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D35
Photo Gerd Altmann/Pixabay
POINT DE VUE
Q
uand une simple manifestation devient L’argument principal émanant de ce concept
une émeute, une pièce de théâtre mé- est simple : les médias n’offrent jamais une
diocre une performance exceptionnel- représentation parfaite des débats au sein
le, des sanctions économiques une menace à de la société civile. Au contraire, les journa-
la sécurité nationale... autant d’exemples de listes sélectionnent et hiérarchisent les infor-
cadres imposés à la réalité par les médias. Il mations dans leur travail quotidien. Bref, par
est aujourd’hui difficile de prendre connais- définition, ils priorisent ou invisibilisent des
sance d’une étude sur les médias sans lire ce informations. Le concept de « cadrage mé-
mot : cadre ou frame. diatique » revient donc à analyser comment
la réalité est construite dans les textes par
Pour une revue de la littérature sur le sujet, voir les journalistes en faveur ou en défaveur de
Porismita Borah, « Conceptual issues in framing certains faits, de certaines idées, de certains
theory: A systematic examination of a decade’s li-
terature », Journal of communication, 61(2), 2011, groupes sociaux.
p. 246-263 et Claes H De Vreese, « News framing:
Theory and typology », Information design journal & document design, 13(1), 2005, p. 51-62.
D36 ISSN 1280-0082 Seconde série, numéro 3
Certains chercheurs, plus attachés à l’obser- exemple précis qui prendrait la forme d’une
vation directe et à l’ethnographie, ont recours sociologie de l’« encadrage » médiatique.
depuis le début des années 2000 au concept
Deux concepts, un processus
d’intégration des journalistes (embedding)
pour analyser la façon dont ces derniers sont Le concept de cadre ou de cadrage qui insiste
contrôlés dans leur travail par des forces ex- sur la capacité qu’ont certains acteurs à en-
térieures. Ce concept est principalement uti- cadrer la perception du réel apparaît d’abord
lisé en communication militaire pour démon- dans les sciences sociales dans les travaux
trer comment l’armée « intègre » les journa- notamment du sociologue Erving Goffman.
listes sur le terrain en les amenant à ne cou- En matière d’études médiatiques, il faut at-
vrir qu’une partie de la réalité. On cherche à tendre les années 1990 pour voir les cher-
mettre en lumière comment les journalistes cheurs se réapproprier ce concept. Dans un
sont incorporés dans une unité et jusqu’où article cité de façon régulière, l’auteur amé-
cette contrainte affecte la couverture d’un ricain Robert M. Entman explique en 1993
conflit. que le concept de cadrage offre une façon in-
téressante de décrire la puissance d’un texte
communicant. Le cadrage implique essen-
L’argument principal tiellement la sélection et la prégnance : « To
frame is to select some aspects of a perceived
du présent article reality and make them more salient in a com-
consiste à poser que municating text, in such a way as to promote
le cadrage médiatique a particular problem definition, causal inter-
pretation, moral evaluation, and/or treat-
est une conséquence ment recommendation for the item described »
de l’encadrement des (p. 52).
journalistes. Le cadrage peut donc remplir quatre fonc-
tions : 1. définir les problèmes ; 2. spécifier
les causes ; 3. transmettre des évaluations
Or, il nous semble que ces concepts, traités morales ; 4. approuver des solutions. Nadège
systématiquement de manière isolée dans la Broustau définit plus simplement le concept
plupart des études s’attardant aux contenus comme le fait de « construire une certaine réa-
médiatiques (cadrage) et à la production des lité en fixant des contours reconnaissables à
messages (intégration), sont en fait liés. L’ar- l’enjeu, au débat » (p. 22).
gument principal du présent article consiste
à poser que le cadrage médiatique est une Selon ces définitions, le journalisme est né-
conséquence de l’encadrement des journa- cessairement une entreprise de cadrage du
listes. C’est parce que les journalistes, dans réel. Pourquoi ? Parce que le travail du jour-
leur travail quotidien et leurs interactions,
Pour Goffman, le cadrage est une méthode par
sont soumis à des rapports de pouvoir que laquelle des individus appliquent des schémas
ceux-ci vont dans leur écriture ne rapporter d’interprétation pour classifier et interpréter les
qu’une partie de la réalité. En clair, il faut être informations qu’ils rencontrent dans leur vie quo-
tidienne. Voir Frame analysis: An essay on the orga-
(en)cadré pour cadrer la réalité. nization of experience, Cambridge, Harvard Univer-
sity Press, 1974.
Nous reviendrons en premier lieu sur la dé-
finition et l’origine de ces deux concepts
« Framing: Toward clarification of a fractured pa-
radigm », Journal of communication, 43(4), 1993, p.
pour ensuite en proposer une fusion dans un 51-58. Le chercheur a retravaillé sur cette question
L’article suivant est un très bon exemple de cette plus récemment dans : « Media framing biases and
littérature : Michael Pfau, Michel Haigh, Mitchell political power: Explaining slant in news of Cam-
Gettle, et al., « Embedding journalists in military paign 2008 », Journalism, 11(4), 2010, p. 389-408.
combat units: Impact on newspaper story frames
Les médias et les journalistes, interprètes de la so-
and tone », Journalism & Mass Communication ciété. Québec : Presses de l’Université du Québec,
Quarterly, 81(1), 2004, p. 74-88. 2018.
Les Cahiers du journalisme - Débats D37
naliste est ponctué par de multiples contrain- Aimé-Jules Bizimana définit l’intégration
tes : de temps (heure de bouclage), d’espace journalistique de cette façon : « L’embedding
(longueur des textes), de financement, etc. Or est le processus d’intégration des journalistes
la réalité, rappelle Bertrand Labasse, si nous dans des unités militaires en vue de couvrir les
postulons qu’elle existe, est un très mauvais opérations de l’armée durant une période don-
matériau pour fabriquer des nouvelles. La née » (p. 181). Comme on peut le remarquer à
réalité selon lui ne tient pas en une minute, travers cette définition, le concept d’intégra-
elle est compliquée, hors de portée. « À moins tion est presque exclusivement utilisé pour
d’être omniscient, le journaliste ne peut pas, analyser le journalisme de guerre. Les cher-
dans bien des domaines, accéder directement cheurs l’utilisent surtout pour examiner le
à l’intelligibilité des phénomènes qu’il aborde » dispositif de surveillance mis en place par les
(p. 81). armées pour contrôler et surveiller les jour-
Que fait-il alors ? Il choisit des informations nalistes. Pour Bizimana, qui est inspiré à ce
par rapport à d’autres, des titres, des photos, sujet par l’analyse de la société disciplinaire
des sources, des angles. Il choisit certains as- de Michel Foucault, le phénomène d’embed-
pects de la réalité et les relie dans un récit qui ding impose un certain nombre de disposi-
favorise une interprétation particulière. Ce tifs aux journalistes : le dispositif de clôture
On le voit à la suite de ces deux définitions, de contenu nous ont permis de constater que
les concepts de cadrage médiatique et d’inté- 97 % des articles étaient cadrés en faveur
gration des journalistes en arrivent à la même des postulats néoclassiques et orthodoxes de
conclusion : les journalistes ne montrent l’économie, mais aussi en faveur des sources
qu’une partie de la réalité, celle bien souvent institutionnelles et puissantes de l’économie.
proposée par les sources les plus puissantes. Par exemple, 60 % des articles du journal La
Il ne reste pourtant qu’un pas à faire pour fu- Presse font intervenir les mêmes économistes
sionner ces deux concepts et en arriver à une en chef des grandes banques canadiennes.
Nous avions déjà ici un résultat de recherche
Derrière cette intéressant : les journalistes économiques ne
démarche peut servent pas directement l’intérêt public dans
également apparaître leur couverture de la Banque du Canada. Ils ne
proposent pas une variété d’interprétations
une partialité gênante et de points de vue. Ils sont plutôt dépendants
pour l’information ainsi des institutions économiques orthodoxes qui
gérée. cadrent la réalité en leur faveur (par exemple,
en expliquant que l’endettement est un phé-
nomène individuel ou que le libre-échange
compréhension selon nous plus complète du
est absolument nécessaire).
travail journalistique. Nous proposons que le
cadrage médiatique est une conséquence de Nous ne nous sommes cependant pas arrêté à
l’encadrement des journalistes. Pour illustrer ces résultats. Nous avons en effet interviewé
ce phénomène, nous utiliserons un exem- huit journalistes économiques canadiens
ple bien précis, le cas des journalistes éco- couvrant la politique monétaire pour tenter
nomiques canadiens couvrant la Banque du de mettre en perspective ces conclusions.
Canada. En remontant le fil de leur journée de travail
typique avec la banque centrale, nous avons
Intégration par la banque centrale,
découvert que l’institution procède à l’inté-
cadrage par les journalistes
gration des journalistes comme le fait une
Nous avons à l’occasion d’une recherche an- l’armée dans un conflit. Lors du dévoilement
térieure analysé le travail des journalistes de son rapport sur la politique monétaire, la
économiques et, plus précisément, leur cou- banque centrale invite en effet les journalis-
verture de la politique monétaire telle que tes dans un huis clos où ceux-ci sont enfermés
communiquée par la Banque du Canada. No- pendant toute la matinée. Durant cette pé-
tre analyse de la couverture médiatique des riode, les journalistes sont fouillés, contrôlés,
communications de l’institution en question et surtout briefés pendant une heure par deux
s’est déroulée en deux étapes. Dans la pre- sous-gouverneurs de la banque centrale. Ce
mière, nous avons effectué une analyse de briefing est suivi par une conférence de pres-
contenu de 104 articles portant sur les com- se d’une heure du gouverneur de la Banque
munications de la Banque du Canada par trois du Canada, mais aussi par les rapports d’ana-
médias québécois : La Presse, Radio-Canada lyse des grandes banques privées qui vont
et Les Affaires. Les résultats de cette analyse tous viser à mettre en lumière une partie de
la réalité.
Nous avons présenté les résultats de cette recher-
che dans notre mémoire de maîtrise : Exploration Au final, la journée de travail du journaliste
de la couverture médiatique des communications de est ponctuée de moments où celui-ci va être
la Banque du Canada par les journalistes économi-
ques québécois : diffusion et légitimation de l’éco- recadré vers une nouvelle en particulier : les
nomie néoclassique (Université du Québec à Mon- sous-gouverneurs vont insister sur une nou-
tréal) mais aussi dans un article à paraître dans la velle dans le briefing, le gouverneur fait la
revue Radiomorphoses : « Servir l’intérêt public ou même chose durant la conférence de presse,
l’orthodoxie économique ? Analyse comparative
de la couverture médiatique des communications tout comme les rapports d’analyse des ban-
de la Banque du Canada ». ques privées et la réaction des marchés finan-
Les Cahiers du journalisme - Débats D39