Sunteți pe pagina 1din 16

Claude Romano

L’incorporation

Nous célébrons le 75ème anniversaire de la parution de la Phénoménologie de la


perception et à cette occasion il n’est pas inutile de se demander ce qui demeure du geste de
Merleau-Ponty, ce qui dans cette « œuvre de percée », pour reprendre la formule de Husserl,
mérite d’être prolongé pour notre temps. Ce n’est qu’à un tout petit aspect de cette question
que seront consacrées les réflexions qui suivent : celui portant sur la pensée merleau-
pontienne du corps propre ou du « corps phénoménal », selon le vocabulaire retenu à cette
époque. Nul thème, peut-être, n’est plus central à l’entreprise que représente la
Phénoménologie de la perception. Peu de thèmes ont été davantage glosés et commentés.
Nous faisons cependant le pari qu’il y a encore du neuf à dire sur cette question.
Le corps propre : on peut décrire tout l’effort de ce qui reste sans doute le chef d’œuvre
de Merleau-Ponty comme l’intronisation de ce corps au rang de véritable sujet de la
perception. Et donc aussi comme un passage du sujet transcendantal husserlien qui a une
chair (Leib) mais n’est pas sa chair 1 , puisque aussi bien il est un sujet non-mondain et
constituant, tandis que sa chair tombe du côté du constitué, à un sujet essentiellement
corporel, dont le corps propre n’est plus pensable en termes d’objet : « Mais je ne suis pas
devant mon corps, je suis dans mon corps, ou plutôt je suis mon corps »2.
Toutefois, ce corps phénoménal est aussi le lieu d’importantes tensions dans la
Phénoménologie de la perception – des tensions qu’exprime bien, dans ce passage, la
rectification du « ou plutôt ». Merleau-Ponty n’entend pas abandonner, en effet, le dispositif
transcendantal husserlien, il a plutôt pour objectif de le modifier en profondeur au sein d’une
philosophie qui fait de la perception le phénomène originaire, l’Urphänomen, et donc aussi de
l’incorporation du sujet percevant sont véritable point de départ. C’est la raison pour laquelle
Merleau-Ponty n’abandonne pas l’epokhê, il se contente de la réinterpréter non comme « la
formule d’une philosophie idéaliste » mais comme le mot de passe « d’une phénoménologie
existentielle »3 . Loin de rejeter la description husserlienne de la chair ou du corps propre
(Leib) comme support des sensations doubles, « touchant-touché », il reprend l’essentiel de
cette description tout en la réinscrivant dans une perspective plus vaste ; il met en lumière la
dimension dynamique de cette corporéité en reprenant à son compte la conceptualité du
« schéma corporel », héritée d’Arnold Pick et d’Henry Head4 ; il fait droit, à la suite d’Erwin
Straus, à une intersensorialité de principe ; il intègre à sa perspective les découvertes
empiriques de la neurophysiologie holiste de Kurt Goldstein et de la psychologie de la forme ;
sans jamais rompre frontalement avec Husserl, il cherche à s’approprier les acquis des
Ideen...II, dont il avait pu consulter le manuscrit aux Archives Husserl de Louvain, en les
subordonnant à une perspective qui leur demeure en partie au moins hétérogène, celle de ce
qu’il appelle « une philosophie existentielle ». Aussi l’entreprise de Merleau-Ponty se
présente-t-elle d’emblée sous le signe de l’ambiguïté – une notion dont, depuis Alphonse de
Waelhens, nous savons à quel point elle est consubstantielle à la pensée du phénoménologue
1
On peut citer à cet égard les déclarations dépourvues d’ambiguïté des Ideen...II : « Je ne suis pas ma chair
(Leib) mais j’ai une chair, je ne suis pas mon âme mais j’ai une âme » (Husserl, Idxeen zu einer reinen
Phänomenologie, Zweites Buch, Husserliana, Band IV, Dordrecht-Boston-Londres, Kluwer, 1991, p. 212 ; trad.
d’É. Escoubas, Recherchers phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF, 1982, p. 295).
2
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, rééd. « Tel », p. 186.
3
Ibid., p. 15.
4
Pour une traduction des textes de base, on pourra se reporter en français au volume toujours utile de Jacques
Corraze, Schéma corporel et image du corps, Toulouse, Privat, 1973.

1
français. On pourrait soutenir que la tension fondamentale sur laquelle repose le projet de
Merleau-Ponty à cette époque – et qui fournira en réalité son orientation d’ensemble à toute sa
pensée – est celle entre deux modèles du corps propre dont rien n’indique qu’ils soient
réellement compatibles entre eux.
Le premier modèle consiste à concevoir le corps propre comme un phénomène
fondamentalement équivoque, déjouant les alternatives propres à la pensée objectivante entre
sujet et objet, matérialisme et dualisme, réalisme et idéalisme. Ici, c’est d’abord la pensée de
Gabriel Marcel qui constitue la source primaire de Merleau-Ponty, et notamment l’idée
défendue par le tenant de l’existentialisme chrétien selon laquelle le corps propre se tient en
suspens entre être et avoir – n’est ni de l’ordre de ce que je suis sans plus, comme le professe
un matérialisme qui m’identifie sans reste à ce corps, ni de l’ordre de ce que j’ai, comme le
clame un idéalisme. « Je ne puis par exemple, écrit Gabriel Marcel, concentrer mon attention
sur ce qui est à proprement parler mon corps – par opposition au corps-objet que pense le
physiologiste – sans retrouver cette notion presque impénétrable d’avoir. Et pourtant, puis-je
dire à la rigueur que mon corps est quelque chose que j’ai ? Tout d’abord, mon corps en tant
que tel est-il une chose ? Si je le traite comme une chose, que suis-je, moi qui le traite ainsi ?
“À la limite, écrivais-je dans le Journal Métaphysique, on aboutit à la formule suivante : mon
corps est (un objet), je ne suis rien. L’idéalisme aura la ressource de déclarer que je suis l’acte
qui pose la réalité objective de mon corps. N’est-ce pas un tour de passe-passe ? ajoutais-je. Je
le crains. Entre cet idéalisme-là et le matérialisme pur, il n’y a qu’une différence en quelque
sorte évanouissante” »5. Il s’agit alors – et Merleau-Ponty renoue avec un tel projet – de
penser le corps propre comme mettant en question les alternatives mêmes sur lesquelles se
bâtit la pensée objective. Pour appréhender mon corps, il faut abandonner le point de vue du
sujet épistémologique du cogito et, avec lui, la dissociation ruineuse du spirituel et du vital,
pour revenir à notre condition ontologique telle qu’elle précède la pensée et la réflexion.
Notre inhérence au corps, affirmait Marcel, n’est pas de l’ordre d’un problème dont les
données seraient transparentes pour la réflexion, mais d’un mystère6 qui ne se laisse jamais
formuler dans les termes de la pensée objective7. Ainsi, revenir au corps, c’est quitter le point
de vue épistémologique qui est commun au naturalisme et à l’idéalisme (ou au
transcendantalisme) et renouer avec une relation à notre corps d’ordre existentiel, conduisant
au-delà des alternatives du sujet et de l’objet, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’être et de
l’avoir, de la nature et de la liberté. La pensée de Gabriel Marcel est complétée sur ce point
par les apports d’Erwin Straus et de Heidegger, et leur commun refus de formuler le problème
de l’être-au-monde suivant de telles dichotomies. Toute la Phénoménologie de la perception
est mue par la mise en évidence de cette troisième dimension, située par-delà l’opposition du
sujet et de l’objet – de « ce troisième terme entre le psychique et le physiologique, entre le
pour soi et l’en soi [...] que nous appelons l’existence »8 . Et c’est seulement depuis cette
troisième dimension que la question du corps peut être abordée et éclaircie. « L’union de
l’âme et du corps, écrit Merleau-Ponty, n’est pas scellée par un décret arbitraire entre deux
termes extérieurs, l’un objet, l’autre sujet. Elle s’accomplit à chaque instant dans le
mouvement de l’existence »9.

5
G. Marcel, Être et avoir, Paris, éditions Montaigne, 1935, p. 226.
6
Ibid., p. 250 : « Un mystère c’est un problème qui empiète sur ses propres données, qui les envahit et se
dépasse par là même comme problème ».
7
« Il semble bien en effet qu’entre un problème et un mystère il y ait cette différence essentielle qu’un problème
est quelque chose que je rencontre, que je trouve tout entier devant moi, mais que je puis par là même cerner et
réduire – au lieu qu’un mystère est quelque chose en quoi je suis moi-même engagé, qui n’est par conséquent
pensable que comme une sphère où la distinction de l’en moi et du devant moi perd sa signification et sa valeur
initiale » (Être et avoir, op. cit., p. 169).
8
Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 154, note.
9
Ibid., p. 118.

2
Pourtant, un second modèle du corps vient sur bien des points contredire le premier et
introduire dans la pensée de Merleau-Ponty une certaine hésitation. Ce second modèle est
celui de la distinction Leib / Körper telle que la formule Husserl. Loin de reposer, en effet, sur
un refus de la dichotomie entre le sujet et l’objet, l’immanence et la transcendance, le
naturalisme et le transcendantalisme, cette distinction se bâtit tout entière sur elles. Husserl
prend fait et cause en faveur d’un idéalisme transcendantal à l’encontre de tout réalisme
naturaliste. Sa phénoménologie applique sans hésiter au corps l’opposition du subjectif et de
l’objectif, le faisant éclater par là même en deux instances : un corps-objet, un Körper, c’est-
à-dire une simple chose de la nature, et un corps « subjectif » ou vécu, un Leib, qui relève
d’une strate de la phénoménalité située à mi-chemin entre le domaine de la nature matérielle
et celui de l’esprit, la strate de la « nature animale »10 comme l’appellent les Ideen...II, et qui
fait l’objet à son tour d’une constitution sui generis par le sujet transcendantal. Certes, dans le
cas du corps de chair, cette constitution s’accomplit sans esquisses (Abschattungen)11, et elle
demeure par conséquent sur le plan de l’immanence réelle, à la différence de la constitution
du corps (Körper) comme un objet transcendant. La chair demeure, sous ce rapport, le pur
« soubassement hylétique (hyletische Unterlage) »12 de la conscience. Il n’en reste pas moins
que cette chair tombe du côté du constitué, et non du constituant ; elle un « objet subjectif
(subjektive Objekt) »13, mais n’en demeure pas moins un objet ; c’est pourquoi elle ne peut
être identique à l’ego transcendantal lui-même. Comme le précise Husserl, « ce moi
concrètement incarné ou ce corps de chair égologisé (oder verichlichter Leibkörper) est lui-
même [une] unité de la constitution transcendantale »14. Il y a des raisons essentielles pour
lesquelles l’ego transcendantal n’est pas son corps de chair. Cet ego possède des
déterminations que son corps par principe ne peut avoir : il est non-mondain, constituant,
transcendantal, centre d’où rayonne l’intentionnalité, etc. Il est vrai que cet ego se localise à
titre secondaire dans une chair, il « s’incarne » en elle, en vertu d’une appréhension de lui-
même que Husserl baptise « aperception mondanisante ». Il n’en reste pas moins en droit
distinct de cette chair. Son corps charnel est à lui, il n’est pas lui-même : la chair demeure
« étrangère au moi (Ichfremde), elle « n’appartient pas au domaine de l’égoïque proprement
dit »15 ; elle « n’est de l’égoïque que par la grâce d’un égoïque originaire »16. Non seulement
l’ego pur n’est pas identique à sa chair ni ne peut l’être, mais rien n’interdit de concevoir un
ego dépourvu chair, comme l’affirme explicitement le §54 des Ideen...I : « il est sûr qu’est
pensable une conscience sans chair (leibloses) »17. En un mot, la chair n’est que « le tout
premier “avoir subjectif” de l’ego »18, une propriété, une dépendance, un appendice, pour ne
pas dire une simple « annexe (Annex) »19 de celui-ci.
On pourrait désigner le premier modèle pour penser le corps propre « modèle de
l’incorporation », puisque la question est ici d’abord celle du rapport existentiel et non
gnoséologique qui se noue avec notre corps, par-delà l’alternative du sujet et de l’objet, et
qualifier le second paradigme pour penser l’incarnation « modèle de la chair » en référence à
la conceptualité husserlienne. Le modèle de l’incorporation exige qu’il n’y ait qu’un seul

10
Husserl, Ideen....II, Hua IV, Deuxième section, chapitre III.
11
Hua IV, p. 149-150 ; tard. citée, p. 212-213.
12
Hua IV, p. 153 ; trad. citée, p. 217.
13
Husserl, Ideen… III, Hua V, p. 124 ; trad. de D. Tiffeneau, La phénoménologie et les fondements des sciences,
Paris, PUF, 1993, p. 150. Cf aussi Ideen...II, Hua IV, p. 153 ; trad. p. 216.
14
Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Drittes Teil, Hua XV, p. 287.
15
Hua IV, p. 212 ; trad. citée (modifiée), p. 296.
16
Hua IV, p. 213 ; trad. citée (modifiée) p. 296.
17
Husserl, Ideen...I, §54 ; Hua III,1, p. 119 ; trad. de Jean-François Lavigne (modifiée), Idées directrices pour
une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, Paris, Gallimard, 2018, p. 169.
18
Hua IV, p. 214 ; trad. citée, p. 298.
19
Hua IV, p. 212 ; trad. citée, p. 295.

3
corps avec lequel j’entretiens un rapport ambivalent – que j’ai, mais plus encore que je suis.
« Je ne puis comprendre la fonction du corps vivant, écrit Merleau-Ponty, qu’en
l’accomplissant moi-même et dans la mesure où je suis un corps qui se lève vers le monde »20.
Le modèle de la chair exige au contraire qu’il y ait deux sens bien distincts du corps qui ne
coïncident jamais l’un avec l’autre, comme deux strates de la phénoménalité : le corps comme
res extensa, substrat de propriétés physiques, et le corps de chair en tant que possession
transcendantale de l’ego pur. Selon le premier paradigme, je prends place moi-même dans le
monde en m’identifiant à ce corps que j’existe en première personne. Selon le second
paradigme, le corps de chair est la localité primordiale où se localisent mes sensations tactiles
en tant que sensations, le « soubassement hylétique de la conscience », et il se caractérise
plutôt par son complet acosmisme : il est pré-spatial, à la différence du corps physique qui
prend place dans la spatialité objective ; il n’est ni « ici » ni « là-bas » au sens où il occuperait
des emplacements spatiaux, mais forme un « ici absolu » que j’emporte partout avec moi ; il
est « le point-zéro de toutes [mes] orientations »21. Comme le précise Husserl, « mon corps de
chair, dans sa primordialité, est constitué de telle manière (et possède par conséquent un sens
si exclusif) que pour lui un changement de lieu, et donc aussi une localisation dans l’espace
(also auch Ort in Raum) n’a aucun sens »22. Ce corps de chair n’a pas de limites dans l’espace
objectif, il rayonne aussi loin que s’étend la perception elle-même, en sorte que Merleau-
Ponty pourra le comparer, dans Le Visible et l’invisible, à un « corps glorieux »23. En un mot,
la chair telle qu’elle s’appréhende elle-même dans l’expérience de l’auto-contact demeure un
corps vécu, un objet purement immanent, constitué à un niveau simplement hylétique, une
espèce de fantôme de la conscience, et loin de permettre la résorption du gouffre qui sépare
l’esprit de la matière, la conscience du corps physiologique, elle s’inscrit tout entière dans
leurs partages.
Merleau-Ponty ne semble s’être avisé que jusqu’à un certain point de la tension entre
ces deux modèles. Tout au long de la Phénoménologie de la perception, il cherche à les
concilier et même à les fondre ensemble, ce qui n’est pas sans entraîner un certain nombre de
difficultés, et parfois d’acrobaties exégétiques. Par exemple, cela l’amène à défendre une
lecture de la dernière phénoménologie de Husserl, ordonnée autour de la primauté du monde
de la vie (Lebenswelt) sur les constructions de la science, comme une phénoménologie qui ne
serait plus tout à fait transcendantale24, ce qui contredit les affirmations les plus constantes
de la Krisis. Une telle interprétation lui permet d’accréditer l’idée suivant laquelle Husserl
serait passé d’une conception encore transcendantale et acosmique de l’ego pur à une
conception « existentielle » de celui-ci beaucoup plus proche de celle défendue par la
Phénoménologie de la perception. Tout en prétendant faire du corps le véritable sujet de la
perception – ce qui, pris à la lettre, n’est guère husserlien –, Merleau-Ponty renoue souvent
avec les formules les plus idéalistes de Husserl : « Je ne puis pas me penser comme une partie

20
Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 104.
21
Hua IV, p. 158 ; trad. citée, p. 223.
22
Hua XV, p. 659 (nous traduisons).
23
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, rééd. « Tel », p. 191. On pourra se référer
également à cette question du Visible et de l’invisible : « Où mettre les limites entre le corps et le monde, puisque
le corps est chair ? » (Ibid., p. 182). Bien entendu, la chair du dernier Merleau-Ponty et le corps phénoménal de
la Phénoménologie de la perception ne sont pas exactement équivalents.
24
Merleau-Ponty affirme par exemple : « Pendant longtemps et jusque dans des textes récents, la réduction est
présentée comme un retour à une conscience transcendantale devant laquelle le monde se déploie dans une
transparence absolue [...] ; la réduction phénoménologique serait idéaliste, au sens d’un idéalisme transcendantal
qui traite le monde comme une unité de valeur indivise entre Pierre et Paul » (Phénoménologie de la perception,
op. cit., p. 11-12). Mais il y aurait une transition entre cette période de la phénoménologie et « l’existentialisme
de la dernière période » (ibid., p. 325, note). En sorte que la réduction pourrait y devenir la formule « d’une
philosophie existentielle » (ibid., p. 15).

4
du monde »25, écrit-il par exemple ; ou encore : « Je ne suis pas un “être vivant”, ou même un
“homme” ou même une “conscience” [...] je suis la source absolue »26. Et pourtant, Merleau-
Ponty est à la recherche d’un sujet essentiellement défini par son inhérence au monde en tant
que corps et son engagement en lui : « un Je engagé dans un certain monde physique et
interhumain » 27 . De là résulte l’attitude ambiguë de l’auteur de la Phénoménologie de la
perception vis-à-vis du transcendantalisme de Husserl qu’il a tendance à infléchir au point de
lui faire dire parfois le contraire de ce qu’il signifiait au départ. « Le véritable
transcendantal » ne doit plus renvoyer, à ses yeux, à « l’ensemble des opérations constitutives
par lesquelles un monde transparent, sans ombres et sans opacité, s’étalerait devant un
spectateur impartial, mais la vie ambiguë où se fait l’Ursprung des transcendances, qui, par
une contradiction fondamentale, me met en communication avec elles, et sur ce fond rend
possible la connaissance »28.
Nous demandons : entre ces deux modèles d’une pensée du corps, ne faut-il pas de toute
nécessité choisir ? En effet, ou bien le corps est un ou bien il est double et se scinde en Leib et
Körper ; ou bien il transcende la dichotomie du sujet et de l’objet et fait signe vers une
troisième dimension, celle de l’existence, comme le suggère à de nombreuses reprises la
Phénoménologie de la perception, ou bien il est un objet constitué par l’ego pur, un objet
certes « subjectif », mais néanmoins donné dans la pure immanence de la conscience comme
le support des sensations tactiles redoublées, et il continue alors à différer de l’ego pur, seul
constituant. Ou bien il s’agit de faire descendre dans le monde le sujet de la perception en
l’identifiant sans reste à son corps, de faire du corps le véritable sujet de la perception, ou bien
il s’agit au contraire de penser le corps comme un appendice de la conscience transcendantale,
une « annexe » de cette dernière. Merleau-Ponty paraît hésiter entre ces deux conceptualités.
D’un côté, beaucoup de ses formulations vont dans le sens d’une phénoménologie de
l’incorporation ; de l’autre, il maintient que le corps propre (ou, comme il préfère le dire à
cette époque, le corps phénoménal) se constitue de manière purement tactile, et il renoue ainsi
avec la conceptualité de Husserl. Nous nous proposons dans ce qui suit de tenter de trancher
ce dilemme en faveur de la première possibilité : nous voudrions défendre la thèse de la
supériorité d’une phénoménologie de l’incorporation, qui replace le sujet lui-même dans le
monde et exclut qu’il puisse être pensé comme une instance transcendantale, sur une
phénoménologie de la chair qui continue à faire fond sur une subjectivité acosmique29.

Le « body/body problem »

Mais commençons par préciser la raison fondamentale pour laquelle il convient à nos
yeux de privilégier une telle option. La grande difficulté à laquelle doit faire face toute
phénoménologie du corps est la grande scission instaurée par la philosophie moderne entre la
nature et l’esprit, la première se réduisant à un ensemble d’objets et aux relations causales qui
les unissent, le second désignant un « second règne » aux côtés de celui de la nature. Il
découle de cette scission un saut explicatif qu’il faut à toute force essayer de combler entre le
corps physique et la conscience – les deux options possibles étant la réduction de l’esprit à la
matière, selon la voie d’un matérialisme naturaliste, et le maintien d’une irréductibilité de
principe entre eux, ce qui ouvre la voie au dualisme et au spiritualisme. Or il est difficile, dans

25
Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 8.
26
Ibid., p. 9.
27
Ibid., p. 110.
28
Ibid., p. 423.
29
L’un des premiers à l’avoir souligné et critiqué ce caractère acosmique de la subjectivité transcendantale
husserlienne est évidemment Heidegger. On pourra se reporter notamment l’Annexe I à la Lettre de Heidegger à
Husserl du 22 octobre 1927, trad. de J.-F. Courtine in Husserl, Notes sur Heidegger, Paris, Minuit, 1993, p. 117.

5
un tel cadre, d’assigner un statut au corps propre qui tantôt se réduit à un objet parmi d’autres,
à une pure machine physiologique, tantôt se ramène à un corps vécu, immanent à la
conscience et « constitué » de manière purement tactile par cette dernière. Dans un tel
contexte, le corps propre se dédouble nécessairement et tombe de part et d’autre de ce grand
clivage : il est compris ou bien comme une réalité physique ou bien comme une simple réalité
dans la conscience, donnée dans l’immanence réelle de cette dernière. Or c’est précisément ce
clivage entre la nature et l’esprit qui reste opératoire chez Husserl et que son idéalisme
transcendantal reconduit. La subdivision du Leib et du Körper reproduit ainsi à son propre
niveau la dualité du sujet transcendantal, c’est-à-dire non mondain, et de la nature
transcendante – une dualité qui reste aussi prégnante qu’auparavant et dont rien ne semble
pouvoir desserrer l’étau.
Il en résulte que le problème de la dichotomie du corps physique et de la conscience, le
« mind / body problem » comme on le désigne aujourd’hui, qui hante aussi bien les dualismes
post-cartésiens que les matérialismes, prend plutôt la forme chez Husserl d’un « body / body
problem », comme on l’a appelé30, c’est-à-dire du problème de savoir comment peut s’opérer
le passage du Leib au Körper, d’un corps expérimenté en première personne à un corps-objet,
d’une chair conçue comme un appendice ou un soubassement de la conscience à une réalité
transcendante peuplant la nature objective et qui ne possède aucun des traits de ce corps
« subjectif ». Si l’on en croit Evan Thompson, l’inventeur de l’expression « body / body
problem », ce second problème serait moins redoutable que le premier, et il fournirait même
le principe de sa solution. L’originalité du concept phénoménologique de chair, à condition
d’être correctement entendu, consisterait à court-circuiter l’opposition entre deux
« ontologies » irréconciliables, l’ontologie du mental et celle du physique, le Leib et le Körper
étant plutôt à comprendre comme deux points de vue sur une seule réalité. « Le problème
corps / corps (body / body problem), affirme Evan Thompson, est une manière non
cartésienne de reformuler le gouffre explicatif (explanatory gap) entre l’esprit conscient et le
corps physique. Comme nous l’avons vu, dans le problème corps / corps, le gouffre n’est plus
entre deux ontologies radicalement distinctes (« mentale » et « physique ») mais entre deux
types à l’intérieur d’une typologie de l’incorporation (le corps vécu subjectivement et le corps
vivant). Le gouffre n’est plus non plus absolu, car pour le formuler nous devons faire
référence dans les deux cas à la vie ou à l’être vivant. Le problème corps / corps concerne la
relation entre le corps de quelqu’un tel qu’il est subjectivement vécu et son corps en tant
qu’un organisme dans le monde »31.
Il convient toutefois de distinguer ici deux affirmations d’Evan Thompson. La première
consiste à affirmer que la vie (celle qui anime le corps vivant) constitue en quelque sorte le
trait d’union qui permet d’unifier le domaine de la conscience et celui de la nature, et par
conséquent la chair et le corps comme deux « types » à l’intérieur d’une typologie de
l’incorporation – ce qui déplace le problème par rapport à la dualité ontologique
d’inspiration cartésienne esprit / nature : cette affirmation est de nature empirique. La seconde
est la distinction phénoménologique entre le corps vécu en première personne et l’organisme
vivant donné en troisième personne. Or, si l’on s’en tient à l’aspect proprement
phénoménologique du problème, il faut reconnaître que l’idée selon laquelle la chair et le
corps organique ne relèveraient pas de deux « ontologies » rivales et formeraient tout au plus
deux points de vue sur une unique réalité est difficilement tenable. Si l’on se réfère à la
conceptualité husserlienne, la chair et le corps possèdent bel et bien des déterminations
phénoménologiques opposées (immanente / transcendant, constituée sans esquisses / par

30
Voir Evan Thompson, Mind in Life. Biology, Phenomenology ad the Sciences of Mind, Cambridge, Mass.,
Harvard University Press, 2007, p. 244.
31
Mind in Life, op. cit., p. 244 (nous traduisons).

6
esquisses, relevant de la nature animale / relevant de la nature matérielle). Ces différences
irréductibles font bel et bien de la chair et du corps deux réalités appartenant à deux domaines
ontologiques distincts. Non seulement le gouffre entre un corps en troisième personne et un
corps en première personne ne semble pas du tout avoir été surmonté, mais un tel gouffre est
précisément à la racine de toute la conceptualité husserlienne. Le dédoublement du corps en
deux instances en est la conséquence inévitable : car deux objets possédant des propriétés
opposées ne sauraient n’en former qu’un seul, en vertu de la loi de Leibniz (ou principe de
l’indiscernabilité des identiques). Ils ne peuvent donc pas non plus renvoyer à deux points de
vue sur la même chose.
On pourrait aller jusqu’à soutenir que la phénoménologie husserlienne de la chair n’est
que le prolongement d’une doctrine déjà présente en filigrane chez Descartes, de la distinction
de celui-ci entre un corps-objet, c’est-à-dire un pur fragment d’étendue, et ce que Descartes
appelle meum corpus, sive potius me totum32, le corps auquel je m’identifie tout entier, c’est-
à-dire mon corps en tant qu’il est uni à mon âme 33 . Préfiguration de la chair, ce corps
« propre » possède déjà, comme elle, une extension « pré-objective » qui se confond avec
celle de l’âme elle-même. Descartes n’hésite pas en effet à affirmer dans une lettre à Elisabeth
du 28 juin 1643 que l’âme est étendue en tant qu’elle est unie à un corps, et que cette
extension n’est pas à mettre sur le même plan que celle des corps distincts de moi ou
matériels : « Il lui sera aisé scil. à votre Altesse] de considérer que la matière qu’elle aura
attribuée à cette pensée n’est pas la pensée même, et que l’extension de cette matière est
d’autre nature que l’extension de cette pensée, en ce que la première est déterminée à certain
lieu, duquel elle exclut toute autre extension de corps, ce que ne fait pas la deuxième »34.
L’extension de la pensée n’est pas celle des corps matériels ; elle ne consiste pas,
contrairement à cette dernière, en l’occupation d’un lieu. Husserl retrouvera une idée
comparable lorsqu’il affirmera que la chair est pré-spatiale – origine pré-spatiale de toute
spatialité. Jean-Luc Marion commente ce passage de la lettre à Elisabeth dans les termes
suivants : « l’étendue assumée de l’union ne se localise nulle part de la manière étendue, à la
nature [...] de laquelle elle n’appartient pas, et n’a donc pas d’autre site que dans la pensée
elle-même, donc non étendue » 35 . On en arrive ainsi à l’idée d’une étendue non-étendue,
d’une extension qui ne prend pas place dans l’espace objectif, d’une localité primordiale qui
n’occupe aucun lieu du point de vue de la spatialité des choses. « L’étendue (ou quasi-
étendue) non-localisée du meum corpus relève de la pensée et n’a lieu qu’en elle »36, conclut
Marion, attendu que « seuls les corps physiques se laissent localiser sans réserve dans

32
R. Descartes, Méditation sixième, AT VII, 81.
33
Voir la lettre au Père Mesland du 9 février 1645 sur cette « équivocité » du corps : « Premièrement je
considère ce que c’est que le corps d’un homme, et je trouve que ce mot de corps est fort équivoque ; car, quand
nous parlons d’un corps en général, nous entendons une partie déterminée de la matière, et ensemble de la
quantité dont l’univers est composé, en sorte qu’on ne saurait ôter tant soit peu de cette quantité, que nous ne
jugions incontinent que le corps est moindre et qu’il n’est plus entier ; ni changer aucune particule de cette
matière, que nous ne pensions, par après, que le corps n’est plus totalement le même, ou idem numero. Mais,
quand nous parlons du corps d’un homme, nous n’entendons pas une partie déterminée de matière, ni qui ait une
grandeur déterminée, mais seulement nous entendons toute la matière qui est ensemble unie avec l’âme de cet
homme ; en sorte que, bien que cette matière change, et que sa quantité augmente ou diminue, nous croyons
toujours que c’est le même corps, idem numero, pendant qu’il demeure joint et uni substantiellement à la même
âme ; et nous croyons que ce corps est tout entier, pendant qu’il a en soi toutes les dispositions requises pour
conserver cette union » (AT IV, 166). Jean-Luc Marion fait de ce rapprochement entre meum corpus et la chair
husserlienne le fil conducteur d’une relecture de la thèse de l’unité substantielle formulée dans la Méditation
sixième. Voir Sur la pensée passive de Descartes, Paris, PUF, 2013.
34
AT III, 694. Pour un commentaire différent de ce passage on pourra se reporter à J.-L. Nancy, « L’extension
de l’âme », Po&sie, 99, 2002, p. 77-83.
35
J.-L. Marion, Sur la pensée passive de Descartes, op. cit., p. 158.
36
Ibid., p. 158.

7
l’étendue »37. C’est rigoureusement la même logique qui préside à la description husserlienne
de la chair – à ceci près que la donation de cette dernière se fonde sur l’expérience
« remarquable » de l’auto-contact, absente du traitement cartésien de ces questions.
Conséquence logique : on retrouve chez Husserl la même ambiguïté que chez Descartes. Faut-
il en effet concevoir l’union de l’âme et du corps comme une union de l’âme à un corps
extérieur, déjà spatial, ou seulement comme une union à ce que Marion n’hésite pas à
qualifier de « corps interne »38 – et que Husserl tiendra pour une objectité constituée sans
esquisses dans la pure immanence de la conscience : le pur substrat des sensations tactiles
redoublées ?
On le voit, il n’est peut-être pas si aisé d’affranchir la conceptualité de la chair de son
inscription dans le cadre de la scission moderne de la nature et de l’esprit, ni d’en faire le
levier d’un dépassement des dichotomies qui en découlent : intériorité / extériorité,
transcendance / immanence, sujet constituant / objets constitués. Tel semble pourtant avoir été
le projet de Merleau-Ponty. Pour rester fidèle à ce projet, ne faut-il pas dès lors accepter de
prolonger librement les analyses de la Phénoménologie de la perception, en laissant cette fois
de côté le modèle husserlien de la chair et en cherchant à faire droit à celui – plus fidèle,
semble-t-il, à l’inspiration principale de cet ouvrage – de l’incorporation ?

Le corps du point de vue de l’intersensorialité

Avant de nous y essayer, une remarque s’impose. L’un des points de divergence entre
l’approche merleau-pontienne du corps phénoménal et les descriptions husserliennes est le
refus de la part de Merleau-Ponty d’un point de départ situé dans un pur atomisme des
sensations, elles-mêmes rapportées à des « sens » séparés et œuvrant indépendamment les uns
des autres. La Phénoménologie de la perception met ainsi d’entrée de jeu l’accent sur une
intersensorialité de principe qui régit la sphère perceptive, prolongeant les travaux d’Erwin
Straus qui, le premier, avait insisté sur la dimension nécessairement plurimodale de ce qu’il
appelait alors « le sentir ». Le monde phénoménal, affirmait ce dernier, n’est pas constitué
d’une addition de champs sensoriels autonomes, correspondant à autant de « sens » distincts,
il résulte de l’intégration de ces champs à une totalité indivisible. La notion même de « sens »
se révèle ici problématique : nous avons moins affaire à des sens séparés qu’à des « modes
variés de communication du Je et du Monde »39. Aussi la phénoménologie n’a-t-elle pas à
s’inféoder à une physiologie atomiste ; elle doit plutôt s’en affranchir autant que possible pour
demeurer au plus près des phénomènes. Merleau-Ponty prolonge sur de nombreux points ces
analyses de Straus. « Les sens, écrit-il, communiquent entre eux en s’ouvrant à la structure de
la chose. On voit la rigidité et la fragilité du verre et, quand il se brise avec un son cristallin,
ce sont est porté par le verre visible. On voit l’élasticité de l’acier, la ductilité de l’acier rougi,
la dureté de la lame dans un rabot, la mollesse des copeaux »40. En somme, « il n’y a pas chez
le sujet normal une expérience tactile et une expérience visuelle, mais une expérience
intégrale où il est impossible de doser les différents apports sensoriels »41. Plus près de nous,
James J. Gibson refusera à nouveau, dans son optique écologique, de parler de « sens »
distincts et préfèrera adopter la terminologie de « systèmes perceptifs » intégraux qui
empiètent les uns sur les autres42.

37
Ibid., p. 161.
38
Ibid., p. 93.
39
E. Straus, Vom Sinn der Sinne, Berlin-Göttingen-Heidelberg, Springer Verlag, Zweite Auflage, 1956, p. 209 ;
trad. de G. Thines et J.-P. Legrand, Du sens des sens, Grenoble, J. Millon, 1989, p. 334.
40
Phénoménologie de la perception, p. 275.
41
Ibid., p. 150.
42
J. J. Gibson, The Senses Considered as Perceptual Systems, Boston, Houghton Mifflin Company, 1966.

8
Mais si l’intersensorialité est de droit pour l’analyse de la perception, ne doit-elle pas
aussi sous-tendre la perception de notre propre corps – et de notre corps en tant que propre ?
Pourtant, aussi sensible qu’ait été Merleau-Ponty au caractère toujours plurimodal de notre
perception dans ses conditions naturelles (hors du contexte du laboratoire), il n’en a pas moins
reconduit la description husserlienne du toucher double comme moyen de la constitution du
corps propre, avec la séparation stricte qu’elle établit entre la vision (qui n’a accès qu’à un
Körper) et le toucher (qui seul permet de constituer le Leib comme Leib). Il n’a donc pas
discuté l’atomisme sensualiste qui sous-tend cette description, ni le concept central sur lequel
elle repose, celui de « données hylétiques » tactiles – même s’il a enrichi par de nouveaux
développements les analyses husserlienne : ses descriptions du schéma corporel, du corps
comme être sexué, comme corps expressif, etc. Merleau-Ponty écrit notamment : « mon
corps, disait-on [ce « on » ne peut être qu’Husserl], se reconnaît à ce qu’il me donne des
“sensations doubles” : quand je touche ma main droite avec la main gauche, l’objet main droit
a la singulière propriété de sentir, lui aussi [...]. Quand je presse mes deux mains l’une contre
l’autre, il ne s’agit donc pas de deux sensations que j’éprouverais ensemble, comme on
perçoit deux objets juxtaposés, mais d’une organisation ambiguë où les deux mains peuvent
alterner dans la fonction de “touchante” et de “touchée” »43. Il est vrai que cette reprise du
motif husserlien de la « réversibilité tactile » se marque, dans la Phénoménologie de la
perception, par une double prise de distance. D’abord, elle prend place dans un chapitre
intitulé « L’expérience du corps propre et la psychologie classique », dans lequel Merleau-
Ponty, comme ce titre l’indique, démarque ses propres positions de celles des
« psychologues » antérieurs – au nombre desquels figure paradoxalement Husserl. Ensuite,
parce que reformuler le phénomène mis en évidence par son prédécesseur en termes
d’« organisation ambiguë », c’est déjà lui appliquer une conceptualité issue de la
Gestaltpsychologie et, par là, atténuer l’atomisme sensualiste des « données hylétiques ». Il
n’en reste pas moins que la raison pour laquelle Husserl peut soutenir que la chair ne se
constitue que de manière tactile44 était que, tout en acceptant l’idée de « qualités de forme »,
qu’il reprend à Ehrenfels, il professait un certain scepticisme à l’égard de la psychologie
holiste de l’école de Berlin et restait au fond fidèle à l’analyse classique de la perception en
termes d’apports sensoriels distincts et de données spécifiques à chaque sens : couleurs, sons,
qualités tactiles, etc.
Dans la mesure où il fait de l’intersensorialité le phénomène originaire, Merleau-Ponty
n’aurait-il pas dû en conclure que le point de départ de la description husserlienne – « le
touchant-touché », la réversibilité tactile – était pour le moins insuffisant, sinon carrément
inadéquat, pour rendre compte de notre corps phénoménal ? Il est vrai que la Phénoménologie
de la perception fait un pas dans cette direction, puisque, tandis que Husserl continuait à
opposer la vue et le toucher, la première étant incapable de nous mettre en présence d’un
corps qui soit « nôtre », le second opérant seul la donation de la chair, Merleau-Ponty cherche
au contraire à suggérer par touches successives que le phénomène du touchant-touché n’est
pas sans analogie du côté de la vision elle-même. « En tant qu’il voit ou touche le monde,
écrit-il, mon corps ne peut donc être vu ni touché » ; ou encore : « il n’est ni tangible ni
visible, dans la mesure où il est ce qui voit et ce qui touche » 45 . Pourtant, même cette
insistance sur une certaine affinité de la vision et du toucher – que nous n’examinerons pas ici
pour elle-même – n’empêche pas Merleau-Ponty de reconduire in fine, y compris dans ses

43
Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 122. Pour les analyses classiques de Husserl du toucher double,
voir Hua IV, p. 144-145 ; trad. citée (modifiée), p. 207.
44
« La chair ne peut se constituer en tant que telle originairement que dans le toucher et dans tout ce qui trouve
sa localisation avec les sensations du toucher, comme c’est le cas pour la chaleur, le froid, la douleur, etc. » (Hua
IV, p. 150 ; trad. citée – modifiée – p. 214).
45
Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 121.

9
textes ultérieurs et jusqu’au Visible et l’invisible, une phénoménologie de la chair dont le
pivot reste le phénomène de la réversibilité tactile, et avec celui-ci, un modèle encore atomiste
de « sensations tactiles » élémentaires se répondant en miroir d’une main à l’autre.

Deux registres de sensibilité : allocentré et autocentré

Si on prend au sérieux ce caractère multimodal de toute perception – celle de notre


propre corps non moins que celle de tout le reste – et si l’on abandonne le point de départ de
la description husserlienne, une multiplicité de data hylétiques trouvant leur provenance dans
des sens séparés, qu’est-ce qui peut constituer un point de départ adéquat pour la description
de notre corps (que l’on n’identifiera plus dès lors au Leib husserlien) ? Non que l’analyse
husserlienne du toucher double soit fausse ; elle doit plutôt être réinterprétée sans que soient
reconduits les présupposés d’une approche atomiste de notre vie perceptive. Le point de
départ d’une phénoménologie du corps pourrait être la différence entre plusieurs régimes de
sensibilité ou plusieurs systèmes sensoriels qui constituent autant de modalités de notre
rapport au monde et à nous-mêmes. Il existe en effet une sensibilité tournée vers le monde et
vouée à lui, dans la mesure où elle nous met aux prises avec des aspects du monde qui sont ce
qu’ils sont abstraction faite de nos propres états : formes, couleurs, bruits, odeurs, pesanteur,
solidité, et ainsi de suite. Mais il existe aussi une sensibilité qui ne porte que sur nous-mêmes
et nous informe sur nos propres états corporels, sur la manière dont nous sommes affectés par
le monde. La première sensibilité est allocentrée, la seconde autocentrée. La première peut
être qualifiée de « gnosique » dans la mesure où elle a affaire à des caractéristiques que
possède le monde, abstraction faite de la manière dont nous sommes affectés par lui ; la
seconde de « protopathique » dans la mesure où elle ne concerne que nous-même et les états
de notre corps. Donnons-en quelques exemples.
Ce n’est pas la même chose que de ressentir du froid au contact de notre épiderme et
d’avoir froid. La sensation que procure une poche de glace quand il fait chaud est agréable et
rafraîchissante ; la sensation d’avoir froid est toujours désagréable. Cette sensation ne nous
renseigne pas sur une caractéristique du monde, ni d’ailleurs sur la relation existant entre une
caractéristique de notre environnement, sa température, et une caractéristique de notre corps.
Certes, elle se produit généralement lorsque le différentiel des deux températures augmente,
mais ce différentiel peut être élevé sans que nous ressentions l’expérience caractéristique du
froid, et il peut être faible et donner lieu, malgré tout, à une telle expérience, comme lors des
prémices d’une fièvre. La sensation d’avoir froid n’est pas la sensation du froid en tant que
caractéristique d’un objet ou d’un milieu, encore moins la sensation de froid en tant que
caractéristique de notre corps, et ce n’est pas non plus la perception du différentiel objectif
entre ces deux températures ; elle se borne à nous renseigner sur notre état d’hypothermie. Du
reste, cette sensibilité protopathique est toujours connotée affectivement – ce qui n’est pas
nécessairement le cas pour la perception des caractéristiques du monde. C’est parce que la
sensation d’avoir froid est désagréable qu’elle donne lieu à des conduites relativement
uniformes : chercher une source de chaleur et se couvrir.
Cette sensibilité tournée vers nous-mêmes et nos propres états corporels revêt de
nombreuses autres formes : par exemple, une sensation de brûlure n’a rien à voir avec une
forte sensation de la chaleur éprouvée au contact d’un objet, elle correspond plutôt à un
phénomène de seuil, celui d’une chaleur qui devient insoutenable et nous oblige à reculer ou à
retirer notre main ; elle perdure au-delà de la sensation de chaleur et revêt la forme d’une
douleur caractéristique. De même, un éblouissement n’est pas la perception d’une lumière
trop vive, mais une espèce de brûlure oculaire qui lui est consécutive. Une caresse ou un
chatouillement sont distincts de la sensation d’être effleuré par une plume, et d’ailleurs, dans
tous ces cas, le langage fait nettement la différence, puisqu’il possède un vocabulaire

10
spécifique pour nommer ces sensibilités allocentrée ou égocentrée. De nombreuses
« sensations corporelles » relèvent de ce dernier registre sensoriel : sentiments de détente, de
douleur, de fatigue musculaire, de fourmillement dans un membre, d’atonie, de paralysie,
d’essoufflement, de nausée, de vertige, d’équilibre ou de déséquilibre, de faim, de soif,
d’excitation sexuelle. Parler de « sensations » à propos des produits de cette sensibilité
protopathique ne doit pas prêter à malentendu : nous ne faisons ici que suivre l’usage du
français sans prétendre aucunement que les systèmes sensoriels qui nous informent de nos
propres états devraient être analysés en termes de sensations atomiques et de leur provenance
causale. Le cas de la fatigue est éloquent : la fatigue corporelle intense n’est généralement
rien d’autre qu’un sentiment d’atonie ou de faiblesse musculaires, accompagné parfois de
douleurs ou d’un vague sentiment de mal-être qui nous conduit à nous allonger et à
restreindre nos activités. Le sentiment de fatigue est global et diffus, et il n’est pas possible
d’évaluer ici séparément l’apport de différents « sens ». Plus généralement, notre sensibilité
autocentrée se caractérise par deux traits principaux : 1) elle porte sur nos propres états
internes, en sorte que les « sensations » qu’elle nous procure se localisent à titre primaire dans
notre corps phénoménal – même si le degré de précision de cette localisation diffère d’un
registre sensoriel à l’autre : des douleurs sont généralement assez bien localisées, alors qu’un
sentiment de nausée ou de vertige ne le sont pas ; 2) elle est toujours connotée affectivement
en fonction de paramètres vitaux, à la différence de notre sensibilité gnosique qui peut fort
bien nous mettre en présence de caractéristiques du monde selon une complète neutralité
affective46.
Au niveau de cette sensibilité protopathique, il n’y a guère de place pour une distinction
entre nos sensations de l’état dans lequel nous nous trouvons et l’état ressenti : ressentir la
sensation d’avoir froid, c’est avoir froid, c’est-à-dire s’éprouver soi-même en état
d’hypothermie ; éprouver de la douleur, c’est ressentir douloureusement son corps ; ressentir
un vertige, c’est s’éprouver soi-même en proie au vertige, etc. La sensation d’un état et l’état
de sensation sont ici une seule et même chose, dans la mesure où cette sensibilité ne peut
porter que sur nos propres états internes et donc sur quelque chose qui ne se laisse pas
distinguer de la conscience que nous en prenons ; en éprouvant de telles sensations, je
m’éprouve moi-même corporellement affecté par les états qu’elles me révèlent. Sentir
équivaut ici à se sentir, et ces « sensations-états », comme on pourrait aussi les désigner, ne
peuvent avoir pour siège que notre corporéité et elle seule. C’est pourquoi cette sensibilité
autocentrée est la manière même dont nous est originairement dévoilée notre propre
incorporation dans le monde, notre « condition merveilleusement corporelle »47, comme dit
Montaigne. Il n’y a pas ici d’un côté nos sensations, et de l’autre la nécessité de « localiser »
ces sensations dans notre corps au moyen d’un acte spécial de jugement ou d’inférence ; il n’y
a qu’une sensibilité qui nous dévoile notre corps comme affecté de telle ou telle manière. Il
serait absurde de supposer ici à l’œuvre une opération spéciale de type gnosique au moyen de
laquelle notre corps devrait être « constitué » comme un objet distinct de tous les autres, un
« objet subjectif » ou « nôtre » – par exemple un acte d’appréhension de données hylétiques
tactiles, ou une expérience sui generis du « touchant-touché ». En réalité, c’est l’idée même
d’une telle opération spéciale grâce à laquelle mon corps pourrait se présenter à moi
autrement que les autres objets qui devient ici caduque. Mon corps en tant qu’il accompagne
l’exercice de cette sensibilité protopathique n’est jamais pour moi un objet, en sorte que sa
distinction d’avec le reste est donnée ici d’emblée, sans possibilité de confusion d’aucune
sorte. Mon corps m’est révélé comme tel sans le truchement d’aucune opération gnosique

46
Sur ces deux sensibilités, voir aussi le chapitre « Après la chair » de notre ouvrage : Les Repères éblouissants.
Renouveler la phénoménologie, Paris, PUF, 2019.
47
Montaigne, Essais, III, 8, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 2004, 930 b.

11
particulière et grâce à la seule sensibilité protopathique, dans la mesure où cette dernière ne
peut porter que sur mes propres états corporels.
Ainsi, l’idée même selon laquelle mon corps devrait être d’abord pour moi un Körper,
donné perceptivement comme une simple chose de la nature, avant que je puisse me
« l’approprier » au moyen d’une expérience particulière, se révèle comme une abstraction
illégitime. Ce corps m’est présenté d’emblée comme mien selon le registre de ma sensibilité
protopathique. Tandis que ma sensibilité allocentrée, en effet, ne diffère pas
fondamentalement quand je l’applique à moi et aux choses, le propre de ma sensibilité
égocentrée est qu’elle ne s’applique par essence qu’à mes propres états internes48. Du point
de vue de ma sensibilité gnosique, ma sensibilité au monde n’inclut mon corps que comme un
cas particulier ; c’est le même genre d’information que nous délivrent notre vue, notre ouïe,
notre sensibilité tactile quand nous les rapportons à notre corps que celle qu’elles nous
procurent à propos d’autres objets du monde. Il en résulte que, dans le domaine de cette
sensibilité allocentrée, notre corps est appréhendé au moyen d’une forme d’« objectivation »
qui lui confère des caractéristiques du même type que celles d’autres réalités. La situation est
différente pour ce qui touche à notre sensibilité protopathique. Ici, aucune « objectivation »
n’est nécessaire49 puisque nos sensations-états ne se laissent pas dissocier des états corporels
dont elles sont la sensation : état douloureux, état de fatigue, d’hypothermie, etc. Alors qu’il
est toujours concevable que je me trompe sur la question de savoir si le bras que je vois est ou
non le mien (on peut toujours imaginer des dispositifs qui auraient pour effet de me tromper
là-dessus, par exemple parce que je ne pourrais voir mon bras autrement que réfléchi dans un
miroir et séparé du reste de ma personne), une erreur quant à la question de savoir si c’est
mon corps ou non qui est fatigué, transi de douleur ou en proie au vertige ne fait tout
simplement pas sens. Il n’y a ici strictement aucune place pour une erreur possible quant au
corps dans lequel se localise une douleur ou une brûlure – qui ne peut être que le mien –, alors
qu’il est toujours possible de concevoir des situations dans lesquelles je pourrais me
méprendre sur le fait que ma sensibilité gnosique (vue, audition et même toucher) se rapporte
ou non à mon propre corps. On peut par exemple imaginer un sujet dont les yeux auraient été
48
Par « états internes », nous faisons référence ici aux états internes à notre corps, et nullement à une intériorité
psychologique ou à celle d’une conscience transcendantale.
49
Husserl n’a pas complètement méconnu le rôle que pouvait jouer la sensibilité au chaud et au froid, à la
douleur, etc., pour la « constitution » de la chair. Mais les limites de son analyse à cet égard sont au moins au
nombre de trois. 1) Il n’a pas clairement aperçu la distinction entre les deux registres de sensibilité, et,
conformément à une tendance déjà à l’œuvre dans l’empirisme et le sensualisme, il a considéré toute sensation
uniquement dans sa dimension gnosique, comme moyen de la connaissance d’objets ; par exemple, la sensation
de pression est décrite par lui comme ayant une portée gnosique, et la sensation de froid comme du même type,
qu’elle porte sur nous-mêmes (hypothermie) ou sur l’objet – la différence ici n’étant rapportée qu’à deux
modalités d’appréhension d’un même datum hylétique. « La même sensation de pression de la main qui repose
sur la table, écrit Husserl, est appréhendée tantôt en tant que perception de la surface de la table [...] et, au cours
d’une “autre orientation de l’attention”, elle produit, dans l’actualisation d’une autre couche d’appréhension, des
sensation de pression du doigt. Il en va de même pour le froid de la surface de la chose et pour la sensation de
froid dans le doigt » (Hua IV, p. 146-147 ; trad. citée, p. 209). Description inadéquate, puisqu’il n’y a de
perception des qualités tactiles de la table que si ma main explore tactilement sa surface, c’est-à-dire est en
mouvement, alors que la sensation de pression ne suppose rien de tel. 2) Husserl n’a donc pas vu non plus l’unité
de la sensibilité protopathique à travers ses différentes modalités, et l’a considérée comme un simple agrégat de
sensations de provenance diverse. 3) Guidé par l’idée selon laquelle notre Leib a besoin d’être constitué de
manière purement tactile comme un objet sui generis, distinct de nous-même en tant qu’ego transcendantal, il a
subordonné la sensibilité protopathique à celle du toucher : ainsi, c’est toujours le toucher, selon Husserl, qui est
le lieu d’une « localisation primaire », de la chair comme des corps extérieurs, et les autres apports sensoriels ne
sont localisés qu’à titre secondaire, par l’intermédiaire du sens tactile. « La localisation primaire, précise-t-il,
appartient seulement, comme on s’en convaincra d’une manière tout à fait générale, aux sensations
tactiles [...]. Toutes les autres sensations prennent part à la constitution de la chose par l’intermédiaire de
l’entrelacs des appréhensions, mais elles ne peuvent pas contribuer de manière primaire à la constitution de la
chair » (Hua V, p. 123 ; trad. citée – modifiée – p. 149).

12
bandés, dont le bras aurait été anesthésié pour l’empêcher de ressentir les sensations de
pression sur sa peau : ce sujet pourrait douter de la question de savoir si la main qu’il explore
tactilement (dont il éprouve les qualités de chaleur, de rugosité ou d’élasticité) est ou non la
sienne. On peut également imaginer un appareillage complexe au moyen duquel les
mouvements exploratoires de sa main gauche en train de toucher la main de quelqu’un d’autre
seraient reproduits à l’identique, à son insu, sur sa main droite, préalablement soustraite à sa
vue : à condition que le dispositif soit parfaitement masqué, le sujet pourrait avoir l’illusion
qu’il est en train de toucher sa propre main. Mais rien de tel n’est possible au niveau de notre
sensibilité protopathique. Du point de vue de cette sensibilité, nous avons affaire à une auto-
épreuve de nos propres états corporels dépourvue de tout corrélat objectif et dans laquelle le
sujet en tant que corporel, et lui seul, est nécessairement celui à propos duquel ce qui est
éprouvé est éprouvé – non seulement celui qui ressent cela, mais celui qui, du fait de le
ressentir, est aussi du même coup dans l’état qu’il ressent – et donc à une auto-épreuve de soi
du sujet dans sa corporéité même. Il n’y a aucune place, en l’occurrence, pour une erreur
d’identification du corps qui est douloureux, fatigué, etc. Ce corps est nécessairement celui
que j’existe moi-même en première personne.
Non seulement nous n’avons nul besoin de supposer un acte d’appréhension spécial qui
devrait s’appliquer de l’extérieur à un corps-objet pour lui permettre d’apparaître comme le
« mien » (ou comme une chair), mais le modèle qui sert à Husserl et à Merleau-Ponty comme
prototype pour différencier le corps-objet d’un corps-sujet, à savoir l’expérience du toucher
double, peut désormais être considéré comme un simple cas particulier de l’exercice de cette
sensibilité protopathique. En effet, dans cette expérience du toucher double s’entremêlent en
réalité les deux modalités de sensibilité que nous avons distinguées : d’un côté, la sensibilité
gnosique qui nous permet de ressaisir les caractéristiques tactiles de la main touchée (rugosité,
chaleur, élasticité) ; de l’autre, une sensibilité protopathique qui se limite à la sensation de
pression ressentie dans chaque main, à la sensation d’« être-touché » bien distincte de
l’exploration de qualités tactiles par mon toucher actif et gnosique. Ces deux modalités du
toucher diffèrent sur le plan phénoménologique. Le toucher actif, celui qui rend possible la
discrimination des caractéristiques du monde (incluant, bien sûr, celles de notre propre corps)
prend place en priorité dans ces organes tactiles par excellence que sont mes mains, et
notamment à l’extrémité de mes doigts, et son exercice repose toujours sur des mouvements
exploratoires. Seule une exploration tactile dont mes mains forment les organes experts peut
me révéler avec précision les aspérités des choses. Ni mes jambes, ni mes épaules, ni mon dos
ne sont réellement aptes à se substituer à mes mains pour une telle opération, car leur acribie
tactile est considérablement moins développée. Pour ce qui est donc du toucher comme
système perceptif gnosique, par conséquent, il est inégalement réparti à travers notre corps.
Mais ce que nous appelons « toucher » comprend aussi une sensibilité à la simple pression, et
sur ce point notre corps répond aux sollicitations du monde de manière beaucoup plus
homogène. La sensation d’« être touché », c’est-à-dire la sensation de contact et de pression,
est partout à peu près égale à la surface de notre corps, comme on peut l’éprouver au simple
contact d’un vêtement ou lorsqu’on est plongé dans l’élément liquide ; et elle ne nous
renseigne que faiblement sur les propriétés des choses ou du milieu dans lequel nous sommes
plongés. Un tel sentir est un se-sentir-corporellement-affecté de telle ou telle manière. Ce que
nous appelons « toucher » et que nous avons tendance à concevoir comme quelque chose
d’homogène comprend donc les deux dimensions de notre sensibilité au monde qui sont
incluses dans l’idée même de con-tact : ce que nous touchons (sensibilité gnosique) nous
touche aussi en retour (sensibilité protopathique).
Il en résulte que l’expérience du toucher double perd une partie de son mystère – et de
son privilège. La sensibilité protopathique ou autocentrée par laquelle nous nous éprouvons
comme doués de corporéité se fait jour dès notre contact avec n’importe quelle chose du

13
monde, car toucher un objet quel qu’il soit c’est déjà ressentir une pression de sa part, et donc
s’éprouver soi-même comme le corps sur lequel cette pression d’exerce. L’expérience du
toucher double ne jouit à cet égard d’aucune primauté. Sa seule particularité réside dans le fait
que, lorsque je reporte mon toucher sur une partie de mon propre corps, par exemple mon
autre main, la double relation, gnosique et protopathique, qui s’établit d’une main à l’autre,
est à présent elle-même redoublée dans chaque main, puisque chaque organe tactile peut tour
à tour ressentir ou bien les propriétés tactiles de l’objet-main qu’elle explore, ou bien la
pression qui s’exerce sur elle de ce fait même. Mais ce redoublement ne change rien à deux
affirmations principielles qu’il faut maintenir à l’encontre de la description classique du
toucher double, qu’il s’agisse de celle de Husserl ou de celle de Merleau-Ponty : 1) je ressens
déjà mon incorporation quand j’éprouve sur mon corps la pression d’un objet extérieur, et je
n’ai nul besoin, pour cela, d’explorer tactilement mon propre corps, en sorte que ce qui
m’assure de ma corporéité est ici la sensibilité protopathique (l’être-touché) elle-même et
nullement le redoublement de cette sensibilité dans mes deux mains ; 2) le sens du tact n’est
qu’une des modalités de cette sensibilité protopathique, et ne saurait jouir à cet égard d’aucun
privilège absolu, encore moins être tenu pour le seul « sens » par lequel mon corps se
constitue en tant que tel. Même si, pour reprendre une expérience de pensée de Husserl50,
j’étais dépouillé tout d’un coup de toute mon expérience tactile, je n’en continuerais pas
moins à éprouver ma propre incorporation, ou plutôt mon être-corps, au moyen de toutes les
autres modalités de mon sentir protopathique – et je n’en serais donc pas réduit au statut
d’ange ou de pure conscience transcendantale désincarnée.
Mais alors, si cette description est juste, une conséquence fondamentale s’ensuit. La
logique de la distinction chair / corps, comme on l’a vu, était une logique de la disjonction :
mon corps, si l’on en croit Husserl, peut être envisagé ou bien comme un corps physique et
objectif, ou bien comme un corps de chair, lesquels demeurent nécessairement distincts sur le
plan phénoménologique puisqu’ils possèdent des déterminations incompatibles : le premier
est une simple chose de la nature, constituée à travers un flux d’Abschattungen, et donc
transcendante au sens réel, car occupant un emplacement dans l’espace objectif ; la chair, de
son côté, est un objet constitué de manière purement esthésique, et par conséquent immanent
au sens réel, pur « soubassement hylétique de la conscience » ; à ce titre, elle n’a ni localité ni
limites assignables dans l’espace objectif. Or, si nous partons maintenant de l’affirmation
selon laquelle une analyse de la perception en termes d’apports sensoriels indépendants est
insuffisante, et l’intersensorialité le phénomène primordial ; si nous distinguons, en outre,
deux régimes de sensibilité dont chacun est pourvu d’une fonction spécifique, le premier voué
au monde, le second à nous-mêmes, la conclusion qui s’ensuit est toute différente. Non
seulement les deux systèmes sensoriels s’appliquent en même temps à notre corps sans
s’exclure en aucune manière, mais le corps ainsi donné de manière plurimodale est un seul et
unique corps qu’il n’est plus possible de subdiviser en Leib et Körper. Nous percevons à la
fois ce corps comme un objet aux contours bien définis et aux limites spatiales assignables,
grâce à notre sensibilité gnosique, et comme une « chose » qui est « nôtre », ou mieux, qui est
nous, du fait de notre sensibilité protopathique. C’est le même corps qui se révèle ici à la fois
comme une réalité du monde et comme nous-même. Nous n’avons donc affaire qu’à un seul
corps du point de vie phénoménologique, et ce corps phénoménal donné à la fois selon deux
registres sensoriels complémentaires (comme une réalité du monde et comme nous-même)
constitue un seul corps auquel nous entretenons un rapport ambigu selon que nous
l’envisageons de manière protopathique ou gnosique. Ce corps, en d’autres termes, est le lieu
de notre propre localisation dans le monde phénoménal, et nous nous apparaissons à nous-
mêmes par son intermédiaire comme un réalité du monde, qui n’a son site qu’en lui. Nous
50
Hua IV, p. 150 ; trad. citée (modifiée), p. 213 : « Un sujet qui ne serait doté que de la vue ne pourrait
absolument avoir aucune chair apparaissante ».

14
sommes loin de l’idéalisme transcendantal husserlien, et même de la critique merleau-
pontienne de cet idéalisme qui, par bien des côtés, en demeure tributaire et ne va pas jusqu’au
bout de sa propre démonstration. Une phénoménologie du corps doit être une
phénoménologie de l’incorporation, et donc de notre être-dans-le-monde, de notre inhérence
au monde en tant que corps, et nullement une phénoménologie de la chair en tant que « corps
glorieux », dépourvu de limites assignables dans l’espace, et matrice de la « constitution » de
celui-ci par un sujet transcendantal. En un mot, à la logique de la disjonction, du « ou bien...
ou bien... », qui régit la phénoménologie de la chair, il faut opposer une logique de la
conjonction et de la complémentarité, qui permet seule de comprendre pourquoi notre
incorporation signifie aussi une inhérence au monde, une appartenance fondamentale à celui-
ci.
Certes, on pourrait nous objecter que Husserl, en qualifiant la chair d’« objet subjectif »,
a parcouru au moins une partie du chemin que nous indiquons ; il a fait droit à cette double
perspective (subjective et objective) sur notre corps en tant qu’un et indivisible. Mais ce serait
oublier un peu vite que toute la description husserlienne, parce qu’elle repose sur la grande
scission moderne de l’esprit et de la nature, du sujet et de l’objet, de l’immanence et de la
transcendance, reporte sur le corps ces mêmes dichotomies, et qu’elle conduit ainsi
inévitablement à opposer le corps à la chair, la transcendance du premier à l’immanence des
data hylétiques grâce auxquelles apparaît la seconde, les caractéristiques spatiales de l’un à la
dimension pré-spatiale de l’autre. Le corps dont nous parle Husserl n’est jamais à la fois
subjectif et objectif, attendu que ces deux caractéristiques s’excluent du point de vue d’une
phénoménologie transcendantale, tout comme continuent à s’opposer immanence et
transcendance, constituant et constitué, transcendantal et empirique : il ne peut donc conduire
au-delà de ces alternatives. C’est pourquoi Merleau-Ponty dont tout l’effort, dans la
Phénoménologie de la perception, a été de pousser l’analyse jusqu’au point où la conscience
et le monde se rejoignent, vers cette troisième dimension de l’existence qui rend possibles les
deux premières, ne pouvait trouver dans la chair husserlienne qu’un modèle tout à fait
défaillant pour mener à bien son entreprise. Le corps propre ou phénoménal, faudrait-il à
présent affirmer, est ce qui met en crise la grande scission moderne, au lieu d’être concevable
à partir d’elle. Notre corporéité est ce qui, si on cherche à la décrire de manière
phénoménologique, se révèle comme le lieu de notre propre inhérence au monde en tant que
sujets essentiellement corporels, aboutissant ainsi à une révision en profondeur des prémisses
d’une philosophie transcendantale – puisque aussi bien le transcendantalisme n’est à son tour
qu’un sous-produit de la grande dichotomie moderne de la nature et de l’esprit. Une
phénoménologie de l’incorporation, par opposition à une phénoménologie de la chair, replace
cette fois réellement le sujet dans le monde, en fait réellement le sujet de la perception,
permettant ainsi de comprendre pour la première fois la manière dont ce sujet est rattaché au
monde par son corps et tributaire de ce monde dans son être même.
Une telle affirmation, notons-le au passage, n’enveloppe aucun naturalisme et reste
neutre à l’égard de la dichotomie entre matérialismes et dualismes. Le matérialisme et le
naturalisme ne nous parlent en effet que d’un corps en troisième personne, d’un agrégat de
matière ou d’un amas de cellules dont il n’y a aucun sens à dire que nous les sommes nous-
mêmes. Le corps dont nous parlons, au contraire, qui se caractérise par son inhérence au
monde, par ses limites dans l’espace et sa situation au milieu des choses, est un corps en
première personne, une donnée phénoménologique – et c’est ce corps-là qui, grâce à la
distinction des deux sensibilités, retrouve sa localité primordiale dans le monde, déjouant la
position de surplomb du sujet-cosmothéoros dénoncé par Merleau-Ponty, ou du sujet
transcendantal husserlien lui-même. C’est seulement si nous allons au bout de la démarche
initiée par Merleau-Ponty, c’est-à-dire jusqu’à une « dé-transcendantalisation » radicale de la

15
phénoménologie51, que le body / body problem disparaît lui aussi, en même temps que les
autres dualismes dont il est le rejeton.

51
Il va de soi qu’un tel programme s’accompagne aussi d’une critique de l’idéalisme et de l’adoption d’une
perspective réaliste en phénoménologie. Sur ce point voir notamment Les Repères éblouissants, op. cit.,
deuxième partie.

16

S-ar putea să vă placă și