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Inès Oseki-Dépré

De Walter
a nos jours f • #

(Essais de traduetologie)

HONORÉ CHAMPION
PARIS
P r e m iè r e p a r t ie

e n t r e h e r m é n e u t iq u e
ET POÉTIQUE
P r é l im in a ir e s

Au regard de l’immense quantité de propos théoriques, paratextes,


commentaires qui existent sur la traduction en général et la traduction
littéraire en particulier8, un fait paraît assez surprenant : en effet, dans
I» masse de textes parue en Occident, et particulièrement en France9,
«culs trois noms se détachent parmi les auteurs des milliers de pages
écrites sur la question : Cicéron au Ier s. av. J.-C., Hyeronimus (saint
Jérôme) au cinquième siècle de l ’ère chrétienne et W alter Benjamin à
notre époque (1892-1940)10. Ces trois auteurs ont su formuler de
laçon essentielle et lapidaire les orientations qui sont à la base de la
pratique du traduire.
Bn ce qui concerne les deux premiers auteurs, ce fait s’explique par
l’impact de leurs œuvres mais aussi pour des raisons historiques dans
la mesure où Cicéron est le porte-parole de la latinité au moment de
la pénétration grecque dans la culture romaine (106-43 av. J.-C.), et où
Jérôme est le premier traducteur latin de la Bible hébraïque (347-420

11 À ce sujet, pour n’en donner que quelques exemples, la bibliographie de Roger


Zuber (Les Belles infidèles et la formation du goût classique, Paris, Albin Michel,
l%8) comporte environ 1000 auteurs dont la moitié écrivent sur la traduction ; George
Stciner (Après Babel, Paris, Albin Michel, 1978) plus de 210 titres ; Jean-René
I,admirai (Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, pbp, 1979) 85 auteurs ; Efim
Etkind (Un Art en crise, Lausanne, L ’Âge d’Homme, 1982) 260 auteurs ; Antoine
Berman (L ’Épreuve de l ’étranger, coll. Les Essais, Paris, Gallimard, 1984) 82 auteurs ;
Michel Ballard (De Cicéron à Benjamin, PUL, 1992) 150 auteurs ; Inès Oseki-Dépré
(Théories et pratiques de la traduction littéraire, Paris, Armand Colin, 1999) 125
auteurs.
9 On s ’attachera particulièrement au cas français, à quelques exceptions près (Cf.
Qfiftki-Dépré, op. cit.).
10 George Steiner dit à peu près la même chose : « Prenez les noms de saint Jérôme,
Luther, Dry den, Hölderlin, Novalis, Schleiermarcher, Nietzsche, Walter Benjamin,
Quine, et vous avez pour ainsi dire la liste complète de ceux qui ont dit quelque chose
d'essentiel ou de nouveau sur la traduction », Après Babel, Paris, A. Michel, 1978.
16 E ntre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

ap. J.-C.). Cicéron11, on s’en souvient, prône en premier lieu l’imita­


tion des Grecs ; ce n ’est qu’en second lieu que les valeurs de langue
et d ’usage (consuetudo) constituent, à ses yeux, la référence pour le
texte traduit : « Non enim adnumerare sed tanquam adpendere. » La
traduction orientée vers la cible (appelée plus tard target oriented), qui
prévaudra jusqu’à nos jours, trouve ici son principe (décontextualisé
dans les siècles classiques français) et sa justification.
Quelques siècles plus tard, Jérôme, auteur latin de la chrétienté, se
trouve confronté au dilemme entre traduction orientée vers la source
et traduction orientée vers la cible, - termes contemporains - qui ne
pouvaient se concevoir tels quels à l’époque cicéronienne. En effet,
aux grands orateurs et poètes latins de la période classique la question
de la fidélité à la lettre grecque ne se posait pas alors que la traduction
religieuse médiévale se devait d ’être « fidèle » (c’est-à-dire, littérale).
Jérôme propose une bipartition : traduire le texte profane, à l’instar de
Cicéron, Horace, Plaute, Térence, selon le sens, l’essentiel étant de
produire quelque chose d ’équivalent à la grandeur du texte hellénique,
« sensum exprimere de senso » et traduire « mot à mot » le texte
religieux où « même l’ordre des mots est un mystère »12. C ’est dire
qu’au moment où il soulève le problème de la dualité de la traduction,
il est à même - sur le plan théorique - d’y apporter une réponse.
En gros, on pourrait dire que si les propos de l’auteur latin ont
prévalu jusqu’à nos jours, c ’est Jérôme qui a permis à l’époque
actuelle de se poser le problème de la traduction autrement qu’en
termes d ’orientation vers la réception exclusive du public et sa
satisfaction. La littéralité exigée pour la traduction des écritures
saintes, si elle représentait un moindre mal pour l’auteur qui traduit,
pouvait avoir l’avantage de préserver une certaine obscurité relevant
du sacré.
La position de W alter Benjamin est toute autre dans la succession
des théories traductives bien que la religiosité ne soit pas tout à fait

11 Cicéron, Du meilleur genre d ’orateurs, Paris, Les Belles Lettres, 1921, traduction
Henri Bomccque, p. 11.
12 En fait le problème est plus complexe et les deux positions s’interpénétrant dans
la pratique (voir Vulgate, traduction latine de la Bible, par saint Jérôme). De même,
chez Cicéron, son statut d’auteur prime sur le public.
Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 17

exclue de son propos13. En quelque sorte, en refusant de poser le


problème de la dualité de la traduction, du choix unique entre le fait
de privilégier la source ou la cible14, il ouvre au traducteur un nouvel
espace de liberté et c ’est ce point qui constitue le sujet de notre
réflexion. S ’opposant aux idées de Kant qui introduit une dissociation
trop nette entre contenu et forme de la langue et pour qui le langage
relève d ’un acte intentionnel qui prendrait forme dans le langage,
W alter Benjamin prend le parti des Romantiques allemands qui
anticipent sur la théorie de von Humboldt de la « forme interne » que
représente chaque langue nationale. Le langage cesse d ’être le moyen
d ’accès à la connaissance pour devenir plutôt une forme originaire et
irréductible qui exprime une vision particulière du monde15. « -,
Parmi les nombreux hypertextes théoriques que sa préface a suscités,
- car il s’agit dans le présent ouvrage d ’en signaler quelques-uns qui
nous paraissent significatifs - , il est important de proposer d’abord
notre « traduction » du texte benjaminien (à partir de celle de Maurice
de Gandillac et alii (1971, trad. fr. : 261))16, puis, dans un second
temps (ce qui se voudrait notre contribution à la traductologie)
d ’examiner des cas qui relèvent d ’une telle théorie de la traduction, ou
en d ’autres termes, les « effets Benjamin ».\O n peut ajouter que ce
texte, en raison de sa complexité fondamentale, de son usage des
métaphores, de sa syntaxe, a donné naissance à des versions différentes
voire contradictoires.

13 « Le fondement de la fidélité (littéralité) du traducteur est extra-littéraire : il


relève à la fois de l’éthique, de la poétique et dans le cas présent (de Chateaubriand),
de la religiosité. » Antoine Berman, Des Tours de Babel, Mauvezin, TER, 1985.
14 Voir Humboldt, Georges Mounin, Itamar Even-Zohar, Van der Meershen,
Umberto Eco.
15 Idée déjà présente dans l’essai Sur le langage en général et sur la langue
humaine, Œuvres I, Paris, Gallimard, 2001, pp. 142-165.
16 Nous avons consulté également les retraductions de Martine Broda, d’Alexis
Nouss, le commentaire de Paul de Man, mais nous nous sommes également aidée du
travail (Mémoire de DEA) de M. Christian Winterhalter (2001/2002) consacré à
l ’analyse comparative des traductions françaises du « Die Aufgabe des Übersetzer ».
1. W a l t e r B e n j a m in e t l a b i p o l a r it é
DE LA TÂCHE DU TRADUCTEUR17
I t A Î \M & < k ~ > M l X * C v 1. X? b \ O -*> J
Les présupposés de la théorie de Walter Benjamin peuvent se
résumer en trois points dont le premier, étonnamment nouveau, est le
\ refus de la référence au public : « En aucun cas, en face d ’une œuvre
d’art ou d’une forme d’art, la référence au récepteur ne se révèle
fructueuse pour la connaissance de celles-ci. » La raison en est que
l’œuvre d’art ne s’adresse pas à un public donné, immédiat, mais à
l’homme dans son essence historique. De même, et en deuxième lieu,
l’œuvre d’art ne communique pas, ce q u ’elle a d ’essentiel n ’est pas
communication. Les principes classiques et généralisés se trouvent ainsi
annulés : la traduction ne doit ni se conformer au goût du public, ni,
4
par conséquent, traduire le sens. -
En fait, la traduction est une form e dont les lois sont à chercher dans
F original. Benjamin va ainsi à rencontre de ce qui caractérisera la
pensée des linguistes de la communication et des théoriciens de la
, traduction pour qui le sens est à préserver prioritairement (Mounin,
Eco)18. Cela n’exclut pas qu’une certaine signification de l’œuvre se
$ manifeste dans sa traductibilité (position que Léon Robel19 va radi- {
^' caliser dans sa théorie du rythme), mais le sens n ’est pas prioritaire.
L ’apport fondamental de la thèse de Benjamin, concerne le rapport ~ y , j .
r entre la traduction et V original, rapport essentiel, fondateur en raison
d’une corrélation « naturelle » entre l’original et sa traduction. C ’est
une corrélation de vie dans la survie des œuvres, dans l’histoire20.
k '0^

17 Si Alexis Nouss et Laurent Lamy lui ont préféré le terme d'abandon, c’est qu’en
17
^ / quelque
qucl< sorte, Aufgabe désigne un devoir inaccomplissable (le traducteur « part
^ perdant»). -fS ' :) (D t Z .( p s s X ' ■J : :
18 Ce qui rejoint paradoxalement les termes des droits d’auteur : les idées sont à tout
le monde, seule la forme appartient à l’auteur, voir Jacques Derrida « Des tours de
Babel », in Différence in Translation, op. cit.
19 « ... un texte qui ne peut être traduit n’a aucun sens... », Léon Robel, « Translati­
ves », in Change, Transformer-traduire, n. 14, Paris, Seghers / Laffont, 1973, p. 8.
20 La traduction surgit de l’original. Il est important de noter que pour Benjamin,
la vie naturelle est la vie qui a trait à l ’histoire, non pas à quelque organicisme ni non
plus à quelque idée de l’âme.
20 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

« L ’histoire des grandes œuvres d ’art connaît leur descendance à partir


des sources, leur formation au temps de l’artiste, et la période de leur
survivance principiellement étemelle dans les générations suivantes ».
C’est lorsque la survivance vient au jour qu’on se trouve devant la
gloire. Ce n’est pas au traducteur que revient la gloire d’une œuvre.
Tout au contraire, la traduction existe lorsque, parce q u ’elle a survécu,
l ’œuvre a atteint son poin t de gloire. C’est la vie de l’original qui se
déploie dans la traduction, tardivement, de façon plus vaste, ce qui est
un fait indéniable et qui, à lui seul, justifie que l’on traduise. Selon
Paul de Man « nous devons comprendre l’original du point de vue de
la traduction »21. Cette survie de l’original est à la fois idéale (la
possibilité que l’origmah survive) mais première par rapport à la
traduction, qui est seconde (dans le temps), dans un après-coup
(Nachreife ).
Walter Benjamin, conscient de sa position paradoxale, pose ici la
question suivante : puisque la traduction doit manifester le rapport
entre les langues, pourquoi ne doit-elle pas transmettre le plus
exactement possible la forme et le sens de l’original ? Parce que ce
n’est pas dans la copie que l’original pourra survivre : « Il s’agit d’une
survivance au moyen de transformation et renouveau du vivant par
lesquels l’original se modifie. » En effet, « de même que le ton et la
signification des grandes œuvres littéraires se transforment totalement
avec les siècles, de même se transforme aussi la langue maternelle du
traducteur ». Ainsi, la plus grande traduction a-t-elle tendance à
! disparaître, à « sombrer dans son renouveau », question très importante
pour les traducteurs, comme l’écrit Walter Benjamin annonçant de ce
^ f a i t la prééminence historique de la réception littéraire. Conséquence :
r la traduction n’est ni target oriented, ni fait de communication, mais
r. elle n’est pas non plus imitation, copie de l’original22.
De ce fait, le rôle de la traduction, son rôle essentiel, n ’est pas celui
y, ^ d e perpétuer l’original, mais à un niveau plus élevé, d ’exprimer le
\ ' CP rapport le plus intime entre les langues. Voilà énoncée la thèse
benjaminienne du traduire. Et ce rapport très intime entre les langues,
r î ^ f . ^est celui d’une convergence particulière qui consiste en ce que les

” ~ 777
(y 21 Paul de Man, Autour de La Tâche du traducteur, op. cit., p. 26.
22 Comme le voulaient Cicéron, à l ’époque classique, et plus tard en France, Du
Bellay (1552), à la Renaissance. C p -> 1 ;
‘ -M ‘o'SO "¿1-^ ' ‘ ,
Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 21

langues ne sont pas mutuellement étrangères, mais a priori et abstrac­


tion faite de toutes relations historiques, parentes en ce « q u ’elles
veulent dire », idée partagée par Jakobson par exemple23.
En fait, ni le traducteur ni la traduction ne sont ici singularisés. La
traduction permet la survie / survivance d ’une œuvre originale en
même temps qu’elle en est le vestige : sa forme propre est, selon le
philosophe allemand, d’indiquer la postmaturation de la parole
étrangère, les douleurs d’enfantement de la sienne24. Par conséquent,
la parenté entre les langues ne se saisit pas dans leur ressemblance ni
dans leur parenté historique, mais dans leur parenté supra historique,
dans le fait que les langues visent la même chose, mais qu’aucune ne
peut atteindre isolément, c ’est-à-dire, la pure langue25. Les langues se
complètent dans leur intention même (et non dans les mots, les
phrases, les éléments isolés), de converger vers le pur langage (« die
reine Sprache »)26, virtuel s’il en fut, habitant toutes les langues,
comme le pense De Man, « en tant que disjonction permanente qui
habite toutes les langues en tant que telles ».
Cela revient à confier aux traducteurs une tâche qui leur est propre.
Comme le fait remarquer Jacques Derrida (1985), le traducteur se voit
attribuer une tâche, une dette plutôt : il doit « rendre » quelque
chose27. Or, la seule chose que le traducteur pourrait tenter de
restituer, ce serait le sens, ce qui reviendrait à vouloir procéder à « la
transmission inexacte d ’un contenu inessentiel ».

23 Lorsqu’il dit : « les langues diffèrent essentiellement par ce qu’elles doivent


exprimer, et non pas par ce qu’elles peuvent exprimer », in Essais de Linguistique
Générale, Paris, Minuit, 1963, p. 84.
24 Paul de Man n’y voit pas de spécificité particulière concernant « l’enfantement »,
ajout de Gandillac (« La tâche du traducteur », in Autour de la tâche du traducteur,
op. cit., p. 28).
25 La langue babélienne, que Dieu lui-même a « déconstruite » (cf. Jacques Derrida,
op. cit.).
26 La Reine Sprache : On a pu envisager ici l ’influence de la religion hébraïque (la
kabbale) pour laquelle la Bible est le texte suprême dans lequel la vérité s ’est
exprimée. Selon Umberto Eco, « ...questa reine Sprache non è una lingua. Se non
dimentichiamo le fon ti cabalistique e mistiche del pensiero di Benjamin, possibile
avvertire l ’ombra, assai incombente delle lingue sante, qualcosa di simile al genio
segreto delle lingue pentecostali. » (Dire quasi la stessa cosa, op. cit., p. 346).
27 Jacques Derrida, « Des tours de Babel », in Différence in translation, op. cit.
22 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

Cette tâche consiste donc à trouver dans la langue dans laquelle on


traduit cette visée intentionnelle qui éveille en elle l'écho de l ’original.
Comment ? En distinguant ce qui relève de la langue de ce qui est
essentiel dans le texte à traduire. La visée ne concerne pas la langue
dans sa totalité mais seulement certaines corrélations de teneur
linguistique. Elle n ’est pas, comme pour l’écrivain, une plongée dans
la forêt du langage, elle se tient dehors et sans y pénétrer, mais elle y
fait résonner l’original.
Ainsi définie, cette tâche semble impossible. Une reformulation
totale s’impose. En effet, si le sens, comme on l’a vu, cesse d’en être
l’étalon, quelle est la base sur laquelle elle se fonde ? De même les
concepts de « fidélité » au mot, et de « liberté », de restitution
conforme au sens, ne peuvent-ils plus servir une théorie qui dans la
traduction cherche autre chose que la restitution du sens. Car, la
fidélité dans la traduction au mot isolé ne peut presque jamais restituer
pleinement le sens qu’il a dans l’original. Puisque le sens ne s’épuise
pas dans ce qui est visé, mais, selon Benjamin, « acquiert justement
cette signification du fait que dans un mot déterminé le visé est lié au
mode de visée ». Par ailleurs, si la fidélité de la restitution de la forme
rend difficile la restitution du sens, d’un autre côté, Vindocile liberté
des mauvais traducteurs perm et la conservation du sens mais non pas
celle de la création littéraire et celle de la langue.
Dès lors, si la visée de l’écrivain est première, naïve, intuitive, la
visée du traducteur est dérivée, seconde, « idéelle ». Elle a affaire aux
seuls endroits où dans sa propre langue, elle peu t faire entendre
l ’écho d ’une œuvre écrite en langue étrangère. S’il existe une langue
de vérité, - cette langue de vérité étant le véritable langage -, elle est
cachée de manière absolue dans les traductions. Donc, l’étrangeté
qu’apporte la traduction est dans le mode de rencontre (fugitive,
subtile) avec la langue supérieure, la langue de vérité.
On perçoit chez Walter Benjamin des échos de la réflexion
mallarméenne sur le langage poétique :

Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême :


penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore
l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne
KNTRii h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 23

de proférer les m ots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique,
elle-m êm e m atériellem ent la vérité28.

Si l’imperfection des langues consiste en leur variété, le corollaire


on est que la vérité se trouverait dans leur réunion et en ce sens la
lûche du traducteur consiste, en d ’autres termes, à faire mûrir la
semence d’un pur langage. La place de la traduction se trouve, telle la
philosophie, entre création et théorie.
En fait, il faut distinguer deux choses, le visé et le mode de visée.
Ainsi, Brot et Pain ont le même visé (référent), mais pas le même
mode de visée (connotation). C ’est dans ce sens, que ces deux langues,
l’allemand et le français, différentes, sont complémentaires, ce qui tout
en montrant le caractère incomplet de chacune d ’elles a comme
conséquence que toute traduction est une manière provisoire « de se
mesurer à ce qui rend les langues étrangères l’une à l’autre ». Mais le
fait qu’elles soient étrangères les rend conciliables : « La traduction
effleure cet endroit où les langues se réconcilieront. »
Dans cet ordre d ’idées, la traduction est le moyen de saisir « l’insai­
sissable », c’est-à-dire l ’essence de l ’original, qui se révèle dans ce qui
ne peut être traduit. Il s’agit du noyau : « Plus précisément, on peut
définir ce noyau essentiel comme ce qui n ’est pas à nouveau traduisi-
ble. » Le vrai traducteur est donc celui qui préserve l’intouchable et
non le transmissible, comme l’est la parole de l’écrivain dans l’origi­
nal. Cette idée, difficilement rationalisable, peut se retrouver chez
Blanchot (1965). Cela tient au rapport à la teneur (Gehalt)29 de la
langue, très différent dans l’original et la traduction. Dans l’original
teneur et langue sont agrégées, collées comme le fruit et sa peau. Dans
la traduction, la langue enveloppe la teneur comme un « manteau aux
larges plis ». Dans la dernière partie de cet ouvrage, nous essaierons
d ’approcher une définition de cet « intraduisible ».
W alter Benjamin, comme le fera Meschonnic (1973) par la suite,
même si l’essentiel n ’est pas là, refuse la hiérarchie écrivain / traduc­
teur. Les Romantiques allemands ont beaucoup pratiqué la traduction

28 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 370.


29 Les deux traductions françaises (de Gandillac, Broda) attestent le mot « teneur »,
qui est ambigu, alors que le terme allemand Gehalt désigne la « substance », « ce qui
n’est pas traduisible ».
24 Hntrb h e r m é n e u t iq u e et p o é t iq u e

sans la théoriser, ce qui a donné dignité à cette forme, mais ils sont à
l’origine d’un préjugé qui consiste à penser que les traducteurs
importants seraient des écrivains et les écrivains peu importants, de
médiocres traducteurs. Des traducteurs comme Luther, Voss, Schlegel
sont plus importants comme traducteurs que comme écrivains.
D’autres, comme Hölderlin, George, ne sont pas à considérer seule­
ment comme des écrivains, mais comme de grands traducteurs, qui ont
su s’acquitter de leur tâche : « Racheter dans sa propre langue cette
pure langue quand elle est exilée dans la langue étrangère, la délivrer
p a r la recréation quand elle est captive dans l’œuvre, telle est la tâche
du traducteur. »
De quelle façon y parvenir ? En faisan t sauter les cadres vermoulus
de sa langue à l’instar de Luther, Voss, Hölderlin, George, qui ont
élargi les frontières de l’allemand. Ainsi, « la traduction touche
l ’original de façon fugitive, et seulement en un point infiniment petit
du sens, pour poursuivre sa marche, selon la loi de la fidélité dans la
liberté du mouvement langagier ». Benjamin évoque l’exemple de
Hölderlin, traducteur qui a appliqué le principe de littéralité non à la
proposition, mais surtout au mot isolé. Sa traduction a pu paraître
incompréhensible et risible au XIXe siècle. À ce propos les éclaircisse­
ments de De Man méritent qu’on s’y arrête. Pour cet auteur, en effet,
pour comprendre Benjamin, il faut bien comprendre le sens de Wort
et de Satz . Satz, employé par Heidegger (D er Satz vom Grund , le
principe de raison), est à entendre comme la proposition, le sens en
somme, tandis que Wort, est associé chez Benjamin à Aussage, la
manière dont on « énonce la proposition ». Selon De Man, « Wort ne
signifie pas uniquement l’agent de la proposition en tant qu’unité
lexicale mais aussi comme syntaxe et comme grammaire »30. Il ne
s’agit donc pas seulement du mot isolé mais des éléments de la
syntaxe. En fait, poursuit De Man, la question ainsi posée est celle de
la « compatibilité entre grammaire (mot et syntaxe) et sens (Satz) » qui
semble acquise pour tous :

Benjamin nous dit que la traduction remet en question cette croyance


parce que, dit-il, dès qu’une traduction est véritablement littérale,

30 Paul de Man, Autour de la tâche du traducteur , op. cit., p. 33.


I 'N I KI'. HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE 25

w ö rtlich , m ot à mot, le sens disparaît com plètem ent. (...) Et ju sq u ’à un


certain point, un traducteur doit être w ö rtlich , doit être littéral. (...) C e qui
est désign é ici com m e la disjonction entre la gramm aire et le sens, W ort
et Satz, c ’est la m atérialité de la lettre : l ’indépendance ou la manière
dont la lettre peut déranger l ’apparente stabilité du sens d ’une phrase et
introduire un glissem en t qui fera disparaître ce sens, le fera devenir
évanescen t, et qui fera perdre tout contrôle sur ce sen s31.

Ce qu’il faut comprendre, selon De Man, c ’est le caractère éminem­


ment aporétique du texte benjaminien, la contradiction indépassable de
su pensée, présente également dans les métaphores, qu’il ne faut ni
interpréter ni utiliser dans la traduction. C ’est ce qui fait l’essence de
cette Aufgabe.
Ainsi, le plus grand éloge qu’on puisse faire à la traduction n ’est pas
qu’elle se lise comme une œuvre originale dans sa propre langue
(Mounin, 1955), « car la vraie traduction est transparente, elle ne
cache pas l’original, n ’offusque pas sa lumière, mais c’est la pure
langue, comme renforcée par son propre médium, qu’elle fait tomber
d ’autant plus pleinement sur l’original ».
La meilleure définition de cette liberté - à côté des réflexions de
Goethe dans le Divan - se trouve chez Rudolf Pannwitz, auteur de
« La crise de la culture européenne » :

N os traductions, et m êm e les m eilleures, partent d ’un principe erroné,


si elles veulent germ aniser l ’indien, le grec, l ’anglais, au lieu d ’indianiser,
gréciser, angliciser l ’allem and. E lles ont beaucoup plus de respect pour
les usages de leur propre langue que pour l ’esprit de l ’œ uvre étrangère.
L ’erreur fondam entale du traducteur est de conserver l ’état fortuit de sa
propre langue, au lieu de se laisser violem m ent ébranler par la langue
étrangère. Surtout quand il traduit d ’une langue très lointaine, il lui faut
rem onter aux derniers élém en ts de la langue m êm e, où m ot, im age et ton
ne font q u ’un ; il d oit élargir et approfondir sa langue, grâce à la langue
étrangère, on n’im agin e pas dans quelle m esure cela est p o ssib le, ju sq u ’à
quel degré chaque langue peut se transformer, de langue à langue, il y a
presque la m êm e distance que de dialecte à dialecte, m ais cela non quand

31 Paul de Man, A utour de la tâche du traducteur, op. cit., p. 34.


26 E ntre h e r m é n e u t iq u e e t t o é t iq u e

on les prend trop à la légère, et plutôt quand on les prend assez au


sérieu x32.

On arrive ainsi, par un des textes les plus énigmatiques sur la


traduction33, à une définition non seulement de la tâche du traducteur,
mais de la façon de traduire. Or, cette façon de traduire, et c ’est en
cela qu’il s’agit véritablement d ’un texte programmatique, privilégie
en quelque sorte la littéralité (la transparence, l’effacement du
traducteur) mais aussi le principe de transformation - corrélé à la
transformation de l ’original : le traducteur doit s’efforcer de transfor­
mer sa traduction en sorte qu’elle reste ouverte (polysémique,
énigmatique, essentielle). Autrement dit, en partant de l’idée que quoi
qu’il en soit, il y a toujours des choses au-delà du communicable dans
une œuvre d ’art (ce que Granger appelle « les résidus de significa­
tion » - 1968), la traduction se doit d ’adopter la même façon de
« viser le visé » que l ’original, pour effleurer, la complétant dans un
tout - avec d ’autres et dans un mouvement infini - qui serait la pure
langue, la pure langue qui est le but du devenir (infini) des langues.
Cette complétude avec l’original, elle ne pourra l ’atteindre qu’à
condition de s’effacer, pour laisser passer sa lumière, tout en restant
littérale. Voilà éclairée l’éthique du traduire.
La conséquence est que plus un texte vise à communiquer, plus la
traduction échoue. Inversement, plus une œuvre est d ’une nature
élevée, plus elle reste, même dans le plus fugitif contact avec son sens,
encore traduisible.
Il faut noter que cette idée est maintenue dans toutes les théories de
type programmatique, avec ou sans la littéralité. Et si pour W alter
Benjamin, l ’archétype du traducteur est Hölderlin dont la traduction de
Sophocle effleure à peine l’original, - avec tous les dangers que cela
comporte - , l’archétype de la traduction est l’Écriture sainte qui
contient entre les lignes sa traduction virtuelle : la version intra-linéaire
du texte sacré est, par son caractère polysémique du point de vue
sémantique, l’archétype ou l’idéal de toute traduction.

32 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 274.


33 Sur lequel les commentaires ne sont pas près de se tarir (après ceux de Jacques
Derrida, Umberto Eco, George Steiner, voir Haroldo de Campos, Dinda Gorlée,
Michel Cresta, Efrain Kristal, ...).
Rn t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 27

Pour conclure, en ce qui concerne les deux tendances de la traduc­


tion, fidélité et liberté, si on interprète sérieusement la première, la
seconde apparaît comme privée de tout droit. Si liberté est liberté de
restitution de sens, elle ne vise pas l ’essentiel, car il reste toujours au-
delà du communicable un non-communicable, qui demeure « symboli­
sant » dans les créations finies de la langue, mais « symbolisé » dans
le devenir des langues. L ’unique et violent pouvoir de la traduction
consiste à la détacher de ce sens et à faire du symbolisant (ce qui est)
le symbolisé (le sens potentiel, le devenir).
Avant de nous intéresser à la poétique qu’on peut dégager du texte
benjaminien, nous nous proposons d ’examiner les théories nées dans
son sillage en France, en particulier chez le philosophe, traducteur et
germaniste, Antoine Berman, grand instigateur de la traductologie
française. Plusieurs aspects de sa théorie dérivent directement ou par
l’entremise des travaux d ’Henri Meschonnic des propositions benjami-
niennes, en particulier en ce qui concerne l’ouverture au texte étranger.
D’autres aspects de sa traductologie en sont la conséquence, comme
l’aspect herméneutique de sa théorie, d ’où il se dégage une éthique et
une méthode.
2. V .h é r i t a g e : A n t o i n e B e r m a n

Une nouvelle pensée sur la traduction

La venue du philosophe et germaniste Antoine Berman à la


traduction littéraire dans les années quatre-vingts a été saluée comme
un événement d ’une importance majeure pour ce domaine marginalisé
jusqu’alors en France.
Il est vrai que la question de la traduction en général avait ressurgi
dès l’après-guerre (1945), avec la victoire des alliés qui avaient
développé déjà durant cette période et de façon accélérée les méthodes
d ’apprentissage et de traduction en vue de circonvenir l ’ennemi.
L’enseignement des langues, en particulier le japonais, a fleuri aux
Îitats-Unis durant toute cette époque - ce qui a eu comme conséquence
d ’éveiller l’intérêt notamment des linguistes par l’étude des langues et
leur traductibilité réciproque34.
En France les travaux de Georges M ounin35, à la suite d 'Après
Babel, de George Steiner36 ou des études de Whorf, et Sapir ou de
Catford et Nida, ont permis sinon la constitution d ’un domaine de
recherches, tout au moins de poser le problème en termes linguistiques.
Le rôle d’Henri Meschonnic, par ailleurs, est loin d ’être négligeable
mais, pour différentes raisons, dans la mesure où sa contribution s’est
toujours orientée - à juste titre - vers une « poétique de la traduc­
tion », son apport n ’a pas eu les mêmes effets que la « traductologie »
bermanienne, bien qu’il ait connu une répercussion internationale.
Notre propos n ’étant pas de faire une histoire des théories sur la
traduction mais d ’analyser les conséquences des propositions benjami-
niennes, nous laisserons de côté cette question, que nous avons abordée
dans un ouvrage antérieur.

34 Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit.


35 Voir en particulier Linguistique et traduction, Bruxelles, Dessart & Mardage,
1976. Du même auteur, Les Problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque des idées, publié déjà en 1963.
36 George Steiner, Après Babel, op. cit., (traduit de After Babel, Oxford Paperbacks,
n. 364, 1975-1976).
30 Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

La portée des positions des travaux d ’Antoine Berman dans le


champ des études sur la traduction ne tient pas seulement au fait qu’il
ait placé la question sur le plan littéraire, mais aussi au fait qu’il ait
proposé d ’envisager la traduction en la fondant sur un corpus de textes
théoriques et pratiques en provenance des Romantiques allemands. Il
a fait plus : en attribuant à la traduction littéraire une raison d ’être, des
finalités et en suggérant des champs d ’investigation différents, il a
permis la constitution du domaine.

Pour Antoine Berman, en effet, il s’agit bel et bien d’un domaine (et
non plus d ’une pratique : l’acte de traduire, ou d ’un moyen : moyen
d ’accès au texte étranger « dont la finalité consiste à nous dispenser de
la lecture de l’original »)37, certes contradictoire, mais d ’un vaste
domaine. Cette considération permet de concilier les points de vue, les
paratextes ou les analyses qui ont été menés jusqu’alors de façon
« impensée » et incohérente.
Ainsi, la réflexion sur la traduction répond à une « nécessité
interne »38 qui doit la conduire à son autonomie en tant que champ
d ’études (nécessité que l’on retrouve aussi dans les Descriptive
Translation studies). Cette réflexion, à laquelle il donnera plus tard le
nom de « traductologie », doit s’appuyer en premier lieu sur l’histoire
de la traduction et des grandes traductions et s’articuler avec l’histoire
de la littérature. Il s’agit, aussi bien, d ’étudier les résistances culturelles
qui ont partagé les traducteurs entre les pôles fidélité / trahison,
traduction tournée vers la source ou vers la langue d ’accueil, et de les
dépasser en considérant que la traduction en tant qu ’« un certain
rapport à l’Autre » permet la fécondation « du Propre par la médiation
de l’Étranger »39, ce qui rejoint les propos de Pannwitz cités par
W alter Benjamin dans sa « Tâche du traducteur » ou ceux de
Schleiermacher ou de Herder.

37 Jean-René Ladmiral, Traduction : Théorèmes pour la traduction, op. cit., p. 87.


38 Antoine Berman, L ’Épreuve de l ’étranger, op. cit., p. 12.
39 Antoine Berman, L ’Épreuve de l ’étranger, op. cit., p. 16.
IÎNTRE HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE 31

La visée éthique doit caractériser l’acte de traduire : « l ’essence de


lu traduction est d ’être ouverture, dialogue, métissage, décentre-
ment. »40
On voit ainsi, dès l’introduction de son œuvre majeure (.L ’Epreuve
de l ’étranger) l’affirmation d ’une position globale sur la traduction,
avec le déplacement du « technique » vers le philosophique, l ’éthique :
« L ’éthique de la traduction consiste sur le plan théorique à dégager,
à affirmer et à défendre la pure visée de la traduction en tant que telle.
Elle consiste à définir ce qu’est la “fidélité”. »41

En fait, cette fidélité est contradictoire car, si d ’un côté, elle est
centrée sur une éthique qui prône l’ouverture à l’Autre, donc apparem­
ment l’abandon provisoire de sa langue maternelle, en réalité, elle est
aussi une fidélité à la langue maternelle dont il s’agit d ’élargir les
frontières et par conséquent de l ’enrichir par cet apport de l’étranger.

Le cas allemand

Pour développer ses positions sur la traduction, Antoine Berman


prend appui dans un premier temps, sur la tradition allemande et, sur
l’auteur qui illustre le mieux la fidélité à sa langue maternelle, Luther,
« auteur » de la Bible allemande.
Pour cette entreprise, qui sert un but religieux, Luther crée l’alle­
mand à partir des divers parlers régionaux et, contrairement à ce qui
s’est fait en France, reste proche de son public sans pour autant
s’éloigner du texte original. Luther sera la référence allemande pour les
traducteurs et philosophes allemands.
Cette apparente contradiction entre source et arrivée est d ’ailleurs
l’un des principes majeurs qui fondent la traductologie bermanienne.
Dans son commentaire sur Antoine Berman, Richard T. Vautour42
affirme : « Tout indique qu’il nous est impossible de concevoir l’objet
traduction autrement (ou ailleurs) que dans un espace d ’opposition, et

1,0 Antoine Berman, L ’Épreuve de l ’étranger, op. cit., ibidem. La notion de


« décentrement » est une notion essentielle chez Henri Meschonnic (1973).
41 Antoine Berman, L ’Épreuve de l ’étranger, op. cit., p. 17.
42 Richard T. Vautour, « Antoine Berman », Encyclopaedia Universalis, 1999.
32 Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

cette caractéristique, qui lui est propre, est fondamentale. La traducto-


logie doit partir de cette exigence », ou de ce constat de bifidité43.
En effet, la traduction s’intégre dès le départ dans une dualité. Pour
Herder, au XVIIIe siècle, la traduction doit obéir à deux exigences :
l ’élargissement (de la culture allemande), ou ce qu’à l ’heure actuelle
on appelle « capitalisation culturelle » (Casanova, Bourdieu) et la
fidélité au texte original. En réalité, la première exigence est subordon­
née à la seconde : pour élargir sa culture, il ne suffit pas d’importer
des « messages », mais aussi une forme (de penser, d ’organiser) dont
il ne faut pas s’éloigner. Ceci, qui peut paraître banal aujourd’hui, est
en réalité très nouveau en ce siècle où les Français excellent à produire
des Belles Infidèles.

Dans son commentaire à l ’œuvre d ’Antoine Berman, Paul Ricœur44


explicite cette double exigence de la traduction : « Q u’est-ce que ces
passionnés de traduction ont attendu de leur désir ? Ce que l’un d ’entre
eux a appelé l’élargissement de l’horizon de leur propre langue (...) et,
en prime, si j ’ose dire, la découverte de leur propre langue et de ses
ressources laissées en jachère. »45 Ce que confirme le mot de Hölder­
lin, cité par le philosophe : « Ce qui est propre doit être aussi bien
appris que ce qui est étranger. »
Ainsi, la traduction en Allemagne et pour des raisons historiques
intègre dès les débuts la Bildung, la culture dans son processus de
formation, de ce qui lui donne forme. On voit ici poindre le principe
métaphysique de la traductologie bermanienne : d ’un côté il permet un
ample déploiement de la réflexion sur la traduction ; de l’autre, il place
la traductologie sur le plan philosophique. L ’Altérité est constitutive
du même (de la mêméïté). L ’Étranger a une fonction médiatrice. La
culture allemande traduit les Anciens selon ces principes et Goethe
(XVIIIe-XIXe) forge le concept de Weltliteratur, qui, selon Strich46,
se définit comme « un échange de biens spirituels, un commerce
d ’idées entre les peuples, un marché mondial littéraire, sur lequel les

43 Cf. Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction, op. cit., p. 12.


44 Paul Ricœur, « Le Paradigme de la traduction », Sur la traduction, op. cit.
45 Paul Ricœur, « Le Paradigme de la traduction », op. cit., p. 69.
46 F. Strich, Goethe und die Weltliteratur, Berne, Francke Verlag, 1946, cité par
Antoine Berman, op. cit., p. 90.
IÎNTRE HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE 33

nat ions échangent leurs trésors spirituels ». Antoine Berman conclut :


« ce qui revient à faire de la traduction, sinon le modèle, du moins la
pierre de touche de la littérature mondiale. »47
Schleiermacher et von Humboldt, en suivant cette direction,
approfondissent la question en essayant de définir la notion de fidélité,
que le dernier exprime ainsi :

Si la traduction doit apporter à la langue et à l ’esprit de la nation ce


qu ’ils ne possèdent pas, ou p ossèd en t différem m ent, la prem ière ex ig en ce
est c elle de la fidélité. C ette fid élité doit être dirigée sur le véritable
caractère d ’original et (...) sur ce qu’il y a d ’accidentel en lui ; de m êm e,
d ’une façon générale, toute bonne traduction doit naître d ’un amour
sim ple et sans prétention de l ’original (...) À ce point de vu e est
nécessairem ent lié le fait que la traduction porte en elle un certain coloris
d ’étrangeté, mais les lim ites à partir desq u elles cela d evient une faute (...)
sont ici très faciles à tracer48.

Voilà posées les bases de la traductologie bermanienne.

Un nouveau territoire, une nouvelle approche

D ’ores et déjà se dessinent, au moyen d ’une « archéologie » de la


traduction, comme Antoine Berman l’appelle lui-même, les frontières
d’un domaine nouveau : la traductologie. Une traductologie interdisci­
plinaire corrélée à l’histoire de la littérature, à la poétique, à la
psychanalyse, à la philosophie, à la linguistique, à la littérature
comparée mais distincte de chacune. Allant dans le sens indiqué par
Walter Benjamin mais en en approfondissant une des pistes, la
traductologie bermanienne, à l’instar de celle de George Steiner49, se
veut une herméneutique, une herméneutique « de la compréhension (...)
qui entend se constituer comme une théorie de la compréhension
intersubjective », soit « des processus de “lecture” » qui se donnent au
niveau de la communication « de sujets-consciences ». Non plus
l’herméneutique qui s’intéresse au seul texte, comme l’herméneutique

,|; Antoine Berman, L'Épreuve de l ’étranger, op. cit., p. 92.


,|H Antoine Berman, L ’Épreuve de l ’étranger, op. cit., p. 246.
George Steiner, Après Babel, op. cit., ch. V.
34 E ntre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

traditionnelle, mais celle qui s’intéresse au texte comme « produit


expressif d ’un sujet », question sur laquelle nous aurons l’occasion de
revenir. Cette herméneutique s’intéresse aussi au « langage objectif »
en tant que phénomène qui se définit « moins par son auteur que par
sa situation dans l’histoire de la langue et de la culture »50, position
qui sera développée par Pascale Casanova dans La République
Mondiale des Lettres51.

Trois orientations découlent de ces prémices : historique, analytique


et éthique.
Il faudrait, pour poursuivre ce débat, rappeler l’analyse d ’Antoine
Berman sur les « tendances déformantes » de la traduction en
France52. Sa position, largement inspirée des théories des Romanti­
ques allemands, est assez critique non pas tant des traducteurs
classiques que des traducteurs contemporains. Il dresse le répertoire de
ce qu’il appelle les tendances déformantes de la traduction, tout en
soulignant le fait que « mal traduire » un roman, puisqu’il s’agit du
roman, c ’est-à-dire « l’homogénéiser », est un crime de lèse-culture :
« Trahir la forme romanesque, c ’est manquer le rapport à l’étranger
qu’elle incarne et manifeste. »
Ces tendances, selon l’auteur, se retrouvent chez les Français mais
aussi chez les Anglais, les Espagnols, ceux qui détiennent les langues
dominantes. Elles forment un tout systématique dont finalement le but,
conscient ou inconscient de la part du traducteur, est la destruction de
la lettre des originaux au seul profit du « sens » et de la belle forme.

Or, si on regarde les topiques, les intitulés des tendances telles


qu’elles apparaissent chez Berman, on peut se rendre compte très vite
que certaines tendances correspondent assez bien à ce qu’Etienne Dolet
énonçait au XVIe siècle comme des prescriptions. Ainsi, la rationalisa­
tion, tendance développée par les auteurs classiques et maintenue
jusqu’à nos jours, est renforcée par l’école et les exigences du « bon
goût » des grandes maisons d ’édition au même titre que la clarifica-

50 Antoine Berman, L'Épreuve de l ’étranger, op. cit., p. 227.


51 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999.
52 Voir Antoine Berman, « L’analytique de la traduction et la systématique de la
déformation », Les Tours de Babel, op. cit., pp. 65-82.
Un t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 35

tl o n ,
la première impliquant souvent qu’on explicite ce qui n ’est pas
dit dans l’original, la seconde recouvrant Y homogénéisation53.
Quant aux autres tendances, on dirait plutôt qu’elles dérivent des
premières.
L’allongement correspond à l’explicitation (donc à la clarification) ;
les appauvrissements qualitatif et quantitatif, ainsi que les destructions
du système original et l’effacement de polylogisme sont la consé­
quence de l’homogénéisation.
Les trois premières tendances, la rationalisation, la clarification,
l’homogénéisation sont, comme on pourrait s’en douter, liées.
Dans le premier cas, le traducteur apporte des modifications au texte
scion l’idée qu’il a de l’ordre du discours. Ces modifications touchent
la structure des phrases (nouvel arrangement) et sont constituées, par
exemple, de l ’élimination des redites, de l’adjonction des propositions
relatives et des participes, ou, au contraire, de l’introduction de verbes
dans les phrases qui en sont dépourvues. La modification la plus
courante est, sans conteste, la modification de la ponctuation et ce sans
égards pour les intentions de l’auteur.
Le corollaire de ces tendances est l’abstraction, qui veut que les
substantifs remplacent les verbes, ce qui se remarque aussi bien dans
la traduction de la prose que dans celle de la poésie.
Dans le deuxième cas, les modifications sont apportées dans le sens
de la clarté du discours. Ainsi la « définition » des articles du texte
original. Cette clarification n ’est pas à confondre avec l’explicitation,
ou la mise au jour dont parlent Goethe ou Hölderlin puisqu’elle
explicite « ce qui ne veut pas être (clair) dans l’original ».
La conséquence est que la traduction devient plus longue que
l'original. L 'allongement n ’ajoute rien au texte du point de vue de
l’information sémantique. Berman cite la traduction française d e Moby
l)ick de Gueme, comme un exemple typique d ’allongement gratuit,
voire néfaste : « Moby Dick, allongé, de majestueux et océanique,
devient boursouflé et inutilement titanesque. » Cela nous rappelle
l'exemple cité par Chateaubriand lui-même, traduisant tel quel le vers

v’ ^tienne Dolet prône ainsi l’évitement des néologismes, latinismes dans le but
d'iulopter la bonne langue française d’usage commun, douée d’un beau style, souple,
ilégant... et surtout uniforme. Voir Edmond Cary, « Étienne Dolet, 1509-1546 »,
liabel, vol. 1, n. 1, sept. 1955, pp. 17-20.
36 E ntre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

« monosyllabique » du Paradis perdu de Milton : rocks, caves, lakes,


fens, bogs, dens, and shades o f death : rocs, grottes, lacs, mares,
gouffres, antres et ombres de mort, en en retranchant les articles, qu’il
oppose à la glose proposée par Dupré de Saint-Maur :

En vain franchissaient-elles des rochers, des fondrières, des lacs, des


précipices et des marais empestés, elles retrouvaient toujours d’épouvan­
tables ténèbres, les ombres de la mort, que Dieu forma dans sa colère, au
jour qu’il créa les maux inséparables du crime...54

La quatrième tendance déformante, l’ennoblissement, est présentée


avec son corollaire, la vulgarisation. Il consiste à produire des phrases
« élégantes » à partir d’un texte original. Antoine Berman apparente
les traductions élégantes à des exercices de style, de rewriting
rhétoriques. Il faut insister ici sur le fait que si les trois premières
tendances proviennent d’avantage d’un ethnocentrisme linguistique et
culturel datant de l’époque classique, l’ennoblissement marque déjà un
choix de langue, c’est-à-dire, de la langue dominante, cultivée. Son
corollaire, la vulgarisation, consiste dans la confusion entre l’oralité55,
préalable à toute écriture, et la langue « parlée », vulgaire, souvent
pseudo-argotique. On peut trouver l’inverse, la déclinaison d ’un
paradigme de « synonymes », pour éviter la répétition d ’un seul mot,
répétition contraire à l’élégance.

L ’ennoblissement, en d ’autres termes, le choix d ’un niveau de


langue soutenu concourt à un très haut degré d’homogénéisation, et à
détruire sur le plan syntaxique et lexical le tissu hétérogène, dialogi-
que, de l’original. Les autres tendances soit, la destruction des rythmes,
la destruction des réseaux signifiants sous-jacents et la destruction des
systématismes, peuvent être considérées comme des effets des
tendances précédentes, comme la modification de la ponctuation et par
conséquent du rythme du texte. La modification du rythme peut être
accompagnée de l’effacement des récurrences, des structures itératives,
des mots ou structures-clés sous-jacents et porteurs d’une signification

54 Voir François-René Chateaubriand, « Remarques sur la traduction de Milton »,


in Po&sie, n. 23, Paris, Belin, 1983, pp. 112 et sq.
55 Point sur lequel Henri Meschonnic et Haroldo de Campos mettent particulière­
ment l’accent. Voir plus loin.
IÌNTRE HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE 37

parallèle. De même, les systématismes, à savoir les faits qui caractéri­


sent le style de tel ou tel écrivain, peuvent disparaître dans une
traduction inattentive ou ennoblissante. Meschonnic le montre bien
pour la traduction de Celan où le résultat est à la fois homogène et
stylistiquement incohérent56.
Un autre aspect qui peut être évacué du texte par une traduction
homogénéisante est celui de la superposition ou la coexistence de
plusieurs langues simultanées, en d ’autres termes, le rapport des
dialectes à une langue commune, une koïné. Ainsi, chez le Brésilien
(iuimarâes Rosa, la coexistence entre le portugais normatif et le
portugais populaire, colloquiai, (assimilable au portugais parlé au
Brésil). De même, dans le Livre de Manuel, de l’argentin Julio
Cortázar, on assiste à une rencontre à Paris de tous les réfugiés et
exilés politiques sud-américains à un moment donné. Outre la
différence de leurs caractères, les personnages sont caractérisés par leur
appartenance géographique, les uns venant de Colombie, d ’autres du
Venezuela, d ’Argentine, etc., et on sait qu’ils ne parlent pas de la
même façon l’espagnol.
La tendance qui consiste à abolir les réseaux vernaculaires trouve
son point maximal dans la traduction du roman latino-américain. Le
vernaculaire y est essentiel, même si on le trouve aussi chez des grands
auteurs français comme Proust. Il correspond à la « visée de concrétu­
de » que l’abstraction détruit.
L’exemple inverse de cet effacement est donné par une « sur-
cxotisation » (tendance exagérée à l ’exotisme), proche de la vulgarisa-
I ion : traduire le parler argentin par des régionalismes normands, par
exemple, ou le pseudo-sicilien d ’Andrea Camilleri par le parler
lyonnais. Ici intervient la question des proverbes. Antoine Berman se
demande si on doit les traduire, ainsi que les locutions ou les idiotis­
mes. Cette question ne peut être résolue de façon théorique et générale
el personne n ’est en mesure d ’y répondre de manière définitive.
Le roman rassemble en lui, comme le dit Bakhtine, « hétérologie »,
•• hétérophonie » et « hétéroglossie » et c ’est sa totalité qui doit être
(induite. Le traducteur doit aspirer à rendre cette hétérogénéité dans sa

',fl Henri Meschonnic, « On appelle cela traduire Celan », in Pour la Poétique II,
l'iuls, Gallimard, 1973, pp. 369-407.
38 Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

traduction, tâche certes difficile mais néanmoins nullement impossible


comme le rappelle Antoine Berman.
Il ne s’agit pas ici de jeter la pierre aux « mauvais » traducteurs,
mais plutôt, comme le pense Antoine Berman, de permettre à tous les
traducteurs d’être mieux armés pour l’exercice de la difficile tâche qui
est la leur. Le but est d’offrir aux traducteurs la possibilité d ’analyser
leur propre pratique et d’y déceler des automatismes ethnocentriques,
qui leur viennent d ’une longue histoire culturelle. C’est dans ce sens,
on le rappelle, qu’Antoine Berman écarte toute visée prescriptive de
son analytique, qui se veut une réflexion sur cette pratique. Toute
traduction est défaillante, et on peut dire qu’au « mal écrire » de
l’écrivain correspond chez le traducteur le « défaut de traduire » dont
parle Freud.
Ainsi, Antoine Berman caractérise le texte orienté vers le public
comme manifestation ethnocentrique. Et si Chateaubriand prétend
« calquer » le texte de Milton, de son côté Klossowski entreprend de
ramener au lecteur contemporain toute la beauté mimétique du latin de
l’Énéide de Virgile.

Une critique herméneutique

Paradoxalement, si les premiers écrits d’Antoine Berman ont suscité


une grande multitude d ’études, analyses, hypertextes théoriques,
applications en tout genre, son dernier ouvrage, posthume, Pour une
critique des traductions : John Donne, quitte la voie méthodologique
esquissée jusqu’alors pour revenir sur une approche plus herméneuti­
que, très subjective du texte littéraire.
On peut par ailleurs considérer cet ouvrage comme le prolongement
théorique de toute l’œuvre qui le précède et qui fut l’objet de
nombreuses conférences données au Collège International de Philoso­
phie. Parmi ses œuvres les plus importantes, à côté de VÉpreuve de
l ’étranger, il est le co-auteur d’une œuvre plus analytique, les Tours
de Babel, chez T.E.R. dans laquelle il livre des analyses pionnières des
grands traducteurs du XIXe et XXe, tels qu’un Hölderlin en Allemagne
ou un Chateaubriand en France, ou encore le poète Pierre Klossowski.
Dans toutes ses analyses, Antoine Berman s’efforce de saisir la
complexité de l’acte de traduire pour lui donner une place parmi les
domaines du savoir et de l’expression d ’un sujet.
I N l UI'. HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE 39

l',n elïet, l’apport singulier de ce grand critique de la traduction


coimistc dans la mise en relief des aspects négligés jusqu’ici de cette
pialique où les analyses de la traduction sont essentiellement linguisti­
ques ou poétiques (Mounin, Ladmiral, Meschonnic) ou sociologiques
(l’Iicole de Tel-Aviv). Ce q u ’apporte Berman, à la suite de W alter
llenjamin, et c ’est la deuxième grande caractéristique de l’œuvre qui
nous occupe ici, c ’est la position de la traduction dans la constitution
ilr la pensée où se révèle le sujet.
I ,e projet de l’ouvrage est une critique qui s’intégre dans le domaine
de la Critique. Pas au sens de jugem ent (kantien) ni au sens d'évalua­
tion, mais au sens d ’une « analyse rigoureuse d ’une traduction, de ses
imils fondamentaux, du projet qui lui a donné naissance, de l’horizon
(Unis lequel elle a surgi, de la position du traducteur ». Il s’agit de
critiquer les processus de perte57 sans oublier que la critique doit
contenir deux aspects, négatif et positif - la vérité de la critique étant
dans sa positivité. Friedrich Schlegel distingue la critique, pour
l 'analyse des œuvres de « qualité », de la « caractéristique », pour
l'étude et l’évaluation des œuvres médiocres ou mauvaises. En d ’autres
mots, ce qui est visé c’est la recherche de la vérité d’une traduction,
position éminemment philosophique.

Au préalable, Antoine Berman passe en revue les deux orientations


les plus importantes des études traductives parues jusqu’alors. En
premier lieu celle d ’Henri Meschonnic et de ses analyses des traduc­
tions de Celan, de la Bible, de Trakl. Berman considère cette forme
d ’analyse, fondée sur l’analyse de la poétique du texte et la théorie du
rythme, négative non pas par la méthode, dont il s’est inspiré lui-même
par moments, mais plutôt par son caractère polémique. La méthode de
Meschonnic s’inspire des théories linguistiques de Humboldt, Saussure,
llenveniste, donc d ’analyses solidement étayées par des savoirs
« modernes » (linguistique, sémiologie, poétique, etc.) et par une
théorie explicite du traduire et de l’écriture (pour Henri Meschonnic,
traduire, c’est écrire), qui examinent des traductions au nom d ’une idée
préconçue de l’acte traductif.

v Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris,
Oûllimard, 1995, p. 13.
40 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

Ce qu’Antoine Berman reproche à Henri Meschonnic, outre son côté


polémique, c’est de ne pas avoir affranchi l’étude de la traduction de
la poétique58, point quelque peu discutable dans son développement :
nous pouvons penser, en effet, que non seulement la poétique de
Meschonnic contient bien des notions philosophiques, communes aux
deux auteurs, mais qu’il est un peu dommage qu’Antoine Berman n ’ait
pas poussé ses analyses sur le plan littéraire (poétique), comme il
semblait enclin à le faire à ses débuts.
La seconde orientation d ’analyse est celle que propose l’École de
Tel-Aviv (Itamar Even-Zohar, Gidéon Toury), qui développe une
« sémiotique » de la traduction à l’intérieur d’une sociocritique de la
« littérature traduite ». Cette école a des représentants en Belgique,
José Lambert, et au Canada, Annie Brisset. D’autres théories, qui
visent à inclure la traduction dans des pratiques culturelles, existent
aussi en Allemagne et en Autriche. En quelque sorte, selon Berman,
le travail de l’école de Tel-Aviv poursuit, prolonge, les recherches de
Meschonnic, en abordant la question des idéologies et les doxa qui
marquent la pratique traductive. À la différence du premier, toutefois,
qui privilégie le décentrement et le respect de la lettre dans le traduire,
cette école se veut target oriented, donnant la « préférence à l’accepta­
bilité » définie comme l’objectif de la littérature secondaire, donc
traduite, ce qui, en plus d’avoir recours à la normativité, va à rencon­
tre de ses propres positions. En fait, cette école place le problème là
où l’avaient laissé les Anciens et Jérôme, et poursuit le débat sur une
traduction tournée vers la « source » ou vers la « cible » (adéquate ou
acceptable). En outre, en considérant la traduction comme une
production seconde, l’école de Tel-Aviv ne tient pas compte de
l’historicité des traductions et des échanges entre les cultures. Sa
méthode se présente de façon mécaniste.
Cette approche offre un autre inconvénient, pointé par Berman : une
certaine confusion entre les textes de traduction et les textes d’intro­
duction, comme les appelle Meschonnic, qui, tous deux, font partie du

58 En fait la théorie d’Henri Meschonnic, si elle se revendique comme une poétique,


ne peut s’envisager en dehors de sa théorie du rythme, de la poésie, du langage. Elle
ne prétend pas fonder une traductologie mais considérer le langage (et le langage
poétique, donc la traduction) dans son ensemble.
E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 41

phénomène de translation, avec sa triade : migration, mutation,


translation.
La translation se passe souvent de façon diachronique, elle connaît
souvent plusieurs étapes : la rencontre avec l’œuvre étrangère en
langue étrangère, l’adaptation, la première traduction sans prétention
littéraire (quelquefois partielle), suivie de la traduction ou des
retraductions de la totalité de l’œuvre. Il s’agit d ’un processus souvent
accompagné, soutenu par un travail critique. Berman propose une
distinction entre translation et traduction : la translation inclut la
traduction mais aussi la critique et de nombreuses formes de transfor­
mations textuelles (et non textuelles). La traduction n’agit vraiment
dans une langue-culture que si elle est étayée et entourée par des
travaux critiques et des translations non traductives.
L ’idée nouvelle est donc que la translation fait partie d’un ensemble
qui va dans deux sens d’une certaine façon antagonistes : la circulation
(la communication) et la migration (l’humanité comme réalité
migrante, mutante et métissante). A cet espace vient s’en ajouter un
troisième, celui de la tradition, l’humanité en tant que productrice de
traditionnalité.
Berman évoque Lohmann, qui montre la naissance d ’un nouveau
rapport de l’homme au langage, et qu’on peut percevoir chez Cicéron :

Le concept de traduction présuppose la possibilité de l ’identité de


contenu de ce qui est linguistiquement visé dans les diverses formes
d ’expression langagière. Ce concept... n ’existe que depuis Cicéron... Cela
s ’exprime par le fait que Cicéron ne dispose pas encore de concept
verbalement fixé pour cette opération (vertere, convertere, aliquid
exprimere, verbum e verbo, a d verbum exprimere, reddere, verbum p ro
verbo reddere...). Le latin est de ce fait la première langue au sens
strict du mot (langue faite de termes, non de paroles, termes conver­
tibles)59.

59 Apud Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, op. cit.,
pp. 19-20. Pour les Romains, les trois œuvres de Virgile, Les Bucoliques, Les
Géorgiques, et VÉnéide étaient considérées comme des traductions de Théocrite,
Hésiode et Homère (apud Aulu-Gelle). De même, les valeurs romaines, la fides, la
constantia, la severitas, la gravitas, Yauctoritas pouvaient être considérées comme les
vertus du traducteur (reprises par Luther pour sa traduction de la Bible). Voir
Frederick M. Rener, dans Interpretatio : Language and Translation from Cicero to
42 E ntre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

Certes, des traductions ont existé avant les Romains, comme


l’attestent les traductions de l’espace mésopotamien, la Bible des
Septante, traduction grecque (hébraïque) de la Bible. Mais c’est à
Rome, d ’abord païenne puis chrétienne, que la traduction a pris cette
forme, différente de la translatio. Leonardo Bruni au XVe siècle crée
la première forme moderne de la traduction (en même temps que le
mot), à partir de la totalité rhétorico-grammaticale de la forme romaine
de la traduction60. Antoine Berman pose ainsi une origine à la
traduction telle qu’on l’entend aujourd’hui. En d ’autres termes, la
traduction de la Bible ne fonde pas une théorie de la traduction comme
le prétendent Ladmiral et d ’autres. Ici il adopte lui-même une position
polémique.

À ne pas distinguer les différentes formes de traduction, l’école de


Tel-Aviv interprète le phénomène de la translation littéraire comme un
processus d ’intégration automatique au polysystème littéraire d ’une
culture, ce qui la conduit à des erreurs, dont la première est de
considérer que les littératures étrangères traduites s’intégrent dans la
littérature autochtone, ce qui n ’est pas vrai. Même lorsque les textes
étrangers s’intégrent à la littérature autochtone, comme la Bible de
Luther, l ’Authorized Version, le Plutarque d ’Amyot, les Mille et une
nuits de Galland, le Shakespeare de Schlegel, elles restent des
« littératures étrangères »61.
De plus, la notion d ’acceptabilité que doit chercher tout traducteur
le pousserait à adapter, neutraliser, la littérature étrangère conformé­
ment aux normes de la culture d ’accueil. Accepter ce fait veut dire
renoncer à toute créativité. La littérature étrangère cesse à ce moment
d ’être une révélation, le traducteur devant se plier à l’état (relatif)
d ’ouverture ou de fermeture de la culture réceptrice, ce qui nie toute
autonomie du traduire. Berman va jusqu’à dire que cette thèse nie toute
l’histoire occidentale de la traduction où la prise en compte des normes
n ’a pas empêché le caractère autonome de la tâche du traduire.

Tytle.
60 « Critique des traductions / John Donne », Po&sie, n. 59, Paris, Berlin, 1992, p. 9.
61 Nous pensons toutefois qu’elles s ’intégrent dans l ’œuvre du traducteur-écrivain.
E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 43

Face à ces deux courants, Antoine Berman veut avoir une position
herméneutique, proche de celles de Paul Ricœur et de Hans Robert
Jauss en se fondant sur L ’Être et le Temps de Heidegger. Il va de soi
qu’il s’inspire également de Steiner et de Benjamin.
Son objectif est d’effectuer une analyse comparative de la traduction
et de l’original. La traduction doit être considérée d’abord comme un
texte mais toujours en rapport avec l’original, objet d’une analyse
textuelle préalable qui permet d’en repérer les zones problématiques
ainsi que ses caractéristiques stylistiques, prosodiques, ses mots-clés.
Il propose quatre principes, « destinés à rendre la critique de traduc­
tions lisible » : la « clarté de l’exposition », la « réflexivité », la
« digressivité » et la « commentativité », qui correspondent au concept
benjaminien de critique de la traduction sans exclure les formes
élaborées par Meschonnic et l’école de Tel-Aviv, à partir des diverses
disciplines qui s’intéressent au texte comme texte littéraire. Cette
analyse s’adapte à toutes sortes de textes, il s’agit plus d ’un trajet
analytique possible que d’un modèle critique.

Un aspect tout aussi important de sa recherche est celui qui porte sur
le traducteur, ou mieux, le sujet traduisant. S’interroger sur son
identité, sa position traductive, sur le compromis entre la manière dont
le traducteur perçoit en tant que sujet pris par la pulsion du traduire
(Schlegel, Übersetzungstrich), son projet de traduction et son horizon
traductif, voilà les points qu’il s’agit de développer, ainsi que la
« tâche » de la traduction - la manière dont le traducteur a « intemali-
sé » le discours ambiant sur le traduire (les normes). Pour les deux
premiers points, la critique doit être large, s’intéresser aux œuvres de
l’auteur, aux productions du traducteur, au type de traduction proposée.

Cette proposition est le résultat d’une élaboration, le « se poser » du


traducteur vis-à-vis de la traduction qui le lie. Il y a trois dangers
auxquels il peut échapper par cette élaboration : l’informité caméléo-
nesque, la liberté capricieuse et la tentation de l’effacement.
Ces positions peuvent être reconstituées à partir des traductions, liées
à la position langagière du traducteur, son être-en-langues, sa position
scripturaire. Sur la base d’une pré-analyse, le traducteur peut définir a
priori quel va être le degré d ’autonomie ou d’hétéronomie qu’il va
accorder à la traduction, concepts qui seront repris et développés de
44 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

façon très fructueuse par Pascale Casanova62. Le projet du traducteur


est déterminé par sa position traductive et par les exigences à chaque
fois spécifiques posées par l’œuvre à traduire (anthologie ou recueil ou
partie, monolingue, bilingue).
En effet, les formes d’un projet sont diverses : préfaces, théorie
globale, projets - constituant un tout. Tout ce qui est envisagé se
retrouve dans la traduction, mais celle-ci n ’est pas le reflet de la
théorie, elle est la réalisation du projet, elle ne montre le projet qu’à
travers le comment, question fondatrice de la traductologie. Sans parler
de rigidité, des règles peuvent apparaître (des « stratégies », selon la
terminologie des D escriptive Translation Studies ). Meschonnic, pour
ne citer qu’un exemple, évoque comme précepte la traduction du
marqué par le marqué, du non marqué par le non-marqué63.
La troisième section de l’œuvre de Berman est consacrée à l’étude
de la réception immédiate de la traduction et prend en compte le
dossier de presse des maisons d ’éditions. C’est la tâche la plus
difficile : comment, en effet, constituer une critique non destructive,
une critique positive des traductions ? (la traduction est déjà une forme
de critique). L ’analyse de la traduction prépare l’espace de jeu d ’une
retraduction, qui lui-même est pris dans un espace plus grand, celui de
la translation d’une œuvre étrangère dans une langue-culture. L ’aspect
philosophique de la recherche d’Antoine Berman apparaît ici claire­
ment dans la continuation de la pensée benjaminienne - il s’agit
d’étudier la réception et ce que Jauss appellera, à sa suite, l’horizon du
traducteur64.
La pensée d’Antoine Berman évolue en cercles de plus en plus
larges. Ainsi, la position traductive et le projet de traduction sont à leur
tour pris dans un horizon, « ce à partir de quoi » l’on traduit - qui
peut être pluriel :
- l’état de la littérature à un moment,
- le savoir sur la littérature originale, sur la culture,
- le rapport à cette culture,
- le moment où la traduction apparaît,
- le rapport du courant littéraire avec sa propre tradition,

62 Voir Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit.


63 Henri Meschonnic, Pour la poétique II, op. cit.
64 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 45

- la totalité des textes du même courant introduits en France depuis,


- l’état des discussions sur la traduction de telle ou telle forme
littéraire.
Cette position est d’une nature double, car elle comprend ce à partir
de quoi elle pointe l’espace ouvert de cet agir mais elle désigne aussi
ce qui clôt, ce qui enferme le traducteur dans un cercle de possibilités
limitées. Berman fait appel ici à des concepts empruntés à l’herméneu­
tique : horizon, expérience, monde, action, dé-recontextualisation.
La deuxième moitié de l’œuvre est consacrée à une application en
quelque sorte de la première. Se pose alors le problème de la difficulté
de trouver les traductions de John Donne en France. Antoine Berman
recense les traductions françaises existantes, qui sont très peu nombreu­
ses ; à l’heure actuelle, il n ’en existe que trois disponibles : la
première, d’Yves Bonnefoy65, puis les traductions de Denis et de
Fuzier et de Philippe de Rothschild publiées dans le dossier Donne66,
et enfin l’ouvrage de Robert Ellrodt sur les poètes métaphysiques
anglais67.
De son côté, il considère des traductions de Jean Fuzier et d’Yves
Denis et des essais de Philippe de Rothschild. L ’élégie XIX de Donne
a quatre traductions : Auguste Morel (1925), Yves Denis (1962),
Philippe de Rothschild (1983) et Octavio Paz (1971).
Le projet de Fuzier et de Denis se construit dans le sens d’une
certaine « montée spirituelle », excluant donc des poèmes « conven­
tionnels ». La traduction se veut poétique (versifiée) ; elle cherche à
produire un Donne français, ce qui signifie deux choses : un Donne
dont on a cherché des équivalents français dans la poésie, mais en
même temps, un Donne, tel qu’il aurait écrit à son époque, sous des
formes archaïsantes.
Une autre étape de l’analyse de Berman consiste à comparer la
traduction du poème choisi avec la traduction d’un autre poème traduit
par le même traducteur. Cela permet de voir comment le traducteur
suit son projet ; cette étape précède une analyse du poème traduit,

65 Palimpsestes n. 2, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 1990.


66 John Donne, « A Nocturnali Upon S. Lucies day », in L ’Âge d ’Homme, Lausanne,
coll. « Les Dossiers H », 1983.
67 Robert Ellrodt, L ’Inspiration personnelle et l ’esprit du temps chez, les poètes
métaphysiques anglais, Paris, José Corti, 1960.
46 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

Going to bed, sans les traductions. La série (terme non utilisé par
Berman) à laquelle appartient ce poème (poésie métaphysique) inclut
Pindare, les troubadours, Blake, Hölderlin, Hopkins et d’autres selon
ses propres critères.
La conclusion est que ces traducteurs français veulent faire de ce
poème métaphysique un poème érotique français. Soucieux de la forme
et du maintien d’un certain archaïsme, les traducteurs négligent l’aspect
marquant du poème, sa colloquialité, neutralisant les réseaux d’images
et de termes. L ’ensemble des traductions est malencontreux.
La traduction d’Auguste Morel, en revanche, atteint un archaïsme
heureux, sans effort, sans aspect laborieux et dont le modèle semble
être Ronsard68.
La traduction de Paz, par ailleurs, que celui-ci appelle « adaptation
libre », semble répondre aux propos de Pasternak :

Ou bien traduire n’a aucun sens, ou bien le lien avec l’original doit
être plus étroit qu’il n’est d’usage. La correspondance des textes est un
lien trop faible pour légitimer la traduction. D e telles versions ne tiennent
pas leurs promesses, leur pâle paraphrase ne donne aucune idée de
l’essentiel de l’objet qu’elles s ’attachent à exprimer, c ’est-à-dire de sa
force. Pour qu’une traduction atteigne son but, une dépendance plus
réelle doit la lier à l’original. Le rapport entre l’original et la traduction
doit être celui qui unit la base à son dérivé, com m e pour une plante et sa
bouture (...). Si la traduction est concevable, c ’est dans la nature
où, idéalement, elle doit être aussi une œuvre d’art, et atteindre, à
partir d’un texte commun, le niveau de l ’original grâce à sa propre
unicité69.

Selon Berman, Paz réussit sa traduction pour plusieurs raisons : sa


version est un poème autonome ; elle parvient à conserver et à restituer
la plupart des signifiants de l’original ; elle atteint, enfin, le niveau
même de l’original, son niveau métaphysique, en remplaçant le
signifiant central de poésie de Donne, le joyes, par un signifiant central
de l’universum hispanique, goce.

68 Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, op. cit., p. 186.
69 Cité par Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne,
op. cit., p. 28.
E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 47

Les chemins sont indiqués par les traductions d’Ellrodt et de


Bonnefoy. Si la première peut rester un peu uniforme, la deuxième,
entendant dépasser « les formes classiques, les formes closes de
prosodie », n’abandonne pas pour autant « le souci des lois réelles du
vers »70. Trois traits caractérisent cette traduction : condensation de
l’original, rajeunissement et la production d’une poéticité légèrement
prosaïque. Le but de Bonnefoy est, comme le préconise Goethe, celui
de rajeunir la traduction. Ce qui ne veut pas forcément dire la
moderniser. Les poèmes paraissent jeunes, diaphanes, neufs, « un
paraître très puissant, auquel on ne peut se soustraire »71.
Si le « prosaïque » est, d’une certaine façon, l’un des destins de la
poésie moderne, un destin par où, paradoxalement, elle rejoint sa pure
poéticité, un destin par où le « vers joyeux » se rejoint à travers la
« sombre prose »72, il est évident que la traduction de la poésie, en
tant qu’acte poétique, s’en voit affectée et réorientée et ce d’autant plus
que dans le domaine anglo-saxon, la tradition intègre, contrairement à
la tradition française, colloquialité et trivialité. Le traducteur français
doit emprunter ces traits précisément à la poésie anglo-saxonne.
Après ces considérations littéraires, le livre se clôt sur l’analyse de
la réception des traductions de Donne faites par Fuzier et Denis à
travers les articles parus dans la presse en 1962 : « La poéticité de la
traduction réside dans le fait que le traducteur a réalisé un véritable
travail textuel, a produit un texte : la production d ’une œuvre... »
Antoine Berman se pose ici le problème du fondement de l’évalua­
tion. Comment justifier, en effet, le bien fondé de son évaluation ? Ne
va-t-elle pas simplement refléter des idées, des théories du critique ?
Il se propose d’adopter un double critère : éthique et poétique.

70 Yves Bonnefoy, « Shakespeare et le poète français », postface de Hamlet, Paris,


Mercure de France, 1962, p. 244.
71 Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, op. cit., p. 30.
72 Expression reprise par Berman à Jacques Roubaud, in « Le silence de la
mathématique jusqu’au fond de la langue », Po&sie, n, 10, 1979, p. 114. On peut lire
dans Pour une critique des traductions : John Donne, op. cit., p. 212 : « Baudelaire
a la prodigieuse lucidité de reconnaître qu’en écrivant ses poèmes en prose, il y a
rencontré la prose, la “sombre prose” (Roubaud), celle qui ne se laisse pas poétiser. »
48 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

Si les analyses des traductions de Donne faites par Berman ont


énormément apporté sur le plan de la méthode et ont permis la
poursuite de la recherche traductologique, elles restent convenues73,
pas assez poussées à nos yeux. Une forme d’aveuglement à la lettre le
conduit à voir dans le mot espagnol goce ce qu’il refuse aux traduc­
teurs français : d ’un poème indiscutablement érotique, il ne retient que
l’aspect « métaphysique ». Par ailleurs, si la « colloquialité » est plus
habituelle dans la poésie anglo-saxonne, on ne peut pas nier que depuis
Baudelaire, la poésie française se soit ouverte à la prose - d ’où la
colloquialité n ’est pas exclue, au contraire.
Quoi qu’il en soit, poéticité et éthicité seront les deux orientations
qui caractérisent les théories qui suivent et qui dérivent des travaux
d’Antoine Berman. Ce que ce chercheur a apporté à la traduction
littéraire a été le socle d ’une série de travaux qui ont permis le
développement des études traductologiques.

73 Voir entretien Inès Oseki-Dépré et le poète brésilien Augusto de Campos, grand


traducteur de John Donne, Action Poétique, n. 155, Paris, Farrago, printemps 1999.
3. U n e p o é t iq u e « l it t é r a l is t e » :
de M allarm é à K lo sso w ski

Laissant de côté la pensée benjaminienne dans ses aspects métaphy­


siques74 (visant la reine Sprache ), reprises en grande partie par
Antoine Berman, on peut reconnaître plusieurs idées nouvelles dans la
théorie de la traduction du philosophe allemand. Nous voudrions ainsi
dépasser l’opposition signalée par Paul de Man :

Lorsque vous faites de l ’herméneutique, vous traitez du sens de


l ’œuvre ; lorsque vous faites de la poétique, vous traitez de stylistique ou
vous décrivez la manière dont une œuvre signifie. La question est de
savoir si ces deux démarches sont complémentaires, si vous pouvez
rendre compte de toute l’œuvre en faisant en m ême temps de l’hermé­
neutique et de la poétique. L ’expérience montre que ce n ’est pas le cas.
(...) Les deux (poétique et herméneutique) ne sont pas complémentaires,
les deux peuvent être, d’une certaine manière, exclusives l’une de l’autre
et cela fait partie du problème posé par Benjamin, un problème purement
linguistique75.

Il s’agit, au contraire, de montrer que les idées benjaminiennes ont


pu constituer des faisceaux principiels fondés sur de véritables
propositions programmatiques, certes aporétiques, mais qui donnent et
raison et origine à des pratiques poétiques traductives très diverses.
La première, qui propose sinon une méthode, du moins une ligne,
éthique et esthétique (l’ouverture de la langue d’arrivée aux apports de
l’original) ; la seconde qui, en privilégiant la forme au détriment du
sens, pose l’homologie entre texte original et texte traduit (d’égale
valeur) en quoi Benjamin rejoint Meschonnic ou Paz (1971/1982). On
verra que son présupposé n ’est finalement pas très éloigné de celui de

74 Pour Haroldo de Campos, « cette conception benjaminienne pourrait être repensée


en termes d’un code intra-et-inter-sémiotique, latent dans la poésie de toutes les
langues et exportable d’une à l’autre, comme un système général de formes
signifiantes, sorte de koiné trans-sémiotique virtuelle », Rio, Brésil, O arco-iris branco
CL ’Arc-en-ciel blanc), Imago, 1997, p. 54.
75 Paul de Man, Autour de la Tâche du traducteur, op. cit., p. 33.
50 Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

Roman Jakobson pour la traduction poétique : « la poésie, par


définition, est intraduisible. Seule est possible la transposition
créatrice... » (1970). Cette idée apparaît déjà chez Albrecht Fabri
(1958), pour qui « les œuvres d ’art ne signifient pas, mais sont » : ce
qui leur est propre est « la phrase absolue », intraduisible.
Nous examinerons en premier lieu les tenants du premier courant de
traducteurs benjaminiens, en essayant d’en distinguer des spécificités.

Littéralité : précurseurs / la m odernité

I. Pour Antoine Berman, Chateaubriand incarne le traducteur


exemplaire en termes benjaminiens : d’un côté, le but de Chateau­
briand est « e x tr a - li tt é r a i r e », il veut introduire L e P a r a d i s p e r d u de
Milton en langue française (1836) (et avec lui la culture anglaise) dans
le respect de la lettre miltonienne, avec ses aspects religieux et
intertextuels (culturels) ; de l’autre, il souhaite élargir la langue
d’accueil (le français, « arrivé à maturité ») dans sa forme. Le respect
de la lettre signifie ici la littéralité, ce que Chateaubriand appelle
« calque » ou « mot à mot ». Sans trop nous attarder sur la traduction
de Chateaubriand sur laquelle lui-même s’explique longuement76,
nous pouvons en souligner quelques points : le respect de la lettre
implique le respect du projet global ; le maintien de l’intertextualité
(Sénèque, Virgile, Homère, la Bible) et des registres religieux ; la non-
adaptation des images insolites (chez le soldat romain, le bras de l’écu
indique la gauche, le bras de la lance, la droite) ; le transfert des
structures typiquement anglaises (comme le vers monosyllabique
traduit tel quel sans les articles) lorsque cela est possible (avec
quelques « entorses », rares) ; la création de néologismes, archaïsmes,
en d’autres termes, la production d ’un texte équivalent en français. En
fait, le traducteur ici est « fidèle », « transparent » si l’on veut, ce qui,
comme l’auteur le reconnaît à maintes reprises, est assez « révolution­
naire » dans ce domaine après les auteurs classiques (« les belles
infidèles ») qui, au XVIIIe siècle, peu à peu s’éloignent y compris des
maximes des auteurs latins pour s’adonner à la pratique de l’adaptation

76 Voir Frangois-René Chateaubriand, « Remarques sur la traduction de Milton »,


in Po&sie, op. cit., p. 112 et sq.
Un t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 51

OÙ le texte n’entretient que de vagues rapports avec l’original (Mme


Dacier, Rivarol, La Motte Houdard, Jacques Delille et autres...).
Mais si Chateaubriand insiste tout au long de sa vie sur son travail
de traducteur de Milton (avertissements, remarques, essais), l’extra-
littérarité dont parle Berman ne semble pas exclure le rapport qui unit
les deux écritures. Certes, l’affinité est le premier lien qui associe
écrivain et traducteur, mais en dehors de cela, on pourra établir après,
Jean Gillet77, un rapport d ’homologie entre les deux écrivains, ou tout
au moins d ’identification y compris littéraire entre Milton et son
traducteur.
Nous pourrions nous demander, toutefois, si l’entreprise de Hölder­
lin, que Benjamin convoque comme étant le plus grand traducteur de
tous les temps, est à considérer comme proche de celle de Chateau­
briand. La religiosité dans ce cas, tout en n’étant pas absente, ne
semble pas du même ordre. Ce que retient Hölderlin dans son Antigone
(1804) est plutôt le désir d ’un rapprochement entre l’allemand et le
grec antique (« helléniser l ’allemand ») et même si sa traduction est
étrange , elle l’est sans doute davantage que le Paradis Lost en
français. En fait, Wolfgang Schadewaldt, helléniste et esthéticien nous
éclaire là-dessus : Hölderlin possède à la fois « une étrange familiarité
avec la langue grecque, de vive compréhension de la beauté et du
caractère de celle-ci, et de méconnaissance de ses règles les plus
simples, en plus d’un manque total d ’exactitude grammatical... »78
En fait, il s’agit plutôt d’« erreurs créatives », dans la mesure où le
poète s’écarte des Anciens, et inaugure une nouvelle voie poétique, à
l’instar de ce que fera Ezra Pound plus tard. Selon les termes d’Harol-
do de Campos (1977), il s’agit d’un traducteur guidé par la form e qu’il
exponentialise, en la radicalisant. Ainsi cette palabre verm eille - cette
parole qui se trouble de verm eil - que Hölderlin arrache au mot grec
(en allemand : du scheinst ein rothes Wort zu färben ) et qui fait la
risée de ses contemporains, est, en fait, la traduction la plus imagée et
la plus poétique du grec kalkhâinos. En abandonnant le sens figuré,
« tu sembles préoccupée », au profit du sens étymologique (sorte de

77 Jean Gillet, Le Paradis perdu dans la littérature française de Voltaire à


Chateaubriand, Paris, Klincksieck, 1975.
78 Apud Haroldo de Campos, « La palabre vermeille de Hölderlin », in Change,
Paris, Seghers / Laffont, 1977, p. 199.
52 E ntre h e r m é n e u t iq u e e t po é t iq u e

traduction hyper-littérale), en allant puiser dans la source occulte du


texte grec selon ses propres termes, Hölderlin réactive le discours de
Sophocle, l’actualise dans une forme nouvellement poétique, chargée
de synesthésies.
De son côté, Philippe Lacoue-Labarthe, qui a entrepris - à l’encontre
de l’affirmation benjaminienne (1999) - de retraduire la traduction
hölderlinienne en français, évoque bien l’effacement qu’il a dû opérer
par rapport au « bouleversement » et la « dislocation » de cette
dernière. Antoine Berman encore (1985) distingue plusieurs niveaux
dans les traductions hölderliniennes dont un seul littéral. Les deux
autres sont ou bien l’adéquation à l’original sans enfreindre les règles
grammaticales de l’allemand (quoi qu’en dise Schadewaldt) ou bien un
niveau où s’opèrent des transformations qui aboutissent à une
réécriture. Ce dernier niveau, il faut bien le dire, correspond au désir
du poète souabe de concilier, comme le signale Alessandro Pellegrini
(1965), la culture allemande avec l’expression antique de l’esprit grec
(die in der antiken Ausprägung des griechischen G eistes angetrojfene
Kulture) et « l’intérieur émotionnel de l’allemand » (Gefiihls-Innigkeit
des Deutschen)19. D’où la tendance à colorer les mots grecs en leur
donnant un sens plus fort, tendance que George Steiner appelle « le
radicalisme des idiosyncrasies » (1978)80 en faisant référence au retour
à la racine étymologique81. La démarche du poète consiste à ramener
les Grecs, expatriés, vers leur hellénité, vers leur vitalité. La traduction
seule permet cette rencontre.
Pour reprendre le parallèle avec Chateaubriand, on peut dire que
Hölderlin a comme le premier un projet culturel auquel il ajoute un
projet poétique (sur lequel Chateaubriand ne se prononce pas)82. Ce
fait explique que la littéralité, dominante, s’accompagne parfois d ’une
intensification ou, au contraire, d’une opacification des termes. Au
projet religieux de Chateaubriand s’oppose, enfin, le projet politique

79 Apud Haroldo de Campos, « La palabre vermeille de Hölderlin », op. cit., p. 199.


80 George Steiner, Après Babel, op. cit., pp. 249-250.
81 C’est le cas du mot « Aufstand » (révolte, émeute) employé à la place de
« force », voir Christine Elger, 1999, « Étude des procédés de traduction et de
réécriture dans VAntigone de Friedrich Hölderlin », mémoire de maîtrise de Lettres
sous la direction d’Inès Oseki-Dépré.
82 Voir infra nos remarques sur Hölderlin.
liNTKE HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE 53

de Hölderlin, qui justifie parfois le choix de termes plus familiers en


allemand qu’en grec, et qui a trait au rôle révolutionnaire du poète
clans la cité, rôle que ce dernier attribue également à Sophocle.
Dans les deux cas, des éléments de la théorie benjaminienne peuvent
ôtre observés : un respect de l’original, qui touche à la religiosité ou
lout au moins au sacré ; une volonté de transposer le texte original
dans ses aspects marquants - quitte à en renforcer ou à affaiblir le
sémantisme ou la syntaxe ; le désir d ’ouvrir la langue d’accueil à
l’étranger. Pour Chateaubriand, toutefois, pour des raisons histori­
ques83, « l’étrange » n’est pas synonyme d’« étrangeté », selon les
termes de von Humboldt :

« Aussi longtemps que l ’on sent l ’étranger, mais non l ’étrangeté, la


traduction a atteint ses buts suprêmes ; mais là où apparaît l’étrangeté
com m e telle, obscurcissant peut-être l ’étranger, le traducteur trahit qu’il
n’est pas à la hauteur de son original. Le sentiment du lecteur non
prévenu ne manquera guère ici la ligne de partage. »84

Chez Hölderlin, la pulsion poétique extranéisante l’emporte sur la


traduction.
On se trouve ici devant une nouvelle disjonction, cette fois entre le
symbole et ce qui est symbolisé, ou comme le dit Paul de Man, une
« disjonction au niveau des tropes entre le trope en tant que tel et le
sens comme pouvoir totalisant de substitutions tropologiques »85.
Pour Jacques Derrida86, la traduction de Hölderlin correspondrait à
la définition d’une traduction « relevante », celle qui prend la relève
de l’original tout en en relevant le sens. Non pas celle qui traduit mot

83 Voir Inès Oseki-Dépré, « Traduction et contrôle social du sens », Journées


doctorales, Aix-en-Provence, PUP, 1997.
84 Apud Antoine Berman, L ’Épreuve de l ’étranger , op. cit., p. 246.
85 Paul de Man, Autour de la Tâche du traducteur, op. cit., p. 34.
86 La démonstration de Derrida se fonde sur une analogie avec Shylock {Le
Marchand de Venise de Shakespeare) qui non seulement doit renoncer à sa « livre de
chair » mais est aussi converti au christianisme. Traduction et conversion deviennent
synonymes. Voir « Qu’est ce qu’une traduction “relevante” ? », Quinzièmes assises
de la traduction littéraire (Arles 1998), Arles, Actes Sud, 1999.
54 E ntre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

à mot ni mot p ou r mot, mais celle qui traduit un mot p a r un motK;,


une fois accompli le deuil de la chair du mot.

II. Nous aimerions ici évoquer le cas de deux autres traducteurs qui
ont marqué de façon décisive une nouvelle façon de traduire en France
et ce selon les principes énoncés dans « La Tâche du traducteur ». Il
s’agit de Stéphane Mallarmé (1864) et de Pierre Klossowski (1969)
dont les traductions annoncent une nouvelle poétique du traduire, qui
caractérisera la Modernité.
Il est surprenant que Mallarmé avec sa traduction du « Raven »
d’Edgar Poe n ’ait pas suscité davantage de commentaires, étant donnée
son influence indiscutable sur la formulation de Benjamin lui-même.
Son cas est un peu particulier, comme on va le voir. Certes, son
admiration pour Baudelaire et pour Edgar Poe est à l’origine de sa
retraduction du « Corbeau », comme il le dit dans sa lettre à Cazalis
du 24 juillet 1863 {« A ya n t appris l ’anglais sim plement pou r mieux
lire Poe (...) »)88. Mais s’il est vrai que l’on peut suivre les pas de
ceux qu’on admire, il n’est pas moins vrai que l’on ne retraduit pas
sans raison. Selon Antoine Berman : « la retraduction a lieu pou r
l ’original et contre ses traductions existantes. »89 On pourra penser
que si l’auteur d’un « Coup de dés » a traduit le poème anglais si peu
de temps après la traduction de Baudelaire, c’est parce qu’il voulait
s’essayer à quelque chose de nouveau, ou mieux, qu’il était sur le seuil
d’une découverte.

Ainsi, si sa traduction est motivée par un principe esthétique et


entend transposer en français la « méthode raisonnée de création » du
poète américain, elle l’est aussi par une nécessité personnelle. Ce qu’il
retient donc de la leçon de Poe est, selon E. Noulet90, l’aspect
scientifique de son travail, qui aboutit à la création de « vues extrapo­
lées », ou « d’un excès d ’expression, en vue de la suggestion, ou de

87 Jacques Derrida, « Qu’est ce qu’une traduction “relevante” ? », op. cit., p. 28.


88 Mallarmé, Œ uvres complètes, Paris, Gallimard, Éditions de la Pléiade, p. 1516.
89 « Chateaubriand, traducteur de Milton », Les Tours de Babel, op. cit., p. 116.
90 E. Noulet, L'Œ uvre poétique de Stéphane Mallarmé, Paris, Librairie Droz, 1940,
pp. 149-173.
UNTRE HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE 55

l’insinuation »91. Ce qui l’amène, selon le critique, à formuler sa


propre méthode : « Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit »
(lettre inédite). Mais tout comme Baudelaire, quoique de manière
différente, il s’agit de se frayer une nouvelle voie expressive et si pour
le premier, la traduction ouvre le chemin au poème en prose, pour le
second, la littéralité permet de recouvrer une forme, étrange, pour dire
l’indicible, le « tacite, tu ». Mallarmé ne laisse pas de propos là-
dessus, pas de métatexte, d’auto-commentaire. Selon E. Noulet, « qu’il
visât si haut et n ’ait obtenu que le son du traduit, c’est possible », mais
« il tenta de donner au français la vibration enchantée que fait
quelquefois à notre oreille la poésie étrangère ». Plus loin, le critique
suggère que c’est grâce à la traduction que Mallarmé a pu entreprendre
le renouvellement de la syntaxe dans la poésie française. On pourrait
suivre son raisonnement en évoquant, par anticipation, le vers : « Et
de la soie Vincertain et triste bruissement en chaque rideau purpural
me traversait... » (And the silken, sad, uncertain rustling o f each
purple curtain/ Thrilled me..., à la strophe 3), où l’on reconnaît des
accents poétiques typiquement mallarméens92. On y trouve aussi des
constructions telles que : « C ’était en le glacial décem bre » {it was in
the bleak D ecem ber..., à la strophe 2) ou « Au large je poussai le
volet, quand, avec m aint enjouement et agitation d ’ailes, entra un
majestueux corbeau des saints jours de jadis » (Open here I flung the
shutter, when, with many a flir t an flu tte r,/ In there stepped a stately
Raven o f the saintly days o f yore..., à la strophe 7), qui rappellent
celles de ses propres poèmes.

Le second traducteur sur lequel nous aimerions nous attarder est


Pierre Klossowski dans la mesure où il prolonge la difficile voie
inaugurée par Chateaubriand et Hölderlin, la voie d’une certaine t r a n s ­
p a r e n c e li tt é r a l e . En effet, on peut dire que sa traduction de Ï É n é i d e
a été et reste un événement dans l’histoire de la traduction française et
mondiale.
Contrairement à Baudelaire qui suscite jusqu’à nos jours des
commentaires élogieux unanimes pour ses traductions d’Edgar Allan

91 E. Noulet, L ’Œuvre poétique de Stéphane Mallarmé, op. cit., ibidem.


92 Vers traduit par Baudelaire à sa façon - avec la succession épithétique ternaire :
« Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait ».
56 Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

Poe, aux antipodes d ’Octavio Paz, qui propose, dans le cadre d’une
transposition créatrice, un poème équivalent à l’original mallarméen,
différemment aussi de Chateaubriand, qui veut rester littéral, proche du
texte original de Milton, Klossowski s’attache, comme pour illustrer les
propos benjaminiens, à la transmission de la « commotion » provoquée
par le latin. Certes, l’intention de raviver le vers virgilien est présente
dans son projet et il est conscient de la difficulté de sa tâche : « Nous
avons voulu, écrit-il, nous astreindre à la texture de l’original, (...)
amener le lecteur, au travers de notre échafaudage malaisé, à marcher
pas à pas avec le poème. » En fait, la préface de Klossowski,
traducteur de Rilke, Nietzsche, Kafka, Hölderlin, Heidegger, Wittgens­
tein et Suétone, présente clairement ses intentions :

Soucieux de conserver l’aspect disloqué de la syntaxe latine et la


résonance incantatoire des mots et des images épiques, le traducteur
s ’abandonne à la c a d en ce virgilienne, ce qui est aussi une manière plus
ou moins ingénieuse, pour reprendre l ’expression de D ’Annunzio, de
mettre le lecteur en état de divination»93.

Cette intention entraîne plusieurs conséquences dont l’effet de


littéralité identifiée au « mot à mot », avec les critiques inévitables que
suscite ce genre d’entreprise94.
Le deuxième souhait de Klossowski (1989), que nous pouvons lire
dans sa Préface, est, en plus de retrouver la latinité du texte virgilien,
celui de préserver de l’épopée l’aspect mimétique.

93 Pierre Klossowski, Préface à YÉnéide, Paris, Gallimard, 1969, p. XI.


94 Parmi les critiques explicites de la traduction de Klossowski, on peut, en effet,
citer celle du linguiste Van der Meerschen. Dans son article « Traduction française :
problèmes de fidélité et de qualité », le critique, non sans une certaine légèreté, oppose
Chateaubriand, fidèle par conviction, à Klossowski dont il estime que : « sa fidélité
est un peu la fidélité du désespoir, comme celle du traducteur technique qui, par peur
de mal comprendre, colle au texte original, unité de traduction à unité de traduction »,
in Traduzione-tradizione, Lectures 4-5, Milan, Dedalo, Libre, p. 68. On peut dire
qu’au critique échappent aussi bien le projet que les effets d’une telle traduction. Dans
un article consacré au traducteur, Antoine Berman signale bien des réactions négatives
à cette Énéide parue en 1969, parmi lesquelles celles de Paulhan, Roger Caillois, Pierre
Jean Jouve. D ’autres, comme Michel Deguy, Pierre Leyris, Michel Foucault, Gaétan
Picon... ont vu en elle, non sans raison, un événement marquant dans l ’histoire de la
traduction française.
En tre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 57

Les mots de Virgile miment les gestes et les états d’âme des
personnages ; de même les accessoires propres à l’action.

Ce sont les mots qui prennent une attitude, non pas le corps ; qui se
tissent, non pas les vêtements ; qui scintillent, non pas les armures ; qui
grondent, non pas l’orage ; qui menacent, non pas Junon ; qui rient, non
pas Cythérée ; qui saignent, non pas les plaies. Ils constituent le fond qui
fait la seule raison de l’action humaine : la résonance, en deçà ou au-delà
de l ’intelligibilité grammaticale, au gré de sa cadence95.

Entièrement benjaminien, dans l ’exigence formulée par Pannwitz96


et citée par le philosophe allemand, Walter Benjamin, de soumettre nos
langues tardives à la brûlure de ces langues étrangères, au poids de
leur altérité et de leur ancienneté, cette entreprise a pour but de rouvrir
l’accès aux œuvres qui constituent notre sol religieux, philosophique,
littéraire et poétique, aux œuvres, comme le dit Berman (1985) après
Michel Deguy (1959), qui donc à la fois « ont fait de nous ce que
nous sommes mais qui se sont épuisées par leur propre gloire ». La
traduction revêt ici le rôle d’une mémoire rapatriante d’une tradition
rompue au XIXe siècle à cause de la coupure avec les Anciens.

Nous présentons rapidement la manière dont la traduction de


Klossowski, en se voulant littérale, contribue en fait au renouveau à la
fois du texte virgilien et de la poésie française. Une simple comparai­
son avec la traduction d’Henri Bellesort97 rendra notre démonstration
plus éloquente. En effet, on rappelle le chant IV, dans lequel Enée
vient dire à Didon son intention de reprendre son chemin vers le
Latium, ainsi que les dieux le lui commandent. La reine désespérée,
folle d’amour, essaie de le retenir auprès d’elle mais échoue car la
mission du Troyen l’appelle en Italie : Didon n’y survivra pas.

643 A t tr é p id a et c o e p tis im m an ibu s ejfera D id o


san gu in e uoluens a ciem , m a cu lisq u e trem en tis
645 in terfu sa g ê n a s e t p a llid a m o rte fu tu ra,

95 Pierre Klossowski, Préface à YÉnéide, op. cit.


96 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit.
97 Pierre Klossowski, Préface à YÉnéide , op. cit., ibidem.
58 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

Interiora dom us inrumpit limina et altos


647 conscendit furibunda gradus ensemque recludit
Dardanium, non hos quaesitum munus in usus.
649 Hic, postquam Iliacas uestis notumque cubile
conspexit, paulum lacrim is et mente morata
641 incubuitque toro dixitque nouissima uerba :
« D ulces exuuiae, dum fa ta deusque sinebat,
643 accipite hanc animam meque his exsoluite curis.
Vixi et quem dederat cursum fortuna peregi,
645 et nunc magna mei sub terras ibit imago.
U rbem praeclaram statui, mea moenia uidi,
647 ulta uirum poenas inimico a fra tre recepi,
felix, heu minium felix, si litora tantum
649 numquam D ardaniae tetigissent nostra carinae. »
Dixit, et os im pressa toro : « M oriem ur inultae,
651 se d m oriam ur » ait « sic, sic iuuat ire sub umbras.
H auriat hunc oculis ignem crudelis ab alto
653 Dardanus, et nostrae secum fe ra t omina m ortis »98.

Bellesort traduit les premiers vers de notre extrait avec exactitude


(v. 643) :

Aussitôt, frémissante, farouche de sa terrible résolution, Didon, des


lueurs sanglantes dans les yeux, les joues tremblantes et marbrées, pâle
de sa mort prochaine, Se précipite à l ’intérieur de son palais, gravit d ’un
élan désespéré les hauts degrés du bûcher et tire l ’épée du Dardanien.
Ah, ce n’était pas pour cet usage qu’il lui en avait fait présen t ! Elle a
regardé les vêtements d’Ilion et la couche si familière ; elle a donné un
instant aux larmes et au rêve ; puis elle s ’est jetée sur le lit et elle
prononce ces dernières paroles...

Le texte de Klossowski", à l’instar de la traduction de Hölderlin,


semble autrement plus « neuf », à la fois plus concret, plus brutal :

Mais frémissante, en ces sauvages apprêts Didon déchaînée,


le sang dans l ’œil fou, flétries les frissonnantes joues,

98 Virgile, Énéide, Livres I-VI, Paris, Société d’Édition « Les Belles Lettres », 1925,
p. 16.
99 L ’Énéide, Marseille, André Dimanche Éditeur, 1989, p. 123.
E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 59

toute pâle de sa mort imminente,


à l’intérieur de sa maison franchit les seuils et les hauts
degrés du bûcher gravit, furieuse, et l ’épée D ardanienne retire du
[fourreau,
don non convoité naguère pour pareil usage.
Ici, après que les Iliaques parures, et l’inoubliable couche
Elle eut contemplés, cédant aux larmes et l’esprit en suspens,
Elle se jette sur le lit et profère ces ultimes paroles...

En ce qui concerne le dire épique, Klossowski voudrait préserver


l’aspect mimétique de l’épopée, celui qu’Aristote définit dans sa
poétique. L ’art imite la nature, est mimésis, et la seule façon de
préserver cet aspect mimétique du texte virgilien est de mimer le latin,
la nature sonore du mot latin, son phrasé. La seule façon de traduire
Virgile, considéré comme intraduisible, étant donc de recréer une
texture latine, de suggérer le jeu des mots virgiliens.

Ainsi, s’il est vrai que l’on retrouve le même nombre de vers qu’en
latin (21), ceux-ci se présentent avec des longueurs variables, non
rimés, sans que l’on puisse parler de prose. L’unité vers est maintenue
en tant que telle et le vocabulaire choisi est souvent métaphorique.
Au vers 643, A t trépida et coeptis immanibus effera Dido, « frémis­
sante » est maintenu chez les deux traducteurs, mais la similitude
s’arrête là. Bellesort traduit de façon très proche du latin, « farouche
de sa terrible résolution », introduisant cependant un mot du lexique
rationnel, contemporain de nous, « résolution », tandis que Klossowski
propose « en ces sauvages apprêts, Didon déchaînée », ce qui confère
à la fois un aspect d’emblée classique (« apprêts ») et fort inattendu au
vers (« déchaînée » à la place de « farouche »). Cette image d’égare­
ment est reprise par l’adjectif « fou » (« le sang dans l’œil fou ») qui
traduit aussi bien le sanguine voluens aciem virgilien. Au même vers
644, une allitération dans un groupe inversé rappelle « l’aspect
disloqué » du latin : les « frissonnantes joues » avec remplacement de
« marbrées » par « flétries », qui reprennent le son /f/ de « fou »,
lequel fait écho à « jo u e s ». On pourra argumenter que le sens
s’éloigne du sens latin, « flétries » marquant plutôt la texture de la
peau que sa couleur. En réalité, si l’on suit le dictionnaire Gaffiot,
cette épithète est plus proche du maculis gênas (= des joues avec des
taches) que de « marbrées » employée par Bellesort, car elle signifie
60 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

« flétries de honte », au sens figuré. Les vers 645, 646 et 647 de la


traduction klossowskienne présentent des configurations inversées
(latinisantes), avec au vers 645 le circonstanciel de lieu qui précède la
suite de la phrase, au vers 646 le verbe « gravit » postposé au
complément (« les hauts degrés du bûcher gravit ») et au vers 647 le
verbe « retire » postposé à « l’épée Dardanienne », ce qui confère à
l’unité phrastique un rythme particulier.

On peut noter l ’économie du vers 648, beaucoup plus proche du vers


latin chez Klossowski : « don non convoité naguère pour pareil
usage », avec l’emploi un peu déplacé du participe « convoité »
(= prévu), mais plus proche de l’étymologie de quaesitum, que ce que
propose Bellesort, tenté comme Jacques Delille100, d’introduire une
exclamation périphrastique : « Ah, ce n’était pas pour cet usage qu’il
lui en avait fait présent. » Chez Klossowski, Didon « profère » ses
ultimes paroles, chez Bellesort elle « prononce », toujours avec cette
tendance à la précision terminologique.

Pour raviver la cadence latine (rythme et sonorités) et transposer en


français le « dire épique » (lexique), Klossowski, non pas de façon
littérale (le calque de Chateaubriand), ni même mot à mot, recrée une
syntaxe latinisante. La langue latine, comme on le sait, est une langue
à déclinaisons, à flexions, caractérisée par la position relativement libre
des éléments dans la phrase, très différente de l’ordre strict de la
syntaxe du français. La traduction de Pierre Klossowski est donc riche
en inversions : « en ces sauvages apprêts » (coeptis immanibus ), « les
Dardaniennes carènes » (.Dardaniae carinae), par le rejet en début de
vers, A t trépida, qui devient « frémissante » ; par des déplacements à
la façon latine, c’est-à-dire par la reconstitution d ’ablatifs absolus , soit
des compléments circonstanciels dans un ordre apparem m ent latin,
même lorsqu’ils sont absents du texte original comme dans « flétries
les frissonnantes joues » (interfusa gênas, ablatif en français mais non
pas en latin). Aussi bien éloigne-t-il l’adjectif du nom : « grande, de
moi-même sous la terre s’en ira l’image. » L ’inversion termine
l’extrait, avec rejet du sujet en fin de vers : « Que de ses yeux cruels

100 (1738-1813), poète et traducteur de YÉnéide.


Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 61

il s’abreuve de ce feu, depuis le haut large,/ le Dardanien, et que de


notre mort le sinistre présage l’accable. »

La cadence, ce sont aussi les sonorités. On ne peut pas ne pas noter


la différence entre : « L ’illustre cité, je l’ai construite,/ mes murs je les
ai vus/ vengeresse d’un époux, j ’ai obtenu le châtiment d ’un frère
criminel » (K.) et « J’ai fondé une ville magnifique ; j ’ai vu mes
remparts ; j ’ai vengé mon mari et puni le crime de mon frère » (B.).
On pourrait ajouter d ’autres procédés poétiques utilisés par Pierre
Klossowski pour rendre le rythme de l’hexamètre virgilien. Ainsi, à la
régularité métrique latine perdue, le poète substitue des éléments de
mélopée : des allitérations, des paronomases, (« Didon déchaînée »,
« flétries les frissonnantes joues », « don non convoité naguère »,
« douces dépouilles », « mes murs je les ai vus » (avec la rime
interne). Le traducteur utilise aussi les répétitions ou les progressions :
« heureuse, hélas, mille fois plus heureuse » (Félix, heu minium felix ).
Par ailleurs, les inversions, surdéterminées par les assonances (en /u/),
qui s’ouvrent sur la répétition de la voyelle ouverte fEJ (« frère
criminel »), le choix des mots non pas poétiques mais quasiment
nobles tels que « vengeresse », « châtiment », reconstruisent l’aura
perdue dans les traductions académiques. Dans la traduction d ’Henri
Bellesort, l’accumulation du possessif « mes », « mon », « mon » ne
contribue pas à restituer la grandeur du vers, au contraire101.

Au vers 654, Klossowski maintient l’expression « j ’ai vécu », déjà


utilisée par Du Bellay, qui équivaut au « j ’ai fini de vivre », choisi par
Bellesort. Le verbe est toujours postposé (« je l’ai accomplie »). Ce
vers se poursuit à travers l’enjambement sur le vers suivant (pour /lors,
grande (3), de moi-même (3) sous la terre (3) s’en ira l’image (5))
dans un vers de 14 syllabes à accentuation quasi-régulière et de ce fait,
très mélodieux. Les deux derniers vers - l’imprécation de Didon - sont
traduits très différemment. Klossowski crée une image forte au moyen
du verbe « abreuver », traduit littéralement à partir de hauriat, attribué
aux yeux du cruel Énée, alors que Bellesort propose « repaisse », qui,
malgré la proximité sémantique, fonctionne sur un tout autre registre

101 Nous nous appuyons sur notre précédente lecture du fragment traduit, in Inès
Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit., pp. 180-181.
62 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

connotatif. Pour finir, au vers 663, Klossowski opère encore une


nouvelle inversion, mettant le déterminant « de notre mort » avant le
déterminé « le sinistre présage » et termine sur le verbe « accable »,
qui a un sens plus digne et plus prophétique que « porte ». À noter
que, plus proche du latin, il traduit bien nostrae m ortis par « notre
mort ». Que veut dire Didon ? parle-t-elle d’elle-même au pluriel ou
désigne-t-elle l’anéantissement de leur amour et, par là, de chacun des
partenaires ? Devine-t-elle qu’Énée n ’aimera plus personne - ou le
souhaite-t-elle ? Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d ’un possessif
pluriel et non pas de « ma mort », comme le propose Bellesort.
Pour renforcer ce double aspect du texte de Virgile, à la fois antique
(que l’on veut rapprocher de nous) et poétique (ouvert), Klossowski
n’hésite pas à rendre quelques vers à leur obscurité prophétique :
« m’absolvez de ces chagrins » (meque his exsoluite curis), ou « j ’ai
vécu, et la course que mesura la fortune je l’ai accomplie » ( Vixi et
quem dederat cursum fortuna peregi, plus clair en latin).

Finalement et en conclusion, après cette brève analyse, il apparaît


que la traduction de Pierre Klossowski réussit son double projet : sa
traduction sonne latine, sa traduction porte l’aura épique. Mais sa
traduction est un texte autre, où la douleur d’une reine abandonnée
s’érige dans sa magnificence épique, et se constitue en texte à la fois
ancien et très moderne et où l’antique, comme chez Baudelaire, n ’est
là que comme signifiant du devenir de la poésie.
Les conséquences de cette forme de littéralité sont multiples. Pour
Michel Foucault (1969)102, en effet, YÉnéide réapparaît : « Une
traduction de ce genre vaut comme le négatif de l’œuvre : elle est sa
trace creusée dans la langue qui la reçoit. Ce qu’elle délivre, ce n’est
ni sa transcription, ni son équivalent, mais la marque vide, et pour la
première fois indubitable, de sa présence réelle. » Antoine Berman
parle en outre de Verjüngung, le rajeunissement que Goethe espérait
de la traduction accomplie.
Nous pouvons souligner deux points importants dans l’assertion de
Michel Foucault pour la question qui nous occupe : d’une part, cette
traduction ne fournit pas l’équivalent de l’original. Ce n ’est pas une

102 « Les Mots qui saignent », L ’Express, 29 août 1969, pp. 21-22.
Un t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t i q u e 63

traduction comme la pratique Chateaubriand. D ’aute part, l’écart entre


la langue et le texte, comme on l’a déjà souligné, est bien plus
important en français que dans l’original.
En fait, la traduction mi-littérale de Klossowski reprend au latin sa
logique structurelle et elle la reproduit là où la langue française le
permet. Ce faisant, comme le souligne Antoine Berman, elle révèle les
possibilités oubliées du français, en fait, un français potentiellement
latin, dans le passé et dans l’avenir.
La deuxième conséquence d’une telle traduction, est qu’elle se
répercute sur le français, laissant voir à la langue les étapes de son
évolution, depuis la langue classique, mais en y englobant la langue à
venir. Ne parle-t-on pas de « révélation » d’une langue autre par
l’absence criante de cette même langue ? N’évoque-t-on pas, comme
pour Hölderlin et le grec, l’accès à l’antique ? On pourrait citer à
nouveau Berman : « La traduction se déploie alors dans une double
temporalité langagière : redonner à la langue la mémoire de son
histoire jusqu’à son origine, l’ouvrir à un avenir de possibilités
insoupçonnées. »103
Bref, la théorie benjaminienne ravivée et développée par Antoine
Berman a donné lieu à l’explicitation d’une pratique innovante dans la
traduction poétique française. Curieusement, elle n’a pas été interprétée
de la même façon par des poètes du « Nouveau Monde », comme nous
pourrons le voir plus loin.

103 « L ’Énéide de K lo ss o w sk i », in Les Tours de Babel, op. cit., p. 127 et sq.


4. U n e p o é tiq u e m ilita n te : H e n r i M e s c h o n n ic

Dans le débat sur la traduction, Henri Meschonnic, poéticien (poète),


linguiste, traducteur représente une figure incontournable en France.
Considéré longtemps comme un défenseur du littéralism e, qui aurait
été inspiré par Walter Benjamin, si certaines positions de cet auteur
semblent converger vers celles du philosophe allemand, sa théorie en
réalité s’y oppose radicalement dans la mesure où elle se place à
l’intérieur d’une poétique, par conséquent, dans une pensée du traduire
comme processus d’écriture, créatif, qui s’intéresse au fa ire traductif
ce qui n’est pas l’objet privilégié de la « Tâche du traducteur ».
Pour Henri Meschonnic, en effet, l’essai de Walter Benjamin revêt
une importance capitale dans la mesure où il « décentre » le problème
posé depuis l’Antiquité entre fidélité à la source ou fidélité à la langue
d’arrivée. Car cette question implique que l’on se situe toujours sur le
plan de la langue (langue de départ, langue d ’arrivée), alors que depuis
Benveniste, ce qui est à l’œuvre dans la traduction est à considérer au
niveau du discours, de la parole donc. En fait, toute la question de la
traduction est mal posée et, pour cet auteur, seule la poétique peut
fournir des outils critiques qui permettent de penser la traduction, qui
n’est pas un transport de langue à langue, mais un rapport à l’altérité
dans la littérature.

La modernité sans doute com m ence avec la critique de ce monde.


C ’est pourquoi « La Tâche du traducteur », de Walter Benjamin, en
1923, en est un jalon significatif. Même s ’il est encore pris dans la
théologie du génie des langues, il conçoit la traduction com m e un entre-
les-lan gu es. La traduction et la modernité l ’une par l ’autre apparaissent
com m e des figures, des moments, du rapport à l’altérité104.

Cette altérité se mesure à l’oralité, par conséquent au rythme, elle se


passe de texte à texte, ce qui, chez Walter Benjamin, apparaît dans les
entrelignes lorsqu’il évoque la notion de transformations, sans occuper,
il est vrai, la place centrale de son essai. Cette idée est également chère

104 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 196.


66 Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

à Meschonnic : « L ’histoire du traduire et sa théorie sont aussi une


histoire et une théorie de la transformation de textes et de la notion de
texte. »105
Par conséquent, sans porter atteinte à l’essai inaugural qui, d ’après
nous, fonde la pensée du traduire, les positions de la poétique
meschonnicienne s’éloignent toutefois de la traductologie proposée par
Antoine Berman sur au moins trois points et qui relèvent de l’opposi­
tion forme / sens ou contenant / contenu :

- le refus d’une terminologie qui maintient le malentendu (poétique


versus traductologie) dans la mesure où il n ’y a pas de science du
traduire ;
- le refus de la traduction comme une herméneutique (Heidegger,
Steiner, Berman) et du traducteur comme un interprète du sens, ce
qui entraîne
- le refus de l’herméneutique comme pensée du traduire (Derrida,
Berman).

En fait, la position d’Henri Meschonnic, vers laquelle converge la


nôtre, et sans que l’on puisse parler d’influence, est une position
dérivée de la poétique, de la pratique traductive. Considérer la
traduction et la traductologie comme une herméneutique présuppose
l’existence d’un sens qui se dégagerait en dehors de la forme, ce que
ne prétend pas non plus Walter Benjamin mais qui n’invalide pas, à
nos yeux, une approche à la manière d’un Steiner ou d ’un Berman.
Pour Walter Benjamin, on le rappelle, « la traduction est une forme ».
À l’inverse, si pour Henri Meschonnic, la traduction doit construire
une équivalence, elle ne sera pas formelle mais « dynamique » dans la
mesure où même le littéralisme correspond, selon lui, à l’attention
portée au signifiant, ce qui suppose toujours la séparation de la forme
et du sens. Sur ce point, la question est de savoir ce qu’on entend par
« lettre ».
Pour Henri Meschonnic, une théorie de la traduction poétique est
nécessaire et doit être incluse dans la théorie de la valeur et de la
signification des textes. Dans la mesure où la traduction est une

105 H enri M esch o n n ic , Poétique du traduire , op. cit., p. 174.


I N I Kl HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE 67

iii livik“ translinguistique, elle doit être considérée au même titre que
IVrrilure d’un texte et ne peut pas être théorisée par la linguistique de
l'énoncé ou par une poétique formelle.
Il insiste à la fois sur l’aspect poétique et sur l’aspect social de la
Iinduction ; l’écriture relevant des deux registres, il s’agit de fonder
une théorie translinguistique de l’énonciation. Par ailleurs, il s’agit de
considérer la traduction, sur le plan particulier comme sur le plan
y^néral, non pas comme un produit secondaire mais comme un produit
d ’une valeur égale au texte original.
La conséquence de cette proposition concerne, nous le voyons, la
question de la transparence ou non de la traduction, plus dans ses
Intentions que dans ses résultats. Autrement dit, il ne s’agit pas tant de
nuvoir si la traduction de Chateaubriand est ou non d’égale valeur à
l’original, mais de contester ce parti-pris de « modestie ». Le traduc-
leur selon Meschonnic doit assumer son rôle de créateur, comme l’a
lait Octavio Paz, et ne pas se cacher derrière l’original.
lit ce, parce qu’il est impossible de produire une traduction
Irunsparente dans la mesure où il y aura toujours une autre création,
nssumable comme telle, qui viendra s’y superposer. Ce qu’Henri
Meschonnic entend par transparence, toutefois, se rapproche plus de la
définition qu’en donne Mounin pour qui, est transparente toute
traduction qui ne donne pas l’impression d’être une traduction. Henri
Meschonnic préférera utiliser le terme de décentrem ent : « Le
décentrem ent est un rapport textuel entre deux textes dans deux
langues-cultures jusque dans la structure linguistique d e la langue,
cette structure linguistique étant valeur dans le systèm e du texte. » 106
Sans quoi, dit Meschonnic, le texte traduit est l’objet d ’annexion, pris
dans une illusion du naturel.
Par ailleurs, Meschonnic attire l’attention, à juste titre, sur l’aveu­
glement (ou la surdité) des traducteurs qui commettent au moins deux
erreurs essentielles. Ou bien, ils traduisent selon une idéologie de la
langue (le génie de la langue), suivant la tradition des « belles
infidèles » et de tous les préceptes du bien traduire depuis Étienne
Dolet (éviter les répétitions, adopter un style homogène, des phrases
bien délimitées, un ton unique, respecter la rhétorique) - point

106 H enri M esch o n n ic , Pour la poétique 11, op. cit., p. 3 08 .


68 E ntre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

également dénoncé par Antoine Berman. C’est l’affaire des « ciblis-


tes ». « Elle (la traduction) est l ’application d ’un patron idéologi­
que »107.
Ou bien et c ’est la seconde erreur, ils considèrent la traduction du
seul point de vue de la langue108. Les poètes le savent, le texte
poétique (littéraire) est un discours, souvent étranger à la langue dans
laquelle ils travaillent et toute traduction est vouée à l’échec si elle ne
l’envisage pas comme un texte déjà étranger dans sa langue (double
rapport).

(La traduction) C ’est alors une écriture, l’organisation d’une subjecti-


vation dans le discours telle qu’elle transforme les valeurs de la langue
en valeurs de discours. On ne peut plus continuer à les penser dans les
termes coutumiers du signe. On ne traduit plus de la langue. Ou alors, on
méconnaît le discours, et l’écriture. C ’est le discours, et l’écriture, qu’il
faut traduire. La banalité m êm e109.

Certes, mais peut-être faut-il le dire et le redire.


Le traducteur doit savoir qu’il traduit d’une langue à une autre
langue, mais surtout qu’il a affaire à un discours singulier qui, d ’être
littéraire, est l ’inscription d ’un sujet dans cette langue, point sur lequel
Henri Meschonnic revient avec d’autant plus d’insistance que la
plupart des traducteurs continuent de faire la sourde oreille.
La poétique d’Henri Meschonnic est un combat pour la poésie, pour
la littérature, contre la domination du français que les stratèges de la
traduction appellent « littéraire ». Elle s’en prend justement aux
traductologues professionnels qui généralisent une pratique singulière
croyant faire de la théorie. Il n ’y a de théorie que de la pratique.
Non pas qu’il n’y ait pas de méthode meschonnicienne. Deux
procédés prévalent dans la traduction de la poésie, qui n’est pas plus
difficile que la traduction de la prose, la poétisation (ce que nous
avons identifié comme « sur-lyricisation ») et la réécriture, qui
n ’apparaît pas dans le résultat (première traduction mot à mot par un
qui sait la langue de départ mais qui ne parle pas texte, puis rajout de

107 Henri Meschonnic, Pour la poétique II, op. cit., ibidem.


108 Voir plus loin notre chapitre sur Subjectivité et sujet de la traduction.
109 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, op. cit., p. 24.
liNTKIt HERMÉNEU TIQUE ET POÉTIQUE 69

lu « poésie » par un qui parle texte mais pas la langue). C’est, d ’après
le critique, la cristallisation du dualisme.
I lemi Meschonnic propose enfin un critère général permettant le
d(Yi*i il renient de la traduction dans le sens d’une homologie entre
l'écriture et cette pratique. Ce critère implique la construction d’une
i igueur non-composite caractérisée par sa propre concordance et par la
relation du marqué pour le marqué, du non marqué pour le non-
nuirqué, de la figure pour la figure et de la non figure pour la non-
ligure. Ce qui revient à dire, en d’autres termes, que si la traduction est
une création au même titre que le texte original, elle doit garder les
infimes rapports entre ce qui est marqué dans l’original et ce qui est
marqué dans la langue d’arrivée. Depuis ses premiers ouvrages, en
pratiquant la critique des traductions110, Henri Meschonnic ne cesse
tic répéter les principes d’une bonne traduction : la concordance, le
rapport, ce qui le rapproche par certains côtés de l’essai benjaminien.
Il s’en écarte cependant dans la conclusion. Pour Walter Benjamin, le
iftle de la traduction est essentiel dans la mesure où elle inscrit
l’original dans l’histoire et où le rôle du traducteur « transparent » est
d’œuvrer pour la complémentarité des langues. Pour Meschonnic, la
bonne traduction qui est œuvre d’un sujet historique doit continuer
l’original, et ne pas s’effacer. « Plus le traducteur s ’inscrit comme
:sujet dans la traduction, plus, paradoxalem ent, traduire peu t continuer
le texte »m . Sur l’échelle benjaminienne, tout grand texte demande
A être retraduit.
Ainsi, ce qui est visé par Meschonnic c’est la « grande » traduction,
qui ne s’obtient pas facilement - cela fait de sa critique plutôt un
constat qu’une « méthode ». Si peu la réussissent, il existe néanmoins
des conditions qui sont le respect du rythme, de l’oralité, de l’aspect
discursif du texte original, de la prise en compte du sujet de la parole
poétique en plus d’une intuition.

La condition double de la grande traduction est claire. Ses deux


composantes y sont inséparables : une subjectivation généralisée du
langage qui en fait l ’invention d ’un sujet, l’invention d’une historicité, et

110 À savoir : Pour la poétique II, op. cit. ; Pour la poétique V, Paris, Gallimard,
1978 ; et Les Cinq rouleaux, op. cit.
111 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, op. cit., p. 27.
¥

70 E n t r e h e r m é n e u t i q u e et p o é ti q u e

c ’est cela qui dure - Amyot, Baudelaire : une intuition du langage


com m e un continu de rythme, de prosodie, une sémantique sérielle112.

Ainsi, dans un premier temps, la démarche d ’Henri Meschonnic


s’inscrit dans la critique littéraire et replace la question de la traduction
littéraire à l’intérieur du processus créatif. Dans un deuxième temps,
il fournit des contre-exemples qui tiennent compte des éléments
critiques dégagés en proposant des traductions concordantes. Son grand
mérite consiste à proposer de nouvelles traductions (Kafka, Shakespea­
re, Dante, Mèng hao-ran, la Bible).
Son travail, extrêmement stimulant, se heurte toutefois à deux
écueils. Le premier problème d ’une poétique du traduire, même si elle
convoque la théorie du langage ou la théorie de la littérature et
s’appuie sur ce que Meschonnic appelle l’historicité du sujet, est
qu’elle reste imbriquée dans une théorie plus vaste, que ce soit celle
du rythme, celle de l’oralité ou celle du sujet. Or, il nous paraît
important de délimiter un domaine ne fût-ce que celui qu’on appelle
« traductologie » pour penser les multiples aspects et implications de
cette activité. En ce sens, l’apport majeur de la démarche bermanienne
est d’avoir considéré que théorie et pratique de la traduction pouvaient
s’envisager à l’intérieur d’un domaine de la pensée, certes interdiscipli­
naire, mais autonome.
Le second écueil auquel se heurte la théorie d’Henri Meschonnic est
que, à l’instar de la psychanalyse, elle finit par être une théorie du
singulier ou de la singularité, ce qui est tout à fait fondé. Tous les
grands traducteurs convoqués par l’auteur, de Cicéron ou Jérôme à
Ezra Pound sont des cas marquants, assurément, mais difficilement
généralisables. En effet, comment définir le grand traducteur ? Selon
Benjamin, Hölderlin est le plus grand traducteur de tous les temps.
Pour Antoine Berman, Chateaubriand est un traducteur exemplaire.
Pour Steiner, le traducteur par excellence est Ezra Pound. Selon les
plus grands poètes brésiliens (dont Carlos Drummond de Andrade),
Haroldo de Campos, Augusto de Campos sont des traducteurs de
génie. Baudelaire, parmi d ’autres, est un grand traducteur aux yeux de
Meschonnic. Ils ont tous servi leurs auteurs, leur donnant corps et
voix, faisant revivre des textes dans un dialogue de sujet à sujet, mais
dont la théorisation ne fait que commencer.

112 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, op. cit., p. 50.


71

5. IlAKOLDO DE CAMP OS : « MAKE IT NEW »

Si les présupposés benjaminiens fondent et justifient une nouvelle


prutique du traduire en France où, pour les traducteurs contemporains,
lu littéralité - telle qu’elle a été présentée par notre étude - est la voie
poi mettant de créer ou de recréer l ’œuvre originale dans un élan hyper-
lltlcSral ou extra-littéraire, pour les poètes « du Nouveau Monde », ce
qui est privilégié est un autre aspect du texte, dont nous n ’avons pas
parlé dans les pages qui précèdent. En effet, dans ce cas, le rapport à
l'original est bien là et il y a bien rencontre fugitive entre original et
linduction à ce point précis où l’étrangeté vient à envahir le texte
iccond, mais le résultat est tout autre.

Le texte de Benjamin pose, en effet, un autre postulat non lié à une


apparente religiosité ou à la subordination de la traduction au texte
original, mais qui concerne la théorie du langage et des signes. Ainsi,
n i u i s parler des éventuels points communs que l’on pourrait établir

outre la langue absolue, et ce que Noam Chomsky définit comme


langage, ce qui est retenu ici est la notion de transformation. Pour les
poètes américains, si la traduction est toujours en corrélation avec
l'original, elle n’en est pas moins le résultat des transformations
survenues en synchronie et en diachronie qui rapprochent traduction et
original tout en les séparant et vice-versa.

Chez Octavio Paz, Haroldo de Campos, Augusto de Campos ou Ezra


round113, en effet, les théories (et les pratiques) de la traduction
Insistent à la fois sur l’idée d ’un isomorphisme entre original et
traduction et sur les transformations nécessaires à une traduction
proche de l’original (ou plus « originale » que celui-ci) - cela permet
de régler le problème des « équivalences » sans tomber dans l’idée de
la traduction-copie de l’original. Haroldo de Campos, poète, essayiste
et traducteur brésilien retient notamment deux principes de la tâche du

113 Respectivement mexicain, brésilien et nord-américain, que nous désignons aussi


comme les poètes du Nouveau Monde.
72 E ntre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

traducteur : d’abord un transcodage « sémiotique », faire du symboli­


sant le symbolisé (réconcilier l’icône et le réfèrent). Ainsi, si l’état
premier de la nomination correspond à la primarité iconique, il revient
au traducteur de retrouver l’iconicité du signe. La valeur ici est
accordée à la forme de l’original qui détermine la forme de la
traduction.
En deuxième lieu et allant dans le sens contraire des théoriciens et
critiques qui manifestent une réaction négative au texte benjami-
nien114, pour Haroldo de Campos (1987) « sous l’investiture rabbini-
que de sa (de Walter Benjamin) métaphysique du traduire, on peut
nettement découvrir une physique, une pragm atique de la traduction ».
Cette pragmatique consisterait ironiquement à « diaboliser » le
traducteur, faisant de lui un « usurpateur », un « translucifer »... dans
un élan ultime de Yhybris donc, à l ’origine d’un double renverse­
ment115 : les traductions « monstrueuses » comme celles d’Hölderlin
deviennent, ironiquement, des originaux pour de nouvelles traduc­
tions...
C’est à ce poète, profond connaisseur de l’œuvre de Pound, que l’on
doit l’articulation entre la « liberté mimétique » utilisée comme
méthode traductive par le poète américain et les théories de Benjamin.
Nous essaierons de montrer rapidement dans quelle mesure cette
méthode multiplie les accès à la langue première, au travers de
synesthésies provoquées par le choc d’images : Pound bouscule la
langue d’arrivée, ici l’anglais, dans une transposition littérale et en
osmose avec l’original.

114 Jean-René Ladmiral y voit une « métaphysique de l’ineffable » à la base d’un


« littéralisme anticommunicationniste » relevant d’un « antihumanisme et (d’un)
impersonnalisme heideggerien » (Haroldo de Campos, octobre 1977, « La palabre
vermeille de Hölderlin », op. cit.). De son côté, Efrain Kristal récuse une littéralité non
basée sur le sens (« Walter Benjamin : el mesianismo y la traducción », Teoría / Críti­
ca, n. 4, Universidad de Alicante, Alicante, 1997, pp. 135-144).
115 Ce qui est dit est fait, se référer à la très belle traduction haroldéenne du
stasimon d ’Antigone à partir de Hölderlin, en Arte no horizonte do provável, São
Paulo, Perspectiva, p. 102 et sq. La proposition d’un traducteur « translucifer », est
développée dans « Translucifération », in « Jeux », Aix-en-Provence, Ex, n. 4, 1985.
I NIKI'. IIIIRMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE 73

CANZONE (Guido Cavalcanti c. 1259-1300)

Donna mi prega, - p e rc h ’eo voglio dire


D'un accidente - che sovente - è fero
Ed è si altero - eh ’è chiam ato am ore :
Si chi lo nega - possa 7 ver sentire !

Ed a presente - conoscente - chero,


Perch ' io no spero - eh ’om di basso core
A tal ragione porti conoscenza :
Chè senza - naturai dim ostramento
Non ho talento - di voler provare

Lei dove p o sa e chi lo f à creare,


E qual sia sua vertute e sua potenza
L ’essenza - p o i e ciascun suo movimento,
E 7 piacim ento - che 7 fà dire amare,
E s ’omo p e r veder lo p ó m ostrare 116

THE CANZONE

Because a lady asks me, I would tell


Of an affect that comes often and is fell
And is so overweening : Love by name.

E’en its deniers can now hear the truth,


I for the nonce to them that know it call,
Having no hope at all
that man who is base in heart
Can hear his part of wit
into the light of it,

And save they know’t aright from nature’s source


I have no will to prove Love’s course
or say

116 Guido Cavalcanti, Rima a cura di Guido Cattaneo, Turin, Einaudi, 1967, p. 47.
74 Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

Where he takes rest ; who maketh him to be ;


Or what his active virtu is, or what his force ;

Nay, nor his very essence or his mode ;


What his placation ; why he is in verb,
Or if a man have might
To show him visible to men’s sight.

Ezra Pound (1953)117

Sans vouloir entrer dans l’analyse du détail, nous pouvons faire


quelques remarques sur la traduction d’Ezra Pound. Tout en utilisant
la méthode qu’il appelle celle du « fridge effect », effet « frigidaire »
(mélange d’archaïsmes et d’expressions modernes), ou « make it
new », nous pouvons noter qu’il maintient le schéma métrique
(strophes de décasyllabes) et le respect de la versification, ou selon ses
propres mots : « the rhythm o f any poetic line corresponds to
em otion . » Le poème de Cavalcanti possède des rimes extérieures et
intérieures, ce qui se retrouve dans la traduction de Pound. Du point
de vue de l’économie du texte, on a affaire donc au même rapport en
anglais qu’en italien118. Les innovations poundiennes sont à chercher
plutôt dans le vocabulaire et dans la syntaxe (constructions elliptiques)
que dans la prosodie, bien que les premières infléchissent la seconde.
Ainsi, au vers 2, on trouve à la fois le mot affect, rare, suivi de and
is fe ll, construction assez naïve, relevant d’un parler simple (pourrait-
on dire « jeune »). Au vers 3, And is so overweening appartient à
l’anglais colloquial, ainsi que la forme elliptique119 Love by name à
la place de « called love ». Le vers 5 combine la formule archaïsante
I f o r the nonce, avec une tournure moderne that know it call. Aux vers
6 et 7, apparaissent encore des tournures archaïsantes telles que is base

117 Ezra Pound, Translations, Londres, Faber & Faber, 1984 (précédentes éditions
1953, 1970), pp. 133-134.
118 « 7 have in my translations tried to bring over the qualities o f G uido’s rhythm,
not line fo r line, but to embody in the whole o f my English some trace o f that pow er
which implies the man », Ezra Pound, op. cit., p. 24.
119 Pour Pound, la poésie est « dichten=condensare », en hommage à son ami Basil
Bunting.
IÍNTKH HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE 75

In heurt/ Can heur his p a rt o f w it/ into the light o f it, qui rappellent
des vers de Shakespeare. Du vers 8 au vers 11, on peut citer, comme
exemples d’archaïsmes, know ’t aright (v. 8), L o ve’s course, takes rest
(i\ la place de to rest ) qui est suivi de la forme verbale archaïque
muketh (v. 9). Au début du vers 10, Nay est archaïque, ainsi qu’au vers
I I, placation, suivi de la forme très elliptique why he is in verb. De
infime To show him visible to m en ’s sight appartient-il au registre
Nyntaxique archaïque. Les formes restantes appartiennent, moins pour
le vocabulaire, que pour la syntaxe, au style colloquial, très simple et
liés compréhensible (pas de tournure « élégante » au sens classique
français), ce qui correspond à l’aspect « didactique » du projet de
I Inroldo de Campos120.
Or si la traduction d’Ezra Pound maintient les assonances et le
rythme, combine vocabulaire ancien et moderne, elle ne maintient pas
moins une certaine aura de l’original (« le détail lumineux »).
( 'omment ne pas songer ici à la traduction de Hölderlin ? Là où le
poète souabe ravive les mots de Sophocle par le retour à l’étymologie,
round puise dans la tradition : Hölderlin rapproche l’allemand et le
j'.rec, Pound de son côté rapproche Cavalcanti de nous. La traduction
dt* Haroldo de Campos121, poète contemporain brésilien, maintient
comme Pound un langage à la fois archaïsant et moderne en plus de
la rime et de la cadence qui, comme on l’a signalé, sont pour le poète
américain122 les vecteurs de l’émotion.

Pediu-me uma Senhora


fale agora
Dum acidente
geralmente
forte
E de tal porte
que é chamado Amor

120 Nous reprenons quelques éléments d’analyse à notre précédente étude, Théories
t‘l pratiques de la traduction, op. cit., pp. 123-124.
121 Augusto et Haroldo de Campos, Traduzir e Trovar, Edições Papyrus, 1968, São
Puulo, p. 51.
1 On peut remarquer que dans certaines littératures, si la rime n’est plus utilisée
par les poètes, elle est maintenue pour la traduction du vers rimé. C’est le cas en
général des littératures ibériques (lusophones et hispanophones).
76 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

Quem ora o nega


prove-o novamente
Mas um presente
entendedor
requeiro
Nem espero
de um baixo coração

Conhecimento aberto desta razão


Se não se apega
a natural sustento
Meu intento não
vai poder provar
Onde êle nasce e quem o faz criar

Dans le poème original, les rimes sont fréquemment extérieures,


initialement en terza rima : v. 1 / v. 4 ; v. 2 / v. 5 ; v. 3 / v. 6,
alternant avec des rimes intérieures canoscenza (v. 7) - chè senza
(v. 8) ; dim ostram ento (v. 8) - non ho talento (v. 9), suivies de deux
rimes (riches) : provare (v. 9) / creare (v. 10). Les deux vers suivants
contiennent des rimes intérieures potenza (v. 11) - L ’es senza (v. 12) ;
movimento (v. 12) - piaciam ento (v. 13) et le poème se termine sur
deux vers aux rimes plates (distique) : amare, mostrare.
La traduction d’Haroldo de Campos condense le poème de Caval­
canti, qui de 14 devient un poème de 10 vers. Les rimes sont riches,
semi-batelées (fin de vers / coupe) senhora / agora ; acidente / geral­
mente ; fo rte / porte ; A m or / entendedor ; novamente / presente ;
requeiro / espero (assonance) ; sustento / intento, ou plates. Le poète
ne maintient les rimes finales qu’aux deux derniers vers de manière
particulière. Il fragmente ainsi le décasyllabe en vers plus brefs (à
l’instar de ses propres poèmes), il supprime, comme Pound, les tirets
de la version italienne et crée une respiration différente, avec des
« blancs », les pauses, sans ponctuation. Le poème apparaît dans son
essence, lapidaire.
Haroldo de Campos est de ceux pour qui la traduction doit répondre
aux trois fonctions énumérées par Ezra Pound : lecture, critique et
recréation poétique. La fonction de recréation poétique est d ’autant
plus pertinente qu’elle constitue, à ses yeux, non seulement un
Hntiœ h e r m é n e u t iq u e et p o ét iq u e 77

/ Insl minent pour le poète lui-même mais le moyen le plus adéquat pour
lu formation d’une culture nationale. Si on se réfère à ce que le poète
appelle son « paideuma », qui serait à la base d’une poésie innovante
(la poésie concrète), on pourra constater que le nombre d’auteurs
traduits est impressionnant et que les traductions ont été à la base d’un
renouveau de la poésie nationale.
À l’instar d ’Ezra Pound, ses traductions couvrent de larges pans de
l'histoire littéraire, allant de James Joyce (Finnegans Wakè) à
Maïakovski, des troubadours aux poètes russes, de Dante (Le Paradis)
A Mallarmé, du théâtre No à Octavio Paz et Ezra Pound (Cantares), de
la Bible ( l ’Ecclésiaste, B ere’shith) à Y Iliade173.

Or, si l’on examine attentivement sa production théorique et


pratique, force est d ’y voir une ambivalence qui est d ’autant plus
enrichissante qu’elle n ’instaure pas d’antagonisme entre ses deux
présupposés. En effet, Haroldo de Campos réussit à reformuler la thèse
benjaminienne de la traduction dans le sens, non pas littéraliste,
comme ce qu’on a pu voir en France, mais plutôt dynamique, allant
vers une pratique « transcréatrice ». Ainsi, en y ajoutant les termes de
l’analyse de Max Bense, pour qui « l’information esthétique est
inséparable de sa réalisation »124, il en vient à affirmer que « dans
une autre langue, il y aura une autre information esthétique même si
l’interprétation sémantique reste la même »125. Mais une fois admise
comme principe la thèse de l’impossibilité de la traduction pour les
textes « créateurs », il semble, selon lui, que cette thèse engendre
corollairement l’idée qu’il est possible - en principe - de recréer ces
textes dont l’information esthétique, tout en étant autre que celle du
texte du départ, permet de relier les deux textes par isomorphisme, %
comme nous l’avons dit plus haut. La traduction de textes de création
est une création parallèle, mais autonome.
Cela est possible par la traduction du signe lui-même, c’est-à-dire,
sa tangibilité, sa matérialité (propriétés sonores, propriétés graphico-

123 Partisan du « laboratoire de traductions », plusieurs de ses traductions ont été


laites avec Augusto^e Campos, Décio Pignatari et d’autres poètes.
124 « De la création; comme création et comme critique », in Change, Transformer-
traduire, n. PM?-aiis; Seghers / Laffont, février 1973, p. 72.
125 « De la création comme création et comme critique », op. cit., ibidem.
78 E n t r e h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

visuelles), tout ce qui forme, pour Charles Morris, l’iconicité du signe


esthétique compris comme « signe iconique », celui « qui est d ’une
certaine façon pareil à ce qu’il dénote »126.
En d’autres termes, de façon plus précise, cela suppose un pro­
gramme de travail en plusieurs étapes, dont la première, critique, est
l’analyse du texte original. Il s’agit, comme le préconise Maïakovski
pour la création du vers, de dém onter et de remonter la machine de la
création, illustrant par là le propos de J. Salas Subirai, le traducteur
d'U lysse de Joyce en espagnol : « Traduire, c’est la façon la plus
attentive de lire. »127 Cette façon de « lire » permet ensuite, à travers
la comparaison, de mesurer le degré d’intertextualité (influences) qui
unit les textes128.
Dans un second temps, il s’agit de proposer une recréation dujexte
original « à travers les équivalents, dans notre langue, de toute
l’élaboration formelle (sonore, conceptuelle, imagée) », afin de
parcourir les étapes de la création originale. Cela, concrètement, revient
à privilégier la forme (allitérations, paronomases, assonances) autant
sinon davantage que le concept et rejoint les paroles de Pound à
propos de sa traduction de Cavalcanti : « The perception o f the
intellect is given in thè word, that o f the émotions in the cadence »,
bien que, contrairement au poète américain, Haroldo de Campos ne
pratique pas systématiquement le mélange de l’ancien et du moder­
ne129.
La troisième étape haroldéenne, qui correspond à son évolution et
dans son œuvre et dans sa manière de traduire, consiste à revendiquer

126 « De la création comme création et comme critique », Transformer traduire,


op. cit., p. 74.
127 « De la création' comme création et comme critique », Transformer traduire,
op. cit., p. 80.
128 A partir de la traduction de Joyce en portugais, par exemple, on peut mesurer
l’influence qu’il a eue ou non sur le style du brésilien Guimarães Rosa. Cette position
se retrouve chez un critique comme Hans Robert Jauss lorsqu’il met en relation la
réception du baroque en France et la poésie de Mallarmé : la première rendue possible
grâce à la seconde, ce qu’intuitivement met en évidence Octavio Paz dans sa
traduction du « sonnet en x ». Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception,
Paris, Gallimard, 1974, p. 67 (« Il a fallu attendre ainsi le lyrisme hermétique de
Mallarmé (...) pour que devienne possible un retour à la poésie baroque... »).
129 On lui connaît toutefois des traductions-détour pour les poèmes chinois, à l’instar
de Pound.
Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e 79

une traduction qui oblitère l’original. Il s’agit en quelque sorte de


passer d’une traduction-recréation (T-R) selon Etkind130 à une
traduction-imitation (T-I), ce qu’il accomplit dans sa « transluciféra-
tion » du Faust de Goethe131.
Paul Ricœur arrive à une proposition équivalente. Selon lui, la
traduction implique non pas une dette, comme le prétend Derrida, mais
un deuil, le deuil de l’original132 qui, d ’induire la séparation , est
plutôt bénin. Au deuil se substitue le désir de traduire, qui doit lutter
contre la double résistance, celle du texte et celle du traducteur. La
résistance du texte, rappelle-t-il, provient de plusieurs facteurs qui
concernent tous les éléments constitutifs du langage (du mot à la vision
du monde). À partir de ce moment, puisque nous sommes devant l’in­
traduisible, la seule solution pour le traducteur est de produire une
« équivalence présum ée , non fondée dans une identité de sens démon­
trable, une équivalence sans identité »133, mais cette équivalence,
ajoute-t-il, est « plutôt produite par la traduction que présum ée par
elle »134. Pour finir, à l’instar de Marcel Détienne, il en arrive à
l’heureuse formulation selon laquelle, c ’est la traduction qui produit
l’équivalence. En d’autres termes : « La construction du comparable
est même devenue la justification d ’une double trahison, dans la
mesure où les deux maîtres incommensurables ont été rendus commen-
surables par la traduction-construction. » Et le paramètre pourrait être,
comme le souhaitaient Walter Benjamin et Antoine Berman, le
comparable de la lettre.

Avant de conclure, il faudrait ajouter un dernier mot sur ce qu’on


pourrait appeler la critique benjaminienne des traductions. Nous avons
essayé de montrer que les « effets Benjamin » sont extrêmement
productifs : sans parler de la masse de commentaires suscités parmi les
philosophes, traducteurs, linguistes, ils confortent et engendrent les
traductions les plus innovantes apparues en ce siècle. En effet, sa
théorie permet à la fois de produire des traductions mais aussi de les

130 E. Etkind, Un Art en crise, op. cit., p. 25.


131 Haroldo de Campos, « Translucifération », op. cit.
132 « C’est précisément de ce gain sans perte qu’il faut faire le deuil jusqu’à
l’acceptation de la différence indépassable du propre et de l’étranger », Paul Ricœur,
Sur la traduction, op. cit., p. 15.
133 Paul Ricœur, Sur la traduction, op. cit., p. 60.
134 Paul Ricœur, Sur la traduction, op. cit., p. 63.
80 Entre h e r m é n e u t iq u e e t p o é t iq u e

expliquer, voire de les renverser dans un geste de complicité ironique.


C’est ainsi qu’Octavio Paz entreprend de traduire Mallarmé en
espagnol, en lui donnant une coloration gongoresque (pour rester
proche de la lettre)135. Certes le degré de transformations ici est très
élevé (traduction intra- et inter-linguale) dans la mesure où le poète
mexicain établit un parallèle entre le poème de Mallarmé et les
préoccupations de Gongora. Il se passe en quelque sorte une traduction
en chaîne (diachronique) qui, faute de plonger dans la « forêt des
signes » originale, creuse dans le passé à la recherche de traces.
Théorie qui permet donc d’expliquer les traductions en cascade (tra­
ductions de traductions de traductions) et de retrouver dans la poésie
contemporaine brésilienne toute une tradition du texte palimpseste
travaillé par Pound à partir des parchemins de Sapho en passant par le
haïku : raJ derat/ Gongyla... dans la réconciliation des langues136.

135 Octavio Paz, Traducción : literatura y literalidad, Barcelone, Tusquets Editor,


1971, p. 35.
136 Voir Haroldo de Campos, « La quadrature du cercle », Paris, Change Internatio­
nal, 1984, p. 193.
D e u x iè m e p a r t ie

DU POÉTIQUE
À L’INTERCULTUREL
1. D e l ’h e r m é n e u t i q u e à l ’é t h i q u e d e l a t r a d u c t i o n

1.1. Anthony Pym : entre éthique et déontologie

Le texte de Walter Benjamin, découvert tardivement, a comme nous


l'avons vu, provoqué des effets divers. Le premier a été celui de
soutenir des traductions poétiques, notamment en France, de type
IilLéraliste, c’est-à-dire, celles qui, à l’instar de Chateaubriand, font
I effet d’être calquées sur l'original137. Ainsi, des poètes comme
Jacqueline Risset (Dante), Michel Deguy (Sapho), Pierre Klossowski
(Virgile) ont proposé d’intéressantes traductions (transcréations)
il’apparence littéraliste. Le second effet a été celui d’enrichir la
(liéorisation traductologique (Berman, Steiner, Derrida, Meschonnic)
duns le sens d ’une réflexion sur la « lettre », mais aussi sur les
conséquences d’une traduction ouverte vers l’Autre, l’étranger.
Mais que ce soit sous l’influence des traductologues littéralistes ou
parce que c’était l’air du temps, plusieurs dérivations de ces travaux
ont pu être observées qui en accentuaient non plus leur aspect littéral
mais l’aspect éthique (le respect, l’altérité, la différence), ce dernier
apparaissant comme une conséquence du premier.

Comme nous l’avons dit dans les pages qui précèdent, la traductolo­
gie s’est perpétuée selon deux voies hypertextuelles sur lesquelles se
sont fondés la plupart des linguistes qui se sont intéressés à la
traduction littéraire ou non littéraire (Humboldt, Mounin, Eco, Gidéon
Toury...) ces derniers définissant pour le traducteur une alternative
simple : le traducteur est ou bien « sourcier » (littéral), à l’instar de
saint Jérôme envers les textes sacrés, ou bien « cibliste » (libre,
littéraire), selon la terminologie de Jean-René Ladmiral (1986). En
d’autres termes, la traductologie s’est toujours intéressée à la façon
dont les traducteurs se placent devant l’alternative qui leur est proposée

137 En réalité, Chateaubriand n’a jamais traduit « mot à mot » comme il le prétend,
mais a pris cette stratégie pour justifier ses partis-pris de traduction.
84 D U POÉTIQUE À L ’INTRRCULTURHL

(le « comment traduire »). George Steiner a été le premier théoricien


à postuler une « troisième » alternative proche de celle des « transcréa­
teurs » que nous avons appelés « Américains » (Pound, Paz, Haroldo
de Campos, Augusto de Campos).

Or, si Walter Benjamin a semblé radicaliser une position littéraliste,


tournée plutôt vers la source, sa « Tâche du traducteur » présente
plusieurs aspects aporétiques et il est difficile de conclure, comme nous
l’avons déjà indiqué dans le chapitre qui lui est consacré, qu’il penche
vers une solution de traduction « mot à mot ». Son texte, bien plus
complexe, met en valeur non pas une littéralité qui serait l’apanage de
la fidélité absolue, mais l’idée que le grand texte ne se laisse pas
traduire simplement, qu’il subsistera toujours ce qu’il appelle un
« noyau intraduisible », qui résiste à toute traduction, que le grand
texte nécessite continuellement qu’on le retraduise. La traduction qui
mettrait à jour la signification du texte, par une surinterprétation de la
part du traducteur, ne serait qu’une traduction-leurre. En fait, pour le
philosophe allemand, ce qui compte c’est précisément l’intraductibilité
du texte, qui met en évidence la complémentarité idéale des langues.
Alors que Henri Meschonnic a systématisé les présupposés poétiques
de la traduction dans une œuvre de grande portée, riche d’enseigne­
ments, Antoine Berman s’est attaché à mettre en évidence la nécessité
d’une éthique du traduire, d’une ouverture vers l’autre du texte à
traduire, idée également contenue dans la pensée de Walter Benjamin.
En dépit des apparences données par notre sous-titre, les deux courants
éthiques que nous présentons par la suite se détournent tout à fait de
leurs intentions affichées.
Ce qu’Anthony Pym appelle éthique de la traduction, en effet, ne va
pas dans le sens de la tâche du traducteur telle que l’entend Antoine
Berman, et dont l’éthique lui semble « trop académique, trop intellec­
tuelle, trop abstraite »138. Anthony Pym, en effet, reproche à Berman
de ne pas s’être intéressé à la question d’un point de vue pratique et
professionnel, ce qui explique à ses yeux, que la profession « ne l’a
pas suivi »13£).

138 Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, Arras, Artois Presses Université,
1997, p. 9.
139 Affirmation tout aussi gratuite qu’injustifiée.
D U POÉTIQUE À L ’INTERC U LTU REL 85

On voit tout de suite que ce qui oppose les deux traductologues est
le lieu d’où ils parlent, Antoine Berman se situant au niveau théorique
et philosophique, Anthony Pym se situant au niveau pragmatique et
prenant la défense des traducteurs là où Berman dénonce les « tendan­
ces déformantes de la traduction ethnocentrique ». Il est vrai que,
comme nous l’avons montré140 dans un précédent ouvrage, ces ten­
dances ne relèvent pas d’une « mauvaise volonté » (ou d’un aveugle­
ment) de la part des traducteurs mais d’une longue histoire, qui est
celle de la formation de la langue et de la culture françaises structurées
par des lois et des règles qui sont à l’origine des « procédés » utilisés
par la plupart des traducteurs français.
Le but d’Anthony Pym n’est donc pas de poser des questions sur la
manière de traduire, mais de se demander s ’il fa u t traduire, question
qu’il ramène au plan professionnel et donc, en fin de comptes, à la
question de la rémunération. La traduction se paie, le traducteur n’est
donc pas toujours libre. Pym cite les traducteurs qui se sont fait tuer
pour avoir traduit des auteurs non autorisés. Nous pouvons rappeler
que le premier traducteur qui a « payé » de sa vie fut Etienne Dolet,
brûlé par l’inquisition au XVIe siècle, celui-là même qui, le premier,
a prescrit quelques règles du traduire qui ont eu une longue vie. Mais
si parfois la traduction se paie de la vie du traducteur, rappelle
Anthony Pym, la plupart du temps, elle est gratifiée d’un complet
anonymat.
En fait, la visée d’Anthony Pym consiste à mettre l’accent sur
l’activité interculturelle et financière de la traduction, qui permet au
traducteur d ’éluder la question du contenu. C’est le traducteur qui est
au centre de ses préoccupations, celui qui a un « corps »14\ On met
l’accent ici sur le fait que le traducteur ne se situe pas à l’intérieur
d’une seule culture mais à la frontière des cultures, qu’Anthony Pym
appelle « intersections ». Cela lui permet de poursuivre sa polémique
avec Berman. Si traduire c’est « recevoir l’Autre en tant qu’Autre »,
dit-il en citant Berman et, la littéralité ne fait que renforcer l’altérité,

140 Voir Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit.,
en particulier les chapitres sur les « théories prescriptives ».
141 « That's why, when I talk about "translators" plural, I refer to people withflesh-
and-blood-bodies. If you prick them, they bleed. », Method in Translation History,
Manchester, St. Jerome Publishing, 1998, p. 161.
86 DU POÉTIQUE À l.' INTBRCULTU RI !l

cela veut dire que l’étranger reste étranger et que le traducteur


revendique ipso fa c to son appartenance à une culture, à sa culture,
nationale. Pym répond ainsi à sa question : il faut traduire dans
certaines circonstances dans le but de renforcer la coopération dans les
relations culturelles mises en jeu dans chaque cas. Bref, en partant de
Berman pour mieux le contredire, Anthony Pym se place du côté des
traducteurs professionnels, ce qui déplace la problématique posée.
Par la suite, Anthony Pym s’attaque au texte fondateur de Schleier­
macher, dont Antoine Berman dit qu’il est le premier à poser sérieuse­
ment la question du traducteur, tout en soulignant le fait qu’il s’agit
d’un texte qui, à l’instar de « La Tâche du traducteur », a été nourri
de trop de commentaires, devenant de plus en plus inaccessible pour
le traducteur moderne.
La première critique que Pym adresse à Schleiermacher, outre le fait
de signaler que celui-ci en mettant le traducteur face à la fameuse
alternative source / cible, ne fait pas preuve d’originalité, porte sur
l’aspect réducteur du choix proposé. Selon Pym, en effet, le choix que
propose le prédicateur allemand est duel et donc simpliste.
Certes Schleiermacher oppose deux réalités, mais elles ne sont pas
aussi simples que ne le prétend Pym. Il n’est pas question pour le
penseur allemand, par la seule traduction, d’éliminer les différences
dues au décalage intertextuel et à la différence des cultures : quand
bien même le traducteur connaîtrait parfaitement la culture et la langue
qu’il traduit, il ne lui serait pas possible de les « ramener » telles
quelles dans la langue d’accueil. Il faut, pour remédier à cela, qu’il
essaie d’obtenir les mêmes effets que l’original (« le traducteur doit se
donner pour but de fournir à son lecteur une image et un plaisir
sem blables à ceux que la lecture de l’œuvre dans la langue d’origine
procure à l’homme cultivé... >>142), ce qui est loin d’une proposition
« littéraliste ».
En fait, une traduction est parfaite selon Schleiermacher quand
l’auteur, connaissant les deux langues, réussit à traduire exactement
dans la langue d’arrivée ce qu’il a d’abord rédigé dans la langue de
départ, sa langue maternelle. Le traducteur, par conséquent, doit écrire
sa traduction comme si c’était l’auteur qui le faisait par son intermé-

142 V oir A ntoine B erm an, Les Tours de Babel, op. cit., p. 307.
1)11 POÉTIQUE À L ’INTERCULTUREL 87

diairc14:\ Nous sommes bien loin de l’alternative dont parle Anthony


Pym, mcme si ses propos ont l’air de poser la question en termes
dualistes.
Ce que Anthony Pym fait remarquer en réalité, c’est que le problème
est posé de façon « binaire », et recoupe d’autres couples d’opposi­
tions144 mais il préfère penser que Schleiermacher, pour des raisons
nationalistes145 et anti-napoléoniennes, prône une traduction littérale.
Fort de cette certitude, il lui est facile de démonter toutes les contradic­
tions qu’il trouve chez ce dernier. Il part d’un faux présupposé pour
démontrer le contraire.
À en croire Anthony Pym, le texte de Schleiermacher présente, par
conséquent, les mêmes dangers que celui de Walter Benjamin, tous
deux mal compris, à quoi s’ajoute le fait que Schleiermacher (son texte
date de 1813), emploie des expressions aujourd’hui « incorrectes »
comme Blendlinge, sangs-mêlés, bâtards, métis, pour désigner les
étrangetés à éviter dans la traduction.
Il n’en demeure pas moins que le point développé par Anthony Pym
et sur lequel il s’appuie pour aller à l’encontre des positions aussi bien
du critique allemand que de celles de Berman, est l’appartenance du
traducteur à plusieurs cultures, ou tout au moins à deux146. Ce qui
annonce la défense du traducteur polyglotte, interculturel, voyageur et,
comme il l ’appelle, des Bledlinge réels.
Avant de poursuivre sur la défense et la définition du traducteur
polyglotte, multiculturel, qui semble incarner le traducteur moderne et
exemplaire, Anthony Pym fait un détour par des exemples pour
évoquer la question des traducteurs coupables de ce qu’ils traduisent,
ceux qui deviennent des victimes, à tort ou à raison, en traduisant des
livres censurés ou proscrits. La nécessité d ’un principe éthique adapté
se vérifie dans les cas où le traducteur émettant une contre-vérité grave

143 Antoine Berman, Les Tours de Babel, op. cit., p. 301.


144 Voir Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit., pp. 21-22.
145 Anthony Pym semble avoir une très haute idée de l ’accueil républicain français :
« Un enfant étranger né en France sera français ; un enfant étranger né en Allemagne
restera en principe étranger », p. 34.
14i Avec les nouvelles configurations mondiales, les traducteurs polyglottes seront
de plus en plus nombreux.
I

88 D U POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL.

(en traduisant) ou un propos anti-islamiste se trouve condamné dans


l’un ou l’autre cas pour son choix.
On se trouve, ainsi, selon l’auteur, partagé entre deux principes
contradictoires : d’un côté, ce qu’on peut appeler l’immunité diploma­
tique - liée à l’appartenance à un territoire -, de l’autre, des critères
universels ou interculturels : le traducteur allemand doit-il mourir pour
avoir traduit en Allemagne les propos fallacieux d’un Américain niant
l’existence des camps de concentration parce qu’il est Allemand ? Le
traducteur japonais de Rushdie doit-il être condamné parce que les
Ayatollahs iraniens lui jettent une fatw a ?
D ’où la nécessité de revenir sur la définition de l’éthique occidentale
et ses finalités : survie de la société, bonheur général et reconnaissance
de chaque individu à l’intérieur de la vie sociale. Les appliquant à la
traduction, Anthony Pym cite le cas des traducteurs qui se « sacri­
fient » (ou qui sacrifient leur moi) devant les intérêts du texte
source147, mais cet exemple lui paraît bien loin des finalités générales
et sociales d’une éthique. A moins de considérer ce traducteur comme
une sorte d ’écologiste qui voudrait préserver les langues naturelles en
traduction ?
En fait, et à travers un long détour - dont l’auteur est friand - par
l’histoire des hérauts spartiates qui s’offrent en sacrifice pour compen­
ser la mort de deux Perses et sont pardonnés par Xerxès, il dégage
- après Jacobi, Hegel et Luckàcs - trois éléments d’analyse (pays, loi,
hommes) auxquels il ajoute un quatrième, qui est le voyage (effectué
par les Spartiates pour se rendre en Perse). En voyageant, les Spartiates
cessent d’être des citoyens quelconques, ils deviennent à l’instar des
B len d lin g e, des traducteurs, qui font l’effort d’aller vers les autres. Le
traducteur n’est pas seulement responsable devant les lois d’une
communauté, d’un pays, mais devant celles de toute la communauté
interculturelle. Ainsi, Anthony Pym retombe-t-il sur la question du
« comment », voire sur la question des choix de traduction, qu’il
prétendait éviter.
Mais, pour Anthony Pym, la responsabilité du traducteur va plus loin
que la déontologie professionnelle. La définition du professionnel,
même si elle correspond à un certain nombre de qualités (image,

147 A nthony Pym , P our une éthique du traducteur, op. cit., p. 51.
1)11 POÉTIQUE À L’ INTERCULTUREL 89

confiance, autorité, respect), ne semble pas convenir complètement au


Iraducteur, parce qu’elle oppose le professionnel et le non-profession­
nel, limite difficile à établir.
La solution consiste à inverser le syntagme et à se demander
pourquoi des professionnels sont traducteurs. En d’autres termes, en
citant Weber, la question qui se pose est de savoir si le traducteur,
dans la mesure où il produit une marchandise, est un professionnel ou
non. Pour cela, il est utile de définir les espaces du traducteur148 : le
premier, est celui de son intimité, celui de ses choix et responsabilités
personnelles ; le second est l’espace de la traduction-produit,
qu’Anthony Pym appelle singulière, mais que nous appellerons
autrement pour ne pas la confondre avec ce qui résulte de la singularité
du traducteur telle que nous la définissons149 (singularité = style). Il
s’agit plutôt de la traduction comme objet, soumis au processus de
l’échange, de la valorisation ou de la dévalorisation ; le troisième
espace est celui de son accomplissement, à savoir, l’espace où la
traduction est lue, reçue par les lecteurs (donc publiée).
Anthony Pym rappelle que la traduction est à la fois un processus
et un produit, vérité amplement connue de tous. Ce processus, commun
aux autres activités (interpréter, écrire, penser) ne s’appelle traduction
que lorsqu’il aboutit à une traduction matérielle. La différence entre le
processus et l’activité réside dans le fait que le premier aboutit à un
produit matériel, tangible. Il a pour propriété essentielle de « donner
lieu à une certaine forme discursive dans l’espace de la récep­
tion »150, laquelle forme a des caractéristiques propres : le « je » en
est exclu ; elle est le produit de transformations propres ; elle est
déterminée par un texte antérieur sans se confondre avec le commen­
taire. Dans ce sens, le traducteur est responsable de sa traduction.
Anthony Pym en vient à se demander si la responsabilité du
traducteur n’entraîne pas des contradictions : faut-il traduire pour les
choses (l’objet de la traduction, le « contenu ») ? Faut-il traduire pour
le client (et de façon à le satisfaire) ou encore faut-il traduire pour la
traduction, en d ’autres termes selon des principes spécifiques et propres

148 Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit., p. 73.
149 Voir plus loin le chapitre sur Subjectivité et sujet de la traduction.
150 Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit., p. 75.
90 D U POÉTIQUE À L’iNTERCULTUKBl

à la profession du traducteur ? Mais en fait, le traducteur a-t-il le


choix ?
Anthony Pym, tout en refusant les théories contextuelles qui sont, à
ses yeux trop schématiques et compliquées, leur préfère une définition
de la causalité. Il fait donc un retour à Aristote, qui distingue quatre
types de causalité :

causa m aterialis (les sources)


causa fin alis (l’utilité de l’œuvre)
causa form alis (l’organisation des matériaux)
causa efficiens (l’auteur, c’est-à-dire le traducteur)

qu’il entend commenter.


Les partisans de la traduction « sourcière » sont ceux qui privilégient
le texte de départ ainsi que son entourage linguistique, culturel, qu’il
incombe au traducteur de respecter. Les disciplines auxiliaires de ces
analyses sont la linguistique, la terminologie, l’étude de la civilisation.
Anthony Pym inclut parmi ces partisans les philosophes de la
déconstruction qui préconisent une « textualité antérieure » et,
naturellement, Antoine Berman, à qui il reproche l’élitisme et
l’aristocratisme de ses positions, manifestant ainsi une forte résistance
aux théories d ’un Foucault ou d’un Jacques Lacan. Il se moque
ouvertement des expressions bermaniennes qui, selon lui, tendent à
confondre l’Autre, c’est-à-dire quelqu’un, avec le texte de la traduc­
tion. Bref, selon lui, en mettant l’accent sur la seule source, Berman
escamote les autres phénomènes, complexes certes, comme la
colonisation (imposition d’une culture à une autre), le monolinguisme
obligatoire, etc., autant de situations politiques que ce dernier semble
laisser de côté.
Or, rappelle-t-il, au cours des années 80 (les années Berman), c’est
l’orientation opposée qui a gagné du terrain en Europe151. Sans
prétendre parler des « belles infidèles », Pym appelle à son secours
Eugene Nida pour qui « la méthode de la traduction doit découler de
la fonction requise dans l’espace de sa réception »152. Lorsqu’il s’agit

151 En fait, l’orientation opposée a toujours été plus forte depuis les Anciens
(Cicéron, Horace).
152 Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit., p. 89.
D U POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL 91

d’une œuvre destinée à un grand public, dit-il, donc à devenir


commerciale, il est évident que la cause finale prime sur la cause
initiale, point que personne n’aurait idée de contester et qui est soutenu
par Hans Vermeer, représentant de la Skopostheorie 153.
Le problème de la forme semble se confondre chez Anthony Pym
avec celui de la forme « acceptable », celle qui convient au commandi­
taire (éditeur, lecteur, attentes). Ainsi, il fait l’amalgame entre tous les
théoriciens qui tentent d’expliquer les changements d ’époque et
d’attente du public selon des lois historiques. De même s’attaque-t-il
à des théoriciens qui prônent une « éthique de l’explicitation », d’après
laquelle si le traducteur ne traduit pas selon l’attente, il doit l’expliciter
(Nord).
Au final, une confusion semble se créer entre la causa fm alis et la
causa form alis sans qu’on n’évoque les questions propres à la forme,
ou aux formes, qui n ’intéressent pas particulièrement Anthony Pym.
Ou dans une moindre mesure, entre les positions d ’un Lawrence
Venuti et celles d ’Antoine Berman qui, tous deux critiquent ce qui à
la fois relève d’une acculturation du traducteur et d’un annexionnisme
ethnocentriste. Il est vrai que les deux théoriciens, tout en critiquant ce
type de traductions, ne le font pas du même point de vue car ce que
déplore Lawrence Venuti est la disparition du traducteur derrière les
conventions (le traducteur qui se « trahit lui-même »). Pour Lawrence
Venuti, il faut que le lecteur s’aperçoive qu’il est en train de lire une
traduction et que le traducteur manifeste, par sa traduction, ses lignes
de résistance pour s’imposer face aux éditeurs.

Anthony Pym, tout en étant d’accord avec ce principe, qui converge


vers sa conception de l’éthique, y voit le danger pour les traductions
« résistantes » de se confondre avec les traductions littéralistes de
Berman, donc lisibles par un public restreint. Comment concilier lutte
des classes et élitisme ? Il revient sur l’idée de causalité qui est
multiple dans le cas de la traduction. En revanche, la question du
moment dépend de la décision du traducteur (faut-il traduire ? quand ?)
bien que sa possibilité réelle de décision soit toute relative. En somme,

153 Théorie qui privilégie la finalité globale du texte (de son skops), exposée par
Katharina Reiss et Hans Vermeer dans La Critique des traductions, ses possibilités et
ses limites, Artois, Artois Presses Université, 2002.
92 D U POÉTIQUE À L ’iNTIÎRCULTUKIiL

l’éthique de la traduction doit prendre en compte toute une multiplicité


de facteurs et la complexité des décisions - cela ne constitue pas une
vraie découverte.
Cela nous fait revenir à la question posée au départ : faut-il
traduire ? Réponse : il ne fa u t pas dépenser plus d ’effort à traduire
que celui qui correspond à la fonction que la traduction est censée
remplir, qui correspond à sa valeur fonctionnelle. Anthony Pym définit
cette valeur dans un sens collectif, coopératif.
En d’autres termes, selon Anthony Pym, « la traduction (se présente)
comme le résultat d’un effort proprement social, correspondant à la
somme des investissements pour le transfert du texte, pour le travail du
traducteur, pour les dépenses du client »154.
Bien que la coopération fasse partie de la théorie des jeux (Lévy,
1967 et Nord, 1988), la coopération telle que la définit Anthony Pym
s’approche davantage de l’éthique selon lui. En coopérant, les résultats
sont meilleurs ; le bénéfice acquis par la coopération ne se mesure pas
en termes de gains équitables. Dans le cas où la coopération cesse, la
vie sociale s’appauvrit.
Sur le plan pratique, la traduction intervenant à l’intérieur de la
coopération interculturelle, le principe retenu par Pym est celui où « le
coût de la traduction doit être proportionnel à l’enjeu de la traduction »
(l’exemple proposé : la paix au Proche-Orient contre le sous-titrage des
grognements de Rambo !). Mais ce coût doit être régulé, selon qu’il
s’agit d ’une « traduction signalétique » ou d’une « traduction abso­
lue »155. Nous nous trouvons ici devant la question du marché, idée
qui semble approcher chez Pym l’éthique d’une économie libérale (loi
de l’offre et de la demande) où offre (traduction) et demande (évalua­
tion) s’équilibrent.
Mais finalement, le but de l’éthique n’étant pas le profit mais le
bonheur social, Anthony Pym critique les notions traditionnelles qui
entourent cette notion. Ainsi, le « respect de l’autre n ’est qu’une
extension de l’amour propre »156. De même, le bonheur ne peut-il
pas être apprécié immédiatement comme le laisserait supposer une

154 Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit., p. 106.
155 Daniel Gouadec, Le Traducteur, la traduction et l ’entreprise, Paris, Afnor, 1989,
cité par A. Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit., p. 119.
156 Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit., p. 122.
DU POÉTIQUE À L’INTERCIJLTUREL 93

théorie naïve de l’éthique. Bref, le bonheur en soi n’est pas une


finalité, à laquelle il vaut mieux substituer l’idée de coopération. Il
s’agit plutôt, dans ce cas, de diminuer la souffrance ou comme le dit
Andrew Chesterman à la suite de Popper, « la tâche du traducteur est
de réduire au minimum les malentendus »157, définition minimale,
s’entend.
Cela étant et, comme le pensait déjà Cicéron (un siècle avant J.-C.),
l’idéal serait que les gens apprennent les langues, si ce n’est que le
coût de l ’enseignement des langues est supérieur à celui de la
formation des traducteurs. Quoi qu’il en soit, la coopération intercultu­
relle prime sur la traduction. Cinq principes clôturent cet ouvrage
décidément adressé à des traducteurs non littéraires et où nous
apprenons beaucoup sur les voyages et activités d’Anthony Pym :

Le traducteur est responsable de son produit dès qu’il accepte de le


traduire.
Le traducteur en est responsable dans la mesure où il est professionnel.
Les processus traductifs ne doivent pas être réduits à l’opposition entre
deux cultures.
Il ne faut pas que la dépense des ressources suscitée par la traduction
dépasse la valeur des bénéfices de la relation interculturelle correspon­
dante.
Le traducteur, dans la mesure où il est plus qu’un simple héraut est
responsable pour que son travail (sic) contribue à établir la coopération
interculturelle stable et à long term e158.

La traduction implique donc une responsabilité et a pour finalité


d’assurer l’échange culturel entre les peuples de façon collective. Cela
présuppose un parti pris de « réalisme » (pragmatisme) qui, à notre
avis, tarit la pensée de la traduction. En fait, Anthony Pym focalise son
attention sur le traducteur comme agent de l’interculturalité au service
de l’échange mondial. Ce faisant, il nie l’idée d ’une culture nationale
qu’il considère comme du repli, nationaliste ; il tient à ce que la

137 Andrew Chesterman cité par Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur,
op. cit., p. 123.
158 Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit., p. 137.
94 D U POÉTIQUE À L ’IN TERC U LTU REL

traduction (comme faire ou comme produit) soit le vecteur de l’interculturalité.


Ainsi, pour Anthony Pym, l’interculturalité n’est pas à confondre
avec la transculturalité (influence d’une culture sur l’autre), ni avec la
multiculturalité (plusieurs cultures dans une culture)159. Il faut
l’entendre comme l ’intersection entre deux cultures dont la définition
n’est pas bien claire pour l’auteur si ce n’est que ce sont les traduc­
teurs qui en sont responsables : « If translators are our point o f
departure, the h istorical object always involves some kind o f intersec­
tions. Or, as a m ore genereal hypothesis, translators are intersec­
tions. »
Par cette affirmation, le poids de sa traductologie se fixe une fois
encore sur la personne du traducteur, ce qui, à notre avis, peut avoir
son intérêt mais oriente la recherche sur une multitude de cas
disparates. Selon Anthony Pym, font partie de cette catégorie de
médiateurs interculturels aussi bien les traducteurs que les diplomates,
les négociateurs, les voyageurs, les professeurs, les journalistes, les
scientifiques, les explorateurs, voire les espions, les trafiquants de
drogues et d’armes, les agents touristiques, les experts en écologie, les
dissidents politiques, les colonisateurs et les armées d’occupation160.
Parler d’une traduction interculturelle aurait été plus efficace dans
la mesure où les outils et les méthodes d’analyse textuelle sont aptes
aujourd’hui à en rendre compte et dans la mesure où les écrits offrent
plus de garantie à l’étude eu égard à leur caractère relativement stable.
La « théorie » d ’Anthony Pym semble plutôt relever d’un phénomène
de mode, autour des questions d’interculturalité ou de minorités (si tant
est que les traducteurs en fassent partie), ce qui justifie sans doute son
succès.

1.2. Au nom de l ’éthique, the G ender translation

D érives

À l’intérieur de ce qu’on pourrait considérer comme une dérivation-


déviation de la question soulevée par la traduction dans ses paramètres
éthiques et, sous l ’influence du thème des « m inorities » cher aux

159 Anthony Pym, Method in Translation History, op. cit., p. 177.


160 Anthony Pym, Method in Translation History, op. cit., p. 188.
OU P O IÏriyU B À L’ iNTERCULTURBL 95

Américains, apparaît le problème des « gender (women) translators »,


bien que la femme ne soit pas minoritaire en nombre aux États Unis
cl qu’elle n’y subisse pas, à l’heure actuelle, des discriminations telles
t|iic peuvent connaître Noirs, Indiens, Gays, etc.
L’apparition récente du courant appelé gender translation - qui se
veut un domaine de réflexion autonome - a connu ainsi une répercus­
sion majeure notamment dans les pays anglo-saxons, au Canada et en
Europe. On peut citer, parmi les chercheur(e)s les plus connu(e)s :
I ouise von Flotow, Susanne de Lotbinière-Harwood, Nicole Brossard,
Barbara Godard, Sherry Simon, canadiennes. Umberto Eco fait aussi
référence aux travaux de l’Italienne Cristina Demaria161. En Alle­
magne, Michaela Wolf ( Übersetzung aus aller Frauen Laender, 2001)
est une référence. Parmi ces travaux on peut ajouter un certain nombre
de thèses sur la traduction des œuvres féminines, l’histoire162 et la
psychologie des tradutrices, la création d’un dictionnaire féministe. La
question est souvent associée au problème du postcolonialisme dans la
mesure où il est revendiqué ici un aspect politique, militant. Susanne
de Lotbinière-Harwood cite Henri van Hoof163 : « Translation has
served to discover a culture, a body o f knowledge... to defend or
dissem inate religious, philosophical, o r political ideals, to struggle
against an oppressor... to reveal a literature. »
Des colloques ont eu lieu en Angleterre, au Canada, aux États-Unis
et en Allemagne, rassemblant traducteurs, hommes et femmes, autour
de la question du qui traduit et du comment selon qu’on est « maie »
ou « fe m a le », ce qui n’équivaut pas, contrairement aux apparences, à
l’appartenance au sexe masculin ou féminin, mais à une façon de
Iraduire « machiste » ou « aliénée » ou « féminine » et « revendicatri­
ce », bref, à l’opposition dominant / dominé.

161 « Lingue dominate / Lingue dominanti », lieu non précisé, Franci e Nergaard,
eds, 1999, cité par Umberto Eco, Dire quasi la stessa cosa, op. cit., p. 15 ; voir aussi
Cristina Demaria, Genere e differenza sessuale. Aspetti semiotici della teorie
femminista , Milano, Bompiani, 2003.
162 Voir Jean Delisle, Les Traducteurs dans ¡’Histoire, Les Presses de l’Université
d’Ottawa, 1995.
163 « Dans les coulisses de la traduction », Montréal, Meta 28 (4), décembre 1983,
p. 334.
96 DU POÉTIQUE À L ’iNTERC'ULTimBI,

La gender translation entend poser un problème qui dépasse les


limites de la traduction féminine. Elle intervient sur le plan diachroni-
que, au moyen de l’analyse de la traduction des auteurs femmes par
des traducteurs hommes, par exemple. Elles proposent, dans leurs
traductions, des transformations lexicales ou syntaxiques qui visent à
atténuer les marques de sexisme chez les auteurs traduits. On peut dire,
d’ores et déjà, que tous les travaux ne nous semblent pas de même
qualité, certains affichant un aspect nettement revendicatif, voire
« vindicatif ». Ce courant dénigré par la plupart des chercheurs
universitaires, en raison de cet aspect quasi caricatural, présente
cependant quelques caractéristiques que nous aimerions souligner.
Le mérite des féministes, en effet, consiste, à nos yeux, dans le fait
d’avoir suscité des recherches en vue de compléter l’histoire des
formations culturelles occidentales et de la place grandissante de la
femme dans le panorama général. Ainsi, les programmes de ce courant,
aussi appelé Q ueer translation (qui prendrait en compte, entre autres,
le problème de la « gay translation », traité par Keith Harvey164, et
du postcolonialisme) intègrent :

- les études diachroniques


- la recherche théorique
- les problèmes identitaires
- les questions postcoloniales
- les questions liées aux transferts culturels.

Cette revendication de visibilité est développée par Lawrence Venuti,


auteur du The Scandais o f Translation165, qui prône une « éthique de
la différence » et dénonce non seulement la marginalisation des
traducteurs due à la politique éditoriale basée sur les seuls critères
commerciaux, mais aussi la trahison perpétuelle imposée au texte
original.
Pour revenir aux deux aspects des recherches qui ont attiré notre
attention, il est intéressant de noter que bien des traductrices américai­
nes ou canadiennes ont délibérément modifié le texte original dans le

164 Apud Louise von Flotow, « Gender in translation : the Issues go on » :


http ://orees.concordi a.ca/archi ves/numero2/essai/Von%20Flotow.html
165 Laurence Venuti, The Scandais of Translation, UK, Routledge, 1999.
DU POÉ TIQUE À L’ INTERCULTUREL 97

sens soit d’une atténuation de l’aspect excessivement « machiste »


qu’elles y trouvaient soit d’une accentuation du féminin du texte.
Nicole Brossard considère que la traduction est aussi une opération de
« transformance »166.
Ainsi Barbara Godard167 traduisant Nicole Brossard, pour rester
proche de la féminité de l’original, propose entre autres des transfor­
mations stylistiques comme, par exemple de traduire « re(her)ality »
pour réalité ou « re(her)ading / deliring » pour délire et restitue la
marque du féminin - elle en remplaçant le suffixe par « she ». Ce qui
change ici par rapport à tout traducteur attentif au texte source est
davantage l’intention ou la prise de conscience du gender. Elle n’hésite
pas à invoquer Henri Meschonnic dans Poétique II pour qui, « la
traduction d’un texte est structurée comme un texte, fonctionnant
comme un texte ; elle correspond à l’aventure historique d’un sujet ».
Sherry Simon168 va dans le même sens : « Translation is not simple
transfer, but the continuation o f a process o f meaning creation, the
circulation o f meaning within a contingent network o f texts and social
discourses » (ch. 1). Umberto Eco, dans son commentaire sur les
transformations dans la traduction, évoque la « translation by accre­
tion » :

In cui non si privilegia un solo significato di un termine o di un gioco


di parole, ma si cerca di rendere l’effetto di senso complessivo esplicitan­
do i diversi percorsi semantici in essi racchiusi : coupable diventa
culpable e cutter, voler diventa to fly e to steal, dépenser diventa to
spend and to unthink169.

166 Homel, David et Sherry Simon, Mapping Literature : The Art and Politics of
Translation, UK, Véhiculé Press, 1988, p. 50.
167 Barbara Godard est la traductrice de Le Désert mauve, entre autres, de Nicole
Brossard (Montréal, L’Hexagone, 1987).
168 Gender in Translation : Cultural Identity and the Politics of Transmission, UK,
Routledge, 1997.
169 « Dans laquelle on ne privilégie pas qu’un seul sens d’un terme ou d’un jeu de
mots, mais on cherche à rendre l’effet de sens complexe en explicitant les divers
parcours sémantiques contenus dans ces derniers : coupable devient culpable et
cuttable, voler devient to fly et to steal, dépenser devient to spend et to unthink... »,
Umberto Eco, Dire quasi la stessa cosa, op. cit., p. 116 (c’est nous qui traduisons).
98 DU POÉTIQUE À L’ INTERCULTUREL

Carol Maier (traductrice du poète cubain Octavio Armand) et


Suzanne Jill Levine (traductrice de Cabrera Infante) poussent leurs
revendications bien plus loin, étant les représentantes de l’autre
tendance (extrême) de la traduction féministe. Reprochant le sexisme
de leurs auteurs cubains ou sud-américains, ces traductrices transfor­
ment l’original en rectifiant ces réalités textuelles (l’ajout de mère là
où il y a père, par exemple, ou l’indétermination du sexe). Les
traductrices de la Bible, qui refusent l’excessive masculinisation du
texte biblique, vont adopter la même attitude. Ainsi, on peut lire sous
la plume de Louise Von Flotow :

Earlier versions o f the Bible are fu ll o f male-biased language, male


imagery, and metaphors couched in such language « that people can
scarcely avoid thinking o f God as a male person » (Haugerud 1977 : i).
The effect o f the « ponderous weight o f masculine pronouns » ( Haugerud,
iii) and the metaphorical language that casts both the history o f the Jews
and the teachings o f Christ in male terms has been to exclude women
fro m fu ll participation in Christian b e lie f 70.

C’est ainsi que, là où le texte biblique dit « homme », les traduc­


tions proposent « women and men », par exemple, ou « people ».
Joann Haugerud, auteur d'An Inclusive Language Lectionary]1\ où
ces problèmes sont abordés, refuse ainsi la convention patriarcale du
langage biblique.
Dans le cas, par exemple, de : « Jesus said to them 7 am the bread
o f life ; he who com es to me shall not hunger, and he who believes
in me shall never thirst... ; and them who come to me I will not cast
out », la traductrice Mary Phil Korsak propose de remplacer « he » par
« anyone » et « him » par « those ». Louise von Flotow, de l’Univer­
sité d’Ottawa, cite le travail de Mary Phil Korsak, l’auteur(e) de A t the
Start Genesis M ade New (1992), dans lequel une série de substitutions
ont été faites pour clarifier un malentendu172. Le terme « adam »,

170 Voir Louise von Flotow, « Rewriting Existing Translation », Translation and
Gender, coll. Translation Theories Explaining, St Jerome publishing, Manchester, UK,
University of Ottawa Press, 1997, p. 52.
171 Joann Haugerud, An Inclusive Language Lectionary, Philadelphia, Westminster,
National Council of the Churches of Christ in the U.S.A., 1983-1985.
172 Louise von Flotow, Translation and Gender, op. ch., p. 53.
1)11 POÉTIQUE À L’iNTfiKCULTUKEL 99

normalement traduit par « homme » ou par « Adam », est en réalité,


ù i apporter à « adamah » (« ground », « terre »). La traductrice décide
tic traduire alors terme à terme : adamah / terre et adam / terreux, ce
i]iii enlève la marque du sexe à Adam et a comme conséquence la
création antérieure de la femme. En fait, ils ont été créés côte à côte.
Le contraire, dit-elle, induit à un comportement de domination de
I homme sur la femme. Nous pourrions lui objecter le fait que, dans
d'autres traditions, non bibliques, païennes par exemple, l’apparition
de l’humain sur terre a toujours eu comme conséquence cette même
domination.

Pour Eugene Nida, directeur du Centre de traduction de la Bible,


outre que ces changements donnent lieu à une mauvaise interprétation
du texte biblique (par exemple l’ajout de « Mother » à côté de
« Father » pourrait faire penser à l’existence d’un couple), la Bible
(américaine) doit être lue par rapport à son contexte d’origine
calviniste à dominance masculine173. Pour le linguiste, c’est à l’É­
glise de rectifier les choses et d’accorder à la femme la place qu’elle
mérite dans la religion. On pourrait ajouter que, si la Bible est
phallocentrique, cela est dû au fait qu’elle a été écrite par des hommes
dans une société où la femme occupait une position subalterne et qu’il
a fallu attendre le Nouveau Testament pour que des femmes aient un
rôle à jouer dans la religion174.

Com paraisons

La comparaison des traductions d’œuvres féminines (Sapho, Louise


Labbé) par des traducteurs des deux sexes constitue la contribution des
gender translation la plus intéressante à la traductologie et peut offrir
quelques remarques étonnantes.

173 Le propos d’Eugene Nida est commenté par Louise von Flotow, Translation and
Gender, op. cit., p. 55.
174 II va de soi que nous ne pouvons souscrire à de telles positions qui nous
paraissent mues par de mauvaises raisons. Il n’incombe pas aux traducteurs et aux
traductrices - fut-ce par le goût du jeu - de régler de tels problèmes de façon
subjective et personnelle.
100 DU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

Il ne sera donc pas surprenant de constater que la force du texte


saphique ou des poèmes érotiques de Louise Labbé perdent en
consistance dans une traduction masculine.

Clere Venus, qui erres par les cieux,


Entens ma voix qui en pleins chantera,
Tant que ta face au haut du Ciel luira,
Son long travail et souci ennuieus.

Mon œil veillant s’atendrira bien mieux,


Et plus de pleurs te voyant gettera.
Mieux mon lit mol de larmes baignera,
De ses travaux voyant témoins tes yeus.

Donq des humains sont les lassez esprits


De dous repos et de sommeil espris.
J ’endure mal tant que le Soleil luit :

Et quand je suis quasi toute cassee,


Et que me suis mise en lit lassee,
Crier me faut mon mal toute la nuit175.

Jane Batchelor compare deux traductions effectuées par des


traducteurs hommes : Frederck Prokosch (1947) et Frances Lobb
(1950) à celle de Jeanne Prine (1988)176. Le premier fait précéder sa
traduction d’une présentation de la poétesse qui la montre instable,
anxieuse voire hystérique. Le second traduit le sonnet de façon
« mélodramatique » : v. 1, « en pleins chantera » - still shall cry to
thee ; v. 4, « Son long travail et souci ennuieus » - My heavy travail
and long m isery ; v. 13, « Et que je me suis mise en mon lit lassee »
- In two with grief, I seek my hateful bed. La démonstration est assez
plausible, qui montre comment, d’une extrême liberté, le poème se

175 Louise Labbé, Sonnet V, Paris, GF- Flammarion, 1986, p. 124.


176 Jane Batchelor, « Changing the Agenda : Gender consciousness in Relation to
Louise Labbé’s Sonnets », Conférence présentée dans le EST Congress de Prague,
septembre 1995, commentée par Louise von Flotow, Translation and Gender, op. cit.,
pp. 64-67.
DU W)ÉTIQIJ8 à l ’in t e r c u l t u r e l 101

l ni us l'orme en une lamentation de femme abandonnée. La traduction de


Jiunnc Prine, plus littérale, montre bien, au moyen de verbes actifs,
I énergie et le courage de Louise Labbé177.
Malgré l’intérêt de ces analyses et le côté « créatif » des traductri­
ces féministes, bien des questions toutefois n’ont pas été résolues,
voire posées par ce courant.
Dans quelle mesure, en effet, la dernière traductrice n’est-elle pas
davantage« sourcière »q u e« féministe » ? Ne s’agit-il pas plutôt dans
ce cas d’une prise de conscience générale affectant les traducteurs en
général, indépendamment de leur sexe ? Des exemples montrent en
Fiance que la tendance générale de la traduction littéraire demeure
« libre », c’est-à-dire tournée vers une traduction de type classique
(élégante, homogène, ennoblissante), quel que soit le sexe du traduc­
teur. Peut-on déduire que le modèle traductif français est patriarcal ?
C’est une question ouverte.
Rosemary Arrojo178 s’est penchée sur cette question et est arrivée
à des conclusions assez sévères mais justes en ce qui concerne la
« women translation ». D’après elle, en effet, certaines traductrices
font preuve d ’opportunisme en revendiquant des positions féministes
et trahissent l’original, en le réduisant, sous prétexte de subversion
culturelle. En voulant répondre à des théories « agressives » 179, ces
traductrices se montrent encore plus agressives dans leurs traductions,
et s’approprient les textes originaux.
La critique la plus sévère d ’Arrojo aux traductrices concerne leur
incohérence théorique. Se réclamant de Jacques Derrida pour qui
« aucune signification ne peut être “reproduite” ou “recouverte”, mais
est toujours le fruit d’une création ou re-création »1S0, ces traductri­
ces poursuivent le « mirage contradictoire d’une fidélité subversive ».
Il est sans doute intéressant de se poser des questions de type
idéologique ou culturel à propos de l’histoire des femmes et de leur
production. Mais il nous semble toutefois que, si d ’un côté, bien des
questions posées par ce courant concernent tous les domaines de la

177 Louise von Flotow, Translation and Gender, op. cit., p. 82 et sq.
178 Voir Rosemary Arrojo, « Fidelity and the Gendered Translation », 1994, TTR7
(2) : pp. 147-164.
179 Steiner, Florio.
180 Rosemary Arrojo, « Fidelity and the Gendered Translation », op. cit., p. 158.
102 D U POÉTIQUE À L ’ IN TERCULTUREL

production humaine (dont la traduction ferait partie), de l’autre, il


n’existe aucun critère sérieux pour qu’on puisse inférer une différence
sexuelle dans l’acte de traduire181. Ces femmes reprochent par
ailleurs le silence de leurs consoeurs françaises qui ont été à l’origine
de ces revendications, Hélène Cixous parmi d’autres. Toutefois, et c ’est
la critique la plus sérieuse que l’on puisse leur adresser, la méthode et
la théorie dont elles se servent ne sont pas spécifiquement « fémini­
nes », (on évoque tantôt Antoine Berman, tantôt Jacques Derrida ou la
théorie du polysystème) si tant est qu’on puisse les identifier claire­
ment.
On pourrait faire remarquer ici qu’aucune référence n ’est faite dans
leurs textes et revendications sur la croissante féminisation de la
profession en corrélation avec la perte de son prestige initial, alors
qu’elle était réservée aux hommes. Il est, en effet, aisé d ’imaginer que
lorsque les premiers traités bilingues ont été rédigés, en égyptien
pharaonique et en hittite, aux alentours de 3000 avant J.-C., l’objet de
ces textes était essentiellement commercial, et le commerce, l’apanage
des chefs, généralement masculins. Plus proche de nous, le XVIe siècle
français, s’il a connu une intense activité de traduction-création à la
suite du « programme » de Joachim Du Bellay et de sa « Défense et
Illustration de la langue française » (1549), ne présente, comme grand
nom féminin de la littérature, que la seule Louise Labbé dont les
traductions font l’objet d’études comparatives. Le X V ir siècle, grand
siècle des traducteurs, manque considérablement de femmes (ou de
mentions de femmes) et la même chose se vérifie pour les prestigieux
interprètes ou drogmans de Louis XIV182.
Il a fallu attendre le XVIIIe pour que Mme Dacier, traductrice
d ’Homère, nous laisse quelques témoignages sur les difficultés de
traduire Y Iliade et Y Odyssée, mais ses remarques très bienséantes ne
diffèrent guère de celles d’un Rivarol ou d’un Jacques Delille. La
bienséance n ’était pas plus féminine que masculine à cette époque. Une

181 La « fidélité subversive » peut se manifester chez certaines traductrices afro-


américaines par rapport aux références de couleur de certains romans.
182 Dans Jean Delisle, Les Traducteurs dans l'Histoire, op. cit., p. 282, mention est
faite de La Malinche-Dona Marina, Indienne, interprète du nahualt et de la langue des
Mayas de la côte, qui a servi d’interprète à Cortés, dont elle fut l’une des compagnes.
Un volcan éteint porte son nom.
1)11 POETIQUE À L’INTIÎRCULTUREL 103

nuire traductrice apparaît dans ce siècle, Gabrielle-Émilie Le Tonnelier


de Brcteuil, qui a traduit YÉnéide mais dont on ne possède que peu de
iraces. Il nous reste sa traduction (publiée à titre posthume en 1759 par
Voltaire) accompagnée d’un commentaire des Principes mathématiques
de philosophie naturelle de Newton, rédigés en latin183. Nous avons
pu ainsi suivre la difficulté qu’ont connue les femmes à se projeter sur
la scène artistique et culturelle, à occuper une place centrale dans le
système culturel dominant, sauf exceptions dues à une appartenance
sociale (pour les femmes de l’aristocratie) ou à la protection d’un
homme influent. Sans doute, ne connaissons-nous pas assez de
paratextes, préfaces ou lettres de femmes concernant la traduction
classique pour pouvoir traiter la question du point de vue féministe.
Ceci est vrai pour toute la production artistique ou culturelle qui va de
la Renaissance au XIXe siècle, époque de l’apparition plus visible des
auteurs femmes.

133 Jean D elisle, Les Traducteurs dans l ’Histoire, op. cit., p. 280.
2. D e l 'é t h i q u e a u s o c i o - p o l i t i q u e

2.1. La théorie du polysystèm e (translation studies)

Sans nous attarder sur la théorie du polysystème184, nous aimerions


en présenter les grandes lignes dans la mesure où cette école essaie de
systématiser l’étude de la traduction d’un point de vue global et que
son influence se fait sentir de façon progressive dans le monde de la
Iraductologie. Très éloignée de l’herméneutique et tout en servant de
repoussoir au dernier Berman, nous ne pouvons pas la passer sous
silence dans la mesure où les recherches traductologiques récentes s’en
inspirent et en empruntent des éléments.
Ses premières avancées se situent au milieu des années 70, au
moment d’un colloque international qui a eu lieu à Louvain. Partici­
pant à ce colloque des chercheurs de l’Université de Tel-Aviv (Itamar
Even-Zohar, Gidéon Toury), de l’Université de Louvain (José Lambert,
Hendrik Van Gorp), ainsi que des chercheurs néerlandais (James S.
Holmes, Van den Broeck), et des chercheurs canadiens. Cette théorie
propose une étude de la « littérature traduite » selon une vision à la
fois sociologique et linguistique. D’autres théories, qui visent à inclure
la traduction dans des pratiques socio-culturelles, existent aussi en
Allemagne et en Autriche, mais sont moins connues.
Du point de vue sociologique, ses positions sont proches de celles
de Pierre Bourdieu : la littérature traduite fait partie d’un vaste champ
(le champ culturel) soumis à un jeu de forces et de relations diverses,
comprenant lecteur, auteur, média, critiques, institutions, éditions,
librairies. Il est important de souligner que les domaines littéraire et
social s’interpénétrent à travers les institutions littéraires, les idéolo­
gies, les maisons d’édition, la critique, les groupes littéraires, ou tout
autre forme capable d’imposer des goûts ou des normes (à l’intérieur
d’une même culture). Pour Ejxenbaum, il existe des lois, des forces
(occurrences / facteurs) proches de la notion des « champs littéraires »

1MVoir Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction, op. cit., pp. 62-70.
106 D U POÉTIQUE À L ’INTERCULTUREL

de Bourdieu. Ce sont des écrivains, journalistes, critiques qui ont pour


« rôles » de renforcer ou de maintenir des formes littéraires.
Quant aux inter-relations, il s’agit, par exemple, de relations
internationales, comme les relations en Europe, appuyées sur les
notions d ’interférence, de strates, d’enjeux contradictoires ou sembla­
bles. Cette approche des phénomènes littéraires à l’intérieur d’un
système global pourrait se rapprocher des études socio-littéraires.
Les tenants de cette théorie empruntent par ailleurs les idées issues
des travaux des formalistes russes et tchèques comme Jakobson,
Tynjianov, Ejxenbaum185 et appliquent à leur « champ » le schéma
des fonctions du langage de Roman Jakobson qu’ils traduisent de la
façon suivante : émetteur = producteur (écrivain) ; destinataire = lec­
teur (consommateur) ; contexte = institution ; code = répertoire ;
contact = marché ; message = produit186.
Dans cette optique, l’école de Tel-Aviv187 se veut intéressée par la
traduction target oriented. Leur but n’est pas d’analyser les traductions
au moyen de méthodes prescriptives, mais d’étudier de façon neutre,
objective et « scientifique » la littérature traduite, qui forme partie
intégrante du « polysystème » littéraire d’une culture ou d’une nation.
La méthode est empirique et se veut libérée des schémas linguistiques
ou philosophiques, son objectif est de recourir à un examen des
conditions socio-historiques, culturelles, idéologiques qui ont fait de
telle traduction ce qu’elle est. José Lambert appelle ce type de
traduction, tournée vers la littérature d’accueil, la traduction adaptée,
par opposition à la traduction tournée vers la source, qui serait la
traduction adéquate et qui va contre l’attente du public. Selon Gidéon
Toury « dans les cas les plus rares où la traduction occupe vraiment
une position primaire dans le polysystème cible, le traducteur se sent
libre de s’écarter des normes ».

185 Participants du Cercle linguistique de Moscou, qui a précédé le Cercle


linguistique de Prague, créé en 1916.
186 On rappelle que pour Jakobson, les six fonctions du langage sont : émetteur
(fonction expressive), destinataire (fonction conative), référence (fonction cognitive ou
référentielle), code (fonction métalinguistique), canal (fonction phatique), message
(fonction poétique). Voir « Linguistique et Poétique », in Essais de Linguistique
Générale, Paris, éd. Minuit, 1963, p. 309 et sq.
187 Gidéon Toury, In search of a theory of translation, Tel-Aviv, The Porter Institute
for Poetics and Semiotics, Tel-Aviv University, 1980.
DU POÉTIQUE À L ’INTERCULTUREL 107

Ce qui s ’exprime souvent par un plus grand rapprochement à l ’égard


de la reconstruction des traits du texte source, c’est-à-dire par une
recherche d’adéquation au prix d’une incompatibilité croissante du texte
traduit qui en résulte et des normes régissant l’acceptabilité des textes (ou
même des traductions) dans le systèm e cible littéraire et / ou linguis­
tique188.

Parmi les apports de cette école, nous pouvons en signaler trois qui
nous paraissent intéressants dans la mesure où ils offrent des pistes de
recherches et d ’expérimentation nouvelles. Le premier apport consiste
ù prendre en compte la sélection des œuvres sources retenue par la
littérature d’arrivée (quel type de texte, à quelle époque, dans quelles
conditions), qui sera développé par l’étude des interférences. Le
second, qui découle du premier, consiste à analyser la façon dont la
littérature source est traduite (les normes, les comportements, les
stratégies) par rapport au système d’accueil. C’est dans ce cadre qu’il
faut étudier le répertoire (les codes, les canons), de cette littérature qui,
en général, est « périphérique » par rapport à la littérature nationale.
Le troisième apport de cette théorie est son attention portée à l’inter-
culturalité sur laquelle nous viendrons plus loin.
Cette littérature - périphérique - lors de son introduction dans la
littérature nationale, pourra occuper une position « centrale », c ’est-à-
dire, être au centre du système, ou une position « secondaire ». Dans
le premier cas, traduction et production littéraire ne sont pas distincte­
ment séparées et c ’est souvent le cas des traductions effectuées par des
écrivains de pointe (leading ) ou d ’avant-garde. En Europe, les
changements ont été assez limités, contrairement à l’Amérique Latine
(voir, par exemple, l’énorme influence de Mallarmé sur les poètes
« modernistes » et post-modernistes à travers la traduction). Lorsque
la LT (littérature traduite) occupe une position périphérique, ce
problème ne se pose pas : le traducteur s’efforcera de concentrer ses
efforts pour trouver les meilleurs modèles secondaires déjà prêts pour
traduire le texte étranger. Le résultat est souvent une inadéquation entre
la traduction et l’original ou un plus grand écart encore entre l ’équiva­
lence obtenue et l’adéquation postulée.

188 G idéon T oury, In search o f a theory o f translation, op. cit., p. 142.


108 DU POÉTIQUE À I.’INTRRCULTUHBL

Dans ce dernier cas, la littérature traduite aura tendance (c’est la


majorité des cas) à préserver le goût traditionnel, en réutilisant des
codes qui ne sont plus de mise chez les auteurs du co-système central.
Il en résulte que le traducteur « soumet ses décisions et ses solutions
aux normes qui s’inspirent déjà de ce qui a été institutionnalisé dans
le pôle cible avec une diminution quasi automatique de l’attention
prêtée aux relations textuelles de la source »189. Dans ce cas, la LT
devient un facteur important de conservatisme, elle se laisse dépasser
largement par la littérature d ’arrivée qui a rejeté les normes dominantes
(les traductions en France, par exemple, offrent un bon exemple de
« classicisme » en décalage avec la production contemporaine d’un
Claude Simon, d’un Georges Perec, d’un Guyotat...)190. Le paradoxe
qui se révèle ici est que la traduction, au lieu d’apporter des idées ou
des formes nouvelles, devient un moyen de préserver le goût tradition­
nel bien que les choses ne soient pas si simples et qu’on puisse
retrouver différentes strates dans la littérature traduite, certaines
innovantes d’autres conservatrices - hétérogène, elle a diverses origines
culturelles.

C’est dans ce sens que Gidéon Toury emploie le concept de norme :

Comme toute autre activité comportementale, la traduction est


nécessairement sujette à des contraintes de types et de degrés variés.
Jouissent d ’un statut spécial parmi ces contraintes les normes - ces
facteurs intersubjectifs qui sont la « traduction » de valeurs ou d’idées
générales partagées par un certain groupe social quant à ce qui est bien
et mal, approprié ou inapproprié, - en instructions opérationnelles
spécifiques qui sont applicables à des situations spécifiques pourvu que
ces instructions ne soient pas encore formulées comme des lois191.

189 Gidéon Toury, In search o f a theory of translation, op. cit., ibidem.


190 Jakobson aurait parlé de « coexistence » et non pas de hiérarchie (voir
« Linguistique et Poétique », in Essais de Linguistique Générale, op. cit.).
191 « Literary translation, like any other behavioural activity, is subject to
constraints o f various types and degrees (...) as the translation of general values or
ideas shared by a certain community - as to what is right and wrong, adequate and
inadequate - into specific performance instructions appropriate for and applicable to
specific situations, providing they are not (yet) formulated as laws. », Gideon Toury,
In search o f a theory o f translation, op. cit., pp. 83-84.
D ll POfrriQUU À L’ lNTliRCULTUREL 109

Dès lors on peut dire que ces normes en matière de traduction


Kcrve.nl de modèle à partir duquel des textes seront choisis pour être
irmluits et des traductions seront réellement formées et formulées,
l'n im i ces normes « translationnelles », il y a ce que Gidéon Toury
uppelle la « norme initiale » :

Avant de me mettre à discuter les implications de la soumission du


traducteur aux normes opérationnelles pour sa traduction, je voudrais
introduire un concept supplémentaire, que j ’appellerai pour l’instant, faute
d’un meilleur terme, « la norme initiale ». Cette notion des plus
importantes est un moyen utile pour dénoter le choix de base du
traducteur entre deux alternatives opposées qui dérivent des deux
éléments constitutifs majeurs de la « valeur » en traduction littéraire
mentionnés plus haut : il se soumet soit au texte original, avec ses
relations textuelles et les normes qu’il exprime et qui y sont contenues,
soit aux normes linguistiques et littéraires à l’œuvre dans la langue cible
ou dans le polysystème littéraire cible ou dans une section de celui-
c i192.

Cela est déjà une thèse de Humboldt : « Chaque traducteur doit


immanquablement rencontrer l ’un des deux écueils suivants : il s’en
liendra avec trop d ’exactitude ou bien à l’original, aux dépens du goût
et de la langue de son peuple, ou bien à l’originalité de son peuple,
aux dépens de l’œuvre à traduire. »193
La méthodologie employée ici s’appuie sur la comparaison des deux
polysystèmes, source et cible ainsi que des descriptions systématiques
complètes et précises des deux langues. Gidéon Toury procède à
l’analyse de M ax und M oritz de Wilhelm Busch au cours de la période

1,2 « Before turning to discuss the implications o f the translator's commitment to the
operational norms for his translation, I would like to introduce one additional concept
which, for the time being, I shall call, fo r lack o f a better label, the ‘initial norm’. This
most important notion is a useful means to denote the translator’s basic choice
between two polar alternatives deriving from the two major constituents of the
« value » in literary translation mentioned earlier : he either subjects himself to the
original text, with its textual relations and the norms expressed by it and contained
in it, or to the linguistic and literary norms active in TL and in the target literary
polysystem, or a certain section o f it. », Gideon Toury, In search of a theory of
translation, op. cit., pp. 87-88.
193 Cité par Antoine Berman, L ’Epreuve de l ’étranger, op. cit., p. 9.
110 Du POÉTIQUE À L ’ INTERCULTUREL

qui va du XIXe à nos jours en caractérisant les diverses traductions en


hébreu selon les « exigences » de chaque période (y compris la
donnée : livre pour enfants). A chaque époque, les transformations
correspondent aux normes, celles de la culture juive des XIXe et XXe
siècles. Pour que la traduction soit acceptée, le traducteur doit opérer
des transformations à tous les niveaux. Le système de transformations
correspond donc à l’intériorisation de ces normes qui peuvent varier,
bien sûr, selon les exigences du polysystème littéraire et culturel
récepteur.

La littérature traduite, dit Gidéon Toury, après Even-Zohar, est


seconde dans le sens où elle n ’exerce pas d’influence sur « les
processus majeurs et se modèle sur des normes déjà conventionnelle­
ment établies déjà selon un type dominant... ». Nous pouvons être
d ’accord avec Antoine Berman qui conteste l’idée de « secondarité »
de la littérature traduite, dans la mesure où le même Gidéon Toury
parle de choix de la norme translationnelle194. De plus, poursuit
Antoine Berman, cela entraîne une négation du rôle créateur et
autonome du traduire dans l’histoire occidentale et une cécité devant
l’unicité de l’Histoire. Nous poumons citer, à titre de contre-exemple,
l’influence de la traduction de Poe par Baudelaire dans le surgissement
du poème en prose chez le poète français qui à son tour a influencé
d’autres poètes comme Mallarmé, Rimbaud et autres. Ou, comme le
suggère Blanchot, l’influence de la traduction des œuvres de Heming­
way sur la littérature française contemporaine. Récemment, l’on peut
citer Ezra Pound et la poésie vorticiste à partir de ses traductions du
chinois. Antoine Berman conteste également l’idée de la translation
littéraire comme un processus d’intégration automatique au polysys­
tème littéraire. De plus, la notion d’acceptabilité que doit chercher tout
traducteur le pousserait à neutraliser la littérature étrangère conformé­
ment aux normes de la culture d’accueil. Accepter ce fait voudrait dire
renoncer à toute créativité. La littérature étrangère cesse à ce moment
d’être une révélation, le traducteur devant se plier à l’état (relatif)
d’ouverture ou de fermeture de la culture réceptrice, ce qui nie toute
autonomie du traduire. Antoine Berman va jusqu’à dire que cette thèse

194 Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, op. cit., p. 53.
DU POÉTIQUE A I.’ INTIÎRCULTUREL 111

nie toute l’histoire occidentale de la traduction où la prise en compte


des normes n ’a pas empêché la vérité autonome de la tâche du
traduire. Gidéon Toury a, il est vrai, rajouté des articles à ses thèses
précédentes : « The Translaîor as a Nonconform ist-to-be » ou « H ow
to train translators so as to violate translational norms. »195
Le troisième apport de cette théorie, évoqué plus haut et qui est au
centre de bien des travaux actuels de traductologie, porte sur l’aspect
interculturel de la traduction.
Ainsi, il faut reconsidérer la possibilité même de traduire. En effet,
il n’est pas bien intéressant de « découvrir » qu’il y a toujours une très
basse probabilité pour que l’ensemble traduit soit identique à l’original.
La question à poser est : dans quelles circonstances et de quelle
m anière particulière, un texte b est à m ettre en relation avec un texte
a ? En second lieu, la possibilité de traduire, soit la traductibilité (ou
Iraduisibilité), n’est pas seulement un principe technique, le résultat de
ce qui est déterminé par les contraintes sémiotiques opérant sur les
mveaux systémique / intersystémique. Il s’agit d’un processus général,
déterminé par sa propre nature, dont voici la loi, qui comme toutes les
lois, s’énonce de façon axiomatique, donc difficile à comprendre au
premier abord :

Soit un système B d’accueil (c’est-à-dire la langue / littérature


d’arrivée), que ce soit à l’intérieur d ’un même polysystème ou d ’un autre
- selon qu’il est stable ou menacé, et qu’il est fort ou faible vis-à-vis
d’un système source A.
Soit un système source A (c’est-à-dire, le système langue / littérature
de départ) ;
Un texte d ’arrivée B sera produit selon des procédés de transfert en
plus des contraintes imposées par les relations internes au polysystème
d’arrivée ; tous gouvernant le répertoire de fonctions existantes ou non
existantes du polysystème d ’arrivée et tous gouvernés par lui.
Le phénomène de la traduction ne peut s’envisager séparément du
phénomène des contacts entre cultures196.

195 Gidéon Toury, Angewandte Übersetzungs W issenschaft, Arhus / Dänemark, Sven


Olaf Poulsed et Wolfram Wilss ed., 1980, pp. 180-194.
196 Ainsi, si un polysystème d’arrivée est faible vis-à-vis d’un polysystème source,
des fonctions non-existantes dans le polysystème d’arrivée peuvent être « apprivoi­
sées » (annexées) à la condition que la position du système traduit à l’intérieur du
112 D U POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

Autrement dit, tous les éléments du système sont à prendre en


compte, notamment l’aspect culturel (et sûrement l’aspect politique).
La deuxième conséquence est qu’à partir du moment où des
procédés « translationnels » sont à l ’origine de certains produits dans
un système d’arrivée et à partir du moment où ils sont censés être
impliqués dans des processus de transferts en général, il n’y a pas de
raison pour limiter l’examen des relations translationnelles aux seuls
textes réalisés197. En d’autres termes, il faut envisager la traduction
à l’intérieur d’un processus plus large d’échanges (d’interférences) et,
à l’inverse, considérer comme des procédés translationnels, l’ensemble
des procédés de transferts (mode ? technologie ? langues enseignées
dans les écoles ?). L’entreprise est vaste et le modèle très ambitieux.
Cette école, si l’on peut l ’appeler ainsi, a fait des disciples un peu
partout dans le monde et donne l’impression d’être très éloignée des
traductologues français (d’inspiration allemande). Les recherches
actuelles font preuve d’un fort syncrétisme en soumettant le corpus de
la littérature traduite aux « tendances déformantes de la traduction
ethnocentriste » d’Antoine Berman et ce, en les intégrant dans un
projet stratégique où ce qui est visé est la « littérarité », c’est-à-dire,
l’adéquation aux canons établis198.

polysystème soit centrale. Par exemple, le système français est intervenu dans le
système russe au niveau de la littérature, de la culture et du langage (opposition
système fort / faible), durant le XIXe siècle. L’hébreu a utilisé le répertoire russe
(après l’installation des Juifs en Palestine), qui est peu à peu passé du centre à la
périphérie, se maintenant dans certaines formes (poésie politique, poésie populaire et
enfantine, poèmes pour enfants).
157 En gros, on ne peut séparer les textes qui exercent une influence des textes qui
sont traduits sans exercer d’influence (interférences de A sur B). Comment autrement
expliquer le fait que certaines fonctions existantes dans le système B n’apparaissent
pas dans la traduction ; faut-il les considérer comme des options du traducteur ? Ne
pas tenir compte de l’ensemble du processus de transfert amène à rattacher les théories
de la traduction à d’autres disciplines (poétique contrastive, sémiotique, etc.).
I9! Voir, par exemple, Laurence Malingret, Stratégies de traduction : Les Lettres
hispaniques en langue française, Artois Presses Université, 2002.
Du B oftrigiT E À l ’in t e r c u l t u r e l 113

2.2. Le postcolonialism e dans la République m ondiale des


lettres lw

Égalité et inégalité des Langues

Le mot postcolonialism e, dont le signifié est à la fois multiple et


mouvant200, n’est pas nécessairement lié aux problèmes théoriques
{le la traduction, mais il ne leur est pas étranger, et c ’est pourquoi nous
aimerions intervenir ici essentiellement dans un domaine de la
Iraductologie actuelle, à tendance sociologique, lié aux rapports de
lorce entre les grands ensembles linguistiques qui, eux-mêmes,
constituent souvent la trace des empires coloniaux, voire un héritage
colonial.
La relation entre postcolonialisme et système mondial de la
traduction n’est en outre pas nécessairement univoque. L ’échange
inégal que l’on perçoit dans le flux mondial des traductions, le fait que
l’on traduise aujourd’hui surtout à partir de l’anglais, de l’allemand ou
du français, peut-il en effet être mis en relation mécanique avec les
situations de postcolonialisme ? On a du mal à l’affirmer lorsque l’on
voit le faible taux de traductions à partir de l’espagnol (1-3%) ou du
portugais (moins de 1%), langues dont le statut international est
évidemment lié à l’histoire des empires coloniaux, et le taux plus
important de traductions à partir de l’allemand (10-12%), alors que la
période coloniale allemande a été brève et sans lendemain. C’est dire
que la colonisation a certes été un facteur déterminant dans l’expansion
des langues, mais un facteur parmi d’autres. Toutes les anciennes
langues de colonisation ne tirent pas, de la colonisation, un statut
international particulier, et toutes les langues qui ont un statut
international ne sont pas nécessairement des langues coloniales.
On pourrait ici évoquer la distinction proposée par Calvet (1999)
entre acclim atem ent et acclim atation linguistiques. On parle en

199 Ce chapitre a bénéficié de la collaboration de Louis-Jean Calvet, auteur, entre


autres, de Pour une écologie des langues du monde, Paris, Pion, 1999.
200 On distingue notamment trois courants d’études dans le domaine : (1) Post­
independence studies ; (2) Post-European colonization studies ; (3) Post-relations
studies, voir Douglas Robinson, « Postcolonial Studies, Translation Studies »,
Translation and Empire, Manchester, St. Jerome publishing, 1997.
114 D U POÉTIQUE À L ’INTERCULTURHI.

écologie d ’acclimatement lorsqu’une espèce (animale ou végétale)


déplacée survit, qu’elle s’adapte pour résister aux changements
climatiques par exemple, et d’acclimatation lorsque cette espèce non
seulement survit m ais aussi se reproduit. Il en va de même pour les
langues déplacées. Le néerlandais a connu, à l’époque coloniale dans
les Indes néerlandaises, une période d ’acclimatement sans lendemain,
sans acclimatation (on ne parle plus aujourd’hui cette langue en
Indonésie), tandis que le portugais et l’espagnol nous fournissent deux
bons exemples d’acclimatation en Amérique Latine. Le fait colonial ne
donne donc pas nécessairement à la langue du colonisateur un statut
international. A l’inverse, certaines langues véhiculaires, dont l’expan­
sion repose sur des facteurs en partie commerciaux, peuvent devenir
internationales (i.e. officielles dans plusieurs pays) sans pour autant
avoir été des langues coloniales : c’est le cas du malais en Indonésie,
à Singapour et en Malaisie.
Dans un article récent, Pascale Casanova201 part de l’affirmation
selon laquelle la traduction est « ordinairement définie comme le
déplacement d’un texte d’une langue à l’autre, dans le cadre d’un
“échange linguistique égal” », affirmation reprise trois fois dans la
même page : « la traduction littéraire (...) présuppose l’existence de
langues nationales égales et juxtaposées », « on aurait affaire à une
juxtaposition d’univers autosuffisants, fermés et irréductibles les uns
aux autres, et de langues égales, séparées et autarciques. » Or, il y a
dans cette définition deux propositions indépendantes, l’une selon
laquelle la traduction est un « déplacement d’un texte d’une langue à
l’autre », qui n’est guère contestable, même si elle ne constitue,
comme on a pu le voir jusqu’ici, qu’une des définitions possibles de
la traduction, et l’autre selon laquelle ce déplacement s’effectue dans
le cadre d’un « échange linguistique égal », c’est-à-dire d’une
réciprocité, et qui est notoirement discutable. Ce faisant, Pascale
Casanova part d’une affirmation partielle (mais donnée comme
« ordinairement » admise) pour ensuite démontrer qu’elle ne se vérifie
pas, ce qui lui permet d’« enfoncer une porte ouverte » en affirmant
que la traduction est un échange inégal. Peut-être, les études traducto-
logiques qui s’intéressent à des analyses microstructurelles (linguis­

201 « Consécration et accumulation du capital littéraire », Actes de la recherche en


sciences sociales, n. 144, septembre 2002, pp. 7-20.
DU P O ÎT lQ llli À L’INTEKCULTUKEL 115

tiques, poétiques) ont-elles amené l’auteur à inférer que ces recherches


postulaient une égalité entre langue de départ et langue d’arrivée, ce
qu’aucune étude sérieuse, fût-elle littéraire ne saurait admettre : il suffit
de songer à Cicéron, le premier « traductologue », au premier siècle
uvant J.-C., pour qui la traduction-imitation doit produire des textes
latins de poids égal de l’original grec, donc permettre à l’Empire
romain la création d’un « capital culturel » comparable au grec et sans
aucune réciprocité.
Avant d’analyser plus en profondeur les positions de Pascale
Casanova, il ne serait pas inutile d’évoquer ceux pour qui les langues
ont un statut comparable, sinon égal. Pascale Casanova déplace le
problème et bouleverse ainsi le point de vue de la science linguistique,
pour qui l’existence de la traduction implique d’abord le fait que l’on
puisse traduire, c’est-à-dire que l’on puisse passer d’une langue à
l’autre. Cette proposition, qui s’apparente fortement à une tautologie,
a fait cependant couler beaucoup d’encre. Sans remonter jusqu’aux
travaux de George Steiner202 ou des linguistes comme Roman
Jakobson203, Georges Mounin204, Eugene Nida205 parmi d’autres,
sur les problèmes théoriques de la traduction, il faut rappeler que
certains chercheurs se réclamant de la linguistique générative trouvent
aujourd’hui dans cette possibilité de traduire une preuve de l’existence
d ’une grammaire universelle. Mark Baker par exemple, dans un livre
récent, après avoir rappelé le rôle des Navajos pendant la seconde
guerre mondiale, ces « code talkers » dont la langue servait de code
secret pour éviter que les messages de l’armée américaine ne soient
compris par les Japonais, pose l’existence de ce qu’il appelle « the
code talkers paradox », le paradoxe de « code talkers », qui tient selon
lui en deux points :
1. La langue navajo est très différente du japonais (ou de l’anglais),
sinon l’ennemi aurait compris les messages des « code talkers ».

202 George Steiner, After Babel, op. cit.


203 Roman Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction », Essais de
Linguistique Générale, op. cit.
204 Georges Mounin, Les Problèmes théoriques de la traduction, op. cit.
205 Eugene Nida, Language Structure and Translation, Stanford, California, Stanford
University Press, 1975.
'I

116 D U POÉTIQUE À L’INTERCULTUREI,

2. Elle est pourtant très proche de l’anglais puisqu’on peut traduire


avec précision d’une langue vers l’autre.
Donc « Apparently English and Navajo - o r any other two lan­
guages - are not products o f incommensurable w orld views after a li
They must have some accessible common denom inator »206.

Ce n ’est bien sûr pas la première fois que l’on se pose le problème
de la traductibilité entre les langues ni celle de l’existence des
« universaux du langage ». Nous avons cité Steiner, repris par Mounin,
et, plus près de nous, Claude Hagège (après Noam Chomsky) a noté
qu’« il est universellement possible de traduire »... « Il faut bien que
les langues aient de sérieuses homologies pour pouvoir ainsi être
converties les unes dans les autres, (...) la traduction est la seule
garantie que nous ayons d’une structure sémantique au moins en partie
commune à toutes les langues »207.
Par là-même, Claude Hagège ouvre la possibilité de considérer que
ces « ressemblances », cette unité partielle tiennent à ce qu’il appelle
le milieu socioculturel, en d’autres termes que l’on peut traduire d’une
langue vers l’autre parce qu’au bout du compte les gens qui les
utilisent parlent du même monde, de pratiques comparables, ont les
mêmes besoins physiologiques, qu’ils soient colonisateurs ou colonisés.
Mark Baker, pour sa part, voit dans cette traductibilité la preuve que
les langues du monde ont beaucoup plus de choses en commun qu’il
n’y paraît. Pour lui, ce sont les concepts de principes et param ètres qui
permettent de rendre compte à la fois des différences entre les langues
et de leurs ressemblances. L ’idée est que toutes les langues sont des
combinaisons d’un nombre fini de principes de base auxquels
l’application de certains paramètres donnerait les différentes langues :
« It seems there are deep underlying principles that determine what
properties can and cannot occur together in natural languages. »208

S’il existe, donc, quelque chose de comparable entre les langues


dans la traduction, cela relève donc du linguistique. Mais le problème
de l’égalité des langues est tout autre. Dès qu’on aborde le niveau

206 Mark Baker, The Atoms of Language, New York, Basic Books, 2001, p. 11.
207 Claude Hagège, La Structure des langues, Paris, PUF, 1982, p. 10.
208 Mark Baker, The Atoms of Language, op. cit., p. 35.
OU POÉTIQUE À L’ INTERCULTUREL 117

sociolinguistique, les langues ne sont pas « égales », elles sont


profondément « inégales », et la question théorique du statut de la
traduction ne peut être abordée que dans le cadre de cette inégalité.
Parler de traduction et de « capital linguistique » implique donc que
l’on se donne d’abord un modèle des rapports entre les langues du
monde et que l’on étudie ensuite, dans le cadre de ce modèle, les flux
concrets de traductions ainsi que les choix des traducteurs, deux
approches qui ont déjà été réalisées et que nous nous contenterons
donc de rappeler ci-dessous.
Si les langues du monde sont égales « en dignité », il va de soi
qu’elles n’ont pas le même nombre de locuteurs, qu’elles n’ont pas le
même statut (langues officielles, langues internationales, etc.), qu’elles
n’ouvrent pas aux mêmes possibilités communicatives, en bref, qu’elles
ne pèsent pas du même poids.
En effet, autour d’une langue hyper-centrale (l’anglais), dont les
locuteurs natifs ont une tendance forte au monolinguisme, gravitent
une dizaine de langues super-centrales (le français, l’espagnol, l’arabe,
le chinois, le hindi, le malais, etc.) dont les locuteurs, lorsqu’ils
acquièrent une autre langue, ont tendance à acquérir soit l’anglais
(bilinguisme « vertical ») soit une langue de même niveau (bilinguisme
« horizontal »). Autour de ces langues super-centrales gravitent à leur
tour cent à deux cents langues centrales qui sont elles-mêmes les
pivots de la gravitation de quatre à cinq mille langues périphériques.
À chacun des niveaux de ce système, se manifestent deux tendances,
l’une vers un bilinguisme « horizontal » (acquisition d’une langue de
même niveau que la sienne) et l’autre vers un bilinguisme « vertical »
(acquisition d’une langue de niveau supérieur) - ces deux tendances
constituent le ciment du modèle.
On voit que ce modèle « gravitationnel » (terminologie de Louis­
Jean Calvet) se propose de rendre compte du versant linguistique de
la mondialisation, ou des effets de la mondialisation sur les rapports
entre les langues, et qu’il confirme ce que nous écrivions plus haut,
l’inégalité de fait entre les langues.
118 D U POÉTIQUE À L ’ 1NTERCU LTU REL

S’inspirant également des travaux de De Swaan, Johan Heilbron209


a pratiqué une approche sociologique de la traduction, en s’appuyant
sur des chiffres fournis par l’UNESCO qui montrent que :
- 40% des ouvrages traduits dans le monde le sont à partir de
l’anglais.
- Les ouvrages traduits à partir du français, de l’allemand et du
russe représentent chacun de 10 à 12% de l’ensemble, ce qui signifie
que les 3/4 des traductions viennent de quatre langues.
- Les traductions de l’italien, de l’espagnol, du danois, du suédois,
du polonais et du tchèque représentent chacune entre let 3% des livres
traduits.
- Viennent ensuite, loin derrière, les traductions du chinois, du
japonais, de l’arabe et du portugais.
- À l’inverse, sont des traductions, moins de 5% des ouvrages
publiés aux USA et en Grande-Bretagne, entre 10 et 12% des ouvrages
publiés en français et en allemand, entre 12 et 20% des ouvrages en
italien et en espagnol, 25% des ouvrages en suédois ou en néerlandais,
etc.
On voit donc qu’il y a une certaine analogie, mais inversée, entre
ces chiffres et le modèle gravitationnel : plus une langue est centrale
et plus on traduit à partir d’elle, mais moins on traduit vers elle. Lia
Wyler convient de ce constat à propos du Brésil :

Au Brésil, contrairement aux États-Unis, on compte par milliers les


traducteurs qui transposent en portugais les informations du premier
monde, qui alimenteront les divers secteurs de la vie nationale, particuliè­
rement ceux qui touchent à la production, à la reproduction et à la
communication du savoir (...). Au Brésil, étant donné son poids, plutôt
que source de plaisir et d ’exotisme, la traduction est, depuis quatre siècles
un véhicule d’acculturation210.

209 Johan Heilbron, Towards a Sociology o f Translation, European Journal of Social


Theory, London, Thousand Oaks, Sage Publications, 1999. Abram de Swaan, « The
Emergent World Language System », International Political Science Review, vol. 14,
n. 3, San Francisco State University, july 1993, pp. 429-444.
210 Lia Wyler, A tradução no Brasil, Mémoire de Maîtrise, Rio de Janeiro, UFRJ,
1995, p. 28.
I)U POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL 119

Cependant, cette inégalité constitutive du système mondial de la


traduction n’est pas entièrement juste puisque l’on traduit peu du
chinois, de l’arabe, du portugais, du japonais, de l’hindi ou du malais :
« les langues les plus parlées (ne sont) pas nécessairement celles dont
on traduit le plus »2n, mais celles dont on traduit le plus (anglais,
français, allemand) sont à la fois parmi les plus parlées et parmi celles
qui jouissent d ’un statut dominant. Pour De Swaan212, par ailleurs,
les langues centrales sont celles qui sont parlées par le plus grand
nombre de polyglottes et non pas par les locuteurs nationaux. C’est ce
que semble penser Douglas Robinson :

English is today the lingua franca because o f a century and a half o f


first British and then American political, economic, military and cultural
world dominance. The language o f the imperial centre, disseminated to
the peripheries o f the empire as the language o f power, culture and
knowledge, will not only be spoken by more people than the indigenous
languages o f peripheries ; it will also carry an unconscious power­
charge, an almost universal sense that those who speak and write in this
language know more and control more than those who do n ’t213.

Cette situation dans laquelle plus une langue est centrale dans le
systèm e gravitationnel et moins l ’on traduit vers elle va avoir des
retombées sur la diversité de l’information scientifique. Imaginons un

211 Louis-Jean Calvet, Inès Oseki-Dépré, « Mondialisation et traduction, le rapport


inverse entre centralitc et diversité », in La traduction : outil d ’uniformisation ou de
différenciation culturelle, (conférence à l’Université de Kaslik), Kaslik, Liban, 2002.
Conférence non publiée.
212 Abram de Swaan, « The Emergent World Language System », International
Political Science Review, op. cit., cité par Heilbron.
213 « Aujourd’hui l’anglais est devenu la lingua franca en raison d’un siècle et demi
de domination britannique d’abord, américaine ensuite sur les plans politique,
économique, militaire et culturel. La langue du centre impérial, disséminée vers les
périphéries de l’empire en tant que langage du pouvoir, de la culture et de la
connaissance, ne sera pas seulement parlée par plus d’individus que les langues
indigènes et périphériques : elle transportera également une charge inconsciente de
pouvoir, une signification presque universelle selon laquelle ceux qui parlent et
écrivent dans cette langue savent davantage et ont davantage de contrôle que ceux qui
ne le font pas. » in Douglas Robinson, « Power Differentials », Translation and
Empire, op. cit., p. 35.
120 DU POÉTIQUE À L ’INTERCULTUREL

instant que le système actuel évolue vers sa propre caricature, qu’on


ne traduise plus du tout en anglais et uniquement à partir de l’an­
glais214.
Dans un premier temps (avant que tous les habitants de la planète
ne se mettent éventuellement à écrire dans la langue hypercentrale,
l ’anglais), les productions scientifiques centrales ou périphériques
continueraient d’exister, mais sans communication entre elles, n’étant
informées que sur la recherche en anglais ou traduite de l’anglais,
tandis que la science en anglais perdrait de plus en plus de sources
d’information et tendrait à s’appauvrir, appauvrissant du même coup
les sciences « périphériques ». Autrement dit, la centralité exacerbée,
dans son versant traductologique, constituerait non seulement un risque
pour la diversité mais aussi un risque pour la qualité même de la
science et, de façon plus large, un danger de disparition de l’ensemen­
cement mutuel des cultures du monde.

Ces rappels étant effectués, si on peut dire comme Pascale Casanova


que la traduction procède d’un « échange inégal » entre le centre et la
périphérie, il convient de préciser que, d’un côté, le centre n’est pas
donné une fois pour toutes et que, de l’autre, cet échange inégal peut
être, à terme, létal pour les cultures du centre.

The very terms o f the « translation o f empire », in fact, mean that the
centre moves over the centuries from Athens to Rome to Paris to London
to New York, and the periphery at any given historical moment is
whatever outlying regions radiate out from the current centre. But the
translatio imperii is above all an attempt to transcend that historical
motion by thinking o f all successive centres as “the centre" — by treating
empire as a stable and universal phenomenon even in all its historical
change215.

214 Douglas Robinson, « Power Differentials », op. cit., ibidem.


215 « Le véritable sens de “translation de l ’empire”, en réalité, est que le centre se
déplace durant les siècles d’Athènes à Rome, à Paris, à Londres, à New York, et que
la périphérie à tout moment historique devient les régions en dehors du centre habituel.
Mais la translatio imperii, c’est surtout une tentative de transcender ce moment
historique en considérant tous les centres successifs comme « le centre » - en traitant
l’empire comme un phénomène stable et universel malgré tous les changements
historiques ». Eric Cheyfitz, The Poetics o f Imperialism, Translation and Colonization
DU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL 121

Nous avons (Calvet / Oseki-Dépré, 2002) souligné précédemment


que de la relation inverse entre la centralité d’une langue et le taux de
traduction vers cette langue découlaient deux conséquences :
- Le fait que les cultures centrales sont les plus diffusées, ce qui est
une évidence.
- Le fait, moins évident ou moins clairement perçu, que ces cultures
centrales sont moins informées sur la production des cultures périphéri­
ques que l’inverse216 : c ’est, encore une fois, le paradoxe de la
langue source dominante.

Si nous quittons un instant le domaine littéraire pour revenir à celui


des publications scientifiques, nous savons que les références à des
sources en langues étrangères sont de 25% dans les publications
américaines, entre 40 et 71% dans les publications européennes ou
japonaises, entre 70% et 90% dans les publications des pays en voie
de développement217. Ce qui nous permet d’avancer un jeu de mots
bilingue jouant sur quotation (en anglais « citation ») et cotation : plus
une langue est cotée dans le système gravitationnel et plus on cite des
textes dans cette langue.
Pour Johan Heilbron et Gisèle Sapiro, la traduction ne doit pas être
analysée du point de vue de ses rapports au texte-source mais du point
de vue de ses apports à la culture cible, dans « un espace de relations
internationales, constitué à partir de l’existence des États-nations et des
groupes linguistiques liés entre eux par des “rapports de concurrence
et de rivalité” »218, ce qui les rapproche à la fois des positions
exprimées par Heilbron dans son article de 1999 et de celles de
Casanova. Mais leur position appelle deux remarques :
- Leur référence aux États-nations est un fait conjoncturel, et
l’exemple que nous venons d’évoquer de la succession de traductions
du grec vers le syriaque, puis du syriaque vers l’arabe, puis de l’arabe
vers le latin, n ’a rien à voir avec cette notion contemporaine. Les
indépendances des anciennes colonies ont certes donné naissance à des

from the Tempest to Tarzan, New York, Oxford University Press, 1997.
216 Calvet / Oseki-Dépré, op. cit., p. 37.
217 Thomas Schott, « The world scientific community : globality and globalisation »,
in Minerva, 29, 1991, pp. 440-462.
218 Johan Heilbron, Towards a Sociology o f Translation, op. cit., p. 4.
122 DU POÉTIQUE À L’INTERCULTURIU.

États, dont il est trop tôt pour affirmer qu’ils constituent des nations.
Mais si l’on peut admettre que ces États doivent être une partie
constituante de l’analyse des situations postcoloniales, cela ne signifie
en rien que les flux de traduction et l’inégalité dont ils témoignent
soient liés à l’existence d ’États.
- Les auteurs ne définissent pas vraiment ce qu’ils entendent par
« groupes linguistiques », syntagme que l’on peut prendre en deux
sens différents, soit comme groupes de langues (les langues romanes,
germaniques, sémitiques, etc.) soit comme X-phonies au sens où les a
définies Calvet219.

Langue et Culture

Le travail de Pascale Casanova a donc le grand mérite de poser les


questions traductologiques dans une dimension globale sans pour
autant négliger les aspects proprement littéraires de la littérature
traduite220.
L’attention portée à la littérature la conduit sur les pas de Goethe et
de la W eltliteratur qui, comme nous l’avons vu, se définit comme « un
commerce d’idées entre les peuples, un marché mondial littéraire, sur
lequel les notions échangent leurs trésors spirituels », comparable à un
Weltmarkt.
L ’idée de départ, confortée par Paul Valéry, est celui d’un « mar­
ché », c ’est-à-dire d’« un espace où circulerait et s’échangerait la seule
valeur reconnue par tous les participants : la valeur littéraire »221.
C’est dans cette optique que la traduction acquiert un poids primordial.

215 « Si nous considérons que les langues en jeu (arabe, espagnol, français,
portugais) sont en quelque sorte solidaires dans le versant linguistique de la
mondialisation (...), alors une politique linguistique commune à deux ou plus de deux
Xphonies doit prendre en compte non seulement les langues définissant ces Xphonies
(langues supercentrales) mais aussi celles qui gravitent autour d’elles (langues
centrales ou périphériques). » Louis-Jean Calvet, Le Marché aux langues, Paris, Pion,
2000, pp. 195-202.
220 Voir La République mondiale des Lettres, op. cit.
221 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 27.
DU POÉTIQUE À L’ INTERCULTUREL 123

Selon Paul Valéry, en effet, dans « La liberté de l’esprit »222, la


culture fonde un « capital », constitué par « des choses, des objets
matériels, livres, tableaux, instruments, etc., qui ont leur durée
probable, leur fragilité, leur précarité de choses ».
Nous savons, en effet, que depuis les Romains, et c’était l’un des
objectifs de Cicéron, ce capital se constitue par l’importation, par la
traduction, voire par l’imitation des modèles. C’est également dans ce
sens qu’ont œuvré les poètes de la Pléiade au XVIe siècle, mais aussi
tous les mouvements non seulement littéraires mais aussi politiques et
économiques du monde. La langue, accessible grâce aux bilingues ou
polyglottes, est donc le moyen par lequel va se constituer une des
valeurs culturelles reconnues, la littérature.
Héritière des positions de Pierre Bourdieu, Pascale Casanova tente
ainsi, dans un premier temps, de définir les flux littéraires qui
s’opèrent au moyen de la traduction, sur le plan international. La
deuxième question importante qu’elle évoque est le rapport de tension
entre les pôles conservateur et novateur qui caractérise toute littérature
non plus à l’extérieur mais à l’intérieur de chaque aire culturelle. Dans
un troisième temps, l’auteur analyse l’apparition de la littérature
traduite sur la scène mondiale.
Pascale Casanova part de l’hypothèse - vraisemblable - que dans
l’économie mondiale, et quel que soit le nombre d’usagers d’une
langue, des centres se constituent par l’accumulation du capital culturel
et politique, du prestige de sa littérature et de sa culture et, d’après ses
recherches, Paris s’est maintenu jusqu’ici en quelque sorte comme « le
centre du monde », concurrencé par Londres ou par New York. En
désignant Paris, son hypothèse se démarque sur ce point de celle
proposée par Abram de Swaan223 pour qui une langue est d’autant
plus centrale qu’elle est parlée par des locuteurs non nationaux
concernant la centralité des langues (ce qui est le cas de l’anglais) :

Il y a donc une valeur littéraire attachée à certaines langues ainsi que


des effets proprement littéraires, liés notamment aux traductions, qui sont

222 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothè­
que de la Pléiade, tome II, 1960, p. 1090,
223 « The Emergent World Language system », International Political Science
Review, op. cit.
124 DU POÉTIQUE À L’INTEKCULTURKI.

irréductibles au capital proprement linguistique attaché à une langue, au


prestige lié à l’emploi d 'une langue dans l’univers scolaire, politique,
économique...2,,t

Cette valeur dépend de l’histoire de la langue, de la nation politique


et de la littérature, laquelle s’élabore au travers la multiplicité de ses
auteurs et des formes poétiques et narratives employées.
A l’instar de De Swaan, toutefois, Pascale Casanova propose qu’on
mesure la littérarité (entendue comme puissance et prestige de la
littérature) au nombre de médiateurs polyglottes qui la relayent (les
éléments du champ culturel, éditeurs, critiques, chercheurs...) et au
nombre de traducteurs littéraires qui la pratiquent. C’est ainsi qu’elle
en vient à proposer - non pas les pays anglo-saxons - mais la France
et particulièrement Paris comme le centre de ce système culturel
mondial, centre d’attraction, centre de passage, centre de rayonnement,
qu’elle estime supérieur à celui des autres capitales. Cela pour
plusieurs raisons, liées non seulement à la concentration d’artistes dans
cette ville, mais également à l’hégémonie historique de la France (ses
colonies, ses relations internationales) dont la langue (littéraire) et
1’État ont été intimement liés dès le départ, comme l’attestent les
mouvements littéraires et leur travail d ’accumulation littéraire par le
passé (à la Renaissance et aux périodes classiques)225.
Pascale Casanova rappelle à juste titre226 l’énorme rayonnement
dont a joui la culture française entre le XVIe et le XIXe siècles. Sur
une hégémonie politique est venue se greffer une hégémonie culturelle
indiscutable : le capital culturel français, constitué depuis la Renais­
sance, à partir du décret de Villers-Cotterêts (1539), n ’a pas cessé de
croître et une grande partie de ce capital a été constitué par la
traduction. Bien que méfiants à l’égard des traducteurs, les auteurs de
la Pléiade, à commencer par Du Bellay, se sont donné comme mission
de traduire en dépassant (en « digérant ») les auteurs gréco-latins et
italiens et si la traduction de Y Enéide faite par le poète illustre très
bien la poétique de Du Bellay (au moyen des procédés définis par la

224 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 33.
225 Voir Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit., p. 24
et sq.
226 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit.
Du POÉTIQUE A L’ CNTfiRCULTURKL 125

Défense)221, on peut dire avec Roger Zuber que la prose française est
née de la traduction pendant la période classique228 où de nombreux
auteurs grecs et latins ont été traduits selon des préceptes qui servaient
il mouler la langue française en même temps que la traduction : « Un
traducteur littéraire a deux fonctions : l’une de création, l’autre de
vulgarisation. Sa tâche de truchement l’oblige à tenir compte de deux
facteurs : son auteur et son public. Le public d’un traducteur attend de
lui qu’il lui facilite l’accès des grandes œuvres. »229 La grande
valeur, qui saura satisfaire à la tyrannie du lecteur est la « clarté », qui
suppose un effort d ’éclaircissement de la part du traducteur ; en fait,
l’expression « la plus claire » sera l’expression « la plus belle », ce
sera l’expression d’un D ’Ablancourt, par exemple.
Le français s’est ainsi progressivement constitué en tant que langue
mais en tant que langue réglée par des usages et c ’est tout l’ensemble
qui constitue la langue française, la langue de la francophonie.

Par la suite, plus près de nous, non seulement la France a accueilli


une forte proportion d’auteurs (français et étrangers) au cours des
siècles, mais elle a influencé grandement la littérature étrangère, si l’on
songe à la diffusion des idées révolutionnaires du XVIIIe siècle, ou
celle des courants littéraires du XIXe siècle (Romantisme, Symbolisme,
Parnassianisme, Réalisme, Naturalisme...) ou encore à la naissance de
la Modernité en Europe et en Asie. Il est connu que, pendant ces
siècles, les œuvres considérées comme universelles étaient traduites à
partir du français (des « belles infidèles »), ce qui a provoqué une forte
réaction de la part des Allemands, l’une des motivations de leur
révolution traductologique.
Les littératures se définissent ainsi par rapport à ce centre : leur
reconnaissance leur confère la légitimité culturelle. C’est dans ce cadre
que, tout en intégrant la traduction dans un processus de transferts
culturels marqués par les rapports de domination d’une culture sur une
autre, Pascale Casanova se propose d’analyser l’opposition proposée

227 Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit.,


ibidem.
228 Roger Zuber, Les Belles Infidèles et la formation du goût classique, op. cit.,
p. 335.
229 Roger Zuber, « L’art de la prose », op. cit., ibidem.
126 DU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

par Antoine Berman entre littérature hétéronome et littérature auto­


nome existant à l’intérieur de chaque champ littéraire230.
Car, si pour une littérature nationale (Herder), le lien entre langue
et littérature, entre poésie et « génie du peuple » s’avère un instrument
de ralliement identitaire, cette hétéronomie politiquement nécessaire et
opportune à un moment donné va la mettre en situation « d’antagonis­
me »231 vis-à-vis de l’espace littéraire mondial. Chaque champ
culturel va se trouver ainsi peu ou prou divisé entre un espace
« hétéronome » et un espace « autonome » qui essaye de dépasser les
frontières nationales. Pascale Casanova pose une homologie entre les
deux espaces :

L ’homologie entre l’espace littéraire international et chaque espace


national est le produit de la forme même du champ mondial, mais aussi
du processus de son unification : chaque espace national apparaît et
s’unifie sur le modèle et grâce aux instances de consécration spécifiques
qui permettent aux écrivains internationaux de légitimer leur position au
plan national232.

C’est ici que la notion d’autonomie prend toute sa valeur dans la


mesure où « les champs littéraires les plus anciens sont aussi les plus
autonomes, c’est-à-dire les plus exclusivement voués à la littérature en
elle-même et pour elle-même »233. Bien qu’ils soient liés, les espaces
littéraires et les enjeux politiques qui s’y manifestent sont relativement
indépendants. Le champ littéraire a tendance à prendre sa propre
autonomie vis-à-vis du politique et « à se constituer contre la nation
et le nationalisme »234. C’est donc l’autonomie qui devient « l’un des

230 Dans Pour une critique des traductions : John Donne, Antoine Berman cite son
intervention aux Assises de la traduction faite en Arles (1988) : « L’union, dans une
traduction réussie, de l’autonomie et de l’hétéronomie, ne peut résulter que de ce
qu’on pourrait appeler un projet de traduction... », p. 76. Chez Pascale Casanova, cette
opposition est largement développée dans La République mondiale des Lettres, op. cit.,
chapitre 3, « L’espace littéraire mondial », pp. 119-177.
231 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 150.
232 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., pp. 155-156.
233 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., pp. 124-125.
234 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 124.
DU POÉTIQUE À L’iNTEKCULTUREL 127

principes qui ordonnent l’espace littéraire mondial »235 et qui fait que
le littéraire aspire à « l’universel ».
Dans ce sens, il faut considérer que non seulement les écrivains se
situent à l’intérieur de leur propre champ mais, selon la place occupée
par ce dernier vis-à-vis de l’espace mondial, ils visent à le conquérir,
et la traduction, nous l’avons compris, va y jouer un rôle primordial.
Cela provoque un effet de retour du champ mondial qui se renforce
grâce à « la constitution de pôles autonomes dans chaque espace
national » :

Autrement dit, les écrivains qui revendiquent une position (plus)


autonome sont ceux qui connaissent la loi de l’espace littéraire mondial
et qui s’en servent pour lutter à l’intérieur de leur champ national et
subvenir les normes dominantes236.

Les exemples ne manquent pas. Le cas du Brésil est très éloquent si


l’on songe à la Semaine d’Art Moderne (1922), qui a vu se confronter
le courant « Verde-Amarelo », représenté par Monteiro Lobato
(arborant les couleurs du drapeau, vert-jaune) au courant « Antropofa­
gia », représenté par Oswald de Andrade237. Plus tard, en 1955, le
mouvement de la Poésie Concrète (Haroldo de Campos, Augusto de
Campos, Décio Pignatari) s’est rallié à cette tendance, cosmopolite,
ouverte et leurs propositions se sont toujours manifestées dans le sens
de la constitution d ’un patrimoine à la fois spécifique (parfois appuyé
sur le baroque) et universel. Leurs travaux ont englobé, dès le début,
la création littéraire, la critique et la traduction des auteurs anciens ou
modernes susceptibles de constituer, avec leur propre production, à la
fois un patrimoine évolutif et un corpus universel.
Pascale Casanova cite un grand nombre de cas d’écrivains étrangers
ayant choisi Paris pour « fuir » leur pays, depuis Octavio Paz, jusqu’à
Gertrude Stein ou Samuel Beckett, en passant par Danilo Kis, Juan
Benet ainsi que les écrivains issus des départements d ’outre-mer et des

235 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 125.
236 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 156.
237 Poète brésilien fondateur du mouvement moderniste du même nom en 1922,
auteur d’Anthropophagie, Mémoires Sentimentales de Joâo Miramar et autres, traduits
en français par Jacques Thieriot, Paris, Flammarion, 1978.
128 D U POÉTIQUE À L ’INTERCULTUREL

anciennes colonies (Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphaël


Confiant, Rachid Boudjedra ou Tierno Monénembo). Certains de ces
écrivains ont l’impression d’être invisibles dans leurs pays, ce dont
témoigne Octavio Paz de façon fort éloquente :

Gens de la périphérie, habitants des faubourgs de l’histoire, nous


som m es, Latino-Américains, les commensaux non invités, passés par
l ’entrée de service de l ’Occident, les intrus qui arrivent au spectacle de
la modernité au moment où les lumières vont s ’éteindre. Partout en
retard, nous naissons quand il est déjà tard dans l’histoire ; nous n’avons
pas de passé, ou si nous en avons un, nous avons craché sur ses
restes238.

Dans les raisons invoquées par ces écrivains se trouvent les raisons
politiques, morales (la liberté parisienne opposée à la répression
religieuse ou morale des pays d’origine) ou esthétique (les valeurs, les
courants). Ces écrivains se sont fait mondialement connaître à Paris.
Parmi de nombreux témoignages, pour confirmer la centralité de Paris,
Pascale Casanova cite Beckett pour qui : « La peinture (...) d’Abraham
et Gerardus van Velde est peu connue à Paris, c ’est-à-dire peu
connue. » (Le monde et le Pantalon ). Ceci est valable non seulement
pour la littérature, mais pour l’art en général (peinture, musique,
cinéma).

La traduction comme « littérarisation »

C’est dans ce cadre qu’il faut redéfinir la traduction, vecteur


principal de l’universalisation littéraire. Définie pour les besoins de sa
démonstration comme :

la voie d’accès principale à l’univers littéraire pour tous les écrivains


« excentriques » : une forme de reconnaissance littéraire et non pas un
sim ple changement de langue, pur échange horizontal qu’on pourrait
(devrait) quantifier pour connaître le volume des transactions éditoriales
dans le monde, (...) (elle) est (...) l’enjeu et l ’arme majeurs de la rivalité

238 Octavio Paz, Le Labyrinthe de la solitude, cité par Pascale Casanova, La


République mondiale des lettres, op. cit., p. 119.
DU POÉTIQUE À L’INTÜRCULTURKL 129

universelle entre les joueurs, une des formes spécifiques de la lutte dans
l’espace littéraire international...239

Les littératures étant inégales, le transfert linguistique n’obéit pas


toujours aux mêmes nécessités ni aux mêmes règles. Ainsi les cultures
« dominées » importent plus qu’elles n’exportent de la littérature tandis
que les cultures « dominantes » sont traduites plus qu’elles ne
traduisent240.
Chez les premières, la traduction est souvent œuvre d’auteurs, qui
écrivent en même temps qu’ils traduisent. « Ils font connaître le centre
(et ce qui a été consacré au centre) dans leur pays en traduisant la
production centrale »241. Ils contribuent ainsi à augmenter le capital
culturel de leur pays. Inversement, pour les pays dominants, la
traduction sert à diffuser leur patrimoine culturel.
Parallèlement, la traduction des œuvres appartenant à des cultures
dominées dans des langues dominantes est plus qu’une simple
opération linguistique : « c’est, en réalité, l’accession à la littérature,
l’obtention du certificat littéraire. »242 La traduction est ici « un acte
de consécration qui donne accès à la visibilité et à l’existence litté­
raires » (...), une « littérarisation », c ’est-à-dire un ensemble de
transformations par lesquelles l’œuvre traduite accède non seulement
à une langue de prestige mais aux « canons » de cette langue, ce qui
rejoint les propos d’Antoine Berman qui y voit une entreprise
ethnocentrique. Nous pouvons évoquer ici le cas des pays, comme la
Bulgarie, qui traduisent leur propre littérature dans le but de la diffuser
à l’étranger. Selon Pascale Casanova, la littérarisation relève d’une
véritable métamorphose. La traduction peut suivre diverses étapes dans
le cas de l’auteur en quête de reconnaissance : de l’auto-traduction à
la traduction en passant par la traduction assistée par un collaborateur.
Parfois, un auteur décide d’écrire directement dans la langue à traduire,
c ’est le cas d’Hector Bianciotti, Milan Kundera, Gao Zheng Xing sans
parler de Nabokov, Cioran ou Strindberg et autres. Nous préférons ne

239 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., pp. 188-189.
240 Au Brésil, 60% de la production littéraire est constitué de traduction ; en Grèce,
40% ; en France et en Allemagne, 11% ; dans les pays anglophones, 3%.
241 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 190.
242 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 191.
130 D U POÉTIQUE À L’iNTURCULTURLsl,

pas inclure Beckett dans cette catégorie, comme le fait Pascale


Casanova, pour lequel écrire en français fait partie de son programme
esthétique.

Envisageant la question d’un point de vue des D escriptive Transla­


tion Studies (point de vue sociolinguistique), nous considérerons ici le
français comme la langue d’accueil des traductions de littératures
étrangères, mais, avant tout, comme la langue de la traduction du
dominé vers le dominant, régie par une série de présupposés : elle
n’est pas seulement la langue vernaculaire mais aussi tout un ensemble
de valeurs idéologiques, voire politiques qui en assurent (ou en ont
assuré) la suprématie. Cela suppose une image, un modèle de langue
et de littérature qui s’avère, par surcroît, être un modèle de classe243.
Nietzsche, en 1882, dans le G ai Savoir ne dit-il pas :

On peut juger du degré de sens historique que possède une époque


d'après la manière dont elle fait des traductions et cherche à s'assimiler
les époques et les livres du passé. À l’époque de Corneille voire à la
Révolution, les Français se sont appropriés la Rome antique d ’une façon
dont nous n’oserions le faire longtemps (...) E t quant à l’Antiquité
romaine elle-même : avec quelle violence et quelle naïveté à la fois ne
mit-elle pas la main sur tout ce que l’Antiquité hellénique plus ancienne
avait d ’excellent et d’élevé ! (...) non point avec le sentiment d’un larcin,
mais avec la parfaite bonne conscience de Y Imperium Romanum2U.

Ici entre en jeu une nouvelle considération. Les études menées sur
les traductions des œuvres hispaniques, par exemple, montrent
clairement - selon les mêmes critères - que si la traduction est un
moyen de reconnaissance littéraire pour la littérature périphérique (à
traduire), elle se fait dans la plupart des cas selon les critères et
modèles secondaires™5. L’analyse de Laurence Malingret, effectuée
au moyen de l’application d’une grille descriptive sur une soixantaine
de titres en provenance de la littérature espagnole et hispano-améri-

243 Voir Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982.
244 F. Nietzsche, Le Gai Savoir, Paris, Gallimard, 1967, p. 99.
243 Laurence Malingret, Stratégies de la traduction hispanique en France, op. cit.,
en particulier les chapitres 4 et 5, pp. 63-146.
1)11 POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL 131

eaine, tente d’établir la stratégie globale des traducteurs français,


hommes et femmes de prestige, animés par une haute idée de la
littérarité française. L ’auteur se donne pour buts : de délimiter la
proportion des œuvres hispaniques traduites en France ; d’évaluer
I impact de celles-ci sur la littérature française (se laisse-t-elle absorber
par le système d ’arrivée ou bien y introduit-elle des éléments exoti­
ques, voire étrangers ?) ; de caractériser l’évolution de sa réception par
rapport au binôme centre / périphérie.
Parmi les procédés traductifs les plus courants observés dans son
corpus de textes, Laurence Malingret pointe : les ajouts (commentaires,
précisions) ; Vexplicitation (paratexte, préfaces, notes, quatrièmes de
couverture, introduction de l’éditeur), qui se manifestent à travers un
discours de renforcement ou un discours de justification de la
réécriture, dont l’objectif est de situer traducteur et éditeur dans le
système littéraire français. La suppression a souvent comme but
d ’éviter la redondance, ce qui tend à montrer qu’« écrivains et
traducteurs ne partagent pas les mêmes critères de réussite formelle ».
Le système littéraire français étant peu accueillant, la transcription
permet de franciser noms de lieux, mots intraduisibles, titres. L’auteur
analyse avec bienveillance Y adaptation, procédé à la fois fustigé et
omniprésent : si le traducteur cherche à produire les mêmes effets ou
à rendre son texte plus explicite, il adapte (recrée) des formulations
(jeux de mots, onomatopées, interjections) - cette solution est toutefois
assez rare de nos jours.
En examinant les équivalences, l’auteur note chez les traducteurs une
tendance à élever le niveau de langue, à éviter les répétitions ou à
procéder à la modulation. Ces procédés touchent aussi bien les
catégories grammaticales que l’organisation de la phrase (la coordina­
tion à la place de la subordination, par exemple) et intègrent les
préférences du système français par une réécriture visant à obtenir la
transparence du sens. Ainsi, les Français ont tendance à réorganiser les
« constructions enchevêtrées », « tortueuses », « baroques », trouvées
principalement dans les textes latino-américains, afin d’obtenir un
« allègement stylistique ». À ceci s’ajoute leur volonté de faire
coïncider les séquences syntaxiques et sémantiques au travers d’ajouts,
substitutions, suppressions, qui concernent les mots-outils, les
déterminants, le verbe. Nous avons ici la confirmation du fait que les
traducteurs français traduisent selon une image (ou un modèle) qu’ils
132 DU POÉTIQUE À 1,’ lNTERCULTURIiL

ont de la littérature, image façonnée par les siècles, impliquant


l’homogénéisation, la clarification, l’ennoblissement de la langue -
autant de critères établis depuis Étienne Dolet et les traducteurs du
XVIIe siècle246 - ce qui fait de la traduction plus un moyen de
conservation des canons littéraires et culturels que d’ouverture et
d’innovation. Ainsi, suivant un « instinct d’homogénéisation et de
rationalisation », les traducteurs, en tant que premiers lecteurs et
interprètes, cherchent à obtenir un texte plus cohérent, articulé avec
une grande rigueur, dont la lecture par le public sera plus aisée.
De ce fait, même si on peut considérer avec Pascale Casanova que
la « valeur » marchande en quelque sorte d’une œuvre littéraire dépend
de la langue dans laquelle elle est écrite et qu’une traduction vers une
langue centrale accroît la valeur d’une œuvre rédigée au départ dans
une langue périphérique, cet apparent renforcement de la langue
dominante (ou centrale) ne va pas sans dangers et pour la langue
centrale et pour la littérature traduite.

En fait, ce qu’Antoine Berman nomme les tendances déformantes de


la traduction ethnocentrique renvoie, dans cette problématique, à des
stratégies de littérarisation : « La série des opérations de transmutation
et de traduction des textes littéraires représente une sorte de gamme de
stratégies linguistico-littéraires, un continuum de solutions permettant
d’échapper au dénuement et à l’invisibilité littéraires. »24?
Finalement, la tâche du traducteur se trouve ainsi totalement
modifiée. De transparent (Benjamin) ou invisible (Venuti), le traduc­
teur en vient à occuper une place tout à fait remarquable. C’est grâce
à Valéry Larbaud, pour n ’en citer qu’un exemple, que Joyce, Faulkner,
Butler, Gomez de la Sema sont devenus des auteurs accessibles et
connus en France et dans le monde. Le traducteur, véritable alter-ego
de l’auteur le consacre, parfois avec son aide.
D’un autre côté, ce que ne dit pas assez Pascale Casanova, c’est que
si le transfert littéraire via la traduction permet à la fois l’accroissement

246 Voir Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction, op. cit., pp. 24-25.
247 Laurence Malingret caractérise les diverses stratégies analysées dans son ouvrage
selon la terminologie bermanienne (ennoblissement, homogénéisation, etc.) sans
toutefois citer ses sources, in Stratégies de la traduction hispanique en France,
op. cit., ibidem.
l in POÛTiQUB À L ’ iN 'iiiK c:n i;n )K U L 133

ilti patrimoine culturel de la culture d’accueil (qui n’est pas forcément


lu culture dominante) et la consécration de la littérature dominée, le
i hoix du traducteur pourra entraîner comme conséquence le maintien
îles formes les plus traditionnelles (secondaires) de cette littérature et
son rôle consistera exclusivement à renforcer la tradition de la culture
dominante. La responsabilité du traducteur est bien plus grande que
l’on suppose, quoi qu’on puisse penser de son humble anonymat.
T r o is iè m e p a r t ie

ÉCLAIRAGES
1. I n t r o d u c t i o n

Cet ouvrage serait resté incomplet sans quelques prolongements vers


la pratique. Pratique qui se veut issue de notre réflexion théorique, non
plus sur le « comment traduire » mais, dans les termes deleuziens, sur
les lignes de fuite que le penser du traduire benjaminien induit.
Ainsi, l’une des contributions majeures du penseur allemand
concerne les variations traductives dans le temps. Pour Walter
Benjamin, en effet, dans les traductions « la vie de l’original, dans son
constant renouveau connaît son développement le plus tardif et le plus
étendu »248, en d ’autres termes, la traduction permet, au travers des
transformations de la langue (de l’original et de la sienne), non
seulement la survie de l’original, mais une lecture toujours nouvelle de
celui-ci. La langue de l ’original se transforme, « la tonalité et la
signification des grandes œuvres littéraires se modifient totalement
uvec les siècles », de même que se transforme celle du traducteur.
La question de la retraduction, en fonction de ce que Hans Robert
Jauss postulera bien plus tard comme « horizon d’attente », est ainsi
posée. Ce qui a comme conséquence qu’une traduction définitive est
impossible, que tout grand texte connaîtra à différentes époques une
traduction qui le renouvellera et qui tombera à son tour dans l’oubli.
De ce fait, la situation paradoxale pour le traducteur est de prendre à
son époque ce que sa langue peut dire de l’original. En même temps,
tout en renouvelant l’original par cette captation, la traduction
connaîtra sa fin : « Alors que la parole de l’écrivain survit dans sa
propre langue, le destin de la plus grande traduction est de disparaître
dans la croissance de la sienne, de périr quand cette langue est
renouvelée. »249
Afin d’illustrer cette proposition, nous proposons deux lectures dont
la première est celle d’un fragment de l 'Énéide, que des traducteurs

248 Walter Benjamin, Mythe et violence, op. cit., p. 261.


249 Walter Benjamin, Mythe et violence, op. cit., p. 266.
138 É c l a ir A( ins

pendant des siècles et selon les canons de leurs époques ont contribué
à maintenir vivante en français.
La question de la retraduction du grand texte sera abordée ensuite,
par une deuxième lecture, à partir d ’une comparaison en synchronie de
diverses traductions du Qohélet. En effet, plus une œuvre est de haute
qualité, plus elle reste, « même dans le plus fugitif contact avec son
sens, susceptible encore d’être traduite »25°. La méthode que nous
avons utilisée qui consiste en l’examen du texte (la traduction) et des
paratextes permet à la fois de définir l’horizon à partir duquel les
traducteurs ont traduit et l’adéquation entre leur projet et réalisation du
projet. Il ne s’agit en aucun cas ici de juger de l’efficace ou de la
valeur des résultats, mais plutôt de rendre hommage à des traducteurs
dans l’accomplissement de leur tâche.
Notre troisième proposition, aporétique, vise à dépasser la question
de l’effacement du traducteur. Walter Benjamin a traduit Baudelaire et
Baudelaire a traduit Edgar Allan Poe. Une importante question se
dégage ici et mérite d’être examinée et concerne la subjectivité du
traducteur. Que le texte traduit ne puisse pas être retraduit à son tour
(« Des traductions, en revanche, se révèlent intraduisibles, non parce
que le sens pèserait sur elles d’un trop grand poids, mais parce qu’il
les affecte de façon beaucoup trop fugitive >>251) est discutable. Mais
nous pensons, comme Antoine Berman et Henri Meschonnic, que la
grande traduction relève de l’écriture et que la subjectivité du
traducteur y trouve son compte.
Nous proposons donc des analyses qui, sans prétendre dépasser la
dépendance irréductible du traducteur à son époque ou au seul
contexte, montreront la compatibilité (ou incompatibilité) entre
l’original (sa visée, son intentio) et la visée de la traduction, parfois à
son insu.
Notre quatrième contribution, enfin, offre une réflexion sur la
relation entre le traducteur et sa « folie ». Ce faisant, nous ne nous
écartons pas de notre programme en rendant hommage à celui que
Walter Benjamin considérait comme le plus grand traducteur de tous
les temps : Hölderlin.

230 Walter Benjamin, Mythe et violence, op. cit., pp. 274-275.


251 Walter Benjamin, Mythe et violence, op. cit., p. 275.
2. V i s a g e s de Vir g il e

Pour le propos qui est le nôtre, Homère aurait tout aussi bien fait
I ulïaire. Aux côtés de Virgile, en effet, ces deux auteurs ont connu,
lout au long des siècles, différents visages français selon qu’ils
s’adressaient à la cour de François Ier ou à celle du Roi Soleil. De
même, Homère et Virgile ont été souvent présentés non seulement au
moyen de la traduction, mais aussi au moyen de l’imitation, de la
parodie ou de la citation. En ce qui concerne Homère en particulier, il
u été et reste la référence des plus grands auteurs de l’épopée moderne
(Joyce, Pound, Haroldo de Campos), même si Virgile par ailleurs a
inspiré la très belle M ort de Virgile de Hermann Broch. Dante, dans
sa Divine Com édie, les cite tous les deux, condamnant l’aède grec aux
linfers mais promettant au pieux Énée l’accès au Paradis.
Le contraste et la complémentarité de ces deux grands fondateurs de
la littérature occidentale ont été l’objet de nombreuses discussions,
notamment chez les auteurs classiques français. À cette époque, on
préférait Virgile à Homère pour l’exemple de conduite qu’il offre dans
son aventure et à côté duquel Homère paraissait « trop humain ».
L’intérêt que nous portons à Virgile provient d’une part du grand
nombre de traducteurs qu’il a connus dans le monde et, dans le cas qui
nous intéresse, en France (plus d ’une centaine de traductions), mais
aussi de ce que l’auteur latin se prête, encore à notre époque, à
davantage de controverses enrichissantes pour la question de la
traduction littéraire, voire pour la littérature tout court. L ’aspect
poétique de son entreprise suscite encore en cette deuxième moitié du
siècle des débats passionnés bien qu’Homère soit plus « specta-
culare »252.

252 Voir l’Exposition à Paris, Petit Palais : l ’Europe au temps d ’Ulysse (octobre
1999).
140 ÉCLA IR AGES

Quelques m ots sur / ’Enéide

L 'Énéide de Virgile (Publius Vergilius Maronis, né à Mantoue en


l’an 70 av. J.-C.) est sans doute l’un textes les plus représentatifs que
l’Antiquité nous a laissés, quoi qu’en dise le poète américain Ezra
Pound dans l’anecdote qu’il raconte. En effet et pour la petite histoire,
à Virgile, Pound préfère Homère dont le héros lui paraît « très
humain » et descendu « tout droit des tapisseries ». Il raconte à ce
propos une anecdote qui met en scène le poète W. B. Yeats, racontan»
à son tour une histoire :

U n brave h om m e de marin avait décid é d ’étudier le latin. Son


professeur lui fit essayer du V irgile ; après un grand nombre de leçon s,
il lui dem ande ce qu’il pensait du héros.
- Q uel héros ? dem anda le marin.
- C om m ent quel héros ? M ais É née, v o yon s, É n ée le héros.
- A ch, expliqua le marin, lui un héros ? Pardieu, j ' croyais qu’ c ’était
un curé...253.

Pound se fonde sans doute sur le sens aigu du devoir chez le pius
Aeneus, qui reflète la personnalité de son auteur et dont Sainte-Beuve
ne cesse de dire qu’il était timide, qu’il fuyait la foule et si l’on en
croit les grammairiens, « rougissait pour un rien »254.
Il n ’en demeure pas moins que Virgile, en acceptant d’écrire
l’épopée de Rome pour Auguste, a su élever la littérature latine à son
point culminant. Sainte-Beuve va jusqu’à dire qu’« à dater de Virgile,
les Romains ont droit de croire qu’ils sont en effet dispensés d’Homè-
re ; ils ont leur prince des poètes à eux »25S. Après les Bucoliques

233 Ezra Pound, ABC de la lecture , Paris, Gallimard, 1966, p. 38.


254 « Il est de ceux que la foule effraie loin de les inspirer, et l’on dit qu’à Rome,
où il venait rarement, s’il se voyait remarqué, suivi dans les rues, il se dérobait vite
et entrait dans la première maison », plus loin, « mais, de quelques traits pourtant
qu’ils [les grammairiens] nous ont transmis et qui s’accordent bien avec le ton de
l’âme et la couleur du talent, résulte assez naturellement pour nous un Virgile timide,
modeste, rougissant, comparé à une Vierge, parce qu’il se troublait aisément,
s’embarrassait tout d’abord, et ne se développait qu’avec lenteur. » Sainte-Beuve,
Étude sur Virgile, Paris, Gamier Frères, 1857, p. 51.
255 Sainte-Beuve, Etude sur Virgile , op. cit., p. 81.
iVl-AIRAUBS 141

(.37 av. J.-C.), les Georgiques (28 av. J.-C.), où il manifeste déjà ses
préoccupations en faveur de la paix et son admiration pour la nature,
1 linéide, son poème national en 12 chants (plus de 10 000 vers en
hexamètres dactyliques), a été publié vraisemblablement dix ans après
n u mort, survenue autour de 19 av. J.-C.

La légende

La légende des origines de Rome parle d’un prince qui, après la


prise de Troie, est envoyé par les dieux en Italie pour construire les
bases d’une future cité. Dans la version virgilicnne, en chemin, il
s’arrête à Carthage où il rencontre la reine Didon, puis se dirige vers
Actium où s’engagera la bataille entre Octave et Antoine. Au Latium,
il se présente devant le roi du pays, doit se soumettre à la jalousie des
ilieux qui lui sont opposés et épouse Lavinia, la fille du roi.
En fondant Rome, Énée réconcilie les Romains avec la culture
grecque, les hommes et les dieux entre eux. C’est du mariage d’Énée
avec la reine du Latium que naîtront un jour Romulus et Remus, après
Numitor, père de Rhea Silvia, leur mère et épouse de Mars.
Le même Sainte-Beuve, en parlant de la technique narrative épique,
lrouve dans l’épopée latine des points communs avec celle d’Homère
parmi lesquels, l’aspect de la narration « sévère, élevée, ornée, grave
et touchante, faite pour exciter l’admiration avec charme et pour
émouvoir les plus nobles puissances de l’âme »256. Dans un propos
que rejoindra Pound, il y voit « un heureux mariage entre poésie et
histoire, religion, patrie, humanité, famille, culte des ancêtres et respect
de la postérité ».
René Martin257 nous rappelle que l’on a souvent, dès l’Antiquité
même, défini YÉnéide comme une Odyssée que suivrait une Iliade : six
livres d’aventures, puis six livres de combats. Comme dans Y Odyssée,
l’action commence in m édias res. L ’épisode que nous évoquerons ici
se trouve au chant IV, imaginé par Virgile, et dans lequel on assiste à
la séparation du héros d’avec la reine de Carthage, qui, désespérée,
succombera.

2,6 Sainte-Beuve, préface, op. cit., p. 45.


"7 Réné Martin, « Énée et Didon dans la culture européenne », Europe, numéro sur
Virgile, janvier-février 1993, p, 75.
142 É CLA IR AGES

Dès lors, si, tout comme Homère, les renseignements botaniques,


juridiques, religieux, agricoles, et autres, contenus dans son œuvre,
sont parfaitement justes, en accord avec les informations fournies par
des « spécialistes » de l’époque, le génie de Virgile s’est manifesté,
entre autres, dans la création d’un mythe qui allait devenir célèbre : le
mythe du héros partagé entre l’amour et le devoir et où chaque
personnage arbore les qualités propres aux héros épiques, « dépour­
v u s) de hiatus... il(s) porte(nt) à leur plus haut degré les qualités
requises par l’action »258, lui pulcherrim us, pius (le plus beau, pieux),
elle infelix (malheureuse).
Il est intéressant d’insister par ailleurs sur la construction de
YÉnéide, qui offre des points communs avec des textes de la moderni­
té : ainsi dans son aspect à la fois fragmentaire et polyphonique qui
fait du texte une suite de tableaux cohérents et juxtaposés. Presque
mille ans après Homère, Virgile nous introduit à une poétique qui ne
fera que se développer et qui justifie, sans doute, qu’on s’y intéresse
toujours.

Les visages de Virgile :

Selon René Martin, spécialiste et autre traducteur de Virgile, avant


le XIIe siècle, l’épisode amoureux disparaît pour ne réapparaître dans
la littérature européenne, en France, qu’avec le Roman d ’Eneas, une
adaptation qui lui accorde une place centrale. Le poète (anonyme)
s’inspire de Térence et d’Ovide pour introduire le thème de l’amour-
maladie. Il procède à une « humanisation du personnage de Didon, il
le montre pardonnant à Énée au lieu de le maudire comme chez
Virgile, et à qui il prête, des sentiments de douleur, de douceur et de
repentir, d’une tonalité authentiquement chrétienne »25£>. A la même
époque on voit paraître deux autres textes, anonymes mais de langue
latine et à caractère lyrique : ce sont deux lamentos, ou deux arias.
Puis, à la Renaissance paraît un commentaire en forme de dialogue, les
Disputationes cam aldulenses de l’humaniste Cristoforo Landino qui,
dans les quelques pages qu’il consacre à la légende (ou au mythe)
d’Énée et Didon, souligne le double statut de Didon, à la fois reine et

258 Daniel Madelénat, cité par Anne Vidau, École des Lettres, n. 4 (Énéide , Virgile).
259 René Martin, « Énée et Didon dans la culture européenne », Europt, op. cit.,
p. 75.
É c la ir a g e s 143

amoureuse ; il opère, selon les termes de René Martin, la synthèse des


deux images de la Phénicienne, la vertueuse et l’impudique. Énée, de
son côté incarne le héros « chevaleresque » avec sa noblesse de
caractère et son sens du devoir.
Donc avant même la Renaissance et de la Renaissance jusqu’à notre
siècle (entre 1510 et 1912), cet épisode a connu un grand nombre de
variations. Tantôt sous forme de tragédie, tantôt sous sa forme lyrique,
on peut compter, avec René Martin, cinq versions pour le domaine
espagnol, huit pour le néerlandais, onze pour l’italien, treize pour
l’anglais, quinze pour le français, et vingt pour l’allemand (où les
amants de Carthage survivent plus longtemps que partout ailleurs),
sans oublier cinq pièces néo-latines, une italienne, et une russe - en
tout quatre-vingts pièces. Le critique note également la présence de
l’épisode virgilien dans le domaine pictural qui compte une soixantaine
de tableaux ayant comme sujet le dénouement fatal du chant IV, parmi
lesquels on peut inclure les très belles toiles de Tumer qui se trouvent
à la Tate Galery, à Londres. Selon Jean-Marie Domenach dans Retour
du tragique260, le thème qui va nourrir le genre tragique est celui de
« la culpabilité de l ’innocence », thème central dans l’épisode.
En France, durant la période classique, si l’on met à part les
citations du texte de Virgile par les auteurs français (Racine, Voltaire
et d’autres), il faut ajouter que les XVIIe et XVIIIe siècles ont connu
un nombre très important d’imitations et d’adaptations parodiques de
YÉnéide - sans doute par raillerie vis-à-vis d’un héros si vertueux -
parmi lesquelles on pourrait citer la parodie du Maréchal d ’Ancre
(1617, Paris), celle de Mamiolles, à la même époque, Le Virgile
travesty en vers burlesques de Scarron (livres I-VII, 1648-1653),
L'Aenéïde travestie, livre quatriesm e contenant les amours d ’Aénée et
de Didon d’Antoine Furetière (1649), L ’Enfer burlesque ou le Sixiesme
de l ’Enéide travestie... le tout accom odé à l ’histoire du temps, CMCPD
(probablement des frères Perrault, Angers, 1649), la traduction en vers
burlesques de Dubresnoy (1649), La Guerre d ’Énée en Italie, en vers
burlesques, appropriée à l ’histoire du temps, de F. Le Cointe (1650),
L 'Aénéide de Virgile en vers burlesques de Georges de Brébeuf (1650),
Virgile goguenard ou le Douxième livre de l ’Enéide travesty de Claude
Petit-Jehan (1652), Didon, poèm e héroïque de M. St Ouen de la
Douespe (1745). Au XIXe siècle, surgit un Virgile en France ou la

26C Jean -M arie D om enach, Retour du tragique, Paris, Seuil, 1967.


144 ÉCLA IKAGUS

Nouvelle Énéide, poèm e héroi-com ique en style franco-gothique, fait


par le Plat du Temple, à compte d’auteur (1807-1812). Bien de ces
parodies présentent un caractère nettement licencieux.
Un rapide examen d ’un extrait du chant IV de YÉnéide, dans les
traductions de Du Bellay (XVIe siècle), de Delille (XVIIIe siècle) et de
Klossowski (XXe siècle) permettra au lecteur d’apprécier les métamor­
phoses subies par ce grand texte261.

L ’Énéide aux XVIe et XVIIIe siècles

Joachim Du Bellay (1522-1560) Jacques Delille (1738-1813)

Mais ce pendant, Didon fiere & terrible La reine reste seule. Alors de son in­
jure
Pour le remords de son conseil horrible, L’affreux ressouvenir aigrissant sa
blessure
Tournant des yeux la prunelle sanglante Dans l’accès violent de son dernier
transport
Deçà, delà ; & sa jôe tremblante Tout entière livrée à ses projets de
mort,
Entre-tachée, avec’ pasle couleur, Roulant en traits de feu ses prunelles
sanglantes,
Signe mortel de son prochain malheur : Le visage livide et les lèvres tremblan­
tes,
Aux lieux secrez entre par violence, Les traits défigurés, et le front sans
couleur,
Et en fureur sur la pyle s'eslance : Où déjà de la mort s’imprime la pâ­
leur,
Ou le Troien glayve elle a desgainé, Vers le fond du palais Didon désespé­
rée
Qui ne feut pas à telle fin donné. Précipite en fureur sa démarche égarée,
Monte au bûcher, saisit le glaive du
Puis avoir veu les Troiens vestemens, héros,
Ce glaive à qui son coeur demande le
Et de son lict les congnuz omemens, repos,
Ce fer à la beauté donné par le coura­
ge,
Hélas ! et dont l’amour ne prévit point
l’usage.
Ce lit, ces vêtements si connus à ses
yeux,

261 Le texte latin se trouve à la page 43 du présent ouvrage.


ÉCLA IR AGES 145

Toute esploree & lente sur sa couche, Suspendent un moment ses transports
Ses derniers moz fist sortir de sa bou­ furieux.
che : Sur ces restes chéris, ce portrait et ces
Douce despouille, alors qu’il feut per­ armes,
mis Pensive, elle s’arrête et répand quel­
Par les Destins & par les Dieux amys, ques larmes.
Reçoy ceste ame, & de tant de soucy Se penche sur le lit, et parmi des san­
Deslie moy. J’ay vescu jusq’ icy, glots
Et de mes ans le cours ay révolu laisse, d’un ton mourant, tomber ces
Tel que Fortune ordonner l'a voulu. derniers mots :
Ores de moy la grand’ idole errante « Gages jadis si chers dans un temps
Sera bien tost sou’ la terre courrante plus propice,
Une cité j ’ay fondé de ma main : « À votre cendre au moins que ma
J’ay veu mes murs : j’ay dessu’ mon cendre s’unisse !
germain Recevez donc mon âme, et calmez mes
Vangé le sang & la mort doloreuse tourmens.
De mon mary. Heureuse, ô trop heu­ J’ai vécu, j ’ai rempli mes glorieux
reuse ! momens ;
Si des Troiens les navires fuytives Et mon ombre aux enfers ne descend
N ’eussent jamais abordé sur noz ri­ pas sans gloire.
ves. » Ces murs bâtis par moi garderont ma
Ainsi parla : & sur la couche aymée mémoire.
Ayant les yeux & la bouche imprimée : Sur un frère cruel j ’ai vengé mon é­
« Mouron’- nous donq’ d’une mort si poux.
cruelle Heureuse, heureuse, hélas ! si, jeté loin
Sans nous vanger ? mais mouron’ (ce de nous,
dist elle). L’infidèle jamais n’eût touché ce riva­
Ainsi, ainsi il me plaist de mourir, ge ! »
Et promptement sou’ les ombres courir. À ces mots, sur sa couche imprimant
Ce fier Troien bien loing dedans la mer son visage :
Voye le feu, qui me va consommer : « Quoi ! mourir sans vengeance ! Oui,
Et porte encor’ avec’toute sa trouppe. mourons : pour mon coeur
De nostre mort le plaisir & la coul- La mort même, à ce prix, la mort a sa
douceur.
Que ces feux sur les eaux éclairent le
parjure.
Frappons. Fuis, malheureux, sous cet
affreux augure ! »2â3

262 Joachim Du Bellay, L ’Énéide de Virgile, réédition chez J. de Tournes, 1552.


263 Publii Virgilli Maronis / Eneis... L ’Énéide, traduite en vers français par Jacques
Delille, 1804-an XII, Paris, Guiguet et Michaud.
146 É CLA IR A G ES

Il est connu que Du Bellay préfère le chant IV de YÉnéide à tous les


autres264. Dans l’extrait choisi, nous nous trouvons devant un des
moments culminants de la relation amoureuse qui a lié le pieux Énée
à Didon, reine de Carthage. Le héros vient de lui annoncer son départ :
les dieux lui ordonnent de reprendre la route vers Rome où il a une
mission à accomplir (la fondation de l’Empire).
On peut y distinguer deux parties : la première relève du récit, à la
troisième personne, qui met en scène, au moyen de 1’ekphrasis265,
Didon qui souffre, (En. v. 642 à 651) ; dans la deuxième, mimé­
tique266, la reine s’adresse aux souvenirs du Troyen, - représentés par
ses affaires personnelles qu’elle voit dans sa chambre - et, sous forme
de monologue, passe en revue ses propres exploits dans le but de nous
montrer sa valeur en tant que reine (En. v. 652 à 666) - avant
d’annoncer son intention de se donner la mort (En. v. 667 à 679).
Dans sa traduction, Du Bellay, fidèle à ses propos novateurs exposés
dans la Dejfence, poursuit ainsi un double objectif : d’un côté, faire de
la poésie la voie oraculaire - celle de l’obscurité propre à la poésie
orphique de la Renaissance - et qui attribue au poète une place
privilégiée dans la cité, de l’autre, procéder à l’enrichissement de la
langue française, sinon à son édification (ordonnance de Villers-
Cotterêt, de François Ier). Ainsi, son texte comporte de nombreux
néologismes, ainsi que des archaïsmes. Du Bellay détourne le sens de
certains termes comme « prunelle » (v. 1159), qui n’est pas attesté
dans le dictionnaire de Huguet, où seule la forme diminutive de
« prune » apparaît ; « violence » (v. 1163), alors que « violentement »
existe ; ou « vestements » (v. 1167), qu’il élabore à partir du mot
« veste ». Du mot « desgainade » (qui signifie boutade, sortie, saillie),
il crée le participe « desgainé » ; il déplace le sens de « soucy » (ou

264 Dans sa Préface, qui date de 1552, au sujet de Didon, François Du Bellay dit
ceci : « Je diray seulement qu’œuvre ne se trouve en quelque langue que ce soit, ou
les passions amoureuses soyent plus vivement depeinctes, qu’en la personne de
Didon », op. cit., (sans pagination).
265 Selon la définition d’Hermogène, discours descriptif détaillé qui peut avoir
comme objet des personnes, des lieux, des objets et qui sert à donner une « illusion
de vie » (enargeia ) au texte. L ’ekphrasis permet au poète d’introduire la mise en
abyme dans son texte par laquelle il indique le fonctionnement de celui-ci, cf. Perrine
Galand-Hallyn, in École des Lettres, n. 4, sur Virgile, YÉnéide, p. 6.
266 D’après Aristote : le discours direct, in Poétique, Les Belles Lettres, 1965.
l'iCl.AIKACiES 147

« soucie », « soussie »), qui, au départ, ne désigne que la fleur de


couleur jaune. « Mary » (v. 1182) est également absent du diction­
naire, où il existe le mot « mariage », qui signifie anneau ou dot.
Préconisant l’usage des mots composés, il emploie les mots « ce
pendant » (v. 1157) ou « entre-tachée » (tachetée - v. 1161) et ainsi
de suite.
Il est évident, toutefois, que Du Bellay ne s’emploie pas seulement
à enrichir le vocabulaire de la langue française en variant les sources
cl les voix de son texte. Il accomplit un travail d’auteur : il crée une
langue énigmatique avec des étrangetés, mais qui, à l’intérieur d’une
urmature rhétorique allie sons et sens, et l’inscrit dans le décasyllabe,
érigé en « grand vers ». Du Bellay traduit ainsi non seulement selon
sa propre poétique, définie dans la Dejfence et qui lui vient aussi bien
des Anciens (Catulle) que des Italiens (Pétrarque, Giulio Camillo
Delminio) ou de Francastor et, malgré ses contradictions (le maintien
de l’aura des Anciens sous une forme moderne, comme Virgile pour
ses images), il traduit aussi selon les canons de la traduction de son
époque (l’usage de la rhétorique, de la paraphrase, etc), suivant le
principe double de l’imitation et de la création, canons dont il assure
la suprématie, cela va de soi, en tant que poète d’élite, porte-parole de
la Pléiade. On trouve dans cette traduction les mêmes tons que dans les
poèmes d’amour de la Renaissance, peine, désespérance, désir de mort
(Louise Labbé), mais accentués par une vigueur et une énergie qui
mettent Didon à la hauteur des plus grandes héroïnes de la littérature
française. Dans une époque d’effervescence, marquée par des forces de
construction (de la langue, du patrimoine, grâce aussi à la naissance de
l’imprimerie) et de destruction (les guerres religieuses), contemporaine
de Rabelais, Montaigne, Ronsard..., Du Bellay traduit YÉnéide en Du
Bellay.

Pour saisir le degré de création ou d'annexion effectué par Du


Bellay et son siècle sur YÉnéide, il suffit de comparer sa traduction à
celle de Jacques Delille, poète et traducteur du XVIIIe siècle, le siècle
des « belles infidèles ». Même si Du Bellay critique les « mauvais »
traducteurs considérant que la traduction est un art mineur, à pratiquer
lorsque l’inspiration vous manque, on pourra voir que la pratique
traductive du siècle des Lumières ne peut s’appeler autrement
qu 'adaptation.
148 ÉCLAIUAGKS

Certes, plusieurs facteurs concourent à ce résultat. En effet, les


traducteurs du XVIIIe siècle ont, entre autres choses, à satisfaire le goût
du public lettré : non seulement se plier aux règles grammaticales,
stylistiques, rhétoriques en vigueur dans leur siècle, mais aussi travestir
le contenu des textes traduits, en particulier les textes de l’Antiquité
gréco-romaine. Au grand souffle de libertinage qui traverse les moeurs
de l’époque (en particulier à la Cour de Louis XIV), un courant
moraliste (prude) s’oppose et proscrit aussi bien le naturel (la crudité
des images) que les expressions exotiques. Il s’agit, de plus, d ’un
siècle où la traduction et la poésie cessent d’être l’activité prestigieuse
(socialement et artistiquement) qu’elles ont pu être durant les siècles
antérieurs267. Le siècle des Lumières est consacré à la pensée donc
à la prose en langue française.
Le vers de Delille est harmonieux et suit les règles du vers classi­
que : le vers alexandrin remplace les décasyllabes. On peut noter
l’influence du théâtre, genre qui a pris de l’essor au XVIIe siècle, et
qui a gagné les faveurs du public. La partie descriptive du texte est
introduite par un vers qui fonctionne comme une didascalie : « La
reine reste seule. » Une autre caractéristique de cette traduction, - en
plus de l’usage des figures de la rhétorique classique, dont la périp­
hrase « paraphrastique » (Delille ajoute « roulant en traits de feu ses
prunelles sanglantes », à la place de « jetant un regard de sang »), qui
provoque l’allongement du poème - consiste à n’appeler la reine par
son nom qu’une seule fois, sans doute pour éviter les répétitions. Et si
le vers de Virgile ...maculisque trementis/interfusagenas! extrêmement
elliptique, signifie littéralement : (elle) semée, tachetée, (ayant) les
joues avec des taches, (les joues) frémissantes, le traducteur, pour le
rendre compréhensible, ajoute la périphrase, « en traits de feu », en
explicitant davantage l’image. Il nous propose, pour la suite, un bel
exemple de déplacement : une forme d ’euphémisme consistant à
remplacer « joue » par « lèvres », sans doute pour mieux satisfaire au
goût de son époque, car l’image d’une reine aux « joues tremblantes
et maculées » ne saurait convenir à la bienséance, valeur cardinale du

267 Sa qualité, selon Dumarsais, dépend du traducteur : « C’est uniquement le plus


ou le moins de génie et d’imagination du traducteur qui rend cette traduction plus ou
moins élégante ; elle est pour ainsi dire l’ouvrage du talent et de l’instinct»,
Dumarsais, Des Tropes ou des différents sens, Paris, Flammarion, 1988, p. 41.
ÉCLAIR AGES 149

siècle. On remarquera les clichés, « visage livide » et « lèvres


tremblantes »2fi8. Les exemples d’euphémisme sont nombreux, ainsi :
« furieuse » devient « désespérée », la fu ror est bannie dans le siècle
où est recherché l’idéal de maîtrise des passions. Aussi bien, la reine
ne « se précipite »-t-elle pas ( irrum pit ), mais « précipite sa démarche
égarée ». Au vers 11, elle ne saisit pas « l’épée du Dardanien », mais
le « glaive du héros », ce qui évite de préciser l’appartenance
« exotique » d’Énée. « L ’ombre qui va descendre sous la terre », chez
Del ¡lie, est « mon ombre aux enfers ne descend pas sans gloire »,
expression dans laquelle le registre antique est remplacé par le
chrétien. Juste avant, « la fortune », transformée en « Fortune »,
allégorique, par Du Bellay, est traduite tout simplement par « j ’ai
rempli mes glorieux moments », qui est aussi une sorte d’affaiblisse­
ment (affadissement) : l’héroïne n ’est plus épique, n ’est pas non plus
tragique, mais dramatique. À l’aura se substituent l’élégance et la
mesure.
Pour conclure, force nous est de constater que Du Bellay, même en
traduisant en Du Bellay, traduit en poète ; Delille, même s’il est poète,
traduit selon le siècle, « le tout accommodé à l’histoire du temps »...
De la rencontre de deux êtres exceptionnels comme Énée et Didon
- lui, intègre et valeureux, elle, femme de coeur et d’action - , il ne
subsiste qu’une reine seule (Énée n’est jamais nommé), plaintive,
perdue dans des rêves d’amour et de mort, dont la description, par la
« forme de l’expression » (choix des mots, d ’expressions, prosodie),
concourt à faire de Didon un personnage de théâtre.
Ainsi, Virgile, en l’espace de vingt siècles change plusieurs fois de
visage. De poète national épique, il devient poète de l’amour à la
Renaissance, poète dramatique au siècle des Lumières. On pourrait
conclure ce bref panorama par quelques vers contemporains où
résonnent à la fois la nostalgie de l’aura perdue mais aussi les échos
intemporels de notre histoire :

268 Dumarsais note que Yeuphémisme qui « déguise les idées désagréables, odieuses
ou tristes », partage avec Yallusion la même fonction « d’adoucissement », dont la
finalité est d’envelopper les idées basses ou peu honnêtes, par bienséance, Des Tropes
ou des différents sens, op. cit., p. 158.
150 É C L A IR A G E S

« ... Douces dépouilles, tant que les destins, tant que le dieu le
souffraient, acceptez cette âme et m’absolvez de ces chagrins.
J’ai vécu, et la course que mesura la fortune je l’ai accomplie,
Et pour lors, grande, de moi-même sous la terre s’en ira l’image. »

(Pierre Klossowski)269

que parcourt encore le souffle de la poésie270.

269 L ’Énéide de Virgile, traduction Pierre Klossowski, op. cit., p. 124.


270 Première publication de notre article in la Revue des deux mondes, Paris, février
2001.
3. R e t r a d u c t i o n d e la B ib l e : l e Q o h é l e t

Remarques prélim inaires

Pour Walter Benjamin, tous les grands textes sont appelés à être
retraduits, parce que le vrai traducteur, à ne pas viser la communica­
tion (« le contenu inessentiel d’un message essentiel ») et à chercher
à atteindre la visée du visé de l’original, ne touchera pas au noyau
{Kern) forcément intraduisible du texte original, noyau qui souligne à
la fois l’incomplétude et la complémentarité des langues. C’est de cette
intraduisibilité que naît la nécessité de la retraduction. Par ailleurs, la
langue de l’original subit des transformations dues à l’évolution des
langues et de la sienne propre, elle n’est pas figée, et ce qui du temps
d’un auteur a pu être une tendance de sa langue d’écrivain peut plus
tard disparaître.
Antoine Berman, tout en suivant les grandes idées de la « Tâche du
traducteur » définie par le philosophe allemand, s’intéresse particulière­
ment à la question de la « retraduction ». Comme Benjamin, il affirme
que « la retraduction (est) l’espace de la traduction, de son accomplis­
sement ». Plus tard, il associera à la retraduction une intention
polémique : retraduire, c’est forcément traduire « contre »271.
Nous pourrions ajouter à ces deux prémices une troisième, qui ne
tiendrait compte ni du devoir permanent de retraduction, ni de l’aspect
critique de celle-ci. Ce serait simplement la raison du défi qu’offre le
grand texte (ou du texte particulièrement élaboré) au grand traducteur,
qui n’est jamais traduit « une fois pour toutes ».

En ce qui concerne la Bible et ses milliers de traductions en toutes


langues (337 langues intégralement, 2000 partiellement), d’autres
raisons pourraient s’ajouter à celles énumérées ci-dessus. Ainsi, pour
Eugène Nida272, directeur du Centre Américain de la Traduction de

2.1 Antoine Berman, Les Tours de Babel, op. cit., p. 116.


2.2 Eugene Nida a consacré plusieurs ouvrages à la traduction de la Bible. Parmi ces
derniers, on peut citer : Bible translating : an analysis o f principles and procedures,
New York, American Bible Society, 1947 ; God's word in m an’s language, New
York, Harper & Row, 1952 ; On translation, Cambridge, Massachussets, Harvard
152 É C L A IR A G E S

la Bible, les (re)traductions de la Bible permettent à la fois d ’analyser


les facteurs en jeu dans le processus traductif et de combler plusieurs
demandes et exigences d’une traduction « target oriented » (les
traductions s’adressent à un public de « mères de famille » dont la
mission est d ’instruire les enfants). Ce n’est pas dans cette optique que
nous nous orienterons. Notre étude passera rapidement sur la constitu­
tion du texte biblique dans son historicité : son élaboration progressive,
son caractère hétérogène (formé de contes, légendes, hagiographies,
lois, poèmes...) jusqu’à sa fixation au premier siècle après Jésus-Christ.
Puis, on analysera la retraduction dans une optique épistémologique
dans la mesure où, au moyen du p a ra llèle , elle permet de saisir les
paramètres constitutifs de l ’horizon traductif français contemporain.

Comme Rome, la Bible (ou les Bibles) n ’a pas été bâtie en un jour.
En effet, résultat d’un choix de textes, elle commence à être écrite
progressivement à partir du XIe siècle avant J.-C., à un moment où
l’écriture est pratiquée depuis longtemps. La fixation de certains de ses
textes par écrit n’empêche pas la production parallèle de textes en
provenance de la tradition orale. Les matériaux qui la constituent sont
divers, d’origines variées, selon les différentes tribus qui constituent le
peuple hébreu, disséminé sur divers territoires ; ils peuvent être des
récits de groupes, de campements, les souvenirs de grands hommes, les
descriptions de sanctuaires. Destinés à donner des règles de conduite
au moyen de lois et de rites, des leçons morales et religieuses qui
prennent en compte des événements de l’histoire ou la vie d’un héros,
ils finissent par offrir la conception israélite de Dieu, du monde et de
l’homme.
Il paraît naturel, dans ce cas, que le corpus de textes qui constituent
la Bible soit également hétérogène. Nous trouvons des formes fixes et
des formes variables et, parmi les genres, des poèmes, des descriptions,
des dialogues, des pièces liturgiques - les scribes respectant leur
apparition récurrente273 dès l’époque des Juges (XIP-XP siècles avant
J.-C.). Leur style diffère également, comme l’atteste la différence entre
des morceaux d’apparence archaïque (Nombres, XXI) et d’autres bien
plus élaborés. Moïse semble être à l’origine des premiers textes (code

Universty Press, 1959 ; « Linguistics and Christian Missions », in Language Structure


and Translation, op. cit.
273 Voir André Paul, « Les Livres de la Bible », Encyclopaedia Universalis, 1997.
fa 'L A IR A G H S 153

de l’AIliance, Décalogue : Exode et Deutéronome), mais c ’est à partir


de la constitution des royaumes (David et ensuite Salomon), que se vé­
rifie l’éclosion d’une véritable littérature écrite (Xe siècle avant J.-C.).
Le genre prophétique semble prioritaire pendant quelque temps
(entre le IXe et le VIIe siècles), qui exprime l’amour de Yahvé pour
son peuple ; il anticipe une refonte législative rendue nécessaire par
l’évolution politique et sociale de la communauté. Les écrits du Nord
et du Sud (qui ont connu une séparation) seront rassemblés pendant le
royaume d’Ezéchias (VIIe-VIe siècle av. J.-C.), bien que des divergen­
ces très fortes les séparent. On institue alors la Torah, la loi divine,
comme le monument littéraire sur lequel la nation devra s’appuyer
pour survivre. Il n’est pas question ici de développer ces deux
tendances, dont l’évocation a pour seul but de mettre l’accent sur
l’hétérogénéité du corpus biblique.
Il est vrai qu’après l’Exil, selon les spécialistes, il devient difficile
de suivre la formation du recueil. Le problème de la datation ou de la
véracité historique devient crucial. Peu à peu, toutefois, on peut suivre
l’évolution des écrits vers les Écrits de sagesse (ou oracles apocalypti­
ques) : Malachie, Zacharie, Joël, Daniel...
Toujours selon les spécialistes274, à partir du Ve siècle, le courant
sapientiel prend un essor important. Les œuvres de sagesse ainsi que
les Proverbes, dont l’édition est définitive, sont rassemblés, et on y
ajoute des œuvres nouvelles, comme le livre de Job (450 env.) qui,
dans une version plus « moderne », soulève le problème de la
condition humaine dans sa complexité, et s’oppose à l’idée simpliste
selon laquelle le juste vit longtemps là où le pécheur voit sa vie
abrégée. Le genre sapientiel perdurera longtemps avec quelques textes
remarquables, comme le Qohélet ou l’Ecclésiaste (300), le livre de
l’Ecclésiastique, ou Siracide (190), qui fait un retour à la doctrine
traditionnelle et le livre de la Sagesse de Salomon (Ier siècle).
Certes, l’essentiel de la pensée juive est représenté par la Torah ou
la Loi, œuvre de juristes qui est éditée vers le milieu du IVe siècle (le

274 Voir André Paul, « Bible », Encyclopaedia Universalis, 1997 ; André Paul, Paul
Beauchamp, Xavier Léon-Dufour, « Testament (ancien et nouveau) », Encyclopaedia
Universalis, 1997 ; Jean Pierre Chandoz, « Les livres de la Bible », Encyclopaedia
Universalis, 1997 ; André Paul, « De Bible à Bible, pour une histoire biblique », in
Le Fait biblique, Paris, éd. du Cerf, 1979, pp. 151-177 ; N. H. Snaith, « Bible »,
Encyclopaedia judaica, Jérusalem, vol. IV, 1972, pp. 816-841 ; Vocabulaire de
théologie biblique, dir. Xavier Léon-Dufour, Paris, Éditions du Cerf, 1970.
154 É CLA IR A G ES

Pentateuque, en cinq livres) : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres,


Deutéronome. On aura ainsi, sur le plan synchronique, trois types
d’écrits, trois genres constitutifs des Livres de la Bible : les textes de
Loi ; les Prophéties ; les écrits de Sagesse, établis progressivement,
selon de multiples remaniements et selon des interactions : les écrits
de sagesse peuvent être des écrits de Loi (Deutéronome) ; ou bien
assumer un caractère prophétique : les genres se trouvent dans un
rapport d’intertextualité.

De ce qui vient d’être dit sur la Bible, il semble que nous pouvons
dégager quelques points à propos des textes qui la constituent :
- une pluralité épocale (le texte biblique se constitue pendant
plusieurs siècles) ;
- une pluralité générique (le texte biblique se constitue essentielle­
ment autour de trois grands genres, en interaction intertextuelle, certes,
mais « stylistiquement » distincts) ;
- chaque époque a connu divers apports qui ont été remaniés,
supprimés, modifiés au long des siècles ;
- une part des apports aux textes bibliques vient de la tradition
orale ;
- ces apports viennent de cultures différentes, qui font des textes
bibliques des textes métissés ;
- les remaniements nécessaires au maintien d’une loi religieuse
changent selon l’évolution de l’histoire (dispersion, regroupement,
exil) ;
- un même texte, signé, peut être le produit d’une collaboration
entre divers scribes ;
- un texte, génériquement définissable en apparence, peut déboucher
sur un texte génériquement différent.
Il s’ensuit que le texte biblique ou les textes bibliques sont porteurs
d’une haute teneur dialogique dont il faut tenir compte lors de sa (leur)
traduction. Œuvre collective, sa prise en compte par un traducteur
unique pose le problème de l’adaptation de ce dernier à la multiplicité
d’écritures de l’original (comme c’est le cas de la traduction Choura-
qui) et suppose une connaissance linguistique et culturelle (religieuse)
encyclopédique (en synchronie et en diachronie). On pourra nous
objecter que toute grande œuvre étant dialogique (chez Joyce, chez
Proust, etc.), la traduction de la Bible n ’est qu’amplification de la
tâche.
É c l a i r Acs iis 155

QOHÉLET

Le texte qu’il nous intéresse d’analyser est le Qohélet, ou Ecclé-


siaste, et ce pour diverses raisons, dont la brièveté n’est pas la plus
importante. Ses trois retraductions françaises aux XXe-XXIe siècles275
représentent pour nous l’occasion inespérée de les étudier en parallèle
et d ’analyser l ’horizon traductif contemporain, en d’autres termes,
l ’horizon d ’attente théorique et pratique qui sous-tend chacune des
traductions. Nous prendrons en compte également une traduction en
langue portugaise, celle du poète brésilien Haroldo de Campos.
V Ecclesiaste est placé dans les Bibles catholiques après les
Proverbes. Dans les Bibles juives, il paraît parmi les Cinq rouleaux
(Megilloth). Il est rédigé en hébreu teinté d’aramaïsmes, proche de
l’hébreu talmudique. La version grecque est très libre, les versions
latines bien plus littérales.
Parmi les Chrétiens, ekklesiastes était compris comme « appartenant
à l’Église », « homme d’Église », du mot grec ekklesia (église), lui-
même constituant la traduction de qohelet, mot hébreu. L’origine du
terme a bien le sens de « rassembler », dérivé de qahal, « assemblée »
ou « congrégation ». Il faut noter que le mot est un participe féminin,
chose rare dans l’Ancien Testament, ce qui peut témoigner, en vertu
de sa proximité avec les textes de Salomon, de sa démarcation d’avec
ces derniers27®. En fait, jusqu’au XVIIIe siècle, on l’a considéré
comme ayant été écrit par Salomon en raison de son aspect « poéti­
que ». Si le terme chrétien désigne bien un prêcheur, le terme Qohélet
indique un prêcheur empreint de scepticisme qui se manifeste contre
la Sagesse établie.
De quoi s’agit-il ? D ’un recueil d’enseignements dont les analyses
et les différentes traductions divergent en raison de son aspect
énigmatique, sinon contradictoire, rédigé dans un style qui n’est pas
sans rappeler les écrits helléniques de l’époque (300 av. J.-C., époque

275 Henri Meschonnic, Les Cinq rouleaux , op. cit. ; André Chouraqui, La Bible
hébraïque et le Nouveau Testament, Paris, Desclée de Brouwer, 1974-1977 ; Haroldo
de Campos, Qohélet, O-Que-Sabe, São Paulo, Editora Perspectiva, 1990 ; Jacques
Roubaud, Qohélet, in Bible, Paris, Bayard, 2001.
276 Voir James G. Williams, « Proverbs and Ecclesiastes », in The Literary Guide
to the Bible, edited by Robert Alger and Frank Kermode, Cambridge, Harvard
University Press, 1987, p. 277.
156 É c l a ir a g e s

d’Antiochos le Grand). Sa thématique se rapproche de l’idée grecque


de l’immortalité de l’âme et son style semble avoir été contaminé par
les formes littéraires grecques en particulier en ce qui concerne la
parainesis (exhortation). Si, lors du Synode de Yavne (90 après J.-C.),
on a voulu exclure Qohélet des textes bibliques, en raison de la quasi­
absence de Dieu dans l’écrit, on peut penser que les derniers versets
ont pu y être ajoutés pour le rendre plus conforme à la pensée
religieuse :
C’est fini c ’est la fin
Tout a été dit tout entendu
Crains Dieu respecte ses commandements
Tu n’es que ça
Au jour du jugement
Dieu fera comparaître
Tout
Ce qui fut caché
Si bien si mal277
Chez Jean Bottero278, historien de la Bible, on peut lire : « Les
Sages, dit le Talmud (Shabbat, 30b), voulaient cacher le livre du
Qohéleth parce que ses paroles se contredisent. » Quoi qu’il en soit,
l’influence hébraïque y est aussi notable dans des formes que l’auteur
utilise, soit de façon conventionnelle (au moyen de citations de
proverbes), soit de façon non conventionnelle (personnelle).

277 Traduction Jacques Roubaud (avec Marie Borel et Jean L ’Hour), que nous
choisissons comme référence sauf cas contraire et que nous désignons comme
traduction JR pour simplifier, La Bible , op. cit., 12,1, p. 1668. On peut comparer cette
traduction au passage traduit en portugais par Haroldo de Campos :
Fim da fala § tudo fo i ouvido §§§ (Fin de la parole § tout a été entendu)
Teme a Elohim § e observa seus mandamentos §§ (Crains Elohim § et
observe ses commandements)
Pois isto é § o todo do homem (Car ceci est § le tout de l ’homme)

Que as obras todas §§ (Que les œuvres toutes §§)


Elohim § as julgará § (Elohim § les jugera)
Todas p o r mais ocultas §§§ (Toutes mêmes les plus occultes)
Boas § e más (Bonnes § et mauvaises)
où le texte acquiert presque une tonalité prophétique.
278 Jean Bottero, Naissance de Dieu, Paris, Gallimard, 1986, p. 222.
É c l a ir a g e s 157

Selon James G. Williams279, il est possible également que l’auteur


ait employé des formes archaïsantes pour se rapprocher du style
hébraïque. Le critique fait remarquer la présence marquante des
parallélismes, même si le texte se présente en forme de prose280.
Que toujours soient
Blancs tes vêtements
Que l’huile sur ta tête
Ne manque pas281
Ainsi, également, au chapitre 3, toute la suite des sections 2 à 8, où
il est question du rapport entre le cosmos et l’existence humaine, et
dans lequel le labeur est lié au contexte social et aux saisons (3,2 ; 3,3,
BB) :
Un temps pour faire naître
Un temps pour mourir
Un temps pour planter
Un temps pour arracher
Un temps pour tuer
Un temps pour guérir
Un temps pour détruire
Un temps pour bâtir
(,..)282
Un texte fragm entaire ? Un texte dynamique ?

Plusieurs passages sont ponctués par un leitmotiv, hével havalim


(■vanitas vanitatis, dans la traduction latine), expression sur laquelle les
traducteurs divergent, traduite par « buée des buées » (Meschonnic),
« fumée des fumées » (Chouraqui), « vent-vain » (Roubaud) et
« névoas de nada » (Haroldo de Campos)283. L’organisation du texte

279 James G. Williams, « Proverbs and Ecclesiales », The literary Guide to the
Bible, loc. cit.
280 On sait que le texte biblique présente deux formes d’accent qui permettent de
distinguer poésie et prose.
281 Qohélet, op. cit., p. 1658.
282 Qohélet, op. cit., 3,1, p. 1640.
283 Jean Bottero propose « Vanité des vanités ». Nous excluons sa traduction de
notre corpus dans la mesure où elle relève plutôt de la glose et ne se présente pas
comme « œuvre », Naissance de Dieu, op. cit., pp. 249-247.
158 É C LA IK AUI'S

semble aussi répondre à des critères différents selon l’avis ou le


découpage des différents spécialistes, dont il n’est pas question ici d’en
développer les détails.
D ’après l’Encyclopaedia Universalis, la vanité de la vie (la vie vaut-
elle la peine d’être vécue ?284) se développe dans le Qohélet selon
cinq arguments :
Qohélet a tout expérimenté, sagesse, plaisirs, richesses - tout est
néant ; l’homme est livré aux événements, à l’injustice, à la mort, tout
comme les bêtes, et c’est Dieu qui conduit les événements, l’homme
n ’y pouvant rien ;
l’homme est soumis à l’injustice, au travail, aux nécessités de la vie
en commun - il lui faut jouir de son modeste bien-être, quand il en a ;
pour l’homme, la vie est imprévisible, mais doit être prise au
sérieux, sans oublier que les efforts humains sont vains et la mort
inévitable ;
l’effort ne garantit pas le succès, la sagesse ne sert pas à grand­
chose, il faut surveiller ses paroles et vivre dans le présent.
Il faut, enfin, « jouir de la vie sous le regard de Dieu, avant que ne
viennent la vieillesse et la mort »285.
Vue sous cet angle, nous ne pouvons pas bien discerner l’organisa­
tion du Qohélet qui, il est vrai, n’est pas aisée à comprendre.
La Bible de Jérusalem divise le texte en deux grandes parties : la
première contient un prologue, puis 4 chapitres (1. La vie de Salo­
mon ; 2. La mort ; 3. Le groupe ; 4. L ’argent) ; la deuxième, après un
deuxième prologue, contient également quatre chapitres, 1. La
sanction ; 2. L ’amour ; 3. La chance ; 4. L ’âge). Les chapitres peuvent,
quant à eux, rassembler les différentes sections originales ; ainsi, 1.1
recouvre la section 2 ; 1.2, la section 3 ; 1.3, les sections 4 et 5 ; 1.4,
la section 6. La deuxième partie se présente sous la forme suivante :
prologue, section 7 : 2.1, suite de 7, 8 et 2.2, fin de 8, début de 9 ;
2.3, fin de 9, 10, début de 11 ; 2.4, fin de 11 et l’épilogue.

284 Question reprise par Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe, 1942.
285 Voir l’article « Ecclésiaste », Encyclopaedia Universalis, op. cit.
ÎiCLAIKAGES 159

Le regroupement est donc thématique. Le texte de la Bible Bayard


n’est pas découpé et les sections se suivent de 1 à 12, comme dans
l’original286.
De son côté André Chouraqui isole, à l’intérieur de chaque section,
des groupes de versets à la manière de strophes qui se présentent
numérotées. Les groupes reçoivent des titres :

1. Fumée de fum ées


Moi, Qohélet
Le bonheur, fumée
2. Le bonheur, fum ée
Mon labeur
Le sage et le fou
Manger et boire
3. Un temps pou r tout
Rien à ajouter
L ’humain et la bête
4. Je félicite les morts
Un, deux, trois
5. Nul ne désire les fous
La richesse et la mort
6. Un m alheur sous le soleil
7. M ieux vaut...
Sagesse
Je suis retourné
La femme et la mort
8. Le sens de la parole
La joie
9. Une même aventure
La femme que tu aimes
Mesquin, mais sage
10. Labeur des fous
11. Sem ailles
12. Viennent les jours du m alheur

286 De même que les textes traduits respectivement par Henri Meschonnic et Haroldo
de Campos.
160 ÉCLAIKACIHS

Un écrit de droiture287

Bien que la présentation du texte fasse penser à un poème ou à un


recueil de poèmes, avec une disposition à la fois numérotée el
strophique, les sous-titres désignent bien la signification dégagée par
la lecture-interprétation du traducteur. En attribuant un découpage
sémantique au texte, en effet, la traduction produit un texte quelque
peu statique (qui accroît son aspect sacré), non évolutif, et qui suggère
une thématique différenciée selon les chapitres. Le texte apparaît plus
dynamique à travers l’analyse de James G. Williams288, qui postule
l’existence de trois « narrateurs » chez Qohélet :
Le narrateur principal, qui se nomme au début (1 :1), qui se
manifeste au 7 :27 (« Regarde vois ce que j ’ai trouvé - dit Qohé­
let »...) et qui revient à la fin pour relativiser le scepticisme de
l’ensemble ;
La voix-Qohélet qui observe le monde et fait part de ses expériences
(par exemple 1 :3-6, 1 :12, 2 : 1 ) ;
Qohélet sujet qui se souvient et qui raconte sa vie (2 :1-17, les trois
façons de vivre).
Au lieu que ce soient des sujets différents qui dialoguent entre eux,
nous avons ici différentes voix de Qohélet.
Dans tous les cas, il s’agit d ’invoquer les éléments d’une expérience
individuelle qui ébranlent quelque peu l’ancienne Sagesse à laquelle le
locuteur oppose quasiment une absence d’issue. Cela se laisse voir,
toujours selon James G. Williams, au chapitre 7 :1 qui constitue un
paradoxe remarquable :

Mieux vaut bon renom


Que huile parfumée
Le jour de la mort
Que le jour de la naissance289

287 La Bible hébraïque et le Nouveau Testament, op. cit., traduction André


Chouraqui, p. 1350.
288 James G. Williams, « Proverbs and Ecclesiastes », op. cit., p. 272.
289 Dans la première phrase, on reconnaît une sentence traditionnelle : la bonne
réputation est un bien précieux et elle est associée à des qualités morales comme la
discipline, la correction, l’expression modérée, le sérieux, le respect des traditions.
Cette sentence rappelle les Proverbes (22 :1). La suite se présente comme une sorte
de hiatus qui, selon le critique américain, provient d’un autre Qohélet, celui qui sait
É CLA IR A G ES 161

Autrement dit, le texte du Qohélet condense, comme dans un poème


dialogique, les observations qui émanent de diverses voix, celle de la
Sagesse et celle de la connaissance (expérience de celui qui sait).
Contrairement à l’interprétation de la Bible de Jérusalem, qui y voit
un certain pessimisme sous forme de question, le critique américain
voit dans le texte du Sage une progression dont la clef serait représen­
tée par le chapitre 3,11 :

Dieu fit toute chose belle à son heure


il a mis dans les cœurs le temps étemel
mais l’homme ne comprend jamais l’œuvre de Dieu
de son commencement à sa fin

Ce qui est donné ici comme « le temps étemel », l’hébreu l’appelle


(h a’olam ) et peut se traduire de diverses façons : « monde » (King
James Version), « amour du monde » (dans le Midrash Rabbah de
l’Ecclésiaste, quelque chose de « profond » et de « secret » (olam )).
En quelque sorte, l’homme a dans son cœur V ha’olam mais, n’étant
pas étemel, ne peut le saisir : aucun pont, aucune métaphore ne relie
le monde humain à soi-même, où se trouve le h a ’olam. C’est pourquoi
la conclusion tend vers une \forme de perplexité : « Q ohelet can
articulate no way, no bridge or m ediating reality from the predicam ent
o f profitless vanity to the everlasting w ork o f God. »29° Le monde est
trop vaste pour être pensé et dit et la seule chose qui reste est : « Si
tu vis longtemps /réjouis-toi /chaque jour/ Pense// aux jours de ténèbre
/il y en aura/ tout ce qui va est hével/ et vent » (...) 11, 8.
A nos yeux, Henri Meschonnic, Jacques Roubaud et Haroldo de
Campos proposent une traduction plutôt « dynamique », évolutive,
renforcée par la non-fragmentation de l’original. Cette remarque nous
conduit au point essentiel de cet exposé et a un rapport avec la
question de la position traductive qui est à la base des traductions.

que la fin de tout est la mort. En fait, il y a ellipse (après tant d’efforts pour en arriver
là, on meurt et celui qui est mort est enfin délivré du sort qui attend celui qui vient
de naître), La Bible, Bayard, Qohélet, op. cit., p. 1650.
290 Qohélet, op. cit., p. 1641.
162 É C L A IR A G E S

Littéralité versus liberté

Nous n ’allons pas comparer ici les traductions selon leur justesse ou
selon leurs contresens, voire leur adéquation forme-sens. Il s’agit
simplement de considérer la façon dont chacun entend avoir traduit le
Qohélet, (ou la Bible selon le cas291). Les traducteurs revendiquent-
ils une position traductive ? Souhaitent-ils s’indure dans la lignée des
traducteurs littéraux ou littéralistes ? Proposent-ils, au contraire, de
considérer les Écrits de Sagesse comme des textes plutôt poétiques, in­
novants ?292
La position des traducteurs de l’éditeur Bayard est très claire sur
cette question. Après avoir rappelé la diversité de la composition des
livres de la Bible, son aspect polyphonique et multiple, la durée de son
élaboration, le préfacier évoque l’importance structurelle de la
traduction comme fixation de ses textes (« survie », dans les termes
benjaminiens), avec les apports magistraux des Septante (Bible
grecque, à partir du IIIe siècle), de la Vulgate de saint Jérôme au Ve
siècle, de la première version française d’Olivétan en 1535, de Luther
(1534), ou de la King James (1611), ou d’autres. L’objectif de la
nouvelle traduction est d’articuler les écrits bibliques (qui sont la
source de la littérature occidentale) avec la littérature française
contemporaine. C ’est dans ce sens, et donc, compte tenu de leur
l ’horizon d ’attente que, pendant six années, 47 traducteurs différents
(groupés par 2 ou 3, avec un écrivain et un ou deux interprètes-
exégètes) ont œuvré et nous pouvons rapprocher cette position de celle
d’un Ezra Pound qui veut concilier tradition et nouveauté.
Haroldo de Campos, pour sa version brésilienne, dit bien que ses
traductions « n’ont, d ’aucune façon, l’ambition démesurée de restituer
une supposée “authenticité” de la langue originale que ce soit du point
de vue philologique ou herméneutique. Elles n’aspirent à racheter au­
cune “vérité” textuelle. Elles ne se nourrissent d’aucune illusion
“puriste” »293. Sa version sera, donc, à intégrer dans les multiples

291 Jacques Roubaud (traducteur de Lévitique, Nombres, Joël, Esther) et d’autres


(environ une cinquantaine de traducteurs) traduisent l’intégralité de la Bible, ce
qu’André Chouraqui entreprend de faire seul. Henri Meschonnic traduit Les Cinq
rouleaux (Le chant des chants, Ruth, Comme ou Les Lamentations, Paroles du Sage­
Esther), Gloires. Haroldo de Campos traduit Bere'shith et Qohelet.
292 Le paratexte a une importance non négligeable pour les recherches littéraires et
traductologiques.
293 Haroldo de Campos, op. cit., p. 11.
ÉCLA IR AGES 163

textes transcréés par le poète brésilien, qui constituent son « paideu-


ma » littéraire.
Henri Meschonnic, traducteur et traductologue, s’exprime à plusieurs
reprises sur la traduction des textes bibliques294. Quant à la sienne,
ce qui est postulé, à l’intérieur de sa poétique du traduire (où « traduire
c’est écrire »), c ’est non pas un littéralisme-calque, mais le respect de
la grammaire et de la prosodie originales compte tenu de l’horizon
d’attente contemporain (l ’évolution de la langue-littérature française).
Le seul traducteur parmi ceux qui nous intéressent ici à revendiquer
une « traduction littérale » de la Bible se révèle être André Chouraqui,
dont la présentation (par l’éditeur) la définit comme une traduction
« avec les garanties de l’exactitude scientifique et de la fidélité
spirituelle » qui, plus est, est œuvre d ’un hébréophone.
Nous pourrions nous arrêter là et conclure, après Léon Robel,
« qu’un texte est l’ensemble de toutes ses traductions significativement
différentes »295. Or, le problème qui se pose pour nous réside dans
cette nécessité de retraduire, qui manifeste peu ou prou un désaccord
entre les traductions existantes, mais qui, pour nous, traductologues, a
l’avantage de permettre de peaufiner une approche typologique des
théories de la traduction contemporaines, d’aborder la question du
canon traductif contemporain.
Car, différentes approches se dégagent de ces traductions, forcément
contradictoires comme le démontrent les résultats différents. Ces
approches ont cependant deux points communs que nous pouvons lire
entre les lignes : 1) l’approche de la vérité (de la justesse) du texte, en
d’autres termes, une forme de littéralité, un rapport (non-revendiqué)
avec la matérialité du texte dans la mesure où, pour tous, l’original est
une forme « littéraire » ; 2) la plus ou moins grande prise en compte
du moment historique présent (l’horizon de leur publication).
Il est vrai que, même chez André Chouraqui, que Meschonnic
accuse de pratiquer le calque, l’exotisation du texte original, l’attention
portée exclusivement au lexique (et non pas au rythme ou à la
prosodie), la traduction n’est pas littérale au sens du « mot à mot »
l’hébreu biblique s’y prêtant assez difficilement par ailleurs, ce que
nous essaierons de montrer ici.

294 Voir Les Cinq rouleaux, op. cit. ; Pour la poétique II, op. cit., Poésie sans
réponse, op. cit. ; Poétique du traduire, op. cit.
295 Léon Robel, « Translatives », in Change, Transformer-traduire, op. cit.
164 É c l a ir a g e s

Le texte original est effectivement divisé en parties (chapitres) et le


signe qui indique la coupure de chaque section, appelé seder , se
présente comme un □ , surplombé d’un « ~ » (accent « circonflexe »
dans les graphies romanes). Ce signe peut indiquer une coupure du
texte, l’annonce d ’une nouvelle idée et apparaît quatre fois dans
Qohélet, de 1,1 à 3,12 ; de 3,12 à 6,11 ; de 7,1 à 9,8 ; et de 9,7 à
12,14. Dans les traductions que nous avons examinées (Bible de
Jérusalem, AC, HM, JR ou HC), cette rupture n’apparaît pas, sans
doute en raison de l’énigmaticité générale du texte biblique et de ce
texte en particulier296.
Par ailleurs, alors que Qohélet date d’environ 200 ans av. J.-C., les
traducteurs s’appuient, pour leur traduction, sur la version postérieure
au IXe siècle, époque où les voyelles furent introduites dans la langue
hébraïque297, qui veut rivaliser avec le modèle de la langue arabe et
devenir ainsi la « langue parfaite », ce qui entraîne un certain décalage
entre « original » - qui n ’en est pas un - et « traduction ».
Quelles que soient les intentions manifestes chez les différents
traducteurs (nous y reviendrons), un détail ne peut pas passer inaperçu.
Il s’agit du chapitre 3, versets 2 à 8, qui désigne un escalier (la montée
vers le ciel), et se présente sur la page comme un carré dont les deux
côtés verticaux « simulent » des marches montantes à l’intérieur
- sorte de calligramme - que nous schématisons de la façon suivante :
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
xxxxxx xxxxxxxx
xxxxxx xxx xxxxxxxx
xxxxxx xxxxxxxx
xxxxxx xxxxxxxxxxxx
xxxxxxxxxxx xxxxxxxx
xxxxxxxxxxx xxxxxxxx
xxxxxxxxxxx xxxxxxxx

296 Nous remercions Philippe Cassuto, professeur d’hébreu de l’Université de


Provence, pour son aide précieuse.
297 Entre le VIIe et le IX' siècles, deux systèmes d’écriture ont coexisté, le
palestinien et le babylonien. La graphie actuelle (consonnes et voyelles), toutefois, a
pu être inspirée par les textes d’Origène.
É c l a ir a g e s 165

Il aurait été également assez aisé de reconstituer cette configuration,


comme il aurait été facile de reproduire les grandes majuscules qui
parsèment le texte, mais peut-être cela relèverait-il plutôt du calque.
Il y a des signes bibliques intraduisibles : ceux qui peuvent être
écrits (sans les voyelles), mais qui exigent (selon la tradition) d’être lus
différemment à haute voix (avec une graphie différente en marge).
C’est le cas connu de YHVH, le nom de Dieu, qui doit se lire toujours
« Adonaï » (Elohim chez Haroldo de Campos et chez Chouraqui et
Dieu chez Roubaud). Mis à part ces détails matériels, il est connu que
la Bible présente de nombreux cas d’intraduisibilité, les traducteurs se
référant souvent aux Septante pour préciser un sens298.

Traduction poétique de la Bible

En fait, si nous pouvons évidemment percevoir dans les traductions


examinées, et ce à différents niveaux, V encyclopédie du traducteur
(comme aurait dit un Umberto Eco299), nous pouvons également y
inclure non seulement l’horizon de la poésie moderne et contemporaine
française et brésilienne - en tant que mémoire de la littérature
(Roubaud) - , ainsi que la langue d ’arrivée dans son état actuel, mais
également les théories littéraires établies pâr les traducteurs eux-mêmes
et qui accompagnent leur travail de traduction (dans une moindre
mesure pour André Chouraqui).
Ce dernier, d’une façon plus apparente, développe certains aspects
de la « Tâche du traducteur », volontairement ou involontairement.
Nous pouvons, en effet, trouver dans sa traduction l’illustration de
quelques principes benjaminiens : hébraïsation ; privilège accordé à
l’étymologie ; références aux traducteurs littéralistes dans la tradition
de la traduction religieuse (Aquila, traducteur de l’Ecclésiaste,

298 D’autres signes sont non pas « intraduits », mais « intraduisibles ». C’est le cas
de la voyelle « w » qui n’est pas un phonème à proprement parler, dans le sens où au
signifiant loi correspondrait un signifié. Il s’agit d’un signifiant spécial qui commute
avec zéro, mais qui signifie, « d’en haut » (du ciel) lorsqu’il est placé à gauche de la
consonne et « d’en bas » (de la terre), lorsqu’il est placé à droite, utilisé pour définir
la généalogie. Il désigne les Apôtres et leur origine (TWLDWT, TWLDT, TLDWT
ou TLDT ne signifient pas la même origine ; le prophète Ismaël n’a aucun de ces
signes dans son nom...) ; ce signe n’apparaît pas dans notre corpus.
299 Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985.
166 É C LA IR A G ES

postérieur aux Septante). Cela donne souvent à sa traduction un sceau


d’« étrangeté ». Mais l’aspect le plus frappant de la traduction AC est
son attachement à la tradition et à la religion juives, son désir de
concilier la tradition avec une lecture à la fois poétisante et moderne,
ce qui provoque chez Henri Meschonnic un jugement assez sévère :
« Le calque littéraire et linguistique, derrière son ostentation de retour
à l’origine, théologise le texte selon un vague syncrétisme judéo-
chrétien qui se révèle dans son vocabulaire religieux, comme dans ses
arguments. »30° Selon le critique, André Chouraqui produit le « mi­
me d’un langage mystique juif », qui fait « juif ». Voici un extrait de
cette traduction :
I : Fumée des fumées
1. Paroles de Qohélet, le fils de David, roi de Ieroushalaïm.
2. Fumée des fumées, dit Qohélet ; fumée de fumées, tout est
fumée.
3. Quel avantage pour l’humain en tout son labeur,
4. Dont il a labeur sous le soleil ?
5. Un cycle va, un cycle vient ; en pérennité la terre se dresse.
6. Le soleil brille, le soleil décline ; à son lieu il aspire et brille là.
7. Il va au midi, il tourne au septentrion, il tourne,
8. Tourne et va, le souffle, et retourne sur ses tours, le souffle

dans lequel nous trouvons le maintien du nom propre (écrit / non lu),
des phrases elliptiques, des inversions, un usage « litanique » de la
répétition.
Chez Henri Meschonnic, une position littéraliste se dégage : son
ambition est de saisir non le mot mais le « mouvement du mot dans
l’écriture ». Nous avons évoqué précédemment quelques-uns de ses
principes traductifs : le rapport entre traduire et écrire, le rapport entre
traduire et la théorie de la traduction, le décentrement du traducteur,
l’homologie entre l’original et la traduction, l’inséparabilité de la forme
et du sens, le rapport de concordance entre les deux textes (le marqué
pour le marqué, le non-marqué pour le non-marqué, la figure pour la

300 Henri Meschonnic, « Le calque dans la traduction », Poésie sans réponse,


op. cit., p. 249.
301 La Bible hébraïque et le Nouveau Testament, op. cit., p. 1352.
É c l a ir a g e s 167

figure, la non-figure pour la non-figure). C’est ainsi, fait observer


Haroldo de Campos, que l’on remarque, dans la traduction de Henri
Meschonnic, le maintien de la pause final so f pasuq, au moyen de
l'espace blanc, sans point, unité de souffle ; la pause d ’hémistiche,
'athnah ; des blancs pour séparer des segments du texte (accents), un
blanc plus petit pour des accents secondaires. Par ailleurs, Henri
Meschonnic tient compte du contexte littéraire, des travaux d’Ezra
Pound, de la théorie benjaminienne du traduire.

I.
I. Paroles du Sage fils de David roi
dans Jérusalem
2
Buée de buées a dit le Sage buée de
buées tout est buée
3
Quel profit pour l’homme
Dans tout son effort
l’effort qu’il fera sous le soleil
4
Passe une époque et vient une époque
et la terre à jamais demeure
5
Et le soleil s’est levé et le soleil s’est couché
Et vers son lieu il
aspire là il se lève
6
Il va vers le sud et tourne vers
le nord
Tourne tourne va le vent
Et sur ses détours retourne le vent

Etc.302

302 Henri M eschonnic, Les Cinq rouleaux, op. cit., p. 135 et sq.
168 É C LA IR A G ES

La traduction d’Henri Meschonnic s’efforce de suivre ses propres


principes traductifs (poétiques), de produire un texte à la place d ’un
texte, de privilégier la prosodie (le souffle) ainsi que l’organisation
sonore de l’original, de maintenir les récurrences et parallélismes. Elle
se veut poétique et non religieuse et contient un aspect « atemporel »
(répétition de Et, et, et) dans une configuration « mallarméenne ». Elle
s’éloigne toutefois de la poésie française contemporaine par rapport à
laquelle l’auteur nourrit (et ne cache pas303) une irritation certaine,
notamment vis-à-vis de poètes comme Philippe Jaccottet, André du
Bouchet, Claude Royet-Joumoud, Jean-Jacques Viton, Christian
Prigent, Jacques Roubaud, Jean-Marie Gleize... - tous très différents
mais très représentatifs du panorama poétique français actuel - chez
qui il perçoit différemment une néfaste tendance à la narrativité,
l’usage des clichés, la pléthore adjectivale, l’adoration du signe, le
manque d ’originalité, l’abus du blanc... Bref, à la fois la « sacralisa­
tion » de la poésie et sa destruction par l’invasion de la prose. Or, pour
Henri Meschonnic, nous le savons, la poésie est avant tout une affaire
de rythme.
Sa traduction semble être en adéquation avec ses principes traductifs,
« une visée vers une vision » (Les Cinq rouleaux, p. 134), mais si
l’auteur se réclame d’une traduction poétique, son horizon d’attente est
plutôt moderne (Baudelaire, Mallarmé) que contemporain et, si
référence est faite à Ezra Pound, nous ne trouvons pas, dans cette
traduction homogène, le dialogism e signalé par James G. Williams
(contraste des voix), qui se trouve davantage marqué chez Haroldo de
Campos, comme nous allons le voir par la suite.
Bien qu’écrites dans des langues différentes, il nous semble pouvoir
affirmer qu’aussi bien le Qohélet d’Haroldo de Campos que celui de
Jacques Roubaud ont une teneur poétique tournée vers le contempo­
rain, marquée. Les deux poètes occupent, en effet, une place « centra­
le » dans leurs contextes littéraires respectifs. Tous deux ont une œuvre
très importante en tant que poètes, traducteurs, critiques, et, de façon
plus marquée qu’Henri Meschonnic, leurs bibliographies spécifique­
ment poétiques (traductions et poèmes) sont considérables. En outre,
Haroldo de Campos est le traducteur d’Homère, de Joyce, de Mallar­
mé, de Cavalcanti, de Pound..., et Jacques Roubaud a traduit les renga

303 Voir Henri M eschonnic, Célébration de la poésie, Paris, Verdier, 2001.


l'il 'LAÍRACiliS 169

japonais, les troubadours provençaux, Lewis Carroll, des poètes


américains, entre autres.
Des différences toutefois les opposent sur le plan de l ’horizon
d’attente (contexte littéraire luso-brésilien moderne et la création du
mouvement concrétiste pour l’un, tradition française et poésie
contemporaine, appartenance au mouvement Oulipo, pour l’autre ;
cheminements historiquement différents) et sur leurs intentions.
Ainsi, chez Haroldo de Campos, la proximité avec l’original se fait
sur l’aspect formel et prosodique du texte biblique (respiration,
rythmes, paronomases) et, à l’instar d’Ezra Pound, sur le mélange
langagier de l’original (dialogisme), du ton oraculaire, propre à la
langue écrite, et du ton « colloquial », qui représente la voix de
l’homme prédicateur. Par ailleurs, tout en « hébraïsant » le portugais,
le poète entend respecter - contrairement à Henri Meschonnic - ce
qu’il appelle les « rimes sémantiques » et qui correspondent à ce que
Walter Benjamin considère comme « le mode de visée » de l’original
( Darstellun.gsmod.us).

I
1. Palavras § de Qohélet filho de Davi §§
rei § em Jerusalém
2. Névoa de nadas § O-que-Sabe §§
névoa de nadas § tudo névoa-nada
3. Que proveito § para o homem §§§
De todo o seu afã §§
Fadiga de afazeres § sob o sol
4. Geração-que-vai § e geração-que-vem
e a terra § durando para sempre
5. E o sol desponta § e o sol se põe §§§
E ao mesmo ponto §§
aspira § de onde ele reponta
6. Vai § rumo ao sul §§
e volve § rumo ao norte §§

Volve revolve § o vento vai §§


170 É CLA IR A G ES

E às voltas revôlto § o vento volta (...)304

La traduction brésilienne est plus dense que celle des trois autres
traducteurs, les mots sous l’accent sont « pleins », différemment de la
traduction d’Henri Meschonnic (où nous trouvons souvent l’article, le
pronom ou la préposition avant le « souffle >>305). Les assonances,
parallélismes, paronomases sont bien mis en évidence (cf. 5 : desponta,
põe, ponto , onde, reponta , avec les « rimes sémantiques » desponta / -
reponta, traduits par HM « s’est levé » deux fois). De même, au 6,
tout le jeu en NI, qui allitère avec « névoas-nada » (hével-havalim ) et
le jeu de : vai/volve/volve/revolve/vai/voltas/revôlto/volta, qui provoque
un effet quasi-mimétique avec le souffle du vent. Poésie concrète, la
traduction d’Haroldo de Campos allie l’aura biblique et la poésie ultra-
contemporaine brésilienne.
Il nous reste quelques remarques à faire sur le même extrait dans la
traduction de Jacques Roubaud qui est à la fois fluide et poétiquement
condensée.
Contrairement à Henri Meschonnic et à Haroldo de Campos, Jacques
Roubaud ne fait pas de paratexte à sa traduction, lequel est œuvre de
l’éditeur de la Bible Bayard, Frédéric Boyer. Il fait partie des quarante-
sept traducteurs de cette nouvelle Bible qui entend diversifier les voix
autant que peut se faire dans un rapport d ’isomorphisme avec
l’original, chose qui ne s’est jamais pratiquée en France.

304 Paroles de Qohélet fils de David/ roi à Jérusalem// Nébuleuses de néants dit
Celui-qui-Sait/ nébuleuse de néants tout nébuleuse-néant// Quel profit pour l’homme/
De tout son labeur/ fatigue d’affaires sous le soleil// Génération qui va et génération
qui vient/ et la terre durant pour toujours// Et le soleil se lève et le soleil se couche/
Et au même point/ aspire d’où il se relève// Va vers le sud// et revient vers le nord/
Revient retourne le vent va/ et ayant à faire revenu le vent revient (traduction littérale
faite par nos soins), Qohélet, O-Que-Sabe, traduction Haroldo de Campos, op. cit.,
p. 45.
305 À propos de « Légendaire chaque jour », poème d’Henri Meschonnic, Gérard
Dessons dit : « Le blanc des fins de vers accentue les inaccentuées qu'une, je,comme,
en une véritable gestuelle de la parole. » (Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos
jours, Paris, PUF, 2001, p. 489). C’est ce même procédé que l ’on trouve dans les
traductions du poète qui l’emploie aussi bien pour Esther, texte narratif, que Jacques
Roubaud traduit en prose.
É ( LAIKAGHS 171

Chez Jacques Roubaud, nous trouvons peu de propos « traductolo-


ÿiques » à l’exception de deux remarques importantes prononcées lors
des Assises des Traducteurs Littéraires en Arles de 1999 : en dehors
de la traduction du Quichotte faite par Pierre Mesnard (et enco­
re !)306, une traduction qui lui paraît exemplaire est celle de Jacque­
line Risset pour la Divina Com edia et dans laquelle la traductrice
maintient l’essentiel (non pas les rimes, mais l’aspect « romanesque »
du texte, préservant ainsi ce qui est l’essentiel)307. Ce faisant, Jacque­
line Risset applique le principe poundien du « make it new » :
l’abolition de la distance qui nous sépare du texte original et la
recréation d’un texte (poétique) lisible par les lecteurs d’aujourd’hui,
nourris de littérature contemporaine : « L’effort de renouvellement, le
make-it-newisme dirais-je, doit donc intervenir sur des composantes
multiples du texte. »308
Or, la traduction de Jacques Roubaud privilégie la poéticité du texte
original (rythme) dans une traduction à la fois condensée et énigmati­
que (le dichten poundienj09) et se présente comme un poème contem­
porain. Elle refuse la traduction « lexicale » ou étymologique : celle
dans laquelle « (...) au lieu de s’en tenir à des équivalents modernes
des termes employés, on remontera, à l’aide de l’étymologie, aux
racines, et on proposera des mots qui traduisent ces significations,
considérées comme plus ancestrales, plus originaires, plus profondes,
etc. »310
\

306 Nouvelle de Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Folio, Gallimard, 1983, p. 41.
307 Henri Meschonnic porte un jugement assez critique sur cette traduction (Poétique
du Traduire, op. cit., pp. 203-204) dont Umberto Eco estime qu’elle a tout de même
« survécu » (Colloque « Roma Poesia », avril 2004).
308 Jacques Roubaud, « Parler pour les idiots : Sébastien Chasteillon et le problème
de la traduction », conférence inaugurale, Assises Internationales de la traduction en
Arles, Novembre 1999. Actes des Assises de la traduction en Arles, Arles, Actes Sud,
2000, p. 19 et sq.
309 Ezra Pound, ABC de la lecture, op. cit., p. 30 (« Dichten = condensare »).
310 Jacques Roubaud, « Parler pour les idiots : Sébastien Chasteillon et le problème
de la traduction », op. cit., ibidem.
172 ÉCLAIUAGIÎS

1,1 Paroles de Qohélet


fils de David
roi
à Jérusalem

2 Vanité dit Qohélet


hével havalim
hével dit Qohélet
tout est vain
3 Que reste-t-il à l’homme
de son travail
et de sa peine
sous le soleil

4 Une génération vient


une génération va
et la terre
reste

5 Le soleil se lève
le soleil se couche
courant vers sa demeure
et se levant lui là

6 Vers le sud vers le nord


le vent souffle
le vent tourne
et revient sur ses pas (...)3n

Jacques Roubaud maintient la paronomase originale (hével havalim)


et tout en proposant une traduction intralinguale assonante (tout est
vain. Plus loin : 1, 14 « poursuite du vent »), il convertit le sym boli­
sant en sym bolisé, comme le préconise Walter Benjamin. De plus, avec
l’emploi de mots simples, il en multiplie les sens : « Que reste- t-il à

311 Qohélet, Bayard, op. cit., p. 1634.


l'i(’I.AIKA(iP.S 173

l'homme » ; « et la terre reste », clans une construction chiasmatique


en écho. La traduction construit un système subliminal de correspon­
dances, échos et parallélismes qui, à la lecture, ne se font pas
remarquer comme procédés. Le choix d’un lexique dépouillé, quasi­
ment abstrait, l’évitement du ton oraculaire entraîne une lecture rapide
du texte et produit, de ce fait, l’effet du passage du temps, qui file
comme le vent. De plus, l’usage systématique du passé composé (« j ’ai
vu », « je me suis dit », « j ’ai donné... ») installe le texte dans la
précarité du sujet de rénonciation - celui-ci n’est plus le sujet de
l’autorité et devient aussi mortel et éphémère que ceux qui l’entendent.
Qohélet devient un parmi tous, non plus Celui-qui-Sait.

La retraduction apparaît ainsi comme tout à la fois nécessaire et


inévitable pour le grand texte. En même temps elle ouvre un champ à
la littérature comparée lui permettant de vérifier des hypothèses,
d’étayer des arguments, d’affiner les notions de parallèle et d’horizon
d’attente. Aussi bien permet-elle à la traductologie de saisir l’horizon
traductif des différentes époques de la retraduction tout en en définis­
sant les canons poétiques et traductifs.
En diachronie, la comparaison et le parallèle entre différentes
traductions de VÉnéide, par exemple, offrent au chercheur la possibilité
d’isoler le canon propre à une époque, la place des auteurs canoniques
à l’intérieur du champ littéraire, leurs apports personnels et de vérifier,
de siècle en siècle, les transformations subies par le grand texte. En
synchronie, il est aussi question de transformations qui varient de
décennie en décennie, certes en moindre mesure, mais au travers
desquelles nous pouvons saisir notre contemporanéité, lorsqu’il s’agit
d’époques proches de nous.
Nous avons ainsi pu témoigner des subtils changements qui
s’opèrent dans le Qohélet, qui devient, de texte autoritaire, hébraïsant,
oraculaire et prophétique, progressivement un texte poétique à la
mesure de l’homme contemporain.
Si, comme le veut Jacques Roubaud, « on traduit comme on veut »
(conférence 1999), on ajoutera qu’on n’échappe pas à son temps...3'2

312 Première publication du présent article in Cadernos de Tradução, NUT,


Universidade Federal de Santa Catarina (Brésil), n. 11-2003/1, p. 95 et sq.
174 ÉCLA IR AOliS

Quelques titres en traduction :

Haroldo de Campos :

- Cantares de Ezra Pound, avec Augusto de Campos et Décio


Pignatari, Rio de Janeiro, Service de Documentation-MEC, 1960.
- Panaroma do Finnegans Wake de James Joyce, avec Augusto de
Campos, São Paulo, Comission de Littérature de l’État, 1962 (2e éd.
complétée, Editora Perspectiva, 1971).
- Poem as de M aïakovski, avec Augusto de Campos et Boris
Schnaiderman, Rio de Janeiro, Editora Tempo Brasileiro, 1967
(2e édition, Editora Perspectiva, 1983).
- P oesia russa moderna, avec Augusto de Campos et Boris
Schnaiderman, Rio de Janeiro, Editora Civilização Brasileira, 1968
(2e édition, Editora Brasiliense, 1985).
- Traduzir e trovar, avec Augusto de Campos, São Paulo, Editora
Papyrus, 1968.
- M allarmé, avec Augusto de Campos et Décio Pignatari, São Paulo,
Editora Perspectiva, 1974 (2e édition, São Paulo, Perspectiva, 1980).
- D ante-Paraíso (Six chants), Rio de Janeiro, Editora Fontana / Isti­
tuto Culturale Italiano di São Paulo, 1978.
- Transblanco, avec Octavio Paz (transcréation du poème Bianco et
correspondance avec O. Paz), Rio de Janeiro, Editora Guanabara, 1985
(2e édition revue et augmentée, São Paulo, Siciliano, 1994).
- H agorom o , transcréation de la pièce-poème du Théâtre Nô
japonais, in Folha de São Paulo, 8.7.1989, publiée en volume, São
Paulo, Estação Liberdade, 1993.
- Q ohélet/ O -Q ue-Sabe/Ecclésiaste (transcréation du poème
Sapiential à partir de l ’hébreu), São Paulo, Editora Perspectiva, 1990.
- Bere ’shith : a cena da origem (traduction de textes de la Genèse
et du Livre de Job, accompagnés d’essais sur la poésie biblique), São
Paulo, Editora Perspectiva, 1993.
- Ménis, A Ira d ’Aquiles (Chant I de Yllliade, d’Homère) avec
Trajano, Vieira, São Paulo, Editora Nova Alexandria, 1994.
- Iliada, d’Homère, vol. 1, São Paulo, Editora Mandarim, 2001.
É< LAIK AU H K 175

André Chouraqui :

- Le Cantique des Cantiques, Paris, Desclée de Brouwer, 1950.


- Les Psaumes, Paris, P. U.F, coll. Sinaï, 1956.
- La Bible H ébraïque et le Nouveau Testament, 26 volumes, Paris,
Desclée de Brouwer, 1974-1977.
- L ’Univers de la Bible, 10 tomes, Paris, Brépols-Lidis, 1982-1989.
- Le Coran, traduction et commentaires, Paris, Laffont, 1990.
- Le Pentateuque et les Quatre Evangiles, traduits et commentés,
Paris, Lattès, 1993.
- Chronique de Baba, 80 lettres d ’Abraham Meyer, traduites du
judéo-arabe, Jérusalem, 1998.

Henri Meschonnic :

- Les Cinq rouleaux, Paris, Gallimard, 1970.


- Jona et le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981.
- Textes (Shakespeare, Goethe, Dante, Meng-Hao-Ran, etc.), in
Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999.
- G loires (traduction des Psaumes), Paris, Desclée de Brouwer,
2001 .
- Les Noms, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.

Jacques Roubaud :

- M ono no aw are : Le sentiment des choses (cent quarante-trois


poèmes empruntés au japonais), Paris, Gallimard, 1970.
- Renga, (avec Octavio Paz, Charles Tomlinson, Edoardo Sanguine-
ti), Paris, Gallimard, 1971.
- Vingt poèm es américains, avec Michel Deguy, Paris, Gallimard,
1980.
- Les Troubadours, Paris, Seghers (anthologie bilingue), 1981.
- Témoignage, de Charles Reznikoff, Paris, Hachette, P.O.L., 1981.
- La Chasse au Snark, de Lewis Carroll, Paris, Slatkine-Garance,
1981.
- La Reproduction des profils de Rosmarie Waldrop, Paris, La
Tuilerie Tropicale, 1991.
- Qohélet, Lévitique, Nombres, Joël, Esther, in Bible, Paris, Bayard
2000 (en co-traduction).
4. S u b j e c t i v i t é e t s u j e t d e la t r a d u c t io n

Il s’agit ici d’examiner ce que disent quelques traducteurs sur la


dualité : source / cible : « Translations have traditionally, at least
since Cicero, been commented upon by translators themselves. »313
Cicéron est incontestablement le premier théoricien à évoquer cette
dualité. On peut trouver, dans la préface à sa traduction des Discours
de Démosthène et d ’Eschine, l’affirmation suivante :

Je ne les ai pas rendus en simple traducteur (ut interpres), mais en


orateur (sed ut orotor) respectant leurs phrases, avec les figures de mots
ou de pensées, usant toutefois de termes adaptés à nos habitudes latines.
Je n’ai donc pas jugé nécessaire d’y rendre chaque mot par un mot ;
pourtant, quant au génie de tous les mots et à leur valeur, je les ai
conservés... J’ai cru, en effet, que ce qui importait au lecteur, c’était de
lui en offrir non pas le même nombre, mais pour ainsi dire le même
poids (Non enim adnumerare sed tanquam adpendere)314.

Chez saint Jérôme, le traducteur de la Bible (la Vulgate latine)315,


la situation est toutefois plus ambivalente en raison de la dichotomie
qui s’installe, dès avant l’avènement du christianisme, entre la
traduction des textes religieux et la traduction des textes profanes. Pour
saint Jérôme, il y a lieu de distinguer le texte religieux, « où l’ordre
des mots est aussi un mystère », des autres. Le choix du traducteur se
place ici entre le mot pour le mot de la traduction religieuse, et le sens

3,3 Johan Heilbron, Towards a Sociology o f Translation, op. cit., p. 430.


314 Si par ailleurs Cicéron a aussi pu traduire littéralement Platon, dans le cas
présent, en se plaçant résolument sur l’un des versants de la traduction, orienté vers
la langue d’arrivée, il est devenu la référence explicite ou implicite des traducteurs
postérieurs, depuis saint Jérôme, cinq siècles plus tard, jusqu’à un courant (majoritaire)
de traducteurs contemporains, son influence étant toujours très nette auprès de tous les
traducteurs français classiques, du XVIe au XVIII' siècles.
315 On rappelle que la tâche attribuée au père de l’Église était au départ la traduction
de la Bible à partir du grec (la Septante ) et que, selon les commentateurs, insatisfait
de celles-ci, saint Jérôme a entrepris de la traduire directement de l’hébreu, langue
qu’il possédait également, en plus du grec, du latin et d’autres parlers vulgaires.
178 É CLA IK A dH S

pour le sens, des autres traductions - dualité entre traduction « fidèle »


pour le sacré et traduction « libre » pour le texte profane.
En réalité, la question est bien plus ardue et saint Jérôme se voit
souvent partagé entre les deux positions, même lorsqu’il s’agit du texte
religieux. Dans D e Optimo Genere Interpretandi, ne dit-il pas :

Il est malaisé quand on suit les lignes tracées par un autre, de ne pas
s ’en écarter en quelque endroit ; il est difficile que ce qui a été bien dit
dans une autre langue garde le mêm e éclat dans une traduction. (...) Si
je traduis mot à mot, cela rend un son absurde ; si, par nécessité, je
modifie si peu que ce soit la construction ou le style, j ’aurai l’air de
déserter le devoir de traducteur316.

Il est important de noter qu’aussi bien chez Cicéron que chez saint
Jérôme, la question du choix s’est présentée et a été formulée très
clairement. De nos jours, la question est devenue relativement tacite en
ce qui concerne la position « classique » maintenue majoritairement en
France et seuls les traducteurs littéralistes justifient leurs positions. Elle
est, toutefois, au centre des interrogations des linguistes, sémiologues
et traductologues.
Pour Umberto Eco, auteur entre autres de La Recherche de la langue
parfaite 3I7, la question fondamentale est de savoir si, en traduisant,
il faut amener le lecteur à comprendre l’univers culturel de l’auteur, ou
bien s’il faut transformer le texte original en l’adaptant à l’univers
culturel du lecteur - comme si l’auteur était prêt à récrire son propre
livre dans la langue de l’autre, comme s’il l’avait écrit selon le génie
de la langue de destination et non de la langue d’origine. Si Eco
justifie la traduction target oriented, c ’est bien parce que le problème
est toujours d’actualité.
On peut mieux comprendre la persistance de cette dualité si on
considère l’impact et les effets de la « Tâche du traducteur » de Walter
Benjamin et particulièrement de sa définition du traducteur transpa­
rent. Cet impact se mesure à la quantité importante d’hypertextes que
ce texte de 1923 a connus et que nous avons déjà évoqués. Walter
Benjamin définit la traduction comme un devoir d’altérité : le

316 Cité par Michel Ballard, De Cicéron à Benjamin, PUL, 1991, p. 61.
317 Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne,
Seuil, Coll. Faire l’Europe, 1994.
É( :l a i k a g r s 179

traducteur transparent est littéral, ne cache pas l’original. Ces proposi­


tions s’opposent à celles de Georges Mounin dans Les Belles Infidèles
(1955).
Voici ce que dit Georges Mounin :

Il résulte de tout ceci qu’il existe plusieurs types de traduction,


légitimes selon les textes. Et tout d’abord, apparaissent deux grandes
classes principales :
Ou bien, pour le traducteur, traduire de telle sorte que le texte,
littéralement francisé, sans une étrangeté de langue, ait toujours l’air
d’avoir été directement pensé puis rédigé en français, - c ’est-à-dire, en
quelque sorte, réaliser l’ambition des « belles infidèles » sans l’infidélité,
ce qui est à l’origine d’une première classe de traductions.
Ou bien, produire en traduisant toujours l ’impression dépaysante de lire
le texte dans les formes originales (sémantiques, morphologiques,
stylistiques) de la langue étrangère, - de façon que le lecteur n’oublie
jamais un seul instant qu’il est en train de lire en français tel texte qui a
d’abord été pensé puis écrit dans telle ou telle langue étrangère :
deuxième classe de traducteurs318.

Gidéon Toury est amené à nuancer ses positions au départ trop


déterministes sur le choix du traducteur, et définit des normes appelées
normes « translationnelles », parmi lesquelles il y a celle qu’il appelle
la « norme initiale » qui, comme on l’a vu, recouvre le choix entre
source et cible319.

Ces positions montrent à quel point, au vingtième siècle, la question


héritée des Classiques persiste et oriente la façon de traduire des
langues culturellement dominantes. En d’autres termes, le traducteur
serait mis devant le choix entre être fidèle à la source ou tenir compte
de la langue d ’accueil (et de ses habitus).

3,8 Georges Mounin, Les Belles infidèles , op. cit., p. 110. Selon Georges Mounin,
pour franciser le texte (le premier cas), il faudra quelquefois traduire l’originalité de
l’œuvre indépendamment de l’époque ou de la culture de l’origine. Dans le second
cas, au contraire, il faudra rendre l’originalité de l’œuvre en étant fidèle à l’époque et
à la culture d’origine.
319 Gidéon Toury, « The nature and role of Norms in translation », in Literature and
Translation, Leuven, Acco, ed. by James S. Holmes, 1978, p. 83.
18 0 É c la ir a g e s

La subjectivité du traducteur

I. La question est de savoir si le traducteur est réellement un « sujel


plein », maître de ses choix.
En fait, la question du choix est plutôt une question moderne. Ainsi,
pour les époques anciennes, jusqu’au Moyen Âge, le traducteur, être
de devoir, pour lequel la traduction correspond à une « mission », est
guidé par la sphère du texte traduit, à savoir publique (auquel cas il
doit être fidèle à la source, c ’est-à-dire, littéral) ou privée (auquel cas
il peu t ne pas être littéral).
Cette affirmation tendrait à montrer que le traducteur est plutôt
déterminé par le contexte social, économique et politique auquel il
appartient, ce qui est incontestablement vrai. C’est ainsi qu’Annie
Brisset320, contestant l’idée « idéaliste » de la transparence du
traducteur (Benjamin-Berman), se propose d’« explorer la dimension
collective, culturelle, du sujet traduisant et de ses positions ». En effet,
selon ce chercheur, et après Luciano Nanni, dont elle s’inspire, la
marge de liberté du traducteur est amoindrie par les circonstances
historiques de « l’usage » de l’œuvre à traduire. Le traducteur est déjà
conditionné culturellement et socialement non seulement dans ses
choix esthétiques mais aussi dans l’interprétation qu’il donne aux
œuvres littéraires. La culture « oriente et façonne l’interprétation du
texte original en s’interposant (...) entre la subjectivité traduisante et
l’objet à traduire » (p. 39).
Nous ne saurions contredire de tels propos. Il est certain que le
choix de l’œuvre à traduire dépend en grande partie du moment et
d’autres facteurs qui relèvent de ce que Bourdieu appelle le « champ
littéraire ». Sur le plan diachronique, en effet, nous nous trouvons ainsi
devant une interprétation formelle et sémantique changeante des textes
traduits « librement » (la centaine de traductions françaises de VÉnéide
en est un exemple frappant).
Ainsi, VÉnéide de Du Bellay, en décasyllabes, est à assimiler au
grand poème du XVIe siècle, peignant une Didon pathétique, dans une
langue poétique neuve destinée à constituer le français littéraire. De

320 Chercheur traductologue de l’Université d’Ottawa, souvent proche des théories


du polysystème, auteur entre autres de « L’identité culturelle de la traduction », in
Palimpsestes, n. 11, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998, p. 30 et sq.
ÉCLAIRAGES 1 81

môme, 1'Énéide de l’Abbé Delille, au XVIIIe siècle, en alexandrins,


allongée et homogénéisée, rappelle-t-elle une tragédie racinienne. Les
exemples sont nombreux, jusqu’à celui de Pierre Klossowski au­
jourd’hui qui tente de racheter, dans sa traduction, le dire épique et le
substrat latin du texte virgilien.
Il va de soi que dans cette optique, les déclarations et professions de
foi du traducteur sont à prendre en compte avec distance. Qu’il croie
faire œuvre nouvelle ou s’aligner sur les grands auteurs, la subjectivité
du traducteur est une subjectivité imaginaire (« J ’ai voulu faire... »),
elle relève du « moi-je » du traducteur et les déclarations se comptent
par centaines.

II. Ceci étant, l’idée que nous aimerions avancer ici est la suivante :
nous pourrions trouver une ligne de partage qui ne serait dominée ni
par le « moi » de la subjectivité321, ni par le « moi épistémique »
(pour reprendre la formulation d’Annie Brisset). Pour le premier,
Lacan322 a pu montrer après Descartes que le je qui existe, parce
qu’il pense, n ’est pas celui qui pense parce qu’il est, pour le second,
il s’agit du moi social.
En fait, l’un ne va pas sans l’autre puisque « le moi ne peut être
séparé de l’altérité et, du même coup, se trouve pris dans la définition
même du social et de l’historique »323. Il ne s’agit pas d’évoquer ici
l’existence d’un « troisième » moi, non plus, mais plutôt du sujet , d’un
je rimbaldien, à l’œuvre dans l’écriture de la traduction.
Ce qui nous importe, c’est de montrer la différence entre le moi
(imaginaire, le moi-je) et le « je » de la traduction. Et même si la
formulation d’Annie Brisset paraît indiscutable - selon laquelle il n’y
aurait pas de « sujet plein », un « sujet dont la conscience serait
pleinement présente à l’acte traductif » -, il va de soi que pour

321 E. Roudinesco (1977) : « Le sujet est décentré de sa position de maîtrise (...). 11


est “divisé”, raconte Freud, mais pour autant il ne disparaît pas, il parle et continue
dans le fantasme sous la forme du Moi. La découverte de l’inconscient permet de
signifier cette division inaugurale en montrant que l’illusion du centre demeure et
qu’elle est inhérente à la constitution du sujet humain », cité par Jacqueline Authier-
Revuz (1998), dans « Énonciation, méta-énonciation », in Les Sujets et leurs discours,
Aix-en-Provence, PUP, 1998, p. 71.
322 Lacan : « Je pense// Donc je suis - où le second correspond au sujet de
l’énonciation tandis que le premier est le sujet de l’énoncé », Écrits, Seuil, p. 864.
323 Voir par exemple Henri Meschonnic, Poétique du traduire, op. cit.
182 ÉCLAIRAOIÍ.S

l’analyse traductologique, la question du singulier est pertinente. Nous


nous appuierons parfois sur la psychanalyse pour mieux étayer nos
hypothèses. Nous essayerons d’établir la différence entre la pratique
« individuelle » et la pratique « individuante » du style pour reprendre
la formule de Michel Dufrenne, dans « Style » (E n cyclopaecU a
Universalis). En d’autres termes, même si le traducteur, en croyaul
faire œuvre « personnelle » et volontaire, se place sur le plan imagi­
naire et, de ce fait, est d’autant plus dépendant des instances sociales,
des habitus, qui le constituent, il arrive que ni le « moi-je » ni le
« moi épistémique » ne réussissent à barrer le sujet traduisant, dont la
liberté est inconsciente, cela va sans dire.

Le cas Baudelaire

L ’exemple de Baudelaire traducteur de Poe va nous permettre


d’illustrer la distinction proposée ci-dessus. Baudelaire fait connaître
Poe dès 1848 en traduisant ses H istoires Extraordinaires (1856), ses
Contes, puis le poème « Le Corbeau » ( The Raven), en 1857. Il le
traduit pendant dix-sept ans. Selon la critique, c ’est grâce au talent du
traducteur que Poe est apparu en France comme un très grand poète,
plus grand que dans son pays. Nous essayerons de distinguer ce qui
chez ce traducteur relève de son imaginaire (moi), ce qui relève des
habitus de l’époque et ce qui relève du sujet-Baudelaire.

L ’admiration que vouait Baudelaire à celui qu’il considérait comme


son « frère » en poésie est consignée dans plusieurs textes et il est
certain que plusieurs facteurs les rapprochent - leur vie personnelle,
leurs expériences sentimentales, leur « soif de l’infini ». Tous deux
sont également les auteurs d’une œuvre poétique brève et sans cesse
perfectionnée, les rapports entre leurs imaginaires ont été excellemment
montrés par l’étude consacrée à Baudelaire par Walter Benjamin324
(1926). Celui-ci signale les parallèles et les différences dans leurs
façons respectives de traiter des thèmes comme la foule, la mort, le
vin, le double, et il est certain que des figures telles que la contra­
diction, le paradoxe et l’oxymore constituent la clé centrale de
leur programme poétique (rêve / réalité ; vie / mort ; « spleen » /

324 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Paris, Payot, 1979.


É c la ir a g e s 183

« idéal »...), et les vecteurs par lesquels passent ces visions. Walter
Benjamin décèle l’influence du poète américain sur Baudelaire y
compris dans les motifs de ses poèmes (« Le vin de l’assassin », « A
une passante » etc.)
Un autre facteur, toutefois, les rapproche : l’attention portée à la
matérialité du texte littéraire, voire à la technicité de l’expression,
ainsi, l’usage de la citation, de l’intertextualité, du cliché ironique325,
de même que le jeu fiction / réalité.
La découverte de Poe par Baudelaire a obligé celui-ci à se défendre,
à tel point ses théories sur l’esthétique et la poésie lui rappelaient les
théories du poète américain. On peut rappeler les mots de Baudelaire :

On m ’accuse, moi, d’imiter Edgar Poe ! Savez-vous pourquoi j ’ai si


patiemment traduit Poe ? Parce qu’il me ressemblait. La première fois
que j ’ai ouvert un livre de lui, j ’ai lu avec épouvante et ravissement, non
seulement des sujets rêvés par moi mais des phrases pensées par moi et
écrites par lui vingt ans auparavant326.

Dans un premier temps, nous sommes à même de dire donc que


plusieurs facteurs ont guidé le choix de Baudelaire, dont certains sont
effectivement dus à la conjoncture, à des facteurs sociaux, esthétiques
mais aussi identitaires. Dans son opposition à l’esthétique et à l’éthique
de la moitié du XIXe siècle (dont les valeurs répugnent au poète
français, comme les aspects fallacieux du progrès technique, l’étalage
des richesses, l’appât du gain y compris chez des écrivains, etc.),
Baudelaire trouve un appui dans l’esthétique de Poe, qu’il considère
comme une sorte de double, trouvant dans l’œuvre de l’Américain

325 Nous avons déjà évoqué longuement ces aspects de la question dans Théories et
pratiques, op. cit., chapitre V, p. 185 et sq.
326 Charles Baudelaire, Correspondances, O.C. CP1, I, p. 676. Cette attitude n’est
pas sans rappeler celle d’Antonin Artaud, traducteur de Lewis Carroll : « C’est comme
s’il s’agissait de l’une de mes œuvres suivie d’un commentaire », Lettres écrites de
Rodez, Paris, Gallimard, juin 1944, X, p. 243.
18 4 É c l a i r A( ¡iis

des réponses artistiques à son travail et des échos à ses propres fantas­
mes327.
Il n’en reste pas moins que cette sortie de soi que constitue
l’identification à l’Autre en passant par une autre langue va permettre
à Baudelaire de faire émerger une forme qui correspond non pas à sa
« soif » de transcendance, mais est adaptée « aux mouvements lyriques
de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la
conscience » (Préface au Spleen de Paris, publié en 1862), née de « la
fréquentation des villes énormes et du croisement de leurs innombra­
bles rapports ». C’est notre hypothèse que l’analyse de sa traduction
permet d’étayer.

Le poèm e et sa traduction française

« The Raven » a connu plus de quinze variantes. Publié pour la


première fois par le New York Evening M irror, le 29 janvier 1845,
contre la somme de dix dollars, la critique semble diverger quant à la
période de son « incubation ». Certains parlent de dix ans, d’autres de
deux ou trois, d’autres encore évoquent la possibilité que Poe ait écrit
d ’une traite les dix-huit sizains constitués de vers à huit mètres
trochaïques, variant de huit à sept et demi et le refrain, le sixième vers,
étant de trois et demi. The Raven a été publié en stances dont les vers
étaient brisés par la césure. Ce poème, par ailleurs, a connu vingt-et-
une substitutions lexicales sur les cent-huit vers qui le constituent, ce
qui était encore peu comparativement à d’autres. Les raisons sont,
peut-être, le désir d ’aboutir à une meilleure économie du poème
(« l’effet de totalité ») ou le désir d’en soustraire des images par trop
saugrenues.

Dans le texte Philosophy o f Composition, Poe prétend avec ironie


que son poème a été conçu à l’envers, comme un problème mathéma­
tique, « proceeded, step by step, to its completion with the précision
and rigid conséquence o f a m athematical problem ». Son premier
objectif, selon lui, était l’effet à obtenir ; il fallait décider, ensuite, de

327 Voir Les Règles de l'Art, Paris, Seuil, 1992, en particulier le chapitre intitule
« La conquête de l’autonomie », p. 75 et sq., dans lequel Pierre Bourdieu analyse dans
le détail la façon dont Baudelaire avec d’autres « exclus » parviennent à faire du
champ littéraire un champ autonome
É CLA IR AGES 185

la longueur (une centaine de vers), du ton et de l’esprit du poème (la


tristesse), et trouver une clé qui lui donne du piquant - qu’il a trouvé
dans le refrain N everm ore, auquel il aurait été conduit par la nécessité
d’obtenir toute la force persuasive possible des fins de stances par la
répétition d’un O long et d’un R, respectivement « the m ost sonorous
vow el » et « the m ost producible consonant ». Le thème qui lui a
semblé approprié au poème a été celui d’un amant esseulé après la
mort de la bien-aimée - thème de « the death o f a beautiful woman ».
Le climax serait atteint par le dialogue entre le jeune homme et
l’oiseau.

Le « Corbeau » de Charles Baudelaire 328

1. Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et


fatigué, sur maint précieux et curieux volume d ’une doctrine oubliée,
pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un
tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la
porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, murmurai-je, qui frappe
à la porte de ma chambre ; ce n ’est que cela, et rien de plus ».

2. Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial


décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de
son agonie. Ardemment je désirais matin ; en vain m ’étais-je efforcé
de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma
Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges
nomment Lénore, et qu’ici on ne nommera jamais plus.

3. Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me


pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi
jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon
cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite
l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant
l’entrée à la porte de ma chambre ; c’est cela même, et rien de plus. »

328 « The philosophy of the composition », Graham ’s Magazine, Baltimore, avril


1846, pp. 163-167.
186 ÉCLAIRAtil'.S

4. Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N ’hésitant donc pas


plus longtemps : « Monsieur, dis-je, ou madame, en vérité j ’implore
votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu
frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de
ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous avoir entendu. » lit
alors j ’ouvris la porte toute grande ; les ténèbres, et rien de plus !

5. Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein


d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel
n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité
ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté :
« Lénore ! » C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour
murmura ce mot : « Lénore ! » Purement cela, et rien de plus.

6. Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme


incendiée, j ’entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier.
« Sûrement, dis-je, sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma
fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons
mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; c ’est le vent,
et rien de plus ».

7. Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes,


entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la
moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais,
avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la
porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-
dessus de la porte de ma chambre ; il se percha, s’installa, et rien de
plus.

8. Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la


sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire :
« Bien que ta tête, lui dis-je, soit sans huppe et sans cimier, tu n’es
certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des
rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de
la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

9. Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement


la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me
fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne
É c l a ir a g e s 187

fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte


de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus
de la porte de sa chambre, se nommant d ’un nom tel que jam ais plus !

10. Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne


proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait
toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une
plume, jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D ’autres
amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me
quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L ’oiseau dit
alors : « Jamais plus ! »

11. Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos :


Sans doute, dis-je, ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir,
qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable
a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons
n ’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le D e profundis de
son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !

12. Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire,


je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du
buste et de la porte ; alors, m ’enfonçant dans le velours, je m’appliquai
à enchaîner les idées aux idées, cherchant de ce que cet augurai oiseau
des anciens jours voulait faire entendre en croassant son jam ais plus !

13. Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus


une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant
jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma
tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière
de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que
sa tête, à Elle, ne pressera plus, ah ! jamais plus !

14. Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un


encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient
le tapis de la chambre. « Infortuné ! m’écriais-je, ton Dieu t’a donné
par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes
ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie
cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
188 É C L A IR /U il'S

15. « Prophète ! dis-je, être de malheur ! oiseau ou démon, mais


toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la
tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur
cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté - dis­
moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de
Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

16. « Prophète ! dis-je, être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours


prophète ! par ce ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux
nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis
lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment
Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges
nomment Lénore ». Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

17. « Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou


démon ! hurlai-je en me redressant. Rentre dans la tempête, retourne
au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume
noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma
solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton
bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le
corbeau dit : « Jamais plus ! »

18. Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé


sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ;
et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et
la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le
plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante
sur le plancher, ne pourra plus s’élever, jamais plus !

Commentaire de la traduction

Selon la classification de Hendrik Van Gorp329, la traduction de


Baudelaire serait à classer dans la catégorie de l’adjonction à côté de
la traduction explicite ou informative, « une sorte de traduction qui

329 Nous avons consulté la grille utilisée par Hendrik Van Gorp dans son étude sur
« La traduction littéraire parmi les autres métatextes », in Literature and Translation,
op. cit., p. 101.
É c l a ir a g e s 189

prétend révéler le prototexte au lecteur étranger »33°. Popovic appelle


« pseudo » ce type de traduction, dans laquelle « gain et perte se
tiennent en équilibre »331. Selon Etkind332, la traduction de Baude­
laire est à ranger à côté de celle de Mme de Staël, in De l ’Allemagne,
dans la catégorie de la traduction-interprétation (T-INT), celle qui
« combine la traduction avec la paraphrase et l’analyse ». « C’est de
ce type que relève la traduction que Baudelaire a donnée du Corbeau
d’Edgar Poe : prose et commentaires ». Dans notre analyse, nous
marquerons notre désaccord avec cette catégorisation excessivement
simplificatrice.

Le projet et les intentions proprement dites de Baudelaire-traducteur


(moi-je) sont largement explicités par ce dernier dans sa présentation,
sous le titre « La genèse du poème »333 : Baudelaire rappelle l’im­
portance du « travail » poétique chez Poe, tout en « analyse, combinai­
sons, calculs », et qui justifie le parti pris adopté, son projet de
traduction :

Dans le moulage de la prose appliqué à la poésie, il y a nécessairement


une affreuse imperfection ; mais le mal serait encore plus grand dans une
singerie rimée. Le lecteur comprendra qu’il m’est impossible de lui
donner une idée exacte de la sonorité profonde et lugubre, de la puissante
monotonie de ces vers, dont les rimes larges et triplées sonnent comme
un glas de mélancolie334.

Le « moulage en prose » est la seule forme capable de rendre toute


la puissance du poème américain et on peut se demander pourquoi l’un
des plus grands artisans du vers au XLXe siècle et grand admirateur du
poète américain fait un tel choix.

330 Edgar Poe, Poèmes, Paris, Poésie / Gallimard, 1982, pp. 161-164.
331 Anton Popovic, Dictionary fo r the Analysis o f Literary Translation , Edmonton,
University of Alberta, 1976, p. 113.
332 « Mme de Staël en a donné le modèle dans son ouvrage, qui a conservé sa portée
jusqu’à nos jours, De l ’Allemagne (1810). » Efim Etkind, Un Art en crise, op. cit.,
pp. 18-19.
333 Titre emprunté à Poe lui-même, traduit en français par « Méthode de composi­
tion », voir Edgar Allan Poe, Paris, Bouquins, p. 1004 et sq.
334 Charles Baudelaire, « La genèse d’un poème », in Poèmes, d’Edgar Poe, op. cit.,
p. 160.
190 ÉCLA lRACiliS

Nous aimerions ici faire deux remarques. La première concerne le


texte de Poe qui est un texte magistralement construit sur la mélopée
(rythme, assonances, rimes, régularité métrique, échos, etc.) et c’est là
sa force : ce poème335, très imagé par ailleurs, tient par son ossature.
Les procédés prosodiques y sont essentiels.
Pour Roman Jakobson (1963)336, dans ce poème, se trouve parfai­
tement illustrée la notion de fonction poétique, qui projette l’axe de la
sélection (du paradigme phonico-syntaxique) sur l’axe de la concaténa­
tion (du syntagme). Cela se voit dans les rimes, dans les parallélismes,
les répétitions sonores. De plus, ajoute le linguiste, les rimes de Poe
rapprochent des mots syntaxiquement différents : « While I nodded,
nearly napping, suddenly there came a tappingl As of someone gently
rapping » (somnolant/ heurt/ frappant).
Jakobson passe ensuite en revue l’ensemble des procédés utilisés par
Poe pour la création de la fonction paronomastique, qui n’est pas
seulement à chercher dans les allitérations nombreuses, et qui ont
impressionné Valéry, mais aussi dans l’étymologie poétique :
Ainsi, the p a llid bust o f Pallas (/pael/Pael/) non seulement rappelle
le « Sculptured on alabaster obelisk » (t/l/b//t/b/l/), de Shelley
(« Sculpté sur un obélisque d ’albâtre »), mais se retrouve dans p la cid ,
véritable mot-valise et, de plus, dans la paronomase qui rapproche
l’oiseau perché et son perchoir : « bird or beasî upon the bust »
(b/b/b). Mais, la grande trouvaille de Poe, selon Roman Jakobson, est
la reprise inversée de raven dans le refrain never, image « en miroir
incarnée de ce “jamais” ». Il en va ainsi pour toutes les allitérations
qui font image dans le poème où « l’ombre qui gît » (lies) répond aux
« yeux » (eyes ) du Corbeau « en une rime en écho astucieusement
déplacée ».
La deuxième remarque se réfère à la diégèse du poème337, par
rapport à laquelle il faut tenir compte du contexte, de l’époque, du
caractère « extraordinaire » des récits de Poe, auxquels il ressemble par

335 Considéré tantôt comme la pièce la plus achevée de son recueil tantôt comme
« trop mécanique en ses effets répétitifs, et trop théâtrale de ton et d'atmosphère »,
Jean-Louis Curtis, préface aux Poèmes, op. cit., p. 12.
336 Roman Jakobson, Essais de Linguistique Générale, op. cit., pp. 238-242.
337 Car il s’agit bien ici d’un poème « narratif ». Voir la distinction chez Jacques
Roubaud entre « une nouvelle en vers » et « le poème sans narration » (Conférence
tenue à Aix-en-Provence, janvier 1998).
ÉCLAIRAGES 191

son contenu. 11 s’agit, en effet, d ’un poème « narratif » - ce qui a pu


plaire à Baudelaire et orienter son travail -, tout en illustrant un certain
principe esthétique en faveur de la forme, raison qui explique sans
doute son succès auprès des poètes parnassiens. Ce qui nous intéresse
ici, ce sont plutôt les transformations apportées par Baudelaire au texte
anglais et qui relèvent d’une interprétation du texte, dans le sens d’une
anticipation de la chute qui en contamine les effets dès le début.
Par ailleurs, le choix entre source et public ne semble pas être la
préoccupation principale de Baudelaire qui a plutôt l’intention de
donner du texte de Poe la version la plus fidèle possible , en d’autres
termes, la sienne. Dès lors, le procédé de la substitution est largement
employé de façon libre, en d’autres termes, la traduction s’avère sur­
interprétée. C’est le cas des adjectifs, comme quaint, qui signifie
« bizarre » ou « pittoresque », que Baudelaire traduit par « précieux »,
terme polysémique ; nameless, « sans nom ». C’est le cas aussi des
noms lore, « savoir », qu’il traduit par « doctrine » ; em ber, « braise »,
par « tison » ; dirges, « chants funèbres », par De Profundis ; fancy,
« fantaisie », par « idées » (qui est une abstraction, contrairement aux
autres, qui relèvent plutôt de la substitution imagée), etc.
De même peut-on noter des transpositions 338, qui sont des substitu­
tions avec changement grammatical ; c’est le cas de nameless qui est
rendu au moyen d’une périphrase « Et qu’on ne nommera »..., mais
aussi de whith many a flir t and flu tter (« avec un certain émoi et
agitation ») que Baudelaire traduit par « avec un tumultueux battement
d ’ailes » et de « Nights plutonian shore » - c’est la nuit qui devient
plutonienne dans la traduction baudelairienne. Nous pourrions
poursuivre ce relevé.

Tout en traduisant en prose, Baudelaire maintient la structure


strophique, la division du poème en dix-huit strophes, comportant
chacune environ cinq ou six lignes. Par rapport à la ponctuation, on
note - ce qui est très courant chez les traducteurs français - un usage
plus grand du point d’exclamation que chez Poe (31 contre 19), ainsi
que des virgules et points-virgules (158 contre 126). La langue

338 Les deux chercheurs canadiens proposent dans un but pédagogique sept règles
de traduction, Vinay et Darbelnet, Stylistique comparée du français et de l ’anglais,
Paris, Didier, 1977, p. 55.
192 ÉCLAIRATII-S

française demeure, au XIXe siècle, analytique et clarifiante, ce à quoi


ne peut échapper Baudelaire. Contrairement à ce qu’il fera dans scs
propres poèmes en prose, il n’utilise pas le tiret, alors que Poe
l’emploie largement.
Pour compenser la perte de l’élément prosodique, rimes, rythme et
allitérations (paronomases), qui est l’élément primordial de la composi­
tion de Poe, Baudelaire crée un système de correspondances au moyen
de parallélismes et de répétitions, sonores et syntaxiques, quelquefois
d’échos, qui remplace la rime interne, tout en maintenant le refrain.
Nous notons ainsi la tendance de Baudelaire à constituer des groupes
ternaires identifiés par Suzanne Bernard339 (1959) comme l’une des
caractéristiques de la phrase « musicale, sans rythme et sans rime » qui
va marquer son poème en prose. Pour n’en citer qu’un exemple,
Baudelaire traduit « d’étonnement, de crainte, de doute », là où Poe
place une énumération à quatre termes, wondering, fearing, doubting,
dreaming.
De même, crée-t-il des « vers » internes à la strophe 15 :
« Prophète ! dis-je » (5) / « être de malheur ! » (5) / « oiseau ou
démon ! » (5) / « mais toujours prophète ! » (5).
Le schéma à la strophe 16 est du type taratantara (césure au centre,
mais en nombre impair de vers) :
« Prophète ! dis-je »(5) / « être de malheur ! » (5) / « oiseau ou
démon ! » (5) / « toujours prophète » (4 ou 5).

Nous notons des répétitions, ainsi l’adjectif « précieux », chaque fois


différent en anglais. Baudelaire se sert davantage de la répétition que
Poe sans doute pour compenser l’absence de rimes et pour configurer
le cliché. A la strophe 17, il n’hésite pas à répéter « tempête », de la
strophe 15, « oiseau ou démon », des strophes précédentes. Gilles
Deleuze, citant Kierkegaard, rappelle que l’on peut faire de la
répétition quelque chose de nouveau, la poser comme objet suprême
de la volonté ou de la liberté. Pour Nietzsche, elle enchaîne et libère,
indiquant à la fois la perte et le salut, la mort et la vie, la maladie et
la santé340.

339 Susanne Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu 'à nos jours, Librairie
Nizet, Paris, 1959, p. 103 et sq.
340 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968 (voir introduction).
É c l a ir a g e s 193

Pour résumer ce qui vient d’être dit, en traduisant le poème hyper-


métrifié (hyper-codé) de Poe en prose, Baudelaire opère une série de
transformations dont une partie se justifie par le passage d’une langue
à une autre, l’anglais étant comme on le sait, une langue à accents
(d’où le mètre trochaïque, les hémistiches marqués, le système d’échos,
de rimes internes). Le principe de la paronomase (Roman Jakobson :
the raven, never) n’est pas maintenu. Or, si la traduction est aussi une
opération herméneutique, Baudelaire tire le poème de Poe (à la fois
« morbide » et ironique, mathématique) vers une interprétation plus
énigmatique et apparentée aux contes extraordinaires. En ajoutant des
procédés qui lui sont propres, il obtient une traduction proche et
différente où sa marque est très nette. Ainsi, on se trouve devant un
autre texte.
Ce qui est propre à Baudelaire, ce qu’il cherche sans avoir le
sentiment de réussir, est une forme libre (préface des poèmes en prose)
en rapport avec l’avènement des grandes villes. Il semblerait donc que
l’on puisse voir dans la traduction en prose du « Corbeau » de Poe la
naissance du genre poème en prose : en témoignent le maintien du
schéma diégétique cher à Poe, mais aussi une organisation phrastique,
un regroupement d’unités, le rythme ondulatoire, les arabesques, le
rythme ternaire, qui seront les marques du nouveau genre.
Certes, nous l’avons vu, l’attirance vers le poète américain s’expli­
que aussi par des raisons d’« espace-temps », pour reprendre les termes
d’Annie Brisset. Une certaine thématique, mais surtout les antithèses,
les oppositions permettent à Baudelaire - par le détour de l’Autre
(autre langue, autre voix) - de trouver une antidote au Romantisme
dont il est issu. De même, partage-t-il avec ses contemporains les
effets de la « crise du vers » dont parlera Mallarmé341.
La crise du vers peut être pointée comme un fait commun, un fait
de culture à un moment donné - dont les raisons ne sont pas suffisam­
ment explicitées encore aujourd’hui (saturation de l’alexandrin,
changement de l’horizon, découverte de l’Autre ...).

341 Que Chateaubriand traduise le Paradis Perdu (mélange de prose et de poésie)


en prose, cela peut ne pas étonner. Mais, à la même époque, Leconte de Lisle traduit
Sophocle, Nerval le Faust, et Mallarmé Poe, en prose. Il semble donc que le XIX'
siècle, tout en produisant des artisans du vers, ne « supporte » plus de traduire en vers.
194 É c l a ir a g e s

Baudelaire n’est en aucun cas coupé de son « espace-temps », mais


comme le signale Bourdieu :

Il faut bien admettre que c ’est à travers ce travail sur la forme que sc
projettent dans l ’œuvre ces structures que l’écrivain (Baudelaire), comme
tout agent social, porte en lui à l’état pratique sans en détenir véritable­
ment la maîtrise, et que s’accomplit l ’anamnèse de tout ce qui reste
enfoui d’ordinaire, à l’état implicite ou inconscient, sous les automatismes
du langage qui tourne à vide342.

Ce travail, Baudelaire l’accomplit, dans le « double refus » de « l’art


pour l’art » et du réalisme, par « l’élimination impitoyable de toutes
les idées reçues, de tous les lieux communs typiques d’un groupe et de
tous les traits stylistiques propres à marquer ou à trahir l’adhérence ou
l’adhésion à l’une ou l’autre des positions ou prises de position
attestées »343. Ainsi, tout en associant Baudelaire à un « groupe »
d’artistes issus de la bourgeoisie cultivée mais à qui répugnent ses
caractéristiques les plus mesquines (la vulgarité, le goût des apparen­
ces, l’étalage de la fortune), Bourdieu n ’en montre pas moins l’aspect
révolutionnaire du travail du poète (associé pour lui à celui de
Flaubert). Les liens de Baudelaire avec son environnement sont des
liens de rupture, et le regard qu’il porte sur l’univers bourgeois est un
regard « irréductible ».

Jacques Roubaud344 parle des poèmes en prose de Baudelaire


comme de 1’« apparition d’un glacis de protection de la poésie autour
du vers » (...) « En rompant l’identification de la poésie au vers »,
poursuit-il, « la naissance du poème en prose, loin de préparer
l’effacement de la distinction prose / poésie, vise à la préserver en lui
donnant un statut absolu, en essence ». Jacques Roubaud ajoute que
Baudelaire, en introduisant cette séparation « à l’intérieur même du
champ de ce qui est poésie » préserve la distinction fondamentale

342 Pierre Bourdieu, Les Règles de l ’Art, op. cit., p. 159.


343 Pierre Bourdieu, Les Règles de l ’Art, op. cit., p. 163.
344 Jacques Roubaud, La Vieillesse d ’Alexandre, Paris, François Maspero, 1978,
p. 109.
É c l a ir a g e s 195

vers / non-vers. En fait, la polarité entre poésie et prose et vers et non-


vers se trouve ainsi déplacée : « La prose est non-vers, mais elle est
non-vers aussi dans la poésie. » La traduction du « Corbeau » permet
à la prose de rester poésie, au-non-vers de rester vers. Baudelaire opère
une traduction individuante.

Il reste à évoquer le fait que Baudelaire en individuant sa pratique


élabore un style qui lui est propre, ou comme le signale Jacques
Derrida (1998) dans sa lecture de « la fausse monnaie », ce que
« donne » Baudelaire, ce dernier ne le sait pas345.

La théorie lacanienne du sujet peut nous éclairer ici346. Si le moi


de Baudelaire s’articule avec le réel historique qui le conditionne, il
n ’est pas le seul dans ce cas. Que l’on puisse identifier ses fantasmes,
(la femme, l’antique, la ville), il n’en demeure pas moins que le sujet
Baudelaire, c'est le style de Baudelaire, singulier, dépendant du
contexte, mais éclairant plus que tout autre le contexte, illuminant la
modernité (Benjamin). Ce que nous voudrions avancer ici en dépit des
déclarations de principe, en particulier dans l’exemple qui nous occupe,
en dépit aussi et à cause des transformations apportées par Baudelaire
au texte original, non pas dans le sens du goût de l’époque, mais dans
celui d’un projet latent, en dépit de ses liens avec le contexte de
l’époque, Baudelaire apparaît comme emblématique du sujet de la
traduction. Si l’on suit Henri Dumery et Catherine Clément347,
« l’extériorité est à l’intérieur du sujet ». « L ’inconscient (selon Freud)
introduit dans l’“autonomie” du sujet une série d ’instances qui l’en
dépossèdent : le sujet n ’est plus face au monde, il est aussi, si l’on
peut dire, face à lui-même ». À partir de ce qu’on peut appeler le style
(Granger), sa pratique individuante, après un détour par l’altérité,

345 La citation exacte est : « Mais outre qu’il peut s’être trompé lui-même de milles
manières, il se place ou plutôt doit se tenir en tout cas dans une position de non-savoir
quant à la spéculation possible du mendiant, c’est-à-dire aux effets de ce qu’il a
donné, et donc quant à la question de savoir ce qu’il a en vérité donné et donc s’il a
en vérité donné », Jacques Derrida, Donner le Temps, Paris, Galillée, 1998, p. 215.
346 Ainsi, dans Les Psychoses, livre III, Paris, Seuil, 1981, p. 91 : « La poésie est
création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde. »
347 Henry Dumery, Catherine Clément, « Le Moi », Encyclopaedia Universalis,
1997.
196 É c l a ir a g e s

s’affirme le sujet de la traduction. Ou, comme le dit Lacan : « Le sujet


n’est justement pas le moi perceptible dans les données plus ou moins
immédiates de la jouissance consciente ou de l’aliénation laborieu­
se. »348 Plus loin : « À mesure que le jeu des signifiants va le faire
signifier (le sujet), il devient sujet véritable. »349
Pour la question qui nous intéresse, peut-être Baudelaire représente-t­
il un exemple privilégié du point de vue de sa « structure », mais il
n ’est pas dans notre propos de faire sa psychanalyse. Or, il semble
qu’il est le premier à mettre en œuvre ses contradictions et à offrir un
système d ’oppositions et d’oxymores (ce qui le rapproche de Poe) pour
en dire le plus possible, pour relier l’éphémère à l’étemel, le quotidien
à l ’universel et à aboutir à une formulation esthétique, non moins
oxymorique : celle d’un « formalisme réaliste », selon l’expression de
Bourdieu. En effet, selon celui-ci,

c ’est sans doute parce qu’il a vécu, avec la lucidité des com m en­
cements, toutes les contradictions, éprouvées com m e autant de double
binds, qui sont inhérentes au champ littéraire en voie de constitution, que
personne n’a vu mieux que Baudelaire le lien entre les transformations
de l ’économ ie et de la société et les transformations de la vie artistique
et littéraire350.

Ce qui fait de lui incontestablement le précurseur de la Modernité.


Ainsi, l’anamnèse chez Baudelaire, peut-être à travers la loi du groupe,
qu’il convoque sous la forme des figures du symbolique, opère-t-elle
cette rencontre avec l’Autre, cette fois-ci, de son inconscient, et dès
lors, de l’inconscient de Poe.

Sans vouloir retomber dans une « conception essentialiste de la


création artistique », qui survaloriserait « l’autonomie du sujet »,
comme le formule Annie Brisset351, et sans adhérer non plus à la

348 Écrits, op. cit., p. 416


349 Écrits, op. cit., p. 515. Le moi est celui du Cogito de Descartes dont Lacan dit
qu’« il ne s’agit pas de savoir si je parle de moi de façon conforme à ce que je suis
mais si, quand j ’en parle, je suis le même que celui dont je parle », in Écrits, op. cit.,
p. 517.
350 Les Règles de l ’Art, op. cit., p. 97.
351 « L’identité culturelle de la traduction », op. cit., p. 44.
É C LA IR A G ES 197

croyance d’une « liberté » absolue du traducteur, en réalité, ce que


nous proposons ici irait plutôt dans le sens d’une épistém ologie du
style, singularité ontologiquement hétérogène, qui laisse sa trace dans
le champ littéraire. Et si le « moi » est toujours séparé de lui-même,
jamais dans le même temps que « soi » et que la « singularité » n’a
comme identité irréductible que son pouvoir de « différer », le sujet
laisse sa trace dans le style - entendu comme travail sur la forme -,
ou, comme dirait Derrida, « la scène d’un don impensable pour aucun
sujet »352.

352 Première publication de notre article dans Traverses (Langues en contact et


incidences subjectives, Colloque international, 16-17 juin 2000), Université Paul
Valéry, Montpellier, avril 2001.
ANNEXE

THE RAVEN d'E dgar d ’Allan Poe 353

Once upon a m idnight dreary, while I pondered, weak and weary,


O ver many a quaint an d curious volume o f forgotten lore -
While I nodded, nearly napping, suddenly there cam e a tapping,
As o f som e one gently rapping, rapping at m y cham ber door.
« ’Tis some visitor, » I muttered, « tapping a t my cham ber do o r - 5
Only this and nothing more. »

Ah, distinctly I rem em ber it w as in the bleak D ecem ber ;


A nd each separate dying em ber wrought its ghost upon the floor.
E agerly I w ished the m orrow ; —vainly 1 had sought to borrow
From m y books surcease o f sorrow -sorrow f o r the lo st Lenore -
F or the rare and radiant m aiden whom the angels name Lenore - 10
N am eless here f o r evermore.

A nd the silken, sad, uncertain rustling o f each pu rple curtain


Thrilled me - fille d me with fan tastic terrors n ever f e lt before ;
So that now, to still the beating o f m y heart, I stood repeating, 15
« ’Tis som e visitor entreating entrance at m y cham ber do o r -
Some late visitor entreating entrance at m y cham ber do o r ;
This it is and nothing more. »

P resently m y soul grew stronger ; hesitating then no longer,


« Sir, » said I, « or M adam, truly you r forgiven ess I im plore ; 20
But the fa c t is I w as napping, an d so gently you cam e rapping,
A n d so faintly you cam e tapping, tapping at my cham ber door,
That I scarce w as sure I heard you » - here I open ed w ide the do o r ;
D arkness there and nothing more.

353 English Poetry, 111, From Tennyson to Whitman, Massachusetts, The Harvard
Classics, 1909-1914, p. 756 et sq.
200 E c l a ir a c ih s

D eep into that darkness peering, long I stood there wondering, fearing25
Doubting, dream ing dream s no m ortal ever dared to dream before ;
But the silence w as unbroken, and the stillness gave no token,
A nd the only w ord there spoken was the whispered word, « Lenore ? »
This I whispered, an d an echo m u rm ured back the word, « Lenore ! »
M erely this and nothing more. 30

Back into the cham ber turning, all my soul within me burning,
Soon again I heard a tapping som ew hat louder than before.
« Surely, » said I, " surely that is something a t my w indow lattice ;
Let m e see, then, what thereat is, and this m ystery explore -
L et my h eart be still a m om ent and this m ystery explore ; 35
« ’Tis the w ind and nothing m ore ! »

Open here I flung the shutter, when, with many a flir t and flutter,
In there stepped a stately Raven o f the saintly days o f yore ;
N ot the last obeissance m ade he ; not a minute stop p ed o r stayed he ;
But, with mine o f lord or lady, perch ed above m y cham ber door 40
P erched upon a bust o f P allas ju st above my cham ber door -
Perched, and sat, and nothing more.

Then this ebony bird beguiling my sa d fan cy into smiling,


By the grave and stem decorum o f the countenance it wore,
« Though thy crest be shorn an d shaven, thou » I said, « art sure
[no craven, 45
G hastly grim and ancient Raven wandering tram the N ightly shore
- Tell me w hat thy lordly name is on the N igh t’s Plutonian shore ! »
Quoth the Raven, « Neverm ore. »

Much I m arvelled this ungainly fo w l to hear discourse so plainly,


Though its answ er little meaning - little relevancy bore ; 50
For w e cannot help agreeing that no living human being
E ver y e t w as blessed with seeing bird above his cham ber door -
B ird or beast upon the sculptured bust above his cham ber door,
With such name as « Neverm ore. »

But the Raven, sitting lonely on the p la c id bust, spoke only 55


That one word, as if his soul in that one w ord he d id outpoor.
Nothing fa rth er then he uttered - not a fea th er then he flu ttered -
Till I scarcely m ore than muttered, « O ther frien ds have flow n before
On the m orrow he w ill leave me, as my H opes have flo w n before »
Then the bird said, « Neverm ore. » 60
É c l a ir a g e s 201

Startled a t the stillness broken by reply so aptly spoken,


« D oubtless, » said I, « what it utters is its Only stock and store
Caught from som e unhappy m aster whom unmerciful D isaster
F ollow ed fa s t an d fo llo w e d fa ste r till his sangs one burden bore -
Till the dirges o f his H ope that m elancholy burden bore 65
O f 'Never - nevermore. »

But the Raven still beguiling my sa d fan cy into smiling,


Straight I w heeled a cushioned sea t in fro n t o f bird an d bust and door ;
Then, upon the velvet sinking, I betook m yself to linking
Fancy unto fancy, thinking what this ominous bird o f yore - 70
What this grim, ungainly, ghastly, gaunt, an d ominous bird o f yore
M eant in croaking « Neverm ore »

This I sat engaged in guessing, but no syllable expressing


To the fo w l whose fie ry eyes now burned into my bosom 's core ;
This and m ore I sat divining, with m y head a t ease reclining 75
On the cushion’s velvet lining that the lam p-light g lo a ted o ’er,
But whose velvet-violet lining with the lam p-light gloating o ’er.
She shall press, ah, neverm ore !

Then, methought, the a ir grew denser, perfum ed fro m an unseen censer


Swung by seraphim w hose fo tt-falls tinkled on the tufted floor. 80
« Wretch, » I cried, « thy G ot hath sent thee —by these angels he hath
[sen t thee
Respite - respite and nepenthe from the m em ories o f Lenore ;
Quaff, oh, qu aff this kind nepenthe an d fo rg e t this lo st Lenore ! »
Quoth the Raven, « N everm ore. »

« P r o p h e t! » said I, « thing o f evil ! - p roph et still, if bird o r devil ! 85


W hether Tem pter sent, or w ether tem pest tossed thee here ashore,
D esolate y e t all undaunted, on this desert land enchanted -
On this home by H orror haunted - tell me truly, I im plore -
Is there - is there balm in G ilead ? - tell me — tell me, I im plore ! »
Quoth the Raven, « N everm ore. » 90

« Prophet ! » said I, « thing o f evil ! - proph et still, if bird o r devil !


By that Heaven that bends above us - by that G od w e both adore -
Tell this soul with sorrow laden if, within the distant Aidenn,
I shall clasp a sainted maiden whom the angels name Lenore -
Clasp a rare and radiant maiden whom the angels name Lenore. » 95
Quoth the Raven, « Neverm ore. »
2 02 ¿C LA IR A C iliS

« Be that w ord sign o f parting, bird or fien d ! » I shrieked, upstarting -


« G et thee back into the tem pest an d the N igh t’s Plutonian shore !
Leave no black plum e as a token o f that lie thy soul hath spoken !
Leave my loneliness unbroken ! — quit the bust above m y d o o r ! 100
Take thy beak from out m y heart, an d take thy form fro m o ff my do o r ! »
Quoth the Raven, « Neverm ore. »

And the Raven, never flitting, still is sitting, still is sitting


On the p a llid bust o f Pallas ju st above my cham ber do o r ;
And his eyes have all the seem ing o f a dem on's that is dreaming, 105
And the lam p-light o ’er him stream ing throws his shadow on the flo o r ;
And my soul fro m out that shadow that lies floatin g on the flo o r
Shall be lifted - neverm ore ! (1845)
5. F o l i e , P o é s i e et Tr a d u c t io n

Lorsque le Président Schreber écrit : « Santiago ou Carthago,


Chinesenthum ou Jésus Christum »354 et bien qu’il semble à première
vue se plier aux quelques règles qui définissent la fonction poétique
selon l ’hypothèse de Jakobson-Ruwet-Granger, on a bien affaire à un
fragment de son délire paranoïaque, et non à la poésie.
Les effets de la folie sur le langage sont analysés minutieusement
par Lacan dans le séminaire sur Les Phsychoses 355 dans lequel
l’auteur jette, du même coup, un jour nouveau sur les questions
fondamentales concernant le fonctionnement du langage en général.
L ’une de ses préoccupations majeures - et c ’est celle qui nous
intéresse ici - est la levée du malentendu sur le lien entre folie et
poésie, et qui fait dire à l ’uomo qualunque que le « fou est un poète »,
ou encore que « tous les poètes sont fous ».
La position de Lacan est très claire : le Président Schreber356 n’est
pas poète, même s’il semble parler d’une expérience comparable à
celle de saint Jean de la Croix. La différence entre les deux auteurs ne
porte pas tant sur les thèmes. Jean de la Croix parle de 1’« expérience
de la montée de l’âme », de la « réception » ou de 1’« offrande », des
« épousailles de l’âme avec la présence divine », thèmes que l’on peut
comparer à ceux que l’on trouve chez Schreber sous la forme d ’un
désir « d’être une femme subissant un accouplement - dans sa forme
ultime - avec Dieu »357. Ce qui les oppose, en réalité, c’est leur
rapport à l ’autre et au langage.
Ainsi, contrairement à l’œuvre du poète, l’œuvre de Schreber ne
nous « introduit pas à une dimension nouvelle de l’expérience ». Elle
révèle plutôt la contradiction existante chez le fou entre le « besoin de

354 Jacques Lacan, Les Psychoses, livre III (Séminaire), op. cit., p. 261 (Daniel Paul
Schreber, Mémoires d'un névropathe, Paris, Seuil, coll. Points, 1975, p. 175).
355 Jacques Lacan, Les Psychoses, op. cit.
356 Le « cas » Schreber a été l’objet privilégié de l’analyse de Freud et de Lacan sur
la paranoïa. Voir Daniel Paul Schreber, Mémoires d'un névropathe, op. cit.
357 Jacques Lacan, « Le signifiant, comme tel, ne signifie rien », in Les Psychoses,
op. cit., p. 217.
20 4 ÉCLA IRAOHS

reconnaissance » et « la suffisance qu’il a de son propre monde ».


Dans l’œuvre de Schreber, Dieu parle sans rien dire, ce qui est, selon
Lacan, le contraire même de la notion de l’existence de dieu que
théologiens (et fidèles) « prouvent », en quelque sorte, par l’absence,
par le manque, et par l’écart entre ce que l’on demande et ce que l’on
obtient.
« Il y a poésie », dit Lacan, dès « qu’un écrit nous introduit à un
monde autre que le nôtre et, nous donnant la présence d’un être, d’un
certain rapport fondamental, le fait devenir aussi bien le nôtre »358.
Le texte poétique ne vise donc pas l’écrivain, mais le rapport fonda­
mental qui lie l’écrivain et le monde, et qui passe par le langage, doit-
on souligner. Ainsi, les expériences de Jean de la Croix, de Proust ou
de Nerval relèvent de la « création d ’un sujet assumant un nouvel
ordre de relation symbolique au monde », ce qui est totalement absent
des M ém oires de Schreber. Chez ce dernier, en effet, il existe un
« délire de signification », où d’une certaine façon, « lui-même est un
peu partout ». « Tout ce qu’il fait être dans ces significations », par
ailleurs, « est en quelque sorte vide de lui »359.
Car, explication freudienne oblige, les paranoïaques qui sont des
délirants aiment leur délire « comme ils s’aiment eux-mêmes ».
Il est intéressant de noter la façon dont s’articule le délire schrebe-
rien. Tzvetan Todorov remarque, dans les Genres du Discours 36°, que
le discours du paranoïaque est logique, grammatical, la « symptomati­
que » se manifeste plutôt par rapport au référent, qui est, mettons, pour
le moins bizarre. Cette bizarrerie n’ai rien à voir, par ailleurs, avec le
« merveilleux » ou le « fantastique », qui sont des genres où à tout
moment s’exprime un « savoir du bizarre ».
L’analyse de Lacan montre que si toute partie « grammatique ou
syntaxique » de la phrase de Schreber répond aux conditions de
l’énoncé « normal », typique de la « folie raisonnante » du paranoïa­
que, c ’est d’une part dans le vide que le délire s’insère, un vide

3,8 Jacques Lacan, « Le phénomène psychotique et son mécanisme », in Les


Psychoses, op. cit., p. 91.
359 Jacques Lacan, « Métaphore et Métonymie », in Les Psychoses, op. cit., p. 243
et sq.
360 Tzvetan Todorov, Les Genres du discours, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1978,
pp. 78-95.
É C LA IR A G ES 205

comme extérieur, « en tant que phrase de l’autre ». Le sujet devient


ainsi agent et patient de cet Univers évidé, évacué, comme on peut le
constater dans : « Maintenant, c’est le moment... qu’il soit maté ! »,
« C’est donc maintenant trop d’après la conception des âmes. », ou
« Nous, les rayons, nous manquons de pensée. »361
Le sujet se place dans le vide, entre les parties grammaticales et
syntaxiques de la phrase ; les âmes « lui » parlent, lui adressant des
propos sans valeur ; l’hallucination manque d’une « pensée princi­
pale ».
Par ailleurs, chose remarquable, ce délire est complètement
démétaphorisé : jamais on n ’y rencontre quelque chose qui ressemble
à une métaphore.
Or, si pour la psychanalyse, la métaphore est ce qui assure à la
poésie sa condition d’existence, se réalisant nécessairement sur l’axe
métonymique, elle se caractérise d’une façon très précise, non pas
comme une « comparaison abrégée », mais comme « identification ».
« (Le style poétique)... commence à la métaphore, et (...) là où la
métaphore cesse, la poésie aussi »362. Cette identification est, par
ailleurs, double : à la fois à l’objet du désir et à la position du
« sujet » dans la phrase. Ainsi, dans l’exemple hugolien : « sa gerbe
n ’était ni haineuse ni avare », il y a métaphore dans les deux sens de
l’identification, objectale et positionnelle, la « gerbe » occupant la
place de Booz.
La métaphore, par ailleurs, toujours selon Lacan, « infléchit l’usage
du signifiant, si bien que toute espèce de connexion pré-établie, je
(Lacan) dirais lexicale, se trouve dénouée »363. En d ’autres termes,
rien dans l’usage de la langue française et dans le dictionnaire ne
permet de penser (ou de dire) qu’une gerbe puisse être « haineuse » et
moins encore « avare », mais c’est bien parce que cela peut se dire que
la langue acquiert toute sa richesse et sa raison d’être. Il est vrai aussi
que la métaphore ne peut exister que parce qu’il y a un ordre dans les
mots, un ordre déterminé, sans quoi elle ne veut plus rien dire : sans
l’organisation du signifiant permettant la distanciation entre la gerbe
et ses attributs, aucun transfert de signifié n ’est possible.

361 Daniel Paul Schreber, Mémoires d'un névropathe, op. cit., p. 181.
362 Jacques Lacan, Les Psychoses, op. cit., p. 247.
363 Jacques Lacan « Métaphore et Métonymie », in Les Psychoses, op. cit., p. 243.
206 ÉCLATftAOflS

Pour en revenir au Président Schreber, même s’il peut organiser les


éléments de son discours d’une façon grammaticalement logique, donc
« métonymique », il n’arrive pas à franchir le pas de la métaphore. À
la différence de certains aphasiques analysés par Roman Jakobson, il
ne peut le faire parce qu’au délirant paranoïaque, il manque la
métaphore majeure, du « Nom du père », qui aurait fait de lui un sujet
du langage.
Ne pas nommer, donc ne pas identifier, c’est par conséquent
l’impossibilité d’accéder à la métaphore, l’impossibilité de la méta-
langue, et, de ce fait, de la traduction (« tout langage est virtuellement
à traduire », dit Lacan), car traduction et métaphore relèvent de la
même opération mentale, de substitution par association364. Traduire
étant l’opération de substitution par excellence, métaphorique :
intérieure (intralinguistique, Y Übertragung : les figures ; les rébus ; les
images ; les débris - traduisibles en « mots »), extérieure (interlinguis­
tique, Y Übersetzung, d ’une langue à l’autre : d ’un système à un autre,
la transcréation litttéraire). En somme, le Président Schreber n ’est ni
poète, ni traducteur.

Ce que Lacan ne dit pas, c’est que si le fou n’est pas poète - ou
traducteur -, cela ne s’applique pas à tous les « fous » ni à tous les
poètes. Le psychotique dont il est question dans les Psychoses est le
psychotique dit paranoïaque. Sans vouloir réveiller les vieilles querelles
autour de l’opposition « politique » parano / schizo, qui a naguère
opposé le monde philosophique-analytique (Lacan versus Deleuze-
Guattari), on peut noter que la défaillance métaphorique (poétique et
traductrice) ne semble pas affecter de la même manière les psychoti­
ques dits « schizophrènes ». Nous voudrions évoquer ici deux
exemples et si l’on hésitait à considérer le cas Wolfson comme
exemplaire, - ce serait notre premier exemple - il serait difficile de ne
pas admettre que Hölderlin n ’a pas été un poète, qui plus est un
traducteur de génie.
Chez Wolfson, incontestablement délirant, qui se nomme « l’étudiant
en langues étrangères », « l’aliéné », « le jeune psychotique », et est,

364 « Cela signifie que si vous lui (au paranoïaque) demandez de traduire, de donner
un synonyme, de répéter la même phrase, celle-là même qu’il vient de dire, il en est
incapable. » Jacques Lacan, Les Psychoses, op. cit., pp. 254-256.
É C LA IR A G ES 20 7

en quelque sorte, l’interprète de lui-même, la traduction est une


pratique vitale.
Certes, les raisons qui le poussent à traduire constamment et d’une
façon tortueuse, relèvent sûrement d’une grave pathologie. On se
rappelle36s à quel point il lui est intolérable d ’entendre et sa mère et
sa langue maternelle, l’anglais. Ainsi, il convertit les mots doublement
maternels en d ’autres mots, à partir d’une similarité tout d ’abord
phonique, allant souvent jusqu’à démembrer les mots pour en faire
plusieurs, en passant par différentes langues, jusqu’à s’éloigner le plus
possible du message originel, par des trouvailles qui en évacuent et
transforment le sens. Wolfson pratique constamment une traduction à
rebours, double, cherchant à effectuer une transposition de prime abord
sonore (par exemple, le mot anglais « mother », qui devient le mot
allemand « mutter », dont il isole « ter » du latin, etc.) sans équivalen­
ces sémantiques, mais dont il récupère des connotations sélectives et
apaisantes. Il peut aussi partir d’une partie d’un mot anglais pour
arriver au même résultat mental.

En outre, l’anglais tree (com m e dit signifiant arbre et prononcé


environ tri) lui avait parfois fait de la peine, car il n’avait pu tout à fait
se débarrasser de ce mot commun de sa langue maternelle en le
convertissant en un mot étranger ou, si ç ’aurait été nécessaire, même en
plus d’un366.

À partir de ce mot, le « schizophrénique » essaye de convertir


d’abord la prononciation en l’imaginant en français où la voyelle ainsi
prononcée « ne lui guère fait mal ». Il s’attaque ensuite à la consonne
« t » qui le gêne mais, l’intervention de son père, selon qui il existe le
même mot en russe, arrive à le réconforter : « ... le mot russe qui
signifie cette forme de végétation est pour sa part effectivement
différente, comme le jeune homme psychotique le trouvait plus tard en
s’étant décidé à étudier le russe. »367
Il est incontestable que ses opérations « substitutives », que Louis
Wolfson analyse au fur et à mesure, sont souvent complexes et que son

365 Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1997.


366 Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, op. cit., p. 40.
367 Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, op. cit., ibidem.
208 É CLA IR A G ES

but n ’est pas de traduire le « message » maternel, mais plutôt


d ’em pêcher q u ’il se produise. La traduction ici a pour but de dénier la
langue maternelle (mais n’est-ce pas un peu là le but de tout traduc­
teur ?), cette langue détestable qui fait souffrir le jeune homme. D ’une
certaine façon Wolfson pratique la traduction simultanée et la
traduction intralinguale (puisqu’il se dédouble), mais alors que, pour
Walter Benjamin, la traduction doit partir du mot pour viser le pur
langage, au-delà de la forme originale, dans le cas présent, il s’agit de
détruire, d’annuler l’original : « ...tous ces efforts de la part du
schizophrène visaient d’autant plus à noyer les paroles anglaises de sa
mère, lesquelles, d’ordinaire, l’agaçaient tellement... »368
On peut ajouter qu’en plus de la transformation-mutilation des mots
prononcés par la mère, Wolfson mélange les mots aux mots émis par
la radio, allumée dans ce but ou bien il produit lui-même des bruits
avec son larynx dont il suit la trajectoire jusqu’à son ouïe.
Ce qui est intéressant dans ce cas, outre le cas lui-même, qui frise
le « sublime », c’est de savoir comment ce fou accède à la métaphore,
à la substitution, tout en essayant désespérément de la détruire sur
l’axe métonymique. Comment parvient-il à réaliser une substitution, à
se servir d’un métalangage ?
On perçoit d’emblée dans cet exemple, toute la distance qui le
sépare de Schreber. Ce dernier est obsédé par son état, qu’il vit comme
une sorte de possession de Dieu et de ses assistants sur ses propres
« esprits » tandis que chez Wolfson, il y a une jouissance à jouer avec
la langue :

Mais avec une ébauche d’un sourire (parce qu’au fond, il n’avait pas
encore cessé de se penser si sensé), l’étudiant schizophrène se demandait,
immédiatement après (son invention) si n’importe qui était jamais aussi
fantasque ou plutôt fou. Mais, mêm e à sa manière folle, sinon imbécil-
lique, qu’il était agréable d’étudier les langues369.

La question devient cruciale lorsque l’on songe à Hölderlin, poète


et traducteur dont, jusqu’en 1804, rien ne laissait présager la gravité de

368 Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, op. cit., ibidem.


369 Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, op. cit., p. 70.
É C LA IR A G ES 209

l’état, ni à quel point l’avait touché la mort de son père alors qu’il
n’était âgé que de deux ans.
Traduit plusieurs fois en français, le fameux « Pain et Vin » est
donné ici dans la traduction d’Antoine Raybaud (inédite).

Alentour la ville repose : le silence gagne la rue illuminée


Et le bruit de voitures, sous leur parure de flambeaux se perd,
Comblés de joies du jour, les hommes rejoignent maison et repos,
Et, gains et pertes, l’esprit qui en supputant leur balance
Savoure la paix du foyer ; vide de grappes et de fleurs,
De l’affairement aux fruits de travail le marché repose.
Mais le jeu d’un violon vibre au loin du fond des jardins, c’est
[peut-être
Un amant qui joue là-bas, ou un solitaire
En mémoire d’amis lointains et de la jeunesse ; et les fontaines
Intarissables et fraîches bruissent parmi parterres et parfums.
En silence dans l’air du soir vibre l’éclat des cloches
Et, mémoire des heures, un veilleur crie leur compte
Voici encore qu’un souffle monte et remue les cimes du bois
Et vois ! c’est l’heure où le fantôme de notre terre, la lune
Monte à son tour, en secret ; et la visionnaire, la nuit, monte
Dans son essaim d’étoiles, bien peu attentive à nous,
Brille là-haut l’Emerveillante, l’Étrangère parmi les hommes
Au-dessus des sommets, mélancolie et splendeur, à l’essor.
(strophe II)

Ici, en dehors de la beauté du texte, rendue admirablement par la


traduction, rien pour nous étonner par son côté pathologique et le seul
fait qui puisse nous surprendre est, comme l’indique Philippe Lacoue-
Labarthe370, que le Pain et le Vin sont d’abord des entités du langa­
ge, d ’avant l’homme, et ne renvoient pas à des références au monde
extérieur.
Métaphore et métonymie se complètent harmonieusement chez
Hölderlin et ne sembleront se dérégler qu’à partir de ses traductions de
Sophocle, celles qui feront basculer le poète à la fois dans une

370 Hymnes, Elégies et autres poèmes, Paris, Gamier-Flammarion, 1983 (trad. Armel
Gueme).
210 É C LA IR A G ES

postérité « précoce », conférée aux seuls grands poètes, et dans la folie


et cela, précisément, parce que ses contemporains (Goethe, Schiller,
Voss...) y décèlent « un grain »... Ses contemporains, en effet, ne lui
épargnent pas des sarcasmes et se demandent « s’il fait semblant ou
s’il est vraiment cinglé ».
Certes, quelqu’un comme Wolfgang Schadewaldt371, grand philo­
sophe allemand, pointe dans la traduction sophocléenne d’Hölderlin
d’innombrables contre-sens et erreurs grammaticales. Il en attribue la
cause plutôt à la méconnaissance du grec chez le poète. Il considère,
par ailleurs, ces fautes comme des erreurs « créatives » (comme fera
George Steiner, plus tard), dans la mesure où elles permettent au poète
d’anticiper sur la vision sophocléenne du monde et où elles font du
texte traduit un chef-d’œuvre poétique. Walter Benjamin lui-même,
pour qui Hölderlin est sans conteste le plus grand traducteur de tous
les temps, remarque - sans jugement de valeur - la « perte du sens »
qui, d’une certaine manière, caractérise ces traductions. Pour le poète
allemand, tout comme pour Wolfson, le point de départ de ces
dernières est le mot, ce qui rejoint tout à fait les propos de l’auteur de
la « Tâche du traducteur ».
Car, chez tous deux, « l’étudiant psychotique » et « il signor
Scardanelli », comme Hölderlin s’est fait appeler par la suite, il y a
comme une fascination pour le mot dans toute son épaisseur étymolo­
gique, matérielle et musicale. Pour tous les deux, les mots ont une
existence concrète ; ils sont source de douleur ou d’attrait, comme on
peut voir dans le vers qui a fait rire les contemporains du poète :
« Was ists ? Du scheinst ein rotes Wort zu fü h rer » (Que se passe-t-
il ? demande Ismène à Antigone. Ta parole se trouble de vermeil).
Pour le poète Haroldo de Campos, qui consacre un bel article à ce
vers372, il ne s’agit pas ici d ’un délire. Kalkhâinous signifie en grec
« avoir la couleur sombre du pourpre » au sens propre. « Empourprer :
la couleur rouge-sombre que prend la mer lorsque la tempête est
proche » peut signifier, au sens figuré, « être taciturne, être plongé

371 Voir Haroldo de Campos, « A palavra vermelha de Hölderlin », in Arte no


Horizonte do Provável, São Paulo, Editora Perspectiva, 1969, p. 96, « La palabre
vermeille d’Hölderlin », op. cit., p. 196.
372 « La palabre vermeille d’Hölderlin », op. cit., p. 201.
É c l a ir a g e s 211

dans ses réflexions, méditer profondément sur quelque chose », ce qui


est bien le cas d’Antigone.
Hölderlin ne fait donc qu’opter pour la solution étymologique qui est
indéniablement la plus poétique et la plus « grecque » et à laquelle
Haroldo de Campos rend hommage dans un de ses poèmes373.
Il est, par conséquent, très difficile d’affirmer que « grain » il y a,
sans se référer à la biographie ou aux témoignages de l’entourage du
poète. La question ne se pose pas du tout comme pour Schreber ou
même pour Wolfson dont l ’écriture (les textes) « reflète », « traduit »,
un état de perturbation ou d’aliénation mentale très net.
La fixation sur le mot au détriment de la phrase, toute manifeste
qu’elle soit dans la poésie de Hölderlin, peut donc trouver des
justifications théoriques qui concernent la poésie mais aussi la
traduction. Même ses poèmes dits « de la folie » (traduction Pierre­
Jean Jouve avec la collaboration de Pierre Klossowski374) peuvent,
à la limite, être pris tels quels, comme des œuvres de création ; leur
fréquent hermétisme, leur prolifération pronominale (je/tu/nous)
seraient à considérer comme un choix poétique plutôt que comme la
manifestation pathologique d’une Spaltung maladive.
Certes, à considérer les formes suivant l’évolution de l’œuvre du
poète, certaines apparaissent que l’on pourrait tenir pour « défaillan­
tes » au regard d’une logique du signifiant. Ainsi, dans le poème
« Forme et Esprit » :

Tout est un intérieur


Et cependant sépare
Ainsi abrite le Poète
Insensé ! penses-tu de figure en figure
Voir l’âme
Tu iras dans dans les flammes37S.

37î Haroldo de Campos, Galaxies, La Souterraine, Éd. La main courante, 1998,


fragment 23 (non paginé).
374 Poèmes de la folie de Hölderlin, traduction Pierre-Jean Jouve avec la collabora­
tion de Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1963.
375 Poèmes de la folie de Hölderlin, op. cit., p. 50.
212 É C LA IR A G ES

L ’on note ici ce que Tzvetan Todorov pointe comme typique du


discours schizophrène : un certain manque de cohérence dû à des
« implicites », cristallisés par l’emploi « absolu » des verbes transitifs
(« sépare »)376. Cette incohérence logique se laisse aussi figurer par
l’emploi abondant des anaphores indéterminées, c’est-à-dire, celles
dont on ne peut saisir l’antécédent. Dans « Pays Natal », on trouve
quelques exemples « en creux » :

J ’interrogeais un jour la Muse, et elle


Me répondit :
À la fin tu le trouveras.
Nul mortel ne peut le saisir.
Sur la chose la plus haute
Je me tairai. Fruit défendu
Comme le laurier. C’est pourtant
La patrie même. Ainsi chacun
Devra le connaître enfin...377

Où il est difficile de comprendre ce à quoi « le » fait référence.

Dans certains passages, on trouve également l’utilisation de ce que


Léo Spitzer appelle les « motivations pseudo-objectives »378, des
conjonctions ou des adverbes établissant des contradiction ou des
conclusions implicites (comme « pourtant », « ainsi »). Il est facile
d’observer aussi l’abondance de l’emploi de « mais » par le poète,
souvent au début d’un poème. Dans « Ode à Bonaparte » :

Mais ils outragent.


Secouent puissamment l’arbre pourtant aussi les
enfants fous
jettent des pierres379

ou dans « Souvenir » (traduction de Patrick Hutchinson) :

376 Tzvetan Todorov, Les Genres du discours, op. cit., p. 81.


377 Poèmes de la folie de Hölderlin, op. cit., p. 37.
378 Tzvetan Todorov, Les Genres du discours, op. cit., p. 82.
379 Poèmes de la folie de Hölderlin, op. cit., p. 51.
É C LA IR A G ES 21 3

Mais maintenant ces hommes


S’en sont allés aux Indes,
Depuis le sommet ouvert aux vents
Parmi les coteaux recouverts de vignes, jusqu’où
Descend la Dordogne
Et unie à la Garonne rutilante,
Larges comme une mer, s’en vont les eaux.
Mais la mer donne et retire la mémoire,
Et l’amour aussi cherche avec ferveur notre regard,
Mais ce qui dure, les poètes le fournissent380.

Il demeure cependant, même dans ces poèmes, une extraordinaire


puissance poétique (création de figures, rapports entre les sonorités et
le mot, musique, révélation par le langage). Le pressentiment de la
langue et du langage est très fort chez Hölderlin. On pourrait presque
rapprocher cette formulation de la définition lacanienne de l’incons­
cient.
Il y a chez Hölderlin, en effet, des formulations à partir de Sophocle
qui gagnent en clarté d’être mises en parallèle avec des textes de
Lacan. C’est le cas de la traduction du vers : « Celui qui (Eros) te
possède délire » :

« Und es ist,
W er’s an sich hat, nicht bei sich »

qui devient, sous sa plume :

« L’avoir en soi
Ce n’est plus être à soi »381.

380 « Nun aber sind zu Indiem,/ Die Männer gegangen,/ Dort an der luftigen Spitz’/
An Traubegergen, wo herab Augen,/ Die Dordogne kommt/ Und zusammen mit der
präch t’ gen/ Garonne m eerbreit/ Ausgehet der Strom. Es nemi a b er/ Und gibt
Gedächtnis die See,/ Und d i L ieb’ auch heftet fleissig d ie / Was bmeobet aber, stiften
die Dichter ».
381 Antigone, de Sophocle, Paris, Christian Bourgois, coll. Détroits, 1978, p. 98 (acte
III, scène 2), traduction allemande de Hölderlin.
214 É C LA IR A G ES

Cela rappelle étrangement la formule lacanienne : « Plus on aime, plus


on hait, car moins on... est », qui vise l’inconscient.
Contrairement à Tzvetan Todorov, nous sommes touchée par
l’intuition poétique que Hölderlin manifeste à tout moment à l’égard
du langage, que ce soit dans ses textes poétiques ou dans ses traduc­
tions. Pour Tzvetan Todorov, la littérature est une affaire de contexte
culturel, donc, changeante. Si nous considérons que certains écrivains
sont de grands poètes, c’est en raison de notre conception post­
romantique de la littérature : non plus l’évocation d’une réalité, mais
un « discours psychotique », où « le langage se suffit à lui-mê­
me »382. Tzvetan Todorov rappelle la définition de Bleuler, qui s’est
particulièrement intéressé aux schizophrènes : « Le patient a l’intention
d’écrire mais non d’écrire quelque chose (...). De nombreux malades
parlent mais ne disent rien ( reden aber sagen nichts ) », à quoi le
critique ajoute : « Écrire est pour le schizophrène un verbe intransitif,
il parle sans rien dire. Ce qui est, à la fois, l’apothéose et la fin du
langage. »
La question reste en suspens. Si, comme le dit Lacan, « le langage,
on le prend tout entier »383, la question est de savoir comment
Hölderlin, après avoir eu accès, de toute évidence, à une opération
métaphorico-substitutive (qui, de surcroît, vient après la métonymie)
de poète et de traducteur, après avoir « assumé un nouvel ordre
symbolique du monde », a pu lâcher ce que Mallarmé considérait
comme la garantie suprême, en d’autres termes, la syntaxe ? Comme
le trapéziste résiste, Hölderlin reste accroché aux mots, à la langue, et
quitte le sol rassurant des significations du discours...
Est-il possible d’envisager que cela eût pu se passer autrement si cet
accès au langage n’avait pas suscité le rire de la méconnaissance alors
que le poète croyait faire œuvre commune ? Alors que, prenant le
risque de créer une nouvelle forme dans laquelle l’œuvre de Sophocle
(ou de Pindare) a trouvé voix et ampleur poétique, « les portes d ’un
langage si élargi et si dominé » retombaient et enfermaient le
traducteur « dans le silence »...384

382 Tzvetan Todorov, Les Genres du discours, op. cit., p. 85.


383 Jacques Lacan, Les Psychoses, op. cit., p. 260.
384 Première version de notre article parue dans Cliniques Méditerranéennes, n. 3/4,
Centre Inter-Régional de Recherches en Psychopathologie Clinique, sept. 1984.
6. Q u e l q u e s m ots pour conclure

Au terme de notre réflexion, deux questions subsistent.


La première est qu’on est forcé de constater que, malgré les efforts
de théorisation de la traductologie contemporaine avec sa profusion de
développements, elle reste en deçà d’une définition scientifique, elle
n ’engendre pas des hypothèses théoriques, elle reste inductive.
On peut se demander pourquoi une théorisation satisfaisante de la
traduction littéraire ne peut-elle pas venir à jour. Pourquoi la traduction
devient-elle matière de réflexion philosophique, sociologique, voire
« culturelle » ou « politique », ce qui n’est pas sans intérêt, au
contraire, mais ne trouve pas de réponse dans le domaine littéraire ?
Une partie de la réponse se trouve développée de façon assez perti­
nente par George Steiner dans son A près Babel. Ainsi, s’il évoque des
points qui, à notre avis, ont beaucoup changé depuis la fin des années
70, tels que la pauvreté des paratextes, l’absence d ’études systémati­
ques, l’insuffisance des méthodes analytiques, pour expliquer l’absence
de théories traductives générales, de type scientifique, il touche à un
problème crucial, dont fait part Henri Meschonnic en évoquant les
« grands traducteurs ». En fait, la « grande traduction » à laquelle fait
allusion Henri Meschonnic, n’est pas éthique, elle est tout au plus '
esthétique ou « transluciférine » (Haroldo de Campos). Si les traduc­
tions de Baudelaire ou de Hölderlin « tiennent », selon les termes
d’Antoine Berman, c’est parce qu’elles entretiennent avec l’original un
rapport singulier, de texte à texte, de création à création. Elles
instaurent un nouveau rapport avec le langage. Ce rapport, si Antoine
Berman l’avait pressenti, il n’a pas pu le développer dans ses analyses.
La raison en est qu’en fin de compte, la traduction littéraire fait
partie de la littérature, ne peut pas être objet d’une science et si elle
peut être théorisée, critiquée, commentée, elle le sera au même titre
que ce qui la nourrit, c ’est-à-dire, le texte littéraire. La traduction
littéraire, bonne ou mauvaise, remplit les mêmes fonctions que la
littérature, bonne ou mauvaise, à cette différence près que seuls les
traducteurs-écrivains peuvent jouir d’une visibilité, qui relève davan­
tage de leur créativité personnelle que de leur activité de traducteur.
216 É c l a ir a g e s

Or, selon George Steiner, la traduction littéraire n’est pas une


science mais un « art exact ». Ainsi, si, d’un côté, la traductologie
bermanienne permet le développement très large d’un nouveau champ
d’analyses et de recherches, de l’autre, elle ne parvient pas à théoriser
de façon satisfaisante la pratique transcréatrice selon les termes
haroldiens (ou jakobsoniens). Les premières intuitions d’Antoine
Berman, sur Hölderlin ou sur Michel Deguy (avec ses traductions de
Sapho) ne connaissent pas le développement théorique qu’elles
laissaient présager et les analyses de John Donne n’aboutissent pas à
une théorie de la traduction innovante, l’exemple de la traduction
d’Octavio Paz ne parvenant pas à être tout à fait convaincant.
Ceci, eu égard aux positions antinomiques d’un Henri Meschonnic,
en faveur d’une poétique de la traduction, tendrait à donner raison aux
propos de Paul de Man pour qui, on se rappellera, on est ou bien du
côté de l’herméneutique ou bien du côté de la poétique.
Force est d ’admettre que l’antinomie définie par De Man est
explicitée par l’opposition entre les deux théoriciens. Or, ce sont
encore les propos aporétiques de Walter Benjamin, justement ceux qui
servent de fondement à De Man, qui permettent d’envisager la
traduction littéraire dans un processus dynamique, voué aux transfor­
mations, que ce soit sur un versant « littéraliste » (Deguy, Klossowski)
ou sur un versant « transcréateur » (Charles Baudelaire, Haroldo de
Campos, Ezra Pound et autres).
Nous avons essayé de montrer ainsi que Walter Benjamin n ’a jamais
prôné une traduction littérale (mot-à-mot) mais une traduction appuyée
sur le mot dans toute son épaisseur. Ce qu’il vise à travers le Wort,
c’est l’universalité du langage dans sa variété et ses décalages. En
privilégiant la forme (« la traduction est une forme »), et l’allusion à
Hölderlin en est une preuve, le philosophe vise la complémentarité
mallarméenne des langues, « l’origine d’un nouveau sens », bref, la
création. Quoi qu’il en soit, les travaux actuels en traductologie
- malgré les déviations que certaines tendances manifestent - sont
redevables de son travail inaugural.

La pensée traductive est donc dans son faire. C’est cet art qui nous
intéresse et si nous avons présenté quelques courants traductologiques
qui peuvent peu ou prou retenir l’attention des chercheurs que nous
sommes, nous avons essayé de pallier à ce « défaut » inhérent à la
É c l a ir a g e s 217

traduction en proposant des développements critiques qui la mettent en


valeur en tant que moyen, unique et irremplaçable pour mieux
comprendre le phénomène littéraire. D ’où les analyses en diachronie,
en synchronie, les interrogations sur le style ou sur la folie du
traducteur, que la traduction et seulement la traduction littéraire est en
mesure de nous fournir, tous des éléments déjà contenus dans « La
Tâche du traducteur ».
B ib l io g r a p h ie

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I n d e x d e s n o m s d ’a u t e u r s

A BERMAN A., 9-10, 15,17, 27, 29-58,


62-63, 66, 68, 70, 79, 83-87, 90-
ABLANCOURT (D ’), 125, 231. 91, 102, 105, 109-110, 112, 126,
AMYOT J„ 42, 70. 129, 132, 138, 151, 180, 215-216,
ANCRE (Maréchal D ’), 143. 220, 226.
ANDRADE C. D. (DE), 70, 127. BERNARD S., 192, 220.
ANDRADE 0 ., 219, 236. BIANCIOTTI H„ 129.
ANNUNZIO (D ’) G., 56. BLAKE W„ 46.
ANTIOCHOS LE GRAND, 156. BLANCHOT M., 23,110, 226.
AQUILA, 165. BLEULER E, 214.
ARISTOTE, 59, 90, 146. BONNEFOY Y., 45, 47, 220.
ARMAND O., 98. BOTTERO J„ 156-157, 220.
ARROJO R„ 101. BOUCHET A. (du), 169.
BOUDJEDRA R., 128.
B
BOURDIEU P., 32, 105-106, 123,
130, 180, 184, 194, 196, 220.
BAKER M., 116-117.
BOYER F., 170.
BAKHTINE M„ 37.
BRÉBEUF G. (de), 143.
BATCHELOR J„ 100.
BRISSET A., 40, 180-181, 193, 196.
BAUDELAIRE C., 9, 11, 47-48, 54-
BROCH H., 139.
55, 62, 70, 110, 138, 168, 170,,
BRODA M., 9, 17, 23, 226.
182-185, 188-189, 191-196, 215-
BROSSARD N„ 95, 97.
216, 219-220.
BRUNI L., 41.
BECKETT S., 127-128, 130.
BUSCH W., 109.
BELLAY J. (DU), 20, 61, 102, 124,
144-147, 149, 180, BUTLER S., 132.
BELLESORT H., 57-62.
BENET J„ 127. C
BENJAMIN W„ 3, 5, 9-11, 15-17,
19-27, 29-30, 33, 39, 43-44, 49-54, CALVET L-J., 113, 117, 119, 121-
56-57, 63, 65-66, 69-72, 77, 79, 122, 220, 226.
83-84, 87, 132, 137-138, 151, 162, CAMILLERI A., 36.
165, 167, 169, 172, 178, 180, 182- CAMPOS A. (de), 48, 70-71, 77, 84,
183, 195, 203, 210, 216, 219-220, 127, 173-174, 220-221.
225-226. CAMPOS H. (de), 7, 10, 26, 36, 49,
BENSE M., 78. 51-52, 70-72, 75-80, 84, 127, 139,
BENVENISTE É., 39, 66, 221. 155-158, 161-162, 165-166, 168-
232 In d e x des nom s d 'auteurs

170, 173, 210-211, 215-216, 220, DOMENACH J.-M., 143.


226-227, 231, 237. DONNE J„ 3 8 -3 9 , 41, 4 2 , 45-48,
CARROLL L„ 168, 175, 183, 225. 110, 126, 216, 220.
CASANOVA P., 10, 32, 34, 44„ 114- DUBRESNOY, 142.
115, 120-130, 132, 221, 227. DUFRENNE M., 182.
CATFORD J., 28, 226. DUMERY H., 195.
CATULLE, 147. DUPRÉ DE SAINT-MAUR, 36.
CAVALCANTI G., 73-76, 78, 168.
CAZAL1S H„ 54. £
CELAN P„ 36-38.
CHAMOISEAU P„ 128. E C O U , 9, 17, 19,21, 26, 83, 95, 97,
CHATEAUBRIAND F.-R., 17, 35,- 165, 171, 178, 222, 228.
36, 38, 50-53, 55-56, 60-63, 67, EJXENBAUM B„ 105-106.
80, 83, 193, 226-227. ELLRODT R„ 45, 47.
CHESTERMAN A., 93. ETKIND E., 15, 79, 189, 222, 228.
CHOMSKY N., 72, 116. EVEN-ZOHAR I., 17, 40, 105, 110,
CHOURAQUI A., 154-155, 157, 159,
222, 228.
162-163, 165-166, 174.
CICÉRON, 15-16,20, 41, 71, 91, 94,
F
116, 124, 178-179, 220, 222.
CIORAN E., 130.
FABRI A., 50.
CIXOUS H., 103.
FAULKNER W., 132.
CLÉMENT C„ 196.
FLAUBERT G., 194.
CONFIANT R., 129.
FLORIO, 101.
CORTÁZAR J., 37.
FLOTOW L. (von), 965-96, 98-101,
D 225, 230.
FOUCAULT M., 56, 62, 90, 228.
DACIER A. (M“e), 52, 103. FRANCASTOR J., 148
DANTE, 71, 78, 84, 94, 115, 140, FREUD S., 38 , 181, 195, 203-204,
175-176, 222, 230. 219, 226-227.
DARBELNET J., 192, 226. FURETIÈRE A., 143.
DEGUY M., 10, 56-57, 83, 175, 216, FUZIER J., 45, 47.
227.
DELEUZE G., 192, 206, 222. G
DÉLILLE J., 51, 60, 102, 144-145,
147-149, 181. GALLAND A., 42.
DELMINIO G.C.,147. GANDILLAC M. (de), 9, 17, 21, 23,
DEMARIA C,, 95, 222. 226.
DENIS Y„ 45, 47. GAO ZHENG XING, 129.
DERRIDA ]., 9, 19, 2, 26, 53-54, 66, GEORGE S., 24.
79, 83, 101-102, 195, 197, 222, GILLET J„ 51
227. GLEIZE J.-M., 168.
DÉTIENNE M., 79. GLISSANT E., 128.
DOLET É.. 34-35, 67, 85, 132, 227. GODARD B„ 95, 97.
In d ex d e s n o m s d ’a u t e u r s 233

GOETHE, J.W. (von), 25, 32, 35, 47, JACOBI F.H., 88.
62, 79, 122, 175, 210, 221, 226. JAKOBSON R., 21, 50, 106, 108,
GOMEZ DE LA SERNA R., 132. 115, 190, 193, 203, 206, 216, 223,
GÓNGORA L., 80. 228.
GOUADEC D., 92. JAUSS H. R., 43-44, 78, 137, 223.
GRANGER G.-G., 26, 196, 204, 223. JEAN DE LA CROIX (saint), 203-
GUATTARI F., 206. 204.
GUERNE A., 35„ 209. JÉRÔME (saint), 15-16, 40, 70, 83,
GUIMARÃES ROSA J„ 229. 162, 177-178, 223.
GUYOTAT P., 108. JILL LEVINE S., 98.
JOUVE P.-J., 56, 211.
H JOYCE J., 77 -78, 132, 139, 154,
168, 173, 220.
HAGÈGE C., 116.
HARVEY K., 96. K
HAUGERUD J., 98.
HEGEL G.W.F., 88. KAFKA F„ 56, 70.
HEIDEGGER M., 24, 43, 56, 66, 72. KANT E., 17, 39.
HEILBRON J„ 118-119, 121, 177, KIERKEGAARD S., 192.
228. KlS D., 127.
HEMINGWAY E., 110. KLOSSOWSKI P., 37, 49, 54-63, 83,
HERDER J.G., 30, 32, 126. 144, 150, 181, 211, 216.
HÖLDERLIN F.,11, 15, 24, 26, 32, KORSAK M.P., 98.
35, 38, 46, 51-53, 55-56, 58, 63, KUNDERA M., 129, 223.
70, 72, 75,138, 206, 208-216, 226-
227. L
HOLMES J.S., 105, 179, 228, 230.
HOMÈRE, 41, 50, 102,139-142, 168, LA MOTTE HOUDARD A., 51.
174, 221. LABBÉ L., 99-102, 147.
HOOF H. (van), 95, 225. LACAN J„ 90, 181, 195-196, 203-
HOPKINS G. M., 46. 206, 213- 214, 219, 223, 227, 229.
HORACE, 16, 90. LACOUE-LABARTHE P., 53, 210.
HUGUET E., 146. LADMIRAL J.-R., 15, 30, 39, 42, 72,
HUMBOLDT W. (von), 17, 33, 39, 83, 223, 228.
53, 83, 109, 220. LAMBERT J., 40, 105-106, 228.
HUTCHINSON P., 212. LANDINO C„ 142.
LARBAUD V., 132, 223, 229.
I LE COINTE F., 143.
LE PLAT DU TEMPLE, 144.
INFANTE C., 98. LE TONNELIER DE BRETEUIL G.-
ISER W., 10. É„ 103.
LÉVY J., 92.
J LOBATO M., 128.
LOBB F., 101.
JACCOTTET P., 168. LOHMANN J., 41.
234 In d e x dus n o m s u ' a u t h iik s

LORTHOLARY B„ 224. NOIJSS A.. 9, 17, 10


LOTBINIÈRE-HARWOOD S. (de),
96. ()
LUCKÀCS G., 89.
LUSSON P., 226, 230. OUVÉTAN, 162.
LUTHER M„ 15, 24, 31, 42, 163, OSEKI-DÉPRÉ I„ 5, 15, 29, 32, 48,
227. 52-53, 61, 85, 105, 119, 121, 124-
125, 132, 224, 226, 229.
M OVIDE, 142.

MAÏAKOVSKI V., 77-78, 174, 220. P


MAIER C., 98.
MALINGRET L„ 112, 130-132, 223. PANNWITZ R., 25, 30, 57.
MALLARMÉ S., 22, 49, 54-56, 77- PASTERNAK B„ 46.
78, 80, 107, 110, 168, 174, 193, PAZ O., 45-46, 49, 56, 67, 71, 77-78,
214, 216, 221. 84, 127-128, 174-175, 216, 221,
MAN P. (de), 9, 17, 20-21, 24-25, 49, 224.
53, 216, 222. PELLEGRINI A., 52.
MARNIOLLES P., 143. PEREC G., 108.
MARTIN R., 141-143. PETIT-JEHAN C., 143.
MÈNG HAO-RAN, 70. PÉTRARQUE F., 147.
MESCHONN1C H., 9-10, 23, 27, 29, PIERCE G. S., 10.
31, 36-37, 39-40, 43-44, 49, 65-70, PIGNATARI D., 77, 127, 173-174,
83-84, 97, 138, 155, 157-158, 161- 220-221.
163, 166-171, 175, 181, 215-216, PINDARE, 46, 214.
220, 223, 228. PLAUTE, 16.
MILTON J„ 36, 38, 50-51, 54, 56, POE E. A., 54, 56, 110, 138, 182-
226-227. 184, 189-193, 196, 199.
MONÉNEMBO T., 128. POPOV1C A., 189.
MONTAIGNE M„ 147. POPPER K., 93.
MOREL A., 45-46. POUND E., 51, 70-78, 80, 84, 110,
MORRIS C., 78. 139-141, 162, 167-169, 171, 173,
MOUNIN G., 17, 19, 25, 29, 39, 67, 216, 220, 224, 227.
83, 115-116, 179, 223-224, 228. PRIGENT C., 168.
PRINEJ., 100-101.
N PROKOSCH F., 100.
PROUST M., 38, 154, 204.
NABOKOV V., 129. PYM A., 83-94, 224.
NANNI L., 180.
NERVAL G. (de), 183, 204. R
NEWTON I., 103.
NIDA E„ 29, 90, 99, 115, 151, 224. RABELAIS F., 147.
NIETZSCHE F., 15, 56, 130, 192. RACINE J 143.
NORD C., 91-92, 153. RAYBAUD A., 209.
NOULET E., 54-55. RICŒUR P., 9, 32, 43, 79, 224.
lN D I'X DUS NOM S D 'A im t l lK S 235

RILKR K.M., 50. STRICH F., 32, 43.


RIMUAUD A., I lü. STRINDBERG, J. A., 129.
RISSET J., 83, 171, 229. SUÉTONE, 56.
RIVAROL A., 51, 102. SWAAN A. (de), 10, 118-119, 123-
ROBEL L„ 19, 163, 225, 229. 124, 227.
ROBINSON D., 113, 119-120, 224.
RONSARD P. (de), 46, 147. T
ROTHSCHILD P. (DE), 45.
ROUBAUD J.,47, 155-157,161, 165, TÉRENCE, 16, 143.
168, 170-173, 175, 190, 194, 225. TODOROV T., 205, 213, 215, 226,
ROYET-JOURNOUD C , 168. 230.
RUSHDIE S., 88. TOUR Y G., 40, 84, 106-112, 180,
RUWET N., 203, 223. 231.
TRAKL G., 39.
S TURNER W., 144.
TYNJIANOV I., 107.
SAINTE-BEUVE, C.-A., 140-141.
SALAS SUBIRAT J., 78.
V
SALOMON, 153-154, 158.
SAPHO, 80, 83, 99, 216.
VALÉRY P., 122-123, 132, 190, 197,
SAPIR E., 29.
225.
SAPIRO G., 121.
VAN DEN BROECK R., 105, 230.
SAUSSURE F. (de), 39.
VAN GORP H., 105, 188, 230.
SCARRON, P., 143.
VAN VELDE A„ 234.
SCHADEWALDT W., 51-52, 210.
VAN VELDE G., 128, 234.
SCHILLER, J.C.F., 210.
SCHLEGEL F., 24, 39, 42-43, 226. VAUTOUR R.T., 31.
SCHLEIERMACHER F., 30, 33, 86- VENUTI L., 91, 96, 132, 225.
87, 220. VERMEER H., 91, 224.
SCHREBER (le président), 203, 206, VINAY J.P., 191, 225.
208, 211. VIRGILE, 11, 38, 41, 50, 57-59, 62-
SÉNÈQUE, 50. 63, 139-150.
SHAKESPEARE W., 42, 47, 53, 70, VITON J.-J., 168.
75, 175. VOLTAIRE, 51, 103, 143.
SHELLEY, P. B„ 190. VOSS, J. H., 24, 210.
SIMON C., 108.
SIMON S., 95, 97, 222, 225. W
SOPHOCLE, 26, 52-53, 75, 193, 209-
210, 213-214. WEBER E., 89, 230.
SPITZER L., 212. WHORF B.L., 29, 225.
STAËL (M™ de), 189. WILLIAMS J.G., 155, 157, 160, 168.
STEIN G., 127. WITTGENSTEIN L., 56.
STEINER G., 15, 26, 29, 33, 43, 52, WOLF M., 95.
66, 70, 83-84, 115-116, 210, 215- WOLFSON L., 206-208, 210-211.
216, 225. WYLER L., 118, 225.
236 I N I j IÏX 1)1'S NOMS D ’AUTEURS

YEATS W.B., 140.

ZUBER R., 15, 125, 225,


T a b l e d e s m a t iè r e s

A v an t-p ro p o s....................................................................................... 9

Première partie : E ntre herm éneutique et p o é tiq u e ............... 13


1. Walter Benjamin et la bipolarité de la tâche du
traducteur.................................................................................... 19
2. L’ héritage : Antoine B erm an.................................................. 29
3. Une poétique “littéraliste” : de Mallarmé à Klossowski . . . 49
4. Une poétique militante : Henri M eschonnic......................... 65
5. Haroldo de Campos : « Make it new » ................................ 71

Deuxième partie : Du poétique à l’interculturel .................... 81


1. De l’herméneutique à l’éthique de la traduction ................. 83
1.1. Anthony Pym : entre éthique et déontologie................. 83
1.2. Au nom de l’éthique, the G ender tr a n s la tio n ............... 94
2. De l’éthique au socio-politique............................................... 105
2.1. La théorie du polysystème (translation studies ) ..........105
2.2. Le postcolonialisme dans la République mondiale
des le ttr e s ............................................................................... 113
Troisième partie : Éclairages .......................................................135
1. Introduction............................................................................... 137
2. Visages de Virgile ................................................................... 139
3. Retraduction de la Bible : le Qohélet ...................................151
4. Subjectivité et sujet de la trad u c tio n ..................................... 177
5. Folie, Poésie et Traduction.......................................................203

B ibliographie.................................................................................... 219

Index des noms d ’a u t e u r s .............................................................. 231

Table des matières 237


Dans la même collection (suite)

19. LARUE, Anne. Romantisme et mélancolie. Le Journal de Delacroix. 1998.


20. CECCHI, Annie. Mishima Yukio. Esthétique classique, univers tragique.
D'Apollon et Dionysos à Sade et Bataille. 1999.
21.C SUR Ö S, Klâra. Variété et vicissitudes du genre épique de Rousseau et
Voltaire. 1999.
22. CHANADY, Amaryll. Entre inclusion et exclusion : la symbolisation de l'autre
dans les Amériques. 1999.
23. ZARAGOZA, Georges. Faire jou er l ’espace dans le théâtre romantique euro­
péen. Essai de Dramaturgie comparée. 1999.
24. MOULIN, Joanny. Seamus Heaney. L'éblouissement de l ’impossible. 1999.
25. RABAU, Sophie. Fictions de présence. La narration orale dans le texte roma­
nesque du roman antique au XXe siècle. 1999.
26. MELLIER, Denis. L’écriture de l'excès: Fiction fantastique et poétique de la
terreur. 1999.
27. DAYRE, Éric. Thomas De Quincey: les proses du temps. Thomas De Quincey
et la philosophie kantienne. 2000.
28. WOLKENSTEIN, Julie. La scène européenne : Henry James et le romanesque
en question. 2000.
29. SIESS, Jürgen. Rilke, Images de la ville, Figures de l ’artiste. 2000.
30. CLAVARON, Yves. Inde et Indochine : E.M. Förster et M. Duras au miroir de
l ’Asie. 2001.
31. POSTEL, Philippe. Victor Segalen et la statuaire chinoise: archéologie et poé­
tique. 2001.
32. BOIREAU, Jean-Louis. William Godwin et le roman jacobin anglais: théorie
politique et pratique romanesque. 2002 .
33. FONKOUA, Romuald. Essai sur une mesure du monde au XX' siècle: Edouard
Glissant. 2002.
34. TRISTAN, Marie-France. La scène de l ’écriture. Essai sur la poésie philoso­
phique du Cavalier Marin (1569-1625). 2002.
35. LÉONARD-ROQUES, Véronique. Caïn, figure de la modernité (Conrad,
Unamuno, Hesse, Steinbeck, Butor, Toumier). 2003.
36. HERMETET, Anne-Rachel. Les revues italiennes face à la littérature française
contemporaine. Étude de réception (1919-1943). 2003.
37. GRIERSON, Karla. Discours d ’Auschwitz. Littérarité, représentation, symbo­
lisation. 2003.
38. MARIGNY, Jean. Le vampire dans la littérature du XXr siècle. 2003.
39. POR, Peter. Voies hyperboliques. Figures de la création poétique des Lumières
à la modernité. 2003.
40. GRALL, Catherine. Le Sens de la brièveté. À propos de nouvelles de Thomas
Bernhard, de Raymond C an’er et de Jorge Luis Borges. 2003.
41. VISSET, Pascal. Le temps, l ’autre et la mort dans trois fictions du milieu du
vingtième siècle: El jardin de senderos que se bifurcan de J.L. Borges, Under
the volcano de M. Lowry et Le Rivage des Syrtes de J. Gracq. La question de la
fiction. 2003.
'I.' ZIIAN <i, Yimlc Lm menit» romanesque clii/iOh au XX' siid e. Modernités et
identités, 2003
43. VAI.TAT, .Icnn C Inisldplie. Culture et figures de la relativité: U' temps
retrouvé l'innaÿOns Witke. 2(X)4.
44. MILLHT-CJÉRARD, Dominique. Iji cœur et le cri. Variations sur l'héroïde et
l'amour épistolaire. 2004.
45. GILLEPSIE, Gerald. Dy way of comparison: Reflections on the theory and
praclice of comparative literature. 2004.
46. MÜNCH, Marc-Mathieu. L’effet de vie ou Le singulier de l ’art littéraire. 2004.
47. LICHTEN, Albert. Le signe et le tableau. Peinture, écriture, réfèrent dans la
pensée contemporaine de la peinture. 2004.
48. TOUMSON, Roger. L’utopie perdue des îles d ’Amérique. Essai. 2004.
49. L'Histoire de l'Espagne dans la littérature française. Dirigé par Mercè
Boixareu et Robin Lefere. 2003.
50. DESSONS, Gérard. L'art et La manière. Art, littérature, langage. 2004.
51. DUMAS, Catherine. Du gracioso au valet comique. Contribution à la compa­
raison de deux dramaturgies (1610-1660). 2004.
52. FINCK, Michèle. Poésie moderne et musique, « vorrei e non vorrei ». Essai de
poétique du son. 2004.
53. PERROT-CORPET, Danielle. Écrire devant l ’absolu. Georges Bernanos et
Miguel de Unamuno. 2005.
54. HAUTCŒUR PÉREZ-ESPEJO, Guiomar. Parentés franco-espagnoles au
XVIIe siècle. Poétique de la nouvelle de Cervantès à Chatte. 2005.
55. WEBER, Anne-Gaëlle. A beau mentir qui vient de loin. Savants, voyageurs et
romanciers au XIXe siècle. 2004.
56. BAUER, Roger. La Belle décadence. Histoire d ’un paradoxe littéraire. 2005.
57. CHEVRIER, Jacques. Le Lecteur d ’Afriques. 2005.
58. HADDDAD-WOTLING, Karen. L’enfant qui a failli se taire. Essai sur l ’écri­
ture autobiographique. 2004.
59. DAVID-DE PALACIO, Marie-France. « Ecce Tiberius » ou la réhabilitation
historique et littéraire d ’un empereur « décadent ». (Allemagne-France. 1850­
1930). 2006.
60. GIRARD, Gaïd. Joseph Sheridan Le Fanu. Une écriture fantastique. 2005.
61. GOYET, Florence. Penser sans concepts :fonction de l'épopée guerrière. 2006.
62. SMADJA, Robert. Famille et littérature. Thomas Mann et Galsworthy.
Faulkner et Zola. O'Neill et Ionesco. Musil et Toumier. 2005.
63. KSIAZENICER-MATHERON, Carole. Les Temps de la fin. Roth, Singer,
Boulgakov. 2006.
64. REYNAUD, Cécile. Liszt et le virtuose romantique. 2006.
65. LECHEVALIER, Claire. L’Invention d ’une origine. Traduire Eschyle en
France de Lefranc de Pompignan à Mazon : le Prométhée enchaîné. 2007.
66. MOURALIS, Bernard. L’Illusion de Valtérité. Études de littérature africaine.
2007.
67. CASTA, Isabelle. Nouvelles mythologies de la mort. 2007.
68. OSEKI-DÉPRÉ, Inès. De Walter Benjamin à nos jours... (Essais de traductolo-
gie). 2007.
69. GARRIC, Henri. Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation
urbaine dans les discours contemporains. 2007.
70. LUPASCU, Silviu. L’imaginaire religieux au carrefour des espaces sacrés.
2007.
71. GAILLY, Stéphane. Le mythe de Prague dans les littératures européennes.
2007.

Achevé d'imprimer en 2007


à Genève (Suisse)
Les études sur la traduction littéraire sont devenues un
champ propre de la recherche. Elles présentent des polarités
nettes, autour desquelles s’organisent les principaux débats. Le
texte de Walter Benjamin sur la traduction reste un passage
obligé pour la réflexion. Il peut être considéré en lui-même.
Il peut être aussi le point de départ pour recomposer les orien­
tations contemporaines de la traductologie. C’est ce à quoi
s’attache cet essai à travers l’analyse de quelques thèses sur la
traduction, celles d’Antoine Berman, de Mesehonnic, d’IIaroldo
de Campos,. d’Anthony Pym, à travers la caractérisation des
rapports entre traduction et herméneutique, traduction et
contextes socropolitiques, et à travers l’examen de quelques cas
exemplaires de traduction littéraire. C’est ainsi une nouvelle
définition des études sur la traduction qui se dessine.

Inès Oseki-Dépré est professeur de littérature générale et compa­


rée à 'l’université d ’Aix-en-Provence. Elle a traduit des auteurs bré­
siliens, français, argentins. Elle a publié de nombreux essais sur la
traduction littéraire.

IS B N 978-2-7453-1497-Q

Bibliothèque de Littérature générale et comparée N" 68


II
.8274; 3 1 4 9 7 0 '

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