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David Cooper

Mort de
la famille
Traduit de l'anglais
par Ferial Drosso-Bellivier

Éditions du Seuil
Titre original : T h e Death of the Family
© David Cooper, 1971.
© Edifions du Seuil, pour la traduction française, 1972.

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tielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur
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par les articles 425 et suivants du Code pénal.
Mort de la famille

Dans cette critique de la famille, on se référera prin-


cipalement au noyau familial des sociétés capitalistes
contemporaines. Cependant, une analyse plus générale et
la plupart de mes affirmations porteront sur le fonctionne-
ment social de la famille en tant qu'elle est un instrument
de conditionnement idéologique (I refus d'un vocabulaire
e

humaniste est ici intentionnel et nécessaire) dans toutes


les sociétés fondées sur l'exploitation : société esclavagiste,
société féodale, société capitaliste depuis son stade le plus
primitif au siècle dernier jusqu'aux sociétés néo-colonialistes
de l'actuel premier monde . Cette analyse s'applique
1

également à la classe ouvrière du premier monde, aux


sociétés du deuxième monde ainsi qu'aux pays du tiers
monde, dans la mesure où ces derniers ont acquis par
endoctrinement une illusoire conscience qui est, comme
nous le verrons, le produit du pacte-suicide secret dont 2

la cellule familiale bourgeoise est responsable. Cette cellule,


qui s'intitule elle-même < famille heureuse », est celle de
1. D. Cooper se réfère ici au monde dit libre ; de même, lors-
qu'il parle du deuxième monde, il s'agit des pays du bloc socia-
liste (N.d.T.).
2. Il s'agit, comme la suite du livre l'éclairé, de la mort de la
personnalité qui résulte toujours de certains aspects de îa vie
familiale (N.d.T.).
6 Mort de la famille
la famille qui prie ensemble et demeure ensemble à travers
la maladie et la santé, jusqu'à notre mort, notre séparation
ou notre libération dans la triste concision des épitaphes
des pierres tombales chrétiennes : pierres érigées, à défaut
de toute autre érection, par ceux qui nous pleurent de si
étrange façon, en se souvenant d'autant plus intensément
de nous qu'ils vont plus vite à nous oublier. Ce faux deuil
est d'autant plus normal et poétique qu'une affliction véri-
table est impossible si les personnes qui se pleurent ne se
sont jamais rencontrées. Le noyau familial bourgeois, pour
parler ici le langage de ses agents — sociologues univer-
sitaires et politicologues —, est devenu aujourd'hui le
meilleur moyen de ne pas se rencontrer et, par conséquent,
la négation même du deuil, de la mort, de la naissance
et de l'expérience qui précède la naissance et la concep-
tion.
Pourquoi ne tombons-nous pas dans le piège confor-
table de la famille s'hypostasiant elle-même en la Famille,
et, de l'intérieur même du système, n'explorons-nous pas
ensuite les différents mécanismes par lesquels la structure
interne de la famille bloque les rencontres entre les êtres
et exige de chacun de nous l'offrande sacrificielle qui
n'apaise rien ni personne, si ce n'est cette abstraction
hautement agissante : la Famille ? Faute de dieux, nous
avons; dû inventer de puissantes abstractions et aucune
d'elles n'est aussi fortement destructrice que la famille.
Le pouvoir de la famille réside dans sa fonction de
rouage ' social. Elle renforce le pouvoir réel de la classe
dominante dans toutes les sociétés fondées sur l'exploi-
tation, en tirant de chaque institution un paradigme émi-
nemment contrôlable. Ainsi trouvons-nous l'organisation
familiale reproduite dans les structures sociales de l'usine,
du syndicat, de l'école primaire et secondaire, de l'Univer-
sité, des grandes firmes, de l'Eglise, des partis politiques
7 Mort de la famille
et de l'appareil d'Etat, de l'Armée, des hôpitaux, y compris
des hôpitaux psychiatriques, etc. Il y a toujours des
« pères » et des « mères » bons ou mauvais, aimés ou
détestés, des < frères » et « sœurs > plus âgés ou plus
jeunes, des « grands-parents » défunts ou insidieusement
répressifs. Freud a découvert que nous transférons sur
les différents membres de notre famille d'élection (notre
propre femme et nos enfants), ainsi que sur nos collègues,
des lambeaux de l'expérience première acquise dans notre
famille d'origine. Puis, sur cette base de non-réalité, dérivée
d'une première absence de réalité, nous parlons des « gens
que nous connaissons » comme si nous avions la moindre
chance de connaître la personne qui connaît les gens
que la personne suppose elle-même connaître. En d'au-
tres termes, la famille, telle que la société la métamorphose,
rend anonymes les gens qui travaillent et vivent ensemble
dans n'importe quelle institution ; elle les sérialise et les
parque dans un groupe indifférencié, mais apparemment
amical, au sein duquel chaque < véritable personne »
coopère avec une autre « véritable personne ». Cette exclu-
sion de la réalité de la personne par l'intériorisation des
fantasmes hérités du passé familial est aussi très bien mise en
évidence par le problème le plus fondamental de la psycho-
thérapie, celui de la dépopulation progressive de la pièce.
Au début de la cure, la pièce peut contenir des centaines
de personnes, principalement les membres de la famille,
sur plusieurs générations, mais aussi d'autres personnes
déterminantes. Une partie de la foule est nécessairement
composée des autres, intériorisés par le soignant ; mais,
pour garantir le succès de la thérapie, le praticien doit
être assez familier avec les machinations de sa propre
famille et les avoir maîtrisées. H sera peu à peu amené,
au cours de la cure, à repérer tous les membres de cette
vaste famille et de ses ramifications, à leur demander
8 Mort de la famille
au moment opportun de < quitter la pièce > jusqu'à
ce que deux personnes restent, deux personnes libres de
se voir ou de se quitter. L'aboutissement idéal de la cure
est alors la complète disparition de la dualité soignant-
soigné , stade illusoire d'absence de relations, par lequel
1

la cure est forcée de commencer et qui dérive du système


familial binaire de l'éducateur et de l'éduqué. Quand les
parents accepteront-ils d'être élevés par leurs propres
enfants ?
H est vain de parler de la mort de Dieu ou de la mort
de l'Homme, parodiant ainsi le sérieux projet de certains
théologiens contemporains et des structuralistes, tant que
l'on n'a pas complètement considéré la mort de la famille,
système qui, par sa fonction sociale, est condamné à
filtrer la plus grande partie de notre expérience et à
retirer ensuite à nos actes toute réelle et généreuse spon-
tanéité.
Avant toute interrogation cosmique sur la nature de
Dieu ou de l'Homme, surgissent en chacun de nous
d'autres questions beaucoup plus concrètes et personnelles :
d'où est-ce que je viens ? d'où m'ont-ils pris ? à qui
suis-je ? (on se pose cette question avant même de pouvoir
se demander : qui suis-je ?) Puis viennent d'autres questions
moins souvent exprimées mais vaguement formulées, telles
que : que se passait-il entre mes parents avant et pendant ma
naissance ? (En d'autres termes, est-ce que je proviens
d'un coït orgasmique, ou bien qu'est-ce que mes parents
pouvaient bien penser qu'ils faisaient ensemble ?) Où étais-
je avant qu'un de ses spermatozoïdes ne rencontre un
1. Il n'y a pas en français d'équivalent au mot anglais analysand.
Le seul terme s'appliquant à celui qui subit la cure est analysé.
L'analysé subit vraiment (D.C.). (N.B. Depuis 1967, le terme
analysand a été introduit, dans le même sens, par Jacques Lacan.
Cf. : Scilicet 1. N.d.T.)
9 Mort de la famille
de ses ovules ? Où étais-je avant d'être moi ? Où étais-je
avant de pouvoir poser cette question 7 Où étais-je avant
d'être ce moi-là ?
Avec un peu de veine, nous sommes tous exceptionnels
(et il en est plus parmi nous qui le sont qu'on ne le croit
en général, il suffit pour s'en convaincre de se souvenir
d'une ou deux situations critiques qui témoignent de notre
caractère unique). Par exemple, quelqu'un m'a raconté
qu'à sa naissance la sage-femme avait dit à sa mère :
< Celle-ci est déjà venue ici. > Plus banalement, on dit
à certaines personnes que ceux qu'elles prennent pour
leurs parents ne le sont pas vraiment : « H y a eu une
erreur à la maternité, on vous a mis une mauvaise éti-
quette. » Cela peut aller, selon les informations récentes,
jusqu'à impliquer que certains enfants proviennent d'autres
espèces, qu'ils sont évidemment non humains, voire même
extra-terrestres et monstrueux. Certaines personnes, toute-
fois, peuvent être à ce point dépourvues de curiosité
qu'elles intériorisent toute une série de questions sans
réponse, en une mystification intérieure sur leur fonda-
mentale identité : qui suis-je ? où en suis-je ? où suis-je ?
La famille, en se terrorisant et en terrorisant, est habile
à convaincre de l'inutilité d'entretenir le doute sur ces
problèmes. Ne pouvant supporter de douter d'elle-même
ni de ses capacités d'engendrer santé mentale et attitudes
convenables, elle supprime en chacun de ses membres
la possibilité de douter.
Or, chacun de nous, tous autant que nous sommes,
en est membre.
Chacun de nous, envers et contre sa bonne éducation,
peut avoir à redécouvrir la possibilité de douter de ses
origines.
Je suis encore quelque peu incrédule quand je rencontre
des personnes adoptées, ou certaines dont un des parents
10 Mort de la famille
a quitté le domicile familial et n'y est jamais revenu, et
qui se privent tellement de leur doute et de leur curio-
sité qu'elles n'ont jamais tenté de retrouver le ou les
parents disparus, non pas tant pour avoir avec eux des
relations que pour se confronter avec le fait et la nature
de leur existence. Egalement troublante est la rareté des
rêveries brodées sur le < roman familial » et sur une
famille idéale et étrange à laquelle chacun peut imaginer
appartenir, famille qui ne projetterait pas ses problèmes
sur l'individu mais deviendrait pour cet individu le véhicule
imaginaire de la projection de sa propre existence.
En bref, nous devrions vouloir et arriver à résumer tout
le passé de notre famille, accomplissant ainsi notre libéra-
tion par rapport à elle, libération plus efficace sur le plan
personnel qu'une simple rupture agressive ou qu'une bru-
tale séparation géographique. Si l'on suit cette première
voie — et cela se passe toujours à travers des relations
qui ne sont pas forcément des relations thérapeutiques
au sens formel du terme —, on peut arriver à la rare
situation d'aimer vraiment et librement ses parents, au
lieu d'être emprisonné dans un amour étouffant et ambigu
qui, bien sûr, lèse autant les parents que les enfants.
Ne doutant plus, nous en viendrons à douter de notre
existence même, nous perdrons notre propre vision des
choses, nous en arriverons à ne plus nous voir que dans
le regard des autres, ces autres (tous tourmentés, sans
jamais l'avouer, par la même difficulté) que nous sécurisons
et qui nous imaginent en pleine sécurité. En fait, nous
sommes victimes d'une sécurité illusoire qui élude le doute
et qui, par conséquent, détruit dans la vie ce qui nous
donne le sentiment de la vie elle-même. Le doute, simul-
tanément, gèle et fait bouillir la moelle de nos os, les
fait trembler à l'infini comme des dés jamais lancés,
joue dans nos artères une violente et secrète musique
11 Mort de la famille
d'orgue, gronde de façon inquiétante et affectueuse dans
nos bronches, notre vessie et nos intestins. Le doute,
c'est encore la contraction phallique et la détente, c'est
l'invitation et le refus dans chaque mouvement vaginal.
En d'autres termes, le doute est réel s'il nous permet
de revenir à cette réalité. Mais, pour ce faire, nous
devons éliminer les fausses routes que sont l'athlétisme
et le yoga ; ce sont des rituels qui ne font que renforcer
le complot familial qui tend à faire croire qu'on peut
réaliser son corps selon un emploi du temps et en dehors
de véritables relations. Cet « emploi du temps » évoque
le dressage que nous avons subi au cours de notre deuxième
année pour apprendre à être propres, il rappelle ces premiers
mois de notre vie où < nous nous retenions », mais nous
fait oublier l'équilibre possible entre la rétention et
l'évacuation de nos excréments.
La mort du doute et la mort du corps tirent leur origine
des besoins grégaires développés au premier chef par la
famille. Une des premières leçons que nous acquérons
dans le cours du conditionnement familial est qu'en ce bas
monde nous ne pouvons nous suffire à nous-mêmes. On
nous enseigne avec force détails à nous déposséder de
nous-mêmes et à vivre tellement agglutinés les uns aux
autres que nous nous collons des lambeaux de la per-
sonnalité d'autrui jusqu'à ne plus distinguer ce qui, dans
notre personnalité, nous appartient de ce qui appartient
aux autres. Telle est l'aliénation : soumission passive à
l'invasion des autres qui ne sont, à l'origine, que les
membres de la famille. Ne nous méprenons pas sur cette
passivité : c'est par un libre choix que nous nous soumet-
tons à ce genre d'invasion.
Toutes les métaphores développées dans la « paranoïa »
sont une protestation poétique contre cette invasion. La
poésie, quelle que soit sa qualité, n'est jamais appréciée
12 Mort de la famille
par la société ; et si le poète parle trop fort, il finit en
traitement psychiatrique. L'institution psychiatrique est,
après l'école et la prison, le troisième moyen de défense
dont dispose la famille contre l'autonomie des individus,
sans compter, bien sûr, les nombreuses institutions propres
à les rejeter.
H me semble que, de nos jours, la paranoïa, du moins
Hans le premier monde, est une nécessaire tentative de
libération et d'accomplissement total.
Tout le problème est d'être assez discret pour ne pas
être assassiné par la société, ou socialement récupéré,
sous des dehors plus doux et plus civilisés, par la longue
analyse de notre délire de persécution. Le problème n'est
pas de < résoudre > ce délire, mais de l'utiliser lucide-
ment à la destruction d'un état de fait — objectivement
persécuteur — dans lequel nous sommes enferrés avant
même notre naissance.
Le thérapeute, dans son travail, peut avoir beaucoup
plus souvent à confirmer des peurs paranoïdes qu'à les
nier ou à les modifier dans un sens quelconque. Cela,
en effet, reviendrait pour le thérapeute à projeter sa propre
paranoïa sur les autres, quand il est dans l'incapacité
de les sortir de cette partie du monde réellement persécu-
trice où ils se trouvent immergés sans espoir.
Nous devons, je crois, réévaluer certaines expériences
et certains états catalogués comme morbides, puis, grâce
à une complète < déclinicalisation » de notre appareil
conceptuel, les considérer comme des tactiques plus ou
moins réussies pour acquérir autonomie et cohérence
interne. Dans un ouvrage précédent , j'ai démontré quelle
x

distance infinie, du point de vue de la vérité de la vie,


sépare d'une part la norme — triste destin de la plupart
1. Psychiatrie et Anti-psychiatrie, éd. du Seuil, Paris, 1970.
13 Mort de la famille
d'entre nous — et d'autre part la santé et la folie qui se
rejoignent au pôle opposé.
Le point crucial est ici le rôle que joue la famille en
produisant, à travers la socialisation initiale de l'enfant,
la normalité et les bases du conformisme. Pratiquement,
élever un enfant c'est détruire une personne. De plus,
l'éducation met la personne hors d'elle-même et loin d'elle-
même. En jouant sur l'étymologie grecque, on peut illustrer
cette idée.
AnoFa
Antinoi'a

Eknoi'a C-métanoi'a

L'état eknoïde à gauche du diagramme est l'état normal


du citoyen conditionné et toujours obéissant Dans cet état,
l'homme est étranger à tous les aspects de son expérience,
à toute véritable raison d'agir, étranger aussi à son propre
corps quand il n'est pas objet d'exploration pour les autres ;
il refuse prudemment toute possibilité de changement, si
bien que l'on peut dire, sans crainte d'une métaphore
déplacée, qu'il a perdu la tête.
La plupart des gens, dans le premier monde, se sou-
14 Mort de la famille
mettent à cet assassinat chronique en murmurant seule-
ment quelques plaintes et en oubliant vite leur désaccord.
De cet assassinat, la compensation est manifeste : on peut
devenir riche ou du moins < aisé », diriger une grosse
entreprise ou un Etat, ou même se réjouir de la dévastation
écologique d'énormes surfaces au profit de valeurs admises.
Tout bien pesé, il n'y a rien de mieux que d'avoir perdu
la tête. Rien de pis que la perte subie.
Par une série de métanoïas, l'homme peut se sortir de
l'état eknoïde. On entend par là un changement de sa per-
sonnalité profonde qui atteint son apparence, sa surface
sociales. C'est un véritable chemin de Damas, avec conver-
sion, repentir et, même au deuxième stade de la métanoïa,
des « signes » de dépression et de deuil.
La première métanoïa conduit à une zone < paranoïa-
que », état où l'homme est à côté de lui-même. Si l'eknoïa
est l'état où l'on est hors de soi-même, dans la paranoïa,
du moins, on en est près. Ici, il s'agit de relations de voi-
sinage avec soi-même, qui peuvent devenir affectueuses.
Si l'eknoïa est un état de l'être, accumulation négative
qui résulte du conditionnement social inauguré par la
famille, la paranoïa, elle, est le début d'une existence active,
début d'une vie consacrée à de nouveaux projets. H y a
certainement une confusion entre les fantasmes persécu-
teurs et les réalités persécutrices. Avec les premiers,
l'homme explore la réalité sociale à travers la projection,
d'abord inconsciente puis à moitié consciente, des struc-
tures du passé sur le présent. Si, dans le domaine des
relations les plus significatives, cette recherche est assez
radicale, l'homme commence alors à développer une cons-
cience objective de la réalité persécutrice, laquelle dépasse
sa personne et ses projections, bien qu'elle provienne de.
son expérience familiale primitive, expérience où la pre-
mière année conditionne le délire de persécution.
15 Mort de la famille
La deuxième phase est celle du travail sur soi-même
au sens de travail total, notion qui implique cette autre,
utilisée en psychanalyse, < l'élaboration » (working through).
Elle nous procure un sentiment de cohérence et nous donne
l'impression d'être, en nous-mêmes, distinct, comme une
personne d'une autre personne, détenteur d'une autonomie
qui n'est pas solitude, mais ouverture sur le monde. Ici,
l'homme s'encourage lui-même, il s'octroie un nouveau
coeur non par transplantation, mais par imagination. Dans
l'état d'autosuffisance qui résulte de ces relations avec lui-
même, il relève le défi d'assumer toutes les nouvelles
expériences, de sorte qu'il peut se permettre une généreuse
ouverture sur le monde (le mouvement noïque). A ce
stade, l'homme est prêt à abandonner son égocentrisme
et à rompre les limites de son être fini.
La dernière métanoïa est le passage du moi actif et
autonome au moi-dans-le-monde (transcendance, anoïa),
œuvrant à travers la négation de l'autopréformation dans
un moment d'antinoïa. D n'est plus question ici d'états
de l'être, ni de l'illusoire sérénité qu'ils procurent
H y a, évidemment, place pour des confusions entre
ces états, la plus désastreuse étant la tentative de passer
de l'eknoïa et de la paranoïa à l'anoïa, sans avoir l'autono-
mie requise. L'emploi incontrôlé de drogues psychédéliques
et abortives, les formes alarmantes de ce qui semble
être des < dépressions psychotiques » sont de telles tenta-
tives. Quand cela se produit, les gens se trouvent encore
prisonniers des rets de leur famille, ainsi que de ceux
de l'image familiale qu'ils ont intériorisée, et sont forcé-
ment en quête de répliques familiales non contraignantes.
La famille n'est pas seulement une abstraction, une
fausse existence, une essence, elle existe aussi pour nous
inciter à dépassa tout le conditionnement qu'elle nous
a fait subir. Néanmoins, la voie par laquelle nous pour-
16 Mort de la famille
rions effectuer ce « dépassement > semble toujours blo-
quée. H y a de nombreux tabous dans le système familial,
qui vont beaucoup plus loin que le tabou de l'inceste,
celui de la gourmandise ou celui de la saleté. L'un d'eux
est l'implicite prohibition de l'autonomie. Il semble qu'il
y ait très peu de mères capables de foutre la paix à
leurs enfants et de leur permettre de développer leur
faculté d'être seuls. Elles éprouvent toujours le besoin
d'arrêter les gémissements des autres, ne fût-ce que pour
elles-mêmes. Cela les conduit à violer le temps de l'autre
dans sa tentative pour le sécréter au lieu de l'épargner, de
sorte qu'on impose à l'enfant l'emploi du temps néces-
saire à la mère, qui reflète plus ou moins l'emploi du temps
de la société. L'enfant peut avoir besoin d'expérimenter,
en son propre temps, la frustration, le désespoir et fina-
lement une dépression dans sa totalité.
Mon expérience personnelle m'a enseigné que nous
respectons très peu le temps des autres ou le temps dont
les autres ont besoin dans leur relation avec nous. Une
des principales contributions de Freud à la technique de
la psychanalyse, peut-être la plus importante, est d'avoir
inculqué à l'analyste le respect systématique et discipliné
du développement naturel de l'interaction des différentes
temporalités : pas d'intervention, mais une totale atten-
tion. En ce sens, la situation psychanalytique peut deve-
nir idéalement une sorte d'antifamille dans laquelle on
peut entrer par libre choix et dont on peut sortir lorsqu'on
y a fait ce que l'on avait à y faire.
La situation analytique n'est pas une situation de trans-
fert familial dans laquelle, par un simplisme inconscient,
nous transformerions les autres en fragments de l'ensemble
des impressions acquises au cours de l'expérunce familiale
passée. Cela se fait seulement en passant, bien qu'il s'agisse
d'une voie lactée à traverser. Ce lait-là a déjà débordé
17 Mort de la famille
et il ne sert à rien de pleurer. Ainsi, l'individu traverse
tout cela avec un ébn profond qui pénètre son être de
toutes les suggestions passées de l'être dont cet individu
accepte l'intrusion en lui.
Ce qu'il y a à faire, dans tout cela, c'est découvrir
une souple dialectique entre être-seul et être-avec-les-
autres. C'est cette antithèse que nous devons examiner
plus longuement si nous voulons découvrir comment une
personne, privée de sa vitale solitude durant les premières
années de sa vie, inventera, plus tard et dans l'angoisse,
sa séparation d'avec le monde.
Philippe, un enfant de six ans, vivait avec ses parents
dans un hôtel appartenant à des proches. Toute sa vie il
avait été couvé, n'avait jamais été laissé seul un instant.
Mais, un jour, en jouant dans le jardin, il posa les mains
sur une petite vasque d'un blanc éclatant et regarda l'eau
moussue qui reflétait le ciel. Saisi, il leva les yeux vers le
ciel, le voyant pour la première fois, comme s'il avait
eu besoin de ce reflet dans l'eau pour en percevoir la
réalité. Puis, dans un moment de suffocation qui fut aussi
celui de sa libération, il prit conscience de sa totale contin-
gence et de sa solitude. Il sut qu'à partir de ce moment
il ne pourrait faire appel à personne et que personne
ne pourrait faire appel à lui de façon à infléchir la trajec-
toire de sa vie, vie qu'il savait maintenant avoir choisie,
du moins dans les grandes lignes. Sa mère l'appela pour
dîner. Il rentra, ayant compris pour la première fois qu'il
n'était pas l'enfant de sa mère mais qu'il s'appartenait Le
fait est que Philippe ne pouvait raconter son expérience
à aucun membre de sa famille sous peine que celui-ci
la trahît en la traduisant dans son langage ou en en faisant
un sujet de plaisanterie.
Si nous ne découvrons pas l'autonomie durant la pre-
mière année de notre existence et plus tard, avec des
18 Mort de la famille
moments d'angoisse, dans l'enfance, nous risquons ou bien
de devenir fou vers la fin de notre adolescence ou bien
d'abdiquer et de devenir un citoyen normal, ou bien encore
de nous frayer un laborieux chemin vers la liberté grâce
à des relations ultérieures, qu'elles soient spontanées ou
psychanalytiques. De toute façon, nous devons un jour
quitter la maison. Il se peut que le plus tôt soit le mieux.
Il va donc être question de communicabilité et de l'absence
de réceptivité qui caractérise le système familial. Prenons,
par exemple, une situation banale entre parents et enfants.
L'adulte marche dans la rue en tenant l'enfant par la main.
A un moment donné, il y a une nécessaire rupture de
réciprocité : l'adulte tient la main de l'enfant, mais l'enfant
a cessé de tenir la main de l'adulte. Par un subtil chan-
gement kinesthésique de la pression de la main, l'enfant
de trois ou quatre ans signifie qu'il veut marcher seul dans
la rue, à ce moment précis qu'il a choisi lui-même. Ou bien
le père resserre sa pression ou bien il prend ce qu'il sait
être un grand risque : laisser l'enfant le quitter non quand
il le désire, lui, ou quand la société le suggère, mais au
moment voulu par l'enfant.
Comment apprendre à se mêler de ses propres affaires,
comme le fit le poète japonais Basho ? Dans son journal
de voyâge La Route étroite de l'Extrême-Nord, Basho
raconte que, peu après s'être mis en route, il vit de l'autre
côté d'une rivière un petit enfant abandonné qui pleurait
n aurait pu revenir au village voisin et procurer à l'enfant
une sorte de foyer. Il choisit néanmoins de continuer son
voyage solitaire, parce qu'il l'avait ainsi projeté. La pitié
de Basho s'exprima abondamment en vers, mais son voyage
devait passer d'abord. Il savait qu'il ne pouvait rien pour
l'enfant tant qu'il ne savait quoi faire pour lui-même.
Notre principale tâche, si nous voulons nous libérer
de notre famille en la prenant dans les deux sens (famille
19 Mort de la famille
réelle et image intériorisée de la famille), est de voir à
travers elle. Pour rendre cela phénoménologiquement juste,
on peut avoir recours à la visualisation : imaginons que
quelqu'un regarde à travers une série de voiles, le premier
représentant l'image de sa mère avec unp expression fami-
lière, qui revient spontanément à la mémoire, le deuxième
celle de son père, lui aussi avec une expression connue ;
puis il verrait successivement celles de ses frères et sœurs,
celles de ses grands-parents et de toutes les personnes qui
ont tenu une place dans sa vie. Sur le dernier voile, c'est
sa propre image qu'il verra. Dès lors, tout ce qu'il devra
faire après avoir regardé à travers toute la famille, c'est
sonder, à travers lui-même, un néant qui le ramènera
à lui dans la mesure où ce néant est le néant particulier
de l'être. Après une contemplation suffisante de ce néant,
la terreur qui en découle s'amenuise.
Autrement dit, le sur-moi, l'image intériorisée de nos
parents, les parcelles de leurs corps primitivement aimés
ou haïs, les menaçantes injonctions de vie ou de mort
sonnant à nos oreilles du début à la fin de notre existence,
tout cela doit passer du statut d'abstraction théorique, à
peine intelligible, à celui de réalité phénoménale. Le sur-
moi, abstraction théorique, n'est rien d'autre qu'une série
d'impressions sensorielles et d'images qui doivent, dans
notre conscience, être vues, entendues, goûtées et touchées.
Pour des raisons que nous pourrons examiner plus tard,
je condenserai toutes ces modalités sensorielles dans la
vision, dans les actes de voir et de voir au travers. B
s'agit ici de concrétiser le sur-moi en en dévoilant les
composantes phénoménales, afin de s'en servir comme d'un
bouclier, d'une sonnette d'alarme ou d'une mitraillette,
plutôt que d'être utilisé, voire détruit par lui. Pour y arriver,
les techniques existantes ou à inventer sont extrêmement
nombreuses.
20 Mort de la famille
En dehors des interprétations en cours de thérapie,
on peut recourir à l'histoire et aux mythes et surtout
conjurer nos propres mythologues. Beaucoup d'entre nous,
par exemple, parlent du mythe du Golem. Souvenons-nous
de l'histoire cabalistique originale : les familles juives
fabriquaient des statues d'argile et inscrivaient sur leur
front le mot Emeth (vérité). Ces monstres pouvaient être
employés comme des serviteurs s'acquittant de toutes les
tâches domestiques jusqu'à ce qu'ils deviennent incompé-
tents, désobéissants ou simplement trop grands. A ce
moment, le maître de maison devait se hisser jusqu'au
front du Golem et effacer le premier E de Emeth, ne
laissant subsister ainsi que l'inscription Meth (mourant).
Le monstre mourait alors et ses restes étaient balayés.
II arriva qu'un maître de maison laissa tellement grandir
le Golem qu'il ne put atteindre le front de la turbulente
créature. Il réfléchit un peu et puis, sachant que tous les
Golems — ou sur-moi — sont fort obéissants, il lui
ordonna de se pencher un peu pour ramasser de la pous-
sière. Comme le Golem s'exécutait, il put effacer le E de
Emeth. Mais, ayant oublié la taille de la créature, il fut
étouffé par la masse de boue qui lui tomba dessus. Ce qui
revient à mourir prématurément d'une thrombose coro-
naire, d'un cancer ou d'une balle tirée par la police au
cours d'une manifestation. Dès lors, comment être l'ami
de nos Golems, ce qu'après tout ils désirent probablement ?
Encore un exemple pour illustrer le pouvoir de la famille
dont l'image peut nous poursuivre alors qu'on en est séparé
par plusieurs milliers de kilomètres. Quelqu'un que j'ai
connu essayait désespérément de sortir d'une situation
familiale complexe qui rejaillissait sur toutes ses démarches
professionnelles et sur ses relations avec sa femme et son
enfant Puis, un jour, sa mère lui raconta cette histoire
juive très connue : un jeune homme tomba amoureux d'une
21 Mort de la famille
belle princesse qui habitait une ville voisine. Il voulut
l'épouser, mais elle y mit la condition qu'il lui rapportât
le cœur de sa mère. Il rentra chez lui et, profitant du
sommeil de sa mère, lui découpa le cœur. A moitié satis-
fait seulement, il courut à travers champs vers la princesse.
A un moment donné, il trébucha et tomba. Le cœur
s'échappa de sa poche et, comme le jeune homme était
étendu là, le cœur lui dit : < Tes-tu fait mal, mon fils
chéri ? » En se montrant trop obéissant vis-à-vis de l'image
intériorisée de sa mère dpnt une des formes se projetait
dans la princesse, il en devint l'esclave et ne put jamais
plus se libérer de cet amour immortel et encombrant.
Récemment, un bel enfant de huit ans, considéré comme
schizophrène avec les symptômes de « retrait autis-
tique », fut amené dans mon cabinet par son père et sa
mère. On lisait sur lui : C'est mal de manger les gens.
Il grimaçait, gesticulait et ne pouvait ou plus exactement
ne voulait pas s'asseoir ni prendre part à la discussion.
Sa mère, de toute évidence boulimique, dévorait l'enfant
en se polarisant uniquement sur son « esprit », son
« corps » et son « bien-être ». Elle le protégeait de cama-
rades brutaux, d'un directeur d'école trop sévère et qui le
punissait à tort. Son comportement s'expliquait par la frus-
tration plus que sexuelle à laquelle la soumettait son mari,
professeur dans une université de l'ouest de Londres. H
l'affamait d'ailleurs dans la mesure où lui-même était privé
de toute sorte de contact humain par la bureaucratie univer-
sitaire qui, pour la première fois, au demeurant, sem-
blait commencer à admettre — quoique difficilement —
cette frustration contre laquelle des étudiants radicaux
luttent de plus en plus — avec un succès croissant A l'issue
de quelques séances qui rassasièrent la mère, elle put parler
comme on ingurgite ! Elle eut de moins en moins tendance
à dévorer son fils. Il retourna à l'école et noua ses premières
22 Mort de la famille
amitiés. Un mois plus tard, je le revis. Cette fois, il ne
présentait plus aucun symptôme psychotique et on pouvait
lire sur lui : Mangez-moi, c'est délicieux. Le « problème
clinique » était résolu. Au-delà, il n'y a que politique.
Un moine tibétain, au cours d'une longue retraite
méditative, commença à avoir des hallucinations : il voyait
une araignée. Chaque jour, elle apparaissait et grandissait
Elle finit par atteindre la taille de l'homme et par le terri-
fier. A ce moment, le moine demanda conseil à son guru
qui lui répondit : « La prochaine fois que l'araignée vien-
dra, trace une croix sur son ventre puis, après mûre
réflexion, prends un couteau et enfonce-le au milieu de
la croix. » Le lendemain, le moine vit l'araignée, traça
la croix puis réfléchit. Comme il s'apprêtait à enfoncer le
couteau, il baissa les yeux et vit avec stupeur que la croix
était tracée sur son propre nombril. D est évident que
distinguer entre ses ennemis intérieurs et extérieurs est
littéralement une question de vie ou de mort.
La famille a trait à l'intérieur et à l'extérieur.
La famille a trait à la vie, à la mort, à la fuite honteuse.
L'intériorisation des structures familiales, quand elle n'est
pas ressentie ou qu'elle est mal ressentie, a des consé-
quences qui apparaissent, par exemple, au cours des mani-
festations politiques lorsque les organisateurs ignorent jus-
tement la réalité de cette intériorisation. Nous voyons
ainsi des manifestants se faire inutilement blesser parce
qu'ils projettent sur la police les aspects négatifs, primitifs
et puissants de leurs parents. Ce qui les conduit à attaquer
« dans le dos > », parce qu'ils ne se défendent pas seule-
ment contre les attaques des vrais flics mais contre celles
du flic familial qui vit dans leur esprit. Ceux qui se
livrent le plus à ce genre d'attaques ambiguës sont vite
repérés par la police et par les magistrats. H est signifi-
catif que les manifestants qui se font le plus rouer de
23 Mort de la famille
coups par la police écopent aussi des peines les plus lourdes
devant le tribunal. L'objectif révolutionnaire est, inutile
de le dire, vite oublié.
Si nous considérons la paranoïa comme un état morbide
et ce, dans tous les sens du terme, je crois qu'elle n'est
un problème social que dans l'esprit des policiers, des
magistrats et des politiciens des pays impérialistes. Ces
malheureux incarnent à ce point le sur-moi de notre entou-
rage et la projection de certains de nos côtés autopunitifs
qu'ils perdent à nos yeux toute sorte d'existence propre.
Néanmoins, toute la pitié que nous pourrions éprouver
à leur endroit ne doit pas nous empêcher de lutter effi-
cacement contre la réelle persécution qu'inconsciemment
ils imposent au tiers monde, qu'il s'agisse du tiers monde
d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine, ou du tiers monde
inconnu de tous et de lui-même, planqué au cœur du pre-
mier monde. Je définirai plus tard ce tiers monde secret.
H suffit pour le moment de dire qu'il est hippy, nègre,
quelle que soit en fait sa vraie couleur, et qu'il tend à
s'emparer du pouvoir local dans les usines, les universités,
les écoles. Il est privé non d'éducation mais par l'éducation,
il enfreint les lois sur la drogue et, en général, s'en tire
bien. On l'attaque en le taxant par exemple c d'omnipo-
tence infantile », comme le fit un de mes collègues psy-
chiatres en parlant des Gardes rouges durant la Révolution
culturelle.
La question qui se pose maintenant est de savoir si
cette prétendue catégorie « psychopathologique » peut
échapper au diagnostic amateur des familles et de certains
psychiatres qui sont tous tellement imprégnés de la terreur
archéo-idéologique du chien de garde qu'ils risquent de ne
pas le prendre pour ce qu'il est, c'est-à-dire un chien de
salon. Ce danger d'invalidation étant écarté, les personnes
ainsi stigmatisées peuvent trouver à leurs aberrations une
24 Mort de la famille
utilisation révolutionnaire au lieu de les laisser se couler
Hann une névrose personnelle qui confirme toujours le
« système » et joue indéfiniment son triste jeu.
Au travers de telles considérations pointe une sourde
menace : la possibilité de casser les structures de la famille
en jouant pleinement sur l'autodestruction que porte en
elle cette institution. Cette destruction sera — à cause de
la lucidité qui la conduit — tellement radicale qu'elle
exigera une révolution de toute la société. Nous avons
maintenant à distinguer entre les formes et les possibilités
pré et post-révolutionnaires. Concrètement, nous avons à
créer dans un cadre prérévolutionnaire certains proto-
types isolés qui pourront être, dans un contexte post-révo-
lutionnaire, développés sur une échelle de masse.
Résumons certains aspects de la famille qui ont toujours
pour effet de nier l'homme quand ils n'ont pas de consé-
quences fatales. Nous étudierons plus loin les moyens de
les détruire.
Il y a, en premier lieu, l'agglutinement des gens, fondé
sur le sentiment qu'ils ont de leur incomplétude. Prenons
un exemple typique de cette situation : la mère. Elle se
sent incomplète en tant que personne et cela pour une
série de raisons ' complexes dont les principales sont sa
relation à sa propre mère et son rôle effacé dans la soriété.
Ainsi, dans tout ce système ""colloïdal qu'est la famille,
elle s'accroche à son fils afin qu'il compense un double
manque dont l'un est subjectif : c'est sa mère qui lui en
a donné le sentiment, et l'autre, objectif : il s'agit de sa
suppression sociale. Quant au fils, même s'il < réussit »
à quitter la maison et à se marier, il ne parviendra jamais
à être plus complet que sa mère parce que, pendant les
années les plus critiques de sa « formation », il s'est
ressenti comme un appendice du corps et de l'esprit
maternels. Au stade suprême de cette symbiose, le seul
25 Mort de la famille
moyen pour lui de s'en sortir est une série d'actes qui le
feront traiter de schizophrène (1 % de la population est
hospitalisé une fois dans sa vie sous cette étiquette) et trans-
férer dans cette réplique de la famille qu'est l'hôpital pour
malades mentaux. Il se peut que seule la chaleur de l'amour
permette aux gens enferrés dans la famille et les institutions
sociales qui la répètent de s'en dégager. Le paradoxe est
ici que l'amour ne peut nous aider que si nous traversons
une région, considérée comme aride, de total respect pour
notre propre autonomie et pour celle de toutes nos relations.
En second lieu, la famille excelle à créer des rôles
déterminés plutôt qu'à établir des conditions permettant
à l'individu de prendre en charge son identité. Il s'agit
ici de l'identité au sens mouvant et actif et non au sens
figé des essentialistes. La famille endoctrine l'enfant en
lui inculquant le désir de devenir un certain type de fils
ou de fille (puis de mari ou de femme, de père ou de
mère), elle ne lui laisse qu'une < liberté surveillée »,
étroitement confinée dans un carcan rigide. Au lieu de
nous laisser cultiver un égocentrisme de bon aloi qui
permette à nos actions de jaillir du centre de nous-mêmes,
d'un nous que nous aurions créé et choisi, on nous apprend
à nous soumettre ou à vivre excentré par rapport au
monde. Ici, être excentrique signifie être normal puisque
c'est être comme tout le monde, éloigné du centre de
soi-même qui devient alors une région oubliée d'où nous
parviennent seulement des voix de rêve parlant un langage
également oublié. La plus grande partie de notre langage
conscient n'est qu'une pâle et grinçante imitation des voix
étranges et profondes venues de nos rêves et des modes
de conscience préréflexifs (inconscients).
Etre ainsi excentrique, bien élevé et normal, revient à
vivre sa vie en fonction des autres et voici comment la
famille inaugure un système de clivage de la personnalité
26 Mort de la famille
tel que, plus tard dans la vie, nous fonctionnons toujours
à l'intérieur des groupes sociaux comme l'une ou l'autre
face d'une dualité. Cela découle du paramètre refus/accep-
tation de notre liberté. Nous refusons certaines de nos
propres possibilités et nous en chargeons les autres. Ceux-ci
à leur tour se démettent en notre faveur des possibilités
inverses. Ainsi, par exemple, l'antithèse éducateur-éduqué
est bien ancrée dans les familles. Toute possibilité pour
les enfants d'élever leurs parents est donc écartée et le
devoir socialement imposé aux parents les contraint à
refuser toute joie qui risquerait de supprimer la répartition
des rôles. Ce système d'obligations est transposé dans toutes
les institutions dont feront ensuite partie les personnes
élevées dans une famille (j'inclus ici, bien sûr, les familles
adoptives et les orphelinats qui fonctionnent sur le même
modèle). Un des spectacles les plus tristes que je connaisse
est celui d'enfants de six ou sept ans, sous l'œil de leurs
parents, « jouant à l'école » avec des pupitres et donnant
des leçons exactement de la même manière qu'à l'école
primaire. Comment revenir sur cette abdication et cesser
d'empêcher l'enfant de nous transmettre la secrète sagesse
que nous lui faisons oublier parce que nous oublions que
nous l'avons oubliée ?
En troisième lieu, la famille est la première à socialiser
l'enfant et, en tant que telle, à lui inculquer des freins
sociaux manifestement plus puissants que ceux dont 0
aurait besoin pour se frayer un chemin dans la course
d'obstacles dessinés par les agents de l'Etat bourgeois :
police, administration universitaire, psychiatres, assistantes
sociales, familles répétant passivement le modèle familial
de leurs parents, à ceci près que les programmes de T.V.
ont un peu changé. Au départ, on n'apprend pas à l'enfant
comment survivre en société mais comment s'y soumettre.
Le rituel de surface, les bonnes manières, les jeux organi-
27 Mort de la famille
sés, les opérations mécaniques apprises à l'école remplacent
systématiquement les expériences créatrices spontanées, les
jeux inventifs, le libre développement de l'imagination et
des rêves. Il arrive qu'il faille recourir à une thérapie bien
comprise pour redonner à nos expériences toute leur valeur,
pour enregistrer convenablement nos rêves et, par suite,
les développer au-delà du point de stagnation que la
plupart des gens atteignent avant leur dixième année. Si
cela se produisait sur une assez grande échelle, la thérapie
deviendrait subversive et menacerait l'Etat bourgeois parce
qu'elle ferait apparaître de nouvelles formes de vie sociale.
H suffit pour l'instant de dire que chaque enfant, avant
que l'endoctrinement familial ne dépasse un point de
non-retour et que l'endoctrinement scolaire ne commence,
est, du moins en germe, un artiste, un visionnaire et un
révolutionnaire. Comment retrouver ce potentiel perdu,
comment remonter le chemin qui mène du jeu réellement
ludique, qui invente lui-même ses propres règles, aux jeux
ridicules et normaux qui ne sont que des comportements
sociaux ?
Quatrièmement — et nous étudierons cela avec plus de
détails dans d'autres chapitres —, la famille impose à
tous les enfants un système de tabous. Elle y arrive, comme
il en va généralement de toutes les contraintes sociales,
en leur inculquant un sentiment de culpabilité, épée de
Damoclès qui risque de tomber sur la tête de quiconque
préfère ses options et ses expériences à celles recommandées
par la société. Si l'on perd la tête au point de désobéir
ouvertement aux impératifs de ces systèmes, on est poéti-
quement décapité ! Le « complexe de castration », loin
d'être pathologique, est une nécessité inhérente aux sociétés
bourgeoises ; en fait, c'est lorsque certaines personnes sont
en danger d'en guérir qu'elles recherchent avec embarras
une thérapie — ou une nouvelle forme de révolution.
28 Mort de la famille
Le système de tabous enseigné par la famille dépasse
de beaucoup le tabou manifeste de l'inceste. Les moyens
sensoriels de communication, hormis l'ouïe et la vue, sont
largement restreints. La famille interdit à ses membres
de se toucher, de se sentir, de se goûter. Les enfants peu-
vent s'ébattre avec leurs parents, mais une stricte ligne
de démarcation est dessinée autour de leurs zones éro-
gènes. Ainsi, les garçons âgés ne peuvent embrasser leur
mère que d'une façon très mesurée, oblique et guindée.
Les étreintes et les attouchements entre sexes opposés
deviennent vite, dans l'esprit de la famille, une dangereuse
sexualité. H y a avant tout le tabou de la tendresse que
décrit si bien Ian Suttie dans son livre Origins of love
and haie . En famille, la tendresse peut être ressentie —
1

certes — mais en aucun cas exprimée, à moins d'être


formalisée jusqu'à perdre pratiquement toute réalité. On
peut se souvenir du jeune homme dont parle Grâce Stuart et 1

qui, voyant son père dans son cercueil, se pencha sur


lui, l'embrassa sur le front et lui dit : « Père, je n'ai
jamais osé faire cela de ton vivant » Peut-être que si nous
sentions à quel point sont morts les hommes vivants, le
désespoir que nous en ressentirions nous inciterait à pren-
dre plus de risques.
Au cours de ce chapitre, j'ai dû employer un langage
archaïque, foncièrement réactionnaire et certainement en
contradiction avec ma façon de penser ; il en est ainsi,
par exemple, du vocabulaire familial : mère, père, enfants
(au sens de « leurs enfants »), sur-moi. Le mot « mère_ »
implique un certain nombre de fonctions biologiques, des
fonctions de protection première, un rôle conditionné socia-
lement, et aussi une certaine « réalité » juridique. En
1. Les Origines de l'amour et de la haine.
2. Grâce Stuart, Narcissus, A psychologieal Study of Self Love,
George Allen and Unwin, Londres, 1956-
29 Mort de la famille
fait, la fonction maternelle peut s'étendre à d'autres per-
sonnes : le père, les frères et sœurs et surtout d'autres
personnes extérieures à la famille biologique.
Nous n'avons pas besoin de père et de mère, nous avons
besoin d'attention paternelle et maternelle.
Je trouve absurde de vouloir réduire des relations com-
plexes mais intelligibles à des faits biologiques purement
contingents et circonstanciels, faits qui ne sont que le
prélude à des actes produisant, eux, des rapports sociaux.
Je me souviens d'une séance avec une mère et sa fille.
A un moment donné, la mère me dit avec une tristesse
profonde, mais non sans courage, qu'elle commençait à
éprouver le sentiment d'une perte décisive et d'une grande
jalousie en se rendant compte que le thérapeute était
devenu la mère de sa fille beaucoup plus qu'elle ne l'était
elle-même. Les frontières entre les relations de transfert
et les relations « réelles » ne peuvent jamais — et à mon
sens ne devraient jamais — être bien nettes. Il s'agit
de vivre une nécessaire ambiguïté tout en ressentant la
différence entre l'image projetée, donc changeante, de
l'autre, et la perception invariable que l'on peut en avoir.
Toujours est-il que, malgré ces récriminations contre
le vocabulaire que l'on doit employer, je ne proposerai
pas ici de nouveau langage, mais je soulignerai seulement
la fatuité et le danger qu'il y a à fétichiser la consanguinité.
Le sang est plus épais que l'eau uniquement en ce
sens qu'il véhicule une certaine stupidité sociale.
La famille, faute d'être capable de produire ses saints
« Idiots », devient elle-même simple d'esprit
Topographie de l'amour

Je crois qu'en parlant de la famille et du mariage


il va nous falloir faire des tours de passe-passe et provo-
quer ainsi un vertige intérieur grâce auquel le langage,
censé à tort transmettre la connaissance, perdra son
sens apparent pour donner finalement naissance à un nou-
veau langage qui ne serait pas seulement parlé ou écrit . 1

Je pense que, dans le futur, les livres ne seront plus jamais


écrits mais fabriqués, rendant ainsi littéral le cliché selon
lequel écrire est un acte.
Tout langage verbal est contraignant dans l'exacte mesure
où la communication non verbale ne l'est pas. La signifi-
cation attribuée au langage est bien plus lourde que celle
attribuée à d'autres modes d'expression, physique par exem-
ple, où le rituel n'est que de surface. Les mots, en revan-
che, prêtent à une double interprétation : il y a d'une part
la connotation accumulée dans le passé et, d'autre part,
l'usage syntaxique actuel propre à l'écrivain ou à l'ora-
teur.
1. On peut réfléchir sur la différence, du point de vue de leur
influence historique, entre la Torah écrite et la Torah parlée. La
première est devenue un enseignement très restrictif, mais sociale-
ment cohérent ; la seconde, transmise au cours de discussions dans
lesquelles chaque geste et chaque intonation faisaient partie du
message, est devenue une dangereuse source de joie et de libéra-
tion qui s'est toujours vue ré-enfermer dans le carcan verbal.
Topographie de l'amour 31
Ainsi, on joue avec les mots de peur d'être joué par
eux ; c'est le cas de tous les systèmes institutionnalisés
que l'on doit déjouer, d'abord pour leur échapper person-
nellement, ensuite pour les transcender en termes histo-
riques. Maintenant, pour parler de la topographie de
l'amour, dire où il en est, s'il est quelque part de nos jours,
je prendrai comme exemple le mot « mariage ».
Au-delà du sens patent de la lrgaJité, de contrat social,
le mariage peut désigner n'importe quelle union plus ou
moins durable, socialement observable entre deux per-
sonnes. Si nous admettons que chacun de nous est plein
d'une foule d'autres qui ne sont ni tout à fait eux-mêmes
ni tout à fait nous, nous pouvons envisager la possibilité
d'arrangements conjugaux à l'intérieur d'une même per-
sonne. Si nous reprenons les analyses phénoménologiques
classiques concernant l'expérience humaine, nous nous sou-
viendrons de la définition de l'intentionnalité sous-tendant
l'œuvre de Husserl et plus particulièrement celle de Sartre.
Toute donnée première de l'expérience, surgissant sous
forme de pensée, de sentiment ou d'effort, est de quelque
chose et va vers un objet, lequel constitue le mouvement
initial de la conscience en tant qu'elle est dans le monde
un facteur d'unité et d'unification de soi, et, tout à la fois,
est constitué par elle.
Nous devons faire ici une digression car il nous est
impossible de parler du mariage sans parler de l'amour
et nous ne pouvons parler de l'amour sans parler de l'ins-
tinct. Or, les termes d' « instinct » et surtout de c pulsion
instinctive > sont, de toute la littérature psychanalytique,
les plus équivoques et les plus obscurs. Jusqu'ici, cette
expression n'a pas été beaucoup plus qu'un secours falla-
cieux apporté à des écrits théoriques et qui, malheureuse-
ment, a rendu possibles ces écrits alors que l'attente et le
silence eussent pu être plus appropriés. Dans tous les
32 Mort de la famille
domaines où elle est employée, cette expression marque en
fait l'irruption violente de l'abstraction daiis presque toutes
les expériences concrètes des besoins et des désirs. Je
suggérerai que le mot < instinct » disparaisse au profit
d'une unité qui a été faussement rompue ; néanmoins, il
est évident que, dans un certain sens, la façon dont on peut
en parler maintenant ne fait que refléter ce clivage.
Si nous parlons du besoin instinctif que nous éprouvons
d'être bien nourris, nous parlons de quelque chose qui ne
vient de rien. Quelque chose peut bien provenir du néant,
mais à condition qu'il s'agisse d'un néant particulier. Dans
ce cas, la ligne de démarcation tracée par le monde autour
de lui en tant qu'absence, que manque, que n'être-pas-là,
détermine sa particularité. Le monde comprend ici cer-
tains objets comestibles, la distance et les obstacles entre
les objets et nous, et nos corps comme objets dans le
monde, qui peuvent être observés par les autres, ainsi les
contractions d'estomac, les altérations neuro-chimiques enre-
gistrées quand on a faim, etc. C'est un peu comme de
faire glisser son doigt sur une table et, une fois au bord,
le laisser tomber dans le vide. Le bord n'est ni la table
ni le vide (le néant) dans lequel tombe notre doigt ; la
table qui est quelque chose et le néant qui ne l'est pas
définissent le bord comme non existant, mais d'une non-
existence spécifique. Si nous pouvons développer notre
imagination métaphysique au point de désubstantialiser
notre doigt pour en faire un non-doigt, nous approchons
de ce qu'un instinct peut « être ».
Mais je crois qu'il faut aller plus loin dans cette direc-
tion. Je maintiens qu'il n'y a pas, dans t expérience, de
distinction logique et en tout cas pas de distinction réelle
entre le < besoin instinctif » et son objet — cela tant que
l'on n'a pas commencé à être analytique et à fragmenter
l'expérience. Il est évident, comme je l'ai déjà dit, que le
Topographie de l'amour 33
langage que l'on est obligé d'employer trahit la concep-
tion nette de la chose, mais disons au moins ceci : le
besoin instinctif qui nous pousse vers un bon repas n'est
rien d'autre que ce bon repas lui-même dans sa pleine signi-
fication. Cela n'est vrai, néanmoins, qu'une fois que l'on
a posé l'antithèse entre le dîner au sens propre, celui qui
est servi dans un plat, et celui que nous portons en nous :
l'image d'un bon sein, moyen entre autres de condenser
une myriade d'images intérieures propres à satisfaire l'appé-
tit. L'expression « satisfaction de l'instinct » exprime la
conscience de la fusion entre l'objet interne et l'objet
externe, fusion qui implique à son tour la dissolution déci-
sive des frontières que nous portons en nous-mêmes.
Un instinct insatisfait nous donne l'impression d'être
en équilibre instable à la frontière de nous-mêmes, effrayés
par la précarité de cette position, mais surtout incapables
de renoncer à la sécurité que procure une nette conscience
de soi.
En parlant d'instinct, j'ai intentionnellement commencé
par un exemple d'instinct oral, parce qu'un instinct sexuel
génital eût pu paraître d'une fausse simplicité. C'est devenu
un lieu commun que de parler de l'expérience de la mort
au cours de l'orgasme, du sentiment que l'on a, à ce
moment-là, de perdre ses propres frontières. La menace
que crée la satisfaction des instincts est, je crois, plus
frappante dans le cas d'instincts oraux. Cette menace revêt
évidemment une plus grande ampleur parce qu'il s'agit d'une
fin ontologique. La satisfaction des instincts signifie, dans
tous les cas, la suppression des barrières intérieures et
devient par là l'équivalent de la folie. Si ce n'est la folie
elle-même. Si nous voulons, maintenant, comprendre la
répression dans ses fondements, nous devons la voir comme
une panique collectivement renforcée, institutionnalisée et
formalisée, la panique de devenir fou, de laisser l'intérieur
34 Mort de la famille
envahir l'extérieur et vice versa, la panique devant la fin
de l'illusion de l'être.
La loi, c'est la terreur mise en mots.
A cause de la terreur, les mots doivent être vidés de
tout contenu personnel.
A cause de la terreur, quiconque n'est personne se fait
juge de quiconque peut être quelqu'un.
A cause de la nature abstraite du jugement, le crime
devient abstrait. Ainsi les tribunaux, les prisons et toutes
nos institutions peuvent-ils aller de l'avant Et tout le reste
n'est que souffrance n'existant chez personne et à propos
de rien. L'impossibilité de localiser la souffrance est ce
dont nous souffrons. Tout cela est vrai pour chacun de
nous, pour tous les juges et toutes leurs victimes. La véri-
table souffrance des personnes punies est arbitraire et gra-
tuite, elle est jetée en pâture au monde pour prêter une
fausse substance à un système creux.
L'Etat bourgeois est un tranquillisant aux effets secon-
daires mortels.
La connaissance socio-historique de la répression a fait
des progrès considérables. Ce qu'il nous reste à faire main-
tenant, c'est d'y réfléchir et d'agir à partir d'une conception
nette de son infrastructure ontologique . 1

Penchons-nous encore un moment sur le cas de l'instinct


oral, considérons des phénomènes tels que, pour un enfant,
la vue hallucinatoire d'un bon sein et celle de ses objets
1. Je ne conteste pas la théorie marxiste classique de l'infrastruc-
ture, de la superstructure, de leur distinction, de leur interaction
et de leur interpénétration. La première est la matérialité au sens
des moyens de production et des rapports de production, la seconde
est la conscience et ses produits « reflétant » l'infrastructure.
Ce que je désigne ici par infrastructure ontologique, c'est la
source de l'interaction et de l'interpénétration, c'est la condition
que l'on peut situer mais non analyser, indispensable et préalable
à toute analyse.
Topographie de l'amour 35
intermédiaires. On les prend en général pour des tentatives
faites sans conviction, afin d'atteindre la réalité. Il se peut,
bien sûr, que l'on puisse — éventuellement avec 1' « aide
de l'analyse » — dépasser ces fantasmes qui iront alors, au
fond de notre mémoire, rejoindre la masse des fantasmes
intermédiaires. Mais qu'adviendrait-il si ces tentatives
étaient menées avec plus de conviction ? et si nous cessions
de faire correspondre la solution des conflits avec l'adéqua-
tion sociale ? et si l'image hallucinatoire d'un bon sein était
une tentative pour maintenir l'identité < transindividuelle »
de l'intérieur et de l'extérieur 7 s'il était le seul moment
réussi d'une folie par laquelle nous passons tous et qu'il
nous faut oublier très vite? et si le bout de chiffon que
suce la petite fille avait pour elle plus de réalité que le
sein de sa mère qu'elle ne tète justement plus ? Ne pouvons-
nous pas concevoir que le chiffon, dans son existence
propre, ni subjective ni objective, c'est-à-dire ni sein véri-
table ni sein imaginaire, tienne la première place 7 En
d'autres termes, quand la petite fille recherche le bon coin
du chiffon pour le sucer, cette recherche n'est ni en elle,
ni entre elle et le chiffon, ni ailleurs dans le monde, mais
dans le chiffon lui-même. Le chiffon est constitué en
sein par l'enfant, mais c'est une fausse herméneutique dans
la mesure où elle est une explication univoque qui, à
l'origine, n'apaise que celui qui la donne. (Il est vrai,
néanmoins, même dans le cas des thérapies les plus lour-
dement interprétatives, que l'enfant peut retirer un certain
réconfort du fait qu'on lui explique au moins quelque
chose.) En ce sens, le monde est plein d'objets miraculeux,
ils préexistent à la personne qui voit ou accomplit des
miracles. L'homme qui parle de magie est de trop.
Le seul intérêt de naître est de découvrir que 1' « on »
a déjà été. Le seul intérêt de mourir est de faire l'expérience
de ce fait qu'est notre naissance.
36 Mort de la famille
Après ces considérations sur les rapports de l'intérieur
et de l'extérieur, et sur leur rapport avec ce qui n'est ni
l'un ni l'autre, revenons-en à l'amour et au mariage, si
toutefois nous pouvons tolérer un instant la juxtaposition
de ces deux termes.
D'un point du monde, partiellement donné et partielle-
ment postulé, nous devons voir l'univers trouble des autres
à travers notre propre famille. Nous devons voir à travers
le mariage de nos parents, ainsi qu'à travers ce qui, en
un certain sens, est notre mariage avec le leur, à travers
notre mariage avec chacun d'eux séparément, avec nos
frères et sœurs, et avec les personnes auxquelles nous tenons.
Avant de nous marier à l'extérieur de notre famille, nous
devons divorcer plus ou moins complètement d'avec toutes
ces personnes ; nous pouvons même, au cours de ces
divorces en série, avoir à nous séparer de l'engouement
que nous éprouvions pour le mariage de nos parents. Quand
on y a plus ou moins réussi, on est prêt à affronter le
mariage à l'extérieur de la famille, mariage qui se fera
d'ailleurs sur un modèle identique au modèle familial
originel.
A l'extrême, pour éviter de répéter inlassablement ce
par quoi on est passé en se servant, au lieu des membres
de la famille, de nouvelles personnes — autrement dit,
de parents qui ne sont pas < d'origine > — on peut
opérer un retour sur soi-même et décider des relations
qu'on peut désirer avoir avec soi-même. On pourra alors
se marier avec soi-même ou divorcer d'avec soi-même
et il est possible que le divorce et la séparation d'avec
soi-même ne soient pas tout à fait une seule et même
chose. Aussi, en retraçant toutes ces étapes, parvient-on
à un stade où s'offrent deux possibilités. Ou bien l'on se
déteste assez pour reproduire encore l'ancien schéma des
vies et des pensées à demi abouties ; ou bien on arrive,
Topographie de l'amour 37
à travers une série de divorces d'avec tous ceux qui traî-
nent dans notre vie, à demi mariés, à demi divorcés, à
s'aimer assez pour se rencontrer soi-même et décider de
ce qu'on a à faire avec soi — s'il y a quelque chose à
faire —, compte tenu de toutes les autres possibilités offer-
tes par ces relations.
On peut même atteindre un stade suffisant de < narcis-
sisme » pour reconsidérer cette catégorie « psychopatholo-
gique » ; sachant que nous ne pourrons aimer un autre
être qu'à la condition de nous aimer totalement nous-mêmes,
au point de nous masturber véritablement, c'est-à-dire
jusqu'à l'orgasme. Il faut s'être masturbé au moins une
fois dans la joie.
Sans un amour de nous-mêmes assez profond, nous intro-
duirons dans nos relations avec les autres la totalité du
sentiment de culpabilité ancré en nous. Au début du
siècle, en Grande-Bretagne, les hôpitaux pour malades
mentaux procuraient à leur personnel une grande affiche
énumérant les causes des maladies mentales. En tête se
trouvait la masturbation. Les progrès de la psychiatrie
libérale ont ridiculisé cette théorie ; mais on n'a fait que
remplacer un mensonge par un autre. Bien sûr, la mastur-
bation rend fou si elle est considérée comme une forme
de sexualité qui nie la famille pour laquelle on est censé
se préparer, si elle est prise pour un refus de se perdre
dans les autres selon les vœux de la société, et si, par-
dessus tout, on se masturbe assez bien pour explorer
totalement son corps, avec toutes les formes de replis
antisociaux que produit cette anti-épistémologie de notre
connaissance charnelle. Nous irons vers les autres quand
nous serons prêts.
Je crois qu'il serait fécond, à ce stade, de faire la
différence entre les relations amoureuses et les relations
d'amour. Dans les premières, chaque personne permet à
38 Mort de la famille
l'autre de s'aimer assez pour favoriser le développement
de leur commune relation. Il s'agit de savoir comment
ne pas empêcher l'autre d'être aimable et gentil envers lui-
même. Ces expressions sont banales au point de confiner
à l'attendrissement idiot, mais il se peut que nous ayons
à respecter en nous-mêmes et dans les autres un besoin
d'attendrissement idiot. Mon expérience m'a enseigné qu'on
ne peut rien faire de bon dans un groupe si' l'on n'a pas
au préalable le pouvoir de catalyser la gentillesse et l'ama-
bilité réciproques. Cette catalyse exige toujours du temps
et des efforts. Mais il se peut que, pour aimer, nous
ayons à expulser dans l'effort le désenchantement de
l'amour.
Essayons de dire la même chose en termes légèrement
différents.
Pourquoi ne pas jouer le jeu et entrer complètement
dans « le système » ? Parlons donc du mariage comme
d'une chose réelle, comme de l'union entre certaines per-
sonnes et leurs opposés. En ce sens, nous sommes poly-
games à un degré incroyable. Nous omettons ici — et
c'est significatif — notre mariage secret et dissimulé avec
nous-mêmes. Ainsi, la constellation intérieure se présente
à peu près comme suit : dans l'état normal des choses,
le Moi tâtonne et titube dans la sphère du monde familial,
tant réel qu'imaginaire, puis il va trébuchant dans le monde
extérieur à la famille. Il estime que ce monde tente de
reproduire l'image de la famille telle qu'il l'a connue, de
même que celle-ci essayait de ressembler de son mieux
à l'image du monde extérieur. Il ne semble pas y avoir
de différence sensible entre les deux mondes, à moins que
le Moi — la personne — ne puisse inventer une telle
différence. Si l'on prenait conscience de ce fait profond
qu'être ennuyeux c'est n'avoir pas dépassé, du moins en
imagination, l'horizon limité de sa famille, que c'est répéter
Topographie de l'amour 39
à l'extérieur ce système mutilant, que c'est être de mèche
avec lui, en résumé, qu'être ennuyeux c'est faire partie de
la famille, c'est donner la primauté au reflet du miroir sur
ce qui s'y reflète —, alors on pourrait retourner à son point
de départ et essayer de se rencontrer soi-même et de
s'épouser.

Le Moi (l'inclassifiable à classifïer)


(Mariages et divorces)

Arrière-grands-parents, grands-parents, mère, père,


frères, sœurs, fils, fille, petits-enfants et arrière-
pstits-enfants, plus toutes les ramifications de
ce système (oncles, tantes, cousines, etc.)

Le "monde extérieur"
Les "autres" pris dans le même schéma

Le Moi. , Le Moi

C'est là que nous sommes censés arriver, mais


nous n'avons pas pu.
40 Mort de la famille
Il est certain que lorsque nous en revenons à nous-
mêmes, notre optique est déformée par une série de réfrac-
tions à travers les autres, à l'intérieur et à l'extérieur de
la famille, à l'intérieur et à l'extérieur de notre esprit
(si l'on n'est pas toujours attentif à cette différence, on
en garde au moins le sentiment). Pourtant, lorsque le
Moi se rencontre enfin lui-même dans ce désert intérieur,
tous les autres sont complètement ratatinés par les irra-
diations de son esprit et il doit errer seul sur ce terrain
dévasté, se nourrissant uniquement de la pierre qu'il suce
et des cendres qu'il absorbe par les pores de sa peau.
Si, ensuite, il recherche une oasis, il la créera lui-même
de ses propres larmes au milieu des dîmes de son propre
sable. Il pourra alors inviter quelqu'un pour se réconforter
lui-même et le réconforter.
Mais il demeurera toujours dans ce désert parce que là
est sa liberté.
Et si, un jour, il n'a plus besoin de sa liberté, ce sera
encore la liberté.
Mais le désert, dans tous les cas, demeure.
Si nous tentons de considérer l'expression de l'amour
comme un fait social, une réaction sociale dominera tout
le champ des réponses : la haine. L'apparition de l'amour
est subversive par rapport à n'importe quel ordre sociale-
ment introduit dans nos vies. Il n'est pas seulement statis-
tiquement anormal, il est dangereux, il pourrait même filtrer
à travers ce bouclier aseptisé dont nous nous entourons
tous les uns les autres. L'affirmation totale et constamment
répétée de la famille est nécessaire à la sécurité. C'est de
sécurité, non d'amour, que nous avons besoin, voilà l'effet
du conditionnement social. Un homme épouse une femme
qu'il ne quittera jamais et, comme elle le sait, elle ne le
quittera pas non plus. Elle accepte la dépendance de sa
situation parce qu'elle y trouve la compensation sociale
Topographie de l'amour 41
qui lui est inhérente, à savoir que son mari ne pourra
briser le système dont il est apparemment l'initiateur qu'en
endossant une culpabilité qui lui sera fatale ou presque.
Et le pauvre homme souffre, du moins jusqu'à ce que le
voile se déchire, jusqu'à ce qu'il découvre et la mégalo-
manie qu'on lui a si bien inculquée et le prix qu'il a dû
la payer : supporter un éternel sentiment de culpabilité et
se, lacérer de cette culpabilité étrangère.
Un homme de près de 40 ans, marié et père de quatre
enfants, me raconta l'histoire suivante. Une nuit, il se
réveilla vers trois heures. Il n'avait pris ni alcool ni drogue.
Jusque-là, il avait dormi d'un sommeil sans rêve. H se
réveille avec une conscience effrayante de ce qu'il pense
être le sens de sa vie. Au début, c'est une sensation très
douce, un léger engourdissement des vaisseaux à l'extré-
mité de ses membres. Cela commence sous les ongles des
doigts de ses mains et de ses pieds, par les lobes de ses
oreilles et le bout de son nez. Puis cela s'étend d'une
façon sinistre comme un caillot de sang à travers ses prin-
cipaux vaisseaux. A chaque fois, il sent qu'il peut mettre
un terme à l'expérience en s'abstrayant, en s'absentant de
l'extrémité de ses doigts, du lobe de ses oreilles et du bout
de son nez. Les vaisseaux capillaires de son cerveau se
remplissent de sang coagulé et, un à un, ses neurones
corticaux meurent. Seuls quelques-uns restent vivants afin
de lui permettre de sentir son cœur. Ensuite, les artères
coronaires se bouchent, son cœur s'arrête, meurt et éclate
en une éjaculation lactée qui se répand à travers tout le
cosmos. En cet instant de dispersion universelle, il sent
fondre et disparaître toute la colère ou tout le ressentiment
qu'il a pu éprouver. Il est amour pur et au-delà, il est
infinie pitié. Il en parla le lendemain à sa femme : il avait
enfin eu l'expérience de la mort et de la renaissance, il
42 Mort de la famille
connaissait enfin le sens de la miséricorde, il n'y avait plus
désonnais de motifs de désaccord entre eux deux.
Mais combien elle le détesta pour cela, et comme elle
avait raison ! La collectivité, ça existe après tout ! Et
tant que nous en aurons besoin, nous aurons besoin de
familles qui dénoncent l'amour comme dangereux pour la
sécurité et la norme. Et nous avons en même temps
besoin de relever tous les défis. La tragédie de ce cas n'est
rien d'autre que le mariage lui-même, c'est-à-dire, au lieu
de relations définies de l'intérieur par la personne elle-
même et autorisant des révélations intimes, des relations
imposées de l'extérieur, interdisant à la vérité de se mani-
fester sous peine que € tout se brise ».
Seulement, quand ça arrive, ça n'arrive pas vraiment.
Naïvement, j'ai toujours trouvé étrange et paradoxal
qu'à l'intérieur même du mariage, et si déformée que soit
leur conception, les gens n'osent jamais exprimer leur
vérité, qu'il s'agisse d'un mariage légal ou, plus directement,
d'accord et de compréhension entre deux personnes qui
veulent s'aimer seules ou avec d'autres, des enfants par
exemple. Non, les gens préfèrent recourir à cette figure
complexe, hautement stéréotypée : le psychothérapeute,
qu'ils payent à l'heure — d'ailleurs, il a toutes les caracté-
ristiques d'une prostituée : être tout pour n'importe qui.
Ces gens n'ont pas toujours l'honnêteté de prendre cons-
cience de la véritable vocation du thérapeute, mais c'est à
lui qu'ils confient, sans trop d'optimisme d'ailleurs, leurs
expériences de mort et de renaissance.
En ce qui concerne certains < problèmes > comme le
narcissisme et l'homosexualité, il me semble que la théorie
psychanalytique s'encombre encore à leur égard de doutes
puritains. Nous pouvons, je crois, résumer cette question
complexe par une déclaration qui se doit maintenant d'être
claire :
Topographie de l'amour 43
Nul ne doit plus penser à l'amour s'il ne s'aime pas lui-
même assez. L'amour de soi implique ici l'accomplisse-
ment total du corps, dans ses plis et replis extérieurs, dans
sa plénitude, dans ses zones d'ombre et de lumière, impli-
que aussi l'expérience de tout l'intérieur du corps : il faut
connaître le mouvement de l'intestin, entendre le son de
l'écoulement urétral dans la vessie, sentir le sang dans
chaque ventricule. C'est alors qu'ayant étudié son corps
à la manière d'un physiologiste, on pourra, dans un mou-
vement qui est amour de soi, en détruire le « compar-
timentage ». C'est totalement qu'on doit se pénétrer de la
possibilité d'érection et d'éjaculation du pénis ou du clitoris.
Avant de pouvoir aimer quelqu'un d'autre, nous devons
nous aimer suffisamment nous-mêmes. Avant de pouvoir
aimer quelqu'un du sexe opposé, nous devons pouvoir
aimer « suffisamment » un autre de notre propre sexe.
Que nous vivions ouvertement ou pas notre homosexualité,
cela n'a pas d'importance, mais nous devons admettre et
reconnaître son irruption dans nos fantasmes et nos rêves,
1

jusque dans les fantasmes qu'un homme développe avec la


femme qu'il aime, mais surtout, à cause de la sexualité
mutilée des femmes, dans les fantasmes qu'elles développent
à l'égard de l'homme qu'elles aiment

En réalité, le narcissisme et l'homosexualité ne sont pas


plus des maladies ou des arrêts du développement à cer-
tains stades que ne l'est le fait de garder longtemps le même
travail, d'entretenir dûment une famille ou d'être, plus
généralement un pilier de la société.
1. Je parle ici des fantasmes au sens de méditations conscientes
et non des « fantasmes inconscients », « projections » de l'inté-
riorité.
44 Mort de la famille
Pour le thérapeute, un vrai problème se pose quand les
gens sombrent et se noient dans cet état-là.
Le vrai problème qui se pose au thérapeute, c'est d'être
un thérapeute.
Le vrai problème, c'est d'être.
Les deux faces de la révolution

Avant de parler de nouveaux modes de vie en commun


qui aboliraient les limitations de la famille et sa subtile
violence, il convient de donner quelques précisions sur
les communautés. Dans les pays capitalistes du premier
monde, elles sont des prototypes qui ne peuvent pas faire
école et s'épanouir librement dans le contexte prérévolu-
tionnaire. L'attitude psychologique qui consiste à s'appro-
prier les autres et à les traiter plus ou moins comme des
marchandises que l'on peut posséder ou échanger est
extrêmement courante. On la dépasse rarement et encore,
dans ces quelques cas, le dépassement est-il en général plus
apparent que réel dans la mesure où on recourt inévitable-
ment au refoulement — efforts pour ne pas penser —, à la
répression et à la dénégation — manœuvres inconscientes
ou préréflexives — et à diverses tactiques de repli. Tous
ces stratagèmes nous permettent de nous cacher à nous-
mêmes que nous possédons les autres et que nous nous
en servons. Le conditionnement auquel Us sont soumis
permet de les utiliser et de les exploiter avec leur consen-
tement
Notre rôle, dans le premier monde, consiste à accumuler
des expériences prérévolutionnaires qui ne trouveront leur
véritable portée sociale qu'après la révolution. Nous devons,
dans le premier monde, revoir la stratégie révolutionnaire
46 Mort de la famille
à la lumière des expériences micro-politiques acquises
dans des groupes de deux personnes ou plus ; il faut toute-
fois que ces groupes soient assez restreints pour permettre
à tous leurs membres d'intérioriser leur image respec-
tive et de se reconnaître, même s'il persiste une certaine
confusion quant à 1' « exacte » identité des autres.
Je me référerai, dans ce chapitre, aux tentatives d'orga-
nisation communautaire qui ont été réalisées dans le pre-
mier monde, mais je n'étudierai pas les expériences d'anti-
familles qui ont particulièrement eu lieu à Cuba et en
Chine. Les possibilités de comparer les pays du premier
monde et les pays révolutionnaires du tiers monde sont
très limitées tant que l'on n'a pas précisé la signification
de cet autre tiers monde enfoui au cœur du premier.
Avant de poursuivre, je voudrais néanmoins définir la
communauté comme l'une des organisations micro-sociales
possibles dans le premier monde : cette structure assure
une dialectique viable entre être-seul et être-avec-les-autres ;
elle nécessite pour ses membres un logement commun
ou, à défaut, un terrain commun de travail et d'expérience
autour duquel peuvent se disposer les habitations. La
communauté implique que les relations d'amour s'éten-
dent à tous ses membres, au lieu d'être canalisées comme
elles le sont dans les familles, et que les relations sexuelles n'y
soient évidemment pas limitées à l'union socialement approu-
vée de deux personnes de sexe opposé. Enfin et surtout,
la communauté permet aux enfants un accès libre et total
à tous les adultes en dehors de leurs parents biologiques.
C'est par là qu'elle frappe le plus durement la répression.
Ces éléments de définition indiquent une prise de position 1

idéologique que l'on peut ainsi formuler : Faire l'amour est


bien en soi. Plus on le fait et plus on le fait de façons
1. En français dans le texte (N.cLT.).
Les deux faces de la révolution 47
différentes, plus on est nombreux, plus on met de temps, et
mieux c'est.
Avec néanmoins quelques réserves. Pour que les relations
soient des relations d'amour, il faut au moins que la
tendresse résiste aux tribulations de l'amour et aux efforts
qu'il implique. La tendresse est le résidu positif des senti-
ments, lorsque la négativité, le ressentiment, l'agressivité
et l'envie ont été effacés de façon profonde et répétée.
En réduisant progressivement la compréhension du concept
d'amour, on obtient la confiance : plus de secrets, plus
de rapports clandestins, et pourtant l'intimité, différente
de la cachotterie familiale, reste possible. Ne sombrons tout
de même pas dans quelque mythe euphorique de la fran-
chise. La franchise telle que je la vois exige beaucoup
d'efforts. Elle engendre inévitablement des souffrances qui
sont la conséquence émotionnelle des fautes que, dans nos
relations, nous commettons ; elle exige que nous démêlions
impitoyablement, avec ordre, nos blocages et nos impul-
sions. La franchise implique la peine ; en dépit de l'affec-
tueuse attention, du soutien, de la lumière que d'autres
peuvent nous apporter, au bout du compte, nous souffrons
seuls. De cette solitude viendra la clarification. Ne vous
y trompez pas ! les autres auront toujours l'intuition, je
ne dis pas la conscience nette, que quelqu'un est passé par
cette confrontation avec lui-même. Il est inutile de parler
de communauté si elle ne compte pas au moins une per-
sonne qui ait affronté en ces termes sa propre vie.
Cela nous amène naturellement à la jalousie, principale
pierre d'achoppement des communautés. La jalousie mani-
feste en règle générale une structure trinaire : A est jaloux
de C qui entretient des relations avec B que A considère
comme < sa personne ». Je ne crois pas que la structure
trinaire soit l'aspect le plus angoissant de la jalousie. Nous
savons, bien sûr, que la peur et la colère subséquentes,
48 Mort de la famille
proviennent de la répression des désirs homosexuels
qu'éprouve A pour C, de telle sorte que la pénétration
sexuelle de B par C représente pour A un viol anal désiré
et terrifiant Nous avons pris un exemple simple de rela-
tions hétérosexuelles avec la jalousie mâle comme force
active. Cet aspect de la jalousie serait résolu à l'intérieur
de la communauté puisque A et, dans ce cas, C et B pren-
draient conscience de leur homosexualité réprimée. A et C
pourraient, par exemple, entretenir de bonnes relations ou
du moins des relations claires et nettes. Es pourraient aller
jusqu'à des relations sexuelles déclarées. Que cette sexualité
soit implicitement ou explicitement reconnue, c'est tout
simplement affaire de choix et de goût L'homosexualité
ici, ailleurs d'autres formes de sexualité ne doivent pas
être un devoir mais l'objet d'un libre choix.
A un niveau plus subtil, la jalousie semble avoir pour
modèle la monade et non la triade. L'une des pires fatalités
qui pèsent sur les relations à deux — et c'est le cas durant
toute l'histoire des relations conjugales — est que ces
deux personnes entrent dans des rapports symbiotiques
tels que chacun devient le parasite de l'autre et que cha-
cun se cache dans l'esprit de l'autre. On cherche A et on
le trouve dans l'esprit de B, on trouvera B dans l'esprit
de A ; on traversera ainsi une série d'intériorisations des
intériorisations de l'autre, et de l'autre intériorisé. De cette
façon, A et B deviennent invisibles et bénéficient de toute
la sécurité et de tout le calme que procure l'invisibilité
sociale. Voilà un mariage vraiment heureux, on le paye
simplement de la suppression de sa personne ! A et B dis-
paraissent au profit d'une entité composite A-B. C arrive
alors, il n'est le troisième qu'apparemment puisque A et B
sont une plutôt que deux personnes distinctes. C, être
illusoire, a des c relations » avec B, qui en tant que B est,
lui aussi, illusoire. A est troublé par ces relations. La < jalou-
Les deux faces de la révolution 49
sio > signifie ici que A se voit dans le regard de C. Autrement
dit, C c'est A regardant A : la violence avec laquelle
A et B ont supprimé leur existence autonome s'étend
maintenant à C, qui cesse d'être lui, quoi qu'il ait été
auparavant, et devient l'incarnation autoréfléchissante, jus-
que-là refusée, de A. Le résultat est la rupture soudaine
de la pseudo-unité symbiotique A-B ; A doit ainsi pour la
première fois se voir isolé dans le monde, affronter seul
l'avenir et faire de nouveaux choix à partir de sa nouvelle
situation de liberté non désirée. Il est maintenant respon-
sable de ses relations, à moins qu'il ne puisse assez rapi-
dement ré-inventer sa symbiose avec B ou avec n'importe
qui d'autre en prétendant qu'il ne s'est rien passé. B aussi
doit faire face à la séparation mais elle dispose, elle,
d'une source de réconfort Ses relations avec C ont une
certaine allure de normalité, mais elles cachent sous des
dehors sains la réalité suicidaire de la symbiose. Mais B
et C sont également libres de faire abandon de leur liberté
dans l'intérêt de la sécurité d'une pseudo-unité B-C.
Lorsque, entre gens vivant sous le même toit ou sur un
mode plus lâche, fait irruption la jalousie — quelle qu'en
soit la nature — mon expérience m'enseigne le caractère
indispensable de la présence d'une personne solide et
« avisée » qui permettra la révélation d'un haut degré
de vérité affective et la survie, puis plus tard le développe-
ment, de l'intégrité de tous. Cette dernière qualité consiste
plus ou moins pour elle à acquérir, par le travail et la
discipline progressive de la vie, une bonne connaissance
de la famille qu'elle a toujours présente à l'esprit et qu'elle
extériorise en la plaquant sur toutes les situations micro-
sociales ; elle inverse ensuite cette transposition. Tout se
passant sans bavures, les autres ne sont pas affectés par
ces altérations transitoires de la réalité. Son expérience
a familiarisé l'homme fort avec ce processus, il peut donc
50 Mort de la famille
le déceler chez les autres et agir comme si ce système
de passage de la famille intériorisée au monde extérieur
était, sinon clair, du moins pas trop déroutant pour tout
le monde. D ne s'agit ni qu'il devienne le thérapeute du
groupe ni qu'il déchiffre le va-et-vient entre les réalités
intérieures et extérieures et les falsifications propres à ce
mouvement. Il est néanmoins impératif que les personnes
concernées sentent qu'il a, lui du moins, l'intuition de
l'interaction de la réalité avec sa dé-réalisation et sa re-réali-
sation, puis qu'elles l'auront elles-mêmes ensuite. A l'origine,
il ne s'agit pas de savoir exactement ce qui se passe dans
le groupe, mais de se dire que puisque quelqu'un le sait,
on peut espérer le savoir soi-même. L'idéal serait qu'en
fin de compte tout le monde en sache assez pour assumer
le poids de la compréhension, déchargeant ainsi le
« savant », même si sa < passion » de comprendre les
hommes (Sartre) est grande. Le c savant » en saura peut-être
assez long pour être suffisamment aimable avec lui-même,
arrêter de savoir et donner ainsi leur chance aux autres.
€ Savoir », « comprendre » — ces expressions seront
peut-être éclairées par cette autre : « être témoin ».
H s'agit surtout de voir ce qui se passe entre soi-même,
ses proches et leurs relations. Ce qui, pour employer le
jargon consacré, peut sembler une réponse masochiste à
notre propre paranoïa, la poussant à l'extrême limite de
la mort ou de la folie de persécution. Le mot « voir »
peut être pris au sens littéral ou bien il peut signifier :
savoir ce qui se passe, le comprendre et ne pas être dans le
noir.
Quand un mariage se brise, je m'étonne encore du fait
qu'une aventure que l'un des partenaires a eue à l'insu
de l'autre devienne objet de jalousie et de colère. Or,
si l'on retraçait l'histoire de ces relations, on s'apercevrait
que le moment de la « trahison » était en fait un moment
Les deux faces de la révolution 51
de libération sexuelle et affective par rapport à l'autre.
N'empêche que la procédure de divorce se poursuit puisque
existe un faux ressentiment au lieu d'une réelle gratitude.
Au demeurant, le malheur du divorce, et le seul, est ,lg
malheur qui le précède : le mariage.
Il convient, maintenant, de préciser que les différentes
générations n'ont pas les mêmes possibilités. Nous nous
plaçons toujours dans le contexte du premier monde. Les
gens qui, aujourd'hui, entrent dans l'âge adulte et ceux qui
ont entre quinze et vingt-cinq ans Oe fossé entre ces deux
générations semble être d'au moins douze ans) ont un
problème commun, même si certains d'entre eux ne le
ressentent pas comme tel : c'est le besoin de relations fortes,
axées sur deux personnes et dont les autres se sentent tou-
jours exclus. H ne s'agit pas de savoir si ce besoin sera
celui de la génération qui est actuellement à l'école pri-
maire : de toute façon les édifices de la société bourgeoise
se lézardent si rapidement qu'elle aura, peut-être d'ici dix ans,
des possibilités de relations moins centralisées. On pourra
passer d'un schéma binaire à des relations polycentriques.
Il est néanmoins probable que chaque personne établira
une hiérarchie dans ses diverses relations-à-deux, en fonc-
tion de leur signification affective.
Pour l'instant, essayons d'être plus clair sur ces < rela-
tions fortes axées sur deux personnes ». A mes yeux, elles
n'impliquent en aucun cas la formation d'un système familial
clos, l'interdiction pour les deux partenaires d'avoir d'autres
relations marquantes ou la claustration des enfants à l'inté-
rieur du petit système « originel ». De nombreuses per-
sonnes se rendent maintenant compte que des relations
plus ou moins périphériques peuvent enrichir leur relation
centrale, en augmenter la qualité à tous points de vue et
en accroître l'intensité. Tempérons un peu l'euphorie idéa-
liste qui risque de surgir ici A certains stades de leurs
52 Mort de la famille
relations, l'un des deux partenaires ou les deux ensemble
peuvent éprouver le besoin de se faire certaines pro-
messes. L'un d'eux peut éprouver le besoin que l'autre
ne noue pas de nouvelles relations jusqu'à ce qu'il y ait
un plein accord sur le moment opportun. Personne n'est
évidemment obligé de faire ou de tenir de telles promesses,
le droit de dire < non » est fondamental. Par ailleurs,
étant donné le caractère rapace de notre société, étant
donné que nous intériorisons tous cette rapacité et que,
quelles que soient nos bonnes intentions, nous la repro-
duisons dans nos actes et nos relations, il semble plus
sage que deux personnes décident de restreindre tempo-
rairement leurs autres relations. Ce contrat est à l'opposé
du contrat de mariage, sur le point le plus essentiel : le
temps des relations.
Le contrat de mariage exige la soumission des besoins
personnels à un emploi du temps imposé de l'extérieur,
cette soumission signifie à son tour le déplacement de
notre temps social et de notre espace social dans le monde
des autres. Un tel vide s'installe alors en nous que nous
ne nous rendons même pas compte que le < temps donné »
bouffe notre propre temps. Prenons-en conscience et
essayons de le récupérer... Nous nous apercevrons xi te que
cela implique l'anéantissement de tout le système de sécurité
que nous avons péniblement élaboré ; ce sera aussi —
avec l'idée de « ce que nous faisons aux autres » — le
déferlement de la culpabilité ancestralement implantée en
nous. Nous pourrons alors renoncer dans le désespoir,
mais nous serons confrontés avec la deuxième face de la
culpabilité parce que nous instillerons notre désespoir à
tous ceux que nous aimons.
Pour en sortir, il nous faut apprendre que ce que nous
pouvons faire de mieux pour la libération des autres,
c'est ce que nous ferons de plus libérateur pour nous-
Les deux faces de la révolution 53
mêmes. Le plus libérateur, c'est aussi le plus joyeux, mais
il faut, ici, clairement distinguer la joie du bonheur. Le
bonheur repose toujours sur la sécurité, c'est-à-dire sur
une limitation apparemment confortable de nos possibi-
lités. La joie, elle, est traversée par le désespoir qui, en
bout de course, la rejoint. Alors que le bonheur est un
sentiment égal, monotone, dérivant de la sécurité, la joie
exprime pleinement et simultanément tout un spectre :
joie à un extrême, désespoir au centre, puis joie encore.
Selon mon expérience, il est rare, dans notre univers
culturel, de voir quelqu'un pleurer librement de désespoir.
Il est encore plus rare qu'une certaine joie soit absente
de ce désespoir. Que la libération, dès son origine, signi-
fie douleur immédiate et dur travail sur soi-même, il n'y a
là rien de mystérieusement paradoxal, c'est une consé-
quence de l'intériorisation d'une contradiction objective
de la société bourgeoise.
Deux personnes qui se donnent à elles-mêmes le projet
de relations évolutives, plutôt que d'accepter un schéma
figé, imposé de l'extérieur, ont au moins une chance de
respecter le cours naturel de relations pleinement vécues.
H y a par exemple, dans toute relation entre deux per-
sonnes, une fluctuation naturelle dans" l'intensité des désirs
sexuels. Il peut y avoir, d'un côté, ou des deux, d'assez
longues périodes d'inappétence sexuelle, irréductibles à des
« conflits névrotiques » solubles, et tous les efforts conscien-
cieusement déployés pour produire de la sexualité n'y
changent rien. Des rapports sexuels intervenant à l'extérieur
du couple peuvent supprimer cette inappétence à condi-
tion toutefois que sojt détruite une illusion : cette 3e la
quantification de l'amour.
L'amour, comme toutes nos expériences, peut évidem-
ment se réduire à un état de l'être, lui-même réductible
au statut de marchandise. Il devient une espèce de paquet
54 Mort de la famille
dont la taille est socialement réglementée et qu'aucune
relation spécifique ne peut accroître. On nous incite à
croire, puis nous croyons nous-mêmes que nous n'avons
qu'une quantité donnée d'amour à offrir, il nous faut le
croire. Si nous donnons à peu près tout notre amour à
quelqu'un, nous avons alors très peu à offrir à d'autres.
On arrive par cette algèbre naïve à ressentir tout acte
d'amour comme la diminution d'un capital intérieur. H me
semble que cette théorie marchande de l'amour découle
d'une trop grande schématisation de la structure de l'acte
d'amour. Cet acte se décompose en différents moments.
Prenons une personne A qui aime B ; A intériorise en un
certain temps une image plus ou moins complète de B,
ce laps de temps peut être de plusieurs années ou de
quelques secondes, dans ce dernier cas c'est parce que
l'amour n'a pas eu besoin d'une longue sédimentation ou
d'un engagement de longue durée. Nous pourrions en tirer
de longues considérations sur les racines de l'amour. Pen-
dant et après cette intériorisation, une autre démarche
1

a lieu, elle porte sur l'acte même d'intériorisation. Ce


deuxième acte — s'il doit démystifier une possibilité
d'amour — efface autant qu'il est possible nos intériori-
sations précédentes et donne à A une présence quasi
inaltérée de B ; sinon, ces intériorisations précédentes
s'accrocheraient à toutes les nouvelles et transformeraient
la présence potentielle de B, dans l'expérience de A, en
une relative absence. Si, par exemple, A identifie très
fortement, à un niveau dont il est à peine conscient, B
à sa mère, il ne peut, justement dans cette mesure, aimer B,
que l'identification rend absent ; or, on ne peut aimer en
dehors de la présence intérieure (on peut d'ailleurs être
assez heureux dans l'absence). A enregistre ensuite, dans
1. Il ne s'agit plus de chronologie ; « avant » et < après » se
rapportent maintenant à un temps subjectif.
Les deux faces de la révolution 55
l'expérience de B, son propre enregistrement de la présence
de B. La communication peut être verbale, non verbale
ou les deux. De toute manière, à cause d'une autre démar-
che de A, B reconnaît qu'il a été reconnu par A.
L'étape suivante dans la structuration de l'amour est
particulièrement significative. C'est B qui montre à A
qu'il reconnaît sa reconnaissance. Elle est significative
parce que ce que nous avons appelé acte d'amour de A
dépend, pour son existence même, de la démarche de B,
fût-elle subtile ou difficilement observable. Dans des rela-
tions sociales courantes, B peut refuser de reconnaître qu'il
a enregistré sa propre reconnaissance par A, de même
que A peut refuser de remarquer cette attitude. Les diffi-
cultés augmentent encore dans les relations dites thérapeu-
tiques au cours desquelles A (ici le « thérapeute ») doit,
pour rendre possible un amour cicatrisant, prêter attention
au refus de B. Nous parlons ici d'un amour assez discipliné
pour s'interdire les faux engagements qui violeraient, une
fois de plus dans le confort, le nécessaire respect du temps
de l'autre. N'oublions pas qu'il s'agit d'éviter un engloutis-
sement fatal.
Mais revenons en arrière, car jusqu'ici nous avons traité
des conditions nécessaires à la structuration de l'amour
plutôt que de sa définition axiale. Quand je parlais de
supprimer les traces intérieures, adhérentes, des autres pré-
sences, il s'agissait implicitement d'éliminer les éléments
étrangers qui pouvaient contaminer la nouvelle présence.
En d'autres termes, l'autre (B) peut être aimé ou haï, géné-
ralement les deux, sous la forme d'un autre non-A , et 1

non-A , non-A", représentant n'importe laquelle des intério-


2

risations de A. L'amour est déterminé par cette élimi-


nation progressive des sentiments transposés à tort sur
la nouvelle présence. On est maintenant libre d'aimer ;
s'accorder mutuellement la liberté d'aimer, c'est aimer.
56 Mort de la famille
Il est évident que si A est libre d'aimer B, il est aussi libre
de le détester, à condition que B lui en donne l'occasion.
Mais on peut supposer que si les sentiments négatifs trans-
posés sont assez profondément déracinés, il n'y aura plus
qu'un seul motif de ressentiment : le viol de la discipline
amoureuse, c'est-à-dire l'irrespect du temps interne néces-
saire à l'autre. « Donnez-moi du temps », cette phrase si
souvent murmurée à l'autre peut être comprise non comme
une demande d'amour, d'attention, de patience, mais
comme une expression confuse et pénible du désir d'aimer.
Mais qui pourrait attendre plus longtemps dans un monde
où le temps est tendu dans des ressorts de montre et où
il perd toute réalité parce qu'une pratique sociale obscure
le traduit en argent, en merde, en programmes et en anti-
travail ritualisé ?
Une expérience a eu lieu à Londres durant la dernière
décennie. Elle porte sur le développement des communautés
non hiérarchiques. Certains de leurs membres ont été ou
auraient été, en d'autres circonstances, catalogués comme
« fous », ou, pour employer notre jargon, comme « schizo-
phrènes » . Il me paraît opportun de parler de ces commu-
1

nautés ici, car, en dehors de leurs qualités intrinsèques


d'innovation radicale, elles ont des conséquences qui
débordent de beaucoup les limites étroites de la psychiatrie
et des « révolutions » en psychiatrie. Elles exigent une
complète réévaluation historique de tous les actes humains
attribués jusqu'ici à la folie. Elles permettront, je crois,
l'intégration dans nos esprits à tous de l'expérience de la
folie ; par cette intégration, nous éliminerons la peur au
profit de l'attention. La peur, qui était source de l'oppression
d'une minorité.
1. Communautés fondées sous les auspices de la Philadelphia
Association de Londres. La principale de ces communautés est
» KJngsley Hall ».
Les deux faces de la révolution 57
Dans un ordre d'idées plus pratiques, on découvre
que lorsque des gens se regroupent en communautés libé-
ratrices et sans références explicites à la psychanalyse,
les mêmes problèmes se posent toujours pour traiter les
troubles de certains de leurs membres, et la tentation
des mêmes solutions réapparaît toujours : violence repro-
duisant celle de toute la société, exclusion et isolement.
Puisque les communautés auxquelles je me suis référé
ont été abondamment décrites ailleurs, je me contenterai
d'énumérer certains de leurs principes d'organisation ou
plutôt d'anti-organisation.
Premièrement, il n'y a pas de diagnostic psychiatrique,
on évite ainsi le premier pas vers l'invalidation des per-
sonnes. En termes d'efficacité sociale, faire actuellement
un diagnostic, c'est transpercer le coeur de la gnose en
plaquant sur la réalité une pseudo-compréhension, c'est
perdre la possibilité de connaître l'autre qui est affecté par
le déplacement de sa réalité dans les limbes de la pseudo-
objectivité sociale.
Etiqueter quelqu'un « schizophrène », « paranoïaque >,
c psychopathe », « obsédé sexuel quelconque », « drogué »,
« alcoolique », c'est s'apprêter à torpiller une certaine
cité. Au bout d'un moment, et avec un peu d'c absence »,
appuyer sur le bouton de commande devient une affaire
tellement indifférente que c'est un non-acte. La bombe est
de l'action agissant sur elle-même pour se nier elle-même.
Nous aboutissons à une réelle dévastation des esprits
et des corps, même si nous nous sommes résolument atta-
chés à en oublier la raison.
C'est la dé-hiérarchisation de ces communautés qui
leur permet d'éviter le recours aux catégories erronées.
Il y a rupture soit progressive soit immédiate de la struc-
ture binaire des rôles : docteurs, infirmiers, et malades. Cer-
tains membres de la communauté, s'ils étaient transférés
58 Mort de la famille
dans des institutions hospitalières, seraient intitulés psychia-
tres ou patients. Dans les communautés, il n'y a que des
personnes, certaines sont plus directement en contact que
d'autres avec la réalité mouvante du groupe et avec les
changements intervenant en chacune des personnes. Les
gens qui possèdent ce pouvoir charismatique de la connais-
sance pourraient bien être d'ailleurs ceux que l'on nom-
merait « malades » dans un système conventionnel. En
somme, les communautés sont des lieux où les gens vont
pour être et non pour y être soignés ; être, c'est se vouloir
actif et vivant, c'est choisir d'abandonner la fausse passivité
du soigné ou, plus généralement, de tous ceux qui sont
agis.
Le principal aspect positif de l'expérience communautaire
est la garantie d'être toujours accompagné par quelqu'un
au cours de notre voyage en nous-mêmes. Cette « assu-
rance », pour retourner ainsi le langage bourgeois contre
lui-même, n'est pas celle d'une grande firme avec des
biens dûment énumérés dans la page financière du Times ;
elle repose sur une promesse implicite faite par une ou
plusieurs personnes à d'autres personnes. Si nous voulons
mener assez loin des expériences de désintégration puis
d'intégration personnelle, de déstructuration du modèle
de vie et de restructuration de ce modèle, nous avons
besoin de la présence, à nos côtés, de quelqu'un de neutre,
c'est-à-dire qui n'a aucun intérêt personnel en la matière.
Ce dont nous avons besoin, c'est de quelqu'un qui n'inter-
vient pas, simplement une personne qui n'est ni ne se croit
obligée d'intervenir. Quelqu'un qui laisse l'autre être . 1

1. Cela s'applique aussi à d'autres domaines médicaux que la


psychiatrie. Par exemple, combien de gynécologues sont capables
de laisser leurs patientes avoir leurs propres bébés ? Je suggérerais
qu'une partie des stages imposés aux gynécologues consiste à
écouter, au moins une heure par semaine, une patiente dire ce que
c'est que d'être femme.
Les deux faces de la révolution 59
En dehors de ceux que nous venons de voir, la com-
munauté antipsychiatrique a les mêmes principes que n'im-
porte quelle autre communauté. E en est ainsi, par exemple,
de la dialectique entre être-seul et être-avec-les-autres,
qui trouve sa synthèse dans ces allées et venues. Nous
pouvons la décrire par l'image d'une personne qui regarde
un match de tennis à la télévision et qui cesserait de
tourner la tête de droite et de gauche pour regarder
droit dans l'écran puisque après tout c'est là que ça se
passe.
Cette dialectique se reflète dans l'architecture du centre
communautaire. Elle repose sur l'existence de cellules indi-
viduelles — dans lesquelles d'autres peuvent emménager
à condition de le choisir librement — et aussi d'un lieu
de vie en commun où chacun peut passer autant de temps
qu'il le souhaite. Si quelqu'un le désire, il peut ne voir
personne pendant des semaines, des mois ou des années.
Quand il a besoin des autres, il sait où les trouver. Pour
pallier les difficultés qu'entraîne l'existence d'une cuisine
commune, territoire de rencontre obligatoire et donc pierre
d'achoppement de la communauté, on peut prévoir de
petites cuisines individuelles.
Un autre principe, lié au précédent et commun à tous
les groupes, est le respect du droit qu'a chacun de dire
non aux demandes et aux vœux des autres. Ce refus
peut être temporaire ou permanent, mais dans les deux
cas il faut' y prêter attention. Passer outre serait ne pas
respecter le temps qui nous est nécessaire et qui est une
synthèse du temps extérieur (social, biologique) et du
temps interne. C'est aussi le temps nécessaire pour produire
cette synthèse.
Autre principe : savoir que quelqu'un sait. L'expression
de ce principe peut revêtir plusieurs formes. L'une d'elles
est la rencontre de notre famille en présence d'un média-
60 Mort de la famille
teur, de sorte que pour la première fois nous la voyons
objectivement comme la quasi-totalité qu'elle a voulu cons-
tituer. Elle domine notre vie de l'intérieur de notre esprit
et renforce cette domination par toute une série de manœu-
vres extérieures — entraves, pièges, etc. — si subtiles que
nous pouvons imaginer être l'objet d'hallucinations para-
noïaques. La présence, fût-ce pendant une heure, d'une
seule personne expérimentée, permet de se sortir la famille
de l'esprit et de la placer dans un champ de vision
totale.
Si notre mère connaît les tréfonds de nous-mêmes, qu'en
est-il d'une situation où quelqu'un d'étranger à la famille
est au courant de cette connaissance de nous-mêmes que
la mère acquiert de l'intérieur ? Si nous, les enfants,
apprenons que le connaissant peut être connu, alors la
communauté pourra même offrir un espoir de libération
aux parents et, au-delà, aux psychiatres.
A l'occasion d'expériences dans ce type de communautés,
nous commençons à poser des questions qui sont appa-
remment aussi dépourvues de sens que celles-ci : < Quelle
différence y a-t-il entre l'hôpital pour malades mentaux
et l'université ? Pourquoi ces hôpitaux ne peuvent-ils deve-
nir des universités et vice versa? » Leur allure extérieure
est similaire : blocs administratifs, départements divers,
maisons, laboratoires, thérapie rééducative, etc. Certaines
universités sont entièrement clôturées et, de leurs loges,
les portiers surveillent entrées et sorties. Le plus drôle
c'est que probablement personne n'en sort jamais et qu'en
tout cas personne n'y entre.
Ces deux institutions sont dominées par la fausse solli-
citude, de type paternel-maternel, que déploient les gardiens
à l'encontre des < gardés ». Les deux institutions sont de
bonnes mères (L'aima mater), aux seins pleins de l'antique
poison, calmants de toutes sortes, allant de la bonne pilule
Les deux faces de la révolution 61
pour le bon malade au bon poste pour le bon diplômé.
Toutes deux sont terrifiées par la sexualité et donc par
toute forme de relation humaine. Toutes deux sont dirigées
par d'insignifiants serviteurs du temps, serviteurs d'une
société esclave du temps. Ces petits êtres moroses, pâles
et anonymes, ne peuvent se justifier à leurs propres yeux
de leur servitude qu'en asservissant ceux qui pourraient
très bien prendre les choses en main. Ils le pourraient,
justement, dans la mesure où ils ont moins peur que leurs
prétendus mentors et où ils n'ont pas, eux, besoin de struc-
tures de sécurité aussi périmées qu'inutiles.
De telles considérations nous amènent à l'étude de
communautés que l'on pourrait, d'une façon archaïque,
appeler spirituelles, ésotériques ou gnostiques. La révolu-
tion, telle qu'on peut maintenant la définir dans le premier
monde, devra permettre au mouvement de masse d'assi-
miler des activités libératrices sur le plan personnel, comme
la < thérapie », mais aussi des activités « spirituelles »
en un certain sens. Je vise ici la dissolution des fausses
structures personnelles dans lesquelles notre éducation
nous fait vivre, la destruction de notre propre image incul-
quée de force par les gens les plus proches, les plus
aimables, les mieux intentionnés : nos parents et nos
professeurs. Il est certain que nous ne devons leur témoi-
gner ni générosité ni compassion tant que nous ne leur
avons pas clairement montré que nous refusons désormais
d'être étranglés par la corde qui est autour de leur cou.
Notre libération est le plus court chemin vers la solli-
citude à l'égard des autres.
Une tâche que je donnerais à la révolution, c'est l'uni-
verselle libération d'une spiritualité complète : toutes les
expériences religieuses, quelles que soient leurs traditions,
reviendraient ainsi aux temps où elles n'étaient pas encore
institutionnalisées, bureaucratisées et dépersonnalisées. Elles
62 Mort de la famille
ne concerneraient plus que la personne dans sa confronta-
tion avec elle-même, à l'intérieur des communautés où
chacun ne convertit que soi. B s'agit de prendre conscience
qu'il n'y a rien au-delà de la rencontre avec soi ; plus
brutalement, il s'agit de se rencontrer soi-même et puis
de décider si l'on veut poursuivre ces relations.
Parmi toutes les possibilités oubliées que nous devons
retrouver, il en est deux qui sont primordiales. La pre-
mière consiste à se souvenir de ses rêves, à rassembler
les morceaux épars des structures détruites, devenant ainsi
nous-mêmes l'anatomie de nos rêves. La seconde est
l'exploration de toutes les possibilités de se tuer. Le vrai
suicide est, précisément, le suicide que nous ne commettons
pas. Le suicide le plus authentique de notre ère — après
celui du Christ — est probablement celui de Kirilov dans
les Possédés de Dostoïevski, et il est forcément fictif.
Les communautés doivent donc avoir deux fonctions.
Réinventer la possibilité d'enregistrer ses rêves, d'abord
seul, puis au moins avec une personne. Retrouver les fan-
tasmes suicidaires perdus depuis l'adolescence, et les visions
enfantines de la mort. Parler librement aux autres de ces
fantasmes.
Au début de ce chapitre, j'écrivais qu'il était nécessaire
de revoir, dans ses fondements, la signification de la
révolution dans les pays du premier monde, dans certains
pays du tiers monde comme l'Argentine, où 60 % de la
population est urbanisée, et dans les pays comme l'Afrique
du Sud et Israël, où la stratégie impérialiste a rompu l'ap-
partenance soit au premier monde soit au tiers monde.
Cette révision doit, je crois, provenir d'expériences micro-
sociales acquises dans des confrontations au sein de
groupes. Si nous admettons que la guérilla urbaine sera la
stratégie du premier monde, nous devons reconnaître qu'il
y a une multitude d'armes à utiliser. Les cocktails Molotov
Les deux faces de la révolution 63
seront certainement utiles dans une révolte d'étudiants
et d'ouvriers, le pillage des magasins et l'incendie des
institutions antirévolutionnaires sont des anticrimes orga-
nisés qu'appellent les conditions objectives d'une révolte
du ghetto noir.
Mais il y a aussi d'autres bombes à jeter.
Je considère comme un acte révolutionnaire de dépasser
les principaux éléments des conditionnements micro et
macro-sociaux. Accomplir, en plusieurs mois ou en plu-
sieurs années, ce dépassement vers une affirmation spon-
tanée de sa totale autonomie est, en soi-même, un acte
définitif de contre-violence à l'égard du système. Ce
mouvement indique que la personne est prête comme peu
de gens le sont, mais il dépasse aussi l'échelle individuelle.
En effet, les communautés représentent un potentiel révo-
lutionnaire considérable parce que, par un long travail,
elles prouvent la possibilité de relations viables et pro-
fondes, différentes des relations bourgeoises qui ne sont
ni libres ni créatrices, mais ne font que reproduire la cellule
familiale et ses répliques.
J'ai écrit dans un précédent essai qu'il était nécessaire
1

de créer des Centres Révolutionnaires de Conscience. E


s'agirait de groupements spontanés, non institutionnels, qui
agiraient en dehors des structures bureaucratiques for-
melles : usine, école, université, hôpital, office de radio-
diffusion, institut ou galerie d'art. Dans ces groupes, la
personnalité de chacun serait préservée, il n'y aurait pas
de sérialisation ; les gens ne seraient pas obligés, comme ils
le sont dans les institutions actuelles, de faire la queue pour
attendre un autobus qui ne vient jamais ! Par la vertu
de l'exemple, quantité d'autres groupes champignonne-
raient. D'ailleurs, sans programme, ils émergent déjà. Le
1. « Beyond Words », in The Dialectics of Liberation, Ed.
Benguin, Londres, 1968.
64 Mort de la famille
caractère révolutionnaire de ces groupes repose sur l'explo-
sion de la contradiction entre la société bourgeoise qui
maîtrise tout, qui rend les gens anonymes, les ordonne, les
range en catégories et ces gens justement, qui, malgré
tout, veulent crier leur nom et annoncer leur œuvre à
la face du monde. En fait, ils veulent se montrer au monde
parce qu'ils sont en mesure de commencer à se voir
eux-mêmes.
Les choses ne peuvent en rester à ce niveau de subversion
rapide résultant d'une libération personnelle. La libération
totale ne viendra qu'avec une action efficace à l'échelle
macro-politique. Les Centres Révolutionnaires de Conscience
doivent donc devenir aussi des Éases Rouges. L'action
macro-politique doit être essentiellement négative, elle doit
employer tous les moyens possibles pour paralyser les
structures bourgeoises. Elle peut recourir à une imitation
révolutionnaire des formes du pouvoir bourgeois. Struc-
ture rapace : elle dévore les gens, consume leur travail
et évacue les résidus non assimilables sous forme de
salaires, de camps de vacances indécents, etc. Pourquoi
alors ne pas l'imiter et se montrer aussi rapace qu'elle ?
Après tout, on peut difficilement être plus moral. Autre-
ment dit, quand le patronat ou l'administration universitaire
font des concessions, demandons et arrachons-en plus,
jusqu'à ce qu'ils comprennent qu'au départ ils n'avaient
rien à donner. Puis, quand nous aurons détruit cette
structure familiale trompeuse, nous n'aurons plus qu'à
empêcher sa reconstruction. La révolution n'est pas un
acte historique, mais l'histoire elle-même, la Révolution
permanente. Nous pouvons aussi démontrer que le seul
pouvoir des structures bourgeoises est le pouvoir dont nous
les investissons par notre soumission. Pour y arriva, il
suffit de les démanteler par quelques actions simples,
mais mises au point avec soin.
Les deux faces de la révolution 65
On peut recourir à des tactiques plus classiques : la
grève et le sit-in, mais en les débarrassant, par un travail
à l'échelle micro-politique, de leurs préoccupations stric-
tement alimentaires. Dans le premier monde, il ne faut
pas seulement plus de pain mais plus de pain et beaucoup
plus de réalité. Ce n'est pas mâcher notre pain que nous
voulons ; nous voulons détruire le système pour connaître
enfin le goût de nous-mêmes.
Fin de l'éducation :
ce n'est qu'un début

Nous n'avons rien appris, nous ne sa-


vons rien, nous ne comprenons rien,
nous ne vendons rien, nous n'aidons
en rien, nous ne trahissons rien, et
nous n'oublierons pas.
Affiche tchèque pour la liberté

Nous devons d'abord débarrasser le champ du discours


de préjugés concernant l'éducadon et, par conséquent, rayer
de la carte des notions telles qu'examens, diplômes, divi-
sions entre les enfants, division entre écoles primaires et
secondaires, ségrégation effectuée en fonction de l'âge et
du sexe, durée des études déterminées par des examens,
thèses ou compositions qui sont des rites crétins de passage
amenant le candidat de limbes absurdes à d'autres limbes
auxquels il est censé croire, etc.
Il est facile de justifier la suppression de ces rites
superficiels et fanatiques qui pervertissent les réalités de
l'initiation dans le sens d'un endoctrinement simpliste et
d'un conformisme qui abuse les gens au point de leur
faire perdre toute faculté critique. Essayons d'apporter
quelques éclaircissements sur cette question, déjà en partie
explorée.
Fin de l'éducation : ce n'est qu'un début 67
Nous devons donner ici à l'éducation un sens très
large, faute de quoi elle continuera d'avoir des effets
assassins, ceux de la corde passée autour du cou de la
victime étranglée.
L'éducation est un processus de totalisation du moi
à partir des interactions de la formation personnelle conti-
nue et de l'influence que les autres exercent sur lui tout
au long de sa vie. Par formation, on entend ici l'émergence
d'un certain type de personne qui condense des fragments
particuliers d'expérience ; c'est-à-dire le dépassement de la
contradiction sujet-objet, dans la mesure où la personne,
et elle seule, synthétise ces deux entités, utilise activement
les moments passifs de son expérience et observe passive-
ment son activité et celle des autres jusqu'au stade où
l'observation elle-même devient un acte, et ainsi de suite.
De plus, l'expression « tout au long de sa vie » ne se
réfère pas à une durée biologique, chiffrable en années.
Elle n'exclut pas que nous puissions, en un certain sens,
vivre et avoir des expériences avant et après les faits
biologiques que sont notre naissance et notre mort, pas
plus qu'elle n'exclut la possibilité de construire une phéno-
ménologie à partir d'expériences de ce genre.
Examinons les plans qui décident pour nous de notre
vie, bien avant notre naissance véritable ou celle de
nos parents et de nos grands-parents. Nous aussi, d'ailleurs,
nous déterminons la vie des autres. Nous laisserons de
côté, pour l'instant, les conséquences de ces plans quant
à notre mort physique.
Les recherches accomplies durant les deux dernières
décennies sur la genèse de la schizophrénie montrent bien
à quel point la folie devient intelligible si on comprend
le système de communication qui sous-tend la cellule
familiale. Les plus récentes de ces études prouvent qu'il
est extrêmement important, pour parfaire cette intelli-
68 Mort de la famille
gibilité, de remonter jusqu'à la troisième génération de
la famille du < fou ». Je dirai même jusqu'à la quatrième,
et plus loin encore, dans un passé si ancien qu'il n'existe
dans le souvenir conscient d'aucun des membres de la
famille qu'il connaît.
Ce passé lointain est ressaisi dans les rêves, dans les
« expériences psychotiques » et dans certains états dus
aux drogues ; mais je crois aussi à la nécessité de tenir
compte de certaines expériences actuelles, convenablement
structurées. Elles doivent devenir la préoccupation première
de l'éducation. Je le crois parce que ce que j'ai dit de
la compréhension des prétendus schizophrènes s'applique
aussi à la vie de n'importe qui, une fois éliminée la préten-
tion à la normalité.
J'illustrerai ce point par un rêve critique qu'a fait
un jeune metteur en scène juif de trente et un ans. Il
avait quitté la maison à vingt-trois ans, définitivement
pensait-il, et avait épousé une jeune fille d'un pays connu
pour son antisémitisme. Leurs relations traversaient une
période de crise. Lui suivait de nombreuses séances psycha-
nalytiques, tant en famille — à cause d'une jeune sœur
qui avait eu une dépression « schizophrène » — que
seul, à cause de sa « crise conjugale » et de son < inhi-
bition au travail >. Il fit alors un rêve. Ce rêve aurait
pu être celui de n'importe qui. Il semblait s'adresser à
travers lui à des masses de gens inconnus mais parfai-
tement déterminés. Une phrase revenait en leitmotiv :
« J'ai perdu le livre. » Il rêvait qu'il entrait dans une
maison d'un village arabe du Moyen-Orient. Après un
intermède dans le rêve, au cours duquel il eut des rapports
avec une fille blanche et une fille noire, il sortit par le
toit de la maison, arriva dans un paysage désert, atterrit
sur une hutte. Il y rencontra un ancien rabbin. Il s'assit
sur un tout petit tabouret devant le rabbin. Tous les
Fin de l'éducation : ce n'est qu'un début 69
sentiments de persécution éprouvés au cours de la première
partie du rêve s'envolèrent et firent place à un sentiment
de perte et de tristesse. Tout à coup, il éclata de rire
et tomba de son tabouret. Cela tournait à la farce bouf-
fonne, et, avec le Sage, il riait à perdre haleine. D se
réveilla avec la sensation très forte que « ce n'était pas
seulement son rêve ». En un certain sens, il avait remonté
son cordon ombilical jusqu'à son véritable point d'attache,
puis le cordon s'était rompu dans les éclats de rire,
laissant le jeune homme isolé dans le monde et voyant
l'autre en tant qu'autre.
Il faut, je crois, beaucoup réfléchir au fait que la vie
intra-utérine (et nous ne parlons pas ici de ce qui se
passe avant) ne représente pas les sept ou huit dixièmes
de l'iceberg, mais peut-être — pour jouer avec les chif-
fres — jusqu'aux neuf dixièmes de l'expérience que nous
vivrons jamais. L'influence de la vie intra-utérine n'est
certes pas limitée aux neuf premiers mois : à un certain
niveau, nous la subissons toute notre vie. Comment avons-
nous pu oublier et maintenant comment nous rappeler
la cascade de sang dans l'aorte abdominale de notre
mère, son mouvement régulier, discipliné, biologique, répé-
tant comme un écho timide le battement du cœur plus
lointain, et ses borborygmes calmes et nerveux mais bien
plus spontanés ? Comment avons-nous pu oublier et com-
ment retrouver l'incroyable orchestration de sa respiration,
le crissement de ses muscles qui se tendent et se détendent ?
Ses mains qui sentent nos mouvements ? Le docteur et
la sage-femme qui nous palpent avec compétence mais
sans attention ? Les produits pharmaceutiques pour nous
garder et ceux pour se débarrasser de nous ? Les fantasmes
développés par notre mère à cause de ceux que d'autres
— très loin dans l'histoire — ont développés à son
endroit ? L'enroulement de nos nerfs et la connaissance
70 Mort de la famille
de la possibilité génétique de leur imperfection ? La déter-
mination irréversible de notre sexe qui nous met au
défi de pouvoir de temps à autre en changer par la suite ?
Notre arrivée dans la lumière crue de la clinique entre
des mains pleines de devoir, mais vides de plaisir ? Le
bruit des instruments chromés ? Les doigts importuns et
impératifs de la sage-femme qui nous incitent à attendre
ou à rebrousser chemin ? C'est au moment où « ils »
sont prêts qu'ils décrètent que nous sommes empressés
de naître. Puis, dans une sorte d'orgasme, nous arrivons
et sommes déposés dans une écuelle, prêts à être consom-
més : ultime infanticide commis par un monde d'êtres
sans chair, squelettiques. Nous hurlons et accessoirement
nous gonflons nos solides poumons, mais ce cri reste dans
les mémoires comme celui que nous ne pousserons jamais
plus — à moins de le retrouver plus tard en roulant à
tombeau ouvert, toutes vitres fermées. Notre corps ne sera
jamais plus un lieu de protestation ou d'action, mais il peut y
avoir d'autres formes de protestation au droit inné, sup-
primé à la naissance, de crier « non » au monde. Non !
recommençons et ce sera mieux cette fois-ci parce que
ce sera notre fois. Les docteurs et les infirmiers devront
arriver à notre heure et trouver leur heure dans la nôtre.
L'inverse, c'est l'accoucheur-fossoyeur de Beckett. H attend
dans ses tombes fraîchement creusées que l'enfant glisse
de l'utérus maternel dans ses mains. Ces mains sont celles
de notre mère et les nôtres.
En réalité, nous traitons ici de l'éducation dans sa
phase critique. Cette éducation est double : celle de
la personne qui naît et celle de la mère, du docteur et
de la sage-femme. Êduquer les adultes revient à les ouvrir
à l'expérience de l'enfant afin que les résonances de
leurs expériences retrouvent leur origine : l'expérience
de la naissance. Celle-ci leur est, je crois, davantage extirpée
Fin de l'éducation : ce n'est qu'un début 71
par un processus conscient d'anti-éducation que refoulée,
au sens classique de la psychanalyse. Dans la théorie
de Freud lui-même, le concept de refoulement est à la
fois spécifique et déterminé et le refoulement opère sous
la forme d'un enseignement pré-réflexif, de la mère à
son enfant, au cours de la première ou deuxième année.
Ce qui veut dire que l'enfant intériorise des aspects de
la présence de sa mère qui excluent le souvenir de l'expé-
rience de la naissance et que la mère a non seulement été
confrontée à la même situation avec sa propre mère, mais
à une foule d'expériences sociales consciencieusement et
consciemment destinées à faire oublier l'enfant. En effet,
il n'y a pas d'étape de l'expérience humaine qui soit
davantage soumise à des tabous que celle de la naissance
et de la mort, sans parler des expériences qui précèdent
la naissance et qui suivent la .mort. La délimitation des
tabous de l'inceste et, plus généralement, de la sexualité
était une introduction historique nécessaire aux machina-
tions plus grandioses de l'homme qui canalise sa terreur
dans l'interjection : Non !
Nous voyons alors ce qu'est la fonction du refoulement,
cerné par une multitude de manœuvres conscientes qui
peuvent être minées de façon plus ou moins concrète
et contre-attaquées par une nouvelle éducation. Avant
de laisser la petite fille être son propre bébé, on la manipule
en lui offrant des bébés-objets (les poupées les plus « par-
faites » sont les plus chères), pour lui apprendre à oublier
l'expérience de sa naissance et de son enfance, à ressembler
à un enfant au lieu d'être son propre enfant, et si plus
tard elle veut revenir à cette enfance, elle sera puérile,
régressive, hystérique, etc. Elle est élevée de manière à
être une mère comme sa mère et comme toutes les autres
mères à qui on a appris non à être elles-mêmes, mais
à être « comme des mè'es ». Cela me rappelle une histoire
72 Mort de la famille
que m'a racontée un de mes collègues. Aux Etats-Unis, un
jeune homme qui, évidemment, a été ensuite jugé psycho-
tique, fit sauter avec une bombe à retardement l'avion
plein de voyageurs dans lequel sa mère partait en vacances.
Il lui avait auparavant envoyé une carte pour la fête
des mères avec l'inscription suivante : < A quelqu'un
qui a été comme une mère pour moi. » Peut-être bien
que cette bombe à retardement est sous chacun de nos
sièges, en ce moment même, parce que nous confondons
les innocents et les coupables et que nous les confondons
parce que notre compulsion inhibitrice nous pousse à
poser cette question. A cet égard, quelle différence n'y
a-t-il pas entre nos destins et ceux des guérilleros traqués
au Vietnam, en Angola ou au Brésil ! Us s'accrochent à
leur fusil et disent en une métaphore aussi appropriée que
possible à leur façon de parler : c Je suis ici, je suis moi-
même, laissez-moi être et laissez-moi choisir ceux avec qui
je veux être parce que sinon... »
Le mouvement qui va du refoulement à la répression
pure et simple est aujourd'hui très clair : le refoulement
peut être modifié et socialement adapté mais, pour l'essen-
tiel, il nous colle à la peau afin de collaborer, quand
c'est possible, au c bien social ». La répression peut être
tortueuse et habile, elle peut prendre la forme d'un libéra-
lisme trompeur, mais en réalité elle revient à s'armer
soi-même de toutes les armes disponibles. La paranoïa,
comme fantasme réductible, a fait son temps. La persé-
cution, réalité sociale, tient le terrain. S'il nous reste des
fantasmes paranoïdes et des difficultés avec notre sur-
moi, il se peut que leur liquidation active passe par leur
utilisation. Si cela nous regarde de très près, nous pouvons
désirer que la psychanalyse, le plus efficace des moyens
de libération que nous ayons, échappe à une utilisation
réactionnaire. A un moindre degré, nous pouvons simple-
Fin de l'éducation : ce n'est qu'un début 73
ment vouloir supprimer le terrain de la réaction politique,
qui est l'enseignement assidu de la non-expérience.
Tout cela nous ramène à la situation des jeunes qui
se battent pour leur libération, pour un avenir différent de
celui que leur assignent, amoureusement et par procuration,
parents et professeurs. Ces derniers sont incapables de
former une association pour leur propre salut sans, imman-
quablement, tout mélanger sous prétexte des enfants.
Le mauvais projet est ici, manifestement, de chercher à
se libérer en transformant les parents : On serait enfin
libre, s'ils l'étaient enfin. Les parents, eux, s'en sortent
en se servant de « leurs > enfants comme de parents et
en absorbant leur agressivité. C'est, évidemment, une façon
de punir les enfants quand ils se prennent eux-mêmes en
main, retirent aux parents leur « moi » ou tentent par
d'autres moyens détournés de conquérir leur autonomie.
La cellule familiale bourgeoise ne semble pas pouvoir
fonctionner sans ces renversements de rôles qui confirment
a posteriori le système des rôles. Au cours de ce double
renversement, l'enfant doit à tout prix unir les membres de
sa famille, ou plutôt, c'est au prix des tranquillisants les
plus chers de la liste officielle de la Sécurité sociale. E
s'agit, une fois de plus, d'annuler l'ordonnance par laquelle
on voudrait nous anéantir.
Si l'on ne peut pas changer ses parents, si l'on est assez
généreux pour leur laisser avoir leurs problèmes à eux,
on peut du moins envisager de changer les professeurs.
Les instituteurs auraient peut-être à subir une dangereuse
mutation : celle qui transforme un substitut des parents en
une personne. Si l'instituteur (il s'agit d'ailleurs plus souvent
d'institutrices) est la première personne déterminante pour
l'enfant hors de la famille, comment pourrait-il mettre
en évidence cette extériorité sans invoquer la censure ou
la démission des autorités locales en matière d'éducation
74 Mort de la famille
nationale ? De la même manière, comment les assistants
de facultés et les professeurs de lycée pourraient-ils éviter
ce sort ? La réponse n'est pas facile. D nous faut, sans
nul doute, marquer sans ambiguïté notre position dans
le système et être de plus en plus clair sur ce que nous
voulons apprendre. Je dis bien apprendre, parce que,
enseigner, c'est tout simplement collaborer. Il fabt que le
plus grand nombre possible de professeurs, d'élèves et
d'étudiants se retirent. Il faut, en liaison avec des mouve-
ments similaires dans d'autres institutions, arriver à para-
lyser sa propre école ou son propre collège, aussi défini-
tivement que possible. Il faut, enfin, déjouer tous les plans
visant à nous récupérer par l'isolement dans un ghetto ou
par n'importe quel autre moyen . 1

Le hic est de savoir où s'échapper.


Je propose une structure parfaitement mobile et dë-hiérar-
chisée, en perpétuelle révolution, ce qui lui permettra
d'engendrer d'autres révolutions susceptibles de dépasser
sa propre structure. L'Université — ou plus exactement
ce que, arrivé à ce stade de l'histoire, il convient d'appeler
anti-universités, contre-universités, universités libres ou par
quelque autre terme de ce genre — est un réseau assez
a

1. Depuis le soulèvement de mai 1968 en France, les autorités


tentent de rassembler en un seul lieu , tous les penseurs radicaux
afin de faciliter la suppression d'un nouveau mode de pensée. Un
exemple criant fut l'expulsion de Jacques Lacan de l'Ecole normale
supérieure, sous un prétexte absurde, et la proposition subséquente
qui lui a été faite d'enseigner à Vincennes.
2. Je ne pense pas seulement aux universités libres, créées spon-
tanément au cours de révoltes dans des universités existantes. On
peut citer des expériences très différentes de celles que j'ai décrites
ici, comme le Nouveau collège expérimental au Danemark, l'Uni-
versité libre de New York, l'Anti-université de Londres. Cette
dernière est subventionnée par l'Institut d'Etudes phénoménologi-
ques, une anti-organisation c fantôme » qui a aussi « organisé »
à Londres le Congrès sur la dialectique de la libération (Cf. David
Fin de l'éducation : ce n'est qu'un début 75
étendu de gens, mettons de cinquante ou soixante per-
sonnes à deux ou trois cents. S'il y en avait davantage,
le principe unificateur du groupe serait la possibilité pour
chacun de présenter un compte rendu détaillé de son
expérience de travail à quiconque a choisi de l'entendre,
en prenant lui-même l'initiative de cet arrangement. Il
peut, évidemment, parler aussi de l'expérience de n'importe
qui d'autre dans le groupe, de tout le groupe ou d'une
quelconque autre partie du groupe. Inévitablement, cer-
tains chef^ou professeurs charismatiques attirent à eux des
groupes, mais le fond de leur nature charismatique consiste,
dans ce contexte, à ne pas s'approprier le charisme des
autres. Ils permettent ainsi à certains groupes de se déta-
cher du groupe initial en emportant avec eux leurs propres
foyers charismatiques ; ceux-ci sont alors répartis de manière
à pouvoir garder des rapports avec le groupe d'origine
ou à n'en pas garder si ce n'est pas nécessaire. De toute
manière, on rompt là, définitivement, avec l'opposition
enseignant-enseigne généralisée par la bureaucratie univer-
sitaire.
L'ensemble des interactions du groupe résulte d'une
affirmation unanime d'intérêt et d'attention, mais ce
consensus est discipliné par l'autorité d'une ou de
plusieurs personnes du groupe. Ce n'est pas de l'autorita-
risme. C'est exactement le contraire. A certains moments,
on arrive, par nécessité, à désirer qu'une question soit
traitée scolairement et rigoureusement par une personne
donnée, ou qu'une série d'investigations sur un point précis
soient organisées par la personne la plus compétente en
la matière. H est néanmoins significatif que la vraie
discipline et la rigueur ne puissent se développer que
dans la liberté et la confiance. Les € références » que
Cooper, The Dialectics of Liberation, éd. Penguin, 1968), et qui
disparaît et reparaît à volonté. Il y en a d'autres.
76 Mort de la famille
Ton demande à celui qui fonde un groupe sont des
travaux accomplis dans l'écriture, la parole, la libre création
ou la politique. Tout cela pris dans un sens très large :
ainsi l'expression corporelle ou une folie totalement assumée
et dépassée sont des exemples de créativité. On ne demande
aucune autre référence à personne, il n'y a pas de limite
d'âge, pas d'examens et pas de diplômes. Si quelqu'un
a besoin d'une attestation concernant son activité dans
le groupe, tous les membres du groupe, lui compris, four-
niront un rapport détaillé sur son travail. Pour jouer
le jeu, une attestation spéciale pourra être délivrée par
un « professeur » dont la réputation est établie à l'extérieur.
H n'y a aucun moyen de contourner la difficulté de
gagner sa vie dans un monde prérévolutionnaire. Les
gens devront donner des leçons, utiliser des bourses accor-
dées pour des travaux universitaires ou user de n'importe
quel expédient.
Les cellules fonctionnent soit comme antidote au sein
d'une université ou d'une école officielle, soit dans une
indépendance totale. Dans ce cas, elles fonctionnent à
partir de la base, dans certaines entreprises, ou se réunissent
dans des maisons particulières des pubs ou des cafés.
A l'avenir, on pourra peut-être utiliser les églises et non
plus seulement la salle de réunion attenante. Le groupe
tout entier est responsable des finances et de l'entretien
des locaux.
Dans le premier cas, on a la chance de pouvoir s'appro-
prier les installations de ceux qui s'approprient les cer-
veaux. Leurs équipements seront annexés par les cellules
1. Ainsi, par exemple, dans l'anti-université à laquelle j'ai parti-
cipé ces deux dernières années, les réunions étaient organisées dans
des maisons ou des appartements privés ; le lieu de rendez-vous était
communiqué de bouche à oreille pour qu'il ne soit connu que le
jour même de la réunion.
Fin de l'éducation : ce n'est qu'un début 77
afin, entre autres, d'y manger, dormir et faire l'amour.
Le personnel universitaire pourra collaborer, mais on refu-
sera toutes les pressions exercées par la hiérarchie officielle.
Le libre accès s'applique aussi au personnel non ensei-
gnant et à n'importe qui venant de l'extérieur de l'Université.
Ceux qui viennent de l'extérieur sont invités à présenter
longuement leur travail.
A ceux qui objecteraient que ce développement « anar-
chique » pourra rendre impossibles les études techniques,
la médecine ou les sciences, par exemple, je répondrai
que les groupes que j'ai décrits sont un complément
humain de la technè. L'enseignement technique se poursuit
évidemment, mais il n'est plus seulement technique. En
outre, au lieu d'être transmis par des cours magistraux
qui peuvent, de toute façon, être polycopiés et joints aux
manuels, il aura lieu dans des séminaires restreints où le
contact des esprits favorise un total « apprentissage ».
Là encore, les examens écrits et les interrogations seront
abolis. L'appréciation doit se faire dans le travail et non
pas être l'objet d'une magouille angoissante, ridicule et
inappropriée.
Une des principales fonctions de la cellule est de trans-
cender la différence entre enseignement et thérapie. Il
y aura là un obstacle : c'est la tendance profonde à limiter
l'activité du groupe à la thérapie au sens classique du
terme. Ici se reflète la différence entre les animateurs qui,
dans la pratique, ont essayé d'être thérapeutes, et ceux
qui ont essayé d'enseigner. Les enseignants, souvent, ne
savent pas trop quoi faire devant le désir de thérapie
exprimé par le groupe ; le thérapeute, lui, a du mal à
relier son expérience à une théorie suffisamment générale.
La solution n'est pas que le professeur et le thérapeute
entrent dans le groupe pour apprendre à dépasser cette
différence d'origine, mais qu'ils soient « enseignés » et
78 Mort de la famille
< thérapeutisés » par ceux qui, dans le groupe, sont capa-
bles de le faire. Bien sûr, ils peuvent avoir à attendre.
Bien sûr, un compromis peut être atteint, au terme duquel
plusieurs professeurs et thérapeutes se réuniront pour exa-
miner leurs problèmes impitoyablement, et sans réprimer
les critiques, ouvrant leur groupe à tous les membres des
diverses cellules qui sont intéressés à venir et à commenter
les commentaires sur leurs travaux respectifs.
Il y a actuellement, dans le premier monde, un besoin
universel de professeurs suprêmes, de maîtres à penser
qui, même s'ils ne pouvaient résoudre tous nos problèmes,
nous indiqueraient du moins le chemin à suivre pour y
arriver. Une des caractéristiques les plus marquantes de
l'impérialisme culturel n'a pas seulement été d'imposer au
tiers monde les modèles culturels du premier, ce qui est
déjà assez violent, mais d'avoir pillé toute la sagesse des
autres civilisations. Il en résulte une mystification réaction-
naire qui ignore tout du mysticisme. Si, par exemple, cer-
tains éléments du bouddhisme mâhâyana sont exportés à
l'Ouest, sans égards pour les différences critiques dans
la réalité sociale entre le Bhutan et San Francisco, il s'en-
suit une sorte de quiétisme qui collabore parfaitement avec
le système d'exploitation. Les vrais mystiques ont toujours
été très attentifs à la nature de la société environnante ;
et, en ce sens, ils ont été de vrais hommes politiques.
De la même manière, quand nous parlons d'une Uni-
versité révolutionnaire et d'un renouveau du sens des
études, comprenant alors tous les niveaux de l'expérience
humaine et débordant les limites des bâtiments et des
1

programmes scolaires et universitaires, nous devons, je


1. Paradoxalement, les étudiants de la « London School of Econo-
mies », qui essayaient d'échapper à l'institution, furent obligés d'y
retourner pour occuper le vide de l'Université d'un peu d« réalité
humaine.
Fin de l'éducation : ce n'est qu'un début 79
crois, redéfinir le sens du mot c professeur > afin qu'il
englobe des fonctions et des manières d'être qui viennent
d'autres lieux de la planète et d'autres âges. Ainsi, la
vraie fonction du professeur se rapproche de celle du
prophète. Le prophète, à travers son présent, voit dans
son passé et dans tous nos passés, et puis dans nos futurs.
Il se désintéresse de son propre futur pour clarifier tout
le futur autour de lui. Il ne se considère pas comme excep-
tionnel parce qu'il sait qu'il ne fait que mettre au jour
un potentiel d'enseignement qui préexiste en chacun de
nous et il sait que ce potentiel est parfois plus grand
chez ceux qui lui prêtent le moins d'attention. En vérité,
il ne présente pas aux autres une vision des choses, il
suggère le moyen d'arriver à une co-vision qui naîtrait
de leur rencontre. Quand il parle dans un groupe, il
rencontre, et il le sait, certaines personnes ; hors de ce
type de relations, il n'y a qu'un rassemblement de ceux
qui ne peuvent qu'écouter sans comprendre. Le prophète
plaide toujours : « Si vous m'entendez, vous vous entendrez
vous-même enfin, et nous pourrons alors nous écouter les
uns les autres et savoir où nous en sommes et où nous
allons. »
En revanche, le guru, qui est un pseudo-messie (d'ail-
leurs tous les messies sont des pseudo-messies), impose-
rait plutôt sa vision et aurait tendance à avoir des disciples
plutôt que des compagnons. Il est seul et unique chef, alors
que le professeur prophétique est celui qui découvre des
dons de prophète chez les autres, lesquels acquièrent ainsi
une sorte de priorité. A cause de la similitude, on peut
penser aussi au principe qui opère en politique. Le faux
leader est simplement une présence chimérique dont le
charisme artificiel de « grand homme » est passivement
régurgité par des processus non humains, institutionna-
lisés : c'est le cas de Hitler, Churchill, Kennedy, etc.
80 Mort de la famille
Ce sont des hommes comme Fidel Castro et Mao Tsé-
toung qui incarnent le vrai principe du commandement ;
ils commandent en refusant pratiquement d'être des chefs,
en ce sens qu'ils extériorisent leurs qualités de commande-
ment de façon que le cerveau de milliers de gens s'anime
de leurs propres qualités de commandement et que chaque
personne devienne source unique de combat.
Une des principales fonctions du professeur est de
détruire progressivement l'illusion dominante de l'impuis-
sance. Il faut absolument aider les gens à prendre cons-
cience que, non seulement à l'Université, mais dans toutes
les institutions de notre société, le pouvoir de l'élite diri-
geante et de sa bureaucratie n'est rien, rien que le pouvoir
dont ces gens refusent de se charger et qu'ils confient
à d'autres individus qui leur sont extérieurs. Il devient
facile alors de récupérer ce pouvoir, il suffit d'agir contre
les < règles », et cet acte lui-même transforme ce pou-
voir illusoire pour eux en vrai pouvoir pour nous. Je
suis toujours sidéré par le peu d'intérêt que les gens accor-
dent à certaines conversations décisives qu'ils ont avec
d'autres. Si nous parlons de nous avec pénétration à
quelqu'un, ou si nous lui parlons de lui avec la même
perspicacité, ce réseau de contacts, multipliés à l'infini
avec d'autres, peut avoir des conséquences stupéfiantes.
Malheureusement elles ne sont, en général, pas appréciées
à leur juste valeur. Un regard assez pénétrant peut changer
les relations de cette personne avec sa famille et même
ses relations dans un réseau plus vaste. Ainsi, un seul
regard porté par une personne « ordinaire » sur sa
propre réalité ou sur une plus vaste réalité sociale peut
affecter des centaines de personnes. Si cette compréhen-
sion s'exerce plus d'une fois, l'influence estspippçrtionnel-
lement plus grande. Ceux qui expriment < des déceptions
énormes » quant à l'extension de leur influence sur
Fin de l'éducation : ce n'est qu'un début 81
l'esprit des autres, ou qui expriment l'idée de liens avec
des gens éloignés, ou l'idée d'être influencés par d'autres
également éloignés ne font, en réalité, qu'exprimer une
expérience concordant avec ce que je viens de dire. Mais,
moi, je le fais en termes intolérables pour la société. Eux,
après s'être fait octroyer le statut de victimes, se font
récupérer par la société en incluant, par exemple, dans
leur réseau d'influences, des institutions aussi absurdes
que Scotland Yard, la reine d'Angleterre, le président
des Etats-Unis ou la B.B.C. En réalité, l'aspect essentiel
de leur discours, une fois débarrassé de son vernis super-
ficiel, est plus vrai que tout ce que peuvent représenter
les institutions banales auxquelles ils se réfèrent servilement
Un jeune homme que j'ai connu ressentit à un moment
critique de son existence que sa vie était totalement
ravagée par la fausseté extérieure, que celle-ci oblitérait
tant ses relations immédiates que ses rapports sociaux, au
point qu'il décida d'envahir, seul, la B.B.C. Son but
était de crier la vérité sur cette fausseté qu'il avait décou-
verte, et de la crier pour la première fois. Son invasion
fut parfaitement non violente et totalement verbale ; il
se peut même qu'il ait, pour la première fois, énoncé une
certaine vérité sur les ondes de la B.B.C. Cela ne l'empêcha
pas d'être enlevé par une bande de flics et soumis aux
électrochocs à l'hôpital psychiatrique de son quartier.
Jusqu'ici, il semble encore impossible, dans notre culture,
de recevoir sans angoisse et sans panique une communica-
tion qui élude les platitudes stériles et évasives du discours
social courant.
Affamez vos porcs 1

Les gens sont, de toute évidence, des cochons ; les


institutions humaines sont, de toute évidence, des porche-
ries, des élevages de porcs et des abattoirs. Le « pourquoi »
de cette « évidence » est le cours même de l'histoire.
Les cochons se roulent dans la boue avec la même satis-
faction que nous dans notre boue écologique, les émana-
tions et les ordures de nos villes et de nos campagnes.
Les cochons détruisent souvent leur progéniture ; nous
en faisons autant, mais avec des raffinements tortueux
d'humanistes. Les modèles de saloperie négligente et de
cannibalisme gratuit sont très proches chez l'homme et
chez le porc.
Les parents bourgeois et conventionnels sont tout à la
fois un énorme cochon bisexué et une gigantesque usine
de bacon. Voilà leur ambiguïté fondamentale. Ceux qui
s'échappent par une issue de secours ou sous un déguise-
ment d'ouvrier finissent en général dans une grande man-
geoire à gorets, une prison ou un autre abattoir. D'autres,
peu nombreux, après un dur travail et beaucoup de peine,
arrivent à s'enfuir et deviennent sains d'esprit. Ceux-ci
portent inévitablement un prophétique fardeau.
Nous, nous finissons par nous rouler dans des flaques
1. Ou vos porcs-épics, si vous êtes piqués par ce que je vais dire.
Affamez vos porcs 83
de boue assez profondes pour nous ensevelir, ou nous
nous laissons frire sous la voûte d'un crématoire et trans-
former en bacon trop croustillant ; nous gardons au chaud,
par la même occasion, les pieds pannés de notre parentèle.
Croyez bien que ce n'est pas par hasard que les jeunes
révolutionnaires américains traitent de cochons (pigs) les
flics et leurs collaborateurs, les psychiatres et plus généra-
lement toutes les fausses autorités. Traiter quelqu'un de
porc, c'est l'identifier clairement. L'autre injure qu'ils
emploient : « baise-ta-mèr-e » (mother-fucker), est plus
ambiguë, en ce sens qu'elle peut simplement signifier une
limitation de la sexualité à la mère, ou une libération du
tabou de l'inceste.
En dépit de son cannibalisme, le cochon est, du point
de vue génito-anal, l'animal le plus accueillant du monde.
H offre à tout venant son trou du cul pourvu d'une lèvre
inférieure saillante. Si nous reconnaissions cette bestialité
accueillante, peut-être cesserions-nous d'être les bêtes que
nous sommes pour les autres. Nous pourrions cesser d'être
cette bête étrange qui se traîne vers Bethléem pour y renaî-
tre et que Yeats décrivait dans un poème qui exprimait
sa théorie conique de l'Histoire. Nous pourrions peut-être
1

devenir de vrais prophètes et non de faux messies, cesser


de murmurer et délivrer enfin aux autres de vrais messages.
Le faux messie ne fait qu'exorciser les mauvais esprits du
fou, les introduire dans le porc et les précipiter du haut
du Capitole. Le vrai prophète, par son exemple, montre
aux autres comment mater les forces démoniaques, les
contenir dans la personne et finalement les rendre ami-
cales. On se demande quel a été le sort ultérieur de l'homme
qui fut si violemment exorcisé par le Christ, l'homme qui
disait s'appeler légion parce qu'il portait en lui tant d'ima-
1. Et Cooper ajoute : ou con-ique, car en anglais con signifie
aussi escroc (N.d.T.).
84 Mort de la famille
ges intérieures, archaïques, familiales et préfamiliales. Je
crois que cette parabole est claire : la folie a quitté le
fou, mais pour autant elle n'est pas morte avec le porc,
elle est restée dans l'air, disponible pour tout le monde.
La folie, bien que singulière dans chaque cas, flotte dans
l'éther humain. Elle est une tentative pour voir et cons-
truire un monde nouveau et plus vrai après avoir déstruc-
turé le vieux monde conditionné. Cette déstructuration
doit être totale.
Mais revenons à nos cochons. En italien, les expressions
porco dio et porca madonna sont considérées comme des
blasphèmes. En réalité par ces invocations — on les pro-
nonce en levant les yeux au ciel — nous implorons notre
fusion porcine avec Dieu et la Madone : « Elevez-moi
de cette terre porcine jusqu'à votre hauteur. » Nous voyons
donc que ce sont bien des invocations et non des blasphèmes.
Les blasphèmes anglais et français sont simples. « Merde »
signifie que vous, ou quelque chose, êtes de la merde,
ou que vous devriez aller chier. « Foutre » ou « va te
faire foutre » sont des expressions dénuées de toute inten-
tion transcendantale et sont en fait antisexuelles. L'injure
polonaise < va baiser ta mère » est également immanente.
Les cochons n'ont rien à y voir.
Si les cochons avaient des ailes, comme on dit, tout
pourrait arriver. Il se peut bien que les cochons aient
des ailes mystérieuses, invisibles et que nous ne les voyions
pas parce que nous avons peur que « quelque chose
ne se produise ». Dans ce cas, nous sommes tous des cochons
qui avons soit des ailes invisibles soit des moignons d'ailes.
On peut faire réapparaître les premières à tous moments,
mais les secondes risquent d'empêcher à jamais l'envol
et l'ascension, même en rêve.
Ce n'est pas pur hasard si Cerletti a découvert les
traitements par électrochocs dans les abattoirs de Rome
Affamez vos porcs 85
où les cochons étaient tués par électrocution. Ceux qui
ne mouraient pas manifestaient certains changements dans
leur comportement. Cerletti commença alors à faire infli-
ger des chocs électriques à des malades mentaux pour les
faire changer de conduite ; de la même manière, Hitler
extermina « expérimentalement » soixante mille malades
mentaux, et c'était aussi pour < améliorer la race > !
On est très proche du livre classique de Kallman, ce
généticien qui mit au point des moyens pour éliminer les
individus génétiquement inférieurs, purifier la race et
par conséquent élever le niveau intellectuel de l'huma-
nité ! Beaucoup de psychiatres qui attribuent à la folie
des causes génétiques et physiologiques ont été influencés
par les travaux de Kallman, malgré sa méthodologie dou-
teuse et les découvertes ultérieures qui les contredisent
Mais le cochon, comme nous, est toujours plein de
peine, ce que confirme la légende du Chinois dont la
maison brûla et dont les cochons furent rôtis. E mit son
doigt dans un des cochons mais le retira précipitamment
parce qu'il s'était brûlé. Il suça son doigt douloureux et
lui trouva un goût délicieux ; c'est ainsi que fut découvert
le porc rôti. Nul doute que, d'après cette histoire, il y
ait eu, dans l'incendie de la maison, une intention dissi-
mulée. Toute nourriture est un sacrifice caché, toute gour-
mandise, de la nécrophilie déguisée.
Le porchumain revêt plusieurs formes. On a pu voir,
dans une boucherie de Londres, une affiche montrant une
fille nue : des lignes parcourent son corps et désignent les
divers quartiers de viande : poitrine, jarret, etcfLe problème,
c'est que les gens ne remarquent pas cette violence faite
aux femmes transformées en purs objets d'abjection. Et
que .les femmes semblent jusqu'à présent encore, moins
la remarquer^
Le désir peut viser certaines parties du corps humain,
86 Mort de la famille
la personne entière, un groupe ou même des classes
entières. Le désir oral est peut-être le mieux compris.
Les mères ont souvent l'impression que leurs bébés sont
goulus au point qu'ils voudraient avaler tout leur sein, pas
moins ! Et, bien entendu, si les enfants ne sont pas soignés
ou tenus selon « leurs besoins instinctifs », ils réclameront
plus de nourriture qu'ils n'en ont objectivement besoin.
Ce désir oral se retrouve chez les gens qui abusent de
drogues et d'alcool. H est évident qu'il faut — au-delà
de la situation orale infantile — interpréter psychanaly-
tiquement ces comportements à plusieurs niveaux. Le canni-
balisme est une forme suprême du fantasme de désir, mais
dans la pratique c'est un rite ou une manifestation immé-
diate de la faim (cf. le film de Pier Paolo Pasolini,
Porcherie).
Mélanie Klein a si bien traité du désir à ce niveau
que j'en examinerai tout de suite les autres formes et,
pour commencer, le désir d'évacuation. E se manifeste
dans le besoin excessif de chier ou de péter sur les gens,
de pisser de haut sur eux et de leur cracher au visage
à cause des provocations excessives qu'ils nous font subir.
E atteint des limites psychotiques — nous prenons ici
ce terme dans son acception classique — avec l'emploi
de bombes et de fusils. Ce fut le cas du massacre de
Song-My Lai au Vietnam, belle démonstration du désir
d'évacuation. Que quelqu'un l'éprouve au point de lâcher
la bombe H ou de déclencher une guerre chimique, c'est
une autre affaire.
L'essence profonde du désir est d'être autodestructeur.
Finalement, ce que nous mangeons, ce sur quoi nous
chions, ce à quoi nous nous soumettons, c'est nous-mêmes !
Le troisième type de désir concernant certaines parties
du corps est la rétention. E est manifeste que lorsqu'un
enfant retient ses matières fécales, alors qu'elles seraient
Affamez vos porcs 87
un cadeau applaudi par sa mère, il est, d'une certaine
manière, gourmand ; il y a aussi dans cette maîtrise de ses
actes un sens développé de l'égo-isme. Plus mystérieuse
est la rétention du bébé dans l'utérus. Je ne crois pas un
seul instant que ce soit l'effet d'une peur gourmande de
la mère. Je crois qu'il y a une complicité de désirs qui
incite le bébé à rester dans sa mère. Chacun des deux
consomme l'autre avec avidité, au moyen d'un susurrement
viscéral, d'un murmure qui traverse le cordon ombilical,
les intestins, les vaisseaux sanguins, l'urètre, etc. Si nous
voulons comprendre quelque chose à la prématurité et
à la post-maturité, il nous faudra avoir quelque compréhen-
sion de ce langage viscéral. Si — comme c'est souvent
le cas — le désir est mutuellement satisfait, une inter-
vention brutale n'est pas nécessaire. Mais j'ai bien peur
que cette satisfaction mutuelle ne constitue pas la vraie
structure du désir. La gourmandise nécessite une cassure
violente entre le gourmand et l'objet de sa convoitise. La
solution la plus immédiate de cette situation est que le
gourmand analyse sa gourmandise et que l'autre se retire,
du moins momentanément, ,de la scène où se joue le
désir, si pénible cela soit-il.^ L'expérience m'a prouvé que
l'avidité provient rarement de privations réelles, mais
qu'elle est due à des fantasmes de privation, qui doivent
être explorés^ Plus exactement, la gourmandise ne provient
ni de privations réelles ni de fantasmes, mais d'un excès
d'amour qui engendre un état où nos yeux imaginaires
sont plus grands que notre estomac métaphysique. Les
gens qui éprouvent ce type de gourmandise sont comme
des enfants malades d'avoir mangé trop de gâteaux d'anni-
versaire.
Avant sa naissance, le bébé doit sentir qu'il est (et
être ressenti comme) une entité humaine séparée, quoique
associée. La mère, pour cela, peut palper son abdomen et
88 Mort de la famille
sentir la personne autonome qui y est logée : le plus sûr
moyen est encore que les parents fassent l'amour durant
la grossesse- Le choc du pénis sur le col de l'utérus fait
clairement ressentir à l'enfant qu'il est < autre », altérité
qui est ici le contraire de l'aliénation, de la fusion, de
la confusion et de la perte d'identité d'une personne dans
une autre ou au cours d'un processus de travail. Ces
principes sont précisément démontrés dans l'anamnèse
quand elle est convenablement menée par le travail psycha-
nalytique. On a affaire, en réalité, à une remémoration
de l'expérience plutôt qu'à un souvenir simple et mécanique.
Une personne en cure peut, à un moment donné, retraver-
ser les réactions fœtales qu'elle a eues lors du coït parental,
oans le savoir et sans s'en souvenir au sens courant du
mot .
1

Nous devons enfin considérer le désir qui s'adresse


à des personnes dans leur totalité et qui surclasse toutes
les envies partielles précédentes. Plusieurs motifs peuvent
inciter des personnes à se grouper. Certaines souhaitent
maintenir leur autonomie et leur intimité (pas la cachot-
terie !), alors que d'autres veulent reproduire les structures
familiales et tendent à annexer l'autonomie des autres :
ce viol est encore un aspect de l'avidité. Mais s'il prévalait
— ce qui, en général, se fait avec la complicité des
autres — le réseau de relations se déferait en provoquant
souvent toute une série de désastres personnels. Ce réseau
peut également être saboté par le désir effréné d'applaudis-
sements et de célébrité.
Nourrir les gens selon les impératifs de la production.,
c'est aussi de l'avidité. Le besoin d'engouffrer des données
humaines dans des ordinateurs, c'est encore de l'avidité.
1. U&e autre manifestation est la rétention de ses règles par une
femme qui veut un enfant, non pas naturellement, mais comme
substitut d'un désir.
Affamez vos porcs 89
D y a aussi des désirs de génocide, comme celui du
gouvernement des Etats-Unis qui vise à consommer le
peuple vietnamien.
Il semble que, dans le premier monde du moins, nous
soyons tous des gorets affamés. Je crois bien que je vais
renoncer au bacon !
L'autre rive de la thérapie

Gâte, Gâte, Paragate, Larasangate bodhi, svaha.


Parti, parti, parti vers cet autre rivage,
arrivé sain et sauf sur cet autre rivage.

L'une des illusions les plus grotesques qui pervertissent nos


projets individuels ou collectifs est la notion de « fin
parfaite ». Il faut dire aussi qu'il semble plus raisonnable
et plus estimable de se donner un but précis dans
l'existence ! Oui, vraiment, comment pourrions-nous faire
autrement ?
Cette notion de fin prend forme, en général, dans
l'image de relations parfaites et libératrices qui ont expulsé
toute négativité au profit d'une union amoureuse parfaite.
Elle peut aussi se tapir dans l'image d'un voyage idéal
qui nous conduira enfin < là-bas » (d'où venons-nous
pour devoir arriver « là-bas » ? quel est cet endroit ? où se
trouve-t-il ? Autant de questions que nous ne nous posons
évidemment pas). On peut aussi se donner pour fin un
travail adéquat qui nous réaliserait, ou bien l'orgasme
parfait qui fondrait en une seule et même nature harmo-
nieuse notre animalité et notre spiritualité. Mais nulle
part le grotesque ne se manifeste avec plus d'éclat que
dans l'idée de maturité, fin souvent recherchée par la
psychothérapie. En vérité, la maturité n'est qu'une braderie
L'autre rive de la thérapie 91
au profit des valeurs dominantes de la société bourgeoise,
elle résulte d'une pléthore de conscience individuelle, mais
dans une totale méconnaissance de la portée historique
d'une telle dépossession de soi
Pour moi, la maturité a un sens précis. H faut < être
un homme » pour vivre pleinement la femme que nous
sommes. Il faut être plus qu'un homme, un « homme
mûr », pour vivre pleinement la réalité de l'enfant que
nous sommes. L'homme mûr est le véritable homme-enfant
puisque, lorsqu'il remonte suffisamment loin dans son
enfance et sa prénaissance, il découvre finalement en
lui-même une vieille et sage femme-homme qui témoigne de
l'expérience de la maturité. Cette maturité peut très faci-
lement pourrir en nous si c'est notre heure — l'heure
propice —, si nous sommes sur le point de devenir blets.
Nous devons en tout cas nous éloigner du sens courant
des mots c homme, femme, enfant, maturité, vieillisse-
ment », et des constructions « père, mère, enfants à soi,
frères, sœurs », et ainsi de suite.
Pour redresser l'idée de maturité et la remettre sur
pied, nous devons simultanément réexaminer ce qui passe
pour être son contraire : la névrose. Pour apprendre à
se défaire de ce mot, il faut voir les choses ainsi :
la névrose est un état de l'être auquel le « névrosé »
donne une apparence puérile, à cause de sa peur de
la peur des autres face à la puérilité. La société bourgeoise
exclut, avec un mépris total, les idiots dostoïevskiens.
Le « névrosé » est précipité sans ambiguïté dans la peur
sociale, ce qu'il doit, sans malignité, considérer comme
une bénédiction. Cette peur naît face à la folie, à la puéri-
lité, à l'être-avant-ses-origiiies. Elle risque, à chacun de
nos gestes, de déclencher une coalition qui a pour but
de supprimer tout acte spontané dont la résonance
archaïque dérange la société. « Dans » la « névrose », on
92 Mort de la famille
accorde aux réactions des autres une primauté sans fonde-
ment ; ensuite, avec complicité et complaisance, on invite
leur peur à nous envahir. La névrose est donc une stratégie
complexe, toujours battue en brèche et dont l'enjeu est
de retrouver nos têtes d'abord, nos corps ensuite, et
puis...
La névrose, au moins, va dans le bon sens. Elle n'est
pas « quelque chose qui cloche ». Toute thérapie bien
comprise élimine les complexités inutiles de la stratégie
et renforce presque didactiquement, dans la conscience,
des tactiques quotidiennes qui permettent d'éviter des ennuis
et l'invalidation sociale. Quand je parle de thérapie, je
parle de nous tous en tant que thérapeutes, dans la
mesure où nous perpétuons la dualité soignant / soigné.
Néanmoins, le temps du thérapeute doit être discipliné en
vue d'une utilisation plus large par certaines personnes
sélectionnées et non élues. La thérapie agit par la remé-
moration d'un certain nombre d'associations qui ne privent
pas la personne de sa propre liberté d'associer. Le travail
du thérapeute réside essentiellement dans cette pratique,
il se fonde sur la conscience que, de toute manière, dans
ce contexte de relations, personne ne peut priver qui
que ce soit de quoi que ce soit. Le thérapeute coupable
éprouve continuellement le sentiment de ne pas en donner
assez. Mais le crime est axé sur la culpabilité et non sur
le don et le refus. C'est quand le thérapeute se soucie
de lui-même à travers les autres que la thérapie peut avoir
ses conséquences les plus destructrices. Pour qu'il y ait
progrès thérapeutique, il faut d'abord une phase où le
thérapeute ne se déguise pas et ne recourt jamais aux
absences classiques. Puis une phase ouverte où toutes les
fluctuations sont possibles et pendant laquelle le thérapeute
tâte le terrain. Enfin, la phase ultime de la thérapie,
où deux personnes peuvent se rencontrer et où s'effondre
L'autre rive de la thérapie 93
le système binaire soignant / soigné, analyste / analysé,
docteur / malade. Le moment qui a précédé celui-ci est
engendré comme temporalité, non pas à l'intérieur d'une
des deux personnes, mais dans une région qu'elles créent
entre elles par la totale interaction de leur système temporel.
Quelqu'un vient voir le thérapeute. H a des « symptômes
névrotiques » ou bien des « symptômes psychotiques
précoces ou latents » articulés dans un langage cohérent
qui exprime, sur un mode connu, la détresse ou la peur.
Si la personne est assez subtile, elle prend soin de ne
pas tomber dans les stéréotypes de la psychiatrie, à savoir :
la phobie dans un de ses aspects prescrits, ou une des
cinq ou six, ou cinquante ou six cents formes de la
paranoïa. Elle décide alors de s'approprier certaines struc-
tures du langage pour exprimer ce qu'elle ressent face
aux commentaires subtils de ceux qui la perçoivent comme
bizarre, ou, dans un sens plus diffus, comme dérangée.
Ou alors, elle décide de parler des répercussions ou des
vagues ou des résonances ou des altérations kinesthési-
ques qu'elle perçoit immanquablement, quand « elle va
vers les autres ». Il y a là un problème. A ce stade de
l'histoire, le psychiatre de formation classique est battu
d'avance et le psychanalyste formé de la même façon
peut retourner en classe. Le schéma d'interprétation classi-
que fondé sur la relation intérieur-extérieur, introjection-
clivage-projection-réintrojection, peut encore être utile. D
ne fait en réalité que retracer la très vieille étymologie
du mot therapeia (un des sens de ce mot est « servir »
les autres) qui fait du service rendu le centre de la
thérapie. La notion de service a perdu sa pertinence sociale,
sauf quand elle cautionne l'invalidation ; les expressions
1

« soigner », « pourvoir aux besoins » ont aussi perdu


1. En Angleterre, dans certains hôpitaux psychiatriques, il est
de tradition à Noël que les docteurs visitent « la » chambre et
94 Mort de la famille
toute pertinence sociale. (En anglais, ces expressions se
disent ministering ; avec le préfixe ad, cela donne :
administring.)
Mais ne minimisons pas le problème : quelqu'un vient
vous voir avec des symptômes c névrotiques » qui sont
peut-être une réalité urgente et détournée. Celle-ci est
axée sur la quête désespérée d'une possibilité de survie
dans le monde normal hors duquel on ne peut qu'abdiqua
la réalité personnelle première dont on vient juste de
retrouver la piste.
Quelqu'un vint me voir dont les symptômes, dûment
dénombrés, se montaient à sept Cette personne se souve-
nait d'un mythe qui semblait coïncider avec le nombre
de ses maladies. Voici le mythe : un groupe, un corps de
sept hommes sages qui portaient des lunettes. Les verres
avaient été remplacés par des miroirs. Il est facile, par
une simple recherche étymologique, de considérer ces
symptômes comme un tout. Il faut peut-être un peu plus
d'efforts et beaucoup plus de thérapie pour y voir un
ensemble originel, qui ne pouvait absolument pas croire
en lui-même, jusqu'au moment où il trouva au fond de lui
un miroir ou une série de miroirs construits à partir de
rien, si ce n'est de sa propre immatérialité. Les symptômes
sont un moyen d'introspection et d'autodestruction, mais,
à ce stade, le moi est faussement substantialisé comme un
but à atteindre : nous devons être ou devenir nous-mêmes.
Un professeur de psychiatrie qui faisait passer l'examen
de psychopathologie avait l'habitude de demander aux
étudiants pourquoi les schizophrènes se regardaient sou-
servent le dîner de « leurs » patients qui, quelques heures plus
tard, redeviendront des schizophrènes chroniques et irrécupérables.
L'ironie est qu'il y a une certaine vérité de sentiments dans cet
échange affecté. Il y a là une faible source de chaleur qui se
trouve éteinte dans les « communautés thérapeutiques > moins
féodales.
L'autre rive de la thérapie 95
vent dans les miroirs. La réponse qu'il attendait était :
c Pour s'assurer qu'ils sont bien là. » En réalité, les gens
qui risquent l'appellation de schizophrènes se regardent
dans les miroirs pour voir, au travers de l'apparence
sociale, leur moi, leur moi-et-les-autres et enfin le néant
qui, pour l'individu, est la réalité de son moi. Le reflet dans
un miroir n'est pas un projet qui vise à nous rassurer sur
notre insuffisance ontologique ou sur l'insuffisance de notre
présence au monde. Au contraire, nous voulons par là
ne plus nous voir nous-mêmes, nous voulons voir à travers
nous, qui sommes limités, relatifs et circonscrits par le
regard des autres. Peu de gens peuvent supporter cet auto-
regard pon relatif plus d'une minute ou deux sans ressentir
qu'ils deviennent fous, c'est-à-dire qu'ils s'anéantissent. C'est
pourquoi les gens n'utilisent pas les miroirs pour se regarder
avec la possibilité de voir au travers, mais pour contem-
pler des fragments d'eux-mêmes, leurs cheveux, le maquil-
lage de leurs yeux, l'arrangement de leur cravate. Si nous
n'étions pas passés par cette fragmentation rapide de l'image
dans un miroir, nous croirions encore que se regarder
c'est voir à travers soi-même. Si nous considérons notre
vie comme une trajectoire linéaire, surgissant d'un passé,
traversant le présent pour aller vers l'avenir, nous risquons
de sombrer dans l'illusion — à laquelle échappent les
fous — d'une fin qui, définissant cette trajectoire de façon
topographique, la différencierait des courbes des autres
vies et des diverses courbes sociales et conférerait ainsi
un sens à notre vie.

La Personne
96 Mort de la famille
Voici ce qui se passe : nous nous emparons d'un lambeau
du néant de notre futur et nous le transformons en un but
quasi concret, posé sur la trajectoire de notre vie. Il
obscurcit notre vision parce que nous cherchons déses-
pérément à le voir. Nous vivons alors pour cette fin trom-
peuse que nous avons réifiée et hypostasiée et, dans la
mesure où nous en vivons, nous en mourons. Toute action
dont le sens nous est extérieur nous tue. Peut-être devrions-
nous poser maintenant que la signification n'est rien d'autre
que le néant du point géométrique où nous sommes en
ce moment et que traverse la trajectoire de notre vie. D
se peut que Dieu ait assez de problèmes pour ne pas
s'occuper des nôtres, surtout de ceux le concernant, comme
une sorte de banquier, garant des buts de nos vies. Si nous
étions assez compatissants, nous devrions savoir que son
plus grand problème est de ne pas être Dieu. La trajec-
toire n'est peut-être que la courbe du caillou que nous
avons jeté dans le monde qui est nous ; nous ne sommes
certainement pas aussi solides que le caillou que nous
essayons d'être, mais on peut concevoir que nous sommes
l'acte de le jeter et certainement un moment de sa chute.
Déplaçons un peu la métaphore : nous sommes peut-être
l'endroit qui n'existe plus, d'où venait la marée de Hokusai.
< Nous » lançons un caillou dans la mare qui est
« nous ». Il tombe au fond. Nous sommes « cette chute
au fond » et nous sommes les rides (les vagues de la
marée, tsunamis) qui se forment depuis le point de contact
du caillou avec la surface de l'eau qui n'est plus là puisque
le caillou l'a abandonnée pour un endroit où nous ne
sommes pas non plus (le fond de nous-mêmes). Une vraie
phénoménologie des sciences physiques doit traiter de
l'apparition de l'action et de la disparition des objets. Une
vraie phénoménologie de l'être se fonde sur la conscience
de sa non-apparition, conscience issue d'une expérience
L'autre rive de la thérapie 97
critique de l'absence. Autrement dit, le moi est toujours
le lieu d'où nous venons et celui où nous allons, mais
l'apparition de notre venue est la disparition de ce lieu
qui est toujours laissé sans existence dans le passé, dans
le futur et évidemment dans le présent
La prise de conscience de la non-substantialité du moi
est à la base de ce qui est, probablement, l'expérience la
plus radicale et la plus modifiante de toute la thérapie :
l'essentielle ironie qui est au centre des situations les plus
difficiles que nous pouvons traverser. Cette ironie peut
être définie à deux niveaux : il y a, premièrement, une
reconnaissance totale et douloureuse du « problème » ;
en second lieu, ce qui importe, c'est seulement cette cons-
cience de la problématique, et non l'immatérialité du moi
qui se lamente sur tous les problèmes. Le problème doit
être vu, cette vision est indissolublement liée au regard
qui traverse le moi. Et nous rions, nous rions avec celui
qui voit à travers nous et qui voit que nous regardons
à travers notre propre moi. La douleur demeure, mais elle
peut, sans perdre sa valeur en tant que douleur, devenir
l'objet d'une joyeuse partie de ballon. Les plaisanteries
que la conscience lance au travers d'une réalité à la fois
explosive et implosive repose sur une reconnaissance
concomitante de l'absurdité de la notion d'un moi affligé
par la douleur/On peut, évidemment, être douloureuse-
ment affecté par quelqu'un, mais c'est là, du moins, une
situation franche et en un certain sens cela ne pose pas
de problèmes : on sait où on en est} La problématique
plus mystifiante et plus difficile à laquelle je fais ici allu-
sion est liée à l'idée de quelqu'un se désolant lui-même à
cause du problème. Si les êtres « relatifs » sont ceux qui
soumettent leur propre regard à celui que les autres posent
sur eux, les êtres « relations » donnent la priorité à une
fausse altérité en eux, au détriment de leur véritable iden-
98 Mort de la famille
tits. Nous réfléchissons sur nous-mêmes, de sorte qu'il y a
le moi réfléchissant et le moi sur lequel le moi réflé-
chissant réfléchit ; de plus, on peut réfléchir sur le moi
réfléchissant et d'une façon réfléchie décider de l'éliminer
et, simultanément, annuler la décision en tant que telle.
L'effet final de ce revirement assez commun est d'engen-
drer un moi unique et illusoire, espèce d'objet ballotté
en tous sens dans un jeu totalement passif et triste. A
travers une ironique reconnaissance, on peut se demander
quel est le moi qui est affecté par cette problématique et
qui s'affecte lui-même de cette façon, et quelle est la
différence entre ces deux « moi ». Si nous posons cette
question de la seule façon possible : dans un esprit para-
doxal, en nous aimant nous-mêmes et avec une absurdité
amusée, nous la masquons de ce fait même ; c'est la libé-
ration ironique dans.la véritable unité intérieure.
En somme, nous devons apprendre à jouer avec la
peine. Sinon, nous répétons indéfiniment avec nous-mêmes
et les autres des jeux fastidieux. La thérapie consiste à ne
pas jouer à ces jeux et à s'abstenir de poser des questions
qui sont toujours autant de mensonges.
La douleur n'est pas dévaluée par cette ironique mani-
pulation. La joie est amenée à une espèce de conjonction
astrale avec la douleur. Dans la vie d'un individu, l'ironie
est le sentiment le plus révolutionnaire.
Inutile de dire que chaque enfant sait tout cela. Chaque
enfant s'aime assez pour jouer avec sa peine jusqu'à ce
que nous lui apprenions nos propres jeux. Si nous nous
penchons sur le berceau de cette révolution permanente
qui attend notre époque, nous nous apercevrons que notre
marche est une berceuse. Mais c'est une chanson que nous
devons écouter avant de commencer à la chanter. Le fait
de tomber est aussi désastreux quand on tombe de sommeil
que lorsqu'on tombe amoureux. La chute est contre-révolu-
L'autre rive de la thérapie 99
tionnaire au plein sens du mot. Nous devons dormir, nous
réveiller, aimer. Nous sombrons ainsi en divers états
d'intoxication qui, par certains côtés du moins, se rappro-
chent de l'amour et nous meurtrissent, à moins que nous
n'ayons la chance d'être aimés pour ces états mêmes. Mais,
à un moment donné, la séparation qui ouvre au monde le
couple monogame devient nécessaire. Toute monogamie
est une monogamie simulée. Un acte sincère pourrait à la
fois supprimer la duperie et susciter, d'une façon que
j'appellerais révolutionnaire, la naissance de l'Amour et
celle de la bombe, mais pas leur bombe.
Révolution de l'amour
et de la folie

La peur secrète, inexprimée ou mal exprimée de la


folie, domine le premier monde. Peur d'une folie qui ne
connaît pas de limites, qui détruit la vie préstructurée d'une
personne — celle qui « devient folle » — et, au-delà, toute
une région sociale de la vie : tous ceux qui connaissent
« le fou » ou quelqu'un qui le connaît sont concernés.
Les fantasmes prolifèrent : le monde va s'effondrer, nous
courons à notre perte, nos esprits vont être balayés défini-
tivement, inutilement. On ne saurait avoir trop de temps
pour penser à ce qui arrive. La folie des autres devient
propriété commune, elle devient la nôtre. Cette transla-
tion nous oblige à rechercher un lieu éloigné et sûr où
reléguer notre folie. Le fou y sera consigné et la prendra
en charge à notre place.
k s dépressions, les psychoses, la schizophrénie sont
censées durer un certain temps que prescrit, avec quelle
ironie, la médecine. Avec un traitement réussi, on n'en a
que pour deux ou trois semaines, ou deux ou trois mois.
Quelques électrochocs, quelques pilules Ces bénéfices sur
les tranquillisants sont estimés à 1000 % dans l'industrie
chimique) peuvent en réduire la durée au minimum. Sinon,
il faut plus de temps pour ramener le patient à une confi-
guration socialement acceptable. N'oublions pas que les
Révolution de l'amour et de la folie 101
médecins et les chirurgiens^sont les héritiers des barbiers,
ces gens censés scalper selon certaines normes, bonnes
ou mauvaises. Mais, par-dessus tout, célibat obligatoire.
Le mouvement va toujours du lit à la table à manger.
On meurt encore de syphilis aux Indes, mais en Occident,
à notre époque, c'est notre consommation qui nous tue.
Elle est notre mal, je l'écris en toutes lettres.
Je n'ai jamais connu personne qui soit complètement
entré dans la folie des autres sans en être sorti au bout
d'une dizaine de jours, à la suite d'une certaine absence
d'intervention transformée en traitement Si quelqu'un est
capable de rester avec la personne censée traverser une
expérience de folie sans appeler à l'aide d'une façon
suspecte, j'imagine que, grâce à sa présence, la première
personne pourra venir à bout de l'expérience et y reviendra,
si nécessaire, pour plus d'élucidation. Concrètement, le
seul problème est de se tenir à l'écart de la cage que
représente ou bien le classique hôpital pour malades men-
taux ou bien, dans les hôpitaux, son grotesque successeur :
l'unité psychiatrique d'avant-garde, où toutes les « mala-
dies > sont pareillement traitées. L' « Unité » émascule
le système et, avec toute l'aide extérieure et sa propre éner-
gie, elle travaille à la fabrication des non-esprits.
Le premier monde est de toute évidence une société
de consommation. La société du deuxième monde, quoi-
qu'elle y apporte des restrictions d'un point de vue marxiste-
léniniste, aspire de toute évidence au même sort Par une
bizarrerie de l'histoire, la maladie la plus mortelle de
l'Europe impérialiste s'appelait tuberculose (en anglais, il
n'y a qu'un mot, consumption, pour désigner phtisie et
consommation), et « phtisie galopante > si le malade,
suffisamment mal en point, était proche de la mort, s'il
était dans « l'euphorie de la fin » qui exprime la
satisfaction devant l'idée rassurante que rirai de réel
102 Mort de la famille
n'arrive : « Je me meurs, mais c'est de l'intérieur qu'un
bacille me consume ou me consomme, alors ne vous
inquiétez pas, accrochez-vous, attendez. » Cette maladie
ne respectait pas les divisions de classes, vous pouviez
être ramoneur, soldat en Afrique du Sud ou grand écrivain,
vous mouriez tout de même de la maladie qui a donné
naissance au premier monde. Et, au fil des ans, Keats,
Katherine Mansfield et Simone Weil l'ont eue ; vous pouvez
aussi l'attraper. Attrapez-la, faites-vous en posséder, vivez-
en et qu'elle vous tue.
Un pays A, les Etats-Unis par exemple, achète des
tomates à B (mettons un pays exploité d'Amérique latine)
et les lui revend en boîtes avec 300 % de bénéfices. On
appelle cela de la coopération : rien de plus proche de
l'aide et des soins, autant de façons de garder le monde
social en bon ordre, tant sur le plan personnel que sur le
plan macro-social.
En ce moment de l'Histoire, le sentiment émotionnel
du fascisme s'étend de façon terrifiante. Ce n'est plus
seulement là une affaire de milice, de police, de police
secrète se comportant violemment vis-à-vis des individus,
au profit du capitalisme monopoliste en crise. Les institu-
tions les plus charitables de notre époque nous oppriment
d'une façon qui relègue les chambres à gaz d'Auschwitz
au rang de tentatives de massacre neuves et primaires ;
le dernier souffle exhalé sous l'effet du cyanure ne marque
que les débuts de cette torture. Les techniques qui visent
à anéantir les corps conduisent inévitablement à des techni-
ques destinées à anéantir les esprits et tout ce domaine
de la technè a acquis, de nos jours, une grande banalité.
Mais l'horreur, c'est que quand cela revient à l'esprit,
plus personne ne songe à s'en émouvoir. Si les tortures
physiques sont accessoirement oubliées, l'œuvre de mort
consiste principalement à étendre l'oubli aux assassins de
Révolution de l'amour et de la folie 103
la pensée et du sentiment Nous vivons, engendrons et
sommes engendrés par une époque de bienveillantes atten-
tions. Tout le monde s'est préoccupé de ce qui est arrivé
à l'antistalinisme tchécoslovaque, mais pas un homme ne
se soucie assez de lui-même pour percevoir — je ne dis
même pas pour protester contre — la mise systématique
sur cartes perforées, de tous les aspects de sa vie.
L'homme est centralisé dans un faux état qui est l'Etat
Nous mettrons pour l'instant entre parenthèses ce que
devrait être l'état vrai, et peut-être l'y laisserons-nous, mais
nous parlerons de ce faux état qui est l'Etat Le chancelier
de l'Echiquier est un bon psychanalyste : il diagnostique
un certain état de choses, puis introduit des régulateurs
qui contrôlent les entrées et les sorties. Ce qu'il ignore,
lorsqu'il expose la gestion financière de l'économie natio-
nale, c'est la primauté totale, et dont il n'a aucune expé-
rience, de la tension des muscles de son trou du cuL II a
oublié son corps ou l'a égaré dans le corpus politique.
Chacune des paroles qu'il profère sur la balance des
paiements passe par ses lèvres anales et non par ses lèvres
buccales ; les mots se glissent à travers des hémorroïdes,
sang stagnant, douloureux, thrombosé, caché dans les replis
d'une stéatopygie politique monstrueuse. Quoi d'étonnant,
dès lors, à ce que les jeunes, pour écarter les plis et
jeter un peu de lumière sur les obscurités cachées, pensent
à rendre le vote public ? Mais, une fois par an, ledit
chancelier s'arrange pour produire une vieille serviette
noire qui contient non pas une saine merde, expulsée dans
la joie, mais une merde rentrée, exhibée devant les camera-
men de la T.V. qui essaient de faire avaler le budget au
public. On la retrouve ensuite dans les sombres recoins
intestinaux de son esprit, lequel n'est d'ailleurs plus son
esprit mais un pitoyable et collectif non-esprit, indifférent
aux négations de tous les actes sociaux qui pourraient chan-
104 Mort de la famille
ger quelque chose pour quelqu'un. L'ultime défense que
pratique l'impérialisme anglais est celle de 1' « innocence » :
faire montre inconsciemment de ce qu'il ne sait pas, espérer
pour le mieux, vendre des armes et un manuel de bluff
assez efficace. C'est, sans nul doute, Martin Luther King
qui a donné à cette attitude sa justification théologique ;
il se sentait comme une merde dans le divin anus, prête
à être évacuée en ce bas monde, et par conséquent, avec
une passivité totalement assumée, il attendait que ce soient
les autres qui poussent. Bon, peut-être que la merde finira
par venir et que « d'autres » l'expulseront. Peut-être que
Grosvenor Square \ la place Saint-Michel, Central Park
à New York ou même toute la ville de Chicago ne seront
pas des pots de chambre assez grands pour contenir sans
déborder tous ces excréments.
Les Cubains espèrent, d'ici dix ans, abolir l'argent
Chacun pourra entrer dans les magasins et prendre tout
ce dont il a besoin sans payer, monter dans les trains et
les autobus et voyager gratuitement. Chacun pourra, selon
son véritable appétit, se laisser aller à sa gourmandise
ou à son goût de l'abstinence. Dans le même temps, chaque
femme, chaque homme, chaque enfant de Cuba peut obte-
nir un fusil, parce qu'il sait qu'à Miami il y a beaucoup
d'appétits mensongers et beaucoup de gens uniquement
conditionnés à prendre et à consommer sans voir qu'ils sont
bouffés par leur propre consommation.
La peau ! Voici encore une zone difficile d'expériences
socio-culturelles, secrètement matérialisées. Je pense bien
sûr à la politique de l'immigration. Notre insensibilité
accrue et notre pachydermie politique nous ont coupés des
extrémités nerveuses qui nous procurent le sens du toucher.
Nous avons peur d'être < touchés » en touchant En
1. Quartier élégant de Londres (N.d.T.).
Révolution de l'amour et de la folie 105
Grande-Bretagne, la < barrière de couleur > est capitale.
Nos « têtes noires » ne sont autorisées à faire aucune
acquisition sur le sol de notre cutanéité évidemment souilla-
ble. Supprimons toutes ces choses noires de notre corps
et gardons nos esprits blancs et purs — mais soyons sans
tache tandis que nous extirpons ce noir. Ainsi s'exprime
la voix collective anonyme, voix d'une société qui ne
s'est jamais purgée elle-même, en ce sens qu'elle n'a
jamais assez transpiré à travers les pores de sa peau sociale
ou à travers sa pauvreté. Une société qui n'a jamais décou-
vert sa propre misère, mais l'a toujours repoussée dans le
tiers monde. Stanley et Livingstone se serrent la « main »
à travers l'Afrique, dans un geste de masturbation mutuelle
qui nie le monde par son exclusivité sadique. Le Biafra
est inventé pour souffrir et la conscience impérialiste se
meurt à Zimbabwe après qu'ont été anéantis des milliers
1

de personnes non fantasmatiques, dans les camps de pri-


sonniers ou aux potences érigées par le puissant amour
familial que nous portent nos amis et proches. Des cen-
taines de policiers paranoïaques sont mobilisés durant
leurs week-ends familiaux pour matraquer des contesta-
taires à Grosvenor Square ou emprisonner des communards
à Piccadilly, mais on n'en envoie aucun pour chasser Ian
Smith — secrètement enceint d'un enfant incestueux —
de Zimbabwe, de ses plaines hivernales et de ses Noëls
enneigés. Cela doit être de l'amour familial à son plus
haut degré de témérité. Même les familles les plus soudées
s'écroulent quand quelqu'un désire assez fortement ne pas
leur appartenir et engendrer une contre-violence révolu-
tionnaire qui suffit à démembrer la structure mensongère
et à la saboter par une vérité explosive. A ce stade, je

1. Nom donné par les nationalistes africains à l'actuelle Rhodésie


et qu'elle portera quand ils auront pris le pouvoir.
106 Mort de la famille
découvre une équation subtile, mais lumineuse, entre la
folie et la victoire politique.
En un certain sens, tout ce que nous avons à faire dans
le contexte du premier monde, c'est de nous libérer nous-
mêmes personnellement par une Révolution de la Folie.
Si cette révolution est assez radicale en nous-mêmes et
suffisamment étendue à toute la société, elle rendra le
premier monde ingouvernable. Elle désintégrera la structure
de son pouvoir interne et paralysera son pouvoir externe
qui se manifeste par la violence impérialiste contre le
tiers monde.
Nous pouvons, peut-être, parler de cette € folie » qui
est l'irrationalité criminelle et suicidaire du mode capitaliste
de gouvernement. Nous pouvons, parallèlement, parler de
la Folie qui est la tentative individuelle de certains pour
être ingouvernés et ingouvernables, non en vertu d'une
indiscipline spontanée, mais pour arriver à refaire systé-
matiquement leur vie. Ils refusent les systématisations
a priori et traversent des phases de déstructuration, de
déconditionnement, de déséducation et de défamiliation
d'eux-mêmes. Ils auront enfin avec eux-mêmes des rapports
familiers mais non familiaux. Ils se restructureront sur un
mode qui refuse tous les tabous personnels et révolutionne
ainsi l'ensemble de la société.
La seule chose que nous ayons à faire avec le premier
monde, c'est de l'arrêter. Nous l'arrêterons en dépassant
la pâleur de notre peau et en changeant volontairement
de couleur et de forme, en jouant, avec un kaléidoscope,
des jeux mortels. Entre autres couleurs, nous deviendrons
noirs et rouges. Entre autres formes, nous deviendrons
fous, mais non plus des morts-vivants.
Vaneigem avait raison d'écrire : « Ceux qui parlent de
révolution sans en référer explicitement à la vie quotidienne
ont un cadavre dans la bouche. »
Révolution de l'amour et de la folie 107
A moins que nous n'aimions exagérément le cadavre
que nous consommons, et que nous soyons entichés du
goût de notre mort, nous devons le cracher à la gueule du
système qui s'apprêterait à nous passer au crématoire,
invalidant ainsi jusqu'au symbole désespéré que donnait
Artaud de notre horrible situation : nous tous dans les
flammes, nous adressant de muets signaux d'un bûcher
à l'autre.
Dans un système qui se définit lui-même par la néga-
tion de la négation, système qui dit non à toutes personnes
et à tous systèmes qui seraient nés sans être aussitôt bornés,
dans ce système capitaliste à traits d'union : Etat-bourgeois,
famille-policier-psychiatre, il peut paraître surprenant qu'un
petit nombre de gens aient assez de pitié et de générosité
pour dire : Non ! Si nous voulons tirer au clair cette
surprise, nous risquons de la réduire à un faux sentiment
qui ne ferait que refléter la mystification du système, lequel
opère toujours en décalage par rapport à l'expérience
première. C'est là le fondement obligatoire de toutes les
structures de jeu entre personnes, et la base sociale des
structures de répression (Freud) et de mauvaise foi (Sartre),
la répression étant une version socialement élargie de la
mauvaise foi qui ne repose pas sur un inconscient-objet
En ce sens, tous les jeux que nous jouons avec les autres
sont des jeux capitalistes. L'introspection est une habitude
bourgeoise. Nous voulons tous gagner. Mais nous voulons
encore plus être « gagnés » (passivité) en étant c un
au-dessus > (activité). Le sort le plus enviable, celui de
l'homme heureux, est d'entrer en activité. L'ultime désir
de l'homme qui voudrait être heureux est de baiser le
monde, non avec son pâlis qui ne pourra jamais être
assez grand, pas plus qu'avec quelque substitut métaphorique,
mais avec quelque chose d'autre que l'on peut moins
clairement détacher de lui par un des procédés de ladite
108 Mort de la famille
castration : ou bien quelqu'un lui extirpe son pouvoir ou
bien on le sépare, lui, de son phallus pénétrant
Bien, et pourquoi pas le nez ? Un des problèmes les
plus courants de la thérapie, c'est que les hommes ont au
moins deux nez. Un nez qui vient de la mère est greffé sur le
nez < intègre ». Dans une culture dominée par le besoin d'être
fort d'une manière socialement visible, sous forme phalli-
que, même les mères ont besoin de pénis. Si le père emporte
son pénis et le gaspille en travail, en coucheries furtives
ou en masturbations solitaires, et si toute la personne du
fils de la mère ne peut devenir son pénis schizophrène à
elle, la mère ne garde que l'image intériorisée qu'il a d'elle
et qui se propulse en un endroit tel que le bout de son nez.
Ironiquement, dans un des exercices favoris de méditation,
on est censé concentrer tout son moi sur son nez, et
le laisser choir afin de parvenir à une libération « an-
égoïste ». Ce qui se produit, en général, c'est que l'image
intériorisée de notre mère se détache et tombe de l'extré-
mité puis revient pour avoir davantage du moi qui, manifes-
tement, est encore intégralement là.
Ainsi, l'image intériorisée de notre famille va bon train,
elle se reflète extérieurement sur toutes nos relations. Le
problème intérieur est que, comme Dieu, les pères doivent
être inventés, faute d'exister, et que, comme Dieu encore,
les mères doivent mourir parce qu'elles sont voraces d'exis-
tence — celle des autres. Peut-être que rien de tout cela
n'est nécessaire, mais nous passons le plus clair de notre
temps, directement ou indirectement, consciemment ou
non, à ces exercices. Bien sûr que le seul problème est de
s'arranger pour être aimables les uns avec les autres et
peut-être même un peu plus, mais ils sont rares ceux qui
semblent pouvoir dépasser ie premier échelon qui consiste
à dénouer cette fausse problématique. Le nez qui sait
n'est pas le nez visible qui pense qu'il sait ce que l'autre
Révolution de l'amour et de la folie 109
nez sait réellement La connaissance du nez contient ce
second nez secret qui est au courant de la connaissance
du nez qu'il est Le premier nez, celui sur lequel on greffe,
est une pure affirmation qui sait qu'il n'ose rien savoir
du tout. La connaissance qui est le second nez sait que les
nez ne savent de toute ' manière pas grand-chose et en
tout cas rien de la connaissance, au sens où elle dit « non »
généreusement à n'importe qui, à propos ou bien d'un
fantasme dévoilé, développé à partir des nez, ou bien de
nez qui ne sont pas des connaissances. Freud a dit des
pères : mettons-nous d'abord d'accord sur le fait que le
1

grand homme influence ses contemporains de deux façons :


à travers sa personnalité et à travers l'idée qu'il représente.
Parfois — et c'est sûrement l'effet le plus grossier — la
personnalité seule exerce l'influence, l'idée reste au second
plan. Pourquoi le grand homme doit-il acquérir un sens ?
C'est simple. Nous savons que la grande majorité des gens
éprouve un grand besoin d'admirer quelqu'un, de se
soumettre à lui, d'être dominée par lui et maltraitée par
lui. La psychologie individuelle nous a enseigné d'où vient
ce besoin des masses. C'est le désir du père qui vit en
chacun de nous depuis notre enfance, désir de ce même
père que le héros de légende se vante d'avoir vaincu. Et nous
commençons à comprendre que tous les traits dont nous
parons le grand homme sont ceux du père, et que c'est
dans cette similitude que gît l'essence — jusqu'ici trom-
peuse — du grand homme.
Mais quel est ce père ? La vraie violence réside dans le
besoin désespéré qu'ont les enfants de pères violents. Un
homme, élevé dans un quartier ouvrier de Manchester
par des parents communistes, universitaires d'une classe
sociale élevée, adeptes éclairés du docteur Spock, pâlit
1. In Moïse et le Monothéisme.
110 Mort de la famille
d'envie en entendant un de ses camarades lui raconter
qu'il avait été violemment battu par son père pour avoir
dit < merde ». A lui qui avait dit à son père d'aller se
faire foutre, il fut simplement répondu qu'il ne fallait pas
parler comme ça à son père. Heureusement, la famille se
sépara, mais, depuis, le fils n'a pas eu beaucoup plus de
chance avec les autres.
Une fillette de cinq ans avait un père médecin, en
mission dans le nord de l'Inde. Il s'était absenté pendant
plus d'un mois parce que ses activités s'étendaient sur une
très grande région. Son retour mit la fillette dans un
état d'excitation frénétique. Elle vint à lui et le caressa
d'une façon qu'il ne pouvait tout simplement pas tolérer
à cause de sa coloration sexuelle, de sa joie sauvage. Il
leva la main pour battre la fillette et la calmer, mais se
retint à quinze centimètres de la cible. Us décidèrent, sa
femme et lui, de mettre l'enfant au lit pendant une semaine,
jusqu'à ce qu'elle « se calmât un peu ». Ce qu'elle fit.
Vingt et un ans plus tard, son mari et ses deux enfants la
mirent dans les mêmes transes de joie. Pendant un court
après-midi, elle s'amusa, fit des plaisanteries et se sentit
délicieusement joyeuse. La main se leva de nouveau et,
de nouveau, ne s'abaissa point. On la mit au lit pendant
une semaine, dans un hôpital psychiatrique voisin. Il fut
question de la traiter par électrochocs, mais elle n'eut pas
même droit à cette satisfaction faussement punitive. Elle
n'allait pas assez mal, elle était juste trop contente ; alors,
au lieu de sortir, elle se calma avec des tranquillisants.
Le père-mari et le père-docteur s'arrangèrent pour la faire
réadmettre les cinq fois suivantes où elle se montra trop
joyeuse ou trop excitée. Elle décida, finalement, de quitter
la maison et de vivre seule... Toutes les maisons sont des
maisons familiales. Comme nous l'avons déjà vu, toutes
les institutions sociales reproduisent inlassablement l'anti-
Révolution de l'amour et de la folie 111
instinctualité de la famille. Quitter la maison est la plus
brève des réponses possibles. La femme ne put raconter
l'histoire de l'absence de traumatisme originel subi avec
son père que bien des années après avoir quitté l'hôpital.
On ne pouvait y tolérer cette histoire parce qu'elle défiait
par trop la structure familiale qui est celle de l'hôpital
lui-même.
Une prostituée est une personne qui remplace quelqu'un
d'autre, qui remplace les fragments des corps et des esprits
de nos parents, de nos frères et sœurs, de nos grands-parents
et de nos enfants. Un bon bordel est une scène familiale
où nous pouvons jouer nous-mêmes tous nos fantasmes
pervers, incestueux et polymorphes. Nous transcendons
ainsi les peurs et les tabous sexuels de la famille avec
discipline, règlements, horaires, paiements institués et, de
plus, une certaine dignité.
Dans le deuxième chapitre de ce livre, j'ai fondé l'amour
sur une façon correcte d'établir la séparation. La sexualité
qui est introduite dans l'amour, par le haut et le bas, l'avant
et l'après, est en grande partie affaire de technique acquise
et nul n'est incapable d'y progresser. Dans le contexte
de relations à deux, rendre nos fantasmes publics ou tout
au moins apparents peut être incroyablement libérateur.
Le psychiatre serait un prostitué sur le plan de la
technè de ce que nous avons à vivre. Pour y parvenir, il
doit, lui aussi, remplacer quelqu'un par quelqu'un d'autre.
La plupart des psychiatres manquent d'expérience ou sont
trop jeunes pour acquérir avec leur < patient » une techni-
que de travail relative aux conséquences de ce qu'ils font
de leur vie. D est assez facile d'endosser l'habit du père,
mais ce n'est que le début de l'histoire. Certaines commu-
nautés en Europe se donnent comme principe de base
l'abolition du père et substituent l'idéal fraternel à l'idéal
paternel. En fait, ils réinventent des familles qui proscri-
112 Mort de la famille
vent presque légalement les possibilités de relations et
donnait une définition quasi juridique des relations qui se
fondent sur la signature d'un contrat entre deux personnes,
avec un avocat qui s'occupe, en particulier, de la mère et
des enfants. Le dommage de l'affaire, c'est que tout cela
ne s'appelle pas mariage.
Pour en revenir aux problèmes qui se posent aux psychia-
tres, il me semble qu'il y a u n durcissement des rôles qui
reflète une certaine sclérose sociale. Le psychiatre est réduit
à une image du père avec quelques éléments maternels
ajoutés à sa prostitution initiale. Il lui est beaucoup plus
difficile de se sentir enfant par rapport à « son patient ».
S'il éprouvait ce sentiment, il tomberait dans un piège :
il verrait l'autre comme un sur-moi parental ayant sur sa
vie un pouvoir punitif. Il lui est encore plus difficile d'occu-
per la position que je crois être la plus fondamentale de
toute la psychothérapie : celle de l'antique vieil homme-
femme bisexué qui, à certains moments critiques, explose
en une plaisanterie sérieuse.
Un jeune homme m'annonça d'emblée qu'il était « homo-
sexuel » (cette étiquette lui accordait, évidemment, la sécu-
rité de s'être lui-même défini). Il me donna à lire une
lettre que sa mère lui avait adressée. Elle y écrivait que
son cœur avait éclaté (elle avait été souvent hospitalisée
pour des attaques cardiaques *) en visitant le lac de Genève
1. La métaphore de 1' « attaque » est largement répandue en
médecine. On a une attaque de colique hépatique ou de grippe.
La même métaphore est reprise en cours de traitement. Nous
« attaquons » la leucémie, les autres formes du cancer ou la
syphilis cérébrale avec des traitements qui sont eux-mêmes des
maladies. Les stratégies médicales de l'attaque thérapeutique
semblent écarter toutes possibilités libérales de coexistence pacifique
entre moi et un cancer, par exemple. Elles écartent aussi les
possibilités plus libératrices d'aimer sa propre maladie, de l'inviter
à une sorte d'antimariage qui contredirait les statistiques réduisant
l'estimation de vie des cancéreux à deux, cinq ou sept ans après
Révolution de l'amour et de la folie 113
qu'il lui avait dit être son lieu de prédilection. Comme je
lisais la lettre qui était, de toute évidence, une lettre
d'amour où s'étalait la passion, je sentais se transformer
mes relations avec le jeune homme, en ce sens que je deve-
nais sa mère, plus que sa mère intérieure ne l'était. L'into-
nation de ma voix changeait, devenait plus haute, c'était
la voix de la mère, tandis que sa voix à lui prenait de
graves intonations masculines. Nous avions totalement réin-
venté la parenté. La métamorphose eut lieu quand, en
lisant la lettre de sa mère, je sentis qu'il en expulsait pro-
gressivement l'image intériorisée, laquelle me pénétrait.
Tout cela fut une expérience effective et non une pure
abstraction.
La pâle apparence de son père l'habitait encore. Au
cours de séances ultérieures, il prit peu à peu conscience
de sa peur devant la peur du père épouvanté d'aimer son
fils. Cela se concrétisa dans des fantasmes où l'agression
était pour lui sexualité. 11 s'y voyait baisé, violé, masculi-
nisé par une pénétration orgasmique de < l'homme », au
cours d'une séance de L.S.D. à laquelle il désirait me
convier.
On a vite décelé la nature illusoire du désir de cet
homme, mais, le plus souvent, les psychiatres s'arrêtent
au même niveau d'interprétation et c'est alors que com-
mence la vraie violence des traitements psychiatriques.
On fait taire 1' « autre », le dépositaire de la folie de la
communauté, sous couvert de soins, ou même on le
soumet à une conversion forcée. Le point culminant de
l'horreur est dans le diagnostic et le traitement des « homo-
sexuels » par des méthodes d'aversion. Les hommes qui,
au dire même des psychiatres, souffrent de leurs ten-
l'intervention ou la radiothérapie. En exagérant un peu, on pourrait
dire que toutes les maladies mortelles sont des suicides parce qu'elles
sont des refus d'aimer.
114 Mort de la famille
dances homosexuelles, sont ainsi traités : on accroche à leur
pénis un petit instrument destiné à mesurer la force de
l'érection par l'afflux sanguin dans le pénis. On leur montre
une série de photos représentant des hommes et des femmes
nus. Quand ils répondent à un nu masculin par une érection,
ils subissent un choc électrique ; quand ils répondent à
l'image d'un nu féminin, on les « récompense » par
l'absence de choc. On estime à 70 % le nombre des
hommes qui se « convertissent » après cette expérience.
Pas un mot, bien sûr, sur l'attitude de l'enquêteur face à sa
propre homosexualité, ni sur la douleur que n'importe qui
ressentirait sous l'effet des chocs électriques, et, par-dessus
tout, pas un mot sur la qualité des nus. Tout ce qui semble
importer, c'est qu'à la fin on se soumette. Le critère de
l'efficacité du traitement psychiatrique est, comme on le
voit une fois encore, la soumission aux valeurs de la
société. Une prostituée qui se respecte y met plus de
respect. Mais les psychiatres ne sont pas encore des pros-
titués respectables. Leur formation fait d'eux des hommes
identiques, tous affublés de costumes rayés, de chaussures
soigneusement lacées, affichant tous la même expression
de cordialité, le même accent d'Europe centrale ou de
quelque collège privé. Ils ont tous autour du cou le même
garrot qui se noue autour du cou de leur patient, qui est
à la fois leur propre cou et celui du poulet d'élevage indus-
triel vendu à la boucherie voisine. On s'étonne peu, on l'a
dit, que Cerletti ait inventé le traitement par électrochocs
sous le charme des abattoirs de Rome : l'inspiration que lui
ont fournie les changements de personnalité des cochons
à moitié assommés est devenue la tarte à la crème de la
psychiatrie contemporaine.
Au cours des six premiers mois de l'existence, une situa-
tion critique peut survenir chez certains bébés : au début,
le bébé crie comme sa mère, quoique, bien sûr, ce soit
Révolution de l'amour et de la folie 115
le cri retenu de sa mère qu'il reproduise. H y a une certaine
similitude d'humeur entre la mère et l'enfant, symbiose
qui peut être indéfiniment reproduite même dans la vie
adulte, et qui nous laisse dans un no man's land affectif,
état dans lequel nous ne crions pas la détresse muette d'une
autre Qa mère). La mère peut, néanmoins, témoigner d'une
capacité instinctive à se séparer de son bébé en n'allant
pas automatiquement arrêter les pleurs. Elle se montre
ainsi capable de maîtrisa sa propre contrariété et de
laisser le bébé avoir la sienne. Dans ce cas, elle remarquera
peut-être une différence dans la qualité des cris du bébé. Ce
n'est plus son cri à elle, ou leur cri, mais le cri du bébé. En
un sens, tous deux savent que cette expérience s'est produite,
ils s'en souviendront toujours et son avènement historique
réapparaîtra clairement au cours de la thérapie.
Je crois, hélas, que cela se produit rarement, ce qui
entraîne obligatoirement le grégarisme. Un exemple : les
« cocktails ». Dans ces soirées, on est personnellement
atomisé, mais socialement collectivisé. Ici, l'atomisation
collective s'oppose aux groupes de confrontation où, dans
les face à face, les gens ont entre eux des rapports déter-
minés par leur propre autonomie.
Le bruit de ces cocktails est plus que la somme des voix
qui s'élèvent, et la définition la plus adéquate que je pour-
rais en donner est la suivante : c'est le désespoir que
ressent chaque personne à la recherche de son propre cri,
le cri dont elle a été privée, qu'elle ne peut retrouver avec
les autres, mais à travers eux, dans une région désolée.
C'est pourquoi beaucoup de personnes vont à ces soirées
pour y trouver la vraie solitude. Mais ils se perdent tou-
jours en route parce qu'ils ne sont pas très au fait de leurs
besoins et ne pourraient jamais imaginer qu'ils viennent
à une soirée pour n'y être point. Alors, ils perdent la
vraie solitude et se retrouvent frénétiquement seuls.
116 Mort de la famille
On pourrait peut-être définir une réunion qui ne soit
pas celle-ci en disant que la solitude doit y être plus vraie,
pour que les gens parlent librement, du fond d'un ordre
intérieur qui ne demande rien à personne et qui, par consé-
quent, est un pur don de l'abyssus invocat abyssum. Les
gens qui assistent à la soirée auraient alors ce type de rela-
tions : deux personnes qui ne se sont jamais rencontrées
pourraient parler ensemble, mais il faudrait qu'il y ait
d'abord une sorte de liaison, en ce sens qu'une des deux
aurait eu une expérience marquante avec quelqu'un qui,
lui-même, aurait eu avec la deuxième personne une expé-
rience significative. Il pourrait y avoir un seul autre inter-
médiaire, mais pas plus. La liaison première ne limite pas
la spontanéité, elle lui permet, au contraire, de surgir
quand l'occasion se présente. Je ne suggère pas que la
soirée soit transformée en une austère réunion de travail,
mais je dis qu'elle nécessite de la discipline et du travail
et que la joie qu'on pourra en retirer dépend de ce travail
antérieur. Contre l'idéal conventionnel de la « recherche
des relations » qui est une quête désespérée, je propose un
retour dialectique aux anciennes structures de relations,
retour qui, d'ailleurs, les renouvelle. Une partie du travail
des soirées consisterait, évidemment, dans le libre dévelop-
pement de relations sexuelles ouvertes, sous n'importe quelle
forme, mais avec un respect attentif du droit de dire non,
sans que celui-ci soit pris pour un rejet.
J'appelle expérience significative un acte, même limité
dans le temps, d'attention et d'écoute totales d'une per-
sonne par une autre. Cela peut passer par la connaissance
d'un tableau, d'une musique ou d'un livre de l'autre. Elle
peut prendre la forme de relations sexuelles qui brisent
certains tabous corporels, ou se produire au cours d'une
séance où l'on fume, d'une façon calme et libératrice, de la
cannabis par exemple. Cela peut se faire au cours de
Révolution de l'amour et de la folie 117
rencontres thérapeutiques formellement définies, ou bièn
dans des occasions plus souples où une personne en recherche
une autre en un moment de détresse ou de besoin sexuel.
Une raison de l'efficacité limitée des groupes politiques
extrémistes, c'est que ces actes élémentaires de communion
y sont soit fragmentés soit méconnus et remplacés par une
série de relations incestueuses qui éludent les vieux pro-
blèmes de l'inceste plus qu'elles ne les résolvent et qui
perpétuent les blocages sexuels. Elles accumulent ainsi une
fureur croissante, mais inutilisable. La libération doit finir
sur les champs de bataille, mais elle doit commencer au
plumard. Celui où on est né, où on dort et rêve et fait
l'amour. Les fusils joueront leur rôle, bien sûr, mais le lit
me paraît être la grande arme secrète de la révolution
que nous devons faire.
Après les révolutionnaires, les fous. Dans un foyer de
surveillance psychiatrique, très coûteux pour les autorités
locales, les pensionnaires qui ont quitté l'hôpital psychia-
trique sont séparés selon les sexes, et les portes entre les
ailes pour femmes et les ailes pour hommes peuvent
s'ouvrir, mais elles sont pourvues d'un voyant électroni-
que. Si quelqu'un tentait de franchir le seuil après une
certaine heure, une sonnette retentirait dans la chambre du
gardien qui lui, bien entendu, dort, à moins qu'il ne fasse
mieux avec la femme qu'il a convenablement épousée.
Chez beaucoup de gens hospitalisés pour schizophrénie,
le problème principal est la façon mystifiante dont leurs
parents leur ont présenté la peur sexuelle, façon qui cari-
cature la peur sexuelle diffuse de toute la société bour-
geoise. J'ai dirigé une unité de jeunes gens prétendus
schizophrènes dans le cadre de la Santé publique. Le
pathétique de la privation sexuelle y était incroyable. Un
jeune homme alla à Londres voir une prostituée, et comme
ses parents l'avaient conditionné à ne jamais rien cacher,
118 Mort de la famille
il le leur raconta. Résultat : on combina insidieusement son
transfert dans une chambre fermée à clef. George Washing-
ton — l'homme qui ne mentait jamais — devrait pouvoir
en répondre. En ce qui concerne les familles, une des
expériences que l'on doit acquérir en cours de thérapie,
c'est l'aptitude à mentir adéquatement, parce que celui qui
dit le bon mensonge dit la vérité du système mensonger.
La prétendue dé-ségrégation sexuelle des hôpitaux psy-
chiatriques n'est qu'une mystification de plus, une sorte
de provocation qui ne fera qu'emprisonner un peu plus
les victimes. Dans l'unité dont j'ai parlé, j'avais suggéré —
pour économiser l'argent du ministère de la Santé publi-
que — d'employer un ou deux hommes ou une ou deux
femmes expérimentés (c'était une unité pour hommes seuls)
qui seraient les prostitués du temple et initieraient sexuel-
lement les jeunes gens. Ils recevraient, si nécessaire, des
primes pour les prétendues perversités. La technique est
au centre de la sexualité, mais la sexualité est l'objet
des pires craintes du service psychiatrique qui a besoin
de ses fous pour ne pas perdre sa déraisonnable raison
d'être. Et les cliniques de consultation se multiplient, ainsi
que les tranquillisants et les voyants électroniques qui,
dans l'intérêt d'un idéal familial lointain et insensé, contrô-
lent et détruisent toute possibilité extatique d'expérience
et toute tentative de libération sexuelle.
La plupart des tranquillisants rendent les gens gros et im-
potents, mais les apprivoisent certainement. Le malade de-
vient l'autre moi, systématiquement dégradé, du psychiatre.
Une vérité qui n'est pas sans importance se cache
derrière la facilité de l'assertion de Wordsworth : « La
poésie, c'est de l'émotion tranquillement remémorée. >
La mémoire nécessite un démembrement analytique de
certaines régions de l'expérience, elle reconnaît ensuite
certains modes de ce démembrement, ce qui constitue
Révolution de l'amour et de la folie 119
l'cpération analytique. La discipline, ici, entre inévitable-
ment dans le langage verbal et s'y fait souvent prendre.
Pour Freud, le refoulement est en grande partie une expé-
rience qui est « expulsée » de l'esprit et qui doit retrou-
ver l'expérience connue à travers les barbelés des mots.
D'un autre côté, le souvenir est l'acte essentiel, extra-
verbal, qui rassemble toute notre vie en un tout, ce qui
passe par la réexpérimentaticn des premières expériences
de la vie. La discipline, dans ce cas — elle est d'ailleurs
aussi forte que la discipline requise par la mémoire — n'est
pas analytique, mais plutôt poétique : définition de sec-
teurs d'expérience, définition de leurs frontières, interac-
tions à travers ces frontières. La tranquillité est importante,
car elle signifie une juste solitude, celle des six premiers
mois dont je parlais ;{on est soit physiquement seul, soit
avec quelqu'un qui peut favoriser le développement, mais
qui n'intervient jamaisy Le vrai poète sait que les mots,
au niveau le plus profond, ne collent pas à son expérience,
il engendre alors une violence contre le langage qui distord
les mots, y introduit un anneau de cochon et les entraîne
jusqu'à la réalité de son expérience remémorée. Si les
poètes sont les athlètes de l'extra-verbal, ceux qu'on appelle
schizophrènes le sont aussi. Beaucoup de psychanalyses
tendent à être l'analyse réductrice des structures verbales
murmurées dans le présent à des structures préverbales
qui remontent à l'époque de notre vie où nous ne pouvions
littéralement pas parler, puis à leur retour dans un présent
résolu. Je crois, moi, qu'il y a dans l'expérience une conti-
nuité extra-verbale qui se poursuit d'un point du temps
antérieur à notre conception, jusqu'à un domaine qui
dépasse la portée de notre vie future.
Certaines personnes, dites schizophrènes, me semblent
la plupart du temps opérer sur cette continuité extra-
verbale. Les poètes aussi, mais eux font une concession
120 Mort de la famille
talentueuse au monde en replongeant dans le Monde. La
discipline de la poésie — j'entends ici la poésie au sens le
plus large, peinture, musique et toutes les autres formes
d'art — ne consiste pas dans le déploiement de lettres
sur le papier, de peinture sur la toile, de notes sur la portée
ou dans les techniques instrumentales, mais dans une opé-
ration interne première qui est le travail de l'art.
Folie et santé ï

Le Verbal Continuité extra-verbale

(Analyse réijuctive)

Un-verbal'
Je trouve excellentes les très récentes habitudes de se
toucher et de se tenir, d'étreindre et d'embrasser n'importe
qui à chaque rencontre et non pas seulement au cours
de réunions sociales. Elles me semblent néanmoins être
des manœuvres essentiellement désexualisantes et anti-éro-
tiques. Une certaine chaleur est introduite, mais les plaques
réfrigérantes sont tournées vers le fond pour atténuer la
Révolution de l'amour et de la folie 121
chaleur et en diminuer l'intensité. Si nous voulons mener
à bien la réalité transsexuelle de l'orgasme, qui retient dialec-
tiquement la sexualité à l'actuel nouveau niveau de syn-
thèse, nous devrais tout le temps être ouverts à la nou-
veauté.
L'une de ces nouveautés est la « thérapie du lit », qui
a lieu évidemment en dehors du domaine professionnel
fermé. Deux personnes bloquées dans l'abstinence sexuelle,
univoque ou réciproque, sont en contact avec une personne
qui a assez de discipline pour ne pas intervenir dans leurs
relations, mais qui, par ses liens avec eux et par l'affection
profonde qu'elle leur témoigne à tous deux, peut déter-
miner leur propre attachement mutuel ; elle les laisse alors
élaborer le renouvellement sexuel des liens qu'ils viennent
de nouer. L'un d'eux pourra, par la suite, rendre le même
service à la personne qui les a aidés.
De multiples relations sexuelles accompagnées d'une
discipline accrue pourraient suivre, selon les besoins sexuels
de certaines personnes. Elles renforceront cette relation
centrale à deux dont la plupart d'entre nous semblent
encore avoir besoin en ce moment précis de l'Histoire.
Tout cela va très bien pour les subtils intellectuels de la
bourgeoisie du premier monde qui, même s'ils ne sont
pas dirigés par un chef charismatique, auront leurs « petits
problèmes » ; mais les rapports entre hommes et femmes
de la classe moyenne et de la classe ouvrière nécessitent
une activité révolutionnaire de grande envergure (la classe
supérieure, elle, est totalement et définitivement consacrée
à la non-sexuaiité). C'est là qu'intervient l'emploi intensif
de grèves, de bombes, de mitraillettes. Nous devons user
de ces moyens avec pitié, mais aussi avec un sens des réa-
lités parfaitement objectif et qui n'échappera pas aux agents
de la bourgeoisie. Nous ne pouvons en effet éprouver à leur
égard qu'une sollicitude assez lointaine.
122 Mort de la famille
Après toutes les analyses personnelles, on se rend compte
que le travail institutionnalisé, la toxicomanie, l'alcoolisme
ne sont, finalement, qu'une sorte d'effort subtilement
endoctriné pour contenir une joie extatique qui ne peut
« épouser » les bombes, mais risquerait d'avoir avec
elles une union parfaitement libre. Nous n'avons qu'une
chose à faire avec le premier monde, c'est de l'arrêter,
arrêter ce monde qui détruit le tiers monde et qui contracte
une union paranoïde, suspecte et illicite, avec le deuxième
monde. Nous devons paralyser le fonctionnement de chaque
famille, de chaque école, de chaque université, de chaque
musée, de chaque firme, de chaque office de télévision,
de chaque industrie du cinéma ; et cela fait, inventer des
structures mobiles, sans hiérarchies, qui distribueraient au
monde entier les richesses accumulées. Ces structures
deviendront rigides en leur temps, parce que nous avons
peur de notre propre liberté, mais si nous observons le
principe de la révolution permanente — rejet des structures
sociales qui, au bout d'un certain temps, inventent incons-
ciemment leur propre mort et puis prétendent à une certaine
survie — nous trouverons non seulement le moyen de
survivre, mais aussi celui de ne jamais retomber dans
l'ancien schéma du monde, ce qui est le seul sens que
l'on puisse donner au mot « régression » à ce stade
de l'histoire. B se peut que les seules vraies relations
soient celles qui rappellent la séparation de l'enfant et
de la mère qui crie. A partir de là, deux personnes se
retrouvent. A partir de là vient la révolution. Il arrive
que l'on se rapproche davantage de la vraie symbiose
quand on est séparé de l'autre par dix mille kilomètres.
Et puis, si quelqu'un sait qu'il est immergé dans cette
symbiose, intérieurement il en sort et pleure ses propres
larmes dans sa propre solitude non partagée. Nos chers
bons amis peuvent essayer de nous aider, mais c'est leur
Révolution de l'amour et de la folie 123
cri dans le désert. Les autres, du moins, ne peuvent jamais
prendre cette solitude pour leur territoire. Nous traversons
la topographie de notre moi intérieur qui, comme nous
l'avons vu, est une abstraction conduisant à ce néant qui
n'est au-delà que dans la mesure où il était antérieur à
ce moi dont nous parlons presque sans humour.
La piincipale réalité que je peux percevoir dans ce que
les gens considèrent comme un orgasme se rapporte à une
entrée non possessive dans l'orgasme de l'autre. Ce que nous
devenons est ce que nous sommes, et qui est.
Les deux ou trois mille personnes avec lesquelles j'ai
parlé durant ces dix dernières années me semblent ne pas
avoir une expérience articulée qui se rapprocherait de
ce que je considère comme une expérience orgasmique.
L'orgasme est l'expérience totale de la transsexualité. Le
baiseur est baisé quand il baise. En faisant l'amour, il
endosse les deux sexes et tous les âges. Il devient un enfant
bienheureux et en même temps un vieux sage bisexué.
Par-dessus tout, il expulse hors de lui, dans un acte
massif d'évacuation, toute la constellation familiale intério-
risée. -fcaire l'amour, c'est alors transcender l'absence
d'amour sexuel des parents et l'absence d'amour des
familles.j
Dans'le contexte du premier monde, nous avons besoin
d'une révolution de l'amour qui ré-invente notre sexualité,
d'une révolution de la folie qui ré-invente nos moi et
d'une Révolution qui paralyse plus directement les opéra-
tions de 1' < Etat ». Dans le premier monde, notre devoir
révolutionnaire est très simple. Nous n'avons, je l'ai déjà
dit, qu'à l'arrêter ; à nous amuser et à trouver en nous-
mêmes, dans ce processus, une joie de dépossédés.
Tout ce que nous avons à faire par rapport au premier
système de besoins auquel je me suis référé, c'est de créer
les conditions qui rendent possibles des relations amou-
124 Mort de la famille
reuses non compétitives. Tous les dards et tous les cons
se ressemblent, ^sauf " clans le détail de l'expérience, ce
qui est aussi très important. La démarche personnelle
qui consiste à comparer les expériences sexuelles n'a pas
sa place ici. Nous n'avons qu'une chose à faire : expéri-
menter le plus pleinement possible un amour extatique
dans la pleine séparation.
Mort et révolution

Habits de deuil
Pourquoi suis-je en habits de deuil ?
Je pleure les familles que j'ai eues
Et le fou que je n'ai jamais été
Mais maintenant permettez-moi d'être en deuil
Pour la perte de l'amour de par le monde
Pour les destins respectifs de mes parents
Pour l'amour le plus total dont j'ai connu
Par moi la destruction.
Avant tout je pleure
Ma propre mort
Qui est précisément celle que je vis avec courage
Je pleure la mort de
L'amour de par le monde
Et l'amour et la mort unis
Je pleure cette absence de distinction
Mais aussi l'excès de distinction
Je pleure sur mon incapacité
A réduire toutes les différences de la terre
Et à réduire le cosmos à une seule et même activité
Je pleure sur la distance apparente
Des étoiles et des galaxies parce que je ne peux les trouver
Toutes en un même endroit qui serait mon cœur
126 Mort de la famille
Qui est le cœur du monde
Je pleure le tait que les années-lumières entre nous et
Andromède soient un mythe auquel les gens croient
Andromède est en nous et nous en elle.
Je pleure la rareté de la vraie
violence qui libère par l'assassinat
de la mort — une violence qui plante amoureusement
une bombe
au cœur de la mort.
Mais avant tout je pleure ma propre mort
Mais c'est encore un mensonge
Peut-être que je pleure seulement
Peut-être que seulement
Peut-être que je peux être un être qui peut être
Mais peut-être que je pleure seulement.

Addendum : Il se peut qu'il y ait une certaine joie


dans le deuil, qui résiderait dans la pureté de l'Idée quasi
platonicienne de < juste deuil ». Celui-ci, dans la hiérar-
chie des idées, se situe quelque part avec l'Amour.

Je crois que si nous voulons comprendre le deuil, nous


devons nous immerger dans les situations qui précèdent
non seulement notre naissance, mais aussi notre concep-
tion. Et il nous faudra encore considérer l'expérience de
l'après-mort dans la mesure où nous pouvons l'intégrer
à notre vie.
H y a un deuil spécifique que nous connaissons bien
grâce aux œuvres de Karl Abraham et de Mélanie Klein.
D implique l'intériorisation des parents que nous avons,
au cours de nos fantasmes, détruits par nos attaques sadi-
ques et un travail subséquent de réparation. Au-delà de
Mort et révolution 127
cette forme de deuil, qui se situe en nous, il y a un deuil
qui dépasse l'étendue de la vie.
Je crois que la Geworfenheit (la déréliction) de Heidegger
est juste, phénoménologiquement parlant. Elle rend bien
compte du sentiment d'être « jeté dans le monde » par
personne et sans raison ; mais ce n'est pas toute la vérité
et en aucun cas une vérité sacrée.
Pour ma part, j'étendrais la notion de responsabilité
personnelle à ce qui précède notre vie et qui découle de
notre mort. Le deuil pourra alors se reporter à notre vie
entière, enveloppée dans des expériences dont nous sommes
responsables et dont nous avons à répondre avant et
après notre vie apparente. Il peut en fait y avoir une vie
propre du deuil qui soit inintelligible à l'analyse réduc-
trice, c'est-à-dire à une analyse qui se reporte aux pre-
mières expériences de la vie en vue de construire un modèle
utile. Ce deuil-ci colorerait abondamment notre vie en
noir, et les sciences naturelles nous ont enseigné que le noir
est en réalité toutes les couleurs, et toutes les couleurs du
monde émergent de la noirceur du deuil qui pleure toute
une vie individuelle.
Les expériences qui précèdent la conception sont cons-
tamment remémorées. Nous devenons singe primate et
dinosaure. Nous retrouvons les formes amibiques les plus
primitives, puis les formes inorganiques ; tout cela cons-
tamment et sans le savoir. Ce n'est pas l'effet de l'imagi-
nation, mais une remémoration effective de notre passé dans
le présent. Nous le faisons simplement, sans voir et sans
savoir ce que nous faisons. C'est là, comme les lieux primitifs
d'où nous venons. Par un acte supplémentaire de remémo-
ration, nous pouvons remonter encore plus loin dans l'ori-
gine du cosmos (qui est nous-même). Nous n'avons pas
besoin de L.S.D. pour nous y conduire, parce que le
connaître, c'est y être déjà. Une des fonctions principales
128 Mort de la famille
de la thérapie est d'éclaircir ces présences archaïques.
Ainsi, certains de nos mouvements peuvent manifestement
tenir du singe, du reptile ou du poisson. Il y a certains
moments où l'on se sent vraiment beaucoup plus singe
qu'homme. Tout cela est, néanmoins, tellement absent
de notre vie de tous les jours que nous devons demander
à la discipline thérapeutique de nous apprendre à le perce-
voir, car c'est précisément à partir de ce réseau archaï-
que de présences que nous pouvons commencer à perce-
voir la tonalité de nos vies. L'acquisition de cette auto-
vision intégrale ne peut venir que « par l'autre bout ».
celui qui suit la mort. Elle ne donnera d'ailleurs pas plus
de substance à nos « moi », mais permettra de voir à
travers « eux » avec plus de vérité.
Je laisserai de côté toute expérience que nous pourrions
faire après la mort biologique de nos corps et je vous
laisserai réfléchir sur les Livres des Morts tibétain et
égyptien, sur le De Arte Moriendi et les autres écrits
médiévaux traitant de l'art de mourir.
Mais je me concentrerai sur les expériences de la mort
que nous pouvons avoir à l'intérieur de l'étendue biolo-
gique de la vie. Elles surgissent dans les prétendues psy-
choses, dans les expériences appelées mystiques, dans les
rêves et dans certains états dus à la drogue. Elles peuvent
avoir lieu, mais c'est rare, dans des états de veille qui ne
font partie d'aucune des expériences dont je viens de
parler en recourant au détestable vocabulaire des caté-
gories.
Au point culminant de certaines formes d'expériences
« psychotiques », on rencontre une pure anoïa où 1' « exté-
rieur », après avoir traversé 1' « intérieur », se poursuit
sans solution de continuité et où tout sens du moi est
aboli.
Je ne m'attarderai pas sur ce point qui a déjà été
Mort et révolution 129
très bien analysé, particulièrement dans l'œuvre de R.D.
Laing .
1

En ce qui concerne les rêves portant sur les expériences


d'après-mort, nous devons tenir compte du fait que, le
plus souvent, le rêve se termine ou que son contenu est
réprimé avant notre propre mort D'un autre côté, nous
avons certaines personnes — très rares — qui, en rêve,
poursuivent des expériences d'après-mort. Un homme,
médecin, rêva qu'il expliquait l'anatomie de la tête à
des étudiants en médecine. Dans le rêve, il coupa sa propre
tête, la posa sur le sol, la coupa en deux — la morve
dégoulinait de ses narines. H expliqua ensuite minutieu-
sement la configuration de son cerveau (son esprit) avec
fascination et une impression de totale compréhension.
Ensuite, calmement et comme en jouant, il chassa sa tête
d'un coup de pied et s'enfonça plus avant dans sa mort,
en revoyant la totalité de sa vie achevée.
Dans un autre rêve, un médecin, encore un, était en
train de faire l'autopsie d'un cadavre qui était lui-même,
mort depuis au moins trente ans. Dans son rêve, il éviscé-
rait petit à petit le cadavre, disséquait soigneusement cha-
que organe, puis rassemblait dans ses mains tous les frag-
ments disséqués, les remettait dans la cavité abdominale
vide, puis recousait grossièrement la longue incision faite
pour l'autopsie de la gorge au pubis. Une ravissante jeune
infirmière survenait alors et touchait l'homme reconstruit,
avec tant d'attention que le cadavre s'asseyait, plein d'ani-
mation, prêt à entrer dans l'après-mort avec une simple
gratitude et un coup d'œil rapide, mais rétrospectif, sur
toute sa vie. Des rêves comme ceux-là se rapprochent
1. Ouvrages traduits en français : L'Equilibre mental, la Folie
et la Famille (en collaboration avec A. Esterson), Maspero. Soi et
les Autres, Gallimard. Nœuds, Stock. Le Moi divisé, Stock. La
Politique de la famille, Stock.
130 Mort de la famille
beaucoup de l'expérience chamanique du réveil : démem-
brement corporel suivi d'une ascension dans la région
de l'esprit et d'une descente devant la tribu rassemblée, dans
un corps reconstitué. Ce sont là des façons véritables de
mourir à l'intérieur de la vie biologique et, dans cette
nouvelle situation, de revoir toute notre vie.
Après les rêves, la drogue. Un homme qui avait pris
du L.S.D. passa au cours de ce < voyage » par une
expérience complète de crucifixion. A un moment, il
tomba en travers d'une chaise, les bras étendus, pour deve-
nir la croix sur laquelle il était, comme nous tous, cloué.
Sa face vira au bleu, puis au noir, et il n'était pas certain
que son coeur battît encore. Dans les bras de la personne
qui l'accompagnait, il revint graduellement à la vie. Au
cours de cette expérience de mort, il eut de sa vie une
vision totale : stérilité radicale dans le futur comme dans
le passé. Deux ans plus tard, il fit une exposition de pein-
tures qui eut un énorme succès et qui me semblait parfai-
tement en contradiction avec son mode de vie précédent.
Cette transformation ne put avoir heu que parce qu'il
avait eu le bon « compagnon » et qu'il avait c voyagé » assez
loin à travers le terrain étonnamment présent de la mort
Au cours d'une expérience que je fis moi-même avec
du L.S.D., je mourus dans l'existence de David Cooper
qui avait été jusqu'alors en bonne santé et qui travaillait
à Londres. Je me transformai en un sage Mongol, du
milieu du xix' siècle environ. Mes yeux devinrent des
yeux de Mongol, j'avais une longue moustache pointant
vers le bas, de longs cheveux noirs attachés dans le dos
et des robes appropriées, doublées de fourrure. Il mangeait
une excellente nourriture du centre de l'Asie, de longs
vermicelles (que ces vermicelles soient ou non un plat de
cette région). Le repas qu'il me regardait manger — je
crois que c'était du bœuf bourguignon — se transforma
Mort et révolution 131
en petits serpents venimeux. Il me vit mourir avec compas-
sion, contempla mon cadavre d'un air détaché, et assista
à sa décomposition, ce qui semblait important pour l'expé-
rience. Je sentis que jamais personne ne devrait être enterré
et en tout cas pas incinéré, mais qu'il fallait être exposé
sur une civière et déposé au sommet d'un arbre, afin que
la Nouvelle Tribu fût témoin de notre décomposition
naturelle.
Il est plus difficile de définir l'émergence, au jour le jour,
de l'expérience de l'après-mort dans la conscience éveillée.
Un soir, j'eus après dîner une discussion avec quatre per-
sonnes sympathiques et très intelligentes. Elles me deman-
dèrent de leur exposer certaines de mes idées. A un moment
de trouble, la conversation dériva vers les problèmes du
travail institutionnel de ces personnes et tourna à un
bavardage défensif qui, au fur et à mesure que le temps
passait, avait de moins en moins de sens pour moi. Mon
corps se gelait progressivement, je pouvais à peine penser,
encore moins me concentrer, à moins de me divertir au
sens pascalien du terme. Faute d'avoir recouru à cette
distraction, je mourus dans cette situation. Je sentis la
gangrène me gagner par un processus dont j'avais, en
quelque sorte, le contrôle. Elle m'envahissait en remontant
de mes orteils et de mes doigts jusqu'à pourrir complète-
ment mon corps, au point que j'en sentais presque l'odeur,
puis je la sentis vraiment. Mon comportement social
extérieur fut normal pendant tout ce temps mais, à un
moment donné, avant la fin, j'eus en un éclair une vue
rétrospective de toute ma vie, puis, tout en gardant une
posture normale, je mourus momentanément. J'annonçai
alors que j'allais me coucher parce que je me sentais mal,
et les gens décidèrent de partir à cause d'engagements de
travail qu'ils avaient pour le lendemain. Durant tout cet
épisode, j'étais extérieurement très calme, mais du point de
132 Mort de la famille
vue de mon expérience, ma putréfaction à son point culmi-
nant était plus profondément vraie que les manifestations
extérieures de mon comportement, parce qu'au-delà d'elle,
dans cette expérience, toute ma vie présente et future était
envisagée.
Cela fut certainement une expérience positive, mais il y a
des façons négatives d'être vivant dans des états mortels,
en ce sens qu'il n'y a pas de passage pour la mort ni
de retour à la vie. Les rapports entre la vraie maîtrise
de soi (discipline) et la fausse maîtrise de soi le montrent
bien. Je connais des hommes d'affaires capables de boire
beaucoup tout en poursuivant un travail « sérieux ». D
s'agit ici d'une fausse maîtrise de soi parce qu'elle supprime
non seulement les sensations d'hostilité, mais surtout l'amour.
En soi, c'est généralement une agression indirecte contre
la personne qui tient la plus grande place dans leur vie. Elle
engendre, néanmoins, un état de mort à l'intérieur de la
vie, état qui se résume par une souveraine et immense
haine du monde, déguisée en amour, bienveillance,
confiance, efficacité. Elle peut berner tout le monde parce
que les rationalisations sont infinies. En général, il n'y a
qu'un moyen de se sortir de là : une crise spirituelle au
cours de laquelle la personne a approché la mort biolo-
gique, dans un accident de voiture par exemple, ou une
grave période d'inappétence avec des crises d'épilepsie,
de delirium tremens, etc. Si la crise n'est pas assez radi-
cale, la personne se met à aimer exagérément la sécurité
presque fœtale de son état de mort-vivant. Elle reproduira
ce même schéma, de connivence avec d'autres par lesquels
elle se fera traiter essentiellement comme un objet : < un
alcoolique ». D est évidemment du ressort de la psycha-
nalyse de retrouver dans la prime enfance les traces de la
genèse de ce schéma oral, mais, pour l'instant, je ne le
ferai pas et j'insisterai sur la nature des relations entre la
Mort et révolution 133
maîtrise secondaire (fausse) et la maîtrise première (vraie).
Je crois que, malheureusement, la plupart des gens n'ont
pas le choix entre ces deux formes de maîtrise comme
éléments fondamentaux de leur vie, tout simplement parce
que leur vie est constamment contrôlée de l'extérieur. Mais
je crois que nous devons définir la nature de la première
et vraie maîtrise, la discipline. Elle me semble prendre
essentiellement la forme d'une promesse, promesse qui
sous-entend tous les départs, tous les voyages de mort et
de renaissance, promesse de rester intègre et saint dans
le monde, selon une nouvelle définition du sacerdotal. La
discipline est alors un moyen de rester dans le monde,
d'y rester activement engagé à travers les obstacles de la
joie extatique et du plus profond désespoir. La promesse
qui définit la discipline n'est pas seulement un engage-
ment avec soi-même, mais aussi avec les autres, du moins
implicitement. La promesse est une douleur immense, une
agonie finale que l'on traverse pour apercevoir sa propre
vie et le monde, de l'autre côté d'une certaine mort. En ce
sens, elle est plus que de l'emprise sur soi et ne devrait
pas être considérée comme telle parce que, à certains
moments, le vase peut déborder. La promesse doit cepen-
dant être enregistrée par le monde, accompagnée d'une
promesse de non-rétractation et de non-rupture.
De plus, la discipline est une sorte d'antithermostat.
La plupart des gens le branchent et le débranchent auto-
matiquement, c'est-à-dire selon un rituel relativement pré-
visible. Mais chez l'homme de discipline, en revanche, c'est
une option que conditionnent son sens de l'opportunité et
de l'ouverture du contexte humain, ainsi que l'intuition
du moment opportun dans l'interaction de son système
temporel avec celui des autres. La discipline ne doit pas
non plus être confondue avec le niveau suivant de maî-
trise de la (fausse) maîtrise dont font preuve des gens qui
134 Mort de la famille
ne sont pas entrés dans la région de la première maîtrise,
si impressionnante cette maîtrise de la maîtrise soit-elle.
La discipline est aussi une affirmation de vie, dans la
mesure où elle rend possibles de bonnes expériences d'après-
mort à l'intérieur même de la vie ; ces expériences re-nou-
vellent la personne au lieu de la laisser — quand elle
est emprisonnée dans un système de fausse maîtrise — per-
due dans les limbes d'un état statique ressemblant à la mort.
La plupart des gens qu'on dit fous ou schizophrènes tendent
en fait à cette sorte de discipline, mais ils se trahissent
eux-mêmes en ayant des rapports complices avec leurs
familles et les institutions psychiatriques, faute de pouvoir
trouver des gens qui connaissent la discipline qu'ils essaient
d'acquérir ; objectivement, d'ailleurs, ces gens sont rares.
Je crois que, finalement, il ne faudra pas moins qu'une
révolution sociale de masse et le démembrement des struc-
tures du pouvoir pour créer de telles possibilités humaines.
Même dans une société révolutionnaire comme Cuba,
la collusion famille-psychiatrie tend à persister alors que
les conditions humaines sont, maintenant, propices à l'abo-
lition des unités psychiatriques sous toutes leurs formes.
Lorsque j'étais à Cuba en 1968, j'ai proposé, pour une
certaine région, un plan pilote sur deux ans, au terme
duquel toute personne qui montrerait un comportement
inhabituel — tel que se déshabiller et s'asseoir au beau
milieu de la route — serait conduite jusque dans la
maison d'un des membres de la communauté. Elle y
serait tout simplement l'objet d'attentions, les gens reste-
raient avec elle sous la supervision d'un ancien du Comité
local pour la défense de la révolution ou de la Fédéra-
tion des femmes. Si l'on pouvait ainsi s'occuper des gens
sans les hospitaliser, on pourrait espérer qu'une extension
du plan à l'échelle nationale éviterait, d'ici cinq ans, la
« psychiatrisation » des gens. Ce qui reste de psychiatres
Mort et révolution 135
formés aux Etats-Unis semble éloigné en imagination d'un
tel modèle. Tout ce que l'on peut espérer, c'est qu'un jour
1' « Homme Nouveau » percera le front de la psychiatrie,
mais il me semble qu'il y a là une bonne occasion pour
la psychiatrie d'avant-garde du premier monde (l'anti-psy-
chiatrie) d'entrer en scène dans un vrai pays socialisé,
j'entends un pays dé-hiérarchisé.
J'ai mentionné tous ces problèmes parce que la pratique
conventionnelle de la psychiatrie clinique a pour but de
produire un curieux état statique de mort-dans-la-vie,
chaque fois qu'un désir de vraie discipline se manifeste
trop ouvertement. En d'autres termes, la psychiatrie est
une vaste opération policière qui voudrait s'étendre sans
limites, d'où le pullulement des cliniques de consultations
et des installations de < soins communautaires > qui
cataloguent les patients, en font des objets et les réduisent
au mutisme à coup de pilules dûment prescrites. Une véri-
table et tonique expérience de mort et d'après-mort exige
la présence à nos côtés de la personne adéquate. Elle nous
permet de nous pencher sur notre vie passée, présente et
future, en y mourant et en y revenant sur le mode d'une
renaissance et d'une vie nouvelle.
Pendant ce temps, partout sur la terre, des gens meurent
de faim ou dans les combats de guérilla, de l'attaque
directe et manifeste de l'impérialisme. J'ai déjà annoncé
dans ce livre que j'avais l'intention de me concentrer sur
la situation dans le premier monde et sur l'activité révo-
lutionnaire possible dans ce contexte. Mais lorsqu'il s'agit
de parler de la mort et de la révolution, il me semble
nécessaire d'étendre le champ de nos considérations.
C'est de la naïveté et du psychologisme que de parler
de la mort du tiers monde comme d'une extériorisation
de la mort non morte du premier monde. Essayons donc
d'en donner une explication qui soit phénoménologique-
136 Mort de la famille
ment juste, c'est-à-dire qui soit vraie dans l'expérience
immédiate. Il est vrai que le premier monde meurt de
sa belle mort : autodestruction écologique, environnement
invivable, plongée aveugle dans l'abîme de la technologie.
Mais cela ne suffit pas à rendre compte du déplacement
du lieu de la vraie mort violente. On se rapproche un
peu plus de la vérité si l'on examine comment le premier
monde se Drive lui-même de mort, en ce sens que la mort
y est, à un degré incroyable, l'objet de conventions et
de rites. Nous avons le choix entre tout un assortiment
de causes de mort statistiquement probables, et les classes
sociales sont déterminantes à cet égard. Ainsi, le petit
bourgeois travaillant à son compte mourra très vite s'il
a une thrombose coronaire parce qu'il ne pourra faire
face aux conséquences de la perte de ses revenus et à
ce qui lui paraîtra être une intolérable pauvreté. Un
entrepreneur disposant de grandes réserves de capitaux
pourra se permettre de prendre les choses calmement et
de survivre plusieurs années à des « troubles cardiaques »
épisodiques. C'est aussi le cas, en Angleterre, de l'ouvrier
qui a été conditionné à se satisfaire de la maigre allo-
cation de l'Assistance publique et des avantages de la
Sécurité sociale.
Ainsi, nous mourons de notre mort choisie dans l'ano-
nymat total de la catégorie que nous choisissons et par
laquelle nous sommes choisis. La mort n'est pas publique,
mais cachée, et surtout elle n'a pas de témoins et n'est
pas pleurée. En fait, tout se passe comme si elle n'existait
pas. Un prolétaire d'un certain âge me raconta que, lorsque
sa mère mourut, la famille se réunit au grand complet
pour décider s'il fallait l'enterrer ou l'incinérer (c'était
en Angleterre, en novembre). Un parent au franc parler
prit finalement la décision en ces termes : « Si on l'enterre,
nous risquons tous d'attraper froid en restant debout
Mort et révolution 137
autour de sa tombe : elle n'aurait pas voulu ça. Si elle
est incinérée, au moins nous aurons chaud ! > Us eurent
chaud.
Mais la véritable signification de la mort d'un individu
particulier pour d'autres invidivus particuliers a été noyée
sous une plaisanterie défensive et inconsciente.
Quand on en revient aux réactions de la bourgeoisie
face à la mort, les choses sont bien plus horribles parce
qu'elles sont bien plus tortueusement déguisées. Tout est
parfaitement respectable. Dans une famille que je connais
très bien, la grand-mère, après la mort de son mari, attendit
jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans que ses trois
fils soient morts l'un après l'autre ; maintenant, trois ans
après, elle attend la mort de deux petits-fils, il n'y aura plus
ensuite qu'un anière-petit-fils à liquider. Elle peut encore
attendre un moment. Pendant ce temps, les autres membres
de la famille lui rendent bien son attention, ils la retournent
dans son lit à chaque attaque pour éviter les escarres, la
lavent, la nourrissent et se plaignent continuellement
qu'elle est trop difficile. Personne ne la pleurera et tous
prétendront secrètement ne pas être heureux qu'elle soit
partie, ils diront simplement qu'ils sont soulagés < pour
elle ».
Il y a dans ce pays certains hôpitaux où les « incura-
bles » vont mourir. On peut bien envisager l'établissement
de relations entre les cliniques de la mort et « celles
de la vie », si ce terme pouvait s'appliquer sans trop
d'obscurité aux services d'obstétrique conventionnels. On
pourrait aussi ouvrir la clinique de vie-et-de-mort à tous
ceux qui voudraient y entrer, voir et aider ceux qui
meurent, apprendre d'eux ce qu'est la mort, comme si
les mourants savaient ce qu'ils savent.
Dans beaucoup de villages français, la charrette ou
le fourgon qui ramasse les ordures est transformé en
138 Mort de la famille
corbillard pour les enterrements, à moins que ce ne soit
l'inverse. Il y a, au moins, un début d'honnêteté dans
cette ambiguïté particulière.
Dans le premier monde, toutes les morts sont des assas-
sinats déguisés en suicides, eux-mêmes déguisés en loi de
la Nature.
Dans le tiers monde, toutes les morts sont plus simple-
ment des assassinats. Le déguisement n'est pas nécessaire.
Comment mettre à mort, avec compassion, les assassins,
ou mieux, comment mettre à mort ce qui en eux assassine ?
Peut-être en leur montrant, avec la contre-violence requise,
la nature de leur propre suicide ? Cela suppose un dévoi-
lement de soi au cours duquel le moi qu'on dévoile
est un moi montrant notre propre mort. On ne se découvre
pas devant les autres, principalement parce que ce geste
signifierait se découvrir soi-même devant soi. L'homme qui
viole un enfant et le tue est, en général, possédé par
ce dévoilement à lui-même de la réalité de sa mort. Elle
le terrifie alors au point qu'il doit, rapidement, l'évacuer
dans la mort de l'enfant. Le viol est formel, la mort de
l'enfant n'est pas un meurtre, c'est une extension retraçable
de la mort soudainement conçue et immédiatement refusée
du quasi-violeur quasi-meurtrier. Rien de corporellement
réel ne s'est produit au cours de cette scène jusqu'à
ce que la société entière — c'est-à-dire « nous » —
demande l'offrande sacrificielle du corps de l'enfant victime.
Comment contourner la signalisation, à l'entrée des
prisons psychiatriques, de façon à nous voir nous-mêmes
dans une plus grande cage comme des détenus violemment
dérangés ? < Ils > blessent ou tuent une ou deux per
sonnes, et encore. « Nous », les gens normaux, non
seulement nous les tuons, mais nous tuons des millions
de gens de par le monde. « Leurs » modèles de compor-
tement et les < nôtres » sont identiques. L'étendue de
Mort et révolution 139
« leurs » destructions est incomparable avec la portée
des c nôtres », qui englobent toutes les rationalisations
de l'impérialisme sur la scène mondiale. Nos méfaits sont
bien plus grands que les leurs, mais beaucoup moins visibles.
C'est l'expérience effective de l'observateur qui déter-
minera de façon concluante si cette identité des modèles
de comportement n'est qu'un psychologisme, c'est-à-dire
la réduction d'une réalité sociale complexe au chemine-
ment réel ou supposé de l'esprit d'une seule et même
personne. A mon sens, les résonances de l'expérience
permettent d'assimiler ces deux niveaux d'événements sans
même recourir aux structures qui se situent entre eux
et par conséquent sur aucun des deux. La médiation réside
justement dans l'apparition, chez l'observateur engagé, du
sentiment d'inspection. L'impérialisme est le violeur-assas-
sin enfin devenu fou : il ne passe plus, comme la plupart
des violeurs-assassins, pour un individu normal. La société
bourgeoise invente, pour se maintenir, plusieurs catégories
de fous. Les flèches du diagnostic qui visent certaines
victimes devraient se retourner vers leur propre lieu d'ori-
gine : notre manque de cœur et d'esprit à nous tous qui
soutenons les structures de cette société.
Il serait absurde de vouloir se conformer à une certaine
tradition d'unité puisque les schismes et les ruptures entre
les groupes sont non seulement inévitables, mais bénéfiques
pour la cause de la révolution dans le premier monde.
Ce n'est que lorsque la bureaucratie hiérarchisée dépasse
un certain stade, comme dans la plupart des partis com-
munistes d'Europe, que la collusion avec les structures
du pouvoir bourgeois limite les effets de l'activité révo-
lutionnaire concertée. La révolution, au sens concret et
viable du terme, comporte obligatoirement — tant sur
le plan intérieur, personnel et privé qu'à l'échelle des mas-
ses — un divorce d'avec les machinations de la société
140 Mort de la famille
capitaliste-impérialiste. Elle nécessite plus qu'une infiltra-
tion réformiste des mass média ou qu'une réforme de la
vie étudiante tactiquement préparée, mais manifestement
inauthentique et inintelligente. Elle exige que — au risque
de notre vie — nous fassions clairement état de nos
désirs, si nous ne voulons pas risquer de rencontrer notre
mort.
Dans leurs Thèses sur la Commune, les situationnistes
disent de la Commune qu'elle a été le plus grand carnaval
du xix* siècle. Mais tenter d'incendier le Louvre n'est
qu'un acte symbolique. L'activité révolutionnaire doit
dépasser l'action symbolique pour enrayer, littéralement,
le fonctionnement des institutions bourgeoises. Puisque
celles-ci sont objectivement démasquées (nous les voyons
subsister mais elles ne demandent en fait qu'à se déve-
lopper), nous devons maintenant empêcher ceux qui, par
ailleurs, contraignent les autres à s'arrêter dans la prise de
conscience de leur propre violence qui détruit le monde
en même temps qu'elle masque l'origine de la violence
dans le premier monde.
Toutes les stratégies deviennent une évasion dans la
mesure où elles sont une quête illusoire de solidarité
réconfortante. On n'arrive jamais à la solidarité avant
de l'avoir créée dans le travail et la lutte. Que le travail
et la lutte soient une émanation autonome d'individus
ou de petits groupes n'implique pas une fragmentation
de l'effort révolutionnaire. Es sont l'affirmation pure de
l'effort dont la seule forme historique actuelle subsiste.
La plupart des stratégies radicales ne sont, hélas, que
des jeux d'introspection qui permettent d'éviter les frissons
et les rigueurs du monde extérieur à tel ou tel petit
groupe de dix à cent dix personnes.
Dans le tiers monde, la stratégie est nécessaire et le
capitaine doit être le dernier à quitter le navire. Dans
Mort et révolution 141
le premier monde, c'est le capitaine qui saute le premier
dans le canot de sauvetage parce que, de toute manière,
c'est ce qu'il veut faire et que le bateau une fois délesté
de son poids pourra dériver assez longtemps. Pas trop
quand même, j'espère. Le navire coulera et nous atteindrons
l'autre rivage par nos propres moyens, ceux que nous avons
nous-mêmes choisis. Pour l'instant, nous sommes tous sur
le même bateau, mais nous ne faisons pas le même voyage.
En un certain sens, plus ces voyages sont différents, mieux
c'est; mais quel degré de différence pouvons-nous person-
nellement tolérer en nous ? Si nous laissons couler le
bateau, nous pourrons trouver notre propre voie... ou
couler, ce qui peut être notre voie. A moins que nous ne
découvrions deux mètres carrés de rivage pour nous y
reposer avant de repartir et de trouver des moyens de
subsistance parfaitement vrais et totalement invisibles.
Le bon repas que nous recherchons dépasse certainement
la satisfaction orale et peut n'être qu'un caillou dans notre
bouche. C'est un peu mieux que de ricaner lorsqu'on
entend un appel urgent, dépassant toute expression person-
nelle, et qui réclame que quelqu'un dise la vérité. Telle
qu'elle se déploie dans le langage, la structure du mot
c dire » est ambiguë. D'après ses origines linguistiques,
ce mot se rapporte à n'importe quel acte, depuis décompter
des entités quelconques jusqu'à raconter, ce qui est une
violence poétique contre l'arithmétique. Raconter, c'est
dire une histoire vraie qui pisse inexorablement sur la
table de multiplication et se rit, avec quelque compassion,
de l'absurdité avec laquelle certaines personnes croient
qu'elles apprennent aux autres que deux et deux ne font
ni cinq, ni six, ni trois. Pour que quatre soit possible,
nous devons le proscrire en tant que possibilité jusqu'à ce
que nous soyons en mesure de l'accepter ou de le réfuter.
Le plongeon d'Empédocle est le nôtre, c'est notre plongeon
140 Mort de la famille
dans notre propre Etna. La tragédie de Gérasa se situe1

dans la fausse guérison de l'homme possédé qui s'exorci-


sait lui-même et mettait sa folie dans un cochon. Il n'y
a rien de prodigieux à refuser le trou du cul des porcs
qui invitent plaintivement à une juste bestialité.
Dire la vérité n'est en aucun cas le contraire de dire
un mensonge. Il y a des vérités mensongères véridiques.
Ecrire la VERITE en lettres majuscules, c'est avoir cons-
cience de cette ambiguïté et ne vouloir utiliser ce terme
qu'ironiquement, en refusant tant le jeu sur une petite échelle
sociale que la «stratégie de grande envergure.
La vérité accepte sa drôlerie, mais refuse le confort
comique et contrefait de l'humour quel qu'il soit. En
même temps, elle n'est pas dépouvue d'humour puisque
le couple drôlerie/ absence de drôlerie est totalement étran-
ger à son fonctionnement dans le monde.
La Vérité est une folie individuelle
La Vérité est un réveil mortel
La Vérité est le revolver de la révolution
La révolution est maintenant égale à la
petite aiguille d'une montre qui balaie
le tour de son visage et retrouve toujours le même point
selon une ligne historique.
La Vérité est la libre vision de la face
qui est déjà, elle-même, sa propre lumière
accomplie comme une fin dans le présent
qui ne peut plus être en avance sur le présent
La Vérité c'est la mort rendue viable.
La Vérité, avec une illusoire avance sur
la Simplicité, est ce que nous allons trouver
1. C'est des pentes escarpées de cette ville que Jésus-Christ
précipita les pourceaux dans lesquels il avait introduit les démon*
de l'homme exorcisé (N.cLT.).
Mort et révolution 143
maintenant. Ce qui, de temps à autre, n'est pas alors
mais probablement maintenant.

La morale de cette histoire est que la mort ne doit {dus


être acceptée dans la soumission ; nous devons la craindre
de plus en plus. Il est évident que la peur doit être maî-
trisée. Mais la mort doit commencer à vivre au moment
précis où nous lui donnons la vie. Quand nous commençons
à sentir les douleurs de l'accouchement, ce qui n'est pas
exactement la même chose que de commencer le travail,
nous pouvons mettre au monde un superbe bébé qui tom-
bera dans les mains de notre accoucheur. Ce bébé recèle
l'expression perceptible de notre mort.
J'ai connu un homme qui pensait que s'étendre signi-
fiait mourir. Dormir lui donnait moins cette impression.
D s'imaginait que s'il s'étendait, son lit vibrerait au rythme
de son cœur, devançant juste un peu son propre pouls ;
alors, il resta debout., et il tomba littéralement d'épui-
sement. N'importe qui, parmi nous, peut avoir un anévrisme
de Berry ou, dans le cerveau, une artère tumescente impos-
sible à diagnostiquer et qui risque à tout moment d'éclater
et de nous tuer. Avant que j'aie fini d'écrire cette
phrase ou que vous ayez fini de la lire, l'un de nous
d'eux peut tomber raide mort. Et, bien entendu, n'importe
qui peut mourir, une nuit, dans son sommeil. La seule
chose que nous sachions, c'est que nous connaîtrons ces
façons de mourir au bon moment, bien avant les quelques
secondes reconnaissables. L'attention parfaite nous donnera,
dès maintenant, la connaissance de notre mort. Nous savons
aussi que toute mort totalement vécue est une mort révo-
lutionnaire. Intégrer notre mort avec sollicitude nous per-
met d'avoir de l'amitié pour cette partie de notre vie ;
mais ces relations impliquent un maximum de terreur
144 Mort de la famille
qui, du seul point de vue de ses implications, dépasse un peu
l'amour.
L'amitié est un peu plus difficile que l'amour, parce que
ce choix de la séparation, que j'ai dit être le centre absolu
de l'amour, n'est pas facultatif dans le cas de l'amitié,
il lui est inhérent.
« Je suis allé seul à une manifestation avec des amis. >
Si un grand nombre de personnes disaient cela, Grosvenor
Square serait à feu et à sang.
La mort est la fin de la solidarité éclairée par la
découverte d'une solidarité totalement non substantielle.
Ce ne sont pas des devinettes que j'écris parce
que la devinette
Dit mon nom et m'appelle à elle.
La devinette, au moins, connaît mon vrai nom
Et me le dit
Mais je ne peux toujours pas entendre parce que les
résonances de l'appellation sont trop profondes et trop
ténues pour mes oreilles, ces oreilles obstinément rivées
à une paradoxale acoustique humaine : infinie mais limitée ;
en dehors d'elle, j'ai oublié la plupart des sons, certaine-
ment les plus importants, à moins qu'ils ne deviennent
un bruit agréablement importun. Nous n'accueillons le
bruit que parce que nous pouvons le refuser.
La Mort est la liberté de crier et de gargouiller notre
dernier souffle à l'intérieur même de la vie, mais il y
a peu d'endroits où cela peut se faire en toute sécurité.
Je pense qu'on devrait aménager dans les villes des endroits
déserts où les gens pourraient crier sans que nul ne
s'en mêle.
Il y a une consolation à tout cela : notre mort nous
attendra si nous pouvons l'attendre.
Mort et révolution 145
Le silence et l'attente sont toujours difficiles, mais tous
deux circonscrivent le cœur de la révolution. Si nous
attendons encore un peu, le silence même pourrait devenir
le cœur.
Mes dernières volontés
mon testament

Le Talmud dit : € Avant de faire le Monde, Dieu


tendit un miroir aux créatures afin qu'elles y voient les
souffrances de l'esprit et l'extase conséquente. Certaines
prirent le fardeau et d'autres le refusèrent. Dieu radia
ces dernières du Livre de la Vie. >
Le Dieu vague et sans pitié qui est censé avoir dit
cela d'une façon injustifiable mais juste est un être parfai-
tement illusoire et arrogant, créé de toutes pièces. Les
hommes se démettent du droit à l'arrogance au profil
d'une humiliation exigée par la société ; celle-ci, renforcée
par le moindre signe d'humilité, le renforce à son tour.
Prenons ces mots à la lettre, c'est-à-dire beaucoup
trop simplement. Les dernières volontés sont les dernières
choses en ce monde qu'un individu désire ou désire désirer,
puisque toute volonté sera un reflet de l'extériorité qui
transforme les personnes que nous sommes en incarnations
de toutes les personnes que nous pouvons être à un moment
quelconque. Le dernier < vœu » est précisément le désir
perdu. Nous ne ferons peut-être plus de vœux. Mais nous
voudrons évacuer en masses nos désirs hors de la région
insoupçonnable des fantasmes et des lacunes impossibles
à combler que laisse un désir refusé. Nous perdrons ainsi
la dernière volonté perdue et nous la recopierons sous
une forme légale qui ressemblera à un poème ou à
Mes dernières volontés 147
une chanson ou qui pourra être dessinée au lieu d'être
rédigée. Mes vœux, par l'effet de cette volonté, sont
transformés en une appropriation par moi, avant que vous
ne lisiez ceci, vous autres, de ce que je veux en ce monde.
Le mot testament nous plonge dans le monde visuel.
Fait convenablement, il signifie : voir que l'on n'a jamais
été vu. Ainsi abandonnés dans la vacuité des rapports
sociaux ordinaires — rapport : sorte de relation entre
d'autres gens supposés quitter les sentiers battus conseillés
par le monde normal, qui n'est ni entier ni sacro-saint
et qui se prétend inguérissable — pour la première fois,
nous commençons, grâce à ces dispositions testamentaires
particulières, à nous porter témoins de nous-mêmes. Nous
explorons notre corps, nous percevons le durcissement de
notre pénis ou les tensions fluctuantes de notre vagin et
avec un miroir convenablement dirigé, nous transformons
ce qui témoigne foncièrement de la merde, en notre nais-
sance. A moins que nous ne nous y opposions, nos dernières
volontés et notre testament seront la négation de tout cela.
Comment transformer le testament conventionnel en
une sorte de don afin que les fleurs ne soient plus
mises sur les tombes, mais qu'elles poussent comme du
beau gazon grâce au merveilleux engrais résultant de
cette putréfaction doucement engageante de nos corps ?
Si nous voulons faire un testament re-nouvelé qui élude
les « fins parfaites » de l'Ancien et du Nouveau Testament,
nous devons en savoir un peu plus long sur le don. En
rédigeant un testament, on doit renoncer à la prudence
du témoin et ingérer une belle quantité d'absurdités afin
de devenir assez dénué d'esprit pour cesser d'être témoin,
pour recevoir et donner. Mais l'ambiguïté du don doit
être pleinement enregistrée si nous ne voulons pas perpé-
tuer les formes établies de la violence sociale dont j'ai
parlé dans ce livre.
148 Mort de la famille
S noua partons du vieux-norvégien et du haut-moyen
allemand pour arriver à l'allemand et au hollandais
modernes, nous pourrons noter qu'en général, lorsque
« don » est au féminin, il signifie une donation qui
résulte d'un sentiment de générosité. Au neutre, « don »
signifie poison. La linguistique ne nous a jamais appris
ce que ce mot veut dire au masculin ; peut-être qu'histo-
riquement il a été en dehors de l'éventail des choix
sociaux.
Les hommes sont des hommes. Un jour, ils deviendront
des gens, mais pour acquérir la sensation totale de la
cavité-du-corps-et-de-l'esprit dont nous sommes issus, il
nous faut continuer à être les témoins sans esprit de
notre testament.
Les hommes du premier monde persécutent le tiers
monde et les minorités du premier monde, y compris
la principale « minorité » : les femmes. Pour la bonne
raison qu'ils sont jaloux de la négritude des uns — elle
est colorée — et de la procréation des autres — elle est
vivante. Chaque éjaculation produit des milliers de sperma-
tozoïdes, mais il n'y a dans la femme qu'un seul œuf
qui sauvera un spermatozoïde du destin courant des sper-
matozoïdes. En ce sens, les éjaculations sont parfaitement
contingentes et indifférentes. Les hommes sont tellement
fats que, finalement, en dépit de leurs dires, l'orgasme
est peut-être beaucoup plus fréquent chez les femmes que
chez les hommes.
La noirceur, je l'ai déjà dit, est en termes physiques,
scientifiques, toutes les couleurs fantastiquement concen-
trées. L'homme blanc a perdu la couleur parce qu'il
est terrorisé par ses envies. Son sang s'est retiré de ses
tissus faciaux à cause d'une peur méconnue, perpétuelle
et perpétuée. La classique interprétation qui voudrait que
l'homme blanc ait peur de sa propre puissance est aussi
Mes dernières volontés 149
ridicule qu'insensée. L'homme blanc envie, tout sim-
plement, la couleur de l'homme noir. Le génocide perpétré
à l'égard de l'homme noir est la défense ordinaire contre
cette envie, et il y a une relation claire, quoiqu'elle ne
soit pas d'égalité, entre l'assassinat d'une race et la sujétion
des femmes.
La révolution ne sera une réalité sociale complète que
lorsque l'homme blanc assumera tous les tons de la noir-
ceur et qu'il aura lui aussi des bébés.
A Cuba, la doctrine guévariste de l'Homme Nouveau
se rapproche du sens étendu que j'ai donné dans ce
livre au mot révolution. L'homme nouveau est un révolu-
tionnaire pragmatique qui anéantit réellement les structures
du pouvoir de l'Etat féodal bourgeois. Il prend tout le
pouvoir qui lui est nécessaire pour maintenir line commu-
nauté autonome. Il apprend à la défendre avec des fusils
et, simultanément, il se sert de la théorie marxiste comme
d'une technique, pour être au monde d'une façon qui ne
permettra jamais plus aux rapports d'exploitation de se
reproduire, et pour détruire toute initiative de reconstruc-
tion de la hiérarchie bureaucratique. Les tendances bureau-
cratiques persistent encore à Cuba, onze ans seulement
après sa Libération, mais je n'y ai point trouvé de signes
indiquant que les gens toléreraient longtemps qu'on leur
imposât des formes sclérosées de non-vie.
Dans le cas cubain, les raisons de ce succès révolution-
naire original résident dans certaines qualités de l'Homme
Nouveau que j'essaierai de définir. Parmi les premiers
révolutionnaires, ceux qui avaient un passé espagnol catho-
lique s'évadèrent de ce passé dans un élan poétique et
visionnaire qui rendit possible la conjonction de l'effort
révolutionnaire et d'une pauvre paysannerie prétendument
superstitieuse. H rendit surtout possible une conjonction
avec l'esprit du vaudou qui prévalait parmi les Afro-
150 Mort de la famille
Américains, et qui, si caché et si implicite fût-il, définit,
dans l'expérience, la perpétuelle possibilité de régénération.
Si l'on examine l'idéologie de l'Homme Nouveau, on y
trouvera donc un curieux syncrétisme qui va des origines
chamaniques du Vaudou jusqu'à un protochristianisme
G'idée de l'Homme Nouveau chez saint Paul). Je parle ici
d'un christianisme qui n'est encore ni institutionnalisé ni
contre-révolutionnaire. Ces différents traits de lumière s'in-
tègrent depuis un lointain passé pour culminer dans la
présente lumière d'un marxisme perpétuellement renouvelé
et donc radicalement opposé, en fait, au simple révision-
nisme.
Je crois que nous pouvons, maintenant, commencer à
définir le lien qui existe entre les formes révolutionnaires
du tiers monde et ce qui doit être au cœur de la transfor-
mation révolutionnaire du premier monde. Au cours d'un
discours que j'ai prononcé en public à l'occasion de
l'anniversaire de la révolution cubaine, j'ai demandé aux
gens combien d'entre eux étaient prêts, à ce stade, à
mourir pour la révolution socialiste. Un seul charmant
jeune homme m'a dit, après, qu'il croyait l'être. La question
était à la fois ironique et directe. Je crois que nous
avons, maintenant, à être résolument capables de risquer
notre vie et de mourir sur le trottoir au cours d'une
guérilla urbaine ; j'ai mis trente-six ans à y arriver, d'autres
y parviennent beaucoup plus vite. Pour pénétrer plus
loin dans l'ambiguïté de l'expression « risquer sa vie »,
je crois que nous devons la comprendre comme une rupture
courageuse avec toutes les formes d'immobilisme social
dans lesquelles nous sommes englués.
Je pense, par exemple, à l'installation dans la vie fami-
liale monogame qui limite notre travail, nos relations
amoureuses et constitue un empiétement destructeur sur
la vie de tous ceux qui entrent en contact avec nous.
Mes dernières volontés 151
J'ai déjà critiqué cette attitude en la décrivant comme
l'Illusion de la Quantification de l'Amour.
Nous devons aussi trouver le courage, quand cela est
nécessaire, de quitter notre « situation > dans le cadre du
travail institutionnalisé et de vivre en coopérative dans
l'Ouest prérévolutionnaire. En réalité, je veux en venir
à l'idée que, étant donné un désespoir éclairant, < risquer
sa vie » devient le synonyme de la risquer pour la
sauver. D n'y a pas de générosité dans les suicides conven-
tionnels que nous nous choisissons en fonction de la
famille ou du travail. Ils ne comportent pas non plus
d'amour de soi, et, par conséquent, ils ne permettent pas
de faire aux autres de dons sans ambiguïté.
Dans une étude sur les testaments , Philippe Ariès
1

démontre qu'avant le milieu du xvm* siècle la famille


n'intervenait dans la vie des gens que durant les crises
ou après la mort. Ce n'est que depuis cette époque que
la famille a envahi la vie de tous les jours au point
d'annexer toute la vie quotidienne en en faisant son
territoire : territoire des crimes les plus violents de notre
société, voire de meurtres souvent déguisés en martyres
d'enfants. Tous les meurtres sont des meurtres familiaux
ayant lieu soit dans une vraie famille, soit dans ses
répliques.
La forme familiale de l'existence sociale, qui caractérise
toutes nos institutions, détruit fondamentalement les initia-
tives autonomes parce qu'elle refuse de reconnaître ce
que j'ai appelé la dialectique entre être-seul et être-avec-
les-autres. Au cours de ces deux derniers siècles, la famille
s'est fait l'intermédiaire d'une invasion de la vie des
individus, laquelle était indispensable à la survie du capi-
talisme impérialiste. Par définition, la famille ne peut
1. In « Wills, Tombs and Families », New Society, 25 septem-
bre 1969, n* 356, p. 473-475.
152 Mort de la famille
jamais nous laisser seuls, car elle est l'ultime convergence
des mass média les plus perfectionnées. La famille est
un poste de télévision plein d'effets de couleur, de sensa-
tions tactiles, de goûts et d'odeurs que l'on nous impose
pour nous faire oublier d'éteindre le poste. Aucune drogue
psychédélique n'aura d'effets tant que nous n'aurons pas
appris à fermer opportunément ce poste familial. Cela
doit se faire en fonction d'une liquidation ou du moins
d'une neutralisation partielle des membres de la famille
et de ses rouages ; la liquidation de ces derniers est encore
plus importante que celle des objets familiaux intériorisés.
La famille est un système que nous surimposons perpé-
tuellement aux autres, avec une violence aveugle qui les
encourage à violer aveuglément la source de cette violence
aveugle. Voilà en quoi nous devons intervenir.
Le moment est venu d'écrire nos dernières volontés et
notre testament : il n'y a qu'une clause essentielle et
expresse. Rien ne doit être laissé à la famille. Mère, père,
frères, sœurs, fils et filles, mari et femme nous ont précédés
dans la mort Ce n'est pas à eux que nous donnerons
quoi que ce soit qui nous appartient, ce n'est pas eux que
nous garderons en nous. Le sang de la consanguinité
s'est déjà écoulé par les gouttières des rues familiales de
banlieue.
L'âge de nos parents est révolu puisqu'ils ont envahi le
centre absolu de nous-mêmes, tout comme nous si nous
ne comprenons pas le sens profond de ces dernières
volontés.
J'espère qu'à la fin de notre vie nous aurons un
amour à quitter, même s'il a été meurtri, et qu'il nous
restera aussi un désespoir, finalement vaincu. Nous les
laisserons tous deux aux hommes, aux femmes et aux
enfants.
Ainsi ferai-je.
Dons gnomiques

H y a probablement six ou huit façons de castrer un


homme. Les deux premières n'utilisent pas le couteau,
mais ce sont les plus importantes. Vous pouvez retirer
son dard à un homme ou vous pouvez arracher l'homme
à son pénis.
Anne.
Un psychologue, Tiz, me raconta qu'un garçon enfermé
en ce moment dans une prison psychiatrique avait coupé
la tête de sa mère et l'avait rôtie au four. Mes réflexions
sur l'affaire : il avait peut-être faim.

Billie, huit ans, après une visite chez ses grands-parents


à New York : « Ils me torturent en me gavant de
nourriture. »
Joyeux pré-anniversaire

Pourquoi ne pas ajouter un an à nos vies, le jour anni-


versaire de notre naissance, et célébrer ce qui se passait
un an avant notre venue au monde ? Il y avait, en ce
temps-là, deux groupes de substances chimiques, l'un
dans le corps maternel et l'autre dans le corps paternel :
un ovule en formation dans les ovaires de notre mère et
un spermatozoïde, encore informe, dans les testicules de
notre père. Si nous pouvons ressentir assez profondément
cette cassure chimique, nous pourrons — ou nous ne pour-
rons pas, d'ailleurs — prévoir le mariage chimique immi-
nent avec joie, parce que nous pourrons être sûrs que c'est
le seul type de mariage qui soit un pur événement dans
le monde, un événement qui montre en plein jour à quel
point le « mariage », au sens courant, est une obligation
sociale qu'engendre la peur.
Il nous faut circonscrire ce que la « psychanalyse »
et la « psychothérapie analytique » peuvent nous apprendre
sur le comportement humain. L'intelligibilité de ce com-
portement peut être accrue par une théorie « existentielle »
du dépassement : tout conditionnement qui, à son tour,
nous entraîne vers de nouvelles zones de conditionnement
qui, elles aussi, peuvent être refusées par un choix radical.
Au-delà, nous sommes plongés dans des régions mysté-
rieuses qui doivent être appréhendées, je veux dire sciem-
Joyeux pré-anniversaire 155
ment saisies et retenues, au moins momentanément. Nous
ne pouvons les voir, en effet, à cause de l'habile mysti-
fication qui les éclaire d'un jour particulier. Cette mystifi-
cation consiste dans la multiplication des jeux défensifs
par lesquels nous nous aveuglons nous-mêmes et auxquels
jouent, entre eux, les gens liés par des relations personnelles
et directes. La mystification est une façon de ne pas
voir, collectivement choisie et engendrée. Elle se définit
comme un plan social, une accumulation coordonnée (syn-
thèse refusante) des stratégies et des techniques qui visent
à la destruction de la vision, c'est-à-dire la conjonction
de lumière et d'obscurité dans un tout social donné.
Ce tout, ce peut être les mendiants de Calcutta qui
vivent réellement et mal dans les ghettos blancs de New
York et de Chicago, dans les communautés de San Fran-
cisco et de Notting Hill Gâte. Ou les peuples massacrés du
Sud-Est asiatique, d'Afrique du Sud et d'Angola qui,
comme chacun sait, vivent confortablement et donnent
par leurs votes convaincus un semblant de pouvoir global
et destructeur à leurs assassins cadavériques, et les instal-
lent dans les plus beaux quartiers de Greenwich Village,
Neuilly-sur-Seine et Welvvyn Garden City. Ou une famille,
une amitié, un réseau humain que vous connaissez per-
sonnellement ou que vous vous imaginez.
La mise au monde, par qui que ce soit, d'un mystère
démystifié, est révolutionnaire au moment même où il
est dés-institutionnalisé au profit d'un système oscillant
suicide meurtre.
H y avait un jeune homme qui, tout au long de son
enfance, jusqu'à l'âge de neuf ans, aurait voulu être battu
par son père. Un jour, enfin, le père leva la main avec
l'intention de frapper son fils sur les fesses. Mais la fessée
se transforma en gifle sur le visage de la mère voyeuse.
156 Mort de la famille
Heidi, quatre ans, après que je lui eus appris à parler
aux arbres, à leur serrer convenablement la main, à écouter
leurs différentes réponses, à dire bonjour aux uns et
à sortir les autres de leur mutisme : « Je crois que tu
es tout simplement cinglé. »
Dédicace

Je crois que les dédicaces sont des déclarations impor-


tantes et non de pures formalités. Je ne dédierai donc
pas ce livre à Ronald Laing à qui je dois plus qu'à aucun
autre homme sur, ou sous, terre. Pas plus qu'à Juliet Mitchell
avec qui je vivais et faisais l'amour pendant que j'écrivais
ce livre. Ils connaissent de toute manière mes sentiments.
Vers la fin de la rédaction de ce livre contre la
famille, j'ai traversé une crise spirituelle et physique très
profonde. Elle s'est terminée par les expériences de mort
et de re-naissance que j'ai décrites dans ces pages. Ceux
qui furent à mes côtés aux plus durs moments, qui
m'entourèrent d'une gentillesse et d'un intérêt immenses
sont mon frère Peter, ma belle-sœur Carol et leurs fil-
lettes. Exactement ce que devrait être une vraie famille.
J'ai enseigné à Heidi le langage de l'eau, je lui ai appris
à serrer la main des chênes, à leur dire bonjour et à
écouter les réponses étonnamment diverses que donnent
les arbres. Ce qu'elle m'a appris va beaucoup plus loin.
Table

Mort de la famille 5
Topographie de l'amour 30
Les deux faces de la révolution 45
Fin de l'éducation : ce n'est qu'un début 66
Affamez vos porcs 82
L'autre rive de la thérapie 90
Révolution de l'amour et de la folie 100
Mort et révolution 125
Mes dernières volontés : mon testament 146
Dons gnomiques 153
Joyeux pré-anniversaire 154
Dédicace 157

1MP. HÉRISSEY, ÉVREUX (EURE)


2' TR. 1 9 7 5 NO 3 5 4 5 (16003)

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