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Séminaire n°11 (Première année) - Le journalisme dans Illusions Perdues

Exemple de commentaire composé


Illusions Perdues
- extrait p. 318-24 (cf. également l’exemplier du séminaire)

Introduction

Rappelons avant de commencer que Lucien vient de montrer juste avant ces pages
toute l’étendue des qualités de sa plume dans l’article sur Coralie et par là même, il s’est déjà
fait des ennemis sans le savoir, à commencer par Lousteau. On sait depuis les préfaces de
Balzac l’importance accordée à la critique du journalisme dans Illusions Perdues. Aussi ce
passage est-il primordial, et le lecteur l’attendait avec impatience depuis la sinistre image
qu’en donnait les membres du Cénacle.
Ces pages doivent en effet être lues en diptyque (antithétique) avec la découverte du
Cénacle par Lucien quelques cent pages plus tôt. Dans les deux cas, le jeune provincial passe
soudain au second plan pour quelques pages tandis qu’un homme charismatique domine le
passage : d’un côté D’Arthez (qui parle peu) de l’autre Vignon (qui monopolise la parole).
Tous deux fonctionnent en oppositions aussi pleines que celles de leurs groupes respectifs.
L’intervention du narrateur qui clôt la soirée des journalistes souligne explicitement cette
dualité tranchante.
Mais nous sommes ici dans la première description du journalisme de l’intérieur après
les prémices déjà offertes par les coulisses du panorama dramatique. Sur un mode paradoxal
qui emprunte surtout au narcissisme exacerbé mais aussi à une certaine auto-flagellation, les
journalistes apportent des contributions majeures à l’analyse de leur activité à tel point que ce
passage constitue à la fois le tronc et les racines de l’étude de ce milieu dans le roman. Toutes
les manifestations du journalisme jusqu’à la fin du Grand homme à Paris ne sont que les
ramifications visibles des principes divers suggérés ou théorisés dans ces six pages.
Nous étudierons la place du journalisme dans ce passage sous trois angles : d’abord il
s’agira de montrer sa relation à la morale héritée du christianisme et la manière dont il en
détourne les valeurs tout en s’illustrant par une conception toute païenne de l’ « esprit »;
ensuite, c’est aux rouages mêmes du journalisme que nous nous attacherons, c’est-à-dire à ses
lois propres et son caractère autophage; enfin, nous étudierons les rapports de Lucien à sa
nouvelle vocation qui, dès ce passage, s’affiche comme la preuve par l’exemple du
fonctionnement du journal.
I. Détournement de l’esprit et détournement des valeurs

Ce passage abonde en références mythiques et religieuses et ce n’est pas sans raison


qu’il possède un véritable aspect apocalyptique. On verra plus loin que les révélations des
journalistes (particulièrement Blondet et Vignon) sont moins des produits de l’atmosphère
avinée, pourtant non négligeable, que ceux d’une froide conscience de leur pouvoir et de la
fatalité qui les diriges (le narrateur parle lui de « froide analyse »). Mais, avant d’aborder la
logique interne du journalisme, ses buts et ses moyens, il m’apparaît nécessaire de souligner
son rapport aux valeurs canoniques qui sont détournés à travers ce passage, principalement
celles issues de la religion.
A première vue, c’est à une inversion des valeurs à laquelle nous assistons ici :
Blondet n’hésite pas à utiliser des métaphores tirées de la genèse pour montrer le pouvoir
moral du journalisme sur la sphère politique que représente le diplomate allemand. Mais ce
qu’il démontre surtout par le biais de sa nonchalance dans l’usage des images biblique c’est la
distance prise vis-à-vis des textes sacrés du christianisme qui ne jouent ici que le rôle d’une
arme certes dangereuse, mais dont le journalisme, lui, ne craint plus rien. Un peu plus loin,
Blondet évoque encore (p. 320) que les « journaux ont de plus que l’esprit de tous les
hommes spirituels, hypocrisie de Tartuffe ». L’absence de foi apparaît donc comme la grande
force des journalistes vis-à-vis d’éventuels rivaux qui seraient empêtrés dans les contraintes
de valeurs religieuses. Cette critique ne vise pas nécessairement le Cénacle et D’Arthez, mais
ce dernier vient immédiatement à l’esprit car la moelle épinière de son ethos, si je puis dire,
est bien la rigueur morale qui le tient éloigner du journalisme.
Attardons-nous sur le terme d’esprit. Il y a dans ce texte deux type d’« esprit » :
d’abord, celui, juste évoqué, des « hommes spirituels » (on pense toujours à D’Arthez puisque
la narration évoque « le ciel de l’intelligence noble » ce dernier adjectif renvoyant en miroir à
une intelligence qui l’est beaucoup moins). Cet esprit, même s’il est profane, reste l’héritier
de la tradition chrétienne en ce qu’il s’agit d’un intellect de l’ascèse. Ensuite, il y a celui, bien
supérieur aux yeux de Blondet, duquel participe Tartuffe et qui fait de la ruse et de
l’hypocrisie les valeurs suprêmes. Cet esprit là n’est pas pour autant littéraire, même si le
travail des journalistes est de s’exprimer avec la plume. C’est un esprit qui ne trouve sa
finalité ni dans l’idée abstraite de la gloire des mots, ni dans celles des idées. Ses occurrences
sont bien plus nombreuses : « bah! Que peut la loi contre l’esprit français (p.320); cet esprit là
renverse les valeurs chrétiennes : la pensée flétrira tout, nous dit Blondet (cf. p. 319) « Les
journaux sont un mal, dit Claude Vignon (p. 320). Les journalistes ne nient donc pas l’aspect
néfaste de leur travail, mais le décrivent tel qu’il est sans s’en désolidariser (Blondet : « si la
Presse n’existait point faudrait-il ne pas l’inventer, mais la voilà, nous en vivons »). Si Finot
qui n’aime pas évoquer la réalité des journaux en présence d’abonnés (sa phrase est peut-être
ironique mais, de fait, il reste le moins loquace), Blondet et Vignon peuvent parler sans
crainte - derrière une apparente critique du monde des journaux (« entrepôts de venin »;
moyen de partis au lieu de « sacerdoce »), il est évident que ces deux là font plus que
cautionner cet univers : le pouvoir maléfique des mots les enivrent1. L’arsenal rhétorique
qu’utilise Vignon pour montrer les vices du journalisme est au sein d’un dialogue une sorte
de tour de force qui illustre parfaitement son propos sur le pouvoir des mots : à l’amorce de
personnification du Journalisme qui a lieu dans une phrase du diplomate (p.319), fait écho le
portrait allégorique bien plus développé et même hyperbolique du Journal par Vignon (cf. p.
321, 26 lignes de « Ainsi le roi fait du bien… » à la fin de ce monologue, son second).
Rappelons que l’’allégorie est une figure stylistique majeur du style apocalyptique.
A l’allégorie succède une prophétie sur l’avenir du journalisme qui est véritablement
le point d’orgue de ce passage : si l’on devait comparer ce texte à une phrase périodique, la
protase s’achèverait avec l’allégorie et l’apodose ne commencerait qu’après le long
monologue prophétique de Vignon (p. 321-2). A lors que Finot cherche à mettre en valeur
poétiquement l’émergence du journalisme (il n’en est, dit-il, « qu’à son aurore »), Vignon
évoique un tableau apocalyptique du journalisme en fixant une date très proche : dix ans.
Cette description, appuyée par l’allégorie qui la précède fait du journal une sorte d’être
autonome dont la puissance croissante se nourrit de la chute progressive de ceux qui le font
exister (« les journalistes parvenus seront remplacés par des journalistes affamés et
pauvres »).
Vignon semble plus proche de la vérité que Finot eu égard à la phrase qui clôture le
repas des journalistes au petit matin dans des effluves dionysiaques : « Le jour surprit les
combattants, ou plutôt Blondet, buveur intrépide, le seul qui pût parler et qui proposait aux
dormeurs un toast à l'Aurore aux doigts de rose. ». Il est donc bien question d’une aurore du
journalisme, mais qui s’ouvre sur des dormeurs qui seront sous peu frappés d’une sévère et
bien symbolique gueule de bois.
L’entretien d’un mythe de l’esprit français est aussi là pour souligner le narcissisme
exacerbé des journalistes qui s’identifient tous à ce concept. Blondet : « En France, l’esprit est
plus fort que tout »; Nathan « que peut la loi contre l’esprit français »; Vignon : « La terreur et
le despotisme peuvent seuls étouffer le génie français dont la langue se prête admirablement à
l'allusion, à la double entente. » Il est clair que Balzac met dans leur bouche ces termes
volontairement très flous pour montrer qu’un mythe est ici à l’œuvre : en effet, par génie
français, il n’est guère question ici de celui des écrivains et des poètes. Rappelons que la
France n’est plus le modèle européen qu’elle a pu être le siècle précédent, et que les années
1820 sont sous la domination littéraire de l’Allemagne romantique et de l’Angleterre
gothique. Mais alors, qu’est-ce donc que ce génie français, cet esprit que divinisent les
journalistes?? Quelques décennies plus tard, Baudelaire n’écrira-t-il pas dans Mon cœur mis à
nu (XVIII) que la France est toute entière semblable à Voltaire ce « roi des badauds, prince
des superficiels » et donc qu’elle est porteuse d’un génie médiocre? Ne nous y trompons pas,
ce n’est pas un hasard d’entendre aussi Rimbaud s’écriant « Français c’est-à-dire
haïssable… Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean de La
Fontaine commenté par Taine ». C’est selon nous dans ce génie besogneux de la verve et du
pamphlet, dans cette plume simplifiant à l’extrême les idées qu’elles condamne mais dont

1
Finot de part son statut même est exclu de ce culte du mondain : sa priorité est financière, et il est de toute
manière incapable de faire de l’esprit ou même de le comprendre (quand Blondet l’interrompt pour un mot
d’esprit, Vignon est obligé de servir de traducteur : « c’est un mot… »).
l’efficacité est certaine que l’on trouve le plus proche exemple de la conception de l’esprit des
journalistes.
Et nous irons plus loin en disant que celui qui triomphe dans le journalisme est proche
d’un Renart moderne - Renart dont on sait qu’il était représenté au Moyen-âge trônant seul au
sommet de la roue de Fortune, couronnée par la ruse, cette forme d’esprit si dévastatrice.
Ecoutons Vignon parlant du journal : Il se servira de la religion contre la religion, de la charte
contre le Roi, il bafouera la magistrature quand la magistrature le froissera […]. Pour gagner
des abonnés il inventera les fables les plus émouvantes ».
La scène finale de l’orgie est tout à fait significative de ce point de vue. Tous les
éléments ou presque de l’isotopie du carnavalesque bakhtinien émergent progressivement :
nous avions déjà la moquerie de la religion (chez Blondet) celle de la loi (Nathan), la parodie
de la prophétie (chez Vignon) mais c’est l’orgie surtout qui associée à ce qu’il est convenu
d’appeler dans la terminologie de Bakhtine le bas corporel : l’ivrognerie, la gloutonnerie et
même les débordements luxurieux, sont au rendez-vous. Durant le dialogue, comme le
précise la narration qui le suit, « tout le monde avait remarquablement bien mangé,
supérieurement bu »; ensuite, lorsque le flot de paroles de Vignon s’est tarit, on glisse des
« plaisanteries acerbes » jusqu’à l’image frappante du ronflement des bêtises, qui annonce les
scène dites grotesques - Balzac trop pudiquement n’en décrit que quelques - tout ceci dans un
registre proche de l’univers des fabliaux. Nous avons alors, cette description narrative, la
seule du passage2 quasi picturale où ici Coralie et Lucien « se comportèrent en amoureux de
quinze ans »; là-bas Camusot es sous la table, tandis que Blondet tel un Goliard médiéval
couronné par le texte du titre de « buveur intrépide » peut tutoyer le divin en assénant un
épithète homérique au petit jour…
Pourtant, il est un point majeur qui nous empêche de considérer ce repas comme
réellement carnavalesque : il n’y a pas, pour ainsi dire, d’inversion des valeurs car celles de la
religion sont déjà caduques pour les journalistes (dépeignant les vices du Journal, Vignon dit
au moment de le juger : « ce phénomène moral ou immoral comme il vous plaira »). Ainsi
envisageons plutôt un mépris des valeurs anciennes ; et si les trois monologues de Vignon,
revêtent un aspect terrifiant, l’ambiguïté propre au statut du dialogue peut parfaitement
suggérer un aspect parodique dans le ton du personnage. Quelles sont donc les valeurs qui,
chez les journalistes, ont remplacé la religion? La question est ambiguë et constituera notre
seconde partie.

II. La logique du Journal : ses valeurs et ses modèles

Vignon décrit d’abord le journal comme étant « sans foi ni loi » mais il ne faut pas
s’égarer sur le sens de cette expression : s’il est sans foi ni loi, c’est vis-à-vis du sacerdoce
qu’il devrait être et donc dans un cadre d’interprétation des termes « foi » et « loi » qui
relèvent de valeurs chrétiennes. Cela n’empêche pas le journal d’avoir son fonctionnement
interne, et quelques lignes plus loin dans le même monologue, Vignon définit par une citation

2
Puisque le narrateur s’est d’abord focalisé sur les émotions de Lucien.
de Napoléon la logique du journal, en somme la loi fondatrice de sa réussite : « Les crimes
collectifs n’engagent personne ». Cette phrase, la seule que Balzac ait mise en exergue par
l’italique dans notre passage, paraît primordiale à plus d’un titre. Tout d’abord, on sait
combien les études de mœurs balzaciennes mettent l’accent sur la banalisation du crime au
sein de la société. Une autre phrase emblématique de l’univers de la Comédie humaine est
celle qui tiré du Père Goriot inspirera Le Parrain de Mario Puzo : « Le secret des grandes
fortunes sans causes apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait. »3 Le
crime dans une société qui ne craint plus la religion, n’est plus vraiment un crime. Et dans ce
monde des journalistes qui en ont définitivement fait le deuil, la phrase de Napoléon ne peut
qu’être sublime puisqu’elle ouvre la porte sur de nombreux possibles.
La relation qu’entretiennent les journalistes les plus lucides - surtout Vignon et
Blondet - avec leur métier est un subtil mélange de sentiments de puissance et de dégoût; de
fatalité et de ferveur quasi religieuse envers cette nouvelle divinité païenne et destructrice
nommée Journal. La puissance que tirent les journalistes de leur métier est la première idée
qui leur est associée dans ce passage : on la découvre à la peur du diplomate (« Aussi ce soir,
me semble-t-il que je soupe avec des lions et des panthères ») et elle est immédiatement
relayée par les journalistes eux-mêmes qui n’en attendaient pas mieux : la première
fanfaronnade de Blondet sur le pouvoir du mensonge est complétée par Lousteau qui montre
celui de la corruption du raisonnement par le caractère trompeur du langage (illustration de
cette capacité à la double entente de la langue française qu’évoque plus loin Vignon, p. 321).
Ensuite, Vernou renchérit à nouveau sur le pouvoir du mensonge (« Nous pourrions
montrer un serpent quelconque dans ce bocal de cerises à l'eau-de-vie ») et, comme pour
appuyer le proverbe, Vignon souffle au diplomate que cette submersion de mensonge peut
s’affirmer en tant que vérité au point de troubler les certitudes les plus ancrées (en
l’occurrence celle de la vue). Plus loin, Lousteau et le diplomate soulignent le pouvoir
politique de la Presse (« Elle fera des rois »; « elle défera des monarchies »). Corollaire de la
puissance, la gloire ne laisse pas les journalistes insensibles, ainsi que le montre le premier
monologue de Vignon où les journalistes sont comparés aux hommes illustres de Plutarque.
Cependant, un malaise est également perceptible chez ces journalistes si gouailleurs : la
décadence irréversible qu’entame le journalisme dès sa naissance en termes politiques et
idéologiques les entraînera tous vers le bas et ils en sont conscients (« elle flétrira tout » dit
Lousteau de la publicité; Vignon, p. 322 « nous sommes paresseux, contemplateurs
méditatifs, jugeurs : on boira notre cervelle et on l’accusera d’inconduite »). La fatalité qui
semble lier les journalistes à leur travail fait aussi d’eux des victimes sacrificielles de leur
propre création : « Le journal servirait son père tout cru à la croque au sel de ses
plaisanteries ». En fait, chacun des journalistes est partiellement le père de cette monstrueuse
créature -dont les crimes ne les engagent pas - qui les dépassera et les engloutira (on verra par
exemple comment Lucien sera la victime de sa propre plume par le biais des journaux qui
publieront, entre autres, le sonnet du Chardon). Autre exemple de ce sacrifice : « Nous
savons, tous tant que nous sommes que les journaux iront plus loin que les en ingratitude,
plus loin que le plus sale commerce en spéculations et en calculs, […] cérébral ; mais nous y

3
L’épigraphe du romande Puzo est une reprise modifiée de cette citation : « Derrière chaque grande fortune, il y
a un crime. »
écrirons tous, comme ces gens qui exploitent une mine de vif-argent en sachant qu'ils y
mourront. » L’association des journaux à la confusion des langues de Babel - il ne faudrait
évidemment pas croire que Vignon veuille souligner ici une éventuelle punition divine : c’est
de l’intérieur que viendra la confusion, par la prolifération des journaux.
Derrière la divinité du journal, deux valeurs dominent la communauté des journalistes
: le modèle de Napoléon et le mépris du peuple. En effet, s’il y a une figure mythique à
laquelle les journalistes prêtent encore foi, c’est celle de Napoléon. Indirectement présent dès
le début du passage dans le discours du diplomate allemand (« pardonnez-moi de vous
reporter à ce jour fatal »), il est l’auteur de la phrase qui comme nous l’avons vu, sert de
justification quasi morale aux pires exactions des journalistes mais surtout il est le seul
politique respectable pour avoir compris le danger de la presse et su la dominer (« Napoléon
avait bien raison de museler la Presse », dit Vignon, p. 321). En effet, les lois répressives que
du Bruel évoque et dont se moquent aussi bien Nathan que Vignon sont celles d’une époque,
la Restauration, qui de part sa mollesse politique est incapable de lutter contre les journaux.
C’est encore Napoléon que sous-entend Vignon dans la terreur et le despotisme capables
d’étouffer « le génie français ». Le diplomate a bien perçu que la fin de l’empire, si proche,
est la grande plaie qui blesse l’orgueil de ces hommes (« la conquête de l’Europe que votre
épée n’a pas su garder ») et les poussent à attaquer systématiquement le gouvernement
(« vous êtes un peuple trop spirituel pour permettre à quelques gouvernement que ce soit de
se développer »). Est-ce autre chose que cet orgueil déchu qui pousse Vignon à dire que
« sous un gouvernement élevé par elles, les feuilles de l’Opposition battraient en brèche, par
les mêmes raisons et par les mêmes articles qui se font aujourd’hui contre celui du Roi, ce
même gouvernement au moment où il leur refuserait quoi que ce fût ».
Ce n’est donc pas contre la Restauration en soi que le journalisme vitupère mais
contre le désert que laisse derrière lui le dernier grand mythe de l’histoire de France, car les
libéraux pas plus que le Roi ne sauraient être digne de succéder à la gloire de Napoléon. La
rage des journalistes est celle du sentiment de la sortie du monde mythique et de la médiocrité
de la France des années 1820.
Enfin, c’est encore la figure napoléonienne qui est à la base de la folie des grandeurs
qui berce la jeunesse : quand Vignon prophétise que « dans dix ans le premier gamin sorti du
collège se croira un grand homme », c’est l’ombre de Napoléon qui justifie cette idée.
Indirectement, c’est par lui que des malheureux se jetteront à corps perdu dans le journalisme.
Lucien est le précurseur de ces pseudo-Bonaparte qui pulluleront quelques années plus tard.
Coïncidant avec la nostalgie de Napoléon, le mépris du peuple et le culte de
l’individualité est au cœur de l’idéologie du journal : Vignon dans son délire narcissique se
compare aux hommes illustres avant ses collègues, là où l’ordre traditionnel de la phrase
aurait commandé qu’il se place pudiquement à la fin de l’énumération. Plus loin, il déclare :
« Le peuple hypocrite et sans générosité ». Il s’agit de faire de l’argent sur le peuple méprisé
comme le montre, par exemple, la louange des bossus.
C’est surtout à cause de l’émergence du peuple dans le journalisme que Vignon voit la
raison de la chute de ce dernier, aussi est-il moins que Nathan en désaccord avec les alarmes
du diplomate (« Vous en mourrez […] », p. 319)? Ce peuple est haï parce qu’il est l’avenir
nécessaire du journal et donc le bourreau des journalistes actuels. Ne nous trompons pas :
c’est bien lui, ce peuple, qui prendra la place des Vignon et Blondet lesquels trop clairvoyants
noient leur lucidité dans l’alcool. Le journal n’entraîne pas à strictement parler de loi du
talion, car à ce jeu-là Vignon, qui n’est pas Lucien, n’aurait guère de souci à se faire. Certes
les vengeances sont nombreuses mais elles entraînent à la manière de boules de neiges une
avalanches qui les dépasse de beaucoup, emporte tout, et ne s’explique que comme la volonté
implacable et hermétique du Dieu Journal.

III. Lucien et le journalisme

Nous avons déjà évoqué la prophétie de Vignon quant à l’avenir du journalisme, mais
pas encore la dernière partie de son monologue exalté et théâtralisé qui concerne Lucien.
Tandis que Vignon se compare (avec Lousteau, Blondet et Finot) aux figures mythiques du
passé, il fait un sort tout particulier au jeune provincial en prophétisant avec une acuité
incroyable sa déchéance à venir :

« Voilà là-bas, à côté de Coralie, un jeune homme... comment se nomme-t-il ? Lucien ! il est beau, il est
poète, et, ce qui vaut mieux pour lui, homme d'esprit ; eh ! bien, il entrera dans quelques-uns de ces mauvais
lieux de la pensée appelés journaux, il y jettera ses plus belles idées, il y desséchera son cerveau, il y corrompra
son âme, il y commettra ces lâchetés anonymes qui, dans la guerre des idées, remplacent les stratagèmes, les
pillages, les incendies, les revirements de bord dans la guerre des condottieri . Quand il aura, lui, comme mille
autres, dépensé quelque beau génie au profit des actionnaires, ces marchands de poison le laisseront mourir de
faim s'il a soif, et de soif s'il a faim »

Les « lâchetés anonymes » et surtout les « revirement de bords dont il est question se
réaliseront effectivement et sont aisément identifiables: on pense avant tout à son passage du
camp des libéraux aux monarchistes. Lucien comparé aux mercenaires du moyen-âge italien
n’en aura pourtant pas la rigueur amorale en se vautrant constamment dans des mea culpa
qu’il ne pourra jamais assumer. En ce sens, et malgré son rôle bien plus restreint dans le
roman, Vignon, peut apparaitre ainsi qu’on l’a dit dans l’introduction, comme un double
négatif de D’Arthez - lequel avait déjà prédit également la chute de Lucien par le journalisme
quoique sur un autre mode : « Là serait la tombe du beau et suave Lucien que nous aimons et
connaissons », p. 249)
Si blondet est qualifié de buveur intrépide, digne donc de sa condition de journaliste,
il en va tout autrement de Lucien dont l’incapacité à assumer son ivresse est décrite juste
après ce passage et montre qu’il n’est pas du même acabit de dépravation4. Alors que le
cerveau de Lucien est voué à être desséché par le journal, Vignon évoquant Blondet et lui-
même utilise une image antithétique : « on boira notre cervelle ». Entre parenthèses : sans
chercher systématiquement le cratylisme, doit-om supposer que les consonances
dionysiaques du nom « Vignon » relèvent d’un pur hasard? Lucien, donc, n’a pas l’envergure
nécessaire pour survivre dans ce monde de lions et de panthères.
Nulle part dans Illusions perdues le lecteur ne peut se faire d’illusions sur le sort de
Lucien. Pas simplement à cause de l’abondance des Vignon, D’Arthez, Lousteau ou David

4
Trop faible face à Bacchus, il sera malade toute la nuit dans les pages qui suivent juste notre passage et Coralie
bien plus habituée à la vie de ce milieu le soignera maternellement.
qui sont autant de Cassandre pour le jeune provincial, mais aussi par le rôle de martèlement
continu auquel se prêtent les commentaire du narrateur : frappante dans ce passage est la
manière sentencieuse avec laquelle ce dernier reprend les rênes de l’énonciation : à la
prophétie de Vignon succède une prolepse de l’auteur qui encre plus encore la chute de
Lucien dans le réel : « Ainsi, par la bénédiction du hasard, aucun enseignement ne manquait à
Lucien sur la pente du précipice où il devait tomber. » Et plus loin, la description des
journalistes prenant la place du Cénacle dans le cœur de Lucien peut apparaître bien évidente
au lecteur puisque tout était déjà joué depuis l’abandon de D’Arthez au profit de Lousteau. Si
l’on adoptait la théorie manichéenne de Barthes sur le scriptible et le lisible, ce ne serait pas
ici au bénéfice de la narration balzacienne. Mais ce martèlement relève d’une autre éthique de
la relation littéraire : le lecteur n’a certes pas d’effort à produire pour atetindre au cœur
signifiant du passage - la description d’un monde implacable et tentateur qui sera la perte de
Lucien - mais il peut, au gré de la voix narrative, approfondir sa perception de la situation
dans le détail.
En effet, la narration se rapproche ici de la technique musicale de la variation sur un
thème en revenant sur le repas mais à travers ce qu’en retiendra Lucien. Elle devient aussi le
théâtre d’interférences de voix contradictoires : ponctuellement, il y a celle de Lucien qu
cherche à se disculper de succomber au monde5 : « cette fille était d’ailleurs la plus jolie, la
plus belle actrice de Paris. Le Cénacle, ce ciel de l’intelligence noble, dut succomber sous une
tentation si complète.» Si la première de ces deux phrases peut éventuellement être considérée
comme un énoncé gnomique - ce qui n’est aucunement certain -, la seconde tient bien de
l’auto-persuasion de Lucien… A l’opposé une voix, qui ressemble à celle de Balzac lui-même
traverse la narration : « D’Arthez avait mis le poète dans la noble voie du travail en
réveillant le sentiment sous lequel disparaissent les obstacles. »

Lucien est-il moins conscient que le lecteur? Oui et non. Non, car le narrateur montre
qu’il a bien écouté Vignon (« Lucien n'avait pas voulu croire à tant de corruptions cachées ;
mais il entendait enfin des journalistes criant de leur mal, il les voyait à l'œuvre, éventrant
leur nourrice pour prédire l'avenir. »). Et cependant oui, car il n’en tire aucune leçon. Le
lecteur est en droit de se demander pour quelle raison pêche-t-il? On pourrait croire à
première vue qu’il s’agit d’orgueil (« il sentit une horrible démangeaison de dominer ce
monde de rois, il se trouvait la force de les vaincre »), mais ceci n’est en fait qu’une
conséquence du vrai problème : celui de l’incapacité à déchiffrer l’appareil discursif de
Vignon… Lucien n’en retient que la flamboyance de son maniement du verbe : ainsi, lorsque
Vignon s’écrit « je suis dans le bagne et l’arrivée d’un nouveau forçat me fait plaisir »,
Lucien ne voit sans doute qu’un artifice rhétorique (théâtral, même), et qui cacherait son
envers, c’est-à-dire « un monde de rois ». Pire encore, cette expression indique que le procédé
allégorique de Vignon ne lui a pas permis de saisir combien les journalistes sont les esclaves
de ce qu’ils contribuent à créer, et que l’unique roi est le journal. « La force de les vaincre »?
Mais quoi vaincre dans une nébuleuse d’actants s’entredéchirant au seul profit du papier.
Définir la marge de lucidité de Lucien n’est pas chose aisée : de fait, certaines phrases montre
à la fois un abandon volontaire de la droiture morale et une méconnaissance du vice : « Ces

5
Cela montre bien , du reste, qu’il sent un danger, tout en le sous-estimant.
hommes extraordinaires sous l'armure damasquinée de leurs vices et le casque brillant de leur
froide analyse, il les trouvait supérieurs aux hommes graves et sérieux du Cénacle. » Ces
métaphores sont significatives : le vice est paré d’une beauté incontestable mais qui reste de
surface, à la manière d’un travestissement. Cependant, c’est un travestissement qui tient à la
fois de la protection (c’est l’armure du vice qui permet de ne pas sombrer dans la folie) et de
l’isotopie guerrière. Ici Lucien est conquis par le caractère esthétique du vice et l’aspect
dépaysant, exotique même de sa beauté sans percevoir qu’il s’agit d’un simple vêtement
mondain et ornemental. Hypnotisé par l’atmosphère (comme nous le suggère l’adjectif
damasquinée), il n’en perçoit plus son corollaire : l’arrière-fond guerrier.
Enfin, l’outrance langagière des journalistes joue un rôle dans l’incapacité de Lucien à
reconnaître les dangers pour ce qu’ils sont : la terrible parole de Vignon qui domine le repas
est presque entièrement désamorcée par une boutade de Lousteau qui réinterprète les mots de
Vignon comme un simple protocole d’entrée dans le monde du journal. Les rires qui
accueillent cette « saillie » achèvent totalement de balayer la sensation de danger qui aurait pu
naître. Pourquoi ce mot de Lousteau? Peut-être y verra-t-on la volonté d’évacuer un malaise
instauré par les propos de Vignon (voir Florine qui s’écrit : « j’ai cru que vous seriez plus
drôle » après les délires logorrhéens du journalistes); plus sûrement Lousteau veut maintenir
dans l’illusion d’un succès celui qu’il considère désormais comme un rival.

Conclusion

En niant le Verbe chrétien, c’est-à-dire Jésus, le Journal s’y substitue comme un


nouveau verbe fielleux. Ce n’est plus un verbe créateur, mais un verbe de la création qui
enivre et punit ses nombreux démiurges. Ceux-ci, conscients du pouvoir que leur confèrent ce
« petit bonhomme coiffé de papier », n’en demeurent pas moins remplaçables.
Si le journal, après Napoléon, est la source des illusions des gamins à venir, la vie de
Lucien se place en précurseur à cette génération d’ambitieux non dépourvus de talent mais
dénués de force - la quelle n’est d’ailleurs pas suffisante comme en témoignent les cas de
Vignon et Blondet (« Blondet et moi nous sommes plus fort que... »).
Ce qui différencie Vignon et Lucien dans leur don d’esprit est cependant crucial : le
premier a une conscience parfaitement lucide du milieu dans lequel il évolue et de ses règles
propres. Vignon n’est pas homme à se laisser duper par l’avenir : trop clairvoyant, il se sait lié
par un dieu capricieux tandis que Lucien se jette spontanément dans une fosse aux lions où il
ne saurait figurer en Daniel.
Enfin, on notera pour terminer la singularité de ce personnage, Vignon, si central dans
ce passage et dont le caractère déjà magistralement ébauché, s’effacera aussitôt du roman
derrière d’autres figures journalistiques (comme Lusteau et Blondet). Significativement,
lorsque Balzac lui offrira à nouveau la parole, ce sera à la sortie de chez Flicoteaux, dans un
court mais magnifique monologue mettre Lucien face à l’accomplissement de sa prophétie.

L.A.

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