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Unité de « A la recherche du Temps perdu »

Author(s): Gilles Deleuze


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 68e Année, No. 4 (Octobre-Décembre 1963),
pp. 427-442
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40900774
Accessed: 22-05-2016 21:25 UTC

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Unité de « A la recherche
du Temps perdu » *

En quoi consiste l'unité de A la recherche du Temps perdu ? Nous


savons du moins en quoi elle ne consiste pas. Elle ne consiste pas dans la
mémoire, dans le souvenir, même involontaire. L'essentiel de la Recherche
n'est pas dans la madeleine ou les pavés. D'une part, la Recherche n'est
pas simplement un effort de souvenir, une exploration de la mémoire :
recherche doit être pris au sens fort, comme dans l'expression « recherche
de la vérité ». D'autre part, le temps perdu n'est pas simplement le temps
passé ; c'est aussi bien le temps qu'on perd, comme dans l'expression
« perdre son temps ». (Il y a donc un double inconvénient dans la tra-
duction anglaise : remembrance of things past.) Certes, la mémoire
intervient comme un moyen de la recherche, mais ce n'est pas le moyen
le plus profond ; et le temps passé intervient comme une structure du
temps, mais ce n'est pas la structure la plus profonde. Chez Proust,
les clochers de Martinville et la petite phrase de Vinteuil, qui n'impliquent
aucun souvenir, aucune résurrection du passé, l'emporteront toujours
sur la madeleine et les pavés de Venise, qui dépendent de la mémoire,
et, à ce titre, renvoient encore à une « explication matérielle » *.
Peu de mots, chez Proust, apparaissent aussi souvent que le mot
signe : notamment dans la systématisation finale du Temps Retrouvé.
La Recherche, en tant que recherche de vérité, consiste toujours à inter-
préter des signes, c'est-à-dire à expliquer, traduire, déchiffrer. La
Recherche se présente comme l'exploration de différents mondes de
signes, qui s'organisent en cercles et se recoupent en certains points«

1. Cet article expose les thèmes d'un livre à paraître. Les citations sont faites d'après
l'édition N. R. F. en 15 volumes. La pagination de la Pléiade est indiquée entre paren-
thèses.
2. P2, p. 216 (III, 375) : « les sensations vagues données par Vinteuil, venant non
d'un souvenir, mais d'une impression (comme celle des clochers de Martinville), il
aurait fallu trouver, de la fragance de géranium de sa musique, non une explication
matérielle, mais l'équivalent profond, la fête inconnue et colorée... ».

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G. Ddeuze

Car les signes sont spécifiques et constituent la matière de tel ou tel


monde. On le voit déjà dans les personnages secondaires : Norpois et
le chiffre diplomatique, Saint Loup et les signes stratégiques, Cottard
et les symptômes médicaux. Un homme peut être habile à déchiffrer les
signes d'un domaine, mais rester idiot dans tout autre cas : ainsi Cottard,
grand clinicien. Bien plus, dans un domaine commun, les mondes se
cloisonnent : les signes des Verdurin n'ont pas cours chez les Guermantes,
inversement le style de Swann ou les hiéroglyphes de Charlus ne passent
pas chez les Verdurin. L'unité de tous les mondes est qu'ils forment
des systèmes de signes émis par des personnes, des objets, des matières ;
on ne découvre aucune vérité, on n'apprend rien, sinon par déchiffrage
et interprétation. Mais la pluralité des mondes est que ces signes ne sont
pas du même genre, n'ont pas la même manière d'apparaître, ne se
laissent pas déchiffrer de la même façon, n'ont pas avec leur sens un
rapport identique. Que les signes forment à la fois l'unité et la pluralité
de la Recherche, nous devons vérifier cette hypothèse en considérant
les mondes auxquels le héros participe directement. « II me fallait donc
rendre leur sens aux moindres signes qui m'entouraient, Guermantes,
Albertine, Gilberte, Saint Loup, Balbec, etc. * »
Non seulement les types de signes sont irréductibles les uns aux autres,
mais les critères pour juger de chaque type sont multiples. Il convient
déjà d'en distinguer quatre : le caractère du signe , ou la manière dont il
est émis ; Veffet qu'il produit sur nous ; la faculté capable de Vinterprèter
ou d'en trouver le sens ; la nature de ce sens. Ces critères conjugués per-
mettent d'établir une certaine hiérarchie des mondes ou des espèces de
signes.

Le premier monde de signes est celui de la mondanité. Sans doute les


mondes sont-ils multiples. Mais l'unité de tous les mondes est que, tou-
jours, on y fait signe. Charlus est un prodigieux émetteur de signes.
Un salut du duc de Guermantes est à interpréter. Madame de Guer-
mantes a souvent le cœur sec et la pensée faible, mais toujours elle a
des signes charmants. Cottard ne dit rien de drôle, et Madame Verdurin
ne rit pas, mais Cottard fait signe qu'il dit quelque chose de drôle, et
Madame Verdurin fait signe qu'elle rît, dans une prodigieuse mimique
qu'elle sut inventer. Tel est le caractère du signe mondain : il tient lieu
de pensée et d'action, il prétend valoir pour son sens, il a usurpé la valeur
supposée de son sens. Aussi les signes mondains sont-ils vides et stéréo-
typés. Mais précisément, leur vacuité leur confère une perfection formelle,
une netteté dans l'émission, qu'on ne retrouvera pas ailleurs.

1. TR2, p. 46 (III, 897).

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A la recherche du temps perdu

L'effet des signes mondains, c'est une sorte d'exaltation nerveuse


qui nous met hors de nous, provisoirement et superficiellement K La
faculté capable d'interpréter ces signes, c'est l'intelligence *. Il ne s'agit
pas d'un exercice volontaire de l'intelligence. L'intelligence est comme
la mémoire, elle n'est bonne qu'involontaire, dans la mesure où elle subit
la contrainte d'un signe qui la force à chercher. Mais pourquoi l'inter-
prétation des signes mondains renvoie-t-elle à l'intelligence ? On le
comprendra si l'on demande enfin quel est le sens de ces signes. Ils trou-
vent leur sens dans des lois générales. Même leur vacuité les sert à cet
égard. Le vide est un milieu physique favorable à la manifestation des
lois ; de même une tête vide présente de meilleures lois statistiques
qu'une matière plus dense. Rien n'excite plus l'intelligence que ce qui
se passe dans la tête d'un sot. Ceux qui sont comme des perroquets
dans un groupe sont aussi des « oiseaux prophètes » : leur bavardage
signale la présence de la loi ; et « les êtres les plus bêtes, par leurs gestes,
leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent
des lois qu'ils ne perçoivent pas, mais que l'artiste surprend en eux » *.
Sans doute arrive-t-il qu'un génie singulier, tel Charlus, soit un législa-
teur, un grand prêtre du monde. Mais le plus souvent, les signes mon-
dains trouvent leur sens dans des lois générales qui sont celles des groupes
(ce que Proust appelle les « familles mentales » plus encore que les milieux
physiques et réels).

Le second monde de signes est celui de V amour. La rencontre Charlus-


Jupien nous fait assister à une extraordinaire émission de signes. Toujours
l'être aimé nous apparaît comme un signe, une « âme » : il exprime, il
implique, il emprisonne un monde inconnu de nous. Telle Albertine.
Aimer, c'est toujours traduire. C'est chercher à expliquer, à développer
ces mondes inconnus qui restent enveloppés dans l'aimé. L'amour se
nourrit d'interprétation silencieuse ; par là même il est supérieur à l'amitié,
qui vit de conversation, de communication, de bonne volonté commune.
Du point de vue de l'art d'interpréter, la plus grande amitié ne vaut pas
un petit amour. Une femme aimée, si médiocre soit-elle, nous fait retour-
ner aux origines de l'humanité, c'est-à-dire aux moments où les signes
l'emportaient sur le contenu explicite, et les hiéroglyphes sur les lettres :
cette femme ne nous communique rien, mais ne cesse de produire des
signes qu'il faut déchiffrer 4.

1. CG3, p. 200-206 (IL 547-552).


2. Sur le rôle de l'intelligence dans l'interprétation de certains signes, cf. TR2,
47-50 (III, 898-901).
3. TR2. D. 49-50 (III, 900-901).
4. AD, p. 244 (III, 616).

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G. Deleuze

L'amoureux souhaite que Taimé lui dédie ses préférences, lui consacre
ses gestes et ses caresses. Mais les gestes de l'aimé, au moment même
où ils s'adressent à nous, expriment encore ce monde inconnu tel qu'il
est enveloppé dans Taimé, monde qui nous exclut nécessairement puis-
qu'il se forma jadis, ailleurs, avec d'autres personnes. Telle est la souf-
france de Swann : chaque caresse d'Odette dessine l'image du monde
possible où d'autres seraient, sont ou ont été préférés *. Il y a donc une
contradiction de l'amour : les moyens sur lesquels nous comptons pour
nous préserver de la jalousie sont les moyens mêmes qui développent
cette jalousie, lui donnant une espèce d'autonomie, d'indépendance à
l'égard de notre amour. D'où cette première loi proustienne : subjec-
tivement, la jalousie est plus profonde que l'amour, parce qu'elle est plus
apte à surprendre et à déchiffrer les signes. Les signes amoureux ne sont
pas des signes vides, mais des signes mensongers. Ils sont mensongers,
non pas en vertu d'une mauvaise volonté particulière de l'aimé, mais
en raison d'une contradiction plus profonde : adressés à nous, appliqués
à nous, dédiés à nous, les gestes de Taimé expriment pourtant des mondes
qui nous repoussent, cachant leur origine et leur destination.

Qu'est-ce que cache le mensonge amoureux ? Proust explique com-


ment la femme aimée est tendue vers un secret de Gomorrhe : « hideur »
d'Albertine. Car le monde de Gomorrhe ne dépend pas de telle ou telle
femme (quoiqu'une femme puisse l'incarner mieux qu'une autre), mais
est la possibilité féminine par excellence, comme un a priori que la
jalousie découvre. Le monde exprimé par la femme aimée nous exclut,
même quand elle nous donne une marque de préférence ; or quel monde
nous exclut, autant que celui-là ? « C'était une terra incognita terrible
où je venais d'attérir... » f - L'amant, d'autre part, ne ment pas moins
que l'aimée : puissant geôlier qui la cache, et lui cache son amour. L'amant,
lui aussi, a sa hideur. S'il est vrai que le secret de la femme aimée est le
secret de Gomorrhe, le secret de Tamant, conscient ou non, c'est le secret
de Sodome. Dans des circonstances analogues, le héros de la Recherche
surprend Mademoiselle Vinteuil, puis surprend Charlus *. Mais Made-
moiselle Vinteuil explique toutes les femmes aimées, comme Charlus
implique tous les amants.
Dans un passage célèbre de Sodome et Gomorrhe, où revient constam-
ment une métaphore végétale, Proust expose une seconde loi : objecti-
vement, les amours intersexuelles seraient moins profondes que l'homo-
sexualité. A l'infini de nos amours, il y a l'Hermaphrodite originel.
Mais loin de réunir les sexes, l'Hermaphrodite les sépare. Il produit
continuement deux séries homosexuelles divergentes, celle de Sodome,

1. CS2, p. 82-83 (I, 276).


2. SG2. d. 319-325 (IL 1115-1120).
3. SGI, p. 15 (II, 608).

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A la recherche du temps perdu

celle de Gomorrhe. Il est comme la clef de la prédiction de Samson : « les


deux sexes mourront chacun de son côté » ' Si bien que les hommes et
les femmes ne se croisent qu'en apparence. Et c'est de tous les amants,
de toutes les femms aimées, qu'il faut dire ce qui ne devient évident
que pour certains d'entre eux : les amants « jouent pour la femme qui
aime les femmes le rôle d'une autre femme, et la femme leur offre en même
temps à peu près ce qu'ils trouvent chez l'homme » *. Les signes de
l'amour vont donc des signes révélateurs du mensonge aux signes cachés
de Sodome et Gomorrhe. Les personnages de Gomorrhe, les personnages
de Sodome compensent par l'intensité du signe le secret auquel ils sont
tenus. D'une femme qui regarde Albertine, Proust écrit : « on eût dit
qu'elle lui faisait des signes comme à l'aide d'un phare » ■.

L'effet des signes de l'amour, sur nous, c'est la souffrance. Chaque


amour est une souffrance particulière, faite de jalousie, d'angoisse, de
hideur. Mais la souffrance met en mouvement l'intelligence, comme la
seule faculté capable d'interpréter ces signes 4. Toutefois, ce n'est pas
du tout de la même manière que l'intelligence procède par rapport aux
signés de l'amour et par rapport aux signes mondains. Dans le cas de
l'amour, l'intelligence extrait de toutes nos souffrances particulières
un certain thème, comme une Essence, une Idée que nous n'aurons pas
cessé de répéter. Car la répétition appartient à l'amour : c'est la même
histoire qui se poursuit avec Gilberte, Madame de Guermantes, Albertine.
Alors l'intelligence devient capable de saisir l'Idée qui préside à toutes
nos amours. « Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée
par nous à une divinité dont elle n'est qu'un reflet fragmentaire... 5. »
Mais cette divinité ne peut plus riôn contre nous : elle est nous-même,
ou le plus profond de nous. Ce que nous répétons en amour, c'est tou-
jours une souffrance particulière ; mais la répétition même est joyeuse,
le fait de la répétition forme une joie générale. Il y a un tragique de ce
qui se répète, mais un comique de la répétition, et une joie de la répé-
tition comprise. A mesure que nous répétons en amour, nous devenons
de plus en plus apte à comprendre le thème qui nous habite, en même
temps que nous avons de moins en moins l'envie d'aimer. L'intelligence
extrait de nos chagrins une Idée générale ; c'est que l'Idée était pre-
mière, était déjà là, comme la loi de toutes ces amours •.

Si l'intelligence est capable d'interpréter les signes amoureux comme


le* signes mondains, c'est parce que les deux sortes de signes trouvent

1. SGI, p. 26 (IL 616).


2. SGI. D. 34 fil. 622).
3. SGI, p. 319 (II, 851).
4. TR2, p. 47-60 (III, 898-910).
5. TR2, p. 47 (III, 899).
6. TR2, p. 57 (III, 906).

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G. Deleuze

leur loi dans une généralité. (Proust proclame souvent son goût de la
généralité : le télescope, non pas le microscope K) Mais si, dans les deux
cas, l'effort de l'intelligence est très différent, c'est parce que la généralité
n'est pas du même type. Les signes mondains renvoyaient à des lois de
groupes, les signes de l'amour renvoient à des lois de séries. Chaque amour
forme lui-même une série, où les visages successifs de l'aimé s'organisent
d'après des rapports d'alternance et de contraste subtils : ainsi les visages
d'Albertine a. Mais nos amours successives forment une série plus vaste,
dont les termes se répètent à travers les contrastes et les petites diffé-
rences. « Ainsi mon amour pour Albertine, et tel qu'il en différa, était
déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte f. » Bien plus : la série des
amours est comme transpersonnelle, les amours du héros s'enchaînent
avec celui de Swann, dans une continuité phylogénétique. Et, sous toute
série, les deux séries divergentes de Sodome et de Gomorrhe.

Le troisième monde de signes est constitué par les signes sensibles,


les signes de la nature. Ce sont les plus connus de la Recherche. Leurs
critères sont les suivants : ils consistent en qualités qui ne se contentent
pas de désigner actuellement un objet, mais enferment, enveloppent
un tout autre objet. Ils ont pour effet sur nous une joie extraordinaire.
Ils mobilisent, non plus l'intelligence, mais tantôt la mémoire, tantôt
l'imagination. Poussées dans un exercice involontaire, ces facultés cher-
chent et parfois trouvent le sens. Le sens de ces signes, c'est l'autre objet ;
non pas l'autre objet tel qu'il fut vécu, ni tel qu'il n'aurait pu l'être.
Vautre objet dans sa splendeur, ¿est-à-dire dans son essence, dans son Idée,
dans sa vérité qui ne fut jamais présente.

Nous pouvons dégager certaines conclusions concernant la mémoire


involontaire. Il est évident, d'abord, qu'elle n'intervient que par rapport
à un certain type de signes : les signes sensibles. Et encore ne couvre-
t-elle pas tout ce domaine. Proust distingue deux sortes de signes sen-
sibles : les signes de réminiscence (comme dans le cas de la madeleine
ou des pavés), et les signes de découverte (comme dans les clochers de
Martinville, qui sollicitent l'imagination, non pas la mémoire) 4. Quand
le héros s'éveille, il ne sent pas seulement la pression des réminiscences^
mais aussi la contrainte des désirs, l'appel des découvertes s. Bien plus :
les signes de réminiscence présentent une double infériorité. Ils sont

1. TR2, p. 221 (III, 1041).


2. JF3, p. 185-186 (IL 917-918).
3 TR2. D. 54 fili. 904Ì.
4. TR2. p. 22 fill. 879).
5. PI, p. 32 (III, 27).

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A la recherche du temps perdu

trop matériels encore, leur « explication » même est trop matérielle K


La saveur signifie Combray, la sensation d'inégalité signifie Venise ;
si forte que soit la coïncidence, il y a bien coïncidence de deux sensations,
de deux endroits ou de deux moments matériellement distincts. D'autre
part; la joie que ces signes nous inspirent cachent la persistance d'une
angoisse : trouvant leur sens dans un passé qui n'est plus, nous restituant
ce passé dans sa vérité, ils nous font échapper au temps, mais pendant
un court moment que nous sommes à peine capable de supporter, sans
que le temps cesse d'affirmer pour soi sa réalité. Aussi s'en faut-il d'un
rien que notre joie ne vacille, et ne nous laisse retomber dans une contra-
diction douloureuse, contradiction « de la survivance et du néant ».
Précisément, dans la bottine et le souvenir de la grand-mère, tout com-
mence par cette joie extraordinaire qui caractérise les signes sensibles ;
mais sous cette joie, le néant pointe ; le néant triomphe, le héros se
retrouve en larmes, avec la certitude de la mort 2.

Si les signes de réminiscence sont inférieurs, c'est déjà par rapport à


ceux de l'imagination : les clochers de Martinville valent mieux que la
madeleine et les pavés. Les signes d'imagination sont moins matériels,
ils nous menacent moins de contradiction, nous pouvons toujours croire
que ce qui n'est pas encore sera. Reste que les signes d'imagination sont
eux-mêmes matériels, et participent au néant de l'imaginaire. Autant
dire que les signes sensibles ne sont jamais les signes ultimes. Ils ne
contiennent pas, ils ne donnent pas leur raison. Sous la saveur de la
madeleine, Combray ressurgit. Mais pourquoi cette joie extraordinaire ?
En quoi y a-t-il autre chose, ici, qu'une association d'idées ? C'est que
Combray surgit dans son essence, comme il ne fut jamais présent, comme
il ne pouvait pas être présent. Mais pourquoi surgit-il ainsi, d'où vient
cette force qui fait que l'Essence elle-même apparaît ? La mémoire
involontaire ne peut pas le dire, et l'imagination ne peut pas le dire
davantage dans les cas qui la concernent. Les signes sensibles font appel
à une révélation qui les dépassent, ils profitent de cette révélation sans
l'expliquer.
Combray surgit, tel qu'il ne fut pas vécu ; mais il fallait avoir vécu
Combray, avoir goûté la première madeleine à Combray, pour que
Combray se révèle ainsi, dans cette intériorité qui nous restait cachée
tant qu'il était présent. En d'autres termes, les signes sensibles laissent
subsister tout un domaine irréductible de contingences et d'associations

1. P2, p. 216 (III, 375).


2. SGI, p. 200-206 (II, 755-760).

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G. Deleuze

d'idées. Ils incarnent des essences, mais dans d'autres circonstance»


ils en auraient incarné d'autres. Ils trouvent leur sens dans une essence ;
mais que ce soit telle essence plutôt qu'une autre, dépend de circonstances
extérieures, de contingences vécues, d'associations empiriques. A un
moment où le héros a déjà trouvé le sens de la madeleine, en a déchiffré
le signe comme impliquant Combray, il dit : « J'avais ajourné de recher-
cher les causes profondes *. » II veut dire : la mémoire involontaire,
même quand son effort réussit, ne peut pas nous donner la raison de la
joie que le signe nous fait éprouver, ni la raison de la chose (Combray)
qui surgit en essence. La mémoire ou l'imagination involontaires pro-
fitent d'une plus haute révélation ; il y a des signes plus hauts que les
signes sensibles. Et c'est seulement quand nous avons la révélation de
ces signes ultimes que nous pouvons redescendre, et comprendre pour-
quoi nous éprouvions tant de joie dans la saveur de la madeleine ou Ja
vue des clochers.

Les signes mondains sont formellement parfaits, mais vides ; ils pro-
voquent en nous une exaltation factice ; ils mettent en mouvement
l'intelligence, comme la seule faculté capable de les interpréter ; ils
trouvent leur sens dans des lois générales de groupe. Les signes amoureux
sont plus profonds parce qu'ils ont un contenu, mais par nature ils sont
mensongers ; ils mettent en nous la souffrance ; ils mobilisent encore
l'intelligence ; ils trouvent leur sens dans des lois de série. Encore plus
profonds, les signes sensibles : ils ont un contenu plus adéquat, mais ce
contenu reste matériel ; ils nous inspirent une joie extraordinaire, mais
cette joie reste fragile ; ils provoquent en nous la mémoire ou l'imagi-
nation, mais l'effort involontaire de ces facultés reste encore soumis à
des conditions extrinsèques ; ils trouvent leur sens dans une essence,
mais cette essence a encore un minimum de généralité, généralité d'une
coïncidence entre deux moments ou deux lieux matériellement distincts *.
Nous pouvons pressentir que les signes ultimes sont ceux de l'art, et que
toute la Recherche s'organise en fonction de cette découverte. Et que
l'art nous donne une révélation qui rejaillit sur tous les autres mondes.
Mais déjà, l'organisation de la Recherche en fonction des types de signes
nous permet de dégager certaines conséquences.
Quand nous disons « tout est signe », nous affirmons que la recherche
de la vérité ne trouve son modèle ni dans les sciences, ni dans la philo-
sophie. C'est que la science a besoin de croire aux faits, à l'existence
d'une matière soumise aux conditions du réel, à l'action de lois qui
1. TR2, p. 8 (III, 867).
2. Dans les signes sensibles eux-mêmes, l'essence est encore dite « générale » : TR2,
p. 71 (III, 918).

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A la recherche du temps perdu

s'établissent entre les choses. Mais la philosophie, de son côté, croit aux
significations explicites, aux communications volontaires entre les
esprits. Pour le héros de la Recherche, il n'y a ni faits objectifs, ni signi-
fications explicites. Tout est signe. C'est-à-dire : tout sens est impliqué,
enveloppé dans son signe. Tout existe dans ces zones obscures où nous
pénétrons comme dans des cryptes pour y déchiffrer des hiéroglyphes
et des langages secrets. Il est bien connu que, dans « philosophe », il y a
« ami ». Or Proust adresse le même reproche à la philosophie et à l'ami-
tié 1. Les amis sont des esprits de bonne volonté qui s'accordent l'un
avec l'autre et se communiquent des significations : aussi l'amitié se
nourrit-elle de conversations. Mais la philosophie est comme l'expression
d'un Esprit universel qui s'accorde avec soi pour déterminer des signi-
fications explicites et communicables. C'est pourquoi la philosophie
suppose si volontiers que l'esprit, par lui-même et naturellement, cherche,
désire ou veut le vrai : elle invoque une bonne volonté du penseur comme
une bonne nature de la pensée. Proust ne cesse d'englober dans la même
critique tout ce qui lui paraît impliquer une telle conception de la pensée :
non seulement l'amitié et la philosophie, mais la conversation, l'obser-
vation, le travail bénévole ou volontaire. Seul le conventionnel est expli-
cite, c'est-à-dire observable, formulable et communicable. Dans un même
mouvement, la perception a le goût de l'objet, et l'intelligence, le goût
de l'objectivité. Mais quelle sorte de vérités atteignons-nous ainsi ?
Rien que des vérités contingentes, auxquelles manque la griffe de la
nécessité. « Les idées formées par l'intelligence pure n'ont qu'une vérité
logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire •.... »

Le grand thème du Temps Retrouvé est celui-ci : la pensée n'est rien


sans quelque chose qui force à penser, qui fait violence à la pensée,
qui l'arrache à ses possibilités seulement abstraites. Ce qui force à penser,
c'est le signe. Le signe est l'objet d'une rencontre ; mais c'est précisé-
ment la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu'elle
donne à penser. Fortuit et inévitable sont les leit-motive de la Recherche
(« je n'avais pas été chercher les deux pavés inégaux de la cour où j'avais
buté... ») *. Penser, c'est toujours interpréter, c'est-à-dire expliquer,
développer, déchiffrer, traduire un signe qui nous fait violence. Il n'y
a pas plus de significations explicites que de faits objectifs ou d'idées
claires. Il n'y a que des sens impliqués dans des signes, des nécessités
enveloppées dans des rencontres ; tout est prisonnier. Et si la pensée a
le pouvoir d'expliquer le signe, de le développer dans une Idée, c'est
parce que l'Idée est déjà là dans le signe, à l'état enveloppé et enroulé,

1. La critique de l'amitié est constante dans la Recherche.


2. TR2, p. 24 (III. 880).
3. TR2, p. 23 (III, 879).

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G. Deleuze

dans l'état obscur de ce qui force à penser K Nous ne cherchons la vérité


que contraints et forcés. Le chercheur de vérité, ce n'est pas le philo-
sophe, c'est le jaloux qui surprend un signe mensonger sur le visage de
l'aimé. Ou bien c'est l'homme sensible, qui rencontre la violence d'une
impression. Ou bien, c'est le lecteur, c'est l'auditeur, en tant que l'œuvre
d'art émet des signes qui le forcera peut-être à créer, comme l'appel du
génie à d'autres génies. C'est pourquoi la philosophie ne vaut pas l'art,
et l'amitié ne vaut pas l'amour. Car la vérité n'est jamais voulue, elle
est l'aventure de l'involontaire. Elle ne se communique pas, elle s'inter-
prète. Elle ne se formule pas, elle se traduit. Elle ne se livre pas, elle se
trahit. « La première, Françoise me donna l'exemple... que la vérité
n'a pas besoin d'être dite pour être manifestée, et qu'on peut peut-être
la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même
aucun compte d'elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains
phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que
sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques *. »
L'enveloppé contre l'explicite, l'invisible contre l'observable, telle est
la nature du signe. Nous ne sommes ni savants ni philosophes. Ni physi-
ciens ni métaphysiciens. Nous devons être égyptologues. La Recherche
de la vérité est toujours une égyptologie, impliquant la régression cor-
respondante. « J'avais suivi dans mon existence une marche inverse
de celle des peuples, qui ne se servent de l'écriture phonétique qu'après
avoir considéré les caractères comme une suite de symboles. »
L'essentiel de la Recherche n'est pas dans la Mémoire, mais dans une
certaine image de la pensée. La Mémoire n'a pas de privilège sur les
autres facultés. Elle s'élève à un exercice involontaire, mais seulement
en fonction d'une espèce de signes. Chaque faculté a un usage involon-
taire, qui définit pour elle une limite, une seconde puissance, un exercice
transcendant. La mémoire involontaire atteint des vérités qui échappent
à tout effort de la volonté ; mais il y a aussi une intelligence involontaire,
plus profonde que l'intelligence volontaire. De même que certains signes
sensibles forcent la Mémoire, la forcent à entrer dans cet exercice transcen-
dant, les signes mondains ou les signes de l'amour forcent l'intelligence,
et la précipitent dans son usage-limite. Alors l'intelligence n'est plus
celle du philosophe ou du savant. Ce n'est plus une intelligence qui
devance, qui vient avant. Au contraire, c'est une intelligence qui vient
après, sous la contrainte des signes à déchiffrer 8. Et quand nous attei-
gnons aux signes de l'art comme aux signes ultimes, il y a toujours usage
involontaire et exercice transcendant. Mais là encore, il ne s'agit plus
de la mémoire. Il s'agit de la pensée pure comme faculté des essences.
Si bien que, quand nous cherchons dans la vie un équivalent de l'art,
1. TR2, p. 57 (III, 906).
2. CGI. D. 79 ill. 66>.
3. TR2, p. 24 (III, 880).

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nous ne le trouvons pas dans le souvenir même involontaire, mais dans


des états plus profonds comme le Sommeil au delà de toute mémoire.
L'essentiel de la Recherche est dans les signes et dans leur déchiffrage.
Dès lors, l'essentiel n'est pas de se souvenir, mais Rapprendre (la mémoire
n'intervient que comme un moyen d'apprendre, nécessaire en certains
cas, par rapport à certains signes). Proust insiste constamment sur ceci :
à tel ou tel moment, le héros ne savait pas encore telle chose, qu'il appren-
dra plus tard. Il cesse d'aimer Albertine quand elle ne lui apprend plus
rien. Chaque personnage ne vaut que par les apprentissages et les révé-
lations qu'il détermine. La Recherche tout entière est tournée vers le futur,
non pas vers le passé : « toute ma vie..., une vocation » x. Et dans la
mesure où tous les apprentissages tendent vers la révélation de l'art,
la Recherche elle-même est d'abord l'apprentissage d'un homme de
lettres 2. Le côté de Méséglise et le côté de Guermantes sont moins les
sources du souvenir que les matières premières et les lignes d'une for-
mation. C'est que les signes en eux-mêmes sont l'objet d'un apprentis-
sage temporel, non pas d'un savoir abstrait. Tout ce qui nous apprend
quelque chose émet des signes, tout acte d'apprendre est une interpréta-
tion de signes ou de hiéroglyphes. Correspondant à chaque cercle de
signes, il y a donc une ligne d'apprentissage marquée par des aventures,
des déceptions et des révélations particulières.
D'une ligne à l'autre, on peut établir certaines contantes, sur des
rythmes de temps très différents. Le héros commence par croire que
l'objet qui porte ou émet le signe en possède aussi le secret. Avant de
voir Madame de Guermantes, il pense qu'elle détient le secret du sens
de son nom 8. Et dans ses premières amours, il croit qu'il faut rapporter
à l'être aimé tout le bénéfice des sentiments qu'il éprouve : il faut donc
« avouer » l'amour, l'aveu étant ici la forme particulière de l'hommage
à l'objet *. Le héros se penche sur sa tasse de thé, boit une seconde et
une troisième gorgées, comme si l'objet lui-même allait lui révéler le
secret du signe. Même en art, il croit à la nécessité de décrire et d'observer,
et se désole de son impuissance 6. - Mais chaque ligne d'apprentissage
passe par un second moment, quand on s'aperçoit que l'objet ne détient
aucun secret. C'est pourquoi la déception est une catégorie fondamentale
de la recherche. Par exemple, le héros apprend qu'en amour, il convient
de ne pas avouer •. Et que, dans les signes sensibles, il faut se détourner
de l'objet. Et que, en art, il n'est pas bon de décrire ni même de savoir
observer. Mais comment remédier à la déception ? C'est en se livrant
au jeu des associations subjectives qu'il compense la déception de l'objet.

1. TR2, p. 24 (III. 880).


2. TR2, p. 48 (III, 899).
3. CS1, p. 231 (I. 171) - et GG2. d. 33 (IL 205).
4. CS2. p. 246 (I 401).

5. TRI. p. 36-39 (III. 720-723).


6. JF3, p. 195 (I, 925).

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Rbvue de Méta. - N° 4, 1903. 29

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G. Deleuze

« Que Madame de Guermantes fût pareille aux autres, c'avait été pour
moi une déception, c'était presque, par réaction, et tant de bons vins
aidant, un émerveillement. 1 » De même, les amours se construisent par
portions d'associations d'idées. Et dans les signes sensibles, la joie
éprouvée ne se sépare pas de mécanismes associatifs à travers lesquels
un morceau du passé s'incarne. Même l'art : la musique de Vinteuil ne
serait-elle pas belle, parce qu'elle évoquerait pour nous une promenade
au bois de Boulogne * ?
Pourtant, plus nous montons dans l'échelle des signes, mieux nous
voyons que le moment subjectif est aussi insuffisant que le moment de
l'objet. Un exemple est particulièrement analysé, celui de l'apprentissage
du théâtre, en écoutant la Berma. La première fois, le héros se dit : c'est
la Berma, j'entends enfìn la Berma 1 Frappé par une intonation parti-
culièrement juste, il se dit : c'est Phèdre, c'est Phèdre en personne.
Mais rien ne peut empêcher la déception. Car cette intonation n'a de
valeur qu'intelligible ; elle a un sens explicite parfaitement défini, elle
est seulement le fruit de l'intelligence et du travail volontaires 8 -
Peut-être fallait-il entendre autrement la Berma. Tel geste de la Berma
serait beau, parce qu'il évoquerait celui d'une statuette archaïque, que
l'actrice ne connaît pas, et à laquelle Racine non plus n'a, certes, pas
pensé 4. Mais cette compensation subjective, nous en voyons vite le
danger. Si nous nous livrons au jeu des associations, qu'est-ce qui nous
empêchera de faire de l'œuvre d'art un simple maillon dans la chaîne
et, comme Swann, d'expliquer la beauté de Vinteuil par le plaisir d'une
promenade, ou la splendeur de Botticelli, par l'émotion d'en retrouver
le style sur le visage d'une femme aimée ?
L'apprentissage est tendu vers une révélation dernière : le signe ne
se confond pas avec l'objet qui le porte ou qui l'émet, mais pas davantage
le sens du signe ne se confond avec le sujet qui l'interprète ou le découvre,
ni avec les mécanismes d'association dont le sujet se sert pour le décou-
vrir. Le héros de la Recherche comprendra finalement que ni la Berma
ni Phèdre ne sont des personnes désignables, mais qu'elles ne sont pas
davantage des éléments d'association. Phèdre est un rôle, et la Berma
ne fait qu'un avec ce rôle. Or le rôle n'est pas un objet, ce n'est pas non
plus quelque chose de subjectif. C'est un monde, un milieu spirituel
peuplé par des Essences ou des Idées. La Berma, porteuse de signes,
rend ceux-ci tellement immatériels qu'ils s'ouvrent entièrement sur ces
essences, et s'en remplissent. Au point que, même à travers un rôle
médiocre, les gestes de la Berma nous ouvrent encore un monde d'es-
sences possibles 6. Il est vrai que le théâtre n'est pas le meilleur lieu
1. CG3, p. 173 (IL 524).
2. JF1. d. 132 (I. 533).
3. JF1. d. 174 (I. 567).
4. JF1. p. 165 (I, 560).
5. CGI, p. 56-62 (II, 47-51).

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A la recherche du temps perdu

de cette révélation. Au delà de la Berma, il y a la peinture d'Elstir, et


surtout la musique de Vinteuil, et surtout le problème de la littérature.
C'est là que nous avons la révélation des essences : au delà des propriétés
de l'objet, au delà des états de la subjectivité, les essences sont le dernier
mot de l'apprentissage ou la révélation finale.
Chaque ligne d'apprentissage a son rythme temporel. Si bien que
les illusions, les déceptions, les compensations peuvent être dépassées
dans un domaine, mais subsister ailleurs. Toute la structure de la
Recherche est pluraliste. Chaque domaine de signes a donc une ligne de
temps privilégié, d'après laquelle il s'explique et se développe. C'est
pourquoi le temps présente au moins quatre séries distinctes. Le temps,
c'est d'abord le temps qu'on perd. C'est aussi le temps perdu, le temps
qui passe, le temps de l'altération. C'est encore le temps qu'on retrouve :
on le retrouve au sein du temps perdu lui-même, comme une image de
l'éternité. Enfin, c'est le temps de l'art, temps retrouvé primordial,
temps du commencement du monde, éternité véritable où l'artiste, tel
le dormeur, dispose du fil des heures et de l'ordre des années. Chacun de
ces temps a sa vérité : même le temps qu'on perd rythme un apprentis-
sage qui nous conduit, à sa manière, à la révélation finale. A propos
d'Octave, Proust écrit : « je ne fus pas moins frappé de penser que les
chefs-d'œuvre peut-être les plus extraordinaires de notre époque sont
sortis non du concours général, d'une éducation modèle, académique,
à la Broglie, mais de la fréquentation des pesages et des bars * ».
On remarquera qu'une ligne de temps correspond particulièrement
à chaque type de signes, mais aussi que les signes communiquent, inter-
fèrent, participent les uns des autres sur chaque ligne. La mondanité,
c'est surtout du temps qu'on perd. L'amour est du temps perdu, pour
une raison précise : c'est que la vérité, dans ce domaine, vient toujours
trop tard, à un moment où elle ne nous intéresse plus ; le signe ne se
développe et ne s'explique que dans la mesure où disparaît le Moi qui
s'y intéressait. Les signes sensibles nous font retrouver le temps, nous
donnent une image d'éternité que nous ne pouvons supporter qu'un
instant (car ils ont le pouvoir, soit de susciter par l'imagination, soit de
ressusciter par la mémoire, le Moi qui correspond à leur sens). Enfin les
signes de l'art nous élèvent au temps retrouvé primordial. Mais aussi,
chaque ligne de temps se poursuit dans les autres signes : le temps perdu
se prolonge dans le temps retrouvé, comme la menace de néant toujours
présente dans les signes sensibles ; inversement le temps qu'on retrouve
est retrouvé au sein du temps perdu lui-même. Et le temps retrouvé
de l'art englobe et comprend tous les autres temps, dégageant une vérité
même du temps qu'on perd. Ainsi la complexité des interférences entre
signes, des correspondances entre séries, domine toute la Recherche.

1. AD, p. 233 (III, 607).

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G. Ddeuze

On mutile la Recherche en la centrant sur la mémoire et sur le passé. La


Recherche est une recherche de la vérité, c'est-à-dire un système pour
l'interprétation des signes. Si le temps a la place dominante, c'est parce
que toute vérité est vérité d'une structure de temps, d'une série temporelle
plus ou moins profonde. La Recherche est le récit d'un apprentissage
multiple ou d'une formation pluraliste : non pas une réminiscence ni
une exploration du passé.

Quelle est la supériorité des signes de Vart sur tous les autres ? D'une
part, ils sont immatériels, et par là dépassent même les signes sensibles.
La Berma, dans sa voix, ne laisse pas subsister « un seul déchet de matière
inerte et réfractaire à l'esprit * ». Dans la phrase de Vinteuil, le piano
n'est que l'image spatiale d'un clavier d'une autre nature : l'impression
de la petite phrase est « sine materia » '. D'autre part, les signes de
l'art ont un sens tout spirituel : ils sont tendus vers une Essence, que
Vinteuil lui-même a moins créée que dévoilée ». Unité d'un signe imma-
tériel et d'un sens spirituel, tel est l'art. L'essence est cette unité même.
Dès lors, là question la plus importante est : qu'est-ce que Proust appelle
une essence, une Idée ?
Certains textes de Proust ont une résonance platonicienne, d'autres,
une résonance leibnizienne. Et sans doute Proust connaissait-il assez
ces auteurs pour en être conscient. Mais il savait aussi sa propre origi-
nalité. L'art lui parait essentiellement révéler une diversité que nous
cherchons en vain dans la vie : différence interne^ qui fait qu'il existe
autant de mondes qu'il y a d'artistes originaux, différence qualitative
qui, « s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacune » 4.
L'essence est donc un « point de vue » : point de vue radicalement nou-
veau à partir duquel on exprime un monde. Mais on aurait tort de conclure
que l'essence est subjective : le point de vue reste transcendant par
rapport au sujet, il ne se confond pas avec celui qui s'y place. Ce n'est
pas le sujet qui explique l'essence, c'est plutôt l'essence qui s'implique,
s'enveloppe, s'enroule dans un sujet. C'est elle qui constitue la subjec-
tivité, c'est elle qui l'individualise. Aussi est-elle comme une « captive
divine », comme la « patrie inconnue » qui ne se confond pas avec nous,
parce qu'elle est d'un autre ordre que nous, plus profonde que nous-
mêmes. Des points de vue transcendants, qui nous individualisent, et
nous immortalisent, plutôt que nous ne les constituons : telles sont les
essences. Et dans l'art, elles ont le pouvoir de déterminer elles-mêmes

1. CGI, p. 57 (II, 48).


2. CS1, p. 282 (I, 209).
3. CS2. p. 177-179 il. 349-351).
4. TR2, p. 43 (III, 895) - PI, p. 197 (III, 159) et P2, p. 92 (III, 277).

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A la recherche du temps perdu

les matières où elles s'incarnent, les milieux dans lesquels elles se réfractent,
ainsi le petit pan de mur jaune, le rougeoyant septuor ou la blanche
sonate. L'essence artiste est individuelle, individualisante et déterminante.

Revenons à la hiérarchie des signes. Les signes mondains sont vides


et trouvent leur sens dans une généralité de groupe. Les signes de l'amour
sont mensongers, et trouvent leur sens dans une généralité de série.
Les signes sensibles sont véridiques, mais matériels encore ; et leur sens
a encore un minimum de généralité, généralité d'une coïncidence. Plus
nous nous élevons, mieux nous voyons que le signe et le sens tendent
à s'unir, à former une individualité supérieure. Mais entre eux subsiste
une distance qui les empêche de fusionner complètement. C'est que le
signe reste à moitié engaîné dans l'objet, et le sens, à moitié collé aux
associations subjectives (d'où les aventures de l'apprentissage). Seul
Cart nous donne V unité absolue d'un signe devenu immatériel et d'un sens
devenu tout spirituel : l'Essence individuelle et individualisante. Aussi
l'art est-il le plus profond. Ses signes dépassent tous les autres signes,
même ceux de la mémoire et de l'imagination. Il arrive à Proust de
rapprocher l'œuvre d'art et la réminiscence. Mais c'est parce que les
réminiscences conduisent à l'œuvre d'art ; elles ne la constituent pas 1-
Les signes sensibles de la nature, qu'ils s'adressent à la mémoire ou à
l'imagination, ne nous donnent jamais qu'un « commencement d'art * ».
Ils sont encore de la vie, non pas de l'Art. S'ils nous font retrouver le
temps, c'est dans la vie elle-même, dans le temps perdu lui-même, dans
des circonstances telles que nous ne pouvons supporter qu'un instant
l'émotion correspondante. Mais le temps primordial, le temps du com-
mencement du monde, le temps enroulé dans l'essence est la révélation
de l'art 8. L'œuvre d'art, « le seul moyen de retrouver le temps perdu *»....
Tout se passe comme si la Recherche devait être lue de deux manières
à la fois : suivant une dialectique ascendante, suivant une dialectique
descendante. Seul l'art nous donne la révélation des essences. Mais nous
n'arriverions pas à cette révélation, si nous n'avions poursuivi notre
apprentissage sur toutes les autres lignes du temps, nous familiarisant
avec le déchiffrage des signes, même quand nous perdions notre temps,
quand nous vivions dans le temps perdu, ou quand nous le retrouvions
par hasard. Or, une fois parvenus à la révélation de l'art, tout bascule
et change de sens. Car nous sommes alors en mesure de comprendre ce
qui nous échappait précédemment : que Vessence était déjà là, dans les
degrés inférieurs par lesquels nous sommes passés. Nous ne pouvions pas

1. TR2, p. 71 (III, 918).


2. TR2, p. 36 (III, 889).
3. CS2, p. 180 (I, 352).
4. TR2, p. 48 (III, 899).

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G. Ddeuzt

le comprendre sur le moment, nous ne faisions que le pressentir. Les


essences s'incarnaient déjà dans les signes, mais, les conditions de leur
incarnation, les conditions de leur sélection leur étaient encore extérieures.
Les conditions renvoyaient à des hasards objectifs, à des associations
subjectives. Si bien que le signe et le sens restaient séparés, et que l'essence
ne pouvait se débarrasser d'un degré de généralité qui la rendait
obscure. Il fallait avoir goûté la première madeleine à Combray ; il
fallait qu'Albertine ait été lentement sélectionnée dans le groupe des
jeunes fìlles. A la fois de la contingence et de la généralité subsistaient
dans le choix des essences ; c'était le domaine de la vie. Mais voilà que
en art, l'essence apparaît pour elle-même : elle détermine elle-même les
conditions de son incarnation et de sa sélection, elle est donc entière-
ment individuelle et nécessaire. Alors, et alors seulement, nous pouvons
redescendre les degrés, reconnaître l'essence où elle était déjà, suivre
les marques de sa splendeur à travers des conditions de plus en plus
extrinsèques, assigner à chaque ligne d'apprentissage la vérité du temps
qui lui revient, intégrer tous les signes dans l'œuvre d'art pour en faire
autant d'éléments constitutifs.

Gilles Deleuze.

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