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Évidemment ceci suppose que nous nous faisons une certaine idée
de ce qu’est Alcibiade, de ce que c’est que Socrate et ceci nous
amène loin. Tout de même je voudrais que vous vous rendiez compte
de ce que c’est qu’Alcibiade. Comme ça, pour l’usage courant, lisez
dans Les vies des hommes illustres 2 ce que Plutarque en écrit, ceci
pour vous rendre compte du format du personnage.
Je sais bien là encore il faudra que vous fassiez un effort. Cette vie
nous est décrite par Plutarque dans ce que j’appellerai l’atmosphère
alexandrine, c’est à savoir d’un drôle de moment de l’histoire, où
tout des personnages semble passer à L’état d’une sorte d’ombre. Je
parle de l’accent moral de ce qui nous vient de cette époque qui
participe d’une sorte de sortie des ombres, une sorte de
/nekuia/3 comme on dit dans l’Odyssée.
Imaginez un livre qui paraîtrait je ne dis pas de nos jours, car ceci
parait environ une cinquantaine d’années après la scène qui est
rapportée, Platon le fait paraître à cette distance, supposez que dans
un certain temps, pour ménager les choses, un personnage qui serait
disons M. Kennedy, dans un bouquin fait pour l’élite, Kennedy qui
aurait été en même temps James Dean, vienne raconter comment il a
tout fait au temps de son université pour se faire faire l’amour par…
(disons une espèce de prof), je vous laisse le soin au choix d’un
personnage. Il ne faudrait pas absolument le prendre dans le corps
enseignant puisque Socrate n’était pas tout à fait un professeur. C’en
était un tout de même d’un peu spécial. Imaginez que ce soit
quelqu’un comme M. Massignon et qui soit en même temps Henry
Miller. Cela ferait un certain effet. Cela amènerait au Jean-Jacques
Pauvert qui publierait cet ouvrage quelques ennuis. Rappelons ceci
au moment où il s’agît de constater que cet ouvrage étonnant nous a
été transmis à travers les siècles par les mains de ce que nous
devons appeler à divers titres des frères diversement ignorantins, ce
qui fait que nous en avons sans aucun doute le texte complet.
7
De Navarre M., Heptaméron, M. François éd., Paris, 1960.
difficile à avaler. Je n’en veux pour témoin que ceci c’est que Louis le
Roy <1559>, Ludovicus Rejus, qui est le premier traducteur en
français de ces textes qui venaient d’émerger de l’Orient pour la
culture occidentale, tout simplement s’est arrêté là, à l’entrée
d’Alcibiade. Il n’a pas traduit après. Il lui a semblé qu’on avait fait
d’assez beaux discours avant qu’Alcibiade rentre. Ce qui est bien le
cas d’ailleurs. Alcibiade lui a paru quelque chose de surajouté,
d’apocryphe, et il n’est pas le seul à se comporter ainsi. Je vous
passe les détails. Mais Racine un jour a reçu d’une dame 8 qui s’était
employée à la traduction du Banquet un manuscrit pour le revoir.
Racine qui était un homme sensible a considéré cela comme
intraduisible et pas seulement l’histoire d’Alcibiade, mais tout le
Banquet. Nous avons ses notes qui nous prouvent qu’il a regardé de
très près le manuscrit qui lui était envoyé ; mais pour ce qui est de le
refaire, car il s’agissait de rien moins, que de le refaire, (il fallait
quelqu’un comme Racine pour traduire le grec), il a refusé. Très peu
pour lui. Troisième référence. J’ai la chance d’avoir cueilli il y a bien
longtemps, dans un coin, les notes manuscrites d’un cours de
Brochard sur Platon. C’est fort remarquable, ces notes sont
remarquablement prises, l’écriture est exquise. À propos de la
théorie de l’amour, Brochard bien sûr se réfère à tout ce qu’il
convient : le Lysis, le Phèdre, le Banquet. C’est surtout le Banquet. Il
y a un très joli jeu de substitution quand on arrive à l’affaire
d’Alcibiade. Il embraye, il aiguille les choses sur le Phèdre qui, à ce
moment là, prend le relais. L’histoire d’Alcibiade, il ne s’en charge
pas.
Cette réserve après tout mérite plutôt notre respect. Je veux dire
que c’est tout au moins le sentiment qu’il y a là quelque chose qui
fait question. Et nous aimons mieux cela que de le voir résolu par des
hypothèses singulières qui ne sont pas rares à se faire jour. La plus
belle d’entre elles – je vous la donne en mille – M. Léon Robin s’y
rallie (ce qui est étonnant) c’est que Platon a voulu là faire rendre
justice à son maître. Les érudits ont découvert qu’un nomme
Polycrate avait fait sortir <un pamphlet> quelques années après la
mort de Socrate. Vous savez qu’il succomba sous diverses
accusations dont se firent les porteurs trois personnages dont un
nommé Anytus. Un certain Polycrate aurait remis ça effectivement
dans la bouche d’Anytus, un réquisitoire dont le corps principal
aurait été constitué par le fait que Socrate serait responsable
précisément de ce dont je vous ai parlé tout à l’heure, à savoir de ce
qu’on peut appeler le scandale, le sillage de corruption ; il aurait
traîné toute sa vie après lui Alcibiade, avec le cortège de troubles
sinon de catastrophes qu’il aurait entraîné avec lui.
Il faut avouer que l’idée que Platon ait innocenté Socrate, ses
mœurs, sinon son influence en nous mettant en acte d’une scène de
confession publique de ce caractère, c’est vraiment le pavé de l’ours.
8
L’abbesse de Fontevrault, Mme de Rochechouart-Mortemart.
Il faut vraiment se demander à quoi rêvent les gens qui émettent de
pareilles hypothèses. Que Socrate ait résisté aux entreprises
d’Alcibiade, que ceci à soi tout seul puisse justifier ce morceau du
Banquet comme quelque chose destiné à rehausser le sens de sa
mission auprès de l’opinion publique, c’est quelque chose qui, quant
à moi, ne peut pas manquer de me laisser pantois.
Il faut tout de même bien que ou bien nous soyons devant une
séquelle de raisons pour lesquelles Platon ne nous avise guère ou
bien que ce morceau ait en effet sa fonction, je veux dire cette
irruption du personnage [auquel en effet on peut conjoindre le personnage d’un horizon
plus éloigné sans doute de Socrate, mais aussi qui lui est lié par (lacune) le plus indissolublement pour
qui a tout de même le
que ce personnage s’amenant en chair et en os est quelque chose]
plus étroit rapport avec ce dont il s’agît : la question de l’amour.
11
N’est-ce pas plutôt pique-assiette ?
12
Est-ce un lapsus puisqu’il a rencontré Socrate qui se rendait précisément chez Agathon ?
13
cf. le troisième séminaire où Lacan rétablira sa référence « le Protagoras et non le
Phèdre ».
14
L’Assemblée des femmes.
de se faire prendre pour son mari ou pour son amant. Et cela se
pratique, semble-t-il, couramment. Ceci change tout à fait la
dimension des rapports entre les êtres humains. Et évidemment ce
que j’appellerai dans un tout autre sens la diffusion des lumières
change beaucoup de choses au fait que la nuit ne soit pas pour nous
une réalité consistante, ne puisse pas couler d’une louche, faire une
épaisseur de noir, nous ôte certaines choses, beaucoup de choses.
Tout ceci pour revenir à notre sujet qui est celui auquel il nous faut
bien venir, à savoir ce que signifie ce cercle éclairé dans lequel nous
sommes, et ce dont il s’agît à propos de l’amour quand on en parle
en Grèce. Quand on en parle, eh bien… comme dirait M. de la
Palisse, il s’agît de l’amour grec.
L’amour grec, il faut bien vous faire à cette idée, c’est l’amour des
beaux garçons. Et puis, tiret, rien de plus. Il est bien clair que quand
on parle de l’amour on ne parle pas d’autre chose. Tous les efforts
que nous faisons pour mettre ceci à sa place sont voués d’avance à
l’échec. Je veux dire que pour essayer de voir exactement ce que
c’est nous sommes obligés de pousser les meubles d’une certaine
façon, de rétablir certaines perspectives, de nous mettre dans une
certaine position plus ou moins oblique, de dire qu’il n’y avait
forcément pas que ça… évidemment… bien sûr…
Il n’en reste pas moins que sur le plan de l’amour il n’y avait que
ça. Mais alors d’autre part, si on dit cela, vous allez me dire l’amour
des garçons est quelque chose d’universellement reçu [Il y a beau temps,
pour certains de nos contemporains qui avaient pu naître un peu plus tôt…] . Et non ! Même
quand on dit cela il n en reste pas moins que dans toute une partie
de la Grèce c’était fort mal vu, que dans une toute autre partie de la
Grèce, c’est Pausanias qui le souligne dans le Banquet – c’était très
bien vu, et comme c’était la partie totalitaire de la Grèce, les
Béotiens, les Spartiates qui faisaient partie des totalitaires (tout ce
qui n’est pas interdit est obligatoire) non seulement c’était très bien
vu, mais c’était le service commandé. Il ne s’agissait pas de s’y
soustraire. Et Pausanias dit : il y a des gens qui sont beaucoup
mieux. Chez nous, les Athéniens, c’est bien vu mais c’est défendu
tout de même, et naturellement ça renforce le prix de la chose. Voilà
à peu près ce que nous dit Pausanias.
Tout ceci, bien sûr, dans le fond, n’est pas pour nous apprendre
grand chose, sinon que c’était plus vraisemblable à une seule
condition, que nous comprenions à peu près à quoi ça correspond.
Pour s’en faire une idée, il faut se référer à ce que j’ai dit l’année
dernière de l’amour courtois. C’est pas la même chose bien sûr, mais
ça occupe dans la société une fonction analogue. Je veux dire que
c’est bien évidemment de l’ordre et de la fonction de la sublimation,
au sens où j’ai essayé l’année dernière d’apporter sur ce sujet une
légère rectification dans vos esprits sur ce qu’il en est réellement de
la fonction de la sublimation.
Disons qu’il ne s’agit là de rien que nous ne puissions mettre sous
le registre d’une espèce de régression à l’échelle collective. Je veux
dire que ce quelque chose que la doctrine analytique nous indique
être le support du lien social comme tel, de la fraternité entre
hommes, l’homosexualité l’attache à cette neutralisation du lien. Ce
n’est pas de cela dont il s’agit. Il ne s’agit pas d’une dissolution de ce
lien social, d’un retour à la forme innée, c’est bien évidemment autre
chose. C’est un fait de culture et aussi bien il est clair que c’est dans
les milieux des maîtres de la Grèce, au milieu des gens d’une
certaine classe, au niveau où règne et où s’élabore la culture, que cet
amour est mis en pratique. Il est évidemment le grand centre
d’élaboration des relations inter-humaines.
Je vous rappelle sous une autre forme, le quelque chose que j’avais
déjà indiqué lors de la fin d’un séminaire précédent, le schéma du
rapport de la perversion avec la culture en tant qu’elle se distingue
de la société15. Si la société entraîne par son effet de censure une
forme de désagrégation qui s’appelle la névrose, c’est dans un sens
contraire d’élaboration, de construction, de sublimation – disons le
mot – que peut se concevoir la perversion quand elle est produit de
la culture. Et si vous voulez le cercle se ferme : la perversion
apportant des éléments qui travaillent la société, la névrose
favorisant la création de nouveaux éléments de culture. Cela
n’empêche pas, toute sublimation qu’elle soit, que l’amour grec ne
reste une perversion. Nul point de vue, culturaliste n’a ici à se faire
valoir. Il n’y a pas à nous dire que sous prétexte que c’était une
perversion reçue, approuvée, voire fêtée l’homosexualité n’en reste
pas moins ce que c’était : une perversion. Que vouloir nous dire pour
arranger les choses que si, nous, nous soignons l’homosexualité,
c’est que de notre temps l’homosexualité c’est tout à fait autre
chose, ce n’est plus à la page, et qu’au temps des grecs par contre
elle a joué sa fonction culturelle et comme telle est digne de tous nos
égards, c’est vraiment éluder ce qui est à proprement parler le
problème. La seule chose qui différencie l’homosexualité
contemporaine à laquelle nous avons affaire et la perversion
grecque, mon dieu, je crois qu’on ne peut guère la trouver dans
autre chose que dans la qualité des objets. Ici, les lycéens sont
acnéiques et crétinisés par l’éducation qu’ils reçoivent et ces
conditions sont peu favorables à ce que ce soit eux qui soient l’objet
des hommages ; il semble [sans qu’on] qu’on soit obligé d’aller chercher
les objets dans les coins latéraux, le ruisseau, c’est toute la
différence. Mais la structure, elle, n’est en rien à distinguer.
15
H o m o s e x u a l it é
N év ro s e s C u lt u r e
G r e cq u e
S o cié t é P e rv e rs io n A m o u r co u r t o i s
S ad e
Bien entendu ceci fait scandale, vue l’éminente dignité dont nous
avons revêtu le message grec. Et alors il y a de bons propos dont on
s’entoure à cet usage, c’est à savoir qu’on nous dit : quand même ne
croyez pas pour autant que les femmes ne reçussent pas les
hommages qui convenaient. Ainsi Socrate, n’oubliez pas, justement
dans le Banquet, où, je vous l’ai dit, il dit très peu de choses en son
nom – mais c’est énorme ce qu’il parle – seulement il fait parler à sa
place une femme : Diotime. N’y voyez-vous pas le témoignage que le
suprême hommage revient, même dans la bouche de Socrate, à la
femme ? Voilà tout au moins ce que les bonnes âmes ne manquent
jamais à ce détour de nous faire valoir ; et ceci ajouté, vous savez de
temps en temps il allait rendre visite à Laïs, à Aspasie – tout ce qu’on
peut ramener des ragots des historiens – à Théodota qui était la
maîtresse d’Alcibiade. Et sur Xanthippe, la fameuse, dont je vous
parlais l’autre jour, elle était là le jour de sa mort vous savez, et
même qu’elle poussait des cris à assourdir le monde. Il n’y a qu’un
malheur… cela nous est attesté dans le Phédon, de toute façon,
Socrate invite qu’on la couche promptement, qu’on la fasse sortir au
plus vite et qu’on puisse parler tranquille, on n’a plus que quelques
heures.
Nous avons là en tout cas une des clefs de la question et qui n’est
pas faite pour étonner tellement les psychanalystes.
Tout ceci paraîtra peut-être un bien long détour pour excuser que
dans notre entreprise (qui est d’analyser un texte dont l’objet est de
savoir ce que c’est que d’être savant en amour) nous prenions
quelque chose évidemment, nous prenions ce que nous savons, qu’il
relève16 du temps de l’amour grec, cet amour si je puis dire de
l’école, je veux dire des écoliers. Eh bien, c’est pour des raisons
techniques de simplification, d’exemple, de modèle qui permet de
voir une articulation autrement toujours élidée dans ce qu’il y a de
trop compliqué dans l’amour avec les femmes, c’est à cause de cela
que cet amour de l’école peut bien nous servir, peut légitimement
servir à tous (pour notre objet) d’école de l’amour.
16
Variante :ce que nous avons qui relève…
jours illustré par ces rayons dansants qui viennent sur l’écran
manifester tous nos sentiments à l’état d’ombres.
17
Variante spires.
et donc avec les limitations que ceci comporte, vous verrez articulé
de la façon la plus claire ce quelque chose qui vient rencontrer le
sommet de notre expérience ; ce que j’ai essayé tout au long de ces
années de dérouler devant vous sous la double rubrique, la première
année de la relation d’objet, l’année qui l’a suivie, du Désir et de son
interprétation… vous verrez apparaître clairement et dans les
formules qui sont proprement celles auxquelles nous avons abouti :
l’amant comme sujet du désir (et tenant compte de ce que ça veut
dire dans tout son poids pour nous le désir) l’erômenos, l’aimé,
comme celui qui dans ce couple est le seul à avoir quelque chose.