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Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

Le mythe humanisé dans l'art hellénistique


Jean Charbonneaux

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Charbonneaux Jean. Le mythe humanisé dans l'art hellénistique. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, 109ᵉ année, N. 2, 1965. pp. 473-481;

doi : https://doi.org/10.3406/crai.1965.11910

https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1965_num_109_2_11910

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LE MYTHE HUMANISÉ
DANS L'ART HELLÉNISTIQUE

PAR

M. JEAN CHARBONNEAUX
MEMBRE DE L'ACADÉMIE

Tous les aspects, toutes les conquêtes de la civilisation grecque


ont trouvé dans le mythe imaginé ou transmis leur mode
d'expression et de communication le plus universel. Durant toute
l'Antiquité et bien au-delà les aventures des dieux et des héros ont excité
l'imagination et nourri la mémoire des artistes, des philosophes et
des poètes. Les Grecs ont inventé l'histoire. Mais ni la tragédie, ni
les grandes œuvres des arts plastiques, sauf rares exceptions, ne
tirent leurs sujets de l'événement réel, proche ou contemporain.
Le mythe accompagne l'histoire et l'interprète à sa manière. Cette
vie du mythe dans l'histoire, les monarques hellénistiques ont su
l'exploiter pour leur propagande. L'instauration officielle du culte
d'Homère, dans la capitale des Ptolémées, près du tombeau
d'Alexandre, en offre le plus clair témoignage. Et dans le temps
même où les rois se présentent comme des dieux vivants, les anciens
dieux se rapprochent de l'humanité. D'où le renouvellement de
l'imagerie héroïque et divine selon la double signification, naturelle
et morale, du mot humaniser.
Mais pour que le mythe s'enracine plus profondément dans la
réalité humaine, il fallait que l'art s'éloigne de l'idéalisme classique.
Le réalisme du 111e siècle a sa source au siècle précédent et plus
particulièrement dans l'art du portrait, qui découvrait l'être
individuel derrière le personnage civique idéalisé. Les portraits créés
autour de l'an 300 respirent encore dans l'atmosphère classique :
Ménandre est un Apollon mélancolique et fatigué, Épicure un
Asclépios vieillissant. Le masque subsiste, si serré qu'il soit déjà
sur le modèle vivant. Mais vingt ans plus tard, la statue de Démos-
474 COMPTES RENDUS DE L' ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

thène répond aux exigences nouvelles : la recherche d'harmonie


dans le dessin du visage et de la draperie s'efface pour présenter un
homme vrai, debout, dans la solitude de la méditation. L'œuvre est
d'autant plus exemplaire qu'elle a été composée quarante-deux ans
après la mort du grand orateur ; il est à peu près certain que son
auteur, Polyeuctos, s'est inspiré d'effigies exécutées du vivant du
modèle. Mais nous connaissons assez la volonté d'indépendance des
artistes grecs pour être sûr que la statue élevée à Athènes, en 280,
comme un défi au roi de Macédoine, Antigone Gonatas, lointain
successeur de Philippe n, fut une création aussi neuve que le Balzac
de Rodin. La valeur d'invention dans l'œuvre de Polyeuctos
s'explique d'autant mieux qu'elle s'inscrit, au moins pour une part,
dans la tradition déjà longue du portrait imaginaire, l'une des
créations les plus originales du génie grec et qui s'apparente
directement au mythe. Faire revivre un héros de légende sur la scène
tragique ou imaginer la statue d'un homme d'État ou d'un poète
devenus légendaires sont deux opérations jumelles issues de la
même source. Bien loin de disparaître, au siècle du réalisme, le
portrait imaginaire se retrempe, comme toute la légende héroïque
ou divine, dans la vision directe du réel.
Ce qui frappe dans la poésie hellénistique, non seulement dans les
grandes œuvres du me siècle, mais aussi dans les pièces d'anthologie
plus récentes, c'est la saisie de l'objet comme une chose vue, dans
le détail qui le singularise. Et naturellement l'artiste, contemporain
du poète, s'empare de son modèle et l'impose de la même manière
au regard du spectateur. D'où le besoin de mettre en scène ou de
représenter les héros ou les dieux comme des êtres que l'on voit, que
l'on rencontre quotidiennement. Écoutons Théocrite, décrivant
dans son Héracliscos, le premier exploit d'Héraclès, âgé de dix mois,
qui étrangle les deux serpents monstrueux envoyés par Héra pour
le dévorer ; Alcmène se réveille aux cris de l'autre enfant : «Lève-toi,
Amphitryon, car la peur m'empêche de remuer. Lève-toi, sans
mettre tes sandales. Tu n'entends pas le petit comme il crie ? »
Scène familière où le couple légendaire est transposé dans la vie
d'un ménage de bourgeois alexandrins. On pense au mime d'Héron-
das où deux femmes de Cos vont voir les sculptures du sanctuaire
d'Asclépios ; elles admirent la vérité du geste d'un vigoureux bébé,,
fils du dieu guérisseur, serrant le cou d'une oie : « On dirait qu'il va
parler, dit l'une d'elles ». Quelle différence avec le chœur des
servantes, dans l'Ion d'Euripide, regardant les sculptures du sanctuaire
delphique, émerveillées par la puissance surhumaine des héros ou
des dieux victorieux des monstres !
L'acuité d'observation des artistes et des poètes du me siècle doit
certainement beaucoup au développement des sciences naturelles,
LE MYTHE HUMANISÉ DANS i/ART HELLÉNISTIQUE 475

qui a suivi les recherches et l'enseignement d'Aristote. Nous en


avons la preuve dans un détail de la célèbre description de la passion
de Médée, au troisième livre des Argonautiques d'Apollonios de
Rhodes ; le poète dit que la souffrance de la jeune fille « se porte
sur les nerfs minces à la base du cerveau » ; on a justement rapproché
cette curieuse notation de la découverte du grand médecin Héro-
phile montrant en effet que les nerfs partent du cerveau. Tout le
récit de la fièvre amoureuse qui s'empare de Médée a la précision
d'une étude psycho-pathologique. Retenons-en seulement le moment
où l'héroïne s'éveille, la nuit, d'un mauvait rêve ; elle se parle à
elle-même, comme dans un roman de Faulkner, elle voudrait aller
chez sa sœur ; elle ouvre la porte de sa chambre ; elle est là,
hésitante, sur le seuil. Nous la voyons vraiment dans ce mouvement
suspendu, telle que le poète nous la montre « pieds nus, vêtue
seulement d'une robe... retenue par la pudeur ». Si nous voulons illustrer
cette apparition, portons notre regard sur la charmante Fanciulla
d'Anzio, au Musée des Thermes à Rome ; cette jeune fille n'est
certes pas envoûtée par la passion, mais le sculpteur, de même que
le poète, l'a saisie indiscrètement — on est tenté de dire au saut du
lit — dans la préparation d'un acte religieux. Elle n'a pas pris le
temps d'arranger ses vêtements et de finir sa toilette. Ses cheveux
sont noués à la diable, l'épaule droite est découverte, le bas de la
tunique traîne à terre, le manteau est négligemment roulé autour de
la taille, son visage aux joues rondes se penche sur le plateau chargé
d'objets de culte qu'elle porte et qu'elle finit d'ordonner. Le détail
de la coiffure sans apprêt est ici particulièrement intéressant ;
presque toujours, dans l'art grec, les chevelures féminines, même
dans l'action la plus rapide, sont disposées régulièrement suivant
une mode déterminée : on ne danse, court ou se bat qu'après s'être
soigneusement peignée. Or deux œuvres de la même période nous
proposent un exemple analogue. L'Aphrodite accroupie du sculpteur
Doïdalsès est surprise au moment où elle vient de relever les mèches
de sa chevelure sur la nuque pour recevoir l'eau lustrale que lui
verse le petit Éros. Et voici encore, au troisième livre des Argonau-
iques, Cypris-Aphrodite, jeune femme de réputation douteuse,
luxueusement installée par son mari Héphaistos, le dieu forgeron ;
elle reçoit dans son palais deux grandes dames, Héra et Athéna ;
« elle les fait asseoir puis elle s'assied elle-même, lie de ses mains
les cheveux qui n'étaient pas encore peignés et dit malicieusement
à ses visiteuses : « Amies vénérables, quel besoin pressant vous
amène; ... on ne vous voit pas trop souvent chez moi, car vous êtes
des déesses du plus haut rang ». Et la conversation mondaine
continue jusqu'à ce que Cypris accepte d'obtenir de son insupportable fils,
Éros, qu'il décoche sur Médée la flèche qui la rendra folle d'amour.
476 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Ces trois exemples de coiffure improvisée se situent vers le milieu


du ine siècle, c'est-à-dire quand le courant réaliste, au plus fort de
sa lancée, impose à l'artiste et au poète cette vision instantanée et
familière de la présence humaine du dieu ou du héros.
Le cycle dionysiaque nous offre d'autres images, issues de la
même veine mais plus animées et historiquement plus importantes.
Dans la première période hellénistique, l'esprit conquérant, la joie
de vivre, l'intensité de la vie cosmopolite s'expriment, surtout en
Asie et en Egypte, par la flambée du culte dionysiaque mieux
encore que par le renouvellement naturaliste du culte d'Aphrodite,
d'Éros ou d'Adonis. Rien n'est plus significatif à cet égard que la
procession dionysiaque d'Alexandrie, sous le règne de Ptolémée
Philadelphe. Dans les représentations dramatiques répandues à
travers le monde hellénisé par les corporations d'artistes
dionysiaques, les dieux, certes, apparaissaient, mais comme à l'époque
classique, à travers la fiction littéraire, et sous le déguisement
théâtral isolant l'acteur du public ; et le spectacle restait confiné
dans l'enceinte du théâtre ; de même les mystes, dans les
cérémonies d'initiation, pouvaient se sentir envahis par l'influx divin
mais dans le secret d'un sanctuaire interdit aux profanes. Et voici
que dans les rues d'Alexandrie la statue polychrome de Dionysos
est portée au milieu de la foule, accompagnée par un cortège de
Satyres et de Ménades vivants.
Un groupe de reliefs dionysiaques bien connus confirme la
signification de la procession d'Alexandrie. Dans les tableaux votifs
traditionnels la divinité accueille les dédicants et reçoit leur offrande ;
sa taille plus haute marque la distance qui sépare l'homme de
l'immortel. Au contraire, les reliefs de la « Visite au poète » montrent
Dionysos, jeune ou vieux, soutenu dans son ivresse par un jeune
satyre, accueilli avec son cortège par le poète à demi étendu sur le
lit du banquet. Les rôles sont renversés. On pense naturellement à
l'image platonicienne assimilant l'inspiration du poète à l'ivresse
bachique. Mais le symbole est ici matérialisé. Le dieu devient le
compagnon de son adorateur.
Dans une évolution religieuse, qui prend ici l'aspect d'une
révolution, le phénomène décisif fut la divinisation d'Alexandre ; la
plupart de ses successeurs ont suivi son exemple jusqu'à revendiquer
comme lui Dionysos pour ancêtre. Le dieu descend et l'homme
s'élève ; les poètes, à la cour des Ptolémées, applaudissent à cette
ascension. Et dans tous les royaumes hellénistiques, l'effigie du roi
sur les monnaies est liée à l'image d'un dieu ou en usurpe le symbole.
Le monument le plus révélateur est, je crois, le relief de
l'Apothéose d'Homère. Dans le haut du tableau on voit les Muses et
leur maître Apollon distribués sur les escarpements d'une montagne
LE MYTHE HUMANISÉ DANS L'ART HELLÉNISTIQUE 477

au sommet de laquelle trône Zeus, père des Muses, ayant près de lui
leur mère Mnémosyne. La zone inférieure est traitée à la manière
d'une frise : les genres littéraires personnifiés, — Poésie, Tragédie et
Comédie — viennent acclamer Homère et participer au sacrifice
célébré, en l'honneur du nouveau dieu, par le Mythe et l'Histoire,
significativement associés. Derrière le trône, sur lequel siège le
poète, le couple royal, Ptolémée iv et Arsinoé m, debout, préside la
cérémonie ; mais l'inscription grecque les désigne comme Kronos et
Oïkouménè — le Temps et le monde habité ; enfin un groupe de
personnages assiste à cette manifestation un peu à l'écart, bien qu'il
soit, pour le sujet qui nous occupe, doublement intéressant par la
manière dont il se présente et par les idées qu'il exprime. Ce sont
quatre vertus personnifiées : Arétè d'abord, la reine des Vertus, dont
la semence « jetée dans notre âme, dit Aristote, nous fait pareils aux
dieux » ; puis la Mémoire, la Loyauté, la Sagesse. Ainsi l'Apothéose
d'Homère non seulement consacre l'universalité de son règne
poétique, mais elle se produit en présence d'un petit groupe humain
serré, vivant, qui par sa disposition même évoque les fidèles admis
à contempler la cérémonie d'apothéose. On voit, en effet, devant les
quatre Vertus, une petite fille — Physis, la Nature — qui se tourne
vers ses grandes sœurs dans un mouvement spontané d'affection ;
c'est la famille idéale, née du génie d'Homère, mais introduite dans
le monde réel. Nous sommes ainsi dirigés vers le sens second, la
signification morale, du mot humaniser.

La grande découverte de la pensée grecque dans le domaine moral


est celle de l'égalité des hommes conduisant à la fraternité
universelle. L'action d'Alexandre, ici encore, fut décisive ; d'après Plu-
tarque, le disciple d' Aristote n'aurait pas suivi les
recommandations de son maître qui maintenait la distinction traditionnelle entre
Grecs et Barbares. Le conquérant macédonien franchit la barrière
ethnique de l'hellénisme en proclamant solennellement la
réconciliation des Grecs et des Perses, formant un même peuple. Même s'il
n'a pas dépassé l'idée impériale d'un monde unifié sous sa
domination, Alexandre donnait le branle au mouvement d'idées qui aboutit
au dogme stoïcien de la paternité divine étendue à tous les hommes.
Théoriquement, le partage ne se fait plus entre Grecs et Barbares
mais d'après le vice et la vertu. La philanthropie — bienveillance et
bienfaisance — ne régit plus seulement les rapports entre Grecs, elle
devient une règle générale de la conduite humaine ; elle est par
excellence la vertu royale. Des textes littéraires et de très
nombreuses inscriptions honorifiques louent ceux qui la pratiquent
— monarques ou bienfaiteurs privés des sanctuaires et des cités — .
Certes ni la démagogie des rois, ni l'intérêt des riches ne sont étran-
478 COMPTES RENDUS DE L' ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

gers aux manifestations officielles de la philanthropie ; mais cet


idéal humain de générosité et de dévouement, diffusé par
l'enseignement des philosophes et par la publicité même qu'il suscitait,
entretenu par le cosmopolitisme ethnique et religieux, est un fait
de civilisation dont l'écho s'est fait entendre à Rome même dans le
cercle des Scipions et sur lequel de récentes découvertes, aux confins
de l'Inde et du monde hellénisé, viennent de nous apporter de
nouveaux témoignages. On s'attend donc à en trouver le reflet dans
l'imagerie hellénistique.
A première vue, les thèmes légendaires traités dans la grande
sculpture et que nous connaissons soit en originaux, soit par des
répliques romaines dont le nombre atteste le succès, ne semblent
pas répondre à cette attente ; ils sont en effet tirés des légendes les
plus cruelles du répertoire grec — le massacre des Niobides, le
supplice de Marsyas, l'extermination des Géants. Sujets choisis sans
doute pour affirmer, devant les peuples conquis, la puissance
implacable des dieux grecs ; c'est en tout cas une certitude en ce qui
concerne la Gigantomachie du grand autel de Zeus, à Pergame.
Non seulement les Celtes, nos ancêtres, mais plusieurs peuples
d'Anatolie, de l'Arménie à la Cappadoce, menaçaient en effet
l'hellénisme dont les rois de Pergame se proclamaient les champions en
Asie. « Contre les Géants, a dit Wilamowitz, Ares devait accepter de
combattre à côté d'Héphaistos et Apollon à côté de Dionysos, si
l'on voulait empêcher que survienne le Crépuscule des dieux ».
Toutes les divinités du panthéon hellénique, celles de la Terre et du
Ciel, de l'Air et des Eaux, oubliant leurs querelles, sont mobilisées
pour la défense de l'ordre cosmique. Tandis que leurs adversaires,
qui personnifient le chaos primordial, se battent à mains nues, les
dieux se servent férocement des armes inventées par l'industrie
civilisatrice : torches dont les flammes brûlent les visages, poignard
que Parthénos, tendre jeune fille, enfonce dans la poitrine d'un vieux
Géant saisi aux cheveux, lance qu'Aphrodite retire du corps de son
adversaire abattu en lui écrasant la face de son pied botté.
Mais voici le paradoxe de l'humanisme hellénistique : c'est vers les
vaincus que vont la sympathie et même l'admiration du spectateur ;
malgré leur part d'animalité, ces monstres, symbole de la barbarie,
apparaissent, presque tous, plus humains que les dieux ; jeunes ou
vieux, ils opposent à l'impassibilité divine le pathétique du défi ou
de la souffrance sans que soit altérée la noblesse de leurs traits.
De même, l'auteur du groupe de Marsyas, face à la bestialité du
bourreau scythe, serviteur d'Apollon, donne au Silène suspendu,
les mains liées, l'apparence d'un héros ou d'un sage prêt à supporter
stoïquement son supplice, si bien que l'on a pu considérer cet
antique démon de la nature comme la préfiguration du Christ en
LE MYTHE HUMANISÉ DANS L'ART HELLÉNISTIQUE 479

croix. On ne s'étonne pas que le poète Alcée de Messène, ému par ce


chef-d'œuvre, ait dénoncé l'injuste fatalité du concours entre un
mortel et un dieu : « Ta flûte, dit-il à Marsyas, rendait un son aussi
doux que la lyre, mais au lieu d'une couronne tu n'as gagné que la
mort ». De cette compassion, nous avons bien d'autres exemples
dans l'alliance de l'art et de la poésie. La description par Apollonios
du vieux Phinée dont les Argonautes lavent et réconfortent le corps
décharné, épuisé par la persécution des Harpyes, évoque, avec
plusieurs épitaphes de l'Anthologie, ces figurines d'Asie Mineure ou
d'Alexandrie où s'expriment à côté de la curiosité médicale ou de la
dérision caricaturale, la pitié et même le respect devant la déchéance
ou l'usure qui n'abolissent pas la dignité de l'homme. Plusieurs
statues ou statuettes de vieux pêcheur répondent à une touchante
épigramme funéraire de Léonidas de Tarente : « Le très vieux
Théris, qui nageait mieux qu'une mouette... ce n'est pas une
tempête qui a mis fin à ses jours. Il est mort dans sa cabane de roseaux,
comme une lampe il s'est éteint peu à peu. Ce monument, ce ne sont
pas ses enfants ni sa compagne qui le lui ont élevé, c'est la confrérie
des pêcheurs, ses compagnons de travail ».
Il est un autre aspect de la sensibilité hellénistique, plus nouveau,
celui qui concerne la maternité et l'enfance. Le sentiment familial
est étranger aux dieux de l'Olympe ; les naissances y sont presque
toutes adultérines ou miraculeuses. Pour présider au mariage, les
Grecs ne pouvaient s'adresser qu'à Héra, épouse légitime mais
éternellement trompée. Winckelmann fut, je crois, le premier à
observer qu'aucune statue d'Aphrodite ne porte les signes de la
maternité, si visibles sur la Nuit de Michel-Ange, mère de l'Aurore.
L'énigme de la naissance d'Éros a fait l'objet, dans l'Antiquité,
d'infinies spéculations. Mais aucun Grec de Grèce ne pouvait
concevoir, ni figurer Aphrodite allaitant un enfant. En revanche, la
sculpture alexandrine au temps des Ptolémées, a représenté dans le
style grec, Isis donnant le sein à Horus, et cette touchante image a
fait plus tard son chemin dans le monde chrétien d'Occident. Il serait
téméraire de supposer que le thème de la maternité divine, lié à
celui de la petite enfance, a sa source unique en Egypte et
qu'Alexandrie a donnée le départ au vol des Amours ailés qui se sont répandus
à travers le monde grec. Rappelons cependant que Théocrite, qui
écrivit plusieurs de ses idylles dans la capitale des Ptolémées,
montre dans son récit du premier exploit d'Héraclès, Alcmène gor-
geant de son lait ses deux fils, avant de les endormir. En tout cas,
c'est un fait que, dès le 111e siècle, les artistes et les poètes
s'intéressent de plus en plus aux enfances des dieux et des héros — Achille,
Héraclès, Télèphe, Dionysos entre autres.
Deux exemples, dans les dernières œuvres de la sculpture
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480 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

monumentale, attestent cette préoccupation. Une reconstitution


récente du fronton du grand temple de Samothrace a montré que
trois petits enfants figuraient dans la scène qui le décorait, peut-être
les enfants de Zeus et d'Electre, fille d'Atlas, dont l'un, Iasion,
passait pour avoir fondé le culte des Cabires. Mieux encore, on voit
sur la frise du temple d'Hécate à Lagina, groupés comme sur une
photographie de famille, les quatre enfants d'un couple divin, les
trois aînés tenant leurs jouets, appuyés à leurs parents, le plus
petit sur les genoux de la mère qui penche tendrement sur lui son
visage. D'après leur taille, ces quatre enfants s'échelonnent
d'environ huit ans à quelques mois. Quelle que soit la signification
symbolique de ce groupe, sa représentation trop humaine sur la
frise d'un temple apparaît comme une hérésie. La rupture est
consommée avec l'anthropomorphisme orthodoxe fondé sur l'image
de l'homme adulte, à son point de perfection. Le mythe traduit à sa
manière cette conception fondamentale : à peine né, Hermès vole les
bœufs d'Apollon et Héraclès étrangle les serpents d'Héra — actes
d'adulte. Non pas que la jeunesse et la vieillesse soient absentes
de l'imagerie classique ; mais l'enfant y est figuré comme un
raccourci d'homme et la barbe suffit à traduire sur un visage aux traits
purs et sur un corps intact la sagesse de la maturité et du grand âge.
L'apparition du paysage, dans la dernière période hellénistique,
manifeste encore plus clairement l'abandon de la doctrine classique,
selon laquelle la forme humaine idéale recouvre l'univers des formes
et suffit donc à représenter tous les aspects de la nature. Or, dans
les célèbres paysages de Y Odyssée, conservés au Vatican, les
personnages humains ne sont plus que de petites silhouettes qui
s'agitent dans un espace sans limites de mer, de ciel et de montagne.
Revanche de la nature qui réduit l'homme à son échelle dans une
vision du monde qui nous éloigne singulièrement de l'hellénisme
le plus pur. Comment ne pas évoquer ici le chapitre du De Natura
deorum où Cicéron invite ses lecteurs à contempler « la terre entière
placée au centre du monde..., revêtue de fleurs, d'herbes, d'arbres,
de moissons dont l'incroyable multitude se nuance avec une
insatiable diversité. Ajoutez-y la fraîcheur des sources intarissables, la
limpidité des fleurs... la hauteur des montagnes qui nous dominent,
l'immensité des plaines... Et quelle beauté dans la mer ! ». Dans cet
élan lyrique, inspiré par le stoïcien syrien, Posidonios, qui vivait
au temps où furent conçus les modèles grecs des paysages de Y
Odyssée, il semble que l'on entende un écho du psalmiste chantant les
splendeurs de la création.
Revenons à Homère. Le portrait du poète aveugle, sculpté sans
doute vers le début du ne siècle av. J.-C, résume les vertus les plus
authentiques de l'art hellénistique. Sur ce visage composé d'après
LE MYTHE HUMANISÉ DANS L'ART HELLÉNISTIQUE 481

l'observation la plus rigoureuse du réel, les marques mêmes de la


vieillesse contribuent à l'impression dominatrice qui s'en dégage.
Comme Gœthe l'avait remarqué, « les muscles se tendent vers le
haut » ; l'attention est conduite vers la haute voûte du front, siège
de la pensée. Il s'y ajoute un trait de génie : un coup de vent rebrousse
les mèches de la chevelure et de la barbe ; le vent des îles grecques
passe sur la face immobile et les lèvres entr'ouvertes et se mêle
au souffle inspiré du poète. Ce portrait imaginaire, où le mythe et
l'histoire se confondent, nous livre la plus juste image de
l'humanisme hellénistique aux approches du Crépuscule des dieux.

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