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SPLENDEURS ET MISÈRES DU « SIÈCLE DE DOM PEDRO II » : LE

MÉCÉNAT IMPÉRIAL ET LES LETRAS PÁTRIAS AU BRÉSIL (1840-1889)

Sébastien Rozeaux

Armand Colin | « Romantisme »

2014/2 n° 164 | pages 107 à 119


ISSN 0048-8593
ISBN 9782200929077
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Sébastien Rozeaux

Splendeurs et misères du « siècle de dom


Pedro II » : le mécénat impérial et les Letras
Pátrias au Brésil (1840-1889)

En 1822, le royaume du Brésil proclame son indépendance du Portugal sous


les traits d’un Empire fondé par la dynastie des Bragance, chassée de Lisbonne
par les troupes napoléoniennes en 1808 et installée depuis à Rio de Janeiro. La
reconnaissance effective de l’indépendance de cet immense Empire par les principaux
pays occidentaux marque le début d’un long et complexe processus de construction
nationale. Aux côtés des élites politiques et de l’empereur qui incarne à lui seul les
destinées de la nation, les hommes de lettres revendiquent de jouer un rôle primordial,
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à compter des années 1830, lorsqu’est mis en œuvre le vaste chantier de création d’une
littérature nationale, les Letras Pátrias1 , dont la dimension patriotique est essentielle
en cela qu’elle définit les ambitions d’une jeune littérature qui prétend œuvrer à
l’émancipation de la nouvelle nation de l’ancienne tutelle coloniale portugaise.
La fondation des Letras Pátrias est contemporaine de l’établissement d’un modèle
d’« écrivain organique » qui a prospéré au sein du milieu littéraire sous le règne de
dom Pedro II (1840-1889). Nous désignons comme « écrivains organiques », une
expression qui s’inspire de celle d’ « intellectuel organique » théorisée par Antonio
Gramsci, cette poignée d’hommes de lettres loyaux et investis qui bénéficient de
la bienveillance d’un État soucieux, après les années troubles de la Régence (1831-
1840), de rétablir sa pleine autorité, et donc la confiance des élites politiques qui
le soutiennent2 . Le renforcement d’une politique éducative en charge de former de
nouvelles élites, la volonté de soutenir des lettres au service de la légitimation de l’État
impérial, et enfin le couronnement anticipé en 1840 d’un jeune empereur féru de
littérature ont contribué à fonder ce modèle d’écrivain dont le salut est placé entre
les mains de la puissance publique et de son premier dignitaire, l’empereur. Or cette
apparente bienveillance échoue à satisfaire toutes les ambitions au sein d’un milieu

1. Pour de plus amples considérations sur la formation du milieu littéraire et de la littérature nationale
au Brésil à l’époque impériale, voir Sébastien Rozeaux, As Letras Pátrias : la genèse du « grand monument
national » des Lettres brésiliennes au Brésil à l’époque impériale (1822-1889), Lille, Presses universitaires
du Septentrion, à paraître fin 2014.
2. Les écrivains fondateurs des Letras Pátrias au Brésil, en particulier Gonçalves de Magalhães, sont
l’objet d’une analyse plus approfondie dans un article à paraître dans un ouvrage collectif : Sébastien
Rozeaux, « Les prophètes du “Cinquième Empire” : les intellectuels romantiques au service de l’Empire
brésilien (1822-1889) », dans Les Intellectuels et le politique (XIXe -XXe siècles), Anaïs Fléchet, Olivier
Compagnon, Diogo Cunha (dir.), Limoges, Lambert-Lucas.

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littéraire dont les effectifs connaissent une croissance remarquable au tournant du


siècle. Dès lors, le décalage se révèle croissant entre les capacités de l’État à venir
en aide aux écrivains les plus loyaux et la hausse constante des effectifs d’un champ
littéraire multipolaire, au point que la mécanique du système mécénique s’enraye
sous les assauts des sollicitations.

L’« ÉCRIVAIN ORGANIQUE » ET L’ÉTAT : LES DISCOURS DE


L’ASSUJETTISSEMENT VOLONTAIRE

Dans son ouvrage intitulé Les Républicains des lettres, Daniel Roche cerne la
dynamique paradoxale qui accompagne dans la France du XVIIIe siècle la formation
du champ littéraire : « Le monde des intellectuels et des auteurs reste celui des fidélités
anciennes et des dépendances acceptées, où le service, les charges, sont le moyen
d’obtenir gratifications et protections. En multipliant le nombre des pensions, en
créant à l’intérieur des académies de véritables carrières, en offrant les postes des
administrations culturelles ou autres, la monarchie absolue a renforcé à la fois la
dépendance des écrivains et des savants, et permis la première autonomisation du
“champ littéraire3 ”. » Si les moyens dont dispose l’État impérial sont sans commune
mesure avec ceux de la monarchie française, la distribution des postes et l’octroi de
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faveurs matérielles ou financières ouvrent la possibilité pour les écrivains organiques
et leurs disciples de mener à bien leur « carrière littéraire ». La distribution de ces
faveurs au début du Segundo Reinado (1840-1889) s’inscrit de manière pragmatique
dans la réitération d’une tradition monarchique en conformité avec une nouvelle
littérature nationale incarnée par les écrivains en petit nombre d’un système littéraire
économiquement non viable. La polyactivité et le recours au jeu de l’échange
mécénique sont une solution à la pérennisation des carrières littéraires des pionniers
des Letras Pátrias.
Toutefois, l’essor de ce modèle se confronte dès l’origine à la faiblesse des
moyens publics et son corollaire, la relative indifférence d’une classe politique dont
la sympathie pour les lettres ne dépasse que rarement le stade du discours. Occupant
des postes prestigieux au sein des institutions culturelles ou des rédactions des revues
les plus en vue, les écrivains organiques ont beau jeu de rappeler régulièrement l’État
à ses devoirs. En particulier, le désintérêt supposé de la classe politique est l’objet de
constantes remontrances, comme en témoigne cet appel lancé en 1852 dans la revue
Guanabara :
Cette indifférence de ceux qui nous gouvernent est la cause de l’abattement de nos
rares écrivains [...] Partisans que nous sommes de l’unité, nous sommes convaincus
que l’aide du gouvernement est la seule capable de combattre ce mal général et de
réagir en faveur de l’élévation de l’art, de la littérature nationale et de la prospérité
des malheureux que le ciel a contraint par une force irrésistible à s’enrégimenter

3. Daniel Roche, Les Républicains des Lettres, Paris, Fayard, 1988, p. 254.

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au sein d’une cohorte qui vit désœuvrée, pour ainsi dire proscrite au sein de sa
chère patrie4 .
Quelques années plus tard, l’artiste et écrivain Manuel de Araújo Porto-alegre
s’adresse lors d’une session solennelle de l’Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro
(IHGB), institution culturelle fondée en 1838 sous le parrainage de l’État, aux
représentants de l’État pour les rappeler à leurs devoirs vis-à-vis des « écrivain[s]
officiel[s] » dont il se fait ici le héraut :
Il me semble, messieurs, que nous avons déjà atteint ce point à partir duquel
plus un seul mot ayant trait à l’História Pátria comme à l’homme en charge de
l’écrire, en particulier l’écrivain officiel, ne sera perdu. Le Grand chroniqueur de
l’Empire doit être protégé avec largesse, afin que son esprit ne soit distrait par
les contraintes de la vie matérielle. Notre gouvernement ne pourra rencontrer
dans le pays de Thucydide jouissant de la gloire d’enrichir la Literatura Pátria au
milieu de l’abondance de ses mines, ni de Xénophon protégé de la misère par la
générosité populaire, pas plus, par-dessus tout, qu’il ne trouvera un nombre de
lecteurs suffisant à compenser les fatigues de l’écrivain5 .
Familier du monde des lettres européen, Araújo Porto-alegre constate ici le fossé
qui sépare la situation de l’écrivain de part et d’autre de l’Atlantique : faute de
pouvoir s’appuyer sur des « lecteurs » trop rares pour être d’un quelconque secours,
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le voilà contraint de rappeler, en présence des plus hauts dignitaires de l’État et de
l’empereur, allié de circonstance, que « l’écrivain officiel » qui dévoue son énergie à
l’État ne saurait survivre sans lui. L’impuissance ici supposée du lecteur témoigne
d’un premier moment de formation des Letras Pátrias, avant leur entrée dans « l’ère
médiatique », pour reprendre ici l’expression utilisée par Alain Vaillant à propos du
cas français. En cohérence avec le modèle de l’écrivain organique, Araújo Porto-alegre
est l’un des principaux promoteurs de cette « émancipation du littérateur » dont la
place dans « l’ordre social » est déterminée par la protection publique et impériale
dont il bénéficie. Ces discours de l’assujettissement volontaire sont légion dans le
paysage médiatique jusqu’à la fin du Segundo Reinado, puisque le modèle de l’écrivain
organique, s’il perd de sa superbe, conserve une certaine actualité jusqu’aux derniers
feux du romantisme, dans les années 1880.

4. « O nosso theatro dramatico », Guanabara, 1852, t. 2, p. 98. « Esta indifferença dos que nos
governam é a causa do abatimento dos nossos poucos escriptores [...] Partidistas, como somos da unidade,
estamos convencidos de que a mão do governo é só capaz de combater o mal geral, e de reagir para a
elevação da arte, da litteratura nacional, e prosperidade dos infelizes a quem o céo obrigou por uma força
irresistivel a se arregimentarem em uma cohorte, que vive abandonada, e quasi que proscripta no seio de
sua querida patria. » Cette citation, comme les suivantes, est traduite par nos soins.
5. « Relatorio do 1o Secretario o Sr. Manoel d’Araujo Porto-Alegre », Revista do Instituto Histórico
e Geográfico Brasileiro, 1858, t. 21, p. 464. « Parece-me, senhores, já que estamos neste ponto, que não
será perdida uma palavra ácerca da historia patria e do homem encarregado de escrevê-la, mórmente do
escriptor official. O chronista-mor do imperio deve ser largamente subsidiado, para não distrahir o seu
espirito com as necessidades da vida material. O nosso governo não encontra no paiz Tucidides gozando
da gloria de enriquecer a literatura patria no meio da abundancia de suas minas, nem Xenophontes
acobertados da miseria pela generosidade popular, e nem, o que é mais que tudo, acha um numero de
leitores que compensem as fadigas do escriptor. »

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Cette économie de l’échange symbolique est entretenue par les nombreuses


sollicitations adressées à la puissance publique par les écrivains en quête d’une
récompense à leurs créations littéraires. La lecture de ces correspondances atteste le
fait que l’empereur est le sommet d’une structure pyramidale qui voit le député, le
conseiller d’État, le ministre être tour à tour sollicités afin d’obtenir quelques faveurs
particulières. Et la difficulté à obtenir des subsides pérennes entretient cette économie
de la sollicitation et explique la grande loyauté de l’ensemble des acteurs du champ
qui sollicitent ces aides.
La dédicace est, avec l’art oratoire, la forme privilégiée de la relation mécénique
ou clientéliste. Celle-ci peut se concevoir soit comme la sollicitation d’une faveur,
soit comme un gage donné à la reconnaissance d’une dette contractée envers le
mécène. Dans les deux cas, il est de « bon ton » de solliciter auprès du dédicataire
une autorisation préalable avant publication de l’ouvrage dédié, afin que la mise en
scène textuelle de cette relation mécénique ou clientéliste puisse être considérée par
les lecteurs comme effective. Ainsi, en 1847, Antônio Gonçalves Teixeira e Sousa
entreprend de publier en deux volumes une vaste épopée nationale dont le titre et
l’important paratexte éclairent les ambitions du poète : A independência do Brasil :
poema épico em XII cantos, dedicado, offerecido e consagrado a Sua Magestade Imparcial
o Senhor D. Pedro II [L’Indépendance du Brésil : poème épique en douze chants
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dédié, offert et consacré à Sa Majesté Impartiale dom Pedro II]. Deux dédicaces, sous
la forme d’extraits des Lusiades de Camões, sont ainsi adressées à l’empereur et à la
famille royale. S’ensuit une missive « aux Brésiliens » dans laquelle l’auteur évoque
brièvement les difficultés quotidiennes auxquelles la vocation littéraire l’expose –
une habile manière de solliciter à demi-mots une faveur impériale. Vient enfin une
quatrième dédicace à José Clemente Pereira, conseiller d’État, sénateur de l’Empire,
qui a fait bénéficier Teixeira e Sousa de sa « protection ». Et, comme cela ne saurait
suffire, le premier chant s’ouvre sur la réitération de la louange adressée à la famille
impériale, car cette épopée se présente comme un « monument » érigé en l’honneur
de dom Pedro I, père de la nation brésilienne ici sanctifié – et père de l’empereur
dom Pedro II. L’occasion de revenir sur les vertus de la relation mécénique nouée par
l’entremise de la dédicace :
À l’ombre de Ton Nom, toujours Auguste ;
Mon nom par mes vers (qui ont été acceptés)
Se moquera sans crainte du froid Léthé ;
Car aux côtés de la Liberté du Brésil
Mon nom atteindra aussi l’éternité. [...]
Acceptez, donc, Seigneur, le Monument
Que j’érige à la Patrie, si tant est que j’y parvienne !
Je n’ai pour l’ériger d’autre instrument,
Que l’amour de la Patrie, pur et saint !
Toi, tu seras immortel dans ce Monument,
Moi, je serai pour toujours dans mon chant ;
Toi, pour le mérite de l’avoir accepté,

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Splendeurs et misères du « siècle de dom Pedro II » 111

Moi, pour la gloire de l’avoir chanté6 !


Cet exemple remarquable, eu égard à la place occupée par ces dédicaces dans le
paratexte comme dans le corps du texte, éclaire la double fonction de la dédicace : les
remerciements adressés à José Clemente Pereira sont un préalable pour solliciter les
faveurs de l’empereur, alors que Teixeira e Sousa entame une brillante carrière littéraire
tout en convoitant quelque poste public susceptible de lui assurer de meilleures
conditions de travail. Dans la biographie que lui consacre Joaquim Norberto de
Sousa Silva, ce dernier évoque en détails les démarches entamées par le jeune écrivain
d’origine modeste qui, une fois écrits les premiers chants de A independência do
Brasil, obtient de Pereira un emploi subalterne aux services de la douane7 . Fort de ce
précédent, la publication de l’ouvrage témoigne donc des aspirations de l’écrivain-lige
à obtenir meilleur emploi dans l’appareil d’État. Pour autant, l’acceptation de la
dédicace ne présage en rien un mécénat impérial qui viendrait prolonger le geste
symbolique de protection accordé à un ouvrage. Ainsi, ces dédicaces sont restées
lettres mortes : Teixeira e Sousa finit par démissionner du poste qu’il occupe et tente
sa chance dans le milieu de l’édition, faute d’avoir obtenu d’autre faveur de la part de
l’empereur que celle d’avoir accepté d’être le dédicataire de son épopée.
Cette épopée nationale, dédiée à la gloire de l’Empire, de ses héros, de sa nature
généreuse et de la grandeur de son peuple, s’inscrit plus largement dans la veine très
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fertile, à l’époque impériale, des œuvres thuriféraires qui entretiennent les liens de
dépendance entre le pouvoir et des écrivains organiques soucieux de témoigner, par
ces pratiques rituelles de l’éloge, leur loyauté fidèle en tant que sujet de l’empereur.
Au-delà du caractère intéressé de telles démarches, leur abondance souligne également
– étant donné les moyens limités de la protection impériale – la sincérité d’une
production qui célèbre avant toute autre chose l’alliance opportune entre un prince
et ses serviteurs. Dans son étude consacrée aux écrivains de la Restauration en France,
Corinne Legoy insiste à juste titre sur « l’expression ritualisée d’un enthousiasme
politique de circonstance » que revêt cette littérature produite par les thuriféraires
du régime monarchique. Fruits d’« une véritable écriture de l’engagement8 », ces
formes multiples du panégyrique que sont la composition poétique, l’épopée, l’essai,
le discours ou la dédicace revivifient dans la litanie de leur réitération le pacte
fondateur qui a accompagné l’émergence des Letras Pátrias depuis 1840. Il s’agit donc
d’une manifestation majeure de la continuité au sein du milieu littéraire brésilien,
6. Antônio Gonçalves Teixeira e Sousa, A Independencia do Brasil, poema epico em XII cantos
dedicado, offerecido e consagrado a sua magestade Imperial o senhor D. Pedro II e offerecido as Augustas,
viuva e filhas de heroe do poema, Rio de Janeiro, Typ. Imparcial de F. de P. Brito, 1847-1855, vol. 1,
p. 13-14. « A’ sombra do Teu Nome, sempre Augusto ; / Meu nome nos meus versos (sendo acceitos) / Do
frio Lethes zombará sem susto ; Pois junto da Brasilia Liberdade / Irá tembem meu nome á Eternidade.[...]
Acceita pois, Senhor, o Monumento / Que á Patria erijo, si consigo tanto ! / Não tenho para erguel-o outro
instrumento / Mais que o amor da Patria, puro, e santo ! / Tu serás immortal neste Moïmento, / Eu eterno
serei neste meu canto ; / Tu, pelo bem de o-teres acceitado, / Eu pela gloria de o-haver cantado ! »
7. Joaquim Norberto de Sousa Silva, « Noticia sobre Antonio Gonçalves Teixeira e Sousa e suas
obras », Revista do IHGB, 1876, t. 39, p. 197-216.
8. Corinne Legoy, « Les poètes et les princes : figures et postures des thuriféraires du pouvoir sous la
Restauration », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2007, n°35 [En ligne], mis en ligne le 20 décembre 2009.
URL : http://rh19.revues.org/index2042.html. Consulté le 04 mars 2011.

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susceptible de consolider la croyance partagée en l’avènement d’un « grand siècle »,


celui de dom Pedro II.

LE « SIÈCLE DE DOM PEDRO II », « PROTECTEUR DES ARTS ET DES


LETTRES »

Araújo Porto-alegre, comme d’autres, profite en 1855 des bonnes grâces de


l’empereur pour obtenir, après des années d’atermoiements, le poste longtemps
convoité de directeur de l’Académie des Beaux-arts. Dans un discours prononcé à
l’occasion de son intronisation, il évoque, selon une image déjà employée en 1849 à
propos de l’IHGB et de l’homme de lettres, ce « premier pas vers l’émancipation de
l’artiste, vers le progrès fondamental des beaux-arts et de l’industrie brésilienne » que
constitue la réforme du fonctionnement interne de l’Académie. Comme attendu, il
rend un hommage appuyé à l’empereur, en laissant entendre à son auditoire que son
règne est annonciateur d’une ère nouvelle :
Il est un orgue merveilleux dans l’humanité qui, lorsqu’il retentit, fait don à la
gloire d’un prince du siècle pendant lequel il a vécu : ainsi en a-t-il été des Médicis,
de François Ier , de Louis XIV, des Philippe, de Pierre le Grand, de Napoléon Ier
et de tous ces astres des temps passés. Cet orgue puissant et harmonieux, dont le
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son se répercute dans la postérité, est composé des filles des Muses. C’est l’hymne
de l’intelligence, c’est la voix d’une époque entière qui afin de mieux traverser
l’humanité se concentre dans les mélodies du poète, dans les mots de l’historien,
dans les monuments des arts et dans les prodiges de l’industrie.
Cet orgue commence à présent à faire entendre ses premiers échos au Brésil9 .
Le « siècle de dom Pedro II » est à la mesure de ceux qui ont jalonné les grandes
heures de l’histoire du Vieux Continent, depuis les Médicis à Florence jusqu’à
Napoléon Ier . Cette personnification, au-delà de la rhétorique de l’encomiastie,
traduit les espoirs sincères de ceux qui, comme Araújo Porto-alegre, aspirent à une
« émancipation » des arts et des lettres susceptibles d’accompagner l’entrée dans la
« civilisation » de l’Empire, sous la protection bienveillante de son prince éclairé. Dom
Pedro II polarise sur sa personne, dès les lendemains de son couronnement anticipé
en 1840, alors qu’il n’est âgé que de quinze ans, les aspirations de ceux qui, artistes ou
hommes de lettres, ne peuvent envisager leur salut que par l’entremise d’une relation
mécénique dont les vertus resplendissent dans le miroir offert par les grands siècles
du passé.

9. Manoel de Araujo Porto-Alegre, « Discurso pronunciado na Academia das Belas Artes em 1855,
por ocasião do estabelecimento das aulas de matemáticas, estéticas, etc. », 19&20, 2008, vol. III, n° 4.
« Ha um orgão maravilhoso na humanidade, que quando sôa acorde á gloria de um principe entrega-lhe o
século em que elle viveu : assim o fez aos Medices, á Francisco 1o, á Luis 14, aos Philippes, á Pedro - o
Grande, á Napoleão 1o, e a todos esses lumminares da antiguidade. Este orgão sonoro e harmonioso, que
se repercute na posteridade, é composto das filhas das Musas; é hynno da intelligencia, é a vós de uma
época inteira que para melhor atravessar a humanidade se resume nas melodias do poéta, nas voses do
historiador, nos monumentos das artes, e nos prodigios da industria. / Esse orgão começa agora a abrir as
suas primeiras voses no Brasil. »

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Splendeurs et misères du « siècle de dom Pedro II » 113

Cette métaphore du « grand siècle », qui fait écho à la fondation d’une História
Pátria à partir du culte rendu aux « héros », aux « hommes illustres » et aux « grands
génies », s’inscrit plus largement dans une mise en scène discursive et textuelle
de l’empereur en « Protecteur des arts et lettres » dont les ressorts s’éclairent à la
lumière de l’économie mécénique. Un tel portrait reflète tout à la fois l’image d’un
empereur qui veut apparaître dans l’histoire sous les traits glorieux du Prince éclairé
et cette économie de l’échange mécénique qui redéploie à chaque négociation et
transaction l’image symbolique susceptible d’ancrer dans les imaginaires la croyance
en l’avènement possible du « siècle de dom Pedro II ». L’art du portrait impérial
témoigne de la construction d’une représentation publique officielle de l’empereur
sous les atours du protecteur des arts et des lettres. La lithographie de Léon Noel en
1861 reproduit cette mise en scène de l’empereur en érudit qui pose en tenue civile,
installé à son bureau et entouré des attributs du savoir.
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Figure 1. Lithographie de Léon Noel d’après une photo tirée par Victor Frond, c. 1860, dans Brazil
Pittoresco. Album de vistas, panoramas, paisagens, monumentos, costumes, etc., Paris, Lemercier, 1861.

L’IHGB est le lieu de prédilection dans lequel s’échafaude cette mythologie d’un
règne qui profite de manière remarquable à la vie de l’Institut. Ainsi, José Feliciano
de Castilho, Portugais installé à Rio de Janeiro, prononce lors de la session solennelle
du 6 avril 1848 un « discours sur la nécessité de protéger les sciences, les lettres et les

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arts dans l’Empire du Brésil10 » qui fait l’éloge des vertus du mécénat princier dans
l’histoire :
Félicitations, Messieurs, mes frères, frères de lettres et frères de patrie ! Félicitations
de voir assis à votre vénérable trône le souverain qui n’oublie pas l’état d’homme –
le puissant qui s’honore aussi d’être un savant – le jeune homme qui sans peine a
acquis la prudence et le savoir des sages – le protecteur des lettres qui est en même
temps son juge le plus compétent, son amateur le plus distingué. Une nouvelle
ère s’ouvre devant ce règne que, doté de tels éléments, l’on peut qualifier non par
prophétie mais par simple rigueur logique de glorieux. Puisse se préparer pour le
Brésil littéraire ce que les générations devront désigner comme le siècle de Pedro
II11 .
L’alliance entre le prince et l’artiste est présentée comme une relation éminemment
vertueuse, puisque les faveurs matérielles concédées par le premier permettent à l’artiste
de donner libre cours à ses talents et à la nation qu’il incarne de briller – une alliance
dont le mérite rejaillit sur l’aura d’un prince dont le règne sera consacré par les
générations futures. Son pouvoir de protection se double de compétences spécifiques
qui font de l’empereur un digne représentant du culte des lettres. À la fois mécène et
critique, l’empereur exercerait une autorité suprême sur les arts et les lettres, à en croire
les membres de l’Institut. De facto, dom Pedro II n’est pas avare de commentaires
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sur la littérature, d’éloges et de critiques qui contribuent à asseoir sa légitimité
d’amateur des lettres dans le champ littéraire brésilien. En particulier, l’acceptation
d’une dédicace suppose la lecture préalable d’une œuvre qui doit agréer aux attentes
du lecteur attentif qu’il est. Le pouvoir symbolique est donc aussi important que le
pouvoir de l’argent.

L’ÉCONOMIE INTERPERSONNELLE DE LA RELATION MÉCÉNIQUE ET


DE LA DISTRIBUTION DES HONNEURS PUBLICS

Les hommes de lettres qui ont fait montre de leur loyauté en trempant leur
plume dans l’encre thurifère peuvent ainsi prétendre à user des voies du mécénat
impérial et du clientélisme politique pour espérer obtenir de l’État quelques faveurs,
sous la forme d’emplois ou de gratifications. Pierre Bourdieu évoque dans Les Règles
de l’art la puissance exercée par la tutelle publique sur le champ littéraire lorsque
celui-ci est encore incapable d’autonomie : « En l’absence de véritables instances
spécifiques de consécration, les instances politiques et les membres de la famille

10. José Feliciano de Castilho, « Discurso sobre a necessidade de se protegerem as sciencias, as lettras
e as artes no Imperio do Brazil », Revista do IHGB, 1848, t. 11, p. 259-266.
11. Ibid., p. 261-262. « Parabens, Senhores e irmãos meus, irmãos em lettras, e irmãos em patria !
parabens de ver sentado em vosso venerando throno o soberano que não esquece o ser homem – o poderoso
que tambem se honra de ser sabio – o mancebo que sem custo alcançou a prudencia e o saber das cans –
o protector das lettras, que é, ao mesmo tempo, o seu mais competente juiz, mais primoroso cultor. Longo
estadio se abre ante esse reinado, que, com taes elementos, não é vaticinio, mais logico rigor, denominar
glorioso. Possa para o Brazil litterario preparar-se o que as gerações hajam de chamar o seculo de Pedro
II. »

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Splendeurs et misères du « siècle de dom Pedro II » 115

impériale exercent une emprise directe sur le champ littéraire et artistique, non
seulement par les sanctions qui frappent les journaux et autres publications mais
aussi par l’intermédiaire des profits matériels ou symboliques qu’ils sont en mesure
de distribuer : pensions, accès à la possibilité d’être joué dans les théâtres, les salles
de concert ou d’exposer au Salon, charges ou postes rémunérateurs, distinctions
honorifiques12 [...]. »
L’empereur exerce dès les années 1840, dans un milieu littéraire confronté à la
pénurie des sinécures et des faveurs publiques, ses talents de mécène en prodiguant
à quelques protégés des faveurs particulières. Ce mécénat s’inscrit dans une logique
de consécration dont le caractère distinctif oblige à ce qu’il reste parcimonieux. « Le
mécénat ne pouvait produire d’effet pour la gloire de l’auteur et du donateur qu’à
la condition de rester hautement distinctif, donc fortement sélectif13 . » Alain Viala
éclaire ce faisant la nécessaire prudence avec laquelle le mécène, en l’occurrence
l’empereur, accepte de défaire les cordons de sa bourse afin de venir en aide à un
écrivain ou un artiste. Compte tenu de la rareté des commandes dont l’empereur est
l’initiateur, la logique de la reconnaissance prime dans cette économie du mécénat.
Pour cela, la dédicace comme la participation à des cercles renommés de sociabilité,
comme l’IHGB, sont les moyens de solliciter efficacement la personne de l’empereur.
Le bolsinho de l’empereur, cet argent dont l’État le dote pour son usage privé, lui
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permet ainsi de pallier les manquements de l’État et les frustrations des écrivains qui
lui sont dévoués. Une munificence que ne manque pas de saluer en présence des
dignitaires de l’État l’orateur de l’IHGB Joaquim Manuel de Macedo à l’occasion de
l’hommage funèbre qu’il rend à son compatriote Caetano Lopes de Moura, membre
correspondant, mort à Paris en 1861 :
Une longue vie de tourments incessants auxquels la mort a mis un terme : l’amour
des lettres toujours présent, et la pauvreté toujours extrême ! Son cœur fut une
harpe aux sons douloureux, dont les cordes ne sonnaient que des gémissements :
son existence fut un labeur sans repos, un travail ingrat, qui ne lui procurait que
du pain amolli par les larmes. Au cours de sa vieillesse il a lutté contre la misère et
contre la faim qu’il n’avait pas eu peur d’affronter au cours de sa jeunesse, et il
en serait à coup sûr mort, si la providence ne lui était apparue sous les traits d’un
auguste protecteur14 .
En effet, la qualité de membre de l’IHGB n’est pas sans importance dans cette
économie de la sollicitation. Seule institution littéraire à profiter d’une protection
pérenne de la part de l’empereur comme de l’État, l’Institut use de l’argent versé pour

12. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992,
p. 78.
13. Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit,
1985, p. 78.
14. « Discurso do orador o Sr. Dr. Joaquim Manoel de Macedo », Revista do IHGB, 1861, t. 24,
p. 810-811. « Longa vida, tormento incessante, cujo termo foi a morte : amor das letras sempre activo, e
pobreza sempre extrema ! Seu coração foi uma harpa dolorosa, cujas cordas só vibraram gemidos : o seu
viver foi um labor sem descanço, um trabalho ingrato, que só lhe dava pão amassado com lagrimas : em
sua velhice lutou com a miseria e com a fome que não receiava arrastar na mocidade, e succumbiria por
certo, se a providencia não lhe houvesse deparado com um augusto protector. »

Romantisme, n° 164
116 Sébastien Rozeaux

veiller au financement de la publication de sa revue trimestrielle, à l’achat de matériel


et d’ouvrages et à l’organisation des sessions solennelles. La participation bénévole
à la vie de l’Institut était perçue par les écrivains organiques comme une monnaie
d’échange symbolique dans une économie mécénique et clientéliste avec l’empereur
et la classe politique. Forts de cet engagement en apparence désintéressé, des écrivains
comme Joaquim Norberto de Sousa Silva ou Joaquim Caetano Fernandes Pinheiro
ont pu mener une brillante carrière comme fonctionnaire et professeur ; soit des
postes compatibles avec l’investissement dans le jeu littéraire.
Une autre prérogative impériale, la distribution des gratifications honorifiques,
vient compenser opportunément les limites financières inhérentes au mécénat. Cette
pratique s’inscrit dans une économie de la protection qui associe habilement le mécénat
parcimonieux et l’octroi généreux de distinctions à valeur purement symbolique. Les
honneurs publics distribués aux lettrés sont une marque de reconnaissance héritée
de la tradition portugaise, renforcée sous le gouvernement du marquis de Pombal15 .
Parmi d’autres, les hommes de lettres les plus loyaux peuvent espérer obtenir de telles
gratifications qui équivalent, dans un régime dominé par les écrivains organiques
jusqu’aux années 1850, à une forme de consécration littéraire dont l’empereur exerce
seul la distribution.
Nombre des écrivains habitués à fréquenter le Palais de São Cristovão à l’occasion
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de ces soirées littéraires si chères à l’empereur ont été anoblis par l’empereur qui
perpétue ce faisant une tradition implantée au Brésil par son père dom Pedro I. José
Murilo de Carvalho a montré que le recours à l’anoblissement et aux décorations
honorifiques que sont les ordres de chevalerie avait pour but de forger une bureaucratie
dévouée, car les titres sont viagers et non héréditaires16 . La majorité anticipée de
dom Pedro II marque le début d’une croissance exponentielle de la distribution
des gratifications : près de 200 en 1840, près de 1600 l’année suivante. Sur un
échantillon de près de deux cent hommes de lettres brésiliens recensés pour les
années 1830-1870, on compte près de 40 écrivains honorés de cette distinction –
soit une proportion infime relativement aux près de 15000 personnes l’ayant reçue
sous le règne de dom Pedro II. Les titres n’honorant que ceux qui veulent bien y
croire, ces distinctions purement honorifiques ont pour fonction de consacrer des
carrières publiques et littéraires menées dans le respect de la discipline établie par les
fondateurs des Letras Pátrias. Ces écrivains trouvent en l’espèce une manifestation
insigne de la reconnaissance impériale dont l’écho se fait entendre publiquement
lors des rituels de sociabilité mondaine ou aulique, au cours desquels les titres et
honneurs des participants sont scrupuleusement rappelés. Ces distinctions nous sont
d’ailleurs connues par le biais des biographies publiées dans les revues littéraires, en
particulier la revue de l’IHGB, ou celui des dictionnaires biographiques qui font de
cette politique impériale de la distinction une marque de la reconnaissance littéraire.

15. Voir Humberto Fernandes Machado et Lúcia Bastos Pereira das Neves, O Império do Brasil, Rio
de Janeiro, Editora Nova Fronteira, 1999, p. 274.
16. José Murilo de Carvalho, A construção da ordem : a elite politica imperial. Teatro de sombras, a
política imperial, 1822-1889, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 2008.

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Splendeurs et misères du « siècle de dom Pedro II » 117

La distribution exceptionnelle des titres nobiliaires n’a bénéficié qu’à un peu plus
d’un millier de personnes qui intègrent le cercle étroit de la noblesse d’Empire. Le
baronat, soit les trois quarts des titres distribués, est attribué en priorité aux grands
propriétaires terriens, dont la prospérité et la loyauté politique sont un élément
de stabilité pour le régime impérial. Seules quelque deux cents personnes peuvent
se prévaloir d’avoir reçu les honneurs afférents aux titres de vicomte, de comte,
marquis et duc sous le règne de dom Pedro II. La nature spécifique de cette noblesse
correspond à l’essor de trajectoires individuelles ainsi récompensées pour leur parcours
exceptionnel ou exemplaire. Comme le résume Lilia Moritz Schwarcz, « au Brésil, la
noblesse est un état passager qui naît à la faveur d’une situation politique, économique
ou intellectuelle privilégiée17 ». Parmi ce millier de nobles figurent quelques écrivains
qui ont reçu en fin de carrière les honneurs d’un titre de noblesse. Dix accèdent au
grade le moins élevé, le baronat, et quatre peuvent s’enorgueillir d’avoir été promus
au rang de vicomte, tels Gonçalves de Magalhães, le fondateur consacré des Letras
Pátrias. Précisons pourtant que la concession d’un titre de noblesse ne joue en réalité
guère de rôle dans la consécration des carrières littéraires, car ces titres sont remis
après 1870, lorsque le jeu du pouvoir au sein du champ échappe largement aux
écrivains anoblis. Soulignons également que quelques auteurs ont publiquement
refusé la concession de tels honneurs, à l’instar de Gonçalves Dias ou José de Alencar.
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Ce dernier voit dans le baronnât, non sans ironie, « la canonisation des bienheureux
dans ce royaume du paradis terrestre18 ». Sans doute, le recul progressif des adeptes
de la discipline, c’est-à-dire de la génération fondatrice des écrivains organiques, au
sein du milieu littéraire a accompagné la montée de l’indifférence vis-à-vis d’une
stratégie de la distinction jugée dépassée voire ridicule. Est-ce là l’une des raisons
pour lesquelles le « siècle de dom Pedro II » est resté à l’état de prophétie ?

L’ÉCLAT TERNI DU « SIÈCLE DE DOM PEDRO II »


(ANNÉES 1850-1870)
À mesure que croît le milieu littéraire, la multiplication des sollicitations rend
caduc un modèle de protection fondé sur la rareté et donc la qualité de la relation
mécénique. La remise en cause des vertus supposées de la relation mécénique s’explique
également par la versatilité et les limites inhérentes à la relation clientéliste qui lie les
écrivains à la classe politique, en charge de la distribution des faveurs, des subsides
et autres sinécures publiques. Les écrivains les plus choyés par l’Empire, à l’instar
de Joaquim Caetano Fernandes Pinheiro, ne peuvent s’empêcher de relayer les
frustrations croissantes de ces « capacités » qui peinent à trouver quelque recours
auprès de l’État, victimes qu’ils sont des dérives du clientélisme alors en vigueur.
Au cours d’un sermon prononcé en 1850 dans la chapelle impériale, le chanoine
pointe du doigt les nantis et ceux qui, hauts placés, ont osé trahir la cause nationale :

17. Lilia Moritz Schwarcz, As barbas do Imperador. D. Pedro II, um monarca nos tropicos, São Paulo,
Cia das letras, 2008, p. 192.
18. José de Alencar, Sonhos d’Ouro, Rio de Janeiro, B. L. Garnier, 1872, p. 123.

Romantisme, n° 164
118 Sébastien Rozeaux

« Malheureusement, messieurs, nous voyons de nos jours une nuée d’hommes que ne
recommandent aucun mérite ni aucune vertu s’emparer des emplois publics19 . »
Les frustrations se nourrissent de l’incapacité prétendue de l’État à octroyer les
emplois publics aux plus méritants. L’empereur, auréolé de gloire et bien que tout-
puissant par les pouvoirs que lui confère la Constitution, ne peut qu’amender à la
marge un système mécénique et clientéliste qui ne saurait assurer en l’état le déroulé
serein de la carrière des acteurs du champ littéraire. Pour autant, le modèle organique
continue à perdurer, au vu du nombre conséquent des écrivains disciples20 de la
génération des fondateurs qui entretiennent tout au long du Segundo Reinado, avec
la bénédiction impériale, cette économie du mécénat, tandis que leurs prédécesseurs
se répartissent postes consulaires ou missions et trouvent une place au sein du petit
monde de la noblesse d’Empire. Les forces d’inertie qui exercent une forte pression au
sein de la société impériale militent pour le maintien d’un modèle qui s’accommode
parfaitement des moyens et des objectifs de l’État impérial centralisé. Nombreux sont
donc les écrivains qui, en dépit de la fragilisation d’un régime politique de plus en plus
contesté et de l’essor d’un nouveau régime moderne de la communication littéraire,
continuent à voir dans l’empereur et dans l’État les seuls protecteurs susceptibles
de leur garantir des conditions de travail optimum. Soulignons que la pérennité du
modèle de l’écrivain organique, soit le principal animateur de l’économie mécénique
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au sein du champ littéraire, entretient opportunément la tutelle du politique sur le
culturel – une aubaine aux yeux d’un pouvoir qui envisage avec circonspection les
alternatives offertes par l’essor du marché du livre, dont les ressorts ne relèvent pas
des seules élites (politiques, intellectuelles) mais d’une économie de l’échange élargie,
incluant l’éditeur et le public. Les écrivains organiques préfèrent cultiver des relations
interpersonnelles privilégiées plutôt que de placer leur destin dans les mains du public,
lecteur ou spectateur, tant cette masse impersonnelle, difficilement apprivoisable,
effarouche encore bien des hommes de lettres à cette époque.
Cependant, la remise en cause des vertus du modèle mécénique trouve un
écho grandissant auprès de nouvelles générations qui, à partir du mitan du siècle,
convoitent avec appétit les possibilités inédites qu’offre au débutant littéraire l’essor
du capitalisme de librairie. La contestation de l’autorité impériale sur le champ
littéraire – dont la polémique lancée par José de Alencar en 1856 à l’encontre de la
Confederação dos Tamoyos, une épopée signée Gonçalves de Magalhães et parrainée
par dom Pedro II, peut être considérée comme l’événement fondateur – témoigne
des logiques concurrentielles qui s’affrontent dans un champ littéraire qui, en dépit
de sa jeunesse, voit déjà des forces nouvelles perturber la partition bien réglée des
19. Archives de l’IHGB – Collection Fernandes Pinheiro – Lata 581, pasta 35. « Desgradaçadamente,
senhores, vemos em nossos dias uma nuvem d’homens, a quem nenhum merito, nenhuma virtude recom-
mendam arrojarem-se sobre os empregos publicos. »
20. L’étude sociologique précise des trajectoires professionnelles et des carrières des hommes de
lettres brésiliens est l’objet d’amples développements dans le mémoire de thèse qui est l’objet d’une
publication en cours. J’y montre, en particulier, comment le modèle de l’écrivain organique est l’objet
d’une concurrence nouvelle à partir des années 1850 du fait de ceux qui, au sein de la nouvelle génération,
se disent soucieux de cultiver une plus grande indépendance vis-à-vis de l’empereur et de l’État, alors que
le secteur de l’édition et le marché du livre gagnent en importance.

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Splendeurs et misères du « siècle de dom Pedro II » 119

carrières des « écrivains officiels ». Cette évolution s’inscrit dans les voies inédites
de la professionnalisation qui accompagnent dès lors le recul du modèle mécénique
et la déréliction annoncée du « siècle de dom Pedro II », que la proclamation de
la République en 1889 achève d’effacer de la mémoire publique. Si la dépendance
du littéraire au politique ne disparaît pas avec l’avènement du nouveau régime, la
fin de l’époque impériale, longue de près de sept décennies, met un terme à une
situation d’« exception culturelle » en Amérique latine, celle d’un régime politique
suffisamment stable et solide pour cristalliser au XIXe siècle les ambitions de réussite
et d’exaltation patriotique de plusieurs générations d’hommes de lettres.

(Université Lille III)


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