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UNE ÉTUDE DE
PHÉNOMÉNOLOGIE JURIDIQUE
CARLOS DAVILA
SOUS LA DIRECTION DE :
MASTER II RECHERCHE EN :
Année : 2015-2016
1
TABLE DES MATIÈRES
2
Confusion entre droit et éthique chez M. Amselek...................................................... 51
Conclusion de Section ................................................................................................. 53
Conclusion de Chapitre ................................................................................................ 54
DEUXIÈME CHAPITRE. DROIT ET LOGIQUE CHEZ M. AMSELEK............. 55
La Question du syllogisme logico-normatif ................................................................ 55
La Question de la Règle ............................................................................................... 57
La Logique Modale ...................................................................................................... 59
Le problème de l’induction ...................................................................................... 61
Le Droit dans les Cheminements ............................................................................. 63
Le Droit : Un Contenu de Pensée ............................................................................ 66
Le Rôle du juge ........................................................................................................ 67
La Notion de phénomène ......................................................................................... 68
La Dénonciation du logicisme ................................................................................. 69
M. Amselek et le principe de non contradiction ...................................................... 71
La Construction de concepts .................................................................................... 72
Les Trois Maux du Droit ............................................................................................. 75
Le Psittacisme .......................................................................................................... 75
Le Syncrétisme ........................................................................................................ 75
Le Réductionnisme .................................................................................................. 76
Les Erreurs de M. Amselek ......................................................................................... 76
La Question du relativisme ...................................................................................... 80
La Plaidoyer pour le Physicisme ............................................................................. 81
Conclusion de Chapitre ................................................................................................ 83
TROISIÈME CHAPITRE. LA QUESTION DE L’INTERPRÉTATION .............. 85
Les Thèses en présence ................................................................................................ 86
Les Thèses objectivistes........................................................................................... 87
Les thèses subjectivistes (réalistes ?) ....................................................................... 87
Dworkin à Paris ....................................................................................................... 88
Le Tournant Interprétatif.............................................................................................. 89
La Position interprétative de M. Amselek ................................................................... 90
Interpréter n’est pas qualifier ................................................................................... 92
3
Sensibilité et interprétation ...................................................................................... 93
Le Supposé pouvoir normatif du juge...................................................................... 95
L’Étrangeté de l’expérience juridique ......................................................................... 95
Conclusion de Chapitre ................................................................................................ 97
CONCLUSION GÉNÉRALE...................................................................................... 98
BIBLIOGRAPHIE....................................................................................................... 100
Livres ..................................................................................................................... 100
Articles ................................................................................................................... 101
Thèses .................................................................................................................... 102
4
REMERCIEMENTS
Ce mémoire n’aurait pas vu le jour sans les prudents conseils et les encouragements du
Pr. Stéphane Rials.
Cette année d’études au sein de cette excellente formation m’a permis d’entendre des
maîtres exceptionnels. Je voudrais spécialement faire référence au Pr. Denis Alland :
chaleureux et accueillant et au Pr. Jean-Pierre Coriat, homme sage et bienveillant.
L’auteur voudrait finalement dédier ce mémoire à l’amitié, à ses amis en France et en
Colombie. Et, en particulier, à Johan Said, Éric Sunar, Simon Fontvieille, Felipe Calderón,
et David-Andrés Murillo, qui ont aimablement accepté de relire et faire des corrections à
ces lignes.
À la mémoire de ma mère, de mon grand père : don Maximino ; et de ma grand mère,
doña Ana María, qui est partie au cours de cette année d’études. À ma famille, à ce qui en
reste…
Aux a.a., bien sûr.
5
« El derecho no es sino forma, pero su materia es axiológica.” Nicolás Gómez-
Dávila, Sucesivos escolios a un texto implícito, Bogotá, Instituto Caro y Cuervo, 1992, p.
169. [Le droit n’est que forme, mais sa matière est axiologique.]
« La pensée est un vol d’oiseau, qu’un autre oiseau peut surplomber. » M. Villey,
Les Carnets, Paris, PUF, p. 3.
« En las ciencias humanas se toma la última moda por el último estado de la ciencia. »
Nicolás Gómez-Dávila, Escolios a un texto implícito (Selección), Bogota, Villegas, 2001, p.
131. [Dans les sciences humaines l’on prend la dernière mode pour le dernier état de la
science.]
« Los que repudian toda metafísica albergan en secreto la más zafia.» Nicolás Gómez-
Dávila, Nuevos escolios a un texto implícito, vol. I, Bogotá, Villegas, 2005, p. [Ceux qui
répudient toute métaphysique logent chez-eux la plus grossière.]
6
INTRODUCTION
1
Biographie. Né en 1937 au sein d’une famille juive sépharade à Alger (en Algérie française), Paul Amselek
a commencé ses études de droit à la Faculté d’Alger pour ensuite continuer à Paris. Il devient docteur en droit
en 1962. Il passe aussi le concours d’avocat en 1960, métier de juriste qu’il exercera à côté de l’enseignement
universitaire. Il devient d’abord maître de conférences à Strasbourg, ensuite il enseigne à la Faculté de droit
de Paris (postérieurement nommée Université Paris II) de 1978 à 2001 moment du départ. Il est connu non
seulement par ses travaux en théorie juridique, proprement dans le domaine de la théorie du droit, mais aussi
en droit fiscal. En effet, il a dispensé des cours en droit administratif, droit fiscal et finances publiques. Il a
dirigé pendant neuf ans le Centre de philosophie du droit –crée par Michel Villey– à l’Université Paris II.
Voir en ce sens http://paul-amselek.com/biographie.php
2
Michel Villey, « Phénoménologie et existentialo-marxisme à la Faculté de droit de Paris », Arch. phil. dr.,
X, 1965, pp. 159.
3
De ce philosophe allemand, M. Amselek cite : Idées directrices pour une phénoménologie, 3 ed., trad. par P.
Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950 [1928] ; Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad.
par G. Peiffer et E. Levinas, Paris, A. Colin, 1931 ; « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie »,
Revue de Métaphysique et de Morale, LV, 1950, p. 225 et ss. ; La Philosophie comme science rigoureuse,
trad. Q. Lauer, Paris, PUF, 1955.
4
Alf ROSS a eté l'un des premiers à remarquer ce côté métaphysique dans la Théorie pure du droit de Kelsen.
Voir en ce sens "Qu'est-ce que la justice selon Kelsen", Introduction à l’empirisme juridique: Textes
théoriques, trad. par. Éric MILLARD et Elsa MATZNER, Paris-Bruxelles, LGDJ-Bruylant, 2004 [Kelsen a repris
du droit naturel -et de la conscience juridico- morale commune, qui imprègne aussi le 'positivisme' juridique-
la croyance dans une 'validité' comme qualité inhérente à un ordre juridique.]. Texte original : « What is
7
bien dans ce que l’on a tendance à appeler la théorie du droit, c’est-à-dire dans le quid ius
entendu dans son intégrité logique 5 . Qu’est-ce que le droit d’après la méthode
phénoménologique ? Ce sera donc la question à résoudre dans sa très intéressante et assez
profonde thèse de doctorat en droit réalisée à l’Université de Paris, soutenue en 1962, ayant
siégé au jury les Professeurs Charles Eisenmann (directeur), Jean Carbonnier et Henri
Batiffol6.
Le chemin parcouru par M. Amselek avait déjà des initiateurs, parmi les plus connus
l’on trouve notamment le professeur argentin Carlos Cossio7 . Le problème de la vie
humaine et de l’interprétation dans le domaine de la science du droit est présent au cœur de
la construction de ce philosophe du droit. M. Amselek reprend cette théorie dans certains
aspects – parfois même en arrivant aux mêmes conclusions que Cossio –. Ce n’était donc
pas une démarche novatrice à son époque, mais le travail de M. Amselek garde maints
développements qui font qu’elle soit l’une des analyses les plus poussées dans le champ de
la phénoménologie du droit et de la méthode juridique.
justice ? », California Law Review, 45, 1957, pp. 564-570. Ross qualifie la construction de Kelsen comme un
quasi-positivisme « la ‘validité’ sert, pour le jusnaturalisme et l’éthique, comme nous l’avons vu, à signifier
une propriété morale particulière, apriorique, qui est également nommée ‘force obligatoire’ du droit, et qui
donne naissance à une obligation morale correspondante. » « La Validité et le conflit entre le positivisme
juridique et le droit naturel » in Alf ROSS, Introduction, op. cit., p. 161 [Texte original : « Validity and the
Conflict between Legal Positivism and Natural Law », Revista jurídica de Buenos Aires, IV, 1961, 46-93].
5
Georges del Vecchio, Philosophie du droit, trad. par Alexis D’Aynac, Paris, Dalloz, 1953, p. 16 « La
philosophie du droit est la science qui définit le droit dans son universalité logique » [Les italiques sont de
l’auteur].
6
Paul AMSELEK, « Perspectives critiques d’une réflexion épistémologique sur la théorie du droit: essai de
phénoménologie juridique », Thèse de doctorat, Université de Paris, Paris, 1962.
7
L’œuvre la plus importante de ce philosophe du droit est La Teoría egológica del derecho, Buenos Aires,
Losada, 1944. L’ouvrage cité par M. Amselek est un recueil d’articles publiés dans le numéro 3 de la
collection The 20th Century Legal Philosophy Series. Luís RECASÉNS-SICHES, Carlos COSSIO, Juan
LLAMBÍAS DE AZEVEDO et Eduardo GARCÍA-MAYNEZ, Latin-American legal philosophy, trad. ang. par
Gordon Ireland et al., Cambridge, Mass., Harvard UP, 1948. D’autres auteurs qui ont fait le même effort sont
Luís Recasens-Siches (Vida humana, sociedad y derecho, México D.F., FCE, 1939.) et Luís-Eduardo Nieto-
Arteta (La Interpretación de las normas jurídicas, Bogota, Universidad Nacional, 1971).
8
Paul Amselek, Cheminements philosophiques, Paris, A. Colin, 2012, p. 43. [Ci-après Cheminements].
8
C’est ainsi qu’il soutien que « cette recherche ne se place nullement sous le signe de
l’arbitraire, contrairement à une opinion aujourd’hui volontiers soutenue selon laquelle
toute définition du droit ne pourrait être que ’stipulation’. »9
Un mot sur le style de notre auteur. Son style compliqué et un peu recherché, voulant
chasser ou attaquer quelque chose de caché qui reste parfois difficile à entrevoir, mais que,
nous croyons avoir découvert, fait parfois perdre au lecteur peu attentif. Il tourne en rond et
tombe, souvent, dans la contradiction, comme on le verra.
C’est donc à ce « premier » Amselek10, pour ainsi dire, que l’on s’attardera d’abord dans
ces lignes tout en essayant d’être le plus fidèle à sa pensée (Premier chapitre), pour
ensuite, aborder le « deuxième » Amselek, c’est-à-dire, celui concluant avec les
Cheminements, son ouvrage le plus récent recompilant toute une pensée de plus de quarante
ans d’enseignement de la philosophie du droit, d’abord à Metz, Strasbourg et ensuite à Paris
(Deuxième chapitre)11. En dernier temps, un chapitre sera consacré à la question de
l’interprétation, qui est, nous croyons, la partie où l’on peut trouver le plus d’apports et
d’éclaircissements pour le domaine de la philosophie du droit et de la théorie juridique
(Troisième chapitre).
9
Cheminements, p. 44.
10
Bibliographie. Les ouvrages concernant la philosophie du droit publiés par M. Amselek sont : Méthode
phénoménologique et théorie du droit, Paris, LGDJ, 1964 ; Paul AMSELEK, Science et déterminisme, éthique
et liberté: essai sur une fausse antinomie, Paris, PUF, 1988 ; Cheminements philosophiques dans le monde du
droit et des règles en général, Paris, A. Colin, 2012. Participation à des ouvrages collectifs : Paul AMSELEK et
Neil MACCORMICK, Controversies about law ’s ontology, Edinburgh, Edinburgh UP, 1991 ; Paul AMSELEK
(dir.), Interprétation et droit, Bruxelles, Bruylant, 1995 ; Paul AMSELEK (dir.), La Pensée de Charles
Eisenmann, Paris, Économica, 1986 ; Paul AMSELEK (dir.), Théorie des actes de langage, éthique et droit,
Paris, PUF, 1986 ; Paul AMSELEK et Christophe GRZEGORCZYK (dirs.), Controverses autour de l’ontologie du
droit, Paris, PUF, 1989 ; Paul AMSELEK (dir.), Théorie du droit et science, Paris, PUF, 1994. Les articles
seront cités au fur et à mesure de cette étude.
11
Après le travail de M. Amselek sur la phénoménologie et le droit, la maison d’édition Gallimard publie en
1981 un texte d’Alexandre Kojève intitulé Esquisse d’une phénoménologie du droit. Il sera aussi traité au
cours de ces pages qui suivent. Alexandre KOJÈVE, Esquisse d’une phénoménologie du droit: exposé
provisoire, Paris, Gallimard, 1981.
9
PREMIER CHAPITRE. LA MÉTHODE PHÉNOMÉNOLOGIQUE
APPLIQUÉE AU DROIT ET À LA PHILOSOPHIE DU DROIT
Le droit est le premier objet d’étude abordée par la méthode dite « phénoménologique »
supposée crée par M. Amselek. Il s’attaquera à décrire d’un point de vue non métaphysique
ou moraliste ce qui résulte d’appliquer une certaine méthode à cet objet nommé « droit ».
10
SECTION I. LE DROIT CHEZ M. AMSELEK
Pour aborder ce thème de « Qu’est-ce que le droit ? », notre auteur mobilise dans sa
thèse de doctorat tout une sorte de théoriciens modernes, notamment de la fin du XIX et du
début du XX siècles. L’on compte notamment Husserl, Scheler et Kelsen. Il s’appuie aussi,
sans le dire explicitement, sur les développements de Cossio. Mais on commencera par
l’application de la phénoménologie au droit, ensuite par la définition faite par M. Amselek
de cet objet après avoir appliqué cette méthode.
Pour nous pencher sur cette question et la réponse qu’en donne M. Amselek, il est
nécessaire tout d’abord de définir cette attitude en soi. Il sera donc question, d’une part, de
traiter la démarche phénoménologique telle quelle, pour ensuite répondre à la question quid
jus est (qu’est-ce que le droit). Il faut tout de même garder en tête que pour M. Amselek ce
« travail n’aura pas d’autres prétentions que celles d’un ‘essai’.12 »
La démarche phénoménologique
12
Paul Amselek, Méthode phénoménologique et théorie du droit, Paris, LGDJ, 1964, p. 36. Et il ajoute
« [n]otre ambition n’est pas de faire voir, mais seulement de laisser entrevoir. » p. 37.
13
Id., p. 6 “la Phénoménologie, quant à elle, représente une méthodologie des rapports du sujet avec son
objet.”
14
Id., p. 9.
11
que l’on se trouve en face à cette figure « en chair et en os ». De cette façon, l’analyse
menée part du commencement15, il reprend la chose dès le début et en tant qu’elle-même16.
Il est aisé d’affirmer que les concepts seraient des constructions pures que le sujet peut
élaborer à son gré, librement, ayant des donnés seulement factuelles. Pour M. Amselek
« [à] l’origine de nos conceptualisations, il y a une expérience, et c’est cette expérience que
Husserl nous invite à retrouver, à refaire, à revivre, afin précisément d’éprouver
15
Id., p. 21 « Il nous invite à revivre ou revivifier notre conceptualisation des choses, à faire des concepts sur
lesquels reposent toutes les études scientifiques, tous les propos des savants, des expériences vécues par nous-
mêmes. C’est toujours cet ambitieux projet de Husserl de ’tout reprendre par le commencement’. »
16
Id., p. 10. « La phénoménologie apparaît donc comme une invitation à se défier de toute systématisation du
réel, qui ne saurait jamais remplacer le réel lui-même mais risquerait plutôt de le masquer tant que [11] je
n’aurai pas de ce réel une expérience vécue. »
17
Id., p. 11.
18
Ibid.
19
Id., p. 14. [Les guillemets sont de l’auteur].
20
Id., p. 17.
12
concrètement notre appareil conceptuel. »21 Ce qu’il nomme « la science » eidétique veut
reprendre tout au commencement pour mieux aborder l’objet. Prendre pleinement
possession des choses à analyser. C’est un processus de reconquête constante de l’objet
dans leur pureté eidétique. De cette façon le penseur pourra dire qu’il a tout repris dès le
commencement et que ses résultats sont le fruit de cette méthode, c’est-à-dire, il sera donc
digne de porter le nom de phénoménologue.
La langue joue un rôle important dans cette démarche. Ce que le sujet produit doit tenter
de refléter la chose elle-même tout en sachant qu’il y aura toujours un déjà-là22. Ainsi, « le
langage, du point de vue phénoménologique, correspond au mode d’expression qu’est la
peinture pour le peintre-impressionniste. »23 De sorte que « cet enseignement de la langue
‘naïve’ sera parfois plus précieux que toutes les théories développées sur la chose que ce
mot désigne. »24 On arrive donc à cette conclusion : appréhension du phénomène juridique
lui-même, plus la constitution de l’objet-droit est égal à la phénoménologie du droit.
21
Id., p. 18.
22
Cette notion du déjà-là, qui sera reprise par Heidegger pour l’élaboration du concept de Dasein, ainsi que
par Gadamer et la notion de situation (être-là-au-monde).
23
Id., p. 40.
24
Id., p. 41. [Les guillemets sont de l’auteur].
13
philosophes moraux ou théoriciens de la phénoménologie morale, tels que Max Scheler25 et
Nicolas Hartmann26.
Lorsque l’on va à l’essence de la chose-droit, on voit que la norme est l’essence du droit.
Le professeur Amselek, après avoir procédé de la façon décrite ci-dessus, arrive au constat
que ce qui caractérise le juridique n’est pas la normativité mais sa juridicité30. Une chose
n’a pas de valeur en soi même, dit-il, mais seulement lorsqu’un sujet l’applique une mesure
(ce mot pouvant signifier aussi valeur), cette mesure est la norme même31. La valeur est
donc donnée par le sujet, elle ne réside jamais dans l’objet lui-même.
25
L’ouvrage travaillé par M. Amselek est : Le formalisme en éthique et l’éthique matérielle des valeurs, trad.
par M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1955 [1926].
26
Les références de M. Amselek sur cet auteur sont Le formalisme en éthique et l’éthique matérielle des
valeurs, trad. par M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1955 [1926].
27
Id., p. 46. C’est dans ce sens qu’il affirme que “Kelsen nous apparaît comme un précurseur de la
Phénoménologie du Droit.” Ibid.
28
Cfr. Jean-François Perrin, « Un Inédit Kelsen concernant ses sources kantiennes », dans Droit et société. Nº
7, Paris, 1987, pp. 319-29. Disponible sur: http://www.reds.msh-
paris.fr/publications/revue/html/ds007/ds007-00.htm
29
Id., p. 46. Le but donc sera d’élaborer « une science fondée sur une théorie eidétique du droit restituant à ce
dernier sa structure propre, sa signification essentielle ».
30
Id., p. 49. « La juridicité est, précisément, une ‘espèce eidétique’ par rapport au genre eidétique qui est la
normativité » [les guillemets sont de l’auteur].
31
Le Professeur Amselek attribue à Kelsen le mérite d’avoir développé cette idée. Cfr. AMSELEK, Méthode
phénoménologique, op. cit., p. 50.
14
Et voici donc, que l’on arrive à l’un des aspects les plus profonds et les plus lucides de
l’analyse de M. Amselek suivant la pensée de Kelsen : « tout jugement, toute évaluation,
toute mesure, par quelque biais, sur quelque plan qu’elle intervienne, implique, de la part
du sujet, la mise en œuvre d’un instrument de mesure, d’une norme, au sens le plus général
du terme. »32 Cette idée ne saurait pas être laissée de côté comme une simple trivialité. Elle
constitue le nœud gordien du développement amselekien. C’est ainsi que tout expérience
normative implique une norme, même si on ne la voit pas d’emblée. Cette norme est
l’élément transcendantal33. Tout jugement se produit par référence à un modèle, l’on
applique une valeur, un poids de mesure.
Le jugement consiste à comparer dans l’esprit du jugeur deux objets, dont l’un est le
modèle –la mesure– ; cet objet référentiel peut ne pas apparaître révélé à première vue,
mais il est là. De même que l’on pourrait montrer un faux modèle référentiel et le faire
passer pour le bon. L’homme est la mesure de toute chose, disait Protagoras, alors que
Husserl nous dit que l’homme est facticité. Cet objet référentiel n’est juridique qu’en tant
qu’il est formulé en termes de langage. C’est pourquoi, l’objet de toute science du droit sera
32
Id., p. 51 [les guillemets sont de l’auteur].
33
L’on voit là le résultat de la réduction transcendantale que tout sujet doit faire en relation à son objet
d’étude.
34
Id., p. 51.
35
Id., p. 53. « Du côte du sujet, aucune expérience normative, aucune évaluation n’est logiquement pensable
qui ne mettrait pas en œuvre une norme-instrument. Ce second aspect est resté inaperçu des philosophes. »
15
toujours des propositions syntactiques, seules susceptibles d’avoir le qualificatif de
« normes juridiques ».
Un exemple donné par M. Amselek pour éclaircir cette idée, c’est celui de la serrure et
de la clef. La serrure serait la mesure, la règle, tandis que la clef serait l’action à évaluer. La
serrure est là, elle attend la conduite pour dire si elle est conforme ou non36. C’est dans ce
sens qu’il conclut que « lorsque le sujet entre en contact avec l’objet, lorsqu’il éprouve une
réaction affective, tout se passe en lui comme si l’objet était confronté à un modèle, à ce
modèle potentiel que constitue la tendance »37. Cette tendance, qui est une expérience
affective, est ce-vers-quoi-il-tend. A la fois, cette expérience affective est une expérience
normative qu’il ne faut pas confondre avec l’expérience psychologique de l’affection.
Autrement dit, « mon jugement de conformité ou de non-conformité est une réalité logique
qui ne se confond pas avec ses répercussions psychologiques. »38
Le Contenu du droit
36
Id., p. 57 « il n’y a pas confrontation d’un objet à un modèle, mais adéquation d’un objet à un autre qui est
en rapport de complémentarité avec un modèle ».
37
Id., p. 58 [les italiques sont de l’auteur].
38
Id., p. 59.
39
Id., p. 66. Et puis il ajoute « l’idée même de droit est, par définition, indissociable à l’idée de norme. », p.
84.
16
normes, mais, ces normes sont en soi-même une obligation, elles contiennent déjà l’idée de
contrainte, ou de sanction40.
La proposition normative, peu importe comment elle serait rédigée, porte un modèle. Or,
ce n’est pas le signifiant, comme on le pense souvent, mais le signifié qui sert de modèle41 ;
« [i]l y a donc, avec toute proposition, deux normes, deux modèles possibles: ou bien l’on
prend pour modèle les mots eux-mêmes qui constituent matériellement la proposition, ou
bien l’on prend pour modèle le sens, la signification de celle-ci, le ce-que’elle signifie. »42
Une norme donc, qu’elle soit morale ou juridique, c’est une fonction de modèle que
l’interprète assigne à la signification d’une proposition syntactique, le rôle joué par les
propositions constitue l’idée de norme et non les propositions elles-mêmes. Dans ce sens,
M. Amselek est amené à rejeter la distinction fait par Kelsen entre norme et concept, chère
au positivisme logique des années 30’s. Le concept est en lui-même une norme, un modèle,
un instrument de jugement et par conséquent un poids de mesure. Il est impossible de dire
jusqu’où va la norme et où commence le concept, nom et concept sont des entités qui font
référence à une même chose, la normativité. Le juriste créé du droit quand il fait de la
doctrine, ainsi que le législateur. L’on ne peut dire – à la façon de la jurisprudence des
concepts, si chère aux juristes français voire d’aujourd’hui – que le législateur donne la
norme et qu’ensuite le professeur conceptualise. Ceci serait une erreur aux yeux de M.
Amselek.
Si le droit est constitué des normes, il faut toujours en faire allusion à une au moins qui
valide le raisonnement du juge. « Fréquemment, droits et obligations sont abordés sans
laisser paraître les règles qui les statuent : on semble les envisager en eux-mêmes, comme
40
Id., p. 65 « il est évident que, même dans un système juridique ‘légaliste’ comme celui de la France
actuelle, les jugements juridiques effectués par ceux qui sont chargés d’appliquer les normes juridiques aux
cas litigieux, peuvent être dits ‘primaires’: en ce sens que, souvent, celui qui a mission de donner la solution
juridique [66] se réfère à des normes subjectives plus ou moins intuitives et informulées et essaye ensuite de
faire ‘coller’, si l’on peut dire, son jugement avec les instruments syntactiques objectifs dont il dispose et qu’il
a juridiquement mission d’appliquer. » C’est ceci qui permet de voir qu’une décision de justice est cohérente
du point de vue interne, alors que du point de vue externe il se peut que les motifs aient été non-juridiques, par
exemple politiques, économiques, financiers, sociologiques, écologiques etc. Cela dépendrait d’où l’on se
place. M. Amselek est l’un des premiers à avoir vu ceci au XX siècle après l’éblouissement positiviste.
41
Id., p. 75.
42
Id., p. 76.
17
des propriétés des individus auxquels la règle est en fait appliquée, ce qui conduit à des
conceptions aberrantes. »43
Une critique semblerait s’imposer à cette idée avancée par M. Amselek lorsqu’il nous
donne l’exemple d’un automobiliste qui voit l’agent de police siffler et dès lors, celui-.ci
interprète, par référence au Code de la Route, qu’il faut s’arrêter. Ceci n’est qu’une vue
naïve, tous les chauffeurs, d’une part, ne sont pas censés connaître le Code de la route,
même s’ils obtiennent le permis. D’autre part, au moment où la plupart de conducteurs
entendent un sifflet, ils pensent s’arrêter mais non parce qu’ils ont à l’esprit le Code de la
Route, mais plutôt par instinct. On voit donc dans cette interprétation une vue très
positiviste-légaliste.
43
Id., p. 97. Il se réfère notamment aux juristes moraux comme R. Savatier, qui dit que la responsabilité civile
a pour fondement un certain devoir de ne pas nuire à autrui. Ainsi que certaines définissions donnés par J.
Carbonnier dans son Traité de droit civil.
44
Id., 144 [les guillemets sont de l’auteur].
18
Sur cet aspect très important de la règle de droit, M. Amselek développe son propos en
deux points : a) la juridicité que les juristes, en général, nous ont présenté jusqu’à présent a
dénaturé le phénomène juridique car elle contredit la signification eidétique générique de ce
phénomène ; b) la notion de juridicité élaborée par d’autres auteurs visant à construire le
juridique à partir d’une généralisation de la matière juridique, du contenu -formel ou
matériel- des règles juridiques, est inefficace – M. Amselek songe notamment au
conceptualisme juridique de la BegriffJurisprudenz, ainsi qu’à une certaine partie de la
TPD de Kelsen45.
a) Le premier point se dirige à critiquer ces auteurs qui conditionnent le droit à la notion
de contrainte ou sanction (le premier mot fait référence à l’aspect interne, le deuxième au
côté externe). Cette idée serait fausse d’après M. Amselek. En effet, l’idée de « droit-
contrainte » est une contradiction dans les termes, elle va à l’encontre de la réalité
normative du phénomène juridique. C’est-à-dire, le professeur Amselek critique cette idée
que le droit est une contrainte ou sanction venant des autorités publiques. Dans ce sens,
« cet argument de la sanction est assez factice et ne tarde pas, à l’analyse, à se révéler
logiquement insoutenable. »46 Il est clair donc pour lui que le juge ne sanctionne pas la
norme juridique, il édicte une décision, comme le fait, d’ailleurs, tout autre agent public.
b) La seconde partie de son raisonnement vise les conceptualistes, ceux qui aiment
élaborer des notions abstraites, « neutres », « objectives », en partant du droit positif. C’est-
45
Id., p. 221.
46
Id., p. 222.
47
Id., p. 228 « si nous analysons en elle-même l’idée du ‘droit-contrainte’, nous y trouvons semblable
paralogisme : le droit serait un moyen, une ‘technique’, de contraindre les individus… à se conformer à lui !
On aperçoit l’absurdité qui consiste à faire du moyen en même temps une fin. » [Les guillemets sont de
l’auteur].
48
Cette thèse sera revue plus tard notamment dans un article paru dans la revue Droits : P. Amselek, « Le
Droit, technique de direction publique des conduites humaines », in Droits, 10, 1989, comme on le verra
infra.
19
à-dire, ceux qui parlent d’une systématisation du droit, par des traits généraux qui
pourraient arriver à identifier le juridique du non-juridique dans une règle. Pour ces auteurs
l’instrument juridique aurait une structure spécifique, il suffirait d’appliquer un schéma
d’articulation de la proposition juridique pour établir sa portée. Aussi louable qu’elle soit
cette démarche, nous ne pouvons que la rejeter, dit-il. Car, elle représente rien d’autre
qu’une attitude idéologique cachant au fond sa vraie signification49
La première réponse avancée par le professeur Amselek est que « comme tous les outils
humains, cette chose qu’est la norme juridique, ne prend son véritable sens, non pas en tant
qu’elle est observée en elle-même, mais en tant qu’elle est observée en rapport avec les
hommes eux-mêmes qui fabriquent et utilisent l’outil. »51 Or, cet outil, comme tout outil
humain, ne contient pas sa fin en soi-même. On aura beau regarder un objet pendant
longtemps, il ne nous dira pas pourquoi ou de quoi il est fait. Cette intention humaine il faut
la chercher dans l’homme. Il en est de même avec cette espèce particulière d’instrument
qu’est la norme juridique. Quelle serait donc la fonction, l’intention ou le service que nous
rendrait une règle juridique ? Cet objet nommé droit, composé des règles, est, pour M.
49
Il songe notamment aux logiciens du droit, qui vont parfois très au-delà de s’une simple description
phénoménologique de la structure du juridique.
50
Id., p. 267.
51
Id., p. 268 [les italiques sont de l’auteur].
20
Amselek, un instrument de jugement, il sert à juger52. Il ne saurait être un instrument de
pression, ni de sanction ou contrainte comme on vient de le voir, non plus un élément qui
dirige des conduites.
Cette question sera reprise de même dans son dernier ouvrage : « [a]insi qu’on l’a vu, le
législateur ne met pas directement en circulation des règles juridiques que ceux à qui il
52
Id., p. 275.
53
Id., p. 275.
54
Ibid [les italiques et les guillemets sont de l’auteur].
55
Id., p. 276. Alors que, selon M. Amselek, dans le cas des normes morales on évalue leur contenu, dans le
cas des normes juridiques non.
56
Id., p. 278.
57
Ibid.
21
s’adresse n’auraient pas qu’à utiliser : il émet des paroles, orales ou écrites, et c’est le sens
des paroles, le contenu de pensée qu’elles véhiculent, qui se voit assigner la fonction de
règle de conduite »58. Pas donc de lacunes en droit dans la théorie amselekienne. Le droit
est complet et toutes les règles édictées par un législateur ont une raison d’y être. Toutes
sont des règles utilisables par le juriste.
58
Cheminements, p. 505.
59
Id., p. 280 « je peux tout aussi bien me conformer au droit que ne pas m’y conformer […], et si je m’y
conforme, ce sera pour toutes sortes de raisons étrangères à l’essence du juridique ». Il corrige un peut sa
position exprimée ci-dessous. Voir supra « Le Contenu du droit ».
60
Id., p. 282.
61
C’est la façon française dominante aujourd’hui de concevoir le droit.
22
méthode du droit, il se réfère à la méthode de découverte de la règle de droit. Or, cette règle
existe-t-elle déjà au sein de la société ou le juge doit-il la créer ? C’est une question qui n’a
pas eu beaucoup de développement chez lui. En tout cas, la modernité a décidé de fixer la
règle, de la poser quelque part, en l’occurrence dans un texte écrit, c’est le bouleversement
copernicien du droit. Le but de cette démarche n’est pas sciemment connu mais on le
perçoit, c’est le progrès. M. Amselek, en tant que moderne, et positiviste juridique, est
conscient de ce changement.
C’est Kelsen qui a montré de la façon la plus élaborée aux modernes comment élaborer
du droit pour ce monde more geometrico dans lequel nous vivons. Hobbes en a mis la
première pierre62. Or, il s’est trouvé que pratiquer cette méthode proposée par le penseur
autrichien est si difficile que nous avons décidé de l’ « imiter » tout en le laissant de côté,
ce qui va pas de soi sans une certaine trahison de sa pensée. En effet, de nos jours, nous
nous disons kelséniens, c’est avec cette phrase d’ailleurs qu’un professeur français de droit
administratif a commencé sa séance d’introduction dans l’Université Panthéon-Assas à
l’époque où nous suivions ce cours. Néanmoins, nous ne le sommes pas à vrai dire. Car au
fond, la TPD nous amène, au bout des comptes, à nous taire, c’est-à-dire, à suspendre tout
jugement conclusif car il est impossible de dire voici la réponse juridiquement correcte à ce
cas. Le choix reste arbitraire et non discrétionnaire. C’est donc la volonté qui finit par
s’imposer. Hobbes nous l’avait déjà indiqué. Il y a donc un côté machiavélique qui surgit
au fond du problème de l’interprétation et de l’application de la règle de droit. La société
reste donc au bon vouloir de celui qui tranche le cas, à ses convictions, à sa weltanshauung.
Si celui-ci n’a pas une conception propre du monde, l’on reste donc assujetti à celle qu’on
le lui a appris. M. Amselek en est conscient et il prône une science du droit de ce type, à
savoir une science phénoménologique du droit. On oublie constamment l’un des chapitres
les plus importants de la TPD, et de l’œuvre de Kelsen en général, celui sur l’interprétation
62
Thomas HOBBES, Léviathan, trad. par. Philippe Folliot, Numérisé, Les Classiques des sciences sociales,
2002, p. 33 [en géométrie (qui est la seule science jusqu'ici qu'il a plu a Dieu d'octroyer à l'humanité), les
hommes commencent par asseoir le sens de leurs mots, ce qu'ils appellent définitions, et ils les placent au
commencement de leur calcul.] [And therefore in Geometry, (which is the onely Science that it hath pleased
God hitherto to bestow on mankind,) men begin at settling the significations of their words ; which settling of
significations, they call Definitions ; and place them in the beginning of their reckoning.] Leviathan,
Cambridge UP, 1904 [1651], p. 17.
23
-placé à la fin de la TPD-. On devrait plutôt commencer par là, ou, même, n’en enseigner
que celui-là. Une certaine conception du monde qui s’impose, et si l’interprète ou
applicateur du droit n’en a pas, ce sera celle qu’il a appris au cours de ses études, c’est-à-
dire, celle de ses professeurs ou celle des livres qu’il a lu.
On ne pourrait pas affirmer en tous cas que le juge inférieur reste toujours moins libre
que son supérieur. Cela est l’hypothèse générale, mais, il se peut qu’un juge inférieur fasse
un effort d’interprétation et pousse la signification de la règle de droit pour la faire rentrer
dans le souhait de l’interprète, comme il est dit au Conseil d’État63, et devienne un juge plus
politique, à l’instar d’une Haute Cour. Cependant, il y aura toujours des contraintes internes
et externes au “droit”. C’est toujours le cas (le casus) qui détermine la décision. Voici donc
la seule réponse concrète que l’on puisse donner à ce problème. Dire davantage ce serait
tomber dans le mensonge.
Notre auteur clôt sa recherche sur cet aspect en affirmant qu’« il faut se garder
d’assimiler les normes juridiques à l’idée vague de ’normes obligatoires’, ainsi qu’on le fait
souvent, comme si toute norme en tant qu’elle est envisagée comme ‘obligatoire’ était, par
là-même, juridique. En réalité, les normes juridiques se donnent d’emblée comme
‘juridiques’. »64 Se poser la question de savoir pourquoi le droit est obligatoire ce serait,
pour M. Amselek, comme se demander pourquoi le cercle est rond65. On notera enfin que
« la norme juridique se définissant comme un instrument syntactique de jugement ayant
vocation technique à constituer un modèle obligatoire, un modèle formel de la réalité.
Ayant ainsi restitué sa perspective proprement analytique à la définition du droit, la
méthode phénoménologique nous conduit à une nouvelle acception plus saine du ‘droit
positif’ : le ‘droit positif’ est le droit phénoménal, le droit apparent, c’est-à-dire les normes
qui se donnent objectivement comme juridiques dans leur historicité même. »66 L’apport de
cette étude se trouve dans cette purification de la notion du droit ainsi que de celle du
juridique, son contenu. L’identification kelsénienne entre droit et État est ainsi bannie par
63
Bruno LATOUR, La fabrique du droit: une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2004.
64
Id., p. 286.
65
Id., p. 304 [les guillemets sont de l’auteur].
66
Ibid. [Les guillemets sont de l’auteur].
24
les travaux de M. Amselek. Ces deux notions devant donc être désormais clairement
distinguées.
La caractéristique essentielle des règles est que l’« on se trouve en présence d’outils. »67
C’est donc pourquoi « [p]enser une règle, une norme, c’est avoir présent à l’esprit un
certain outil, un certain instrument à la disposition de l’homme. »68 Ainsi « qui dit ‘outil’
dit en même temps ‘artefact’. Un outil n’est pas une chose naturelle, une chose qui se
donnerait comme naturellement dotée des attributs d’outil. »69 L’on voit déjà l’annonce de
sa critique aux écoles du droit naturel, et, comme on le verra, à celle de M. Villey.
Dans ce sens, puisqu’il n’y a pas d’outil par nature : « [c]e qui fait d’une chose un outil
[…] c’est toujours […] une intention humaine, qui le lui assigne, elle ne le possède pas
d’elle-même. »70 La règle en tant que telle est finalisée ou instrumentalisée : elle a une
vocation instrumentale, vouée à être utilisée71. Cette intention « c’est une intention humaine
extérieure à l’objet lui-même qui assigne à ce dernier sa vocation instrumentale. »72 De
sorte que « [c]ette intention n’est pas un donné d’observation, elle ne se donne pas elle-
même à voir à travers les apparences que me renvoie l’objet. Ce qui veut dire, en d’autres
termes, que la face essentielle de nos outils est une face cachée, qui échappe par hypothèse
même au regard. »73
67
Cheminements, p. 56.
68
Cheminements, p. 56.
69
Cheminements, p. 59.
70
Cheminements, p. 59.
71
« Un outil c’est quelque chose de finalisé, d’instrumentalisé, c’est-à-dire quelque chose auquel une
intention humaine sous-jacente a imparti une certaine vocation instrumentale ». Cheminements, p. 64.
72
Cheminements, p. 64.
73
Cheminements, p. 64.
74
Cheminements, p. 89.
75
Cheminements, p. 61.
25
De l’invisibilité des règles
Pour M. Amselek les règles ne peuvent pas se percevoir directement par les sens à la
façon dont on perçoit une chaise, un chat, etc. C’est dans ce sens qu’il écrit « [c]es règles
[les règles en général] ne se confondent avec aucun de ces matériaux, ni avec le papier, ni
avec l’encre sur le papier. »76
C’est ainsi que « les règles sont toujours constituées par des contenus de pensée, par
lesquels ces contenus son encodés. »78 Le droit n’est pas le Code, ou la loi, ou le règlement
ou la jurisprudence. Le droit reste toujours caché, invisible, la règle, tout précis que soit le
législateur dans la rédaction n’est pas ce qui apparaît là sous-nos-yeux79.
Le droit reste dans l’esprit. « L’utilisation d’un outil mental prend évidemment place,
par hypothèse même, dans le champ intérieur de notre esprit et ne se déploie qu’à travers
des opérations de la pensée. »80 C’est le sujet dans sa tête qui fait cette opération. « On va
‘appliquer’ par la pensée la règle (par exemple, la norme ‘on ne doit pas tuer son prochain’)
sur un cas réel ou hypothétique qui entre dans son champ »81.
Le droit est donc une pure construction de l’esprit et il y restera toujours : « Autrui peut
m’exprimer la règle présente dans son esprit au moyen de signes perceptibles ; mais ces
76
Cheminements, p. 65.
77
Cheminements, p. 73.
78
Cheminements, p. 71.
79
Cheminements, p. 70. « — on tend couramment à appeler normes juridiques; ‘règles de droit’, les textes
édictés par les autorités publiques : c’est évidemment une erreur. Les textes promulgués, ne sont pas eux-
mêmes, à proprement parler, de la réglementation. »
80
Cheminements, p. 65.
81
Cheminements, p. 66. Il écrit de même que l’interprète « ( jugera, par exemple, que l’interruption de
grossesse pratiquée ou envisagée par telle personne n’est pas régulière, conforme à la norme utilisée par lui en
l’occurrence). » Ibid.
26
signes, grâce auxquels une règle présente chez autrui m’est communiqué, ne s’identifient
pas à la règle elle-même, ils n’en sont que le véhicule ou le messager »82.
De quoi est-il donc faite la règle ? La réponse est laconique dans Les Cheminements :
« la règle est constituée par la signification dont cette séquence verbale est porteuse, le ‘ce-
qu’elle-veut-évoquer-dans-mon-esprit’ »83. C’est que le juriste, en lisant le texte, a une
espèce de révélation sur ce que l’autre (législateur, etc.) a voulu dire. Et partant, il
comprend le sens véhiculé par ces mots, qui, on le répète, ne sont pas exactement la règle,
mais seulement les porteurs du sens de règle84.
La conclusion est celle-ci « les normes ne sortent jamais de notre esprit ». Ce qui
l’amène aussi à dire que « c’est l’arrangement que le juge prend avec la norme applicable
en y faisant coller la solution qu’il souhaite, en prêtant à son énoncé un sens façonné sur
mesure à cette fin. » 86 M. Amselek tombe parfois dans le relativisme, un relativisme
dangereux et qui contredit ce qu’il avait dit précédemment. Cette distinction est présente
chez certains théoriciens du droit y compris Kelsen87.
Une autre affirmation surprenante est celle-ci : « il y ait un certain jeu dans l’expérience
juridique : on peut raccrocher des sens différents à un même énoncé, mais inversement, on
peut accrocher le même sens à des énoncés différents. »88
82
Cheminements, p. 68.
83
Cheminements, p. 69.
84
Cheminements, p. 70. « les textes sont des énoncés de normes, non les normes elles-mêmes. »
85
Cheminements, p. 69. Citation prise de Wittgenstein, Investigations philosophiques, trad. Klossowski, Paris,
Gallimard, 1961, § 431.
86
Cheminements, p. 70.
87
G. von Wright, An essay in modal logic, Amsterdam, North-Holland, 1951.
88
Cheminements, p. 70. Par ailleurs, il soutient que « [ces signes sont] un véhicule de transit chargé de faire
passer des normes d’un esprit à un autre. » Ibid. p. 75.
27
Or, à la fin, M. Amselek affirme que les règles ne sont tout de même pas dépourvues de
'réalité’. C’est ce qu’il appelle une « réalité discrète ».
Pour justifier ce choix de l’invisibilité et de la réalité des normes, l’auteur prend appui
sur la théorie de Popper selon laquelle « notre monde de choses physiques a été bouleversé
par le contenu de théories comme celles de Maxwell ou de Hertz ; c’est-à-dire par des
objets du monde 3. C’est pourquoi il faut bien qualifier ces objets de réels. »89 En partant
de la distinction faite par Popper dans La quête inachevée, selon laquelle il existerait trois
mondes : celui extérieur, de l’expérience subjective et des choses en soi, M. Amselek
affirme l’appartenance des règles au monde de l’existence mais mentale.
Donc, pour clore ce paragraphe, pour le professeur Amselek les normes n’existent pas
mais elles sont réelles. Phrase qui n’est pas passée inaperçue car des auteurs comme A.
Berger, ont souligné la contradiction là-dessus, car M. Amselek affirme la non-existence et
à la fois la réalité des normes.
Conclusion
Après avoir analysé la construction amselekienne et les critiques faites aux autres
auteurs, tels que Virally, la pensée civiliste classique française, de même qu’au
89
Cheminements, p. 77.
90
Cheminements, p. 78.
91
Ibid.
28
sociologisme, on songe à Gurvitch, Lévy-Bruhl, ainsi qu’au logicisme, et encore à Kelsen
même, l’on ne trouve, tel que Villey le dit, le « retour aux choses » proposé par l’auteur. En
effet, « M. Amselek n’a nullement réussi à se désembourber des principes qu’il tenait en
réalité de philosophies pré-husserliennes. »92 Cependant, Villey se trompe aussi lorsqu’il
nie que le droit soit un ensemble de règles. Il ironise avec une mauvaise métaphore selon
laquelle ce serait comme dire que l’éducation, c’est des livres. A notre sens, M. Amselek a
raison lorsqu’il dit que le droit ce sont des règles. Or, où trouve-t-on ces règles ? C’est une
question à laquelle il n’est pas possible d’apporter de réponse à ce stade de l’histoire des
sociétés humaines. Il est certain que ce n’est pas les règles posées par un législateur comme
le suggérerait M. Amselek.
Cette première étape de la pensée du professeur Amselek est très riche du point de vue
logique et analytique. C’est peut-être son grand apport à la théorie du droit, et il sera sans
doute, l’un des auteurs remarquables de ce monde jus-positiviste de la deuxième partie du
XXe siècle. M. Villey fini par ces mots : « le meilleur de son livre ne me paraît pas résider
dans ce dont j’ai pu rendre compte, c’est-à-dire le dessin d’ensemble, mais dans le détail,
92
Michel Villey, « Phénoménologie à la Faculté de droit de Paris », op. cit., p. 165. Villey accuse d’ailleurs
M. Amselek d’avoir montré que les autres phénoménologues du droit, v. gr., G. Husserl, Reinach et Cossio,
ont abusé de cette même méthode pour la faire répondre à leurs préjugés et justifier une nouvelle sorte de
droit naturel. Villey se demande donc si l’on ne peut retourner cette remarque contre M. Amselek lui-même.
93
Id., p. 357.
29
ces discussions si remarquablement conduites en majeure partie dirigées contre les
contradictions internes des systèmes positivistes. »94
N’étant pas des existants, les normes ne sont non plus des observables. De ce fait, « [les
règles] sont congénitalement dépourvues de phénoménalité -entendons ici de perceptibilité-
en leur qualité de résidents de notre univers mental, immanents à lui ».95
Si le droit est un outil, il faut qu’il soit utilisé, à quelque fin, comme M. Amselek lui-
même le dit, cette fin est sans doute le bien, représenté ici, dans le droit, par la Justice. Dire
que le droit positif c’est des règles-outils de la pensée et dans la pensée ce n’est rien d’autre
que toucher, à nouveau, l’idée de droit naturel. Ceci paraît incroyable ou invisible, mais
c’est le résultat de pousser logiquement jusqu’aux dernières conséquences l’affirmation
amselekienne. En tout cas, c’est cela que je ressens.
94
Id., p. 163.
95
Cheminements, p. 74.
30
SECTION II. LA MÉTHODE PHÉNOMÉNOLOGIQUE
APPLIQUÉE À LA PHILOSOPHIE DU DROIT
96
Méthode, p. 363.
97
Méthode, p. 362 « nous invitons ici le ‘juriste’ à une ‘réduction transcendantale’. »
31
Notre auteur décrit de cette manière l’invitation du philosophe allemand :« [p]our
rétablir un contact satisfaisant avec les choses, pour reprendre pleinement conscience des
‘états des choses’, et compte tenu de la relativité de toute expérience de connaissance,
Husserl a imaginé une méthode assez originale, qui est celle de la ‘réduction’. »98 Une
réduction qui s’articule en trois aspects99 :
Philosophique
Réduction Eidétique
Transcendantale
En ces termes, « [la réduction eidétique] consiste, d’abord, à concentrer son regard sur
l’étant des choses que l’on s’efforce de contempler naïvement, en mettant entre parenthèses
tout ce qui touche à leur existence, tous les éléments factuels, historiques les
concernant. »100 Ainsi, « le sujet va s’efforcer de mettre entre parenthèses les choses qui
occupent sa conscience de façon à s’éprouver, en quelque sorte par transparence, comme
par ego transcendantal, comme pure ’conscience de’. »101C’est « une sorte d’expérience
psycho-ontologique »102 car il s’agit de « se retrouver ».103
98
Cheminements, p. 30 [les guillemets sont de l’auteur].
99
Cheminements, p. 30 : « la méthode phénoménologique s’articule en trois sortes de réductions. »
100
Cheminements, p. 31.
101
Cheminements, p. 36.
102
Cheminements, p. 36.
103
Cheminements, p. 36.
104
Cheminements, p. 36.
105
Cheminements, p. 31.
32
De sorte que « il tend à l’oublier, à s’oublier lui-même, à ne voir que les choses qui
l’occupent, qui remplissent sa conscience, mais non pas cette conscience elle-même »106.
« Par là lui est dévoilé ce qui constitue sa propriété essentielle et que Husserl appelle
l’'intentionnalité’ »107. C’est donc « être éclatement hors de soi, tournée vers des choses qui
lui sont extérieures et qui viennent la remplir. »108
Ici, il faut s’arrêter pour faire une remarque et c’est que Husserl, peut-être, n’a pas
compris que le mot eidos -d’où il tire sa fameuse réduction eidétique- a une forte
signification métaphysique, de laquelle on ne peut pas s’en passer. Réduire éidetiquement
un objet n’est rien d’autre que tomber dans sa signification métaphysique.
Par ailleurs, Husserl parle d’une structure typique dans ses Méditations cartésiennes, et
« [c]’est cette structure typique des choses, cette essence ou eidos, que la méthode
phénoménologique nous invite à appréhender et à contempler dans toute sa pureté par cette
opération de réduction eidétique. »112
106
Cheminements, p. 36.
107
Cheminements, p. 37.
108
Cheminements, p. 37.
109
Cheminements, p. 31.
110
Cheminements, p. 32 [les guillemets sont de l’auteur].
111
Cheminements, p. 31.
112
Cheminements, p. 32 [les italiques sont de l’auteur].
33
Ainsi, « [l]a structure typique des choses, en effet, n’est pas exactement le fruit de
l’observation, mais d’abord le fruit d’une construction rationnelle de l’esprit réalisée sur la
base de données d’observation. »113 Ceci se fait « [à] partir d’un travail de rationalisation
opéré sur nos données d’observation -d’un travail de mise en ordre de comparaison, de
recoupement, d’établissement de ratios »114. C’est pourquoi :
« [u]ne exacte aperception du sujet transcendantal, un regard naïf sur ses démarches,
en tant qu’il rencontre l’objet-droit, doit amener à lever bien des discussions, des
équivoques, des obscurités, dues précisément, croyons-nous, à une mauvaise prise
de conscience (si tant est qu’il y ait véritablement de conscience) de cet élément
transcendantal qu’est le juriste, et de son rôle véritable. »115
Il y a une sorte de dialogue entre le sujet et l’objet, parce que « la rencontre du sujet avec
l’objet ne constitue pas une action unilatérale de l’objet sur le sujet, mais bien une action
réciproque de l’un sur l’autre, un dialogue »116.
Dans le même sens notre auteur nous dit qu’ « [i]l ne suffit pas de ‘dévoiler’ l’objet de la
connaissance, l’objet qui se trouve en face du sujet; il est indispensable de voir aussi
comment le sujet entre en contact avec lui, comment la science rencontre le droit, quelle est
au juste son attitude en face de l’objet-droit, et notamment à partir de quand l’attitude du
juriste en face de cet objet-droit cesse d’être proprement scientifique. »117
Une critique devient nécessaire sur ce point-ci : si je suis au monde, comment s’avère-t-
il que je puisse effectuer cette ‘réduction transcendantale’ ; pour ce faire il faudrait se
mettre en dehors du monde, à la façon cartésienne. Or, ceci est impossible selon la
phénoménologie même, par conséquent, en effectuant une réduction transcendantale de
l’objet, je me réduis moi-même, mais la question est de savoir jusqu’où ? Et comment ?
113
Cheminements, p. 33.
114
Cheminements, p. 33.
115
Méthode, p. 363.
116
Méthode, p. 363.
117
Méthode, p. 362.
34
Suite à la réduction transcendantale effectuée par le juriste, il apparaît certaines attitudes
face au droit qui peuvent être prises. La première, est une attitude technique ; la seconde,
est une attitude de science du droit, sur laquelle M. Amselek insistera.
Pour M. Amselek, cette attitude est la plus connue et utilisée. Le juriste est un technicien
du droit lorsqu’il prend les règles et les utilise pour donner une solution à un cas concret.
De cette façon, « le juriste peut aussi faire du droit une expérience en quelque sorte
‘artisanale’ »118. C’est en effet la pratique courante par exemple en droit français. Le juriste
est formé comme un technicien : qu’il soit avocat, professeur, juge, etc. Il apprend à
conceptualiser sans sortir de la norme (y compris la jurisprudence). Il reste un technicien du
droit. Plus il sera bon technicien, plus il est acclamé par ses collègues ou par le marché.
Mais il faut, surtout, que ce technicien ne sorte pas de ce que l’on appelle « le droit ».
C’est-à-dire, de ce que la communauté juridique en général considère qu’est le droit. Il doit
donc rester dans les normes juridiques en vigueur, la jurisprudence, et les auteurs les plus
connus ou ceux qui font « autorité ».
M. Amselek est certes critique envers cette attitude car elle était celle dominante dans
son temps. Il attaque d’une part, les manuels classiques du droit ainsi que la façon dont on
fait du droit en France. C’est-à-dire, cette manière dite « rationaliste » qui prend le droit
pour le droit posé, soit par le législateur, soit par un juge, mais qui ne va pas au-delà. C’est
une façon de penser qui abime l’esprit et rend les juristes en quelque sorte bêtes car ils
deviennent des machines pour le système. Elle est peu favorable au développement de
l’esprit, elle empêche au contraire le sujet de s’élever ou d’aller voir ailleurs (histoire,
théologie, philosophie, lettres, etc.) Car, dès lors que l’étudiant commence à mettre en
118
Méthode, p. 364.
35
question tous les axiomes sur lesquels sont fondées toutes les théories du droit positif
conceptualisé, il apprend que ce sont des bases fragiles.
De ce fait, « à partir du moment où les mêmes sujets se livrent tour à tour à des activités
de savants, de technologues et de techniciens (et précisément, nous le verrons, nos sociétés
ne connaissent pas -ce fait est remarquable- une division sociale du travail dans le domaine
du droit), s’ils n’ont pas constamment conscience de l’originalité spécifique de chacune de
ces activités, ils ne peuvent nous donner qu’une série hétérogène de réflexions. C’est là,
sans doute, l’écueil principal qui a retardé, jusqu’ici, l’éclosion d’une théorie pure du
droit. »120 Le retardement de l’apparition d’une véritable théorie pure du droit est dû à la
confusion des juristes français entre la science et la technique, selon M. Amselek. La
France reste un pays du positivisme légaliste.
Notre auteur se penche ensuite sur le positivisme dit scientifique de François Gény, pour
dénoncer sa pseudo-scientificité, au nom, rappelons-le, d’une supposée scientificité
cherchée et voulue par M. Amselek lui-même. N’oublions pas que notre auteur est en vue
de créer ou d’aider au moins à son développement d’un positivisme phénoménologique
119
Méthode, p. 364.
120
Méthode, p. 371.
36
scientifique. Il reste un scientificiste, un amateur de la science dans le droit. L’on ne
comprend pas quel type de science, mais en tout cas, un positiviste au sens comtien au
moins, comme on le verra dans la troisième partie consacrée à l’interprétation.
Ainsi, « le schéma décrit par le doyen Gény représente un mode rationnel d’élaboration
des instruments juridiques, non un mode ’scientifique’. »121 La meilleur critique connue à
l’école dite de la libre recherche scientifique est celle adressée par Luís-Eduardo Nieto-
Arteta, pour qui Gény est un rationaliste de plus, la libre recherche scientifique est une
démarche aussi rationaliste que celles précédentes122. Ce qui est catalogué de scientifique
est quelque chose transcendant le sujet, continue Nieto-Arteta, dans le sens d’extériorité
étrangère au sujet. La libre recherche scientifique est dans ce sens une croyance. En effet,
Nieto-Arteta reste juste dans son interprétation, la science n’est qu’un état provisoire de
l’étude sur un thème concret, jusqu’à ce qu’une nouvelle « théorie » ou étude vient
« falsifier » la précédente et devient ainsi la nouvelle « vérité » scientifique sur ce point.
Finalement, pour clore son élucubration sur Gény, Nieto-Arteta affirme que cette école est
aussi une expression du rationalisme dans l’interprétation, l’on cherche à découvrir la vérité
légale. Tel que l’on le verra dans la partie finale de cette recherche, M. Amselek classerait
Gény123, bien qu’il ne s’attarde pas sur lui dans son chapitre sur l’interprétation, dans les
écoles objectivistes de l’interprétation en droit124. Gény reste donc un classique du XIX,
bien qu’au XX siècle. Il reste un croyant de la raison, un jacobin.
Il se peut que M. Amselek ne soit pas loin de cette interprétation, donnée quelques
années auparavant à la thèse soutenue à la faculté de droit de Paris en 1964. Il connaissait
bien Cossio, et Nieto-Arteta était un ami de ce dernier, avec qui il partageait maintes
interprétations et postures sur le droit.
121
Méthode, p. 380.
122
Luís-Eduardo Nieto-Arteta, La Interpretación […], op. cit., p. 11 « el racionalista se siente poseído
siempre de un inextinguible optimismo intelectual. La fe en la razón es una fe optimista. » [Le rationaliste se
sent toujours possédé d’une inextinguible optimisme intellectuel. La foi dans la raison est une foi optimiste.]
123
Méthode p. 408 « Et cet ‘engagement’, les théoriciens n’ont jamais réussi à s’en ‘dégager’ complètement -
suivant le mot d’E. Mounier- comme pourraient le faire croire certains thèmes positivistes. Ceci explique le
syncrétisme que nous avons rencontré maintes fois dans les raisonnements des auteurs, lorsqu’ils traitent des
problèmes juridiques ou de la théorie juridique : démarches idéologiques et moralistes, prétentions de réduire
la ’science du droit’ à une activité jurislatrice rationnelle (Gény), etc. »
124
Id., La Interpretación […], op. cit., pp. 11-22.
37
Le droit est devenu une discipline ou chacun y met ce qui lui plaît en le faisant passer
par un discours scientifique, selon une idéologie connue ou inconnue par juriste-
scientifique. C’est-à-dire que le juriste agit parfois consciemment, ceux-ci n’étant pas
nombreux, tandis que la grande majorité systématise sans savoir qu’ils utilisent une
idéologie sous-jacente apprise notamment à l’Université, mais ils pensent que cela est de la
science juridique. On le voit particulièrement avec les professeurs de droit qui, faute de
prendre conscience d’eux-mêmes -chose dure et angoissante d’ailleurs-, décident de suivre
le topos, le mainstream juridique, ne se questionnant pas, ils tombent dans le dogmatisme
sans le savoir.
125
Méthode, p. 385 [les italiques sont à nous].
126
Méthode, p. 386. C’est dans ce sens que notre auteur soutient que « chez celui qui a, plus que tout autre, eu
le souci d’ériger la théorie juridique en discipline scientifique, le juriste prétendu ’savant’ se voit assigner un
38
mais tout simplement de la systématisation du droit à la façon technologique. Il faut donc
songer à la possibilité d’une science du droit à la façon amselekienne, mais il faut aussi
penser à la possibilité d’une non science ou d’une pseudoscience à l’instar de celle de
Kelsen127. Le raisonnement de notre auteur tient donc si l’on présuppose la possibilité de
faire du droit une science, ou, plutôt, de faire de la science avec le droit. Seulement ainsi, il
est admissible de comprendre et accepter les mots dits par M. Amselek sur la démarche
kelsénienne128. Ce qui le permet d’affirmer que « [l]es positivistes confondent, en second
lieu, l’activité technologique de rationalisation, de ‘mise en ordre’, avec l’activité
scientifique de ‘mise en ordre’. »129
Il y aurait, selon notre auteur, une certaine confusion opérée depuis fort longtemps,
notamment le XIX siècle, entre rationalité et scientificité. Gény est venu, on l’a vu,
approfondir ce problème130. Ainsi, « [l]a ‘mise en ordre’ opérée par la dogmatique ne
consiste pas à élaborer des modes d’identification du réel, mais à rendre un dogme donné
aussi clair, aussi cohérent, aussi rationnel, aussi pratique et praticable que possible, en le
soumettant aux exercices de la logique formelle. »131
rôle de ’glossateur’, pourrait-on dire, des propositions juridiques. Cet aspect technologique de la ’théorie
pure’ ne paraît pas avoir attiré toute l’attention qu’il mérite. »
127
Méthode, p. 386. Tout ceci est dû au fait que « l’on n’a pas bien aperçu jusqu’ici la portée exacte de ce
caractère technologique de la théorie positiviste : l’on a confondu technologie et science, et l’on a ainsi tâché
de définir le positivisme juridique comme une science, ce qui a conduit, ici encore, à des déviations, tant dans
l’idée même que les positivistes se sont faits, et se font, d’eux-mêmes, que dans leur approche des problèmes
juridiques. »
128
Méthode, p. 387. « Le positivisme juridique a tâché de fonder une technologie ‘objective’, comme le
positivisme philosophique a voulu fonder une science ‘objective’. Mais cette technologie positiviste ne saurait
être, précisément, une ’science’. » On voit donc qu’il y a une science à découvrir dans le droit, à en faire, mais
jusqu’à présent personne n’avait réussi. Plus loin l’on verra si M. Amselek atteint cet objectif.
129
Méthode, p. 388.
130
Méthode, p. 390. « Encore une fois le ‘rationnel ne doit pas être confondu avec le ’scientifique’ ». [Les
guillemets sont de l’auteur.]
131
Méthode, p. 390.
39
Ce qui le fait lancer cette affirmation un peu dérangeante : « Le positivisme juridique
rejoint ici la scolastique : ce débat sur le formalisme repose donc sur un malentendu. »132
Bien sûr, M. Amselek rentre dans le préjugé des préjugés du moderne qui, depuis Hobbes,
consiste à dénigrer du moyen âge philosophique et notamment de la scolastique, mais ceci
est un sujet qui dépasse nos possibilités et notre thème.
De sorte que, « ces utilisations diverses de la norme juridique, nous allons le voir plus
précisément à propos de la casuistique, lui paraîtront être toujours des normes juridiques, et
non les conséquences logiques découlant de l’utilisation rationnelle de la norme : cette
illusion provient de cette confusion qui s’opère entre l’ouvrier et ses outils, et qui laisse
croire à l’ouvrier qu’avec l’utilisation syllogistique de la norme juridique, il ne sort pas du
cadre de celle-ci : c’est toujours la norme juridique. »134 C’est sans doute ironique la
dernière phrase. Or, il faudrait se demander si c’est bien Kelsen, ou c’est la jurisprudence
de concepts ce que M. Amselek critique. Toujours est-il que notre auteur se contredit par
rapport à ce qu’il venait de dire lorsqu’il dit que l’ « [o]n a tendance à croire que le juriste-
technologue qui ‘dit le droit’, est dans une situation comparable à celle du savant qui édicte
une loi scientifique. »
132
Méthode, p. 391.
133
Méthode, p. 391.
134
Méthode, p. 391.
135
Méthode, p. 393 [les guillemets sont de l’auteur].
40
Il finit par rejoindre la thèse de Lévy-Bruhl -cher à ses yeux sur certains aspects quoique
pas tous- selon laquelle : la science du droit peut avoir pour objet les normes juridiques
mais elle n’est pas pour autant ‘normative’. Cette thèse est à nouveau une attaque virulente
contre la façon positiviste-conceptualiste de faire du droit car « [l]e plus souvent les juristes
sont des techniciens, des praticiens, plus ou moins éminents, mais des praticiens. Ils
étudient le droit pour l’appliquer, pour le modifier, pour l’interpréter, et à cet égard leur
fonction sociale est très importante. Mais l’étude scientifique se place sur un autre plan. »136
Cependant, « [i]l y aura toujours une technologie juridique, comme il y aura toujours une
technique juridique. »137 Mais, « [l]a Science du Droit est autre chose que la technologie
juridique (et elle a même, entre autres, pour objet cette technologie). C’est elle, mais non la
technologie, qui va replacer les normes juridiques dans la réalité historique, dans le
contexte humain, dans lequel elles apparaissent, dans lequel elles se donnent. »138
Et il conclut de façon accablante avec cette assertion : « ce que nous volons surtout
souligner, c’est que ce fameux ‘principe d’imputation’ qui caractériserait la science du droit
est, en réalité, le principe de la démarche de la casuistique juridique, laquelle, en présence
136
Méthode, p. 414. V. aussi Henri Lévy-Bruhl, Aspects sociologiques du droit, Paris, Rivière, 1955, p. 25.
137
Méthode, p. 415.
138
Méthode, p. 415.
139
Méthode, p. 420.
140
Méthode, p. 408.
41
d’un cas, formule la solution impliquée par la réglementation juridique, se livre à une
opération juridictionnelle, ‘dit le droit applicable à tel cas : le principe d’imputation
correspond, en d’autres termes, à la subsumption des objets aux normes juridiques’. »141
L’illusion de la casuistique juridique comme science du droit reste donc réduite à néant. Le
voile est levé et M. Amselek s’en réjouit. Il n’en restera que de procéder à fonder la
nouvelle science phénoménologique du droit, la véritable science, la véritable démarche à
suivre par le juriste, praticien ou non. Ce qui sera sujet du chapitre suivant de cette étude.
Le sujet devient objet et ainsi de suite. La théorie juridique devient aussi du droit. C’est
une vision très claire et juste sur la chose de la dogmatique juridique ou de la
conceptualisation faite par les professeurs de droit. L’on oublie parfois que les
dogmaticiens (¿ dogmatiques ?) du droit, en systématisant le droit, créent au fond du droit.
Ceci était déjà exprimé par Savigny et les tenants de l’école historique du droit ainsi que ses
continuateurs comme Puchta et d’autres142.
L’auteur nous donne le vrai rôle à venir pour la démarche philosophique en droit :
141
Méthode, p. 400. Et plus loin il continue en disant que « [j]usqu’à ces dernières années, la théorie
juridique, nous l’avons vu, était axée uniquement sur des problèmes de technologie juridique : elle pensait,
elle approchait, le droit en qualité d’Homo Faber, avec une attitude de Technique. » Id., p. 411.
142
Olivier Jouanjan, L’Esprit de l’école historique du droit, Strasbourg, PUS, 2004, pp. 12-32.
42
l’inconscience, du ‘vécu sans être pensé’ pour reprendre, encore une fois, cette
formule si suggestive de Leenhardt. »143
M. Amselek reste donc au fond un optimiste de la raison et, partant, de la science dans le
droit. La possibilité d’une ‘science’ juridique est présente chez lui et ne l’abandonnera
jusqu’à la fin de sa carrière comme on le verra infra. Cette foi n’est pas critiquable, nous ne
faisons ici que décrire et remarquer ce que nous voyons humblement. Dans l’univers tordu
et incertain dans lequel nous sommes, tout peut devenir correct ou incorrect en relation à
l’endroit où l’on se place et au point de vue donné. Il est très difficile aujourd’hui au XXI
siècle de s’asseoir sur la vérité ou, du moins, sur une sorte de ‘vérité’. Le monde traverse
une zone de turbulence, je crois, dans laquelle il est presque impossible de voir clair. Le
seul commandement clair est celui d’aimer, et de nous aimer les uns les autres, comme le
créateur nous aime. Rester fidèle à traditions millénaires ou, au moins, à vies passées, déjà
mortes, et, sans doute, trahir ce commandement, et tomber, si je ne me trompe pas, dans le
nihilisme. Nier l’amour au nom de quoi ? D’un passé qui n’a peut-être pas existé comme on
l’imagine, ou d’un passé idéalisé qui n’est pas correspondant avec la réalité.
La conclusion qui s’impose est que « [c]es deux attitudes transcendantales générales, ces
deux expériences juridiques fondamentales du sujet apparaissent tout à fait irréductibles : le
juriste n’y joue pas le même rôle, n`y exerce pas la même activité. »144 Ces deux démarches
vont donc ensemble, elles doivent être considérées comme faisant partie intégrante de
l’activité du juriste. Un juriste ne peut être que technicien ou que scientifique du droit, il
doit en faire les deux à la fois.
143
Méthode, p. 413.
144
Méthode, p. 364.
43
Après avoir détruit toutes les conceptions de la science du droit existants jusqu’à la date
de sa thèse, -celles notamment de Kelsen et de Gény-, le professeur Amselek nous propose
sa conception de ce que devrait être une véritable « science du droit ». Pour ce faire, il nous
propose les caractères, l’objet et la méthode. Parmi les caractères nous trouverons un aspect
historique et un autre humain.
Si l’on veut faire de la véritable science du droit il est nécessaire de partir du caractère
historique de celle-ci car « la Science du Droit est, par définition, une science historique,
c’est-à-dire qu’elle appréhende les phénomènes juridiques, comme toute science
expérimentale, dans leur historicité, dans le flux événementiel dans lequel ils manifestent
leur présence au monde. »145 C’est donc le premier caractère de la science du droit qui est
décrit ici. Cette science se voue d’abord historique car elle prend en compte tous les
phénomènes vécus par le passé.
Ensuite, nous avons le caractère humain. « La Science du Droit se trouve donc être une
science humaine, ayant pour objet un certain fait humain : l’expérience juridique. »146 Le
fait de dire que la science du droit est une science humaine ne doit pas nous faire tomber
dans la distinction classique entre sciences de l’esprit et sciences de la nature car « [i]l n’y a
pas un monde de la Nature et un monde des Hommes, comme paraît le suggérer parfois,
nous l’avons vu, Kelsen ».147 Il faut donc garder en tête que « la distinction entre sciences
naturelles et sciences humaines a, en tant que telle, une signification, une portée,
essentiellement méthodologique. On peut la formuler ainsi : les phénomènes humains sont
des faits de l’homme, qui impliquent l’intervention, l’intermédiaire de l’homme dans le
145
Méthode, p. 422.
146
Ibid.
147
Méthode, p. 423.
44
cours des choses ; leur raison d’apparaître doit donc être recherchée dans l’homme lui-
même, et, à travers lui, dans tous les facteurs qui le déterminent à agir, recherche qui va
impliquer la mise en œuvre de procédés d’investigation spécifiques. »148
La science du droit amselekienne est donc historique et humaine. Tout en sachant qu’il
n’y a pas chez lui la distinction classique entre sciences naturelles et sciences de l’esprit
que d’une façon méthodologique. Il rejoint la position de Schlick et les autres partisans du
cercle de Vienne pour qui il n’y est que des sciences, tout court. Lesquelles sont
susceptibles d’être analysées à partir de la logique pure.
L’on arrive à un point important à déchiffrer dans la théorie proposée par M. Amselek et
c’est celui de l’objet du droit. D’emblée, il faut prendre en compte que la science du droit
« est amenée à étudier ces normes juridiques dans tout le contexte existentiel (c’est-à-dire
psychologique et sociologique) dans lequel elles se donnent. Pour comprendre l’existence
historique, les manifestations historiques des instruments juridiques, pour expliquer leur
présence au monde, une telle recherche est indispensable, qui restitue les normes juridiques
dans le flux événementiel dont elles ont été abstraites. C’est cette investigation qui fournira
les éléments des modèles scientifiques des phénomènes juridiques. »149 L’on sent que M.
Amselek critique une certaine, ou plusieurs, façon de faire du droit en France. Or, il serait
intéressant de savoir exactement lesquelles, car à travers sa thèse, il est difficile de
l’entrevoir.
C’est ainsi qu’il se permet d’affirmer qu’ « une science est ‘pure’ par son objet, mais
non par elle-même, en tant que tentative de systématisation de cet objet, en tant
qu’explication de ses apparitions historiques. »150
148
Ibid.
149
Méthode, p. 433.
150
Ibid.
45
Par ailleurs, il demande donc au juriste de faire place à des sciences auxiliaires. « Quant
au degré de conscience ou d’inconscience qui affecte les rapports des individus avec les
normes juridiques, il devra faire l’objet de recherches familières à la sociologie
contemporaine (enquêtes, sondages d’opinions, etc.). » 151 M. Amselek met trop de
confiance dans les sciences de l’esprit tels que la sociologie ou la psychologie. Pour lui,
faire de la véritable science du droit ce serait, en effet, de faire des études à la façon more
geometrico appuyés sur ces sciences-là. C’est une vue sans doute naïve, qui tombe dans le
scientificisme moderne et méconnaît ce que ces sciences-là peuvent donner. Il croit qu’elles
fonctionnent à la façon des sciences dures.
Mais il affirme cependant quelque chose d’intéressant et « [c]’est, en effet, dans cette
réalité quotidienne d’intersubjectivité que le droit se donne dans sa véritable mesure »152.
Sur ce point-ci, M. Amselek rejoint la théorie du droit naturel classique et sa composante de
la reconnaissance comme base de la naissance et de l’obligatoriété du droit. C’est pourquoi
« il faut restituer les normes juridiques en tant que telles dans le circuit phénoménal de
l’intersubjectivité »153.
151
Méthode, p. 438.
152
Méthode, p. 440.
153
Méthode, p. 441.
154
Ibid.
46
série de leurs apparitions. »155 M. Eisenmann a vu très clairement cette situation en la
signalant dans la préface à la thèse de 1964 que certains développements de M. Amselek ne
restent pas tout à fait dans la phénoménologie de Husserl. Ses résultats étant parfois
différents ou contraires à la théorie du philosophe allemand.156
Une définition du droit vient se poser à cet égard de notre étude. Ainsi, pour notre auteur
« le droit est un ensemble d’instruments objectifs de jugement, en l’occurrence un ensemble
de propositions syntactiques, dont la fonction normative spécifique est de constituer des
modèles obligatoires ; ces instruments juridiques peuvent faire l’objet d’une approche
scientifique ou d’une approche technique. »157
En réalité, la deuxième partie de la thèse, qui fait cent pages, par rapport aux trois cents
cinquante de la première partie, laisse beaucoup de choses à désirer. L’on ne comprend pas
comment l’auteur a fait un plan aussi partiel et aussi imparfait. On pourrait penser de même
que lors de l’écriture de la deuxième partie, il voulait rapidement en finir. Toujours est-il
que la qualité de la première partie surpasse celle de la deuxième. La profondeur que l’on
trouve dans l’analyse sur le droit est absente de l’étude des différents théoriciens du droit
fait dans la seconde partie de la thèse. Il finit par poser sa démarche qui le mènera toute sa
vie dans une vue positiviste-scientificiste du droit selon laquelle « [n]otre seule ambition a
été de laisser entrevoir les perspectives d’une nouvelle orientation de la Philosophie du
Droit, de poser le problème de la Philosophie du Droit : aux philosophes du droit de
répondre. »158
Bien que ce ne soit pas explicite, dans sa thèse, ainsi que dans toute sa carrière
universitaire en tant que philosophe du droit, on perçoit une intention sous-jacente de la
part de M. Amselek pour critiquer et détruire les thèses de Michel Villey. Certes, il critique
aussi tous les théoriciens du droit naturel, mais on sent, au moins c’est ce que j’ai pu
155
Méthode, p. 442.
156
Ch. Eisenmann, « Préface », in Méthode, p. V.
157
Méthode, p. 450.
158
Ibid.
47
percevoir, une certaine haine, si ce n’est pas un mot trop fort, envers le créateur de l’école
du droit naturel en France au XX siècle.
Ainsi, il commence sa critique en disant qu’« [i]l y a un courant négationniste. Ils nient
toute consistance véritable aux modalités déontiques. »159 Et il l’annonce plus-bas dans Les
Cheminements de cette manière : « les idées de Michel Villey qui est incontestablement,
dans la pensée juridique française contemporaine, la figure de proue du courant
négationniste”160. Rappelons que pour Michel Villey le droit ne sert pas à prescrire une
conduite mais à indiquer une réalité, c’est le postulat classique de l’école du droit naturel
qu’il se disait prêcher.
On peut de même apercevoir une certaine réticence ainsi qu’une certaine lutte
d’Amselek contre les idées de M. Villey et de la pensée dite réactionnaire ou
« métaphysique religieuse ». On voit par exemple, que lorsque Villey parlait du droit dans
les choses, Amselek parlait du droit dans les esprits161 ; ou lorsque Villey soutenait que le
droit n’était pas fait pour diriger les conduites humaines Amselek soutenait le contraire162.
Une autre diatribe est la suivante : « les philosophes du droit qui ont réfléchi sur le
juridique l’ont fait le plus souvent jusqu’ici non pas d’une façon désintéressée, mais avec
des arrière-pensées -conscientes ou non- de caractère religieux, métaphysique, moraliste ou
politique. »163 A quoi songe-t-il lorsqu’il avance une phrase comme celle-ci ? C’est un
mystère que l’on essayera de déchiffrer dans les lignes qui suivent, bien que cela ne soit pas
très clair, on pourrait penser à tous les philosophes du droit avant lui. Mais le problème se
pose lorsque l’on se demande quelles ont été les intentions de M. Amselek lui-même, car,
comme on l’a vu, il y en a et d’avantage. L’auteur essaie de se cacher sous une supposée
scientificité et objectivité qui n’existent pas à vrai dire. Ce qui le permet d’avancer que
« celle-ci va-t-elle continuer de se compromettre avec des préoccupations moralistes,
159
Cheminements, p. 106.
160
Ibid.
161
V. Paul Amselek, « Le droit dans les esprits », in Controverses au tour de l’ontologie du droit, Paris,
P.U.F., 1989, pp. 27-49.
162
V. Id., « Le droit, technique de direction publique des conduites humaines » in Droits, No. 10, 1989, pp. 7-
10.
163
Cheminements, p. 24.
48
politiques, métaphysiques, ou bien va-t-elle s’orienter vers le rôle d’épistémologie,
emboîtant ainsi le pas à la pensée philosophique contemporaine ? La question reste
ouverte. »164 Encore contre Villey.
Ainsi, « [l]’idée même d’une naturalité des règles, et en particulier des règles juridiques
(courants de pensée ‘jus naturalistes’), est un pur non-sens, sauf à se placer dans une
perspective métaphysique sous-entendant » 165 . Puisque, en effet, il y a “de l’humain
derrière ces règles du droit naturel. »166 On pourrait se demander ce que l’on trouverait
derrière les règles de M. Amselek. Il conclu donc qu’« il est absurde de le traiter [le droit]
comme un phénomène ’naturel’. »167
Plus loin, notre auteur tombe dans un autre lieu commun insoutenable et soutient que l’
« on devra interroger la motivation du jurislateur, se demander pourquoi il a fabriqué telle
norme juridique, édicté telle proposition : on devra se garder d’expliquer directement le
contenu des normes juridiques par tel ou tel facteur objectif, comme si ces normes
164
Méthode, p. 449.
165
Cheminements, p. 60.
166
Ibid.
167
Méthode, p. 426.
168
Méthode, p. 428.
169
Méthode, p. 431.
49
juridiques étaient des apparitions purement naturelles. »170 Or, M. Amselek est loin de la
chose dans ce dernier argument ! Il pense, comme on l’a déjà dit souvent, que le droit est ce
qui est édicté par le législateur, et il pense au mot législateur au sens classique, c’est-à-dire
au parlement ou à l’exécutif. C’est sans doute une vue erronée que de penser comme cela.
Ces axiomes sont fondés sur le vide, ils n’ont rien de « scientifique » comme il croit le voir.
M. Amselek n’analyse pas la coupure des lumières et de la révolution. Il n’a peut-être pas
compris que le monde a changé, et que celui d’avant ne peut pas s’expliquer avec les
catégories d’aujourd’hui ; comme philosophe du droit, il manquait d’une caractéristique
présente chez Villey, le fait d’être un bon historien. Comme logicien il est un mauvais
historien.
Il impute :
« [l]a responsabilité de cet état de défaveur doit être sans doute d’abord […] aux juristes-
philosophes eux-mêmes, exclusivement occupés à des démarches de caractère
métaphysique, théologique, idéologique autour des idées de justice et de droit naturel, à
des spéculations sur l’existence de formes prétendument idéales et authentiques de
réglementation juridique, indépendantes de l’homme et de ses choix arbitraires,
surplombant le droit positif édicté par lui et qu’il aurait le devoir impérieux de découvrir
et de mettre en œuvre. »171
C’est ainsi qu’ : « [a]ffirmer d’un droit naturel, d’un droit objectivement présent dans la
nature, c’est finalement prétendre découvrir du psychique -des objets mentaux- dans le
monde sensible, et du psychique qui serait indépendant de l’homme, de ses mécanismes
cérébraux, qui lui ferait objectivement face. »172
En citant Bachelard dans Le Nouvel esprit scientifique, M. Amselek affirme qu’on doit
purifier le droit de la métaphysique religieuse comme « on purifie un corps chimique » À
nouveau, notre auteur prend encore une explication des sciences pour l’amener au droit, ce
qui ne va pas toujours sans quelques difficultés d’analyse et transposition.
170
Méthode, p. 434.
171
Cheminements, p. 9.
172
Cheminements, p. 72. Et plus loin il attaque la référence de l’école du droit naturel « aux normes
chimériques d’un prétendu droit naturel » p. 75.
50
Confusion entre droit et éthique chez M. Amselek
Les règles « ont vocation à fixer le mode de survenance de choses humaines ; elles
visent à indiquer à ceux qui elles sont destinées la marge de possibilité de leurs faits et
gestes. »176 On trouve à nouveau la thèse du droit comme celui chargé de diriger les des
conduites humaines177. Lorsqu’une société, pour ne pas parler délibérément d’État, cherche
à tout régir, conduire et régler par le ‘droit’, c’est que l’on est en présence d’une société de
moins en moins libre, qui perd sa liberté. Les sociétés qui conçoivent le droit de cette façon
sont plus proches du totalitarisme, du ’total’. Soit le droit est conçu comme technique pour
diriger les conduites humaines, soit comme règle de mesure. Ce n’est pas la même chose.
Dans le premier cas, on tombe dans le totalitarisme, dans le deuxième cas c’est dans le
monde de la liberté mais avec de la responsabilité.
173
Méthode, p. 427.
174
Cheminements, p. 49.
175
Cheminements, p. 57-8.
176
Cheminements, p. 89.
177
On trouve cette même thèse dans ces deux articles : P. Amselek, « Le Droit dans les esprits », op. cit., p.
27 et « Le Droit, technique de direction publique des conduites humaines », op. cit, p. 7.
51
Le professeur Philippe Jestaz a bien vu ce problème qu’il qualifie de ringarde. En effet,
« l’idée qu’une norme soit une norme/règle de conduite est ringarde. »178
Il est curieux de voir que M. Amselek remarque cette erreur car il voit l’existence d’
« une confusion du droit avec la morale, qui remonterait à la pensée biblique. » 179
Néanmoins, malgré le fait d’entrevoir cette confusion et de l’écrire, il ne l’applique pas à sa
construction philosophique. Nous pensons que ce n’est pas parce qu’il ne veut pas mais
parce que tout simplement il est impossible de le faire dès lors que l’on part des postulats
comme ceux qu’il prône. C’est-à-dire tout positiviste amène à une confusion entre droit et
morale. Le positivisme finit par vouloir faire fonctionner le droit comme s’il s’agissait de la
morale.
Kelsen tombe aussi dans la même erreur lorsqu’il soutient que « [l]’assertion qu’une
conduite effective n’est pas telle qu’elle doit être selon une norme […] est un jugement de
valeur négatif. Il signifie que la conduite effective est mauvaise […]. La norme joue le rôle
d’étalon de valeur pour les conduites effectives »180. Et il continue en disant que « pour
qu’une direction de la conduite d’autrui puisse avoir lieu, encore faut-il qu’autrui accepte
de se laisser diriger ; la direction publique des conduites ne peut réussir qu’avec le
consensus des citoyens dirigés eux-mêmes, elle passe par le sas de leur irréductible
autonomie. »181 On est en présence d’une autre contradiction par rapport à ce que nous
avions dit auparavant.
Il clôt son étude sur le droit avec cette affirmation qui n’est qu’une autre vue totalisante
est celle qui conçoit le sujet comme « en même temps un être susceptible d’être dirigé ou
encadré dans sa conduite par autrui »182.
178
« Note » Arch. Phil. Dr., No. 42, p. 418.
179
Cheminements, p. 107.
180
Théorie pure du droit II, trad. par Ch. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962, p. 23.
181
Cheminements, p. 618.
182
Ibid.
52
Conclusion de Section
La phénoménologie de la philosophie du droit n’a pas été heureuse. Cette analyse un peu
tronquée et limitée car l’auteur ne s’est pas penchée sur plusieurs auteurs mais il est resté
sur trois ou quatre, en l’occurrence dans le milieu juridique français, laisse maintes
questions à soulever. La première est celle de savoir pourquoi M. Amselek attaque la
science juridique classique française. Ensuite, pourquoi il se penche sur l’école du droit
naturel, particulièrement sur Michel Villey et finalement, pourquoi il soutient que personne
n’a pas fait de la science du droit et quel est le sens d’en faire, si véritablement il faut en
faire.
53
Conclusion de Chapitre
54
DEUXIÈME CHAPITRE. DROIT ET LOGIQUE CHEZ M. AMSELEK
Voici le leitmotiv qui guidera tout au long de sa carrière M. Amselek : « [p]our moi, en
tout cas, il ne fait pas de doute que la philosophie du droit est une branche à part entière de
la philosophie, qui devrait en principe présenter les mêmes mérites et offrir la même utilité
que toute autre branche philosophique. »183 Une vision pratique, un peu utilitariste, ne
laissant pas partie à la spéculation, au goût, une vision, disons-le, contraire à celle que M.
Villey prônait.
Il affirme ensuite qu’il veut « signifier à [s]on auditoire qu’[il] n’avai[t] aucunement en
vue de lui faire perdre son temps, ni de perdre le [s]ien en sa compagnie. »184 C’est, sans
doute, une vision de marchand, de commerçant, une vue contraire à celle que les
philosophes grecs avaient de la philosophe, comme ars contemplatoris ; la philosophie du
droit pour M. Amselek doit servir à quelque chose, doit être pratique et pratiquée, et doit,
enfin, résoudre des problèmes dans le monde juridique. Il finit par cette citation de
Wittgenstein qui résume très bien sa démarche : « Mon père était un businessman, et je suis
un businessman : je veux que ma philosophie soit business-like, que quelque chose soit fait,
que quelque chose soit réglé. »185 L’activité philosophique étant « une activité théorique au
second degré consistant à clarifier la conscience que nous avons de notre vécu des
choses »186.
183
Cheminements, p. 11.
184
Ibid.
185
Cité par Jacques Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, Paris, Minuit, 1984, p. 144.
186
Cheminements, p. 12.
55
La philosophie a pour but de rendre claires et de délimiter rigoureusement les pensées187.
Ceci est une phrase qu’il faut mesurer, car elle ne veut rien dire par elle-même et à elle
seule. Ce sont ces leitmotivs de philosophie qui circulent et que l’on apprend aux lycéens et
aux étudiants de licence mais qui sont vides, dépourvus de sens. Seule une allusion
métaphysique leur permet de signifier quelque chose ? Mais c’est cela que M. Amselek
rejette. Il pense que la raison par la raison peut quelque chose et il ne comprend, ou ne veut
pas comprendre, que la raison n’est que du vide, qu’il faut remplir cela avec de la
métaphysique. La naïveté de son postulat restera une énigme, on aimerait savoir si c’est
conscient ou non.
C’est dans ce sens qu’il affirme que c’est « sans aucune dimension métaphysique
idéologique ou moraliste: le seul objectif poursuivi est d’essayer d’y voir claire -le plus
claire possible- »188. Et il s’attaque donc au syllogisme logico-normatif, l’une de ses cibles
préférées, tout comme l’école du droit naturel : « on décrit généralement le syllogisme
normatif (de même que le syllogisme conceptuel) d’une façon purement abstraite, comme
un simple cheminement linéaire de pensée ou raisonnement déductif allant de
prémisses données […] vers une conclusion. »189
Et il conclut en disant que « [c]e processus logique doit, en réalité, être replacé dans une
vue pragmatique plus complète et plus concrète des choses, dans laquelle les prémisses
correspondent à l’application d’une norme sur un cas ou subsomption d’un cas sous une
norme (c’est en ce sens qu’on parle de majeure et de mineure) et la conclusion correspond
au résultat produit dans notre esprit par cette opération mentale de superposition. »190C’est
une vue semblable à celle soutenue par les théoriciens de l’argumentation juridique tels que
Neil McCormick191.
187
Wittgenstein, Tractatus, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, § 4.1212.
188
Cheminements, p. 12.
189
Cheminements, p. 66.
190
Ibid.
191
McCormick était un ami personnel de M. Amselek, il est venu plusieurs fois participer à des conférences
au sein du Centre de Philosophie du Droit de Paris II. De même, M. Amselek était invité en Ecosse et ailleurs
grâce à McCormick.
56
De cette manière, le syllogisme n’est plus un résultat de l’application de la recta ratio à
un cas, puisque celle-ci n’existe pas. Il est le fruit d’un arrangement, il faut insister sur ce
terme, fait par le juriste-interprète pour vouloir mesurer le cas avec les règles qu’il
considère juridiques. C’est donc désormais à la question de savoir ce qu’est une règle qu’on
doit se concentrer.
La Question de la Règle
M. Amselek se donne comme propos dans la première partie de son dernier ouvrage, les
Cheminements : « de contribuer à faire la lumière sur la notion même de ‘règle’,
couramment utilisée en pratique, mais extrêmement floue à notre conscience. »192 Pour ce
faire « il va s’agir de rechercher successivement de manière claire et précise, ce qu’est une
‘règle’, ce qu’est une ‘règle de conduite’, ce qu’est une ‘règle de conduite juridique’. »193 Il
faut préciser que M. Amselek entend « ces deux termes ‘règle et norme’ comme
rigoureusement synonymes et interchangeables »194
192
Cheminements, p. 13 [les guillemets sont de l’auteur].
193
Cheminements, p. 49 [les guillemets sont de l’auteur].
194
Cheminements, p. 53. Plus bas il affirme que « force est de conclure que ‘règles’ et ’normes’ sont les noms
d’un seul et même concept », p. 53. C’est ainsi que « [p]enser du droit c’est penser des règles. » p. 53.
195
Cheminements, p. 25. Les deux ouvrages de base de Husserl sont : Idées directrices pour une
phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950 [1913] ; Méditations cartésiennes. Introduction à la
phénoménologie, trad. G. Pfeiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1953.
196
Cheminements, p. 26.
197
Qu’est ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p. 9 et 137
198
« Pour une définition stipulation du droit », Droits, No. 10, 1989, p. 101.
199
Cheminements, p. 44.
57
inscrit. Rappelons que pour ces théories-ci, c’est l’interprète qui pose la règle, celle-ci
n’existant pas auparavant.
Il revient sur la définition donnée dans Méthode que nous avons citée supra d’après
laquelle les règles juridiques « se révèlent à l’analyse comme servant à donner la mesure du
possible de l’agir humain, à indiquer la marge de possibilité des agissements humains
l’intérieur de laquelle ils doivent se tenir. »200 C’est une définition morale, nous l’avons
déjà dit, car elles nous indiquent ce que je dois faire ou ne pas faire. La règle est donc ce
que l’individu doit suivre, obéir.
Il y a un changement qui se produit par rapport à sa thèse de 62, raconté par le propre
auteur ainsi : « J’ai cru moi-même pouvoir utiliser dans le passé cette notion de
phénoménalité au moins à propos des normes juridiques ayant donné lieu à des actes
d’édiction, […] je reconnais que c’est une profonde erreur. »201 C’est pourquoi « [les
normes juridiques] se ‘comprennent’, elles ne sont susceptibles que d’une préhension par
l’esprit. »202
Un dévoilement important fait irruption ici consistant à affirmer que « [l]a nature de
règle d’un contenu de pensée énoncé n’est pas liée à des particularités formelles de cet
énoncé, et spécialement à la présence de termes tels que ‘devoir’, ‘pouvoir’ ou
d’expressions synonymes. »204 Peu importe donc la façon dont une règle est élaborée, si elle
contient des verbes modaux ou non. Ce qui compte, c’est la signification qu’elle véhicule.
Ceci est vrai mais cela reste un peu incommode d’un point de vue pratique tenant compte
200
Cheminements, p. 62.
201
Cheminements, p. 75.
202
Ibid.
203
Cheminements, p. 89.
204
Cheminements, p. 91.
58
par exemple des règles qui durent deux cents ans en vigueur. Cela n’empêche que M.
Amselek a vu très clair sur cet aspect.
Or, qu’est-ce que des règles ? La réponse est surprenante : « [les règles] ne sont rien
d’autre qu’une quantification -sous forme de pourcentages- du possible. »205
Une précision s’impose à ce stade de notre démarche sur l’ambivalence du mot norme,
puisqu’en effet d’un côté « il est synonyme de règle ; mais d’un autre côté, il a un tout autre
sens et désigne un outil de référence d’une tout autre nature, à savoir le type d’état ou de
comportement correspondant à la moyenne des cas, c’est-à-dire un outil conceptuel. Ce
sens ajouté, on le voit, est en rupture par rapport au sens originaire. »206
Le droit, c’est une ligne de démarcation et la règle c’est ce qui trace la mesure, la
marque, la ligne. Prenons une feuille blanche, traçons trois lignes pour faire un triangle. Les
lignes que l’on voit là c’est le droit, c’est donc la forme, le fond c’est le blanc, ou ce que
l’on veut y mettre si l’on pense par exemple à colorer ou dessiner quelque choses là-dessus.
Ce que M. Amselek dit sur la règle nous semble être vrai. Mais la question toute différente
est celle de savoir ce que l’on met comme contenu de cette « règle ». C’est dans ce sens que
l’on pourrait clore ce paragraphe en disant avec Gómez-Dávila « de la souveraineté de la
loi il n’est pas possible d’en parler que là où la fonction du législateur se réduit à consulter
le consensus coutumier à la lumière de l’éthique »207.
La Logique Modale
205
Cheminements, p. 105.
206
Cheminements, p. 129.
207
Sucesivos escolios, op., cit., p. 73 [“ — De soberanía de la ley sólo se puede hablar donde la función del
legislador se reduzca a consultar el consenso consuetudinario a la luz de la ética.”]
59
Leibniz a été le premier, dans ses Éléments de droit naturel (1669-71) à faire un
rapprochement entre les catégories modales et les prescriptions de la morale et du droit. Il
en a fait aussi quatre :
- Interdit - permis
- Obligatoire - facultatif
Dans ce sens, et selon M. Amselek, « [l]a logique des normes de conduite ou logique
déontique […] vit encore sur ces bases posées par Leibniz. »208 Ces théoriciens de la
logique déontique, comme von Wright, sont restés à une logique formelle ( des verbes
modaux). Ils n’ont pas fait une analyse ontologique.
- On doit fermer les commerces le dimanche = il est interdit d’ouvrir les commerces le
dimanche.
Cependant, il y a une grande différence entre ces deux énoncés. C’est tout l’enjeu de la
liberté qui est là. Ceci nous fait sans doute penser que dans l’actualité, le droit tend de plus
en plus à se confondre avec la morale. Il paraît qu’ils deviennent un.
Une chose est certaine, le droit vient avant le jugement. Il est impossible de dire que le
juge créé la règle de droit. Or, il faut mesurer cette affirmation. Ce n’est pas à la façon
kelsénienne ou de Hume que l’on va en parler.
D’autre part, « [concernant Kelsen209] il n’y a pas une modalité ‘habilitation’ à côté de
ces trois modalités. »210 Or, pour M. Amselek, « [l]’abrogation n’est pas, elle non plus, une
fonction normative ou déontique. »211 De ce point de vue, l’auteur nous présente ce qui a
été jusqu’à présent la question des catégories modales, mais seulement pour les critiquer
par la suite comme on le verra, non sans se pencher d’abord sur le problème de l’induction
en droit qui est couramment appelée comme la méthode par excellence du juriste.
208
Cheminements, p. 98.
209
Théorie pure du droit II, op. cit., p. 178 et passim, et Théorie Générale des Normes, trad. par O. Beaud et
F. Malkani, Paris, P.U.F., 1996.
210
Cheminements, p. 101.
211
Ibid.
60
Le problème de l’induction
Il commence avec une citation de Wittgenstein, pour qui : « [c]e processus n’a pas de
fondement logique mais seulement psychologique »212. En effet, le juriste croit souvent que
ce qu’il fait c’est le résultat d’un raisonnement objectif, impartial et neutre, et que celle-ci
c’est la réponse qui s’impose obligatoirement, la seule réponse donnée par son analyse
logique. Ce processus, dirait M. Amselek avec l’appui du philosophe autrichien, n’est pas
vrai que dans la tête de celui qui le fait. C’est un grand apport que d’avoir vu ceci. Le
monde des juristes ne peut plus être le même après cette découverte, ou plutôt, redécouverte
faite par Wittgenstein. Autre chose c’est que les juristes, les juges en particulier ignorent
cela.
Hume nous dit à peu près la même chose : « toutes les inférences tirées de l’expérience
sont des effets de l’accoutumance et non des effets du raisonnement »213. C’est pourquoi M.
Amselek finit par soutenir que l’« on ne peut jamais être sûr qu’une proposition générale
inférée de quelques propositions particulières vraies soit elle-même vraie. »214 Ce point-ci
est discutable, car l’on part du constat que les prémisses majeure et mineure ont été
certifiées et validées pour pouvoir sortir la conclusion. M. Amselek confondrait peut-être la
vérité logique avec la vérité réelle. Ce qui a été très clairement distingué par les logiciens
tels que Boole ou Frege.
Puisqu’il n’y a pas de vérité démontrée et absolue « [l]es lois scientifiques n’auraient
ainsi que la valeur d’hypothèses ou, comme dit Karl Popper […] de simples ‘conjectures’,
qu’on ne peut jamais tenir pour définitivement vraies, mais tout au plus pour
vraisemblables tant qu’elles restent corroborés par l’observation »215. De sorte que “[l]es
outils mentaux ainsi construits ne peuvent pas davantage être dits vrais ou faux que les
règles de conduite elles-mêmes, ou que n’importe quels autres outils. »216 Les lois ne sont
donc pas vraies ou fausses, une loi est une loi et c’est tout. Elle est appliquée car
212
Wittgenstein, Tractatus, § 6.3631.
213
Enquête sur l’entendement humain, trad. A. Leroy et M. Beyssade, Flammarion, 1983 [1758], p. 106.
214
Cheminements, p. 114.
215
Cheminements, p. 104.
216
Cheminements, p. 105.
61
instrumentalisée, mais l’on ne peut pas dire que la loi que le juge a appliqué à tel individu
dans tel cas est une loi vraie.
Il conclut son analyse avec cette critique virulente contre deux des esprits les plus
brillants de la tradition occidentale : « la conception leibnizienne reprise par la logique
déontique s’inspire d’une analyse erronée exposé par Aristote dans De l’interprétation »217
On perçoit une certaine arrogance de M. Amselek.
Ainsi conclut notre auteur son analyse sur les catégories modales : “[l]e carré de
catégories modales évoqué [99] par Aristote dans ce traité est fallacieux, car ce qui n’est
pas nécessaire -le ‘contingent’- se confond avec la catégorie du ‘possible’. » 218 Un
problème se pose dans cette façon de voir la chose, M. Amselek confond deux aspects : la
possibilité et la liberté, c’est toute la différence entre droit et morale. Il y a ici une certaine
absence de finesse de la part de notre auteur. En conséquence, « les catégories modales
forment non pas un attelage de deux binômes, mais une structure ternaire, non pas un carré,
mais un triangle » 219 , « de même au possible s’opposent à la fois l’impossible et le
nécessaire, et au nécessaire le possible et l’impossible. »220 Sans aucun doute, M. Amselek
se trompe là-dessus. Il confond possibilité et nécessité, il mélange les deux colonnes
aristotéliciennes. Le fait que quelque chose ne soit pas possible n’implique pas
nécessairement et tout de suite que son contraire soit le ‘doit-avoir-lieu’ de la
nécessité. Une chose peut être impossible mais cela ne fait que son contraire soit
impérativement le ‘doit avoir lieu’. Exemple: le fait qu’un chat ne puisse pas voler, comme
un aigle par exemple, nous dit que son opposé est qu’il y ait des chats qui puissent voler.
Or, cela ne fait pas pour autant que le fait qu’un chat ne puisse pas voler soit l’opposé aussi
du chat qui doit nécessairement voler221. C’est sans doute une vue courte aboutissant au
totalitaire de l’État moderne. On ne parle pas de droit de ne pas, car cela sort du droit et
relève de la morale, de la liberté au fond.
217
Cheminements, p. 98.
218
Cheminements, p. 98-9.
219
Cheminements, p. 99.
220
Ibid.
221
Cheminements, p. 99 « Le ‘permis’ et le ‘facultatif’, distingués depuis Leibniz par la logique […]
déontique, sont une seule et même catégorie ».
62
Le problème avec la logique proposé par M. Amselek, c’est que c’est la logique même
qui explose, il n’y en reste rien. La logique devient le contenu possible de tout ce que l’on
veut y mettre, même s’il en parle d’une certaine ontologie, il ne la développe pas. En effet,
le problème de faire une analyse ontologique de la logique comme celle proposée par M.
Amselek c’est que la logique s’ébranle, s’évanouit et au fond il n’en reste rien. Tout
pourrait être dit du droit, ainsi que de la logique.
A cet stade il devient nécessaire de revenir sur la question du droit mais dans les
Cheminements car l’on trouve des développements différents et plus poussés.
D’abord, il est nécessaire d’entrer sur la structure typique du droit : « l’eidos ou structure
typique des choses que l’on classe sous le concept de droit comporte trois grandes séries
d’éléments constitutifs :
— des éléments génériques : les choses dont il s’agit présentent dans leur donné le
plus fondamental à notre conscience, les traits typiques des règles, ce sont des choses
relevant de la classe générale de règles ;
222
Cheminements, p. 45.
63
— des éléments spécifiques : les règles dont le droit est constitué donnent à voir de
manière plus précise les traits caractéristiques des [48] règles de conduite ou règles
éthiques, ce sont des choses qui relèvent de cette classe;
L’idée de règle ou de norme est celle qui tombe directement sur notre esprit lorsque l’on
pense au droit : « Si l’on s’efforce, selon la méthode de la réduction, d’observer comment
les choses que l’on tient couramment pour ‘du droit’ se donnent à notre conscience par-delà
la facticité et la contingence de leurs manifestations historiques, la donnée immédiate qui
vient se dessiner au premier plan, c’est celle de règle, de norme. »224 Pour Carbonnier : le
droit, c’est aussi des jugements et des règles.225
Une référence à Rome, faite par M. Amselek, est nécessaire pour comprendre la
question du droit tel qu’il l’entend : « [l]a fonction primitive essentielle du roi romain, qui
s’apparentait plus à un grand prêtre qu’à un souverain, était de tracer en lignes droites la
délimitation d’espaces sacrés pour l’emplacement et la construction des villes et des
temples » 226 . Ainsi, « le sens originaire du mot jus exprimait lui-même l’idée de
délimitation d’une ‘aire d’action’ -ou marge de manœuvre- à l’intention d’individus ou
groupes d’individus »227. Voilà ce qu’est le droit, mais M. Amselek ne le voit pas, et
223
Cheminements, p. 47.
224
Cheminements, p. 53.
225
Or, M. Amselek ne partage pas cette vue : « Cette analyse [celle de Carbonnier), qui revient ainsi assez
étrangement à prêter deux identités -deux structures génériques différentes- à un même objet, repose sur une
confusion. En réalité, le droit ne s’est jamais donné autrement que sous la forme de normes émises par des
autorités sinon, du reste, on se trouverait en présence d’un quelque chose qui ne serait pas le quelque chose
qu’on appelle couramment ‘le droit’ » p. 54 [les guillemets sont de l’auteur].
226
Cheminements, p. 58.
227
Ibid.
64
pourtant il le cite, une marge de manœuvre et non pas de direction des conduites
humaines228.
Le droit c’est donc des règles de conduite prêtes à être utilisées par l’interprète, ces
règles n’étant pas ni vraies ni fausses, « [l]e droit n’est pas composé d’une multiplicité de
règles au contenu bien individué, qui viseraient chacune ou à permettre, ou à interdire, ou à
imposer de faire telle ou telle chose ; le droit, c’est de la réglementation, de la pensée
affectée telle quelle, purement et simplement, à donner la mesure du possible et dont on va
en conséquence se servir en extrayant toutes les marges de possibilité qu’elle peut
indiquer. »229
Ainsi, « [i]l faut se garder, bien évidemment, de conclure que le législateur est libre de
constituer en règle n’importe quel contenu de pensée »230 Dans une décision, le Conseil
Constitutionnel français annule une loi car elle n’avait pas la bonne rédaction et la portée
pour devenir une norme juridique231. Pour M. Amselek, dans son dernier livre, il y a quand
même une limite tel que la haute juridiction l’a rappelé. On ne peut donc rédiger une loi
avec des termes que l’on veut. Bien que M. Amselek ne rejoint pas les logiciens déontiques
pour qui tout dépend des termes, et c’est le terme qui constitue le droit, il y a quand même
un certain style et une certaine technique à respecter, car, au contraire, ces termes seraient
« inaptes ou insuffisamment aptes en pratique à remplir leur fonction normative. »232 La
question serait celle de savoir quand on est en face d’un énoncé qui n’a pas les
caractéristiques ou la rédaction suffisante. Doit-on appeler au principe de raison suffisante ?
Comment fait-on pour le déterminer ?
N’étant pas les termes mêmes dans lesquels le droit est écrit, le droit, pour M. Amselek,
est un contenu de pensée. Or, il faut déchiffrer ce qu’il entend par là.
228
Ce la même chose pour le mot règle qui vient de « regula: ce terme désignait d’abord l’instrument matériel
pour regere, l’outil servant à réaliser [59] et à vérifier les traces rectilignes, et plus généralement toute barre
droite en lois ou en métal », Cheminements, p. 58-9.
229
Cheminements, p. 95.
230
Cheminements, p. 96.
231
Conseil constitutionnel, Loi sur l’avenir de l’école, DC 2005-512 du 21 avril 2005.
232
Cheminements, p. 96.
65
Le Droit : Un Contenu de Pensée
Il est important d’éclairer que sur ce point M. Amselek est l’un des premiers à théoriser,
c’est donc un apport important pour la théorie juridique que d’avoir vu la différence entre
l’écrit et ce qu’il véhicule, et placer le droit dans ce dernier. Il l’écrit de cette manière : « la
règle ne doit pas être confondue avec ces signes eux-mêmes : elle est faite de ce que ces
signes signifient, c’est-à-dire du contenu de pensée dont ils sont porteurs et qu’ils sont
chargés de faire passer dans l’esprit d’autrui. »233 C’est donc un grand bouleversement par
rapport aux théoriciens français d’auparavant tels que Gény, Carbonnier ou Virally.
Le droit est donc un contenu de pensée, « [c]e contenu de pensée peut, sans doute, être
communiqué d’un individu à un autre au moyen de signes sensibles, de signes scripturaux
par exemple »234 et « toute règle ou norme se révèle avoir la nature d’une mesure, d’un
étalon, d’un quelque chose servant de référence et auquel on est appelé à se référer. »235 Par
conséquent, « la vocation qui lui est propre est de donner la mesure du possible de l’avoir
lieu de choses, de servir d’indicateur de la marge (latitude) ou degré de possibilité de leur
survenance, de leur advenir. »236 Sur ce point-ci nous ne trouvons pas de changements par
rapport à sa thèse de 1964.
233
Cheminements, p. 60.
234
Ibid.
235
Cheminements, p. 87.
236
Ibid.
66
3) 0 % - 100 % = entre 0 et 1 peut (indétermination)237
De sorte que « [t]outes les règles […] se ramènent ainsi […] à indiquer la marge ou
degré de possibilité -et corrélativement d’impossibilité- de cet avoir lieu selon les trois cas
de figure que je viens de rappeler. »238
Or, puisque l’on a parlé d’un applicateur du droit, quel est le rôle du juge dans tout
cela ?
Le Rôle du juge
Avec cette affirmation M. Amselek rejoint la pensée de Kelsen sur la fonction du juge :
« les ‘juges’ dans nos sociétés modernes restent des autorités publiques ayant pour fonction
essentielle d’édicter des normes juridiques concrètes, particulières, individuelles; leur
mission ne se borne pas -comme le suggère leur appellation- à juger, c’est-à-dire à constater
la valeur positive ou négative des conduites humaines impliquées dans les affaires qui leur
sont soumises. »240Rien ne distingue, à cet égard, les juges des autres autorités publiques
normatrices. C’est très kelsénien, on trouve la même thèse dans le chapitre dernier chapitre
237
Cheminements, p. 90 « Toute la réglementation juridique se ramène […] à ces trois configurations
fondamentales. »
238
Cheminements, p. 88.
239
Cheminements, p. 84.
240
Cheminements, p. 55.
67
de la théorie pure du droit portant sur l’interprétation. Le juge n’est qu’un autre degré, plus
concret, de l’application, ou comme lui-même l’appelle, de la concrétisation du droit.
Ici, on le voit, M. Amselek se contredit par rapport à ce qu’il avait dit dans sa thèse dans
laquelle il soutenait que la règle doit précéder et précède toujours le jugement. Par
conséquent, le juge tranche un litige en utilisant des règles posées par un législateur (pour
lui le législateur au sens classique). Dans son dernier ouvrage, il affirme dans ce passage
que le juge est tout simplement un autre créateur de droit, seulement à un niveau plus
concret de ce qu’il appelle législateur.
La Notion de phénomène
Dans les propres mots de Husserl, la « phénoménologie désigne avant tout une méthode
et une attitude de pensée »244. Ainsi, « la phénoménologie repose sur un réaction anti-
idéologique ou phénoméniste, conçue dans le cadre d’un ‘idéalisme transcendantal’, pour
reprendre la formule de Husserl. »245 Puisque, selon le fondateur de cette école de pensée,
nous avons perdu le contact avec les choses elles-mêmes dans la plénitude de leur mode
241
Cheminements, p. 28.
242
Ibid.
243
Cheminements, p. 30.
244
E. Husserl, L’idée de la phénoménologie, trad. A. Lowit, PUF, 1985, p. 45.
245
Cheminements, p. 29.
68
d’apparaître. C’est pourquoi il nous faut : zu den Sachen Selbst, un retour aux choses elles-
mêmes.
La Dénonciation du logicisme
246
Ibid.
247
Cheminements, p. 30 [les guillemets sont de l’auteur].
248
Cheminements, p. 29.
69
Le logicisme est particulièrement présent chez les auteurs de philosophie du droit depuis
la fin du XIX siècle. Avec la montée en puissance d’un certain « rationalisme », on
commence à croire et à théoriser sur l’importance et la nécessité de faire une analyse
strictement logique de la fonction de trancher en droit. L’apport de M. Amselek, nous
considérons qu’est immense. « Cet apport dénonce un travers (ou ‘logicisme’) dont on n’a
pas réussi à considérer les règles comme de simples séquences de pensée discursive -du
logos- qui présentaient certaines caractéristiques intrinsèques. »249
La raison pour laquelle on ne peut pas soumettre les règles de droit à des règles de la
logique formelle, c’est « parce que les règles édictées par le législateur sont ainsi des êtres-
là, des choses, des réalités, des réalités spécifiques, des outils constitués par des actes
humains fondateurs, qu’il n’est pas possible de les soumettre aux principes de la logique
formelle ou ‘lois de la pensée’, comme Kelsen l’a cru pendant très longtemps et comme le
croient encore les tentants de la logique normative ou déontique. »252
Continuant dans la même ligne, M. Amselek soutient qu’« il ne faut pas confondre -
comme font les tenants de la logique des normes avec leur idée de ‘foncteurs normatifs ou
déontiques’- l’énoncé émis par le législateur et la fonction de norme dévolue par lui au
249
Cheminements, p. 13.
250
Cheminements, p. 428. Il confirme ceci ailleurs : « Cette correction d’approche permet de dégager enfin
l’accès à l’élucidation de cette vocation instrumentale trop longtemps occultée, à savoir servir à donner la
mesure du possible de l’avoir lieu de choses. » Cheminements, p. 13.
251
Cheminements, p. 13.
252
Cheminements, p. 78. Et dans la même page il soutient qu’ « [i]l est illusoire, en effet, de prétendre
pratiquer des inférences [79] logiques et tirer, par un pur processus de raisonnement, de nouvelles normes
juridiques à partir des normes juridiques posées par le législateur » pp. 78-9.
70
contenu de pensée énoncé. »253 L’erreur dénoncée par M. Amselek, c’est que « les tenants
de la théorie des foncteurs normatifs raisonnent à l’envers : ce ne sont pas les verbes
‘devoir’ ou ‘pouvoir’ qui donnent à un énoncé la nature d’un énoncé de norme ; c’est la
nature d’énoncé de norme préalablement impartie et reconnue à cet énoncé qui donne aux
verbes ‘devoir’ ou ‘pouvoir’ éventuellement employés une signification modale. »254
La conclusion à laquelle arrive notre auteur est nette, et c’est qu’« en présence de
contenus de pensée à fonction normative, on ne devrait pas dire qu’ils sont des normes ou
des règles, mais plutôt […] qu’ils sont de la norme, de la règle, de la pensée constituée en
règle. » 255 Il y aurait un monde du droit, complet, constitué des règles, mais ces règles font
partie d’un tout duquel on pousse, on y va pour prendre de la règle ou des règles, mais le
droit reste un univers complet constitué des pensées des hommes, non dévoilé mais présent,
réel. Ce qui nous amène à dire que « [l]e rapport de conformité que les conduites doivent
entretenir avec les règles, comme le rapport des événements du réel aux lois scientifiques,
n’est évidemment pas un rapport d’identité, mais de correspondance ou convenance. »256
Lorsque l’on dénonce toute l’utilisation de la logique formelle, il s’impose, bien sûr, que
tous ses principes, et en particulier le plus important, celui de non contradiction, n’est pas
applicable au droit. Mais cela ne veut pas dire qu’il s’annule, mais tout simplement que la
dénonciation du logicisme amène aussi à écarter ce principe. Ce qui lui permet donc
d’affirmer que « le principe logique de non-contradiction ne s’applique pas davantage aux
253
Cheminements, p. 93.
254
Cheminements, p. 94.
255
Max Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique matérielle des valeurs, Gallimard, 1955, pp. 208-13 et
Cheminements, p. 95.
256
Cheminements, p. 126 : « Ce point a totalement échappé à Kelsen, ce qui l’a conduit au concept
particulièrement de ’substrat indifférent au mode’ » [les guillemets sont de l’auteur]. Pour Kelsen 127. Kelsen
: une chose est valable quand elle est identique à une autre, Théorie Générale des Normes, p. 76.
71
règles juridiques »257. M. Amselek confond sans doute deux choses, mais cela n’est pas
important pour notre étude. Donc, « lorsque le législateur édicte deux règles ayant des
teneurs contraires, ces règles ne sont pas contradictoires mais antinomiques » 258 . Or,
comment sait-on que ce sont des règles antinomiques ? Pour qui cela pourrait en être ? Le
relativisme de M. Amselek nous empêche de répondre clairement.
Le principe de non contradiction nous dit en logique que deux normes de droit
contradictoires entre elles ne peuvent pas être valides en même temps dans le même
système juridique et au même moment. Comme on peut le voir, il faut prendre toute une
sorte de présupposés de la logique formelle que M. Amselek rejette d’entrée. Donc, il est
difficile de faire une bonne analyse en raison de la manière dont procède notre auteur. Bien
sûr, si l’on rejette tous ces postulats, l’on doit forcément conclure que le principe de non
contradiction n’est pas applicable au droit. C’est comme si l’on rejette la notion de péché
originaire, et qu’après l’on soutient qu’il est non nécessaire un Christ sauveur. Bien
évidemment, si l’on rejette cet aspect, tous les autres, par conséquent, sont contingents ou
non applicables. Celle-ci est l’une des façons dont procède souvent le professeur Amselek,
mais, je crois, qu’il ne le voit pas très souvent.
La Construction de concepts
Pour commencer il faut dire que « les règles ou normes se différencient d’une autre
variété d’étalons : les concepts. »259 Les concepts ne sont pas des vérités absolues ou des
257
Cheminements, p. 79.
258
Ibid.
259
Cheminements, p. 127 : « Ils se distinguent des règles ou normes à un double point de vue : d’une part, il
ne s’agit pas d’étalons formels, mais de ce que j’ai appelé des étalons concrets, donnant directement la mesure
de ce qu’ils étalonnent et qu’on rapporte à eux. D’autre part, ils n’étalonnent pas des survenances ou
accomplissements de choses, mais des consistances ou constitution de choses […]. Ils concernent le mode ou
la modalité d’être, et non pas d’avoir lieu des choses ».
72
constructions ineffables ou logiquement certaines, au contraire « [l]es classes ou concepts
ainsi construits par notre esprit ne sont pas des tableaux ou représentations des choses du
monde telles qu’elles se donnent effectivement à notre regard ; ce sont des outils forgés par
notre logos pour nos besoins pratiques propres, qui nous permettent d’identifier les choses,
de les reconnaître et d’en parler. » 260 Ainsi, M. Amselek cite Wittgenstein, pour qui
« ‘essentiel’ n’est jamais la propriété de l’objet, mais le caractère du concept »261. Et il
critique une fois de plus Husserl car « l’essence n’est pas, comme l’a prétendu Husserl, une
réalité objective à notre conscience […] mais le contenu d’un concept »262. Ainsi, « [c]’est
faute d’avoir réalisé cette élucidation de sa propre démarche que Husserl s’est vu souvent
reprocher d’aboutir, par la réduction eidétique, à un appauvrissement des réalités du monde,
ramenées à des entités abstraites, pour ainsi dire épurées et aseptisées »263. Or, M. Amselek
en est arrivé au même résultat, comme on l’a déjà vu, il a aseptisé la notion de droit ainsi
que celle de règle. La règle de M. Amselek est une règle boiteuse.
Voici quelque chose d’important à retenir : « [n]os classements et concepts ne sont pas
des outils voués par principe à l’universalité ni à l’éternité »264. Ceci devrait s’appliquer
aussi à ce que l’on appelle le droit positif, le droit écrit. Un Code n’est qu’un autre contenu
de concepts, en conséquence, il n’est pas voué à l’éternité, ni à l’universalité. Il pourrait
être changé par l’interprète, modelé, façonné. Voilà une des conséquences à laquelle M.
Amselek n’a pas pensé lorsqu’il a affirmé cela.
Et il continue en disant que l’« on peut classer les choses de façon plus ou moins
intuitive sans que les critères de classement mis en œuvre par notre esprit soient explicités,
approfondis. »265Car « les concepts sont des étalons-archétypes élaborés par notre esprit
dans son travail d’inventaire et de classement du ‘mobilier du monde’ et qui donnent la
mesure de l’essence ou structure typique des choses. »266
260
Cheminements, p. 33.
261
Remarques sur les fondements des mathématiques, trad. M.-A. Lescourret, Gallimard, 1983.
262
Cheminements, p. 34.
263
Ibid.
264
Cheminements, p. 35.
265
Cheminements, p. 36.
266
Cheminements, p. 127.
73
Les institutions juridiques, par exemple : les concepts de régime parlementaire ou
présidentiel, ce sont « des éléments de réglementation formant des dispositifs d’ensemble
coordonnés, des mécanismes ou des assemblages de mécanismes, en bref, des systèmes : en
fonction des caractéristiques distinguées dans les régimes juridiques en question, on peut
élaborer des types, classes ou concepts. C’est ce à quoi correspondent ce qu’on appelle
couramment, dans la pratique, des ‘institutions juridiques’. »267
Dans cet ordre d’idées, M. Amselek attaque ceux qui pensent aux concepts comme le
droit même, puisqu’en effet « [o]n ne saurait prétendre, comme on a tendance à le faire, que
ces idéalités typiques incarnent le ‘vrai’ droit »268
Reinach, Coing et Fechner sont ici renvoyés dos-à-dos, malgré le fait qu’ils se disent des
phénoménologues du droit, à l’instar de M. Amselek, car « il convient d’évoquer ici le
caractère insoutenable des conceptions d’Adolf Reinach, et plus récemment de Coing et
Fechner, prétendant tirer de tel ou tel concept-institution juridique des règles s’imposant
objectivement au législateur, du droit authentique donné a priori, à valeur universelle et
intemporelle »269. Mais la question qui se pose est de savoir si, dans ce sens, le législateur
pourrait faire ce qu’il veut, mais supra il avait soutenu le contraire ? Une autre
contradiction interne dans la pensée de notre auteur.
Finalement, l’on ne doit pas clore ce paragraphe sans dire que cette distinction entre
norme et concept est une distinction classique du positivisme normativiste. Sans doute, elle
ne tient pas debout, mais il faut la comprendre pour voir de quoi ils parlent lorsqu’ils
affirment qu’une norme n’est pas la même chose qu’un concept, et qu’une norme n’est pas
non plus l’écrit ou l’énoncé posé sur une feuille, par exemple, dans un code ou dans une loi
édictée par un Parlement.
267
Cheminements, p. 131.
268
Cheminements, p. 133.
269
Cheminements, p. 134. M. Amselek cite particulièrement le livre d’Adolf Reinach, Les Fondements à
priori du droit civil, Paris, Vrin, 2004.
74
juristes mêmes.270 Cette étude de la philosophie du droit devrait être obligatoire pour tout
juriste car elle permet de comprendre des sujets importants et compliqués dans la formation
du juriste. La logique que les juristes présuppose est une logique naïve qui ne tient pas au
plus simple des analyses. Cela permet d’éviter les maux courants présents de nos jours dans
le droit enseigné par les professeurs aux facultés de droit.
En France, et partout dans le monde occidental au moins, le droit est atteint de trois
maux selon M. Amselek. Ces « trois maux complémentaires dont notre pensée du droit se
trouve tout particulièrement affectée »271 ne cessent d’être présents dans la formation du
juriste au sein des facultés de droit. Ces trois maux sont les suivants :
Le Psittacisme
Le premier mal dont le droit est affecté dans les sociétés légalistes tels que la France
c’est le « le psittacisme, c’est-à-dire le fait de dire des mots (un peut à la manière d’un
perroquet) »272. Ces mots maux sont présents chez les professeurs du droit ainsi que dans
les livres, articles, etc., qu’ils écrivent. Nous ne faisons référence ici qu’aux techniciens du
droit, ceux qui écrivent par exemple des manuels en droit civil, administratif, etc. Mais
aussi chez les philosophes du droit. Ce mal consiste donc à parler sans réfléchir, à ne pas
mâcher ses mots comme dirait Nietzsche lorsqu’il faisait référence à l’exemple de la vache
qui rumine très bien avant d’avaler sa nourriture.
Le Syncrétisme
270
Cheminements, p. 15 « S’il me paraît, en effet, préférable qu’elle soit assumée par les juristes eux-
mêmes ».
271
Cheminements, p. 36.
272
Ibid.
273
Ibid.
75
avis, est un mal relatif. Il se présente seulement si l’on prend les concepts comme des
vérités objectives. Mais, comme M. Amselek même l’a dit, les concepts ne doivent pas être
pris ainsi. Un concept est une construction mentale, une construction de l’esprit, et si
quelqu’un d’autre, par exemple un étudiant ne capte pas très bien une distinction
conceptuelle, ce n’est pas de la faute à lui mais plutôt au professeur, ou à l’auteur de
doctrine qui l’a créé. Ces catégories typiques sont très difficiles à soutenir, et, par ailleurs,
elles tombent dans un positivisme affreux que notre auteur dénonce lui-même.
Le Réductionnisme
Et nous voici arrivés à la fin de ce chapitre non sans quelques regrets. D’abord parce que
la profondeur et cohérence attendues non pas été présentes, ensuite parce que la pensée de
M. Amselek a maintes erreurs que l’on se donnera la peine de souligner, car, le but d’un
travail de recherche c’est aussi d’être critique et donner son avis sur le point étudié.
274
Ibid.
76
M. Amselek attaque fortement certains philosophes et ceci est parfois une imprudence
de sa part. On ne sait pas s’il ne comprend pas très bien le penseur qu’il critique ou s’il le
fait tout simplement pour se donner un air important ou intelligent. En tout état de cause, on
le verra, dès Platon en passant par Kant ainsi que Dworkin (celui-ci à juste titre), notre
auteur n’a presque pas de considération pour certains des grands penseurs de l’histoire.
Par exemple, avec Kant, nous ne nous considérons pas kantiens, ou du moins nous ne
voulons pas l’être, mais toujours est-il qu’il s’agit d’un des grands philosophes présents
dans l’histoire de la philosophie. Cela n’empêche M. Amselek de dire que : « [c]’est la
même faiblesse de contact avec le droit […], le même manque d’attention et de respect
portés à son identité propre, que caractérisent la Doctrine du droit […] de Kant, […] :
exposant une conception totalement irréaliste, de surcroît truffée d’erreurs et contre sens de
détail. »275
D’autre part, M. Amselek tombe souvent dans les postulats de ce qu’il veut attaquer, le
droit naturel : « les règles de droit ne sont pas seulement portées par du langage et des
textes, mais aussi, dans le même temps, par des actes sociaux spécifiques accomplis en
parlant par les locuteurs juridiques : c’est une vue partielle et tronquée de leur prêter
uniquement une dimension linguistique statique » 277 . Si le droit est présent dans les
relations sociales c’est qu’il y a du droit dans la société, à l’instar de ce que le droit naturel
classique proclame. Or, les règles ne sont pas seulement celles dictées par un Parlement
275
Cheminements, p. 10.
276
Cheminements, p. 120.
277
Cheminements, p. 16.
77
(Législateur). Ainsi, M. Amselek tombe à nouveau dans le droit naturel lorsqu’il soutient
que : « comme le langage ou la monnaie, le droit est probablement une création spontanée
de la pratique : il n’a pas correspondu originairement à une intention humaine délibérée et à
un concept mûri avant sa mise en œuvre. »278
21. “force est d’observer que la province Droit est sans doute de celles qui manquent le
plus d’élucidation ontologique” C’est sans doute une allusion à l’ouvrage de John Austin :
The Province of Law Determined279, connu par l’auteur.
24. “nous en avons ordinairement une expérience vécue d’avantage que pensée.”
Ceci est important, car il révèle ce que l’auteur pense vraiment sur le droit, mais c’est
contradictoire par rapport à ce qu’il soutient dans sa thèse : « [l]es aspects extérieurs du
droit, en effet, ceux qui tombent directement sous le regard, c’est-à-dire principalement les
énonciations ou dires juridiques formulés par les autorités publiques sont loin d’épuiser
toute la réalité du droit ; ils n’en constituent que la couche superficielle. »280 Le droit n’est
pas exclusivement dans les énoncés formulés par les autorités juridiques, or, où est-il
d’avantage ? Où pouvons-nous trouver encore du droit dans la théorie amselekienne ? C’est
une réponse qu’il n’a pas donné, c’est pourquoi nous pouvons dire qu’il y a un certain
Amselek iusnaturaliste. Il laisse la porte ouverte au iusnaturalisme dans sa théorie ; à force
de trop la critiquer, notre auteur n’est pas arrivé à la surmonter, mais plutôt, il tombe,
comme avec le positivisme, dans plusieurs de ses postulats.
278
Cheminements, p. 21.
279
London, Murray, 2012 [1848].
280
Cheminements, p. 24.
281
Cheminements, p. 38.
78
D’ailleurs, « il faut ‘écouter’ la tradition, disait Heidegger. »282 C’est une chose qui n’est
pas faite par lui-même. Il néglige, voire attaque, toute la tradition en matière philosophique.
Que ce soit Platon, Aristote, Saint-Thomas, Leibniz, Kant, sont dénigrés par lui.
Le choix du terme eidos n’est pas heureux. Tant par Husserl que sa reprise par M.
Amselek. Ce terme platonicien renvoie précisément aux choses que notre auteur déteste,
c’est-à-dire, la métaphysique. L’eidos platonicien est rempli par un aspect métaphysique,
c’est vrai, c’est l’essence, la forme, l’idée, mais au fond, il contient de la métaphysique sans
laquelle il ne peut pas exister en tant que tel, il a besoin de l’idée métaphysique du bien, de
l’Un.
Une autre expression citée souvent par M. Amselek c’est que le droit est édicté « par des
pouvoirs publics »283. Comme si le droit ne serait que ce qui crée une autorité publique. Sur
cet aspect il est un pur positiviste-légaliste. Il s’agit d’une autre contradiction insurmontable
par rapport à ce qu’il dit dans le paragraphe précédent.
Pour Kelsen, une conduite « correspond à la norme, elle y est conforme, lorsqu’elle est
telle qu’elle doit être selon cette norme ; elle contredit à la norme lorsqu’elle n’est pas telle
qu’elle doit être selon cette norme »284 Pas du tout. Ce n’est pas exact. Le fait qu’un fait ne
rentre pas dans une norme ça ne veut pas dire qu’il la contredit. Ça veut tout simplement
dire que ce fait ne correspond pas à cette norme ou n’a rien à voir. Ex.: Le voile est interdit
à l’école; mais si une élève arrive en minijupe ça ne veut pas dire que cette conduite
contredit ou qu’elle est conforme à cette règle-là. Elle veut simplement dire, si l’on analyse,
que c’est un comportement qui n’a rien à voir avec la norme. Pareil, dans le cas où la
conduite aurait à voir avec la règle. Ça ne veut pas dire qu’elle la contredit mais tout
simplement qu’il lui faut tel sanction imposé par la règle du fait de son
inaccomplissement.”
Un autre problème récurrent chez M. Amselek ce sont les exemples et les métaphores.
Les exemples et les métaphores sont un autre problème récurrent chez M. Amselek. Il se
282
Cheminements, p. 46.
283
Cheminements, p. 79.
284
Cheminements, p. 119.
79
trompe souvent par les associations qu’il fait dues à son manque de finesse. Il affirme par
exemple qu’une clé et une serrure c’est comme les faits et le droit. La serrure c’est le droit,
la clé ce sont les faits que l’on doit subsumer pour voir si c’est la bonne clé. C’est un
exemple erroné, car d’abord, ce serait le contraire, et ensuite, cette métaphore n’est pas très
clairement applicable au droit et, plus concrètement, à la question de la règle, puisque
toutes les deux, serrure et règle, peuvent servir du droit ?, il manque le fait. Il compare
toujours un élément physique (la clé-serrure) à un aspect de l’esprit (règle, règle de droit) ce
qui n’est pas toujours pertinent. Cette phrase illustre très bien ce que l’on pense sur cet
aspect : « il y a toujours un danger avec les métaphores, c’est qu’on tend facilement à
oublier qu’il s’agit de métaphores. »285 Notre auteur devrait appliquer cette phrase à lui
même.
La Question du relativisme
Dans ce qui suit l’on dira pourquoi M. Amselek est au fond un relativiste malgré ce qu’il
dit et les philosophes qu’il attaque. D’une part, il soutient que « la valeur d’une conduite,
comme d’ailleurs la valeur attribuée à toute chose, dépend de l’instrument de référence
auquel on se rapporte »286.D’autre part, il considère qu‘« une chose n’a pas de par elle-
même, intrinsèquement et absolument, une certaine valeur — la valeur qu’on lui donne est
fonction du terme de référence utilisé. »287 Le nihilisme dont il parle est, peut-être, présent
dans sa théorie, car « les choses n’ont pas de valeur par elles-mêmes »288.
285
Cheminements, p. 430.
286
Cheminements, p. 80.
287
Ibid.
288
Cheminements, p. 120.
80
C’est dans ce sens qu’il se permet de dire que « la valeur est toujours le rapport à un
terme de référence extérieur à la chose évaluée, choisi par une décision humaine. »289 Et, il
continue en écrivant qu’« [o]n n’échappe pas au relativisme des valeurs. »290
Dès lors que l’on pose le postulat de la relativité des valeurs, on nie l’être. Et s’il n’y a
pas d’être-en-soi, il n’y a pas de règle au sens amselekien. S’il n’y a pas de règle, toute la
pensée sur ce qu’est le droit chez M. Amselek tombe immédiatement car il ne reste rien
débout après avoir annulé le postulat principal, à savoir, l’existence de la règle. On trouve
un non-sens donc dans cette partie de la pensée de M. Amselek, sa pensée est donc affectée
du vide.
M. Amselek s’appuie aussi et souvent sur des exemples tirés de la physique, des
mathématiques et de la médecine. Il cite plusieurs ouvrages concernant ces sujets. Mais ce
seul fait, il se peut que dans leurs domaines ils aient raison, ne suffit pas pour ramener les
mêmes conclusions au droit. C’est peut-être un des trous que l’on voit dans la construction
amselekienne.
M. Amselek, comme certains d’autres qui s’avèrent critiquer le maître autrichien sans
l’avoir trop lu ou compris, a aussi essayé de mettre d’autres éléments, en essayant de faire
vraiment de la “science”, mais il n’a peut-être pas vu que lorsqu’il proposé de faire des
études de psychologie ou de sociologie pour atteindre ce but, il ne faisait que déplacer le
problème ou, au plus, changer de cap.
Il reste que notre auteur est fasciné par le physicisme ou par le scientisme, sans trop le
dire, ses références aux sciences dures sont très présentes. C’est, peut-être, dû au fait d’être
toujours attiré par la médecine et, en générale, par les sciences différentes à celles de
289
Ibid.
290
Cheminements, p. 122.
81
l’esprit. Tous les Cheminements sont remplis de citations à des auteurs autres que des
philosophes, historiens ou juristes, il préfère, lorsqu’il s’agit de donner un exemple ou
d’appuyer une thèse, d’aller puiser dans les domaines des sciences physiques. Il plaide ainsi
pour un physicisme dans le droit. Pour que des études de psychologie, statistique,
sociologique, etc., soient faits dans la théorie du droit afin de mieux comprendre ce
phénomène qu’est le phénomène juridique. C’est en cela qui consiste la véritable science
phénoménologique du droit au sens amselekien.
82
Conclusion de Chapitre
La Théorie pure du droit reste une œuvre impressionnante, et la démarche entreprise par
Kelsen, qui n’est rien d’autre que l’expression la plus aboutie en droit du more geometrico
que l’on pourrait situer à la Renaissance, peut-être chez Hobbes, montre une voie tout à fait
respectable mais non faisable en pratique. La Théorie pure du droit, étant une logique pure
d’après les termes de Kelsen même, reste une abstraction parfaite de la réalité du droit,
mais elle ne trouve pas sa place notamment dans les pays en voie de développement. Cette
construction n’est réalisable que sous la base de certaines conditions qui soient remplies
dans un pays. Ces conditions ne sont pas, comme on tend parfois à le supposer, du niveau
physique, économique ou, pour faire simple, structurel. Elles visent notamment l’individu,
l’esprit de l’individu de ce pays donné. En effet, pour que la théorie kelsénienne (Note: on
parle de théorie kelsénienne mais en réalité c’est trop dire et trop attribuer à un simple
individu. Il faudrait plutôt parler de théorie de logique pure en droit ou d’application de la
logique pure au juridique) soit applicable, il faut une préalable mise en forme des hommes
voués à cette entreprise, a vivre dans cette société more geometrico. Il faut, en d’autres
termes, un formatage et une reprogrammation, tel qu’un ordinateur. Cette formation ou
programmation n’est possible que dans les pays où il y a un fort establishment ou système
d’éducation, tel que les pays du nord ou les pays orientaux comme la Japon ou la Corée du
Sud. Pour le reste, il faudra, pour que cette théorie fonctionne en pratique et il y ait un plein
accord, ou du moins une certaine conformité, entre la théorie et la pratique, que les
habitants de ces pays soient “éduqués” à faire certains comportements.
L’histoire est plus complexe qu’une simple dichotomie : droit naturel et droit positif.
Dire que le droit posé n’est qu’un instrument dont on se sert quand on tranche un litige
c’est un peu court comme analyse. Même à l’époque moderne, il y a une sorte de droit
inscrit dans la société qui nous interdit en quelque sorte de dire que tout est relatif. Notre
auteur reste malgré tout un positiviste, un positiviste relativiste, mais un positiviste quand
même. Le mot positivisme pris ici au sens classique, de vérification empirique des faits, un
peu à la Comte.
83
Il est temps de traiter le dernier thème important dans la pensée amselekienne et c’est
celui sur l’interprétation. A notre avis, c’est là où l’on trouve le plus de profondeur ainsi
que de cohérence. Cet aspect est l’un des plus dignes d’être cités et véhiculés dans des
travaux sur le droit ou tout simplement dans l’enseignement juridique. L’interprétation
juridique est le domaine où M. Amselek a donné le plus d’éclaircissements aux nouvelles
générations.
84
TROISIÈME CHAPITRE. LA QUESTION DE L’INTERPRÉTATION
Voici donc le chapitre le plus important dans la pensée du professeur Paul Amselek.
L’interprétation juridique est l’aspect le plus remarquable de tous ses travaux. Il a vu très
clairement l’enjeu qui y est présent et l’a expliqué nettement. Ainsi commence son
analyse : « [p]endant longtemps, l’interprétation n’a occupé qu’une place très modeste dans
la théorie du droit, ne donnant lieu qu’à des études de caractère technique relatives aux
différentes méthodes susceptibles d’être mises en œuvre par les interprètes des édictions
juridiques. »292
Une vue claire des choses, c’est d’avoir remarqué « le ‘tournant interprétatif’ dans la
pensée juridique »293. Ce changement, produit au XXème siècle, n’est pas très bien perçu
par les auteurs de la matière. M. Amselek a justement compris la question et nous présente
une bonne analyse dans la dernière partie, itinéraire comme il l’appelle, de ses
Cheminements. M. Amselek parle aussi des deux mondes: intelligible et sensible, il est
donc dans une certaine mesure platonicien.
291
« - Abstractamente, la distinción entre lo de facto y lo de iure es obvia, pero concretamente las confusiones
proliferan. Abundan palabras (como ‘importante’, por ejemplo) que significan ad libitum derecho o hecho. »
p. 122.
292
Cheminements, p. 417.
293
Cheminements, p. 10.
85
interprété et dont le sens extrait paraît évident à l’interprète. »294 Sur ce point, M. Amselek
rejoint R. Dworkin, qui critique le principe in claris non fit interpretatio (il n’y a pas de
place pour l’interprétation lorsque la règle est claire). C’est une des règles d’interprétation
admises dans le droit civil du XIXème siècle. Lorsqu’une disposition du Code civil est
claire, l’interprète ne fera pas appel à son esprit sous prétexte de méconnaitre son sens
littérale.
Sur les jugements affectifs « l’expérience affective est une expérience par laquelle le
sujet éprouve, selon les sentiments de répulsion, de fermeture, à l’égard de certaines
choses. »295
« C’est que, chez le sujet, intervient tout un processus mental assez complexe et resté
insuffisamment élucidé : il convient d’observer que les réactions affectives d’attirance ou
de répulsion sont fonction des prédispositions du sujet, de ses tendances […], de son état de
réceptivité qui fait qu’il est en mesure d’accueillir certaines choses et pas d’autres, comme
un récepteur de radio est en mesure de capter certaines émissions et pas d’autres. »296
Pour justifier ses positions, M. Amselek fait appel aux théoriciens nord-américains :
Fiss, Fish et Searle. Il s’appui aussi sur les développements de l’Anglais J. L. Austin. Ce
qui l’amène à dire que « le sens littéral est justement le sens qui s’attache à la lettre du texte
dans le contexte de son émission et du type d’acte de parole conventionnellement répertorié
294
Cheminements, p. 69 [les guillemets sont de l’auteur].
295
Cheminements, p. 121.
296
Ibid.
297
Cheminements, p. 581.
86
et étiqueté que l’auteur a entendu accomplir ou, si l’on préfère, du type de fonction sociale
qu’il a voulu exercer »298. De cette façon, une fois que le texte est interprété, il prend un
sens. C’est la clé de la théorie amselekienne de l’interprétation. Un texte perse n’est rien
mais si on le lit et l’interprète, son sens devient contraignant, ensuite l’on ne pourra pas dire
(après) ce que l’on voudra à sa guise. Or, ce n’est pas un seul sens, mais une possibilité de
sens limités.
Pour M. Amselek, « [l]a faiblesse des thèses objectivistes est de s’arrêter à cette donnée
et de méconnaître que le sens littéral ne lie pas nécessairement et absolument l’interprète
juridique. Ce n’est pour lui qu’une base de départ, un point de passage obligé à partir
duquel il va avoir à décider de la suite de ses démarches interprétatives. »299 Or, selon notre
auteur, la loi suppose un émetteur sage, ce qui n’existe pas. Selon cette position, un peu
naïve, le législateur serait un émetteur sage300. Ce qui montre que M. Amselek reste encore
attaché à l’exégèse. En effet, dans ses propres mots « il se relève nécessaire d’en faire l’
‘exégèse’, d’en faire sortir tout ce qu’elle cèle ou recèle. » 301
Ainsi, l’un des apports le plus importants est d’avoir vu que « ces modulations (ou
modelages) des règles se placent sous le signe de la rationalité non pas théorique, mais
pratique, et elles sont passibles non pas de vérification mais de justification. »302 Ainsi, le
professeur Amselek rejoint les positions des argumentativistes, en particulier de son ami N.
McCormick. Il prône en conséquence une « logique non formelle »303.
Pour leur part, « [l]es théories réalistes conduisent à faire perdre de vue le statut
véritable de l’interprète, que reflète la figure emblématique d’Hermès, le messager des
298
Cheminements, p. 587.
299
Cheminements, p. 585.
300
Il affirme aussi que « [l]a réglementation juridique, ce n’est pas n’importe quels sens, n’importe quels
contenus de pensée, mais le sens des textes juridiques émis par le législateur. », Cheminements, p. 591.
301
Cheminements, p. 587.
302
Cheminements, p. 589.
303
Ibid.
87
Dieux : l’interprète est un intermédiaire, un agent de transmission des messages chargé d’en
faire passer la teneur à ceux à qui ils sont destinés. »304 Ce type de théories s’inscrit dans le
relativisme et prône, en général, en faveur de ce que l’on appelle un « gouvernement des
juges »305. Cependant, notre auteur leur reconnaît du mérite : « [l]es théories réalistes ont
raison de souligner que la réglementation juridique ne s’identifie pas aux textes
juridiques »306. Toutefois, M. Amselek signale également que « cela ne signifie pas que les
textes ou paroles du législateur sont chose négligeable et que l’interprète est libre de donner
à la réglementation juridique la consistance intellectuelle qu’il veut. »307
De sorte que l’interprète met du sien, mais il y a tout de même une base commune, en
étant fortement lié par le texte. « Il y a bien, dans tous les cas, une dimension
d’intentionnalité du texte lui-même : tout texte a une intention dans la mesure ou il veut
dire quelque chose »308 Un peu universaliste, M. Amselek part de l’idée du mot comme
porteur de sens. C’est sans aucun doute une référence métaphysique, ce que M. Amselek
voulait éviter à tout prix, mais cela ne fait que montrer combien il est difficile de dépasser
Platon. Tout au plus peut-on s’en éloigner, mais pas le surmonter.
Dworkin à Paris
L’une des figures les plus importantes de la philosophie du droit au XXème siècle est
sans doute le Nord-américain Ronald Dworkin. Venu plusieurs fois à Paris pour assister à
des colloques, en particulier ceux organisés au Centre de Philosophie du Droit de Paris II,
ce théoricien du droit a marqué la pensée de plusieurs générations de juristes dans le monde
entier et il est cité encore aujourd’hui, y compris par des Hautes Cours, comme un
argument d’autorité. M. Amselek écrivait à son propos que « Dworkin a de grands talents
304
Cheminements, p. 590.
305
M. Amselek les nomme « les déconstructionnistes, réalistes et autres champions du nihilisme. » Id., p. 596.
306
Cheminements, p. 591.
307
Cheminements, p. 591.
308
Cheminements, p. 592.
88
de rhéteur et possède l’art de séduire ses lecteurs ou ses auditeurs, tout en masquant les
faiblesses et les incohérences de sa pensée sous un voile d’approximations, équivoques et
faux-semblants. »309
Le Tournant Interprétatif
Un des mérites du professeur Amselek est d’avoir remarqué le tournant interprétatif qui
s’est produit dans le domaine de l’herméneutique juridique. Il se permet de dire que « le
tournant interprétatif a conduit d’un extrême à un autre : après avoir longtemps largement
occulté le statut de l’interprétation dans l’expérience juridique, on est porté aujourd’hui à
lui accorder une attention excessive, à ramener toute la pratique du droit et la dogmatique
juridique elle-même uniquement à des exercices d’interprétation. » 310 C’est pourquoi
l’interprétation n’est pas tout selon M. Amselek.
309
Cheminements, p. 516.
310
Cheminements, p. 423.
311
Cheminements, p. 426.
312
Cheminements, p. 434.
89
La Position interprétative de M. Amselek
D’abord, il faut commencer par dire que « [t]oute quête ou enquête de données mentales,
tout accès à l’univers intérieur d’autrui n’est pas interprétation »313. Ici apparaît une autre
contradiction dans la pensée de notre auteur : « toutes ces recherches indiciaires des
historiens ou des psychanalystes n’ont pas grand-chose à voir, dans le principe même de
leur objectif, avec l’interprétation proprement dite ; et parler d’interprétation à leur propos,
c’est avoir ou en tout cas donner une vue complètement déformée et singulièrement
appauvrie des démarches en cause. »314
Nous avons dit plus haut que M. Amselek restait classique dans le domaine de
l’interprétation car il rejoignait, d’un certain point de vue, les thèses de l’exégèse juridique.
313
Ibid.
314
Cheminements, p. 436. Ainsi, il affirme, en citant le théoricien nord-américain de l’interprétation, que « On
doit, au demeurant, relever que l’explication de texte va au delà de l’éclairage des intentions et motivations de
l’auteur et peut aussi consister, le cas échéant, en une démarche théorique de mise au jour des mécanismes
mêmes de la production de textes; c’est ce que souligne le théoricien américain de la critique littéraire
Jonathan Culler : ‘Un grand nombre d’œuvres de critique littéraire sont des interprétations en ce qu’elles
parlent d’œuvres particulières, mais le but qu’elles poursuivent est peut-être moins de reconstruire la
signification de ces œuvres que d’explorer les mécanismes ou les structures qui leur permettent de
fonctionner, en éclairant ainsi les problèmes [441] généraux qui concernent la littérature, le récit, le langage
figuré, les thèmes, et ainsi de suite’. » Cheminements, pp. 440-41. La citation est prise de « Défense de la
surinterprétation », en Umberto ECO et al., Interprétation et surinterprétation, trad. par Jean-Pierre Cometti,
Paris, P.U.F., 2002 [1992], p. 114.
315
Cheminements, p. 419.
90
En effet, « c’est toujours à partir de la ‘lettre’, c’est-à-dire du texte et du sens littéral de
façade qui s’attache à lui, qu’on procède à des approfondissements de sens. Il s’ensuit que
l’interprète se trouve dans la position contraignante d’avoir à argumenter et à tâcher de
convaincre s’il veut s’écarter du sens littéral, le préciser, le compléter, le corriger : il lui
faut justifier du bien-fondé des arrangements et libertés qu’il prétend prendre avec le texte
et son sens littéral »316.
Voyons une citation qui nous montre ce que nous venons de dire concernant sa position
exégétique : « [l]e sens littéral s’imposera à lui et il devra faire comme s’il était ‘clair’,
même si ce sens ne le satisfait pas, dès lors qu’il lui apparaîtra difficile, dans les conditions
contextuelles, de justifier de s’en écarter, de jeter des doutes à son sujet : le manque de
force argumentative paralysera ses initiatives. »317 Ceci est évidemment faux, mais cela fait
partie des contradictions internes de la pensée du professeur Amselek.
Tout ceci pour rejoindre la position de Fish, qui « rejette complètement et l’objectivisme
et le subjectivisme : le texte à interpréter n’impose rien à l’interprète, il n’existe pas de sens
attaché à sa lettre; il laisse donc théoriquement une totale liberté à l’interprète, mais celui-ci
ne peut en profiter en raison de la tyrannie qu’exerce sur son esprit la communauté
interprétative à laquelle il appartient. »319 Il y aurait par conséquent « [d]es contraintes que
les textes juridiques eux-mêmes font peser sur les interprètes »320
316
Cheminements, p. 596.
317
Ibid [les guillemets sont de l’auteur].
318
Cheminements, p. 600.
319
Ibid « Fiss, au contraire, présente sa conception comme un compromis entre les thèses objectivistes et les
thèses subjectivistes. »
320
Cheminements, p. 601.
91
dire que « [l]es interprètes juridiques ne sont jamais que les porte-parole des autorités dont
ils interprètent les textes »321
Pour clore donc, en faisant référence aux normes, qu’ « [i]l s’agit même d’entités
doublement transcendantes. Elles le sont à un premier degré par leur constitution idéelle
même, mais aussi à un second degré en tant qu’elles ne se donnent qu’enfermées dans les
actes mentaux, les actes de commandement »322. Les règles de droit sont en effet des
entités doublement transcendantes parce qu’elles sont des idées mais aussi parce qu’elles
n’existent que dans l’esprit des gens d’une société donnée.
« Nous savons tous ici que le droit est la plus puissante des
écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature
aussi librement qu’un juriste la réalité. » Giraudoux
C’est un lieu commun, notamment en France, d’écouter des professeurs de droit dans
leurs cours dire que ce que fait le juriste au jour le jour, c’est qualifier. Néanmoins, la tâche
du juriste n’est pas de qualifier323.
321
Cheminements, p. 609.
322
Cheminements, p. 618.
323
Cheminements, p. 442 : « on n’est pas fondé à voir de l’interprétation dans le rattachement de nos données
d’observation, et plus généralement de conscience, à des concepts. C’est sur ce dernier point que je
m’arrêterai ici. Il est usuel dans les milieux juridiques, comme dans la pensée générale ambiante, de se référer
à l’idée d’interprétation à propos de la qualification des choses - des objets, des faits, des situations, des actes,
des dires, etc. »
324
Cheminements, 442-43.
92
les comportements dans le respect des les normes en vigueur. Ce qui n’est pas vrai. M.
Amselek a raison de dire que le droit, ce n’est pas de qualifier. Affirmer l’inverse, c’est
défendre une vision tronquée. Elle permet de tricher, comme le fait, souvent, le Conseil
d’État français, afin de rester dans le more geometrico.
M. Amselek pousse l’analyse et affirme que « [c]e qu’on appelle ici ‘donner un sens’ à
telle chose, c’est en réalité retrouver en elle une essence ou structure typique s’inscrivant
dans notre répertoire de catégories et correspondant à telle ou telle catégorie déterminée. Il
est singulier, là encore, de confondre ainsi, sous le couvert d’interprétation, l’opération de
recueil ou de reconstitution d’une pensée communiquée par autrui et la démarche en sens
inverse de projection d’une pensée rationalisatrice sur les choses du monde. »325
De même, le terme de législateur doit être pris d’une autre façon que celle dont le prend
M. Amselek. En fin de compte, dans ce type de sujets, la seule façon de procéder réside,
plutôt que dans la description ou l’explication, dans l’évocation.
Sensibilité et interprétation
Le terme sous-jacent est donc la sensibilité. Or, comment fait-on pour la mesurer ? C’est
impossible, la règle de droit n’est pas mesurable d’un point de vue physique. Elle relève, en
325
Cheminements, p. 446.
326
Ibid.
93
quelque sorte du, goût. Et le goût, quoi qu’on en dise, est immesurable. La règle de droit est
une mesure immesurable (physiquement, ou, si l’on veut mathématiquement), qui mesure
l’immesuré mais qui reste quand même une règle. Et le goût, au fond, n’est pas seulement
personnel, c’est-à-dire subjectif, mais a également beaucoup à voir avec le collectif. Le
goût prend des choses de l’autre, que l’autre nous apprend. Le goût reste, en quelque sorte,
collectif dans la mesure où celui-ci est influencé par l’autre. R. Girard nous montre
comment le mimétisme est à la base de la formation du choix, de la volonté ainsi que du
désir. Il ne se trompait pas. Ceux qui disent que l’interprétation n’est qu’un pur phénomène
relevant de la subjectivité sont loin de la chose, dans le sens où ils croient que c’est le seul
sujet, qui, par lui-même pose le goût et ses conditions, et qu’après il donne sa valeur et
l’applique. La question de l’interprétation a une double-contrainte, individuelle et
collective. Sachant plutôt, qu’au fond, celle qui l’emporte c’est la contrainte collective.
D’autre part, il faut signaler que dans la pensée de notre auteur « ce qui circule, ce sont
des signaux, des véhicules de sens à décrypter. C’est dire toute l’importance de
l’interprétation juridique. »328 Il est nécessaire pour l’interprète de déchiffrer, un peu à la
façon mathématique ou des logiciels, afin de pouvoir obtenir le message qui y est codé
Or, il faut distinguer deux aspects présents dans le processus interprétatif, et qui ne sont
pas similaires, mais au contraire distincts : « [c]ette démarche de reconstitution du fil des
événements par référence à notre savoir théorique n’a rien de commun avec l’interprétation
327
Cheminements, p. 122.
328
Cheminements, p. 420.
94
des édictions juridiques. »329 Il est très important de faire la lumière sur ce point dans le
développement de la pensée amselekienne sur l’interprétation.
On a tendance à parler d’un supposé pouvoir des juges, notamment des juges
constitutionnels contemporains. « Il y a en vérité, derrière ce cliché du pouvoir normatif du
juge, un contresens induit par un travers plus profond enraciné dans la pensée juridique,
dont j’ai déjà eu l’occasion de parler et que j’ai appelé ‘logicisme’. »330 En effet, lorsque
l’on pense au juge comme celui chargé d’appliquer la norme juridique écrite à travers un
processus logique, et qu’il sort un peu de ces cadres que M. Amselek appelle logicisme,
l’on a tendance à penser qu’ils ont débordé leur mission, leurs fonctions. Or, il n’en est rien,
selon la pensée de notre auteur, ils n’ont fait que concrétiser des normes juridiques
générales dans un cas concret. Il ne faut pas par conséquent parler de pouvoir normatif du
juge car ceci n’existe pas, c’est tout simplement une fausse idée ou un sophisme politique et
idéologique utilisée par ceux qui n’aiment pas la décision prise par ce juge-là.
C’est donc un autre des mérites du professeur Amselek que de mettre un terme à ce
mythe de la toute-puissance des juges.
329
Cheminements, p. 428. 426. « Cette conception laxiste de l’interprétation a depuis longtemps droit de cité
dans les milieux juridiques, aussi bien au niveau de la dogmatique juridique que de la philosophie du droit.
C’est elle, en effet, qui est présente derrière la très classique distinction que font couramment les juristes entre
‘interprétation du droit’ et ‘interprétation des faits’, en particulier pour décrire les démarches du juge dans le
règlement des affaires qui lui sont soumises. »
330
Cheminements, p. 598.
331
Sur ce paragraphe nous avons consulté en particulier son article : « L’étonnement devant le droit », in
Arch. Phil. Dr., No. 13, 1968, pp. 163-83.
95
Pour finir cette recherche, on abordera l’un des plus beaux sujets de la démarche
amselekienne dans la philosophie du droit. C’est une expérience qui l’amène à conclure
que, tout comme la poésie, la philosophie du droit est une expérience indéchiffrable, qui n’a
pas d’explication logique au fond. M. Amselek a découvert à travers ses années d’études
dans ce domaine de la connaissance « le sentiment de la profonde étrangeté de notre
expérience juridique. » 332 C’est poétiquement que l’homme habite sur terre, tel que
Hölderlin l’a merveilleusement écrit dans un de ses poèmes. Au fond, peut-être que
l’expérience juridique est semblable à la poésie, mais que notre positivisme et notre
« rationalisme » ne nous laissent pas le voir. A travers cette recherche j’ai pu découvrir
deux choses : que le droit est indéfinissable, mais aussi que le droit n’est pas ce que nous
croyons aujourd’hui qu’il est.
Le droit est une chose étrange dont on ne doit que s’étonner333. D’abord, s’étonner de
l’existence, ensuite de la façon dont on l’a construit et on continue de le construire.
332
Cheminements, p. 617.
333
P. Amselek, « L’étrangeté ontologique du droit », in Droits, 11, 1990, pp. 85-92.
96
Conclusion de Chapitre
La construction amselekienne est sans aucun doute une élaboration irrationnelle. Elle
s’inscrit dans le courant postmoderne et cherche à démonter toute une série de théories
dominantes dans l’ontologie, la logique et l’herméneutique juridiques. La pensée du
professeur Amselek a quand même quelques traits brillants et remarquables, comme nous
l’avons souligné dans ce chapitre, en ce qui concerne le thème de l’interprétation du droit.
Mais, en raison de son obscurité, de son manque de cohérence et de systématisation, il est
impossible de faire une analyse plus concrète. Néanmoins, il reste un auteur important de la
philosophie du droit française au XXème siècle, qui ne doit ni être négligé ni laissé de côté.
Finalement, il est important de rappeler que si bien le juriste reste libre de donner un
sens au texte, tout en partant de ce qui se trouve dans l’écrit, le professeur Amselek est clair
lorsqu’il souligne et insiste sur le fait qu’il y a quand même une contrainte sociale. En
rejoignant les thèses de Fish, Eco, Culler et d’autres théoriciens de l’interprétation littéraire,
notre auteur reste dans une espèce de juste milieu en ce qui concerne la position ou le rôle
de l’interprète juridique. C’est la seule manière de ne pas tomber dans ce qu’il critique lui-
même : l’objectivisme et le subjectivisme, qui sont, tous les deux, des courants trompeurs et
malsains pour une société.
97
CONCLUSION GÉNÉRALE
Au fond, M. Amselek pense que le droit, c’est le droit écrit et qu’il porte du sens. Ainsi,
il reste très positiviste, c’est-à-dire, attaché à la donnée positive et, en conséquence, il reste
dans les Cheminements sur le même fond que dans sa thèse de 1962, à savoir : le droit
positif est posé par sa fameuse ‘autorité publique’ et dirige les conduites humaines. Il n’y a
pas beaucoup de place pour la liberté de l’être humain dans la théorie amselekienne. Or, il
334
Voir aussi son site personnel: http://paul-amselek.com/biographie.php
98
est nécessaire de dire qu’il reste quand même une partie qui revient à l’esprit, une partie de
choix, de qualification qui reste donc du domaine de l’indétermination.
La pensée de M. Amselek est inconstante : elle est parfois brillante, lumineuse, mais
aussi, d’autres fois, elle est catastrophique, incohérente, un peu naïve. C’est dans ce sens un
vrai postmoderne. Pour notre part, nous considérons que le droit passe par la
reconnaissance : l’exemple de la reconnaissance du chrétien envers le juif dans le
Marchand de Venise de Shakespeare. Il faut y mettre des valeurs, car, si l’on n’y met rien,
au fond du droit, il n’y a que le vide.
99
BIBLIOGRAPHIE
Livres
------------------------, Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, PUF, 1986.
Carlos COSSIO, La Teoría egológica del derecho, Buenos Aires, Losada, 1944.
Georges DEL VECCHIO, Philosophie du droit, trad. par Alexis D’Aynac, Paris, Dalloz,
1953
100
Thomas HOBBES, Léviathan, trad. par. Philippe Folliot, Numérisé, Les Classiques des
sciences sociales, 2002.
Edmund HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, 3 ed., trad. par P.
Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950 [1928] ;
Max SCHELER, Le formalisme en éthique et l’éthique matérielle des valeurs, trad. par
M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1955 [1926].
Articles
Paul AMSELEK, « L’Etonnement devant le droit », in Arch. phil. dr., III, Paris, Sirey,
1968.
101
------------------, « La Phénoménologie et le droit », in Arch. phil. dr., Paris, Sirey, 1972,
pp. 185-259.
Thèses
102