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La vie et lʼœuvre dʼAbû ṭ-Ṭayyib al-Mutanabbi*

p. 401-430
TEXTO ANEXOS NOTAS NOTAS FINALESILUSTRACIONES
TEXTO COMPLETO

• * Dans Mémoires de lʼInstitut français de Damas, Beyrouth, 1936,


45-79.
• 1 Sur les Qarmates, voir lʼart, de L. Massignon, dans lʼEncyclopédie
de lʼIslam.
• 2 La bibliographie complète relative à ce poète se trouve dans : Un
poète arabe du iv? siècle de lʼH (...)
1
Une cité où sont mêlées toutes sortes dʼéléments ethniques mais où
dominent les Arabes du désert avoisinant, un centre intellectuel à son déclin
mais pénétré du rôle quʼil avait tenu au siècle précédent, une ville pleine de
souvenirs chiʼites, située dans une région agitée en profondeur par les
doctrines qarmates1, telle est Coufa, dans le Bas-Iraq, au début du ivV siècle
de PH. (xV de J.-C), au moment où naît Abû ṭ-Ṭayyib Aḥmad ibn al-Ḥusayn,
devenu célèbre sous le sobriquet dʼal-Mutanabbi2.
2
La famille de celui qui sera un des plus grands poètes de langue arabe est de
basse extraction (le père dʼAbû ṭ-Ṭayyib est porteur dʼeau), mais elle se
prétend dʼorigine sud-arabe. Lʼenfant est élevé par sa grand-mère. Il grandit
et poursuit ses études dans un milieu schismatique. Il ne tarde pas à faire
lʼadmiration de son entourage par sa mémoire, son intelligence et le sérieux
de son caractère. De bonne heure, il manifeste des dispositions pour la
poésie. Vers la fin de 312/925, un événement imprévu va lui permettre
dʼapprofondir ses connaissances en langue arabe : le Grand-Maître des
Qarmates sʼempare de Coufa quʼil saccage entièrement ; Abû ṭ-Ṭayyib sʼenfuit
avec les siens, dans la Samâwa orientale et là, durant deux ans, au contact de
Bédouins dont la langue — à tort ou à raison—passe pour très pure, il se
parfait dans le maniement de lʼinstrument qui fera sa gloire. En même temps,
il est définitivement touché par les doctrines qarmates et, de retour à Coufa,
il entre en relations avec un notable de cette ville, sans aucun doute lui aussi
acquis à cette secte.
3
Il est probable quʼAbû ṭ-Ṭayyib nʼa pas attendu cet instant pour suivre sa
vocation poétique. Cʼest toutefois à ce retour dans sa ville natale, que se
peuvent placer les premières compositions dont la date se laisse préciser. A
partir de ce moment, sa carrière apparaît nettement orientée : comme
presque tous ceux qui comme lui, à cette époque, sentent en eux un talent
poétique, il mettra sa muse aux services des grands et, par ce moyen, tentera
de réaliser ses ambitions.
4
vocation poétique. Cʼest toutefois à ce retour dans sa ville natale, que se
peuvent placer les premières compositions dont la date se laisse préciser. A
partir de ce moment, sa carrière apparaît nettement orientée : comme
presque tous ceux qui comme lui, à cette époque, sentent en eux un talent
poétique, il mettra sa muse aux services des grands et, par ce moyen, tentera
de réaliser ses ambitions.
4
Comme Coufa ne lui semble décidément pas un lieu propice à ses desseins, il
en part avec son père, pour se rendre à Bagdad (fin 316/ 928). Éternelle
illusion du provincial attiré par le renom de la capitale ! Bagdad a bien besoin,
en vérité, de ce rimeur de treize ans. Abû ṭ-Ṭayyib le sent. Il se rend en Syrie.
Alors commence pour lui une existence assez semblable à celle de nos
troubadours occidentaux. Sans quʼil nous soit possible de déterminer lʼordre
de ses déplacements, on le trouve à Man-bidj, à Damas, à Alep, à Tibériade, à
Tripoli, tantôt dans lʼentourage dʼémirs bédouins, tantôt dans celui de
notables citadins. À ces personnages qui seraient demeurés inconnus, même
de nom, sans Abû ṭ-Ṭayyib, celui-ci dédie soit des panégyriques, soit des
thrènes. Lʼaccueil réservé à ces productions ne semble pas satisfaire le jeune
poète. Peu à peu, on le sent sʼirriter contre son sort, contre les hommes,
contre la vie. Souvent, au milieu dʼune laus, sa déception ou sa colère
éclatent.
• 3 Pièce 25, vers 1, 2. Pour la classification des poèmes par ordre
chronologique, voir ci-dessous : (...)
De tout ce qui meurt, seules les grandes âmes sont dignes de tes larmes.
Pleure donc car il nʼest plus de grandes âmes !
Les peuples ne valent que par leurs rois : jamais ne seront grands des Arabes
dont les maîtres sont des Barbares3.
5
Plus souvent aussi, il découvre ses desseins nouveaux. Puisque ses
ambitions ne sauraient être réalisées par le seul emploi de son talent, il aura
donc recours à la violence.
• 4 Pièce 27, vers 35, 36, 39.
Mon sort mʼa fait goûter une infortune qui mʼa brisé...,
Sʼil mʼest donné de vivre, de la guerre je ferai ma mère, — du javelot, mon
frère, — du sabre, mon père.
Mourir sera plus excusable et souffrir plus glorieux, que me contenter de mon
sort. Le Monde est très vaste.
LʼUnivers est aux plus forts4.
6
Bientôt, lʼidée de révolte ne quitte plus sa pensée.
• 5 Pièce 29, vers 23, 26, 27.
Sans trêve, je parcours le monde. Mon ambition grandit et cependant, mon
étoile ne sʼest pas encore levée.
Vis puissant ou meurs plein de gloire, dans le fracas des lances, au bruit des
tambours.
Mais ne vis plus comme jusquʼà ce jour, sans noblesse, tel que si ta fin venait,
elle passerait inaperçue5.
7
En même temps que gronde sa colère, son orgueil sʼexaspère.
• 6 Pièce 32, vers 2, 3.
Cessez de me chercher un objet de comparaison ! Nul nʼest au-dessus de
moi. Nul nʼest semblable à moi.
Laissez-moi, avec mon cheval et ma lance, affronter seul lʼhumanité, puis
jugez-moi6.
7
En même temps que gronde sa colère, son orgueil sʼexaspère.
• 6 Pièce 32, vers 2, 3.
Cessez de me chercher un objet de comparaison ! Nul nʼest au-dessus de
moi. Nul nʼest semblable à moi.
Laissez-moi, avec mon cheval et ma lance, affronter seul lʼhumanité, puis
jugez-moi6.
8
Dans cet état dʼesprit, il arrive à Latakieh, à la fin de 321/933, noue des
relations avec quelques personnes qui, elles aussi, paraissent acquises au
Qarmatisme, commence sa propagande révolutionnaire, puis se rend parmi
les Bédouins de la Samâwa occidentale.
9
On sʼest longtemps mépris sur la nature de lʼinsurrection provoquée par Abû
ṭ-Ṭayyib. Sur la foi des récits contenus dans les biographies orientales, on a
cru que le poète avait voulu se donner comme prophète et, à lʼappui de cette
thèse, on parlait dʼun Coran quʼil aurait composé pour ses adeptes. Replacé
dans lʼambiance historique, la révolte dʼAbû ṭ-Ṭayyib, si elle perd en
romanesque, gagne beaucoup en clarté et doit être assimilée aux
nombreuses tentatives insurrectionnelles fomentées par le Qarmatisme
depuis un demi-siècle. Il ne nous est sans doute pas possible, à lʼheure
actuelle, de préciser dans le détail lʼallure de la propagande du poète, ni de
dire si celle-ci se faisait pour son compte personnel ou pour celui dʼun grand
maître qarmaṭe. Ce qui en tout cas est sûr, cʼest le caractère qarmate de
cette agitation suscitée par un jeune homme acquis à cette doctrine, dans un
milieu bédouin maintes fois mêlé à toutes les expéditions militaires des imâm
de la secte. Que les contemporains et, après eux, les biographes, se soient
mépris sur la nature de la doctrine prêchée par Abû ṭ-Ṭayyib, le fait est
normal : cette doctrine était secrète et, par le peu quʼon en connaissait,
prêtait aux inventions les plus saugrenues. Lʼimagination put donc se donner
libre cours.
10
Le résultat de lʼinsurrection dʼAbû ṭ-Ṭayyib fut négatif. Les autorités syro-
égyptiennes interviennent en effet, dispersent les Bédouins ralliés au jeune
agitateur et capturent ce dernier. Deux années dʼemprisonnement à Homs
font comprendre à Abû ṭ-Ṭayyib quʼil nʼest pas exact toujours que « lʼUnivers
appartienne aux forts ». De son aventure, il ne garde quʼune immense
amertume, des rancunes tenaces... et son sobriquet dʼal-Mutanabbi
(lʼHomme qui se dit Prophète).
11
À sa sortie de prison, Abû ṭ-Ṭayyib revient, non à la poésie car il nʼa cessé de
la cultiver pendant son insurrection, mais à son métier de troubadour. Durant
plusieurs années, il parcourt à nouveau la Syrie du nord au sud, célébrant de
petits émirs locaux et quelques bourgeois se piquant de littérature. Il faut
signaler à la louange du poète tout ce que cette période aride de son
existence suppose de courage moral et de ténacité. En butte au dédain, aux
tracasseries, à la misère, il ne désespère pas, garde sa confiance en lui-
même.
12
Au début de 328/939, on peut croire que ces efforts vont recevoir leur
récompense. À cette date, en effet, al-Mutanabbi sʼattache à la personne du
sous-gouverneur de la Syrie méridionale, Badr al-Ḫaršani qui vient de Bagdad
prendre possession de son poste. Durant une année, le poète connaît les
premières douceurs dʼune existence luxueuse, dans lʼentourage dʼun émir ami
même.
12
Au début de 328/939, on peut croire que ces efforts vont recevoir leur
récompense. À cette date, en effet, al-Mutanabbi sʼattache à la personne du
sous-gouverneur de la Syrie méridionale, Badr al-Ḫaršani qui vient de Bagdad
prendre possession de son poste. Durant une année, le poète connaît les
premières douceurs dʼune existence luxueuse, dans lʼentourage dʼun émir ami
des lettres et des plaisirs. Mais les envieux, par leurs intrigues, amènent une
brouille entre le mécène et son protégé. Abû ṭ-Ṭayyib doit sʼenfuir en
Transjordanie. Une nouvelle période dʼépreuves commence et, un moment, il
semble que le poète songe à nouveau que la seule violence parviendra à
réaliser ses rêves ambitieux.
• 7 Pièce 62, vers 1.
• 8 Pièce 64, vers 16, 17, 19, 20.
La gloire nʼexiste que pour qui vit libre et réalise son dessein, soit par le
respect [quʼil inspire], soit par une lutte sans répit7.
Grand bien soit fait à un destin en qui jʼespère et qui me leurre, à un bonheur
que je réclame de la vie et quʼelle me refuse !
Jʼai chanté les hommes. En vain ! Désormais, si je vis, je leur enverrai des
cavaliers, en guise de panégyriques.
Je ne combattrai point derrière une enceinte, je ne traiterai pas abusé par des
promesses.
Je placerai les miens dans la plaine avec, pour compagne, lʼardeur des midis,
dans de furieux combats8.
• 9 Voir la pièce 65.
13
Mais bientôt, les difficultés où se débat al-Mutanabbi se dissipent. Badr
retourne à Bagdad, le poète quitte sa retraite et reprend sa vie de
panégyriste. Il semble que pour un temps, il ait perdu le courage qui lʼanimait
avant sa brouille avec Badr. Par surcroît dʼinfortune, il apprend la mort de sa
grand-mère, la seule femme pour qui il eût de la tendresse. Du coup, sa haine
contre la vie éclate à nouveau9. Il est vraisemblable que, durant quelques
mois, il se soit replié sur lui-même et ait cessé de composer. Puis, vers la fin
de 329/940, nous le retrouvons à Antioche, attaché à des notables de cette
ville : il a repris, pour ne plus jamais le quitter, son métier de panégyriste.
14
Pour al-Mutanabbi, comme pour tous les poètes du même genre, il convient
de faire une place aux fluctuations de la politique si lʼon veut comprendre les
raisons qui lʼont fait sʼattacher à un mécène plutôt quʼà un autre. Arrivé en
effet à lʼépoque où nous sommes, il nʼest plus le poète famélique ni lʼartiste
inconnu des années précédentes. Il lui est loisible déjà de choisir ses
protecteurs. Logiquement ses regards se tourneront vers ceux que le destin
paraît favoriser. Or, en 330/941, le vice-roi dʼÉgypte et de Palestine
Muḥammad lʼIḫšîd, devenu indépendant du Calife de Bagdad, se rend maître
aussi de la Syrie jusquʼà lʼEuphrate. Al-Mutanabbi sʼattache à des dignitaires
de la dynastie naissante, à lʼIḫšîd lui-même, puis à son fils, enfin à son neveu
al-Ḥasan, gouverneur de Ramleh, en Palestine (début de 335/seconde moitié
de 346). À cette date, la renommée dʼAbû ṭ-Ṭayyib apparaît comme
complètement assise.
15
Lʼambitieux panégyriste ne se montre toutefois point satisfait du rang qui lui
est assigné à Ramleh. Il rêve mieux. Précisément une nouvelle principauté
vient de se créer, en Syrie septentrionale, au détriment de la dynastie
de 346). À cette date, la renommée dʼAbû ṭ-Ṭayyib apparaît comme
complètement assise.
15
Lʼambitieux panégyriste ne se montre toutefois point satisfait du rang qui lui
est assigné à Ramleh. Il rêve mieux. Précisément une nouvelle principauté
vient de se créer, en Syrie septentrionale, au détriment de la dynastie
ihšidide. Elle a pour chef un émir arabe, Sayf ad-Dawla, dont la renommée
comme capitaine et comme mécène sʼétend fort loin dʼAlep, sa capitale. Par
lʼentremise dʼun cousin de Sayf ad-Dawla, Abû l-‘Ašâʼir, gouverneur
dʼAntioche, al-Mutanabbi se fait présenter et est admis avec empressement à
la cour dʼAlep (ğumâdâ I 337/ novembre 938).
16
La période de neuf années qui va suivre est capitale dans la carrière littéraire
dʼAbû ṭ-Ṭayyib. Placé dans un milieu culturel et artistique dʼune activité
intense, sous la protection dʼun émir qui est dʼune extrême exigence envers
ses panégyristes, obligé de prendre part à presque toutes les expéditions
que Sayf ad-Dawla conduit soit contre les Byzantins, en Cilicie ou en
Cappadoce, soit contre les Bédouins, dans le désert de Syrie, mêlé aussi à la
mesquine vie de cour où il sʼépuise en luttes perpétuelles contre ses
détracteurs, al-Mutanabbi réussit à faire figure de chef dʼécole et à conserver
lʼappui constant de Sayf ad-Dawla, malgré des froissements inévitables.
Surtout il parvient à se dégager des contraintes quʼimpose à sa production
poétique son état de courtisan, pour hausser son art jusquʼà lʼexpression
convenant à la grandeur des faits militaires dont il est témoin.
• 10 Thrène sur la mère de Sayf ad-Dawla (pièce 92), sur un de ses
fils (pièce 96), sur un de ses oncle (...)
• 11 Pièce 102.
• 12 Pièce 104.
17
Lʼœuvre dʼAbû ṭ-Ṭayyib, durant cette période, est un écho de tous les
événements, grands ou infimes, qui préoccupent la cour dʼAlep. Gomme
courtisan, le poète est amené à rimer des impromptus sur la valeur littéraire
desquels il serait vain dʼinsister. Comme chantre officiel de la dynastie, il lui
faut célébrer les mérites de Sayf ad-Dawla ou des membres de la famille qui
viennent à mourir10, et aussi, — tâche essentielle, — chanter les victoires de
son protecteur, dissiper lʼeffet psychologique dʼun présage malheureux au
début dʼune campagne11, atténuer les conséquences politiques dʼun
désastre dans les défilés du Taurus12.
18
Dès son arrivée à la cour dʼAlep, al-Mutanabbi avait été en butte à lʼhostilité
dʼune cabale montée par un cousin de Sayf ad-Dawla, lʼémir-poète Abû Firâs.
À diverses reprises, ces détracteurs tentent de circonvenir le prince dʼAlep.
Souvent, dans une pièce, nous discernons les appréhensions du poète.
• 13 Pièce 111, vers 1, 2, 5.
Quʼa donc [Sayf aḍ-Dawla], aujourdʼhui, à me brusquer ?
Pourquoi, lorsque je le recherche, sʼinterposent, entre lui et moi, des déserts
et des solitudes indésirées ?
Est-ce là une récompense convenable si je vous ai chanté avec sincérité ?
Est-ce là une récompense flatteuse si je vous ai célébré pompeusement13 ?
19
Jamais cependant, Abû Firâs et sa coterie ne parviennent à leurs fins.
Pourtant, peu à peu la patience de Sayf ad-Dawla est lassée par le caractère
difficile de son protégé et par lʼintermittence de son inspiration. Dans les
et des solitudes indésirées ?
Est-ce là une récompense convenable si je vous ai chanté avec sincérité ?
Est-ce là une récompense flatteuse si je vous ai célébré pompeusement13 ?
19
Jamais cependant, Abû Firâs et sa coterie ne parviennent à leurs fins.
Pourtant, peu à peu la patience de Sayf ad-Dawla est lassée par le caractère
difficile de son protégé et par lʼintermittence de son inspiration. Dans les
premiers mois de 346/957, un prétexte futile, une simple querelle entre
courtisans où lʼémir reste neutre, amène une rupture et al-Mutanabbi quitte
secrètement Alep, sans oublier dʼemporter les richesses qui lui viennent de
son protecteur.
20
Abû ṭ-Ṭayyib avait déjà éprouvé les multiples inconvénients que comportent
lʼétat dʼun panégyriste sans mécène. Il ne pouvait donc demeurer longtemps
sans sʼattacher à quelque puissant personnage. Un instant, il paraît songer à
rester auprès de son ancien maître al-Ḥasan quʼil retrouve à Ramleh, en
Palestine. Mais lʼeunuque Abû l-Misk Kâfûr, régent iḫšîdide dʼÉgypte, lui fait
des avances quʼil serait périlleux de repousser. Sans enthousiasme, al-
Mutanabbi se rend donc à Fusṭâṭ, alors capitale de la principauté iḫšîdide
dʼÉgypte.
21
Malgré un accueil très flatteur, Abû ṭ-Ṭayyib hésite quelque temps encore à
se faire le panégyriste de Kâfûr, exclusivement. Il faut que le Régent fasse
miroiter à ses yeux la perspective dʼun gouvernement militaire à Sidon, pour
quʼil se décide à lui adresser des poèmes. Kâfûr est-il sincère au moment où
il fait naître cette espérance au cœur de son protégé ? Cʼest plus que
douteux. Deux ans passent cependant avant quʼal-Mutanabbi sʼaperçoive
quʼon sʼest joué de lui. Quand il ouvre les yeux, il tente de chercher un autre
protecteur, croit le trouver dans un jeune général, Abû Šuğâʼ Fâtik, mais
celui-ci meurt soudainement. Il ne reste plus au poète quʼà distiller sa haine
contre Kâfûr en des satires qui circulent en secret à Fusṭâṭ et à attendre le
moment favorable de sʼenfuir. Lʼoccasion sʼoffre en ḏû l-ḥiğğa 350 janvier
962 et, avec sa famille, ses bagages, il quitte lʼÉgypte, franchit la Péninsule
du Sinaï, fait halte chez les Bédouins de la Ḥismâ, traverse lʼArabie dʼouest en
est par Dûmat al-Ğandal (al-Djôf), pour arriver à Coufa, sa ville natale, en
rabîʼ I 351/avril 962.
22
Bien que ses compatriotes lʼaccueillent comme une manière de prodige, Abû
ṭ-Ṭayyib ne demeure que peu de temps à Coufa et se rend à Bagdad. Ses
desseins, à ce moment, assez peu arrêtés, paraissent se tourner à nouveau
vers Sayf ad-Dawla. Il renonce toutefois bientôt à ce projet, sans doute à
cause des revers militaires du prince dʼAlep, contre les Byzantins qui rendent
sa situation fort critique. Dʼautre part, il ne saurait sʼagir de rester à Bagdad
où les milieux gouvernementaux et littéraires lui sont absolument hostiles.
Abû ṭ-Ṭayyib prend donc le parti de se réfugier dans « un splendide isolement
» et de rompre pour un temps avec son métier de panégyriste.
23
Ce séjour à Bagdad est dʼailleurs dʼune extrême importance pour lʼextension
des études « mutanabbiennes » en Orient. À cette date, en effet, se groupent
autour du poète un certain nombre dʼérudits, de philologues et de
grammairiens comme ‘Ali al-Baṣri, ‘Ali al-Qummi, ar-Rabaʼi, et Ibn Ğinni, qui
entendent commenter le Dîwân par son auteur même, en établissent sous sa
direction des copies ne varietur ou recueillent des matériaux pour la
rédaction de futurs commentaires.
Ce séjour à Bagdad est dʼailleurs dʼune extrême importance pour lʼextension
des études « mutanabbiennes » en Orient. À cette date, en effet, se groupent
autour du poète un certain nombre dʼérudits, de philologues et de
grammairiens comme ‘Ali al-Baṣri, ‘Ali al-Qummi, ar-Rabaʼi, et Ibn Ğinni, qui
entendent commenter le Dîwân par son auteur même, en établissent sous sa
direction des copies ne varietur ou recueillent des matériaux pour la
rédaction de futurs commentaires.
24
Abû ṭ-Ṭayyib reste à Bagdad près dʼun an. Enfin au début de ša‘bân 352/fin
août 963, il abandonne définitivement ses projets de retour en Syrie et
regagne Coufa. À peine vient-il de sʼy réinstaller que la ville est attaquée par
un parti de Qarmaṭes. Alors nous assistons à ce spectacle surprenant : al-
Mutanabbi oubliant ce quʼil avait été, participe à la défense de la ville et aide
à repousser les assaillants, en attendant lʼarrivée de renforts réguliers.
25
Depuis longtemps, la renommée dʼAbû ṭ-Ṭayyib sʼétait répandue hors de lʼIraq
et de la Syrie. Le poète dut en conséquence trouver très naturel quʼun
dignitaire persan, le Vizir Ibn al-‘Amîd, attaché au Sultan bûyide Rukn ad-
Dawla, lui proposât de venir le rejoindre à Arrağân, sur la limite du Ḫûzistân et
du Fârs. En ṣafar 354/février 965, al-Mutanabbi se rend à cette invitation,
séjourne auprès dʼIbn al-‘Amîd, environ trois mois, le temps de lui adresser
quelques panégyriques, puis il repart pour Chîrâz où lʼattend le sultan bûyide
‘Aḍud ad-Dawla.
26
À Chîrâz, cʼest à peu près la vie dʼAlep qui recommence, Abû ṭ-Ṭayyib est de
toutes les fêtes et de tous les déplacements de la cour et il lui faut chanter ce
qui occupe lʼexistence de son protecteur : expéditions militaires, parties de
chasse, célébrations de fêtes musulmanes ou iraniennes. Malgré les
largesses de ‘Aḍud ad-Dawla à son endroit et la déférence de tous, al-
Mutanabbi ne tarde pas à avoir la nostalgie des pays arabes. Au début de
ša‘bân 354/août 965, il demande donc son congé qui lui est accordé sans
difficulté moyennant promesse dʼun prompt retour. Promesse sincère ? Nous
ne le saurons sans doute jamais.
27
Dans le courant du même mois, il quitte Chîrâz, retourne à Arrağân, sʼarrête
dans lʼIraq à Wâsiṭ où il séjourne quelques jours. Son dessein est de regagner
Bagdad. En vain on le met en garde contre les brigands qui infestent la route
entre Wâsit et cette ville. Avec sa famille et ses esclaves lui servant dʼescorte,
il remonte la rive droite du Tigre. Arrivé à mi-chemin de la capitale des
Califes, il est attaqué par les bédouins et tombe avec tous ses compagnons,
sous les coups de ceux quʼil nommait avec dédain « des mangeurs de lézards
» (ramaḍân 354/ septembre 965). Malgré les supplications de ses amis et de
ses admirateurs, nul ne tenta de tirer vengeance de cet assassinat.
***
• 14 Cʼest ce que jʼai tenté de faire dans lʼAppendice qui suit cet
article et qui est aussi une concor (...)
28
Nous avons vu que, de son vivant, Abû ṭ-Ṭayyib al-Mutanabbi avait pris la
précaution de réunir ses poèmes en un Dîwân quʼil expliquait à ses
admirateurs, à Bagdad. A ceux-ci incomba le soin dʼajouter au recueil, les
poèmes que la mort nʼavait pas permis à leur auteur dʼy insérer. Par respect,
ils y joignirent quelques fragments dʼune très faible valeur. Ces éditions
princeps — car il semble quʼil y en ait eu plusieurs — groupaient les poèmes
par personnages célébrés et suivaient, en conséquence, un ordre
Nous avons vu que, de son vivant, Abû ṭ-Ṭayyib al-Mutanabbi avait pris la
précaution de réunir ses poèmes en un Dîwân quʼil expliquait à ses
admirateurs, à Bagdad. A ceux-ci incomba le soin dʼajouter au recueil, les
poèmes que la mort nʼavait pas permis à leur auteur dʼy insérer. Par respect,
ils y joignirent quelques fragments dʼune très faible valeur. Ces éditions
princeps — car il semble quʼil y en ait eu plusieurs — groupaient les poèmes
par personnages célébrés et suivaient, en conséquence, un ordre
chronologique assez lâche. Il va de soi quʼune étude littéraire ne peut se
contenter des recensions par ordre chronologique que nous possédons, pour
suivre lʼélaboration des poèmes dʼal-Mutanabbi et lʼévolution littéraire quʼils
présentent. Il est donc nécessaire, au préalable, de procéder à un
reclassement du Dîwân dʼAbû ṭ-Ṭayyib, en se fondant sur les allusions
contenues dans ses vers, avant de tenter une analyse littéraire14. Ce travail
préliminaire accompli — tout en tenant compte de ce quʼil présente sur
certains points, dʼincertain et dʼhypothétique —, il est possible de saisir une
évolution dans lʼutilisation des cadres, par le poète.
• 15 Il ne sera point traité, ici, des impromptus et bouts-rimés qui
encombrent le Dîwân qui, aux yeux (...)
• 16 Au cours du iiiV/ixV siècle, des poètes avaient élevé au rang de
cadres indépendants, des développ (...)
29
Comme tous les néo-classiques, al-Mutanabbi ne connaît que trois cadres15
qui, transformés, écourtés en quelques points, allongés sur dʼautres,
remontent à lʼépoque préhégirienne : ce sont le hiğâʼ ou satire, le thrène ou
panégyrique dʼun mort, qui comprend un développement liminaire sur la
fragilité de notre existence et un éloge du défunt, mêlé de consolations à sa
famille, enfin la qaṣîda ou panégyrique dʼun vivant, qui se divise en deux
parties : un prologue dans le genre anacréontique et la laus proprement dite
introduite par un vers de transition dʼune forme très travaillée. Ces cadres,
déjà si rigides, sont dʼune utilisation dʼautant plus difficile que les poèmes
sont construits sur une rime unique et sur un même mètre16.
30
Au début de sa carrière, Abû ṭ-Ṭayyib reçoit ces cadres sans leur apporter
aucun changement. Puis, au moment où se manifestent en lui les premiers
sursauts de colère contre les hommes et la vie, il tente de modifier un des
thèmes de ses qaṣîda et nous le voyons substituer au développement
érotique du début, quelques vers exprimant le trouble de ses pensées ou
lʼardeur de ses desseins.
• 17 Pièce 28, vers 1-4, 7. Même substitution dans les pièces 24, 26.
Ce cœur, le vin ne saurait lui apporter lʼoubli. Cette vie est misérable comme
les dons des avares.
Les hommes de ce temps sont sans grandeur bien quʼils détiennent la
puissance. Je ne suis point de leur espèce, bien que vivant parmi eux : nʼest-
ce point dans la Terre que lʼor se trouve ?
Ces hommes sont des lièvres faisant figures de rois. Leurs yeux sont ouverts
mais ils ne voient point...
Ton seul ami est toi-même et non qui te dit : Doux ami ! en multipliant
gracieusetés et flatteries17.
• 18 Cf. pièces 40-61.
• 19 Pièces 62-65.
• 20 Pièces 71-74.
• 21 Pièces 69, 75, 137, 138, 140, 165, 170, 171, 173, 174.
31
gracieusetés et flatteries17.
• 18 Cf. pièces 40-61.
• 19 Pièces 62-65.
• 20 Pièces 71-74.
• 21 Pièces 69, 75, 137, 138, 140, 165, 170, 171, 173, 174.
31
Le même procédé se retrouve dans la plupart des poèmes quʼil sʼadresse à
lui-même, au cours de son insurrection en Samâwa. Après sa séquestration, à
Homs, il revient toutefois au cadre néo-classique de la qaṣîda et il sʼy tient
jusquʼà sa rupture avec Badr al-Ḫaršani18. Il est visible dʼailleurs quʼil se
contraint à suivre ce plan imposé par la tradition littéraire. Dès quʼil le peut,
en effet, il tente à nouveau de sʼen affranchir en insérant dans ses qaṣîda des
développements lyriques qui tiennent lieu de prologue érotique19. Cet effort
pour assouplir ce cadre sʼaffirme davantage encore dans les pièces quʼil
compose après que Badr a quitté la Syrie. Tantôt, comme précédemment, il
remplace le prologue érotique par un développement lyrico-philosophique20,
tantôt il lʼabrège et le fait suivre dʼun certain nombre de vers dʼinspiration
personnelle21. À son arrivée auprès de Sayf ad-Dawla, al-Mutanabbi est
dʼailleurs à nouveau repris par la contrainte néo-classique. Celle-ci ne le
lâchera plus jusquʼà la fin de sa carrière. Il est toutefois devenu trop habile en
son art pour ne point réussir, de temps à autre, à éviter la composition dʼun
prologue amoureux soit par une pirouette, comme dans la pièce 101, où il dit :
Point de dithyrambe sans que prologue érotique aille devant !
Quoi ! tout poète doit-il donc être fou dʼamour ?
Allons ! Dire mon attachement pour le fils de ‘Abd Allâh (Sayf ad-Dawla) vaut
mieux...,
• 22 Pièces 90, 91, 94, 95, 101-105, 122, 123, 125-128, 130-135, 141,
147, 148, 172, 181.
32
soit en commençant ex abrupto le panégyrique, procédé difficile qui oblige à
allonger le développement laudatif pour éviter le reproche dʼoffrir un
ensemble trop bref22.
33
Al-Mutanabbi, dans les trois cadres dont lʼévolution interne vient dʼêtre
examiné, a traité les genres les plus divers. Il lʼa fait avec plus ou moins de
bonheur et dʼoriginalité.
34
Le genre laudatif est naturellement celui qui, dans lʼœuvre dʼAbû ṭ-Ṭayyib,
occupe la place la plus importante. Les thèmes développés sont du domaine
de tous les panégyristes. Le personnage chanté est doué des vertus
cardinales de nʼimporte quel mécène. Cʼest un homme dʼune générosité sans
limites, un guerrier dʼune valeur incomparable (quand il sʼagit dʼun émir ou
dʼun souverain), un esprit dʼune subtilité singulière et dʼune culture raffinée.
Aucune recherche psychologique, dans ces portraits, aucune tendance à
différencier les personnages. Ce quʼal-Mutanabbi dit de lʼun peut fort bien
sʼappliquer à un autre et, plus dʼune fois, il arrive au poète dʼadresser à un de
ses protecteurs une qaṣîda destinée primitivement à un autre, sans y rien
modifier que le nom.
• 23 Pièces 81-84, 149-153 et surtout 168.
• 24 Pièce 64, vers 2, 3, 7-9.
35
Le genre satirique nʼoccupe dans le Dîwân dʼAbû ṭ-Ṭayyib quʼune place
secondaire. Il a naturellement pour cadre le hiğâʼ. On le rencontre aussi,
ses protecteurs une qaṣîda destinée primitivement à un autre, sans y rien
modifier que le nom.
• 23 Pièces 81-84, 149-153 et surtout 168.
• 24 Pièce 64, vers 2, 3, 7-9.
35
Le genre satirique nʼoccupe dans le Dîwân dʼAbû ṭ-Ṭayyib quʼune place
secondaire. Il a naturellement pour cadre le hiğâʼ. On le rencontre aussi,
fréquemment, sous forme de courts développements insérés dans des
thrènes et des qaṣîda. Le plus souvent il affecte chez al-Mutanabbi lʼallure
dʼépigrammes insanes ou ordurières tout à fait dans la tradition bédouine23.
Quelquefois, au contraire, — et la chose est si rare dans la littérature arabe,
quʼelle vaut dʼêtre signalée — il donne au genre satirique une allure décente
qui le rend très voisin des conceptions européennes. Telle est cette attaque
contre les Bédouins24 :
Nous vivions en un siècle de gens plus acharnés après lʼhomme dʼhonneur,
que la maladie après le corps.
Autour de moi, en tous lieux, sont des brutes dont on aurait tort de parler
comme dʼêtres pensants...
Un butor sans esprit nʼa pas plus besoin de mes vers quʼun âne sans tête dʼun
licou. Que de fois je suis devenu le compagnon de bédouins souillés de terre,
vêtus de haillons, couverts de crasse, écumeurs du Désert, au ventre vide,
pour qui des œufs de lézards étaient la seule pitance convenable.
• 25 Pièces 75, vers 6 et pièce 28, vers 12.
36
Le genre érotique, lui aussi, nʼoccupe dans le Dîwân dʼal-Mutanabbi quʼune
place de second rang. Un poète dont la misogynie sʼexprime en des vers
comme ceux-ci25 :
Quand une Belle est perfide, elle tient ce quʼelle a promis car lʼinfidélité est
dans sa nature.
Quiconque a éprouvé les femmes sait quʼelles sont clarté, au dehors, ombre
en leur cœur.
37
ne pouvait célébrer la femme que contraint et forcé. Effectivement, nous
avons vu par quels procédés il sʼévertuait à esquiver le développement
érotique des débuts de qaṣîda. Quand il nʼosait sʼaffranchir de la sacro-sainte
tradition néo-classique, il lui fallait recourir à son « métier ». Le genre
érotique se présente donc chez al-Mutanabbi sous un aspect artificiel. La
femme aimée, comme le « héros en soi » dont il était question tout à lʼheure,
nʼa aucune personnalité. Elle est évoquée plutôt que décrite, à lʼaide de
clichés connus. Cʼest un prodige de beauté, de pudeur, dʼinfidélité aussi, qui
cause mille tourments à lʼinfortuné quʼa séduit son charme. Il faut noter
cependant quʼAbû ṭ-Ṭayyib a réussi parfois à introduire dans la morne banalité
de ces thèmes conventionnels quelques touches non dénuées de fraîcheur,
comme celle-ci :
Si vous partiez sans que je vous pleure, je pleurerais sur mon amour défunt.
38
Son habileté consiste également à susciter une équivoque et à étendre, sans
restriction de sexe, un cliché reçu pour la femme seulement. Tels sont ces
vers sur « la séparation » :
• 26 Pièce 108, vers 5 et 6.
Comment jouirais-je de la douceur des soirs et des matins, puisque ce zéphyr
qui souffle ne doit point revenir.
Et que ce soir, jʼai souvenance dʼune union à peine savourée et dʼun bonheur
fugitif qui dʼun seul bond mʼa dépassé26.
restriction de sexe, un cliché reçu pour la femme seulement. Tels sont ces
vers sur « la séparation » :
• 26 Pièce 108, vers 5 et 6.
Comment jouirais-je de la douceur des soirs et des matins, puisque ce zéphyr
qui souffle ne doit point revenir.
Et que ce soir, jʼai souvenance dʼune union à peine savourée et dʼun bonheur
fugitif qui dʼun seul bond mʼa dépassé26.
• 27 Pièce 60, vers 19-24. La même pièce, vers 30 à 37, offre une
description du cheval comme dans la p (...)
39
Le genre descriptif, à lʼinverse des deux précédents, tient une place
importante dans lʼœuvre dʼal-Mutanabbi. A diverses reprises, le poète décrit
des animaux. Voici comment il nous représente un lion27 :
Il était roux. Quand il venait boire dans la Buhayra, son rugissement
sʼentendait jusque sur lʼEuphrate et le Nil.
Teint du sang de ses victimes, dans son repaire boisé, sa crinière, sur sa tête,
semblait une seconde forêt.
On ne fixait point ses yeux sans les prendre pour les feux dʼune troupe
campée, dans les ténèbres.
Il vivait seul, comme les anachorètes, ignorant les lois divines.
Fier, il posait ses pattes sur le sol, lentement, avec la précaution dʼun
médecinpalpant un malade.
Sa crinière le nimbait jusquʼà la tête et lui faisait comme une couronne.
• 28 Pièce 180, vers 37-40, 44-47, 58-62.
40
Ces descriptions de sujets isolés deviennent un vaste tableau, dans une
pièce cynégétique adressée au sultan de Chîrâz, ‘Aḍud ad-Dawla28.
Entre les vastes pâturages et les vallées boisées,
la plaine donne refuge au sanglier et au lion,
mêle marcassins et lionceaux,
rapproche ours et gazelles...
LʼÉmir sʼavance contre ces animaux avec son éléphant que guide son
cornac...
Les daims étaient poussés dans des lacs,
prisonniers aux lassos des rabatteurs à cheval ou à pied.
Ils allaient aux pas des lents troupeaux...
Puis venaient les énormes bouquetins, chargés de cornes arquées,
pointant leurs bouts aigus vers leur croupe
quʼelles semblaient prêtes à transpercer.
Avec leur longue barbe que nʼaccompagne point de moustache,
ils sʼoffrent au rire, non au respect.
41
Dans le développement de ces thèmes, al-Mutanabbi se montre un disciple
fidèle des vieux maîtres bédouins. Il donne volontiers à son style une allure
archaïsante qui accentue dʼautant la ressemblance avec telle description
contenue dans les poèmes préhégiriens.
• 29 Pièce 25, vers 32-40.
• 30 Pièce 175, vers 1, 3-7.
42
Plus nette est au contraire son originalité dans les passages
malheureusement fort rares, où il décrit la nature. Il est tout à fait
remarquable quʼun artiste si dominé par les conventions littéraires et par la «
cérébralité » ait pu rendre sensible le charme dʼun paysage et répudier
lʼusage des clichés, pour recourir à une notation personnelle de ce que
• 30 Pièce 175, vers 1, 3-7.
42
Plus nette est au contraire son originalité dans les passages
malheureusement fort rares, où il décrit la nature. Il est tout à fait
remarquable quʼun artiste si dominé par les conventions littéraires et par la «
cérébralité » ait pu rendre sensible le charme dʼun paysage et répudier
lʼusage des clichés, pour recourir à une notation personnelle de ce que
voyaient ses yeux. Une description du lac de Tibériade29 est une réussite,
dépassée dʼailleurs par celle de la Vallée de Bawwân, non loin de Chîrâz, que
voici30 :
Les sites de la Vallée, parfum entre les sites, sont comme le printemps dans
le cycle de lʼannée...
Nous allions dans le matin. Les frondaisons secouaient sur les crinières de
nos coursiers comme des gouttes de corail, et, tandis que je marchais, elles
me cachaient le soleil, laissant seulement passer une lumière tamisée.
LʼOrient jetait, parmi les feuilles, sur mes vêtements, des dînâr insaisissables.
Aux branches pendaient des fruits si gonflés quʼon semblait y voir un suc à
boire sans coupe.
Jusquʼà Nawbanğân, je fus accompagné par le souvenir de ces lieux
où les chants des esclaves alternent avec le roucoulement des ramiers
cendrés.
• 31 Pièce 116, vers 16, 19-23, 26, 28, 29, 32, 34.
43
Cette allure, au fond très exceptionnelle dans le Dîwân dʼal-Mutanabbi, ne se
retrouve que très rarement dans les descriptions de batailles, si fréquentes
dans ses qaṣîda. Le plus souvent, Abû ṭ-Ṭayyib se borne à reprendre des
clichés sans particularité, des formules conventionnelles dépouillées de toute
puissance dʼévocation. Il faut cependant faire une exception pour un petit
nombre de pièces dédiées à Sayf ad-Dawla. Frappé par la grandeur de la
lutte soutenue par lʼIslam contre Byzance, il sait oublier par instant ses
modèles littéraires. Écoutons-le, par exemple, retracer les grandes lignes de
la campagne de 342/95331 :
Ce fut une décision soudaine qui vint à [Sayf ad-Dawla], à Ḥarrân et, sabres
et lances de lui répondre : « Nous voici. »
Ayant quitté Dulûq et Sanğa, les étendards et les emblèmes de sa cavalerie
gravirent les montagnes,
par des sentiers dʼaccès difficile, à tous inconnus.
A lʼimproviste, les ennemis virent déboucher des cavaliers grimaçants — si
beaux à lʼordinaire ! — tels des nuées sur eux déversant du fer. Tout, par le
sabre, fut purifié.
Le soir, les captives gémissaient dans Arqa. Comme des voiles, les vêtements
des mères, déchirées, pendaient...
Le feu accompagnait nos guerriers, sur un chemin jonché de morts où les
maisons étaient des ruines.
Allant à nouveau de lʼavant, les coursiers traversèrent Malatia en sang,
Malaṭia, mère ayant perdu tous ses fils. Il firent, en sʼy jetant, grossir le
Qubâqib quʼils devaient franchir et dont le cours, brisé, coula, alangui.
Ils frappèrent de terreur lʼEuphrate qui crut voir déferler sur lui des torrents
dʼhommes.
Dans les vallées de Hinzit et de Simnîn, nos sabres et nos lances trouvèrent
des nnemis nouveaux pour tenir lieu de ceux quʼils avaient immolés.
Les forteresses altières, lasses de notre long assaut, nous livraient leurs
populations, sʼévanouissaient.
44
Ils frappèrent de terreur lʼEuphrate qui crut voir déferler sur lui des torrents
dʼhommes.
Dans les vallées de Hinzit et de Simnîn, nos sabres et nos lances trouvèrent
des nnemis nouveaux pour tenir lieu de ceux quʼils avaient immolés.
Les forteresses altières, lasses de notre long assaut, nous livraient leurs
populations, sʼévanouissaient.
44
Nous sommes ici très loin de ces narrations à la manière bédouine où se
complaît encore le rival dʼAbû ṭ-Ṭayyib, lʼémir Abû Firâs. Al-Mutanabbi a su se
hausser à la grandeur des événements dont il est témoin. Son récit, par
éclairs, est plein dʼun souffle vraiment épique quʼil convient dʼautant plus de
signaler quʼil est exceptionnel dans la littérature en vers des Arabes.
• 32 Pièce 167, vers 27, 29, 32-38.
45
Un autre genre enfin qui tient une place dʼhonneur dans le Dîwân dʼAbû ṭ-
Ṭayyib est celui que, faute de mieux, on pourrait appeler genre lyrico-
gnomique. Il se rencontre dans les thrènes et dans les qaṣîda de la deuxième
et troisième manière du poète. Le plus souvent, il ne sʼexprime que dans ces
développements de quelques vers. Parfois cependant (quand al-Mutanabbi
échappe pour un temps à la tutelle des mécènes), il fournit la matière de tout
un fragment, en communauté avec dʼautres développements satiriques. La
pièce composée lorsquʼil revient de Bagdad à Coufa, en ša‘bân 352/fin août
965 est typique à cet égard32. Après avoir décrit sa traversée de la
Péninsule Arabique et fustigé quelques ennemis bag-dadiens, il revient à ses
idées de violence.
Ces gens ont cru que la faiblesse mʼavait fait me rapprocher dʼeux ; ma venue
incitait à le croire.
Soit. Nʼallons plus vers eux que brandissant lames brillantes et acérées...
Évite à ta vue ce dont le spectacle est pénible ; ce que tʼoffre ton regard est
chimère...
Sois en garde contre les hommes, mais cache-le. Quʼune bouche souriante
ne tʼabuse pas.
Grâce soit rendue au Créateur de mon âme !
Comment la joie de mon âme peut-elle se trouver dans ce que les hommes
jugent le pire des tourments.
Le Destin sʼétonne que je supporte les malheurs et que mon corps résiste à
ses dures épreuves.
Ma vie est perdue. Plût au ciel quʼelle se fût écoulée au sein dʼun autre peuple
parmi ceux disparus.
• 33 Pièce 112, vers 14-18.
46
Le contenu de ces développements lyrico-gnomiques est des plus varié. Ce
peut être un chant dʼorgueil33 :
A quoi sert la vue, à lʼhomme, si égales à ses yeux sont lumière et ténèbres.
Tous ceux ici présents savent qui je suis : lʼhomme le plus illustre que porte
cette terre.
Je suis lʼhomme dont lʼaveugle voit le savoir et dont le sourd entend le verbe.
Que de sots mon dédain railleur a laissés dans lʼerreur jusquʼau jour où je les
ai terrassés de ma griffe et de ma voix.
Quand tu vois luire les crocs du Lion, ne crois pas que le lion sourit.
• 34 Pièce 65, vers 1-4, 15-17.
47
Cʼest le thème de tous les développements lyriques qui datent de son
insurrection en Samâwa. Son lyrisme ignore la sensibilité véritable. Cʼest, si
Que de sots mon dédain railleur a laissés dans lʼerreur jusquʼau jour où je les
ai terrassés de ma griffe et de ma voix.
Quand tu vois luire les crocs du Lion, ne crois pas que le lion sourit.
• 34 Pièce 65, vers 1-4, 15-17.
47
Cʼest le thème de tous les développements lyriques qui datent de son
insurrection en Samâwa. Son lyrisme ignore la sensibilité véritable. Cʼest, si
lʼon peut dire, un lyrisme cérébral. Quand, par exemple, al-Mutanabbi
apprend la mort de sa grand-mère quʼil avait cependant chérie dʼune piété
toute filiale, il ne trouve vraiment aucun accent venu du cœur pour y
retourner34 :
• 35 Sa grand-mère était morte de joie, en recevant une lettre de lui.
De là cette pointe sur « lʼamour (...)
Je ne louerai ni ne blâmerai les malheurs, car ils frappent en aveugles.
Ce que lʼhomme fut, il le redeviendra. Il retournera au néant et, comme il sʼest
élevé, il sera abaissé.
Allâh te garde, mère, toi quʼaffligea ton enfant chéri, toi qui fus victime dʼun
amour sans reproche35.
Je voudrais boire à la coupe de la mort où ma mère a bu.
Jʼaime la terre où elle repose et la dépouille que cette terre renferme...
Pour elle, jʼai cherché le bonheur. Elle morte, le bonheur mʼa fui à jamais. Elle
eût été si heureuse si je mʼétais contenté dʼêtre sa part de joie !
Je demande au nuage de rafraîchir sa tombe au moment où je vais faire appel
à la guerre et aux lances dures.
Un peu avant sa mort, je trouvais pénible son absence.
Ce chagrin jadis très lourd mʼest devenu bien léger !
• 36 Pièce 66, vers 12, 14, 15.
48
On ne trouve donc une réelle spontanéité que dans les développements
lyriques inspirés par une considération philosophique. Tels sont ces vers sur
la fugacité du bonheur36 :
Sois heureux. Jouis de la vie, car les choses ont toujours une fin, puisquʼelles
ont un commencement.
Le plaisir offre des instants qui passent, tels des baisers cueillis par un amant
qui part.
Fantasque est le Destin : il nʼest point de volupté sans trouble, ni dʼallégresse
sans mélange.
• 37 Pièce 132, vers 28-30.
49
Tels sont ceux-ci, sur le prix que nous payons nos joies37 :
Sans cesse ce monde reprend ses dons. Plût au Ciel que sa générosité fût
remplacée par lʼavarice !
Ainsi, il nous éviterait de trouver une joie qui engendre un chagrin et un ami
qui, en partant, laisse la douleur comme compagne.
On aime la vie et pourtant elle ne tient aucune promesse et ne parachève pas
la possession.
50
Tels sont enfin ceux-ci, sur cette pensée : « Quʼattendre dʼun monde où tout
sombre dans la mort ? »
• 38 Pièce 96, vers 29, 30.
Un enfant aimé, quʼest-ce, sinon une joie passagère ?
Lʼintimité de la belle amante, quʼest-ce sinon souffrance pour lʼépoux qui doit
perdre les fils qui lui naîtront dʼelle ?
50
Tels sont enfin ceux-ci, sur cette pensée : « Quʼattendre dʼun monde où tout
sombre dans la mort ? »
• 38 Pièce 96, vers 29, 30.
Un enfant aimé, quʼest-ce, sinon une joie passagère ?
Lʼintimité de la belle amante, quʼest-ce sinon souffrance pour lʼépoux qui doit
perdre les fils qui lui naîtront dʼelle ?
Jʼai goûté la joie douce que donnent les petits enfants.
Ne croyez point que je parle en ignorant.
Ce monde ne vaut point quʼon espère y vivre et quʼon désire y procréer38.
51
Lʼexamen du style dʼal-Mutanabbi nécessiterait, à lui seul, une longue étude.
Ce qui, en dernière analyse, constitue en effet la supériorité de ce poète sur
des artistes contemporains ou postérieurs cʼest moins lʼintérêt du fond que le
travail de la forme. On se bornera donc ici à noter les aspects
caractéristiques de lʼart « mutanabbien ». Dans les divers genres cultivés par
Abû ṭ-Ṭayyib le métier remplace presque continuellement lʼinspiration.
Lʼemploi des « clichés » est même constant dans les genres laudatif et
érotique. Beaucoup de critiques, au Moyen Âge, se sont mépris étrangement
sur cet usage. Le mot de « plagiat » sʼest offert à leur plume et la cause, pour
eux, a été entendue. En fait, si lʼon excepte quelques cas très rares où le
poète a bel et bien plagié un de ses prédécesseurs, il ne sʼagit que de
reprises de clichés, plus précisément de remaniements dʼimages, de
comparaisons, dʼhyperboles appartenant en commun à tous les poètes.
Prenant par exemple, pour thème de développement, ces deux vers dʼal-
Buḥturi :
Tourne à nouveau vers moi le regard dʼun être qui cherche à bien faire et non
à malfaire..
Tu verras, en moi, une poitrine consumée, un œil brûlé par les veilles, un
cœur fou dʼamour.
52
Abû ṭ-Ṭayyib les condense en un seul hémistiche auquel il ajoute un trait
nouveau :
Me voici. Regarde-moi. Considère-moi. Tu verras des traces de brûlure telles
que bien heureux est lʼamant qui nʼen a éprouvé quʼune partie.
53
Dans ce travail de remaniement des clichés, al-Mutanabbi déploie une
virtuosité absolument exceptionnelle. À toutes les ressources dʼun maître de
la langue, il ajoute une connaissance des procédés de son métier qui, de son
vivant même, faisait lʼadmiration de ses contemporains. Sans doute lʼusage
de la rhétorique conduit chez lui à des extravagances dans le goût de celle-
ci :
• 39 Pièce 10, vers 19. Entendons : Après lʼécrasement de cette tribu
par le chef que je chante, celui- (...)
Après cette défaite et jusquʼà ce jour, si les Tamîm galopaient dans le gosier
dʼun enfant, celui-ci ne tousserait même pas39.
54
Sans doute aussi, cette rhétorique nʼaboutit-elle que trop souvent à un
maniérisme fort prisé à lʼépoque, mais ridicule à la nôtre, comme dans ces
vers :
• 40 Pièce 171, vers 30.
• 41 Pièce 174, vers 1 et 2.
Quand vous vous taisez, Ibn al-‘Amîd, le plus éloquent orateur est, pour vous,
un caíame qui prend vos doigts comme chaire40.
Sans doute aussi, cette rhétorique nʼaboutit-elle que trop souvent à un
maniérisme fort prisé à lʼépoque, mais ridicule à la nôtre, comme dans ces
vers :
• 40 Pièce 171, vers 30.
• 41 Pièce 174, vers 1 et 2.
Quand vous vous taisez, Ibn al-‘Amîd, le plus éloquent orateur est, pour vous,
un caíame qui prend vos doigts comme chaire40.
Hélas est le remplaçant de mon exclamation : Merveille ! adressée à la Belle
que je retrouve...
Hélas à cause de cette femme dont je nʼaperçois plus les charmes. Lʼorigine
de cet Hélas et de ce Merveille est la vue de cette femme41.
55
Le plus souvent cependant, la rhétorique dʼal-Mutanabbi engendre de
véritables trouvailles. Lʼantithèse, chez lui très fréquente, est généralement
dʼun équilibre parfait. Par dizaines, les exemples sʼoffrent à nous. Voici la plus
réussie de toutes.
• 42 Pièce 137, vers 7.
Jʼarrive auprès de ma Bien-Aimée, alors que les ténèbres me sont propices.
Je repars alors que la blancheur de lʼaube me dénonce42.
56
La comparaison et lʼimage, également très nombreuses, sont parfois des
découvertes fort heureuses, telles celle-ci :
• 43 Pièce 167, vers 33.
• 44 Pièce 173, vers 6.
• 45 Pièce 131, vers 43.
Ne te plains à personne : tu lʼemplirais dʼaise. Ce serait comme un blessé, sur
un champ de bataille, qui se plaindrait aux corbeaux et aux rapaces43.
Une colère contre la vie me brûle comme du feu, dans les entrailles, mais elle
est impuissante comme celle du prisonnier contre ses fers44.
Les Hommes ne sont que des fauves sʼentre-déchirant au grand jour ou par
traîtrise45.
57
On pourrait encore signaler de multiples exemples dʼallitérations,
dʼinversions, dʼanacoluthes qui marquent, chez al-Mutanabbi, une incroyable
maîtrise en son art. Il vaut cependant mieux sʼappesantir sur un autre aspect
du talent dʼAbû ṭ-Ṭayyib, à savoir la concision de son style.
• 46 Pièce 18, vers 3 à 6.
58
Il est vrai que cette qualité ne lui est pas particulière. La loi qui prescrit de ne
jamais user de lʼenjambement a eu en effet pour conséquence dʼimposer
comme idéal au poète arabe de condenser sa pensée en un vers dʼautant
plus beau quʼil sera plus concis et plus martelé. On peut dire néanmoins que
peu de poètes de langue arabe ont su mieux quʼAbû ṭ-Ṭayyib se plier à cette
règle. Il nʼest pas une pièce de son Dîwân, même la plus faible, qui ne
présente, dans nʼimporte quel genre, plusieurs exemples de concision
remarquable. Par ce moyen, les idées les plus banales arrivent naturellement
à prendre un relief exceptionnel. Transposés en prose, les vers46
Je suis lʼamant de la Mêlée et de la Générosité,
Je suis celui qui perce du sabre et de la lance,
Je suis le fils des Déserts et de la Poésie,
Celui qui franchit à cheval des lieux inaccessibles,
59
ne représentent plus quʼun vague thème de jactance. De même, les
innombrables sentences dont sont émaillées les pièces dʼal-Mutanabbi ne
Je suis lʼamant de la Mêlée et de la Générosité,
Je suis celui qui perce du sabre et de la lance,
Je suis le fils des Déserts et de la Poésie,
Celui qui franchit à cheval des lieux inaccessibles,
59
ne représentent plus quʼun vague thème de jactance. De même, les
innombrables sentences dont sont émaillées les pièces dʼal-Mutanabbi ne
semblent plus, souvent, que des lieux communs quand on les retire du moule
impeccable où elles ont été coulées.
60
Il ne faudrait point cependant que lʼartiste incomparable quʼest Abû ṭ-Ṭayyib
fasse tort au penseur. Je sais que ce mot va paraître trop fort. Pourtant on ne
peut, sans injustice, se borner à voir dans le poète de Coufa, un simple
manieur de clichés, un panégyriste habile, docile aux mœurs littéraires de son
siècle, mais incapable de faire figure de novateur. Il est chez le chantre de
Sayf ad-Dawla tout un côté de lʼâme qui sʼest exprimé avec timidité, il est vrai,
mais avec bonheur, et qui, après mille ans, éveille encore en nous des échos,
correspond encore à nos doutes et à nos émois. Dans ses développements
lyrico-gnomiques, al-Mutanabbi a su exprimer en formules lapidaires lʼeffroi
de la mort, lʼincertitude dʼ
un destin dont le meilleur,
la vie, ne vaut point de louange,
61
la relativité de nos agitations car
nos joies et nos douleurs ne se mesurent que par contraste,
62
la toute-puissance de lʼoubli car
celui qui souffre et pleure, de ses soupirs voit naître le calme de la
consolation ou de la lassitude.
63
Il a su représenter lʼâpreté de nos luttes, en ce monde, où
le nouveau-venu prend place avec la fureur dʼun brigand,
tandis que celui qui part sʼen va dépouillé.
64
Il a su nous dire lʼisolement de lʼhomme supérieur
malheureux au sein du plaisir, alors que le vulgaire vit insoucieux dans la
peine.
65
Il nous dit enfin, ce qui peut-être est le pire de notre humaine condition, le
spectacle
dʼun bonheur que lʼon sʼattend, à tout instant, à voir sʼenfuir.
66
Sont-ce là les éléments cohérents dʼune doctrine ? Certains lʼont soutenu. À
bien considérer les choses, ce nʼest peut-être cependant point servir la gloire
dʼal-Mutanabbi que dʼaccepter cette thèse. La pensée du poète ne sʼoffre pas
comme un tout, mais éparse, insérée par menus fragments dans une œuvre
extrêmement diverse et même confuse. Ne parlons donc point de doctrine.
Après tout, un poète nʼest pas un philosophe et lʼon ne saurait exiger de lui
lʼexposition dʼun système défini et cohérent. On peut croire toutefois quʼil nʼa
point failli à son rôle quand il a su poser dans ses vers quelques problèmes
éternels. Reconnaissons-le donc. Par bien des côtés, Abû ṭ-Ṭayyib al-
Mutanabbi reste lʼartiste maniéré, anti-naturel, impersonnel quʼa engendré le
ivV/xV siècle. Très souvent cependant, malgré lʼemprise dʼune tradition
séculaire, il paraît avoir découvert la nature même de la vraie poésie, celle qui
Après tout, un poète nʼest pas un philosophe et lʼon ne saurait exiger de lui
lʼexposition dʼun système défini et cohérent. On peut croire toutefois quʼil nʼa
point failli à son rôle quand il a su poser dans ses vers quelques problèmes
éternels. Reconnaissons-le donc. Par bien des côtés, Abû ṭ-Ṭayyib al-
Mutanabbi reste lʼartiste maniéré, anti-naturel, impersonnel quʼa engendré le
ivV/xV siècle. Très souvent cependant, malgré lʼemprise dʼune tradition
séculaire, il paraît avoir découvert la nature même de la vraie poésie, celle qui
nʼest dʼaucun lien et dʼaucun temps et qui se laisse sentir mais difficilement
analyser.

NOTAS
1 Sur les Qarmates, voir lʼart, de L. Massignon, dans lʼEncyclopédie de lʼIslam.
2 La bibliographie complète relative à ce poète se trouve dans : Un poète
arabe du ivV siècle de lʼHégire (xV siècle de J.-C.) : Abou l-Tayyib al-
Motanabbi. Paris, A. Maison -neuve, 1935, III-XIX.
3 Pièce 25, vers 1, 2. Pour la classification des poèmes par ordre
chronologique, voir ci-dessous : Appendice. Le vers 2 contient une allusion
aux Turcs prétoriens, maîtres effectifs de lʼEmpire.
4 Pièce 27, vers 35, 36, 39.
5 Pièce 29, vers 23, 26, 27.
6 Pièce 32, vers 2, 3.
7 Pièce 62, vers 1.
8 Pièce 64, vers 16, 17, 19, 20.
9 Voir la pièce 65.
10 Thrène sur la mère de Sayf ad-Dawla (pièce 92), sur un de ses fils (pièce
96), sur un de ses oncles (pièce 100), sur un de ses officiers (pièce 107), sur
sa sœur cadette (pièce 132).
11 Pièce 102.
12 Pièce 104.
13 Pièce 111, vers 1, 2, 5.
14 Cʼest ce que jʼai tenté de faire dans lʼAppendice qui suit cet article et qui
est aussi une concordance des trois éditions les plus appréciées du Dîwân
dʼal-Mutanabbi. En mʼappuyant dʼune part sur les renseignements contenus
dans les gloses et commentaires, notamment sur les gloses du ms. nº 3091
de la Bibliothèque nationale de Paris, en tenant compte des allusions
contenues dans les poèmes et aussi, mais avec précaution, du style et de la
facture, il mʼa été possible dʼarriver à un classement serrant de plus près la
carrière même dʼal-Mutanabbi.
15 Il ne sera point traité, ici, des impromptus et bouts-rimés qui encombrent
le Dîwân qui, aux yeux des critiques orientaux eux-mêmes, nʼoffrent guère
dʼintérêt littéraire.
16 Au cours du iiiV/ixV siècle, des poètes avaient élevé au rang de cadres
indépendants, des développements parfois insérés dans le cadre de la qaṣîda
et lʼon avait eu ainsi des chansons bachiques, des chants dʼamour, des
poèmes cynégétiques. De ce cadre al-Mutanabbi nʼutilise que le poème
cynégétique et encore, par exception, puisque son Dîwân nʼen offre en tout
que quatre exemples.
17 Pièce 28, vers 1-4, 7. Même substitution dans les pièces 24, 26.
18 Cf. pièces 40-61.
19 Pièces 62-65.
20 Pièces 71-74.
21 Pièces 69, 75, 137, 138, 140, 165, 170, 171, 173, 174.
22 Pièces 90, 91, 94, 95, 101-105, 122, 123, 125-128, 130-135, 141, 147, 148,
que quatre exemples.
17 Pièce 28, vers 1-4, 7. Même substitution dans les pièces 24, 26.
18 Cf. pièces 40-61.
19 Pièces 62-65.
20 Pièces 71-74.
21 Pièces 69, 75, 137, 138, 140, 165, 170, 171, 173, 174.
22 Pièces 90, 91, 94, 95, 101-105, 122, 123, 125-128, 130-135, 141, 147, 148,
172, 181.
23 Pièces 81-84, 149-153 et surtout 168.
24 Pièce 64, vers 2, 3, 7-9.
25 Pièces 75, vers 6 et pièce 28, vers 12.
26 Pièce 108, vers 5 et 6.
27 Pièce 60, vers 19-24. La même pièce, vers 30 à 37, offre une description
du cheval comme dans la pièce 79. Ailleurs, dans la pièce 50, nous trouvons
la description dʼune gazelle et dʼun chien.
28 Pièce 180, vers 37-40, 44-47, 58-62.
29 Pièce 25, vers 32-40.
30 Pièce 175, vers 1, 3-7.
31 Pièce 116, vers 16, 19-23, 26, 28, 29, 32, 34.
32 Pièce 167, vers 27, 29, 32-38.
33 Pièce 112, vers 14-18.
34 Pièce 65, vers 1-4, 15-17.
35 Sa grand-mère était morte de joie, en recevant une lettre de lui. De là
cette pointe sur « lʼamour qui tue bien quʼil soit maternel ».
36 Pièce 66, vers 12, 14, 15.
37 Pièce 132, vers 28-30.
38 Pièce 96, vers 29, 30.
39 Pièce 10, vers 19. Entendons : Après lʼécrasement de cette tribu par le
chef que je chante, celui-ci en a épargné si peu que rien.
40 Pièce 171, vers 30.
41 Pièce 174, vers 1 et 2.
42 Pièce 137, vers 7.
43 Pièce 167, vers 33.
44 Pièce 173, vers 6.
45 Pièce 131, vers 43.
46 Pièce 18, vers 3 à 6.
NOTAS FINALES
* Dans Mémoires de lʼInstitut français de Damas, Beyrouth, 1936, 45-79.

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