’apprécier dans quelle mesure des luttes col-
lectives pouvaient être considérées comme le résultat de rapports et de conflits sociaux ayant
pour enjeu le contrôle social des modèles culturels1. Or, depuis la fin des années 1980,
l’intervention sociologique a été mobilisée pour analyser d’autres formes d’action et d’acteurs,
parfois très éloignés de la problématique des mouvements sociaux. Elle s’est emparée d’une
multiplicité de phénomènes collectifs, de conduites et d’expérience sociales2, plutôt

1. A. Touraine, F. Dubet, Z. Hegedus, M. Wieviorka, Luttes étudiantes, ibid. ; La prophétie antinucléaire, Paris, Seuil,
1980 ; Le pays contre l'État. Luttes occitanes, Paris, Seuil, 1981.
2. Dont : Philippe Bataille, Un cancer et la vie, Paris, Balland, 2003 ; Olivier Cousin, Les cadres, grandeur et
incertitude, Paris, L'Harmattan, 2004 ; François Dubet, La galère. Jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987 ; Fran-
çois Dubet, Danilo Martuccelli, À l'école. Sociologie de l'expérience scolaire, Paris, Seuil, 1996 ; Bernard Francq,
La ville incertaine. Politique urbaine et sujet personnel, Louvain-la-Neuve, Académia-Bruylant, 2003 ; Nilüfer
Göle, Musulmanes et modernes, Paris, La Découverte, 1993 ; Francis Jauréguiberry, Les branchés du portable.
Sociologie des usages, Paris, PUF, 2003 ; Danièle Joly, « Ethnicité et violence chez les jeunes Antillais : Une
intervention sociologique à Birmingham », Cahiers internationaux de sociologie, 105, 1998, p. 383-413 ; Didier

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caractérisés par la perte de sens et la désorganisation. Aussi, avec la transformation des objets,
comment la méthode a-t-elle évolué ? Constitutifs du dispositif, trois éléments permettent
d’en prendre la mesure : la conversion, le rôle des sociologues et les interlocuteurs. Ces trois
moments seront présentés ici non pas en fonction de leur ordre d’apparition, mais au regard
des changements qu’ils introduisent dans l’usage et la compréhension de la méthode.

De la conversion à la restitution
Initialement, la conversion renvoie à une pratique de l’intervention sociologique tournée vers
l’analyse des mouvements sociaux. La méthode ne se limite pas à l’examen de luttes collec-
tives ; elle prétend dépasser les causes et les effets des mobilisations pour se centrer sur la
portée sociologique et historique de l’engagement des acteurs et saisir en quoi ils sont por-
teurs de transformation sociale. L’intervention sociologique vise le plus haut niveau possible
de l’action, et interroge les acteurs engagés afin d’appréhender leur capacité à être un mou-

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vement social capable de contester et de modifier les orientations culturelles de la société.
La conversion est un processus double : analytique et initiatique.
Analytique, parce que le moment de la conversion dissèque la nature de l’action et place le
groupe de militants face à ses engagements et à l’hypothèse théorique du mouvement social.
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La conversion positionne le groupe du côté de l’analyse et l’invite à apprécier l’écart qui


existe entre son action et le mouvement social. Cela suppose préalablement une capacité des
acteurs à accepter intellectuellement une analyse du matériau qu’ils ont produit, travail réalisé
tout au long de la recherche par l’introduction progressive d’une auto-analyse.
Initiatique, parce que la conversion a également pour enjeu de conduire le groupe à réfléchir
aux conditions qui peuvent l’amener à devenir un mouvement social. L’intervention socio-
logique cherche donc à entraîner le groupe vers ce niveau d’action, elle l’éclaire et lui ouvre
la voie. La conversion comporte donc un volet prédictif car elle se donne pour ambition
d’élever la capacité d’action des acteurs ; elle se présente comme un outil participant à l’action
elle-même.
Dès lors que l’intervention sociologique va s’intéresser à d’autres problématiques, éloignées
de la figure des mouvements sociaux, la conversion change de nature. Quand les recherches
portent sur les problèmes sociaux et la subjectivation des acteurs, il nous semble plus juste
de parler de restitution que de conversion1. Le principe reste identique, en revanche les enjeux
sont d’une autre nature. La capacité d’action des acteurs reste au cœur de la recherche, mais
il ne s’agit plus de savoir s’ils portent en eux des capacités de changements sociétaux. L’objectif
est de comprendre comment ils échappent aux déterminismes de la situation, comment ils
s’aménagent des niches et parfois des espaces d’action, leur permettant de se construire
comme des sujets. Cet enjeu est d’autant plus important que les recherches se tournent
principalement vers des acteurs définis par leur faiblesse et leur impuissance, comme le sont
les jeunes de banlieue, les « petits blancs » des classes populaires ou les malades du cancer.

Lapeyronnie, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd'hui, Paris, Robert Laffont, 2008 ;
Danilo Martuccelli, Maristella Svampa, La plaza vacia, Buenos Aires, Losada, 1997 ; Michel Wieviorka, Sociétés
et terrorisme, Paris, Fayard, 1988 ; Michel Wieviorka et al., La France raciste, Paris, Seuil, 1992.
1. Ce terme de restitution n'est pas repris par les chercheurs eux-mêmes, mais on notera malgré tout qu'ils ne
parlent plus de conversion. Cette phase n'est en réalité plus nommée, participant en cela de l'invisibilité de la
méthode.

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En employant le terme de restitution, nous suggérons que l’intervention sociologique devient


une méthode plus analytique. Elle consiste à soumettre aux acteurs des hypothèses générales
rendant compte d’une situation. Elle se propose principalement comme un espace délibératif
où les sociologues mettent en débat leurs raisonnements et leurs hypothèses, où ils offrent
aux acteurs la possibilité de les discuter et de les contester. Il s’agit moins d’imaginer ce qui
pourrait advenir, de pointer les conditions d’un passage à l’action, que de présenter une
analyse et de la soumettre aux jugements des acteurs. La restitution relève d’une approche
plus compréhensive, en offrant l’opportunité à des acteurs de donner du sens à leur expé-
rience sur la base d’un travail co-construit avec les sociologues.
La restitution n’est pas pour le groupe une révélation, puisqu’elle procède de son travail
d’analyse. Elle est une synthèse sociologique où les chercheurs articulent les dimensions
propres de l’action et les logiques du système. Ainsi, la photographie déborde toujours un
peu le cadre stricto sensu construit avec le groupe. Elle tente de lier un raisonnement général

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et une expérience particulière. Par ailleurs, elle intègre aussi les individus, introduisant ainsi
de la différenciation dans le raisonnement en fonction des positions des uns et des autres,
de leurs ressources propres, de leurs trajectoires... Elle repose donc toujours sur un contrat
moral entre des chercheurs et des acteurs, où a minima les sociologues s’engagent à faire
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davantage que de recueillir les témoignages des individus. Ce contrat est d’autant plus impor-
tant quand la recherche s’adresse à des acteurs qui n’ont que très rarement l’occasion de
débattre publiquement et d’être pris au sérieux.

« Dans le cas d'une étude menée avec des acteurs très défavorisés, pensons aux jeunes marginaux,
ce rapport est si totalement artificiel et en rupture avec les liens habituels dans lesquels ils sont
impliqués, qu'il provoque, semble-t-il, un attachement à la recherche. En effet, les chercheurs,
socialement dominants, se placent par cette méthode en position de débiteurs car les acteurs
savent que les sociologues ont besoin d'eux et de leur travail. »1

Cet exercice impose aux sociologues des règles de clarté et de compréhension afin que les
groupes puissent s’emparer des interprétations et en débattre.

Le rôle des sociologues


Le passage de la conversion à la restitution marque un changement dans les ambitions de
la méthode et modifie sensiblement le rôle des sociologues dans la conduite des réunions.
L’étude des mouvements sociaux distingue nettement les fonctions des chercheurs. L’inter-
prète, souvent à l’origine de la constitution des groupes, est identifié comme étant plus proche
des acteurs engagés dans la recherche. Il les porte, les accompagne et les aide à témoigner.
L’interprète se place du côté du groupe, non pas pour en être le porte-parole, mais pour le
soutenir et l’étayer dans le processus de réflexion sur son action. Lors des recherches axées
sur les mouvements sociaux, l’interprète était, au moins au départ, identifié comme un
chercheur proche du mouvement lui-même, au sens où il était sensible à ses orientations.
Sans être un militant, ni un intellectuel organique, l’interprète se reconnaissait dans l’enga-
gement des acteurs. Il éprouvait à son égard de la sympathie.
L’analyste occupe d’autres fonctions et joue un autre rôle. Plus distant, plus en retrait, il se
place non plus du point de vue de la subjectivité des acteurs mais du point de vue d’une

1. François Dubet, « Acteurs sociaux et sociologues. Le cas de l'intervention sociologique », Séminaire CADIS,
Paris, 5-9 décembre 1988, ronéotypé.

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analyse et d’une interprétation sociologique de l’action. Il tire le groupe vers une lecture
d’ensemble de sa situation et de son expérience à partir du travail fourni préalablement tout
au long des séances. Au fur et à mesure qu’avance la recherche, que le groupe accueille et
discute avec les interlocuteurs, l’analyste tente d’élaborer des hypothèses de travail et les lui
soumet. L’analyste ne cesse donc de bousculer le groupe en réintroduisant le travail élaboré
par le groupe et en lui demandant de l’ordonner et de l’interpréter. C’est la raison pour laquelle
l’intervention sociologique est présentée comme une méthode où les sociologues s’engagent.

« C'est une méthode physique, ce n'est pas une méthode intellectuelle, assure un chercheur. C'est
une méthode où tu te coltines un groupe quasi physiquement, émotionnellement, enfin où tu mets
en jeu des choses... Sinon ça ne marche pas. Et puis il faut payer, si tu n'as pas cette capacité de
t'imposer dans un groupe, si tu as peur, ça ne marche pas. Cela se fait aussi avec les tripes. »

En s’ouvrant aux problèmes sociaux et à la subjectivation des acteurs, l’intervention socio-

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logique assouplit la répartition des rôles. Les sociologues se relaient plus qu’ils n’adoptent
des rôles clairement définis. Une fois la recherche lancée et le groupe stabilisé, la frontière
entre interprète et analyste s’estompe et les deux fonctions tendent à se confondre. Selon les
séances, les rôles permutent ou se fondent afin d’entraîner le groupe vers l’analyse. L’impor-
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tant est surtout que les sociologues s’accordent, parviennent conjointement à entraîner le
groupe dans la même direction, aient en tête les mêmes types de préoccupation pour stimuler
le groupe et le conduire à réfléchir à sa pratique et à sa situation.
Peut-être plus encore qu’avec l’étude des mouvements sociaux, l’intervention sociologique,
quand elle s’intéresse à la subjectivation et à l’expérience des acteurs, repose sur un travail
d’équipe nécessitant une forte coordination entre les chercheurs, parce que les acteurs avec
qui ils travaillent sont bien souvent plus fragiles et moins aguerris aux débats que les militants
engagés dans des luttes sociales. C’est pourquoi les sociologues jouent moins des rôles préa-
lablement distribués qu’ils ne vont glisser, ensemble, au fur et à mesure de l’avancement du
travail avec le groupe de la position d’interprète à celle d’analyste. Les sociologues doivent
alors parvenir à combiner deux postures. L’une, qui surprend souvent les néophytes, où les
chercheurs n’hésitent pas à bousculer le groupe et à le contredire. Les sociologues parlent
de faire « exploser des groupes », de « les faire monter » puis « descendre », bref d’un rapport
tendu entre tous les acteurs en présence. Comme l’indique ce chercheur :

« C'est lourd émotionnellement, c'est-à-dire que tu dois accepter, si ça marche, de laisser exploser
les choses. Cela fait du dégât nécessairement. Cela crée des tensions, des incidents dans les
groupes, des gens qui pleurent. »

L’autre posture suppose que les sociologues acceptent de livrer leur raisonnement aux mem-
bres du groupe, soumettent leurs hypothèses et les voient souvent contestées par le groupe
au nom du travail engagé.
Toutefois, l’engagement des chercheurs ne peut se réduire à ces aspects. Il se combine à un mode
de conduite consistant à l’inverse à être en retrait, à se mettre à l’écoute du groupe et à le laisser
s’engager sur des pistes qu’il définit lui-même. S’il intervient, le sociologue s’efface aussi.

« Il faut être humble, insiste ce chercheur. Il faut savoir écouter et ne pas vouloir faire des démons-
trations à tout propos. Il ne faut pas penser que dès que quelqu'un dit quelque chose, il faut
intervenir en faisant une hypothèse sociologique. »

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La place des sociologues consiste donc à opter pour un équilibre toujours fragile autour de
cette répartition des rôles, avec la nécessité d’être proche tout en étant distant. L’intervention
sociologique exige une « intelligence immédiate », faite « d’engagement personnel très inter-
subjectif ». Elle met en scène une dramaturgie particulière qui déstabilise incontestablement
les chercheurs parce qu’elle les confronte au risque de l’échec. À propos d’une recherche en
Roumanie, peu de temps après la chute du mur de Berlin, un chercheur raconte la difficulté
à parvenir à trouver le bon équilibre. Ainsi, au sein du groupe, une femme est ostracisée
parce qu’elle est soupçonnée par les autres participants d’avoir été proche du régime de
Ceaucescu.

« Je ne sais pas si c'était vrai ou pas, peu importe, mais on revient à la question de la gestion des
dynamiques. Parce qu'il faut que ça pète, s'il y a besoin ! Mais jusqu'au point où le groupe reste
entier quand même, et ce n'est pas toujours contrôlable. On dit : “il ne faut pas que le groupe
pète”. Tout le monde sait bien ce que cela veut dire. Mais comment on fait et jusqu'où va-t-on

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dans la contradiction ? »

C’est pourquoi, l’équilibre et la complicité entre les chercheurs sont indispensables. L’interven-
tion sociologique est donc un travail d’équipe qui se construit sur des bases affectives et intel-
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lectuelles, où les sociologues se dévoilent vis-à-vis des groupes mais aussi de leurs collègues. Ce
sont moins les définitions de rôles qui comptent que la capacité à travailler de concert.

Les interlocuteurs
La place et le rôle des interlocuteurs n’ont guère varié en fonction des recherches conduites
avec l’intervention sociologique. En revanche, leur image et leurs relations avec les groupes
changent. Les interlocuteurs incarnent des figures auxquelles les acteurs se confrontent dans le
cadre de leurs pratiques ou de leur engagement. S’agissant des mouvements sociaux, les inter-
locuteurs sont introduits au titre d’adversaires ou de partenaires. Ils représentent ainsi soit les
figures que les militants combattent, soit au contraire ils sont appréhendés comme des soutiens
ou des relais par les militants. Les interlocuteurs jouent, dans cette optique, un double rôle.
D’une part, ils permettent aux militants de clarifier les enjeux de leur engagement en identifiant
réellement les adversaires auxquels ils se confrontent ; les recherches sur les mouvements sociaux
ont ainsi souvent montré que les militants ne parvenaient pas toujours à identifier clairement
leurs adversaires, ou les fantasmaient1. D’autre part, les interlocuteurs introduisent des rapports
sociaux, ils permettent de ne pas séparer acteur et système, et donnent au contraire la possibilité
de les placer dans un face-à-face. Ce faisant, ils offrent l’opportunité de dépasser les discours
idéologiques ou spontanés, en obligeant les groupes à se confronter à leur représentation et à
y répondre. Non seulement les acteurs, en particulier les militants, ne tiennent pas les mêmes
propos quand ils parlent de leurs adversaires, ou de leurs partenaires, que lorsqu’ils se rencon-
trent, mais la nature même des représentations change puisque la confrontation oblige les
acteurs à argumenter et parfois à corriger leurs points de vue2.

1. Les deux recherches conduites à 15 ans de distance avec les mouvements étudiants en offrent une bonne
illustration : A. Touraine, F. Dubet, Z. Hegedus, M. Wieviorka, Luttes étudiantes, op. cit. ; Didier Lapeyronnie,
Jean-Louis Marie, Campus Blues, Paris, Seuil, 1992. Dans les discours, le patronat, comme représentant du
capitalisme, incarne l'adversaire incontestable. Dans les faits, lorsque la rencontre a lieu, les idées se brouillent
et le patronat apparaît plus souvent indifférent à l'université.
2. Toujours à propos de la recherche sur le mouvement étudiant, la rencontre entre les étudiants et des syndi-
calistes a obligé les premiers à revoir leur position. Les étudiants déclarent parler au nom du prolétariat, les
syndicalistes émettent des doutes et voient surtout en eux des enfants de bourgeois et des futurs cadres.

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Lorsque la problématique de la recherche s’éloigne des mouvements sociaux, la nature des


relations avec les interlocuteurs change. Ceux-ci ne se situent plus que très exceptionnelle-
ment dans une perspective adversaire/partenaire. Les interlocuteurs incarnent plus simple-
ment les différentes figures auxquelles les acteurs ont à faire, ou auxquelles ils se confrontent,
dans le cadre de leur vie quotidienne et de leur expérience sociale. Les élèves rencontreront
des enseignants, des chefs d’établissement et des conseillers d’orientation ; des malades dis-
cuteront avec des médecins, des responsables d’association et des gestionnaires de caisse
maladie ; des jeunes femmes modernes en Turquie débattront avec des journalistes, des
hommes politiques et des féministes. L’enjeu est de tenter de comprendre la nature des
rapports sociaux organisant la vie des individus. Or, en dehors des situations assez singulières
où les rapports sociaux apparaissent clairement tant ils sont interprétés spontanément en
termes de domination par les acteurs, dans bien des cas, ces derniers parviennent avec
difficulté à se les représenter et à les conflictualiser. Qu’il s’agisse de jeunes inscrits dans la

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marginalité, d’élèves, d’individus de milieux populaires précarisés, ou même de jeunes
engagés dans les mouvances altermondialistes, les acteurs ont le sentiment de se heurter à
un monde impersonnel, lointain et confus, qu’ils nomment le système, plus qu’à des adver-
saires auxquels ils pourraient s’affronter. La rencontre avec des interlocuteurs donne alors
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moins souvent lieu à des confrontations : incarnant des épreuves qui organisent leur vie, ces
interlocuteurs jouent surtout comme des révélateurs permettant aux acteurs de sortir de
l’isolement et d’affronter la complexité.
En effet, les interlocuteurs réinscrivent les acteurs dans le social. L’histoire de ces derniers
est certes toujours singulière, néanmoins elle prend sens au regard des logiques que viennent
défendre ou contester les interlocuteurs. Surtout, ces rencontres obligent les acteurs à inter-
roger leur propre rapport à leur environnement et à intégrer toute l’ambivalence qu’ils
entretiennent avec le monde alentour. Elles les conduisent à sortir d’une représentation
confortable mais simpliste du monde sur la base du « eux » et « nous ». Si, dans le cadre de
l’analyse des mouvements sociaux, les interlocuteurs se distinguent selon qu’ils sont adver-
saires ou partenaires, dans une optique d’analyse des problèmes sociaux, ils sont souvent les
deux à la fois. Pour exemple, les habitants des quartiers défavorisés envisagent les travailleurs
sociaux, les agents de la municipalité, les enseignants, voire même la police, comme des
acteurs qui les aident à s’en sortir dans leur vie quotidienne, mais aussi comme ceux qui les
enferment dans la dépendance. La rencontre avec les interlocuteurs prend donc une autre
tournure. L’enjeu est moins de susciter une confrontation que de parvenir à démêler les
intrications complexes qui lient les acteurs à leur environnement social. Car, parfois dans la
même phrase, les membres du groupe tiennent des propos parfaitement contradictoires,
s’adressant aux interlocuteurs différemment selon qu’ils réclament des aides ou qu’ils déplo-
rent le contrôle social insidieux dont ces aides s’accompagnent1.
Cette ambivalence et cette complexité à l’égard de la représentation des rapports sociaux
nécessitent probablement une plus grande vigilance et une intervention accrue de la part
des sociologues. Ils doivent à la fois démêler les différents liens qui unissent les acteurs à
leur environnement et souligner les contradictions potentielles que cela engendre. Le risque
est ici toujours double. Soit les acteurs s’enferment dans une sorte de caricature, sur-jouant

1. On retrouvera ces ambivalences à propos des recherches conduites dans les banlieues, F. Dubet, La galère...,
op. cit. ; D. Lapeyronnie, Ghetto urbain, op. cit., mais aussi dans les recherches menées dans les ex-pays du bloc
soviétique après la chute du mur de Berlin : Sylvaine Trinh., Olivier Cousin, Tchèques et Slovaques : une vie à
soi, Paris, CADIS/EHESS/CNRS, 1993.

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les rapports sociaux : les jeunes des cités deviennent de pures victimes et la police n’est
qu’une force de répression aveugle et raciste ; les élèves ne sont que des pâtes molles dési-
reuses de savoir et les enseignants des machines froides et brutales appliquant des règles
impersonnelles... Soit, au contraire, les acteurs comme les interlocuteurs esquivent toutes
relations. Pour sauver la face, ou ne pas avoir à gérer les tensions, les uns et les autres
cherchent à éviter les relations conflictuelles et privilégient les rapports feutrés et policés. Ils
se soumettent aux « contraintes rituelles de l’interaction ». Dans le premier cas, le dialogue
est impossible, dans le second, il est biaisé. Les sociologues se doivent donc d’intervenir, de
pointer les contradictions, de mettre en avant ce qui est dit à propos de tel ou tel interlocuteur
en son absence et ce qui ne se dit plus quand il est présent. Leur rôle est encore plus décisif,
afin de réintroduire les rapports sociaux quand les acteurs et les interlocuteurs cherchent à
les esquiver. Pour ce faire, ils s’appuient autant sur les débats ayant eu lieu précédemment
au sein du groupe lui-même que sur les éléments glanés et récoltés en amont, lors de la mise

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en œuvre de l’enquête elle-même, et qui constituent un matériau à part entière de la
recherche. Pour intervenir, animer et relancer les débats, les sociologues puisent autant dans
l’histoire du groupe que dans celle des individus et de leur environnement. C’est l’ensemble
de ces éléments qui est mis constamment en discussion.
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Le choix des interlocuteurs s’élabore à partir de deux voies principales. Souvent, au départ,
certains s’imposent naturellement : les enseignants pour les élèves ; des policiers, des tra-
vailleurs sociaux et des élus locaux pour les jeunes des quartiers ; des responsables politi-
ques et des économistes avec les nouveaux entrepreneurs russes1 ; un DRH et un gestion-
naire de carrière avec les cadres ; ou encore des assistantes sociales, des représentants de
la municipalité et des prêtres avec les habitants des bidonvilles au Chili2. Par la suite, le
choix des interlocuteurs s’affine au fur et à mesure du déroulement de la recherche en
fonction de ce qui se dit et des hypothèses qui en découlent. Quand des cadres ne cessent
d’affirmer qu’ils sont maîtres de leur carrière, il apparaît judicieux d’inviter un conseiller
de prud’homme qui viendra moduler cette affirmation. Dans tous les cas de figure, il est
essentiel, pour garantir la liberté d’expression et des débats, que l’interlocuteur ne soit pas
en lien direct et réel avec les membres du groupe, et qu’il sache qu’il incarne aux yeux du
groupe une figure sociale. Un interlocuteur parle donc toujours en son nom propre et au
regard de son rôle social. C’est à ce titre qu’il est sollicité et invité à se présenter face
au groupe.
Enfin, la rencontre avec les interlocuteurs introduit une autre dimension. Si les militants
sont des acteurs aguerris au débat et rodés aux controverses, c’est rarement le cas quand les
recherches se tournent vers des acteurs socialement plus faibles et principalement définis par
des rapports de domination et d’exclusion. L’interlocuteur joue alors un rôle expressif. Il
offre la possibilité à des acteurs d’entrer dans un espace de discussion garantissant une égalité
de parole.

« Ce n'est pas une expérience banale que de pouvoir parler avec un juge, un commissaire de police,
un député, dans une relation qui n'écrase pas et n'invalide pas d'emblée celui qui est “en bas”. »3

1. Alexis Berelowitch, Michel Wieviorka, Les Russes d'en bas, Paris, Seuil, 1996.
2. François Dubet, Eugenio Tironi, Espinoza Vicente, Valenzuela Eduardo, Pobladores. Luttes sociales et démo-
cratie au Chili, Paris, L'Harmattan, 1989.
3. F. Dubet, « Acteurs sociaux et sociologues... », cité.

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Socialement dominés, parfois exclus, les acteurs trouvent dans l’intervention sociologique
un espace de débat régi par un principe d’équivalence : leur parole a autant de valeur que
celle des interlocuteurs qu’ils reçoivent et qui sont bien souvent dans des positions sociales
plus enviables.

Une place singulière dans les sciences sociales


a sociologie partage avec les autres disciplines des sciences sociales un socle métho-

L dologique commun, dont les entretiens individuels et collectifs, l’observation ou encore


les techniques quantitatives constituent les principaux moyens de recueil des données.
L’intervention sociologique présente de ce point de vue une originalité : elle est l’une des
rares méthodes spécifiques à cette discipline, inventée de toutes pièces afin de saisir un objet
proprement sociologique. Cette spécificité aurait pu lui conférer une place conséquente dans

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la discipline. Or, il n’en est rien. Bien au contraire. Sa faible diffusion tient à plusieurs
facteurs : lourde à mettre en œuvre, difficile à transmettre et enseigner, elle est aussi entravée
par la marque identitaire qu’elle constitue. Les efforts de démarcation et de légitimation
réalisés dans les années 1970-1980 ont ainsi durablement marqué l’intervention sociologique.
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Même si, dans ce contexte de genèse, des influences croisées entre différentes méthodes de
groupe et d’intervention sont repérables.

Invisibilité et marque identitaire


Si l’intervention sociologique est peu visible et méconnue, c’est parce qu’elle n’est guère
sortie du cercle étroit des chercheurs du CADIS. Pour expliquer cette faible diffusion est
invoquée spontanément la lourdeur considérable de la méthode. Il est vrai qu’elle suppose
des moyens importants d’un point de vue logistique ; elle est de surcroît chronophage. Toutes
les étapes et dimensions de la recherche sont longues et pour certaines d’entre elles, incer-
taines. Former une équipe, préparer le travail en amont, constituer et mobiliser des groupes
multiples et généralement distanciés géographiquement, identifier et solliciter des interlocu-
teurs – et être réactifs à leurs faux bonds –, animer les séances, maintenir en continu les
discussions au sein de l’équipe... L’entreprise s’inscrit dans un temps long, avec en outre des
moments d’investissements accrus. Une intervention sociologique appelle ainsi un engage-
ment d’une équipe de chercheurs devenu plus difficile à assumer dans un contexte profes-
sionnel toujours plus contraint où des techniques multiples apparaissent dès lors plus ren-
tables. D’autant que l’investissement et l’exposition de soi que toute intervention suppose
font de cette méthode une méthode exigeante.
Cette lourdeur participe aussi des difficultés de la transmission. La méthode s’ajuste mal au
format de l’enseignement universitaire. Les exercices appliqués sont délicats à envisager. De
fait, sans mise en situation, les étudiants en saisissent mal l’enjeu. Surtout, la méthode ne
pourrait s’apprendre que « sur le tas », en s’éprouvant. La voie première de la transmission
relève du compagnonnage ; l’art de l’intervention se transmet et s’acquiert en situation.

« La formation à la méthode, comme le raconte un chercheur, consistait grosso modo à ce que


mon père a pu connaître dans le monde prolétaire d'avant-guerre ou mon grand-père dans les
mines : tu viens, on te file un bleu, un casque, un piolet, et après tu descends, on te dit où taper.
Et au bout de dix ans, tu tapes mieux, tu sais mieux où taper. Mais il n'y a pas de centre de
formation. »

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L’initiation à la méthode passerait ainsi par une épreuve personnelle : à l’instar de la méthode
psychanalytique, avec laquelle elle est régulièrement comparée, il faut pouvoir éprouver par
soi-même et pour soi-même un certain nombre d’opérations pour être un bon praticien :
seule la pratique permettrait de s’assurer de sa compétence comme de son appétence pour
l’exercice.
Transmission et diffusion s’avèrent également problématiques lorsqu’on quitte le cadre hexa-
gonal. Si des interventions sociologiques ont été menées dans de nombreux pays1, les spé-
cificités nationales, aussi bien en termes sociaux, culturels et politiques, que proprement
scientifiques, pèsent sur toute mise en œuvre. Compte tenu de ses présupposés et de ses
modalités, l’intervention sociologique est délicate à mobiliser là où conflits et controverses
sont impensables, comme dans les sociétés non démocratiques.

« Pour qu'il y ait intervention, insiste ce chercheur, encore faut-il que tu rassembles des gens qui

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ont des idées opposées, divergentes, et qu'on puisse discuter, débattre. Or, dans des sociétés non
démocratiques, le problème est très compliqué : d'abord, tu ne peux pas les rassembler parce qu'il
y a une répression. Les gens ont peur. Le débat ne peut pas être sincère et franc. Donc une grande
partie du monde échappe à cela. »
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Mais bien des sociétés démocratiques posent à leur tour d’autres difficultés. C’est le cas des
pays anglo-saxons. La faible audience de la pensée d’A. Touraine est en cause ici. Le voca-
bulaire de l’intervention sociologique, ses accents messianiques, a généralement suscité de la
méfiance, tout comme le principe même de l’intervention et de l’auto-analyse. L’influence
du courant de la mobilisation des ressources en matière d’analyse de l’action collective a
également contribué à la marginalisation de l’approche en termes de mouvements sociaux.
Le succès d’une French Theory essentiellement structuraliste a fait le reste. La diffusion est
délicate également en Asie2, dès lors que l’application de la méthode pourrait être entravée
par les modes culturels spécifiques de comportements relationnels, à l’instar du Japon où
les individus s’expriment en groupe selon des conventions sociales qui rendent vaines toute
intervention.
Surtout, l’intervention sociologique reste attachée au nom d’Alain Touraine et constitue la
« marque » distinctive d’un groupe singulier. Perçue encore aujourd’hui depuis l’extérieur
comme un marqueur identitaire, entourée de surcroît d’une fantasmagorie à la vie dure, la
méthode ne pourrait être saisie sans afficher dans le même temps son appartenance à « une
bande » ou « une école ». Relativement jeune, elle ne pourrait donc se diffuser hors du cadre
intellectuel qui l’a vu naître. Pourtant, l’intervention sociologique n’est pas mobilisée par
tous les sociologues du CADIS, et pas davantage par tous ceux qui adoptent la perspective
actionnaliste et ses développements récents. Ce n’est pas le moindre des paradoxes : dans un
laboratoire qui affiche en son fronton le nom de la méthode, son usage ne constitue pas une
condition d’appartenance. C’est alors une explication inverse qui est donnée de l’intérieur à
la faible diffusion : l’intervention sociologique n’a pas essaimé car A. Touraine et ses succes-
seurs n’ont jamais voulu faire une école ; la liberté aussi bien théorique que méthodologique

1. Argentine, Australie, Belgique, Canada, Chili, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Mexique, Pologne, Por-
tugal, République tchèque, Roumanie, Russie, Slovaquie, Tunisie, Turquie.
2. À noter toutefois une application en Chine : Yuan Shen, « “Intervention forte” et “intervention faible” : deux
voies d'intervention sociologique », Cahiers internationaux de sociologie, 122, 2007, p. 73-104 ; ou encore : Lina
Hu, « Doing Public Sociology in the Field. A Strong Sociological Intervention Project in China », The American
Sociologist, 38 (3), septembre 2007, p. 262-287.

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laissée aux membres du laboratoire contribuerait à ces usages restreints. On remarque tou-
tefois que la référence aux premières interventions sur les mouvements sociaux pèse sur
chacun. La nostalgie d’un âge d’or est perceptible chez les acteurs et témoins ; elle l’est aussi
étrangement chez les plus jeunes, quelque peu écrasés par la dimension picaresque d’une
épopée qu’il paraît impensable de renouveler. Pèse aussi une représentation partagée d’une
« période orthodoxe » ou encore « canonique », qui oblige chacun à justifier de la légitimité
de sa pratique. Encore aujourd’hui, cette référence interdit d’assumer pleinement la méthode,
sauf à y accoler une série de modulations – « version allégée », « version inspirée de... » – ou
à éviter d’utiliser « le label », en lui préférant celui de groupes de réflexion, de groupes de
discussion, de réunions. Cet embarras même concourt à une moindre visibilité de la méthode,
comme la distinction régulièrement opérée entre un avant et un après désormais caractérisé
par une forme d’appauvrissement et de dégradation.

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Ruptures et démarcation
L’intervention demeure une marque distinctive en raison du travail de publicisation et de
légitimation réalisé dans le contexte des années 1970 et 1980. La période est à l’affirmation
identitaire, parfois sur un mode défensif, tant la lutte des places et positions nourrit alors
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les conflits de légitimité. Pour des raisons tout autant théoriques que politiques, la méthode
connaît alors une réception très critique.
Pratique de l’intervention sociologique et théorie actionnaliste sont explicitement en rupture
avec deux des grands courants structurant le champ de la discipline. À distance d’une repré-
sentation fonctionnaliste de la société comme système intégré autour de valeurs, où le mou-
vement répond au changement afin de maintenir un équilibre général, la sociologie de l’action
pointe au contraire le caractère central du conflit de classe pour le contrôle des orientations
de la société. Mais, ce faisant, elle se démarque aussi des lectures inspirées par le marxisme,
qui pense l’antagonisme comme le résultat des contradictions du capitalisme. Le regard porté
par A. Touraine sur le mouvement de mai 681 et sur les luttes ultérieures l’amène à prendre
ses distances avec ceux qui lisent la conflictualité de l’époque dans les termes stricts des
rapports de production et de domination, de la pensée critique et du structuralisme. Sa
double hypothèse d’un déclin du mouvement ouvrier et de la sortie annoncée de la société
industrielle est de fait irrecevable pour un monde politique et intellectuel qui envisage le
marxisme comme un horizon indépassable2. Surtout, plus qu’à un courant sociologique ou
intellectuel particulier, c’est envers une vision déterministe, niant pour l’essentiel l’acteur,
que l’actionnalisme s’oppose. Affirmer que les « hommes font leur histoire », c’est considérer
que l’acteur ne peut être défini seulement par sa position, son statut et sa condition ; qu’il
n’est ni aveugle à sa situation ni manipulé. Aussi, acceptant l’idée que l’individu peut accéder
au sens de ses conduites, la sociologie de l’action s’écarte-t-elle des canons méthodologiques
qui mettent à distance les individus, leurs émotions et leur sens vécu au nom de la rupture
épistémologique.
Le positionnement intellectuel et politique d’A. Touraine explique aussi pourquoi il prit le
temps de spécifier « les frontières et territoires de l’intervention » (chapitre 5 de La voix et

1. Alain Touraine, Le mouvement de mai ou le communisme utopique, Paris, Seuil, 1968.


2. Voir les témoignages de François Dubet, L'expérience sociologique, Paris, Seuil, 2007 et Michel Wieviorka,
(entretiens avec Julien Tenedos), Sociologue sous tension, Paris, Aux lieux d'être, 2006 ; et aussi Hervé Hamon,
Patrick Rotman, Génération, Paris, Seuil, 1987.

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le regard). Au moment où il élabore sa méthode, d’autres chercheurs en sciences humaines


et sociales pensent leur pratique en termes de groupe et/ou d’intervention. C’est le cas, en
France, d’approches hétérogènes que l’on peut regrouper sous une appellation large d’« inter-
vention institutionnelle »1. On y trouve un courant psychosociologique (J. Ardoino,
J. Dubost, A. Lévy), les tenants de l’analyse institutionnelle (F. Guattari, G. Lapassade,
R. Lourau, R. Hess), et la sociopsychanalyse (G. Mendel, le groupe Desgenettes). Ces prati-
ques d’intervention sont apparues dans l’immédiat après-guerre dans la psychiatrie d’orien-
tation marxiste, dans le champ de l’urbain, ou encore dans la formation permanente et le
travail social. D’autres pratiques relèvent, quant à elles, de la sociologie des organisations et
des administrations (H. Simon, J. March, E. Friedberg, M. Crozier)2. Des années 1950 aux
années 1970, ces approches vont se développer et se consolider en important et discutant
les apports théoriques et savoir-faire pratiques de la psychologie sociale nord-américaine des
petits groupes (E. Mayo, K. Lewin). Elles doivent aussi aux travaux européens qui envisagent

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la dynamique de groupe selon un regard à distance du fonctionnalisme3. En dépit de leur
diversité, ces approches sont marquées par les figures tutélaires de Freud et Marx, s’y iden-
tifiant ou se plaçant dans un rapport critique.
Cette double référence à Freud et Marx est bien présente à l’esprit d’A. Touraine. Mais il
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entend se démarquer de pratiques d’intervention qui envisagent le changement et la libéra-


tion comme devant en passer par la destruction d’un ordre institutionnel d’emblée perçu
comme dominant et répressif. Pour A. Touraine, l’intervention sociologique doit permettre
d’abord de révéler et de penser le conflit. Aussi, si la méthode de l’intervention sociologique
porte la marque du dialogue interdisciplinaire et des lectures croisées, sa proximité est plus
nette avec les réflexions et pratiques développées par S. Alinsky4 et par P. Freire5.

Spécificités et convergences
antôt associée à la grande famille des méthodes de groupe et d’intervention, tantôt

T tenue à distance de façon critique, l’intervention sociologique déroute et semble au


premier abord inclassable. Observation participante pour les uns, « recherche-
action »6 pour d’autres, à ses débuts et encore aujourd’hui, l’intervention sociologique résiste
généralement aux efforts de spécification, d’autant plus quand, avec un regard par « en
dessous », les commentateurs cherchent à lui faire avouer qu’elle n’est pas vraiment ce qu’elle
prétend être. Par bien des aspects « révolutionnaires » en 1978, ses principes et usages tendent

1. C'est le titre d'un ouvrage collectif à l'initiative de Gérard Mendel, et qui devait à l'origine s'intituler « L'inter-
vention avec des collectifs sociaux » : Jacques Ardoino et al., L'intervention institutionnelle, Paris, Payot, 1980.
2. Pour une spécification plus complète des sociologies d'intervention, on se reportera à Guy Minguet, « Taxi-
nomie de modèles sociologiques d'intervention », dans Didier Vrancken, Oolgierd Kuty (dir.), La sociologie et
l'intervention, Bruxelles, De Boeck Université, 2001, p. 19-67.
3. Robert F. Bales, Small Groups. Studies in Social Interaction, New York, Knopf, 1965 ; Wilfred R. Bion, Recherches
sur les petits groupes, Paris, PUF, 1965 ; Elliott Jaques, The Changing Culture of Factory, Londres, Tavistock,
1951 ; Didier Anzieu et al., Le travail psychanalytique des groupes, Paris, Dunod, 1976 ; Serge Moscovici, Psy-
chologie des minorités actives, Paris, PUF, 1979.
4. Saul Alinsky, Rules for Radicals, New York, Random House, 1969 (1re éd. : 1946).
5. Paolo Freire, Pédagogie des opprimés, Paris, Maspero, 1974.
6. Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 11e éd., 2001, p. 839. C'est aussi dans le champ
de la « Recherche action française » que J. Dubost inscrit l'intervention sociologique en 1984 dans le numéro
43 de la revue Connexions.

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pourtant à se « normaliser ». Il s’agit donc d’apprécier dans quelle mesure l’intervention


sociologique se distingue toujours des autres méthodes de groupe.
Pour ouvrir la discussion, nous pouvons partir de la double piste de spécification des entretiens
collectifs proposée par S. Duchesne et F. Haegel1. La première consiste à distinguer les méthodes
qui prennent le groupe comme objet d’analyse et celles qui utilisent le groupe comme une
technique pour recueillir des données (témoignages, opinions, représentations, analyses...) pro-
duites dans un cadre collectif pour les analyser. La deuxième piste tient à la place des méthodes
de groupe au sein d’une structure en trois pôles que sont l’observation, l’expérimentation et
l’intervention, pôles distincts et en tension. L’expérimentation s’oppose ainsi à l’observation :
la première logique assume le caractère artificiel du dispositif de recherche ; la seconde mise
sur la « quête du naturel » en retenant des situations groupales réelles. L’expérimentation
s’oppose aussi à l’intervention : la première logique est attachée à la spécialisation et la neutralité
politique de tout travail de production de connaissance scientifique ; la seconde cherche à

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produire de la connaissance en revendiquant une ambition de transformation de la réalité
sociale et/ou individuelle. Fortes de ce schéma, les auteures rangent alors l’intervention socio-
logique dans cette dernière catégorie, relevant selon elles des « recherches-actions » aux côtés
de la sociologie clinique, de l’usage des groupes par l’analyse stratégique, ou encore des dis-
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positifs d’animation et de formation inspirés de P. Freire2. Par bien des aspects pertinent, ce
cadre peut toutefois être discuté si l’on considère que ce dernier regroupement n’est pas rece-
vable en tout point. Car les sociologies d’intervention ne sont pas toutes de même facture, a
fortiori quand on retient l’évolution des ambitions de l’intervention sociologique.

Une finalité analytique


L’intervention sociologique a-t-elle pour ambition de transformer la réalité sociale et/ou
individuelle ? La réponse apportée dans La voix et le regard est nette. A. Touraine fait le pari
que si les participants contribuent et s’approprient l’analyse de leur auto-analyse, la connais-
sance ainsi produite peut élever le niveau de projet du mouvement – donc de l’acteur collectif
entendu au sens large et non pas seulement des membres du groupe. Pour A. Touraine, cette
ambition est à portée de méthode.

« Peut-on rester militant quand on se fait analyste ? La réponse est non seulement positive mais
doit affirmer que cette auto-analyse renforce la participation au mouvement lui-même au-delà des
difficultés de la lutte. »3

Toutefois, l’enjeu analytique est aussi affirmé avec beaucoup de force. Contre l’analyse ins-
titutionnelle qui ne produit selon lui que trop peu de connaissances, A. Touraine écrit ainsi :

« Je défends avec la plus grande fermeté la nécessité d'une analyse, donc de la distance entre
l'analyste et l'objet de sa connaissance ; distance qui n'est pas la couverture de l'indifférence mais
l'outil de la sociologie et de l'histoire. »4

Depuis, avec la perte de centralité de la problématique du mouvement social, pour des raisons
historiques autant que sociologiques, la méthode a délaissé l’objectif d’une augmentation des

1. Sophie Duchesne, Florence Haegel, L'enquête et ses méthodes. L'entretien collectif, Paris, Nathan, 2004.
2. P. Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit.
3. A. Touraine, La voix et le regard, op. cit., 1978, p. 199.
4. A. Touraine, ibid., p. 282.

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LA MÉTHODE DE L’INTERVENTION SOCIOLOGIQUE ❘ 527

capacités d’action et fait place à une finalité essentiellement analytique. Si l’intervention


sociologique offre quelque chose aux acteurs qu’elle mobilise, c’est d’abord de l’intelligibilité :
elle leur donne les moyens d’accroître la compréhension des situations qu’ils vivent en les
resituant dans des rapports sociaux. Au fond, ce que la méthode « fait aux acteurs » s’avérant
trop aléatoire, l’objectif de transformation est devenu secondaire. Si certains des participants
ont pu opérer des bifurcations politiques, professionnelles et personnelles, les premières
expériences ont révélé d’ailleurs qu’un surcroît de réflexivité et de connaissance ne garan-
tissait aucunement des capacités d’action renforcées. L’intervention sociologique a ainsi pu
être perçue par certains militants comme présentant de « sérieux inconvénients politiques »,
s’avérant « démobilisatrice » et au final « objectivement conservatrice ». L’ambition de socio-
logie permanente prend donc un aspect plus classique, les chercheurs envisageant surtout
leur contribution aux transformations sociales et politiques en participant au débat public1.
Par ailleurs, l’intervention sociologique ne s’est jamais proposée comme un mode de réso-

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lutions de problèmes collectifs, individuels ou organisationnels. Le principe des groupes non
réels indique bien que le groupe n’est pas l’objet de l’investigation. L’intervention sociolo-
gique se distingue en cela des méthodes qui ont pour finalité d’accompagner les individus
et les groupes face au changement. Elle se démarque aussi de celles qui promettent d’éclairer,
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comme le fait la sociologie clinique2, des sujets individuels au moyen d’un travail d’intro-
spection biographique mené dans un cadre collectif. Si la relation du chercheur au groupe
est au cœur du dispositif d’intervention sociologique, l’enjeu de cette relation demeure spé-
cifique : centré sur des hypothèses historiques et/ou sociologiques, le chercheur se place dans
une position médiane entre le groupe et son action ; son rôle est alors tout orienté vers
l’organisation de l’auto-analyse du groupe. Ce parti pris explique que la dynamique de groupe
ou encore la pragmatique discursive ne constituent pas des objets d’analyse : sans être impen-
sées, elles sont tout au plus prises en compte dans le cours de l’intervention proprement
dite à des fins de régulation des échanges.
De fait, l’intervention sociologique relève plus nettement, mais aussi plus modestement, de
l’expérimentation, dès lors qu’elle invite les acteurs dans un processus de recherche en faisant
le pari que la dimension collective de la discussion et les confrontations organisées permettent
de révéler et d’analyser plus que toute autre technique la nature des rapports sociaux. La
dimension artificielle est assumée : à distance des techniques d’observation du « réel », la
méthode place les acteurs « dans une situation d’analyse qui ne correspond pas à leur expé-
rience quotidienne ; elle les place en face d’interlocuteurs le plus souvent hors de leur portée,
elle les oblige à une réflexion dans des conditions qui minimisent la pression des décisions
à prendre et des circonstances »3. À l’instar des procédés expérimentaux des sciences « dures »
qui recréent en laboratoire des phénomènes naturels afin de déterminer des lois, il s’agit de
récréer dans une situation de recherche pensée et contrôlée par les chercheurs des phéno-
mènes sociaux afin de les analyser. Comme le dispositif compte avec des êtres de parole, le
parallèle peut être établi avec les ressorts de la méthode psychanalytique. La pratique de la
« cure de parole » inventée par Freud fonde sa théorie, et lui est indissociable4. Surtout, elle

1. M. Wieviorka, Sociologue sous tension, op. cit.


2. Vincent de Gauléjac, L'histoire en héritage : roman familial et trajectoire sociale, Paris, Desclée de Brouwer,
1999. Voir aussi : Vincent de Gaulejac, Fabienne Hanique, Pierre Roche (dir.), La sociologie clinique, Toulouse,
Érès, 2007.
3. Alain Touraine, « Réponse à Michel Amiot », Sociologie du travail, 4, 1980, p. 425-430, dont p. 427.
4. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 2001.

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est un outil d’investigation pour identifier et travailler les opérations de l’activité psychique,
inaccessibles et incompréhensibles hors le dispositif d’auto-analyse élaboré. L’enjeu de toute
intervention sociologique est bien de créer des conditions non ordinaires de dialogue, régies
par des principes et des règles, qui permettent aux participants comme aux chercheurs
d’accéder à quelque chose qui ne se donne pas à voir de façon lisible et évidente dans les
relations sociales ordinaires, et ce, au moyen d’une double confrontation : celle du groupe
avec des interlocuteurs et celle du groupe et des chercheurs.

Intervention et confrontation
Si l’intervention sociologique est à rapprocher d’autres méthodes de groupes et/ou d’inter-
vention, c’est moins au regard d’un objectif immédiat de transformation qu’en lien avec le
rôle et la posture des sociologues. En effet, si l’implication de ceux-ci est décisive, ses moda-
lités se sont progressivement normalisées. On retrouve ainsi dans la plupart des techniques

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d’entretiens collectifs une première logique d’intervention : les chercheurs ne se contentent
pas de recueillir des témoignages, des opinions, des discours ; ils interviennent dans les
échanges pour susciter les prises de parole, faire expliciter et mettre en relation les propos.
La seconde logique s’avère particulièrement constitutive de l’intervention sociologique : les
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chercheurs interviennent en livrant régulièrement au groupe les hypothèses qu’ils élaborent


au fil des échanges, associant les acteurs à l’élaboration de l’analyse, jusqu’à éprouver avec
eux la vraisemblance du cadre d’interprétation général en bout de course. Placer les enquêtés
dans un cadre qui favorise un travail réflexif partagé avec les chercheurs promet une double
épreuve : la confrontation du sens proposé par les acteurs eux-mêmes à celui construit par
les chercheurs. Ce choix épistémologique se retrouve toutefois dans d’autres usages des
méthodes de groupe. C’est le cas de la démarche de democratic research expérimentée par
d’E. Frazer, de la sociologie clinique, de l’analyse institutionnelle ou encore de la médiation
sociologique1. C’est le cas également de la méthode retenue par les sociologues des organi-
sations : comme le précise E. Friedberg, l’enjeu de la restitution est à la fois d’expérimenter
directement la pertinence des analyses, mais également de faire en sorte que la connaissance
devienne une public knownledge où chacun sait ce que tout le monde sait, élément décisif
pour rendre possible le changement au sein de l’organisation2. Enfin, on notera que, plus
largement, le fait d’intervenir pour créer un espace de réflexivité a progressivement gagné
les techniques d’entretien individuel3.
À mettre en perspective l’intervention sociologique et les autres méthodes de groupe et
d’intervention, il apparaît alors que le seul élément que l’on ne retrouve nulle part ailleurs
demeure le principe des interlocuteurs. C’est bien l’usage qui est fait de ces figures – mobi-
lisées comme le sont les « substances » dans les éprouvettes du chimiste, afin de « précipiter »
des rapports sociaux dont il s’agit d’interpréter le sens – qui constitue une marque distinctive.
Ce à quoi restent attachés les sociologues de l’intervention sociologique, c’est bien au principe

1. Elizabeth Frazer, « Teenage Girls Talking about Class », Sociology, 22 (3), 1988, p. 343-358 ; J. Ardoino et al.,
L'intervention institutionnelle, op. cit. ; Gilles Herreros, « Sociologie d'intervention : sociologie plastique. Métis
et métissage », Gérer et comprendre, 75, mars 2004, p. 81-92 ; Éric Debarbieux, Alix Dupuch, Yves Montoya,
« Pour en finir avec le “handicap socio-violent” : une approche comparative de la violence en milieu scolaire »,
dans Bernard Charlot, Jean-Claude Emin (coord.), Violences à l'école. États des savoirs, Paris, Armand Colin,
1997, p. 17-40.
2. Erhard Friedberg, « L'analyse sociologique des organisations », Pour, 28, 1972.
3. Y compris chez les plus ardents défenseurs de la rupture épistémologique : cf. Pierre Bourdieu, La misère du
monde, Paris, Seuil, 1993.

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LA MÉTHODE DE L’INTERVENTION SOCIOLOGIQUE ❘ 529

d’une confrontation propre à révéler les rapports sociaux. Tous les praticiens rencontrés
insistent sur cette plus-value : en organisant la rencontre entre groupes et interlocuteurs, la
méthode permet de vérifier dans quelle mesure ces individus qui ne se connaissent pas se
reconnaissent comme acteurs sociaux. Le seul face-à-face entre le groupe et les sociologues
ne peut suffire. Le statut épistémologique des interlocuteurs est certes devenu problématique,
comme on l’a vu. Mais que la vie sociale donne lieu à des actions collectives de l’ordre de
la « performance », se passant de discours et d’idéologies1, que les autorités de toute facture
paraissent se dissoudre dans la « modernité liquide »2, ou encore que les rapports de pouvoir
et de domination semblent moins tangibles, notamment dans un monde globalisé, il y a là
autant de bonnes raisons de maintenir le principe des interlocuteurs : par leurs effets de
révélateurs, ces confrontations permettent toujours d’interroger la façon dont la société se
produit elle-même par sa conflictualité, comme elles demeurent efficaces pour saisir les
rapports entre individu et collectif, et les logiques de subjectivation. Par exemple, les confron-

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tations ont été décisives pour comprendre l’expérience des malades du cancer comme rele-
vant à la fois de dimensions radicalement non sociales – le face-à-face avec la mort – et de
rapports sociaux qui gouvernent la relation du malade à la société, à la science médicale et
à l’institution hospitalière3. De même, ce principe de confrontation permet d’accéder au fait
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que les habitants du ghetto fabriquent un fonctionnement collectif auquel ils essaient
d’échapper individuellement4.
Lorsque les chercheurs renoncent à ce principe, ils admettent que la plus-value de l’inter-
vention sociologique devient moins nette, et elle se voit concurrencée par des dispositifs
méthodologiques plus légers, mis en œuvre sur des durées plus courtes notamment. Elle
s’apparente aussi davantage aux techniques d’entretiens collectifs.

Entretiens collectifs et méthode réflexive


L’intervention sociologique conserve une part de sa singularité. Mais l’évolution de la pra-
tique comme la généralisation de certains de ses principes autorisent un rapprochement avec
bien des usages de l’entretien collectif. Si des distinctions doivent s’opérer, elles tiennent
surtout à la partition entre les méthodes réflexives et les méthodes positives, telle que pro-
posée par M. Burawoy ou encore P. Kuczynski5. La science positive mobilise des méthodes
qui répondent à une logique industrielle, dès lors que ses principes régulateurs sont au
fondement d’une objectivité procédurale où « le processus garantit le produit »6 : conception
et exécution sont séparées, de même que théorie et pratique de recherche. La science réflexive
s’appuie quant à elle sur une objectivité enracinée dans la théorie, avec cette fois un mode
artisanal de production de connaissance où « le produit gouverne le processus ». Cette pos-
ture est d’autant mieux assumée que l’objectif de la recherche n’est pas d’établir une « vérité »
définitive sur le monde extérieur, mais d’améliorer de façon continue la théorie existante.

1. John Law, After Method. Mess in Social Science Research, Londres, Routledge, 2004.
2. Zygmunt Bauman, Liquid Modernity, Cambridge, Polity Press, 2000.
3. P. Bataille, Un cancer et la vie, op. cit.
4. D. Lapeyronnie, Ghetto urbain, op. cit.
5. Michael Burawoy, « L'étude de cas élargie. Une approche réflexive, historique et comparée de l'enquête de
terrain », dans Daniel Cefaï (dir.), L'enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003, p. 425-464, dont p. 455.
Une discussion du même ordre fut proposée par Pauwel Kuczynski, « L'intervention sociologique en tant que
situation de communication », Séminaire CADIS, Paris, 5-9 décembre 1988, ronéotypé.
6. M. Burawoy, « L'étude de cas élargie... », cité, p. 455.

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Selon qu’elles procèdent de l’une ou l’autre de ces postures, les méthodes d’entretiens de
groupe donnent lieu à des usages différenciés. L’intervention sociologique se distingue ainsi
tout particulièrement d’un certain usage des focus groups, parfois retenu par les sciences
sociales mais surtout généralisé dans le marketing. Ainsi, une première distinction peut être
opérée lorsque la technique de l’entretien collectif est mobilisée selon un principe de non-
réciprocité. Cette application part ainsi de l’idée que moins les participants en savent sur
l’objet de leur sollicitation et plus les résultats seront pertinents. On retrouve ici un des
principes des méthodes expérimentales qui font de l’asymétrie de la situation d’enquête une
condition de leur succès. Les chercheurs comme les marketeurs estiment devoir masquer
leurs intentions, voire les travestir pour ne pas perturber ni biaiser l’exercice. À l’inverse, les
méthodes réflexives d’entretien collectif se fondent sur une définition de la situation com-
munément reconnue par tous. Certes, les chercheurs sollicitent les participants et définissent
la nature de la problématique. Mais les acteurs savent dans quoi et pourquoi ils s’engagent ;

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ils acceptent l’objet, la finalité et les modalités de la recherche. Cet accord est d’autant plus
indispensable dans le cas de l’intervention sociologique qu’ils ont à s’engager dans la durée.

Par ailleurs, la logique industrielle appelle une standardisation ou tout du moins une ritua-
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lisation des focus groups, devant faciliter la reproductibilité de l’exercice et une division des
tâches permettant l’interchangeabilité des chercheurs et ingénieurs. D’où une modalité
d’implication très spécifique des chercheurs. Selon un tel usage, ils restent des animateurs
et veillent au bon respect des procédures. En cela, ils suivent un guide et sont attentifs à ce
que les scripts préalablement établis soient respectés. Ainsi mobilisée, la technique d’entretien
collectif s’avère dès lors proche des pratiques de passation de questionnaires. Elle est en
revanche loin des méthodes compréhensives centrées sur les capacités réflexives des acteurs.
Or, bien des chercheurs utilisent aujourd’hui les entretiens collectifs en accordant un statut
positif à la conscience des acteurs. Cela n’exclut pas, comme dans le cas de l’intervention
sociologique, que l’implication des chercheurs reste sous-tendue par des hypothèses théori-
ques. Mais ce qui se dit et se joue dans le groupe est décisif. La réactivité des chercheurs est
donc requise et une place importante est laissée à l’improvisation. La logique artisanale de
la science réflexive admet ainsi la souplesse et la créativité. C’est tout particulièrement le cas
de l’intervention sociologique, dont la valeur ajoutée tient à sa capacité à susciter la surprise,
de façon significative grâce aux interlocuteurs. D’ailleurs, l’intervention s’arrête quand les
chercheurs et le groupe ont la conviction que les discussions ne surprennent plus, s’épuisent,
et que l’analyse n’aura rien à gagner à prolonger les confrontations.

*
* *

Si l’attachement au principe des interlocuteurs demeure un trait distinctif, l’intervention


sociologique a désormais des frontières et territoires communs aux entretiens collectifs quand
ils sont mobilisés selon les préceptes de la science réflexive. Poursuivant une finalité claire-
ment analytique, elle se positionne à mi-chemin des méthodes expérimentales et des socio-
logies d’intervention. Elle retient de l’expérimentation son caractère artificiel et des modalités
de contrôle spécifiques à tout travail de production scientifique de connaissance. Mais le
statut qu’elle accorde aux enquêtés, aux interlocuteurs et l’implication singulière des cher-
cheurs donne, pris ensemble, sa dimension réflexive au dispositif.
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Cette proximité avec d’autres usages de l’entretien collectif permet non seulement de
(re)lancer le dialogue autour de la méthode mais pourrait permettre une plus grande diffu-
sion. Ceci, d’autant qu’avec l’évolution des objets et les inflexions données à la pratique,
l’intervention sociologique a permis de faire évoluer le cadre théorique initial vers une socio-
logie de l’expérience ou encore une sociologie du sujet. Le désarrimage perceptible de la
méthode et de la théorie initiale du mouvement social révèle des usages différenciés qui
favorisent une certaine normalisation : non seulement, dans ses aspects pratiques, l’inter-
vention sociologique perd son caractère d’exception, mais elle s’est aussi emparée d’objets
qui ne lui sont pas spécifiques et qui commandent d’ailleurs d’articuler toute intervention à
d’autres techniques d’enquête. Aussi peut-elle compter désormais dans l’outillage méthodo-
logique des sociologues, qui se construit toujours par emprunts, appropriations et adapta-
tions. Cette évolution n’est pas à regretter ; elle est aussi la voie de la diffusion. L’assumer
est aisé dès lors que la spécificité de la pratique tient davantage à la façon dont l’objet

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sociologique est construit, selon des soubassements théoriques qui orientent le point de vue
sur le monde. Elle tient donc au regard et plus encore au langage singulier que les sociologues
s’efforcent d’inventer.
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Olivier Cousin et Sandrine Rui

Olivier Cousin est professeur des universités en sociologie à l’Université Bordeaux 2-Victor Segalen,
chercheur au Centre Émile Durkheim, et chercheur associé au CADIS (EHESS-Paris). Il est notamment
l’auteur de : (avec Sandrine Rui) L’intervention sociologique. Histoire(s) et actualité d’une méthode,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010 ; Les cadres à l’épreuve du travail, Rennes, Presses Uni-
versitaires de Rennes, 2008 ; Les cadres. Grandeurs et incertitudes, Paris, L’Harmattan, 2004. Ses recher-
ches portent sur la sociologie de l’éducation et la sociologie du travail (Université de Bordeaux 2-Victor
Segalen, 3 ter place de la Victoire, F-33076 Bordeaux cedex <olivier.cousin@u-bordeaux2.fr>).
Sandrine Rui est maître de conférences en sociologie à l’Université Bordeaux 2-Victor Segalen, cher-
cheur au Centre Émile Durkheim, et chercheur associée au CADIS (EHESS-Paris). Elle est l’auteur de :
(avec Olivier Cousin) L’intervention sociologique. Histoire(s) et actualité d’une méthode, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2010 ; La démocratie en débat. Les citoyens face à l’action publique, Paris,
Armand Colin, 2004. Ses recherches portent sur la sociologie politique (processus et dispositifs parti-
cipatifs) et la sociologie de l’action publique (Université de Bordeaux 2-Victor Segalen, 3 ter place de
la Victoire, F-33076 Bordeaux cedex <sandrine.rui@u-bordeaux2.fr>).

Annexe méthodologique
S’appuyant sur une analyse de la littérature grise et publiée, l’enquête menée au cours de
l’année 2008 a également consisté en une trentaine d’entretiens individuels. Ont été rencon-
trés principalement des chercheurs et enseignants chercheurs ayant (eu) une pratique de la
méthode. Pour l’essentiel, ce sont des sociologues, membres ou chercheurs associés du
CADIS, d’hier ou d’aujourd’hui ; les autres mènent des travaux en psychologie, en sociologie
politique ou en sciences de l’éducation. Leur degré de maîtrise et d’implication dans l’inter-
vention sociologique est donc variable : certains ont une pratique ancienne et régulière de
la méthode ; d’autres ont été associés ou l’ont utilisée de façon ponctuelle. Ces entretiens
ont été l’occasion d’aborder plusieurs aspects relatifs au contexte de la genèse de la méthode
et à son élaboration, aux enjeux et modalités de mise en œuvre selon la nature des objets
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travaillés, aux difficultés pratiques rencontrées par les chercheurs, aux avantages et incon-
vénients comparés de l’intervention sociologique par rapport à d’autres techniques et
méthodes, ou encore aux inflexions nécessaires pour appréhender de nouveaux enjeux. Des
questions relatives à sa transmission et son apprentissage, mais aussi à sa relative diffusion
ont également été abordées. Tous ont saisi cette occasion de faire le point sur la méthode
et ses usages avec un intérêt enthousiaste. Par ailleurs, des entretiens ont été réalisés avec
des chercheurs n’utilisant par l’intervention sociologique mais qui, du fait de leur apparte-
nance ou de leur proximité au CADIS, pouvaient porter un regard critique informé. Enfin,
deux entretiens ont été menés avec des individus qui, alors engagés dans des mouvements
étudiants à 20 ans de distance, avaient participé aux interventions sociologiques ayant res-
pectivement donné lieu à La lutte étudiante (1978) et Campus blues (1992). L’échange a cette
fois porté sur leur expérience de la méthode et en particulier sur le lien entre connaissance
et action.

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