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LINGUISTIQUE IMPLICITE ET LINGUISTIQUE EXPLICITE CHEZ CLAUDE

LÉVI-STRAUSS

Domenico Silvestri., Catherine Millasseau

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2012/2 n° 238 | pages 68 à 77


ISSN 0419-1633
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ISBN 9782130593409
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LINGUISTIQUE IMPLICITE ET
LINGUISTIQUE EXPLICITE
CHEZ CLAUDE LÉVI-STRAUSS

par

DOMENICO SILVESTRI

La rencontre avec la linguistique représente une pierre angulai-


re dans la complexité de l’œuvre savante de Claude Lévi-Strauss.
Elle s’est confrontée, en particulier, à la phonologie pragoise de
Troubetzkoy, connue par l’intermédiaire, sur le sol américain, de
Roman Jakobson. Même si cette œuvre s’est développée ensuite
dans une direction précise, qui aboutira en toute autonomie vers
les résultats extraordinaires que l’on connaît, l’apport linguistique
ne sera jamais renié. J’appelle « linguistique explicite » la partie de
l’œuvre de Lévi-Strauss où, à partir des Structures élémentaires de
la parenté (1949, désormais SEP) pour culminer dans la première
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version d’Anthropologie structurale (1958, désormais AS qui renvoie
à Lévi-Strauss 1974), il revendique – malgré des distinctions es-
sentielles – la dette que son travail anthropologique a contractée
envers la linguistique structurale. J’appelle, en revanche, « linguis-
tique implicite » la partie où, à partir de questions de nomenclature
(notamment en ce qui est de la terminologie de la parenté, cf. SEP
« Préface de la première édition »), il manifeste une attention par-
ticulière à l’égard des données lexicales, sans toutefois les convertir
en preuves de faits culturels, mais en leur réservant tout au plus le
statut d’indices éloquents, jamais décisifs. Par ce même terme,
« linguistique implicite », j’entends en outre ces passages de son
œuvre où la donnée linguistique (en particulier, la donnée lexicale
et ses implications étymologiques) peut ouvrir de nouvelles pers-
pectives de recherche en anthropologie générale.
Lévi-Strauss insiste, en termes de « linguistique explicite » (on
pourrait même dire, dans ce cas, « programmatique »), sur l’impor-
tance de la méthode structurale en anthropologie dans AS, un ou-
vrage qui renvoie dès son titre à la dimension épistémologique. On
peut y discerner un rapprochement « implicite » de la linguistique
dans la nette distinction qu’il opère entre le « caractère comparatif
de la méthode sociologique » (AS 9), où l’anthropologie se pose et se
propose comme une sociologie comparée, et le caractère « mono-
graphique et fonctionnel de la méthode historique » (ibid.). Par
méthode historique, il faudra nécessairement entendre ici celle qui
Diogène n° 238, avril 2012.
LINGUISTIQUE IMPLICITE ET LINGUISTIQUE EXPLICITE 69

regarde à la dimension événementielle, plutôt que celle qui se cons-


truit autour de la « longue durée » et qui représente la spécificité
de l’école des Annales (vers laquelle s’est tournée la linguistique
historique la plus avisée dans la deuxième moitié du XXe siècle).
L’exaspération descriptive de l’ethnographie, s’adressant à des
« groupes humains considérés dans leur particularité » (AS 10), est
rapidement dépassée et subsumée à travers l’attitude épistémolo-
gique de l’anthropologie sociale et culturelle, grâce à laquelle les
institutions humaines se révèlent comme des « systèmes de repré-
sentation » spécifiques (AS 11 et 13 ; Lévi-Strauss revient conti-
nuellement sur cette expression, qui n’est pas le fruit du hasard).
C’est le chemin qui le conduira à la rencontre « américaine » avec
l’aspect plus hard du structuralisme d’importation européenne, à
savoir la phonologie fonctionnelle et téléologique de Jakobson.
Mais Lévi-Strauss rend d’abord hommage à une autre grande
personnalité à la charnière entre anthropologie et linguistique, à
savoir Franz Boas (AS 15 sq.). C’est ce dernier qui s’intéresse de
près au problème des transformations ethnologiques, reconnaissa-
bles « par des méthodes indirectes », telle la Comparative Philolo-
gy, qui n’est, du reste, que le nom qui fut attribué, d’abord au
Royaume-Uni puis aux États-Unis, à la méthode comparative et
reconstructive indoeuropéenne. Lévi-Strauss se rapproche égale-
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ment de la linguistique structurale (avec la suspension de la di-
mension historique qui s’ensuit) lorsqu’il observe que l’histoire
organise « ses données par rapport aux expressions conscientes,
l’ethnologie par rapport aux conditions inconscientes, de la vie so-
ciale » (AS 31). Venons-en maintenant à la linguistique et à ses
mérites, au nombre desquels « la valeur exemplaire de la méthode
linguistique » (AS 33) pour les recherches ethnologiques. Lévi-
Strauss cède la parole à Boas, ce qui nous permet de comprendre à
quel point ce dernier l’a « aidé » à réaliser cette découverte fonda-
mentale : « Le grand avantage de la linguistique à cet égard est
que, dans l’ensemble, les catégories du langage restent inconscien-
tes ; pour cette raison, on peut suivre le processus de leur forma-
tion sans qu’interviennent, de façon trompeuse et gênante, les in-
terprétations secondaires, si fréquentes en ethnologie qu’elles peu-
vent obscurcir irrémédiablement l’histoire du développement des
idées » (AS 33 ; cf. Boas 1911 : 70-71). Ce renvoi de la compétence
linguistique (et en particulier phonologique) à la dimension incons-
ciente deviendra ensuite le fondement épistémologique de la mé-
thode structurale pratiquée par Lévi-Strauss en anthropologie1.
Quant à la comparaison linguistique, qu’il faut comprendre ici
au sens strictement synchronique et en termes de « linguistique

1. Cf. le renvoi précoce à la linguistique phonologique de Troubetzkoy


contenu dans SEP : 611-617.
70 DOMENICO SILVESTRI

explicite », elle tire sa légitimité d’autre chose que d’un simple


morcellement : « C’est une analyse réelle. Des mots, le linguiste
extrait la réalité phonétique du phonème ; de celui-ci, la réalité
logique des éléments différentiels » (AS 34). Il se pose ainsi comme
modèle épistémologique « fort » pour toute science humaine enten-
dant dépasser les limites des perceptions subjectives. Dans cette
perspective, Lévi-Strauss veut réaffirmer, de manière à la fois sub-
tile et décisive, que dans le processus de connaissance de la science
humaine more linguistico demonstrata, « [l]e passage du conscient
à l’inconscient s’accompagne d’un progrès du spécial vers le géné-
ral » (ibid.). Dans la première version d’Anthropologie structurale,
on affirme, sans détours, que « [d]ans l’ensemble des sciences au-
quel elle appartient indiscutablement, la linguistique occupe ce-
pendant une place exceptionnelle » (AS 43). Dans le cadre d’une
linguistique explicite à la fois syncrétique et structurelle, on propo-
se ici une perspective de méthode. Mais dans l’optique de l’autre
linguistique, celle que je définis comme « implicite », se fait égale-
ment jour une importante reconnaissance:
Le linguiste apporte au sociologue des étymologies qui permettent
d’établir, entre certains termes de parenté, des liens qui n’étaient pas
immédiatement perceptibles. Inversement, le sociologue peut faire
connaître au linguiste des coutumes, des règles positives et des
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prohibitions qui font comprendre la persistance de certains traits du
langage, ou l’instabilité de termes ou de groupes de termes. (AS 44.)
Ceci vaut notamment, comme on le verra, pour la terminologie
de la parenté et des processus évolutifs de celle-ci, qui ne
s’expliquent parfois qu’en rapprochant anthropologie et linguisti-
que.
Le moment est maintenant venu de l’emphase déclarative. Lais-
sons une nouvelle fois la parole à Lévi-Strauss et à « sa » linguisti-
que explicite : « Après tout, l’anthropologie et la sociologie n’atten-
daient de la linguistique que des leçons ; rien ne laissait présager
une révélation » (AS 45 : je souligne ce mot si important et si évoca-
teur). Et d’ajouter aussitôt :
La naissance de la phonologie a bouleversé cette situation. […] La
phonologie ne peut manquer de jouer, vis-à-vis des sciences sociales, le
même rôle rénovateur que la physique nucléaire, par exemple, a joué
pour l’ensemble des sciences exactes. (ibid.)
Ce chemin mène Lévi-Strauss à d’intéressantes mises au point.
Il évoque la polémique de Troubetzkoy contre l’« atomisme » de
l’ancienne linguistique historique et accuse une certaine ethnogra-
phie de la parenté de se laisser brider par des usages et des termi-
nologies conçues, tour à tour, comme des effets, voire des vestiges,
tombant ainsi « dans une débauche de discontinuité » (AS 48) : alors
que, au contraire, la phonologie invite à voir les choses de manière
LINGUISTIQUE IMPLICITE ET LINGUISTIQUE EXPLICITE 71

synchroniquement systématique et diachroniquement téléologique.


Toutefois, il met en garde à juste titre contre toute assimilation
superficielle des termes de parenté aux phonèmes du langage et
déclare : « Dans notre système de parenté, par exemple, le terme
père a une connotation positive en ce qui concerne le sexe, l’âge
relatif, la génération ; il a par contre une extension nulle, et ne
peut traduire une relation d’alliance » (AS 48-49). Limitons-nous à
remarquer à ce sujet que dans la situation latine archaïque, qui
prolonge un héritage indoeuropéen spécifique, la valeur primaire
de pater implique une connotation positive primaire liée à un pou-
voir sexuellement marqué. La femme qui entre dans sa sphère,
celle du pater familias, contracte, par le mariage, « une relation
d’alliance », même si celle-ci est corrigée avec l’éloquent syntagme
filiae loco. Une expression telle que bonus pater familias a, par
ailleurs, une triple connotation anthropologique car elle se réfère à
une personne « capable » (bonus), dotée de pleine autorité (pater)
sur ses subalternes (épouse, enfants, serviteurs, animaux, etc.),
qui, de fait, constituent la familia (au sens de collectivité de famuli
ou serviteurs). Le syntagme linguistique se convertit en diaphrag-
me efficace d’un ordre anthropologique donné et la traduction cor-
recte sera « maître avisé de la maison » et non pas « bon père de
famille », qui n’est que l’aboutissement d’une évolution anthropolo-
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gique de très longue durée.
Lévi-Strauss introduit donc une distinction capitale permettant
de dépasser les limites de la pure donnée lexicale :
[…] à côté de ce que nous proposons de nommer le système des
appellations (et qui constitue, à proprement parler, un système de
vocabulaire), il y a un autre système, de nature également
psychologique et sociale, que nous désignerons comme système des
attitudes. Or s’il est vrai (comme on l’a montré plus haut) que l’étude
des systèmes d’appellations nous place dans une situation analogue à
celle où nous sommes en présence des systèmes phonologiques, mais
inverse, cette situation se trouve, pour ainsi dire, « redressée » quand il
s’agit des systèmes d’attitudes. (AS 51.)

L’importance de cette précision me paraît essentielle. Elle nous


fait comprendre sur-le-champ que le structuralisme de Lévi-
Strauss n’a rien d’un « fondamentalisme » méthodologique. Au
contraire, il admet des systèmes ouverts et intégrés, selon une
formulation que je n’hésite pas à définir « parfaite » : « Le système
des attitudes constitue plutôt une intégration dynamique du sys-
tème des appellations » (AS 53, je souligne). La formulation spécifi-
que de la théorie des attitudes qui s’ensuit, à propos de l’oncle ma-
ternel et de l’avunculat, génialement défini comme un « atome de
parenté » (AS 65 ; cette fois, l’italique est de Lévi-Strauss !) résonne
comme une confirmation évidente de ce tournant épistémologique
majeur.
72 DOMENICO SILVESTRI

Pour ma part, je tiens à souligner le fait que la disparition du


mot latin avunculus « oncle (maternel) » en italien (remplacé par le
néogrec zio) ainsi que sa présence tenace, voire exemplaire en fran-
çais, au point de se convertir en emprunt lexical pour l’anglais et
l’allemand, doit être étudiée précisément en termes d’intégration
dynamique entre système des attitudes et système des appellatifs,
d’abord dans le monde latin, ensuite néolatin et germanique, selon
l’enseignement de Lévi-Strauss. Le système quadripartite latin,
qui voit avunculus « oncle (maternel) » côte à côte avec matertera
« tante (maternelle) », tous les deux s’opposant à patruus « oncle
(paternel) » et à amita « tante (paternelle) » laisse apparaître, à
travers ses noyaux désignatifs de base et ses suffixes dérivatifs à
chaque fois différents, un système d’attitudes que la donnée an-
thropologique ne parvient pas à expliciter, alors que la donnée lin-
guistique semble fonctionner, dans ce cas, comme un indice élo-
quent. Je me réfère au fait qu’avunculus se propose, par son profil
morphologique, comme un « petit grand-père » : mais alors qu’avus
peut être paternus ou maternus, le terme en question ne fait réfé-
rence qu’au frère de la mère, avec, en outre, un « élargissement »
en *-en-/-on- (que l’on retrouve dans les langues celtiques) placé
avant le suffixe évaluatif. Quant à matertera, « tante (maternel-
le) », il fait fi de tout équilibre dans le système des termes, car le
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noyau désignatif mater ne renvoie pas à la génération précédente
et le suffixe -tera n’a pas, contrairement au cas précédent, une
fonction évaluative : il marque plutôt une opposition qui, cepen-
dant, n’est pas une contraposition (il s’agit d’une « mère » a latere,
une sœur de la mère précisément). L’avunculat se propose comme
trait positif, mais – pour suivre les indications éclairantes de Lévi-
Strauss qui nous dissuadent des à-peu-près « matrilinéaires » – il
ne comporte de toute façon aucun effet de prestige et ne repose pas
sur l’autorité, car la référence au père est absente. L’« oncle (pater-
nel) », le patruus, en revanche, porte un nom qui atténue, de par
son suffixe se référant purement au noyau désignatif de base, toute
implication de prestige parental ; et la « tante (paternelle) »,
l’amita, ne se greffe même pas sur ce noyau désignatif, mais se
propose comme forme dérivée, par des voies peu claires, d’amma,
qui est un mot du langage enfantin se rattachant à la figure ma-
ternelle. En conclusion, le système terminologique fait apparaître
un système d’attitudes comportant sans doute des références inter-
systémiques assez obscures : si je puis me permettre de recourir à
une image, le système terminologique latin concernant cette forme
de parenté se présente sous la forme d’une architecture linguisti-
que sui generis réalisée avec quatre « matériaux de réemploi » dif-
férents car de provenance différente.
Dans de pareils cas, l’anthropologue – selon Lévi-Strauss – de-
mandera de l’aide au linguiste : mais – peut-on ajouter – il n’est
LINGUISTIQUE IMPLICITE ET LINGUISTIQUE EXPLICITE 73

pas sûr qu’il l’obtienne. En effet, le linguiste est pris en étau. D’une
part, on trouve le caractère arbitraire et conventionnel du signe ;
de l’autre, il risque de prendre des ombres pour des réalités lors-
qu’il perçoit dans les textes moins des mots que l’ombre imposante
des mots dans le jeu complexe de leur aptitude communicative. Je
tiens à souligner le fait que Lévi-Strauss, au-delà de quelques dé-
clarations d’incompétence polies mais pas tout à fait convaincan-
tes, est pleinement conscient des longs voyages et des métamor-
phoses particulières des mots, surtout quand ils deviennent des
pics idiosyncratiques de perceptions psycholinguistiques spécifi-
ques. Je trouve délicieusement intelligent, de sa part, le discours
autobiographique suivant :
Pour moi qui ai parlé exclusivement anglais pendant certaines
périodes de ma vie, sans être pour autant bilingue, fromage et cheese
veulent bien dire la même chose, mais avec des nuances différentes ;
fromage évoque une certaine lourdeur, une matière onctueuse et peu
friable, une saveur épaisse. C’est un mot particulièrement apte à
désigner ce que les crémiers appellent « pâtes grasses » ; tandis que
cheese, plus léger, frais, un peu aigre et s’escamotant sous la dent (cf.
forme de l’orifice buccal), me fait immédiatement penser au fromage
blanc. Le « fromage archétypal » n’est donc pas le même pour moi,
selon que je pense en français ou en anglais. (AS 112.)
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S’il est vrai qu’en termes de linguistique implicite (n’en déplaise
au philologue Troubetzkoy mais sans oublier la « grammaire de la
poésie » de Jakobson !), le système des termes et le système des
attitudes doivent nécessairement s’intégrer dans une vision que je
qualifierai de « pragma-linguistique », voici un exemple où ceci se
produit de façon vraiment parfaite. Lévi-Strauss, adepte enthou-
siaste du structuralisme fonctionnaliste, dépasse donc – comme
toute personne de génie – son propre choix épistémologique et, en
même temps, fait preuve d’une extraordinaire actualité grâce à une
perception vraiment profonde des faits.
Qu’il me soit enfin permis, en son honneur, de proposer deux
cas d’enchevêtrement entre « mots » et « attitudes » afin d’illustrer
comment une linguistique sans adjectifs peut dialoguer avec une
anthropologie également sans adjectifs. Je me réfère à l’usage ex-
trêmement instructif du terme ánthropos dans les poèmes homéri-
ques,2 qui configure une attitude spécifique à l’égard de l’être hu-
main et qui revient, sans surprise, dans les langues et les plus
grandes civilisations du Proche-Orient antique. Et je me réfère par
ailleurs au nom également grec de la femme, à savoir gyné, et à
certaines de ses réapparitions insoupçonnées et inattendues dans
les traditions argotiques modernes. Dans le premier cas, je me
bornerai à faire remarquer qu’ánthropos représente, chez Homère,

2. Pour un approfondissement, je renvoie à Silvestri (1997).


74 DOMENICO SILVESTRI

la désignation du plus bas niveau de l’être humain, vu comme ano-


nyme et multiple ; à un niveau intermédiaire, on trouve l’anér,
porteur d’un nom et d’un statut appréciables aussi bien du point de
vue civil que militaire ; à un niveau d’excellence, apparaît le ph&s,
le héros homérique qui porte quasiment, à une légère variation
d’accent près mais dans une dérivation morphologique identique, le
même nom grec que la « lumière », phôs justement (c’est le claris-
simus vir de la tradition latine). Au sein de ce système terminolo-
gique, ánthropos révèle son instance significative plus ancienne et
plus éloquente avec un suffixe atone -opos, qui se réfère à l’« aspect
extérieur », et un noyau désignatif tonique anthr-, qui indique « ce
qui est sombre par excellence (comme le charbon) », selon une
taxonomie de l’anonymat et de l’indifférencié qui fonctionne par
antonymie avec le nommé et l’individualisé, entités « lumineuses. »
Curieusement (mais pas trop), chez les Sumériens, les gens ano-
nymes et indifférenciés sont d’ailleurs appelés « la foule des têtes
(ou des faces) noires (u#3 sa# gi6.g) », ce que rejoint et confirme la
traduction akkadienne salmat qaqqadi(m) « têtes noires (litt. noirs
de tête). » Une validation ultérieure peut être trouvée dans
l’expression de l’ancien égyptien harér eresh « têtes noires », qui
désigne de manière hypéronymique les « hommes », indépendam-
ment de la couleur de peau (du reste, dans l’égyptien de l’ancien
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Royaume, hr.w désigne des « têtes » indifférenciées, en définitive
des hommes anonymes et indistincts).
La forme indoeuropéenne reconstituée du nom de la « femme »3
– bien que la référence prototypique effective reste à déterminer,
comme on verra – peut-être représentée comme *gwen! et égale-
ment, avec une variation significative de la voyelle finale, comme
*gwen' et *gwen% (cependant, la première et la troisième forme
révèlent, dans la voyelle finale, une indication claire et documentée
du genre féminin, alors que la deuxième, avec une voyelle finale
indistincte, laisse ouverte la possibilité d’un nivellement du timbre
sur le [e] de la syllabe tonique). Ajoutons à cela que certaines des
principales langues indoeuropéennes (sanscrit, grec) permettent de
reconstruire une forme avec un degré apophonique réduit (cf. sans-
cr. gn!, gr. gyné, de l’indoeur. *gwn!). Ce terme semble donc rele-
ver d’un concept exprimé originairement par un verbe, qu’il nous
faudra identifier. En tout cas, en grec ancien, le terme gyné, qui
exprime l’appartenance sexuelle (Il. 6, 390), passe tout de suite à
désigner la femme unie sexuellement à l’homme, en tant que
concubine (Il. 24, 497) mais aussi en tant qu’épouse légitim(é)e ; il
devient enfin, à l’époque posthomérique, « le nom usuel de la fem-
me mariée » (Chantraine 1990) dans un registre résolument élevé

3. Eu égard à la possibilité que le sumérien geme, « esclave », soit un em-


prunt indoeuropéen, voir Silvestri (2010).
LINGUISTIQUE IMPLICITE ET LINGUISTIQUE EXPLICITE 75

(du reste, dans l’Inde védique, gn! désigne aussi la « déesse », tan-
dis qu’en cornique, langue indoeuropéenne de la sous-famille celti-
que, ben-en signifie à nouveau « épouse ») Les formes au degré ré-
duit comptent, en plus du grec dialectal (béotien) bana (documenté
chez la poétesse Corinne), le vieil irlandais ban- dans des termes
composés, alors que les formes les plus significatives du degré
« moyen » de la racine verbale avec le vocalisme [e] sont données
par le gothique qino (thème en nasale) et par le vieux-slave !ena
(sans oublier l’anglais actuel queen qui élève au niveau royal
l’ancienne référence de genre). Mais quel sera le verbe sous-jacent
à ce nom indoeuropéen de la « femme », ou plutôt d’une femme
appréhendée dans une condition spécifique (voir ci-dessus) du point
de vue de la motivation du nom ?
Le verbe indoeuropéen qui s’avère le meilleur candidat pour
ramener le nom apophonique (et donc déverbal !) de la « femme »
(*gwen-/gwn-) à une seule série lexématique d’appartenance est
celui qui exprime l’idée du « mouvement », et ce, aussi bien en ter-
mes de rapprochement et arrivée qu’en termes d’éloignement et de
détachement. Il se présente selon la variation radicale *gwen- (as-
surée par le grec a`Ÿmu et par le latin ueni&, mais également par la
forme osque kúmbened qui correspond au parfait verbal latin co-
nu(nit) et surtout selon la forme radicale primaire *gwem- (assu-
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rée, entre autres, par les données offertes par le gothique qiman et
l’anglais antique cuman, alors que très intéressante pour une autre
implication sémantique semble être le lituanien gemù « naître »,
i.e. « venir au monde »). Dès lors, la variante (secondaire) *gwen- se
configure comme étant une forme rendue dissemblable par rapport
à la forme primaire exprimée par *gwem- (de labiovélaire [gw] –
bilabiale [m] à labiovélaire [gw] – dentale [n]), probablement déjà
au niveau indoeuropéen avec un parfait parallélisme dans les ré-
sultats grecs entre a`Ÿmu (cf. lat. ueni&, o. kúmbened) et gyné, béo-
tien bana (de l’indoeur. *gwn!). D’un point de vue sémantique,
l’idée vraisemblablement exprimée ici s’inscrit dans le contexte
institutionnel préhistorique du mariage exogamique, où la femme
« arrive, entre » (i.e. *gwem/n-) dans le clan du mari, précisément
dans le cadre du refus universel de l’inceste illustré par Lévi-
Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté.
Ce nom très ancien de la « femme » semble trouver son noyau
sémantique prototypique dans la notion de « jeune âge » et dans la
référence à la « mobilité. » Dans cette perspective, il semble réap-
paraître, selon des parcours et des pertinentisations linguistiques
non reconnaissables, dans certaines formes argotiques telles que
dans le « furbesco » ou argot du milieu italien guagnastra (avec un
suffixe évaluatif très clair) et dans le terme milanais (et argot des
voyous) guanguana (forme tout aussi clairement redoublée), ayant
toutes deux le sens de « prostituée », auxquelles il faut tout de suite
76 DOMENICO SILVESTRI

adjoindre la forme du jargon napolitain guanguana au sens de


« maîtresse » (attestée aussi en Sicile). Angelico Prati, d’où je tire
ce matériel documentaire, fait de Naples le centre d’expansion du
terme : « […] les attestations littéraires et les diverses dérivations
de guagnastra montrent que c’est Naples qui leur a donné naissan-
ce et que le sens premier en est “jeune femme, jeune bien formée” :
guagnastra en 1632, guagnasta en 1729 ; guagnastrella “jeune
fille” en 1633 ; on a également guagnastro “amant, mari” (1783), no
bello guagnastrone (1621), “une fille bien en chair” […] est le sens
d’une guagnastra de 1633. » D’après Prati (1978 : 85) « guagnastro,
-a est guagnone, “jeune garçon, grand garçon” (1635 […]) avec un
autre suffixe », mais – à mon sens – guagnone (le guaglione actuel
par dissimilation régressive) ne peut être primaire, si l’on considè-
re la riche et complexe documentation de la forme de genre féminin
que nous venons d’examiner.
Pour terminer, je voudrais ajouter une nouvelle donnée à cette
documentation, qui pourrait confirmer l’âge ancien et l’autonomie
de cette série lexicale : il s’agit du mot français gouine, terme
d’argot, repris par Victor Hugo (cf. dans le recueil Les Châtiments,
les vers Que la vieille Thémis ne soit plus qu’une gouine/baisant
Mandrin dans l’antre où Mongis baragouine) avec les sens qui nous
sont désormais connus de « femme de mauvaise vie, prostituée. » Il
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est clair que le vocalisme de cette forme n’est pas le même que ce-
lui des mots évoqués ci-dessus, mais – vu la variation apophonique
de ce qu’on présume être des étymons indoeuropéens – cette cir-
constance ne fait nullement obstacle : elle finit même par confirmer
l’appartenance de ce terme à la série, ce qui fournit l’avantage de
nous restituer une forme primaire à degré apophonique plein (sans
phénomènes de suffixation ou de redoublement).
De la sorte, l’histoire sur la longue durée d’un mot, à de nom-
breux égards emblématique, s’ajoute un maillon nouveau et inat-
tendu (avec une confirmation tout aussi inattendue du côté du
français) dans la région de Naples : une partie du monde méditer-
ranéen antique, regorgeant d’histoire et traversée sans cesse et à
toutes les époques par des événements (même linguistiques) encore
peu ou pas suffisamment connus. C’est ainsi qu’encore une fois – à
mon sens – anthropologie et linguistique se rejoignent, grâce au
nom illustre et cher à notre cœur de Claude Lévi-Strauss.
Domenico SILVESTRI.
(Université de Naples « L’Orientale. »)

Traduit de l’italien par Catherine Millasseau.


LINGUISTIQUE IMPLICITE ET LINGUISTIQUE EXPLICITE 77

Références

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hington DC : Government Printing Office.
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histoire des mots. Paris : Klincksieck.
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ris : PUF.
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nell’origine e nella storia. Pise : Giardini.
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Pacini.
Silvestri, D. (2010) « Etimologie sumeriche (ovvero come rendersi la vi-
ta impossibile) », dans F. Mazzei et P. Carioti (éds) Oriente, Occidente e
dintorni… Scritti in onore di Adolfo Tamburello, V, p. 2327-2339. Naples :
Università di Napoli « L’Orientale » / Istituto Italiano per l’Africa e
l’Oriente.
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