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LA NOTION DE CONSTITUTION CHEZ ARISTOTE

Jean-Charles Jobart

Presses Universitaires de France | « Revue française de droit constitutionnel »

2006/1 n° 65 | pages 97 à 143


ISSN 1151-2385
ISBN 9782130556084
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La notion de Constitution chez Aristote

JEAN-CHARLES JOBART
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« Sed quid ego Graecorum ? Nescio quo modo
me magis nostra delectant. »
Cicéron, De divinatione, I1.

La véritable découverte en droit est chose rare. Il est bien difficile en


sciences sociales de trouver une théorie qui n’a pas eu de précédents his-
toriques, parfois oubliés. Ainsi en est-il de la conceptualisation de la
Constitution qui a fortement évolué dans la seconde moitié du XXe siè-
cle : la normativisation d’un acte jusque là considéré comme de nature
politique a ouvert de nouvelles perspectives à la pensée juridique. Pour
autant, il ne faut pas voir là une découverte pure mais bien plutôt une
redécouverte. Bien avant le mythe de la souveraineté républicaine de la
loi en France qui entraîna selon Michel Troper une « légalité supracons-
titutionnelle »2, réduisant la Constitution à un simple pacte social et
politique ; bien avant l’invention en 1573 par Théodore de Bèze du
concept de loy fondamentale du Royaume que ne peuvent enfreindre les
gouvernants, une théorie déjà presque complète de la Constitution exis-
tait : celle d’Aristote.

Jean-Charles Jobart, ATER en droit public à l’Université des sciences sociales de Tou-
louse I (IDETCOM-IEID). Cet article est la version écrite d’une présentation orale faite lors des
Ve Journées de l’Association française des constitutionnalistes tenues à Toulouse en juin 2002.
1. « Mais qu’ai-je à faire des Grecs ? Je ne sais comment cela se fait, mais j’éprouve plus
de plaisir aux choses qui sont nôtres » Cicéron, De la divination, trad. Charles Appuhn,
Stuttgart, BG Teuben, 1965. Amusante citation illustrant le complexe romain vis-à-vis de
la Grèce : la pensée de Cicéron est pour une large partie héritière de la philosophie grecque
mais il tente de le nier. A l’inverse, ne nions pas nous-mêmes ce que nous devons à la
Grèce… Sur notre « parenté » de pensée avec la Grèce antique : M. Détienne, Les Grecs et
nous : une anthropologie comparée de la Grèce ancienne, Perrin, 2005.
2. M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supralégalité constitu-
tionnelle », in Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann, Cujas, 1975, p. 133-151.

Revue française de Droit constitutionnel, 65, 2006


98 Jean-Charles Jobart

La pensée du Stagirite frappe par sa modernité. Ses apports sont


innombrables et bien des théories actuelles pourraient se revendiquer de
lui. La métaphysique d’Aristote, fondement de son éthique et de sa poli-
tique, « forme le fondement des systèmes actuels des valeurs morales :
tantôt on s’en réfère sciemment à la forme originelle, tantôt on en
retrouve l’essence dans les dogmes de la théologie chrétienne »3. Ainsi
Aristote fait-il une véritable analyse de la Constitution au travers du
concept de politeia, désignant le régime politique lié à l’ethos de la Cité,
mais sans lui ôter une dimension polémique typique des débats d’idées
chez les anciens Grecs. En effet, des politeiai idéales se sont multipliées
chez les théoriciens grecs : les modérés ou conservateurs, tel Platon, ont
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pour but de diminuer la licence populaire ; d’autres au contraire, tel
Démosthène, veulent lutter contre la tyrannie et l’autorité personnelle.
Mais au-delà de cette dimension strictement politique et polémique,
Aristote fait de la Constitution plus qu’un enjeu : un véritable concept.
Mais ne nous trompons pas ici : si la pensée d’Aristote peut étonner
par sa modernité, on ne saurait apprécier sa valeur sur de pures considé-
rations historiques. L’historicisme et le relativisme appliqués à la philo-
sophie aristotélicienne seraient une aberration : une théorie doit être
considérée dans ce qu’elle est et non dans ce qu’elle aurait dû engendrer.
Les récupérations circonstanciées de la pensée aristotélicienne ont mon-
tré tous leurs dangers : Fénélon faisait du Stagirite un partisan de
l’ « État monarchique » alors que le citoyen Champagne en l’an V y
voyait un notable centriste, partisan d’une république censitaire.
« Mieux vaut se rendre à l’évidence du pénible destin de la philosophie
politique d’Aristote : si elle n’a jamais été inconnue, elle a pourtant
longtemps été méconnue, avant d’être, à partir du XIIe siècle, déformée
en même temps qu’elle était re-connue »4. La philosophie aristotéli-
cienne devait d’ailleurs « exercer une influence considérable sur la pen-
sée politique européenne après le XIIIe siècle, mais pas auparavant »5.
La comparaison avec nos théories juridiques contemporaines peut
cependant permettre de mieux comprendre les fondements et les spécifi-
cités de notre modèle juridique qui ne saurait prétendre à l’universalité6.
Il nous faut donc partir du point de vue du Stagirite, de la façon dont le
Grec pensait le monde à son époque, de l’expérience et du cheminement

3. H. Kelsen, « La politique gréco-macédonienne et la politique d’Aristote », APD,


1934, p. 25.
4. P. Pellegrin, article « Aristote », in Ph. Raynaud et S. Rials (dir.), Dictionnaire de Phi-
losophie politique, PUF, 1996, p. 29.
5. J. Procopé, « Théories politiques grecques et romaines », in J. H. Burns (dir.), Histoire
de la pensée politique médiévale, PUF, coll. Léviathan, 1993, p. 23.
6. Sur l’intérêt du comparatisme diachronique et synchronique en droit, voir P. Braun,
« Anthropologie juridique et droit à venir », in Droits en devenir, Pulim, 1998, p. 136 et s. ;
sur l’intérêt de l’analyse historique : J. Gaudemet, Sociologie historique du droit, PUF, coll.
Doctrine juridique, 2000, p. 11 à 76.
La notion de Constitution chez Aristote 99

intellectuel d’Aristote, avec tout ce que cela peut contenir d’incertitudes


pour les historiens7.
Fils de médecin né à Stagire, Aristote quitta sa Macédoine à dix-sept
ans pour étudier à l’Académie de Platon où il enseigna. Après vingt
années, il quitta Athènes pour Assos en Troade puis Mitylène de Lesbos.
Moins de cinq ans après, il était appelé à Pella par Philippe de Macédoine
afin d’éduquer son fils Alexandre âgé de treize ans. Huit ans passent et ce
dernier succède à son père. Aristote retourne alors à Athènes fonder le
Lycée qui concurrence l’Académie dirigée par Xénocrate. Mais avec la
mort d’Alexandre une dizaine d’années plus tard, Aristote le métèque,
protégé du régent macédonien Antipater, est en danger dans une cité sou-
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levée contre le joug étranger. C’est alors la fuite à Chalcis dans l’île d’Eu-
bée et sa mort de maladie, un an après, à soixante-deux ans8.
De ce long et lacunaire parcours doivent être retenues deux idées :
Aristote était étranger à Athènes et étranger à son temps. Dans la capi-
tale de l’Attique, il n’est qu’un métèque, brillant certes, mais qui ne
peut être parfaitement assimilé. De là peut-être est venue chez Aristote
la capacité à un jugement critique sur l’enseignement platonicien. D’où
la boutade de Platon : « Aristote a rué contre nous, comme les poulains
ruent contre leur mère »9. Mais là encore il ne faut pas se tromper : il n’y
a pas opposition entre Platon et Aristote. Le Stagirite reste immanqua-
blement marqué par l’enseignement de son très admiré et très aimé
maître Platon. La rupture est dans le renoncement à la fondamentale
ontologie des Idées. En simplifiant, Platon voulait dépasser l’apparence
des choses pour accéder à leur essence : notre sensibilité ne nous permet
d’accéder qu’au reflet des choses d’où la nécessité d’user de l’esprit et de
l’Idée. Ce n’est pas là un idéalisme au sens strict : il n’y a pas négation
de la matière ou de sa valeur, mais seulement une interrogation sur sa
réelle signification ; l’apparence des choses n’étant pas sans rapport avec
leur essence. Par la discussion socratique, on part des apparences pour
accéder à une vérité que l’on avait en soi mais pas à soi, sorte d’incons-
cient ramené à la lumière par une cure philosophique de l’esprit. La
matière reste souvent un point de départ qu’il faut savoir dépasser grâce
à l’esprit. Aussi doit-on parler d’ « essentialisme » platonicien plus que
d’idéalisme. Aristote, lui, renonce à l’Idée, à l’essence, pour ne plus
considérer que la réalité. Le monde ne s’explique plus par l’ordre des
essences mais par l’ordre du monde lui-même. Partant de la réalité, les
théories aristotéliciennes sont une réflexion directe sur le monde et non
plus indirecte, par le biais d’Idées, sur l’essence du monde. Ainsi peut-
7. L. Strauss, Qu’est-ce que la philosophie politique ? , trad. O. Seyden, PUF, coll. Léviathan,
1992.
8. Sur la vie d’Aristote, R. Weil, Politique d’Aristote, Paris, Collin, coll. U, 1966, p. 8 et s.
9. J. Aubonnet, in Introduction à sa traduction de la Politique, Paris, Les Belles Lettres,
1968, p. XLIV, n. 1.
100 Jean-Charles Jobart

on parler de « réalisme » aristotélicien mais pas de matérialisme : le Sta-


girite ne se contente pas de la matière mais échafaude des théories en se
référant souvent à des considérations métaphysiques. Aristote comme
Platon cherche un sens à la réalité et se laisse guider par des considéra-
tions morales. Le Stagirite remplace l’opposition de l’idée et de la réalité
par celle du monde sublunaire et de l’être divin comme valeur transcen-
dante, expression suprême, inconditionnée du « devoir être » auquel le
monde empirique tend à se conformer, immuable hors de l’espace et
détaché de toute matérialité « qui produit éternellement le mouvement
de toutes choses mobiles »10. « C’est de cet Être suprême, qui est le Bien
« un » qu’émane tout ce qui est bon dans le monde sublunaire, c’est vers
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lui, c’est vers son « unité » qu’aspire tout ce qui est bon »11.
Les classiques rejetaient la démocratie parce qu’ils pensaient que la
fin de la vie humaine, et par conséquent de la vie sociale, n’est pas la
liberté mais la vertu. Or celle-ci n’apparaît normalement que grâce à
l’éducation, à la formation du caractère : ayant toujours dans une société
une minorité de gens prospères et une majorité de pauvres, la démocra-
tie ou le gouvernement de la majorité est le gouvernement des non-édu-
qués. Ainsi, l’enquête éthique « est une forme de politique »12. Le but
chez Aristote comme chez Platon est l’excellence morale qui doit mener
à la vie éthique. Mais la recherche de cette excellence « relève de la poli-
tique »13 car la vertu n’est pas un exercice solitaire mais qui n’a de sens
que collectif, au sein de la Cité, et s’acquiert par l’expérience et l’éduca-
tion qui repose sur les lois de la Cité et leur force. La politique a donc
un fondement et une fin éthiques14. La Cité elle-même repose sur des
bases éthiques : la justice et l’amitié qui doit régner entre les citoyens15.
La différence entre les deux philosophes ne pouvait donc être gigan-
tesque : l’influence du maître sur l’élève et une vision grecque du monde
sont une base commune16. Leur but commun était de conduire les
citoyens bien doués, ou plutôt leurs fils bien doués, de la vie politique à
la vie philosophique. Le philosophe part donc de la compréhension des
choses politiques qui est naturelle à la vie pré-philosophique pour finir
par s’interroger sur la vertu. La philosophie politique atteint alors ses
limites en tant que discipline pratique : le but n’est plus de guider l’ac-

10. Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991, IV, 1012 b.
11. H. Kelsen, art. cit., p. 32.
12. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, I, 1, 1096 b 10.
13. Ibid., 13, 1102 a 12.
14. C’est pour cela que la notion même de citoyen se réfère à l’éthique et exclut ceux qui
ne peuvent accéder à l’excellence : les femmes, artisans, commerçants (in Aristote, La Poli-
tique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 5) et les esclaves (I, 6). Sur la définition du
citoyen, voir note n° 95 et 56.
15. J.-J. Chevallier, Histoire de la pensée politique, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 85-88.
16. Sur les oppositions et accords entre Aristote et Platon, M. Prelot et G. Lescuyer, His-
toire des idées politiques, Dalloz, Précis, 13e éd., 1997, p. 71-72.
La notion de Constitution chez Aristote 101

tion mais simplement de comprendre les choses telles qu’elles sont17. La


différence peut donc aujourd’hui nous paraître importante (explication
de la réalité par un ordre du monde ou des essences), mais dans l’Athènes
de l’époque, elle était minime et Platon lui-même n’était pas avare
d’analyses concrètes. De plus, le réalisme aristotélicien porte en lui l’exi-
gence d’une conformité à l’observation du monde, étape première de ses
théories. Aussi le Stagirite exprime-t-il une pensée didactique qui
avance en tâtonnant, avec mille précautions et souci du détail. Si la pré-
cision et le détail étaient très présents chez Platon, l’essentialisme lui
permet de tirer des théories plus générales et plus absolues que les théo-
ries aristotéliciennes, toujours nuancées et prudentes.
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Mais si Aristote n’était pas un Athénien, il n’était pas non plus un
Grec du IVe siècle, du moins en apparence. Le Stagirite ne pense la
société politique que par la Cité alors que se bâtit sous ses yeux l’empire
macédonien. Certes, à l’intérieur des nouveaux États, les cités continue-
ront une existence partiellement autonome, mais la polis, en se munici-
palisant, subit une politisation qui, en fait, la dénature18. Pourtant, il ne
faut pas rester sur cette première impression. L’énergie triomphante de la
monarchie nordique prétend s’élever au-dessus de la démocratie et Aris-
tote, sujet macédonien, proche de Philippe, percepteur d’Alexandre, ne
saurait ignorer cette situation. La Politique d’Aristote reflète cet état de
fait et même le justifie en vantant le pouvoir monarchique tout en
concédant aux cités le pouvoir démocratique de gérer leurs affaires inté-
rieures. La théorie aristotélicienne de l’État comporte donc un arrière-
plan politique19. Quant à leurs constitutions, les cités demeuraient
intactes dans la mesure où elles se rapportaient au gouvernement inté-
rieur de la Cité. La monarchie ne se superposait à elles que pour exercer
les compétences militaires et diplomatiques, comme l’illustre le traité de
paix conclu par Philippe avec les cités grecques à Corinthe en 338 avant
J.-C. et renouvelé par Alexandre deux ans après. Le roi de Macédoine
était le stratège autocrate de la Ligue de Corinthe et dirigeait avec des
pouvoirs illimités toute la politique extérieure. Les cités, représentées
dans une Assemblée générale, se contentaient de fournir soldats et
navires. Le Lycée d’Aristote se prononça d’ailleurs en faveur du pro-
gramme macédonien.
L’Antiquité passée, Aristote ne sera redécouvert en Occident qu’au
XIIe siècle par le Tolédan Dominique Gundissalinus qui en avait trouvé
la mention dans al-Fârâbî. Le fond de sa pensée n’est donc pas moderne
pour son époque : sa forme est certes nouvelle à Athènes (méthode réa-
17. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, 1258b, 1279b et 1299a.
18. Sur cette évolution des cités : R. Lonis, La Cité dans le monde grec : structures, fonction-
nement, contradictions, Armand Colin, 2e éd., 2004 et S. Price (dir.), La cité grecque d’Homère à
Alexandre, La Découverte, 1992.
19. Cela est particulièrement bien démontré par H. Kelsen, art. cit., p. 70-79.
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liste) mais son contenu est classique. Il tente de comprendre l’ordre du


monde, se fonde sur une vision morale qui trouvera son aboutissement
dans sa théorie de la justice. Mais sa pensée politique au travers de la cité
ne l’empêche pas de concevoir la notion d’État. Sa philosophie trouve là
une intemporalité et une universalité détachées de son époque et pour
cause : la philosophie politique est la première des sciences20 à ses yeux,
la philosophie par excellence21, la matière observable la plus apte à
l’abstraction. Donnant comme base à la polis la théorie de la commu-
nauté politique, il ne peut concevoir de groupements politiques trop
élargis. L’œuvre maîtresse de la pensée politique d’Aristote est bien sûr
sa Politique. Sa rédaction s’est étalée sur une période prolongée, depuis le
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séjour à Assos jusqu’à la fin de son enseignement au lycée. Elle est un
recueil de dissertations séparées dont la chronologie est très incertaine22.
Réunies après coup par l’auteur, elles ont dû subir des remaniements de
dernière heure afin de conférer une unité à l’œuvre. Ce travail de révision
et de coordination n’a pu être mené à son terme et n’est donc sans doute
pas antérieur aux années 325-323 qui ont immédiatement précédé la
mort du philosophe. L’intention didactique de l’œuvre et les exigences
d’un enseignement qui a dû s’étendre sur plusieurs années accentuent
son caractère de libre composition. L’ouvrage comporte donc toutes les
imperfections des notes de cours : notes tantôt inachevées, tantôt retou-
chées, comportant des répétitions, des contradictions, des incohérences
ou des promesses non tenues de discussions ultérieures. Il y a une
gageure à tenter de dégager une pensée globale d’une œuvre composite
et parfois contradictoire dont les livres II, VII et VIII seraient des
œuvres de jeunesse, les trois premiers chapitres du Livres VII d’un autre
ouvrage et le reste de la compilation une œuvre de maturité23. C’est dans
le cadre difficile de ce traité que doit principalement se déployer notre
étude sur la notion de Constitution chez Aristote.
Selon le Stagirite, si la communauté est le fondement indispensable
de la polis, c’est le droit qui fait l’État, les deux étant indissociables pour
composer la Cité. La Cité, c’est donc la Constitution : la Constitution
crée l’État et si la Constitution change, l’État, a priori, change aussi.
Ainsi aujourd’hui pouvons-nous constater que les transformations
constitutionnelles en Europe centrale et orientale visent le passage
d’États socialistes à des démocraties libérales : le changement de droit
transforme le pouvoir et la société. Et Aristote de mettre en garde contre
les apparences : le nom ne signifie pas grand-chose et un État peut se

20. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. De J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, I, 1, p. 34 ;


P. Aubenque, article « Aristote », in Encyclopaedia Universalis.
21. L. Strauss, La Cité et l’Homme, trad. O. Berrichon-Seyden, Paris, Plon, 1987.
22. J. Tricot, « Introduction » p. 7-9, in Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris,
Vrin, 1970.
23. Voir sur ce débat, H. Kelsen, art. cit., p. 45 à 48 et p. 60.
La notion de Constitution chez Aristote 103

dire démocratique sans l’être véritablement : la réalité avant l’aspect, les


choses avant les mots. Ainsi, Aristote conçoit-il la Constitution comme
fondement d’un régime politique et fait-il du droit constitutionnel un
droit avant tout politique. Dans ce sens, le Stagirite est parmi les pre-
miers à distinguer dans la puissance étatique trois pouvoirs législatif,
exécutif et juridictionnel dont la constitution et l’articulation détermi-
nent la nature du régime24. Mais ce dernier met encore en garde le théo-
ricien : la Constitution n’est pas tout et il ne faut pas s’arrêter à son texte
mais au contraire, pour saisir la réalité du régime politique, considérer
l’importance de l’interprétation, de la pratique, en somme de ce que
Pierre Avril nomme les « conventions de la Constitution »25. La Consti-
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tution n’est que la base légale d’un régime politique qui prendra réelle-
ment son caractère par la pratique26.
Ce souci de réalisme est chez Aristote poussé à l’extrême et, anachro-
nisme mis à part, semble annoncer les méthodes des écoles réalistes scan-
dinaves et réaliste-pragmatique américaine. Une théorie ne se construit
pas dans l’abstrait mais à partir de l’observation de la diversité de la réa-
lité : la théorie politique n’est pas de la métaphysique. « Une attitude
réellement positiviste dans la théorie constitutionnelle consiste non à
rechercher la nature de l’État, de la souveraineté ou de la hiérarchie des
normes pour prétendre en déduire des solutions qu’on comparera à la
pratique des autorités créatrices des normes constitutionnelles, mais au
contraire à partir de cette pratique en vue de chercher à décrire les thèses
auxquelles se rattache effectivement le droit positif »27. Ce souci de réa-
lisme est déjà à l’œuvre chez Aristote. Ainsi adopte-t-il une méthode
positiviste quasi digne de Machiavel : il ne porte aucun jugement de
valeur sur le pouvoir mais constate son fonctionnement, ses défauts et les
remèdes à y apporter. De là se dégage une théorie générale du pouvoir et
une classification des formes étatiques. Le Stagirite va même jusqu’à
chercher comment sauver les tyrannies et donne des conseils au tyran

24. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970 : IV, 14, p. 315 sur le
pouvoir législatif ; IV, 15, p. 322 sur le pouvoir exécutif et IV, 16, p. 333 sur le pouvoir
judiciaire.
25. Sur ce sujet P. Avril, Les conventions de la Constitution, Paris, PUF, coll. Léviathan,
1997 ; « Les conventions de la Constitution », cette Revue, 14/1993 ; Y. Meny, « Les conven-
tions de la Constitution », Pouvoirs, 1989/I ; O. Beaud, « Le droit constitutionnel par-delà
le texte constitutionnel et la jurisprudence constitutionnelle », Cahiers du Conseil Constitu-
tionnel, n° 6, p. 68.
26. Par exemple, comment comprendre que les lois constitutionnelles des 24 et 25 février
et 16 juillet 1875 puissent être présidentialistes (Constitution MacMahon) puis parlemen-
taristes (Constitution Grévy) si l’on n’intègre pas la pratique politique ? De même en sim-
plifiant, la Ve République peut être présidentielle quand majorités présidentielle et parle-
mentaire coïncident ou parlementaire lors des cohabitations. Voir J.-Cl. Zarka, Fonction
présidentielle et problématique majorité présidentielle / majorité parlementaire sous la cinquième Répu-
blique, Paris, LGDJ, 1992.
27. M. Troper, « En guise d’introduction : la théorie constitutionnelle et le droit consti-
tutionnel positif », Les Cahiers du Conseil Constitutionnel, n° 9, 2000, p. 93.
104 Jean-Charles Jobart

pour maintenir efficacement son pouvoir… sans jamais penser au tyran-


nicide. La morale de saint Thomas d’Aquin, grand admirateur du Philo-
sophe, sera sur ce point plus exigeante.
Mais la Constitution chez Aristote ne se limite pas à la description
du régime politique. Elle n’est pas tout le fait politique (il y manque la
pratique du régime) et elle est plus que le fait politique : la Constitution
aristotélicienne est déjà conçue comme la norme suprême, garante de
l’État de droit. Le Stagirite affirme la Constitution « comme norme » et
en déduit une hiérarchie des règles juridiques dans la continuité de la
pensée grecque : les lois doivent obéir à la Constitution quant à leur
édiction et leur contenu. Une telle vision ne peut que frapper par sa
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modernité mais ne doit pas faire oublier tout ce que notre regard
moderne y ajoute : il s’agit moins pour Aristote d’une hiérarchie des
normes que d’un ordre de la Cité à préserver. Mais le souci réaliste
d’Aristote vient compléter cette théorie : cette « hiérarchie » n’est que
supposée, il faut la garantir. Le besoin d’assurer la suprématie de la
Constitution se fait alors par un contrôle de conformité des lois à la
Constitution, que ce contrôle soit le fait de quelques magistrats ou du
peuple vigilant tout entier. Chez Aristote se trouve donc déjà en germe
la théorie du contrôle de constitutionnalité concentré (entre les mains
des magistrats) ou diffus (invocable par tout citoyen), mais ce contrôle
est moins un contrôle de conformité juridique que de la compétence
juridique de ceux qui édictent la norme en cause. Comment nier encore
toute la modernité de la pensée d’Aristote concernant la Constitution ?
Pourtant les constitutionnalistes ignorent les théories aristotéliciennes
de l’État, des régimes, de la Constitution : rares sont les ouvrages à y
faire référence, et non sans condescendance28. Aussi l’étude de la notion
aristotélicienne de la Constitution mérite-t-elle d’être entreprise.
Aristote présente en effet l’originalité de mêler les considérations
politiques et juridiques sur la Constitution, chaque point de vue enri-
chissant l’autre dans une démarche réaliste et positiviste. Mais il ne fait
là que décrire la pensée classique grecque : il applique à la diversité des
régimes de la Méditerranée orientale la notion toute grecque de « loi »
que l’on peut assimiler à droit ou norme. La Constitution est alors suc-
cessivement considérée comme le fondement du régime politique, et non
le régime lui-même comme on tend trop souvent à le croire, et comme

28. Citons les seul ouvrages à notre connaissance à faire référence à Aristote : Fr. Rou-
villois, Droit constitutionnel, Flammarion, Champs Université, 2002, t. 1, p. 47-49 ; E. Zol-
ler, Droit constitutionnel, PUF, coll. Droit fondamental, 1999, p. 11-13. On peut cependant
trouver des allusions dans plusieurs ouvrages, : Ph. Ardant, Institutions politiques et droit
constitutionnel, LGDJ coll. Manuel, 11e éd., 1999, p. 34 et 46 ; D. Chagnollaud, Droit consti-
tutionnel contemporain, Sirey, coll. Notions essentielles, 1999, p. 17 ; V. Constantinesco et
S. Pierré-Caps, Droit constitutionnel, PUF, coll. Thémis, 2004, p. 180 et 195 ; Dreyfus,
Fr. Ardy, Les Institutions politiques et administratives de la France, Economica, 1997, p. 12 ;
entre autres.
La notion de Constitution chez Aristote 105

la norme juridique suprême. Il faut donc envisager d’une part une vision
politique de la Constitution chez Aristote qui est la phase préalable
nécessaire à une vision juridique de celle-ci.

I – LA VISION POLITIQUE DE LA CONSTITUTION :


UNE ANALYSE POSITIVISTE ?

Il y a pour Aristote une science politique qui distingue divers types


de constitutions selon leur degré de convenance avec la nature et la qua-
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lité des divers corps politiques. Il y a une forme idéale de Constitution
qui a besoin de tout un cortège de biens extérieurs pour se réaliser. La
science politique doit la découvrir, dégager ses caractéristiques, mais elle
doit aussi rechercher la forme de Constitution qui est simplement pos-
sible eu égard aux circonstances de fait, qui « s’adapte aux différents
peuples ». Il doit y avoir une forme de Constitution adaptée à la majo-
rité des gens, qui s’adapte le mieux à tous les corps politiques en géné-
ral, qui soit « plus facile et plus communément réalisable » par eux
tous, « la plus générale » et en somme « la plus souhaitable après la
Constitution idéale »29. Mais ce travail de réformateur exige une connais-
sance approfondie des diverses espèces de constitutions à l’aide de
laquelle on pourra discerner les lois les meilleures, les mieux adaptées à
chaque espèce. Il n’existe pas une seule sorte de monarchie, de démocra-
tie ou d’oligarchie car les mêmes lois ne peuvent être bonnes pour toutes
les démocraties, oligarchies ou monarchies. Le Stagirite glisse d’une
science politique éthique en quête du Souverain Bien vers une science
politique technique et pratique, strictement positive, s’intéressant à tous
les régimes, quel que soit leur but. Aristote édifie une nouvelle science
de l’homme, non encore distincte de l’art politique pratique mais qui,
face aux phénomènes politiques, conçoit des causes, des effets et des
solutions.
Aristote applique à cette fin une méthode expérimentale et a poste-
riori aux problèmes politiques : il faut partir des données complexes des
réalités sociales pour s’élever par induction aux éléments indécompo-
sables dont elles dépendent. « De même, en effet, que dans les autres
domaines, il est nécessaire de poursuivre la division du composé jusqu’en
ses éléments incomposés (qui sont les plus petites parties du tout), de
même aussi, pour la Cité, en considérant les éléments dont elle se com-
pose, nous apercevrons mieux en quoi les diverses formes d’autorité dif-
fèrent les unes des autres, et verrons s’il est possible d’obtenir quelque

29. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, IV, 2, p. 257-264.
106 Jean-Charles Jobart

résultat positif pour tout ce que nous venons de dire »30. La base de toute
étude positive doit donc être la réalité, sans rien en ôter ou y ajouter, afin
d’arriver à une connaissance véritable : « Celui qui, dans chaque ordre de
recherche, adopte une attitude philosophique et ne se borne pas à consi-
dérer le côté pratique des choses, a pour caractère distinctif de ne rien
négliger ni omettre, mais au contraire de mettre en évidence la vérité en
chaque cas »31.
Mais il ne faut cependant pas exagérer ce positivisme aristotélicien.
La Métaphysique, on l’a vu, parle d’un Bien suprême divin qui trouve à
s’appliquer à l’homme par la contemplation et à la Cité par la monar-
chie. Ainsi Aristote ouvre la voie du positivisme mais ne le choisit pas
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pour unique chemin. Il y a chez lui dualisme à tous les niveaux de l’ana-
lyse : dualisme de l’éthique entre idéal de la vertu pratique et l’idéal
contemplatif de la pure connaissance ; dualisme de la métaphysique
entre l’existence des dieux officiels et du Dieu immuable ; dualisme
politique entre la Constitution idéale monarchique et la Constitution la
meilleure possible, plutôt démocratique. « Une connexion intime existe
entre les dieux de l’Olympe, la morale traditionnelle de l’existence pra-
tique, la Cité démocratique d’une part ; l’unique divinité immuable,
l’idéal contemplatif, la royauté autocratique d’autre part »32. Si Aristote
semble parfois se contredire, c’est qu’il est de son temps et exprime le
désir de la monarchie macédonienne triomphante d’un protectorat sur
les républiques grecques. Ainsi conclut-il que la monarchie est le
meilleur des régimes mais que la démocratie l’est aussi ; l’une convient à
la vie extérieure de l’État, l’autre à sa vie intérieure.
De la réalité confrontée à la théorie, Aristote reçoit deux enseigne-
ments essentiels concernant le droit. D’une part, le droit est une matière
imparfaite, donc une œuvre humaine, l’expression d’une volonté. D’autre
part, cette volonté est de nature politique : elle détermine le choix de
l’organisation de la polis et détermine en grande partie son régime poli-
tique qui, par souci de pragmatisme, sera démocratique.

A – LA CONSTITUTION COMME ŒUVRE HUMAINE

La Grèce antique fonde une révolution dans l’histoire du droit : la


première laïcisation du droit. La tradition orientale faisait en effet des
lois une œuvre divine et transcendante. Par une réflexion critique sur le
droit et les institutions, les penseurs grecs font du droit une œuvre
30. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, I, 1, p. 23 ; la méthode est à
rapprocher et à opposer des seconde et troisième règles de la méthodes cartésienne, in
R. Descartes, Discours de la Méthode, éd. E. Gilson, p. 205-209 et G. Rodis-Lewis, Descartes
et le rationalisme, Paris, PUF, 1966.
31. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, III, 8, p. 201.
32. H. Kelsen, art. cit., p. 70.
La notion de Constitution chez Aristote 107

imparfaite donc non divine, donc humaine, à laquelle il faut apporter des
améliorations. Le droit est alors la création de la volonté humaine et cha-
cun peut proposer un droit et des institutions idéaux sans pour autant
blasphémer mais au contraire en vue d’œuvrer pour le bien de la Cité.

1 – La désacralisation du droit
Selon Max Weber, la première forme historique d’autorité est sacrée
ou religieuse : le chef de tribu est le prêtre de sa tribu et ses ordres sont
autant les siens que ceux des dieux. Ainsi, le droit est lié à la religion et
sa force relève d’une certaine transcendance. D’ailleurs, à l’instar de la
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religion, le droit est une croyance à laquelle tous n’adhèrent pas avec la
même force de conviction. Les exemples historiques d’un fondement
sacral du droit sont nombreux33 : le droit se confond avec la religion et de
cette collusion, le droit gardera le caractère d’une certaine transcendance.
Sous Babylone34, les rois législateurs invoquent le patronage des
dieux et il est possible que la loi, dans la conception la plus ancienne,
soit apparue comme l’œuvre des dieux. A l’époque historique, c’est le roi
qui « exerce » le pouvoir législatif mais sous l’inspiration des dieux.
Ainsi, dans son code, Ur-Nammu déclare faire « resplendir le droit »
grâce au dieu-lune Nana et la stèle de Hammurapi montre le dieu soleil
dicter la loi au roi qui déclare dans l’épilogue du code : « C’est à moi
auquel Samas a fait présent des lois ». Du fait de l’origine du pouvoir
royal, la source du pouvoir législatif est nécessairement divine. Cepen-
dant le code Hammurapi n’est pas une loi religieuse mais un « règle-
ment de paix » entre les peuples de Sumer et d’Akkad. Si la justice fut
originairement exercée par des prêtres, dès cette période, la justice royale
laïque est prépondérante.
Sous l’Égypte ancienne35, Dieu et fils de Dieu, Pharaon dit le droit et
doit exprimer le droit que lui inspire la déesse de la justice et de la vérité
Maât. Il est le juge suprême et peut seul prononcer une peine de muti-
lation mais face aux carences des juges séculiers, le clergé prend une

33. J. Gaudement, Les naissances du droit, Paris, Montchrestien, 2001 ; J. Ellul, Le fonde-
ment théologique du droit, 1946 ; J. Carbonnier, « La religion, fondement du droit », Droits,
« Droits et mœurs », 1994-19, p. 17.
34. Babylone a fourni une documentation juridique considérable avec des textes législa-
tifs qualifiés de « codes » : code d’Ur-Nammu vers 2080, la législation de la ville d’Esnunna
vers 1950, code de Lipit-Istar vers 1875 et surtout le code de Hammurapi 1728-1686 ; et
d’innombrables tablettes d’actes de la pratique.
35. L’Égypte n’a laissé aucun recueil juridique et à peu près aucune loi (quelques dispo-
sitions pénales et surtout un papyrus non encore publié du IIIe siècle mais reflétant un droit
antérieur). Il y eut cependant des lois, que la légende fait remonter jusqu’à Ménès et au pre-
mier millénaire des codifications dont les Grecs ont conservé le souvenir sous Bocchoris
(720-715), Psammétik I (663-609), Amasis (568-528), Darius (519-505). La connaissance
du droit égyptien repose donc essentiellement sur des documents de rares pratiques, des
documents figurés et les « livres de sagesse ».
108 Jean-Charles Jobart

place croissante dans l’administration de la justice et vers 1250 est créée


la cour sacerdotale de Thèbes qui devient rapidement la cour suprême du
clergé à qui elle assure un privilège de juridiction.
Chez les Hébreux36, Dieu dicte le Décalogue puis le Code de l’Al-
liance et enfin le Lévithique ou Code sacerdotal mais ces lois portent sur
des matières religieuses. A cela s’ajoute la parole divine, souvent conser-
vatrice, rapportée par les Prophètes. Le clergé, pris dans la tribu de Lévi,
tient une grande place : le grand prêtre oint et couronne le roi et parfois
le dépose (II Rois, XI). La justice royale est le plus souvent déléguée à
une cour composée de lévites et de juges : elle a une compétence civile,
criminelle et religieuse. Le juge n’est que l’interprète de la volonté
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divine : la sentence émane de Dieu par son intermédiaire, elle est un
« jugement de Dieu » dont la loi demeure immuable pour l’homme d’où
le problème de l’interprétation afin de l’adapter sans la trahir. La peine
répond parfois à la nécessité d’expier une faute religieuse en plus de
répondre à un sentiment de vengeance. La peine de mort par lapidation
est prévue pour les fautes les plus graves contre la fidélité due à Dieu, la
pureté, la vie du prochain.
Dans les Lois37 de Platon, un Athénien vient en Crète pour y étudier
les lois les meilleures. « Car s’il est vrai que le bien est identique à l’an-
cestral, les meilleures des lois pour un Grec devraient être les plus
anciennes des lois grecques, et telles sont les lois crétoises »38. Mais l’an-
cestral n’est le bien que si les premiers ancêtres sont des dieux, des fils
de dieux ou des disciples de dieux. Par conséquent, les Crétois croyaient
que Zeus était à l’origine de leurs lois car il avait instruit son fils Minos,
le législateur de la Crète. Mais il apparaît vite que cette croyance n’a pas
de meilleur fondement qu’un mot d’Homère – et les poètes sont d’une
véracité problématique – ainsi que l’affirmation des Crétois eux-mêmes –
lesquels étaient célèbres pour leur manque de véracité. Aussi la discus-
sion se déplace-t-elle de l’origine à la valeur intrinsèque des lois : un
code donné par un dieu doit être parfaitement bon. Mais la critique
réelle des lois ne commence qu’en invoquant une loi prétendument cré-
toise qui autorise une telle critique dans certaines conditions, bien sûr
réunies. Il devient alors évident que les lois imparfaites n’ont pas une
origine divine mais donc humaine : le législateur. Certes, Héraclite pro-
fessait avec ferveur le culte et la conservation de la loi, abri tutélaire de
la vie en commun, déesse protectrice de la Cité – le monde surnaturel

36. Le droit hébraïque est connu presque uniquement par la Bible : Décalogue dans
l’Exode, XX, 2-17, et le Deutéronome, V, 6-12 et XIII-XXVI ; « Code de l’Alliance »,
Exode, XX, 22 à XXIII, 33 ; « Seconde loi » ; in La Bible, trad. dirigée par Frédéric Boyer,
Bayard et Médiaspaul, Paris et Montréal, 2001
37. Platon, Les Lois, trad. Anissa Castel-Bouchouchi, Gallimard, coll. Folio Essais, 1997.
38. L. Strauss, Qu’est-ce que la philosophie politique ? , trad. O. Seyden, PUF, coll. Léviathan,
1992, p. 34.
La notion de Constitution chez Aristote 109

nimbe donc toujours le droit, au moins comme expression de la raison


divine –, mais si le droit vient des dieux qui l’inspirent par exemple
par des oracles, l’homme en est le co-auteur indispensable, la source de
ses apories.
Cette désacralisation du droit est aussi à l’œuvre chez Aristote. Ainsi
fait-il la critique avec minutie des constitutions de Sparte, de Crète et de
Carthage39, première étape de sa science politique. La cause des lois est le
régime, la politeia. Par conséquent, le thème principal de la philosophie
politique est le régime, préalablement aux lois. Le régime est l’ordre, la
forme qui donne à la société son caractère, une manière de vivre spéci-
fique. Il signifie le tout, simultanément la forme de vie d’une société,
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son style de vie, son goût moral, la forme de cette société, la forme de
l’État, la forme du gouvernement, l’esprit des lois. Malgré des détermi-
nantes physiques (climat, relief, ressources, proximité de la mer…), le
régime, et donc son droit, est une œuvre humaine qui comme l’homme,
évolue, se soigne ou se meurt. Imperfection de l’Homme et de son œuvre…

2 – Évolution et thérapie des constitutions


Le Livre V de la Politique traite de la préservation et de la destruction
des constitutions. Fils de médecin, Aristote tente de déterminer le mal
et d’y trouver des remèdes. Si Platon avait décrit un cycle de décadence
des régimes politiques des cités, jamais il ne s’était penché sur les pos-
sibles remèdes. Aristote, quel que soit le régime en cause, tente de com-
prendre son mal et de le soigner sans jugement de valeur40. Il fait alors
œuvre de positiviste avec sa théorie de la sédition et de ses remèdes.
Les causes de contestation d’une Constitution sont nombreuses. La
principale est le sentiment d’injustice donc d’inégalité : « d’une part
ceux qui aspirent à l’égalité suscitent des révoltes s’ils estiment être défa-
vorisés, alors qu’ils sont les égaux de ceux qui possèdent des avantages
excessifs ; et d’autre part ceux qui désirent l’inégalité et la supériorité se
révoltent aussi, s’ils supposent qu’en dépit de leur inégalité ils n’ont pas
une part plus forte que les autres, mais une part égale ou même moindre
(et ces prétentions des deux côtés peuvent être justifiées, comme elles
peuvent aussi être injustifiées). Dans les deux cas, en effet, les hommes
s’insurgent : s’ils sont inférieurs, c’est pour obtenir l’égalité ; et s’ils sont
égaux, pour acquérir la supériorité »41. Aristote ajoute à cette analyse de
nombreuses autres causes, très diverses : l’appât du gain et le désir des
honneurs ainsi que la crainte de leurs pertes, la démesure (et l’avidité)
39. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970 : constitution de Lacédémone
II, 9 ; constitution crétoise II, 10 ; constitution carthaginoise II, 11.
40. J.-J. Chevallier, Histoire de la pensée politique, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 106-
109.
41. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, V, 2, p. 343-344.
110 Jean-Charles Jobart

des dirigeants, l’excès de supériorité d’un dirigeant, la crainte, le mépris


des plus nombreux, des riches ou des aristocrates, les déséquilibres dans
la Cité tel un nombre excessif de pauvres, les brigues électorales et l’in-
curie des dirigeants, l’hétérogénéité de la population, la position géogra-
phique de la Cité, sa conquête militaire par une autre Cité.
Comment prévenir ces changements de constitutions ? Aristote
donne des remèdes pratiques de bons sens. Les conservateurs doivent
s’assurer d’être plus forts que les réformateurs. Surtout, le régime poli-
tique doit respecter la règle du juste milieu : très éloignée de la Consti-
tution idéale, une oligarchie ou une démocratie peut être supportable
pour les citoyens ; qu’on imprime à l’un de ces régimes une tension
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excessive en vue de le réformer et la Constitution devient pire et en fin
de compte il n’y aura plus de Constitution. Le Législateur se doit donc
d’être modéré et de savoir quelles sont, parmi les institutions de carac-
tère populaire ou oligarchique, celles qui préservent la démocratie et
celles qui la détruisent, et agir sur elles en conséquence. Aucun régime
ne peut être pur et doit composer avec divers éléments : la démocratie
doit ménager les riches et l’oligarchie doit avoir l’air de favoriser les
intérêts du peuple42. Toute Constitution doit être adaptée, donc mixte.
Un autre moyen de prévention d’une crise politique est un système
d’éducation adapté à la forme des gouvernements. Aristote y voit le plus
puissant des moyens pour faire durer la Constitution et que les lois soient
ratifiées par le corps entier des citoyens. De même, les magistratures ou
fonctions publiques ne doivent pas être source de profits, surtout dans
les oligarchies car l’exclusion des profits souligne alors l’exclusion des
honneurs. Il faut ainsi empêcher l’accroissement disproportionné de
puissance d’un citoyen, conférer des honneurs médiocres pour une
longue durée plutôt que des honneurs considérables pour peu de temps
car les hommes sont sujets à la corruption et bien peu résistent à la pros-
périté. Enfin, Aristote, assez machiavélique, conseille d’entretenir des
alarmes et sujets d’inquiétude chez les citoyens afin que ceux-ci « pareils
à des sentinelles de nuit, se tiennent sur leurs gardes et ne relâchent pas
leur vigilance »43.
Mais le Stagirite se penche ensuite avec attention sur les tyrannies44
pour… les sauver ! Elles en ont bien besoin car elles sont menacées par
toutes les causes précédentes sous leurs formes extrêmes. Ce régime de
l’autorité et de la force est la négation même du droit. La tyrannie
cumule donc les vices de la démocratie et ceux de l’oligarchie : le mépris,
la haine et la colère s’additionnent pour soulever contre le tyran ses

42. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, V, 9, p. 388.


43. Ibid., 8, p. 379.
44. Sur le phénomène de la tyrannie : Cl. Mosse, La tyrannie dans la Grèce antique, PUF,
coll. Quadrige, 2004.
La notion de Constitution chez Aristote 111

sujets poussés à bout45. Deux thérapies, diamétralement opposées, sont


alors proposées. D’une part, la manière forte, brutale : avilir l’âme des
sujets, semer entre eux la défiance pour éviter les conspirations et les
maintenir dans l’impuissance d’agir, personne ne tentant l’impossible.
Les moyens en sont nombreux : niveler les élites ; anéantir les esprits
supérieurs et la haute culture ; obliger les grands à vivre sous son regard,
« à passer leur temps aux portes du palais », ce que ne renierait pas un
Louis XIV ; employer des espions ; appauvrir les sujets qui, absorbés par
le travail, n’auront pas le temps de conspirer ; susciter les guerres pour
occuper les sujets « et en même temps leur faire sentir constamment le
besoin d’un chef ». On admire tout le machiavélisme de l’auteur, tout en
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sentant sa répugnance et son mépris pour le tyran.
D’où une seconde méthode décrite et préférée par le Stagirite. Le
tyran devra faire figure de roi le plus possible et de tyran le moins pos-
sible afin d’assurer sa sécurité : il veillera sur le trésor public et rendra
compte de ses recettes et de ses dépenses ; il aura un abord sans rudesse
mais plein de dignité, soucieux d’inspirer moins la crainte que le respect
en cultivant au moins la vertu militaire et en contenant ses passions
sensuelles, en particulier homosexuelles ; il honorera les dieux ; il jouera
de la division de la cité entre pauvres et riches, faisant croire à chaque
classe qu’il la protège et s’attachant toujours celle qui s’impose comme
la plus puissante. Aristote, optimiste, espère que l’homme prendra goût
à cette nouvelle vertu. En fait, ce tyran là a une autorité très semblable
à celle d’un roi. Il « ne sera pas pervers mais seulement à demi per-
vers »46. La seule différence est qu’il ne saurait transiger sur son pouvoir.
Il doit rester en mesure de l’imposer à ses sujets, avec ou sans leur
consentement, « car céder sur ce point, c’est renoncer du même coup à
sa position de tyran »47.

3 – Proposition d’une Constitution idéale


La Constitution est une œuvre humaine : sa création et sa préserva-
tion dépendent de l’action des hommes. De par cette désacralisation du
droit, Aristote peut ensuite sans peine proposer « sa » Constitution
idéale, au fond le meilleur moyen d’éviter les révolutions. En dépit du
caractère coutumier de leurs institutions et de leur transformation par la
pratique sans intervention d’une autorité constituante particulière48, l’in-
tervention de personnages exceptionnels prenant en charge, dans cer-
taines circonstances, la réforme de l’État est bien admise. On remonte

45. J.-J. Chevallier, Histoire de la pensée politique, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 110.
46. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, V, 11, p. 417.
47. Ibid., p. 412.
48. P. Bastid, L’Idée de Constitution, Economica, coll. Classiques, 1985, p. 40.
112 Jean-Charles Jobart

alors à des époques lointaines, souvent légendaires, celles de Minos,


Lycurgue ou Solon, des législateurs géniaux au prestige historique
immense, fondateurs ou réorganisateurs des cités49. L’habileté législative
est en conséquence l’habileté politique la plus « architectonique »50 que
l’on connaisse dans la vie politique. Le philosophe politique qui a atteint
son but est le maître des législateurs51. Mais l’œuvre de ces hommes ne
se détache pas du fond social qui leur sert de soubassement : les pra-
tiques et désirs humains. La cité ne s’organise pas que par les lois : Pla-
ton explique que derrière la réglementation législative, il y a la coutume,
les patria nomina qui assurent la cohérence de toute Constitution. S’y
ajoutent les considérations quasi « physiques » sur les tendances évolu-
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tives de chaque régime. Le législateur, et Aristote tout particulièrement,
tient donc compte dans une large mesure de la spontanéité des phéno-
mènes relatifs à l’organisation sociale. Le Stagirite, en proposant une
Constitution idéale, ne fait là, comme tant d’autres, que reprendre à son
compte le mythe du législateur fondateur des lois de la Cité et partici-
per aux débats politiques et polémiques de son temps52.
Dans le second livre de la Politique, Aristote avait exposé, après une
critique de la République de Platon, les constitutions idéales de Phaléas
de Chalcédoine et d’Hippodamos de Milet : il se devait de proposer la
sienne car « il n’y a qu’une seule Constitution qui soit partout la
meilleure »54. Dans les grandes lignes, elle ressemble à celle des Lois, à la
Cité de « second choix » de Platon. A la suite de son maître, Aristote
fixe à la polis idéale certaines conditions matérielles de population et de
territoire.
Le corps des citoyens doit être suffisamment nombreux pour que la
Cité possède l’autarkeia mais ne doit pas dépasser une importance au-
delà de laquelle les citoyens ne peuvent plus se connaître entre eux, ce
qui nuit à la nomination aux charges publiques et à l’administration de
la justice. Les Grecs, qui occupent une situation géographique intermé-

49. Aristote les qualifie d’aisumnètes et non de tyrans ou rois. Il en donne plusieurs autres
exemples : Zaleukos à Locres, Charondas à Catane, Philolaos de Corinthe à Thèbes, Pittacos
à Mytilène, Andromade de Rhégium en Thrace…, in Aristote, La Politique, trad. J. Tricot,
Paris, Vrin, 1970, II, 1273b-1274b.
50. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, 1141b ; également
Platon, Gorgias, trad. Monique Canto-Sperber, GF-Flammarion, 1997, 464b. Cette opinion
classique fut restaurée par J.-J. Rousseau, Contrat social, II, 7 : « S’il est vrai qu’un grand
prince est un homme rare, que sera-ce d’un grand législateur ? Le premier n’a qu’à suivre le
modèle que l’autre doit proposer ».
51. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 1279b ; Éthique à Nico-
maque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, 1180a et 1109b et Ch.-L. Montesquieu, L’Esprit
des Lois, début du livre XXIX.
52. J.-J. Chevallier, Histoire de la pensée politique, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 94-98.
53. Aristote critique le communisme de Platon de la République de II, 1 à II, 5 puis les
Lois au II, 6 puis à nouveau La République au V, 12. Il critique Phaléas au II, 7 et Hippoda-
mos de Milet au II, 8 ; in Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970.
54. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, V, 10, 1135 a 5.
La notion de Constitution chez Aristote 113

diaire, sont à la fois intelligents comme les peuples chauds du Sud et


courageux comme les peuples froids du Nord. Cela explique qu’ils
vivent libres sous d’excellentes institutions. S’ils atteignaient à l’unité de
Constitution, ils seraient même « capables de gouverner le monde
entier ». De par cette première théorie des climats, « on voit donc clai-
rement que le peuple appelé à se laisser docilement guider à la vertu par
le législateur doit être d’une nature à la fois intelligente et résolue », en
un mot : grecque55.
Quant au territoire de la Cité, Aristote recommande celui qui se suf-
fit le mieux à lui-même, avec un sol fertile en toutes sortes de produc-
tions, difficile à envahir, assez vaste pour offrir des loisirs. Le centre de la
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polis, la « ville », doit être établi dans une situation favorable par rapport
à la mer comme à la terre. Platon, et avec lui les oligarques, étaient hos-
tiles au voisinage de la mer, l’accusant de favoriser la démocratie au pire
sens du terme. Pour Aristote, les avantages d’ordre militaire et commer-
cial paraissent plus évidents que les inconvénients dénoncés.
Les artisans, les ouvriers et les hommes de peine, mais aussi les com-
merçants et même les agriculteurs seront exclus de la citoyenneté pour
manque de vertu et de loisir, la scolé devant servir à l’instruction. La
classe militaire et la classe délibérante concentreront dans leurs mains
par lots égaux les propriétés non affectées au domaine public car il est
indispensable que les citoyens aient de vastes ressources ; mais la terre
est rendue « commune à titre amical ». Ces deux classes concentrent les
charges publiques. Écartant la spécialisation fonctionnelle rigoureuse de
la République, Aristote règle la répartition d’après l’âge. Les mêmes
seront combattants dans leur jeunesse, puis gouvernants et juges deve-
nus âgés, et enfin, anciens retirés de la vie active, prêtres au service des
dieux. Le grand avantage est d’enlever à la classe militaire la tentation de
renverser la Constitution car il serait imprudent de prétendre garder per-
pétuellement dans la subordination ceux qui ont la possibilité d’em-
ployer la force. Au fond, Aristote nous donne là sa version idéalisée de
l’aristocratie. « Les meilleurs gouvernent, tous étant les meilleurs… la
vertu est le but… la vertu est la mesure des honneurs accordés aux
citoyens… et puisque c’est par leur but que toutes choses doivent être
appréciées, on doit conclure à une aristocratie »56. Aristote insiste lon-
guement sur la nécessité d’une bonne éducation des citoyens vertueux
mais en son état d’achèvement, le livre VIII ne donne pas de précisions
sur la structure des pouvoirs constitués, sur la législation et les peines.
Mais Aristote n’est pas un utopiste et sans doute ne conçoit-il ce
modèle idéal que pour le cas assez rare d’une nouvelle Cité à fonder.

55. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, VII, 7, p. 494. Voir aussi la
note de J. Tricot sur Hippocrate et le panhellénisme d’Aristote, p. 493, note 2.
56. Ibid., 4 à 12 sur la Cité idéale, VII, 13 à VIII, 7 sur l’éducation.
114 Jean-Charles Jobart

Après tout, ce Livre VII est une œuvre de jeunesse. Sinon, il n’est pas
pensable que le Stagirite souhaite une révolution dans les cités, même si
c’est un cas qu’il n’exclut pas57, afin d’établir sa Constitution idéale : il
est un réformateur dans l’âme et non un révolutionnaire. Et la réforme,
il la voit venir de Macédoine et la Macédoine, c’est la monarchie qu’il
faut défendre et justifier.
L’Éthique aristotélicienne, où le plus haut degré de vertu que
l’homme puisse atteindre réside dans la connaissance contemplative de
Dieu, contribue elle-même à promouvoir la monarchie. La meilleure des
constitutions est celle dont l’agencement assure l’existence heureuse à
chaque particulier. Si seule une vie active peut se dire heureuse selon le
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principe de la vertu « l’activité bonne se confond avec le bonheur »58,
« la vie active n’implique pas nécessairement des relation avec autrui
comme on le croit parfois »59. Au-dessus de l’idéal d’activité politique se
trouve l’idéal d’une vie contemplative. L’homme atteint la vertu finale
tout aussi bien par une activité dirigée tout entière vers son être intime.
Cet idéal du calme de la contemplation traduit le renoncement à toute
action politique, qui constitue le premier devoir du citoyen. Il contraste
bien sûr avec la morale traditionnelle de la cité grecque, avec cette men-
talité républicaine et démocratique, pour laquelle les valeurs morales
résidaient seulement dans la plus intense participation à la politique60.
Doctrine singulière donc : les Grecs du temps d’Aristote tenaient en
effet la royauté pour une forme de gouvernement barbare. Démosthène
dépense son éloquence contre Philippe et Alexandre, déclarant que tout
roi ou tyran est l’adversaire de la liberté et ennemi du gouvernement par
les lois. Tout roi est un tyran et ses sujets des esclaves. Aristote, à l’in-
verse, tente de montrer que la monarchie assure une entière solidarité
d’intérêts entre le souverain et ses sujets, puisque le roi s’occupe du bien-
être de ces derniers comme un père s’occupe du bonheur de ses enfants.
Aristote, en outre, n’omet pas de rappeler que les plus anciennes com-
munautés humaines offraient un caractère monarchique de même que la
communauté des dieux sur l’Olympe obéissant à un monarque. D’ail-
leurs, « le gouverné est un citoyen aussi bien que le gouvernant »61, par
quoi la citoyenneté n’est plus limitée à la jouissance de droits actifs dans
le domaine politique, mais englobe également l’assujettissement à l’au-
torité publique et peut ainsi cadrer avec le régime monarchique.
Le problème de la meilleure Constitution se pose en des termes
simples. « A qui sera le pouvoir souverain de l’État ? C’est assurément
57. Aristote parle des changements révolutionnaires, in Aristote, La Politique, trad.
J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, V, 3, 5, 6 et 7 mais il semble préférer de « petites réformes »
aux « grands effets » in V, 4.
58. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, VII, 24-1325 a, p. 479.
59. Ibid., 3, 1325 b, p. 481.
60. H. Kelsen, art. cit., p. 61.
61. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 4, 1277 a, 23, p. 183.
La notion de Constitution chez Aristote 115

soit la multitude, soit la classe des riches, soit celle des gens de valeur,
soit à un seul homme, le plus vertueux de tous, soit enfin un tyran »62.
Poser de cette façon équivaut à forcer la réponse en faveur de la monar-
chie. « Si, dans la cité, il se trouvait un individu éminent […] et que la
vertu et la vaillance de cet homme fussent tellement supérieures, qu’on
ne pût même leur comparer les bonnes qualités et la capacité politique
de la totalité des autres, […] il conviendrait de considérer un tel homme
comme un dieu parmi les mortels »63. Qui donc ici est visé sinon Phi-
lippe ou Alexandre ? La monarchie resplendit d’une auréole de vertu
puisque l’individu doué des plus hautes vertus y exerce le pouvoir, loin
des abus flagrants de la démocratie qui ne supporte pas les êtres supé-
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rieurs et les frappe d’ostracisme.
La théorie du meilleur régime n’est donc pas exempte de présuppo-
sés politiques. C’est que la Constitution, fondement du régime de la
cité, est un œuvre fondamentalement politique.

B – LA CONSTITUTION COMME ŒUVRE POLITIQUE

Aristote ne fait pas de séparation stricte entre la science politique et


la science juridique. Le droit est en soi un acte politique : issu de valeurs
et porteur de valeurs, il s’analyse dans sa matière avant que dans sa
forme. Le droit est une obligation de la nature et un choix politique. En
ce sens, Aristote analyse avant tout la Constitution comme une compo-
sante du régime politique. Il classe ainsi les régimes politiques d’abord
en fonction de la répartition constitutionnelle du pouvoir. Mais il ne
s’arrête pas là : de nombreux critères extra-juridiques (classe sociale au
pouvoir, méthode de gouvernement…) servent à l’identification des
régimes64. Aristote fait par-là la distinction des faits et du droit : la
Constitution est le fondement du régime politique mais ne se confond
pas avec lui. Là est le problème du législateur : comment garantir une
Constitution face à la pratique du régime ? Aristote essaie alors de défi-
nir une Constitution qui aura le moins de malchances d’être dévoyée par
la pratique du régime : la science juridique se met ainsi au service du
politique.

62. Ibid., 10, 1281 a, 10, p. 211.


63. Ibid., 13, 1284 a, p. 230-231.
64. Sur la méthode d’Aristote, J. Touchard, Histoire des idées politiques, PUF, coll. Thémis,
t. 1, 9e éd., 1988, p. 38-41 ; D. G. Lavroff, Histoire des idées politiques, Dalloz, Mémentos,
t. 1, 4e éd., 2001, p. 29-37.
116 Jean-Charles Jobart

1 – Typologie aristotélicienne des régimes politiques


La tradition classificatrice est ancienne en Grèce et remonte au moins
à Hérodote qui distinguait trois régimes suivant le nombre des diri-
geants. En prenant pour critère le respect de la légalité, Platon, dans le
Politique avait énuméré trois constitutions réglées : monarchie, aristocra-
tie, démocratie modérée, et trois constitutions déréglées : tyrannie, oli-
garchie et démocratie extrême65. Aristote, dans la Politique, reprend cette
classification sextuple avec pour critère l’intérêt commun. Sont correctes
les constitutions où l’autorité souveraine est exercée en vue de cet inté-
rêt commun (monarchie, aristocratie et république ou politie) ; et sont
déviées les constitutions où l’autorité souveraine est exercée dans l’inté-
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rêt particulier de celui qui la détient (tyrannie, oligarchie et démocratie).
L’esprit exact d’Aristote lui inspire d’ailleurs une mise au point de sa
définition de l’oligarchie et de la démocratie. L’essence de la distinction
est que, dans l’oligarchie, les riches détiennent le pouvoir, et que dans la
démocratie modérée, ce sont les pauvres. L’auteur affine encore, ajoutant
dans la démocratie l’élément de naissance libre et, dans l’oligarchie,
l’élément de naissance au-dessus du commun. On aboutit alors à une
définition composite associant nombre, naissance et richesse66. Cette plu-
ralité vise à cerner avec fidélité la réalité. Pour cela, le Stagirite s’appuie
sur un grand luxe de faits précis et une abondante documentation, ana-
lysant cent cinquante-huit constitutions dans son recueil intitulé Poli-
teia67. Voyons rapidement les trois grandes formes de Constitution et
leurs diverses espèces : la monarchie, l’oligarchie et la démocratie68.
Théoriquement, à condition de postuler un roi sage et vertueux à
l’image de celui du Politique de Platon, la monarchie l’emporte sur
toutes autres formes de gouvernement. Quand un citoyen s’affirme telle-
ment supérieur en vertu que la sienne excède celle de tous les autres
réunis, il est juste qu’il reçoive le pouvoir suprême. Lui appliquer les
règles ordinaires serait ridicule, le soumettre au principe de l’alternance
et en faire un gouverné serait choquant. Il n’est d’autre solution que de
lui confier d’une façon définitive l’autorité sans contrôle, en lui recon-
naissant le droit de n’obéir qu’à sa propre volonté : c’est la monarchie
absolue, la pambasileia. Mais cette exception totale au principe de règne

65. Sur la diversité des régimes grecs : A. Fouchard, Les États grecs, Ellipses, 2003 et Les
systèmes politiques grecs, Ellipses, 2003.
66. Sur la définition de la démocratie : Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin,
1970, III, 8, p. 201-203 et IV, 4, p. 268-270.
67. De ce recueil subsiste uniquement, comme par miracle, La Constitution d’Athènes,
publiée en 1891 d’après un papyrus d’Égypte (éd. et trad. G. Mathieu et Cl. Mosse, Paris,
Belles-Lettres, 1996).
68. Pour un exposé plus exhaustif, cf. J.-J. Chevallier, Histoire de la pensée politique, op. cit.,
p. 99-106 ; M. Prélot et G. Lescuyer, Histoire des idées politiques, Dalloz, Précis, 13e éd.,
1997, p. 81-89.
La notion de Constitution chez Aristote 117

de la loi n’est que pure spéculation car où trouver un tel homme69 ? Aris-
tote observe partout, sauf à Sparte, des royautés teintées de tyrannie,
cette dernière étant le gouvernement « où un seul homme exerce un
pouvoir irresponsable sur tous les citoyens indifféremment, qu’ils soient
égaux ou supérieurs, et n’a en vue que son propre intérêt et non celui de
ses sujets ; aussi un pareil pouvoir est-il de pure violence, car aucun
homme libre ne supporte sans protester une autorité de ce genre »70.
Aristote subdivise alors la catégorie des monarchies en cinq espèces : la
monarchie héroïque, souvent ancienne, entre les mains d’un chef presti-
gieux héros militaire, consentie par tous mais limitée à des domaines
bien définis ; la monarchie barbare, héréditaire et donc fondée sur la loi,
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où le chef despotique exige la soumission de tous ; la monarchie élective
qui permet un accord pour sortir d’une guerre civile ; la monarchie
paternelle où les dirigeants se montrent respectueux de l’intérêt général ;
et enfin la monarchie religieuse où le roi est aussi prêtre. Ce souci de réa-
lisme ne favorise pas la clarté et, surtout, pêche par un défaut méthodo-
logique : elle mélange plusieurs critères (mode d’accession au pouvoir,
forme de légitimité, façon d’exercer le pouvoir), ce qui ne permet pas de
garantir l’exhaustivité de la classification.
Dans l’aristocratie, les meilleurs par leur vertu gouvernent. Les hon-
neurs sont distribués selon la vertu, ce qui est la conception la plus haute
de la justice distributive. Aristote distingue quatre formes d’oligarchie71.
La meilleure, écartant la masse des pauvres, ouvre l’accès au pouvoir
moyennant un cens. Il y a possibilité de gravir l’échelle sociale et la plus
grande partie des citoyens ont une fortune modeste. Ainsi une quantité
considérable d’individus participent au gouvernement. Cela garantit que
la souveraineté résidera non dans les hommes mais dans les lois. A l’in-
verse, la pire des oligarchies, la dynastie ou dunasteia, la plus arbitraire et
tyrannique, bafoue la loi en écoutant son seul caprice et postule une caste
héréditaire de dirigeants concentrant la quasi-totalité des richesses. Cette
minorité acquiert ainsi une « puissance démesurée » qui exclut la souve-
raineté de la loi. Entre ces extrêmes existent deux formes intermédiaires
où le cens s’élève, les enfants succèdent à leurs pères dans des fonctions
devenues héréditaires. Mais la loi gouverne encore et par exemple pres-
crit l’hérédité des fonctions.
Aristote distingue enfin dans le chapitre 4 du Livre VI quatre formes
de démocratie72, de la moins mauvaise à la pire. Il présente ainsi la
démocratie rurale composée de paysans propriétaires plus soucieux de

69. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 13, p. 230-234 et III, 17,
p. 254.
70. Ibid., IV, 10, p. 298-299.
71. Ibid., IV, 5, p. 281-282 et 285-287 et VI, 6, p. 449.
72. Notons que cette classification simplifiée ne correspond qu’imparfaitement à celle des
chapitres 4 à 6 du Livre IV, signe qu’Aristote est revenu plusieurs fois sur son ouvrage.
118 Jean-Charles Jobart

travailler que de s’agiter sur la place publique et donc portés à confier le


pouvoir à des gens éclairés responsables devant eux. Ainsi les meilleurs
sont aux fonctions publiques et le peuple ne se sent pas diminué dans ses
droits. Par contraste, Aristote vilipende la pire démocratie, celle des
villes populeuses, proie facile des démagogues bafouant le principe de la
souveraineté de la loi en en faisant le simple caprice de la multitude.
C’est une vraie tyrannie divisée en un nombre infini de mains, un chaos
qui ne profite qu’au pouvoir personnel des démagogues. Entre ces deux
extrêmes, existent deux intermédiaires où tous les citoyens ont accès au
pouvoir mais ne le peuvent que s’ils en trouvent le loisir, ce qui suppose
un revenu suffisant. Ces démocraties ne sont que des déviations de la
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première vers la dernière.

2 – Une constituante du régime :


base écrite et importance de la pratique
Mais Aristote met en garde contre une interprétation trop catégo-
rique de sa classification73. La Constitution n’est pas tout et la pratique
contribue pour une part importante à ce qu’est le régime politique de la
Cité. « Bien que la Constitution telle qu’elle est réglée par la loi n’ait
rien de démocratique, cependant, par l’effet de la coutume et des habi-
tudes de vie, elle est appliquée dans un esprit démocratique, et il en est
de même, à leur tour, dans d’autres États où la Constitution légale étant
plutôt démocratique, le genre de vie et les mœurs impriment aux insti-
tutions une tendance oligarchique »74. L’esprit compte autant que la
matière qu’il insuffle. Ainsi une classification purement juridique des
régimes n’a aucun intérêt : la science juridique a ses limites… Platon, en
prenant pour critère le respect de la légalité, avait différencié les consti-
tutions réglées et les constitutions déréglées. Aristote, lui, dépasse ce
critère du droit afin de bien caractériser un régime politique. La Consti-
tution n’est pas la seule déterminante. « Si un seul homme est person-
nellement à la tête des affaires, c’est un gouvernement royal ; si, au
contraire, conformément aux règles de cette sorte de science, le citoyen
est tour à tour gouvernant et gouverné, c’est un pouvoir proprement
politique. En fait, ces distinctions n’ont aucune réalité »75.
C’est pour cette raison qu’Aristote n’hésite pas à employer une mul-
tiplicité de critères afin de caractériser les différents régimes politiques
aux constitutions semblables. Cette notion de pluralité d’éléments que
toute Cité renferme et qui entraîne nécessairement plusieurs sortes de
régimes est fondamentale chez le Stagirite. « Il doit nécessairement exis-

73. J.-J. Chevallier, Histoire de la pensée politique, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 106.
74. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, IV, 5, p. 282.
75. Ibid., I, 1, p. 22-23.
La notion de Constitution chez Aristote 119

ter plusieurs types de société politique différant spécifiquement les uns


des autres, puisque les parties dont nos sociétés sont composées diffèrent
aussi spécifiquement entre elles »76.
Aristote distingue la pratique du droit mais intègre dans le droit des
normes écrites et non écrites. La pensée grecque invente l’expression de
lois non écrites. Celle-ci servit d’abord à désigner, par opposition aux lois
humaines, les lois divines de la justice et de la religion qu’invoque Anti-
gone77. Puis le concept se laïcise au fur et à mesure que la loi politique se
détache de son origine divine, et finit par désigner deux choses : d’une
part, les lois qui n’ont pas besoin d’être écrites et se perpétuent toutes
seules (coutume), d’autre part, les lois communes à tous les hommes (la
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loi naturelle)78. Aristote estime que la loi non écrite, coutumière, a plus
d’autorité et a trait à des matières plus importantes que les lois écrites. A
ses yeux, la source essentielle de l’une et de l’autre est le Législateur que
symbolisent Solon ou Lycurgue. Il impulse et forme la loi. Mais il doit en
plus implanter par l’éducation sa substance dans l’esprit des citoyens :
« rien ne sert en effet de posséder les meilleures lois, mêmes ratifiées par
le corps entier des citoyens, si ces derniers ne sont pas soumis à des habi-
tudes et à une éducation entrant dans l’esprit de la Constitution »79.
Là est tout l’enjeu de la pratique des institutions, des mœurs
publiques. Parfois compris sous la dénomination « règles non écrites »,
ces usages coutumiers ont un rôle de cohésion et de stabilité sociale.
L’ancienneté qui les fait respecter provoque une parfaite ambiguïté entre
le factuel et le moral : on les préfère uniquement parce qu’elles sont
anciennes. Mais leur ancienneté est la preuve de leur qualité : mauvaises,
elles n’auraient pas été reprises et seraient déjà mortes80.
Mais les Grecs font une parfaite distinction de ces mœurs et du
droit81. « Il ne faut ni appeler cela des lois, ni le passer sous silence, j’ai
eu parfaitement raison de le soutenir : ce sont là en effet les liens de
toute organisation sociale, comblant l’intervalle entre toutes les lois ins-
tituées et couchées par écrit en des codes, et, d’autre part, celles qui
seront instituées : tout simplement des sortes de règles, coutumes natio-
76. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, IV, 3, p. 266.
77. Sophocle, Antigone, trad. R. Pignarre, Paris, GF-Flammarion, 1994, v. 450-460, p. 79.
On retrouve le terme chez Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 37, in Hérodote, Thucy-
dide, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1993 ou chez Euripide, Hécube,
trad. Louis Méridier, Nicole Loraux et François Rey, Paris, Les Belles-Lettres, coll. Clas-
siques en poche, 1999.
78. Aristote, Rhétorique, trad. Médéric Dufour et autres, Paris, Les Belles-Lettres, 1967,
t. 1, I, 13.
79. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 9, p. 203-204.
80. L’un des grands avantages de la coutume ou êthos est sa plasticité, son évolution avec
les mœurs. Aussi, elle ne peut être à coup sûr toujours très ancienne. L’ancienneté est donc
plus souvent un mode de légitimation qu’une réalité.
81. Dans ce sens, coutume constitutionnelle, convention à la Constitution et interpréta-
tion réaliste des dirigeants ne relèvent pas de la catégorie du droit mais de celle des faits, de
la pratique politique.
120 Jean-Charles Jobart

nales et d’une très haute antiquité, lesquelles, en raison de l’excellence de


leur établissement et de l’habitude que nous en avons prise, assurent
pleine sauvegarde aux lois jusqu’à présent instituées par la protection
dont elles les enveloppent »82. Les mœurs et pratiques politiques ne
contraignent pas les dirigeants mais sont appliquées parce qu’elles sont
« pratiques ». Devenues inutiles voire néfastes, elles seraient abandon-
nées par les acteurs politiques.
Quand une Constitution est imparfaite, la pratique vient la relayer. A
l’inverse, quand l’esprit civique est mal répandu, la pratique vient déna-
turer la Constitution. Le problème du législateur (nous dirions aujour-
d’hui du constituant) est donc de définir les institutions qui offriront le
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plus de garanties contre la pratique politique et l’éventuelle perversion
des textes. Pour cela, Aristote tente de décrire « sa » Constitution la plus
praticable.

3 – La Constitution la plus praticable : la Politie


Cette importance de la pratique trouve tout de suite une répercussion
chez le Stagirite : quelle est la Constitution qui aura le moins de chances
d’être déviée par la pratique ? Aristote a montré les déviations poten-
tielles ou effectives de certaines constitutions83. Il a certes exposé sa Cité
idéale avec son régime idéal mais cela ne saurait suffire. Le réalisme de
l’auteur rattrape ses rêves : en plus d’une Constitution idéale, il décrit la
Constitution la plus praticable pour les hommes, la Politie, sorte de pal-
liatif face à l’impossibilité d’établir l’idéal philosophique sur terre. Dans
le monde sublunaire, la nature elle-même peut varier mais cette imper-
fection ouvre un espace à l’action humaine par la prudence et la pra-
tique84. Aristote fait ici preuve de tout son relativisme : « si ce qui est
juste n’est pas identique sous toutes les conditions, il faut nécessaire-
ment aussi que la vertu de justice comporte des différences »85. Le temps
n’est plus à la réflexion sur une Cité idéale mais à une Constitution
adaptée aux caractères nationaux86.
Une forme s’adapte le mieux à tous les corps politiques en général,
qui n’exige pas une vertu hors du commun ni une éducation nécessitant
de grands moyens87 : la Politie ou « République tempérée ». Elle est le
gouvernement de la multitude, de la masse des citoyens en vue de l’uti-

82. Platon, Les Lois, trad. Anissa Castel-Bouchouchi, Gallimard, coll. Folio Essais, 1997,
739 a.
83. Cf. notes 36 et 48. Aristote montre les aristocraties de Sparte ou Carthage se dévoyer
en tyrannie ou oligarchie.
84. Sur ce thème, voir P. Aubenque, La Prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963.
85. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, V, 9, 1309 a, p. 385.
86. Ibid., IV, 12, p. 307-310.
87. Ibid., IV, 11, p. 300.
La notion de Constitution chez Aristote 121

lité commune. Tous ceux qui portent les armes ont part au pouvoir. Elle
est le gouvernement de la classe moyenne, classe élue. La Politie combine
l’oligarchie qui repose sur la classe riche et la démocratie qui repose sur
la classe pauvre. Elle donne le pouvoir à la classe moyenne, fusion de la
richesse et de la pauvreté. Ainsi, elle évite le caractère unilatéral de l’oli-
garchie ou de la démocratie. Constitution mixte, modérée, elle assure le
gouvernement des modérés et la justice distributive. On constate alors
que « la fusion de deux régimes en eux-mêmes mauvais, déviés, peut
produire un régime correct, droit, bénéfique »88.
Les bienfaits attendus tiennent aux mérites particuliers de la classe
moyenne composée de gens qui tiennent « le juste milieu ». Ils possè-
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dent en quantité modérée les dons de la fortune, rien chez eux n’est en
excès et de ce fait, ils ont moins de difficulté à se plier aux ordres de la
raison. « La propriété moyenne constitue le meilleur élément d’une
cité »89 en favorisant la vertu de la médiété (mésotès). Ils n’excitent pas la
convoitise et personne ne cherche à les inquiéter. Les gens trop comblés
ne veulent ni ne savent obéir et ne sont capables de gouverner qu’en
maîtres despotiques, tandis que les gens démunis sont dans un état d’ab-
jection trop marqué pour savoir commander et ne savent obéir qu’à une
autorité qui les traite en esclaves. Quelle amitié, philia, peut encore
régner dans ces conditions entre les citoyens et est-il encore possible de
parler de communauté politique qui exige des individus égaux et sem-
blables ? La classe moyenne doit donc être majoritaire ; ainsi « elle fait
pencher la balance et empêche les extrêmes opposés d’arriver au pou-
voir »90. Résultat de l’équilibre paradoxal entre les deux régimes dévoyés
que sont la démocratie et l’oligarchie, la Politie est plus proche de la
démocratie que de l’oligarchie91.
Aristote utilise la Politie comme étalon de mesure pour classer par
ordre de préférence, ou plutôt de moindre mal, les constitutions déviées
que sont les démocraties ou les oligarchies. La meilleure, ou la moins
mauvaise, forme de démocratie (celle des agriculteurs et pasteurs), la
meilleure, ou la moins mauvaise, forme d’oligarchie (la plus ouverte)
sont aussi « celles qui, grâce à l’existence chez elles d’une appréciable
classe moyenne, se rapprochent le plus de la politie ».
Au total, la Politie est modeste, modérée, tempérée, moyenne, dans
le droit fil de la notion de mesotès qui apparaît constamment dans
l’Éthique, circule à travers toute la Politique et où l’on reconnaît l’une des

88. J.-J. Chevallier, Histoire de la pensée politique, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 112.
89. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, IV, 11, 1295 b, p. 304.
90. Ibid., 11, p. 304.
91. Ibid., V, 1, 1302 a ; IV, 3, 1290 a, p. 266-267. Remarquons que la Politie avec sa
large classe moyenne n’est pas sans rappeler nos sociétés modernes et la démocratie libérale
représentative avec une démocratie d’égaux et le gouvernement libéral d’une aristocratie
représentative.
122 Jean-Charles Jobart

idées les plus chères à l’esprit grec, de Pythagore à Solon ou Platon : la


lutte contre l’ubris.
La politeia ou Constitution reste donc chez Aristote une notion essen-
tiellement politique. Pourtant cela n’empêche pas le Stagirite de penser
de façon abstraite la Constitution avec tout le talent que l’on connaît aux
Grecs pour les considérations métaphysiques. La Constitution est alors
une norme juridique en relation avec d’autres normes, inscrite dans
une hiérarchie où les considérations politiques et morales sont toujours
sous-jacentes.
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II – LA VISION JURIDIQUE DE LA CONSTITUTION :
UNE ANALYSE NORMATIVISTE ?

La notion de politeia était jusqu’à présent chez Aristote l’équivalent


du gouvernement légal ou constitutionnel, de l’organisation juridique
du pouvoir dans la Cité et à ce titre une composante fondamentale du
régime politique. Plus que l’organisation des magistratures, la politeia
d’Aristote est indissociable des lois de la Cité qui fixent les principes
selon lesquels ces organes exerceront leurs fonctions92. L’apport de la
Grèce est ici essentiel : le pouvoir doit se soumettre au droit, le droit
qu’il produit doit se conformer à des normes supérieures.
L’idée d’une norme suprême s’imposant à tout pouvoir n’est pas une
idée neuve en Grèce. Aristote n’est donc pas un révolutionnaire mais un
penseur classique. Ses deux grands apports sont cependant d’avoir appro-
fondi les concepts de règne de la loi et de suprématie de la Constitution
sur les lois. L’organisation hiérarchique du système juridique et la sou-
mission du pouvoir au droit prennent chez lui une formulation claire et
moderne.
Aussi le grand apport de la philosophie grecque sera d’avoir pensé le
droit positif en comparaison avec le droit naturel et d’avoir donc modelé
la notion de norme de façon implicite. La Grèce n’a pas fait le droit – du
moins en n’a-t-on que peu de traces mais ce rôle sera celui de Rome –
cependant elle a pensé le droit. Il n’y a pas de véritables juristes chez les

92. Faisons ici une remarque terminologique indispensable sur la politeia, les nomoi et les
pséphismai. Dans une première acception, la politeia est l’organisation des pouvoirs publics,
les nomoi les règles fondamentales qui régissent le fonctionnement de ces pouvoirs et la vie
des citoyens et les pséphismai les lois ordinaires et décrets des magistrats. Dans une seconde
acception, la politeia regroupe l’organisation des pouvoirs publics et les lois fondamentales
sur le fonctionnement des institutions et la vie des citoyen (proche de notre bloc de consti-
tutionnalité), les nomoi sont les lois ordinaires obligatoirement soumises à l’Assemblée, et les
pséphismai les décrets des magistrats votés ou non par l’Assemblée. C’est cette seconde accep-
tion que nous utiliserons dans les développements suivants.
La notion de Constitution chez Aristote 123

Grecs, sans doute du fait du caractère populaire de la justice rendue par


des collèges nombreux ou des assemblées de citoyens sans formation
juridique. Aussi les avocats sont-ils avant tout des rhéteurs et les plai-
doyers civils sont construits selon le modèle des plaidoyers politiques93.
Parler de normativisme serait donc anachronique et exagéré car le pen-
seur antique n’oublie jamais que derrière le droit positif se cache la
volonté politique et l’ordre divin ou moral. Mais le concept de droit est
clairement établi sous le terme nomos, qui, tel le Law anglais, signifie à
la fois loi et droit. La Grèce sait penser en droit de manière abstraite et
ceci du fait de deux phénomènes : le règne des lois dans la cité (ou
l’État de droit) et l’existence de relations propres entre les normes elles-
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mêmes, le plus souvent sur le mode hiérarchique.

A – L’AMOUR DES LOIS OU L’ÉTAT DE DROIT

Il n’est en effet pas abusif de parler chez les Grecs d’un amour des
lois : la loi est le lien d’union de la Cité, l’arbitre suprême des conflits
personnels, le garant d’une vie politique saine. Elle est le « principe
d’ordre »94 et fait partie de l’identité grecque : par elle l’homme se diffé-
rencie du barbare et la justice se réalise95. Euripide et Sophocle vantent
la liberté grecque face à la servitude perse96 : le Grec n’a pour maître que
la Loi et se soumet à un ordre et non à un homme. On a foi en la Loi,
déifiée tout au long du Ve siècle. Pour Hésiode et Protagoras, la loi dis-
tingue l’homme de l’animal et se nourrit de la loi divine. De la divinisa-
tion des lois à la suprématie des lois, il n’y avait qu’un pas vite franchi.
Aristote ne cessera de vanter le règne de la loi. Mais pour bien com-
prendre ce qu’était l’État de droit grec, voyons au préalable ce que sont
chez Aristote les notions d’État et de droit.

1 – La notion d’État
Aristote donne de l’État une définition relativement précise avec
pour point central la Constitution. Il voit en elle une organisation uni-

93. Il suffit de comparer Démosthène, Plaidoyers civils, trad. Louis Gernet, Paris, Belles-
Lettres, 4 vol., 1954-1960 à Démosthène, Plaidoyers politiques, trad. Christien Bouchet,
Paris, Belles-Lettres, 3 vol., 1959-1972. Cf. H. H. de Mogens, La démocratie athénienne à
l’époque de Démosthène, Les Belles Lettres, 2003. On pourra aussi admirer la verve de Lysias,
L’invalide, trad ; Louis Roussel, Paris, PUF, 1966.
94. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 16, p. 247.
95. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, V, 3, p. 234.
96. Euripide, Médée, trad. Pierre Miscevic, Paris, Payot & Rivages, coll. Petite biblio-
thèque, 1997, v. 536-538 et Euripide, Oreste, trad. Fernand Chapouthier et Louis Méridier,
Paris, Les Belles-lettres, 1968 v. 487 et s. ; Sophocle, Œudipe-roi, v. 865 et s., in Théâtre com-
plet, Paris, GF-Flammarion, 1994. Sur le lien important entre le théâtre et la politique en
Grèce : C. Meier, De la tragédie comme art politique, Les Belles Lettres, 1991.
124 Jean-Charles Jobart

fiante du pouvoir par laquelle la communauté, le substrat social de


l’État prend une structure définie. De ce point de vue, la Constitution
paraît s’identifier avec la forme de l’État97. Ces formes sont infiniment
nombreuses car souvent composites et le nom ne signifie alors pas grand-
chose. Selon Aristote, la Cité c’est la Constitution : la Constitution crée
l’État, si la Constitution vient à changer, on peut se demander s’il s’agit
du même État. Mais une telle conception n’est pas sans poser quelques
difficultés quant à la succession des États et la transmission de leurs
obligations.
L’État n’est pas une formation artificielle et conventionnelle98 mais a
son origine dans les exigences de la nature humaine. Il est un fait de
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nature, une création spontanée et nécessaire. L’homme n’a jamais vécu à
l’état isolé : de par la nature, l’homme a besoin de la femme pour pro-
créer, le chef a besoin du subordonné pour commander. Ainsi la première
communauté humaine est la famille. Puis le regroupement de plusieurs
familles forme le village. « Enfin, la communauté formée de plusieurs
villages est la Cité, au plein sens du mot ; elle atteint dès lors, pour ainsi
parler, la limite de l’indépendance économique : ainsi, formée au début
pour satisfaire les seuls besoins vitaux, elle existe pour permettre de bien
vivre. C’est pourquoi toute cité est un fait de nature, s’il est vrai que les
premières communautés le sont elles-mêmes »99. Cela explique que les
premières cités, suivant le modèle de la famille régie dans la forme
monarchique (patriarcat), étaient gouvernées par des rois. L’État est donc
un phénomène naturel, du moins sous la forme de la Cité.
Reste à identifier l’État. Ainsi, quand est-ce que la Cité agit et quand
n’agit-elle pas ? Quand des pouvoirs constitutionnels sont-ils à l’œuvre ?
Des hommes ont-ils été faits citoyens par l’État légal ou par une simple
coterie (oligarchie) ou par un individu dont le pouvoir repose sur la vio-
lence et ne représente donc pas l’État (tyrannie) ? « Certains ne veulent
pas que le nouveau gouvernement acquitte les obligations contractées
par le précédent, sous prétexte que ce n’est pas l’État mais le tyran qui a
reçu ces engagements. A quel principe devons-nous faire appel pour
affirmer que l’État est le même qu’auparavant ou que ce n’est pas le

97. P. Bastid, L’Idée de Constitution, Economica, coll. Classiques, 1985, p. 42.


98. Dans sa théorie génétique de l’État (Pol., I, 2, p. 24), Aristote s’oppose donc à l’indi-
vidualisme d’Antisthène le Cyrénaïque et à tous ses héritiers que seront les théoriciens du
contrat social de Hobbes à Rousseau. Il est très proche des théories de H. Summer-Maine
pour qui, par un processus d’agrégation, les familles patriarcales se constituent en tribus et
les tribus en État mais avec la substitution progressive du lien territorial au lien parental (cf.
R. Verdier, « Dossier H. Summer-Maine », Droit et cultures, n° 19, 1990, p. 149-190 : « Les
philosophes français (Voltaire, Rousseau), dans leur ardeur à échapper à ce qu’ils estimaient
être la superstition des prêtres sont tombés dans le superstition des juristes »). Mais cette
théorie n’explique que la création des États primaires, fruits d’un développement interne
(association volontaire et division du travail), et non les États secondaires créés par une cause
externe, une conquête étrangère (théorie de F. Oppenheimer).
99. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, I, 2, p. 27.
La notion de Constitution chez Aristote 125

même État mais un autre ?100 » Où trouver le critère de l’existence et de


la permanence de l’État ? Afin de répondre, Aristote considère ce que
sont selon lui les trois constituantes de l’État : le territoire, la population
et… la Constitution. Quel en est le fondement, la raison de son unité ?
La Cité devient un concept juridique dans la mesure où elle se réfère
avant tout à la notion de communauté de citoyens et ne se confond pas
avec la population. Il est possible que, pour une raison quelconque (émi-
gration par exemple), les citoyens n’habitent plus, en tout ou partie, le
territoire de la Cité. L’identité de l’État est-elle pour autant détruite ?
Souvent, dans la fondation d’une ville, on faisait appel à des colons de
toute origine. Ainsi, pour la fondation de Thurium près de Sybaris en
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444, Périclès fit appel à des colons de toute origine, de toute la Grèce101.
Pour autant la population ne se confond pas avec la communauté
civique. Athènes ne comptait au Ve siècle que 40 000 citoyens face à
autant de femmes, 200 000 esclaves102 et 100 000 métèques. Périclès fit
même voter en 451 une loi fermant aux métèques la voie royale de l’in-
tégration : le mariage mixte. Pour être citoyen, il faudra justifier d’une
ascendance athénienne en ligne maternelle comme en ligne paternelle103.
La communauté civique possède un caractère exclusif : on est citoyen
d’une seule cité déterminée104. La Cité a donc une identification familiale
quasi raciale, mais son unité et son identité ne résident pas dans sa popu-
lation qui peut évoluer dans le temps.
Le second élément constitutif de l’État est son territoire. Mais l’unité
d’une cité ne tient pas non plus aux remparts de sa ville. Aristote, tout
en s’interrogeant sur les limites du territoire qui ne sauraient être assi-
milées à une muraille, pressent très clairement la notion de frontière non
encore connue en Grèce105. La superficie totale est en général restreinte,
100. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 3, p. 175.
101. Platon, Les Lois, trad. Anissa Castel-Bouchouchi, Gallimard, coll. Folio Essais, 1997,
IV, 707e-708d.
102. Sur la question de l’esclavage chez Aristote entre conséquence naturelle de l’inéga-
lité des hommes ou nécessité sociale pour la production économique, cf. G. Vannier, L’es-
clave dans la Cité. Aristote, éthique et politique, Atelier de l’Archer, 1995.
103. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970 : il reprend cette définition
du citoyen par la naissance au II, 2, p. 171-172 : « un citoyen se définit l’enfant né de
parents tous deux citoyens ». Mais il reconnaît des exceptions si un seul parent est citoyen,
pour les premiers habitants d’une cité ou pour ceux ayant acquis le droit de cité à la suite
d’un changement de constitution (création de citoyens par Clisthène à Athènes en 507 après
l’expulsion des tyrans). La définition du citoyen est donc relative à la Constitution : en
démocratie, « le citoyen au sens absolu se définit par aucun autre caractère plus adéquat que
par la participation aux fonctions judiciaires et aux fonctions publiques en général » (III, 1,
p. 167).
104. N. Rouland, Introduction historique au droit, PUF, coll. Droit fondamental, 1998,
p. 130. Voir aussi N. Rouland, J. Poumarède et S. Pierré-Caps, Droit des minorités et des peu-
ples autochtones, PUF, coll. Droit fondamental, 1996.
105. Notion aujourd’hui classique pour l’État. Voir par exemple P.-M. Dupuy, Droit inter-
national public, Précis Dalloz, 2000, p. 39-47. La notion prendra vraiment forme sous le règne
d’Alexandre où la détermination des frontières souleva d’innombrables difficultés. Cf. J. Gau-
demet, Les Institutions de l’Antiquité, Montchestien, coll. Domat, 7e éd., 2002, p. 103.
126 Jean-Charles Jobart

souvent moins de 1 000 km2, mais suffisante pour que par ses ressources
propres la Cité ait son indépendance économique (autarkèia). Pour
autant une cité peut conquérir ou céder des territoires tout en restant la
même. L’unité et l’identité de la Cité sont donc à rechercher ailleurs.
Quand la même population habite le même territoire, la Cité est-elle
toujours la même ? « Puisque la Cité est une communauté d’un certain
genre et qu’il est une participation de citoyens à un gouvernement,
quand la forme du gouvernement devient autre et différente de ce qu’elle
était, on peut penser que, par une conséquence inévitable, la Cité non
plus n’est plus la même »106. C’est donc l’unité de la souveraineté qui
seule fait la Cité. Tant que la forme du gouvernement subsiste, la Cité se
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maintient identique, malgré les modifications territoriales ou les varia-
tions de population. Si au contraire la Constitution vient à changer, ce
n’est plus la même Cité : la vie collective perd son unité politique qui en
était le couronnement. « Il est manifeste que nous devons définir l’iden-
tité de l’État en ayant principalement égard à sa Constitution. » L’indé-
pendance politique (autonomia) est une exigence fondamentale : la Cité
doit être libre vis-à-vis de l’étranger ; elle doit être maîtresse de sa
Constitution, de ses lois, de ses actes même si elle fait partie d’un grou-
pement fédéral. Les cités seront à ce titre toutes égales et représentées
dans un organe central107. Le paiement d’un tribut, l’entretien ou la four-
niture de troupes sans délibérer sur les opérations, le contrôle étranger
des actes de gouvernement ou la restriction du pouvoir judiciaire sont
autant d’exemples de sujétions incompatibles avec l’indépendance néces-
saire au régime de la Cité108.
Quant à savoir si l’État est tenu ou non par ses engagements quand
il a changé de Constitution, Aristote ne répond pas : la question n’inté-
resse plus la définition de l’État mais le droit international public. Au
moins pressent-il le problème qui se pose109.
On retrouve là toute la théorie moderne de la notion d’État : il a
pour fondement un territoire et une population (la race chez Aristote, la
Nation aujourd’hui) mais son signe distinctif indispensable est un pou-
voir souverain qui s’incarne dans la Constitution, c’est-à-dire l’autono-
mie constitutionnelle de la Cité110, le droit d’édicter son propre droit.
106. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 3, p. 177.
107. On trouve ici toute la fiction juridique moderne de l’égalité des États. Sur ce thème,
voir P.-M. Dupuy, Droit international public, Précis Dalloz, 2000, sur l’autonomia : p. 99-
113 ; sur l’autarkèia ou le droit au développement économique : p. 608-619 ; sur la repré-
sentation dans les organes internationaux : p. 161.
108. J. Gaudemet, « Aspects historiques de la notion d’État », in Sociologie historique du
droit, PUF, coll. Doctrine juridique, 2000, p. 207.
109. La question est par exemple traitée in P.-M. Dupuy, Droit international public, Précis
Dalloz, 2000, p. 52-55.
110. Sur la notion d’autonomie constitutionnelle, voir L’autonomie constitutionnelle aujour-
d’hui, IVe Journées franco-tunisiennes de Droit constitutionnel, 21 et 22 février 2001 à
l’Université Toulouse I.
La notion de Constitution chez Aristote 127

Une telle définition correspond tout à fait aux critères classiques


employés encore aujourd’hui pour définir l’État111.

2 – La notion de droit
La pensée grecque a l’immense mérite d’avoir su conceptualiser la
notion de droit en distinguant les lois de la nature (lois physiques ou
divines) et les lois de l’Homme (lois positives ou naturelles). En cela est
fondée la spécificité des sciences humaines (lois juridiques ou sociolo-
giques) par rapport aux sciences naturelles même appliquées à l’Homme
(physique ou médecine). Ainsi Hésiode distingua l’être, qui est déter-
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miné par des lois naturelles, et le devoir-être moral et juridique. Il mit
en valeur les notions de Justice (Diké), d’Ordre légal (Eunomia) et de Paix
(Eirenè) inséparables de la vision morale de la Cité et personnifiées
comme les trois filles de Thémis et Zeus.
La notion de droit est donc marquée par la religion, par une ambi-
guïté entre le droit déterminé par la nature et les dieux et le droit déter-
miné par les hommes. Force est de constater que la différence entre les
lois naturelles (droit naturel) et les lois de la nature (physique) n’est pas
toujours claire : une origine commune (la nature) et une même fin
(l’Homme) sont sources de confusion. La distinction se fait par la
méthode : l’Homme envisagé comme être biologique ou l’Homme envi-
sagé comme être social. Elle se fait aussi dans la forme : la doctrine des
lois non-écrites distinctes des lois positives est introduite et développée
par Hippias pour qui « la loi [positive], tyran des hommes, oppose sa
contrainte à la nature »112.
Sur cette base, une véritable philosophie du droit va pouvoir se déve-
lopper113. Les sophistes, contrairement à ce qu’on leur attribue d’ordi-
naire, n’opposent pas la nature et la convention ni ne font du droit un
pur produit de l’homme et de la force mais, par leur subjectivisme, ils
relativisent toute valeur et nient tout idéal ou absolu114. Protagoras disait
que « le juste et l’injuste ne résultent pas de la nature, mais de la loi »
mais plaidait pour le respect de la démocratie et vantait le sens du droit
et de l’honneur donné par Zeus à chaque homme. C’est l’Homme seul,
suivant son sentiment, qui détermine ce qui est juste : relativité du
jugement et non des valeurs. Mais la confusion sera vite faite par les

111. Par exemple, Ph. Ardant, Institutions politiques et droit constitutionnel, LGDJ, 2000,
p. 18-23, prend pour éléments constitutifs de l’État, un territoire, une population et le pou-
voir normatif et de contrainte.
112. Xénophon, Les Mémorables, in Œuvres complètes, trad. Pierre Chambry, GF-Flamma-
rion, 1967.
113. L. Genet, Recherche sur le développement de la pensée juridique en Grèce ancienne, Albin
Michel, 2001, en particulier sur le développement du droit criminel.
114. Platon, Protagoras, trad. Emile Chambry, Paris, GF-Flammarion, 1968, 317a et
319b.
128 Jean-Charles Jobart

sophistes radicaux. La représentation du monde est alors en plein boule-


versement : l’univers mythique cède peu à peu la place à un système
d’interrogations scientifiques et philosophiques115. S’établit ainsi une
vision critique d’un monde incertain où l’Homme doit redéfinir sa place.
L’Homme ne devient qu’une force égoïste et la Cité le moyen artificiel
de garantir ses droits naturels dont la sécurité. Pour Gorgias de Léontion
ou Lycophon116, le droit est un artifice du pouvoir ou des faibles sans
valeur réelle : le relatif l’emporte sur l’absolu117. La tendance des Grecs
est alors de confondre le droit et les lois positives. Mais le pire des
sophistes est le peuple athénien lui-même118 ! Un climat intellectuel
d’iconoclasme général règne dans la Cité. Mais ce faisant, le droit perd
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son fondement, sa légitimité.
En réaction, Socrate recherche un savoir authentique, une vision non
animale de l’Homme où la vertu est conforme à sa nature. Dans son
sillage, Platon fonde la valeur de la loi sur une hiérarchie des valeurs
entre biens supérieurs et biens mineurs : « La divinité doit être la
mesure de toutes choses, au degré suprême, et beaucoup plus, je pense
que ne l’est, prétend-on, l’Homme »119. A la base, il y a chez Platon une
opposition inévitable entre le philosophe et le roi, une tension entre l’ad-
miration pour Socrate le rebelle, et son admiration pour une société
rigide et stratifiée. S’il dénonce l’injustice de la loi par la condamnation
de Socrate et n’en fait qu’un pis-aller en l’absence d’un homme ayant la
science royale, Platon, par nécessité de l’ordre, fait un éloge du droit et
de l’obéissance avec la célèbre prosopée des lois dans le Criton : « Que
vises-tu par le coup que tu vas tenter, sinon de nous détruire, nous les
lois et l’État tout entier, autant qu’il est en ton pouvoir ? Crois-tu qu’un
État puisse encore subsister et n’être pas renversé, quand les jugements
115. C’est là l’héritage des physiologues d’Ionie influencés par l’Orient (Thalès, Anaxi-
mandre, Anaximène puis Pythagore, Héraclite) et du rationalisme de l’Âge des lumières
(Parménide, Empédocle, Anaxagore et Leucippe). Cf. G. E. R. Lloyd, La science grecque d’après
Aristote, La Découverte, 1990.
116. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 9, p. 207 : « La loi n’est
alors qu’une convention, elle est, suivant l’expression du sophiste Lycophron, une simple
caution garantissant les rapports de justice entre les hommes, mais elle est impuissante à
rendre les citoyens bons et justes. » Lycophron élève de Gorgias, fait donc de la cité un
contrat utilitaire. Il est aussi mentionné in Physique, I, 2, 185 b 18 ou Métaphysique, H, 6,
1045 b 10.
117. Pour Thrasymaque la justice est ce qui profite au fort et le droit un instrument du
pouvoir. Antiphon ne voit rien de blâmable à transgresser les lois sans être vu ; au contraire
violer les lois naturelles (i.e. de la constitution corporelle de l’homme) même en cachette
déclenche des sanctions naturelles. Callicès voit dans le droit des plus forts un droit naturel
supérieur aux lois sociales moralisantes faites par et pour les faibles.
118. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, V, 84-111 sur un différend avec les habitants
de la petite île de Mélos où les Athéniens affirment le droit du plus fort, in Hérodote, Thu-
cydide, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1993. Sur les guerres athé-
niennes, cf. N. Loraux, La tragédie d’Athènes : la politique entre l’ombre et l’utopie, Seuil, 2005.
119. Platon, Les Lois, trad. Anissa Castel-Bouchouchi, Gallimard, coll. Folio Essais, 1997,
715c. La formule se veut bien sûr une réponse à la sentence « L’Homme est la mesure de
toute chose », in Platon, Théétète, trad. Émile Chambry, Paris, GF-Flammarion, 1987, 152a.
La notion de Constitution chez Aristote 129

rendus n’y ont aucune force et que les particuliers les annulent et les
détruisent ? »120. Les lois ne sont donc que des expédients nécessaires.
Aristote réaffirme après Platon une conception finalisée de la nature
et du droit. Il y a une nature de l’Homme, une essence au-delà des acci-
dents : s’il commet des actes déloyaux (accidents), sa nature demeure
d’être loyal (essence)121. Le Stagirite ne construit pas une doctrine ou une
nouvelle définition du droit mais étudie la réalité des choses122, la nature
et y découvre un ordre : le juste. L’objet de la justice est la distribution
des biens entre citoyens afin de réaliser l’harmonie naturelle. Le Stagirite
distingue alors deux formes successives de justice : d’une part la justice
distributrice, initiale, suivant l’égalité géométrique et d’autre part la jus-
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tice commutative par l’échange suivant l’égalité arithmétique123. La jus-
tice va s’appliquer dans la Cité entre les citoyens par la loi mais non dans
ses groupes constitutifs (familles, corporations…). Il faut donc distinguer
la loi de la communauté ou loi des morts qui concerne les hommes en
tant que membres d’une lignée et la loi de la Cité ou loi des vivants qui
concerne les citoyens et le pouvoir politique. Cette dernière loi est le droit
positif, application de l’ordre naturel à la Cité, complément et déclinai-
son du droit naturel pour les nécessités des situations particulières. On
retrouve donc cette exigence de lier la règle de droit à un absolu, plus ou
moins divin, afin de justifier et légitimer son existence.
Aristote lie donc directement les notions de loi et de justice124. « La
justice, en effet, n’existe qu’entre ceux dont les relations mutuelles sont
sanctionnées par la loi, et il n’y a de loi que pour des hommes chez les-
quels l’injustice peut se rencontrer, puisque la justice légale est une dis-
crimination du juste et de l’injuste »125. La justice s’exprime donc dans
un cadre politique qui met les hommes sous la protection et l’autorité de
la loi. Mais par certains points, cette légalité peut elle-même être natu-
relle car elle régit les choses de la façon qu’exige leur nature. « La justice
politique elle-même est de deux espèces, l’une naturelle et l’autre légale.
Est naturelle celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle
ou telle opinion ; légale celle qui à l’origine peut être indifféremment
ceci ou cela, mais qui une fois établie, s’impose »126. Aristote ne pouvait
donc éluder le déjà vieux problème du droit naturel, dikaion phusicon, et
du droit positif, dikaion nomicon. Le Stagirite admet127 que maintes pres-
120. Platon, Criton, trad. Luc Brisson, Paris, GF-Flammarion, 1997, 50 à 54.
121. Ch. Atias, Philosophie du droit, PUF, coll. Thémis, Pais, 1999, p. 57.
122. P. Aubenque, « La loi selon Arsitote », Archives de philosophie du droit, 1980-26,
p. 147-157.
123. M. Villey, La Formation de la pensée juridique moderne, PUF, coll. Léviathan, 2003,
p. 80-82.
124. Ce n’est au fond que le pendant juridique du lien entre éthique et politique. Voir
notes n° 12 et 14.
125. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, V, 10, p. 248.
126. Ibid., p. 249.
127. Ibid., p. 250-252.
130 Jean-Charles Jobart

criptions légales sont purement conventionnelles – par exemple le mon-


tant d’une rançon ou la composition d’un sacrifice. Et il ajoute que la
nature elle-même connaît des variations dans ses lois128 même pour les
choses humaines : dans le seul monde des dieux peut exister la totale
immutabilité. Le droit est l’objet d’une recherche jamais close qui
s’opère par la dialectique et sur la base d’observations. L’étude n’y abou-
tit jamais qu’à des résultats provisoires car le droit est adéquation à des
circonstances mouvantes129. Mais cela n’empêche qu’à côté du droit légal
se découvre un droit naturel « qui a partout la même force et ne dépend
de telle ou telle opinion » et dont la stabilité, sans être absolue, est donc
plus grande.
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La recherche du juste par l’observation de la nature n’atteint qu’à des
résultats flous. L’étude du droit n’est pas une science : est une science
cette connaissance certaine qui se déduit de principes certains.
Or, en distinguant ces deux niveaux de légalité, naturelle et conven-
tionnelle, Aristote échappe à l’objection des sophistes et sceptiques
quant à l’existence d’une justice indépendante des lois positives. Pour
eux, la nature est un rapport de force permanent où seule règne la loi du
plus fort. L’Homme et non la nature est la mesure de toutes choses : le
droit a une origine subjective et non objective : la convention passée
entre les hommes. Aristote réaffirme une conception finalisée de la
nature130 et de la Cité131. La loi humaine, se référant à la nature et à une
fin objective, est ainsi préservée du danger de l’arbitraire et de la contin-
gence : la loi existe pour réaliser la justice en régnant dans la Cité.

3 – La notion d’État de droit


Le terme d’État de droit apparut chez les juristes allemands vers la
fin du dix-neuvième siècle pour exprimer l’exigence politique que l’État
lui-même, conçu comme pouvoir, est soumis au droit. Or la dichotomie
entre État et droit se heurte au fait que, juridiquement, l’État n’est
qu’un système de normes. L’État faisant le droit, le droit ne peut donc
limiter l’État132. Les Grecs ont su détourner la difficulté par la notion de
règne du droit : les dirigeants sont soumis au respect des lois de la Cité ;
le pouvoir éphémère se soumet à la continuité du pouvoir, à l’État et au
128. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1967, V, 7, 1 : « Encore
qu’il y ait un juste naturel, toutes les règles du juste n’en sont pas moins soumises au
changement ».
129. M. Villey, op. cit., p. 92.
130. Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991, vol. 1, A, 3, 983 a 32 :
« Le bien est la fin de toute génération et de tout mouvement ».
131. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, I, 1, p. 21-22 : « Toute
communauté politique est constituée en vue d’un certain bien… un bien qui est le plus
haut de tous » ; I, 2, p. 28 : « La Cité est au nombre des réalités qui existent naturellement
et l’homme est par nature un animal politique. »
132. J. Chevallier, L’État de droit, Montchrestrien, 1993.
La notion de Constitution chez Aristote 131

droit. Les Thébains, pour se laver de l’accusation d’avoir « collaboré »


avec les Perses alléguèrent que leur cité était soumise à un régime sans
Constitution et sans lois et que « les affaires publiques étaient aux mains
d’un petit nombre d’hommes »133 qui ne rendaient compte à personne :
en absence d’État de droit, il n’y avait pas de véritable État. La Cité ne
doit donc pas être pensée autrement que comme État de droit.
Les Grecs s’enorgueillissaient d’être gouvernés par des lois qui les
protégeaient en créant l’égalité et leur garantissaient une participation à
la vie de la Cité. Qui sera souverain dans la Cité ? Vaut-il mieux être
gouverné par l’homme le meilleur ou par les meilleures lois ? Au terme
de longues hésitations imposées par la méthode diaporématique, Aris-
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tote conclut au règne de la loi. « La raison pour laquelle nous ne laissons
pas un homme nous gouverner, nous voulons que ce soit la loi, parce
qu’un homme ne le fait que dans son intérêt propre et devient un
tyran »134. Cependant, la généralité de la loi interdit à celle-ci d’embras-
ser tous les cas particuliers d’où la nécessité de magistrats, gardiens et
ministres des lois. Certes avec la loi, règne l’impersonnalité, qui a pour
condition la généralité, mais elle est assouplie par le souci des cas singu-
liers grâce à la justice en l’équité (épieikeia)135.
En effet l’État de droit grec n’emporte pas pour conséquence ce que
nous appelons la sécurité juridique, qui procure à chacun un cadre nor-
matif déterminé et permettant ainsi une orientation précise de son choix
à un moment donné. Au contraire pour Aristote, l’équité du juge (norme
particulière) doit pouvoir primer sur l’uniformité de la règle (norme
générale). « Telle est la nature de l’équitable, d’être le correctif de la loi,
là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité »136. Le Stagirite
a donc pour principal souci celui de la justice et non celui de la prévisi-
bilité. Pour autant, « le juste est ce qui est conforme à la loi et ce qui
respecte l’égalité ». Il souligne ainsi les deux conditions nécessaires à la
constitution d’une proposition juste. D’abord une condition procédurale
de conformité à une norme générale préalable. Mais rien ne garantit que
l’égalité devant la loi permet d’atteindre la justice au sens de situation
de moindre inégalité. Une seconde condition est donc de définir par la loi
des objectifs de justice, ce qui peut contredire l’universalité de la loi137.
Il y a en Grèce le souci de l’État de droit, un besoin de limitation du
pouvoir politique par le droit. Cette composante de l’identité et de la
culture grecques trouve sa raison d’être dans l’histoire. La politique se
133. Thucydide, Histoire, III, 62, in Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes, Paris, Galli-
mard, coll. La Pléiade, 1993.
134. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Pris, Vrin, 1967, V, 10, p. 248.
135. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 15 et 16, p. 240-254.
136. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Pris, Vrin, 1990, V, 14, p. 268.
137. C’est là tout l’objet des discriminations positives. Cf. Conseil d’État, Sur le principe
d’égalité, La documentation française, 1997 ; G. Calves, La discrimination positive, PUF, coll.
Que sais-je ? n° 3712, 2004.
132 Jean-Charles Jobart

réduisait aux origines à la tradition orientale du tyran absolu de droit


divin. Le roi souverain était d’origine sacrée et jouissait en conséquence
d’un pouvoir absolu. C’est ce qu’illustre par exemple le Merikarê, sous
l’Égypte : « L’institution pharaonique est une fonction parfaite… Il était
déjà un sage en sortant du sein maternel car Dieu l’avait choisi parmi des
millions d’êtres ». Souverain divin et omnipotent, le roi produit son
propre droit lui-même sacralisé.
Mais ce modèle absolutiste tombe en crise en Grèce à la fin du
VIIIe siècle : les oligarchies et monarchies sont sur le point de sombrer à
cause des factions bourgeoises ou artisanales en lutte qui divisent et
affaiblissent les cités. La solution est alors recherchée dans le droit.
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Contre tout risque de décadence, Sparte sclérose ses institutions et rend
la Rhétra de Lycurgue intangible. Cette première Constitution connue,
établie au milieu du VIIIe siècle et inspirée des lois crétoises elles-mêmes
intangibles et considérées comme les plus anciennes de Grèce, confie le
pouvoir à deux rois qui prêtent serment aux lois et à cinq éphores qui
contrôlent ce respect et en sanctionnent les manquements. A l’inverse de
ce conservatisme juridique, Athènes décide de réformer ses institutions
avec le recours à une législation écrite par le travail de Dracon puis Solon
au VIe siècle : sont alors établies l’Eunomia (ordre juridique) et l’Eukosmia
(ordre social). Les Grecs doivent donc au droit la survie de leurs cités
d’où leur souci constant de préserver l’État de droit.
Le règne de la loi est l’apport le plus précieux d’Aristote au constitu-
tionnalisme à venir. « C’est dans les lois que doit résider l’autorité souve-
raine, dans les lois correctement établies »138. Le lien est évident avec la
conception éthique de la Cité, communauté morale qui a pour fin la vie
bonne, le bien, et que régit la loi, expression de cette fin. C’est en ce sens
qu’on nomme juste celui qui obéit à la loi et que le juste, dikaion, se défi-
nit comme ce qui est conforme à la loi : l’égalité – l’injuste étant illégalité.
Si cette fidélité aristotélicienne aux lois rappelle le légalisme platonicien,
ses fins diffèrent : dans sa République, Platon mettait l’accent sur les devoirs
de chacun conformément à ses aptitudes propres et à la hiérarchie de caté-
gories sociales en découlant, sous le gouvernement absolu de l’Idée de
Bien139. Aristote, lui, pense en termes d’équilibre de droits et de devoirs :
chacun doit donner mais chacun doit recevoir son dû. On voit quel lien
unit la justice et la loi en ce sens que cette dernière exprime les impéra-
tifs éternels de la moralité. La loi est aussi l’expression de la raison par son
impersonnalité, dépouillée des passions aveugles dont l’individu est la
proie. La loi étant raison et moralité, elle est du même coup naturelle : le
règne de la loi est aussi celui de la raison, de la moralité et de la nature.
Nature et Convention coexistent et participent donc au règne la loi.

138. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 11, p. 221.
139. Platon, Le Politique, trad. E. Chambry, GF-Flammarion, 1992, 292 d, p. 58.
La notion de Constitution chez Aristote 133

Mais considérer qu’un gouvernement est légitime parce qu’il suit des
lois n’a pas de sens : il faut revenir à la finalité du gouvernement, c’est-à-
dire, commander aux hommes selon la plus grande utilité et la plus
grande justice140. Si l’on dispose dans l’État d’un de ces hommes rares pos-
sédant la science royale, il serait absurde qu’après avoir fixé des lois, il se
trouve lié par elles. La science vivante qui recherche toujours le bien poli-
tique prévaut sur les lois écrites qui n’en sont que l’imitation141. Dans ce
cas précis, la loi est un pis-aller. Si le législateur doit partir, si personne
dans la Cité ne possède cette compétence politique indispensable, il s’agit
alors de ne plus se conformer qu’à la législation existante, de peur d’ajou-
ter à l’imperfection des lois les dangers du désordre. Ainsi, ayant établi la
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législation d’Athènes, Solon quitta la ville pendant dix ans afin que les
lois gouvernent seules dans la Cité. Cette prudence conservatrice se
retrouve chez Aristote : « la loi n’a aucun pouvoir de contraindre à
l’obéissance en dehors de la force de la coutume, et celle-ci ne s’établit
qu’après un laps de temps considérable, de sorte que passer facilement des
lois existantes à de nouvelles lois toutes différentes, c’est affaiblir l’auto-
rité de la loi »142. Une réflexion encore pertinente aujourd’hui…143

B – LA SUPÉRIORITÉ DE LA CONSTITUTION
OU LA HIÉRARCHIE DES NORMES

Le règne de la loi, ou l’État de droit dirions-nous aujourd’hui, n’est


pas une simple théorie mais a des effets concrets sur le système juri-
dique. On constate ainsi une forme de hiérarchie des normes : le décret
ou l’équité doit respecter les lois qui doivent respecter la Constitution et
les lois fondamentales de la Cité déterminant respectivement comment
est réparti le pouvoir dans la Cité et comment il doit être exercé. Ce res-
pect lui-même trouve des garanties au travers de contrôles juridiction-
nels. Mais le jugement, portant moins sur la forme ou la compétence que
sur le fond même de la loi, aura toujours une signification politique pré-
pondérante. La hiérarchie des normes et son contrôle ne sont donc pas
abstraits mais au contraire impliqués dans la réalité de la Cité.

140. Platon, Le Politique, trad. E. Chambry, GF-Flammarion, 1992, p. 226.


141. Platon pose là indirectement la question de la validité de la « première Constitution
historique » issue d’une révolution juridique. Le pouvoir constituant originaire ne peut être,
par hypothèse, un phénomène juridique. On n’exerce pas un droit mais on institue un nou-
veau système juridique. Le pouvoir constituant originaire n’est donc pas valide mais légi-
time : le législateur premier n’a pas un pouvoir juridique (règne de la loi) mais politique.
Sur ce sujet, voir L. Favoreu et autres, Droit constitutionnel, Précis Dalloz, 2000, p. 121 et s. ;
et G. Héraud, « La validité juridique », in Mélanges Maury, 1960, p. 477.
142. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, II, 8, p. 133.
143. Voir L’accélération du temps juridique, dir. Ph. Gérard, Fr. Ost et M. van de Kerchove,
Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2000.
134 Jean-Charles Jobart

1 – Le rapport lois-Constitution : l’idée de hiérarchie des normes


Cicéron écrivait qu’ « aucun État ne peut jamais édicter une loi obli-
gatoire quelle qu’elle soit qui contredirait la loi de nature ». Un com-
mentateur moderne ajouta : « un propos que nul Grec du Ve ou du
IVe siècle n’aurait songé à exprimer, en supposant même qu’il ait pu le
comprendre »144. Ce jugement paraît très contestable car les Grecs
connaissaient depuis longtemps l’idée de hiérarchie et le respect dû aux
lois de la nature et des dieux. Le Grec avait à l’esprit la distinction entre
les Dikai, sentences et décisions créant une légalité occasionnelle et dis-
parate, et les Thesmoi, règles de droit public si anciennes qu’on les croyait
divines et éternelles, donc inviolables145. Cette distinction sera abandon-
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née pour le droit positif, les nomoi ou lois ordinaires qui doivent respec-
ter et concrétiser le droit naturel. Jusqu’à l’idée de hiérarchie entre plu-
sieurs normes de droit positif, il n’y avait qu’un pas très vite franchi.
Le critère, simple, est matériel : celui de la généralité. Une distinc-
tion très claire est ainsi établie entre les lois et les décrets des magis-
trats : « la loi est quelque chose de général, et il y a des cas d’espèce pour
lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique
avec rectitude. [...] La faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient
à la nature des choses. [...] Il y a des cas d’espèce pour lesquels il est
impossible de poser une loi, de telle sorte qu’un décret est indispen-
sable »146. Le décret doit donc se soumettre à la loi147. De même, l’inter-
prétation circonstanciée de la loi par le juge la corrige et va plus loin
qu’elle, mais elle se contente d’agir au cas par cas : l’équité n’a de sphère
d’action que dans le particulier. Au nom de l’esprit de la loi seulement,
on dévie de ce qu’elle prescrit, mais sans rien faire d’illégal. La hiérarchie
est claire : « c’est dans les lois que doit résider l’autorité souveraine, dans
les lois correctement établies, tandis que le magistrat (soit magistrat
unique, soit collège) ne statue sans appel que dans les matières où les lois
sont radicalement impuissantes à se prononcer avec précision, en raison
de la difficulté de déterminer une règle générale embrassant tous les cas
particuliers »148. Cette interprétation de la loi doit se référer à l’esprit du
législateur afin de ne jamais remettre les lois en question. La dérogation
à la loi est ainsi teintée d’une soumission à la loi.
144. Ch.-H. McIlwain, Constitutionalism, Ancient and Modern, Ithaca, Cornell University
Press, 1940, p. 40, cité in L. Strauss, Qu’est-ce que la philosophie politique ? , op. cit., p. 259.
145. Homère, Ilyade, II, IX-97-99 ; Odyssée, XVI, 403 : Zeus donne à Agamemnon les
thesmoi avec son sceptre.
146. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Pris, Vrin, 1990, V, 14, p. 266-268.
Aristote ne fait rien de moins ici que reconnaître une fonction réglementaire au pouvoir
exécutif.
147. C’est ce que dit Aristote a contrario : « Le pouvoir suprême appartient aux masses et
non à la loi, et cela a lieu quand ce sont les décrets qui décident souverainement et non la
loi », in Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, IV, 4, p. 279.
148. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 11, p. 221.
La notion de Constitution chez Aristote 135

La distinction qu’Aristote fait entre la politeia et les nomoi semble par-


fois manquer de précision. Nomos renvoie souvent bien au-delà du droit
aux traditions et à la morale. Le rapport de la Constitution et des lois
positives semble parfois être celui de la partie au tout, ou celui du prin-
cipe à la conséquence. Mais c’est que nomos signifie aussi « droit » et, en
ce sens, la Constitution appartient au droit tout comme certaines normes
morales ou traditionnelles. Les simples auteurs de lois et les auteurs de
constitutions comme Lycurgue et Solon tendent à se confondre chez le
Stagirite. Leurs réformes concernaient tant le pouvoir que la division de
la société en classes, l’éducation et la vie privée. Aristote raconte que les
réformes de Solon149 débordaient le cadre constitutionnel et visaient aussi
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la décharge partielle des dettes et le régime des poids et mesures alors que
Dracon ajouta des lois à la Constitution. Mais pourquoi un constituant ne
pourrait-il pas légiférer sur des points considérés comme essentiels bien
que n’intéressant pas l’organisation du pouvoir ? Si la Constitution diffère
de la loi, c’est, semble-t-il, soit parce qu’elle est moins étendue, plus
générale, soit parce qu’elle touche à des points plus essentiels.
Mais ce ne serait qu’une différence d’objet et non de valeur150 ? Pas
seulement : Aristote remarque une certaine « rigidité » des constitu-
tions. C’est ainsi qu’il faut comprendre les mythes de l’exil des grands
législateurs. Lycurgue ayant fini la rédaction de la Rhétra quitta Sparte
en demandant qu’on ne touchât pas la Constitution avant son retour. Il
ne revint jamais afin d’assurer la stabilité des institutions et la perma-
nence de la Rhétra. Solon ayant établi les nouvelles lois d’Athènes décida
de quitter pendant dix ans la Cité afin qu’on ne fasse pas pression sur lui
pour qu’il change les lois. Le changement de Constitution est donc un
phénomène exceptionnel. Ainsi la révision de la Constitution et des lois
fondamentales à Athènes nécessitait une procédure complexe dans
laquelle un corps spécialement élu par l’assemblée, les nomosthètes (501
ou 1001), intervenait. La révision ne pouvait être proposée que lors de la
première réunion annuelle de l’Ecclésia. Il s’ensuivait un débat devant les
nomosthètes entre celui qui proposait la révision et cinq citoyens élus
chargés de défendre la loi (les synégores). Il devait s’ensuivre un vote des
nomosthètes et de l’Ecclésia elle-même. Le cas extrême est celui de la
Constitution de Locres écrite par Zaleukos : on ne la discutait que
devant l’Assemblée des 1 000, la corde au cou au pied d’un arbre151 !
Pour ce qui est de la forme et de la force juridique, une séparation de
l’ordre constitutionnel et de l’ordre législatif n’est pas connue. Les textes
de l’une et de l’autre catégorie, émis la plupart du temps par la même

149. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, II, 12, p. 158-159.
150. P. Bastid, L’idée de Constitution, Economica, coll. Classiques, 1985, p. 39.
151. Polybe, Histoires, trad. Paul Pédech et Jules de Foucault, Paris, Les Belles-Lettres,
1961, XII, 16.
136 Jean-Charles Jobart

autorité (le peuple assemblé), ont une efficacité égale. Leur distinction
reste théorique et obscure152. Mais la différenciation de la Constitution et
de la loi se marque par une conséquence importante : « les lois doivent
toujours se régler, et se règlent en fait, sur les constitutions, et non les
constitutions sur les lois. Une Constitution est, en effet, dans les États,
un ordre des magistratures fixant leur mode de distribution et détermi-
nant quel est le pouvoir suprême de l’État, et quelle est la fin de chaque
communauté. Mais de simples lois sont distinctes des propositions
constitutionnelles, et sont les règles d’après lesquelles les magistrats doi-
vent gouverner et assurer la garde de ces dispositions contre ceux qui les
transgressent »153. Mais cette gradation ne tiendrait pour certains qu’à la
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consistance matérielle des deux séries154.
Pour autant, la suprématie est claire chez Aristote et se réfère à une
théorie du souverain constituant : « Une Constitution est l’ordre des
diverses magistratures d’un État, et spécialement de celle qui a la
suprême autorité sur toutes les affaires. Partout, en effet, l’autorité
suprême dans la Cité est l’organe souverain, et la Constitution est en fait
l’autorité suprême. J’entends que, par exemple, dans les États démocra-
tiques le peuple est souverain, tandis que c’est le petit nombre dans l’oli-
garchie »155. Autrement dit, une Constitution est l’ordre qui distribue et
règle les diverses fonctions d’autorité et particulièrement la plus élevée,
celle de qui tout dépend et qui a le dernier mot. On peut appeler cette
dernière le gouvernement proprement dit ou le souverain. Ce souverain
reçoit le nom de politeuma, et du fait que la Constitution a pour objet
principal l’ordre de cette suprême magistrature, les notions de Constitu-
tion (politeia) et de souverain (politeuma) sont pratiquement équivalentes.

2 – Les contrôles : graphé paranomon ou éphorat


Athènes distinguait bien entre la loi et le décret ou pséphisma, la pre-
mière ayant un caractère permanent et une portée générale, le second
étant en principe temporaire et limité à un cas particulier, l’un et l’autre
étant soumis à des procédures différentes. Les lois, elles, étaient sujettes
à des conditions très strictes pour leur élaboration, leur modification ou
152. Remarquons qu’aujourd’hui, avec la banalisation des révisions constitutionnelles par
voie parlementaire, notre claire distinction des normes constitutionnelles et légales est deve-
nue théorique : d’un point de vue formel, il s’agit moins d’un changement d’autorité (Par-
lement et Congrès étant identiques) que d’un changement de procédure (bicaméralisme
inégalitaire ou égalitaire avec majorité qualifiée). D’un point de vue matériel, une norme
constitutionnelle trouve souvent sa concrétisation dans le domaine législatif et des normes
législatives peuvent inspirer des principes constitutionnels (cf. la dignité humaine sur les
lois de bioéthique en 1994, l’effet cliquet des lois concernant les libertés publiques et bien
sûr les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République).
153. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, IV, 1, p. 261.
154. P. Bastid, L’idée de Constitution, Economica, coll. Classiques, 1985, p. 41.
155. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 6, p. 193.
La notion de Constitution chez Aristote 137

leur abrogation : tout citoyen pouvait proposer une loi ou sa modifica-


tion. La proposition passait alors devant la Boulê qui rédigeait un probou-
leuma, avis sur le projet qui ne liait en rien l’Ecclésia lors de son vote.
Cette procédure complexe où collaboraient donc plusieurs autorités avec
l’assemblée du peuple, s’achevait par la mise par écrit de la loi nouvelle
et son archivage, ce qui en constituait une garantie. Mais une institution
impliquait une certaine hiérarchie des textes et en tirait les consé-
quences : la graphé paranomon156, apparue avec le retour de la démocratie
en 403.
La graphé paranomon est une action criminelle en illégalité157. Tout
citoyen pouvait intenter une action en illégalité contre une proposition
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de loi ou de décret soumise à l’Assemblée qui porterait atteinte à la
Constitution et aux lois fondamentales attribuées à Dracon, Solon ou
Clisthène. Cette accusation était nominale : elle portait sur la personne
qui avait fait la proposition incriminée et non sur ceux qui l’avaient
votée. Les lois fondamentales qui servaient de base à l’orientation de la
Cité se trouvaient ainsi protégées contre la subversion pouvant résulter
des décisions circonstancielles de l’assemblée du peuple, arrachées par
des intrigants aux passions de la foule. Si l’auteur était déclaré coupable,
une peine arbitraire était prononcée contre lui et le décret était annulé ;
en attendant la décision, la force exécutoire du décret était suspendue.
La graphé paranomon jouait donc aussi contre les auteurs de lois pro-
prement dites lorsque celles-ci présentaient un caractère dangereux ou en
raison de leur contrariété avec le droit national. Ainsi était assuré un cer-
tain contrôle de la régularité des actes législatifs par le juge. Pendant
une année entière, l’auteur de la loi pouvait être puni par les héliastes, et
dans ce cas, la loi était abrogée de plein droit. L’année écoulée, le procès
ne pouvait plus être fait qu’à la loi elle-même et l’auteur échappait au
châtiment. L’action pouvait d’ailleurs être intentée dès le moment où la
proposition avait été prise en considération par le collège des archontes
et le sénat des Cinq-cents. Les opérations ultérieures étaient alors sus-
pendues jusqu’à la sentence des héliastes. Il semble que la peine de mort
ait été plusieurs fois prononcée par le tribunal des héliastes contre ceux
qui proposaient des innovations en matière politique158.
On constate donc que la sauvegarde des lois fondamentales de la Cité
était confiée aux citoyens eux-mêmes par leur vigilance et par les juges
du fait de leur serment prêté à ces lois. Le recours à un jury d’héliastes
de dimensions considérables (501, 1001 ou 1501 citoyens) afin de s’as-

156. Aristote y fait allusion, in Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970,
I, 6, p. 43. Voir aussi G. Glotz, La Cité grecque, Paris, Albin Michel, 1928, rééd. 1953,
p. 209-212.
157. Les graphai sont des actions publiques, engagée pour le compte de la cité et qui s’op-
posent aux dikai, actions privées engagées par les particuliers.
158. P. Bastid, L’idée de Constitution, Economica, coll. Classiques, 1985, p. 42.
138 Jean-Charles Jobart

surer d’une juste décision montre bien la solennité et l’importance de


cette procédure. Il y a là le signe évident d’un dépassement de la Cité par
elle-même, d’une auto-transcendance et d’une distanciation vis-à-vis de
sa propre réalité : la Cité intériorise une référence propre, une légalité
supérieure, un idéal qu’elle s’est forgé elle-même159.
Un système à peu près identique de contrôle du respect de la Consti-
tution et des lois fondamentales était en vigueur à Carthage. L’institution
des Cent-Quatre était à la fois un corps de juges et un comité de sûreté
générale. Ces juges étaient élus suivant leur mérite par des collèges de
cinq membres ou pentarchies. Institution aristocratique, les pentarques se
recrutaient par cooptation160 et jugeaient tous les procès ordinaires, exer-
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çant un contrôle absolu sur de nombreuses affaires. Il était loisible à tout
citoyen de porter la parole devant le conseil des Cent-Quatre contre les
mesures des magistrats soumises à l’Assemblée du peuple161 quand elles
portaient atteinte à l’ordre constitutionnel de la cité.
On est alors face à des systèmes qu’Otto Pfersmann162 qualifierait de
préventifs, les actes en question n’étant pas entrés en vigueur et parfois
de correctifs, les actes exécutoires étant alors suspendus. Le contrôle
concentré est monomacrodicastique et donc peu compréhensif : le juge-
ment ne porte que sur les lois et les décrets soumis à l’Assemblée, les
autres actes relevant du juge ordinaire soit à Athènes l’aéropage puis
l’Héliée, le juge devant appliquer les lois ordinaires ou fondamentales
face au décret mais pouvant déroger à la loi ordinaire en équité. Ces sys-
tèmes sont très ouverts car la contestation s’exerce facilement par un
recours direct de tout citoyen mais peu de droits fondamentaux correc-
tifs sont défendus (droit à la sépulture, fidélité aux serments, respect de
ses hôtes, droit à la vie…163 ; s’ajoutent à Athènes l’égalité devant la loi,
la liberté des relations privées et la participation au gouvernement). Mais
la caractéristique des systèmes grecs est de ne pas être une limitation de
la démocratie directe mais au contraire un auto-contrôle populaire.
La Grèce antique connaît cependant un second modèle de contrôle :
l’éphorat. Ici, le système est monomicrodicastique et fermé aux recours
directs des citoyens. L’archétype en était Sparte. Lacédémone était un
mélange d’oligarchie par la magistrature des vingt-huit gérontes élus
parmi les nobles par l’Assemblée du peuple (Apella), de monarchie par
ses deux rois aux attributions religieuses et militaires et de démocratie
par la magistrature des cinq éphores élus pour un an parmi tous les
citoyens. Ces derniers avaient des pouvoirs considérables au point que

159. Fr. Ost, Du Sinaï au Champ-de-Mars, Lessius, Bruxelles, 1999, p. 53-84.


160. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, II, 11, p. 153.
161. Ibid., p. 157.
162. O. Pfersmann, « Le recours direct, entre protection juridique et constitutionnalité
objective », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 10, 2001, p. 65.
163. Y. Barel, La quête du sens. Comment l’esprit vint à la Cité, Paris, Seuil, 1987, p. 290.
La notion de Constitution chez Aristote 139

certains penseurs voyaient dans l’Éphorat une tyrannie164. Ils exerçaient un


contrôle absolu sur les plus importantes affaires de l’État et assuraient la
cohésion de la Cité. Ils décidaient souverainement dans les procès civils
importants et vérifiaient les comptes de tous les fonctionnaires publics
dont les gérontes eux-mêmes165 qui votaient la loi et jugeaient en matière
pénale. Le caractère démocratique de l’éphorat s’explique par l’idée
grecque que le peuple participant au pouvoir suprême ne peut que sou-
haiter le maintien de la Constitution166. Les deux rois de la Cité prêtaient
serment aux lois et les cinq éphores contrôlaient seuls ce respect sur leur
seule initiative. En cas d’inconstitutionnalité d’un acte, celui-ci était
annulé et son auteur démis de sa magistrature. Un tel système a posé la
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question du contrôle du contrôleur car l’influence des éphores va s’étendre
jusqu’à accaparer la totalité du pouvoir au Ve siècle. On pourra au moins
rétorquer que ce « gouvernement des juges » était d’essence démocratique.
Des magistrats équivalents existaient en Crète : les dix cosmes qui, la
royauté abolie, avaient pris la direction des opérations de guerre. Recru-
tés seulement au sein de certaines familles, ils formaient une institution
aristocratique. D’ailleurs, les gérontes étaient choisis parmi les seuls
anciens cosmes. Ils vivaient sur une île à l’écart des agents de corruption,
ce qui « caractérise moins un régime reposant sur la légalité qu’un régime
d’autorité personnelle » : souvent les cosmes, pouvant se démettre de leur
charge en cours d’exercice, étaient chassés du pouvoir par une coalition
interne de plusieurs de leurs collègues. Des démissions servaient aussi à
déclarer des vacances de cosmes afin d’empêcher le jugement d’une
famille puissante d’avoir lieu167. L’institution ne semble donc pas avoir
joui de toute la crédibilité nécessaire à leurs missions de juges civils et
constitutionnels. Mais à défaut d’une action efficace, son existence est
bien le signe d’une suprématie, au moins théorique, de la Constitution
sur les autres normes : les cosmes constatant la non-conformité d’une loi
à la Constitution devaient l’annuler et condamner son auteur.
Pourtant tous ces systèmes de contrôle ne sont pas à proprement par-
ler juridiques mais plutôt de nature politique, car visant la protection de
l’intérêt public et des valeurs de la Cité contre les excès des dirigeants168.
Aussi, une assimilation à un contrôle de constitutionnalité serait-il abusif.

3 – Danger de confusion avec un contrôle de constitutionnalité


Prenons ici le procédé le mieux connu : la graphé paranomon. Si son
existence est bien la preuve d’une hiérarchie des normes, pour autant, sa
164. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, II, 6, p. 113-114.
165. Ibid., 9, p. 141.
166. Ibid., 10, p. 149.
167. Ibid., 10, p. 150.
168. Aristote, Rhétorique, trad. Médéric Dufour et autres, Paris, Les Belles-Lettres, 1967,
vol. 1, I, 13, 1373b 20.
140 Jean-Charles Jobart

fonction est plus politique que juridique. Il s’agit moins d’une hiérarchie
que d’une harmonie des normes. « La question de savoir quels caractères
doivent revêtir les lois correctement établies n’a encore fait l’objet d’au-
cun éclaircissement de notre part… Car nécessairement les lois sont
bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, en même temps et de la même
façon que les constitutions elles-mêmes (sous cette réserve cependant que
les lois doivent être évidemment réglées sur la Constitution) »169. La gra-
phé paranomon vise donc l’harmonie dans la Cité par l’harmonie des lois
suivant les principes fondateurs de cette Cité.
Elle permet de responsabiliser les orateurs et les tirés au sort dans
leur travail au sein de l’Assemblée. Cet encadrement offrait donc la pos-
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sibilité de surveiller l’action des élus et de construire la loi avec l’en-
semble des citoyens puisque n’importe lequel pouvait faire un recours.
Une critique a pu cependant être apportée à cette procédure par Paul
Cloché170. Il relève que la graphé paranomon était souvent mise au service
de projets qui ne concernaient en rien le salut du régime et émanaient
même de personnalités hostiles au parti démocratique. C’était une arme
qui pouvait déstabiliser personnellement un homme politique171. L’idéal
eut été qu’il ne fût utilisé que pour la seule défense de la démocratie par
des citoyens sages et vertueux. L’idéal…
On peut faire un parallèle entre la graphé paranomon et la technique
du recall américain. La première met en jeu indirectement la responsabi-
lité du citoyen qui a proposé une loi antidémocratique. Mais le recall se
teinte aussi de l’idée d’ostracisme car il s’agit d’écarter du pouvoir un
homme politique jugé inapte à gouverner, non contre un risque pour la
Cité, mais pour la sanction d’une gestion politique.
Responsabilités politiques et juridiques semblent toujours devoir se
confondre par une même nature. Eisman expliquait qu’en Angleterre, la
responsabilité pénale des ministres était tombée en désuétude parce
qu’au XIXe siècle, la Chambre des Communes, pouvant révoquer les
ministres, n’avait plus besoin de les accuser. Denis Baranger précise cette
évolution : l’impeachment anglais fut étendu du crime contre la personne
du roi à celui de crime contre l’État afin d’engager la responsabilité
pénale des ministres à défaut d’existence d’une responsabilité politique
et dans la nécessité pour le Parlement de se doter d’un mécanisme effec-
tif de contrôle de l’exécutif172. Le ministre ne pouvait alors invoquer un

169. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, III, 11, p. 221.
170. P. Cloché, « L’emploi de la graphé paranomon », REA, XXXVIII, 1936, p. 406.
171. Eschiné, Contre Ctésiphon : l’auteur rapporte qu’un stratège fit vers 360 l’objet de 75
graphai paranoma ! in Démosthène, Phillipiques, Sur la couronne ; Eschiné, Contre Ctésion, trad.
Christian Bouchet, Paris, GF-Flammarion, 2000. Cependant un mauvais usage de la graphé
paranomon entraînait une lourde amende et, après trois actions qui ont échoué, la perte de la
qualité de citoyen.
172. D. Baranger, Parlementarisme des origines, PUF, coll. Léviathan, 1999, p. 264-266 et 272.
La notion de Constitution chez Aristote 141

ordre du roi car celui-ci est la résultante logique d’un conseil du


ministre, ni des faits imputables à l’un de ses agents car il a le devoir de
les contrôler. La faute du ministre n’avait donc pas à être personnelle :
c’est bien « une responsabilité politique qui est en jeu sous couvert
d’une répression pénale »173. Mais la difficulté de subsumer des fautes
politiques sous des infractions pénales et surtout la nécessité de prouver
le crime, points auxquels veillait la Chambre des Lords, les caractères
délétères et brutaux des « impeachments partisans », choquants pour les
modérés174, conduisirent durant la période 1741-1841 au remplacement
de cette procédure par celle de la perte de confiance : hybridation de
politique et de répressif, le vote d’une adresse manifestant la perte de
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confiance des chambres n’avait plus à être justifié sur une incrimination
pénale mais devait tout de même reposer sur des faits imputés à des per-
sonnes et prouvés au travers de débats contradictoires marqués par une
rhétorique politique très pénaliste175, 176.
Michel Troper renverse la formule et affirme qu’en 1791, « l’Assem-
blée législative n’avait pas besoin de révoquer les ministres puisqu’elle
pouvait les accuser »177. Sous la Restauration et la Monarchie de Juillet,
l’absence de moyens de contrainte efficaces a poussé les parlementaires à
accuser les ministres afin de les écarter du pouvoir. L’accusation mettait
en réalité en cause la responsabilité politique des ministres car c’était le
ministère dans son ensemble qui était visé et les griefs étaient trop larges
pour constituer de véritables griefs d’accusation178. Contre d’autres
moyens de pression contre les ministres, tel le refus du vote provisoire
des impôts, Villèle faisait valoir que la Charte autorisait la mise en accu-
sation des ministres et que cette disposition était suffisante pour expri-

173. D. Baranger, Parlementarisme des origines, PUF, coll. Léviathan, 1999, p. 270.
174. Ibid., p. 266, 272 et 275.
175. Ibid., p. 277-281.
176. Au XIXe siècle succède le principe de la confiance : le Cabinet a besoin du Parlement
pour voter les mesures propres à lui permettre d’accomplir sa politique et le Parlement a
besoin de la préparation de lois par l’exécutif pour exercer son pouvoir législatif. Cette inter-
dépendance, d’abord entre le Parlement et le Roi puis entre le Parlement et le Cabinet,
nécessitait la confiance qui s’exprimait dans le vote à la majorité des textes soumis au Par-
lement, notamment les votes financiers dont le budget. Mais le vote d’une motion comme
les moyens de contrôle a posteriori ne sont que des indications qui n’ont pas de caractère
contraignant. La focalisation sur une loi restreint sa portée : la majorité négative n’a qu’une
signification ponctuelle et ne s’apparente pas à une coalition d’opposition visant la chute du
gouvernement. Comme contrôle a priori, le vote d’une loi ne porte pas sur des faits mais sur
une volonté et permet de mettre à l’épreuve la coïncidence des volontés des ministres et des
représentants du peuple. La censure ne devient pas un pouvoir de révocation mais reste un
avis comme les adresses en réponse au Discours du Trône. Elle n’en fragilise pas moins la
situation des ministres. C’est à eux d’interpréter et de tirer les conséquences de cette expres-
sion de défiance en démissionnant. Ibid., p. 291-325.
177. M. Troper, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française, LGDJ, 1973,
p. 85.
178. A. Laquieze, Les origines du régime parlementaire en France (1814-1848), PUF, coll.
Léviathan, 2002, p. 315-317.
142 Jean-Charles Jobart

mer le mécontentement des députés envers les ministres179. Quand le


député Duvergier de Hauranne tentera de justifier le procédé de l’en-
quête parlementaire, prévu par aucun texte, il affirmera que les enquêtes
sur les abus dans la gestion des intérêts publics dérivent du droit de la
Chambre de surveiller l’administration et d’accuser les ministres180. En
1831, Mauguin fera dériver le droit d’interpellation du droit d’accusa-
tion des ministres181. Par cette voie se développeront lentement les
moyens d’une responsabilité réellement politique des ministres182.
Athènes était dans le même cas : le peuple exerçait son contrôle sur
les dirigeants par les moyens dont il disposait. Ainsi la graphé paranomon
est moins un contrôle de conformité qu’une forme de responsabilité poli-
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tique. Historiquement, l’apparition des mécanismes juridiques de la
responsabilité politique va de pair avec la mise en place du régime par-
lementaire183. Remarquons qu’à Athènes, le régime parlementaire s’im-
misce doucement par la voie de la responsabilité mais n’arrivera pas à
son terme, foudroyé par la monarchie macédonienne puis l’impérialisme
romain. Son intelligibilité est politique et tend à se confondre avec la
légitimité, la confiance populaire. La responsabilité politique se fonde
sur un double principe d’équilibre. D’une part, d’un point de vue orga-
nique, chacun des organes doit avoir un moyen d’action sur l’existence
de l’autre : ce principe d’interdépendance est censé garantir la stabilité
du système. Suivant ce critère, l’Athènes d’Aristote est très loin du
régime parlementaire. D’autre part, d’un point de vue fonctionnel, la
responsabilité politique vise à rétablir un équilibre au sens d’harmonie,
d’identité de vue des organes184 et là, le régime athénien correspond par-
faitement. Il est nécessaire pour maintenir cette harmonie de mettre
régulièrement à l’épreuve l’identité de l’idéal de la Cité et celle que tra-
duisent en actes les gouvernants, législateurs ou magistrats. Lorsque le
Parlement estime qu’il y a rupture entre la volonté d’un citoyen et
l’idéal de la Cité, il sanctionne cette conduite en lui affectant une valeur
négative sinon une peine capitale, le juridique retrouvant ici sa fin
éthique et politique.

179. A. Laquieze, op. cit., p. 350.


180. Ibid., p. 319.
181. Ibid., p. 331-332.
182. Ibid., p. 329-341. Comme en Angleterre, les ministres se sont pas liés par une com-
mission d’enquête ou une interpellation. Tout dépend donc de la psychologie des acteurs, de
ce à quoi ils se sentent tenus. Ils pouvaient ainsi refuser de répondre aux députés en arguant
du secret d’État. Sous la Monarchie de Juillet, les ministres sont persuadés qu’une hostilité
affichée de la Chambre des députés (notamment par le refus de voter des lois) les met dans
l’obligation de démissionner. Cependant les signes de défiance sont à interpréter et il est
remarquable que seuls trois ministères aient démissionné à la suite d’une action parlemen-
taire (Broglie en 1836, Soullt-Passy en 1840 et Molé en 1839), les ministres se sentant
d’abord responsables devant le Roi. Ibid., p. 354-375.
183. M. Troper, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française, LGDJ, 1973.
184. Ph. Segur, « Qu’est-ce que la responsabilité politique ? », RDP, 1999-6, p. 1606.
La notion de Constitution chez Aristote 143

Nous constatons donc que nous sommes bien loin des objectifs du
contrôle de constitutionnalité. La graphé paranomon est plus que cela,
mais elle est aussi moins. Elle vise en effet à conserver la Constitution, le
régime politique : la défense des libertés publiques collectives et surtout
individuelles n’y a qu’une faible place. Dans ces conditions, on ne peut
élargir les normes de référence au contrôle, on ne peut faire de la Consti-
tution une charte jurisprudentielle des droits et libertés des citoyens, un
« acte vivant », un espace ouvert à la création continue de droits185.
Ainsi, bien des choses nous séparent du droit de l’époque d’Aristote.
Mais du moins pose-t-il le problème de la légitimité constitutionnelle et
du fondement éthique des institutions. Le monde a ses éternelles ques-
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tions que le Stagirite a su entrevoir : quel but pour la politique, quels
moyens, qu’est-ce que l’État, le droit, l’État de droit et ses garanties ?
Certes nous ne savons que peu de chose sur le droit de la Grèce
antique et pourtant les quelques fragments qui nous sont parvenus et
que nous avons tenté d’exposer partiellement nous paraissent familiers,
leurs raisonnements naturels. C’est que « la Grèce est pour nous un
germe : ni un modèle, ni un spécimen parmi d’autres , mais un
germe »186. Quand nous lisons Aristote, nous remontons à la source, à
notre philosophie maternelle ; pensée superbe, encore moderne, qui nous
engage à tenter de l’égaler en d’autres sphères. Mais n’ayons pas pour le
Stagirite quelque condescendance face à notre modernité et restons
modestes. Pour que notre condition nous inspire quelque humilité, il
n’est pas nécessaire de fixer les étoiles ; il suffit de contempler les civili-
sations qui vécurent des milliers d’années avant nous, qui avant nous
atteignirent la grandeur, et qui tombèrent dans l’oubli avant nous : le
savoir des Grecs anciens n’a rien à nous envier et peut-être un regard vers
le passé est-il toujours profitable à l’avenir.

185. D. Rousseau, « Une résurrection, la notion de Constitution », RDP, 1990-1, p. 5-22.


186. C. Castoriadis, Domaines de l’homme, les carrefours du labyrinthe, t. 2, Le Seuil, 1986,
p. 264.

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