Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
28/01/2020 06(59
mardi
28.01.20
Critique
Trente-cinq ans après, sous Trump et alors que les fractures internes de la
société semblent s’être profondément ancrées, ces scénarios et ces
personnages nous sont extrêmement familiers, et la mise en scène de
Tout cela se monte et se démonte à une vitesse telle que les scènes se
confondent et s’hybrident. Il se constitue une scénographie étrange, faite
de décors particulièrement réalistes – des intérieurs d’appartements new
yorkais dignes des films et des sitcoms, entre comedy et drama en pleine
explosion dans les années 1980 – et de grands espaces de projections du
monde extérieur, filmés par Arnaud Desplechin : des vues de Central Park,
la mer, le vent dans les arbres, nuit et jour. Il se fait là un véritable ballet
de décor, car l’action dramatique s’enchaîne et continue en même temps
que les panneaux et les écrans se retirent, glissent de côté, disparaissent
dans l’obscurité ; trappes, poulies, décors tractés, machine à fumée,
rideaux, tout semble y passer.
Le théâtre est mouvant, mais telle qu’il la mêle aux mouvements des corps
des acteurs, Desplechin rend sa machinerie sensuelle, vivante. Et c’est au
fond très juste : le décor change, certaines choses passent à la trappe et
d’autres se retirent des projecteurs ; Reagan, la guerre froide, les rouges,
les premières formes de l’AZT, mais aussi ce que le texte si dense de
Kushner évoque et que Desplechin a laissé à l’arrière-plan général de ces
années 1980 – la Yougoslavie, les Ceausescu, Gorbatchev… Tout cela se
déplace sur la planète, se reconfigure, mais fondamentalement rien n’a
changé et certaines choses demeurent, ce qui est souligné par cette
sensualité humaine de la scénographie de Desplechin : les corps des
acteurs sur scène qui n’évoluent pas plus vite que les décors, et au-delà des
corps, ce qu’ils signifient et ce à quoi ils sont assignés par leurs décors
respectifs : identités, famille, parti politique, métier, sexualité, religion,
âge…
Les deux pièces intègrent donc cette temporalité plus longue, du passé au
présent pour l’une, d’un présent au futur pour l’autre. Or dans ces
temporalités-là, ce n’est pas seulement que la question identitaire
Desplechin et Pommerat,
différentes épreuves du
personnage de théâtre
Historiquement, le théâtre accumule à l’égard de l’identité une série de
paradoxes. Même à l’époque de Molière, où l’identité des personnages se
référait toujours au canevas social qui fournissait son critère de validité, le
comédien allait lui-même à l’encontre de cette correspondance-là ; s’il est
ridicule ou relève de la folie de se prendre pour ce que l’on n’est pas
(selon sa condition, son sexe, son métier, son âge), que penser dès lors du
comédien qui fait son métier de cette transition permanente d’une identité
à l’autre ?
En ce sens, parce qu’il scénarise sans nul doute les configurations qui
remodèlent sans cesse les personnages dans leurs identités et à l’épreuve
les uns des autres, le texte de l’œuvre de Kushner prend à cœur de préciser
l’interprétation et la distribution des personnages : qui joue le rabbin Isidor
Chemelwitz joue aussi Henry, Hannah Pitt, Ethel Rosenberg, Alexis
Antédiluvianovitch Prelapsarianov, et l’Ange Asiatica. D’un de ces
personnages à l’autre, Dominique Blanc retourne ses vestes avec la
Or d’un point de vue technique, cette évidence n’a rien d’évident ; tout le
travail d’Isabelle Deffin est de monter cette illusion qui amène le
spectateur à lire une identité, à assigner un corps à un âge, un sexe et une
position sociale sans s’apercevoir que cette assignation relève d’une
interprétation. Transposer ce quotidien à la distance visuelle d’un plateau,
l’accorder au corps d’une actrice ou d’un acteur et à son identité
préexistante, rendre l’interprète à l’aise avec ce déguisement et le public à
l’aise avec ce regard-là, est une affaire de détail et de taille de vêtement,
d’accordance des accessoires par leurs formes et leurs couleurs, mais aussi
par les univers de sens qu’ils charrient avec eux. C’est coller aux traits du
corps et les nuancer, patiner le vêtement pour suggérer une habitude, et
enfin fondre tout cela dans les couleurs du décor avec une minutie qui ne
vise qu’à se rendre invisible en tant que telle sur le plateau, depuis le siège
du spectateur.
L’identité que l’on reçoit au théâtre, que l’on voit et que l’on questionne,
est déjà une œuvre collective. Elle est à l’épreuve des personnages qui se
frottent et se heurtent les uns aux autres, dans la sensualité des caresses et
des disputes mises en scène par Desplechin ; elle est à l’épreuve du
spectateur qu’elle concerne dans sa fiction même, et en cela elle est un fait
politique opérant qui fait déjà société. Or ce fait sous-jacent, discret, mais
primordial dans le travail de Joël Pommerat, constitue une réponse
magistrale du théâtre aux tensions qui menacent sans cesse d’embourber
les questions contemporaines dans les seules valeurs identitaires – ce que
révèlent, observent et travaillent ces deux scènes contemporaines, chacune
à leur façon.
Angels in America
America, de Tony Kushner, mise en scène d’Arnaud
Desplechin, à la Comédie française du 18 janvier au 27 mars 2020.
Contes et légendes
légendes, création de Joël Pommerat, théâtre des
Amandiers, du 9 janvier au 14 février 2020.
Rose Vidal
Critique