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L'ORDRE CONFLICTUEL DU POLITIQUE : UNE FORMULE AMBIGUË

Marie Gaille-Nikodimov

Association Multitudes | « Multitudes »

2003/3 no 13 | pages 165 à 175


ISSN 0292-0107
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Marie Gaille-Nikodimov, « L'ordre conflictuel du politique : une formule ambiguë »,


Multitudes 2003/3 (no 13), p. 165-175.
DOI 10.3917/mult.013.0165
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MACHIAVEL · MINEURE · 165

l’ordre
conflictuel
du politique :

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une formule
ambiguë
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Schmitt et Foucault, lecteurs de Machiavel

Marie
Gaille-Nikodimov
166 · MULTITUDES 13 · ÉTÉ 2003

Althusser affirme que Machiavel est seul. Si l’on a beaucoup discuté


et glosé sa pensée, on n’a pas pensé avec lui : « c’est peut-être là le point
extrême de la solitude de Machiavel : d’avoir occupé cette place unique
et précaire dans l’histoire de la pensée politique entre une longue tra-
dition moralisante religieuse et idéaliste de la pensée politique, qu’il a
refusée radicalement, et la nouvelle tradition de la philosophie politique
du droit naturel, qui allait tout submerger et dans laquelle la bourgeoisie
montante s’est reconnue. »  L’actualité machiavélienne et les tendances

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dominantes de la pensée politique du siècle tout juste passé donnent-
elles raison à Althusser ?
Cette question sera posée ici à propos de la mise en valeur des dis-
cordes civiles et du jugement porté sur elles par Machiavel. Il affirme
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que l’élucidation des causes des haines et des divisions des cités est essen-
tielle aux citoyens et aux gouvernants (Histoire de Florence, Préambule).
Il insiste d’autre part — ce qui fit scandale en son temps et continue à
provoquer des réactions de condamnation, suspicieuses et apeurées —
sur l’idée que les lois favorables à la liberté ont émergé à Rome de la
désunion des grands et du peuple, et plus précisément de l’opposition
de la plèbe romaine au désir de domination des patriciens (Discours
I, ). Il développe enfin une analyse extrêmement riche des différentes
formes de discorde civile — diverses par leur intensité et leur mode d’ex-
pression — pour aboutir à une vision nuancée des effets de la discorde :
tous les conflits qui agitent les cités ne sont pas bons. S’ils ont conforté
la liberté à Rome, cela ne dura qu’un temps, et force est de constater
— tel est bien le problème de Machiavel — qu’à Florence, les divisions
ont surtout abouti à des meurtres et des exils, et induit une instabilité
institutionnelle qui fragilise la cité. Bons ou mauvais, les conflits sont
au cœur de la vie civile et politique. Ils sont « ordinaires » selon les propres
termes de Machiavel.

l’annexion libérale de Machiavel


Miguel Vatter, dans un article publié l’an dernier par Multitudes sou-
ligne que le libéralisme politique se conçoit comme étant en guerre avec
la guerre, c’est-à-dire, à des degrés divers, contourne, efface, nie la vision
de la politique comme guerre.  Le fait que Machiavel ne soit pas une
référence importante pour les libéraux est sans aucun doute lié à la cen-
tralité de la discorde dans sa pensée. Ce point mérite cependant d’être
précisé. Machiavel n’est pas complètement absent de l’univers du libé-
ralisme politique. Ainsi fait-il l’objet d’une importante référence de la
part du juriste italien Nicola Matteucci. Ce qui manque, pour ce der-
nier, à l’éthique de la liberté développée par B. Croce, c’est une réflexion
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sur les institutions susceptibles de garantir la coexistence d’une plura-


lité de fins dans la société. Machiavel permettrait de combler ce manque,
car sa pensée se concentre au contraire sur l’ordre institutionnel issu
du conflit, et sur le conflit tel qu’il est canalisé par cet ordre.  D’autre
part, il faut également rappeler que Q. Skinner, dans son discours
républicain fondé sur la référence à Machiavel, revendique aussi un point
d’accord avec le libéralisme politique, à savoir la reconnaissance du pri-
mat du juste sur le bien, de la pluralité des fins poursuivies par les citoyens.

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Or, si Machiavel est l’auteur clé de l’« avertissement » formulé par Q.
Skinner contre la libido dominandi des gouvernants, ce n’est pas seu-
lement en raison de la pensée de la corruption développée dans les
Discours ; c’est aussi parce que Machiavel, selon lui, reconnaît l’exis-
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tence d’une pluralité de fins dans la cité.  Matteucci et Skinner déve-


loppent en fait une position suggérée par I. Berlin dans son essai sur
la naissance de l’individualisme en Grèce ancienne : Machiavel aurait
remis en cause l’un des fondements de la pensée politique classique,
la conviction selon laquelle toutes les valeurs sont compatibles et qu’il
y a une solution globale à l’ensemble des problèmes humains.  Or, la
rencontre entre Machiavel et le libéralisme sur la question de la plura-
lité des fins ne peut se faire qu’à un niveau extrême de généralité. Dès
que l’on tente de la formuler avec précision, s’ouvre un abîme : l’idée
de choix de vie différents, fondamentale au libéralisme, n’est certes pas
absente de la pensée de Machiavel — il déclare ainsi que le peuple veut
être libre pour « vivre en sûreté », tandis que les grands le veulent pour
« commander ». Mais elle n’est pas approfondie dans son œuvre et, en
réalité, renvoie tout au plus à deux choix de vie, plutôt qu’à une plu-
ralité de fins. Elle se trouve en outre reléguée au second plan par l’ana-
lyse du désir de commander / d’opprimer et du désir de ne pas être com-
mandé / opprimé. Autrement dit, Machiavel conçoit certes que ces
désirs n’expriment pas les fins dernières poursuivies par les grands et
le peuple, mais il ne s’intéresse guère à celles-ci. Dans une optique libé-
rale, la spécificité de la pensée machiavélienne — concevoir des rapports
antagonistes au pouvoir — est perdue. La greffe de la pensée machia-
vélienne au libéralisme politique est de ce fait difficilement pensable.

Loin de la sphère théorique libérale, nous rencontrons Michel


Foucault et Carl Schmitt, dont Miguel Vatter rappelle qu’ils sont rare-
ment lus ensemble. Ils ont pourtant en commun d’être tous deux des
lecteurs de Machiavel et d’avoir accordé une part importante à la ques-
tion du conflit dans leurs œuvres. Un point les rapproche de Machiavel :
ils n’ont pas cherché, à la différence de Marx et de ses héritiers, les condi-
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tions d’une résolution du conflit. Ces éléments donnent à penser


qu’Althusser est en défaut sur au moins un point : la solitude radicale
de Machiavel n’est-elle pas brisée sur la question de la politique comme
guerre ? Foucault et Schmitt ne sont-ils pas, chacun à leur manière, ses
héritiers ? Or, la réponse à ces questions est négative. Si Machiavel est
présent dans leur réflexion à divers égards et selon des modalités
variées, il ne contribue pas, étrangement, à leur réflexion sur la conflic-
tualité du politique. Quelles sont les raisons de cette non-rencontre ?

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Quels sont ses effets théoriques ?

Schmitt face aux “troubles” civils : police et politique


Dans La Notion de politique, Carl Schmitt entreprend de fournir un
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critère d’intelligibilité du politique, qu’à ses yeux la science juridique


de l’État n’est pas à même de formuler : « car le politique a ses critères
à lui, qui jouent d’une manière qui leur est propre vis-à-vis des domaines
divers et relativement autonomes où s’exercent la pensée et l’action des
hommes, particulièrement vis-à-vis du domaine moral, esthétique et éco-
nomique. »  Ce critère, comme dans ces autres domaines, correspond
à une distinction fondamentale. Au même titre que la distinction entre
le laid et le beau pour l’ordre esthétique, la discrimination entre l’en-
nemi et l’ami est la distinction spécifique du politique : l’ennemi est
l’étranger avec lequel des conflits sont possibles, et qui ne sauraient être
résolus par l’intervention d’un tiers ou la référence à une norme pré-
établie et supérieure. Elle permet d’exprimer le degré d’union ou de
désunion, d’association ou de dissociation (entre États ou entre des
groupes au sein d’un même État). La formulation d’un tel critère s’en-
tend à la fois contre une vision irénique du politique, mais aussi contre
la réduction du concept de politique à l’État : « le concept d’État présup-
pose le concept de politique » — ce sont les premiers mots de l’essai
schmittien — et non l’inverse.  Schmitt affirme que les notions d’État
et de politique ont été en un sens justement identifiées dans le cadre
de l’État européen classique, qui a instauré la paix intérieure et ne pra-
tiquait de politique au sens véritable du terme qu’en politique extérieure,
décidant des relations d’amitié ou d’hostilité avec les autres États sou-
verains. Mais l’époque de l’État européen classique est révolue ou, du
moins, l’ère de l’État est en déclin. Aussi convient-il de reprendre à nou-
veaux frais la réflexion sur la notion de politique.
Dans le cadre d’une telle réflexion, Machiavel n’apparaît que très briè-
vement et à titre quasi-anecdotique, dans le commentaire des fonde-
ments anthropologiques des théories politiques. Avec Hobbes et Fichte,
il fait partie de ces auteurs qui ont su postuler « la réalité ou la possi-
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bilité effective d’une discrimination ami-ennemi. »  Sans doute ce


geste théorique n’est-il pas sans lien avec la position défensive dans
laquelle il se trouvait au tournant du XVI e siècle, lorsque l’Italie se trou-
vait envahie par les armées allemande, française, espagnole et turque
(et rajouterons-nous lorsque Florence traversait une grave crise insti-
tutionnelle et militaire).  À travers lui, Machiavel fait figure d’un pen-
seur politique réaliste, concret, lucide. Parce que ce réalisme engendre
une réaction négative des êtres humains, « anxieux de sécurité », il a sus-

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cité de nombreuses critiques.
Cette apparition fugitive de Machiavel dans la conceptualisation du
politique à partir du critère ami-ennemi a de quoi surprendre. Comment
l’expliquer ? Carl Schmitt ne s’est visiblement pas intéressé à la réflexion
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machiavélienne sur la discorde civile. Il réduit d’ailleurs significative-


ment la discorde civile à des « troubles » dont le caractère politique est
à ses yeux sinon relatif, du moins mineur. Son appréciation de la notion
de police dans l’État européen classique en témoigne : « et en effet, au
sein de cet État, il n’y avait plus qu’une police, la politique en était
absente ; à moins que l’on ne désigne par ce terme les intrigues de cour,
les rivalités, les frondes et les tentatives de rébellion des malcontents,
bref, les “troubles”. Cet emploi du terme de politique est, bien sûr, éga-
lement possible, et discuter de sa justification serait une querelle de mots.
Il faut simplement noter que ces deux mots, politique et police, sont
dérivés du même mot grec, polis. Mais à cette époque, seule était poli-
tique au sens plein, haute politique, la politique extérieure... »  Il est
remarquable que C. Schmitt prête la même attention que Machiavel à
la diversité des troubles internes, et qu’il emploie comme lui une
expression renvoyant au mécontentement (la « malcontenzza » joue un
rôle explicatif important dans la pensée machiavélienne des discordes).
Cela ne le conduit cependant ni à se rapprocher de Machiavel, ni à affi-
ner son analyse des dissensions internes. De manière significative, alors
que chez Machiavel, la diversité des formes de « tumulte » trouve une
unité dans l’analyse de l’antagonisme des grands et du peuple, nous
demeurons, avec Schmitt, face à une multiplicité irréductible : des
intrigues de cour aux rébellions des malcontents, les troubles recensés
par lui ont pour seul point commun de ne pas créer de véritables enne-
mis et sont de ce fait mis de côté. 
Deux arguments peuvent être avancés pour rendre compte de ce désin-
térêt à l’égard de la pensée machiavélienne de la discorde civile.
L’exégèse de celle-ci et l’affirmation de son actualité sont loin d’être
systématiques. Elles sont en outre relativement récentes, en tout cas pos-
térieures à La notion de politique. Le Machiavel de Schmitt est tout autre :
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c’est avant tout un penseur de la raison d’État, initiateur d’une vision


technique du politique, ou encore d’une rationalité politique instru-
mentale et an-axiologique. Comme tel, il inaugure la modernité, quoique
de manière incomplète car il est étranger au schème de la sécularisa-
tion. C’est aussi un théoricien qui a eu l’intuition du fondement déci-
sionniste de l’agir politique, bien qu’il inscrive l’action du prince dans
la durée alors que la décision naît dans l’instant. La réception de
Machiavel par Schmitt, dominée par ces deux facettes, ne laisse guère

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de place à sa conception de la discorde civile. En outre, la nature de
celle-ci aux yeux de Machiavel rend peu probable sa reprise par Schmitt.
Chez Machiavel, le conflit civil oppose un désir de dominer, de com-
mander, d’opprimer, à un désir de n’être ni commandé, ni dominé, ni
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opprimé. C’est un conflit qui, dans certaines conditions, est propice à


la liberté : la résistance du peuple au désir de domination des grands
débouche non seulement sur des lois qui satisfont son désir de ne pas
être dominé, mais plus largement sur un régime républicain libre, dont
la cité en tant que telle tire des effets bénéfiques (prospérité et puis-
sance). On comprend qu’un auteur comme Schmitt, à la recherche d’un
ordre qui soumette l’individu à une autorité absolue, ne puisse faire place,
dans son œuvre, à une conception qui analyse les effets émancipateurs
du désir de ne pas être dominé, à la fois pour celui qui le nourrit et pour
la cité tout entière et, dans le prolongement de cette thématique, d’un
ordre institutionnel qui, sans jeu de mots, fait la part belle au désordre.

l’histoire au service du prince :


la vision foucaldienne de Machiavel
Une même enquête doit être menée sur les rapports entre Michel
Foucault et Machiavel, a fortiori lorsqu’on connaît l’intérêt du premier
pour les pratiques de résistance à l’ordre gouvernemental, intérêt qui
pourrait le conduire à reprendre à son compte les analyses machiavé-
liennes du désir de ne pas être dominé. Dans son cours au Collège de
France de , Foucault se propose d’analyser le pouvoir comme un
rapport de forces, « en termes de combat, d’affrontement ou de guerre »,
et dans le même temps, de tester la fécondité d’une telle hypothèse, qui
retourne la proposition de Clausewitz — la guerre est la continuation
de la politique par d’autres moyens. Cette hypothèse se déploie en trois
temps : d’abord, elle suggère que le pouvoir politique réinscrit perpé-
tuellement le rapport de forces, une fois la bataille livrée dans la guerre
contre un ennemi extérieur, « dans les inégalités économiques, dans le
langage, jusque dans les corps des uns et des autres. »  Elle signifie ensuite
que les luttes politiques internes devraient être interprétées comme les
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continuations de la guerre. Enfin, elle dit que le rapport de forces est


tranché seulement par une bataille. Cette entreprise s’inscrit dans une
réflexion de longue haleine sur le pouvoir et le schéma lutte-répression.
Elle est spécifiquement destinée, dans ce cours, à comprendre dans quelle
mesure « le schéma binaire de la guerre, de la lutte peut être effective-
ment repéré comme le fond de la société civile, à la fois le principe et
le moteur de l’exercice du pouvoir politique. » 
Deux références viennent d’emblée à l’esprit de qui veut mener un

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tel projet : Machiavel et Hobbes. De fait, Foucault les mentionne aus-
sitôt après avoir défini celui-ci, en tant que théoriciens de la guerre dans
la société civile. Cependant, il affirme aussi vouloir les mettre de côté
et les désigne comme de « fausses paternités » du problème qu’il veut trai-
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ter.  Pourquoi ? Selon lui, le discours sur la guerre civile perpétuelle


apparaît afin de mettre à jour, sous le juste tel qu’il est institué, sous
l’ordonné tel qu’il est imposé, sous l’institutionnel tel qu’il est admis,
les luttes réelles, victoires ou défaites — bref il s’agit de retrouver « sous
la formule de la loi les cris de guerre ».  Ce discours émerge en opposi-
tion à un autre discours, juridico-politique, qui accompagne la mise en
place du pouvoir royal souverain de la fin du XVI e siècle au milieu du
XVII e siècle. Il est celui, contestataire, des forces populaires ou aristo-
cratiques à l’égard de ce pouvoir royal. De ce fait, il ne peut considé-
rer « le Prince que comme une illusion, un instrument ou, au mieux,
un ennemi ».  Or, si Foucault repère bien dans l’œuvre de Machiavel
une analyse du rapport de forces, il voit dans le prince son principal
bénéficiaire. Machiavel formulerait une technique politique au service
du souverain.  C’est dans l’opposition entre Boulainvilliers et Machiavel,
proposée dans le cours du  février, que l’on peut saisir au mieux la
raison de la mise à l’écart de Machiavel. À la différence de Boulainvilliers,
Machiavel n’aurait pris le savoir historique pour objet qu’afin de for-
muler des stratégies de pouvoir destinées au prince. Les relations de
pouvoir, à même la matière historique, ne sont pas analysées pour elle-
mêmes dans son œuvre : « l’histoire, pour Machiavel, c’est simplement
un lieu d’exemples, une sorte de recueil de jurisprudence ou de modèles
tactiques pour l’exercice du pouvoir. L’histoire, pour Machiavel, ne fait
jamais qu’enregistrer des rapports de force et des calculs auxquels ces
rapports ont donné lieu. En revanche, pour Boulainvilliers (et c’est là,
je crois, l’important), le rapport de force et le jeu du pouvoir, c’est la
substance même de l’histoire ». 
La lecture que propose Foucault de Machiavel pourrait être aisément
critiquée — sur la question des destinataires de son œuvre, implicites
ou explicites, et sur la conception de l’histoire comme recueil d’exem-
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pla. Mais là n’est pas la question. Elle est décevante, insuffisante, autant
qu’on voudra, mais elle n’en a pas moins ses effets : Foucault n’a pas
lu Machiavel comme penseur du conflit civil. Michel Senellart a sug-
géré que si Foucault n’avait pas cherché à approfondir sa compréhen-
sion de l’œuvre machiavélienne, cela tenait à sa façon de concevoir la
vérité d’une œuvre : « à cette idée d’une vérité totalisable après-coup,
dans des textes affranchis de leur contexte bruyant et offerts à la lec-
ture paisible et silencieuse, Foucault oppose, si l’on peut dire, le prin-

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cipe d’une réduction événementielle : la vérité, ce n’est pas ce qui se
dévoile rétrospectivement, lorsque les batailles se sont tues, à celui qui
croit pouvoir embrasser désormais du regard l’ensemble de la scène,
mais ce qui se manifeste et fonctionne comme tel, à un moment donné,
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dans l’affrontement ou l’articulation concertée des discours. Il y a donc


une “vérité” de Machiavel, distincte des significations de l’œuvre telles
que peut les nouer le commentaire, et qui consiste dans la fonction his-
torique de Machiavel ». 
Si nous suivons cette piste, nous devons définir le champ d’intelli-
gibilité dans lequel Foucault lit Machiavel. Sans doute ce champ
s’éclaire-t-il à travers la distinction entre deux conceptions de l’histoire
et l’affirmation du passage de l’une à l’autre au début du XVII esiècle.
L’œuvre de Machiavel n’est jamais lue, dans ce cours, qu’en opposi-
tion à l’histoire qui émerge au XVI e et surtout au XVII e siècle. De ce
fait, Machiavel fait nécessairement partie des auteurs pour lesquels l’his-
toire est « le discours du pouvoir »,  le récit jupitérien de la souverai-
neté, fait du point du vue du prince en vue d’affermir son pouvoir. Le
commentaire de l’histoire de Rome, à partir du récit livien, ne peut trou-
ver place dans ce cadre interprétatif en ce qu’il envisage la distribution
des magistratures dans une cité et ses évolutions, à partir du rapport
de force entre deux désirs.

penser ensemble ordre institutionnel et tumulte populaire


Peut-on, par delà cette lecture foucaldienne de Machiavel, affirmer
qu’il existe un « air de famille » entre la vision machiavélienne du
peuple et la plèbe définie par Foucault ? Chez Machiavel, le terme de
« peuple » désigne ceux qui, dans la cité, recevant du désir de ne pas
être dominé orientation et impulsion, passent du (non-)statut de foule
anonyme à celui de membre à part entière du corps politique, et dans
ce passage créent les conditions du « vivere libero ». Dans cette perspective,
la pensée machiavélienne semble faire signe vers un sujet politique que
plusieurs philosophes contemporains ont cherché à définir, sujet qui,
à partir d’une position de dominé, rompt avec la logique de domina-
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tion : on pense notamment à la « minorité » de Deleuze et Guattari, aux


« sans-parts » de Rancière et à la « plèbe » de Foucault. Cette dernière
se définit comme l’entité qui marque la limite de toute relation de pou-
voir : « la “plèbe” n’existe sans doute pas, mais il y a “de la” plèbe. Il y
a de la plèbe dans les corps, et dans les âmes, il y en a dans les indivi-
dus, dans le prolétariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une exten-
sion, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part
de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir

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que leur limite, leur envers, leur contrecoup. » 
Si une telle filiation entre la pensée machiavélienne de la liberté et
ces réflexions contemporaines sur les conditions de rupture des logiques
de domination s’avère fondée, elle conduit à faire de sa pensée une remise
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en cause avant l’heure de la conception discursive ou délibérative de


la démocratie. Celle-ci, en effet, envisage l’avènement et l’approfon-
dissement de la démocratie à partir de l’émergence d’un consensus ration-
nel. Cela n’exclut pas, dans les faits, les conflits et les désaccords. Mais
il reste que la liberté est conquise et maintenue grâce à un processus
fondé sur « le principe de l’argumentation publique, selon lequel la légi-
timation d’une norme générale se fonde sur un dialogue rationnel et
ouvert entre tous ceux qui sont concernés par cette norme. »  Alors
que pour Machiavel, le problème du peuple est précisément d’être
reconnu par les grands comme un interlocuteur à part entière, la
conception délibérative ou discursive de la démocratie suppose des inter-
locuteurs égaux. Certes, au sein d’une démocratie, les citoyens sont égaux
en droit. Cependant, dans la pensée machiavélienne, l’émergence et le
maintien d’une république ne mettent pas fin à l’antagonisme des
grands et du peuple. Dans la mesure où le peuple doit toujours forcer
l’ordre institutionnel établi pour conquérir une part des magistratures
et lutter pour conserver cette dernière, la situation d’égale parole et le
droit à participer aux affaires publiques ne sont jamais acquis, mais plu-
tôt conquis et maintenus dans un rapport de forces sans fin et sans trêve.
Cependant, les affinités entre le peuple machiavélien et la plèbe fou-
caldienne sont plus apparentes que réelles : en effet, alors que Foucault
cherche à concevoir les conditions d’une libération de soi, entendue
comme travail culturel sur soi, et à cette fin entreprend de déterminer
un espace aux marges de l’État, hors des frontières de la sphère contrô-
lée par l’État de droit, Machiavel tente de lier ensemble désunion des
grands et du peuple et construction d’un ordre institutionnel libre. De
la même façon, remarquons que la minorité de Deleuze et Guattari est
« la formule des multiplicités, »  alors que la figure du peuple machia-
vélien trouve une unité dans le désir de n’être pas dominé. Le peuple
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fait bloc contre les grands, la minorité, de façon différente, fissure le


modèle majoritaire de toutes parts, empêchant de manière indéfinie son
ultime recomposition. Comme la plèbe, la minorité mène son action
par delà les structures du « Pouvoir » ; or, si le peuple force les institu-
tions dans la pensée machiavélienne, s’il a un mode de participation
essentiellement extra-institutionnel, il n’en reste pas moins qu’il réclame
aussi des lois. 

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«Tumultes » qui débordent sans cesse l’ordre institutionnel, sans être
anarchiques, chez Machiavel, résistance en dehors de l’ordre institué
chez Foucault. Machiavel, à cet égard, n’est pas le parent de Foucault.
Il ne l’est pas non plus de Schmitt. Entre une pensée de l’ordre absolu
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et une conception de la résistance libératrice aux marges de l’ordre, la


porte est plus étroite qu’on ne pourrait le croire : n’est-ce pas la leçon
à tirer de cette non-rencontre entre Machiavel et ses deux lecteurs,
Schmitt et Foucault ? Nous la formulerons à travers une question :
peut-on aujourd’hui faire place à une réflexion qui, en vue de la liberté,
institue le conflit autant qu’elle investit les institutions des « tumultes »
populaires ?

() L. Althusser, « Solitude de Machiavel », in : Solitude de Machiavel, éd. de Y. Sintomer,
PUF, , p. .
() M.Vatter, « La politique comme guerre : Formule pour une démocratie radicale ? », in :
Multitude , mai-juin , p. -.
( N. Matteucci, Il liberalismo in un mondo in trasformazione, Il Mulino, .
() Q. Skinner, « Sur la justice, le bien commun et la priorité de la liberté », in :
Communautariens et libéraux, textes réunis et présentés par A. Berten, P. de Silveira et H. Pourtois,
PUF / Philosophie morale, , pp. -.
() I. Berlin : « The proposition that all values are compatible with one another, and that
in principle there is a total solution of human problems, if only we discover it — there must,
at any rate, be a method of searching for it — was questioned by Machiavelli, questioned to
such effect that the old confidence which has lasted for more than two thousand years never
returned », « The Birth of Greek individualism », in : Liberty, éd. par H. Hardy, Oxford
University Press, , p. .
() C. Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, tr. de M-L. Steinhauser,
Flammarion,  [ère éd. fr. : Calmann-Lévy / Liberté de l’esprit, ], p. .
() C. Schmitt, Ibid., p. . — () C. Schmitt, Ibid., p. .
() C. Schmitt, Ibid., p.. — () C. Schmitt, Ibid., p. .
() Cette analyse, rappelons-le, ne porte que sur la discorde civile. Il faudrait la complé-
ter en confrontant C. Schmitt et Machiavel sur la question de la guerre entre États.
() M. Foucault, Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, , Gallimard /
Le Seuil / Hautes études, , p. .
() M. Foucault, Ibid., pp. -. — () M. Foucault, Ibid., p. .
() M. Foucault, Ibid., p. . — () M. Foucault, Ibid., p. .
() M. Foucault, Ibid., p. . — () M. Foucault, Ibid., pp. -.
() M. Senellart, « Machiavel à l’épreuve de la gouvernementalité », in : L’Enjeu Machiavel,
MACHIAVEL · MINEURE · 175

PUF / Collège international de philosophie, , p. .


() M. Foucault, Il faut défendre la société, pp. -.
() M. Foucault, Dits et Écrits, III, Gallimard / Bibliothèque des sciences humaines, p. .
Pour G. Deleuze et F. Guattari, cf. Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, , Les éditions
de Minuit, , p.  et J. Rancière, La Mésentente, Galilée, , p. .
() A. Kalyvas, « La politique de l’autonomie et le défi de la délibération : Castoriadis contra
Habermas », Les Temps modernes, juin-juillet-août , n° , p. .
() G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux. p. .
() Cf. Par exemple, Machiavel, Histoire florentine, II, , in : Œuvres, tr. dir. Ch. Bec, Laffont,
, p. . L’écart entre Machiavel et la pensée politique exposée dans La Mésentente me

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semble être d’un autre ordre que celui décrit ici avec Foucault ou Deleuze et Guattari. Pour
J. Rancière, les parties qui réclament le droit à faire partie de la communauté n’existent pas
— ne sont pas comptées — avant d’en formuler la revendication ; de la même manière, chez
Machiavel, la plèbe romaine, ainsi que, beaucoup plus brièvement, les Ciompi, ne se sont consti-
tués comme membres de la cité qu’à partir du moment où ils ont revendiqué une part des
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magistratures. Dans les deux cas, la « refiguration » de la communauté ne marque pas seule-
ment une modification de celle-ci, mais aussi la naissance de nouvelles parties. Cependant,
le retour à la pensée des classiques dans La Mésentente, même s’il est fait sur un mode cri-
tique, détermine une représentation de la cité comme une communauté composée de par-
ties. Or, le modèle du tout et de ses parties ne correspond pas au corps politique machiavé-
lien, qui est un mélange aux frontières mouvantes. Remarquons d’ailleurs qu’à la lumière de
la cité « perméable » conçue par Machiavel, cette représentation de la cité n’est pas dépour-
vue d’ambiguïtés. En effet, l’émergence d’une part des sans-parts modifie la composition de
la communauté, mais aussi sa forme. La communauté n’est donc pas un ensemble fixe. Dans
ce cas, pourquoi formuler l’embarras de la politique dans un modèle dont les éléments sont
des parties, puisque les temps de « refiguration » de la cité remettent en cause la distribution
des parts et, du même coup, toute forme de communauté établie comme un ordre naturel ?

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