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LÉVI-STRAUSS
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ISBN 9782130593409
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-diogene-2012-2-page-68.htm
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par
DOMENICO SILVESTRI
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version d’Anthropologie structurale (1958, désormais AS qui renvoie
à Lévi-Strauss 1974), il revendique – malgré des distinctions es-
sentielles – la dette que son travail anthropologique a contractée
envers la linguistique structurale. J’appelle, en revanche, « linguis-
tique implicite » la partie où, à partir de questions de nomenclature
(notamment en ce qui est de la terminologie de la parenté, cf. SEP
« Préface de la première édition »), il manifeste une attention par-
ticulière à l’égard des données lexicales, sans toutefois les convertir
en preuves de faits culturels, mais en leur réservant tout au plus le
statut d’indices éloquents, jamais décisifs. Par ce même terme,
« linguistique implicite », j’entends en outre ces passages de son
œuvre où la donnée linguistique (en particulier, la donnée lexicale
et ses implications étymologiques) peut ouvrir de nouvelles pers-
pectives de recherche en anthropologie générale.
Lévi-Strauss insiste, en termes de « linguistique explicite » (on
pourrait même dire, dans ce cas, « programmatique »), sur l’impor-
tance de la méthode structurale en anthropologie dans AS, un ou-
vrage qui renvoie dès son titre à la dimension épistémologique. On
peut y discerner un rapprochement « implicite » de la linguistique
dans la nette distinction qu’il opère entre le « caractère comparatif
de la méthode sociologique » (AS 9), où l’anthropologie se pose et se
propose comme une sociologie comparée, et le caractère « mono-
graphique et fonctionnel de la méthode historique » (ibid.). Par
méthode historique, il faudra nécessairement entendre ici celle qui
Diogène n° 238, avril 2012.
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ment de la linguistique structurale (avec la suspension de la di-
mension historique qui s’ensuit) lorsqu’il observe que l’histoire
organise « ses données par rapport aux expressions conscientes,
l’ethnologie par rapport aux conditions inconscientes, de la vie so-
ciale » (AS 31). Venons-en maintenant à la linguistique et à ses
mérites, au nombre desquels « la valeur exemplaire de la méthode
linguistique » (AS 33) pour les recherches ethnologiques. Lévi-
Strauss cède la parole à Boas, ce qui nous permet de comprendre à
quel point ce dernier l’a « aidé » à réaliser cette découverte fonda-
mentale : « Le grand avantage de la linguistique à cet égard est
que, dans l’ensemble, les catégories du langage restent inconscien-
tes ; pour cette raison, on peut suivre le processus de leur forma-
tion sans qu’interviennent, de façon trompeuse et gênante, les in-
terprétations secondaires, si fréquentes en ethnologie qu’elles peu-
vent obscurcir irrémédiablement l’histoire du développement des
idées » (AS 33 ; cf. Boas 1911 : 70-71). Ce renvoi de la compétence
linguistique (et en particulier phonologique) à la dimension incons-
ciente deviendra ensuite le fondement épistémologique de la mé-
thode structurale pratiquée par Lévi-Strauss en anthropologie1.
Quant à la comparaison linguistique, qu’il faut comprendre ici
au sens strictement synchronique et en termes de « linguistique
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prohibitions qui font comprendre la persistance de certains traits du
langage, ou l’instabilité de termes ou de groupes de termes. (AS 44.)
Ceci vaut notamment, comme on le verra, pour la terminologie
de la parenté et des processus évolutifs de celle-ci, qui ne
s’expliquent parfois qu’en rapprochant anthropologie et linguisti-
que.
Le moment est maintenant venu de l’emphase déclarative. Lais-
sons une nouvelle fois la parole à Lévi-Strauss et à « sa » linguisti-
que explicite : « Après tout, l’anthropologie et la sociologie n’atten-
daient de la linguistique que des leçons ; rien ne laissait présager
une révélation » (AS 45 : je souligne ce mot si important et si évoca-
teur). Et d’ajouter aussitôt :
La naissance de la phonologie a bouleversé cette situation. […] La
phonologie ne peut manquer de jouer, vis-à-vis des sciences sociales, le
même rôle rénovateur que la physique nucléaire, par exemple, a joué
pour l’ensemble des sciences exactes. (ibid.)
Ce chemin mène Lévi-Strauss à d’intéressantes mises au point.
Il évoque la polémique de Troubetzkoy contre l’« atomisme » de
l’ancienne linguistique historique et accuse une certaine ethnogra-
phie de la parenté de se laisser brider par des usages et des termi-
nologies conçues, tour à tour, comme des effets, voire des vestiges,
tombant ainsi « dans une débauche de discontinuité » (AS 48) : alors
que, au contraire, la phonologie invite à voir les choses de manière
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gique de très longue durée.
Lévi-Strauss introduit donc une distinction capitale permettant
de dépasser les limites de la pure donnée lexicale :
[…] à côté de ce que nous proposons de nommer le système des
appellations (et qui constitue, à proprement parler, un système de
vocabulaire), il y a un autre système, de nature également
psychologique et sociale, que nous désignerons comme système des
attitudes. Or s’il est vrai (comme on l’a montré plus haut) que l’étude
des systèmes d’appellations nous place dans une situation analogue à
celle où nous sommes en présence des systèmes phonologiques, mais
inverse, cette situation se trouve, pour ainsi dire, « redressée » quand il
s’agit des systèmes d’attitudes. (AS 51.)
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noyau désignatif mater ne renvoie pas à la génération précédente
et le suffixe -tera n’a pas, contrairement au cas précédent, une
fonction évaluative : il marque plutôt une opposition qui, cepen-
dant, n’est pas une contraposition (il s’agit d’une « mère » a latere,
une sœur de la mère précisément). L’avunculat se propose comme
trait positif, mais – pour suivre les indications éclairantes de Lévi-
Strauss qui nous dissuadent des à-peu-près « matrilinéaires » – il
ne comporte de toute façon aucun effet de prestige et ne repose pas
sur l’autorité, car la référence au père est absente. L’« oncle (pater-
nel) », le patruus, en revanche, porte un nom qui atténue, de par
son suffixe se référant purement au noyau désignatif de base, toute
implication de prestige parental ; et la « tante (paternelle) »,
l’amita, ne se greffe même pas sur ce noyau désignatif, mais se
propose comme forme dérivée, par des voies peu claires, d’amma,
qui est un mot du langage enfantin se rattachant à la figure ma-
ternelle. En conclusion, le système terminologique fait apparaître
un système d’attitudes comportant sans doute des références inter-
systémiques assez obscures : si je puis me permettre de recourir à
une image, le système terminologique latin concernant cette forme
de parenté se présente sous la forme d’une architecture linguisti-
que sui generis réalisée avec quatre « matériaux de réemploi » dif-
férents car de provenance différente.
Dans de pareils cas, l’anthropologue – selon Lévi-Strauss – de-
mandera de l’aide au linguiste : mais – peut-on ajouter – il n’est
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pas sûr qu’il l’obtienne. En effet, le linguiste est pris en étau. D’une
part, on trouve le caractère arbitraire et conventionnel du signe ;
de l’autre, il risque de prendre des ombres pour des réalités lors-
qu’il perçoit dans les textes moins des mots que l’ombre imposante
des mots dans le jeu complexe de leur aptitude communicative. Je
tiens à souligner le fait que Lévi-Strauss, au-delà de quelques dé-
clarations d’incompétence polies mais pas tout à fait convaincan-
tes, est pleinement conscient des longs voyages et des métamor-
phoses particulières des mots, surtout quand ils deviennent des
pics idiosyncratiques de perceptions psycholinguistiques spécifi-
ques. Je trouve délicieusement intelligent, de sa part, le discours
autobiographique suivant :
Pour moi qui ai parlé exclusivement anglais pendant certaines
périodes de ma vie, sans être pour autant bilingue, fromage et cheese
veulent bien dire la même chose, mais avec des nuances différentes ;
fromage évoque une certaine lourdeur, une matière onctueuse et peu
friable, une saveur épaisse. C’est un mot particulièrement apte à
désigner ce que les crémiers appellent « pâtes grasses » ; tandis que
cheese, plus léger, frais, un peu aigre et s’escamotant sous la dent (cf.
forme de l’orifice buccal), me fait immédiatement penser au fromage
blanc. Le « fromage archétypal » n’est donc pas le même pour moi,
selon que je pense en français ou en anglais. (AS 112.)
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S’il est vrai qu’en termes de linguistique implicite (n’en déplaise
au philologue Troubetzkoy mais sans oublier la « grammaire de la
poésie » de Jakobson !), le système des termes et le système des
attitudes doivent nécessairement s’intégrer dans une vision que je
qualifierai de « pragma-linguistique », voici un exemple où ceci se
produit de façon vraiment parfaite. Lévi-Strauss, adepte enthou-
siaste du structuralisme fonctionnaliste, dépasse donc – comme
toute personne de génie – son propre choix épistémologique et, en
même temps, fait preuve d’une extraordinaire actualité grâce à une
perception vraiment profonde des faits.
Qu’il me soit enfin permis, en son honneur, de proposer deux
cas d’enchevêtrement entre « mots » et « attitudes » afin d’illustrer
comment une linguistique sans adjectifs peut dialoguer avec une
anthropologie également sans adjectifs. Je me réfère à l’usage ex-
trêmement instructif du terme ánthropos dans les poèmes homéri-
ques,2 qui configure une attitude spécifique à l’égard de l’être hu-
main et qui revient, sans surprise, dans les langues et les plus
grandes civilisations du Proche-Orient antique. Et je me réfère par
ailleurs au nom également grec de la femme, à savoir gyné, et à
certaines de ses réapparitions insoupçonnées et inattendues dans
les traditions argotiques modernes. Dans le premier cas, je me
bornerai à faire remarquer qu’ánthropos représente, chez Homère,
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Royaume, hr.w désigne des « têtes » indifférenciées, en définitive
des hommes anonymes et indistincts).
La forme indoeuropéenne reconstituée du nom de la « femme »3
– bien que la référence prototypique effective reste à déterminer,
comme on verra – peut-être représentée comme *gwen! et égale-
ment, avec une variation significative de la voyelle finale, comme
*gwen' et *gwen% (cependant, la première et la troisième forme
révèlent, dans la voyelle finale, une indication claire et documentée
du genre féminin, alors que la deuxième, avec une voyelle finale
indistincte, laisse ouverte la possibilité d’un nivellement du timbre
sur le [e] de la syllabe tonique). Ajoutons à cela que certaines des
principales langues indoeuropéennes (sanscrit, grec) permettent de
reconstruire une forme avec un degré apophonique réduit (cf. sans-
cr. gn!, gr. gyné, de l’indoeur. *gwn!). Ce terme semble donc rele-
ver d’un concept exprimé originairement par un verbe, qu’il nous
faudra identifier. En tout cas, en grec ancien, le terme gyné, qui
exprime l’appartenance sexuelle (Il. 6, 390), passe tout de suite à
désigner la femme unie sexuellement à l’homme, en tant que
concubine (Il. 24, 497) mais aussi en tant qu’épouse légitim(é)e ; il
devient enfin, à l’époque posthomérique, « le nom usuel de la fem-
me mariée » (Chantraine 1990) dans un registre résolument élevé
(du reste, dans l’Inde védique, gn! désigne aussi la « déesse », tan-
dis qu’en cornique, langue indoeuropéenne de la sous-famille celti-
que, ben-en signifie à nouveau « épouse ») Les formes au degré ré-
duit comptent, en plus du grec dialectal (béotien) bana (documenté
chez la poétesse Corinne), le vieil irlandais ban- dans des termes
composés, alors que les formes les plus significatives du degré
« moyen » de la racine verbale avec le vocalisme [e] sont données
par le gothique qino (thème en nasale) et par le vieux-slave !ena
(sans oublier l’anglais actuel queen qui élève au niveau royal
l’ancienne référence de genre). Mais quel sera le verbe sous-jacent
à ce nom indoeuropéen de la « femme », ou plutôt d’une femme
appréhendée dans une condition spécifique (voir ci-dessus) du point
de vue de la motivation du nom ?
Le verbe indoeuropéen qui s’avère le meilleur candidat pour
ramener le nom apophonique (et donc déverbal !) de la « femme »
(*gwen-/gwn-) à une seule série lexématique d’appartenance est
celui qui exprime l’idée du « mouvement », et ce, aussi bien en ter-
mes de rapprochement et arrivée qu’en termes d’éloignement et de
détachement. Il se présente selon la variation radicale *gwen- (as-
surée par le grec a`Ÿmu et par le latin ueni&, mais également par la
forme osque kúmbened qui correspond au parfait verbal latin co-
nu(nit) et surtout selon la forme radicale primaire *gwem- (assu-
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rée, entre autres, par les données offertes par le gothique qiman et
l’anglais antique cuman, alors que très intéressante pour une autre
implication sémantique semble être le lituanien gemù « naître »,
i.e. « venir au monde »). Dès lors, la variante (secondaire) *gwen- se
configure comme étant une forme rendue dissemblable par rapport
à la forme primaire exprimée par *gwem- (de labiovélaire [gw] –
bilabiale [m] à labiovélaire [gw] – dentale [n]), probablement déjà
au niveau indoeuropéen avec un parfait parallélisme dans les ré-
sultats grecs entre a`Ÿmu (cf. lat. ueni&, o. kúmbened) et gyné, béo-
tien bana (de l’indoeur. *gwn!). D’un point de vue sémantique,
l’idée vraisemblablement exprimée ici s’inscrit dans le contexte
institutionnel préhistorique du mariage exogamique, où la femme
« arrive, entre » (i.e. *gwem/n-) dans le clan du mari, précisément
dans le cadre du refus universel de l’inceste illustré par Lévi-
Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté.
Ce nom très ancien de la « femme » semble trouver son noyau
sémantique prototypique dans la notion de « jeune âge » et dans la
référence à la « mobilité. » Dans cette perspective, il semble réap-
paraître, selon des parcours et des pertinentisations linguistiques
non reconnaissables, dans certaines formes argotiques telles que
dans le « furbesco » ou argot du milieu italien guagnastra (avec un
suffixe évaluatif très clair) et dans le terme milanais (et argot des
voyous) guanguana (forme tout aussi clairement redoublée), ayant
toutes deux le sens de « prostituée », auxquelles il faut tout de suite
76 DOMENICO SILVESTRI
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est clair que le vocalisme de cette forme n’est pas le même que ce-
lui des mots évoqués ci-dessus, mais – vu la variation apophonique
de ce qu’on présume être des étymons indoeuropéens – cette cir-
constance ne fait nullement obstacle : elle finit même par confirmer
l’appartenance de ce terme à la série, ce qui fournit l’avantage de
nous restituer une forme primaire à degré apophonique plein (sans
phénomènes de suffixation ou de redoublement).
De la sorte, l’histoire sur la longue durée d’un mot, à de nom-
breux égards emblématique, s’ajoute un maillon nouveau et inat-
tendu (avec une confirmation tout aussi inattendue du côté du
français) dans la région de Naples : une partie du monde méditer-
ranéen antique, regorgeant d’histoire et traversée sans cesse et à
toutes les époques par des événements (même linguistiques) encore
peu ou pas suffisamment connus. C’est ainsi qu’encore une fois – à
mon sens – anthropologie et linguistique se rejoignent, grâce au
nom illustre et cher à notre cœur de Claude Lévi-Strauss.
Domenico SILVESTRI.
(Université de Naples « L’Orientale. »)
Références
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