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Revue de l'histoire des religions

Le problème du chamanisme
Mircea Eliade

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Eliade Mircea. Le problème du chamanisme. In: Revue de l'histoire des religions, tome 131, n°1-3, 1946. pp. 5-52;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1946.5473

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1946_num_131_1_5473

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Le problème du chamanisme

1. — Chaman, guérisseur, psychopompe


Depuis le commencement du siècle, les ethnographes
ont pris l'habitude d'utiliser indistinctement les termes
chaman, homme-médecine (medecine-man), sorcier ou magicien
(cf., par exemple, * l'index de l'ouvrage bien connu deBuschan,
Vôlkerkunde, s. v. « Zauberer », « Schamane », « Medizin-
mann », etc.). On a parlé d'un chamanisme indonésien1,
américain2, munda3, indien4, iranien5, chinois6, etc. ; on a

1) G. A. Wilken, Het Shamanisme bij de volken van den Indischen Archipel,


's-Gravenhage, 1887 ; A. C. Kruyt, Het animisme in den Indischen Archipel,
's-Gravenhage, 1906, pp. 443 sq. ; sur le chamanisme mélanésien, cf. R. C. Codring-
ton, The Melanesians, Oxford, 1891, p. 209 ; B. Thomson, The Figians, London,
1908, p. 158 ; aur le chamanisme polynésien, E. M. Loeb, The Shaman of Niue
(American Anthropologist, vol. 26, 1924, pp. 393-402) ; Id., Shaman and Seer
(Americ. Anthr., vol.. 31, 1929, pp. 60-84) ; Fr. R. Lehmann, Die polynesischen
Tabusitten, Leipzig, 1930, pp. 140 sq. ; A. Byhan, dans Buschans, Vôlkerkunde,
II, 784, 936 sq. ; J. W. Layard, Molekula. Flying tricksters, ghosts, gods and
epileptics (Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 60, 1930, pp. 501-
524) ; Id., Shamanism. An analysis based on comparison with the flying tricksters
of Molekula (ibid., pp. 525-550) ; Jeanne Cuisinier, Danses magiques de Kelantan
(Paris, 1936, Travaux et Mémoires de l'Institut d'Ethnologie, vol. 22).
Society'
2) Cf.of par
the exemple,
Ojibwa (Annual
W. J. Hoffmann,
Report of theThe
Bureau
midewiwin
of Ethnology,
or 'GrandSmithsonian
Médecine
Institution, Washington, vol. 7, 1891, pp. 152 sq.) ; Franck G. Speck, Penobscot
Shamanism (Memoirs of the American Anthropological Association, vol. VI, n° 4) ;
Alfred Steinmann, Maske und Schamanentum in Amerika (Ciba Zeitschrifl,
Basel, vol. 8, 1942-43, n° 89).
3) Cf. J. Hoffmann, Encyclopaedia Mundarica (Patna, 1930), vol. II,
pp. 422 sq. ; Jungblut, Magic songs of the Bhils (Internationales Archiv fur
Ethnographie, 1941-42), cité par W Koppers, Probléme der indischen Religions-
geschichte (Anthropos, 1940-41, vol. XXXV-VI, pp. 761-814), pp. 762 sq., pp. 801 sq.
4) Sten Konow, Die Inder (dans Chantepie de La Saussaye, Lehrbuch der
Religionsgeschichle, 4e éd , vol. II), pp. 81 sq. Nous n'avons pas pu consulter
l'étude de Walter Ruben, Schamanismus im alien Indien (Acta Orienlalia, vol. 17,
1939, pp. 164-205).
5) N. S. Nyberg, Die Religionen des alien Iran (deutsch von H. H. Schaeder,
Leipzig, 1938), pp. 146 sq. Sur le chamanisme scythe.'K. Meuli, Scythica (Hermes,
vol. 70, 1935, pp. 121-176).
6) Carl Hentze, Die Sakralbronzen und ihre Bedeutung in den fruhchinesischen
Kulturen (Antwerpen, 1941), pp. 72, 115 sq., 120, 155 sq. ; sur les prétendues
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même parlé d'un chamanisme assyrien1 et germanique2.


Présentant à des lecteurs non spécialistes une
phénoménologie du magicien primitif, P. Radin fait usage des documents
concernant les « chamans » et « hommes-médecine »
d'Australie, de l'Amérique arctique, des Nouvelles-Hébrides, des
Indes Néerlandaises, de l'Afrique du Sud et de la Polynésie3.
Même position méthodologique chez les représentants de
l'école historico-culturelle : le P. W. Koppers, par exemple,
parle du chaman selknam (de la Terre du Feu) ou Santali4.
L'auteur du plus récent ouvrage sur le chamanisme,
M. Âke Ohlmarks5, réagit contre cet emploi, abusif selon lui,

ressemblances entre le taoïsme et le Bon chamanisant, cf. Yule, The Book of Ser
Marco Polo (London, 1875), I, p. 287 ; W. W. Rockhill, The Life of the Buddha
(London, 1884), pp. 206 sq. ; Id., The Land of the lamas (London, 1891), p. 217;
sur le chamanisme dans la Chine moderne, cf. Širokogorov, Psychomental
Complex of the Tungus (London, 1935), p. 388 ; cf aussi., J. F. Rock, The birth and
origin of Dlo-mba Shi-lo, the founder of the Moso shamanism [Bulletin de VÉcole
française ď Extrême-Orient, vol. 37, part. I, 1937). Sur l'origine chinoise du
chamanisme Lolo, cf. les recherches encore inédites de Luigi Vannicelli, citées par
W. Koppers, op. laud., p. 794.
1) L. Feer, cité par A. Van Gennep, Du chamanisme, p. 90 (Religions, mœurs
et légendes, 2e série, Paris, 1909).
2) Cf., par exemple, Alois Closs, Die Religion des Semnonensiammes (Wiener
Beitráge zur Kultur geschichte und Linguislik, vol., IV, Salzburg-Leipzig, 1936,
pp. 549-673), pp. 665 sq. et n. 62 ; Jan de Vries, Altgermanische Religionsge-
schichte, vol. II (Berlin, 1937), pp. 70 &q. 186 &q., 350 ; À. Ohlmarks, Arkiischer
Schamanismus und Altnordischer Seidr (Archiv fur Religionswissenschaft, XXXVI,
1939, pp. 171-180).
3) Paul Radin, La religion primitive (trad. A. Métraux, Paris, 1941), pp. 91-110.
4) Problème, p. 807 ; cf. Bodding, The Santals and Disease (Calcutta, 1927),
pp. 34osq,, etc.
5) Ake Ohlmarks, Studien zum Problem des Schamanismus (Lund-Kopen-
liagen, 1939). L'importante bibliographie rassemblée dans cet ouvrage (pp. 356-
374), quoique incomplète (il y manque, par exemple, les études de J. Layard, de
N. K. Chadwiek, de Castagne), nous dispense de donner ici plus que les indications
essentielles. Une riche bibliographie des publications russes concernant le
chamanisme est parue en 1932 grâce aux soins de A. A. Popov, Materiály dlja biblior
grafti ruskoj literatury po izučeniju šamanstva Severo-Aziatskich narodov (Naučno-
Izsledovalelskafa Associacija Instituta narodov Severa CIK SSSR), Leningrad,
1932. Citons quelques ouvrages d'ensemble publiés en anglais, en allemand et
en français : V. M. Mikhailowski, Shamanism in Siberia and European Russia
(Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 24, 1894, pp. 62-100 et pp. 126-
158) ; L. Stieda, Das Schamanenthum unier den Burjàlen (cinq articles dans
Globus, vol. 52, 1887); W. Grube, Das Schamanentum bei den Golden (Globus,
vol. 71, 1897) ; N. Melnikov, Die ehemaligen Menschenopfer und der
Schamanismus bei den Burjalen des Irkutskischen Gouvernements (Globus, vol. 75, 1899);
Sieroszewski, Du chamanisme d'après les croyances des Yakoules (Rev. Hist.
Rel., 1902, pp. 325 sq.) ; B. P. Pilsudskij, Der Schamanismus bei den Ainu-
Stàmmen von Sachalin (Globus, vrl. 95, 1909) ; G. Čubinov, Beitráge zum psycho-
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des termes de chaman et de chamanisme. Il propose de


restreindre l'usage de ces vocables aux seules religions des
populations arctiques et nord-asiatiques, c'est-à-dire là où
les observateurs ont rencontré pour la première fois le
phénomène du chamanisme. D'après le savant suédois, plusieurs
données s'opposent à la confusion de ce chamanisme
authentique avec les phénomènes extatiques, les guérisons magiques
et la prophétie connus des autres peuples primitifs. Il y a,
premièrement — pour nous servir des formules mêmes de
M. Ohlmarks — 1° une différence idéologique (l'interprétation
que donne le chaman arctique de son expérience extatique) ;
2° une différence ethnographique (la musique, le tambour
chamanique, l'imitation des voix des esprits, la part prise
par les collaborateurs du chaman) ; 3° une différence socio-

logischen Verstàndnis des sibirischen Zaubers. Inaugural Dissertation, Halle


a. S. 1914 ; G. Nioradze, Der Schamanismus bei den sibirischen Vb'lkern,
Stuttgart, 1925 ; Uno. Holmberg-Harva, The Shaman costume and its signiflciance
(Annales Universitatis Fennicae Aboensis, Série B, t. I, Turku, 1922); Id., Der

Байт
3),
61), Helsinki,
des
Helsinki,
Lebens1923
1926
(Annales
; ;id.,
id.,Die
Academiae
DieReligion
religiôsen
Scientiarum
der Vorstellungen
Tcheremissen
Fennicae,
(FF
der Série
altaischen
Communications,
B, t. Vôlker
XIV,
(FFC, n° 125), Helsinki, 1938, spéc, pp. 449-561 (l'œuvre capitale du maître
fiilandais) ; Casanowicz, Shamanism of the natives of Siberia (Smithsonian
Report for 1924) ; K. F. Karjalainen, Die Religion der Jugra-Vôlker, vol. Ill
(FFC, n° 63, Helsinki, 1927), pp. 245-331 ; G. Sandschejew, Weltanschauung
und Schamanismus der Alaren-Burjaten (trad, du russe par R. Augustin, Anthro-
pos, vol. XXII, 1927, pp. 576-613, 933-955; vol. XXIII, 1928, pp. 538-560,
937-986) ; William Thalbitzer, Les magiciens esquimaux, leurs conceptions du
monde, de l'âme et de la vie (Journal de la Société des Américanisles, N. S., t. 22,
1930, pp. 73-106) ; J. Castagne, Magie et exorcisme chez les Kazak-Kirghizes et
autres peuples turks orientaux (Paris, 1930) ; N. K. Chadwick, Shamanism among
the Tatars of Central Asia (Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 66,
1936, pp. 75-112) ; Id., The spiritual ideas and experiences of the Tatars of Central
Asia (ibid., pp. 291-330) ; H. Munro-Chadwick and N. Kershaw Chadwick,
The Growth of Literature, vol III, Cambridge, 1940 (pp. 192-226). Les travaux de
Širokogorov et A. Gahs seront cités en relation avec l'étymologie du mot chaman
et l'origine du chamanisme. Les monographies classiques de Radlov, Bogoraz,
Jochelson, Czaplicka et Rasmussen sur les Esquimaux et les populations
sibériennes contiennent une abondante documentation sur le chamanisme arctique.
Le concept du chamanisme d'après l'école historico-culturelle de Vienne a été
formulé dans l'ouvrage méthodique de Fr. Kirschbaum et Chr. von Fûhrer-
Haimendorf, Anleiiung zu ethnographischen und linguistischen Forschungen,
Môdling-Wien, 1934. Une interprétation sur les bases de la dialectique marxiste
est due à M. D. K. Zelenin, Ideologija sibirskogo šamanstva (Izvestija Akademii
Nauk SSSR, 1935. Otdelenie obščestvennych nauk), Moskva-Leningrad, 1936,
résumé dans l'article du même auteur : Die animisliche Philosophie des sibirischen
Schamanismus (Ethnos, vol. I, n° 4, Stockholm, 1936 ; cf. la critique u'Oiilmarks,
op. cit., 142 sq.).
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logique (le rôle joué par le chaman dans les sociétés arctiques ;
par exemple, les premiers chefs des Bouriates ont été des
chamans : op. laud., p. 6, n. 2) ; 4° la différence fonctionnelle-
ethnologique ; et 5° une différence psychologique
(l'expérience extatique du chraman est sensiblement plus intense
que les transes des hommes-médecine et des magiciens des
peuples primitifs : ibid., pp. 5 sq.).
Nous n'avons pas l'intention de discuter ici ces thèses.
Mais nous dirons que la plupart des différences que M. Ohl-
marks 'croit trouver entre le chamanisme proprement dit
et les phénomènes similaires du reste du monde nous semblent
assez relatives. Pour ne citer que quelques exemples,
l'interprétation idéologique que le chaman donne de sa transe
(l'invocation ou la possession des esprits protecteurs ou des
esprits auxiliaires) se rencontre un peu partout. Nous en
verrons plus loin plusieurs cas, chez les chamans indonésiens.
Les différences dites ethnographiques ne sont pas plus
décisives : la musique joue le même rôle en Indonésie1 ; le
tambour chamanique est remplacé à Ceylan2 par la coquille
(ailleurs, par le gong et les clochettes), mais la fonction magico-
religieuse reste la même ; l'imitation des voix des esprits
se rencontre déjà dans une population aussi archaïque que
les pygmées Semang de la péninsule de Malacca3. En ce qui
concerne la différence psychologique, elle est difficile à
évaluer ; des transes presque cataleptiques sont fréquentes,
par exemple, chez les hommes-médecine des Savage Islands.
(Cf. Loeb, The Shaman of Niue, p. 400.)
Cependant, il est possible de tracer une ligne de
démarcation assez précise entre le chamanisme proprement dit et
les phénomènes universellement connus des magiciens et
hommes-médecine primitifs. Non pas que n'importe quel
magicien, homme-médecine ou sorcier puisse être appelé

1) Cf. Jeanne Cuisinier, Danses magiques de Kelantan, pp. 45 sq., .50 sq.,
75 sq., etc. ; Loeb, Shaman and Seer, p. 61.
2) Paul Wmz, Exorzismus und Heilkunde auf Ceylon, Bern, 1941 ; les
clochettes chez les Mentawei, Loeb, ibid., p. 67.
3) Cf. p. ex., Paul Schebesta, Les Pygmées (Paris, 1940), p. 153, etc.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 9

chaman. Comme nous ne tarderons pas à le constater, le


chamanisme implique une théorie et une technique
mystiques qui lui sont propres et qui le distinguent des autres
idéologies et techniques magico-religieuses. Mais la spécificité
du chamanisme ne se laisse pas inclure dans les limites d'une
certaine zone géographique (en l'occurrence, ainsi que le
pense Â. Ohlmarks, dans les régions arctiques). On hésite
à suivre le savant suédois dans ses distinctions concernant
le chamanisme arctique et sub-arctique, distinctions qu'il
considère comme le résultat le plus important de ses
recherches. Selon lui, le chamanisme aurait été originairement
un phénomène exclusivement arctique, dû en premier lieu
à l'influence du milieu cosmique sur la labilité nerveuse des
habitants des régions polaires. Le froid excessif, les longues
nuits, la solitude désertique, le manque des vitamines, etc.,
auraient influé sur la constitution nerveuse des populations
arctiques, en provoquant soit des maladies mentales
(l'hystérie arctique, meryak, menerik, etc.), soit la transe chama-
nique. La seule différence entre un chaman etunépileptique,
est que ce dernier ne peut pas réaliser la transe de sa propre
volonté (op. cit., p. 11). Dans la zone arctique, l'extase cha-
manique est un phénomène spontané et organique ; et c'est
seulement dans cette zone qu'on peut parler du « grand
chamanisme », c'est-à-dire de la cérémonie bien connue qui
finit dans une transe cataleptique réelle, pendant laquelle
l'âme est supposée avoir abandonné le corps et voyager
vers les cieux ou les enfers souterrains. Dans les régions
subarctiques, le chaman, n'étant plus victime de l'oppression
cosmique, n'obtient pas spontanément une transe réelle
et se voit forcé de provoquer une demi-transe avec l'aide
de narcotiques ou de mimer dramatiquement le « voyage »
de l'âme (Ohlmarks, op. laud., pp. 100 sq., 122 sq., etc.)
Nous reviendrons sur les différences que M. Ohlmarks
croit pouvoir établir entre les deux variétés du chamanisme,
et qui constituent en fait la partie nouvelle de son important
ouvrage. Pour l'instant, examinons d'un peu plus près l'équi-
10 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

valence chamanisme-maladie mentale. La thèse ' n'est pas


neuve. Comme l'érudition de M. Ohlmarks le prouve à l'abon*
dance1, depuis Krivošapkin (1861, 1865), Bogoraz. (1910),
Vitaševskij (1911), Czaplicka (1914), on a continuellement
mis en lumière la phénoménologie psycho-pathologique du
chamanisme. Mais cette prédisposition maladive . n'est pas
limitée au chaman arctique. G. A. Wilken affirmait, il y a
déjà soixante ans, que, originairement, le chamanisme
indonésien avait été une maladie réelle et que c'est seulement
plus tard que l'on a commencé à imiter dramatiquement
la transe authentique. D'après Loeb (p. 395), le « chaman
de Niue » est épileptique ou extrêmement nerveux, et
provient de certaines familles où l'instabilité nerveuse est
héréditaire. En se basant sur les descriptions de Miss Czaplicka,
J. Layard croit pouvoir établir une ressemblance étroite
entre le chaman sibérien et le bwili de Malekula2. Le sikerei
de Mentawei (Loeb, Shaman, p. 67), le bomor de Kelantan
(Cuisinier, Danses magiques, pp. 5 sq.) sont également des
névropathes. Paul Radin met en évidence la structure épi-
leptoïde ou hystérioïde de la plupart des hommes-médecine
qu'il cite à l'appui de sa thèse sur l'origine
psycho-pathologique de la classe des sorciers et des prêtres. Et il ajoute,
exactement dans le sens de Wilken, de Layard, d'Ohlmarks :
« Ce qui tout d'abord était dû à des nécessités psychiques
devint une formule prescrite et mécanique à l'usage de tous
ceux qui désiraient devenir prêtres ou entrer en contact
avec le surnaturel » (La religion primitive, trad, franc.,
p. 110). M. Ohlmarks (op. laud., p. 15) affirme que nulle part
dans le monde on ne rencontre l'intensité et la généralité
des maladies psycho-mentales comme dans l'Arctique, et
11 cite un mot du savant russe Dim. Zelenin : « Dans le Nord,

1) Ohlmarks, pp. 20 sq. ; G. Nioradze, Der Schamanismus, pp. 50 sq. ;


M. A. Czaplicka, Aboriginal Siberia, pp. 179 sq. (Chukchee) ; V. G. Bogoraz,
К psichologii šamanstva и narodov severo-vostočnoj Azii (Etnograflčeskoe Obozrenie,
1910, vol. 22, 1-2), pp. 5 sq.
2) J. Layard, Shamanism, p. 544. Même observation chez Loeb, Shaman
and Seer, p. 61.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 11

ces psychoses étaient beaucoup plus répandues qu'ailleurs. »


Mais des observations semblables ont été faites au compte
de nombre d'autres peuplades primitives, et on ne voit pas
trop bien en quoi elles nous facilitent la compréhension
d'un phénomène religieux1. Considéré dans l'horizon de
Yhomo religiosus — le seul qui nous préoccupe dans le présent
article — , le malade mental s'avère un mystique raté ou,
encore mieux, un mystique simiesque. Son expérience est
vide de contenu religieux, même si apparemment elle
ressemble à une expérience religieuse, de la même manière
qu'un acte d'auto-érotisme atteint le même résultat
physiologique qu'un acte sexuel réel (l'émission séminale), bien
qu'il ne soit qu'une imitation simiesque de celui-ci, étant,
en effet, privé de la présence concrète du partenaire. Quoi
qu'il en soit, force nous est de conclure que l'origine arctique
du chamanisme ne ressort pas nécessairement de la labilité
nerveuse des populations vivant trop près du pôle et des
épidémies spécifiques du Nord à partir d'une certaine
latitude. Des phénomènes pathogènes semblables se rencontrent
un peu partout sur le globe entier.
Que de telles maladies apparaissent presque toujours
en relation avec la vocation des hommes-médecine, ce n'est
point chose surprenante. Comme le malade, l'homme
religieux est projeté sur un niveau vital qui lui révèle la réalité
même de l'existence humaine, c'est-à-dire la solitude, la
précarité, l'hostilité du monde environnant. Mais le magicien
primitif, l'homme-médecine ou le chaman, n'est pas
seulement un malade : il est, avant tout, un malade qui a réussi
à guérir, qui s'est guéri lui-même. Maintes fois, si la vocation
du chaman ou de l'homme-médecine se révèle à travers une
maladie ou une attaque épileptique, l'initiation du candidat
équivaut à une guérison2. Ce n'est pas au fait qu'il est sujet

1) Néanmoins Ohlmarks précise (op. cil., pp. 24, 35) que le chamanisme ne
•doit pas être considéré exclusivement comme une maladie mentale, le phénomène
étant plus complexe.
2) J. Cuisinier, op. cit., p. 5 ; Loeb, Shaman and Seer, pp. 66 sq.
12 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

aux attaques d'épilepsie que le chaman esquimau ou


indonésien, par exemple, doit sa force et son prestige ; c'est au
fait qu'il peut maîtriser cette epilepsie. Extérieurement,
on a beau jeu de remarquer nombre des ressemblances entre
la phénoménologie du meryak ou menerik et la transe du
chaman sibérien, mais le fait essentiel reste néanmoins la
capacité qu'a ce dernier de provoquer volontairement sa
« transe épileptoïde ». Et, qui plus est, les chamans, si
semblables, apparemment, aux épileptiques et aux hystériques,
donnent la preuve qu'ils jouissent d'une constitution nerveuse
plus que normale : ils réussissent à se concentrer avec une
intensité inaccessible aux profanes ; ils résistent à des efforts
épuisants ; ils contrôlent leurs mouvements extatiques, etc.1.
Qu'ils soient encore ou ne soient pas sujets aux attaques
réelles d'épilepsie ou d'hystérie, les chamans, les sorciers,
les hommes-médecine, en général, ne peuvent pas être
considérés comme de simples malades : leur expérience psycho-
pathique a un contenu théorique. Car s'ils se sont guéris
eux-mêmes et savent guérir les autres, c'est parce qu'ils
connaissent le mécanisme — ou encore mieux, la théorie —
de la maladie.
Pour les hommes-médecine des sociétés inférieures comme
pour le chaman proprement dit des populations arctiques
et nord-asiatiques, la maladie est soit l'abandon du corps
par son âme soit la possession par une âme étrangère, un
« esprit » ou un « démon ». La technique magico-médicale
comporte par conséquent deux méthodes : 1° expulser
l'« esprit » et 2° chercher, apporter et faire réintégrer l'âme
du malade dans son corps. C'est cette deuxième technique

1) Quoique la « danse extatique » ait lieu, devant une nombreuse assistance,


à l'intérieur d'une yurta, personne n'est atteint. Chez les Bouriates, les chamans
sont les principaux gardiens de la riche littérature héroïque orale (Sandsche-
jew, Weltanschauung, p. 306). Le vocabulaire poétique d'un chaman yakoute
comprend 12.000 mots, alors que son langage usuel n'en comporte que 4.000
(Chadwick, Growth of Literature, p. 199). En général, le chaman sibérien et nord-
asiatique ne donne pas de signes de désintégration mentale (cf. Chadwick, op. cit.,
p. 214). Leur mémoire et leur capacité d'auto-contrôle sont sensiblement
supérieures à la moyenne.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 13

qui est de beaucoup la plus élaborée dans le chamanisme.


La différence entre la méthode des hommes-médecine,
sorciers et docteurs des sociétés inférieures, en général, et celle
des chamans, se marque spécialement dans la technique
employée pour rechercher et pour rapporter l'âme du malade
et dans la théorie subjacente à cette technique. C'est dans le
chamanisme que se précise l'interprétation de la maladie
comme fuite de l'âme vers le pays des morts. La technique
du chaman consiste donc dans le voyage dans l'Au-delà,
voyage que lui seul peut entreprendre sans risques, parce
que lui seul connaît et l'itinéraire et les moyens de parvenir
au but. Chez les Pygmées de l'Afrique, par exemple, chez qui
on rencontre des hommes-médecine mais point de chamans
proprement dits, la maladie est censée être provoquée par
des causes multiples — physiques ou extra-naturelles — ,
mais on ne nous parle pas explicitement d'un rapt de l'âme
dans le pays des morts1. Chez les Semang, dès que quelqu'un
tombe malade, le hala et son assistant se retirent dans une
cabane de feuilles et commencent à chanter, invoquant de
la sorte les cenoï, les « neveux de Dieu ». Ce sont ces cenoï,
à la fois âmes et esprits de la Nature, qui servent
d'intermédiaires entre Dieu, Tata Ta Pedn, et l'homme (Sche-
besta, Les Pygmées, pp. 152 sq.)2. Après quelque temps,
de la cabane montent les voix des cenoï eux-mêmes ; les
hommes-médecine chantent et parlent dans une langue
inconnue, et quand ils quittent la cabane, ils prétendent
l'avoir oubliée. C'est surtout quand il reçoit la révélation
de la cause et du traitement de la maladie, que le hala est
censé tomber en transe (Evans, op. cit., pp. 115 sq.). П peut
aussi se transformer en tigre (exactement comme les bomors
de Kelantan ; cf. J. Cuisinier, Danses magiques, pp. 38 sq.).
Plusieurs détails, sont à retenir : l'existence de deux

1) Cf. R. P. Trilles, Vâme du Pygmée ď Afrique (Paris, 1943), pp. 246 sq.
2) Une classe de hala, snahud — du verbe sahud, « évoquer » (Ivor Evans,
Schebesta on the sacerdo-therapy of the Semangs, dans Journal of the Royal
Anthropological Institute, 1930, vol. 60, pp. 115-125, p. 119) — peut seulement faire le
diagnostic ; l'autre classe, puteu, peut aussi guérir.
14 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

catégories d'hommes-médecine, l'une qui évoque les cenoï


et diagnostique la maladie, l'autre qui réalise la guérison ;
les rapports étroits entre les hala et les cenoï (qui peuvent
être également considérés comme les âmes des ancêtres ;
Evans, p. 118), mais aussi l'aide plus ou moins indirecte du
Dieu1 ; la faculté que possède l'homme-médecine de se
transformer en tigre ; le rôle important, mais non prédominant
toutefois, du hala dans la 'société Semang ; la transmission
de l'office de hala du père au fils (Evans, p. 120). Quelques-
uns de ces traits, nous les retrouverons dans le chamanisme
proprement dit (évocation des esprits-ancêtres suivie de la
transe, mais aussi rapports directs avec le Dieu suprême ;
transformation de l'homme-médecine en animal ;
transmission héréditaire de l'office). Cependant, ces ressemblances
ne forcent pas la conviction ; il y manque, par exemple,'
l'élément fondamental du chamanisme : la fuite de l'âme
vers le pays des morts et le scénario dramatique de sa
recherche par le chaman.
Cette recherche, comme nous ne tarderons pas à le
montrer, est amplement documentée pour l'Indonésie. Déjà dans
la Micronésie on peut suivre les étapes d'une « spécialisation »
plus effective de l'homme-médecine. Dans l'île de Niue,
celui-ci est « possédé par les dieux » (laula-alua) ou « possédé
par les esprits » (taula-aitu), et ce sont les dieux ou les esprits
qu'il envoie rechercher l'âme du malade ; généralement on
arrive à découvrir que l'âme a été ravie par les « Serpents
de la Mer » (la mer étant un symbole de l'Au-delà). Pour
la ramener, l'homme-médecine s'adresse aux trois dieux
— Ninwa, Falahi et Upi — et les évoque en sifflant sans cesse
jusqu'au moment où il obtient la communication avec eux ;
c'est alors qu'il tombe en transe. Remarquons que, dans la
même région, on emploie parallèlement un autre moyen :
la communion avec les âmes des morts. Ainsi, par exemple,

1) « Si Ta Pedn ne lui avait pas dit quelle médecine employer, le moment de


la donner au malade, et les mots qu'il doit prononcer, comment le hala pourrait-il
guérir ? », se demandait un pygmée Semang (Schebesta, p. 152).
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 15

un iaula alua (c'est-à-dire quelqu'un qui se présente comme


« possédé par les dieux » !) prétend communiquer avec ses
frères défunts ; il se déclare capable de les voir clairement,
mais, quand a lieu l'apparition, il perd connaissance (Loeb,
The Shaman of Niue, pp. 399 sq.). Dans son cas, ce sont les
esprits de ses frères qui lui révèlent les causes et les remèdes
de la maladie, ou qui lui communiquent si le patient est
condamné. Mais on a gardé le souvenir d'une époque où le
chaman était exclusivement « possédé des dieux » et non pas,
comme aujourd'hui, « possédé des esprits » (Loeb, ibid.,
p. 394). Double tradition religieuse qu'on retrouvera chez
les chamans des zones arctique et nord-asiatique : la
croyance en un dieu suprême céleste et l'animisme joint au
culte des ancêtres, ou, si l'on considère les choses du point
de vue de la psychologie religieuse, « contemplation » et
« possession я1.
Même ambivalence dans le chamanisme indonésien :
d'une part, des rapports directs et continus avec le monde
céleste (rapt du chaman dans les cieux, rêves ou rites
d'ascension, sur lesquels nous aurons à revenir) ; d'autre part,
.la dépendance du chaman par rapport au monde des esprits
et des morts, et sa fonction de psychopompe. Chez les Dayaks,
par exemple, le chaman conduit dans une barque l'âme du
défunt ; sans son aide, celui-ci risque de s'égarer et, par
conséquent, de ne pouvoir jamais trouver de repos2. A toute
l'Indonésie est également familière « la barque des âmes »
dans laquelle le chaman s'élance à la suite des âmes des

des 1)hommes-médecine
E. M. Loeb croitindonésiens,
pouvoir préciser
le chaman
que le« possédé
« voyant» par
» estlesle esprits
type archaïque,
étant un
phénomène ultérieur (ci. Shaman and Seer).
2) Cf., par exemple, la description que donne W. Howell, A Sea Dyak Dirge
[Sarawak Museum Journal, vol. I, 1911, pp. 19 sq.). Mais, chez les Dayaks, il y a
aussi la théorie que les âmes des morts s'envolent vers le Ciel,' et le « guide »
demande l'aide de.l'Esprit du Vent et grimpe au sommet d'un arbre pour s'orienter ;
cf. Ling H. Roth, The Natives of Sarawak and British North Borneo (Londres, 1896),
I, pp. 208 sq. Ailleurs ce voyage vers le ciel se fait toujours dans une barque,
comme par exemple dans les îles Marquises (cf. Captain David Porter, Journal
of a Cruise made to the Pacific Ocean, seconde édition, New-York, 1822, vol. II,
113, cité par Frazer, The Belief in Immortality and the worship of the dead, vol. II, •
London, 1922, p. 364-65).
16 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

malades parties vers le pays des morts1. Il est évident que le


voyage chamanique répète le voyage des morts ;
psychopompe ou guérisseur, le chaman indonésien est capable de
suivre l'itinéraire vers l'Au-delà, justement parce qu'il le connaît
déjà (soit par sa propre maladie originaire, soit par
l'initiation). Exactement comme le chaman nord-américain. Chez
les Indiens Thompson, celui-ci met son masque et suit
premièrement l'ancien sentier par lequel les ancêtres se rendaient
autrefois aux pays des morts ; s'il ne rencontre pas l'âme
du malade, il fouille les cimetières où sont enterrés ceux
d'entre les Indiens qui ont été christianisés. Mais, de toute
façon, il a à lutter avec les fantômes afin de pouvoir leur
arracher l'âme du malade, et quand il revient à terre, le
chaman montre aux assistants sa massue ensanglantée. Chez
les Indiens Tuanas de l'État de Washington, la descente
aux enfers est même plus réaliste : souvent on ouvre la surface
du sol ; on imite le passage d'un cours d'eau ; on mime
vigoureusement la lutte avec les esprits, etc.2.
En ce qui concerne les chamans des populations arctiques
et centre-asiatiques, la guérison s'obtient également par
une longue et aventureuse descente aux Enfers. Ainsi, par
exemple, chez les Yukagirs, après avoir conjuré les esprits
des ancêtres, le chaman annonce : « l'âme du malade, semble-
t-il, s'est dirigée vers le Royaume des Ombres ». Accompagné
par ses esprits protecteurs, le chaman descend, lui aussi,
dans le domaine des morts et arrive devant une petite maison
où il rencontre un chien et une vieille. Celle-ci lui demande
s'il est venu pour toujours ou pour quelque temps. Sans lui
répondre, le chaman continue son chemin jusqu'à une rivière
qu'il traverse dans une barque, toujours accompagné par ses
esprits protecteurs. Sur l'autre rive il rencontre, parmi la
foule des défunts, les parents du malade, qui refusent de

1) Sur la « barque des âmes », voir A. Steinmann, Das Kultische Schiff im


Indonésien, 1PEK, 1939-1940, pp. 149-205.
2) Frazer, Tabou et les périls de Vâme (trad, française, Paris, 1927), pp. 48-49.
Dans l'île Vea du Pacifique également, l'homme-médecine rend visite, en pro- "
cession, au cimetière. Même rituel à Madagascar : Frazer, ibid., p. 45.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 17

lui donner son âme. C'est le chaman qui vole, par son pouvoir
magique, l'âme du malade, en l'aspirant ; de retour sur la
terre, il réussit à faire réintégrer l'âme dans le corps du
malade1. Citons aussi la description bien connue que Potanin
a donnée du chaman altaïque. Après avoir chevauché à
travers deux steppes, le chaman escalade une Montagne de
Fer2, Ternir Shaikha, semée des os blanchis des autres cha-
mans qui l'ont précédé et qui ont trouvé la mort dans cette
entreprise dangereuse. Une nouvelle chevauchée l'apporte
devant l'entrée de l'autre monde, et le chaman commence
la descente aux Enfers. Il traverse sur un cheveu la mer
souterraine et, pour, donner une image prégnante de son
passage sur ce pont périlleux, il chancelle au point de tomber.
Finalement, il chevauche de nouveau vers la demeure de
Erlik, réussit à y pénétrer en dépit des chiens qui la gardent,
et rencontre, furieux et menaçant, le chef des morts en
personne. C'est maintenant qu'a lieu la scène la plus
dramatique. Le chaman offre à Erlik un don fait par la famille
du malade, l'invite à boire de l'eau-de-vie jusqu'à ce que le
roi de l'Enfer s'enivre, et il imite laborieusement les phases
de la griserie d'Erlik. Cette longue et pathétique discussion
avec le Roi des morts est couronnée parfois par la transe
extatique du chaman. Mais le but du voyage est atteint :
dompté, Erlik le bénit, lui permet de reprendre l'âme du
malade, et le chaman revient à la surface de la terre en
utilisant non le cheval, mais une oie3. Dans la yurta il marche

1) V. I. Jochelson, The Yukaghir and the Yukaghirized Tungus (Leiden-


New-York, 1910-1926), pp. 196 sq.
2) Dans la cosmologie mystique altaïque — comme dans beaucoup d'autres
cosmologies — la montagne symbolise le « Centre du Monde ». Et c'est seulement
au « Centre » qu'on peut réaliser la « rupture du niveau », le passage entre les trois
régions cosmiques : Terre, Ciel, Enfer. Mais la montagne, dans presque toutes
les traditions, appartient au symbolisme céleste ; on monte aux Cieux en
escaladant une montagne. Nous aurons à revenir sur cet important problème (voir plus
loin, p. 31 sq.). Remarquons, pour l'instant, que dans la technique ehamanique
altaïque nous avons affaire à une double tradition : l'ascension au Ciel et la
descente aux Enfers, même quand il n'est pas fait d'allusions précises aux dieux
célestes.
3) Ce détail n'est-il pas dû à la confusion entre les deux traditions dont nous
avons parlé dans la note précédente ? Nous aurons l'occasion de constater l'im-
18 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

sur la pointe de ses pieds, comme s'il volait, en imitant le


cri de l'oiseau. Lorsque la séance prend fin, le chaman se
frotte les yeux comme s'il se réveillait et demande à
l'assistance des renseignements sur le voyage qu'il vient de
faire1. Rappelons qu'un voyage semblable a lieu aussi dans
le sens inverse, car c'est toujours le chaman qui accompagne
l'âme du défunt dans le royaume d'Erlik. Radlov décrit une
séance organisée pour conduire l'âme d'une femme morte
depuis quarante jours. Le rituel a lieu pendant la nuit, à
l'intérieur de la yuria, autour du feu, et débute par
l'invocation de la défunte. C'est à travers le chaman, qui s'efforce
d'imiter sa voix, qu'elle parle. Elle se plaint de ne pas
connaître le chemin, d'avoir peur de s'éloigner des siens, etc.,
mais finit par accepter d'être conduite par le chaman, et
les deux partent ensemble vers le domaine souterrain. A
l'arrivée, le chaman se voit refuser par les âmes des morts
l'entrée de la nouvelle venue. Les prières restent sans
résultat, et on leur offre alors de l'eau-de-vie ; la séance s'anime
peu à peu, jusqu'à devenir grotesque, car les âmes des
morts, par la voix du chaman, commencent à se quereller
et à chanter toutes ensemble ; à la fin, elles acceptent de
recevoir la défunte. La deuxième partie du rituel représente
le voyage de retour ; le chaman danse et crie jusqu'à ce qu'il
tombe à terre, inconscient2.
La similitude entre ces deux types de voyage est
remarquable : médecin ou psychopompe, le chaman suit le même
itinéraire et lutte avec les mêmes difficultés. Mais il y a lieu
d'observer que cette topographie infernale semble être
tardive (Harva, Die religiôsen Vorslellungen, p. 559) et qu'on
rencontre aussi le mythe d'un Au-delà sous-marin ou céleste.

portance du motif du « vol sur un oiseau », tant dans le chamanisme arctique et


nord -asiatique que dans le chamanisme des Mers du Sud.
1) S. N. Potanin, Očerki severo-zapadnoj Mongolii, t. IV
(Saint-Pétersbourg, 1883), pp. 64-68 ; bon résumé dans Michaïlowsky, pp. 72-73 ; plus
sommaire, Harva, Die religiôsen Vorstellungen, pp. 558-559 ; Ohlmarks, p. 127.
2) V. V. Radlov, Aus Sibirien, Lose Blatter aus dem Tagebuche eines reisenden
Linguisien, Leipzig, 1884, vol. II, pp. 52 sq.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 19

En effet, Vassilief a remarqué que, chez les Yakoutes et les


Dolganes, le chaman qui cherche l'âme du malade saisie
par les démons se comporte comme s'il plongeait, et les
Toungouses, les Tchouktches et les Lapons parlent de la transe
chamanique comme d'une « immersion и1. D'autre part,
les Yakoutes utilisent deux expressions différentes selon
qu'un chaman monte vers les esprits « d'en haut » ou se dirige
vers les esprits « d'en bas » (Harva, op. laud., p. 552). Car
chez beaucoup des populations arctiques et nord-asiatiques
la guérison comprend — au lieu d'une descente aux Enfers —
une ascension au ciel. Ainsi, par exemple, chez les Dolgans
et les Yakoutes, le scénario comporte quatre opérations
rituelles : 1° l'invocation des esprits protecteurs du chaman ;
2° la recherche de l'esprit qui a volé l'âme du malade ; 3° son
expulsion par des bruits et des menaces ; et 4° l'ascension
du chaman au Ciel. Celle-ci a lieu près de la yurla, où on fixe
trois ou neuf arbres dépouillés de leurs branches, et un
bouleau ou un pieu portant à sa cime une grouette morte ou un
oiseau de bois. Les arbres sont reliés entre eux par une corde
de poils de chevaux, et entre les arbres et la yurta se trouve

1) Harva, Rel. VorstelL, p. 552; cf. le voyage du chaman eskimo vers la


« Grande mère du phoque », Takanakapsâluk, au fond de la mer, décrit par
Rasmussen, Intellectual Culture of the Iglulik Eskimos (Copenhague, 1929),
pp. 124 sq., et Ohxmarks, pp. 198 sq. Chez les Esquimaux de Groenland, l'âme
du malade est censée être partie vers le « pays des ours » (W. Thalbitzer, Les
magiciens esquimaux, pp. 80 sq.). Cf. l'océan et les profondeurs océaniques
considérés comme le pays des morts chez les Indonésiens, les Micronésiens, etc. Dans
les conceptions japonaises archaïques, le pays des morts et des ancêtres se trouvait
quelque part au delà de la mer ou dans les profondeurs marines. Le complexe
religieux du marebito — dont l'élément essentiel était constitué par la visite
annuelle que les morts faisaient aux vivants — comprenait le lancement rituel
de petites barques et des chevaux-poupées, pour faciliter le voyage de retour
des morts à travers l'Océan (cf. les travaux, encore inédits, de Oka, résumés par
Alexander Slawik, Kullische Geheimbunde der Japaner und Germanen, dans
Wiener Beitràge zur Kullurgeschichle und Linguislik, Salzburg-Leipzig, 1936,
Jahrgang, IV, pp. 675-763, spéc, p. 703). Des conceptions similaires concernant un
Au-delà maritime (les îles des morts, la barque funéraire, le pont sur le fleuve, etc.),
se rencontrent aussi chez les anciens Germains (cf. Wolfgang Golther, Handbuch
der germanischen Mythologie, Leipzig, 1895, pp. 90 sq., 315, 473 ; Oskar Almgren,
Nordische Felszeichnungen als religiose Urkunden, Frankfurt a. M., 1934, p. 191 ;
Otto Hôfler, Kullische Geheimbunde der Germanen, Frankfurt a. M., 1934,
p. 196 ; Jan de Vries, Allgermanische Religions geschichte, vol. II, Berlin, 1937,
pp. 399 sq.), conceptions que A. Slawick (op. cit., pp. 704 sq.) compare, avec
raison, avec le complexe japonais.
20 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

une petite table avec une carafe d'eau-de-vie. Le chaman


imite le vol d'un oiseau, signe qu'il a commencé l'ascension ;
les arbres représentent les neuf Cieux, et le chaman se repose
et distribue des dons aux esprits célestes dès qu'il réussit
à atteindre un nouveau ciel. Quand le voyage prend fin, le
л chaman purifie par le feu un de ses pieds1.
Nous avons à revenir sur cette double tradition chama-
nique, que l'on peut appeler, par commodité, « céleste » ou
« infernale ». Remarquons pour l'instant que, au moins de
nos jours, chez la plupart des populations arctiques et nord-
asiatiques, les deux idéologies et les deux techniques
coexistent2. Cette polarité se vérifie, d'ailleurs, en d'autres secteurs
religieux. Ainsi, les Yakoutes croient que sauf les esprits
mauvais, abasy, qui vivent sous terre, toutes les autres
âmes des morts habitent le Ciel sous la forme d'oiseaux
(Harva, op. cit., p. 361). Les Tatars de l'Altaï croient que les
pécheurs s'en vont chez Erlik et que les bons survivent
heureux dans le Ciel (Radlqv, Aus Sibirien, II, p. 12). Les
Ostyaks pensent que seuls ceux qui trouvent la mort au
combat ou à la chasse peuvent monter aux Cieux ; la même
conception est commune aux Lapons, aux Tchouktches, aux
Tlingits, etc.3. Il y a des raisons de croire que la conception
primitive de l'habitat des âmes a été le Ciel (Harva, p. 364),
conception qu'on doit mettre en relation avec la structure
générale de la religion arctique4. A cette double idéologie

1) Harva, op. laud., pp. 545 sq. Cf. l'ascension jusqu'au ciel de Bai Ûlgen et
l'initiation chamanique, ci-dessous p. 29 sq.
2) II y a, sans doute, des exceptions. Voir p. ex., Harva, pp. 551 sq.
3) Harva, p. 365 ; K. F. Karjalainen, Die Religion der Yugra-Vblker, vol. I
(Helsinki, 1921), pp. 189, 190. Rappelons que dans la tradition japonaise,
parallèlement à la conception d'un au-delà maritime, sous-marin ou souterrain, il
existe aussi un complexe « vertical » : la montagne comme domaine des morts
(Slawik, op. cit., pp. 687 sq.). Croyances similaires chez les Germains (« la
montagne des morts » des Islandais, Hôfler, pp. 221-222 ; des Suédois, ibid., p. 223,
n. 175, etc.).
• 4) Dans une importante étude, Kopf-, Schàdel-und Langknochenopfer bei
Benliervôlkern {Festschrift W. Schmidt, Môdling, 1928, pp. 231-268), A. Gahs
a mis en lumière l'existence chez les populations arctiques d'un ancien sacrifice
au dieu du Ciel, auquel on offrait la tête et les os longs, tandis qu'on offrait le
sang chaud aux divinités chthonico-infernales. Ainsi, par exemple, les Jurak-
Samojedes sacrifient sur les hautes montagnes, en l'honneur du dieu céleste Num,
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 21

correspond d'habitude une bipartition de la classe des cha-


mans en « chamans blancs » et « chamans noirs », ou une
classe des prêtres-sacrificateurs faisant face aux chamans-
sorciers. Ainsi, par exemple, chez les Yakoutes, il existe
le ajy ojuna, prêtre sacrificateur, et le chaman noir, abasy
ojuna (les abasy sont les esprits mauvais ; Harva, p. 482) ;
les Bouriates parlent des « chamans blancs » (sagani bô)
et des « chamans noirs » (karain bô), les uns ayant des
rapports avec les dieux, les autres avec les esprits (ibid., p. 484).
Chez les Tatars de l'Altaï, le chaman blanc honore le Dieu
du Ciel et ses fils, et le chaman noir s'occupe de « tous les
esprits » ; leur costume lui-même est différent, blanc chez
les premiers, bleu chez les autres (ibid., p. 482). Il est
instructif de remarquer que la différence tend à s'affermir
dans les régions du Sud (Tatars, Bouriates), où les influences
des religions asiatiques s'affirment plus précises
(ci-dessous, p. 48 sq.).

2. — L'ascension du chaman au ciel

Le trait caractéristique du chamanisme — trait qui le


distingue des autres techniques magico-religieuses — est
l'ascension « extatique » du chaman au ciel. La cérémonie
semble être indépendante et de la fonction de guérisseur du
chaman et de celle de psychopompe, car elle a lieu en d'autres
occasions aussi. Morphologiquement, on peut distinguer deux
types d'ascension : 1° « occulte », pendant la transe (réelle
ou feinte) du chaman, quand son âme est supposée avoir
abandonné le corps ; et 2° « manifeste », quand le chaman
mime l'ascension d'une manière réaliste ou symbolique dans
le cadre d'un rituel spécifique. Pour M. Ohlmarks, la transe

un renne blanc (op. cit., p. 238) ; les Toungouses font leur offrande de la même
manière à l'Esprit du Ciel, Buga (p. 243), etc. Chez les Koryaks, les Tchouktches
et les Esquimaux, l'ancien culte du Dieu céleste se trouve métissé avec des
éléments totémisto-animistes et matriarcaux, que Gahs considère comme secondaires
(p. 261 ). Dans le même sens, cf. la vue d'ensemble sur les religions arctiques donnée
par le P. W. Schmidt dans le IIIe volume de son Ursprung der Gottesidee
(Munster, 1931), pp. 541-564.
"22 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

est le phénomène originaire, car elle est spontanée chez les


populations arctiques. Le rituel et le symbolisme de Vascen-
sion ne sont qu'une imitation de cette expérience
psychopathologique primitive, que le chaman des zones sub-arc-
tiques n'est capable d'obtenir ni par ses propres moyens
(n'étant pas sujet à des crises ď « hystérie arctique ») ni par
les narcotiques (op. laud., pp. 79, 100, 122 sq., etc.). De ce
fait, pour le savant suédois, la caractéristique même du cha-
manisme proprement dit — c'est-à-dire l'ascension du
chaman au Ciel — prouve les origines arctiques de ce phénomène
religieux. Tout ce qui a lieu dans les zones sub-arctiques
n'est qu'une imitation, plus ou moins réaliste, de la transe
hystéro-épileptoïde, endémique dans les régions polaires.
Nous croyons que le problème doit se poser en d'autres
termes. L'existence ou l'absence d'une base organique,
pathologique, de ce phénomène religieux n'est pas concluante,
car, nous l'avons vu (ci-dessus, p. 10 sq.), la constitution
maladive des hommes-médecine est loin d'être une
caractéristique des populations arctiques1. Reste l'idéologie du
chamanisme. Notre tâche immédiate est d'examiner si on
peut considérer cette idéologie comme une création
exclusive des expériences religieuses spécifiquement arctiques ou
(comme nous le croyons) si elle s'intègre dans un « système »
plus vaste., sans attaches immédiates (c'est-à-dire
psychophysiologiques) avec une certaine zone géographique
(l'Arctique).
Examinons de plus près la morphologie de l'ascension
chamanique au ciel. Le type que nous avons appelé « occulte »
— à cause de la transe qui couronne presque toujours la
cérémonie — est un drame intériorisé. Mais l'itinéraire céleste
est connu d'avance, et* par le chaman, et par les spectateurs ;
et si ceux-ci ne voient pas directement les péripéties de
l'ascension, du moins les devinent-ils d'après les gestes du

1) M. Ohlmarks affirme (Studien, p. 146) que la conception du rapt de l'âme


du malade est spécifiquement « hocharktisch ». Nous avons rencontré des idées
semblables en Indonésie, ci-dessus, p. 15 sq.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 23

chaman ; le drame, tout « intériorisé » qu'il soit, reste


transparent. La transe, réelle ou feinte, n'est jamais une simple
expérience privée ; elle a lieu à un certain moment de
l'ascension, elle est intégrée dans un système cosmo-théologique,
elle est validée par une « théorie ». L'ascension est toujours
communiquée, rendue visible, sinon par un rituel explicite
(comme chez les sub-arctiques), du moins par un symbole
•quelconque : danse, imitation du vol d'un oiseau ou de la
■chevauchée, exclamation et mots-clé, etc. Ainsi, le chaman
yakoute, pour guérir un malade, s'élance vers le Ciel, mais
son voyage est mimé pár une danse1. Dans la région de l'Iénis-
séi, le chaman danse également son ascension ; il annonce
que les esprits l'emportent dans les airs et, à un certain
moment, il crie : « Je me trouve très haut, je vois à 100 milles
Je Iénisséi ! », etc. (Ohlmarks, op. cit., p. 184). En ce qui
concerne le système cosmo-théologique — qui valide, en
dernière instance, la transe « occulte » — , nous avons déjà vu
■que le voyage du chaman suit un itinéraire céleste, sous-
marin ou souterrain, qui s'intègre à l'ensemble des
conceptions mythico-religieuses. En son vol magique, le chaman
tchouktche traverse un ciel après l'autre, en passant par
l'orifice qui se trouve au-dessous de l'Étoile Polaire (Bogo-
raz, The Chukchee, p. 331). Un système cosmologique
complet se révèle à nous dans cette indication allusive, système
•qu'on ne peut pas considérer comme une création arctique,

1) Ohlmarks, p. 187. Remarquons que, quoique ayant affaire à une


population « hocharktisch » où, d'après M. Ohlmarks, la transe devait être physiolo-
giquement expérimentée, nous assistons à un rituel par lequel on mime l'ascension.
-Chez les Yakoutes et les Sojotes, les chamans commencent même la « grande
séance » par l'imitation chorégraphique de vol de l'oiseau (ibid., p. 77). Ce sont
-des faits qui infirment la thèse du savant suédois d'après laquelle l'imitation de
l'ascension serait une création de la zone sub-arctique, où on ne pouvait pas
-obtenir spontanément la transe. D'ailleurs, cette transe n'est pas toujours
expérimentée par les chamans des populations arctiques. Ainsi, chez les Esquimaux
polaires et au Groenland, la « grande séance » ne se réalise plus (Ohlmarks, p. 56) ;
-chez les Esquimaux asiatiques, la transe n'est pas cataleptique (ibid., p. 48) ;
«nez les Tchouktches, cette transe est plutôt rare (ibid., p. 42). Toutes ces
populations sont « hocharktisch ». Au contraire, chez les Toungouses, situés plus au
J3ud, la transe se répète jusqu'à quatre fois pendant la séance. Détail à retenir
le problème de l'origine du chamanisme.
24 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

puisqu'il se rencontre également chez les Altaïques et qu'il a


en tout cas une origine central-asiatique1.*
L'ascension est considérée comme équivalent à la
capacité de voler du chaman. Dès qu'il a pris conscience de sa
vocation, s'est retiré dans la solitude et a commencé de
battre le tambour, le chaman chukchee « a vu le monde
tout entier... et s'est élevé au Ciel » (Bogoraz^ The Chukchee,
p. 426). Les véritables chamans des Esquimaux Netsilik
pouvaient, jadis, voler vers la lune et faire des excursions
dans l'espace (Basmussen, cité par Ohlmarks, p. 198).
L'angakkul, le chaman de Groenland, peut voler comme les
oiseaux (Thalbitzer, Les magiciens esquimaux, pp. 82 sq.).
Czaplicka enregistre la tradition d'après laquelle certains
chamans auraient été emportés, vivants, dans les Cieux2.
Selon les croyances yakoutes, il y avait autrefois des chamans
qui s'élevaient effectivement dans les cieux ; les spectateurs
pouvaient les voir planer au-dessus des nuages en compagnie
du cheval sacrifié3. C'est cette capacité de voler du chaman
qui est symbolisée par l'oiseau ; et l'oiseau est présent dans
les rituels chamaniques, soit sous forme des images (cf., par
exemple, Harva, Die relig. Vorstell, p. 476), soit dans le

1) Encore une infîrmation de la thèse de M. Ohlmarks qui interprète tout le


symbolisme et le rituel d'ascension sub-arctique comme une imitation de la transe
originaire. Car, comme nous venons de le voir, l'ascension des chamans altaïques
présuppose un système cosmologique similaire à celui des populations arctiques,,
et cette cosmologie se rencontre aussi dans les religions archaïques de l'Orient.
Par conséquent, on ne peut, en aucun cas, considérer le rituel des chamans
subarctiques — rituel explicitement intégré dans une cosmologie archaïque d'origine
méridionale — comme une simple imitation d'un phénomène religieux polaire-
2) Aboriginal Siberia (Oxford,1 1914), pp. 175-176. Cf. la tradition chinoise
de Huang-Ti, le Souverain Jaune, qui fut enlevé au Ciel par un dragon à barbe-
avec ses femmes et ses conseillers au nombre de soixante-dix personnes (Sse,
Ma-Tsien, Mémoires historiques, trad. É. Chavannes, vol. III, 2e partie, Paris,
1899, pp. 488-89).
3) Czaplicka, op. cit., p. 238. Thispiut, le nom du chaman toungouse cité par
Sieroszewski, veut dire « tombé du Ciel » (ibid., p. 173). Au temps de Gengis Khan,,
un chaman mongol réputé se serait élevé au ciel sur son coursier : cf. kôprulùzade.
Mehmèd Fuad, Influence du chamanisme turco-mongol sur les ordres mystiques
musulmans (dans Mémoires de Г Institut de Turcologie de l'Université de Stamboul*
N. S. I., 1929), p. 17. Le chaman ostyak chante qu'il s'élève aux cieux par une
corde et écarte les étoiles qui gênent sa route (Mikhailovsky, Shamanism in
Siberia, p. 67). Sur le motif de l'ascension au Ciel par une corde, voir ci-dessous,
p. 33 sq.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 25

costume cérémonial lui-même. En effet, ce costume figure,


dans sa totalité, un grand oiseau1. La botte du chaman
toungouse est faite en forme de patte de canard. Le costume
d'oiseau est fréquent, non seulement chez les Altaïques,
mais aussi chez les populations arctiques comme les Dol-
gans, les Yakoutes, les Toungouses, les Soyotes (Harva,.
pp. 511, 519 sq.). Širokogorov assure que le costume d'oiseau
est utilisé par les chamans quand ils s'envolent vers le CieL
et ont besoin d'un corps moins lourd2. Ohlmarks (op. cit.,
p. 211) croit que ce complexe est d'origine arctique, et doit
être mis en relation directe avec les croyances aux « esprits
auxiliaires » qui aident le chaman à accomplir son voyage
aérien.
Mais le même symbolisme aérien et céleste se rencontre
'
dans le rituel et la mythologie des chamans indonésiens.
Chez les Mentawei, par exemple, on devient chaman si on
se sent ravi par les esprits célestes et porté jusqu'au ciel
(Loeb, Shaman and Seer, p. 66) ou si, tombé malade, on a
l'impression d'une ascension sans fin qui mène aux cieux.
(ibid., p. 67). Parfois, pendant ou immédiatement après
l'initiation, l'apprenti chaman perd connaissance, et son
esprit, dans une barque portée par des aigles, monte au cieL
s'entretenir avec les esprits célestes et leur demander des
remèdes (ibid., p. 78). Chez les Menri de Kelantan, les hommes-
médecine bondissent en l'air tout en chantant et en lançant.

1) Cf. Holmberg-Harva, The shaman costume and its significance, passim;


Die religiosen Vorstellungen, p. 504. Cf. l'importance de l'aigle dans la religion
et la mythologie des peuples sibériens, ibid., pp. 465 sq.
2) S. M. Širokogorov, Psychomental Complex of the Tungus (London, 1935),.
p. 296 ; Ohlmarks, op. cit., p. 212. Kôprùluzade rappelle que, « d'après la légende,
Ahmed Yesevî et certains de ses derviches, se métamorphosant en oiseaux, avaient
la faculté de s'envoler » (Influence, p. 9). Des légendes similaires circulaient sur
les saints Bektachi. Au xine siècle, Barak Baba se montrait au public assis sur
une autruche, et on raconte que l'oiseau « vola quelque peu sous l'influence de
son cavalier » (ibid., pp. 16-17). Ohlmarks (op. cit., pp. 157-167) accepte
l'hypothèse du Pr Kôpruluzade relative à l'influence du chamanisme central-asiatique
sur la mystique musulmane. Mais il y a lieu de se demander si la présence de
l'autruche ne suggère pas plutôt une origine méridionale ? Le pouvoir de se
métamorphoser en oiseau est également, comme nous allons le voir, un motif commun
à l'Inde et l'Australasie.
26 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

un miroir ou un collier vers Karei, le Dieu suprême1. A


Malekula, les sorciers (bwili) ont le pouvoir de se transformer
en animaux, mais c'est spécialement en poules et en faucons
qu'ils se transforment, car leur faculté de voler les fait
ressembler à des esprits (J. Layard, Flying tricksters, pp. 504-
514). Le chaman dayak qui conduit les âmes des défunts
dans l'autre monde a, lui aussi, la forme d'un oiseau2.
On est tenté de comparer ces faits aux croyances
similaires de l'Inde. En effet, s'élever dans les airs, voler comme
l'oiseau, traverser des distances immenses en un clin d'œil,
disparaître, ce sont là quelques-uns des pouvoirs magiques
que le bouddhisme et l'hindouisme confèrent aux arhats,
aux rois et aux magiciens. Il existe un nombre considérable
de légendes sur les rois et les magiciens volants3. Le lac
miraculeux Anavatapta ne pouvait être atteint que par
ceux qui possédaient le pouvoir surnaturel de voler dans les
airs ; Bouddha et les saints bouddhistes arrivaient à
Anavatapta en un clin d'œil, de même que, dans les légendes
hindoues, les rishis s'élançaient dans les airs vers le divin et
mystérieux pays du Nord appelé Çvetadvîpa4. Les textes
bouddhiques parlent de quatre sortes du pouvoir magique
de déplacement (gamana), le premier étant celui d'aller
en volant comme l'oiseau6. Patanjali cite, parmi les siddhi,

1) Ivor Evans, Schebesta on the sacerdo-lherapy of the Semang, p. 120. Les


Esquimaux Habakuk essaient d'atteindre le ciel par des sauts rituels en l'air
{Rasmussen, cité par Ohlmarks, p. 131).
2) Cf. Chadwick, The growth of literature, vol. Ill, p. 495, qui remarque les
similitudes des éléments ornithologiques chez les chamans sibériens et dayak.
Les njiamas des îles Salomon, qui correspondent aux bwili de Malekula, se
transforment en oiseaux et volent (A. M. Hocart, Medicine and Witchcraft in Eddy-
stone of the Salomon, dans Journal of ihe R. Anthrop. Institute, vol. 55, 1925,
pp. 231-232).
3) Cf. Tawney-Penzer, The Ocean of Story [Somadeva's Kalhâsaritsâgara,
London, 1923 sq.), vol. II, 62 sq. ; III, 27, 35 ; V, 33, 35, 169 sq. ; VIII, 26 sq.,
50 sq., etc.
4) Cf. W. E. Clark, Sakadvïpa and Šveladvipa (dans Journal of the American
Oriental Society, vol. 39, 1919, pp. 209-242), passim ; M. Éliade, Yoga, Essai
sur les origines de la mystique indienne (Paris-Bucarest, 1936), p. 257, n. 1.
5) Cf. Visuddhimagga, p. 396. Sur le gamana, v. Sigurd Lindquist, Siddhi
und Abhiňňa (Uppsala, 1935), pp. 58 sq. Bonne bibliographie des sources sur les
abhijňá, dans Etienne Lamotte, Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse de
Nâgârjuna [MahâprajMpuramilâsàsira, t. I, Louvain, 1944), p. 329, n. 1.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 27

la faculté que peuvent obtenir les yogis de voler dans les


airs (laghiman)1, et le même secret est connu des
alchimistes2. Ce miracle est tellement commun pour les arhats
bouddhistes, que arahanl donne le verbe cingalais rahatve,
« to disappear, to pass instantaneously from one point to
another »3. Les dakïnis, fées-magiciennes, qui jouent un rôle
important dans certaines écoles tantriques (cf. mon Yoga,
pp. 277 sq.), sont nommées en mongol « celles qui marchent
dans les airs » et en tibétain « the sky-goer »4.
On peut citer aussi, comme prototype de tous ces dieux,
rois et magiciens qui volent dans les airs, Г « extatique »
(muni) aux longs cheveux (keçin), du Rig Veda, XI, 136 :
« Dans l'ivresse de l'extase nous sommes montés sur le char
des vents. Vous, mortels, vous ne pouvez apercevoir que
notre cheval... L'extatique est le cheval du vent, l'ami du
dieu de la tempête, aiguillonné par les dieux5... » Ce muni
ressemble d'une manière surprenante au chaman nord-
asiatique. Mais il n'est isolé, dans l'ensemble de la religion
védique, que par l'intensité de son expérience extatique :
la théorie subjacente — c'est-à-dire l'ascension au Ciel — se
retrouve dans le symbolisme même du sacrifice brahmanique.
En effet, ce qui distingue l'ascension de cet « extatique »

1) Yoga-Sûtra, III, 45 ; cf. Gherarida Samhitâ, III, 78 ; mon Yoga, pp. 96 sq.
Sur les traditions similaires dans les deux épopées indiennes, v. E. W. Hopkins,
Yoga-technique in the Great Epic (dans Journal of the American Oriental Society,
1900, vol. 22, pp. 333-379), pp. 337, 378.
2) Yoga, p. 257, n. 1. Un auteur persan assure que les yogis « peuvent voler
dans l'air comme des poules, aussi improbable que cela paraisse » (ibid.). Sur
les légendes similaires chez les Grecs (par ex., Abaris, Musaios, Orpheus, etc.),
cf. P. Wolters, Der geflugelie Seher (dans Sitz. Ber. Akademie Miinchen, 1928,
I, pp. 10-25) et Meuli, Scythica, pp. 159 sq.
3) A. M. Hocart, Flying through the air (dans Indian Antiquary, 1923,
pp. 80-82), p. 80. Hocart explique toutes ces légendes en conformité avec ses
théories sur la royauté : les rois, étant des dieux, ne peuvent pas toucher le sol,
et, par conséquent, on suppose qu'ils marchent dans les airs. Mais, comme nous
ne tarderons pas à le montrer, le symbolisme du vol est plus complexe et on ne
peut, en aucun cas, le faire dériver de la conception des rois-dieux.
4) Cf. J. Van Durme, Notes sur le lamaïsme (dans Mélanges chinois et
bouddhiques, I, Bruxelles, 1932, pp. 263-319), p. 274, n. 2.
5) V Atharva-Veda, XI, 5, 6, fait ainsi l'éloge du disciple empli de la force
magique de l'ascèse (tapas) : « En un clin d'œil il va de la mer orientale à la mer
septentrionale » (Oldenberg-Henry, La religion du Véda, trad, franc., p. 347,
n. 2).
28 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

de l'ascension qu'on réalise par le rituel brahmanique, c'est


justement son caractère expérimental : nous avons affaire,
dans son cas, à une « transe » comparable à la « grande
séance » des chamans sibériens. Mais le fait important est
que cette expérience extatique ne contredit pas la théorie
générale du sacrifice brahmanique, de même que la transe
des chamans arctiques s'encadre admirablement dans le
système cosmologico-théologique des religions sibériennes et
altaïques. La principale différence entre les deux types
d'ascension est due à l'intensité de l'expérience, c'est-à-dire,
en dernier lieu, à une différence d'ordre psychologique. Mais,
quelle que soit son intensité, cette expérience extatique
devient communicable à travers un symbolisme
universellement valable, et elle est validée dans la mesure où elle réussit
à s'intégrer au système magico-religieux déjà existant1. Le
pouvoir de voler; nous l'avons vu, peut s'obtenir de manières
multiples : transe chamanique, extase mystique, techniques
magiques (comme dans l'Inde et l'Indonésie), mais aussi
par une dure discipline psycho-mentale, comme le Yoga
de Pataňjali, par une ascèse vigoureuse, comme dans le
bouddhisme, ou par des pratiques alchimiques. Cette pluralité
des techniques correspond, sans doute, à une multiplicité
d'expériences, et aussi, quoiqù'à un moindre degré, à des
idéologies différentes (il y a, en effet, le rapt par les esprits,
l'ascension « magique » et « mystique », etc.). Mais toutes ces
techniques et toutes ces mythologies ont une note commune :
l'importance accordée au fait de pouvoir s'envoler dans les
airs. Ce « pouvoir magique » n'est pas un élément isolé,
valable en lui-même, fondé exclusivement sur l'expérience
personnelle des magiciens ; il s'intègre, au contraire, dans un
ensemble théo-cosmologiques bien plus vaste que les diverses
idéologies chamaniques.

1) Reste à savoir si ce symbolisme oecuménique et ce système cosmologico-


théologique qui valident les expériences extatiques ne sont pas eux-mêmes*, à
leur tour, une création à partir d'expériences extatiques primordiales (comme le
croit, par exemple, P. Radin) et, en dernier lieu, une création de l'activité du
subconscient. Problème sur lequel nous aurons à revenir.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 29

Avant d'examiner cet ensemble religieux, citons quelques


exemples du deuxième type de l'ascension chamanique, celle
que nous avons appelée « manifeste », c'est-à-dire rituelle,
et que M. Ohlmarks considère comme une imitation de la
transe extatique (physiologiquement réelle) arctique. Chez
les Altaïques, l'ascension s'accomplit spécialement dans le
cadre du sacrifice communiel périodique, lorsque le chaman
accompagne l'offrande (l'âme d'un cheval sacrifié) jusqu'à
Bai Ûlgen, le dieu suprême. Le sacrifice du cheval est la
principale cérémonie religieuse des populations ouralo-altaï-
ques ; elle a lieu annuellement et dure de deux à trois soirs.
Le premier soir, on dresse une nouvelle yurla à l'intérieur
de laquelle on place un bouleau dépouillé de ses rameaux
et dans lequel on rabote neuf échelons (iapty). On choisit
un cheval blanc pour le sacrifice ; on allume le feu dans la
tente ; le chaman enfume son tambourin, tout en appelant
successivement les esprits. Après quoi il sort et, enfourchant
le mannequin d'une oie en chiffon, bourrée de paille, il agite
les mains comme pour voler et chante :

Au delà du ciel blanc,


Au-dessus des nuages blancs,
Au delà du ciel bleu,
Au-dessus des nuages bleus,
Monte au ciel, ô oiseau !

Le but de ce rite est de capter l'âme du cheval sacrifié (pura)


qui est présumé avoir fui à l'approche du chaman. Après
avoir capté l'âme et l'avoir ramenée, le chaman sacrifie,
tout seul, le cheval. La deuxième partie de la cérémonie
a lieu le soir suivant, lorsque le chaman mène l'âme du
cheval jusqu'à Bai Ûlgen. Après, avoir enfumé le tambourin,
après avoir revêtu ses vêtements de chaman et invoqué
Merkyut, l'oiseau du Ciel, pour qu'il « vienne en chantant »
et « s'assoie sur son épaule droite », l'officiant commence
l'ascension. Grimpant légèrement par les entailles (laply)
30 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

de l'arbre cérémoniel, le chaman pénètre successivement


dans les neuf cieux et décrit à l'auditoire, avec des détails
infinis, tout ce qu'il voit et tout ce qui se passe dans chacun
de ces cieux. Au sixième ciel, il vénère la lune, au septième
ciel, le soleil. Finalement, au neuvième, il se prosterne devant
Bai Ûlgen et lui offre l'âme du cheval sacrifié. Cet épisode
marque le point culminant de l'ascension extatique du
chaman. Il apprend de Bai Ûlgen si le sacrifice a été agréé, et il
reçoit des prédictions sur le temps ; puis le chaman s'écroule,
exténué, et après un moment de silence s'éveille comme d'un
sommeil profond (Radlof, Aus Sibirien, II, 19-51 ; cf.,
Holmberg, Die relig. VorsL, 553 sq.)1.
Les encoches ou les échelons pratiqués dans le bouleau
symbolisent les sphères planétaires. Pendant le cérémonial,
le chaman réclame le concours des différentes divinités dont
les couleurs spécifiques trahissent leur nature de divinités
planétaires (Holmberg, Der Байт des Lebens, p. 136). De
même que dans le rituel d'initiation mithriaque, ou que dans
les murs de la cité d'Ecbatane, aux couleurs différentes
(Hérodote, I, 98) et qui symbolisaient les cieux planétaires,
la lune se trouve au sixième ciel et le soleil au septième. Le
nombre 9 a remplacé le nombre plus ancien de 7 échelons ;
car, chez les ouralo-Altaïques, la « colonne du monde » a
sept encoches (Holmberg, Der Байт, pp. 25 sq.) et l'arbre
mythique aux sept rameaux symbolise les régions célestes
(ibid., p. 137 et fig. 46). L'ascension du bouleau cérémoniel
équivaut à l'ascension de l'arbre mythique qui se trouve au
centre du monde. Le trou du sommet de la tente est assimilé
à l'orifice qui fait face à l'étoile polaire et par lequel on peut
effectuer le passage d'un niveau cosmique à l'autre (ibid.,
pp. 30 sq.). L>e cérémonial s'accomplit donc dans un « centre ».
Le rituel brahmanique implique également une ascension

1) Une analyse très poussée du sacrifice du cheval chez les Altaïques et les
Indo-Européens, a été donnée par W. Koppers, Pferdeopfer und Pferdekult der
Indogermanen (dans Wiener Beitrage zur Kullurgeschichle und Linguistik, vol. IV,
Salzburg, 1936, pp. 280-411).
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 31

cérémonielle jusqu'au monde des dieux. En effet, « le


sacrifice n'a qu'un point d'appui solide, qu'un seul séjour : le
monde céleste » (Çaiapatha Brâhmana, 8, 7, 4, 6). « Le
sacrifice est un sûr bateau de passage » (Aitareya Br., 3, 2, 29) ;
« le sacrifice, en son ensemble, c'est la nef qui mène au ciel »
(Çatapaiha Br., 4, 2, 5, 10) x. Le mécanisme du rituel est une
àurohana, une « ascension difficile ». L'officiant grimpe sur
les marches (âkramana) du poteau du sacrifice et, lorsqu'il
parvient au sommet, il étend les mains (comme un oiseau
ses ailes !) et s'écrie : « J'ai atteint le Ciel, les dieux ; je suis
devenu immortel » (Taiiiirïya Samhitâ, I, lx 9). « A la vérité,
le sacrifiant se fait une échelle et un pont pour atteindre le
monde céleste » (ibid., VI, 6, 4, 2). Et il est remarquable que
cette ascension soit formulée dans des termes presque
identiques au symbolisme chamanique indonésien et sibérien.
« Le sacrifiant, devenu un oiseau, s'élève au monde céleste »,
affirme Pančav imça Brâhmana, V, 3, 52. Nombre de textes
parlent des ailes qu'on doit posséder pour atteindre le sommet
de l'Arbre (Jaiminïya UpaniSad Brâhmana, III, 13, 9), du
« mâle de l'oie dont le siège est dans la lumière » (Kausitaki
Up., V, 2), du cheval sacrificiel qui, sous la forme d'un oiseau,
transporte le sacrifiant jusqu'au ciel (Mahîdhara, ad
Çaiapatha Br., 13, 2, 6, 15), etc.3.
Les similitudes entre l'ascension cérémonielle du chaman
altaïque, d'une part, et les mythes et légendes indonésiennes
sur les magiciens volants, d'autre part, avec la théorie et
le rituel du sacrifice brahmanique sont évidentes4. Il est
probable qu'au moins une partie des croyances indonésiennes

1) Cf. les nombreux textes groupés par Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice
dans les Brâhmav.as (Paris, 1898), pp. 87 sq.
2) Cité par A. Coomaraswamy, Svayamâtnwâ : Janua Coeli (dans Zalmoxis,
II, 1939, publié en 1941, pp. 1-51), p. 47.
3) Cf. les autres textes groupés par Coomaraswamy, op. cil., pp. 8, 46, 47, etc. ;
aussi S. Lévi, op. cit., p. 93. Le même itinéraire est suivi, bien entendu, après la
mort ; S. Lévi, pp. 93 sq. ; H. Gúntert, Der arische Weltkônig und Heiland
(Halle, 1923), pp. 401 sq.
4) De ce fait, l'hypothèse de M. Ohlmarks concernant le caractère secondaire
du chamanisme altaïque — simple « imitation » de la transe arctique — se révèle
intenable.
32 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

est d'origine indienne. On sait très bien, par exemple, que les
théories et les pratiques bouddhistes, hindouistes et
islamiques ont influencé profondément certains aspects des
religions du Sud-Est1. Mais il importe de bien comprendre la
portée de cette influence. Même si certaines pratiques
magiques et certaines techniques mystiques ont été empruntées
par les populations des Mers du Sud, on ne peut pas en
conclure que la théorie fondamentale — dans notre cas,
l'ascension cérémonielle au Ciel — est toujours d'origine
indienne2. Car un des éléments les plus anciens des religions
du Pacifique, et qui est évidemment en relation avec
l'adoration d'un Être suprême céleste, est justement la croyance
en l'ascension de l'homme au Ciel. L'homme-médecine de
la tribu australienne Kulin peut s'élever jusqu'au « Ciel
sombre », qui est pareil à une montagne ; c'est là qu'il
rencontre une figure divine, Gargomič, qui l'accueille et
intercède en sa faveur auprès de l'Être suprême, Bundjil3.
L'ascension au ciel par escalade d'une montagne est un des motifs
mythiques les plus répandus et — les faits australiens le
prouvent — des plus « primitifs ». Dans nombre de cosmo-
mythologies, la montagne qui atteint le ciel est conçue
comme s'élevant au centre du monde. Nous allons revenir
bientôt sur cet important motif, qui jette une lumière
nouvelle sur la théorie subjacente aux pratiques des cha-
mans nord-asiatiques. Rappelons que pour les Semang de

1) Cf., par ex., les influences mahométanes en Toradja, Loeb, Shaman and
Seer, p. 61 ; influences indiennes complexes sur les Malais, J. Cuisinier, Danses
magiques, pp. 16, 90, 108, etc. Influences hindouistes en Polynésie, Chadwick,
Growth of Literature, pp. 303 sq. W. Koppers, Problème der Indischen Religion,
pp. 763 sq., 787 sq., s'efforce même de prouver que le chamanisme Munda et San-
tali est dû, en premier lieu, à une influence de la « magie » indienne.
2) Comme le croit, par ex., Hocart et incline à le croire Chadwick, Growth,
p. 309 n. 5, 496. J. Layard (Flying tricksters, pp. 514 sq.), suggère même une origine
égyptienne (Osiris 1) de l'initiation chamanique des bwili de Malekula. C'est
presque la théorie égyptianisante et diffusioniste de l'école de G. Elliot Smith
et de W. J. Perry.
3) Howitt, The natives tribes of Soulh-Easi Australia (London, 1904), p. 490.
Cf. la montagne au sommet de laquelle se trouve un être subordonné à Baiame
(la divinité suprême des tribus du Sud-Ouest de l'Australie) et qui lui porte les
prières des hommes, en revenant aussi avec lsurs réponses (W. Schmidt, Der
Ursprung der Gottesidee, vol. III, Munster, 1931, pp. 845, 868, 871).
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 33

la péninsule de Malacca, un énorme rocher, Batu-Ribn, se


dresse au centre du monde ; au-dessus, se trouve l'Enfer.
Autrefois, sur Batu-Ribn s'élevait vers le ciel un tronc d'arbre
(Schebesta, Les Pygmées, pp. 156 sq.). L'Enfer, le centre
de la terre et la « porte » du ciel se trouvent donc sur le même
axe, et c'est par cet axe que se faisait le passage d'une région
cosmique à une autre. On hésiterait à croire à l'authenticité
de cette théorie cosmologique chez les Pygmées Semang,
si l'on n'avait des raisons de croire que la même « théorie »
était déjà esquissée aux temps préhistoriques1.
Quoi qu'il en soit, si de nos jours il n'y a plus de tronc
d'arbre pour relier le « centre du monde » au Ciel, au moins
l'homme-médecine semang, le hala, peut gravir une échelle
qui s'élève du séjour souterrain de la déesse Takel jusqu'au
€ieť (Schebesta, op. cit., p. 156). La tribu australienne
Dieri connaît le mythe d'un arbre qui, par la vertu de la
magie, grandit jusqu'au ciel ; les Мага racontent que leurs
ancêtres avaient coutume de grimper sur un tel arbre
jusqu'au ciel et d'en redescendre2. L'épouse du héros maori
Tawhaki, fée descendue du ciel, ne reste avec lui que jusqu'à
la naissance de son premier enfant ; après quoi, elle monte
sur une cabane et disparaît. Tawhaki s'élève au ciel en
grimpant sur un cep de vigne et réussit, ensuite, à revenir sur la
terre3. Une échelle végétale qui reliait autrefois la terre au
-ciel se rencontre dans les légendes des Pygmées africains
(Schebesta, p. 73), et un peu partout en Afrique. Les Torad-
jas de Celebes parlent d'une plante grimpante et les Bataks
de Sumatra d'un rocher qui servaient auparavant de liaison

1) Cf. par ex., W. Gaerte, Kosmische Vorstellungen im Bilde pràhislorischer


Zeil : Erdberg, Himmelsberg, Erdnabel und Weltenstrôme (d&ns Anthropos, IX,
1914, pp. 956-979).
2) A. Van Gennep, Mythes et légendes d'Australie (Paris, 1906), nos 32 et 49 ;
•cf. aussi n° 44.
3) Sir George Grey, Polynesian Mythology (réédition, Auckland, 1929),
pp. 42 sq. Selon d'autres variantes, le héros atteint le ciel en montant dans un
•cocotier, ou sur une corde, un fil d'araignée, un cerf-volant. Dans les îles Hawaï,
on dit qu'il grimpe sur Гагс-en-ciel ; à Tahiti, qu'il gravit une montagne élevée
et rencontre sa femme en chemin (cf. Chadwick, The growth of literature, vol. Ill,
p. 273).
34 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

entre la terre et le Ciel1. Dans l'archipel indien, on invite


le dieu du Soleil à descendre sur la terre par une échelle à
sept échelons. Chez les Dayaks de Dusan, l'homme-médecine,
appelé à guérir un malade, fixe au milieu de la chambre une
échelle qui atteint le toit ; c'est par cette échelle que
descendent les esprits invoqués par le sorcier pour prendre
possession de lui2. Certaines tribus malaises fixent sur les
tombeaux des bâtons qu'ils appellent « escaliers d'âme », sans
doute pour inviter les âmes à quitter les tombeaux et à
s'envoler vers le ciel3. Car, dans toutes ces régions du Pacifique
où l'expérience religieuse est sollicitée par tant de facteurs
divers (mana, totémisme, culte des ancêtres et sociétés
secrètes, Êtres suprêmes, etc.), et où l'analyse
ethnographique a tant de peine à mettre au jour l'âge et l'histoire
d'éléments aussi variés, on peut néanmoins déceler un peu
partout le diptyque : ascension céleste — voyage «
horizontal » (marin ou sous-marin). Et l'ascension céleste peut avoir
lieu, pour certains privilégiés, soit dès leur vie, soit après
leur mort.
Nous avons vu que les hommes-médecine des Australiens,

1) Sir James George Frazer, Folklore in the Old Testament (London, 1919),
vol. II, pp. 52-53. Le motif se rencontre encore en d'autres régions, mais il est
instructif d'observer que les Tcheremisses connaissent une légende similaire : la
fille du Dieu descendait chaque jour du Ciel par une écharpe de feutre pour faire
paître ses troupeaux, car au Ciel il n'y avait pas de prairies (Frazer, ibid., p. 54).
Les Biélorusses racontent que d'un pois, que deux vieillards laissèrent tomber
pendant leur repas, poussa un arbre qui en peu de temps atteignit le ciel (F. Cox-
well, Siberian and other folk-tales, London, S. D., pp. 963 sq.). Cf. aussi Stith
Thompson, Motif-Index of Folk- Literature, vol. III (Helsinki, 1934), pp. 8 sq.
2) Frazer, Folklore in the Old Testament, vol. II, pp. 54-55.
3) W. W. Skeat and Blagden, Pagan Races of the Malay Peninsula
(London, 1906), vol. II, pp. 108, 114. Les Mangars, tribu de Népal, utilisent un escalier
symbolique en marquant neuf entailles ou marches sur un bâton qu'ils fixent
sur le tombeau ; c'est sur cet escalier que l'âme du mort est invitée à monter au
ciel (H. H. Risley, The Tribes and Castes of Bengal, Calcutta, 1891, vol. II,
p. 75). Les Russes de Voronetz font cuire des petits escaliers en pâte en l'honneur
de leurs morts, et parfois ils désignent — par sept barres — les sept cieux. L'usage
a été emprunté aussi par les Tcheremisses (Frazer, op. cit., p. 57). L'ascension
au ciel par une échelle est connue en Afrique (Alice Werner, African Mythology,
Boston, 1925, p. 136), en Océanie (Sea Dyaks, Chadwick, op. cit., p. 481) et en
Amérique du Nord (S. Thompson, Motif-Index, vol. III, p. 8). Ses origines rituelles
seront mises en lumière par les faits égyptiens (cf. par ex., W. Max Muller,
Egyptian Mythology, Boston, 1918, p. 176).
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 35

des Semang et des Indonésiens ont la faculté de voler ou de


s'élever dans les airs. L'itinéraire est le même que celui que
suivent certains morts. Les tribus australiennes des Narri-
nyeri, Dieri, Buandik, Kurnai et Kulin croient que les défunts
s'élancent vers le ciel1. Les Kulin prétendent que leurs
morts montent au Ciel par les rayons du soleil couchant2.
Mais ces croyances ne sont pas universelles. Dans le centre
de l'Australie, on pense que les morts hantent les mêmes
places familières qu'ils ont connues durant leur vie ; ailleurs,
qu'ils se dirigent vers certains territoires situés dans l'Ouest3.
Pour les Maoris de la Nouvelle-Zélande, l'ascension des
âmes s'avère longue et difficile, car il y a jusqu'à dix cieux
et c'est seulement dans le dernier qu'habitent les dieux. Le
prêtre utilise plusieurs moyens pour parvenir à cette fin :
il chante et, de ce fait, accompagne magiquement l'âme
jusqu'au ciel ; en même temps, il s'efforce, par un rituel
spécifique, de séparer l'âme du cadavre et de la projeter
vers le haut. Quand c'est un chef qui meurt, le prêtre et ses
assistants fixent des plumes d'oiseau au bout d'un bâton
et chantent en élevant peu à peu leurs bâtons dans l'air4.
Remarquons que, dans ce cas aussi, ce sont seulement les
privilégiés qui montent au ciel ; le reste des mortels s'en va
à travers l'océan ou vers une région souterraine.

1) J. G. Frazer, The Belief in Immortality, vol. I (London, 1913, p. 134 et


p. 138).
2) A. W. Howitt, Native Tribes of South-East Australia (London, 1904),
p. 438.
3) D'après Graebner (Weltbild der Primiiiven, Mimchen, 1924, pp. 25 sq.)
et W. Schmidt {Der Ursprung der Gottesidee, Munster, vol. I, 2e éd., 1926,
pp. 334-476 ; vol. III, 1931, 574-586, etc.), les tribus australiennes les plus
archaïques seraient celles du Sud-Est du continent, c'est-à-dire exactement celles où
'on remarque une plus ferme conception funéraire-céleste (en relation, sans doute,
avec leurs croyances en un Être suprême de structure ouranienne). Au contraire,
les tribus du Centre de l'Australie — où domine la conception funéraire «
horizontale », en relation avec le culte des ancêtres et le totémisme — seraient, du
point de vue ethnologique, les moins « primitives ».
4) Frazer, The Belief in Immortality, vol. II (London, 1922), pp. 24 sq. Sur
les relations entre les formes des sépultures et les conceptions de la vie après la
mort en Océanie, voir R. Moss, The life after death in Oceania and the Malay
archipelago (Oxford, 1923) ; Erich Doerr, Bestattungsformen in Ozeanien (dans
Anthropos, vol. 30, 1935, pp. 369-420) ; Carla Van Wylick, Bestattungsbrauchsr
und Jenseiisglau.be auf Celebes (Diss., Bale, 1940), 's-Gravenhage, 1941.
36 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Rappelons, enfin, un autre groupe de mythes et de


légendes qui est en relation avec le thème de l'ascension :
la « chaîne des flèches ». Un héros monte au ciel en fichant
la première flèche dans la voûte céleste, la suivante sur la
première, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il parvienne à
composer une chaîne entre le Ciel et la terre. Le motif se rencontre
en Mélanésie, en Amérique du Nord et en Amérique du Sud ;
il est absent en Afrique et en Asie (sauf chez les Semang ;
cf. Pettazzoni, La catena di frecce, p. 79). L'arc étant inconnu
en Australie, sa place dans le mythe est prise par une lance
qui porte un long'morceau d'étoffe ; la lance s'étant implantée
dans la voûte céleste, le héros monte jusque-là à l'aide de
l'écharpe {ibid., pp. 76-77) К
II nous semble que tous ces mythes et légendes
concernant l'ascension au Ciel par des moyens divers — mythes
auxquels correspondent, en plusieurs endroits, des rituels
précis d'escalade — nous permettent d'entrevoir les aspects
multiples, mais toujours solidaires, d'une même « théorie ».
Essayons de grouper les thèmes les plus importants : 1) vol
magique sous forme d'oiseau, rêves, rituels et mythes
d'ascension en Australasie, Indonésie, Inde bouddhiste et hin-
douiste, Asie Centrale, Sibérie, régions arctiques ; 2) mythes
relatifs à l'ascension au Ciel (et aussi à la descente sur la
terre) de l'ancêtre mythique au moyen d'un arbre ou d'une
montagne qui se trouve au centre du monde, ou d'une liane,
d'une « chaîne de flèches », etc. (Australie, Océanie, Afrique,
Amérique du Sud et du Nord) ; 3) rites funéraires d'ascension
au Ciel par des échelles ou marches, rites réservés à une élite
(Australie, Indonésie ; Egypte ancienne ?) ou accessibles à

1) R. Pettazzoni, The Chain of Arrows : The diffusion of a mythical motive


{dans Folk-Lore, vol. 35, 1924, pp. 151-165), republié avec des additions {La
catena di frecce, pp. 63-79), dans le volume Saggi di storia délie religioni e di milo-
logia (Roma, 1946). Cf. l'échappe de la légende tcheremisse déjà citée, ci-dessus,
p. 34. L'ascension par une plante est connue en Océanie (Roland Dixon, Oceanic
Mythology, Boston, 1916, pp. 156 sq.), en Afrique (Alice Werner, African
Mythology, p. 135), en Amérique du Sud (H. B. Alexander, Latin American Mythology,
Boston, 1920, p. 271). et en Amérique du Nord (Stith Thompson, Motif Index,
vol. III, p. 7). A peu près aux mêmes endroits, on trouve le mythe de l'ascension
par un fil d'araignée.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 37

la majorité des croyants (Népal, Afrique, Russes, Tchere-


misses) ; 4) ascension symbolique au Ciel par un rituel
d'escalade (sacrifices brahmaniques et altaïques). En une formule
approximative mais commode, on pourrait dire que nous
avons affaire à l'histoire mythique et rituelle des rapports
concrets entre l'homme religieux (ancêtre mythique, sorcier,
« roi », « mort ») et le Ciel.
Il va de soi que l'ensemble de ces faits religieux dépasse
de beaucoup le phénomène du chamanisme proprement dit.
Mais ce dernier s'encadre parfaitement dans cette théorie
et cette technique de l'ascension et, qui plus est, les
présuppose. La transe chamanique acquiert une signification
religieuse — c'est-à-dire se différencie d'un phénomène
psychopathologique — dans la mesure où elle est interprétée comme
.un voyage de l'âme dans le Ciel, comme une psychostase.
Comme nous venons de le voir, ce voyage n'est pas une
aventure personnelle ; il respecte un itinéraire précis et
traditionnel, il suit de près les détails d'une topographie
rigoureusement décrite. Sans doute, l'imagination créatrice de
certains chamans enrichit-elle parfois la description de ce voyage
céleste, de même qu'elle enrichit et intensifie les aventure^
de la descente aux Enfers. Mais la structure de l'ascension
et de la descente se révèle toujours la même, et cette
structure relève d'un système cosmologico-religieux. En effet,
l'expérience chamanique implique non seulement la croyance
dans la possibilité .concrète de l'ascension au Ciel1, mais aussi
une théorie générale de l'Univers et une « théologie » c'est-
à-dire un ensemble de rapports qu'on croit pouvoir établir
entre l'homme et le sacré.
3. — L'origine du chamanisme
Chez les Bouriates, les Sibo (peuplade apparentée aux
Toungouses) et, probablement,, chez les Yakoutes et les

1) C'est l'ascension qui nous semble être l'expérience religieuse originaire,


la descente n'étant qu'une « imitation » ou une addition due à des influences
ultérieures (usages funéraires, culte des ancêtres, mythe du pays des morts, etc.).
Cf. ci-dessus, p. 20 sq.
38 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Golds, l'initiation chamanique comporte une ascension


rituelle du même type que l'ascension du chaman altaïque
vers le Ciel de Bai Úlgen. Neuf arbres sont placés l'un après
l'autre, et le candidat grimpe au sommet de celui qui est le
neuvième, et passe ensuite sur la cime de tous les autres.
On place aussi un bouleau dans la yurla et on en laisse sortir
le sommet par l'orifice supérieur ; le néophyte grimpe à
l'arbre, un sabre à la main, jusqu'à ce qu'il arrive au-dessus
de la tente, réalisant ainsi le passage dans l'ultime ciel. Le
bouleau est nommé udeši-burkhan, « le gardien de la porte »,
car il ouvre au chaman l'entrée du Ciel. Enfin, le néophyte
doit grimper sur trois bouleaux arrachés avec leurs racines
et appelés « piliers » (sàrga). Une corde relie le bouleau de
la tente aux neuf autres bouleaux, et sur cette corde sont
suspendus des morceaux de coton différemment coloriés,
représentant les régions célestes. La corde s'appelle « Pont »
et symbolise le voyage que le chaman doit accomplir pour se
rendre chez les dieux1.
La symétrie entre ce rituel d'initiation chamanique et
l'ascension extatique du chaman altaïque vers le ciel de Bai
Ûlgen, est parfaite. Plusieurs traits sont à retenir : 1) la
montée au ciel est symbolisée par une escalade cérémonielle ;
2) l'arbre avec neuf échelons . (iapty), représente les neuf
ou sept, ou six cieux ; 3) le bouleau symbolise l'Arbre
Cosmique, ou Y Axis Mundi, et par conséquent il est censé se
trouver au « Centre du Monde ». Thèmes mythiques et rituels
spécifiques aux religions altaïques et, au moins en partie,
aux religions sibériennes, mais qu'on ne peut en aucun cas
considérer comme exclusivement propres à ces cultures,
leur aire de diffusion dépassant de beaucoup le Centre et le
Nord-Est de l'Asie. On a même le droit de se demander si
un rituel aussi compliqué que l'initiation du chaman bou-
riate pourrait être une création indépendante. Car, ainsi que

1) Uno Holmberg-Harva, Der Baum des Lebens, pp. 139 sq. ; Die religiose
Vorstellungen, pp. 487 sq. Il y avait autrefois neuf ou cinq degrés initiatiques,
auxquels correspondait un nombre égal de cérémonies (Id., Relig. Vorsiell., p. 495).
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 39

M. Uno Holmberg-Harva l'a observé il y a déjà vingt ans,


l'initiation bouriate rappelle étrangement certaines
cérémonies, des mystères mithriaques. Avant son escalade du
bouleau, le candidat bouriate, tout nu, est purifié par le
sang d'une chèvre qu'on immole au-dessus de sa tête ; en
certains lieux, il doit même boire du sang de l'animal sacrifié
(Harva, Der Baum des Lebens, pp. 140 sq. ; Belig. VorsielL,
pp. 492 sq.). Cérémonie qui ressemble au laurobolion, le
rite principal des mystères de Mithra1. Et dans les mêmes
mystères on utilisait une échelle (climax) à sept échelons,
chaque échelon étant fait d'un métal différent. D'après
Celse (Origène, С Celsum, VI, 22), le premier échelon était
de plomb (correspondant au « ciel » de la planète Saturne),
le deuxième d'étain (Vénus), le troisième de bronze (Jupiter),
le quatrième de fer (Mercure), le cinquième ď « alliage
monétaire » (Mars), le sixième d'argent (la lune), le septième d'or
(le soleil). Le huitième échelon, nous dit Celse, représente
la sphère des étoiles fixes. En gravissant cette échelle céré-
monielle, l'initié parcourait effectivement les « sept cieux »,
s'élevant ainsi jusqu'à PEmpyrée2. Si on tient compte des
autres éléments iraniens présents, sous forme plus ou moins
défigurée, dans les mythologies central-asiatiques3, et si on

1) Au ne siècle de notre ère, Prudence (Peristeph., X, pp. 11 sq.) décrit ce


rituel en liaison avec les mystères de la Magna Mater, mais il y a des raisons de
croire que le taurobolion phrygien a été emprunté aux Persans (cf. Fr. Cumont,
Les religions orientales dans le paganisme romain, 3e éd., Paris, 1929), pp. 63 sq.,
229 sq.
2) Cf. sur l'ascension au Ciel par des marches, échelles, montagnes, etc.,
A. Dieterich, Eine Milhraslilurgie (2e éd., Leipzig-Berlin, 1910), p. 183 et
p. 254. Rappelons. qu'également chez les Altaïques et les Samoyèdes le nombre
cosmique originaire était le nombre sept. Le « pilier du monde » avait sept étages
(U. Holmberg, Finno-Ugric and Siberian Mythology, Boston, 1927, pp. 338 sq.),
l'Arbre Cosmique sept branches (Id., Baum des Lebens, p. 137 ; Rel. VorsielL,
pp. 51 sq.), etc. Le nombre 7, qui domine le symbolisme mithriaque (sept sphères
célestes ; sept étoiles, ou sept couteaux, ou sept arbres, ou sept autels, etc., dans
les monuments figurés), est dû aux influences babyloniennes qui se sont exercées
de bonne heure sur le mystère iranien (cf. par ex., R.. Pettazzoni, / Misteři,
Bologna, 1924, pp. 231, 247, etc.).
3) Cf. par ex., le mythe de l'Arbre miraculeux Gaokêrëna qui croît sur une île
du lac (ou de la mer) Vouruka^a, et près duquel se trouve le lézard monstrueux
créé par Ahriman {Vendidad, XX, 4; Bundahišn, XVIII, 2; XXVII, 4, etc.),
mythe qu'on rencontre aussi chez les Kalmoucks (un dragon se trouve dans l'océan,
près de l'Arbre miraculeux Zamba), chez les Bouriates (le serpent Abyrga auprès
40 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

se rappelle le rôle important joué, au premier millénaire de


notre ère, par les Soghdiens comme intermédiaires entre la
Chine et l'Asie Centrale, d'une part, et, de l'autre, l'Iran et
le Proche-Orient1, l'hypothèse du savant finlandais apparaît
vraisemblable. Au moins, le criobolion de l'initiation bouriater
peut être regardé comme le résultat d'une influence
iranienne2. Mais peut-on supposer une influence similaire dans
le rite de l'escalade ?
Ce rite mithriaque n'est pas isolé dans le monde irano-
thraco-méditerranéen. Polyaenus (Stratagematon, VII, 22)
nous parle de Kosingas, prêtre-roi des Kebrenoi et Sykai-
boai (tribus thraces), qui menaçait ses sujets de partir chez
la déesse Héra en montant sur une échelle de bois, pour
porter plainte à la déesse contre leur conduite3. L'ascension
céleste par l'escalade cérémonielle d'une échelle faisait
probablement partie de l'initiation orphique4. -Mais, de toute
façon, l'échelle funéraire était connue en l'ancienne Egypte,
et sa valeur rituelle comme son symbolisme s'encadrent
parfaitement dans l'ensemble que forme la « montée
cérémonielle au Ciel ». Les Égyptiens ont conservé dans leurs

de l'Arbre dans le « lac de lait «), et ailleurs (Holmberg-Harva, Finno-Ugric
and Siberian Mythology, pp. 356, sq.). Mais il faut envisager aussi la possibilité
d'une influence indienne ; cf. ci-dessus, p. 47 sq.
1) Voir Kai Donner, Uber soghdisch nom « Gesetz » und samojedisch nom
« Himmel, Gott » (dans Studia Orienlalia, Helsingfors, 1925, vol. I, pp. 1-8).
2) Influence qui, d'après M. Harva (Relig. Vorslell., p. 498), s'étend jusqu'aux:
Sibo, aux Golds et aux Yakoutes.
3) K. Meuli, (Scythica, dans Hermes, vol. 70, 1935, pp. 121-176), p. 163, n. 3,
interprète ce rite comme un exemple du « chamanisme scythe », de même qu'il
considère aussi Zalmoxis comme un « chaman » (ibid., p. 163). L'interprétation
« chamaniste » de ce dieu gète a gagné beaucoup d'adhérents durant ces
dernières années (cf. par ex., A. Closs, Die Religion des Semnonenstammes, pp. 669 sq).
Mais on n'a pas toujours tenu compte de la différence profonde qui existe entre
la religion des Scythes iraniens ou iranisants, et les religions des Géto-thraces.
En réalité, un seul élément semble indiquer l'existence d'un « chamanisme » gète :
c'est l'information de Strabon (VII, 3, 3, C, 296), sur les kapnobàtai mysiens,
nom que Parvan (Gelica. O protoistorie a Daciei, Bucuresti, 1926, p. 162),
traduit par « marcheurs dans les nuées », et que J. Coman (Zalmoxis, dans la revue
« Zalmoxis », II, 1939, p. 106), propose de traduire par « les marcheurs dans les
fumées », tout en comparant les Kapnobàtai aux chamans scythes.
4) C'est, au moins, l'hypothèse de A. B. Cook, Zeus, II, 2 (Cambridge, 1925),
pp. 124 sq., qui accumule, à sa manière, un grand nombre de références sur les
escaliers rituels dans d'autres religions. Mais voir aussi W. К. С Guthrie, Orpheus
and Greek Religion (London, 1935), p. 208.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 41

textes funéraires l'expression asken pet [ashen = « marche »)


pour montrer que l'échelle mise à leur disposition par Râ, pour
pouvoir monter de la terre au ciel, est une échelle réelle1.
« Est installée pour moi l'échelle pour voir les dieux », dit
le Livre des morts2. « Les dieux lui font une échelle pour que,
se servant d'elle, il monte au ciel » (Weill, p. 28). Dans
nombre de tombeaux des dynasties archaïques et
médiévales, on a trouvé des amulettes figurant une échelle (maqet)
ou un escalier3.
Bousset avait comparé depuis longtemps l'échelle mithria-
que avec des conceptions orientales similaires, en montrant
leur symbolisme cosmologique commun4. Mais il importe de
mettre également en lumière un autre symbole : celui de
« centre dû monde ». Jacob rêve d'une échelle dont le
sommet atteignait le ciel, et par laquelle « les anges du Seigneur
montaient et descendaient » [Genese, 28, 12). La pierre sur
laquelle s'était endormi Jacob était un bethel et se trouvait
« au centre du monde », car c'est là qu'avait lieu la liaison
entre toutes les régions cosmiques. Dans la tradition
islamique, Mahomet voit une échelle s'élevant du temple de
Jérusalem (le « centre » par excellence) jusqu'au Ciel, avec
des anges à droite et à gauche ; sur cette échelle les âmes
des justes montaient vers Dieu5. Dante voit de même dans
le ciel de Saturne une échelle d'or s'élevant de façon
vertigineuse jusqu'à l'ultime sphère céleste et sur laquelle
montaient les "âmes des bienheureux [Paradiso, XXI-XXII)6.

1) Cf. par ex., Wallis Budge, From fetish to God in Ancient Egypt (Oxford,
1934), p. 346.
2) Cité par R. Weill, Le Champ des Roseaux et le Champ des Offrandes dans
la religion funéraire et la religion générale (Paris, 1936), p. 52. Cf. aussi, Jacques
Vandier, La religion égyptienne (Paris, 1944), pp. 71-72.
3) Cf., par exemple, Wallis Budge, The Mummy (2e éd., Cambridge, 1925),
pp. 324, 327. Reproductions des échelles funéraires-célestes, dans Wallis Budge,
The Egyptian Heaven and Hell (London, 1925), vol. II, pp. 159 sq.
4) W. Bousset, Die Himmelsreise der Seele (dans Archiv fur Religionswissens-
chaft, IV, pp 236 sq.). Voir aussi A. Jeremiáš, Handbuch der altorientalischen
Geisteskultur (2e éd., Berlin, 1929), pp. 180 sq.
5) Miguel Asin Palacios, La escatologia musulmana en la divina Comedia
(2e éd., Madrid-Granada, 1943), p. 70.
6) Le symbolisme de la « marche », des « échelles » et des « ascensions » a été
42 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Ces échelles mystiques établissent la liaison entre les


trois régions cosmiques — Ciel, Terre, Enfer — parce qu'elles
se trouvent au « centre », c'est-à-dire là où a lieu la rupture
de niveau, le passage d'une zone à l'autre. Il ne peut être
question ici d'examiner le symbolisme, extrêmement
complexe, du « centre ». Mais il nous suffira de rappeler qu'il
est présent tant dans la cosmologie que dans « géographie
mystique » et Г « architecture mystique » de l'Orient sémitique,
de l'Inde et de la Chine1. En effet, dans toutes ces cultures, on
rencontre, d'une part, la conception d'une montagne centrale,
qui relie les diverses régions cosmiques2; de l'autre,
l'assimilation d'une ville, d'un temple ou d'un palais3 avec cette
« montagne cosmique », ou leur transformation, par la magie
du rite, en un « centre »4. Qui plus est, « consacrer » un espace
veut dire, en dernière instance, le transformer en un « centre »,
lui conférer le prestige d'une Axis mundi5. Ce symbolisme,
amplement élaboré par les trois grandes cultures déjà citées

conservé aussi par la mystique chrétienne. Saint Jean de La Croix représente


les étapes de la perfection mystique dans la « Subida del Monte Carmelo », traité
qui décrit les ascensions longues et fastidieuses d'une montagne. Dans certaines
légendes de l'Europe orientale, la Croix du Christ est considérée comme un pont
ou une échelle grâce à quoi le Seigneur descend sur la terre et les âmes montent
vers lui (Holmberg, Baum des Lebens, p. 133). Cf. aussi Coomaraswamy, Svaya-
mâtrnnâ: Janua Coeli, p. 47.
1) Voir Mircea Éliade, Cosmologie si alchimie babiloniana (Bucuresti, 1937),
pp. 26-44 ; Insula lui Euthanasius (Bucuresti, 1943), pp. 50-68, 126-134, etc.
2) Pour les faits mésopotamiens, cf. A. Jeremiáš, Handbuch, p. 130 ; pour
les
p.* faits
15 ; pour
indiens,
les faits
Kirfel,
iraniens,
Die A.
Kosmographie
Christensen,
derLeInder
premier
(Bonr-Leipzig,
homme et le premier
1920),
roi dans Vhistoire légendaire des Iraniens, vol. II ( Uppsala -Leide, 1934), p. 42.
Conceptions similaires chez les Bouriates, Kalmoucks, etc., sans doute, influence
indienne, car le nom de la montagne est Sumer, Sumbur, Sumur : cf. Harva-
Holmberg, Baum, pp. 40 sq. ; Belig. Vorstell., pp. 57 sq. .
3) Éliade, Cosmologie, pp. 31 sq. ; Paul Mus, Barabudur (Paris, 1935), vol. I,
pp. 354 sq. et passim ; Jeremiáš, Handbuch, pp. 113, 142, etc. ; M. Granet, La
pensée chinoise (Paris, 1934), pp. 323 sq. ; A. J. Wensinck, Tree and Bird as
cosmological symbols in Western Asia (Amsterdam, 1921), pp. 25 sq. ; Birger
Pering, Die geflùgelle Scheibe (dans Archiv fur Orientforschun g, vol. 8, 1935,
pp. 281-296) ; Eric Burrows, Some cosmological patterns in babylonian religion
(dans The Labyrinth, edited by S. H. Hooke, London, 1935), pp. 45-70.
4) Cf. notre livre Comentarii la legendn Mesterului Manole (Bucuresti, 1943),
pp. 68 sq. ; et notre étude à paraître sur Le symbolisme du Centre.
5) Cf. le symbolisme du mundus (Varron, cité par Macrobe, Saturn., I, 16,
18), et les parallèles indiens et africains étudiés dans notre livre Comentarii,
pp. 76 sq.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 43

(Mésopotamie et le monde sémitique, l'Inde et la Chine),


est déjà esquissé, nous l'avons vu (ci-dessus, p. 33), chez
les pygmées Semang et se fait pressentir, au moins en ses
formules fondamentales, sur certains monuments
préhistoriques. Ajoutons que le mythe de l'Arbre cosmique participe
au même symbolisme et que le « Pilier du Monde » à sept
ou neuf « étages » n'est qu'une de ses variantes1. L'arbre sur
lequel monte le chaman sibérien ou altaïque est, en réalité,
l'Arbre Cosmique2, exactement comme le pilier central de la
tente est assimilé au pilier cosmique qui soutient le monde3.
Ce pilier central est un élément caractéristique de
l'habitation des populations primitives (l'« Urkultur » de l'école
de Graebner-Schmidt) arctiques et nord-américaines ; il se
rencontre chez les Samoyèdes et les Aïnous, chez les tribus
californiennes du Nord et du Centre (les Maidus, les Porno
orientaux, .les Patwin) et chez les Algonkins. Au pied du
pilier ont lieu des sacrifices et des prières, car c'est lui qui
ouvre le chemin vers l'Être suprême céleste4. Le même
symbolisme microcosmique s'est également conservé chez
les pasteurs-éleveurs de l'Asie Centrale, mais comme la
forme de l'habitation s'est modifiée (de la « maison » à toit
conique avec un pilier central, on passe à la yurta), la fonction
mythico-religieuse du pilier est remplie par l'ouverture
supérieure par où sort la fumée. Chez les Ostyaks, cette ouverture
correspond à l'orifice similaire de la « Maison du Ciel », et
les Tchouktches l'ont assimilée au « trou » que fait l'étoile
polaire dans la voûte céleste5. Les Ostyaks parlent' aussi

1) Cf. A. Coomaraswamy, Elements of Buddhist Iconography (Oxford, Univ.


Press, 1935), p. 82 et passim ; P. Mus, Barabudur, pp. 117 sq. ; Holmberg-Harva,
Finno-Ugric Mythology, pp. 338 sq., etc.
2) Holmberg-Harva, Der Baum des Lebens, pp. 137 sq. ; Relig. Vorsiell.,
pp. 70 sq.
3) Id., Baum, pp. 2 sq. ; Relig. Vorsiell., pp." 34 sq. Cf. le mythe du skambha
(Atharva-Veda, X, 7, etc.).
4) Cf. les matériaux groupés par W. Schmidt, Ursprung der Gottesidee, vol. VI
(Munster, 1935), pp. 67 sq., et les remarques du même auteur, Der heilige Miitel-
pfahl des Houses (dans Anthropos, 1940-41, vol. 35-36, pp. 966-969), p. 966.
5) Holmberg-Harva, Der Baum des Lebens, p. 30 ; Bogoraz, The Chukchee,
p. 307.
44 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

du Ciel à sept « ouvertures pour la fumée », c'est-à-dire avec


sept « sphères » ou niveaux célestes1. Mais quand on prépare
les sacrifices, on apporte dans la yuria un arbre dont la cime
sort par l'ouverture supérieure. L'arbre à sept branches ou
échelons symbolise, nous l'avons vu, les sept sphères ; l'arbre
sans branche et sans aucune entaille signifie, probablement,
le plus haut ciel2. Ce symbolisme, bien entendu, n'est pas
limité aux régions arctiques et nord-asiatiques. Le pilier
sacré, s'élevant au milieu de la maison, se rencontre aussi
chez les pasteurs chamites Galla et Hadiya, les chamitoïdes
Nandi et chez-les Khasi3. Partout, on apporte des offrandes
sacrificielles au pied de ce pilier : ce sont parfois, des oblations
de lait au Dieu céleste (comme chez les tribus africaines
citées ci-dessus) ; dans certains cas même, on prodigue des
sacrifices sanglants (p. ex., chez les Galla)4.
Il n'y a pas de doute que, réalisée soit par le rituel
d'initiation, soit en sa fonction de guérisseur et psychopompe,
soit, enfin, dans son voyage mystique accompagnant l'âme
du cheval sacrifié en direction du Ciel de Bai Ûlgen, cette
ascension du chaman ne soit pas autre chose que
l'expérimentation mystique d'un idéogramme cosmologique presque

1) Cf. par ex., К. F. Karjalainen, Die Religion der Jugra-Vôlker, vol. II


(Helsinki, 1922, FFC, n° 44), pp. 48 sq. Rappelons que l'entrée dans le monde
souterrain se trouve exactement au-dessus du « Centre du Monde » (cf. Harva,
Байт, pp. 30-31, et flg. 13, le disque yakoute avec un trou central). Le même
symbolisme se retrouve dans l'Orient antique, l'Inde, le monde gréco-latin, etc.
(cf. Éliade,. Cosmologie, pp. 35 sq.).
2) V. dans ce sens, W. Schmidt, Der heilige Mitlelpfahl, p. 967. Cf. l'étude
suggestive de A. Coomaraswamy, Symbolism of the Dome (dans Indian
Historical Quarterly, XIV, 1938, pp. 1-56).
3) W. Schmidt, Der heilige Mittelpfahl, p. 967, citant Der Ursprung der Got-
tesidee, vol. VII, pp. 53, 85, 165, 449, 590 sq.
4) Ibid., p. 968. Cf. les sacrifices sanglants faits par les Yuraks aux idoles
en bois (sjaadai), avec sept faces, ou sept entailles ; idoles qui, d'après Leh-
tisalo (Entwurf einer Mythologie der Yurak-Samojeden, Helsinki, 1927, pp. 67,
102, etc.), se trouvent en relation avec les « arbras sacrés » (c'est-à-dire avec une
dégradation de l'Arbre Cosmique»à sept branches). Nous assistons ici à un
processus de substitution, bien connu dans l'histoire des religions, et qui se vérifie
aussi en d'autres cas dans l'ensemble religieux sibérien. Ainsi, par ex., le pilier
qui, originairement, servait de place d'offrande au dieu céleste Num, devient,
chez les Yurak-Samoyèdes, un objet sacré auquel on apporte des sacrifices
sanglants ; cf. A. Gahs, Kopf-, Schàdel-und Langknochenopfer bei Rentiervôlkern,
p. 240.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 45

universel, idéogramme que précède et justifie le phénomène


du chamanisme proprement dit. Car il ne faut pas perdre
de vue le fait que, dans les cultures arctiques et
nord-asiatiques, chaque habitation a son pilier sacré ou son ouverture
pour la fumée sacrée, c'est-à-dire des représentations de
l'Axis Mundi, de l'Arbre Cosmique, etc. Par conséquent,
la possibilité de l'ascension au Ciel était à la portée de tout
le monde, et faisait partie intégrante de la conception
générale du sacré de la communauté tout entière. On ne voit pas
comment on pourrait faire dériver cette conception —
constitutive de l'idéologie chamaniste — d'une hystérie arctique.
Au contraire, l'ascension rituelle du chaman au ciel a été
rendue possible parce que le scénario en était déjà impliqué
dans la cosmologie et dans l'assimilation de l'habitation au
Cosmos (le pilier- cosmique, l'Arbre Cosmique, l'ouverture
identifiée au « trou » de l'Étoile polaire, les sept cieux, etc.)1.
Ce processus d'assimilation des maisons, des temples, des
palais, des cités, au « Centre du Monde » est, on l'a vu, un
phénomène spirituel qui dépasse les régions arctiques et nord-
asiatiques. Il répond, d'ailleurs, à des fins beaucoup plus
profondes que ne Га laissé entrevoir notre trop sommaire
schéma synoptique. Car, « consacrer » un espace, en lui
conférant la fonction d'un « centre », revient à dire qu'on lui
confère de la réalité ; on n'est pas, ontologiquement, à moins
que l'on ne soit « centré », à moins que l'on ne coïncide avec
une des formules symboliques de Y Axis Mundi. Ce « centre »
participe à l'espace sacré, « paradoxal » (tous les temples,

1) La question de Г « origine » empirique de telles conceptions (la structure


du Cosmos, par ex., conçue d'après certains éléments matériels de l'habitation,
explicables, eux, par les nécessités de l'adaptation au milieu, etc.) est une question
mal posée et, par conséquent, stérile. Car il n'y a pas, pour les « primitifs » en
général, une difference bien nette entre « naturel » et « surnaturel », entre objet
empirique et symbole. Un objet devient « lui-même » (c'est-à-dire porteur d'une
valeur) dans la mesure où il participe à un « symbole » ; un acte gagne de la
signification dans la mesure où il répète un archétype, etc. En tout cas, ce problème
des « origines » des valeurs appartient plutôt à la philosophie qu'à l'histoire. Car,
pour ne citer qu'un seul exemple, on ne voit pas trop bien en quoi le fait que la
découverte des premières lois géométriques a été due aux nécessités empiriques
de l'irrigation du delta nilotique, peut avoir une importance quelconque dans
la validation ou l'invalidation de ces lois.
46 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

toutes les cités et même toutes les maisons, quoique séparés


dans l'espace profane, se trouvent cependant dans le même
« Centre » cosmique), exactement comme les sacrifices se
réalisent ' dans un seul et même moment mythique (tous
ayant lieu « dans ce temps-là », l'instant auroral quand le
sacrifice a été instauré).
Mais si Y idéologie du chamanisme se fonde, en dernière
instance, sur cette cosmologie et sur cette foi dans la
communication directe avec les régions cosmiques, il y a lieu de se
demander si la technique chamanique ne présente pas aussi,
du "moins dans sa forme actuelle, d'autres éléments. Le
problème des influences extérieures qui ont pu
éventuellement s'exercer sur le chamanisme ne peut se réduire — comme
on Га quelquefois pensé — à celui de l'origine du mot « cha-
man ». (On se rappellera que ce vocable nous vient, à travers
le russe, dutoungouse šaman, le terme correspondant étant,
dans les autres langues nord-asiatiques, le jakoute ojun,
l'altaïque кат, дат, le turco-tatar kam, le mongol kami)1,
La dérivation du toungouse šaman à partir du pâli šamana
(< skr. šramaná) — par l'intermédiaire du Chinois ša-men (simple
transcription du mot pâli) — , acceptée par la majorité des
orientalistes du xixe siècle, a été néanmoins mise en doute
d'assez bonne heure (en 1842 déjà par W. Schott, en 1846
par Dordji Banzarov) et repoussée par J. Németh2 en 1914
et par B. Laufer3 en 1917. Ces savants ont cru pouvoir démon-

1) W. Koppers (Problème der indischen Religions geschichte, pp. 810-812),


se demande s'il y a une relation organique entre le thème turco-tatar kam, et un
groupe de vocables désignant la magie, le magicien ou le pays de la magie dans la
langue des Bhils (kâmru, « the country of magic », etc.), des Santalis (kamru, le
pays de la sorcellerie, Kamru, le premier maître de la magie, etc.) et dans le hindi
(Kámrup, skr. Kâmarûpa, etc.). Il pense (p. 783), à une provenance austroasia-
tique du mot kâmaru (kamru), explicité plus tard par l'étymologie populaire
comme Kâmarûpa (nom du district Assam, célèbre par l'importance qu'y a prise
le shaktisme).
2) Ueber den Ursprung des Wortes Šaman und einige Bemerkungen zur
lurkisch-mongolischen Laut geschichte (dans Keleli Szemle, vol. 14, 1913-1914,
pp. 240-249).
3) Origin of the word shaman (dans American Anthropologist, vol. 19, 1917,
pp. 361-371). L'article de B. Laufer contient aussi l'histoire et la bibliographie
succinctes du problème.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME ' 47

trer l'appartenance du vocable toungouse au groupe des


langues turco-mongoles grâce à certaines correspondances
phonétiques : le k' initial du turc archaïque se développant
en tatar k, čuvaš /, yakoute x (spirante; sourde, comme dans
l'allemand ach), mongol is, с et mandchou-toungouse s, s
ou s, le toungouse šaman (thème sam, sam ou šam) aurait
été l'équivalent phonétique exact du turc-ouïgour kam
(qam), qui désigne le « chaman » proprement dit. Mais
G. J. Ramstedt1 a démontré l'insuffisance de la loi phonétique
de Németh, et la découverte d'un mot semblable dans le
tokharien (samâne = « moine bouddhique ») et dans le sogh-
dien (šmn = šaman) met de nouveau en vedette
l'hypothèse de l'origine indienne de ce terme2.
Évidemment, si cette origine était établie d'une manière
décisive, elle constituerait un argument nouveau, et
important, pour la thèse de l'influence indienne sur les religions
des peuples nord-asiatiques. De toute manière, le problème
de ces influences doit être envisagé tout d'abord du point
de vue ethnographique. C'est ce qu'a essayé de faire, pour
les Toungouses, le savant russe Širokogorov3. Le mot šaman,
remarque Širokogorov, semble être étranger à la langue
toungouse. Mais — chose plus importante — le phénomène
même du chamanisme présente des éléments d'origine
méridionale, en l'espèce des éléments bouddhistes (lamaïstes).
En effet, le bouddhisme avait pénétré assez loin dans le

1) Zur Frage nach der Stellung der tchuwassischen (dans Journal de la Société
Finno-Ougrienne, vol. 38, pp. 20-21) ; cf. Kai Donner, Ueber soghdisch nom, p. 7.
2) Cf. Sylvain Lévi, Études des documents tokkariens de la Mission Pelliot
(dans Journal Asiatique, mai-juin 1911, pp. 431-464), spec. pp. 445-446 ; P.
Pelliot, Sur quelques mots d'Asie Centrale attestés dans les textes chinois (dans Journal
Asiatique, mars-avril 1913, pp. 451-469), spec. pp. 466-69 ; F. Rosenberg, On
Wine and Feasts in the Iranian National Epic (trad, du russe par L. Bogdanov,
dans Journal of Cama Oriental Institute, n° 19, août 1931), note, pp. 18-20.
3) N. D. Mironov et S. Shirokogorov, Sramana-Shaman (dans Journal of
the North-China Branch of the Royal Asiatic Society, vol. 55, Shanghaï, 1924,
pp. 110-130) ; cf. aussi S. Shirokogorov, General Theory of shamanism among
the Tungus (ibid., vol. 54, 1923, pp. 246-249) ; Northern Tungus Migrations in
the Far East (ibid., vol. 57, 1926, pp. 123-183) ; Versuch einer Erforschung der
Grundlagen der Schamanentums bei den Tungusen (dans Baessler-Archiv, vol. XVIII,.
part. 2) ; Psychomenlal Complex of the Tungus (London, 1935), pp. 279 sq.
48 " REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Nord-Est de l'Asie : au 111e siècle en Corée, au хше siècle


en Mongolie, au xve siècle dans la région de l'Amour
(présence d'un temple bouddhiste à l'embouchure du fleuve
Amour). La majorité des noms des esprits (burkhan) des
Toungouses sont empruntés des Mongols et des Mandchous,
qui, à leur tour, les avaient reçus du lamaïsme1. Dans le
costume, le tambour et les peintures des chamans
toungouses, Širokogorov décèle des influences modernes (ibid.,
p. 122). De plus, les Mandchous affirment que le chamanisme
est apparu chez eux sous la dynastie Ming (xive-xvne siècles)
et les Toungouses du Sud prétendent, d'autre part, que leur
chamanisme est emprunté aux Mandchous et aux Dahours.
Enfin, les Toungouses du Nord sont influencés par leurs
voisins méridionaux, les Yakoutes. Qu'il y ait coïncidence
entre l'apparition du chamanisme et la diffusion du
bouddhisme dans ces contrées du Nord de l'Asie, Širokogorov
pense pouvoir le démontrer par le fait que le chamanisme
a fleuri en Mandchourie entre le xne et le xvne siècle, en
Mongolie avant le xive siècle, chez les Kirghizes et les Ouï-
gours probablement entre le vne et le xie siècle, c'est-à-
dire peu avant la reconnaissance officielle du bouddhisme
(lamaïsme) par ces peuplades (ibid., p. 125). Širokogorov
rappelle en outre quelques éléments ethnographiques
d'origine méridionale : le serpent (en certains cas, le boa
constrictor), présent dans la théorie et le costume rituel du cha-
man, ne se rencontre pas dans les croyances religieuses des
Toungouses, des Mandchous, des Dahours, etc., et chez
certaines peuplades l'animal même est inconnu (ibid., p. 126).
Le tambour chamanique — dont le centre de diffusion semble
être, selon le savant russe, la région du lac Baikal — joue

1) Širokogorov, Sramana-Shaman, pp. 119 sq. Voir la longue note sur burkhan
(pp. 120-21), contre les vues de B. Laufer, Burkhan (dans Journal of the American
Oriental Society, 1917, pp. 390-395) qui ne trouve pas de traces bouddhistes chez
les Toungouses d'Amour. Mais les faits apportés par Širokogorov et Lopatin
semblent assez convaincants, et l'influence méridionale (bouddhiste, chinoise)
sur les burkhans a été acceptée par une autorité telle que Holmberg-Harva,
Relig. Vorstell., p. 381. La thèse de Širokogorov et la dérivation šaman-éramana,
a été acceptée aussi par N. N. Poppe, dans Asia Major, 1926, p. 138.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 49

un rôle de premier ordre dans la musique religieuse lamaïste,


comme d'ailleurs le miroir de cuivre, lui aussi d'origine*
lamaïste, et qui est devenu tellement important dans le
chamanisme qu'on peut chamaniser même sans le costume
et sans le tambour pourvu que l'on possède ce miroir.
Certains ornements de tête seraient, eux aussi, un emprunt
au lamaïsme (ibid.). En conclusion, Širokogorov considère
le chamanisme « a relatively recent phenomenon which
seems to have spread from the west to the east and from
the south to the north. It includes many elements directly
borrowed from Buddhism... » (p. 127). « The shamanism
has its very profound roots in the social system and
psychology of animistic philosophy characteristic of the Tungus
and other shamanists. But it is also true that the shamanism
in its present form is one of the consequences of the intrusion
of Buddhism among the North-Asiatic . ethnical groups. »
[Ibid., p. 130, n. 52.)
. L'analyse des éléments méridionaux dans le complexe
chamaniste a été continuée et complétée par Al. Gahs1.
Faisant état des observations de Rasmussen2, Gahs constate
que, chez les Rentier-Eskimos de la toundra, le tambour
n'existe ni dans les rituels chamanistes, ni dans les chansons
profanes ; sa fonction magique est remplie par la « ceinture »
dans laquelle vient s'insérer, à la suite des invocations,
l'Esprit de la Terre. Mais cette ceinture, remarque Gahs,
rappelle la ceinture des peuples de l'Amour. Aussi Gahs
pense-t-il que la présence du masque dans le rituel chama-
nique pourrait être considérée comme un indice précis de
l'influence méridionale (= matriarcale), fait que nie Ohl-
marks (op. cit., p. 65). Enfin, reprenant les observations de
Širokogorov sur les origines lamaïstes du tambour, Gahs
affirme qu'il serait de dérivation japonaise, ayant pour
prototype le double tambour tibétain. Mais, d'après Ohl-

der 1)Gottesidee,
Fragment vol.d'une
III (Munster,
étude encore
1931),
médite,
pp. 334-338.
publié par W. Schmidt, Ursprung
2) Die Thulefahrl (Frankfurt a. Mein, 1926), pp. 146 sq., 168 sq.
50 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

marks (op. cit., p. 67), seule la poignée serait ici et là iden-


' tique1.
Néanmoins il serait difficile de mettre en doute les
influences méridionales exercées sur le costume et la
technique des chamans des régions nord-asiatiques et même
arctiques2. On doit toutefois remarquer que. ces influences
apparaissent exclusivement dans le matériel du chaman
(costume, tambour, miroir, etc.) et dans certains secteurs
de son idéologie (la possession par les esprits, etc.), mais
non dans le phénomène fondamental du chamanisme, c'est-
à-dire l'ascension au Ciel. Cette ascension, nous l'avons vu,
fait partie intégrante des religions arctiques et central-
asiatiques, ainsi que des religions archaïques du Proche-
Orient, de l'Inde et des Mers du Sud. Par conséquent,
l'hypothèse de Širokogorov serait à modifier en ce sens : il est
fort plausible que l'apport lamaïste se soit ajouté au vieux
fonds animiste de la religion des Toungouses, mais on ne
peut réduire le chamanisme à un mélange d'animisme et de
lamaïsme, car la théorie et la technique d'ascension au Ciel
jouent un rôle tout aussi important dans l'idéologie et la
pratique chamaniques. En tenant compte du matériel
comparatif que nous avons déjà passé en revue, nous pourrions
nous représenter la cristallisation du phénomène chamaniste
nord-asiatique à peu près de la manière suivante : l'ancienne

1) Ajoutons que le problème de l'origine du tambour chamanique est loin


d'être résolu. Nous n'avons pu consulter la monographie de E. Manker, Die
lappische Zauberlrommel, I (Stockholm, 1938) ; voir cependant les remarques
de W. Koppers, op cit., pp. 805-807, qui, bien qu'acceptant la théorie proposée
par Širokogorov et Gahs sur l'origine méridionale du tambour chamanique,
ne croit pas que le modèle en serait le double tambour tibétain, mais plutôt le
tambour en forme de van qui se retrouve aussi chez les magiciens des populations
primitives de l'Inde (Santali, Munda, Bhil, Bhaiga).
2) Ce sont aussi les conclusions de W. Thalbitzer, The Ammasalik Eskimo
(Second Part, Second Half-volume, Copenhague, 1941), pp. 580 sq. Nous ne
pouvons pas aborder ici le problème délicat des influences orientales sur les
civilisations préhistoriques et protohistoriques de la Russie septentrionale et du
Nord de l'Asie. Cf. par ex., A. M. Tallgren, The copper idols from Galich and
their relatives (dans Studia Orientalia, I, 1925, pp. 312-341). Sur les rapports des
pré-turcs et les peuples du Proche-Orient pendant le IVe millénaire, voir W.
Koppers, Urtiirkentum und Urindogermanentum (dans Belleten, n° 20, den ayri basim.
Istanbul, 1941, pp. 481-525), pp. 488 sq.
LE PROBLÈME DU CHAMANISME 51

conception cosmo-théologique (les trois régions cosmiques


reliées par un axe central ; la direction que prend l'âme après
la mort ainsi que les offrandes à l'Être suprême, etc.),
commune, sous une forme plus ou moins élaborée, aux cultures
« primitives » et primaires (arctiques, pasteurs
nord-asiatiques, chamites et chamitoïdes africains, Semang, etc.) et .
aux vieilles cultures orientales (Mésopotamie, Inde, Chine),
se serait modifiée, d'une part, sous l'influence de l'animisme
et du culte des ancêtres (culte des morts) et, d'autre part,
sous celle, plus récente, des techniques magiques d'origine
indienne. Plusieurs indices semblent confirmer une telle
vue : 1) les mythes ont gardé le souvenir d'une époque
lointaine où l'homme pouvait s'élever au ciel directement, c'est-
à-dire par un moyen concret (arbre, liane, fil d'araignée, etc.) ;
2) il y a des raisons de croire que ces mythes doivent être mis
en liaison avec les croyances aux Êtres suprêmes ouraniens,
figures divines qu'on rencontre dans les couches les plus
archaïques des religions primitives, mais presque partout
repoussées au second plan et remplacées par d'autres formes
religieuses, plus dynamiques et plus accessibles (totémisme,
culte des ancêtres, cultes de la fécondité, etc.) ; 3) le moyen
de communication avec le Ciel ayant cessé d'exister à un
certain moment (à la suite d'une faute rituelle, etc.), le
pouvoir de voler ou de monter au ciel devient un privilège limité
à certains individus : rois ou magiciens ; 4) mais le «
symbolisme du centre » continue à subsister même quand d'autres
éléments viennent s'y ajouter, donnant naissance à de
nouvelles synthèses religieuses (comme, p. ex., dans l'ancien
Orient, l'Inde et la Chine), et ce symbolisme s'avère présent
tant dans la théorie du sacrifice brahmanique et du chama-
nisme altaïque, que dans la mystique de la souveraineté,
l'architecture mystique, etc. ; 5) parallèlement à cette ligne
de développement, un autre courant, morphologiquement
plus riche, se fait jour, alimenté par une pluralité
d'expériences religieuses : culte des ancêtres et esprits protecteurs,
éléments de mystique féminine (en relation avec la mytho-
52 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

logie lunaire, avec le matriarcat ; les chamanines, les


voyantes, les prophetesses, etc.) ; théorie et pratique de la
« possession » ; importance croissante de la magie, etc. C'est
spécialement grâce à ces derniers éléments que s'est constitué,
sous sa forme définitive, le phénomène chamanique dans
les religions sibériennes et dans les zones méridionales (l'Inde,
l'Indonésie, l'Océanie). Comme nous avons eu déjà l'occasion
de le constater, on distingue presque partout, dans leurs
lignes générales, deux types de chamans : celui qui est «
possédé » par les esprits (démons, ancêtres) et celui qui est
« guidé » par le dieu ou par les dieux (le « clairvoyant », le
« lucide »). Parfois, comme chez les Sibériens, cette polarité
est précisée dans des positions théôlogiques : le « chaman
blanc » (en relation avec le dieu céleste) s'oppose au « chaman
noir » (esclave ou compagnon des démons chthonico-funé-
raires). Mais le phénomène de « possession » opposé à celui
de « conduite » est plus complexe, et on ne pourra pas le
réduire au diptyque : blanc-noir, céleste-chthonien, divin-
démoniaque, etc. Nous sommes portés à voir dans ce contraste
plutôt la différence entre l'abandon mystique et la maîtrise
magico-religieuse, polarité qui se fait jour dès les premiers
temps et qui correspond à l'ambivalence de l'esprit humain
devant le sacré.
Mircea Éliade.

NOTES ADDITIONNELLES

P. 7 : ajoutez Jorma Partanen, A description of Burial Shamanism


(translation of text № VIII, in Pozdnëyev's Mongolian Chreslomalhy ) dans Journal de
la Société Finno-Ougrienne, vol. LI, 1941-1942, 34 p.
P. 27, n. 2 : sur le symbolisme du vol et de l'ascension, v. notre article
Dûroharia and the « waking dream» à paraître dans Y Hommage à Ananda Cooma-
raswamy (London, 1947).

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