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Mort de
la famille
Traduit de l'anglais
par Ferial Drosso-Bellivier
Éditions du Seuil
Titre original : T h e Death of the Family
© David Cooper, 1971.
© Edifions du Seuil, pour la traduction française, 1972.
l^a loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une
utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou par-
tielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur
ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée
par les articles 425 et suivants du Code pénal.
Mort de la famille
Eknoi'a C-métanoi'a
Le "monde extérieur"
Les "autres" pris dans le même schéma
Le Moi. , Le Moi
La Personne
96 Mort de la famille
Voici ce qui se passe : nous nous emparons d'un lambeau
du néant de notre futur et nous le transformons en un but
quasi concret, posé sur la trajectoire de notre vie. Il
obscurcit notre vision parce que nous cherchons déses-
pérément à le voir. Nous vivons alors pour cette fin trom-
peuse que nous avons réifiée et hypostasiée et, dans la
mesure où nous en vivons, nous en mourons. Toute action
dont le sens nous est extérieur nous tue. Peut-être devrions-
nous poser maintenant que la signification n'est rien d'autre
que le néant du point géométrique où nous sommes en
ce moment et que traverse la trajectoire de notre vie. D
se peut que Dieu ait assez de problèmes pour ne pas
s'occuper des nôtres, surtout de ceux le concernant, comme
une sorte de banquier, garant des buts de nos vies. Si nous
étions assez compatissants, nous devrions savoir que son
plus grand problème est de ne pas être Dieu. La trajec-
toire n'est peut-être que la courbe du caillou que nous
avons jeté dans le monde qui est nous ; nous ne sommes
certainement pas aussi solides que le caillou que nous
essayons d'être, mais on peut concevoir que nous sommes
l'acte de le jeter et certainement un moment de sa chute.
Déplaçons un peu la métaphore : nous sommes peut-être
l'endroit qui n'existe plus, d'où venait la marée de Hokusai.
< Nous » lançons un caillou dans la mare qui est
« nous ». Il tombe au fond. Nous sommes « cette chute
au fond » et nous sommes les rides (les vagues de la
marée, tsunamis) qui se forment depuis le point de contact
du caillou avec la surface de l'eau qui n'est plus là puisque
le caillou l'a abandonnée pour un endroit où nous ne
sommes pas non plus (le fond de nous-mêmes). Une vraie
phénoménologie des sciences physiques doit traiter de
l'apparition de l'action et de la disparition des objets. Une
vraie phénoménologie de l'être se fonde sur la conscience
de sa non-apparition, conscience issue d'une expérience
L'autre rive de la thérapie 97
critique de l'absence. Autrement dit, le moi est toujours
le lieu d'où nous venons et celui où nous allons, mais
l'apparition de notre venue est la disparition de ce lieu
qui est toujours laissé sans existence dans le passé, dans
le futur et évidemment dans le présent
La prise de conscience de la non-substantialité du moi
est à la base de ce qui est, probablement, l'expérience la
plus radicale et la plus modifiante de toute la thérapie :
l'essentielle ironie qui est au centre des situations les plus
difficiles que nous pouvons traverser. Cette ironie peut
être définie à deux niveaux : il y a, premièrement, une
reconnaissance totale et douloureuse du « problème » ;
en second lieu, ce qui importe, c'est seulement cette cons-
cience de la problématique, et non l'immatérialité du moi
qui se lamente sur tous les problèmes. Le problème doit
être vu, cette vision est indissolublement liée au regard
qui traverse le moi. Et nous rions, nous rions avec celui
qui voit à travers nous et qui voit que nous regardons
à travers notre propre moi. La douleur demeure, mais elle
peut, sans perdre sa valeur en tant que douleur, devenir
l'objet d'une joyeuse partie de ballon. Les plaisanteries
que la conscience lance au travers d'une réalité à la fois
explosive et implosive repose sur une reconnaissance
concomitante de l'absurdité de la notion d'un moi affligé
par la douleur/On peut, évidemment, être douloureuse-
ment affecté par quelqu'un, mais c'est là, du moins, une
situation franche et en un certain sens cela ne pose pas
de problèmes : on sait où on en est} La problématique
plus mystifiante et plus difficile à laquelle je fais ici allu-
sion est liée à l'idée de quelqu'un se désolant lui-même à
cause du problème. Si les êtres « relatifs » sont ceux qui
soumettent leur propre regard à celui que les autres posent
sur eux, les êtres « relations » donnent la priorité à une
fausse altérité en eux, au détriment de leur véritable iden-
98 Mort de la famille
tits. Nous réfléchissons sur nous-mêmes, de sorte qu'il y a
le moi réfléchissant et le moi sur lequel le moi réflé-
chissant réfléchit ; de plus, on peut réfléchir sur le moi
réfléchissant et d'une façon réfléchie décider de l'éliminer
et, simultanément, annuler la décision en tant que telle.
L'effet final de ce revirement assez commun est d'engen-
drer un moi unique et illusoire, espèce d'objet ballotté
en tous sens dans un jeu totalement passif et triste. A
travers une ironique reconnaissance, on peut se demander
quel est le moi qui est affecté par cette problématique et
qui s'affecte lui-même de cette façon, et quelle est la
différence entre ces deux « moi ». Si nous posons cette
question de la seule façon possible : dans un esprit para-
doxal, en nous aimant nous-mêmes et avec une absurdité
amusée, nous la masquons de ce fait même ; c'est la libé-
ration ironique dans.la véritable unité intérieure.
En somme, nous devons apprendre à jouer avec la
peine. Sinon, nous répétons indéfiniment avec nous-mêmes
et les autres des jeux fastidieux. La thérapie consiste à ne
pas jouer à ces jeux et à s'abstenir de poser des questions
qui sont toujours autant de mensonges.
La douleur n'est pas dévaluée par cette ironique mani-
pulation. La joie est amenée à une espèce de conjonction
astrale avec la douleur. Dans la vie d'un individu, l'ironie
est le sentiment le plus révolutionnaire.
Inutile de dire que chaque enfant sait tout cela. Chaque
enfant s'aime assez pour jouer avec sa peine jusqu'à ce
que nous lui apprenions nos propres jeux. Si nous nous
penchons sur le berceau de cette révolution permanente
qui attend notre époque, nous nous apercevrons que notre
marche est une berceuse. Mais c'est une chanson que nous
devons écouter avant de commencer à la chanter. Le fait
de tomber est aussi désastreux quand on tombe de sommeil
que lorsqu'on tombe amoureux. La chute est contre-révolu-
L'autre rive de la thérapie 99
tionnaire au plein sens du mot. Nous devons dormir, nous
réveiller, aimer. Nous sombrons ainsi en divers états
d'intoxication qui, par certains côtés du moins, se rappro-
chent de l'amour et nous meurtrissent, à moins que nous
n'ayons la chance d'être aimés pour ces états mêmes. Mais,
à un moment donné, la séparation qui ouvre au monde le
couple monogame devient nécessaire. Toute monogamie
est une monogamie simulée. Un acte sincère pourrait à la
fois supprimer la duperie et susciter, d'une façon que
j'appellerais révolutionnaire, la naissance de l'Amour et
celle de la bombe, mais pas leur bombe.
Révolution de l'amour
et de la folie
(Analyse réijuctive)
Un-verbal'
Je trouve excellentes les très récentes habitudes de se
toucher et de se tenir, d'étreindre et d'embrasser n'importe
qui à chaque rencontre et non pas seulement au cours
de réunions sociales. Elles me semblent néanmoins être
des manœuvres essentiellement désexualisantes et anti-éro-
tiques. Une certaine chaleur est introduite, mais les plaques
réfrigérantes sont tournées vers le fond pour atténuer la
Révolution de l'amour et de la folie 121
chaleur et en diminuer l'intensité. Si nous voulons mener
à bien la réalité transsexuelle de l'orgasme, qui retient dialec-
tiquement la sexualité à l'actuel nouveau niveau de syn-
thèse, nous devrais tout le temps être ouverts à la nou-
veauté.
L'une de ces nouveautés est la « thérapie du lit », qui
a lieu évidemment en dehors du domaine professionnel
fermé. Deux personnes bloquées dans l'abstinence sexuelle,
univoque ou réciproque, sont en contact avec une personne
qui a assez de discipline pour ne pas intervenir dans leurs
relations, mais qui, par ses liens avec eux et par l'affection
profonde qu'elle leur témoigne à tous deux, peut déter-
miner leur propre attachement mutuel ; elle les laisse alors
élaborer le renouvellement sexuel des liens qu'ils viennent
de nouer. L'un d'eux pourra, par la suite, rendre le même
service à la personne qui les a aidés.
De multiples relations sexuelles accompagnées d'une
discipline accrue pourraient suivre, selon les besoins sexuels
de certaines personnes. Elles renforceront cette relation
centrale à deux dont la plupart d'entre nous semblent
encore avoir besoin en ce moment précis de l'Histoire.
Tout cela va très bien pour les subtils intellectuels de la
bourgeoisie du premier monde qui, même s'ils ne sont
pas dirigés par un chef charismatique, auront leurs « petits
problèmes » ; mais les rapports entre hommes et femmes
de la classe moyenne et de la classe ouvrière nécessitent
une activité révolutionnaire de grande envergure (la classe
supérieure, elle, est totalement et définitivement consacrée
à la non-sexuaiité). C'est là qu'intervient l'emploi intensif
de grèves, de bombes, de mitraillettes. Nous devons user
de ces moyens avec pitié, mais aussi avec un sens des réa-
lités parfaitement objectif et qui n'échappera pas aux agents
de la bourgeoisie. Nous ne pouvons en effet éprouver à leur
égard qu'une sollicitude assez lointaine.
122 Mort de la famille
Après toutes les analyses personnelles, on se rend compte
que le travail institutionnalisé, la toxicomanie, l'alcoolisme
ne sont, finalement, qu'une sorte d'effort subtilement
endoctriné pour contenir une joie extatique qui ne peut
« épouser » les bombes, mais risquerait d'avoir avec
elles une union parfaitement libre. Nous n'avons qu'une
chose à faire avec le premier monde, c'est de l'arrêter,
arrêter ce monde qui détruit le tiers monde et qui contracte
une union paranoïde, suspecte et illicite, avec le deuxième
monde. Nous devons paralyser le fonctionnement de chaque
famille, de chaque école, de chaque université, de chaque
musée, de chaque firme, de chaque office de télévision,
de chaque industrie du cinéma ; et cela fait, inventer des
structures mobiles, sans hiérarchies, qui distribueraient au
monde entier les richesses accumulées. Ces structures
deviendront rigides en leur temps, parce que nous avons
peur de notre propre liberté, mais si nous observons le
principe de la révolution permanente — rejet des structures
sociales qui, au bout d'un certain temps, inventent incons-
ciemment leur propre mort et puis prétendent à une certaine
survie — nous trouverons non seulement le moyen de
survivre, mais aussi celui de ne jamais retomber dans
l'ancien schéma du monde, ce qui est le seul sens que
l'on puisse donner au mot « régression » à ce stade
de l'histoire. B se peut que les seules vraies relations
soient celles qui rappellent la séparation de l'enfant et
de la mère qui crie. A partir de là, deux personnes se
retrouvent. A partir de là vient la révolution. Il arrive
que l'on se rapproche davantage de la vraie symbiose
quand on est séparé de l'autre par dix mille kilomètres.
Et puis, si quelqu'un sait qu'il est immergé dans cette
symbiose, intérieurement il en sort et pleure ses propres
larmes dans sa propre solitude non partagée. Nos chers
bons amis peuvent essayer de nous aider, mais c'est leur
Révolution de l'amour et de la folie 123
cri dans le désert. Les autres, du moins, ne peuvent jamais
prendre cette solitude pour leur territoire. Nous traversons
la topographie de notre moi intérieur qui, comme nous
l'avons vu, est une abstraction conduisant à ce néant qui
n'est au-delà que dans la mesure où il était antérieur à
ce moi dont nous parlons presque sans humour.
La piincipale réalité que je peux percevoir dans ce que
les gens considèrent comme un orgasme se rapporte à une
entrée non possessive dans l'orgasme de l'autre. Ce que nous
devenons est ce que nous sommes, et qui est.
Les deux ou trois mille personnes avec lesquelles j'ai
parlé durant ces dix dernières années me semblent ne pas
avoir une expérience articulée qui se rapprocherait de
ce que je considère comme une expérience orgasmique.
L'orgasme est l'expérience totale de la transsexualité. Le
baiseur est baisé quand il baise. En faisant l'amour, il
endosse les deux sexes et tous les âges. Il devient un enfant
bienheureux et en même temps un vieux sage bisexué.
Par-dessus tout, il expulse hors de lui, dans un acte
massif d'évacuation, toute la constellation familiale intério-
risée. -fcaire l'amour, c'est alors transcender l'absence
d'amour sexuel des parents et l'absence d'amour des
familles.j
Dans'le contexte du premier monde, nous avons besoin
d'une révolution de l'amour qui ré-invente notre sexualité,
d'une révolution de la folie qui ré-invente nos moi et
d'une Révolution qui paralyse plus directement les opéra-
tions de 1' < Etat ». Dans le premier monde, notre devoir
révolutionnaire est très simple. Nous n'avons, je l'ai déjà
dit, qu'à l'arrêter ; à nous amuser et à trouver en nous-
mêmes, dans ce processus, une joie de dépossédés.
Tout ce que nous avons à faire par rapport au premier
système de besoins auquel je me suis référé, c'est de créer
les conditions qui rendent possibles des relations amou-
124 Mort de la famille
reuses non compétitives. Tous les dards et tous les cons
se ressemblent, ^sauf " clans le détail de l'expérience, ce
qui est aussi très important. La démarche personnelle
qui consiste à comparer les expériences sexuelles n'a pas
sa place ici. Nous n'avons qu'une chose à faire : expéri-
menter le plus pleinement possible un amour extatique
dans la pleine séparation.
Mort et révolution
Habits de deuil
Pourquoi suis-je en habits de deuil ?
Je pleure les familles que j'ai eues
Et le fou que je n'ai jamais été
Mais maintenant permettez-moi d'être en deuil
Pour la perte de l'amour de par le monde
Pour les destins respectifs de mes parents
Pour l'amour le plus total dont j'ai connu
Par moi la destruction.
Avant tout je pleure
Ma propre mort
Qui est précisément celle que je vis avec courage
Je pleure la mort de
L'amour de par le monde
Et l'amour et la mort unis
Je pleure cette absence de distinction
Mais aussi l'excès de distinction
Je pleure sur mon incapacité
A réduire toutes les différences de la terre
Et à réduire le cosmos à une seule et même activité
Je pleure sur la distance apparente
Des étoiles et des galaxies parce que je ne peux les trouver
Toutes en un même endroit qui serait mon cœur
126 Mort de la famille
Qui est le cœur du monde
Je pleure le tait que les années-lumières entre nous et
Andromède soient un mythe auquel les gens croient
Andromède est en nous et nous en elle.
Je pleure la rareté de la vraie
violence qui libère par l'assassinat
de la mort — une violence qui plante amoureusement
une bombe
au cœur de la mort.
Mais avant tout je pleure ma propre mort
Mais c'est encore un mensonge
Peut-être que je pleure seulement
Peut-être que seulement
Peut-être que je peux être un être qui peut être
Mais peut-être que je pleure seulement.
Mort de la famille 5
Topographie de l'amour 30
Les deux faces de la révolution 45
Fin de l'éducation : ce n'est qu'un début 66
Affamez vos porcs 82
L'autre rive de la thérapie 90
Révolution de l'amour et de la folie 100
Mort et révolution 125
Mes dernières volontés : mon testament 146
Dons gnomiques 153
Joyeux pré-anniversaire 154
Dédicace 157