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Repenser les quartiers précaires 13

À l’occasion de la conférence des Nations unies dédiée aux villes, Habitat III, qui se tiendra à Quito

Études de l’AFD
(Équateur) en octobre 2016, cet ouvrage de recherche propose une réflexion novatrice sur les
quartiers précaires dont la population devrait encore doubler dans les vingt prochaines années.
Basées sur des recherches de terrain approfondies sur l’ensemble des continents, les différentes
contributions montrent que ces quartiers précaires souffrent avant tout d’une vision négative qui
constitue un frein pour les appréhender dans leur diversité et comprendre leurs singularités. Or,
ces quartiers accueillent des citadins ordinaires, qui travaillent, se déplacent en ville et ont édifié
leurs habitations sans avoir bénéficié d’un soutien des pouvoirs publics. Depuis les années 1960, des
chercheurs déconstruisent les idées reçues à leur égard et indiquent comment une politique des
quartiers précaires basée sur des idéaux de justice et d’accompagnement-prévention peut être
envisagée, en reconsidérant les programmes classiques d’éradication, de relogement, de réhabili-
tation... Repenser les quartiers précaires signifie aussi qu’il convient de formuler une ambition pour Repenser les quartiers
précaires
la connaissance – en profondeur – de ces quartiers, associée à une politique de la reconnaissance,
par-delà les catégories techniques de la réhabilitation ou les catégories formelles de la citoyenneté.

DIRECTION SCIENTIFIQUE

Agnès Deboulet, LAVUE-CNRS Direction scientifique : Agnès Deboulet

Repenser les quartiers précaires


COORDINATION

Irène Salenson, AFD

Études de l’AFD
Repenser
les quartiers précaires

DIRECTION SCIENTIFIQUE

Agnès Deboulet, LAVUE-CNRS

COORDINATION

Irène Salenson, AFD


La collection Études de l’AFD rassemble les études et recherches soutenues et coordonnées par
l’Agence Française de Développement. Elle contribue à la diffusion des savoirs tirés de l’expérience du
terrain et de travaux académiques. Les manuscrits sont systématiquement soumis à l’approbation d’un
conseil éditorial, qui s’appuie sur l’avis de référés anonymes.
Le caractère original des manuscrits est systématiquement contrôlé grâce au logiciel Compilatio, dans
le souci d’éviter toute forme de plagiat.

Retrouvez nos publications sur : http://librairie.afd.fr/

AVERTISSEMENT

Les analyses et conclusions de ce document sont formulées sous la responsabilité de ses auteurs. Elles ne
reflètent pas nécessairement le point de vue de l’AFD ou de ses institutions partenaires.

Directeur de la publication : Rémy RIOUX


Directeur de la rédaction : Gaël GIRAUD
Conception et réalisation : Flexedo, info@flexedo.com
Imprimé par : Imprimerie de la Centrale Lens – ICL
Remerciements

Le laboratoire Architecture, Ville, Urbanisme et Environnement (LAVUE), unité mixte de


recherche du Centre national de la recherche scientifique (UMR CNRS 7218), et la coordina-
trice scientifique du présent ouvrage, Agnès Deboulet, co-directrice du LAVUE, remercient
l’Agence Française de Développement (AFD) de sa confiance et de sa collaboration pour ce
travail. Nos remerciements vont en particulier à Irène Salenson et à la division Recherches et
développement de l’AFD qui a rendu possible la publication de cet ouvrage, ainsi qu’à Alain Joly
et la division Gestion et diffusion des connaissances de l’AFD, laquelle s’est chargée du proces-
sus éditorial, et aux traducteurs, Gill Gladstone, Catherine Nallet-Lugaz et Renaud d’Avout
d’Auerstaedt, ainsi qu'aux relecteurs Eric Alsruhe et Christelle Barbereau.
Nous exprimons notre gratitude à Armelle Choplin pour ses conseils et sa contribution, ainsi
qu’à Yves Cabannes, Alain Durand-Lasserve, Melanie Lombard, Jean-François Tribillon, Clara
Salazar, Kosta Mathey, Edesio Fernandes, Gustave Massiah, Joao Sette Whitaker, Pierre Signoles,
Lorena Zarate, Philippe Zourgane, Virginie Rachmuhl, Renaud Colombier, pour les échanges
autour de leurs travaux respectifs. Nous sommes très reconnaissants pour leur appui envers
Merril Sineus, Céline Campagne, Charles-Henri Rossignol et Yaneira Wilson, qui ont également
participé à l’organisation du colloque international « Repenser les quartiers précaires » qui s’est
tenu en juin 2015 à Paris, événement en partie à l’origine de la présente publication collective.
Ce colloque était organisé par le LAVUE et Centre SUD (Situations urbaines de développe-
ment), avec l’aide de l’AFD, de l’École d’urbanisme de Paris et de Cities Are Back in Town (Sciences
Po Paris).
Nombre de jeunes collègues et doctorants nous ont prodigué aide et encouragements, ce
dont nous leur savons gré : Sylvain Adam, Tania Apedo, Maéva Beaudoin, Arthur François, Paola
Gomez Caicedo, Aurélie Landon, Benjamin Leclercq, Ornella Sangronio, Dickel Schweitzer,
Martin Valenzuela.
Nous remercions également Bérangère Deluc, qui a imaginé le dessin accompagnant cette
étude et nous a autorisés à le reproduire.
Enfin, cet ouvrage est aussi une rencontre entre des chercheurs qui se lisent, parfois se croisent
dans des congrès, mais sont rarement rassemblés pour une réflexion collective. Qu’ils soient ici
tous remerciés pour ces échanges fructueux et constructifs.

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Présentation des auteurs

Thomas AGUILERA, maître de conférences à Sciences Po Rennes, responsable du Master


Expertises de l’action publique territoriale, membre du CRAPE/Arènes
Solomon BENJAMIN, Professeur associé, Département de Sciences Humaines et Sociales,
Institut indien de technologie (IIT), Chennai (Madras)
Armelle CHOPLIN, maître de conférences en géographie et urbanisme, Université Paris-Est
Marne-la-Vallée, École d’urbanisme de Paris
Valérie CLERC, chargée de recherches, Institut de recherche pour le développement (IRD),
Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA),
Paris
Agnès DEBOULET, professeure de sociologie à l’Université Paris 8, co-directrice du laboratoire
Architecture, Ville, Urbanisme et Environnement (LAVUE), UMR CNRS 7218
Éric DENIS, directeur de recherche au CNRS, laboratoire Géographie-cités – Paris 1 – Panthéon-
Sorbonne
Véronique DUPONT, directrice de recherche, Institut de recherche pour le développement
(IRD), Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques
(CESSMA), Paris
Mona FAWAZ, professeure associée en études urbaines et aménagement, Université améri-
caine de Beyrouth
Alan GILBERT, professeur émérite, University College of London
Marie HUCHZERMEYER, professeure, École d’architecture et d’urbanisme de l’Université de
Witwatersrand, Johannesburg, directrice du Centre d’études pour l’urbanisme et l’environne-
ment bâti (CUBES)
Barbara LIPIETZ, enseignante-chercheure, responsable du Master sur le développement et
l’aménagement urbain, Bartlett’s Development Planning Unit, University College of London
Diana MITLIN, professeure d’urbanisme global, University of Manchester
Caroline NEWTON, professeure invitée en théorie urbaine critique et conception urbaine à
l’Université catholique de Louvain (Belgique)
Janice PERLMAN, présidente de The Mega-Cities Project, directrice de recherche à l’Institut
de recherche urbaine de l’Université de Pennsylvanie (UPenn), auparavant professeure à l’Uni-
versité de Californie de Berkeley (UC Berkeley)

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Repenser les quartiers précaires

Bhuvaneswari RAMAN, professeure assistante et directrice adjointe du Centre d’études des


transformations urbaines, Jindal Global University, Sonepat (Inde)
David SATTERTHWAITE, chercheur principal à l’Institut international pour l’environnement et
le développement (IIED), professeur invité à University College of London
Rafael SOARES GONCALVES, maître de conférences au Departamento de Serviço Social de
l’Université catholique pontificale de Rio de Janeiro (DSS/PUC-Rio), responsable du laboratoire
d’études urbaines et socio-environnementales (LEUS)
Serigne MANSOUR TALL, chargé des programmes d’ONU-Habitat au Sénégal et Cabo Verde

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Sommaire

Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
Présentation des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Introduction, Repenser les quartiers précaire : connaissance et reconnaissance 9
Agnès DEBOULET

PREMIÈRE PARTIE :
Quartiers précaires : construction d’un fait social, paradigme et retour critique

Repenser les quartiers précaires : concepts et conséquences de la marginalité . . . . . . . . . . . 41


Janice PERLMAN
Trouver une place en ville : un réexamen des sous-marchés du logement
pour les personnes à faible revenu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
David SATTERTHWAITE
Les favelas de Rio de Janeiro : en marge de la ville, en marge de l’histoire ? . . . . . . . . . . . . . . . 83
Rafael SOARES GONÇALVES
L’informalité considérée comme une exception : l’exemple de Beyrouth . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Mona FAWAZ

DEUXIÈME PARTIE :
Sécurisation foncière et marchés du logement : tentatives, échecs et leçons

Haro sur l’informel. Le foncier dans le traitement des quartiers précaires,


espaces de compétition du politique : Cambodge, Liban, Syrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Valérie CLERC
Informalité, immobilier locatif et logement dans les pays du Sud global . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Alan GILBERT
L’amélioration des quartiers précaires au Sénégal : vers la fin des bidonvilles ? . . . . . . . . . . . 145
Serigne MANSOUR TALL

7
Repenser les quartiers précaires

Espaces informels des pays du Sud : de nouveaux défis en matière de fourniture


de services et d’initiatives pour l’amélioration des quartiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
Diana MITLIN
Normalisation et régularisation des bidonvilles : comment expliquer la mise de côté
des interventions in situ en Europe ? Une comparaison Paris-Madrid . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
Thomas AGUILERA

TROISIÈME PARTIE :
Mobilisations collectives : participation et apprentissages

Les défis de communication et de participation dans les projets de restructuration


de quartiers précaires. Les expériences de Delhi et d’autres métropoles indiennes . . . . . . 193
Véronique DUPONT
Les quartiers informels en Afrique du Sud, à la croisée de l’urbanisme et des droits :
quand la judiciarisation fait bouger les lignes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209
Marie HUCHZERMEYER
Du slum à un quartier ordinaire dans une ville de province du sud de l’Inde :
les pratiques de participation et de coproduction à l’initiative des résidents . . . . . . . . . . . . . 227
Bhuvaneswari RAMAN, Éric DENIS, Solomon BENJAMIN
Pédagogie pour un « changement réel » : le partenariat DPU/ACHR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
Barbara LIPIETZ, Caroline NEWTON

Conclusion, Repenser les quartiers précaires pour penser la ville . . . . . . . . . . . . . . . . 265


Armelle CHOPLIN

8
Introduction
Repenser les quartiers précaires :
connaissance et reconnaissance
Agnès DEBOULET

La permanence et le développement extrêmement rapide de l’habitat précaire doivent


conduire à reconsidérer à la fois l’appréhension du phénomène et les politiques de lutte contre
la pauvreté urbaine. Dès les années 1970, des chercheurs et des militants ont proposé des
approches alternatives pendant que le débat international évoluait d’une injonction à la résorp-
tion des bidonvilles vers une préférence pour l’amélioration sur place, évolution notamment
perceptible lors du 7e Forum urbain mondial qui s’était tenu à Medellín (Colombie) en 2014
(Chaboche et al., 2014). À l’occasion de la conférence Habitat III à Quito (Équateur) en 2016,
cet ouvrage invite à éviter l’écueil des visions catastrophistes de la « planète-ville »[1] en propo-
sant une réflexion approfondie sur les enjeux des quartiers précaires, basée sur un corpus de
connaissances et de références cohérent et sur une filiation avec les fondateurs et contribu-
teurs successifs de cette pensée.
Le « Nouvel agenda urbain » qui sera adopté lors de la conférence Habitat III promeut le modèle
d’une ville inclusive et participative. Ce vocabulaire nécessite une relecture critique qui se cris-
tallise autour du débat sur le droit à la ville et autour de la question de l’intégration urbaine :
dans ce nouvel horizon, quelle peut être la place des migrants et, la recoupant parfois, celle des
habitants des quartiers précaires, alors que ces quartiers sont souvent non reconnus et placés
sous la menace de la destruction et du déplacement ?
Au rythme actuel de la croissance démographique en ville, l’augmentation prévue de la popula-
tion mondiale urbaine d’ici 2030 devrait représenter 1,1 milliard de personnes, alors que le nombre
de personnes vivant dans de l’habitat précaire (slum en anglais) s’approcherait déjà du milliard en
2016 et devrait passer à 2 milliards en 2030 selon ONU-Habitat, représentant ainsi deux cita-
dins sur cinq[2]. Comment peut-on imaginer une production « officielle » de logements suffisante,
d’autant que quatre cinquièmes de cette augmentation se fait dans des États qui rencontrent
déjà nombre d’autres urgences à traiter et n’offrent plus eux-mêmes des logements publics ?

[1] Qui est aussi le titre du livre de S. Angel (2012).


[2] ONU-Habitat (2016), Issue Paper on Housing, p. 2.

9
Repenser les quartiers précaires

Les auteurs de cet ouvrage sont tous(tes) des chercheur(e)s spécialistes des enjeux associés
à la production et à la transformation des quartiers précaires. Leur diversité géographique et
de formation est centrale pour pouvoir approcher la multiplicité des situations rencontrées,
mais aussi pour souligner les convergences critiques absolument nécessaires si l’on veut que,
prochainement, la lutte contre les quartiers précaires cède la place à leur accompagnement en
renversant le paradigme de l’urbanisme modernisateur et normalisateur. Ce jour n’est pas plus
arrivé que la prise en compte réelle des risques induits par le changement climatique, mais des
tendances de fond indiquent une prise de conscience grandissante de la nécessité de « faire
avec », avec ces quartiers et avec leurs habitants.
Au-delà des faux-semblants, les chercheurs apportent de nouveaux éclairages qu’il est temps
d’entendre, de voir et de méditer. Ceux-ci renvoient directement à des appareils méthodo-
logiques qui évitent les risques d’une vision monocorde et autorisent une compréhension en
profondeur des processus, mais aussi des effets de la production incroyablement variée de
ces quartiers précaires. Janice Perlman retrace 40 ans de « terrain » anthropologique et dévoile
une approche longitudinale inédite sur ces quartiers ; Diana Mitlin a développé une approche
ethnographique et des recherches actions dans plusieurs pays ; Bhuvaneswari Raman, Éric Denis
et Benjamin Solomon ont étudié toute la production documentaire et jurisprudentielle issue de
trois quartiers précaires depuis 30 ans, de même que Rafael Soares Gonçalves s’appuie sur des
documents d’archives et des enquêtes auprès des résidents, et que Marie Huchzermeyer s’ap-
puie sur un corpus de jurisprudence. De son côté, Mona Fawaz étudie la production continue
de dérogations dans la ville à partir d’un corpus de permis de construire ; comme Véronique
Dupont, elle travaille également à partir d’entretiens ; Thomas Aguilera et Valérie Clerc ont
notamment réalisé des enquêtes auprès des acteurs en charge de la production de politiques
publiques de logement ; enfin, David Satterthwaite et Alan Gilbert s’appuient sur de multiples
recherches pour consolider leur approche transversale des modes de production populaires,
tandis que Serigne Mansour Tall se base sur l’analyse du corpus réglementaire.

1.  Une augmentation sans précédent de l’habitat précaire


Dans tous les pays en développement urbain très rapide, coïncidant avec un demi-siècle d’une
civilisation devenue massivement urbaine, ce sont les quartiers non planifiés qui connaissent
la plus forte croissance démographique et une urbanisation qui devrait encore augmenter
considérablement. Selon les dernières estimations, les quartiers précaires totaliseraient 40 %
de la croissance urbaine (Forum de Davos). Si l’on estime à un quart les citadins qui, à l’échelle
mondiale, résident dans des slums[3] (ONU-Habitat, 2012), les prévisions tablent sur le fait que
ceux-ci représenteront au moins 40 % de la population totale en 2030 (ONU-Habitat, 2016).

[3] Le terme slum obéit ici à la définition d’ONU-Habitat. Depuis 2008, cinq critères permettent de définir et de
cibler ainsi les ménages pauvres à travers un habitat défini comme suit : i) accès inapproprié à de l’eau salubre ;
ii) accès inapproprié à l’assainissement et aux infrastructures ; iii) manque de qualité structurelle des logements ;
iv) suroccupation des logements ; v) statut résidentiel non sûr.

10
Introduction

Peut-on s’en désintéresser du point de vue des politiques publiques ? Tout se passe comme si
l’énorme croissance urbaine et ses phénomènes les plus visibles, à savoir les villes multimillion-
naires en pleine expansion, avaient oblitéré la capacité des décideurs, des professionnels, voire
parfois du monde académique de saisir l’historicité de ce phénomène. Cette présence massive
est en partie ignorée ou bien déconsidérée, quand elle n’est pas traitée sur un mode catas-
trophiste en se concentrant toujours sur les mêmes grands quartiers repoussoirs (Valladares,
2006). D’où la nécessité de ne pas céder le pas à la simplification, de renforcer l’investissement
de ce champ. Cet investissement passe par des analyses multi-scalaires qui prêtent attention
aux logiques d’installation et d’organisation ainsi qu’aux controverses et alliances dans les quar-
tiers (Peattie, 1968), et prennent en compte les trois grandes étapes des politiques nationales :
production directe de logements, puis focalisation sur la fourniture de services – dans une pers-
pective néo-libérale (voir le chapitre de D. Satterthwaite) –, et enfin sélection de ménages cibles
de la lutte contre la pauvreté à travers leurs quartiers de résidence.
L’accès à un logement décent, ainsi qu’à l’eau et à l’assainissement et à un niveau de vie
décent, sont des droits humains et sociaux reconnus par la Déclaration universelle des droits
de l’homme et réitérés par la Conférence des Nations Unies pour les établissements humains
(CNUEH), dans la foulée de la Conférence Habitat II en 1996. Pour autant, le « droit à un loge-
ment adéquat » reste l’un des défis de Habitat III en 2016, dont d’aucuns prédisent qu’il ne sera
pas plus effectif, sauf sans doute dans des villes, comme Medellín, qui ont adopté une charte
du droit à la ville ou encore dans quelques villes européennes et latino-américaines. Dans ces
configurations des politiques publiques, la dimension urbaine est largement oubliée au profit
de l’inaction ou de l’éradication. L’urbanisme de projet ne passe pas par ces quartiers ou alors
les piétine. Contrairement à d’autres quartiers, ils ne bénéficient pas de renouvellement urbain
doux, ni d’une prise en compte des continuités de l’espace public, sauf dans certaines muni-
cipalités comme Medellín ou São Paulo au Brésil. Le caractère ineffectif de l’urbanisme dans
les contextes de développement rapide continue à être principalement dû à l’ignorance des
besoins et, partant, à l’incompréhension des processus d’implantation urbaine des occupants
de terrain non reconnus, ainsi que le proclamait Turner en 1968.

2.  Relire les recherches des « pionniers », observer la circulation des idées
L’incertitude qui préside en 2016 au destin des villes renforce le besoin d’une approche rétros-
pective notamment basée sur la lecture des travaux produits dans les années 1960 et jusqu’aux
années 1980 par des théoriciens comme John F.C. Turner, William Mangin, John Habraken
lesquels partagent avec des anthropologues comme Lisa Peattie une analyse empiriquement
fondée sur l’efficacité de l’autoconstruction et de l’auto-organisation. Parfois vilipendée par les
approches marxistes et étatistes, cette vision a été certes en partie instrumentalisée. Cependant,
elle a l’immense intérêt d’avoir ouvert la réflexion sur les capacités et les compétences de ceux
que l’on ne voyait que comme une « armée de réserve ». En silence, dans une logique d’action
individuelle et collective initiée par le bas (Bayat, 2009), ces habitants ont construit un monde au
prix d’efforts considérables ; ils ont créé une variété de types d’habitat adapté à toutes les bourses

11
Repenser les quartiers précaires

et évité à des centaines de millions d’habitants d’être sans-logis, même si le caractère inégalitaire
de l’accès au sol est une source de précarité économique (Huchzermeyer et Karam, 2006).
Une lecture « par le bas » de ces quartiers gagne à croiser les regards, entre l’analyse des proces-
sus de production urbaine et celle des trajectoires résidentielles et familiales, deux dimensions
très souvent passées sous silence dans les descriptions médiatiques et officielles, voire dans
certaines études.
Si la plupart des études sur les quartiers précaires sont issues au sens large du champ des études
urbaines et/ou de l’urbanisme, les « pionniers » quant à eux ont été soucieux de décoder les
formes bâties sous l’angle des processus sociaux. Bien souvent les approches géographiques,
architecturales, urbanistiques et sociologiques étaient fortement associées alors qu’elles sont
depuis déconnectées. Nous prônons à nouveau une approche intégrée et une lecture trans-
disciplinaire et dynamique dans laquelle les diverses structures sociales (comme la parenté)
s’appréhendent d’autant mieux que l’on a pu décrypter les modes d’occupation foncière et
les processus de formation du tissu urbain. Or, pour des quartiers très récents et en grande
partie autoproduits, il est vital de savoir précisément comment les acteurs de la production
urbaine se sont inspirés des structures familiales pour envisager la division parcellaire. Car les
enquêtes de long cours montrent que sur deux ou trois générations, les acteurs investis dans
la promotion foncière et immobilière se renouvellent totalement, surtout lorsque le foncier
commence à revêtir une valeur marchande (Yonder, 1998 ; Fawaz 2008). Ceci rejoint un point
de controverse sur les travaux de Turner ; ce dernier aurait minimisé le poids du marché et de
la valeur, laquelle ne se réduit pas à la valeur d’usage (Burgess, 1987), élément qui ne sera pas
discuté dans la présente étude. En revanche, il ne faudrait pas mythifier l’autoconstruction qui
est aujourd’hui réduite.
Les modifications des régimes d’accès au sol dans des quartiers plus ou moins consolidés
amènent aussi des changements substantiels de types de populations. Les processus d’urba-
nisation sont imbriqués avec les histoires de vie. L’installation ne se produit pas toujours dans
l’urgence ni par défaut ; elle est guidée par des choix de localisation tout aussi stratégiques
que ceux d’autres citadins. De même, les hiérarchies et divisions sociales entre et à l’intérieur
des quartiers précaires sont tout aussi fortes que dans le reste des villes. Cela signifie que des
itinéraires résidentiels variés croisent la trajectoire du quartier et les échelles de développement
urbain. Les habitants « pionniers » des quartiers étudiés choisissent leur localisation selon une
logique qui croise leurs priorités en matière de logement et leurs revenus. Selon que la ville
est à un stade « pré-transitionnel, mi-transitionnel ou transitionnel » (Turner, 1968), et selon la
position sociale – changeante – des individus, l’arbitrage entre critères de choix du logement
(localisation, statut d’occupation et en particulier sécurité, commodités) et revenus varie. Les
habitants se comporteront alors plus ou moins en tant que « têtes de pont » (ceux qui prennent
les risques de l’installation non réglementaire) ou « consolidateurs » (ibid.). Avec davantage de
revenus et de sécurité, les personnes en quête de statut social rechercheront une localisation
ou un quartier moins précaire. Ainsi, la diversité de personnes, de trajectoires, de sous-­marchés
du logement à faible coût (voir le chapitre de D. Satterthwaite) implique une diversité de

12
Introduction

traitement. Il est au moins aussi important de comprendre ce qu’un logement permet en


termes de trajectoire individuelle (voir le chapitre d’A. Gilbert) que de le penser en termes
de qualité physique. Or, la taille des villes convoquées au fil de l’ouvrage par ces recherches a
été multipliée plusieurs fois ces quarante dernières années (par trois pour Lima et Le Caire, et
davantage pour les villes les plus récentes). Plus aucune ville n’est épargnée par la marchandisa-
tion du foncier, et l’époque où le squatt de terrains pouvait être gratuit est bel et bien révolue.
L’impact de ces mutations structurelles sur les trajectoires de squatters ou de propriétaires
du sol ou bien encore de locataires est par conséquent bien distinct et à étudier de près. Mais
encore, avec la globalisation de la pensée sur l’habitat précaire, sous l’influence renouvelée des
institutions internationales, que devient cet héritage intellectuel ?
Il est également utile de revenir sur les circulations entre les divers courants de recherche sur les
quartiers précaires et la façon dont ils se sont (parfois) nourris les uns les autres. En quoi l’apport
de la recherche issue des pays colonisés et marginalisés dans l’histoire de la pensée permet-elle
un regard nouveau sur cette réalité déjà ancienne mais en évolution constante ? C’est préci-
sément de travaux sur le Brésil (Valladares, 2006), le Moyen-Orient ou l’Inde que provient un
renouvellement de la pensée sur les villes du Sud qui part de la pratique informelle de la ville
par les populations longtemps privées de citoyenneté réelle, les « subalternes » (Roy, 2011). Le
slum devient ainsi, selon Roy, une métonymie de la mégapole en faisant partie de l’itinéraire de
sa découverte, notamment touristique. Mais pratiquer un « urbanisme subalterne » irait plutôt
dans le sens d’un itinéraire de reconnaissance, qui pour aller au-delà d’une vision essentialiste
– se limitant aux espaces de pauvreté – choisit de distinguer entre la périphérie, l’informalité
urbaine, les zones d’exception et les zones grises (Roy, ibid., p. 9).
Interroger la circulation des idées permet aussi de saisir l’importance de la construction du
savoir sur ces réalités spatiales et entités urbaines. Comment se produit la connaissance actuelle,
à partir de quelle approche empirique de la diversité des situations urbaines ? Comment se
négocie précisément l’accès au savoir sur ces terrains sensibles ? Quelles sont les zones d’ombre
de ces approches ?

3.  Slums ou bidonvilles : des appellations politisées


L’ouvrage se situe dans un courant de recherche qui tente de dépasser le clivage légal/non légal
et la vision dualiste formel/informel. En dépit des travaux cités infra, cette vision clivée domine
les études depuis les années 1970 en matière d’activités économiques ou de production urbaine
(Al Sayyad, 2004). Aucune appellation ne va de soi. Le plus fréquemment, ces quartiers ont
reçu l’appellation de « quartiers informels ». Mais, depuis la prise en compte de l’habitat comme
composante de la lutte contre la pauvreté dans le cadre des objectifs du Millénaire pour le
développement (OMD) adoptés par l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 2000, le terme
« slum » (traduit en français par « taudis », puis détrôné par « bidonville ») a pris le dessus dans les
désignations officielles liées aux enjeux de développement, ainsi que dans le vocabulaire utilisé
par une partie des chercheurs. À l’origine, ce terme désigne, dans l’Angleterre victorienne, des

13
Repenser les quartiers précaires

logements insalubres et des quartiers de mauvaise réputation (Gilbert, 2007 ; Huchzermeyer,


2015), tandis que le bidonville ou son équivalent anglais « shantytown » désignerait à l’origine des
constructions en matériaux de récupération destinés dans les pays européens à recevoir surtout
des migrants européens et d’Afrique du Nord (Blanc-Chaléard, 2016). Huchzermeyer (2014)
montre à propos du Kenya qu’en s’exportant, le terme « slum » est devenu antinomique avec
les principes de la planification. Cette analyse pourrait s’appliquer en grande partie aux pays de
colonisation française… En outre, alors que l’habitat de fortune a été toléré en Amérique latine,
l’urbanisme des villes africaines a permis le développement des quartiers dits de « slums » car
les normes urbanistiques rendent la production de logements formels souvent inabordable
(servitudes, taille des rues) (Huchzermeyer, ibid.). L’urbanisme y obéit à une idée de la modernité
urbaine portée par la technobureaucratie (Tribillon, 2015) qui est à la fois un moyen de contrôle
et une façon de créer de l’illégalité.
Pour autant, la généralisation de l’usage du terme « slum », traduit par « bidonville », obéit à un
calage sur les logiques de désignation, de classement et finalement de financement par les
instances internationales qui font fi du stéréotype véhiculé par le terme. « Slum » et « bidonville »
peuvent être utilisés dans leur acception historique, qualifiant un bâti insalubre, fragile, fait de
matériaux de récupération. Certains auteurs dans cet ouvrage ont pris le parti en revanche d’utili-
ser « slum » en suivant la définition d’ONU-Habitat, ce qui présente l’avantage de pouvoir avancer
des données chiffrées. Mais ces données doivent toujours être maniées avec le plus grand recul,
tant la mesure de ce qui constitue les définitions d’ONU-Habitat se base sur des recueils qui
agglomèrent dans un même ensemble des corpus comprenant des variations considérables.
Pour obéir à une préoccupation comparative, même minimale, nous avons choisi de désigner
cette production spatiale par le terme générique d’habitat ou de quartier précaire, tout en
laissant les auteurs qualifier les réalités qu’ils décrivent selon une terminologie locale, nationale
ou vernaculaire. Pour autant, la rédaction de cet ouvrage a confirmé un certain nombre de
difficultés de traduction, de choix terminologiques qui sont autant d’ouvertures sur les ambi-
guïtés des catégories et la nécessaire vigilance dans leur usage. Certains pays utilisent depuis fort
longtemps la notion de « slum » et, comme l’Inde, l’utilisent comme catégorie statistique dési-
gnant des logements impropres à l’habitation, sans faire référence à la légalité de l’occupation
foncière (Dupont et al., 2016).
Est-il justifié de garder le terme slum, alors qu’il agglomère des statuts fonciers et urbains
très distincts, entre d’une part des quartiers squattés ou d’invasion, et d’autre part des lotis-
sements défectueux ou clandestins, ces derniers supposant une transaction foncière plus ou
moins reconnue ? Dans de nombreux pays, le terme « informel » est en usage (Afrique du Sud,
Sénégal) ; il est parfois utilisé comme équivalent de spontané, non réglementaire. En Égypte,
le terme ashwa’iy signifie aléatoire ou informel. Comme en Algérie avec les quartiers « anar-
chiques », ce terme est parfois substantivé, produisant ainsi les ashwa’iyyat (Denis, 2011) ou les
« anarchiques »[4], ou encore comme au Maroc, les « bidonvillois ». L’informalité est souvent

[4] Locution souvent rappelée par Rachid Sidi Boumedine.

14
Introduction

utilisée comme terme par défaut, dont les locuteurs acceptent les travers tout en hésitant à
recourir à d’autres appellations. À rebours de ces définitions, ce travail obéit précisément à
un parti-pris de se départir des catégories « par défaut » ou imposées, pour utiliser des termes
ajustés à la réalité de ces quartiers et à leur dynamique. Ainsi, en Tunisie, une loi de réhabilitation
de 2012 ne fait pas la distinction entre les différents types de quartiers populaires selon le mode
de production de l’espace. À Lima, la force du mouvement social et la présence plus précoce de
ces quartiers ont conduit à une qualification plus contextuelle, urbanizaciones populares – appelés
aussi barriadas (Escalante Estrada, 2016, 19).

4.  Quartiers informels, quartiers précaires ?


L’informalité comme opposition au formel reste une catégorie ambiguë. Beaucoup soulignent
que l’informalité se situe dans un continuum avec le formel, mais la notion reste néanmoins
indissolublement attachée à des représentations véhiculant l’idée de non-respect de la norme
urbanistique et, partant, de désorganisation spatiale et sociale, alors qu’elle est avant tout un
« revers urbain des politiques publiques foncières et d’urbanisme » (Clerc, 2010, 70). Imprégné de
la pensée du mouvement moderne en architecture, l’urbanisme dans les villes en développement
très rapide appréhende essentiellement la norme comme ligne droite, répétition, trames, parcelles
organisées autour d’une voirie pensée pour la circulation automobile et/ou de principes hygié-
nistes tels que l’espacement des baraques à Nouakchott en Mauritanie (Destremau et Tanguy,
2012), mais presque jamais comme capacité d’organiser l’espace par l’offre de terrains à bâtir
abordables. La constructibilité est réservée aux acteurs qui peuvent monnayer l’aménagement
selon des standards élevés. Dans cette ville formelle, il n’est fait aucune place à l’accès au sol pour
les pauvres, voire les populations majoritaires, et la production de logements sociaux débouche
sur une hétéronomie déjà dénoncée en son temps par Turner (1979) à cause de l’éloignement
des lieux de vie et de la dépossession des capacités de gestion des lieux. Surtout l’approche en
termes d’informalité fait courir le risque de sous-estimer les capacités d’auto-organisation et de
production de normes urbaines et sociales dotées de leur logique propre (Deboulet, 2009).
Nous avons pris le parti dans cet ouvrage d’ouvrir la discussion autour de la notion de « quartier
précaire ». Peu utilisée, cette expression présente plusieurs avantages dont le principal semble
être sa relative neutralité. La précarité renvoie à la fragilité des édifices bâtis ou aux difficultés
économiques, sociales, voire environnementales dues au fait d’occuper les marges urbaines des
villes (Sierra et Tadie, 2008), ce qui a commencé à être documenté par Hardoy et Satterthwaite
(1989) dans un ouvrage précurseur. Mais la précarité a avant tout partie liée à l’insécurité du
statut foncier, qui s’accompagne des menaces que font potentiellement peser sur ces quartiers
les autorités en charge de l’aménagement urbain ou les actions de police. La menace de démoli-
tion et d’éviction de quartiers entiers est à l’évidence le plus grand facteur de précarité urbaine,
laquelle fait face à de fortes résistances (Cabannes et al., 2010). Elle fait peser un risque aggravé
d’appauvrissement de certains ménages et empêche bien d’autres de connaître un bien-être
dont la sécurité est la clé. L’appellation de quartier précaire ne se réfère à aucun cadre juridique,
mais pointe la nécessité d’un processus de consolidation et de transformation potentiel du

15
Repenser les quartiers précaires

quartier précaire en « quartier ordinaire », déprécarisé. Les échanges autour d’Habitat III sur
la sécurité de la tenure participent de cette volonté de mettre l’accent sur la responsabilité
éminente des États et des collectivités locales dans le travail de reconnaissance et de réinté-
gration de ces quartiers et de leurs citadins dans le « commun urbain » et dans une citoyenneté
urbaine réelle, ouvrant au premier aspect du droit à la ville revendiqué par les résidents, c’est-
à‑dire celui de « pouvoir rester », de se voir reconnaître un droit de cité.
Sur ce dernier point dont il faut mesurer la portée politique, les mutations d’une exceptionnelle
ampleur des formes d’urbanisation et d’accumulation capitaliste, et partant, de l’importance
des villes dans les systèmes de décision et de gouvernement ont un impact indéniable sur le rôle
de fait et le rôle à prendre par les quartiers précaires. Les politiques et systèmes de pensée à leur
égard doivent être relus à l’aune des mutations majeures des villes des Suds depuis les années
1970 sous le double effet de la métropolisation et de l’internationalisation, mais également de
l’importance spatiale, démographique et civilisationnelle symbolique et réelle occupée par ces
quartiers précaires.

5.  Une mutation radicale des enjeux dans un monde urbain globalisé
Les quartiers précaires ont crû de façon fulgurante depuis un demi-siècle, ce qui ne peut se
comprendre sans aborder le retrait de l’État de son rôle de fournisseur de logements bon
marché. La diversité des types de production populaire du logement, en autoproduction
jusqu’aux années 1990, mais aussi par installation progressive et autopromotion est récapitulée
par D. Satterthwaite dans cet ouvrage, alors que l’apport de tous ces parcs de logements à la
question du droit à l’habitat décent a été négligé.
Sur le plan urbain, les « favelas » brésiliennes, par exemple, autrefois séparées les unes des autres,
forment dorénavant, pour les principales d’entre elles, de vastes agglomérations de quartiers
gagnés par la mondialisation (Perlman, 2010) ; des mega-slums font désormais partie intégrante
du paysage fragmenté des plus grandes métropoles du Sud global (Saglio-Yatzimirsky, 2002) et
deviennent, comme Dharavi à Mumbai, des centres économiques incontournables permettant
aux professions les plus anciennement établies comme les potiers de se maintenir. Le Caire
compte au moins quatre quartiers d’émanation populaire, deux squattés et deux issus de lotis-
sements de terres agricoles dont la population dépasse celle d’une ville moyenne en France
ou celle de Manchester en Angleterre. Par exemple, le quartier Izbat Khaïrallah au Caire comp-
tait quelques milliers d’habitants au début des années 1990. Nos dernières recherches en 2016
ont fait ressortir des données qui oscillent entre une fourchette basse de 350 000 personnes
selon le gouvernorat du Caire et une fourchette haute de 750 000 personnes selon une ONG
locale… avec, en termes d’offre d’éducation, une seule école publique pour ce quartier !
Plus encore que leur population qui parfois frôle le million d’habitants, c’est le fort taux d’ac-
croissement démographique qui pose question. Le taux d’accroissement démographique
observé dans ces quartiers est beaucoup plus rapide que celui des agglomérations dans
lesquelles ceux-ci s’insèrent : ainsi, ces quartiers sont peuplés d’une forte proportion de jeunes.

16
Introduction

Un doublement de la population de ces quartiers tous les 20-25 ans est plus que prévisible,
mais quelles sont les perspectives d’accueil et d’accompagnement tant des ménages présents
que des nouveaux migrants et des générations à venir ? Longtemps la responsabilité des États
et des collectivités locales s’est trouvée relativisée par la désignation de l’exode rural comme
élément majeur de crise de la ville. Le défaut supposé d’urbanité était mis sur le compte d’une
population peu éduquée, arrivée en ville avec des mœurs retardées, ayant contribué tant à la
dégradation des tissus anciens qu’à la défiguration des environnements urbains. Si le flux d’arri-
vée de populations issues du monde rural continue, c’est surtout dans les pays ou sous-­régions
traversant des crises climatiques majeures ou encore des conflits armés où cette situation
s’observe. Aujourd’hui, on assiste à un profond changement dans le mode de peuplement : la
plupart des habitants sont nés dans des milieux urbanisés, et le déracinement n’est plus aussi
violent qu’auparavant. Les sociétés citadines sont désormais extrêmement composites, et les
quartiers précaires sont devenus les lieux emblématiques de coprésence entre populations
d’origine variée, soit nationale soit internationale (Doraï et Puig, 2012). Les recherches actuelles
gagneraient en compréhension de la richesse de ces nouveaux méga-quartiers, en regardant ce
que la diversité de peuplement et les migrations font au mode d’habiter et dégagent comme
potentiels de création interculturelle.
Tant la formation que la consolidation de ces quartiers doivent s’appréhender en relation
avec les transformations majeures des systèmes de gouvernement urbain, la ville compétitive
devenant un horizon pour la plupart des métropoles globales de premier rang ou mondiales
partielles (Deboulet, 2012). Ainsi, les villes du Sud globalisé peuvent être pensées comme une
catégorie aujourd’hui marquée par de nouveaux assemblages entre une forme d’hégémonie
économique et des alliances politiques (Roy, 2014). Dans ce contexte de transformation très
rapide, largement dirigée par la formation de valeur économique, notamment par des poli-
tiques de grands voire de méga-projets (Barthel et Vignal, 2014) et par la capacité de capter
de nouvelles rentes, le rôle des politiques publiques vis-à-vis des quartiers précaires doit être
reconsidéré, en prenant en compte les figures de gouvernance variées selon les métropoles
(pilote, médiateur, répondant, cf. Dupont et al., 2016).

6.  Vieilles recettes et nouvelles perspectives


La terminologie internationale se superpose souvent difficilement avec les habitudes langagières
nationales. Ainsi, la réhabilitation se superpose-t-elle encore à du « recasement » en Afrique de
l’Ouest ou à des réinstallations en périphérie ? Ceci rappelle que les programmes de « villes
sans bidonvilles » renvoient également à un cadre rhétorique permettant de capter de l’aide au
développement, sans que la visée évoquée de justice ne puisse triompher d’une volonté persis-
tante d’éviction des habitants précaires du centre-ville afin de « récupérer des terrains à forte
plus-value » pour, par exemple, édifier des tours (Choplin, 2014). Les réticences à accepter une
urbanisation jugée irrégulière restent nombreuses et justifient tant le renforcement des inéga-
lités de traitement que les évictions forcées par les autorités publiques ou le marché (Dietrich,
2015), qui sont une source grandissante de préoccupation (Cabannes et al., 2010). Les évictions

17
Repenser les quartiers précaires

sont de plus en plus justifiées par des arguments sécuritaires, à Rio de Janeiro dans le cadre de la
préparation de l’accueil des Jeux olympiques de 2016 (Soares Gonçalves, 2013 ; Ninnin, 2014), à
Istanbul (Kuyucu et Unsal, 2010) ou au Caire (Singerman, 2009). Ces politiques d’éviction (Vitale,
2009) attestent d’un retour ou d’un renforcement des politiques sélectives de déplacement de
populations, et ce parfois en dépit de chartes protectrices des habitants de ces quartiers.
Le caractère cyclique des politiques publiques oscille entre réhabilitation et réinstallation ou
rénovation. Mais les habitants ne veulent pas être contraints à partir : ils font parfois appel
aux chercheurs pour jouer un rôle actif d’intermédiation ou de plaidoyer. Il a été montré que,
depuis les années 1970, la relocalisation et l’éviction forcée[5] ainsi que la démolition non consen-
tie sont les pires des solutions. Perlman évoque en 2010 comme Pétonnet (1979) dans le cas
français, une prophétie autoréalisatrice : le fait de blâmer les habitants des favelas crée les
conditions favorables pour proposer la démolition ou des programmes de rénovation urbaine.
À la cohésion sociale initiale de ces quartiers édifiés souvent sur une base d’interconnaissance se
substituent, avec les politiques de relogement, une désorganisation sociale parfois mortifère et
un isolement qui fragilise ainsi les réseaux sociaux (cf. chapitres de J. Perlman et de S.M. Tall). Se
pose aussi de façon constante le problème de l’accès aux ressources économiques et sociales
dont les plus démunis ont un besoin impératif.
Des programmes nationaux ou municipaux de réhabilitation ont également été promus dans
la plupart des pays du monde mais ne sont pas devenus la norme, les résistances à la présence
d’habitat précaire restant prédominantes. Ce que l’on appelle la réhabilitation touche rarement
au bâti, mais vise davantage à l’amélioration des services de base (voir les chapitres de D. Mitlin et
de S.M. Tall). Ces opérations sont parfois couplées avec un redécoupage foncier (par exemple,
pour faire des lotissements) ou « relotissement » (Tribillon, 2015) et adossées à un tracé viaire
parfois assez normalisateur. La fourniture de lots à bâtir sous forme de trames assainies est
de moins en moins fréquente pour des raisons idéologiques (Taher, 2001 ; Dorman, 2013). En
effet, certains gouvernements rejettent ce type de solution, préférant à l’autoconstruction
(ou à l’autopromotion) l’édification de blocs d’immeubles dénués de flexibilité et souvent vite
dégradés, le tout dans une méconnaissance des travaux sur l’auto-organisation ou contribution
même partielle aux travaux d’édification (Ward, 1982 ; Burgess, 1987). Le renchérissement du
coût foncier a par ailleurs pour conséquence que le relogement se fait de plus en plus dans des
formes immobilières finalisées par des promoteurs. Outre que ces interventions – lorsqu’elles
existent – sont souvent limitées par la réticence à intégrer les quartiers précaires, le saupou-
drage des moyens sur une partie seulement des quartiers reste la règle. L’autre problème est
sans conteste celui du manque de continuité de ces programmes. L’aspect erratique des inter-
ventions ne permet pas de répondre à l’immensité des besoins d’urbanité et de bien-vivre.
Certaines villes latino-américaines portées par un vent démocratique ont ouvert la voie à des
programmes plus ambitieux et intégrés. À Lima, le programme « barrio mio » a permis aux résidents
des quartiers régularisés d’avoir accès à des subventions pour les infrastructures de base, puis

[5] Notamment au sens du Comité des Nations Unies pour les droits économiques, sociaux et culturels.

18
Introduction

s’est doté d’une composante environnementale et intégrée (Escalante Estrada, 2016). À Medellín,
la dimension proprement urbaine a été le fer de lance de la municipalité avec le programme de
jardins publics permettant de faire le lien entre des quartiers populaires autoproduits. À Mexico
(Goulet, 2011), le Programme d’amélioration de quartiers (PMB) part de propositions d’un groupe
local dans un secteur dit « de haute marginalité », pour proposer un projet de requalification basé
sur un « micro-urbanisme » de qualité. Le soutien de la municipalité porte sur l’ensemble du
processus d’engagement populaire autour des équipements de proximité (activités éducatives
et artistiques), consolidé par des initiatives du comité de quartier (restaurant communautaire…)[6].
Mais la régularisation et la réhabilitation ont des effets ambivalents, voire « contre-productifs »,
car leur impact sur le renforcement des inégalités est rarement anticipé (Semmoud, 2015). Ainsi,
l’amélioration des conditions de logement au Maroc ne compense pas les pertes générées par
le déplacement des populations sur des trames assainies éloignées (Zaki, 2013). Dans la palette
des interventions utilisées, les programmes de réhabilitation, qui se confondent pour certains
avec des politiques de résorption-démolition, ont accentué, dans le monde arabe et certai-
nement ailleurs, les inégalités entre les quartiers traités et les autres (Barthel et Jaglin, 2013).
L’évaluation de la politique marocaine de traitement des bidonvilles, menée notamment par
Navez-Bouchanine, a montré des effets sociaux contrastés et des formes de diffraction sociale
réelles. Ces recherches évaluatives des programmes montrent depuis les années 1980 que les
gagnants des politiques existent, mais que ceci n’occulte pas un glissement systématique des
opérations en faveur de populations plus aisées, attirées par les nouvelles infrastructures (Navez-
Bouchanine et Chaboche, 2013). Certes, les glissements de valeurs induites par les infrastruc-
tures sont des permanences des politiques urbaines, mais force est de constater que les effets
pervers sur les populations les plus fragiles sont très rarement anticipés, voire encore moins
accompagnés. L’évaluation menée dans le cadre du programme « Villes sans bidonvilles »
souligne le succès indéniable de l’accès à un logement en dur auprès des populations réelle-
ment emménagées, mais aussi les difficultés liées au défaut d’intégration urbaine (Toutain et
Rachmuhl, 2014). Tel est le cas des locataires, grands perdants de ces opérations de rénovation
urbaine, mais aussi des plus pauvres, souvent incapables de faire face au coût de la connexion
aux équipements, surtout s’il s’agit de catégories invisibilisées telles que les femmes ou des
veuves ayant un faible accès à des sources de revenus monétaires (Kantor et Nair, 2005) ou
encore des migrants. En cela l’exemple de la création d’une maîtrise d’ouvrage sociale (MOS)
dans le cadre du programme « Villes sans bidonvilles » au Maroc pour suivre les résidents dans
leur démarche de relogement a montré quelques velléités de prise en compte des ménages,
mais sans s’appuyer sur des études socio-économiques suffisamment étayées permettant d’an-
ticiper l’ensemble des impacts de ces opérations ni une participation réelle à la décision. En
Algérie, des expériences de « requalification » participative ont vu le jour, opérations financées
par la Banque mondiale tant en direction de programmes d’habitat collectif dégradé que de
bidonvilles, mais peu d’évaluations en rendent compte (Safar-Zitoun, 2013).

[6] Ces points ont été développés dans le rapport produit pour CGLU en vue de la Conférence Habitat III : Deboulet,
Butin et Demoulin (2016), Les métropoles, entre compétitivité, défis environnementaux et justice spatiale.

19
Repenser les quartiers précaires

Dans les années 1980, plusieurs pays, sous l’impulsion de la Banque mondiale, mettent en place
des programmes de réhabilitation associés à des trames assainies. Bien que clairement liés à la
volonté de maintenir la pauvreté à un niveau « gérable » suite aux programmes d’ajustement
structurel, ces programmes ont connu certains succès, notamment en Jordanie où a été créée,
au début des années 1980, une agence dédiée (Ababsa, 2012), ou à Dakar au Sénégal (projet pilote
Dalifort, voir le chapitre de Tall). En Égypte, l’intérêt certain du programme de Hay el Salam à
Ismaïliya (Davidson et Payne, 2000), souvent convoqué au plan national et international comme
« meilleure pratique », n’a jamais débouché sur une réplication convaincante. En revanche, le
projet pilote Oranji à Karachi au Pakistan est généralement décrit comme peu coûteux et d’une
longévité exceptionnelle. Il aurait touché un nombre très important de quartiers en s’appuyant
beaucoup sur les savoir-faire locaux et en apportant un soutien aux efforts d’auto-organisation
des résidents en matière de raccordement aux services urbains et d’amélioration du logement
(Satterthwaite et Mitlin, 2014). Un des éléments pivots de son succès a été la création d’un
centre de ressources urbaines où sont formés des professionnels qui parviennent à pratiquer
l’urbanisme du point de vue des communautés (Satterthwaite et Mitlin, ibid.).
Le succès de ces programmes reste malgré tout très limité et localisé, obéissant à une sorte de
« géographie prioritaire » dans la sélection des quartiers et des villes bénéficiaires, tandis que ces
interventions ont fait l’objet de trop peu d’investissement monétaire et sur la durée pour avoir
un effet substantiel (Sims, 2012). Par ailleurs, les réussites avérées tenaient alors largement au
fait que, même en l’absence de politique foncière, les gouvernements avaient réussi sans trop
de problèmes à trouver des réserves de terrain proches des sites de réhabilitation pour offrir
des relogements à des populations déplacées suite à l’élargissement de certaines rues ou à la
démolition de certaines parcelles pour réaliser des équipements. Mais il faut retenir aussi l’an-
tériorité de ces programmes de trames d’accueil, avec, sous le protectorat français au Maroc,
un double registre d’actions publiques, entre « déguerpissement » d’une part et programmes
d’accès au logement collectif d’autre part, dont des logements dits embryonnaires qui, avec la
« trame Ecochard », constituent les ancêtres des parcelles assainies (Navez-Bouchanine, 2012).
De même, des programmes d’autoconstruction assistée ont été mis en place à Porto Rico
depuis la fin des années 1940 (Burgess, 1987). Comme ailleurs, les anciens bidonvilles ont fini par
occuper des positions centrales ou péricentrales, les habitants acceptant de plus en plus mal
leur déplacement en périphérie (Navez-Bouchanine, ibid.). Ce « pacte tacite » avec le gouver-
nement vole en éclats avec la métropolisation et l’augmentation de la charge foncière dans les
principales villes montrant que les solutions ne sont pas inépuisables, mais doivent s’adapter à
un contexte changeant, notamment avec la financiarisation de la ville (Denis, 2011). D’autant
que l’espace apparaît nettement aujourd’hui, en témoignent les protestations urbaines collec-
tives depuis 2010, comme facteur d’exclusion qui est vraiment caractéristique des méga-villes
et suscite en retour une demande croissante et multiforme de « droit à la ville ». Cette notion de
« droit à la ville » fait débat dans les arènes internationales et notamment dans la préparation du
Nouvel Agenda urbain de 2016, plusieurs États lui préférant des notions moins contraignantes,
redoutant un renforcement du recours au droit dans les luttes urbaines. Certains gouverne-
ments nationaux ou locaux continuent, sur des sites ou situations jugées stratégiques à préférer,

20
Introduction

comme en France et en Espagne, l’alternance entre évictions des bidonvilles et « résorption par
le relogement sélectif », réservant la réhabilitation à quelques initiatives du tiers secteur, comme
le montre Aguilera dans son chapitre.

7.  D’autres ouvertures, loin des procédures


Enfin, une partie des contributions de cet ouvrage s’intéresse aux nombreuses initiatives
porteuses d’innovation sociale dans les différents continents concernés (Asie, Amérique latine,
Afrique et monde arabe), permettant de montrer des directions nouvelles de réflexion et d’ac-
tion et de repenser les chemins de la reconnaissance sociale et urbaine.
Le travail rétrospectif réalisé par Clerc montre que, dans quatre pays au moins, les programmes
de réhabilitation se déroulent dorénavant sur des terrains sans grands enjeux. Dès que le site
est convoité, les programmes dérivent ou s’affirment du côté de la rénovation urbaine avec
transplantation de populations ou évictions (avec ou sans compensations). Les solutions les
plus innovantes socialement ne peuvent être répliquées à l’identique dans d’autres contextes
urbains, si les conditions sociales et politiques ne sont pas similaires ou au moins favorables.
Parmi les initiatives innovantes, la procédure de slum redevelopement pilotée par la Slum
Redevelopment Authority à Mumbai (Bautès et al., 2011) part d’un principe moteur de la
formation de la ville : le différentiel de valeurs foncières entre zones centrales et périphéries. Le
programme joue sur ce différentiel pour attirer des promoteurs privés ou associatifs suscep-
tibles de partager une opération immobilière de reconstruction sur site avec des résidents de
bidonvilles centraux. Cet exemple intéressant mais controversé dans les conditions entourant
sa mise en œuvre est développé ici à la fois par Raman-Denis-Benjamin et Dupont.
Les programmes de land sharing (partage du sol, Angel et Boonyabancha, 1988), quant à eux, ont
été mis en place dès 1985 à Bangkok en Thaïlande. Leur originalité radicale est de tabler sur un
droit d’usage du sol plutôt que sur une légalisation accordant un droit de propriété, qui compro-
mettrait l’intégration sociospatiale des occupants, comme au Brésil ou Mexique, (Fernandes,
2011) ou l’accès au sol des plus pauvres (Salazar, 2011). Dans cet exemple, les occupants peuvent
ainsi régulariser leur situation grâce à des baux de long terme payés aux propriétaires du sol, ce
qui autorise une reconstruction sur site, y compris dans des quartiers centraux. Le principe de
partage du terrain offre une ouverture gagnant-gagnant à l’ensemble des parties, à condition
d’être véritablement assumé par les groupes sociaux locaux. Dans les exemples cambodgiens
cependant, le « land sharing » s’organise autour d’un partage entre le propriétaire et le promo-
teur, mais occasionne aussi de nombreux déplacements en périphérie (voir le chapitre de Clerc).
D’autres initiatives innovantes ont été mises en œuvre par le Community Organizations
Development Institute (CODI) en Thaïlande depuis 1992. Celles-ci permettent aux « commu-
nautés » d’avoir accès à l’emprunt et de piloter elles-mêmes en tout ou partie leurs projets
d’aménagement ou de réaménagement urbain. Somsook Boonyabancha de l’Asian Coalition
for Housing Rights a joué un rôle clé dans la mise en place de ce système basé sur la croyance

21
Repenser les quartiers précaires

que l’action collective permet un développement intégré, avec le lancement en 2003 du


programme Baan Mankong (« sécuriser le logement »), destiné à fournir une aide à des processus
de conception pilotés par les groupes « de base ». Ces groupes travaillent notamment avec des
professionnels et des chercheurs (voir le chapitre de Lipietz et Newton), permettant en retour
de transférer des fonds pour financer des infrastructures et des prêts au logement qui ont
touché 300 000 ménages jusqu’en 2005 en Thaïlande (Boonyabancha, 2005).
Dans cette lignée, ces dernières années, les restructurations les moins perturbatrices pour les
résidents ont été initiées sous la forme de reblocking ou recomposition parcellaire, organisées à
partir des autorecensements faits par les habitants avec l’aide des organisations non gouverne-
mentales (ONG) telles que Slum Dwellers International ou d’autres groupes de soutien (à titre
d’exemple, l’ONG Islandia en Afrique du Sud). Ces expériences sont d’autant plus probantes
que les décisions affectant chaque lot font l’objet d’une approbation par chaque résident sur
le redécoupage du sol relatif à sa parcelle (voir le chapitre de Mitlin). Le diagnostic parcellaire
est également établi sur chaque lot dans les programmes d’amélioration des barrios de Caracas
(Venezuela), et ce avec la participation des comités de quartier.

8.  Accéder à la sécurité foncière ou faire partie de la ville


Les organismes internationaux reprennent aujourd’hui à leur compte la nécessité de favoriser une
réhabilitation in situ, voire une restructuration parcellaire concertée, et critiquent désormais les poli-
tiques de réinstallations. Cet enjeu majeur, qui a été discuté dans les temps préparatoires à Habitat III,
notamment lors de la conférence thématique sur les quartiers informels d’avril 2016 à Pretoria
(Afrique du Sud), se heurte à la résistance de fait de nombreux gouvernements et aux incitations
multiples à la relocalisation en périphérie. Dans le mouvement continu de métropolisation et au vu
de la raréfaction du foncier disponible, les bidonvilles ou quartiers précaires centraux et péricentraux
sont dorénavant en concurrence avec les promoteurs immobiliers et indirectement avec les classes
moyennes et supérieures désireuses de ne pas habiter loin du centre, afin de jouir des avantages de
leur ville. Or, les instances – qui réfléchissent à la mise en œuvre d’instruments pérennes de réduc-
tion des inégalités foncières – butent sur le refus de bien des gouvernements africains, asiatiques
ou européens, de voir des quartiers précaires persister au cœur des agglomérations ; le discours en
illégitimité est très présent et contredit les positions internationales de compromis (voir le chapitre
d'Aguilera). Le « nœud foncier » (voir le chapitre de Clerc) se situe bien là dans un ensemble de
représentations renforcé par des positions exacerbées par la concurrence foncière, ainsi que par la
compétition inter- et intra-institutionnelle (Dorman, 2013), sans compter les situations dorénavant
assez courantes où le foncier « informel » est préempté par des mafias (Weinstein, 2008).
Un certain nombre de villes n’ont par ailleurs pas les moyens d’une politique d’inclusion de ces
quartiers ni d’anticipation. La conférence préparatoire à Habitat III sur le financement du dévelop-
pement urbain, qui s’est tenue à Mexico en mars 2016, a avancé sur ce thème, en montrant que
seul un bond en avant financier substantiel pourra changer la donne, notamment par la mise en
place de captation et de redistribution foncière des plus-values liées aux travaux d’infrastructures.

22
Introduction

En ce qui concerne la sécurisation foncière, les programmes de titrement échouent bien


souvent en raison de l’absence de considération pour les rapports de pouvoir qui structurent
le champ de la possession foncière, leur historicité et les formes de revendications foncières sur
des bases ethniques et politiques, y compris dans des villes aspirant à devenir des références
internationales telles que Bangalore en Inde (Benjamin et Raman, 2011). Leur échec est égale-
ment à mettre plus pragmatiquement sur le compte de résistances de certains gouvernements
locaux soucieux de ne pas se montrer laxistes vis-à-vis des squatters (Deboulet, 2011), tandis que
ces programmes ont pu être couronnés de succès dans des agglomérations davantage capables
de résister à l’impératif compétitif souvent lié aux injonctions des bailleurs internationaux
(Robinson, 2014). L’insécurité s’étend aux habitats anciens et reconnus, et seule une véritable
volonté de reconnaissance simplifiée mais garantie (par témoignage ou reconnaissance du droit
d’usage, par exemple) pourra apporter cette sécurité non résolue par la propriété.
Trop souvent négligées dans les évaluations qui se concentrent sur les programmes nationaux
ou sur les programmes de développement multi-composantes (Satterthwaite et Mitlin, 2014),
nombre d’expériences de régularisation sont initiées par des acteurs locaux sans référence à un
cadre réglementaire et généralement par des actions au coup par coup. Ainsi, des constructions
d’habitations édifiées en infraction au règlement dans la Syrie d’avant la guerre civile, connues
sous l’appellation de « quartiers de tenure collective » (manatiq al-mush’a), rendaient possible
la taxation et donc une forme d’existence de fait grâce à des documents déclaratifs (Ferrier,
2012). De même, l’Unité de développement urbain (Urban Development Departement, UDD),
créée au sein de la municipalité d’Amman (Jordanie), a reconnu les preuves orales (hujja) utili-
sées par les populations bédouines sur des terres de pâturage. Dans une thèse soutenue en
1991, Razzaz décrit les revendications foncières des populations bédouines habitant des quar-
tiers « informels » dans la périphérie d’Amman, qui mettent au défi la définition des droits par
l’État souverain ; ce sont finalement ces revendications qui stratifient la légalité et la légitimité
foncière. Les espaces étaient ici « contestés », c’est-à-dire revendiqués par l’État jordanien au
détriment d’une autochtonie jugée incompatible avec l’appropriation foncière privative. Avec
la mise à niveau des infrastructures, ces cas d’améliorations locales par la régularisation de
facto mais aussi plus simplement par l’adressage rentrent dans le panorama des initiatives qui
orchestrent au jour le jour une intégration relative de certains quartiers à la ville, et surtout
contribuent à diminuer le stigmate lié à l’étiquetage de l’informalité. Au point de rencontre
entre les politiques foncières et les démarches des résidents pour montrer les preuves de
leur occupation, il est des cas où des outils innovants comme la prescription acquisitive ou la
donation de terrains privés aux municipalités sont utilisés (Fernandes, 2011). Ces solutions inter-
médiaires confèrent une sécurité d’occupation aux résidents.
La recherche a joué un rôle non négligeable sur les questions foncières, alors que l’intérêt
pour les relations entre urbanisme et droit date seulement d’une petite quinzaine d’années
dans le monde anglophone et un peu plus dans la tradition anthropologique française (voir les
travaux de Le Roy). Les écrits des chercheurs, souvent également liés au monde de l’expertise
(Fernandes et Varley, 1998), se sont considérablement enrichis en dépassant une vision unitaire
du droit (voir les travaux de Durand-Lasserve, notamment Durand-Lasserve et Royston, 2002),

23
Repenser les quartiers précaires

et en envisageant la production urbaine dans les Suds comme relevant d’un pluralisme juri-
dique. Ce faisant, la recherche manifeste un écart certain avec les approches légalistes de
Hernando de Soto et de ses disciples qui, relayées par la Banque mondiale, voient dans l’édi-
fication extra-légale le résultat d’un trop-plein de contrôles (Gilbert, 2002). Ce courant part
d’une critique d’une approche centrée sur la propriété en montrant l’importance des droits
d’usage et des droits d’occupation, mais aussi la place totalement méconnue des locataires (voir
le chapitre de Gilbert), aspects quasi absents dans les travaux universitaires.

9.  L’extra-légalité publique


Les propos de Hasan montrant que les « squatters établis sur des terrains de l’État, illégalement
occupés par des lotisseurs avec le soutien d’employés gouvernementaux et protégés par des
pots-de-vin donnés à la police » (Hasan, 2005, p. 69) prennent place à Karachi. Hormis le fait que
les lotisseurs clandestins ici informent eux-mêmes les journalistes pour décrire les conditions de
vie horribles des habitants, cette analyse pourrait s’appliquer à la plupart des contextes urbains
(voir la situation à Beyrouth au Liban, Fawaz, 2008). Au Maroc, Ameur (1983) ou Aboughani
(1988) ont bien montré dans les années 1980 comment des lotisseurs clandestins étaient
souvent des notables s’appuyant sur des soutiens au sein des gouvernements locaux. L’État, qui
se porte garant des normes d’urbanisme et de construction et s’érige en détenteur et « gardien
de la légitimité urbaine » (Belguidoum et Mouaziz, 2010), est pourtant partout producteur d’in-
formalité en édifiant des quartiers planifiés (comme en périphérie d’Oran en Algérie) en dehors
de ces mêmes règles ou en autorisant des lotissements fermés pour des classes supérieures
avec lesquelles les alliances sont les plus fortes (voir le chapitre de Soares Gonçalves). Plusieurs
auteurs de l’ouvrage se réfèrent à Roy (2004) qui montre comment l’extra-légalité, manifestée
par exemple à Calcutta par l’absence de cadastre, est un instrument de pouvoir en ce qu’elle
permet une négociation permanente avec les citadins autour des revendications foncières
sans jamais aller vers une résolution des cas (p. 159). Cette extra-légalité est théorisée dans le
présent ouvrage par Fawaz qui montre comment l’État garde ainsi le plein contrôle sur les indi-
vidus et groupes sociaux qu’il entend favoriser ou au contraire priver de droits, en déployant
une gamme de registres d’exceptions qui varient selon la puissance sociale et économique des
groupes et leur situation sur le spectre confessionnel et partidaire.
Les métropoles se construisent aussi par des régimes dérogatoires.

10.  Un double enjeu de connaissance et de reconnaissance


La recherche peut-elle éclairer les politiques publiques ? Il est difficile de faire le pari d’une
synchronisation entre ces deux champs, tant les temps des uns et des autres sont différents
ainsi que leurs objectifs finaux. Les chercheurs rêvent souvent que les décideurs vont lire leurs
écrits et enfin s’intéresser à tel ou tel aspect méconnu mais pourtant crucial des quartiers popu-
laires, mais en fait peu de travaux universitaires font écho auprès des décideurs. Plus souvent

24
Introduction

la recherche est hybridée par des contrats d’étude : ce sont ceux-ci qui, sans s’embarrasser du
temps long de la recherche, et renonçant parfois à une vision critique, arrivent dans le meilleur
des cas entre les mains des responsables politiques.
D’un côté, les approches anthropologiques restent les plus approfondies, mais finissent rare-
ment dans les cabinets ministériels ou les agences de développement. De l’autre côté, les
approches urbanistiques ou urbaines adoptent volontiers un biais fonctionnaliste en regardant
« ce qui ne marche pas », principalement le déficit d’espaces publics et de circulation, débou-
chant parfois sur des options de percées ou des propositions de restructuration de la trame
urbaine. Depuis des décennies, prévaut aussi une vision sécuritaire : rendre le quartier accessible
aux pompiers, aux secours, voire le pacifier.
Les travaux peinent encore parfois à s’affranchir du poids des stéréotypes les plus courants
au sujet des quartiers précaires : prédominance de migrants ruraux, marginalité, déviance. Les
travaux pionniers de Perlman retracent cette marginalisation des favelados par les représenta-
tions (Perlman, 1976), alors que dans les années 1970 l’intérêt des habitants des favelas pour
la vie politique montre une toute aussi forte intégration civique. Pourtant, au Brésil comme
ailleurs, la force de ces représentations négatives continue à innerver les visions dominantes.
Quarante années de recherches n’ont pas réussi à modifier ces représentations. Or, les sciences
sociales ont montré que les représentations font (en grande partie) la politique, car les déci-
deurs s’en inspirent pour rendre leurs choix légitimes (voir le chapitre de Clerc). Au sujet des
quartiers précaires, ces représentations constituent le socle d’une politique qui oscille encore
beaucoup entre laisser-faire, négligence (Dorman, 2009), ou tentation de l’éradication.
Par ailleurs, la non-reconnaissance passe également par la « non-cartographie », qui revêt un
caractère éminemment politique comme l’ont montré les travaux de Yiftachel et Yacobi
(2004), ainsi que ceux de Roy (2003). L’exemple des bédouins dans le Néguev israélien a bien
montré comment l’informalité est produite par des logiques ethno-nationales, mais on pourrait
en dire tout autant avec les bidonvilles « Roms » rayés annuellement de la carte en France (voir
le chapitre d’Aguilera) ou en Italie (Vitale, 2009), à partir d’une approche des tensions suscitées
par la « politique des évictions » dans son rapport aux autres politiques publiques.
La recherche peut permettre de déconstruire puis reconstruire le lien entre pauvreté et ville,
d’éloigner les quartiers précaires ou populaires des images de quartiers de relégation ou ne
logeant que des pauvres ; elle peut aussi encourager la création d’observatoires urbains croisant
les questions de santé et l’ensemble des indicateurs du « buen vivir » (vivre mieux)[7], favoriser la
constitution d’instances de suivi.
Quatre thématiques jusqu’ici peu mentionnées peuvent être ajoutées aux débats : i) les possi-
bilités d’intervention en situation de densification, qui atteint des chiffres absolument inégalés
dans certaines villes (environ 1 500 habitants à l’hectare dans les quartiers précaires du Caire

[7] Ce concept, d’origine précolombienne, est utilisé en Amérique latine et ailleurs par des mouvements alternatifs
et écologistes. Il est inscrit dans les constitutions de l’Équateur et de la Bolivie (2008, 2009).

25
Repenser les quartiers précaires

les moins dotés en services), et la gestion très délicate du bâti et des services, alors que l’ab-
sence d’assainissement et de gestion des déchets devient un problème de premier ordre ; ii) la
dimension conflictuelle qui croise les statuts d’occupation et les relations interethniques dans
des contextes parfois traversés de très fortes tensions (exemple avec East Kibera à Nairobi
au Kenya, Charbonneau, 2016) ; iii) l’articulation entre les questions de genre et les hiérarchies
sociales en lien avec la distribution foncière (Varley, 2007) ; iv) les dispositions collectives à la
mobilisation sociale.
La carence de données sur ces quartiers a entraîné une production de connaissances par le
bas qui prend racine sur les mouvements sociaux et les fédérations d’ONG, en s’appuyant
notamment sur les nouvelles technologies : autocartographie, autorecensement des parcelles
ou comptage (« enumeration ») – appuyés par des associations comme SPARC et Slum Dwellers
International – ont, depuis une quinzaine d’années, acquis leurs lettres de noblesse, voire
convaincu les autorités locales du bien-fondé de leur démarche et d’un nécessaire accom-
pagnement. Le recensement des parcelles d’un sous-quartier de Pikine, dans la banlieue de
Dakar, par une ONG locale, a ainsi en partie remédié à un problème récurrent d’inondations.
Néanmoins, Mitlin montre dans le présent ouvrage que, dans certains cas, les autorités munici-
pales ont tendance à afficher ce type de démarche, alors qu’il s’agit en réalité de programmes
plus conventionnels de résorption/réinstallation et avec peu de participation.

11.  L’émergence d’un acteur collectif


Bayat (2009) relève une ambiguïté de la « résistance ordinaire » observée par les chercheurs, qui
commence à remplacer le mythe du « pauvre passif », mais en surinterprétant chaque acte indi-
viduel. La lecture des actions populaires opère une confusion entre des sentiments d’injustice
exprimés et une réelle action coordonnée. Bayat (2009) pointe le fait que, dans le monde arabe,
les liens primaires priment encore sur l’organisation politique et collective dans les quartiers
populaires notamment. Son analyse est d’autant plus pertinente, si l’on étend celle-ci aux modes
d’occupation des terrains. À défaut d’archives des quartiers précaires[8], il est très important de
réaliser un suivi temporel depuis l’origine des installations des habitants au lieu de se contenter
d’interprétations reconstituées et parfois fantaisistes. Les quartiers précaires se créent et se
densifient chaque jour, et il s’agit de saisir ce mouvement dans sa dynamique créative. Ainsi, la
littérature sur ces quartiers en Amérique latine a montré, en suivant Turner notamment, l’im-
portance des phénomènes d’invasion collective de terrains dans les années 1960 et jusqu’aux
années 1980. Une certaine convergence entre luttes sociales et luttes urbaines[9], menées par
des mouvements de paysans politisés, mais aussi par des syndicats ou des organisations de
luttes, a été bien documentée sur l’Amérique latine, de Peattie (1968) à Merklen (2009). Or, on

[8] Ce travail d’archivage, voire de muséographie, commence dans des pays où l’habitat précaire est résiduel et fait
l’objet d’une demande de mémoire (voir le colloque Les bidonvilles dans la cité, Réseau/Centre SUD, Marseille,
mars 2016).
[9] Villa el Salvador, documentaire de J.M. Rodrigo, Mécanos productions, 2009.

26
Introduction

peut d’une certaine façon opposer les traits les plus saillants de ces mouvements – desquels
héritent certainement les occupations d’immeubles en centre-ville à São Paulo aujourd’hui, par
exemple – au type d’occupation foncière qui préside aux premiers développements urbains
importants en périphérie des villes arabes, voire de certaines villes d’Asie, et qui relèvent essen-
tiellement de l’invasion communautaire. Cette dernière est issue de l’occupation préalablement
organisée par des individus originaires de mêmes territoires et partageant des liens de solidarité
villageoise ou linguistiques et pratiques.
Face à cela, la « résistance ordinaire » ou « l’empiètement silencieux » dont parle Bayat part du
constat du développement – à bas bruit – mais persistant et finalement incontournable des
banlieues irrégulières de Téhéran en Iran ou des quartiers précaires du Caire. Au demeurant, la
mobilisation devient politique en ce qu’elle s’impose dans le jeu, sans pour autant s’être accom-
pagnée d’une conflictualité visible. Bayat rejoint, là, les constats tirés de l’action des associations
liées à Slum Dwellers International (SDI) dans 15 pays (Mitlin et Patel, 2014) : les pauvres qui
habitent dans des quartiers à faible légitimité n’ont pas les moyens de la lutte antagonique et
frontale ; ils ont trop à perdre. Leur priorité se dirige plutôt vers une consommation de biens et
de services de meilleure qualité et vers la recherche d’une forme de légitimité. C’est au cours des
deux dernières décennies qu’ils ont connu la prise d’influence la plus manifeste, en se souciant
avant tout d’accroître leur représentativité, leur présence et leur capacité d’analyse pour être
entendus (Satterthwaite et Mitlin, 2014). La littérature sur les pays où existent des groupes en
lien avec SDI montre que la confrontation peut être tempérée par la négociation. De façon
générale, les résidents suivent des stratégies actives pour maximiser leurs options (Mitlin et
Patel, ibid.). La demande de services et de reconnaissance sont au centre de l’ensemble de ces
efforts continus pour que les quartiers précaires soient enfin enchâssés dans la ville, quand bien
même et paradoxalement la formalisation et la privatisation des services peuvent entraîner des
coûts parfois difficilement supportables (voir le chapitre de Mitlin). La quête de légitimation
passe aussi par des stratégies de contournement qui visent – par l’accès aux services (notam-
ment l’eau, l’électricité – voir Zaki, 2013, et le chapitre de Raman-Denis-Benjamin) par toutes
sortes de moyens – la survie et finalement la reconnaissance de facto, beaucoup plus courante
que la reconnaissance légale.
En revanche, plusieurs travaux dans les villes du Moyen-Orient montrent un changement radi-
cal intervenu depuis la fin des années 1990 : les revendications politiques et sociales ont aussi
gagné les villes du monde arabe et notamment leurs quartiers précaires. Les contestations
ouvertes se sont amplifiées dans les villes marocaines parallèlement à la libéralisation, et une
coordination nationale des bidonvilles a vu le jour en 2010 (Zaki, 2013). Les messages éman-
cipateurs de l’organisation communautaire et de l’empowerment ont fait du chemin à la faveur
des circulations internationales d’idées, d’experts et parfois d’habitants engagés et souvent
associés à des ONG de droits humains (Ibrahim et Singerman, 2014) ou à des réseaux tels que
la Coalition internationale de l’habitat (HIC – Habitat International Coalition). Si les mobilisations
ne sont pas exemptes de compromis avec les pouvoirs locaux et nationaux, c’est qu’en effet
ces derniers restent les détenteurs ultimes des moyens financiers de la réhabilitation et de la
dotation en services de base. L’exercice de synthèse entre des traditions nationales différentes

27
Repenser les quartiers précaires

et les décalages importants entre les principes annoncés – relayant souvent la doxa internatio-
nale – et la pratique des interventions, nous a amené à adopter la plus grande vigilance quant à
la traduction des termes relatifs à l’amélioration des quartiers en question.

12.  Participation et coproduction : décrypter les formes d’implication


Dès les années 1970, et plus encore dans les années 1980, la participation des habitants rentre dans
le « logiciel » des programmes de réhabilitation ou de restructuration des quartiers précaires, et
parfois aussi dans celui des programmes de rénovation urbaine avec délogement-relogement.
Dans le présent ouvrage, Perlman montre à travers douze cas d’étude dans le monde, confirmés
dans le cas brésilien, que la dimension participative a été la plupart du temps abandonnée pour
permettre aux programmes de rentrer dans les temporalités du financement. Deux chapitres
dans l’ouvrage se concentrent précisément sur l’effectivité du modèle participatif, d’une part
dans des programmes de réhabilitation in situ avec déplacement (Dupont), et d’autre part dans
un processus de régularisation foncière progressive initié par « le bas » (Raman-Denis-Benjamin).
Si les quartiers précaires apparaissent comme de véritables laboratoires de la participation,
celle-ci ne se traduit par des effets pratiques qu’en présence de mobilisations préexistantes ou
de collectifs déjà organisés (Dupont, 2016).
Les colonias populares, représentant 60 % du parc de logements à Mexico, qui ont une origine
informelle, se prêtent bien à la réhabilitation en raison d’une tradition de participation commu-
nautaire dans les patronatos, autrement dit les conseils de quartier (Lombard, 2013). Ces derniers
peuvent proposer une fourniture de services et organiser des comités de travail thématiques,
ce qui n’empêche pas des stratégies autonomes d’autoconstruction, ou des actes de résistance
comme le blocage de routes. Navez-Bouchanine (2012) montre combien l’origine des quartiers
et leur processus de formation, l’organisation sociale et collective préexistante, ainsi que le rôle
de médiateurs informels et intermédiaires, pèsent autant sinon plus dans le succès ou l’échec
d’une opération de restructuration que tous les efforts déployés par les pouvoirs publics. Or,
cet « entre-deux » (Navez-Bouchanine, ibid.), à savoir l’intermédiation, liée à l’histoire collective,
est méconnue, ignorée, passée sous silence. Il convient de rappeler qu’au Pérou, dans les années
1960, les moments pionniers dans les quartiers populaires coïncidaient aussi, d’après Turner,
avec une plus grande ardeur associative communautaire. Ces moments de création des futurs
quartiers populaires sont essentiels ; or, c’est précisément là que le danger de l’éradication est
le plus grand et que les « têtes de pont » (Turner, 1968), qui prennent l’initiative de l’installation,
sont laissées seules alors qu’un appui serait indispensable pour préparer l’avenir. Si l’accompa-
gnement fait partie des « kits méthodologiques » élaborés pour la mise en place des projets,
il est totalement absent au moment où la ville s’édifie vraiment, c’est-à-dire principalement en
dehors de l’action officielle.
Or, l’un des paradoxes de la plupart de ces programmes « participatifs », au Maghreb ou en
Afrique de l’Ouest par exemple, est de se défier des autorités coutumières considérées parfois
comme rétrogrades, pour chercher à promouvoir de nouveaux leaders communautaires,

28
Introduction

le plus souvent sans succès ou sans parvenir à véritablement s’ancrer sur les petites associations
de quartier dénuées de soutien extérieur (Iraki, 2006).
L'un des aspects les plus riches dans le cas de Mumbai est celui de la « clause de consentement »
d’une partie des habitants des bidonvilles (voir le chapitre de Dupont). Les jugements rendus par
la Cour constitutionnelle à Johannesburg (Afrique du Sud) ont également contribué à clarifier
les obligations : en cas d’impossibilité de relogement in situ, l’opérateur a l’obligation d’associer
les habitants à la décision (voir le chapitre de Huchzermeyer). Notons que cette procédure
démocratique qui cherche à transcender l’opposition entre droits d’occupation et de droits de
propriété (ibid.) va beaucoup plus loin que les programmes de rénovation urbaine en Europe…
Le cas de Delhi en Inde révèle une gestion plus autoritaire, d’autant que sont moins présentes
les grandes ONG facilitatrices assurant une maîtrise d’ouvrage déléguée ou exerçant un rôle
– parfois ambigu – de promoteur social telle que l’ONG SPARC (voir le chapitre de Dupont ;
Patel, D’Cruz et Burra, 2002). Les interventions se réclament de la participation, mais certains
contextes tel que celui des mégapoles – dont la gouvernance complexe influe sur la continuité
des programmes – rendent difficile leur mise en œuvre. À n’en pas douter, une démocratie
formelle est impuissante seule à dépasser la tendance des opérateurs publics et privés à ne pas
diffuser une information perçue comme stratégique, lorsqu’il s’agit de distribution de parcelles,
de logements, de compensations financières ou autres, ou plus généralement de déplacements,
dans des opérations de nettoyage social et de reconquête « qui ne disent pas leur nom » à
l’occasion de la réalisation d’infrastructures routières par exemple (Deboulet et Fawaz, 2012b).
Pendant ce temps, en silence mais avec une grande ténacité, des citadins « ordinaires » de quar-
tiers non reconnus ont la capacité de se mobiliser parfois sur plusieurs décennies pour obtenir
des titres fonciers et, partant, droit de cité.
Faisant feu de tout bois, les habitants d’une petite ville de l’État du Tamil Nadu, en Inde du
Sud, ont multiplié les pressions auprès des autorités locales durant plus de 30 ans pour obtenir
la reclassification des titres fonciers nécessaire pour sécuriser leur présence et ce, en dehors
de tout programme national (voir le chapitre de Raman-Denis-Benjamin). Les résidents sont
capables de s’engager dans de vrais conflits ouverts, comme de retourner la situation et surtout
de démultiplier les modalités de preuve de leur présence. La quête de reconnaissance passe
souvent dans les contextes démocratiques par des procès ou par le recours juridictionnel,
mais cette reconnaissance reste subordonnée à une forte capacité à démontrer la présence
continue et à la volonté de rester (pétitions, enquêtes)[10]. Le temps long des réactions offi-
cielles (parfois sur plus d’une génération) interroge sur les contradictions entre d’une part les
politiques publiques – souvent influencées par les incitations internationales – affichant des
objectifs d’équité sociale, et d’autre part la capacité réelle (ou la volonté) des bureaucrates
locaux d’engager des changements. Enfin, ces auteurs invitent à travers des points de départ
pourtant différenciés à se méfier d’une confiance sans nuances dans le rôle d’intermédiation

[10] Soulignons aussi l’insistance des citadins pour passer du « non loti » au loti et les stratégies afférentes décrites par
L. Guigma, thèse en cours, Université Paris 8, LAVUE.

29
Repenser les quartiers précaires

des ONG ou associations locales. Dans des systèmes de délégation très forts, sans mécanismes
de contrôle, ces corps intermédiaires peuvent aussi manipuler les habitants.

C’est ici que la formation joue un rôle clé et en appelle à un souci méthodologique pour qui
s’empare du terme « slum » comme catégorie-valise faisant fi de la diversité des types de tenure
et de marchés du logement, de l’importance de la progressivité de la construction liée à la modi-
cité des capacités de financement (Satterthwaite dans cet ouvrage ; Turner, 1968). Même si
l’autoconstruction a cédé la place à l’autopromotion en raison de l’augmentation de la division
du travail dans les quartiers précaires, la construction progressive distingue fondamentalement
le mode de production de ces quartiers des logements érigés par la promotion immobilière,
fut-elle publique ou privée. Ces processus requièrent des démarches d’accompagnement et de
conseil plutôt qu’une division du travail avec des experts en position d’extériorité. La formation
est incontournable pour forger cette ville inclusive que les institutions internationales appellent
de leurs vœux. Dans les situations de recherche engagée initiée par les enseignants en lien avec
Asian Coalition for Housing Rights, la planification communautaire s’apprend à partir d’un proces-
sus de désapprentissage (voir le chapitre de Lipietz et Newton), nécessaire pour devenir de
véritables partenaires des groupes mobilisés vers l’amélioration des quartiers précaires et leur
inscription juste et durable dans la ville. Un renouveau de la formation incluant des partenariats
avec des groupes d’habitants se pratique également dans nombre d’institutions universitaires
et font ainsi écho aux nouvelles configurations qui émergent de quartiers reliés aux grandes
fédérations ou de quartiers précaires mobilisés (Ibrahim et Singerman, 2014). Leurs revendi-
cations traduisent un refus de se situer dans la relation clientéliste ou de patronage politique
(Appadurai, 2001), et de nouvelles interpellations du politique se font jour qui misent beaucoup
sur la connaissance partagée, l’accès à l’information et les revendications de justice.
Enfin, avant de céder la place aux auteurs des 13 chapitres du présent ouvrage, rappelons quels
sont les pays « convoqués » au service de cette ambition de « repenser les quartiers précaires » :
Afrique du Sud (Huchzermeyer), Brésil (Perlman ; Soares Gonçalves), Espagne et France
(Aguilera), Inde (Dupont ; Raman-Denis-Benjamin), Liban (Fawaz), Sénégal (Tall). Plusieurs auteurs
relisent leurs travaux dans une approche comparée ou transversale, en mettant en perspec-
tive les apports des « pionniers » avec les défis et réponses actuelles (Gilbert, Lipietz et Newton,
Satterthwaite, Clerc, Mitlin). La première partie de l’ouvrage s’ouvre sur quatre articles ayant une
ambition généalogique. Chacun des auteurs (Perlman, Satterthwaite, Soares Gonçalves, Fawaz)
revisite quelques traits saillants d’une pensée qui court sur un demi-siècle et s’est construite en
quittant le regard misérabiliste et en misant sur les compétences des populations, ceci au prix
d’une déconstruction des présupposés des politiques publiques et des pratiques de l’urbanisme.
La deuxième partie se centre sur la question fondamentale du foncier et de la sécurité d’occu-
pation. Les auteurs (Aguilera, Gilbert, Clerc, Mitlin, Tall) explorent ainsi l’intrication des statuts
fonciers et immobiliers en la croisant avec les politiques de sécurisation foncière, et ce en tentant
de comprendre les jeux d’acteurs provoquant la persistance du déni de reconnaissance, en dépit
d’une judiciarisation montante. Enfin, la troisième et dernière partie propose la lecture de quatre
articles (Dupont ; Huchzermeyer ; Lipietz et Newton ; Raman, Denis et Benjamin) situés dans une

30
Introduction

volonté de renouveler le regard sur ces quartiers précaires, en interrogeant les contradictions :
i) entre participation invoquée et pratiques du relogement contraint, ii) entre remise à niveau par
la fourniture de services et égalité d’accès, et enfin iii) entre pratiques engagées et réalité d’une
formation en surplomb. Chacun des chapitres de ces trois parties soumet également au lecteur
des pistes pour reformuler ces pratiques et principes d’intervention.
En filigrane de l’ensemble de ces contributions, les auteurs mettent un point d’honneur
à montrer comment in fine la question de la conception des interventions et des politiques
renvoie à une grammaire politique des inégalités sociales et spatiales, ainsi qu’à l’impératif
d’accorder toute l’attention aux ressources cognitives des populations. Repenser les quartiers
précaires signifie aussi qu’il convient de formuler et d’accepter une politique de la connaissance
– en profondeur – et de reconnaissance par delà les catégories techniques de la réhabilitation
ou les catégories formelles de la citoyenneté.

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Bérangère DELUC.
1.
Quartiers précaires :
construction d’un fait social,
paradigme et retour critique
Repenser les quartiers précaires :
concepts et conséquences de la marginalité
Janice PERLMAN[1]

Il existe un amalgame malheureux entre quartiers précaires et populations précaires dans le lexique de
la pauvreté et de l’urbanisme. Une fois qu’un quartier est perçu comme précaire, les personnes
qui y vivent sont chargées d’une série de stéréotypes négatifs : elles seraient peu méritantes,
incontrôlables et sales. Sur ce point, la littérature sur la marginalité rejoint les concepts actuels
de périphérie et de précarité. La marginalité est associée à une série de représentations similaire
quoique non identique : située spatialement et socialement sur les marges, déviante par rapport
aux comportements et aux valeurs dominantes, et menaçante envers la ville des élites.

1.  Qu’est-ce qu’un quartier précaire ?


Le titre de cette publication – Repenser les quartiers précaires – sous-entend que nous partageons
tous une même vision de la précarité. Or il ne s’agit pas là d’une notion spécifique et elle décrit
en fait plusieurs types d’insécurité et de vulnérabilité.
Tout d’abord l’insécurité de l’occupation foncière. Les quartiers bâtis sur des parcelles dont
les résidents ne sont ni propriétaires ni locataires se sont construits sans autorisation et sont
donc sujets à une menace permanente d’éviction. Ces quartiers sont soit complètement
dénués de reconnaissance officielle, soit considérés comme des « établissements anormaux »
(pour reprendre le terme en vigueur au Brésil) ou encore comme des « invasions » ou des
« occupations sauvages » – et ce, quels qu’en soient l’âge, la taille, le lieu géographique ou
les caractéristiques urbaines. L’insécurité constante en matière d’occupation concerne aussi
bien les sans domicile fixe vivant dans les rues, les parcs et sous les ponts de New York, ceux
occupant des espaces verts au milieu de ronds-points à Paris, les sans-abri vivant sur des sites
de construction à Mumbai ou dans des bâtiments abandonnés à Johannesburg, que les habi-
tants des quartiers informels qui se développent sur des terrains inexploités. Qu’on les appelle
des quartiers de squatt ou « quartiers d’invasion », taudis, bidonvilles ou favelas, ces quartiers
autoconstruits constituent la forme la plus prolifique de précarité urbaine. Ils sont situés dans
des zones indésirables et donc laissées inexploitées par leurs propriétaires, tant privés que

[1] Je tiens à remercier Meg Healy pour son aide dans les premières phases de l’organisation de ce chapitre.

41
Repenser les quartiers précaires

publics : flancs de coteaux escarpés, zones marécageuses, lits de rivières, plaines inondables ou
encore en aval d’usines nauséabondes. Au fur et à mesure que les villes grossissent et inves-
tissent leur périphérie, ces terrains deviennent de plus en plus centraux et prennent de la valeur,
ce qui accroît le risque d’éviction.
S’y ajoutent les ensembles de logements sociaux d’Amérique latine où les nouveaux expulsés sont
contraints de se réinstaller après la destruction de leurs maisons et de leurs quartiers. Très
souvent, ces personnes ont été séparées de leurs familles, voisins et réseaux de solidarité, ce
qui les rend plus vulnérables, et elles ont été relogées loin de leurs sources de revenus et parfois
même loin de toute infrastructure d’éducation et de santé. Les résidents de ce type d’ensembles
de logements sociaux vivent dans la précarité parce qu’ils peuvent être expulsés pour un grand
nombre de raisons, allant de retards de paiement dans les loyers et les charges jusqu’au fait de
se retrouver dans les mauvaises grâces du baron de la drogue ou de la milice locale.
Un deuxième aspect de la précarité provient de l’instabilité et de la fragilité des logements
eux-mêmes. Les matériaux de construction sont souvent issus de matériaux de récupération :
de la ferraille qui devient brûlante au soleil, des bâches plastiques qui se déchirent sous l’action
du vent et de la pluie, de la boue empilée, des appentis et des tentes, ou même, dans le cas des
habitants des trottoirs en Inde, des saris déployés entre un mur préexistant et des piquets en
bordure de trottoir. Ces matériaux ont une chose en commun : le danger auquel ils exposent
leurs usagers.
Une troisième dimension de la précarité est la labilité de la population. Dans certains quartiers,
la population peut complètement changer : des résidents disparaissent ou déménagent vers
d’autres lieux, d’autres sont arrêtés ou tués, tandis que de nouvelles personnes s’y installent
constamment.
La précarité d’un quartier peut prendre source dans : 1) sa détérioration du fait de catastrophes
naturelles, par manque d’entretien et de services urbains ou encore suite à des remplacements
de population ; 2) sa destruction partielle ou complète ; ou 3) son abandon suite à des transforma-
tions économiques et sociales. Ce dernier point concerne par exemple la situation de Detroit,
dont les quartiers ont été décimés par la désindustrialisation et la déliquescence du bassin industriel
local, mais aussi celle de La Havane, qui a été laissée à elle-même pendant des décennies suite à la
Révolution cubaine et ce jusqu’à la fin des années 1980, époque à laquelle le développement
urbain intégré est devenu une priorité politique. Dans des villes portuaires, telles que Londres,
Los Angeles, Le Cap ou Rio de Janeiro, la nature changeante du secteur du transport maritime
et l’avènement de la conteneurisation ont rendu les quartiers des docks vulnérables aux instal-
lations sauvages et également aux activités illicites et illégales.
Dans le cas des pertes de bassin d’emploi et de population dans des villes industrielles jusque-là
florissantes, le défi consiste à attirer de nouveaux types d’entreprises et de résidents. Dans le cas
des changements de besoins et d’usage des villes portuaires, la tendance est à la réhabilitation
et à la revitalisation du patrimoine culturel matériel et immatériel. Porto Maravilha à Rio est une
illustration frappante d’investissements publics et privés de ce type à très grande échelle. Le
futuriste « musée de demain » surplombe une jetée artificielle près de Cais do Valongo, le site

42
Repenser les quartiers précaires : concepts et conséquences de la marginalité

de fouille du débarcadère où arrivaient les esclaves venus d’Afrique. Mais là encore il y a préca-
rité : pas dans les zones réhabilitées en elles-mêmes mais dans la mauvaise prise en compte du
droit des habitants historiques du quartier à y rester et à profiter de cette valeur ajoutée, ou,
autrement dit, dans leur éviction par les pouvoirs publics ou les forces du marché (phénomène
de gentrification).
Enfin, il ne faut pas oublier les quartiers qui ont été rendus précaires par des initiatives de l’État, tels
les projets de rénovation urbaine des années 1960 et 1970 aux États-Unis. Différents projets de
travaux publics et la construction de vastes ensembles de logements ont ravagé des quartiers
florissants. Ce remodelage physique de l’espace urbain a alors ouvert la voie à l’explosion de la
violence urbaine en éloignant les logements de la rue et des regards (Jacobs, 1961 ; Gans, 1962 ;
Fried, 1966).
Chacune des catégories de cette typologie démontre à sa manière que la précarité érode notre
confiance en nous, notre sentiment de sûreté et de sécurité. Des familles et des individus sont placés
dans une situation de stress et de détresse constants dans la mesure où leurs vies et le sens
qu’elles donnent à leur lieu de vie peuvent être complètement disloqués par des décisions poli-
tiques distantes qui sont faites à leur sujet, sans qu’ils puissent y participer.
À travers les lieux et les époques, les élites se sont diverties en allant « s’encanailler » dans les
taudis. Le terme anglais, slumming, a été rendu célèbre par l’incroyable attrait qu’Harlem exer-
çait sur les New-Yorkais blancs qui souhaitent être cools, avoir le groove et profiter de sa scène
de bonne musique, de danse et de nourriture et, plus généralement, pour y prendre du bon
temps. C’est également là une des contradictions des favelas de Rio : les Cariocas ne traitent
pas les résidents des favelas avec respect, ne manifestent aucune opposition aux homicides
injustifiés qui y sont commis par la police, ne poussent pas la municipalité à assurer partout un
niveau de service équivalent, mais ils vont en revanche dans les favelas le soir pour y faire la fête
– y danser des « danses funk » (bailes funk), du passinho, du rap et du hip hop, et y consommer
des drogues. Depuis le début des années 2000, il y a même eu une éclosion de « favelas tours »,
de bars « favela chic », de la haute couture « mode favela » et de toutes sortes d’entreprises
lucratives basées sur l’image de marque et la marchandisation de la créativité des favelas – mais
avec très peu de retombées pour la population des favelas et peu de changements en matière
de stigmatisation et d’exclusion.
Plus loin dans ce chapitre, je présente des résultats de mon étude longitudinale dans les fave-
las de Rio de Janeiro au Brésil. Ce qui m’intéresse dans cette publication est le fait d’étudier
comment la précarité se manifeste et est combattue ailleurs, tout particulièrement dans ces
villes européennes qui sont actuellement confrontées à un afflux massif de réfugiés internatio-
naux. À quel point est-ce comparable avec l’expérience d’autres groupes stigmatisés tels que
les migrants venus des campagnes et s’installant en ville dans leur propre pays ou encore de
groupes migratoires tels que les Roms ? Et comment les réponses des pouvoirs publics et les
mouvements sociaux diffèrent-elles ?

43
Repenser les quartiers précaires

2.  Pourquoi les quartiers précaires existent-ils ?


La typologie et les questions ci-dessus posent la question de savoir pourquoi ces quartiers
précaires existent. Chaque catégorie de quartiers précaires est le résultat de facteurs histo-
riques, culturels, politiques et économiques différents. Au moment de la mise sous presse de
cet ouvrage, la population des quartiers informels dans les villes des pays à revenu faible ou
intermédiaire constitue le segment de la population mondiale qui croît le plus rapidement.
Contrairement au cas des réfugiés internationaux, lesquels sont poussés hors de leurs pays par
des catastrophes naturelles ou la violence de guerres civiles, les nombreux migrants urbains
sont venus de leur propre chef. Ils ont été attirés par le magnétisme des opportunités urbaines
– si ce n’est pour eux-mêmes, pour leurs enfants. Puisqu’ils n’ont pas les moyens de louer ou
d’acheter quoi que ce soit sur le marché formel, ils construisent leurs propres logements.
De façon similaire, comme dans presque tous les types de quartiers précaires, s’il y avait une
volonté politique dans ce sens, des options de logement peu onéreuses pourraient être mises
à disposition à proximité des bassins d’emploi, et cela pourrait au moins diminuer le nombre de
personnes vivant dans la rue, dans des bâtiments tertiaires abandonnés ou dans des maisons
sur pilotis au-dessus de marécages. Il existe bien sûr des cas d’affections mentales ou physiques
qui exigent d’autres solutions et certaines personnes préfèrent tout simplement vivre dans
l’informalité pour plein de raisons différentes, notamment pour la plus grande liberté qu’elle
offre à ceux qui préfèrent un mode de vie alternatif. L’expulsion de ce type de personnes de
leurs quartiers et leur réinstallation dans des logements sociaux ne constitue pas une réponse
politique adéquate.
Il existe de nombreux exemples de politiques urbaines malavisées qui ciblent la réduction du
« déficit de logement » sans prendre en compte le stock immobilier existant dans les quartiers
informels. La « course aux chiffres » consistant à produire des « unités d’habitation » plutôt
qu’une ville intégrée et vivante a créé des distorsions dans des programmes urbains nationaux
tels que Minha Casa Minha Vida au Brésil. Au lieu d’interventions s’articulant dans le cadre d’une
vision d’un tissu urbain intégré, ces programmes sont aveuglés par une perception uniquement
centrée sur la mise en place d’« unités de logement », et ce indépendamment de leur localisa-
tion. Cela est en train de conduire à une réédition du scénario désastreux des années 1970 de
réinstallations dans des lotissements éloignés.

3.  Précarité et marginalité


Telle qu’elle a été originellement formulée, la notion de « marginalité » n’était pas le terme péjo-
ratif qu’elle est devenue aujourd’hui. Dans les années 1920, le sociologue Robert Park utilisait
le tropisme de l’« homme marginal » pour décrire un individu ayant laissé une culture derrière
lui sans pour autant avoir totalement adopté ou été adopté par une nouvelle culture. Cet état
d’« entre-deux » culturel, d’être essentiellement « sans appartenance » confère la capacité de
percevoir ces deux réalités d’un point de vue extérieur.

44
Repenser les quartiers précaires : concepts et conséquences de la marginalité

Dans la lutte pour se définir une nouvelle identité émerge une créativité, une originalité et une
perception amplifiées. Au cours de ce processus, l’homme marginal est en mesure de percevoir
des schémas et de créer de nouvelles connexions qui sont hors de portée de ceux qui vivent de
façon cohérente dans un système de pensée. Pour citer Park directement avec les mots qu’il
utilise dans son introduction au livre de Stonequist, L’homme marginal (1937, p. xv) :
« [L’homme marginal est] […] un hybride culturel, un homme existant et partageant intimement
la vie culturelle et les traditions de deux peuples distincts ; jamais vraiment disposé à briser avec
son passé et ses traditions […], jamais non plus vraiment accepté, à cause du préjugé racial, dans
la nouvelle société […]. »
Il est celui « que le destin a condamné à vivre dans deux sociétés […], non simplement diffé-
rentes, mais antagonistes » (Park, 1928, p. 892). Park le caractérise enfin comme quelqu’un dont
l’« esprit est le creuset dans lequel on peut considérer que deux cultures réfractaires se mettent
à fondre et entrent, en totalité ou en partie, en fusion » (Stonequist, 1937, p. xv).

3.1.  La marginalité comme force


Au cours du siècle suivant, le terme de « marginalité » a pris des connotations différentes du fait
de la stigmatisation des pauvres urbains, perçus comme « autres » et donc placés « en dehors »
de la société. On perçoit la force matérielle de ce concept dans son utilisation pour justifier
l’élimination de quartiers précaires dans différents contextes et époques historiques (Perlman,
2010 ; Ward, 2004).
Durant la période d’urbanisation rapide de l’après-guerre en Amérique latine, les migrants ruraux
étaient perçus comme une masse déracinée envahissant la ville-citadelle des élites. Ils étaient vus
comme sales, dégénérés et dangereux. Les écrits de la Fundação Leão XIII, une institution pour-
tant censée leur fournir des services sociaux, expriment ainsi très bien l’idée que les éléments
marginaux seraient des criminels, des prostituées et des « bons à rien » (Perlman, 1976). Même
des écrivains gauchistes tels que Franz Fanon mettaient en garde contre ces hordes déracinées
encerclant la ville et susceptibles de basculer dans la violence à tout moment (Fanon, 1961). Un
politologue renommé a comparé les favelas de Rio à des « suppurations syphilitiques sur le corps
d’une belle femme », et d’autres n’y voyaient que des proliférations cancéreuses à éradiquer.

3.2.  Premiers travaux de recherche dans les favelas de Rio


J’ai mené mes premiers travaux de recherche dans les favelas de Rio de Janeiro au plus fort de
la dictature militaire brésilienne (de 1968 à 1969), à une époque où tout le monde, depuis les
étudiants gauchistes jusqu’aux chauffeurs de taxi, pensait qu’il était trop dangereux de pénétrer
dans les favelas. J’étais intéressée par l’impact de l’expérience urbaine sur les migrants nouvel-
lement arrivés de la campagne. Je voulais savoir comment ils se débrouillaient en ville étant
donné que la plupart d’entre eux arrivaient avec peu ou pas d’argent (ayant tout vendu pour
se payer le trajet jusqu’à la ville), que peu d’entre eux savaient lire ou écrire, et que seuls une
poignée d’entre eux avaient même jamais été plus loin que le bout de leur village.

45
Repenser les quartiers précaires

J’ai sélectionné une favela dans chacune des trois zones de la ville où les migrants avaient tendance
à s’installer : 1) Catacumba dans la Zone Sud, résidentielle et aisée ; 2) Nova Brasília dans la Zone
Nord, industrielle ; et 3) Vila Operária et deux petites favelas dans la municipalité Duque de Caxias,
dans les basses-terres côtières (Baixada Fluminense). J’ai vécu pendant six mois dans chacune de
ces favelas et interviewé deux cents personnes choisies au hasard ainsi que cinquante personnali-
tés locales dans chaque communauté. Je suis revenue en 1973, après l’élimination de Catacumba,
pour en apprendre plus sur ce qu’il s’y était passé et sur la vie dans les grands ensembles sociaux.
La publication qui a découlé de cette étude (Perlman, 1976) s’est inscrite dans le changement
de paradigme qui consistait à percevoir les quartiers de squatt comme la solution plutôt que
comme le problème et les résidents comme une ressource précieuse plutôt que comme un parasite.

3.3.  Antécédents dans la littérature


Cette logique avait déjà été suggérée par les travaux de Charles Abrams (1965, 1966), Lisa Peattie
(1968), John Turner (1972) et Anthony Leeds (1971, 1976). L’« explosion urbaine en Amérique
latine » (Beyer, 1967) a attiré l’attention sur la « question urbaine » (Castells, 1979). L’urbanisation
provoque-t-elle inexorablement l’éclatement social (Lewis, 1952 ; Redfield, 1953) ? Une « culture
de la pauvreté » était-elle en train de perpétuer un cercle vicieux de pauvreté intergénération-
nelle (Lewis, 1969) ? Ces quartiers autoconstruits en plein essor étaient-ils des « bidonvilles
de l’espoir » ou des « bidonvilles du désespoir » (Stokes, 1962) ? La distinction moraliste entre
pauvres « méritants » et « indignes » était-elle en train d’être ravivée dans une tendance à
« blâmer les victimes » dans les quartiers précaires (Ryan, 1971) ?
À peu près dans le même temps historique, un corpus très différent de travaux académiques
émergeait d’Amérique latine, et du Brésil en particulier, autour des théories de la marginalité et
de la dépendance. L’accent était également mis sur la pauvreté, l’inégalité et le développement
urbain, mais cette approche s’inscrivait quant à elle dans le contexte du rôle de l’Amérique
latine vis-à-vis du pouvoir hégémonique de l’« Occident ». Au plus fort de la dictature militaire,
en 1969, Fernando Henrique Cardoso et un groupe de professeurs d’université à São Paulo ont
fondé le CEBRAP, le Centre brésilien d’analyse et de planification (voir Stephan, 1976[2]). Leur
approche structurelle et leur cadre conceptuel venait rééquilibrer l’accent mis sur le logement
et les infrastructures et a également rendu les idées de responsabilité individuelle ou culturelle
essentiellement inopérantes (voir à ce sujet Inkeles et Smith, 1976).

3.4.  Le sujet de recherche


Mon travail de terrain dans les favelas de Rio constituait une tentative de mise à l’épreuve des
concepts principaux de la marginalité – tels qu’ils sont utilisés dans la littérature, le parler popu-
laire et en urbanisme – au contact de la réalité du terrain. Il s’agissait à l’origine d’un ensemble de

[2] Le groupe comprenait Fernando Henrique Cardoso, Enzo Faletto, Paulo Singer, Francisco Weffort et Octavio
Ianni. Pour une histoire de cette période et des publications individuelles et collectives de CEBRAP, se référer à
Goertzel, 1999 et Cardoso, 2001.

46
Repenser les quartiers précaires : concepts et conséquences de la marginalité

questions à propos de l’« impact de l’expérience urbaine » fondé sur les débats dans la littéra-
ture de l’époque. Les résultats de recherche ont contredit des hypothèses qui n’avaient jamais
été testées empiriquement ou discutées. J’ai découvert que les migrants n’étaient pas les plus
pauvres ou les plus désespérés de leurs villages d’origine mais qu’ils comptaient au contraire
parmi les meilleurs et plus brillants éléments. Il s’agissait de ceux qui avaient trouvé le courage
et les conditions nécessaires pour tout laisser derrière eux à la recherche d’une meilleure vie en
ville. En d’autres termes, ils n’étaient pas la « lie de la société » mais plutôt la « crème de la crème ».
Et, en termes politiques, ils n’étaient pas amers et radicaux et ne comparaient par leurs condi-
tions de vie avec celles des personnes habitant dans les luxueuses demeures autour d’eux : ils
se comparaient toujours aux personnes demeurées au village, qui étaient quant à elles bien plus
mal loties et dénuées d’opportunités futures.
Mes conclusions générales ont été les suivantes :
1.  L es résidents des favelas ne sont pas en marge mais font intrinsèquement partie de la
ville, bien que d’une manière asymétrique qui nuit à leurs intérêts.
2.  Ils contribuent au système par leur dur labeur, leurs grands espoirs et leurs loyautés, mais
ils ne bénéficient pas des biens et services que celui-ci pourrait leur apporter.
3.  I ls ne sont ni économiquement ni politiquement marginaux mais plutôt exploités, manipu-
lés et réprimés pour conserver le statu quo.
4.  Ils ne sont ni socialement ni culturellement marginaux mais plutôt stigmatisés et exclus
d’un système de classes sociales fermées.
5.  E n bref, les favelas ne sont pas marginales mais bien activement « marginalisées » par un
système qui profite du maintien de l’inégalité, de l’exclusion et de la répression.

4.  Quarante ans et quatre générations plus tard


En 1999, je suis retournée à Rio pour voir si je pouvais retrouver quelques-unes des sept cent
cinquante personnes qui avaient été interrogées trente ans plus tôt. Les perspectives étaient
particulièrement mauvaises étant donné que nous n’avions enregistré que leurs prénoms pour
protéger l’identité des personnes enquêtées, qu’il y avait peu de noms de rues et pas de numé-
ros de maison à l’époque, et que les quartiers avaient crû et beaucoup changé entre 1969 et
1999. Catacumba avait été déplacé en 1970 et ses dix mille habitants avaient été relogés dans
des ensembles de logements sociaux éloignés. Nova Brasília s’était étendue dans les collines et
avait fusionné avec d’autres favelas pour former ce que le gouvernement appelait le Complexo
do Alemão, l’une des zones les plus violentes de Rio. Pourtant, du fait de l’existence de réseaux
sociaux solides, il a été plus facile que prévu de pister les personnes qui avaient été originelle-
ment interviewées, y compris lorsqu’elles avaient quitté le quartier.
L’idée de l’étude était de suivre l’évolution de ces quartiers précaires et les trajectoires de vie
de ceux qui avaient fait partie de l’étude initiale (Perlman, 2007). Il n’y avait cependant aucun

47
Repenser les quartiers précaires

moyen pour déterminer si ces personnes étaient mieux ou plus mal loties parce qu’elles étaient
à des stades différents de leur cycle de vie. Pour faire face à ce problème, nous avons interviewé
un échantillon de leurs enfants dont la tranche d’âge était comparable à celle de leurs parents
trente ans plus tôt (l’étude portait sur des personnes des deux sexes de 16 à 65 ans). L’analyse de
ces données ayant montré des résultats décevants eu égard aux espoirs nourris par les migrants,
nous avons pensé qu’il faudrait peut-être encore une génération pour que l’intégration se fasse.
En gardant cela à l’esprit, nous avons ciblé l’enquête auprès de leurs petits-enfants. Les résultats
de ces recherches ont été présentées dans ma dernière publication (Perlman, 2010).
L’étude a démontré que les quartiers précaires ne sont pas nécessairement des pièges sans
issue. Un tiers des personnes initialement enquêtées et plus de la moitié de leurs petits-enfants
étaient sortis des favelas (ou des logements sociaux) et s’étaient installés dans le secteur formel.
Un tiers seulement de la génération des petits-enfants vivait toujours dans des favelas quand
la nouvelle étude a été menée. De plus, un grand nombre de personnes étaient restées dans
les favelas par choix personnel, bien qu’ayant suffisamment de revenus pour pouvoir s’instal-
ler ailleurs. Ces personnes préféraient la vie dans le morro (la colline) à la vie sur l’asfalto (la ville
formelle, « pavée »), et ce pour des raisons telles que les modes de vie, des liens familiaux, la
proximité du lieu de travail et les réseaux sociaux locaux.
Les conditions de vie dans les favelas s’étaient également améliorées en termes de services
urbains de base, de matériaux de construction, d’équipement des ménages en appareils élec-
troménagers et d’accès à l’éducation. Dans ces favelas « consolidées », qui étaient en place
depuis ma première étude, quasiment l’ensemble des maisons étaient construites en briques ou
avec d’autres matériaux durables, avaient l’électricité, l’eau courante, des toilettes intérieures,
et – légalement ou non – la télévision par câble.
L’équipement des ménages en électroménager avait augmenté à chaque génération mais le
plus grand bond a eu lieu entre les années 1960 et les années 2000 – époque à laquelle le niveau
de consommation atteignait la médiane de celui de la ville prise dans son ensemble. La plus jeune
génération possédait des télévisions à écran plasma, des lave-linge et des climatiseurs – autant
de choses autrefois inenvisageables. Les deux seuls équipements qui étaient plus présents dans
la ville formelle que dans les favelas étaient les ordinateurs personnels et les automobiles. Et
même concernant ces biens, 34 % de la génération des petits-enfants possédaient des voitures
ou autres véhicules, et 27 % d’entre eux avaient des ordinateurs. Ce degré élevé d’équipement
des ménages a été assimilé à l’ascension d’une « nouvelle classe moyenne » mais il convient de
noter qu’aucun niveau d’équipement matériel ne peut conférer le statut de citoyen, l’égalité de traitement
devant la loi ou encore le respect qui est accordé aux personnes de classe moyenne.
Sans nul doute, il y a eu des gains notables en matière d’éducation. Parmi les petits-enfants,
l’illettrisme a été éradiqué et, en 2006, 11 % d’entre eux avaient atteint un niveau universitaire
et étaient étudiants ou d’anciens étudiants. En 2016, alors que j’écris ces lignes, ce pourcentage
est encore bien plus élevé et certaines personnes qui sont nées et ont grandi dans des favelas
sont aujourd’hui des professeurs ou des professionnels qualifiés.

48
Repenser les quartiers précaires : concepts et conséquences de la marginalité

Mais dans l’ensemble, de tels individus restent encore l’exception. Pour la plupart des familles,
en tout cas en 2009, les gains en matière d’éducation ne s’étaient pas traduits pour autant
en gains de revenu. En fait, pour chaque année de scolarisation supplémentaire à partir de la
troisième année de primaire, l’écart de revenus entre les résidents des favelas et le reste de la
ville a augmenté. La hausse de revenus attendue avec les années additionnelles de scolarisation
a bien eu lieu pour la ville prise dans son ensemble, mais dans le cas des résidents des favelas,
cette hausse a été progressive et, par exemple, le résultat après dix-huit ans de scolarisation est
décourageant, pour ne pas dire lamentable.
Parmi les explications à cet écart, on compte la sélectivité plus grande au recrutement – les
exigences en matière d’éducation ont crû plus vite que les gains réalisés par les favelados –, les
changements dans le marché du travail, la mauvaise qualité des écoles dans les favelas, ainsi que
la stigmatisation associée au fait de vivre dans une favela – qui est en soi suffisante pour couper
court aux processus de recrutement qui exigent d’indiquer une adresse.
Malgré des décennies de changement dans les quartiers informels et de mobilité sociale ascen-
dante, les résidents de ces quartiers continuent à être tenus pour « différents » et « inférieurs »
et cette stigmatisation guide encore aujourd’hui les politiques publiques. Cela est peut-être lié à
l’héritage de l’esclavage, qui n’a été aboli au Brésil qu’en 1888. Près de quatre millions d’esclaves
ont débarqué dans le port de Rio, soit 40 % de l’ensemble des esclaves amenés de force sur le
continent américain. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le sentiment de supériorité et de
privilège est si profondément ancré et inavoué au sein des élites cariocas ?
Le changement qui a le plus affecté ces existences déjà précaires a cependant été la montée des
trafics de drogue et d’armes et les niveaux élevés de violence létale qui l’ont suivie. À partir du milieu des
années 1980, le trafic de drogue, et tout particulièrement celui de la cocaïne, s’est développé
rapidement et les favelas ont servi d’emplacements pratiques pour dealer. En 1999, au moment
où j’ai commencé la seconde étude, la plupart des favelas étaient contrôlées par des trafiquants
de drogue et à la fin de l’étude, les présidents élus des associations de résidents avaient presque
tous été expulsés par les trafiquants. La population vivait dans une peur permanente de se faire
prendre entre les tirs croisés de gangs rivaux ou de la police et des trafiquants. Un cinquième
des personnes interrogées disait avoir perdu un membre de leur famille par homicide.
La hausse des niveaux de violence létale a érodé les mécanismes les plus précieux de survie des
favelas : le capital social, la confiance réciproque et le sentiment d’unité de la communauté.
L’association des résidents de favelas avec le narcotrafic a renforcé les stéréotypes négatifs
préexistants dans la société au sens large. En réponse à une question sur leur expérience person-
nelle des discriminations, les résidents ont déclaré subir plus de préjudices en raison de leur
résidence dans une favela que du fait de leur couleur de peau, de leur « apparence » (la façon de
se présenter), de leur sexe ou de leur lieu de naissance. Tandis que toutes les autres expériences
de discrimination ont décliné à chaque génération, les conséquences négatives du fait de vivre
dans une favela sont restées élevées et ont été signalées comme élément de discrimination par
80 % ou plus des personnes de chacune des trois générations.

49
Repenser les quartiers précaires

La crainte de perdre son lieu de vie a été remplacée par la peur de perdre la vie sous les tirs
croisés de la police et des gangs ou encore de gangs se livrant à de violentes luttes territoriales.
La police a eu tendance à ne pas intervenir dans les favelas pendant que les narcotrafiquants
étendaient leur zone de contrôle, expulsant ou assassinant les présidents élus des associa-
tions de résidents. En 2007, il ne restait déjà presque plus de favelas indépendantes : celles qui
n’étaient pas contrôlées par des barons de la drogue l’étaient par des milices armées auto­
proclamées.
Suite à l’élection d’un gouverneur dont le slogan électoral parlait de faire cesser la violence et
de « reprendre le contrôle des territoires », ainsi que de la sélection de Rio comme hôte de la
Coupe du monde de football et des Jeux olympiques, l’UPP – l’Unité de police pacificatrice – a
été lancée en 2008. Son but était de mettre fin à l’utilisation ostensible d’armes à feu dans les
favelas et d’y exercer le contrôle par le biais d’une occupation policière permanente. L’idée de
départ était d’accompagner le volet militaire par des programmes sociaux et des services de
base de qualité, mis en œuvre par le programme associé, l’UPP sociale. Un accord politique a
cependant anéanti les perspectives de voir lancé ce programme social, pourtant grandement
nécessaire, juste avant qu’il ne soit déclenché. Sans son pendant humain et social, et dans son
empressement à s’étendre rapidement, l’UPP a attisé l’animosité de la population du fait de sa
brutalité arbitraire et de son mépris pour les droits des résidents. Plutôt que d’apporter la paix,
l’UPP a donc au contraire renforcé l’atmosphère de violence et ouvert la voie au retour des
gangs de trafiquants de drogue avant même les JO de 2016.

5.  Un décalage de vingt-cinq années entre l’idée et l’application[3]


Quand l’idéologie de la marginalité constituait l’approche conventionnelle, la réponse évidente
était de « nettoyer la citadelle de l’élite et d’en exorciser les éléments crasseux de la classe infé-
rieure ». En bref, il s’agissait d’extraire de la ville les favelas en expansion comme on libérerait un
corps sain de tumeurs cancéreuses.
Il a fallu presque une génération de recherche, de création de savoirs, de mobilisation sociale, et
finalement la menace d’un désastre politique et économique, pour que les décideurs politiques
commencent à changer d’approche et à passer de l’élimination à la réhabilitation in situ.
L’interaction dialectique entre les conclusions des recherches et les changements de politique
publique ces dernières cinquante années est grossièrement schématisée dans le graphique
suivant :

[3] Voir Perlman (1987).

50
Repenser les quartiers précaires : concepts et conséquences de la marginalité

VISIONS ET CHRONOLOGIE DE MISE EN ŒUVRE DES POLITIQUES


À L’ÉGARD DES QUARTIERS INFORMELS
Années 1960 Années 1970 Années 1980 Années 1990 Années 2000 et au-delà
Au niveau
Recherches Changement
conceptuel La nouvelle
avalisant de paradigme pensée
le secteur conventionnelle
informel 1. Le problème
comme solution 1. L’autoconstruc-
1. Peatie 2. L’habitat tion progressive
2. Turner 1. Réhabilitation in situ
comme processus 2. La participation (PAC, Morar Carioca)
3. Abrams des usagers
Changement
de politique 2. Programme
de construction massif
Une catastrophe de logements sociaux
pour les squatteurs La réhabilitation
in situ remplace (Minha Casa Minha Vida)
Au niveau des politiques Perte de : l’éradication
publiques 1. Revenu 3. Sécurité et violence
Politiques 2. Vie communautaire (l’UPP occupe les favelas)
Représentation
au sujet des migrants de déplacement 3. Accès (Favela Bairro)
des favelas 4. Soutien 4. Méga-événements
et des favelados
5. Services et retour à l’éradication
1. Criminels 1. Éradication (comme dans les années 1970)
2. Impropres des squatts
2. Relogement dans Une catastrophe
à la vie urbaine pour
3. Menace de révolte des ensembles
de logements le gouvernement
sociaux en
périphérie
3. Hébergements 1. Financière (faillite)
d’urgence / 2. Dans la gestion
sanctions 3. Hostilité politique
pour dette

L’objectif de cette chronologie est d’illustrer le temps de décalage entre ce que l’on sait et
ce qui est fait. Les boîtes parallèles et convergentes sur les deux tracés suggèrent l’interaction
entre les savoirs (dans la partie supérieure) et les pratiques (dans la partie inférieure) depuis les
années 1960 jusqu’en 2016. Dans les années 1960, l’hypothèse selon laquelle les quartiers de
squatts étaient un chancre urbain « insalubre » – abritant des criminels, des prostituées et des
fainéants – a été empiriquement contestée par John Turner (1972), Lisa Peattie (1968), Anthony
Leeds (1969), William Mangin (1967), entre autres. En 1968, lorsque j’ai débuté mes recherches
sur les favelas de Rio, seuls quelques rares Cariocas – Machado (1967), Lisa Valladares (1978)
et Carlos Nelson (1981) – travaillaient sur le terrain. Ces premiers travaux ont conforté l’argu-
ment selon lequel les logements autoconstruits constituent la seule option pour les immigrants
nouvellement arrivés et qu’ils sont évolutifs. Ces logements sont un chantier continu d’amélio-
rations progressives servant à des fonctions multiples, au-delà de la seule fonction d’abri. Les
travaux de John Turner, Freedom to Build [littéralement La liberté de construire] et Housing as a Verb
[L’habitat tel un processus], véhiculent ce changement de paradigme.
Au niveau des politiques publiques, les stéréotypes négatifs des squatteurs et de leurs quartiers
qui dominaient dans les années 1960 ont participé à justifier les politiques d’éradication et de
réinstallation à très grande échelle des années 1970, lesquelles ont mené à des résultats catas-
trophiques à la fois pour les squatteurs et le gouvernement dans les années 1980.
Ce n’est qu’à partir de la moitié des années 1980, avec la fin de la dictature militaire et le retour
du multipartisme au Brésil, ainsi qu’avec l’échec des logements sociaux à s’autofinancer, mettant
l’État en quasi-faillite, que les politiques publiques ont finalement convergé avec la production

51
Repenser les quartiers précaires

des connaissances pour privilégier la réhabilitation in situ des quartiers. Le projet Favela-Bairro a
été inauguré en 1995, et en 2005, il était devenu le plus ambitieux programme de réhabilitation
du monde.
Ce projet s’est appuyé sur l’expérience accumulée des premières années de CODESCO en
1968 et a été poursuivi dans le cadre du programme PAC-Favelas, qui ciblait les plus grandes
favelas de Rio. En 2010, dans l’euphorie de la sélection de Rio comme hôte de la Coupe du
monde de football et des Jeux olympiques, la municipalité a inauguré le programme Morar
Carioco, qui promettait d’intégrer l’ensemble des favelas dans la ville formelle d’ici à 2020.
Lors d’une conférence TED qui a été largement applaudie, le maire de Rio de Janeiro, Eduardo
Paes, a exprimé sa vision d’une ville inclusive et soutenable, au-delà de la seule infrastructure
urbaine.
Morar Carioca a été tronqué avant sa mise en œuvre : trente des quarante propositions de
projets de réhabilitation primées ont été éliminées et l’envergure de celles qui ont été main-
tenues a été réduite. Les plus grands points forts du programme – la présence d’IBASE, une
ONG ayant une excellente réputation, en tant que relais auprès des quartiers, et de la Banque
interaméricaine de développement en tant que coordinateur de l’appel à projets – ont tous les
deux été abandonnés. En lieu et place, la ville est revenue à sa politique d’éradication des favelas,
cette fois dans le but de construire des installations olympiques et des réseaux de transport, et
de développer la zone portuaire et Barra de Tijuca.
Il y a donc eu deux changements majeurs d’approche en termes de politiques urbaines ces
dernières cinquante années : on est d’abord passé de l’éradication à la réhabilitation, puis de la
réhabilitation à l’éradication (mais, cette fois, aussi bien sous l’effet des forces du marché que
d’interventions de l’État). Et la boucle est bouclée !
Le premier mouvement, le passage de l’éradication-relogement à la réhabilitation progressive in
situ, s’est fait dans l’idée de permettre ainsi aux favelas de se transformer naturellement en
quartiers populaires s’intégrant de façon positive dans la vie des quartiers environnants. Au
début de la décennie 2000, il semblait que l’éradication des favelas était bel et bien un épisode
révolu. En effet, cela paraissait politiquement trop risqué étant donné que 20 % de la popu-
lation vivait dans les favelas, mais aussi économiquement contre-productif étant donnés les
investissements publics massifs déjà consentis dans la réhabilitation et les infrastructures. En
même temps, les baraques de la première phase d’implantation urbaine ont laissé place à des
maisons en dur faites de matériaux permanents, en général hautes de quatre étages et de toits
en dalle. Cela a permis à des familles élargies de vivre ensemble ou de générer des revenus
locatifs. Ce type d’organisation spatiale a contribué à limiter l’étalement urbain et permettait
aux habitants de vivre suffisamment près de leur lieu de travail pour s'y rendre à pied ou grâce
à un court trajet en bus. Les habitants des favelas n’avaient toujours pas de titres fonciers mais
avaient en revanche un titre de facto puisqu’il était impensable qu’ils puissent un jour être délo-
gés. D’ailleurs, au début des années 2000, la majorité des habitants n’étaient plus intéressés par
la possession de titres formels puisqu’ils n’y trouvaient pas d’utilité et que ceux-ci leur coûte-
raient plus cher en les soumettant au paiement de taxes foncières.

52
Repenser les quartiers précaires : concepts et conséquences de la marginalité

Puis il y a eu le retour régressif à l’éradication, contraignant de nombreuses familles à choisir entre


la réinstallation dans des grands ensembles de logements sociaux éloignés, le versement d’un
« loyer social » ou une offre unique de rachat. Les méga-événements – la Coupe du monde de
football en 2014 et les Jeux olympiques en 2016 – ont été utilisés pour justifier ce retournement.
En juillet 2015, 77 206 personnes avaient déjà été déplacées des favelas de Rio, officiellement
pour faire place aux installations olympiques ou du fait de risques sécuritaires ou environne-
mentaux. La majorité de ces personnes a été relogée dans des appartements du programme
Minha Casa Minha Vida. Elles ont très souvent été séparées de leurs familles et de leurs commu-
nautés et relogées très loin de leur quartier, un peu comme ce qui se passait il y a un demi-siècle.
La conception et la disposition des nouvelles unités d’habitation ressemblent d’ailleurs étrange-
ment à celles des années 1970, comme si l’architecture, la conception et la planification urbaine
s’étaient figées dans le temps.
Autre retour en arrière vers une vision étriquée prévalente il y a quelques décennies : les projets
de logements sociaux reposent à nouveau sur des calculs de prétendus « déficits de logements »
qui ignorent complètement le stock de logements existants dans les quartiers informels. Cela a
conduit à investir massivement dans des « unités » de logements « sociaux » dans les périphéries
distantes des villes, au détriment d’une planification urbaine intégrée. On ne fait pourtant pas
une ville avec des unités d’habitation !
J’ai utilisé le cas de Rio de Janeiro comme un exemple spécifique d’évolution des approches
politiques concernant un type de quartier précaire, mais des processus parallèles ont également
eu lieu à travers toute l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique. Cette similarité peut s’expliquer en
partie par le consensus implicite qui existe au sein des agences de développement internatio-
nales qui financent des projets urbains. C’est pour cela que nous voyons à travers le monde des
ministères qui se mettent en même temps à utiliser les mêmes slogans et à rechercher des aides
provenant des mêmes bailleurs de fonds. En matière de développement urbain, les « Villes sans
bidonvilles » sont devenues le but à poursuivre pour des gouvernements nationaux partout
dans le monde.

6.  Les villes sans bidonvilles sont des villes sans âme
Ces dernières dix-sept années, l’un des slogans directeurs de la réhabilitation urbaine – telle
qu’elle a été conduite par les agences de développement bilatérales et multilatérales – a été
celui des « Villes sans bidonvilles ». Un programme éponyme a été mis au point par The Cities
Alliance en 1999 puis adopté par l’ONU en 2000 dans le cadre des Objectifs du Millénaire
pour le développement. Depuis 2015, il a été reporté dans les Objectifs de développement
durable. Sachant que l’intention était et reste d’améliorer les constructions in situ, dans les quar-
tiers d’invasion ou quartiers précaires, préservant les réseaux sociaux et l’accès à l’emploi et
aux autres opportunités, c’est une approche louable. Mais il ne faut pas oublier le poids des
mots. Et leur pouvoir. Sans parler même de la controverse actuelle sur le caractère péjoratif
du mot « slum » ou bidonville, il faut souligner que l’objectif de formaliser le secteur informel

53
Repenser les quartiers précaires

n’est pas nécessairement désirable. Puisque cela implique de supprimer des espaces de liberté
et de modes de vie alternatifs, « nettoyer » ou « contrôler/ordonner » les quartiers informels
encourage à la fois l’homogénéisation et la gentrification. C’est là une perte sèche : les villes ont
besoin d’espaces de liberté pour que les contre-cultures s’expriment afin de prospérer, comme
tout flâneur urbain peut en attester.
Aboutir à des villes sans pauvreté, inégalité ou exclusion constitue un objectif indiscutable.
Mais s’il faut pour cela « pacifier » ou éradiquer des quartiers informels, qui ont pourtant été
continuellement auto-améliorés grâce aux efforts et aux économies réalisés durant plusieurs
décennies, on remet alors en cause l’essence même de l’urbanité. L’innovation s’épanouit dans
les villes grâce à leur diversité, leur densité et la proximité. Que des sources de créativité cultu-
relle et de solidarité entre voisins soient éliminées constitue bien entendu une conséquence
imprévue de ces politiques, mais il s’agit néanmoins d’une conséquence bien réelle. Sans le
hasard des rencontres entre personnes de cultures et de modes de vie différents, la convivialité
urbaine s’étiole.
En bref, la formalisation des quartiers informels n’est pas une panacée pour les villes et les territoires urbains.

Que peut-on apprendre des expériences nationales à travers le monde ?


Les données sur la croissance urbaine montrent que le taux de croissance de la population
dans les quartiers précaires dépasse le taux de croissance urbaine globale dans les villes où
ils se trouvent. En conséquence, il y a de fortes pressions spatiales, urbanistiques, politiques
et économiques quand on traite avec des communautés urbaines spontanées à une échelle
correspondant à la taille de la population concernée. Jusqu’à récemment, les projets de réhabi-
litation ont généralement été réalisés de manière unitaire et habituellement sans référence à un
cadre stratégique plus large, à l’inverse de ce que Jaime Lerner suggère dans Urban Acupuncture
(2014).
Depuis 2000, une vingtaine de pays se sont engagés à « passer à l’échelle supérieure des
programmes de réhabilitation des quartiers précaires par le biais de politiques et programmes
nationaux », quasiment systématiquement avec l’aide d’agences internationales. En 2012, la
Banque mondiale, en collaboration avec The Cities Alliance, ONU-Habitat, la GIZ (l’agence
allemande d’aide au développement) et la Banque interaméricaine de développement, ont
lancé un projet de recherche pour déterminer ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas fonc-
tionné dans les cas où les réhabilitations in situ sont passées d’une échelle locale à une échelle
nationale (Herzog, 2016). Parmi plus de dix-huit postulants, douze programmes nationaux ont
été sélectionnés pour des études de cas, dix d’entre eux ont été complétés et onze ont été
documentés :
En Amérique latine : 1) au Brésil : PAC-Favela ; 2) au Chili : le programme Quiero mi barrio ;
3) en Colombie : le programme d’amélioration intégrée des quartiers ;
En Asie du Sud : 4) en Inde : les services urbains de base JnNURM ; 5) au Bangladesh : les parte-
nariats locaux pour la réduction de la pauvreté ;

54
Repenser les quartiers précaires : concepts et conséquences de la marginalité

En Asie du Sud-Est : 6) en Thaïlande : les programmes Ua Aarthorn (« Cela nous concerne ») et


de sécurité foncière ; 7) au Vietnam : le programme vietnamien de réhabilitation urbaine ; 8) en
Indonésie : le projet de réhabilitation des quartiers et le projet « abris » (shelter) ;
Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : 9) en Tunisie : le programme national de réhabilita-
tion des quartiers populaires ; 10) au Maroc : le programme Villes sans bidonvilles ;
En Afrique subsaharienne : 11) en Afrique du Sud : le programme de réhabilitation des quartiers
précaires ; 12) en Éthiopie : le programme de développement du logement intégré.
Comme on peut s’y attendre, les résultats sont très variables d’un pays à un autre et d’un
programme à un autre, mais dans presque tous les cas, il a été mis en évidence que les documents
écrits décrivant les buts et objectifs des programmes, leur conception et leur structure compor-
taient des diagnostics élaborés par les communautés, des évaluations des besoins, des enquêtes
sur le contexte, des processus participatifs et une série d’indicateurs de suivi et d’évaluation
des réalisations. Cependant, beaucoup de choses ont été perdues chemin faisant. Beaucoup
de compromis ont eu lieu lors du passage de l’idée à la mise en œuvre (des documents écrits
à la réalité sur le terrain). Des rapports conflictuels entre les niveaux de gouvernement locaux,
provinciaux et nationaux, des chaînes de commandement contestées ainsi que des différends
budgétaires ont retardé le lancement de quasiment chacun des projets. Cela signifie que dès le
jour de lancement, le travail était déjà en retard. Pour rattraper ce retard, la plupart des villes ont
fini par supprimer les processus participatifs, lesquels prennent beaucoup de temps, ainsi que la
collecte de données de référence.
Trouvant ces processus de réhabilitation in situ lents et fastidieux, les gestionnaires de projet ont
souvent opté pour les méthodes plus rapides et plus économiques de déplacement et de réinstal-
lation des résidents de ces quartiers. Ainsi, partis avec des objectifs nobles de réhabilitation in situ, ils
ont finalement débouché sur un retour des politiques d’éradication des quartiers d’invasion. Cette
expulsion des pauvres des villes par le gouvernement a été accentuée par les forces de marché, qui
ont massivement profité de l’acquisition de ce foncier souvent bien situé (Perlman, 2016).
Cette double menace du bulldozer ou du rachat a aussi bien anéanti les espoirs des résidents des
quartiers que ceux des bailleurs de fonds. Les enjeux sont importants : multiplicité des cultures,
préservation de l’identité des quartiers, contribution à l’économie locale.
Dans l’affrontement entre la logique d’inclusion, de biens publics et de droit à la ville, et la logique
de spéculation foncière et de maximisation des profits, c’est donc cette dernière qui a prévalu.

7.  En défense du secteur informel


Comme vu plus haut, les quartiers informels sont des espaces essentiels de rébellion et d’in-
novation qui entretiennent le non-conformisme. Sans lieux alternatifs offrant des conditions
de flexibilité et de liberté par rapport à la norme, la consommation, le capital social et le capital
intellectuel se trouvent diminués (Perlman, 2014).

55
Repenser les quartiers précaires

Les principales pertes liées à la formalisation sont :


1.  L a perte de main-d’œuvre et de productivité : Les communautés informelles ont une écono-
mie interne florissante avec du commerce, des services, des marchés immobiliers, des
restaurants, des bars et des ateliers de fabrication.
2.  L a perte de pouvoir d’achat : Les urbains pauvres dépensent une partie disproportionnée
de leurs revenus pour l’achat de biens de consommation courante et de services, payant
souvent deux ou trois fois le prix en rayon en achetant par versements échelonnés. Les
résidents des favelas de Rio représentent entre 1,3 et 2 millions de consommateurs avec
un revenu annuel d’entre 5 et 10 milliards de reais par an (soit environ 1,4 à 2,9 milliards
de dollars), et maintiennent donc des pans entiers de l’économie urbaine à flot (O Globo,
2008).
3.  L a perte de créativité et de production culturelle : De nouvelles formes de musique, d’art, de
danse, de théâtre, de cinéma et de mode sont apparues et se sont épanouies dans ces
« espaces alternatifs », influençant certaines tendances dans le reste de la ville et du monde.
4.  L a perte de capital social : Les réseaux intra- et inter-groupes du capital social sont des
mécanismes compensatoires pour ceux qui vivent dans et autour des quartiers, leur
apportant un soutien, des ressources et une qualité de vie améliorée.
5.  L a perte de capital intellectuel : Étant donné que l’intelligence n’est pas distribuée en
fonction de paramètres économiques, raciaux ou territoriaux, priver les résidents des
quartiers informels de l’opportunité de réaliser leur plein potentiel limite le capital intel-
lectuel de l’ensemble de la ville. J’ai appris plus de la part des leaders communautaires à
Rio que de beaucoup de mes professeurs au MIT. L’inextricabilité et la complexité des
problèmes urbains nécessitent la mise à contribution des esprits les plus fins, et les plus
proches du terrain, pour y faire émerger des solutions.

8.  Perspectives politiques : du droit à la ville au droit à exister


La discussion ci-dessus s’est centrée sur une seule des approches possibles pour lutter contre la
pauvreté urbaine – l’approche territoriale. Toute l’attention a été portée sur le territoire compris
dans les limites des quartiers informels. Il existe deux autres manières d’aborder cette question :
l’approche fondée sur la pauvreté et l’approche universelle. Comme illustré ci-dessous, tous les projets
de réhabilitation de quartiers de squatt relèvent de la première approche.
L’approche fondée sur la pauvreté cible ceux qui vivent en-deçà d’un niveau donné de
pauvreté, indépendamment de leur lieu de résidence. Pour être équitable, ce niveau doit être
ajusté en parité de pouvoir d’achat étant donné que le coût de la vie en ville n’est pas compa-
rable à celui qui prévaut dans des situations d’économie de subsistance dans le nord-est rural.
Cette approche, connue sous le nom générique de transferts monétaires conditionnels (TMC),
crée un effet incitatif pour les familles modestes afin de les pousser à investir dans la santé

56
Repenser les quartiers précaires : concepts et conséquences de la marginalité

et l’éducation de leurs enfants et dans les soins aux aînés. Au Brésil, ce programme s’appelle
actuellement Bolsa Família.
L’approche universelle est basée sur des droits individuels et collectifs, applicables à toute
personne quel que soit son lieu de résidence ou son statut socio-économique. Le sociologue
français Henri Lefebvre a été le premier à énoncer le « droit à la ville ». Harvey a écrit un article
abondamment cité portant ce titre dans lequel il avançait : « La liberté de nous faire et de nous
refaire en façon­nant nos villes est à mon sens l’un de nos droits humains les plus pré­cieux mais
aussi les plus négligés » (Harvey, 2008 : 23).
Ce concept a abouti sur d’âpres débats sur le « droit au logement » au sommet Habitat II à
Istanbul en 1996. Aujourd’hui, à l’approche de Habitat III, la Conférence des Nations Unies sur
le logement et le développement urbain durable qui aura lieu à Quito en octobre 2016, les
concepts du « droit à la ville » et de « villes pour tous » font à nouveau l’objet de vifs débats.
Dans le tableau ci-dessous, je montre trois approches distinctes mais complémentaires à l’enjeu
de la formulation du nouvel agenda urbain, dont l’intention centrale est de promouvoir des
villes durables et inclusives.

Tableau 1.  Approches de la pauvreté urbaine par les politiques publiques

Approche territoriale Approche fondée sur la pauvreté Approche universelle


Programmes : Transferts monétaires conditionnels Droit au logement
Favela-Bairro Bolsa Familía Droit à la ville
PAC Droit à la dignité
Morar Carioca
MCMV

Mes quarante-cinq années de recherche et de pratique en développement urbain international


m’imposent de préconiser également l’ajout d’un « droit à la dignité » ou à « l’importance d’être
gente » (Perlman, 2010). Gente est l’expression brésilienne désignant le fait d’être une personne.
Malgré la présence de nombreuses personnes intelligentes et les bonnes intentions de la sphère
publique et des agences d’aide bilatérale et internationale, et malgré les efforts pour incorporer
de nouveaux savoirs et pour travailler en partenariat avec des groupes locaux et des ONG,
les interventions étatiques dans les quartiers précaires font souvent plus de mal que de bien.
J’appelle ça « la main charitable frappe à nouveau ». Plus on est loin de la réalité du terrain, plus
il est difficile d’accorder de la valeur aux voix des laissés-pour-compte et de reconnaître les
manières dont la société les rend invisibles.
Au final, le manque de respect pour la dignité et la valeur des pauvres des villes fait, qu’au-
jourd’hui, en 2016, les savoirs et les talents du milliard de personnes vivant dans des conditions
précaires sont en train d’être gaspillés. En 2050, au niveau mondial, une personne sur trois vivra
dans ce type de quartiers informels.
Peut-on se permettre de les ignorer ?

57
Repenser les quartiers précaires

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60
Trouver une place en ville : un réexamen
des sous-marchés du logement
pour les personnes à faible revenu
David SATTERTHWAITE[1]

Introduction
Je m’intéresse ici à quatre tournants qui sont intervenus dans les débats sur les questions
d’habitat dans les pays du Sud entre les années 1960 et nos jours. Au départ, l’on s’est surtout
intéressé à décrire les « slums[2] » ou quartiers informels, à identifier leurs caractéristiques et
souvent à se demander aussi comment on pourrait les éliminer. Un premier tournant est inter-
venu avec le passage vers la recherche d’une compréhension beaucoup plus fine du contexte
et des différentes manières par lesquelles les individus ou ménages à bas revenus trouvent à se
loger dans les villes. Cette réorientation du débat a permis de contribuer à passer d’une poli-
tique d’éradication des « slums » et de tentatives excessivement ambitieuses de construction
massive de logements sociaux (qui dans la plupart des cas ont échoué) à une nouvelle orienta-
tion axée sur la réhabilitation et l’équipement de ces quartiers informels. L’utilisation même du
mot de « slum » avait alors à peu près disparu.
Dans un deuxième temps est intervenu un changement entraîné par l’adoption de poli-
tiques néolibérales par de nombreux pays à revenu élevé et agences internationales. De ce
fait, les efforts se sont concentrés sur la réduction des dépenses publiques et l’« ajustement

[1] Sur un plan personnel, j’ai été très chanceux de faire la connaissance de la plupart des pionniers dans le domaine
ainsi que de travailler avec certains d’entre eux. Jorge E. Hardoy a été le plus influent d’entre eux. Je suis rentré
en contact avec lui pour la première fois en 1974 alors qu’il conseillait la présidente de l’IIED sur un livre qu’elle
écrivait sur le développement urbain et la question du logement (Ward, 1976) et je suis venu travailler avec lui de
1977 à 1993 alors qu’il dirigeait un nouveau programme de recherche à l’IIED sur la question des établissements
humains et qu’il montait l’agence latino-américaine de l’IIED. J’ai interviewé Otto Königsberger en 1974 pour ce
même ouvrage – et j’ai suivi son conseil et entrepris un diplôme à la Development Planning Unit à l’University
College de Londres (où j’ai reçu les enseignements et énormément appris de John FC Turner, Caroline Moser et
Ronaldo Ramirez). J’ai été assistant pédagogique de John Turner lors d’un cours d’un trimestre qu’il a enseigné
à la Development Planning Unit en 1979 et j’ai suivi son travail depuis lors. Par le biais de mon travail avec Jorge
Hardoy, j’ai aussi rencontré Lisa Peattie, Janice Perlman et Alan Gilbert, ainsi que quelques-uns des pionniers
latino-américains.
[2] Note de l’éditeur : « slum » est parfois traduit en français par « bidonville » ou « quartier de taudis », mais l’auteur
se référant au concept anglophone de « slum », il n’est pas traduit dans ce texte.

61
Repenser les quartiers précaires

structurel » (visant à relancer la croissance économique), et en conséquence l’intérêt porté


aux questions du logement et des services de base, et plus généralement à la pauvreté urbaine,
s’est estompé.
Dans un troisième temps, et dans une large mesure du fait des efforts des agences internatio-
nales, l’accent a été remis sur les « slums ». La question des « slums » et des réponses à apporter à
leur forte progression est soudain réapparue sur la scène internationale. Cela s’est notamment
traduit par leur prise en compte dans les Objectifs internationaux de développement établis
au cours des années 1990, puis dans les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD)
et maintenant dans les Objectifs de développement durable (ODD). Seulement, cela s’est fait
sur la base de tentatives inadéquates de définition et de mesure des « slums » – mais aussi de
certains indicateurs particulièrement suspects (Satterthwaite, 2016).
Dans un quatrième temps, il y a eu un retour à l’analyse de la manière dont les personnes à
faible revenu trouvent à se loger dans les villes et des différents sous-marchés du logement par
le biais desquels elles achètent, louent, construisent ou occupent leur logement – mais cette
fois avec le soutien de nouveaux acteurs dans le débat et de nouvelles sources de données. De
nombreuses fédérations et réseaux d’habitants de quartiers précaires ont en effet contribué à
l’émergence d’un nouveau type de publications et de bases de données. Ces groupes ont utilisé
leurs capacités de collecte de données pour fournir des profils des quartiers informels de leurs
villes, avec des informations contextuelles spécifiques et des cartes précisant leur localisation à
l’intérieur et autour des villes. Dans de nombreux quartiers informels, ces mêmes fédérations
ont procédé à des comptages détaillés, en collectant des données auprès de chaque ménage
et en délimitant la totalité des tracés des parcelles qui s’y trouvent. Ces deux types d’activité
ont ouvert le champ à une organisation des habitants et de l’action collective : premièrement,
en influençant les réponses apportées par les autorités locales au problème du logement, et
deuxièmement, en fournissant les bases pour la conception et la mise en œuvre de programmes
de réhabilitation et de sécurisation foncière (Environment and Urbanization 24/1, 2012).
Bien sûr, il y a eu d’autres remous et changements dans les débats sur les conditions de logement
et les stratégies à adopter – et nous en aborderons ici un certain nombre. Il y a eu par exemple
de grands débats sur la question de savoir si encourager le recours à l’« autoconstruction » était
progressiste ou s’il s’agissait au contraire d’une nouvelle façon d’exploiter les groupes défavo-
risés. Plus récemment, il y a aussi eu un retour à la construction de logements de masse pour la
« population à faible revenu » dans de nombreux pays, avec tous les problèmes que cela peut
entraîner (Buckley et al., 2016).
Toutefois aujourd’hui la réhabilitation des quartiers précaires est devenue beaucoup moins
controversée et les programmes de réhabilitation initiés ou gérés par les habitants sont deve-
nus plus courants, du moins dans les pays dans lesquels les besoins et les priorités des personnes
à faible revenu font l’objet d’une certaine attention de la part des autorités locales.

62
Trouver une place en ville : un réexamen des sous-marchés du logement pour les personnes à faible revenu

1.  Le premier tournant


Le premier changement abordé ici est celui du passage d’une analyse se limitant à caractériser
les « slums » en vue de leur nécessaire élimination à une compréhension beaucoup plus fine du
contexte dans lequel les individus ou ménages à faible revenu trouvent à se loger en ville et y
établissent des réseaux de solidarité et des stratégies de groupe à l’échelle de leur quartier. Cette
réorientation a été entraînée par un petit groupe d’universitaires provenant principalement de
pays à revenu élevé mais dotés d’une forte expérience du terrain et très impliqués dans la mise
en œuvre de solutions efficaces pour les groupes défavorisés. La grande diversité de besoins
et de priorités au sein des populations « à faible revenu » a été un thème central des travaux
de John F.C. Turner, tout comme l’a été son analyse sur la manière de soutenir des processus
de production de logement au niveau des ménages et des quartiers qui puissent répondre à
cette diversité de besoins, ou encore sa puissante critique des processus conventionnels qui ne
prennent pas ces aspects en compte (Turner, 1976). Il l’a illustré avec des exemples détaillés de
ménages et de la façon dont leur logement servait leurs priorités – prenant même l’exemple
de baraques de squatteurs aux fonctions protectrices, qui correspondaient beaucoup mieux
que les maisons modernes aux besoins de leurs habitants en termes de coûts, d’accès aux
marchés du travail et aux services de base et d’appartenance à des réseaux sociaux solides sur
lesquels compter. John Turner a souligné que lorsque le logement est planifié par des agences
gouvernementales, des solutions « standards » sont imposées, ce qui réduit drastiquement la
latitude accordée aux choix individuels ainsi que les opportunités pour les résidents d’utiliser
leurs propres compétences, initiatives et ressources matérielles pour se loger par eux-mêmes.
Ce thème de la diversité des besoins et des priorités en matière de logement parmi les groupes
à faible revenu est aussi au cœur de l’article publié par Lisa Peattie en 1976, qui y exposait ses
réserves sur les projets de trame assainie, soulignant que ceux-ci risquaient de répéter toutes
les erreurs commises dans les programmes de logement social. Comme elle l’explique, la bonne
marche à suivre serait de mettre en place des projets de trame assainie de petite taille, avec une
large palette de choix de localisation et de prix fonciers, et une diversité de tailles de parcelles
au sein de chaque projet. Ce thème se retrouve également clairement illustré par des cher-
cheurs qui ont documenté avec abondance de détails les sous-marchés du logement au sein
de quelques quartiers informels (Peattie, 1970 ; Lomnitz, 1977 ; Perlman, 1979 ; Schlyter, 1980 ;
Moser, 1982). L’étude novatrice d’Anthony Leeds à Rio de Janeiro a ainsi mis en évidence l’éten-
due des types de sous-marchés du logement utilisés par les groupes défavorisés et en a établi
une typologie (voir Tableau 1). En 1980, un rapport des Nations Unies publié sous la direction
de Mahdu Sahrin a également présenté des études de cas très solides sur quelques quartiers
­informels/«  slums » (Nitaya et al., 1980 ; Das, 1980 ; Keyes, 1980 ; Rodell, 1980). La nécessité que
des interventions publiques viennent appuyer des initiatives au niveau des ménages et des quar-
tiers se retrouve également dans l’insistance avec laquelle Otto Königsberger affirme que si un
gouvernement souhaite améliorer la situation du logement, il ne doit surtout pas construire de
maisons (Königsberger, 1976).

63
Repenser les quartiers précaires

Tableau 1. Les différents sous-marchés du logement utilisés par les groupes à faible
revenu à Rio de Janeiro (début des années 1970)

% de la population
Les différents sous-marchés du logement
de Rio
Cabeça de porco ou casa de cômodo – pension 5
Avenida ou vila proletária ou de lavadeiras – une à deux unités louées avec des toilettes/lavabos/
5
lavoirs partagés
Parque proletário – opération gouvernementale de relogement temporaire visant à fournir un
?
toit et des murs aux personnes sans abri
Conjunto – bâtiment ou ensemble de bâtiments à étages construits par une variété d’organi­
sations, souvent syndicales (employés de banque, marine marchande, marine militaire, 10
fonctionnaires)
Habitat populaire – parfois appelé conjuntos ou vilas ; le produit de l’élimination de quartiers
précaires : habitat embryonnaire, si distant des villes que des bassins d’emploi ne s’y sont pas 5–7
développés
Subúrbios – de larges lotissements de maisons individuelles relativement humbles situées sur
des rues officielles peu ou non goudronnées, souvent sans éclairage public, adduction d’eau 10–15
ni égoûts
Tugurios – des espaces avec des logements et des services autrefois de bonne qualité mais
désormais fortement dégradés ; chambres ou appartements en location, pensions avec gîte et 10
couvert, hôtels bon marché
Quartiers d’invasion ou de squatt – de niveaux de qualité très divers 20
Favela de quintal : favela d’arrière-cour ; des baraques et constructions non autorisées construites
avec la permission de propriétaires de maisons officiellement enregistrées, habituellement ?
dans une visée de revenu locatif

Source : Leeds (1974).

Alan Gilbert a beaucoup contribué à notre compréhension des quartiers informels et des
sous-marchés du logement, tout particulièrement de ceux habités par des locataires (Gilbert,
1982, 1983) ; ces progrès ont aussi été amenés par des publications de ses doctorants qui ont
travaillé sur les marchés locatifs, comme Amis (1984) dans le cas des quartiers informels à
Nairobi, et Edwards (1982) à Bucaramanga (Colombie).
Parmi les sujets très débattus à l’époque, il s’agissait de savoir si soutenir l’autoconstruction
était progressiste ou si elle constituait une autre modalité par laquelle le capitalisme exploitait
les pauvres (étant donné qu’en utilisant leur propre force de travail pour construire leurs loge-
ments, il était possible de baisser les coûts du logement et donc de leur verser des salaires plus
faibles) (Ward, 1982 ; Burgess, 1982). À cette époque, on a pu également observer un nombre
croissant d’études de cas détaillées sur les politiques relatives aux quartiers informels (Payne,
1982 ; Connolly, 1982).
Ce texte ne peut pas rendre justice à la liste d’auteurs qui pourraient être comptés parmi les
« pionniers ». Il n’est pas non plus facile de tracer une limite entre les pionniers et ceux qui les ont

64
Trouver une place en ville : un réexamen des sous-marchés du logement pour les personnes à faible revenu

suivis : faut-il qualifier de pionniers ceux qui ont apporté des contributions jugées originales ou
doit-on se fier plutôt à une date de publication antérieure à une année donnée ? Parmi les
premiers travaux qui se sont intéressés au soutien des politiques publiques aux initiatives des
habitants des quartiers informels, on compte ceux de Dwyer (1975), Peil (1976), Mabogunge
et al. (1978), Caminos et Reinhard (1978), Roberts (1978), Portes (1979), Marris (1979), Drakakis
Smith (1981), Gilbert et al. (1982), ainsi que des publications plus anciennes de certains de ces
auteurs.
Il existe également une large littérature en espagnol sur les quartiers informels et leurs résidents
en Amérique latine qui est souvent négligée, comme celle de Matos Mar (1962) et Sánchez
León et al. (1979). Cet aperçu rapide ne rend pas justice aux travaux précurseurs réalisés à la
fin des années 1960 et 1970 par des chercheurs et institutions de recherche latino-américains
tels que CEUR en Argentine, DESCO au Pérou, CEDEC au Brésil et SUR au Chili. Les pionniers
ont souvent travaillé au sein de programmes, de séminaires ou de publications soutenus par
CLACSO (El Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales) et SIAP (Sociedad Interamericana
de Planificación). Leur influence a pris un certain temps à se diffuser hors de la sous-région,
pour partie parce que leur travail n’a pas été publié en anglais ou en français, et pour partie
parce que les auteurs destinaient avant tout leur travail à un public latino-américain. Certaines
de ces institutions ont été fondées par des universitaires qui ont été évincés de leurs universités
par des dictatures, et certains des auteurs précurseurs ont été contraints de passer du temps à
l’étranger du fait de circonstances politiques de cet ordre. Je connais bien sûr tout particulière-
ment les travaux de Jorge E. Hardoy et de ses co-auteurs datant des années 1960 et du début
des années 1970 – par exemple Hardoy (1972), Hardoy, Basaldúa et Moreno (1968), Hardoy et
Tovar (1969), Hardoy et Schaedel (1969), ou encore Hardoy et Geisse (1972) – ; néanmoins il
paraît évident que toute cartographie sérieuse des pionniers qui ont aidé à changer la façon de
comprendre le développement des quartiers informels et des politiques publiques en la matière
se doit de s’intéresser de beaucoup plus près à l’Amérique latine et aux travaux de chercheurs
tels que Jorge Hardoy, Guillermo Geisse, Alfredo Rodríguez et Abelardo Sánchez León.
C’est aussi un exercice d’humilité que de revenir à des travaux qui précédent ceux abordés
ci-dessus, bien que certains des auteurs précédemment mentionnés aient également été
actifs dans les années 1960 (voir Turner, 1966, 1968). Le plus important de ces auteurs était
Charles Abrams, dont l’ouvrage publié en 1964 a apporté de nombreux éclairages à la question
des quartiers informels et du contexte social et politique dans lequel ils se sont développés.
Abrams décrit également la diversité des types de squatteurs : les squatteurs propriétaires (qui
possèdent une baraque mais pas de terrain), les squatteurs locataires (qui louent à d’autres
squatteurs), les squatteurs anciens locataires (d’anciens locataires ayant cessé de payer leur
loyer), les squatteurs bailleurs (souvent un squatteur de longue date qui a des chambres ou des
baraques à louer), les squatteurs spéculateurs (qui squattent dans l’espoir de gagner de l’argent),
les squatteurs usagers professionnels (qui ont une petite entreprise sur un terrain qui ne leur
appartient pas), les demi-squatteurs (qui sont parvenus à une forme d’accord avec le proprié-
taire de la parcelle), les squatteurs coopérateurs (qui forment ensemble des groupes ayant un
ancrage en commun). Juppenlatz (1970) décrit la réhabilitation des quartiers informels à Rio de

65
Repenser les quartiers précaires

Janeiro au début des années 1960. Il détaille également l’échec des programmes de relogement
des squatteurs expulsés de terrains privés à Quezon City (Philippines) en 1953 et au cours de
nombreuses années ultérieures. Les écrits publiés par William Mangin dans les années 1960 sur
les quartiers informels ont également eu beaucoup d’influence (Mangin, 1967).
L’un des enseignements majeurs des travaux des pionniers sur le logement dans les villes des
pays du Sud a donc été que chaque ville présente un éventail de types d’habitations par le biais
desquels les personnes à faible revenu construisent, achètent, louent ou occupent des loge-
ments, sans oublier non plus ceux qui dorment dehors. Certains pionniers ont examiné dans
quelle mesure la forme, le lieu géographique et le coût de ces « sous-marchés du logement »
ont été façonnés par les marchés du travail ou par les politiques publiques. Bien qu’il y ait eu
des éléments de comparaison entre villes – par exemple, entre les « quartiers d’invasion » et les
logements construits sur des lotissements illégaux –, la variété et l’importance relative de ces
sous-marchés diffèrent fortement entre villes ainsi qu’au sein d’une même ville au fil du temps.
L’influence de beaucoup de ces travaux précurseurs peut se percevoir dans les documents
onusiens et dans les changements de stratégies et de pratiques de certains gouvernements
et agences internationales (voir à ce sujet Hardoy et al., 1981, 1989). C’est notamment le cas
du passage d'expériences excessivement ambitieuses de construction en masse de loge-
ments sociaux (qui ont, dans la plupart des cas, échoué ou bénéficié à des personnes qui
n’étaient pas à strictement parler défavorisées) à une nouvelle orientation axée sur la réha-
bilitation et les trames d’accueil. L’influence de certains des pionniers peut aussi se lire dans
les Recommandations pour l’action nationale adoptées par 132 gouvernements nationaux lors
d’Habitat I, la première Conférence des Nations Unies sur les établissements humains, laquelle a
eu lieu en 1976. Elle peut également être perçue dans le soutien qu’apporte la Banque mondiale
à la réhabilitation et à la mise en place de trames assainies ainsi que dans le soutien de l’UNICEF
à la réhabilitation communautaire de quartiers précaires et de quartiers d’invasion. Il s’agit
bien sûr là d’une simplification excessive. John Turner s’est même ouvertement demandé si
la Banque mondiale avait vraiment compris les approches qu’il préconise dans la mise en place
de leurs projets de trame assainie. Ceci dit, vers la fin des années 1970, des gouvernements et
des agences internationales ont mis en œuvre de nombreuses nouvelles stratégies et pratiques
pour appuyer la réhabilitation de quartiers informels, et souvent avec des approches ascen-
dantes (c’est-à-dire partant des quartiers et de leurs habitants).
Une publication modeste s’est avérée avoir une très grande influence sur ces projets : il s’agit de
SELAVIP News, éditée par Fr. Jorge Anzorena à partir de 1976. Elle contenait des comptes rendus
des visites rendues par Fr. Anzorena à des organisations communautaires et de leurs combats et
leurs initiatives pour le logement et les terres. Il s’agit peut-être de la première revue ayant perçu
l’ampleur et la portée des innovations provenant d’organisations locales et reconnaissant leurs
capacités à produire du changement. Sa lettre d’informations a été la première à documen-
ter nombre d’organisations et d’initiatives communautaires désormais bien connues – et son
réseau de contacts a contribué à la formation de l’Asian Coalition for Housing Rights en 1989.

66
Trouver une place en ville : un réexamen des sous-marchés du logement pour les personnes à faible revenu

2.  Le deuxième tournant


L’intérêt dans le fait de comprendre et d’agir sur la pauvreté urbaine (et les problèmes de loge-
ment associés) s’est estompé dans les années 1980 suite au virage néolibéral qui a touché de
nombreux pays à haut revenu. Ce basculement a également conduit certaines agences inter-
nationales à définir un programme plus néolibéral et certaines agences bilatérales sont quant
à elles redevenues des organes de promotion de l’exportation. L’UNICEF mit fin à son soutien
aux réhabilitations d’initiative communautaire (les jugeant trop consommatrices en personnel
et ne permettant pas le passage à une échelle supérieure) et le soutien de la Banque mondiale
pour la réhabilitation et les projets de trame assainie diminua (Satterthwaite, 1998). Cet accent
mis sur la réduction des dépenses publiques et sur l’« ajustement structurel », qui était censé
relancer la croissance économique, signifia que l’intérêt pour les questions du logement et des
services de base, et plus largement pour la lutte contre la pauvreté urbaine, s’était relâché. La
plupart des pionniers qui avaient pris part au premier tournant restaient néanmoins actifs et,
pendant les années 1980, davantage encore de travaux de recherche montrèrent l’éventail des
manières dont les groupes à faible revenu trouvaient à se loger et la façon dont leur forme et leur
importance relative variaient en fonction des contextes locaux (et notamment des politiques
publiques). En 1984, quand Jorge Hardoy et moi-même avons été invités à rendre compte des
questions du logement à la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (la
Commission Brundtland) – ce que nous avons publié par la suite dans Hardoy et Satterthwaite,
1989 –, nous avons pu nous appuyer sur toutes ces études pour souligner la grande diversité des
sous-marchés du logement par le biais desquels les groupes à faible revenu font l’acquisition,
achètent, louent ou occupent des logements et pour montrer comment celle-ci est façonnée
par les contextes locaux. Cela nous porte à comprendre qui sont les personnes à faible revenu
cherchant à se loger (Tableau 2), leurs priorités (Tableau 3), la façon dont elles parviennent à se
loger et accèdent aux services (Tableau 4), ainsi qu’aux types de sous-marchés qu’elles utilisent
(Tableau 5). Ces tableaux ont été produits pour favoriser une analyse des obstacles rencontrés
par les personnes défavorisées dans leur quête d’un logement qui soit davantage ciblée sur
les particularités des villes et des contextes en question. Mais certains points de comparaison
méritent d’être explorés. Par exemple, où vivent les individus dont la subsistance dépend d’un
emploi occasionnel et les travailleurs journaliers étant donné qu’ils ont besoin d’un héberge-
ment à proximité des bassins d’offres d’emploi ? À quel point les dortoirs où les lits sont loués
(y compris les foyers où l’on dort en roulement, avec deux ou trois personnes par lit toutes les
24 heures) sont-ils répandus et quelle importance revêtent-ils ?

67
Repenser les quartiers précaires

Tableau 2.  Qui sont les personnes à faible revenu qui cherchent à se loger en ville ?

• Des ménages aux revenus faibles mais réguliers (dont beaucoup de petits fonctionnaires)
• Des ménages aux revenus faibles et fluctuants
• Des personnes seules ou des couples sans enfants avec des revenus faibles (et/ou qui cherchent à économiser de
l’argent)
• Des étudiants (la plupart d’entre eux sont concernés)
• Des personnes âgées aux revenus faibles (et souvent avec des retraites faibles ou déclinantes)
• Des résidents temporaires avec un revenu faible et qui cherchent à dépenser peu dans le logement parce qu’ils
mettent de l’argent de côté ou envoient de l’argent à leur famille
• Des travailleurs hebdomadaires ou saisonniers et des migrants « circulaires »
• Des personnes qui sont victimes de discrimination dans l’accès au logement, à la terre ou au crédit pour construire
des logements (les femmes ? certains groupes ethniques ?)

Le tableau 2 rappelle la diversité des besoins et des priorités qui se cache derrière la notion de
« population à faible revenu ». Par exemple, les ménages avec des revenus faibles mais régu-
liers (du fait d’un emploi formel) bénéficient de possibilités bien supérieures pour obtenir des
prêts au logement que les autres. Le tableau 3 souligne à quel point les priorités en matière de
logement diffèrent au sein de la population à faible revenu. Les personnes seules choisissent
souvent des logements de qualité bien plus faible que les ménages avec des enfants dans le souci
de maximiser les montants qu’elles peuvent économiser ou envoyer à leur famille. Certaines
personnes à faible revenu font face à plus de contraintes que les autres dans leur recherche de
logement. C’est par exemple le cas de celles qui sont victimes de discriminations dans l’accès à
la terre, aux logements ou aux prêts. Le tableau 4 montre les moyens qu’utilisent les personnes
défavorisées pour trouver à se loger et le tableau 5 donne des exemples de sous-marchés du
logement qu’elles utilisent pour ce faire.

Tableau 3. Quelles sont les priorités vis-à-vis du logement pour les individus
et les ménages ?

• Sa situation géographique par rapport aux sources de revenu et aux moyens de subsistance
• Son coût et les modalités de paiement
• Sa taille et la qualité de l’habitation
• Sa desserte en électricité, en routes et chemins goudronnés
• La qualité du site (et les possibilités ultérieures d’agrandissement)
• L’accès aux services de base et leur qualité (eau, assainissement, collecte de déchets, soins de santé, écoles, transport
public, etc.)
• Le statut foncier et la sécurité foncière
• Sa pérennité dans le temps
• Son potentiel d’utilisation comme mode d’épargne (pour les propriétaires ou propriétaires de fait)
• Le degré d’autoconstruction possible

68
Trouver une place en ville : un réexamen des sous-marchés du logement pour les personnes à faible revenu

Tableau 4.  Comment les personnes à faible revenu se logent-elles ?

• Location
• Crédit-bail
• Invasion
• Achat Une maison, appartement, baraque,
• Héritage chambre ou espace ouvert
• Utilisation informelle
• Partage
• Par le biais de l’employeur

Tableau 5.  Les sous-marchés du logement utilisés par les groupes défavorisés

• Location de chambre dans des immeubles délabrés et logements subdivisés en centre-ville (où les bâtiments sont
légaux et bien placés par rapport aux marchés du travail mais fortement surpeuplés avec des installations partagées)
• Location de chambre dans d’autres structures de logement formelles (dont le logement social)
• Location de chambre ou de lit dans une pension ou hôtel meublé (ces pensions à bas prix sont souvent concentrées
dans des lieux offrant des possibilités de revenus)
• Location de chambre ou de baraque dans un quartier illégal (allant de lieux avec une relative sécurité d’occupation à
des lieux à jouissance précaire, et de lieux centraux à des lieux très périphériques)
• Location de parcelle de terrain sur laquelle un abri temporaire est édifié (y compris sur les toits)
• Location d’un espace, par exemple un « lit tournant » (hotbed), un lit-cage, un site public, un entrepôt, un lieu de travail,
des cimetières (et bénéficiant pour la plupart d’un accès rapide aux marchés du travail)
• Utilisation d’une chambre fournie par l’employeur (par exemple dans le cas d’employés de maison)
• Construction d’une habitation dans un quartier informel (allant d’une relative sécurité d’occupation à une grande
précarité du statut d’occupation)
• Construction d’une habitation dans un lotissement non réglementaire
• Occupations illicites de bâtiments ou logement inoccupés ou en cours de construction (souvent dans des empla­
cements centraux)
• Construction d’un logement au sein de projets de trame assainie
• Construction d’un logement ou d’une baraque dans un camp temporaire ou sur le trottoir

Source : Hardoy et Satterthwaite (1989).

Pendant les années 1980, un vaste éventail de nouvelles publications a entretenu l’intérêt pour
les quartiers informels – par exemple Angel et al. (1983). Il y a eu des travaux plus généralistes
qui en ont traité, tels que Stren et White (1989) ou encore Rodwin (1987). La proclamation
de l’année 1987 comme « Année internationale du logement des sans-abri » a donné lieu à
la production de nouveaux contenus et débats de qualité, mais pas au sein de la plupart des
gouvernements et agences internationales. Il convient également de noter la création de la
revue Medio Ambiente y Urbanización[3], en 1983, pour faciliter le partage d’expériences et encou-
rager et soutenir des attitudes et politiques plus progressistes envers les quartiers informels en
Amérique latine.

[3] Disponible en accès libre sur http://www.ingentaconnect.com/content/0326-7857.

69
Repenser les quartiers précaires

Certaines études de cas détaillées d’exemples de « quartiers informels » ont également souli-
gné à quel point ceux-ci étaient façonnés par leurs contextes locaux (voir par exemple à ce
sujet Sobreira de Moura, 1987 ; Hardoy et al., 1991 ; Schusterman et al., 1997). Il va de soi que
parmi les facteurs déterminants on compte les besoins et la demande des populations à faible
revenu, comme l’illustre remarquablement le cas des hébergements bon marché du centre-
ville de Quito (Équateur) et de Cuzco (Pérou), qui sont utilisés par des migrants hebdomadaires
(Hardoy, 1983). Ces marchés sont également façonnés par ce que les autorités publiques font
ou ne font pas comme on le voit par exemple dans la détérioration des quartiers informels dès
que l’on sait qu’ils vont être rasés et que toute nouvelle implantation sera étroitement contrô-
lée. Il y existe enfin des exemples très particuliers de sous-marchés du logement – par exemple,
les sans-abri vivant sur les trottoirs à Mumbai (SPARC, 1985), les habitants de lits-cages à Hong
Kong (Society for Community Organization, 1993), les squatteurs des toits de gratte-ciel et
l’utilisation nocturne d’entrepôts comme hébergement bon marché (Aina, 1989[4]).

3.  Le troisième tournant


L’incapacité de l’ajustement structurel à contribuer à réduire la pauvreté (ce qui était son
but premier), puis l'échec de la privatisation de l’eau et de l’assainissement à répondre aux
besoins et aux priorités des personnes à faible revenu a contribué à générer une nouvelle
vague d’intérêt pour les « slums ». C’est aussi le cas de la progression (lente et inachevée) de
la prise de conscience que l’ampleur et l’intensité de la pauvreté urbaine a été jusqu’ici sous-­
estimée et que beaucoup de dimensions avaient été ignorées (voir Wratten, 1995). Le regain
d’attention pour les « slums » a été dans une large mesure impulsé par quelques agences inter-
nationales et par l’élaboration des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD),
engageant les pays sur différentes cibles spécifiques et la mesure des progrès accomplis. Pour
les personnes impliquées dans la définition et la promotion des OMD, il importait peu que
la cible définie pour les « slums » ait été très partielle – il ne s’agissait en effet que d’améliorer
significativement les vies d’au moins 100 millions d’habitants des bidonvilles d’ici à 2020, ce
qui correspond à quelque chose de beaucoup moins ambitieux que la plupart des autres
OMD (pour lesquels le but est de réduire un problème donné de moitié ou des trois quarts).
Et pourquoi une date fixée à 2020 alors que les autres objectifs ciblent quant à eux 2015 ?
Pour ces personnes, il y avait déjà progrès puisque la notion de « slum » faisait son entrée dans
le discours onusien. Il s’agissait d’obtenir les engagements des différents pays – et c’est pour-
quoi la formulation est si prudente et qu’il est recommandé non pas de remplacer les « slums »
mais d’améliorer les vies de ses habitants.

[4] Voir aussi le numéro d’octobre 1989 d’Environment and Urbanization (1989) sur le thème « Au-delà des stéréotypes
des « slums » – comment les pauvres trouvent à se loger dans les villes du Tiers Monde » [“Beyond the stereotype
of slums ; how poor people find accommodation in Third Word cities”], qui comprend notamment une étude
de cas particulièrement intéressante de Thika intitulée “The poor don’t squat” [« Les pauvres ne squattent pas »]
(Andreasen, 1989).

70
Trouver une place en ville : un réexamen des sous-marchés du logement pour les personnes à faible revenu

Les Objectifs de développement durable (ODD) spécifient dans la cible 11.1 : « D’ici à 2030, assu-
rer l’accès de tous à un logement et des services de base adéquats et sûrs, à un coût abordable,
et assainir les quartiers de taudis ». Parmi les engagements des ODD, on trouve aussi celui de
réaliser le plein emploi et de fournir un travail décent et productif pour tous, ainsi qu’un accès
à un logement abordable et convenable pour tous. Mais ce qui est si étrange à propos de tout
ceci est le parallèle entre la liste spectaculaire d’engagements pris et le peu d’attention portée
à la question des acteurs qui auront la mission de mettre en œuvre ces engagements, ainsi que
celle de leur financement et du soutien qui devra leur être apporté. Cela fait quarante ans que
des gouvernements s’engagent de la sorte au sein des Nations Unies. Les premiers engage-
ments en faveur de la fourniture universelle en eau, en installations sanitaires et en soins de
santé au sein de l’ONU datent des années 1970.
Les OMD et maintenant les ODD mettent l’accent sur les indicateurs de mesure et le suivi
de la mise en oeuvre, ainsi que sur la nécessité d’obtenir davantage de données. La mention
de « bidonvilles (slums) » par les ODD a généré l’envie d’avoir des chiffres nationaux, régio-
naux et mondiaux sur ces quartiers. Mais cela signifie qu’il faudrait faire, sous la mention de
« slum », l’amalgame des nombreux types de logement dans lesquels les ménages des « slums »
habitent, ainsi que produire des chiffres annuels pour les populations de « slums » dans chaque
pays – même quand il n’y a pas de données à ce sujet (aucun pays ne mène des enquêtes
sur échantillons représentatifs de « slums » chaque année pour suivre les progrès, et au mieux,
les recensements sont effectués toutes les décennies ; par conséquent, l’essentiel des chiffres
produits sur les « slums » sont des estimations ou des projections).
Les critères de définition des « slums » (qui servent de base aux indicateurs de mesure et au suivi
de la mise en œuvre) sont également inadéquats. ONU-Habitat rend compte du nombre de
ménages vivant dans des « slums » et avait initialement défini ceux-ci comme des « groupe(s)
d’individus vivant sous le même toit dans un milieu urbain, qui manque(nt) d’une ou de plusieurs
des caractéristiques suivantes : un logement durable (une construction permanente offrant
une protection contre les conditions climatiques extrêmes) ; une surface suffisante (pas plus de
trois personnes par pièce) ; le droit à l’eau potable (une eau en quantité suffisante, accessible,
et qui peut être obtenue sans effort extrême) ; l’accès à des équipements sanitaires améliorés
(des toilettes privées ou publiques mais partagées avec un nombre limité de personnes) ; une
sécurité de la tenure (de facto ou de jure le statut de la sécurité de la tenure et la protection
contre les déguerpissements forcés) » (ONU-Habitat, 2010). Le dernier de ces critères a été
abandonné par la suite, peut-être parce que les sources auxquelles il était fait appel n’étaient
pas en mesure de préciser ces informations. Les définitions pour l’eau et l’assainissement ont
également été modifiées pour spécifier qu’il s’agissait de sources d’eau potable et d’assainisse-
ment « améliorées » afin que les données du Programme commun OMS/UNICEF de suivi de
l’approvisionnement en eau et en assainissement (JMP) puissent être utilisées – mais, comme
ce programme le reconnaît lui-même, ces approvisionnements « améliorés » restent encore
très loin d’être sûrs et adéquats (Satterthwaite, 2016). S’il était possible d’obtenir des données
sur les personnes bénéficiant en continu d’une eau saine, facilement accessible et abordable,
et d’un accès à des installations sanitaires d’un niveau permettant de limiter les risques pour

71
Repenser les quartiers précaires

la santé, les chiffres de ce qui constitue une population dite de « slum » augmenteraient consi-
dérablement dans de nombreux pays.
Pour les populations des « slums », les rapports de l’ONU font ressortir que la cible OMD visant
à améliorer significativement les vies d’au moins 100 millions d’habitants de « slums » d’ici à 2020
a déjà été atteinte. Le rapport 2013 sur les OMD indiquait qu’« Entre 2000 et 2010, plus de
200 millions d’habitants de taudis ont bénéficié de sources d’eau améliorées, d’installations
d’assainissement, d’un logement durable ou d’un espace de vie suffisant, ce qui a dépassé la
cible OMD de 100 millions » (Nations Unies, 2013). Mais un examen plus attentif des données
porte à croire qu’il en est autrement et que la baisse apparente du nombre de personnes vivant
dans des « slums » est probablement due aux changements dans leur définition. Par exemple, il
n’existe pas de statistiques ou de rapports du gouvernement indien expliquant la chute enre-
gistrée par les statistiques onusiennes de 42 à 29 % de la proportion de la population urbaine
vivant dans des « slums » en Inde entre 2000 et 2010. De la même façon, il a été signalé des
baisses importantes de la part de la population urbaine vivant dans des « slums » d’autres pays
qui ne se retrouvent dans aucune analyse locale (voir Mitlin et al., 2012).
Dans les années 1990, la production d’études de cas détaillées de quartiers informels s’est
poursuivie, notamment à travers la documentation de programmes de réhabilitation ainsi que
des plans de financement visant à soutenir ces derniers. Une attention plus grande a été portée
aux expulsions et aux efforts pour stimuler l’action sur la question du logement sur la base des
droits citoyens plutôt que des besoins. Une littérature de plus en plus abondante a également
vu le jour sur le risque élevé de catastrophes auquel font face beaucoup de quartiers infor-
mels du fait de leur implantation sur des sites dangereux, même si ce sujet avait été déjà traité
dans le passé (Hardoy et al., 1984), et sur la possibilité que le dérèglement climatique amplifie
encore ce risque. L’intérêt porté à la compréhension des besoins et des priorités des loca-
taires demeurait quant à lui toujours aussi vif (voir à ce sujet les nombreux articles publiés dans
Environment and Urbanization, 1997). Bien que la plupart des agences d’aide au développement et
des banque de développement ont continué à ignorer ce type de questions, l’Agence suédoise
de coopération internationale (Sida) a commencé à soutenir un large éventail de programmes
de réhabilitation, principalement en Amérique centrale (Sida, 1997 ; Stein, 2001 ; Stein et al.,
2005).
Il faut noter ici une dernière innovation venant de l’organisation thaïe Community Organizations
Development Institute (CODI). Quand Somsook Boonyabancha en a pris la direction en 2001,
l’institut est devenu un fonds national offrant directement des prêts aux organisations commu-
nautaires (puis à leurs réseaux) dans le but de leur permettre de développer leurs solutions en
matière d’habitat. La plupart des membres de ces organisations sont des habitants de quar-
tiers informels et ceux-ci ont souvent pu mettre à profit ce soutien pour négocier (et payer)
la pleine propriété ou l’occupation avec un titre foncier des terrains où ils s’étaient installés.
Ayant ainsi obtenu un statut légal, ils ont pu bénéficier d’un niveau normal de services publics
(Boonyabancha, 2005, 2009). De bien des façons, cet exemple est au plus proche de ce que
John Turner prônait : soutenir les ménages et les quartiers afin qu’ils choisissent eux-mêmes

72
Trouver une place en ville : un réexamen des sous-marchés du logement pour les personnes à faible revenu

les solutions qui leur semblent les meilleures. Cette initiative remonte en réalité plus loin dans
le temps puisque l’Urban Community Development Office (UCDO) qui a précédé CODI avait
également cette approche (Boonyabancha, 1996).

4.  Le quatrième tournant


Lors de cette dernière décennie, il y a eu un regain d’intérêt sur la façon dont les personnes à faible
revenu trouvent à se loger dans les villes, ainsi que sur les différents sous-marchés du logement
(et des terrains à bâtir) par le biais desquels elles achètent, louent, construisent ou occupent leur
habitation. Cela comprend des études de cas – par exemple Krishna et al. (2014), qui examinent
les « slums » de Bangalore et font état de différences très importantes entre les différents types
de quartiers. L’encadré 1 illustre ce point en dressant une liste comparative de différentes carac-
téristiques de 14 « slums » officiels et de 18 quartiers informels dits « polygones bleus » (pour faire
référence aux bâches en plastique bleu qui y sont souvent utilisées comme toiture).

Encadré 1

Comparaison de deux ensembles de « slums » à Bangalore, en Inde


14 « slums » « officiels » 18 quartiers informels « polygones bleus »
• Habitations construites avec des matériaux • Logements construits à partir de maté-
durables, ayant l’électricité, l’eau potable, riaux temporaires, pas d’électricité ou
etc. d’eau courante
• Habitants principalement nés en ville • La plupart des habitants sont des migrants
• Quartier situé en ville, menace d’expulsion • Quartier situé en périphérie de la ville
faible • Menace d’expulsion très forte
• Aucun lien avec les zones rurales • Liens très forts avec le monde rural (les
• Les habitants ont des cartes d’identité et habitants versent de l’argent à leurs familles
sont inscrits sur les listes électorales restées au village)
• Faible proportion de membres des « castes • Les habitants n’ont pour la plupart pas de
répertoriées » carte d’identité
• La plupart des enfants sont scolarisés • Forte proportion de membres des « castes
• Accès raisonnable aux services de base répertoriées »

85 % des habitants possèdent un titre • Peu d’enfants sont scolarisés


• 
foncier ou immobilier • Accès largement insuffisant aux services de
base
• Tous sont locataires
Source : Krishna, Sriram et Prakash (2014).

73
Repenser les quartiers précaires

Aujourd’hui, toutefois, émergent de nouveaux discours et de nouvelles sources de données


sur les conditions de logement et les marchés du logement utilisés par les personnes à faible
revenu de la part des résidents des « slums » eux-mêmes qui produisent des connaissances sur
leurs conditions de vie. Ceci a permis de produire un nouveau corpus de publications sur les
conditions de logement dans les quartiers informels, cette fois produites par des organisations
communautaires, réseaux et fédérations de personnes vivant dans les « slums » et sans abri avec
le soutien d’ONG locales. Ces nouvelles sources de données ont également été mises en œuvre
pour stimuler et guider les initiatives locales, à la fois par les membres des fédérations et par les
administrations locales.
Celles-ci comportent plus de 200 villes où des profils ont été établis pour l’ensemble des quar-
tiers informels avec des informations spécifiques sur le contexte de chacun d’entre eux (et
chaque quartier étant nommé individuellement). On peut se référer par exemple à Livengood
et Kunte (2012) pour la documentation sur plus de trois cents quartiers informels à Cuttack,
Pamoja Trust et Slum Dwellers International (2008) pour la production de données sur plus de
soixante quartiers informels à Nairobi (Kenya), et Dialogue on Shelter et Zimbabwe Homeless
People’s Federation (2014) pour la description de plus de soixante quartiers informels à Harare.
D’autres exemples sont décrits dans Makau et al. (2012) concernant cinq villes en Ouganda,
tandis que Muller et Mbanga (2012) ont documenté des villes en Namibie. Il faut aussi mention-
ner ici l’utilisation d’enquêtes informelles de quartiers à l’échelle de la ville dans de nombreuses
villes où les initiatives communautaires sont appuyées par l’Asian Coalition for Community
Action (ACHR, 2015 ; voir aussi Environment and Urbanization, 24:2, 2012). Certaines études à
l’échelle de la ville ont été menées pour évaluer le niveau de couverture de l’assainissement
(voir Banana et al., 2015).

Dans certaines villes ou quartiers spécifiques, des recensements bien plus détaillés ont été
entrepris, avec des données collectées auprès de chaque ménage – voyez par exemple Karanja
(2010) pour le cas de Kisumu, Chitekwe-Biti et al. (2012) pour Epworth, et Baptist et Bolnick
(2012) pour Joe Slovo au Cap. Les profils et les cartographies de tous les quartiers informels
constituent à l’échelle de la ville une base de discussion entre les fédérations et les gouverne-
ments locaux sur les actions à entreprendre tandis que les recensements détaillés de quartiers,
plus chronophages, identifiant l’ensemble des bâtiments et des ménages, ont été menés afin de
soutenir des initiatives spécifiques de réhabilitation (Patel et al., 2012 ; Chitekwe-Biti et al., 2012).
Les similarités entre la documentation produite et les méthodologies utilisées ne sont pas une
coïncidence étant donné que presque tous ces profils, cartographies et recensements ont été
entrepris par des fédérations et ONG de soutien qui sont membres de Slum/Shack Dwellers
International[5]. L’idée de documenter soigneusement les quartiers informels par une approche
communautaire n’est pas nouvelle – elle a été utilisée pour la première fois dans les années

[5] Contacter Slum/Shack Dwellers International pour des détails sur les recensements et les cartographies et
autres pratiques clés des fédérations.

74
Trouver une place en ville : un réexamen des sous-marchés du logement pour les personnes à faible revenu

1970 (voir Arputham, 2008, 2012). Mais elle est devenue l’un des instruments principaux utilisés
par beaucoup de réseaux ou de fédérations et a été appuyée par de nombreux échanges, avec
des membres des fédérations d’une ville ou pays visitant d’autres fédérations afin d’apprendre
comment réaliser des profils, des cartographies et des comptages ou pour partager leurs expé-
riences en la matière.
Bien sûr, ces initiatives ont toutes été menées pour stimuler et soutenir des actions et des inves-
tissements à l’échelle locale et la réhabilitation des quartiers informels qu’ils ont documentés, et
non pas pour contribuer à des statistiques nationales ou mondiales sur les « slums ». Mais quand
on les appréhende dans leur globalité, elles fournissent un grand nombre de nouveaux champs
de données au sujet des conditions de vie dans les différents quartiers informels (ou autres
types de logement utilisés par les populations à revenu faible) à travers de nombreuses villes.
Elles posent également un défi aux méthodes conventionnelles qu’utilisent gouvernements et
agences internationales pour produire des données sur les « slums ».

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81
Les favelas de Rio de Janeiro :
en marge de la ville, en marge de l’histoire ?
Rafael SOARES GONÇALVES

Introduction
Les favelas de Rio de Janeiro au Brésil et, d’une façon plus large, les quartiers considérés comme
informels sont relativement absents dans les travaux d’historiens. Il y a déjà des décennies que
se reproduit, comme le rappelle Brodwyn Fischer, une espèce de « présentisme », c’est-à-dire
une lecture anhistorique, qui se limite à une analyse ponctuelle, des favelas de Rio de Janeiro
(Fischer, 2014b : 50). À certains égards, les quartiers informels du Brésil et du reste du monde
sont régulièrement présentés comme un problème nouveau, mais ayant perpétuellement la
même apparence. L’appréhension de ces espaces comme un problème à résoudre finit par
déformer la compréhension de cette réalité et influence les politiques publiques à leur égard.
Les espaces informels ont historiquement été perçus comme des espaces provisoires dans la
ville et seraient ainsi condamnés à disparaître.
Le supposé caractère provisoire et urgent de ces espaces suscite des interrogations dans la
réflexion historique sur ceux-ci. Comme l’analyse Roy (2011 : 224), il faut laisser de côté les
discours apocalyptiques et dystopiques sur ces espaces et comprendre que ce sont des sites de
logement, de coexistence et de pratiques politiques. Ces espaces sont encore invisibles et négli-
gés par la théorie urbaine. Comment, en effet, faire l’histoire de quelque chose qui ne devrait
pas exister et qui est condamné à disparaître ? Comment penser au passé un objet considéré
comme dénué d’avenir ?
Le droit à la ville ne passe-t-il pas avant tout par le droit à la mémoire ? Transformer ces espaces
en objets d’histoire suscite un débat élargi sur la façon dont la société conserve les sources
d’où se construiront les récits sur leur passé, ce qui permettra sûrement de mieux comprendre
les défis actuels et futurs de ces espaces et le rôle qu’ils jouent au sein de la ville. De la sorte, le
présent article questionnera tout d’abord le défi de faire l’histoire de ces espaces. Puis, il analy-
sera les représentations négatives associées aux favelas, et leurs répercussions sur la formation
et la consolidation de ces espaces. Il cherchera enfin à interroger les modalités d’intrication
entre informalité urbaine et planification urbaine.

83
Repenser les quartiers précaires

Les favelas en marge de l’histoire ?


Faire l’histoire des lieux, retrouver la mémoire des résidents et comprendre leur quotidien est
essentiel à la formulation de nouvelles politiques publiques pour ces quartiers. La formation
des villes d’Amérique latine et, en particulier, du Brésil s’est appuyée sur une extraordinaire
articulation entre leurs espaces formels et informels (Fischer, 2014a : 7). Toutefois, la réflexion
historique sur les expériences quotidiennes des habitants des favelas n’est encore qu’embryon-
naire. Quelles étaient les stratégies de négociation, les formes de construction collective, la lutte
pour l’accès aux services publics, les modèles d’autoconstruction, les différentes structures
associatives depuis leur création, pour certaines depuis plus d’un siècle ? Y avait-il interpénétra-
tion de diverses formes juridiques dans les pratiques locales de réglementation ? L’importance
d’une réflexion historique sur l’expérience quotidienne des habitants et sur le rapport au droit
peut être expliquée par le fait, comme l’illustre José de Souza Martins (2011 : 89), que le quoti-
dien n’a aucun sens s’il est séparé du processus historique qui le reproduit.
Certes, construire l’histoire des quartiers informels est une tâche qui exige un effort de la part du
chercheur pour l’identification de sources. Comme nous l’avons analysé dans des travaux anté-
rieurs (Gonçalves et al., 2015), le classement et l’archivage de documents sont des actes politiques.
Les fonds d’archives disponibles sur les luttes et la vie quotidienne des habitants des quartiers
informels sont extrêmement sommaires, car archiver des documents sur ces quartiers reviendrait,
en quelque sorte, à reconnaître leur place dans l’histoire et dans la ville elle-même. Il est extrê-
mement intéressant de souligner que l’une des expressions les plus créatives de la mobilisation
politique pour la culture dans les favelas est actuellement la création de musées dans les favelas. La
mémoire est un espace de lutte (Pollack, 1989) et passe par la consolidation de lieux de mémoire
(Nora, 1984). Nous pouvons citer, par exemple, les musées des favelas de Maré, de Rocinha, de
Cantagalo, de Horto…, sans compter les innombrables projets d’histoire orale en partenariat avec
les universités comme, par exemple, le projet « Condutores de memória » réalisé dans les favelas du
quartier de Tijuca, ou le projet mené par la FIOCRUZ (Fondation Oswaldo Cruz, organisme de
recherche du ministère de la Santé brésilien) dans le complexe des favelas de Manguinhos.
Ceux qui effectuent des recherches dans ces quartiers savent que leurs habitants ont l’habitude
de garder des documents, principalement pour des raisons politiques. Une promesse d’achat
et de vente datant des années 1980, un courrier reçu de la municipalité dans les années 1960
ou une photo des années 1950 sont des façons de prouver, par exemple, une stabilité résiden-
tielle sur une période de temps. Il s’agit là d’une pratique souvent utilisée comme contrepoint
à une situation de résidence non réglementaire. Ces pratiques peuvent se révéler utiles lors
de négociations avec les pouvoirs publics, quand une menace de déplacement et de reloge-
ment se profile. La question de l’accès aux sources documentaires impose souvent un effort
de créativité de la part du chercheur, et l’incite à trouver de nouvelles méthodes de recherche.
De nombreux ouvrages étudiant ces quartiers reposent sur un effort de reconstitution de la
mémoire des lieux à partir d’un riche dialogue entre les sources documentaires provenant d’ar-
chives publiques et de particuliers, les enquêtes ethnographiques et l’histoire orale (Gonçalves
et al., 2015).

84
Les favelas de Rio de Janeiro : en marge de la ville, en marge de l’histoire ?

Ces recherches témoignent d’un effort récent pour dépasser l’élitisme de l’historiographie.
Faire l’histoire de ces espaces n’est pas seulement procéder à la déconstruction des représen-
tations négatives qui lui sont associées, mais c’est effectivement un élément central dans la
construction des droits. L’informalité urbaine, selon Roy (2011 : 233), est un mode de produc-
tion de la ville et ne se résume absolument pas à la dichotomie entre le légal et l’illégal. Si les
quartiers informels se consolident comme tels, c’est du fait de l’existence d’un processus histo-
rique de criminalisation de ces zones et de leurs habitants. Pourtant, d’autres réalités urbaines
associées à l’élite et qui pourraient également être caractérisées comme informelles, sont valo-
risées, autorisées et même régularisées. Dans le cas de la ville de Rio de Janeiro, il est commun
de voir des lotissements fermés, des grandes surfaces ou des constructions de luxe occupant
des zones de protection de l’environnement, et qui ont été régularisées en dépit des irrégulari-
tés foncières, urbanistiques ou environnementales existantes. Le cas de la construction récente
du nouveau terrain public de golf pour les prochains Jeux olympiques (2016) est assez signifi-
catif. Placé au bord de la lagune de Marapendi, ce nouveau terrain a été construit sur une unité
municipale de protection naturelle. Malgré toutes les irrégularités et critiques, la municipalité a
tout fait pour régulariser ce nouveau terrain de golf situé dans une zone extrêmement valori-
sée de la ville.
L’espace bâti, comme l’affirment Mello et Vogel (1984 : 49ss), est un élément constitutif de
la culture et confère un caractère particulier aux modes de vie des habitants. Il est par consé-
quent impératif d’appréhender l’espace bâti des favelas de Rio de Janeiro comme un véritable
système de mémoire, qui est à la fois une sorte d’archive renseignant sur les modes de vie et
un agent producteur de nouveaux modes de vie. Pour le chercheur, ce dialogue permet de
démêler les fils du récit d’un passé marqué par des expériences et des mobilisations politiques.
Décrire le quotidien des luttes de ces résidents constitue un acte politique de résistance pour
défendre le droit à la mémoire et au passé.

Espaces informels, précaires et marginaux ?


Il est courant de qualifier les favelas d’espaces d’urbanisation spontanée, de zones construites
sur les franges de la légalité ou encore d’épicentres de la marginalité. Les favelas et leurs habi-
tants ont toujours été associés à une sorte de risque : depuis le risque de dégénérescence de
la race, étant donné la prédominance de la population noire dans ces zones, en passant par le
risque d’épidémie, les risques sociaux, environnementaux et/ou esthétiques. Le plan d’urba-
nisme de la ville de Rio de Janeiro, établi en 1930 et coordonné par l’architecte français Alfred
Agache, définissait les favelas comme une lèpre urbaine, « qui souille le voisinage des plages de quar-
tier et des quartiers gracieusement dotés par la nature, depuis les collines dépouillées de leurs garnitures
vertes jusqu’aux bords de la forêt et sur les flancs des collines » (Agache, 1930 : 190). L’architecte préco-
nisait la prohibition de constructions stables et définitives dans les favelas, car la seule solution
pour la question des favelas était leur destruction totale (Agache, 1930). Ce même discours
s’est reproduit systématiquement au fil des années et, à certains égards, est encore partiel-
lement présent de nos jours. Carlos Nelson Ferreira dos Santos (1982 : 12) dit, d’ailleurs, que

85
Repenser les quartiers précaires

les habitants des bidonvilles ont été historiquement accusés de nombreuses fautes, réelles ou
imaginaires, ce qui aboutit à leur faire porter une « culpabilité attribuée ».
Malgré l’absence de plans d’urbanisme dans la formation des favelas, ces espaces n’échappent
cependant pas au contrôle des autorités publiques. La tolérance de la part du gouvernement
est fréquemment due à des calculs politiques complexes qui peuvent varier selon le contexte
historique. On constate que l’informalité intègre pleinement les pratiques de planification
urbaine de l’État. Le caractère structurel de l’informalité est en soi, selon Roy (2009 : 82),
une stratégie de planification. C’est la raison pour laquelle, comme le soulignent Anthony et
Elizabeth Leeds (1978 : 87), les favelas de Rio de Janeiro ne peuvent être considérées comme
des « enclaves dans la ville ». Il nous faut comprendre les favelas bien au-delà de la précarité appa-
rente de leurs habitations. Le logement, selon la pensée de Turner (1977 : 79), doit être pensé
comme un processus et non pas simplement comme une unité d’habitation. Carlos Nelson
Ferreira dos Santos (1982 : 10) développe la même idée quand il souligne que la question du
logement et, en particulier, la question du logement pour les pauvres est le reflet d’un proces-
sus historique plus général.
Pourtant, ces espaces, comme nous l’avons souligné dans des travaux antérieurs sur les fave-
las de Rio de Janeiro (Gonçalves, 2010), ont été systématiquement associés à une situation
de précarité, à leur caractère provisoire, et leurs résidents souvent considérés comme des
citoyens marginaux. On peut citer, par exemple, le rapport de l’Instituto de Pesquisas e Estudos de
Mercado – Institut de recherches et d’études de marché (IPEME), qui fait une série de constats
sur les populations noires et les migrants du Nordeste, qui représentent une majeure partie
de la population des bidonvilles. Intitulé « La vie mentale des habitants des favelas du District
fédéral », le rapport a cherché à enquêter sur les causes des comportements des habitants des
favelas, et a soutenu la thèse que le subconscient de ces habitants est chargé, « non seulement
des tendances découlant de leur substrat ethnique, mais également de celles qui sont nées au
fil des siècles ou des millénaires d’une vie ancestrale (…) ce n’est pas par hasard, mais du fait
d’une raison raciale, que les habitants du Nord-Est sont plus bellicistes que les autres. Ce n’est
pas par causalité, mais en raison de la pression centrale subconsciente de l’animisme central que
les noirs produisent deux fois plus d’adeptes de macumba (culte afro-brésilien) que les blancs
ou les “mulâtres”. Enfin, ce n’est pas en raison de contingences sociales qu’un pourcentage
appréciable d’habitants des favelas, d’anciens paysans ou fils de paysans, ont réussi, malgré leur
pauvreté, à devenir des petits propriétaires » (IPEME, 1958 : 31 cité par Almeida, 2016 : 215).
Certains auteurs, tel Lewis (1967), expliquent que les valeurs rurales des migrants étaient incom-
patibles avec la vie urbaine en Amérique latine. Ces idées ont logiquement fait rapidement
l’objet de critiques. Selon Turner, les observateurs les plus avertis ont rapidement constaté
« qu’une grande partie des habitants des favelas – et dans certaines régions la grande majorité, n’étaient
pas des paysans ignorants et de nouveaux arrivants, mais des familles ouvrières capables et actives, quoique
pauvres » (Turner, 1972 : 272). Dans le cas précis de la ville de Rio de Janeiro, bien que les habi-
tants des bidonvilles soient systématiquement représentés comme des marginaux, Maria Lais
Pereira da Silva a montré à partir du recensement de 1950 que 23 % des habitants des favelas

86
Les favelas de Rio de Janeiro : en marge de la ville, en marge de l’histoire ?

étaient des travailleurs des industries de transformation, alors que dans l’ensemble de la ville,
cette proportion n’était que de 13 % (Silva, 2005 : 110). Une grande partie de la classe ouvrière
vit donc dans les quartiers de banlieue de Rio de Janeiro, mais également dans les favelas, dissé-
minées dans toute la ville.
Lewis parle également d’une « culture de la pauvreté »[1], qui engendrerait des mécanismes d’au-
toperpétuation de la marginalité (cité par Perlman, 1976 : 151). Valentine (1972 : 64) affirme
néanmoins que les cas de familles portoricaines décrits par Lewis ne représentent pas la réalité
locale, mais plutôt des cas extrêmes et isolés. Les travaux de Mangin, contemporain de Lewis,
ont mis en évidence le niveau éminent d’organisation de base des populations des quartiers
informels d’Amérique latine et leurs fortes capacités d’adaptation (cité par Valentine, 1972 :
66). Bref, un agenda thématique et politique a vu le jour autour de ces questions, depuis les
études sociologiques sur la population « marginale », terme très controversé, jusqu’aux études
économiques sur la question des services informels comme caractéristiques de la « ville latino-­
américaine » (Gorelik, 2005 : 120). Bien que durement critiquées, ces réflexions ont fortement
influencé les connaissances, les attitudes et les plans d’action des pouvoirs publics (Valentine,
1972 : 74). Dans ce contexte, nous pouvons citer, par exemple, le discours de l’ancienne secré-
taire des services sociaux de Rio de Janeiro, Sandra Cavalcanti, qui, en défendant le projet
d’éradication des favelas affirmait : « Il ne s’agit plus d’urbaniser les favelas, mais plutôt les habitants
des favelas[2]. »
Dans le contexte latino-américain, les théories de la marginalité ont eu un impact majeur sur
la réflexion au sujet des « quartiers informels », en considérant ces lieux comme des espaces
pathologiques. Ces théories ont souvent désigné les favelas comme des espaces physiquement
délimités, dans lesquels toute la population est marginale, et hors desquels le reste des cita-
dins sont plus ou moins intégrés socialement (Perlman, 1976 : 126). Cette relecture soutient
l’existence d’un processus civilisateur commun à toute l’humanité, qui partirait d’une situation
traditionnelle pour aboutir à la modernité, ce processus pouvant particulièrement être observé
dans le parcours du migrant rural vers la ville. L’étape civilisatrice finale ne pourrait être achevée
que par l’insertion dans la ville formelle. La prétendue marginalité qui règne dans les favelas, non
formelles donc « non urbaines », est ainsi présentée comme la conséquence de la rupture entre
les structures sociales rurales du migrant et sa nouvelle vie en marge de la ville, ce qui provoque
une stagnation de ces groupes sociaux (Fischer, 2014b : 42). Les « quartiers informels » consti-
tueraient la manifestation spatiale de cette rupture et devraient disparaître pour permettre la
pleine intégration des migrants au mode de vie urbain. Castells (1971 : 14) poursuit ce même
raisonnement lorsqu’il soutient que le développement des villes a provoqué une forte ségréga-
tion urbaine et, en conséquence, l’apparition de vastes zones considérées comme marginales,
dans un processus « d’urbanisation sauvage ».

[1] La théorie de la « culture de la pauvreté » insiste sur les dimensions politique et culturelle de la marginalité, à
partir d’une analyse culturaliste. La marginalité serait le résultat du déficit de mécanismes d’intégration sociale,
qui maintiendrait certains groupes en marge de la communauté nationale.
[2] Entretien accordé à Freire et Oliveira (2002 : 88).

87
Repenser les quartiers précaires

Les théories de la marginalité ont servi de justification pour de nombreux programmes d’aide
sociale en Amérique latine lesquels, en réalité, ne faisaient que perpétuer le statu quo au nom
de « l’aide à la pauvreté » (Perlman, 1976 : 149). De même, elles ont eu tendance à créer une
abstraction sur la réalité, en perdant leur caractère sociologique de description de la réalité
(Tironi, 1993 : 326). Des critiques contre ces positions ont, comme nous l’avons déjà évoqué,
vu rapidement le jour, à l’instar de celles de l’architecte anglais Turner, qui affirme, au sujet
des bidonvilles latino-américains, que « sans adopter une réserve prudente, il est impossible de généra-
liser » (Turner, 1972 : 269). Dans le cas du Brésil, le travail de Perlman (1976) susmentionné est
aujourd’hui reconnu comme une critique majeure des théories de la marginalité. Selon l’auteur,
l’habitant des favelas ne peut pas être tenu pour marginal, que l’on s’appuie sur le critère de la
cohésion interne à la communauté locale ou sur celui de son usage de la ville extérieure : il est
ainsi pleinement intégré dans la société. Plusieurs autres auteurs ont également formulé depuis
les années 1960 une critique virulente de l’utilisation de la notion de marginalité à Rio de Janeiro
à partir des travaux empiriques, comme ceux de Luiz Antônio Machado da Silva, José Arthur
Rios, Carlos Nelson Ferreira dos Santos, Lícia Valladares, Anthony Leeds ou alors Stephen Conn.

L’informalité comme forme de planification urbaine


Les formes d’occupation des quartiers informels ne se limitent pas aux occupations de terrains
pour faire de l’autoconstruction. Comme nous l’avons précédemment analysé (Gonçalves,
2010), de nombreuses favelas à Rio de Janeiro se sont constituées à partir de lotissements
irréguliers ou ont été le résultat de négociations pour le sol ou le logement, sans oublier les
pratiques récurrentes de construction de maisons pour le marché rentier informel. Ces zones
sont tolérées, mais elles n’échappent pas au contrôle de l’État. Ainsi, un cadre théorique et
normatif de rejet de cette forme d’urbanisation se construit à travers l’élaboration des instru-
ments de sa précarisation juridique.
Le renforcement de l’urbanisme est une expression, parmi d’autres, des formes d’intervention
de l’État dans la société. Si l’urbanisme, par le biais de ses théories et normes, définit quel sera le
modèle de la ville et de la société, il finit, en contrepartie, par définir également ce qui n’est pas
conforme à ce projet. Ainsi la notion et le concept de quartiers informels, avec les diverses dési-
gnations locales, se construisent nécessairement en dialogue avec une réflexion sur les théories
urbaines et les constructions normatives de la ville. La grande nouveauté ici est la naissance de
l’urbanisme et ses efforts de planification, de normalisation et, surtout, de classification de l’es-
pace urbain. L’apparition de quartiers informels, telles les favelas de Rio de Janeiro, ne s’explique
pas comme l’apparition de nouveaux modes de production urbaine, mais plutôt comme le
résultat des efforts pour reléguer dans l’irrégularité les modes de production existants[3].

[3] En septembre 2014, lors du 12e Colloque international d’histoire urbaine, a été organisée, avec Charlotte Vorms
et Francesco Bartolini, une séance de travail sur l’administration de la ville informelle aux xixe et xxe siècles. À partir
des travaux présentés sur différentes villes du monde, il a été observé, par exemple, que les formes d’occupation
des faubourgs des villes européennes n’étaient pas si différentes des quartiers informels en Amérique latine. Il

88
Les favelas de Rio de Janeiro : en marge de la ville, en marge de l’histoire ?

Les formes de mobilisation politique des habitants de ces quartiers, de leur côté, cherchent
surtout à permettre à ceux-ci de garder leurs logements et ne semblent pas, tout au moins dans
le cas des favelas de Rio de Janeiro, nécessairement tournées vers la formalisation de leurs quar-
tiers. Si, pour les habitants, l’accès au logement informel peut entraver l’accès aux droits dont
jouissent les autres citoyens, les favelas garantissent paradoxalement et précairement l’accès
à la ville, ce qui serait extrêmement difficile via le marché immobilier, ou via la construction de
logements commandée par l’État. L’informalité est, en quelque sorte, un arrangement politique
complexe et prend indirectement la forme d’une planification urbaine.
Les favelas de Rio de Janeiro ont assuré l’accès privilégié à la ville à une partie importante de
la classe ouvrière. La réticence et la résistance des habitants des favelas aux politiques de loge-
ment prennent leurs origines dans les pratiques quotidiennes desdits habitants par rapport au
logement. Pour eux, rester dans le quartier a toujours été la première exigence. Les politiques
de logement public ont souvent un caractère coercitif, exercent un contrôle strict sur leurs
bénéficiaires et, dans de nombreux cas, renforcent la ségrégation spatiale. Il est important de
souligner ici que la mobilisation politique pour le droit à la ville dans les favelas de Rio de Janeiro
passe nécessairement par l’effort de consolider la favela elle-même dans le tissu urbain, ce qui
implique la revendication de l’installation d’équipements publics, de réseaux de services publics,
ainsi que la reconnaissance symbolique de ces espaces au sein de la polis.
Il est commun de décrire ces espaces comme la manifestation d’une urbanisation spontanée,
construite sur les franges de la légalité et comme les épicentres de la marginalité. Malgré l’ab-
sence de plans d’urbanisme présidant à la formation de ces zones, ces espaces n’échappent
pas au contrôle des autorités publiques. Le degré de tolérance et l’absence de contrôle par les
pouvoirs publics sont souvent expliqués par des calculs politiques complexes et peuvent varier
selon le contexte historique. Ces quartiers informels présentent des caractéristiques en termes
de tissu urbain et social qui reflètent leur processus de formation. Cependant, leurs particu-
larités ne peuvent nous mener à les séparer du reste de la ville. Les favelas de Rio de Janeiro
sont profondément articulées à la ville aussi bien en ce qui concerne leurs dimensions socio-­
économiques, que politiques. Roy et Al Sayyad (2004) utilisent l’expression « informalité urbaine »
pour indiquer une logique d’organisation, un système de normes et de régulation des processus
de transformation urbaine. Dans un travail ultérieur, Roy (2005) affirme que l’informalité ne
correspond pas à un secteur distinct, mais à une série de transactions qui relient différentes
économies et espaces les uns aux autres. Il ne faut donc pas comprendre l’informalité comme
quelque chose d’extérieur au processus d’urbanisation.
Ainsi, leur précarité juridique n’est pas un aspect marginal, mais plutôt la clé analytique qui permet
de comprendre leur fonctionnement. L’irrégularité de ces zones est précisément ­l’espace d’en-
chevêtrement des intérêts privés et collectifs. Il faut s’interroger à ce propos sur la façon dont

est possible d’observer dans plusieurs villes européennes l’autoconstruction de logements, des statuts fonciers
précaires de nouveaux quartiers, ainsi que différentes formes de négociation politique pour la consolidation
de ces quartiers. Sur ce processus dans les villes européennes, voir, par exemple, le travail de Vorms sur Madrid
(2012) ou celui de Fourcaut sur Paris (2000).

89
Repenser les quartiers précaires

les modes de planification peuvent produire justement ce qui est considéré comme non planifié.
À Rio de Janeiro, les pouvoirs publics ont exercé une politique ambiguë de tolérance précaire
en ce qui concerne les favelas (Gonçalves, 2010). Un exemple de cette tolérance fut l’installation
des services collectifs de base, tels que l’eau et l’électricité. Bien que les pouvoirs publics ne
raccordent pas les favelas aux réseaux publics, ils ont toléré et accepté des formes alternatives
d’accès à ces services. La tolérance ne pouvait pas entraîner la reconnaissance de fait de ces
espaces. En effet, à Rio de Janeiro comme dans d’autres contextes urbains dans le monde, les
formes d’exception et de tolérance peuvent être stratégiquement utilisées par les planificateurs
pour réduire le déficit de logements et pour assurer indirectement le droit à la ville.

Conclusion
En dépit des critiques accablantes quant à la notion de la marginalité, les représentations néga-
tives des favelas à Rio de Janeiro semblent démontrer que, tel un phénix, les éléments des
théories de marginalité ressurgissent sous d’autres habits comme des matrices pour expliquer
le phénomène des favelas. Comme exemple, on peut citer l’éditorial du journal O Globo du
2 mai 2015, qui affirme que les favelas sont la grande catastrophe de la ville et que les « initiatives
civilisatrices de la Mairie actuelle s’écrouleront, si la ville fait preuve d’indulgence devant la recrudescence
accélérée des favelas ». L’idée que les favelas et leurs habitants sont en marge de la civilisation
continue donc à se manifester. Le même journal, dans son éditorial du 10 mai 2015, affirme
que le bidonville « est une blessure qui nuit à la ville sous tous les angles que l’on pourrait choisir ». Enfin,
il avance que ces communautés, en marge de la ville légale, constituent une terre propice à
l’établissement de « sanctuaires de la criminalité ».
Deux auteurs plus récents ont donné une visibilité spéciale à la question des quartiers informels,
en reproduisant en fait des vues simplistes sur le sujet. Premièrement, l’économiste péruvien de
Soto (2001) affirme que l’informalité s’insère dans un effort entrepreneurial de la population
en raison de l’incapacité de l’État à satisfaire les besoins de la population et à réguler la société.
Il préconise alors un choc économique, en procédant à la formalisation en masse des activités
informelles. Présentée comme une solution progressiste au problème de l’informalité, la proposi-
tion de l’auteur, en fait, se fonde sur des principes libéraux pour traiter la question de l’informalité,
en s’appuyant sur les prétendus attributs civilisateurs de la propriété privée. Selon de Soto (2001 :
227), la propriété peut aider à résoudre la question la plus sensible et la plus persistante en milieu
urbain qui est l’accroissement des populations pauvres, et ce au moyen de « la loi et de l’ordre
public ». Pour l’auteur, le droit à la propriété engendrerait le respect envers la légalité.
Castro, dans son ouvrage en faveur du projet de régularisation de la favela de Cantagalo, dans
la zone sud de Rio de Janeiro, s’appuie sur les idées de Soto (Castro, 2011) et affirme que les
favelas sont des « villes d’arrivée » de l’exode rural (2011 : 30). Il reprend donc la même repré-
sentation des favelas comme des espaces provisoires pour les migrants. Il affirme que l’accès
à la propriété est la seule façon de sortir l’habitant des favelas de la condition de « pré-citoyen »
(2011 : 66). Pour l’auteur, les droits de propriété feraient cesser « l’infantilisation du ‘favelado’ en lui

90
Les favelas de Rio de Janeiro : en marge de la ville, en marge de l’histoire ?

faisant comprendre que les droits au titre sont accompagnés de devoirs de citoyenneté et que ceux-ci seront
également exigés par la société » (Castro, 2011 : 66).
Deuxièment, l’écrivain nord-américain Mike Davis (2006) a renforcé la vision apocalyptique de
la crise des mégapoles et de l’urgence à résoudre leur problème majeur : l’extension des favelas.
Pour tenter de donner de la visibilité à la question des favelas dans le monde, l’auteur a simplifié
et généralisé le phénomène, en reproduisant et en renforçant la stigmatisation de ces espaces
et de ses habitants. Pour Davis (2006 : 153), les grandes favelas d’aujourd’hui sont des incuba-
teurs naturels des maladies nouvelles et résurgentes, qui peuvent désormais « parcourir le monde
à la vitesse d’un avion à réaction ». Il ajoute que, sur le plan politique, le secteur informel, dénué de
respect pour les droits des travailleurs, est « un royaume semi-féodal de pots-de-vin, de loyautés tribales
et d’exclusions ethniques » (Davis, 2006 : 185). Le secteur informel serait, pour Davis, un musée
vivant de l’exploitation humaine, et les nouveaux arrivants dans les villes seraient « soumis à des
conditions de vie qui ne peuvent être décrites que comme ‘de la marginalité dans la marginalité’ » (Davis,
2006 : 200). Selon Roy (2009 : 82), Davis a renforcé le sens commun qui associe l’informalité
à la pauvreté, et qui conçoit ces espaces comme le prototype mondial de l’établissement des
ruraux-urbains pauvres, marginalisés par la désindustrialisation et par les politiques d’ajuste-
ment structurel.
Le « présentisme » dans le traitement de la ville informelle auquel nous avons fait allusion au début
de cet article, continue d’être toujours pertinent aujourd'hui. Cette façon d’aborder la réalité
généralise certaines affirmations et décontextualise le quotidien de la lutte et de la résistance
de ses habitants. Si une telle approche peut se traduire par des politiques publiques visant à la
résorption des favelas, elle peut également et paradoxalement être présente dans les politiques
de réhabilitation et de régularisation foncière de ces zones. Le danger qui se pose est que ces
interventions continuent à considérer ces zones comme une étape d’un développement urbain
linéaire. Cette tendance est manifeste, par exemple, dans le projet de réhabilitation des favelas
de Rio de Janeiro des années 1990, qui a pris le nom de favela-quartier (Favela-Bairro). Il serait
nécessaire de surmonter les caractéristiques propres aux favelas pour que ces zones puissent
atteindre le statut de quartier. Une réflexion historique sur le surgissement et le développement
de ces zones s’avère donc de plus en plus importante pour construire des politiques innovantes,
susceptibles de comprendre la fonction sociale exercée par l’informalité. Dans ce contexte, faire
l’Histoire des favelas c’est reconnaître qu’elles font partie de la ville et également de son histoire.

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Repenser les quartiers précaires

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93
L’informalité considérée comme une exception :
l’exemple de Beyrouth[1]
Mona FAWAZ

Hay el-Sellom est actuellement l’un des plus grands quartiers informels de Beyrouth, avec plus de
100 000 résidents, dont Umm Hassan. Celle-ci évoque son arrivée ici avec son mari, à la fin des
années 1960. Fuyant les bombardements israéliens sur leur village, dans le sud du pays, ils étaient en
quête d’une vie meilleure et d’un avenir plus sûr pour leurs enfants. À l’époque, ils acquièrent un bout
de terrain (de 100 m2) auprès d’un promoteur (informel), d’une superficie 20 fois inférieure à la taille
minimale des parcelles (2 000 m2) fixée par le plan de zonage du quartier.

Au début, Umm Hassan et son mari obtiennent auprès de la municipalité un « permis de construire
de 50 m2 » et bâtissent un deux-pièces. Considéré comme un « arrangement administratif » consenti
par les autorités locales, ce permis contrevient néanmoins au code de la construction et aux réglemen-
tations d’urbanisme en vigueur. Il témoigne, si ce n’est de leur acceptation, d’une tolérance vis-à-vis
de ces pratiques. Pendant les années de guerre civile, Umm Hassan et son mari vont peu à peu agran-
dir leur maison pour accueillir leurs cinq enfants, en versant des pots-de-vin à la police locale et en
faisant allégeance aux milices contrôlant la zone. Leur deux-pièces initial se transforme en immeuble
d’appartements. Aujourd’hui, ils règnent sur un bâtiment de six étages : ils en louent trois et occupent
les trois autres avec leurs enfants et leurs familles.

Comme tous ses voisins, le couple sait que son immeuble est « illégal » (puisqu’il est beaucoup plus
grand que ne le prévoient les codes d’aménagement du territoire, de zonage et de construction). Tous
reconnaissent être des résidents « hors la loi ». Ils bénéficient de services auxquels ils n’ont pas droit,
puisque leurs constructions sont « illégales », profitant d’une exemption de toutes leurs obligations
légales, accordée au départ pour un an et reconduite chaque année automatiquement depuis 30 ans.
Dans un certain sens, ils se soustraient encore aujourd’hui à l’obligation de « légalité ».

[1] Ce texte a été publié pour la première fois dans Urban Studies.

95
Repenser les quartiers précaires

Le quartier de Hay el-Sellom, à Beyrouth


Crédit photo : auteur

1. Introduction
Ce court récit liminaire ressemble aux innombrables témoignages recueillis depuis les années
1960 dans de nombreux pays du Sud global. Les chercheurs travaillant sur les processus de
production de logements dans des quartiers comme Hay el-Sellom sont en effet accoutumés
à ce type d’histoires (Perlman, 1976 ; Santos, 1977 ; Razzaz, 1993 ; Fawaz, 2009b), qui parlent
de résilience humaine et des capacités et savoirs des citadins aux revenus modestes — un
groupe de population sur lequel Turner a pour la première fois braqué les projecteurs, à la fin
des années 1960, en s’intéressant aux logements « autoconstruits » et « autonomes » (Mangin
et Turner, 1968 ; Turner et Fitcher, 1972) et qui continuent de traverser les travaux de cher-
cheurs contemporains soulignant la capacité des citadins à fabriquer la ville (Berry-Chikhaoui
et Deboulet, 2003).
Depuis la fin des années 1950, Beyrouth accueille des flux de migrants venus des zones rurales
du pays, chassés par des sécheresses récurrentes, par la pauvreté et par le désintérêt pour le
monde rural, grand oublié des retombées du développement national (IRFED, 1961), sans parler
de la dégradation des conditions de sécurité le long des frontières avec Israël. Dans les décennies

96
L’informalité considérée comme une exception : l’exemple de Beyrouth

qui ont précédé la guerre civile de 1975-90, les habitats informels ont envahi les zones périphé-
riques de la ville : privilégiant la proximité des camps de réfugiés, des usines et des grands pôles
infrastructurels, les migrants se sont d’abord installés là dans des conditions misérables avant,
progressivement, de bâtir des quartiers qui finiront par constituer, dans les années 1970, cette
zone souvent dénommée « ceinture de pauvreté » autour de Beyrouth (Fawaz et Peillen, 2002 ;
Bourgey et Pharès, 1973).
Lorsque la législation sur la construction introduit, en 1961, l’obligation pour tous d’obtenir
un permis de construire puis, en 1964, quand les plans de zonage considèrent la plupart des
quartiers de la périphérie de Beyrouth comme des « zones suburbaines de faible densité », l’ac-
quisition légale d’un logement devient quasiment impossible pour la plupart des migrants aux
revenus modestes. Pour être approuvé, un permis doit respecter le code de la construction et
les normes de zonage. Ces dernières dictent les contraintes techniques (superficie minimale
de la parcelle, hauteur maximale des bâtiments, longueur minimale des façades) qui, dans le
cas des périphéries urbaines de Beyrouth, limitent considérablement les activités de construc-
tion[2]. Toute infraction à ces codes est passible de lourdes sanctions, le code de la construction
stipulant sans ambiguïté que les bâtiments construits sans permis ou ceux qui ne respectent pas
le projet initial ayant donné lieu au permis seront démolis aux frais de leur propriétaire. Telle
était la situation complexe qui attendait les migrants ruraux (et Umm Hassan, dans notre récit
liminaire) à leur installation dans la périphérie de Beyrouth. Pour elle comme pour bien d’autres,
obtenir le permis de 50 m² a été un réel soulagement. Conçu à l’origine pour les zones rurales
afin de permettre aux agriculteurs de bâtir sans trop de formalité de petits abris, ce permis
« agricole » a été étendu aux périphéries urbaines pour faciliter la production paralégale de
logements pour les migrants peu fortunés venus de la campagne. Les recherches révèlent que
ces permis de 50 m² ont été considérés comme une grande réussite des vastes mouvements
de mobilisation sociale qui, dans les années 1960, revendiquaient un droit à la ville pour les
ruraux (Fawaz, 2009a ; Nasr, 1985). Négocié entre les dirigeants du mouvement et des acteurs
politiques puissants, cet « arrangement administratif » a été adopté par la Direction générale
de l’urbanisme (DGU) par le biais d’une circulaire du directeur de l’agence aux fonctionnaires
subalternes leur demandant d’étendre l’application des permis « agricoles » aux périphéries de
la ville.
Ces « arrangements » font écho au débat autour du logement informel qui, depuis les années
1990, met en évidence les continuités entre les sphères légale et illégale. Contrairement à la
vision de l’« illégalité » ou de l’« informalité » comme des aberrations — des phénomènes se
manifestant en dépit des pouvoirs publics qui s’efforcent, soit de les empêcher ex ante, soit de
les « régulariser » ex post —, les chercheurs ont révélé que « l’État » était intimement complice de
cette fabrique d’illégalité. Certains ont ainsi montré que des fonctionnaires subalternes (policiers
ou agents municipaux par exemple) participent régulièrement à la construction de logements

[2] Depuis les années 1960, la plupart des espaces périphériques de Beyrouth sont considérés par le zonage comme
des zones de faible densité. Les règlements de ce type font partie des normes que les chercheurs dénoncent
comme autant de freins à la construction légale par les citadins aux revenus modestes (Turner et Fitcher, 1982).

97
Repenser les quartiers précaires

illégaux, monnayant souvent une « légalité » ou le fait de fermer les yeux sur les pratiques des
citadins aux revenus modestes (Fawaz, 2009b ; Holston, 2007 ; Heyman, 1999 ; Nientied et van
der Linden, 1990 ; Perdomo et Nikken, 1980). D’autres ont mis en évidence les relations entre
élections, gains politiques et tolérance de l’informalité (Roy, 2009 ; Smart, 2001 ; Collier, 1976),
démontrant que la frontière entre ce qui est légal et ce qui est illégal est souvent arbitraire
(Varley, 2002) et que la légalité dépend de ce qu’en décident les agents publics (Portes, Castells
et Benton, 1989). Sans oublier le fait que les décisions taxées d’« illégales » sont souvent moti-
vées par des considérations politiques voilées (Braveman, 2007 ; Smart, 2001) et rarement par
un véritable impératif technique ou spatial.
Notre court exposé liminaire confirme ces constats, en montrant que les services locaux de
l’urbanisme délivrent des permis en infraction avec les lois qu’ils sont censés faire respecter.
À travers un arrangement dénué de tout fondement juridique, ces organismes entretiennent
la « tolérance » vis-à-vis du processus permettant aux citadins les plus démunis d’accéder à un
logement, sans remettre en cause le cadre juridique qui, initialement, rend cet accès illégal. Cet
arrangement procure ainsi à ces résidents un droit à la ville ponctuel et tronqué, incapable de
leur garantir une sécurité durable de jouissance ni la possibilité de recréer, agrandir ou améliorer
leur habitation. Sans compter que la limite des 50 m² est vraiment infime, quand on connaît la
taille habituelle des familles de migrants ruraux. Il n’est donc pas étonnant que, comme Umm
Hassan, les résidents se soient mis à contourner la loi pour agrandir leur logement à la moindre
occasion. L’affaiblissement de l’État pendant la guerre civile (1975-90) et la prolifération des
milices allaient favoriser chez la plupart d’entre eux ce type de comportements.
Mais l’histoire des habitants du quartier Hay el-Sellom et d’autres zones informelles de ce type
est-elle exceptionnelle à Beyrouth ? Nous affirmons ici, sur la base de plusieurs études de cas
montrant que les autorités accordent des passe-droits pour fabriquer de l’espace urbain, que
ces exceptions ou la suspension temporaire de la loi font partie intégrante des pratiques quoti-
diennes des services publics de l’urbanisme visant à gérer la production de l’environnement
bâti de Beyrouth. De fait, tandis que l’on peut concevoir ces « exceptions » comme une « aber-
ration » stigmatisant les pauvres par rapport à ceux auxquels la loi s’applique, nous postulons
qu’il s’agit d’un mode de gestion qui fait office de norme, déployé dans la ville sous de multiples
formes et avec de multiples effets. Nous affirmons par ailleurs que ces exceptions reflètent non
seulement le clivage entre classes sociales mais aussi les fractures confessionnelles et politiques
et se traduisent par la fragmentation du territoire urbain. Nous développerons ces arguments
après un rappel méthodologique.

2. Méthodologie
Notre méthodologie s’appuie sur le processus de délivrance des permis de construire qui, en
offrant un cadre idéal pour explorer la multiplicité des formes d’exceptions et des contextes
dans lesquels elles sont accordées, sert de point d’accès pour examiner cette pratique dans
l’urbanisme. À première vue, la délivrance des permis de construire au Liban s’apparente

98
L’informalité considérée comme une exception : l’exemple de Beyrouth

à une procédure simple régie par un texte unique, le code de la construction, qui s’applique
de manière uniforme à tous les territoires du pays. Quoi de plus adapté pour étudier quand,
comment, à quel niveau et dans quelles circonstances la pratique du gouvernement dévie de
la « norme » ?
Mais cet angle d’analyse ne couvre pas les populations qui ne peuvent prétendre à une excep-
tion, dans la mesure où leur présence même ou leur occupation de l’espace est considérée
comme dérogatoire. S’il s’agit avant tout des réfugiés palestiniens confinés dans des camps[3]
depuis 1948, cela concerne aussi les vagues plus récentes de déplacés chassés par la guerre
(Iraq, Soudan, Syrie…), les travailleurs étrangers à faible revenu et tous ceux qui se sont instal-
lés aux alentours, dans ce que Martin (2015) qualifie de campscapes (littéralement, « paysages
de camps »), à savoir des zones englobant les camps proprement dits et leur environnement
immédiat. En tant que réceptacle spatial des populations les plus vulnérables, ces zones sont
gérées comme une solution temporaire permanente et réglementée par des opérations de
maintien de l’ordre plutôt que par une politique d’urbanisme. Les services de l’urbanisme n’in-
terviennent donc pas dans ces quartiers et n’accordent pas non plus de dérogations à leurs
habitants. L’invisibilité de ces derniers dans les documents d’urbanisme, ou encore le cadastre
est un aspect sur lequel nous reviendrons ultérieurement.
Les données exploitées pour cette analyse comprennent les archives de permis de construire
délivrés par cinq municipalités et une antenne régionale de la DGU. L’un dans l’autre, nous
avons pu recueillir plus de 200 documents[4], sachant que nous avons également pu consulter
l’intégralité des minutes des réunions de 2013 du Conseil supérieur de l’urbanisme (CSU), à
partir desquelles nous avons analysé les modalités d’octroi des exceptions par les membres de
ce puissant organisme[5].

3.  Comprendre l’« exception »


Le terme « exception » employé ici décrit les processus d’octroi des permis de construire, par
opposition à la notion d’« illégalité » ou d’« informalité » dans les pratiques gouvernementales
(Roy, 2009 ; Holston, 2007). Cela nous permet de mettre en évidence la relation entre, d’une
part, ces décisions et, d’autre part, les lois qu’elles lèvent, contournent ou suspendent provisoi-
rement. La tolérance, la concession ou l’incitation constituent des exceptions qui sont autant de
formes du pouvoir de l’État. En tant que telles, elles doivent être distinguées des mécanismes

[3] Soixante-dix ans plus tard, 200 000 Palestiniens vivraient toujours dans des camps au Liban (Peteet, 2005 ;
Sayigh, 1994).
[4] Pendant la guerre civile, les archives municipales ont été brûlées, parfois délibérément pour masquer des
pratiques illicites. Aucune juridiction n’est donc en mesure de fournir une documentation exhaustive sur les
permis de construire.
[5] Officiellement, les comptes rendus des réunions du CSU sont publics et doivent être librement accessibles. Dans
la pratique, il a fallu multiplier les visites et faire preuve de beaucoup de persuasion pour obtenir un exemplaire
numérique des minutes de la seule année 2013.

99
Repenser les quartiers précaires

illicites, auxquels recourent des fonctionnaires subalternes ou des policiers pour détourner
délibérément l’application de la loi et « vendre » un semblant de légalité en échange d’une
protection (Heyman, 1999 ; Nientied et van der Linden 1990). Il convient aussi de faire un distin-
guo avec les exceptions découlant de stratégies déployées par les citadins pour contourner
la loi (Van Gelder, 2010 ; Bayat, 2010). Dans les exemples étudiés ici, nous nous attachons aux
décisions prises « officiellement » par des agents de l’État dans le cadre de leurs fonctions déci-
sionnelles ou réglementaires, pour suspendre momentanément l’application de la loi (et non
pour la modifier) afin de favoriser tel ou tel projet immobilier.

4.  Le point sur les exceptions : éléments de la construction


du paysage beyrouthin
Dans les années 1990 et dans le sillage des 15 années de guerre civile, propices au développe-
ment rapide de l’urbanisation non réglementée, les services de l’urbanisme ont émis — à titre
exceptionnel et pour favoriser le processus de reconstruction post-conflit — des « permis de
réfugiés » et des « permis de régularisation ». Bon nombre de résidents ont pu, grâce aux « permis
de réfugiés », « re »-construire leurs maisons même si celles-ci avaient été érigées en infraction
aux règles de construction et de zonage. Faute de registres officiels, la charge de la preuve de
la préexistence d’un bâtiment, de sa taille et de sa forme revenait aux anciens propriétaires et
aux fonctionnaires subalternes qui, le plus souvent, confirmaient ces informations en échange
de compensations financières. Rapidement, les « permis de réfugiés » sont devenus un autre de
ces nombreux « mécanismes d’exception » permettant à une population, fortement appauvrie
par les violences militaires, d’être « tolérée » dans la cité. De même, les promoteurs immobiliers
ou les propriétaires de logements qui avaient construit sans permis ou sans respecter les permis
délivrés, ont pu déposer des demandes de « régularisation » et, moyennant une amende, offi-
cialiser leur statut. Dans les deux cas, la reconnaissance obtenue par ces résidents n’a jamais été
considérée comme de plein droit, puisque cela revenait à officialiser un statut « en violation des
règles de construction et d’urbanisme », donc une situation tout à la fois « licite » et « illicite ».
Dans d’autres circonstances, l’« exception » a pris la forme de « concessions » liées à la délivrance
d’un permis de construire officiel même lorsque le bâtiment concerné contrevenait aux règles
de construction et de zonage. Dans le quartier de Haret-Hreik par exemple, partiellement rasé
par l’armée israélienne en 2006, cette exception a été octroyée après de longues négociations
à huis clos, huit ans après la démolition des bâtiments et quatre ans après leur reconstruction
réalisée sans permis (Fawaz, 2014). L’Assemblée nationale a pour cela promulgué un décret.
Cette décision n’a pu être obtenue que grâce à l’influence politique d’un acteur incontour-
nable, le Hezbollah. En tant que résistance islamique au Liban et puissant groupe militaire, le
Hezbollah est un hybride, avec un pied au parlement et au gouvernement et un pied dehors.
C’est en tant qu’acteur non étatique qu’il a négocié cette exception pour tous les résidents du
quartier qui avaient perdu leur maison durant les attaques israéliennes de 2006. Piégés dans
une confrontation totale avec le parti au pouvoir, les ministres du Hezbollah avaient renoncé à

100
L’informalité considérée comme une exception : l’exemple de Beyrouth

leur portefeuille tandis que le Premier ministre faisait des habitants du quartier le nœud de son
affrontement avec le Hezbollah, les accusant sans cesse d’être dans l’« illégalité » et justifiant
le retrait des permis de construire par le fait que les bâtiments détruits avaient été construits
en violation des règles de construction et d’urbanisme. Ayant créé une réalité de fait sur le
terrain, en reconstruisant les immeubles du quartier, le Hezbollah a négocié a posteriori avec
le parlement l’obtention des permis. Quelques années plus tard, une « exception » juridique
reconnaissait la légalité des immeubles au motif que leurs habitants avaient beaucoup souffert.
Pourtant, le zonage applicable, qui date des années 1960 et qui justifie le statut « illégal » de la
plupart de ces immeubles, n’a pas été modifié.
À l’inverse et depuis 1971, le droit de la construction du pays (article 16) accorde aux bâtiments
décrits comme ayant « une valeur architecturale particulière » une certaine souplesse dans le
respect des règles d’urbanisme. Souvent décrites comme des « incitations » aux architectes et
aux promoteurs immobiliers à soumettre des projets « ayant des caractéristiques architectu-
rales et urbanistiques particulières profitables au quartier dans lequel ils sont implantés », ces
dérogations sont accordées par le Conseil supérieur de l’urbanisme (CSU), l’une des plus hautes
autorités du pays en la matière. Depuis 1990 et avec le soutien d’organisations internationales, la
stratégie de reconstruction post-conflit du pays a surtout consisté à attirer des investissements
extérieurs (essentiellement de Libanais expatriés et d’Arabes de pays du Golfe).
Dans ce contexte, les exceptions accordées à des promoteurs d’immeubles haut de gamme au
titre de l’article 16 du code de la construction ont souvent été cataloguées comme des « incita-
tions » mises en place par un gouvernement faisant preuve d’esprit d’entreprise et souhaitant
encourager les investissements immobiliers (Krijnen et Fawaz, 2010), dans la lignée de l’évolu-
tion des politiques urbaines décrite ailleurs (MacLeod et Jones, 2011). C’est ainsi que de vastes
appartements, dont le prix dépasse souvent le million de dollars, sont vendus à des expatriés
et des investisseurs étrangers. Le CSU a également concédé une certaine marge de manœuvre
aux bâtiments religieux, aux écoles et aux hôpitaux mais, dans ces cas-là, cette flexibilité est
souvent considérée comme une « clarification » de l’application de la loi à la situation parti-
culière de l’immeuble considéré. Il arrive (mais plus rarement) que ces structures aient violé
les règles en matière de sécurité publique — comme en témoignent de manière flagrante les
empiètements sur les aires de trafic aérien, même si la loi n’autorise pas un tel degré de « flexi-
bilité ». Pour illustrer la prolifération de ces exceptions, il suffit de savoir que ce terme apparaît
303 fois dans les minutes des réunions de 2013 du CSU ! En somme, l’exception est la règle…

101
Repenser les quartiers précaires

La corniche Manara, à Beyrouth


Crédit photo : Marieke Krijnen

5.  Une grammaire de l’exception : reconfigurer la citoyenneté et l’espace


De toute évidence, passer par le filtre de « l’exception » permet de comprendre comment les
différentes entorses à la loi composent un paysage de la gouvernance publique plutôt complexe.
Au lieu d’une vision binaire de la légalité/illégalité, cette approche introduit des éléments
supplémentaires que sont la tolérance, les concessions, les facilités ou les incitations. Un examen
des cadres à travers lesquels ces exceptions sont formulées révèle qu’elles s’apparentent à des
dérogations extralégales maintenant le statut d’« illégalité » des immeubles « tolérés » ou à des
« flexibilités », des « clarifications », voire des « incitations » étendant provisoirement le cadre de
la loi pour reconnaître la légalité des immeubles concernés. La reconnaissance légale ultime
de ces bâtiments peut découler de l’élargissement temporaire ex ante du cadre de la loi, ce qui
permet de préserver la séquence permis/construction/aménagements, ou bien d’une régulari-
sation ex post, une fois l’immeuble construit. Par ailleurs, les exceptions accordées à des acteurs
sociaux nantis le sont en général avant que le processus ne se mette en branle et dans des délais
identiques à ceux de la délivrance d’un permis de construire normal. Dans d’autres cas, comme
lors des négociations menées par le Hezbollah après la guerre de 2006, ces exceptions sont
octroyées des années après que les immeubles sont édifiés.

102
L’informalité considérée comme une exception : l’exemple de Beyrouth

Carte situant les quartiers de Hayy el-Sellom et Haret-Hreik. Les petits carrés blancs représentent les immeubles de standing
(vue d’ensemble, 2010)
Crédit photo : montage réalisé par l’auteur

103
Repenser les quartiers précaires

Une étude des éléments distinctifs entre les différentes exceptions (forme, temporalité,
circonstances) permet de dégager une grammaire de l’exception, mise en œuvre en réaction
aux formes spécifiques de fabrication de l’illégalité en fonction des intérêts et des stratégies des
personnes prescrivant l’application de la loi.
Il devient dès lors possible d’affirmer que cette grammaire relie des groupes sociaux spécifiques
à des formes particulières d’exception. Les résidents pauvres des quartiers informels sont tolé-
rés dans la ville grâce à des « arrangements » qui leur permettent de conserver leurs habitations
alors même que celles-ci sont considérées comme « illégales ». C’est ainsi qu’Umm Hassan a
obtenu le permis la protégeant du harcèlement policier et l’autorisant à construire les deux
pièces dont elle avait désespérément besoin pour abriter ses enfants. Un arrangement qui,
en fait, n’impliquait qu’une très légère entorse à la loi. Inévitablement, cet « accord » a ensuite
été annulé, puisque le cadre juridique rendant dès le départ ces habitations illégales n’a jamais
été revu. En 1973, des années après la délivrance de permis « agricoles » aux habitants de Hay
­el-Sellom, l’administration de l’urbanisme a approuvé la création d’un échangeur autoroutier
qui, s’il avait été construit, aurait largement empiété sur le quartier, entraînant la démolition de
centaines d’habitations. Mais les années de guerre civile et la résistance de groupes politiques
dans les décennies suivantes ont interrompu la réalisation de ce projet, sans pour autant suppri-
mer la menace permanente de déplacement qui plane sur ces habitants (Deboulet et Fawaz,
2011). Aujourd’hui, alors qu’elle doit composer avec cette épée de Damoclès, Umm Hassan
se tourne vers les partis politiques pour obtenir une protection. La précarité de son statut
est directement liée à l’étiquette d’« illégalité » associée à l’autorisation de son logement. Plus
généralement, les arrangements adoptés pour les quartiers pauvres, où cette étiquette d’« illé-
galité » n’est jamais remise en cause, donnent aux autorités du pays une marge de manœuvre
pour annuler ces permis en cas de changement de régime politique (Roy, 2009). À cet égard,
les résidents pauvres n’ont jamais été considérés comme des citoyens à part entière et sont
simplement provisoirement tolérés dans la ville. Ce sont ces « populations » que Chatterjee
(2004) oppose aux « citoyens », ceux qui peuvent éventuellement bénéficier de « faveurs » mais
n’obtiennent jamais des droits.
À Haret-Hreik, le Hezbollah a obtenu des « concessions » pour les habitants, leur reconnaissant un
droit à construire parce qu’ils constituaient la base de ce parti. Après une longue période d’attente
et d’anxiété, tous les immeubles ont fini par obtenir leur reconnaissance légale. Pourtant, le main-
tien des règles de construction et de zonage rendant depuis l’origine ces bâtiments « illégaux »
permet de remettre en cause leur légalité, d’autant que le privilège accordé est lié à l’allégeance
au parti — seul moyen de garantir l’exception. Il faut souligner que le Hezbollah n’a jamais réclamé
de modification des règles d’urbanisme et de construction, faisant délibérément de ce label de
« légalité » une faveur accordée à sa base plutôt qu’une autorisation entraînant une reconnais-
sance du droit à la ville. Les résidents de Haret-Hreik doivent donc leur admission dans certains
quartiers de la ville à leur appartenance à un groupe politique et non à leur statut de citoyens.
Enfin, pour les promoteurs de tours résidentielles de luxe, les exceptions sont des « facilités »,
voire des « incitations désirables » accordées pour des raisons « techniques ». En fait, les décisions

104
L’informalité considérée comme une exception : l’exemple de Beyrouth

du CSU n’ont quasiment rien de « technique », ne serait-ce déjà parce que les membres qui
y siègent n’ont pas les compétences requises. Ensuite, ils se décident sur la base de critères
ad hoc, comme un « bon jugement » ou une « façade agréable ». Mais ce que les membres du CSU
jugent « convenable » dépend en général des relations du promoteur ou de son statut social
(Bourdieu, 1979), ou alors de la frénésie médiatique au moment du traitement du dossier de
permis de construire, la presse défendant ces 20 dernières années le fort potentiel capitaliste
du pays et célébrant le laissez-faire emblématique de la construction des immeubles de luxe.
L’enthousiasme des journalistes permet d’obtenir la bénédiction du public pour des projets
qui ont probablement vu le jour à la suite d’échanges de faveurs, souvent téléguidées par des
figures politiques influentes auxquelles les membres du CSU doivent leur poste quand il ne
s’agit pas, plus rarement, de corruption (Heyman, 1999). De plus, les plus puissants des promo-
teurs peuvent contourner le CSU et faire approuver leur projet directement par le président.
L’autorisation présidentielle et la sanction légale par la plus haute autorité de régulation
signalent l’une comme l’autre que les bénéficiaires de ces projets et les promoteurs impliqués
sont des citoyens bénéficiant de traitement de faveur.
Cette grammaire de l’exception ne tient aucunement compte des quartiers de squat où l’accès
à la terre se fait en violation du droit de propriété, ni des camps de réfugiés, territoires accueillant
des « indésirables ». Dans ces situations-là, les services de l’urbanisme rechignent à reconnaître
une forme quelconque de droit ou à accorder une quelconque concession, considérant ces
zones comme « dérogatoires » et ne relevant pas de l’application de la loi. Une analyse plus
approfondie de ces quartiers (Martin, 2015 ; Peteet, 2005 ; Fawaz et Peillen, 2002 ; Sayigh, 1994)
révèle qu’ils entretiennent des liens étroits avec le reste de la ville, en servant d’indispensables
viviers de main-d’œuvre. Mais leur positionnement en dehors de la loi et le fait que les services
de l’urbanisme n’aient jamais modifié les permis de construire s’appliquant à ces quartiers les
placent en dehors du champ de l’analyse des exceptions aux processus de permis de construire
proposée ici[6].

Reconfigurer la citoyenneté
Si la grammaire de l’exception se traduit par des droits spécifiques accordés à des groupes
sociaux particuliers, il est dès lors possible d’affirmer que cela correspond à un mode de
reconfiguration de la citoyenneté. Le droit exceptionnel accordé ponctuellement de construire
en dehors de la loi permet aux migrants pauvres venus des zones rurales d’accéder à la ville
– mais il s’agit d’un droit tronqué qui circonscrit leur présence dans l’espace urbain. D’autres
(les travailleurs migrants ou les réfugiés peu fortunés), définitivement considérés comme ne
pouvant pas bénéficier d’exceptions, sont tout bonnement maintenus en dehors de ce cadre. Il
est vrai que, comme le souligne Chatterjee (2004), ces deux groupes sont des agents politiques
actifs qui ont négocié leur droit à la ville, mais leur absence de statut ou leur statut limité les
expose, en cas de changement de régime, au risque de se voir priver des privilèges qu’ils auraient

[6] Ils représentent de fait un pourcentage non négligeable de la population. Avec l’arrivée de réfugiés syriens
depuis 2013, on estime qu’un quart au bas mot des Beyrouthins sont des réfugiés ou des travailleurs migrants.

105
Repenser les quartiers précaires

pu accumuler. À l’autre extrémité du spectre, les citadins aisés mais également les membres
fortunés de la diaspora libanaise et les riches investisseurs étrangers bénéficient du large éven-
tail de facilités accordées aux promoteurs immobiliers qui font sortir de terre leurs luxueuses
demeures. Mais ces exceptions ne se contentent pas de reconfigurer le paysage juridique selon
les divisions de classe. Dans un monde de souverainetés hybrides, surtout dans un pays comme
le Liban où l’autorité est fortement contestée, les exceptions organisent aussi les populations
en forces politiques soutenant tel ou tel establishment politique et le flou de sa position, au sein/
en dehors de l’État. Bou Akar (2012) a montré comment la représentation récurrente des rési-
dents musulmans chiites comme une menace a rendu inopportune la présence des membres
de ce groupe dans l’organisation politique. Ce faisant, les distinctions de classe recoupent les
distinctions confessionnelles pour produire des exceptions conçues pour maintenir à l’écart
les populations indésirables. À l’inverse, l’appartenance confessionnelle est éclipsée lorsque la
classe sociale est prise en compte : quelle que soit leur confession, les promoteurs immobiliers
de luxe bénéficient tous des mêmes facilités. Dans leur cas, citoyenneté et droits sont garantis
par un privilège de classe. Qu’elles soient inclusives ou exclusives, ces exceptions répondent à la
même finalité de profiter des processus de délivrance des permis de construire pour consolider
la réorganisation de la citoyenneté et du droit à construire autour des divisions liées à la confes-
sion ou à l’appartenance sociale.

Spatialiser les incidences des exceptions


Même si les exceptions décrites ici ne sont en général pas assorties d’indication géographique,
il existe d’évidentes corrélations spatiales entre, d’une part, le type et la forme de l’exception
et, d’autre part, l’endroit où l’exception est accordée. Il est de fait possible d’affirmer que les
formes d’exception correspondent à des zones particulières de la ville, où elles reproduisent et
confortent les dynamiques mêmes qui les ont produites au départ. Ainsi, les concessions accor-
dées aux citadins pauvres concernent en général des zones géographiques bien précises, et
notamment les « périphéries » (Roy, 2009) qui deviennent les bidonvilles, les quartiers informels
de la ville. Ce sont aussi des zones considérées comme « grises » où, pour peu que la donne poli-
tique évolue en ce sens, des interventions et des aménagements futurs seront réalisables. Entre
temps, l’aménagement se concentre là où le changement est possible, dans les quartiers bour-
geois ou en cours d’embourgeoisement, plus proches du centre-ville. Les décisions prises par
les services de l’urbanisme aménagent donc la loi pour autoriser les développements urbains
jugés souhaitables.
Mais il existe aussi d’autres formes de corrélations territoriales absentes de l’analyse du néoli-
béralisme économique, à savoir celles qui s’appliquent à la concession de territoires politiques.
C’est particulièrement vrai des concessions accordées à des groupes politiques, des minorités
confessionnelles ou autres, qui font de telle ou telle zone un « territoire politiquement affilié ».
Le quartier de Haret-Hreik et, plus généralement, les banlieues au sud de Beyrouth où il se situe,
sont considérés comme un « territoire du Hezbollah » (Harb, 2010 ; Fawaz, 2014). Tandis que la
constitution de cette enclave n’est pas uniquement liée aux exceptions accordées par rapport
aux procédures de délivrance de permis de construire, ces exceptions confortent son statut

106
L’informalité considérée comme une exception : l’exemple de Beyrouth

territorial. Ailleurs, les exceptions municipales octroyées (voir supra) confortent, protègent et
reproduisent également les territoires confessionnels (Bou Akar, 2012).
En bref, le processus d’octroi des exceptions par rapport aux procédures de permis de construire
traduit un zonage informel qui définit quand, où et comment telle ou telle exception est accor-
dée et quels types de bâtiments sont construits. Ce zonage conduit quant à lui, à travers une
application différenciée de la loi, à fabriquer les territoires fragmentés de la ville actuelle.

6. Conclusions
L’intention, derrière cette analyse des « exceptions » comme modalité de planification urbaine
était de prolonger un débat récent qui a cherché à opposer, d’une part, la planification urbaine
réglementaire conçue comme un processus rationnel et relativement linéaire et, d’autre part, sa
pratique au quotidien par les bureaucraties du tiers monde (et au-delà). Quantité de documents
officiels, de cours d’urbanisme et de thèses universitaires continuent ainsi à décrire une séquence
idéale depuis l’étape de la conception de directives urbaines à la gestion de la fabrication de
l’espace, en passant leur mise en œuvre. Inversement, l’observation empirique des pratiques
de l’urbanisme, notamment dans les pays du Sud global, met en évidence quantité de projets
confus, circulaires et souvent inaboutis qui sont la porte ouverte à la corruption et à des tensions
confessionnelles et idéologiques, sans parler des innombrables autres obstacles excluant toute
véritable planification (Chatterjee, 2011 ; Watson, 2009 ; Roy, 2009 ; Yiftachel, 1998). Tandis que
les critiques de ces formes d’aménagement urbain concluent souvent à l’impossibilité de planifier
ou s’attardent sur le côté sombre de la planification (Yiftachel, 1998), une version plus provoca-
trice de cet argument a été mise en avant par Roy (2009) dans son analyse de l’incapacité de
l’Inde à planifier ses villes, qu’elle considère comme une volonté délibérée de « déréglementer ».
Sa description de tout ce qui est formel et légal comme « autant d’éléments fixes, stables dans
des systèmes d’urbanisation par ailleurs instables, ambigus et incertains » (Ibid., 2009, p. 84) offre
un cadre intéressant pour comprendre la pratique de l’octroi d’« exceptions » en tant que stra-
tégie déployée par un gouvernement qui s’affranchit de la vision binaire « légal/informel » pour
tenir compte de toute la diversité des entorses aux politiques, typiques des activités associées à
l’urbanisme aujourd’hui. C’est précisément dans ce cadre de gouvernance déréglementée que
nous aimerions inscrire l’analyse présentée ici. Autrement dit, les « exceptions » pourraient bien
relever d’une stratégie de planification urbaine qui permet à l’administration publique de dispo-
ser de marges de manœuvre sans devoir pour autant altérer les structures réglementant l’accès
à la ville. En précisant où et quand les exceptions sont octroyées à tel ou tel groupe de popu-
lation et pour telle ou telle géographie urbaine, nous avons montré l’existence d’une sorte de
« grammaire » structurant la forme, la temporalité, la justification et les circonstances juridiques
présidant à la délivrance d’une exception. Cette « grammaire de l’exception », pour ainsi dire,
reflète et, dans le même temps, réorganise et entretient les hiérarchies sociales et la géographie
hétérogène de cette ville fractionnée qu’est devenue Beyrouth. En d’autres termes, les situa-
tions de suspension du droit de l’urbanisme sont autant d’occasions de comprendre comment
l’organisation spatiale de la ville et les formes de citoyenneté sont revendiquées et reconnues.

107
Repenser les quartiers précaires

Dernière remarque : en aucun cas une analyse des exceptions ne doit passer sous silence le
pouvoir des lois dont elles s’affranchissent. Même lorsque celles-ci structurent et réorga-
nisent l’accès à la ville, la loi continue de jouer un rôle performatif. Ne serait-ce déjà que parce
que seules quelques formes d’exceptions sont possibles dans le cadre de la loi et sont donc
« légales » tandis que d’autres indiquent qu’une pratique est « tolérée » mais toujours entachée
d’une suspicion d’illégalité. Au final, les exceptions offrent une marge de manœuvre supplé-
mentaire à la fois aux services de l’urbanisme et à ceux qui cherchent à construire dans la ville.
Or, l’exception continue de qualifier des immeubles ou des quartiers de « légaux » ou d’« illé-
gaux » et a, ce faisant, de multiples conséquences, depuis la valeur d’un bien immobilier à l’accès
aux services urbains en passant par la sécurité d’occupation, notamment.
De même, une étude des entorses à la loi ne peut faire l’économie d’une analyse critique des
textes légaux et des processus ayant permis de les élaborer et de les adopter. Tandis qu’une
telle analyse pourrait faire l’objet d’une nouvelle recherche, soulignons qu’au Liban, la dernière
mouture de la loi sur la construction a été directement rédigée par une poignée de promoteurs
immobiliers qui se vantent ouvertement de leur rôle dans ce processus et tournent les failles
et les exceptions à leur avantage (Krijnen et Fawaz, 2010). Dans ce monde néolibéral, il pourrait
bien s’agir là d’un cas extrême de délégation des missions de l’État au marché, où l’on voit que
ce sont ceux qui profitent de la loi qui sont chargés de la définir. Mais ce modèle de formulation
et d’application d’une loi satisfaisant les besoins de quelques-uns et favorisant leur vision et leurs
intérêts est un phénomène bien plus ancien que les situations extrêmes observées aujourd’hui.

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110
2.
Sécurisation foncière
et marchés du logement :
tentatives, échecs et leçons
Haro sur l’informel.
Le foncier dans le traitement des quartiers
précaires, espaces de compétition du politique :
Cambodge, Liban, Syrie
Valérie CLERC

Introduction
Quarante ans après les premières recommandations internationales à la Conférence Habitat I
(Vancouver, 1976) et la création en 1978 du Centre des Nations Unies dédié aux établissements
humains (devenu Programme ONU-Habitat), les quartiers précaires[1] abritent aujourd’hui près
d’un milliard de personnes dans le monde, et le nombre d’habitants vivant en précarité résiden-
tielle ne cesse d’augmenter (ONU-Habitat, 2014).
Concernant les quartiers précaires, les politiques urbaines sont loin d’avoir toujours suivi les
recommandations des institutions internationales. Celles-ci préconisent la légalisation et l’amé-
lioration des conditions de vie dans ces espaces précaires, associées à une offre de logements
adaptée aux ménages à faibles revenus (à l’origine, les trames assainies). Or, selon les pays et
les périodes, les politiques ont adopté de multiples approches parfois très éloignées de ces
recommandations, favorisant selon les cas — ou combinant — la répression ou les mesures de
prévention, la destruction des occupations ou leur réhabilitation, l’amélioration de l’existant ou
son remplacement par la rénovation, l’éviction des populations ou leur relogement, le main-
tien des habitants sur place ou leur déplacement, la régularisation juridique des occupations ou
l’équipement des quartiers (Durand-Lasserve et al., 1996). Deux grandes tendances s’opposent
de façon récurrente, à savoir le maintien des populations sur place ou leur déplacement.
Pourquoi ces politiques sont-elles si diverses et parfois si éloignées des recommandations
internationales ? Comment et sur quels critères sont bâties les politiques nationales ou locales
en la matière ? Les options dépendent des acteurs, des pays et des époques et, en particulier,

[1] Les adjectifs « précaire » ou « informel » qui seront utilisés ici ne sont que deux des termes utilisés pour quali-
fier ces quartiers appelés aussi irréguliers, sous-intégrés, illégaux, selon les villes, bidonvilles, slums, achwaiyyat,
moukhalafat… La difficulté à nommer et à caractériser ces quartiers reflète le fait que leurs définitions, voire
leur existence, sont avant tout dépendantes des représentations et des lois et politiques publiques nationales et
internationales qui les désignent et les décrivent.

113
Repenser les quartiers précaires

de la manière dont ces quartiers sont pensés par ceux qui veulent agir sur eux (Clerc, 2002).
Or, la question foncière est au cœur de la construction de ces politiques. Le sort que ces poli-
tiques publiques nationales et locales réservent aux quartiers précaires est ainsi largement
suspendu aux idées que les acteurs de ces politiques se font du foncier. Les différents regards
et approches du foncier comme propriété, lieu, territoire, valeur, localisation, espace d’ancrage
social, de droits, de normes, de mise en valeur économique ou d’usage collectif opposent les
acteurs de l’urbain, dans des conflits stratégiques ou d’idéaux, constituant le foncier comme un
critère multidimensionnel de ces politiques.
À partir d’une analyse comparative de l’histoire récente des politiques urbaines à Beyrouth
(Liban), Phnom Penh (Cambodge) et Damas (Syrie)[2], le présent chapitre proposera une
réflexion autour du rôle des représentations du foncier et montrera comment la coprésence
et les concurrences entre ces différentes conceptions modèlent l’action publique concernant
les quartiers précaires.

1.  Contradictions et concurrences des politiques urbaines


Au cours du dernier quart de siècle, le Liban, le Cambodge et la Syrie ont connu des évolutions
importantes de leurs politiques de traitement des quartiers précaires, notamment en raison des
contextes d’ouverture politique et économique dans lesquels elles se sont insérées.

1.1.  Ouverture politique et économique et renouvellement des politiques urbaines


Les changements politiques et sorties de guerre qui ont marqué la fin de la guerre froide au
début des années 1990 ont favorisé dans ces trois pays l’ouverture politique et économique, un
retour des institutions internationales et un afflux massif d’investissements privés, notamment
internationaux, dans un contexte de libéralisation. Au Liban, la fin de la guerre civile (1975-1989)
a sonné le début de la reconstruction et le retour des investissements internationaux, dans un
contexte libéral. Au Cambodge, les années de transition (1989-1993) ont vu la fin de la guerre et
de l’occupation vietnamienne (qui avait suivi la période Khmère Rouge, 1975-1979), le retour des
réfugiés, le retour des organisations internationales, la mise en place d’une opération de main-
tien de la paix (APRONUC – Autorité provisoire des Nations Unies au Cambodge, 1992-1993),
l’organisation d’élections sous le contrôle des Nations Unies, la réinstauration de la royauté et le
passage d’une économie socialiste à une économie de marché marquée par une libéralisation,
l’afflux des investisseurs et le rétablissement des droits de propriété privée. En Syrie, jusqu’au
début du conflit en 2011, le processus d’ouverture, de réformes économiques et de libérali-
sation de ce pays d’économie socialiste a été plus progressif, depuis la loi n° 10 de 1991 sur la
promotion des investissements privés (qui a accéléré un processus de libéralisation timidement

[2] Cet article s’appuie sur des recherches de terrain, sur l’analyse des politiques, lois, programmes et projets et
sur de nombreux entretiens auprès des acteurs des politiques urbaines de traitement des quartiers précaires,
conduits pendant plusieurs années au Liban (1997-2001 et 2012-2013), au Cambodge (2001-2005 et 2014) et en
Syrie (2007-2012).

114
Haro sur l’informel. Le foncier dans le traitement des quartiers précaires, espaces de compétition du politique

initié en 1986), puis à relever une ouverture politique et économique annoncée à l’arrivée au
pouvoir de Bachar el-Assad en 2000, jusqu’au Plan quinquennal de 2005 qui consacre l’« écono-
mie sociale de marché » en vue d’attirer les investisseurs internationaux.
Dans ces trois pays, la gestion des quartiers informels est également renouvelée, voire réamor-
cée, au début des années 1990. D’abord parce que la situation a changé : extension et formation
de nouveaux quartiers irréguliers pendant la guerre à Beyrouth ; réémergence des quartiers
précaires concomitamment à la réinstauration de la propriété foncière et au retour des dépla-
cés et réfugiés à Phnom Penh ; explosion des quartiers en infraction collective (mukhalafat) à
Damas, principalement due à l’inadéquation des lois d’urbanisme et à l’exode rural. Ensuite
parce que, dans ces tournants politiques, les acteurs de l’urbanisme ont pris la question à bras-
le-corps. Démunis face à l’ampleur nouvelle de cette urbanisation précaire et face à l’absence
de référence locale efficace, auxquelles s’ajoutaient une inefficacité des outils réglementaires
quand ils existaient (Damas), une situation d’exceptionnalité spatiale (les quartiers informels
libanais sont quasiment tous situés en banlieue Sud de Beyrouth) ou une absence quasi totale
de professionnels de l’urbanisme (Cambodge), ces acteurs ont envisagé ou testé plusieurs solu-
tions, souvent appuyés par des institutions d’aide internationale.
Dans les trois pays, deux options majeures se sont opposées : i) la réhabilitation (amélioration
des quartiers avec conservation du bâti), et ii) la rénovation (destruction du quartier pour
reconstruire). Ces options ont été envisagées ou réalisées soit dans le cadre d’une négociation
politique (Beyrouth), soit dans le cadre d’une succession de politiques contradictoires (Phnom
Penh), soit encore dans le cadre de politiques concomitantes et concurrentes (Damas).

1.2.  Beyrouth et la négociation politique du peuplement des projets urbains


Au Liban, la politique de traitement des quartiers irréguliers s’est principalement traduite par
la mise en place d’un projet de réaménagement de la banlieue Sud-Ouest de Beyrouth, projet
Élyssar d’une reconstruction à la fois physique et politique. Les quartiers irréguliers formés
pendant la guerre sur des terrains squattés en banlieue Sud de Beyrouth constituaient alors le
principal territoire beyrouthin des milices et mouvements politiques chiites Hezbollah et Amal.
Intervenir dans ces quartiers juste durant l’après-guerre supposait donc de trouver un accord
entre ces groupes et le gouvernement de Rafiq Hariri, anciens adversaires de la guerre, autour
de territoires que ce dernier ambitionnait de réinvestir par l’urbanisme tandis que les partis
chiites souhaitaient y maintenir leur contrôle politique. La Banque mondiale était prête à finan-
cer, mais le processus qu’elle proposait ne permettait pas la négociation politique du projet,
commencée dès la sortie de la guerre en 1992.
Au cœur de la négociation, la question du déplacement ou non des habitants faisait débat. Les
partis chiites auraient pu accepter une réhabilitation, mais rejetaient tout projet impliquant un
départ des habitants (ni relogements hors du périmètre, ni indemnisations qui pouvaient favo-
riser un départ du territoire), comme le proposait le gouvernement de l’époque. Ce dernier,
à l’inverse, refusait la régularisation, qui aurait entériné la situation, et cherchait à déplacer
des habitants. L’accord déboucha en 1995 sur le plus gros projet de la reconstruction. Il prévoyait

115
Repenser les quartiers précaires

un réaménagement du périmètre identifié en question, la destruction de tous les quartiers irré-


guliers (regroupant 80 000 habitants), le développement de 6,7 millions de mètres carrés, le
relogement des habitants dans le périmètre du projet et un établissement public d’aménage-
ment pour le mettre en œuvre. Le compromis permettait de conserver sur place la totalité
des ménages libanais, tout en investissant l’espace par le passage d’autoroutes (Deboulet et al.,
2011) et par le déplacement des habitants de quartiers considérés comme incontrôlables par le
gouvernement vers des appartements, plus facilement identifiables et maîtrisables. Le reloge-
ment des habitants dans le périmètre du projet, mais à l’intérieur des terres, dégageait aussi le
front de mer, ainsi valorisé pour la spéculation immobilière (Clerc, 2012).
Le projet n’a été réalisé qu’à la marge et par dérogation (infrastructures routières), et les quartiers
irréguliers sont toujours là. Dans la négociation politique de ce projet, de même que dans le projet
Waad de reconstruction de la banlieue Sud-Est de Beyrouth après la guerre de 2006, en parallèle
des enjeux financiers immobiliers, le nœud des négociations a été celui du peuplement : maintien
de la population sur place (souhaitée par les partis chiites) versus transformation du peuplement
vers une plus grande mixité sociale et confessionnelle (souhaitée par le gouvernement d’alors).

1.3.  Phnom Penh et les contradictions politiques de l’attribution foncière


Au Cambodge, l’histoire des quartiers précaires est liée à l’histoire foncière nationale. Le régime
Khmer Rouge (1975-1979) avait aboli la propriété privée et totalement vidé les villes de leurs
habitants. Lors de la période socialiste d’occupation vietnamienne qui lui a succédé (1979-1989),
la terre appartenait à l’État, et la population est progressivement revenue habiter en ville où
elle a obtenu une autorisation de résider. À partir de 1989, la propriété privée a été progres-
sivement rétablie, et chaque habitant a pu faire la demande d’obtention du titre de propriété
de la maison et/ou du champ qu’il occupait. Avec la distribution de 4,5 millions de récépissés
de demande, la plus grande partie des ménages cambodgiens étaient alors en passe de devenir
propriétaires fonciers ou immobiliers. Jusqu’en 2001, il était encore possible de transformer une
possession temporaire en propriété définitive après cinq ans d’occupation « pacifique, honnête,
publique et sans ambiguïté » (loi foncière de 1992). De nombreuses personnes ont donc continué
à s’installer sur des terres vacantes. Mais beaucoup de ces terres n’étaient pas appropriables et
notamment les terrains privés de l’État et le domaine public (bords des routes, des rails, des lacs
ou des rivières) où des occupants sans droits ont pu former des quartiers informels. Au début
des années 2000 à Phnom Penh, près de 300 000 habitants (y compris les locataires) habitaient
ces quartiers, soit environ le quart des habitants de la ville capitale cambodgienne.
Les actions de la municipalité de Phnom Penh sur ces quartiers ont été très contrastées,
voire fortement contradictoires au cours des années 2000. Après des évictions entreprises
entre 1989 et 1996, des petits projets pilotes de réhabilitation ont été réalisés à partir de 1996,
avec ONU-Habitat (Urban Poverty Reduction Projects), ainsi que des projets de relocalisation
à partir de 1998, aboutissant à l’annonce officielle en 2003 par le Premier ministre Hun Sen
d’une régularisation et d’une réhabilitation de tous les quartiers informels en l’espace de cinq
ans. En parallèle, avec la libéralisation économique et l’augmentation des prix du foncier, des

116
Haro sur l’informel. Le foncier dans le traitement des quartiers précaires, espaces de compétition du politique

terrains publics occupés et de plus en plus convoités ont été attribués à des investisseurs pour
qu’ils les valorisent. Dans un premier temps, quatre projets immobiliers de land sharing[3] ont été
prévus en centre-ville. Mais un seul de ces projets a été mis en œuvre et, pour les trois autres, les
promoteurs ont directement négocié avec les communautés d’habitants les modalités de leur
déplacement, et avec les pouvoirs publics l’attribution des terrains. Au total, 1  700 familles ont
été relogées sur place et 17 000 ont été déplacées dans 36 sites de relocalisation dans un rayon
de 50 kilomètres autour de la capitale, généralement inondables et non équipés : ceci s’étant
opéré sur deux périodes, à savoir 1990-1992 et 1998-2011 (Blot, 2013).
Face à cette concurrence pour le foncier entre des habitants qui veulent conserver leurs quar-
tiers et des investisseurs qui souhaitent y réaliser de grands projets immobiliers, les autorités
gouvernementales ont mené dans les années 2000 une politique contradictoire par certains
aspects. D’un côté, elles ont soutenu les habitants des quartiers précaires (annonce d’une régu-
larisation en 2003, poursuite des réhabilitations avec ONU-Habitat) et, de l’autre côté, elles ont
favorisé leur éviction, en ne régularisant pas leur occupation dans le cadre du cadastrage du
pays (financé depuis 2002 par la Banque mondiale) et en attribuant les terrains qu’ils occupaient
à des investisseurs immobiliers pour de gros projets d’aménagement urbain (Clerc et al., 2008).
Malgré leur résistance, les habitants ont dû finalement quitter les lieux, déplacés dans des sites
éloignés lors de processus d’éviction parfois violents. Les autorités ont ainsi favorisé une main
mise sur le foncier occupé de façon précaire par des acteurs de l’investissement immobilier au
détriment des habitants (Clerc, 2016).

1.4.  Damas et les politiques concurrentes pour l’amélioration urbaine


En Syrie, une concomitance de politiques de rénovation urbaine et de réhabilitation des quartiers
informels apparaît dès les années 1980 à Alep et à partir des années 1990 à Damas. Dans la capitale,
ces quartiers, définis en Syrie comme des espaces issus d’une infraction collective (mukhalafats),
représentaient, en 2004, 40 % d’une population de quatre millions d’habitants. D’une part, des
plans locaux d’urbanisme détaillés prévoyaient la construction de quartiers modernes à l’em-
placement de ces quartiers (mais il y eut finalement peu de réalisations, car de 1975 à 2008, nul
logement informel en dur ne pouvait officiellement être détruit sans compensation financière
ou de relogement). D’autre part, un programme de réhabilitation et d’équipement (eau, assainis-
sement, électricité, asphalte, services…) des quartiers informels de la ville a été engagé suite à un
projet pilote financé en 1994 par un programme des Nations Unies (UMP, 2001).
Cette double politique de rénovation et de réhabilitation s’est poursuivie différemment dans
les années 2000. L’ensemble de l’appareil législatif portant sur l’urbanisme et l’investissement,
conçu dans les années 1960 à 1980, a été adapté pour moderniser et libéraliser l’économie. Pour
les quartiers informels, certaines lois ont permis d’organiser la régularisation et la réhabilitation,

[3] Un projet de land sharing partage un terrain en deux lots : l’un est destiné au relogement sur place des habitants,
construit et financé par un investisseur qui, en contrepartie, obtient de bâtir sur le second lot pour son propre
bénéfice avec des avantages (faible coût du foncier, coefficient d’exploitation augmenté).

117
Repenser les quartiers précaires

tandis que d’autres lois ont visé la rénovation. Par ailleurs, une douzaine de programmes et
de politiques en matière d’urbanisme et de planification ont été mis en place à Damas par
des ministères, préfectures ou municipalités, pour le pays ou pour l’agglomération, souvent
avec l’aide de la coopération internationale (Banque mondiale, Cities Alliance, coopération alle-
mande, française, japonaise, européenne…). Là aussi, certains promouvaient la réhabilitation et
la régularisation (dans le cadre de la Politique nationale d’amélioration et de réhabilitation des
quartiers informels, préparée au ministère de l’Administration locale, ou le programme élaboré
par Cities Alliance et le gouvernorat de Rif Damas en grande banlieue), tandis que d’aucuns
prévoyaient une rénovation urbaine (le Programme de dix-sept zones d’étude détaillées de
Damas mené par le gouvernorat ou l’Étude d’urbanisme pour le développement durable
de la métropole damascène réalisée par la coopération japonaise [JICA – Japan International
Cooperation Agency] pour les gouvernorats et le ministère).
Les programmes en cours jusqu’en 2011 montraient une opposition entre les vues et objectifs
sur ces quartiers et le sort qu’il fallait leur réserver : quartiers illégaux et indésirables à éradi-
quer versus quartiers existants, voire fonctionnels à améliorer et à régulariser. Il y avait dès lors
compétition, autour des outils et projets à mettre en place, entre les institutions susceptibles
d’initier des programmes urbains, ou au sein d’une même administration (Clerc, 2014b). La posi-
tion dépendait en partie de l’institution en charge de la politique et de la présence ou non d’un
soutien de l’aide internationale. Ainsi, des responsables du ministère de l’Administration locale,
engagés dans de multiples programmes de coopération, se positionnaient davantage en faveur
de la réhabilitation, tandis que d’autres du ministère de l’Habitat et de la Construction propo-
saient plus volontiers l’option de la rénovation urbaine. La concurrence entre les options se
faisait également au sein d’une même institution, dans un système incluant acteurs techniques
et politiques, comme au sein du gouvernorat de Damas pour la réalisation du schéma directeur.
Reste qu’il y avait un consensus (souvent tacite) sur un traitement différencié des quartiers :
les quartiers les plus éloignés du centre pourraient être conservés, tandis que les plus centraux,
situés sur des terrains à forte valeur foncière, seraient détruits au profit de projets immobiliers,
la concurrence se focalisant dès lors sur les quartiers péricentraux ainsi que sur la proportion et
le choix politique des quartiers à détruire ou à conserver.

2.  Le nœud foncier au cœur des politiques


Que ces politiques urbaines aient été négociées comme à Beyrouth, ou qu’elles comportent
des contradictions fondamentales comme à Phnom Penh, ou encore qu’elles soient en
concurrence les unes avec les autres comme à Damas, l’analyse fait d’abord apparaître que
ces politiques s’organisent autour d’une même bipolarisation autour des deux catégories de
la réhabilitation et de la rénovation. Elle montre ensuite que les types de politiques défendues
sont fortement liés à une multiplicité de représentations spatiales et sociales des acteurs sur
l’espace et le foncier. Elle fait apparaître enfin la façon dont ces représentations influencent les
processus de décisions au niveau local ou national.

118
Haro sur l’informel. Le foncier dans le traitement des quartiers précaires, espaces de compétition du politique

2.1.  Deux options opposées : déplacement ou maintien sur place des habitants
Des deux grandes catégories de projets et politiques urbaines proposées ou initiées dans ces
trois villes — à savoir i) la réhabilitation qui conserve le bâti, équipe le quartier et régularise (plus
rarement) le foncier, et ii) la rénovation urbaine qui détruit le bâti pour reconstruire un projet
neuf —, la première catégorie cherche souvent à maintenir les habitants sur place, même si
dans les faits, elle peut induire à terme un processus de gentrification, tandis que la seconde
catégorie a contrario reloge rarement les habitants sur place, mais les déplace généralement.
On trouve alors des évictions sans indemnisation compensatrice, ou avec une indemnité
correspondant ou non au prix du terrain ou du logement occupé, une relocalisation ou un
relogement ailleurs gratuit ou à prix réduit, voire un relogement sur place annoncé, mais non
réalisé…
La première catégorie, qui rejoint les recommandations des Nations Unies, correspond aux
programmes et projets non réalisés, ou partiellement, ou de faible ampleur, ou remis en cause
par des projets ultérieurs, dans les trois études de cas : relogement sur place non réalisé du
projet Élyssar à Beyrouth ; projet de land sharing non terminé pour 1  700 familles et réhabilita-
tion entre 1996 et 2001 de petits quartiers pour environ 6  000 familles à Phnom Penh, ensuite
détruits pour certains d’entre eux ; viabilisation et équipements de quatorze quartiers à Damas,
mais dont la plupart étaient destinés à être détruits à terme pour la réalisation de plans d’urba-
nisme, ou ont fait ensuite l’objet de projets de rénovation urbaine ; parallèlement, à Damas, des
projets et une politique nationale de réhabilitation de quartiers informels arrêtés depuis 2011.
Les programmes de réhabilitation (ou leurs projets pilotes) sont souvent financés, au moins
partiellement, par la coopération internationale.
La seconde catégorie correspond aux réalisations effectives les plus nombreuses et/ou aux
programmes prédominants dans les villes étudiées : éviction avec indemnisation dans le péri-
mètre couvert par le projet Élyssar pour la réalisation d’infrastructures ; nombreuses évictions
et 17 000 familles déplacées vers des sites de relogement durant les périodes 1990-1992 et
1998-2011 à Phnom Penh. À Damas, les débats internes au gouvernorat pour la réalisation du
schéma directeur n’étaient pas terminés en 2011, et aucune réalisation n’avait été entamée
à grande échelle. Mais à l’échelle nationale, une attribution à des investisseurs de terrains où
sont situés des quartiers informels était en cours (par appels d’offres), et à Alep, l’État avait
imposé à la municipalité de mettre à disposition un terrain municipal où un quartier informel
s’était érigé, terrain sur lequel un projet de réhabilitation était en cours avec la coopération
allemande. Ces programmes sont généralement financés par les autorités du pays et/ou le
secteur privé.

2.2.  Le rôle clef des représentations spatiales


La prédominance de la seconde catégorie, alors que les recommandations des experts et des
institutions internationales recommandent la première catégorie, pose question. Les choix
opérés ont rarement été le fait d’un consensus ou d’un processus homogène ou rationnel, mais
plutôt le résultat de négociations et de rapports de forces, dans le cadre de systèmes d’acteurs

119
Repenser les quartiers précaires

de l’urbanisme qui ont des objectifs, des idéaux et des intérêts différents. Ces choix sont large-
ment dépendants des représentations et des stratégies dont ces quartiers font l’objet de la part
de ces acteurs qui les conçoivent. Chaque acteur a une position spécifique pour chaque projet,
profil « topique », c’est-à-dire intégrant un système de représentations organisées autour d’une
situation donnée, d’un lieu au sens large, à la fois existant et projeté (Clerc, 2002), qui peut
évoluer.
Les options défendues par les uns ou les autres dépendent de l’image de la ville et de la société
que les acteurs veulent promouvoir, étant entendu que l’urbanisme depuis son origine tente
de résoudre des questions sociales par des réponses spatiales. Elles dépendent de leurs projec-
tions idéales d’amélioration future, issues ou non de théories de l’urbanisme : amélioration des
conditions de vie, de la morphologie, mise en valeur des qualités spatiales et sociales existantes
(participation, tissu social urbain, savoir-faire des habitants). Elles dépendent aussi de straté-
gies territoriales, politiques et économiques : à qui va revenir la plus-value foncière ? Qui va
maîtriser politiquement les espaces ? Le droit de propriété primera-t-il sur l’accès à la ville ?
Elles dépendent enfin des jugements et justifications que mobilisent les acteurs sur ces espaces,
selon plusieurs systèmes de valeurs (Boltanski et al., 1991), comme en témoignent les différentes
façons de les désigner, généralement connotées négativement (informel, irrégulier, illégal,
sous-intégré, anarchique, en infraction).
La dimension spatiale, et en particulier foncière, est au cœur des processus d’élaboration de ces
projets et politiques. Dans les trois villes étudiées, si les quartiers informels sont définis par leur
non-conformité aux lois, règlements et normes, en revanche, les décisions qui les concernent
sont dictées par la localisation des quartiers, leur surface et leur bâti, la tenure (mode de posses-
sion d’un bien immeuble ou foncier), le droit de propriété, les propriétaires, l’espace social, les
droits à la terre, le territoire, la valeur foncière… On peut en particulier souligner l’amplification
actuelle, voire l’exacerbation, dans ces représentations, de l’opposition entre les deux fonctions
traditionnelles du foncier et du logement : (i) leur dimension patrimoniale d’investissement, tirée
à son extrême par la financiarisation de l’immobilier (Halbert et al., 2010), et (ii) leur dimension
sociale d’habitat, brandie lors des revendications et luttes urbaines pour le droit au logement et
à la ville (Berry-Chikhaoui et al. 2007 ; Harvey, 2011).
On peut faire correspondre aux représentations associées à l’espace et au foncier de ces quar-
tiers un ou plusieurs types d’intervention publique.

120
Haro sur l’informel. Le foncier dans le traitement des quartiers précaires, espaces de compétition du politique

Tableau 1. Type de politique selon la perception des quartiers informels


(des représentations simultanées sont fréquentes)

Si cette représentation n’est pas


Ces quartiers peuvent être Si cette représentation domine,
dominante, les options suivantes
considérés comme : elle incite aux options suivantes :
sont possibles :
Éviction et rénovation urbaine,
Du foncier de valeur ou à valoriser
avec déplacement, relogement Régularisation et réhabilitation
(dévalorisé par l’occupation)
ou indemnisation (à valeur inférieure)
Des propriétés foncières légales Éviction
Régularisation
(squat illégitime) Relogement ailleurs
…alliés : maintien sur place Réhabilitation
Des territoires politiques…
…opposés : déplacement, relogement Rénovation urbaine
Des espaces spatialement mal
Destruction et reconstruction Réhabilitation
organisés ou non urbains
Des bâtiments construits sans permis, Destruction et reconstruction, Régularisation
hors normes avec déplacement ou relogement Amélioration
Des espaces sans hygiène, Équipement, réhabilitation,
Laisser-faire
sans infrastructures reconstruction
Régularisation
Des espaces d’installation et d’habitat Éviction
Relogement sur place,
(droit à la ville) Relogement ailleurs
laisser-faire
Des espaces abritant un tissu social Déplacement ou relogement ailleurs,
Régularisation et réhabilitation
et économique destruction du bâti
Des espaces urbains (vs villageois)
Destruction et déplacement
ou de qualité Régularisation et réhabilitation
Relogement sur place
(savoir-faire des habitants)
Des espaces évolutifs et adaptables Régularisation et réhabilitation Rénovation urbaine
Des espaces potentiellement durables Régularisation et réhabilitation Rénovation urbaine
Des espaces intégrés à la ville
Régularisation et réhabilitation Rénovation urbaine
(vs marginaux)

2.3.  Le nœud foncier


Des représentations majeures conduisent à programmer des opérations induisant le déplace-
ment des habitants. Quatre d’entre elles sont directement liées au foncier, dans ses dimensions
d’espace appropriable pour un individu ou pour un groupe contre ou au détriment d’un autre
individu/groupe : sa valeur financière, les droits de propriété, sa territorialité, son usage.
Première représentation active majeure en faveur du déplacement des habitants, l’idée que
le terrain n’est pas utilisé à sa « juste » valeur : le terrain occupé aurait une valeur en soi (finan-
cière), intrinsèque (celle qu’il aurait, s’il n’était pas occupé), qui est plus grande que celle de
l’habitat qu’il procure. Or, rattrapés par l’urbanisation et aujourd’hui souvent très bien situés,
des terrains occupés permettraient de réaliser de belles plus-values. À Beyrouth, ils sont situés

121
Repenser les quartiers précaires

le long d’une des deux seules plages de sable de la ville, à proximité du golf et des quartiers
huppés. À Phnom Penh, les plus importants sont localisés sur des terrains publics du centre-ville,
à proximité du Palais Royal et du Casino. Les mukhalafats de Damas sont très nombreux dans les
quartiers péricentraux, voire centraux. Ces espaces ont presque tous fait l’objet de plans d’ur-
banisme ou de projets de rénovation urbaine. Par intérêt ou conviction, les autorités adhèrent
souvent à l’argument des investisseurs, de plus en plus présents en raison de la globalisation des
investissements et de la financiarisation de l’immobilier, suivant lequel on ne peut pas garder de
tels quartiers, où logent des pauvres, sur des terrains d’une telle valeur (il n’est pas imaginé que
les habitants puissent eux aussi tirer bénéfice de ces plus-values foncières), et par conséquent
l’amélioration de la ville passe par leur déplacement.
Deuxième représentation omniprésente en faveur du déplacement des habitants : la force du
droit de propriété et l’effet répulsif de l’illégalité d’installation (le squat surtout, dont la régula-
risation est souvent vue comme le cautionnement d’une inégalité de droits entre les citoyens).
Récurrente, cette représentation a rendu impossible toute réhabilitation à Beyrouth, dans un
pays où les droits de propriété n’ont pas été bouleversés par la guerre civile, y compris de la part
de ceux qui reconnaissaient une légitimité aux occupants (réfugiés, droit à réparation de guerre,
défaillance de l’État). La puissance de cette représentation contraint parfois à des détours
pour permettre le relogement sur place (expropriation puis revente aux habitants, ou rachat
direct des propriétaires aux occupants ou l’inverse). En Syrie, les réhabilitations de quartiers
ont été faites sans régularisation foncière, et un membre du comité de suivi du schéma direc-
teur du gouvernorat de Damas annonçait qu’il pourrait « accepter un programme qui dure
cent ans, à condition que tous ces quartiers en infraction disparaissent à terme ». Au Cambodge,
l’occupation informelle, principalement située sur des terrains publics, allait à l’encontre de la
reconstruction des droits fonciers et de la reconstitution du domaine public.
Troisième représentation qui peut considérablement motiver l’action : le peuplement, son vote
et/ou son contrôle politique font de ces lieux des territoires. Si ces quartiers sont considérés
comme susceptibles d’abriter des opposants au pouvoir, c’est un espace à (re)conquérir par les
politiques urbaines (la rénovation est un outil puissant pour cela, car il modifie le peuplement).
À l’inverse, c’est un territoire à préserver pour ses alliés (par la réhabilitation, voire le reloge-
ment sur place). À Beyrouth, la représentation de ces espaces comme un territoire contrôlé
par les partis chiites tient pour partie dans la décision de ne pas réhabiliter ces quartiers (le
gouvernement ne souhaitait pas entériner l’existence d’un territoire adverse aux portes de la
capitale et à proximité de l’aéroport international). À Damas, jusqu’à aujourd’hui, les quartiers
informels abritant les alliés du régime ont été préservés, tandis que les quartiers d’opposition
ont été largement détruits par des bombardements ou par des bulldozers, comme c’est le cas
via un projet de rénovation urbaine conçu avant-guerre et adopté durant le conflit (décret 66
de 2012) (Clerc, 2014a).
Préside enfin également à l’encontre de l’idée de conserver l’existant, l’idée e­ sthético-­technique
très prégnante que l’espace urbain doit être planifié, ordonné, orthogonal ou réglé, ne serait-ce
que pour faciliter le passage des infrastructures et des engins de pompiers (Clerc, 2012).

122
Haro sur l’informel. Le foncier dans le traitement des quartiers précaires, espaces de compétition du politique

À l’extrême, on trouvait à la tête du ministère de l’Environnement syrien la volonté de suppri-


mer ces quartiers pour y recréer des espaces agricoles. De même, les autorités publiques sont
toujours très réticentes à l’idée de régulariser ou réhabiliter des bâtiments qui ne suivent pas
les normes de construction, pour des questions de sécurité et de responsabilité (c’est le cas en
particulier avec le risque sismique bien cerné à Damas).
Ces représentations autour du foncier sont d’autant plus actives et puissantes qu’elles sont
associées à des logiques stratégiques de préservation ou de conquête à l’échelle locale ou natio-
nale ­— défense de l’État à l’origine du droit et des normes, déploiement d’intérêts financiers
parfois considérables, gestion territoriale conflictuelle — qu’elles alimentent et qui les nour-
rissent.
D’autres représentations poussent à l’inverse vers l’idée d’une régularisation et d’une réha-
bilitation. Tout d’abord, on note parfois un certain pragmatisme face à l’ampleur de cette
urbanisation. Par ailleurs régulièrement, mais plus rarement, ces quartiers sont vus par les
acteurs des politiques comme des espaces d’installation adaptés aux revenus, comme des
espaces de sociabilité, de culture, de savoir-faire et d’usages sociaux de proximité, de mixité
fonctionnelle et sociale, de production économique, ou comme des quartiers urbains intégrés,
évolutifs, adaptables, voire déjà partiellement adaptés au changement climatique et potentiel-
lement durables. Plusieurs de ces représentations sont liées à l’idée d’une ville pour tous et
accessible à tous. Ces représentations sont également profondément insérées dans les logiques
d’action, mais semblent avoir moins de prise sur l’élaboration des politiques, même si, associées
à des visions idéales de la ville ou à des luttes urbaines pour l’accès à la ville, elles sont rendues
particulièrement visibles chez certains professionnels de la ville, sur le terrain et dans les médias.
Enfin, les constructions sans permis ne sont pas toujours un obstacle à la régularisation, comme
en témoignent les régulières lois de régularisation immobilières au Liban, ou l’adoption en Syrie
en 2004 d’une loi permettant le dépôt de permis de construire a posteriori. Et le consensus
autour du manque d’infrastructures et de services est un argument récurrent tant pour la réno-
vation urbaine que pour des améliorations immédiates, même provisoires, comme cela a été le
cas à Phnom Penh pour de nombreux petits quartiers (parfois détruits ensuite), à Beyrouth par
les municipalités de la banlieue Sud, en attendant la réalisation du projet, ou encore à Damas
avec l’idée que tous les citoyens devaient être égaux pour l’accès aux infrastructures de base.
Ces programmes de régularisation et d’équipement en infrastructures sont nombreux, signe
d’une conjonction des représentations autour de cette question.

Conclusion : les quartiers précaires au cœur d’une compétition


pour l’appropriation du foncier
Dans les trois pays étudiés, l’option de la réhabilitation-régularisation promue par les instances de
coopération internationale n’a pu s’imposer complètement, malgré le financement de plusieurs
projets et une présence importante sur le terrain : ainsi, ONU-Habitat avait des bureaux et des
employés au sein même de la municipalité de Phnom Penh à la fin des années 1990, tandis qu’à

123
Repenser les quartiers précaires

Damas, des professionnels travaillaient en partenariat avec des experts internationaux dans les
années 2000, notamment au ministère de l’Administration locale. La réhabilitation était toute-
fois encouragée, majoritairement par des acteurs proches de ces institutions de coopération
ou ayant bénéficié de formation, à l’étranger ou sur place, mettant au jour leur influence éven-
tuelle pour faire évoluer les mentalités. Par ailleurs, la possibilité de mobiliser des financements
internationaux pour des améliorations urbaines a incité à la mise en place de projets allant dans
le sens des recommandations des bailleurs.
Les opérations de réhabilitation programmées l’ont été sur des espaces présentant
comparativement peu d’enjeux, s’apparentant à une stratégie de petits pas. Ainsi, des réhabi-
litations et équipements de quartiers ont eu lieu sans caractère définitif et sans régularisation
(ONU-Habitat/municipalité à Phnom Penh, UMP/gouvernorat à Damas). D’autres opérations
se sont produites dans des municipalités éloignées du centre (Cities Alliance/gouvernorat de
Rif Damas), ou au sein de projets adoptant une solution hybride, comme pour des terrains
péricentraux de Damas situés sur le mont Qassioun dominant la ville (projet de coopération
européenne mixant réhabilitation et déplacement des habitants), ou à l’ouest de la Rue 30
(projet de rénovation urbaine financé par les coopérations européenne et française, avec relo-
gement sur place des habitants) — ces trois projets n’étant pas arrivés à terme avant le début
de la guerre civile.
En somme, les représentations et les enjeux associés à l’appropriation du foncier par des
acteurs au détriment d’autres orientent les décisions en faveur de la rénovation. Lorsque les
acteurs politiques, économiques et techniques qui influencent le processus des décisions de
politiques publiques ne veulent pas céder aux habitants la valeur totale, ni les droits, ni la locali-
sation du foncier qu’ils occupent, ni son utilisation hors normes institutionnelles, les projets de
rénovation urbaine prévalent alors sur les arguments d’un accès à la ville pour tous et/ou de la
reconnaissance spatiale et sociale de ces quartiers et de leurs qualités (savoir-faire des habitants,
progressivité de la construction, densité, adaptabilité…).
Ces situations concurrentielles entre représentations et entre politiques urbaines font donc
apparaître une compétition pour le foncier, non seulement entre des acteurs qui cherchent à
s’en approprier la valeur, les droits et l’emprise urbaine, mais également entre ceux-ci et ceux
qui ambitionnent de défendre l’intérêt partagé ou public d’un accès à l’espace urbain pour
tous.
La force des représentations foncières, c’est-à-dire principalement localisées, faisant apparaître
la prééminence des logiques stratégiques de préservation ou de conquête (de droits, d’inté-
rêts financiers, de territoires, d’usages) à l’échelle locale ou nationale, est un élément nodal
de compréhension de la difficulté à adopter des recommandations internationales. Celles-ci
défendent en effet un intérêt public non localisé, extraterritorial, et des objectifs universels,
comme l’élimination de la pauvreté, l’accès à l’eau pour tous, la diminution du nombre d’ha-
bitants dans les quartiers précaires, ou encore l’avènement de villes résilientes et durables,
exprimés depuis 2000 dans les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) de
l’ONU, et depuis 2015 dans ses nouveaux Objectifs de développement durable (ODD).

124
Haro sur l’informel. Le foncier dans le traitement des quartiers précaires, espaces de compétition du politique

Reste que des différences apparaissent entre les pays sur les enjeux et les moyens d’appropria-
tion du foncier. Au Liban, la représentation d’une nécessaire captation de la rente foncière et
immobilière par les propriétaires fonciers est telle, et sans complexe, que tous les terrains privés
sont constructibles, et que certains aujourd’hui se mobilisent pour obtenir de l’État une indem-
nisation lorsqu’un terrain perd son caractère de constructibilité, correspondant au prix de la
construction non réalisée. À Phnom Penh, c’est à une stratégie de (re)conquête des espaces
publics, squattés ou non, que l’on assiste depuis plus de dix ans, pour le service de l’intérêt privé,
en vue de les vendre à des investisseurs, que ce soit des équipements publics comme le palais
de justice, vendu dans les années 1990, ou le domaine public, comme le lac Boeng Kak, vendu
et remblayé aujourd’hui (Clerc, 2016). À Damas, la guerre civile a eu pour conséquence d’ar-
rêter presque tous les programmes d’urbanisme en cours. Ne prédominent plus aujourd’hui
que des destructions de quartiers entiers, informels ou non, dans une logique de conquête de
territoires. Le seul projet d’urbanisme médiatisé au cours de la guerre est un projet de réno-
vation urbaine à l’emplacement d’un quartier informel. Pour le reste, l’enjeu à venir sera celui
de la reconstruction, avec la question qui se posera de la pertinence, de la justesse et/ou des
modalités de la reconstruction d’espaces auparavant informels, c’est-à-dire dont la légitimité
de l’existence était en cause avant la guerre, avant leur destruction (Clerc, 2014c).

Références bibliographiques
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Urban Management Program Cities Consultation Cases Studies, no 28, pp. 69-79.

126
Informalité, immobilier locatif
et logement dans les pays du Sud global
Alan GILBERT

Introduction
La lutte contre la pauvreté dans le monde constitue un immense défi. Malgré une amélioration
progressive au fil des années, 1,3 milliard d’êtres humains vivaient toujours dans la plus grande
pauvreté en 2008 (The Economist, 2012). Si près des trois quarts des pauvres des pays en dévelop-
pement résident encore en milieu rural, le nombre de citadins pauvres ne cesse d’augmenter, les
ruraux migrant vers les villes en quête de conditions de vie meilleures. Aujourd’hui, un tiers envi-
ron des résidents des villes sont pauvres et la plupart d’entre eux vivent dans les pays « du Sud ».
Pauvreté urbaine rime avec conditions de vie médiocres. Des millions de personnes s’entassent
dans des logements trop exigus, souvent sans accès à des services ou des infrastructures adap-
tés. Parfois, la structure physique du bâtiment ou son emplacement rendent le logement
dangereux. Même si les chiffres varient selon les critères utilisés pour définir un « slum »[1], on
estime à 900 millions le nombre de personnes vivant dans ce type de quartiers (Gilbert, 2007)[2].
C’est le lot de pratiquement un citadin sur trois dans les pays en développement et de plus de
sept Africains sur dix (UN-Habitat, 2010).
La pauvreté n’explique bien entendu pas, à elle seule, le manque de logements décents — sinon,
tous les habitants des pays riches seraient bien logés. Les inégalités, le coût d’un bien immobi-
lier par rapport aux revenus, les flux migratoires accélérés, la croissance démographique et les
discriminations participent également du problème du logement. Sans oublier l’indigence des
politiques, un aspect essentiel qui est au cœur de ce chapitre.

Heureusement, la pauvreté dans le monde semble reculer tandis que le nombre de pays
signataires des différentes déclarations des Nations Unies relatives aux droits au logement
augmente. Même si, bien sûr, il y a loin du principe (les dirigeants acceptent de réduire le déficit
de logements) à la réalité (ils obtiennent des résultats concrets). En n’adoptant pas les politiques
appropriées, les gouvernements se privent de moyens d’agir. À cet égard, il semble bien que

[1] « Taudis » est la traduction « officielle » du terme slum utilisé par les Nations Unies depuis 2003.
[2] Le terme même de « bidonville » étant problématique, nous ne l’emploierons plus dans le reste de ce chapitre.

127
Repenser les quartiers précaires

la plupart aient échoué. Nous affirmons ici que la grande majorité des pays ont défendu une
vision trop étroite de la politique du logement. La plupart se sont efforcés d’élargir l’accession
à la propriété — s’engageant en fait dans une trajectoire sans fin. Ce faisant, ils ont négligé une
solution importante pour remédier au problème du logement.
Ce chapitre défend l’idée que l’immobilier locatif peut contribuer à réduire la pénurie de loge-
ments. Rares sont hélas les gouvernements à avoir pour l’instant pris cette question au sérieux,
même dans les pays où une grande partie des citadins pauvres sont locataires. Des stratégies plus
judicieuses en matière de logement locatif ne résoudront bien entendu pas les énormes difficultés
de logement des pauvres résidant en ville mais elles peuvent, c’est l’argument soutenu ici, améliorer
la situation de différentes façons, notamment sur le plan de la quantité de logements disponibles
— sans compter leur utilité pour endiguer l’étalement urbain, améliorer l’accès aux infrastructures
et aux services et augmenter les revenus de nombreux pauvres, surtout parmi les personnes âgées.

1.  Évolution des modes d’occupation


Selon les estimations, 1,2 milliard d’individus de par le monde vivent dans un logement locatif[3],
situé dans la plupart des cas en ville.

Recul de la location par rapport à la propriété


Dans la plupart des pays du Sud, l’accession à la propriété a connu une nette accélération dans
la seconde moitié du xxe siècle. Au Chili par exemple, le nombre de propriétaires est passé de
33 % en 1952 à 69 % en 1982 (Brain et al., 2014, p. 170). Mais la dynamique sous-tendant cette
évolution n’a rien à voir avec celle observée dans les pays du Nord : c’est le phénomène de
­l’autoconstruction qui explique cet essor dans les pays du Sud, sur fond de croissance urbaine
rapide et de pauvreté généralisée. La plupart des gouvernements ont fermé les yeux sur les
formes illégales ou irrégulières d’occupation de l’espace quand ils ne les ont pas, pour des
raisons politiques, encouragées. Au Brésil, les sous-marchés informels et les initiatives d’auto-
construction des ménages seraient responsables d’environ les trois quarts de tous les logements
construits entre 1964 et 1986 tandis qu’au Mexique, plus de la moitié des unités de logement
construites entre 1980 et 2003 le sont de manière informelle (ONU-Habitat, 2011a, p. 8).

Hausse en valeur absolue du logement locatif


Si la part des locataires recule dans la plupart des pays du monde depuis 50 ans, le rythme de
la croissance urbaine a souvent induit une hausse en valeur absolue du nombre de ménages
vivant en logements locatifs. Dans les zones urbaines de l’Inde, par exemple, ils sont passés de
15,3 à 21,7 millions entre 2001 et 2011, contre une progression de 2,5 à 4 millions au Mexique
entre 1980 et 2010 (Salazar et al., 2014, p. 300).

[3] Calculs de l’auteur sur la base de recensements de la population et de données d’enquêtes.

128
Informalité, immobilier locatif et logement dans les pays du Sud global

Les villes et les régions ne sont pas toutes logées à la même enseigne
Même si, globalement, les propriétaires sont plus nombreux que les locataires, la situation peut
varier d’un pays à l’autre. Dans de nombreux pays développés, les propriétaires sont moins
nombreux que dans la plupart des pays en développement. De fait, le rapport est inversement
proportionnel dans les pays développés entre propriété immobilière et PIB par habitant, puisque
les pays les plus riches tendent à avoir la part de propriétaires la plus faible. Ainsi en Allemagne et
en Suisse, le nombre de propriétaires est inférieur à celui observé en Espagne, nettement moins
riche qu’eux. Ce qui corrobore un constat global : les pays les plus démunis sont aussi en général
ceux qui ont le plus de propriétaires — une situation qui s’explique par le fait qu’une grande
majorité d’habitants vit toujours en milieu rural, où la location est peu répandue. Sans oublier le
poids des facteurs culturels et historiques : dans la plupart des pays communistes, par exemple,
une grande majorité de citadins vivaient jusqu’encore récemment dans des immeubles locatifs
d’État (Tsenkova, 2011).
Au sein d’un même pays, le mode d’occupation peut fortement varier, entre urbains et ruraux
mais également d’une ville à l’autre. D’une manière générale, les locataires sont plus nombreux
dans les villes où les terrains et les logements sont relativement chers, la plupart des ménages
n’ayant pas les moyens d’acheter. Ce qui explique pourquoi les plus grandes villes ont souvent
un taux de propriétaires assez faible : 49 % pour Shanghai (2000) et 46 % pour Bogotá (2007)
(ONU-Habitat, 2011b, p. 6).
Dans la plupart des pays d’Afrique et d’Amérique latine, les différences de taux de propriétaires
sont liées à l’accessibilité de terres bon marché ou gratuites. Dans les villes qui ont toléré une
occupation informelle de l’espace ou des subdivisions clandestines de parcelles, des milliers,
parfois même des millions, de familles en ont profité. À l’inverse, là où les autorités ont été
moins laxistes, le nombre de propriétaires tend à être inférieur. Ainsi en Équateur, 64 % des
ménages de Guayaquil étaient propriétaires de leur logement en 2006, contre simplement
48 % à Quito (INEC, 2006) ; les occupations informelles sont plus fréquentes dans le premier
cas. En Colombie, les habitants des villes de plaine, où ce phénomène a été très répandu, ont
davantage tendance à être « propriétaires » de leur logement que dans les villes situées en alti-
tude, où les terres disponibles sont plus rares.

2.  Évolution du logement locatif dans le monde


Le logement locatif revêt différentes formes dans le monde avec, selon les cas, des bailleurs
majoritairement publics ou majoritairement privés. Il arrive qu’il soit géré par de gros inves-
tisseurs, même si le profil le plus fréquent est celui du bailleur à petite échelle. Tous les profils
sociaux et économiques se retrouvent chez les locataires : jeunes et moins jeunes, riches et
pauvres, populations autochtones et migrants. Et, du fait de la variation du niveau de revenu des
ménages locataires, le logement qu’ils se procurent ainsi peut aller du plus confortable au plus
rudimentaire, voire à des structures carrément dangereuses.

129
Repenser les quartiers précaires

Le logement locatif public — autorités nationales et locales


À l’instar de leurs homologues des pays du Nord et de la plupart des pays communistes, les
autorités des pays du Sud construisent souvent des logements publics soi-disant destinés aux
pauvres. Sur le continent américain, la construction de logements publics a fortement augmenté
à l’époque de l’Alliance pour le progrès (1961-1973), lorsque USAID et la Banque inter­américaine
de développement investissaient massivement dans la région. Mais seules quelques régions
ont pratiqué la construction de logements publics à grande échelle : l’Arabie saoudite, dopée
par son pétrole ; la Chine et l’Égypte (sous Nasser) au nom du socialisme ; l’Afrique du Sud de
l’apartheid ; et certaines villes confrontées à un afflux massif de réfugiés (comme Hong Kong et
Singapour) ou planifiées, à l’instar de Brasilia et Ciudad Guayana.
Tandis que la plupart des logements publics ont été attribués à des locataires, il est vite apparu
que l’État faisait en général un piètre propriétaire : les loyers étaient trop faibles et les bail-
leurs sociaux avaient souvent du mal à recouvrer les loyers ou à expulser les mauvais payeurs.
Résultat, la plupart se sont retrouvés dans une situation financière délicate. Forts de cette expé-
rience, pratiquement tous les gouvernements latino-américains ont décidé de se défaire de
leurs stocks de logements locatifs pour privilégier à l’avenir les opérations de vente. De même
en Afrique du Sud, où l’octroi de logements publics était l’un des piliers de la politique urbaine
du gouvernement d’apartheid, près de 398 000 logements ont été transférés à leurs occupants
dans les toutes premières années de gouvernement de l’ANC. Aujourd’hui, le volume de loge-
ments publics en Afrique, en Asie et en Amérique latine est en règle générale très limité.

La location privée dans le secteur formel


Autrefois, les propriétaires appartenaient en général aux segments les plus riches et les plus puis-
sants de la société. Au cours du xxe siècle cependant, la plupart des investisseurs commerciaux
ont réalisé qu’il était moins rentable et plus complexe de louer des biens à des particuliers que
de construire des logements dans le but de les revendre ou de louer des espaces de bureaux
à des entreprises. Une évolution confortée par les pouvoirs publics qui, à travers la fiscalité
ou des programmes de subventions, ont commencé à encourager l’accession à la propriété.
L’introduction des loyers contrôlés a probablement porté le coup de grâce à la plupart d’entre
eux. Aujourd’hui, les investisseurs commerciaux ne jouent un rôle important que dans un
nombre relativement limité de pays.
Pratiquement partout, la majorité des propriétaires n’a que quelques biens à louer (ONU-Habitat,
2003). Au Chili, 80 % détiennent un bien et 10 % sont à la tête de deux ; en 2010, 27 personnes
seulement possédaient plus de 50 biens (soit 4 117 logements au total) et cinq en avaient plus
de 200 (1 025 logements) (Sabatini et al., 2012, p. 75).

La location privée dans le secteur informel


Tout au long du xxe siècle, les biens immobiliers de l’élite situés dans des quartiers alors très
courus ont souvent été divisés pour pouvoir accueillir des locataires. Avec le temps et notam-
ment lorsque le contrôle des loyers a empêché les augmentations, les propriétaires ont souvent

130
Informalité, immobilier locatif et logement dans les pays du Sud global

laissé leurs biens se dégrader. Ces immeubles centraux ont continué d’abriter un grand nombre
de locataires, même si les conditions ne satisfaisaient pas toujours aux normes sanitaires et de
sécurité.
Mais avec l’essor des villes du Sud, une nouvelle forme de logement locatif a fait son appa-
rition. Une fois obtenus un minimum de services et une desserte par autobus, les zones
d’autoconstruction ont commencé à accueillir une proportion croissante de locataires. Ce
phénomène a été particulièrement marqué en Amérique latine, où des propriétaires informels
ont élargi leurs maisons et construit des pièces supplémentaires pour accueillir des locataires et,
ce faisant, améliorer leur ordinaire.
La plupart agissent en marge de la loi puisqu’ils louent un bien qui n’a pas fait l’objet d’un permis
de construire, ne font pas signer de bail écrit à leurs locataires, ne respectent pas la législation en
matière de loyers et, le plus souvent, ne paient pas les impôts correspondants. Si, dans certains
cas, ces activités peuvent être répréhensibles, les propriétaires s’enrichissant grassement en
louant des logements déjà surpeuplés, voire dangereux, la plupart semblent faire preuve d’un
réel sens des responsabilités — une attitude qui s’explique en grande partie par le fait qu’ils sont
en général issus des mêmes milieux sociaux que leurs locataires. En tant que détenteurs de loge-
ments autoconstruits, ils tendent à avoir un parcours et des revenus similaires. Eux-mêmes très
souvent migrants, ils se distinguent de leurs locataires en ceci qu’ils sont plus âgés et installés en
ville depuis plus longtemps.
Les propriétaires peuvent être des hommes ou des femmes. La plupart des propriétaires de
sexe masculin vivent avec une femme qui gère les locataires, mais beaucoup de veuves ou de
femmes séparées louent elles-mêmes leurs biens. Dans certaines sociétés (comme souvent en
Afrique de l’Ouest et en Inde), les propriétaires sont majoritairement des hommes parce qu’ils
sont les seuls à pouvoir hériter d’un bien immobilier. Ailleurs, les femmes bailleurs sont plus
nombreuses parce que leur espérance de vie est supérieure : le nombre de femmes proprié-
taires augmente avec l’âge de la population citadine (ONU-Habitat, 2003, p. 56).
Tous les propriétaires louent leur bien pour en tirer un revenu mais le niveau de profit qu’ils
en dégagent varie largement. Certains font preuve d’un sens commercial particulièrement
aiguisé et il n’est pas rare d’observer des profits excessifs dans les « bidonvilles » de Nairobi,
Bangkok, Benin City (au Nigéria) ou Bombay. Mais la plupart des bailleurs de logements auto-
construits semblent avoir une approche nettement moins « professionnelle » et rares sont les
petits propriétaires à connaître vraiment la loi et les règles comptables. Peu d’entre eux vont
vraiment s’enrichir à partir des loyers reçus. Au Mexique, la plupart des propriétaires relèvent
de la catégorie « investisseurs domestiques ». Devenir propriétaire leur permet d’investir dans
quelque chose qu’ils comprennent intuitivement, fait de briques et de mortier. En revanche, ils
ignorent tout du fonctionnement des institutions financières en général — ou s’en méfient —
et, a fortiori, des places boursières et des fonds spéculatifs.
Certains propriétaires se lancent dans le « métier » le jour où, leurs enfants partis, ils récupèrent
de la place chez eux. Louer un bien sert aussi de filet de sécurité en cas de drame familial. Le
fait d’être propriétaire a le mérite d’offrir une sécurité pour l’avenir. En effet, un grand nombre

131
Repenser les quartiers précaires

de bailleurs sont âgés et dépendent, pour vivre, de leur retraite ou uniquement de leurs loyers.
Mais louer un bien est aussi un moyen de se prémunir en cas de difficultés financières impré-
vues. Le chômage ou la récession de l’économie ont tendance à accroître, chez les propriétaires,
la disposition à louer.
Rares sont les bailleurs à héberger plus de quelques locataires et la plupart vivent sur place. En
général, ils prennent des locataires qui louent une chambre (lodgers), une stratégie pratiquée
depuis longtemps par les propriétaires des pays développés qui ont du mal à s’en sortir avec leur
seul revenu. Quelques pays font exception, où une grande majorité d’habitants sont, comme au
Kenya, propriétaires de leur logement ou lorsque, comme à Kingston (Jamaïque), les locataires
ou les nouveaux propriétaires d’un logement subventionné par l’État louent ou sous-louent la
totalité de leur bien, en totale illégalité.

3.  Les logements des pauvres


Les modes de logement des citadins pauvres sont très variables : locations dans un centre-
ville à l’abandon, location de chambres ou d’appartements dans des zones périphériques déjà
anciennes ; construction d’un logement temporaire sur un terrain loué ; installation sur le toit
d’un immeuble ; achat d’un logement subventionné dans la banlieue ; achat d’un logement
réhabilité dans le centre-ville ; construction d’un logement dans des zones périphériques de
création récente ; partage d’un logement ou d’une parcelle avec des membres de la famille ou
des amis. Même si toutes les familles ne sont pas égales devant ces possibilités, elles ont pour la
plupart quand même le choix, même si celui-ci est restreint.

Les citadins pauvres sont-ils propriétaires, locataires ou en cohabitation ?


Dans la plupart des pays développés, un propriétaire moyen est bien mieux loti qu’un loca-
taire moyen et les pauvres ont plus de chances d’appartenir au second groupe qu’au premier.
Mais ces écarts de revenus sont nettement moins évidents dans les pays moins riches. Si, en
général, les propriétaires font partie des nantis, bon nombre de ménages pauvres sont eux
aussi propriétaires de leur logement, même si celui-ci est beaucoup plus modeste. La diffé-
rence fondamentale, c’est que les pauvres des pays du Sud vont souvent accéder au logement
par étapes (« logement progressif »). La plupart des familles pauvres décident de vivre dans un
bidonville plutôt que de louer, quand elles n’y sont pas obligées, faute de moyens.
Bien entendu, la politique du gouvernement peut influer sur le mode d’occupation choisi.
Au Chili, le lien « classique » entre propriété et revenu a été inversé grâce à un programme
de subventions en capital introduit de longue date par les autorités. Au prix d’aides impor-
tantes, cette politique garantit plus ou moins aux pauvres l’accès à un logement, sachant que
les pouvoirs publics ont mis au point un système de ciblage très sophistiqué pour éviter tout
abus (Almarza, 1997 ; Gilbert, 2002 ; Held, 2000, Pérez-Iñigo González, 1999). En revanche, les
ménages plus aisés doivent faire appel à leurs propres ressources pour acquérir un logement et
rares sont ceux qui ont les moyens de réaliser leurs rêves immobiliers.

132
Informalité, immobilier locatif et logement dans les pays du Sud global

Dans de nombreux pays, certains ménages pourraient accéder à la propriété mais choisissent
de ne pas le faire. Il y a une vraie différence entre le désir de propriété dans l’absolu et ce que
devenir propriétaire implique dans la réalité. Les propriétaires putatifs ne passeront vraiment à
l’acte que lorsqu’ils trouveront l’option qui leur convient. En attendant, ils louent leur logement,
une décision mieux adaptée à leurs besoins du moment. La location convient aux ménages
mobiles, à ceux dont certains membres travaillent en centre-ville, aux familles nouvellement
constituées et aux ménages dirigés par une personne âgée ou handicapée. C’est la raison pour
laquelle certains ménages restent en location ou en cohabitation, alors même qu’ils ont les
moyens d’acquérir leur propre logement. Certaines familles franchiront le pas même si, pour
cela, elles doivent construire un logement dans une banlieue mal desservie ; pour d’autres,
c’est une contrainte rédhibitoire. Certains locataires s’accrochent à leur location, même quand
le logement est surpeuplé et qu’ils récupéreraient de la place en s’installant chez eux dans la
banlieue, à cause de l’emplacement ou de l’accès aux services dont ils bénéficient en restant à
cet endroit-là. D’autres sont tout simplement trop mobiles ou trop peu assurés de leur avenir
pour faire le choix d’acheter ou de construire un logement.
La plupart des locataires traitent en direct avec leur propriétaire, qu’il s’agisse d’une chambre,
d’un appartement ou d’une maison. Mais certains louent le terrain sur lequel ils vont construire
leur habitation, souvent rudimentaire. C’est le principe qui régit les « parcs locatifs » (rentyards)
aux Caraïbes, les « villes perdues » au Mexique ou leur équivalent à Lima, les bidonvilles (bustees)
indiens et certains quartiers de Calcutta ou de Bangkok où les occupants sont locataires du sol.
Dans les villes sud-africaines, les arrière-cours accueillent quantité d’occupants dont certains y
érigent leur propre cahute (Bank, 2007 ; Crankshaw et al., 2000 ; Morange, 2006).
Pour de nombreux locataires dans les pays du Sud global, les conditions de vie sont difficiles.
Au Mexique, la suroccupation des immeubles est un problème récurrent, sachant que les
locataires les plus démunis sont aussi ceux qui ont le plus de probabilité de vivre sur les toits
d’immeubles ou dans des vecindades, une forme d’habitat populaire organisé autour d’un patio
(Salazar et al., 2014). Dans certaines villes d’Afrique et d’Asie, les conditions de vie semblent
particulièrement déplorables. Dans les villes du Zimbabwe, les pensions proposent des services
« terriblement médiocres et inadaptés » et sont « affreusement surpeuplées » (Grant, 2007,
pp. 78-79). Au Kenya, « les conditions de vie dans la plupart des baraquements illégaux qui se
louent à Thika et Nairobi sont révoltantes. Rares sont les familles à disposer de plus d’une pièce
et, le plus souvent, les sanitaires font totalement défaut. Personne n’entretient les bâtiments
et les propriétaires sont impitoyables quand il s’agit de toucher leur loyer » (Andreasen, 1996,
p. 362). Et dans la plupart des fameux « villages urbains » des villes chinoises, la surpopulation est
monnaie courante (Huang, 2003).
Pour autant, les locataires ne sont en général pas les plus mal lotis. Au Mexique et au Pérou, un
ménage locataire moyen aura un logement et des services de meilleure qualité qu’un proprié-
taire moyen (Calderón, 2014, pp. 349-53 ; Salazar et al., 2014, p. 301). Au Brésil, les locataires
bénéficient en général de logements mieux équipés sur le plan sanitaire que les propriétaires
(Pasternak et D’Ottaviano, 2014, p. 144). Les locataires pauvres occupent habituellement

133
Repenser les quartiers précaires

une superficie moindre que les propriétaires pauvres mais la qualité de leur logement est
supérieure ; d’une manière générale, une personne qui loue privilégie un bien qui lui permet
d’accéder à des infrastructures et des services et choisit rarement un logement en mauvais état.
Les locataires pauvres se concentrent dans des quartiers anciens et la proportion de locataires
augmente avec l’ancienneté de la zone autoconstruite. Les conditions de vie sont probable-
ment les plus éprouvantes pour les personnes qui partagent un logement avec des proches et
pour les familles propriétaires dans des zones affectées au logement progressif.

4.  Améliorer la qualité du logement locatif pour les citadins pauvres


Chaque gouvernement intervient plus ou moins dans le secteur du logement. La plupart
recourent aux programmes de construction pour accélérer la croissance et créer des emplois.
Ils cherchent ce faisant à améliorer les conditions de logements, désamorcer les conflits sociaux
et gagner des électeurs. Dans les pays où les ménages urbains étaient majoritairement locataires
de leur logement, l’immobilier locatif était au cœur des préoccupations des pouvoirs publics.
Mais avec le développement de l’accession à la propriété, les bailleurs et les locataires ont perdu
de leur importance. De plus en plus, les pouvoirs publics ont cherché à mettre en place des
solutions de crédit, à améliorer les infrastructures et à amender la réglementation fiscale afin de
favoriser l’achat immobilier. Des considérations électorales sont venues peser sur ces politiques,
avec pour conséquence l’adoption de mesures populistes (depuis l’allégement d’impôts sur les
remboursements de prêts hypothécaires à la vente à prix bradés, à leurs occupants, de biens
immobiliers d’État). Dans les pays pauvres, la technique la plus utilisée pour gagner les suffrages
de la population consistait à encourager, ou du moins à ignorer, l‘occupation illicite sur des
terrains publics. Logiquement, les hommes politiques ont ensuite développé les services et les
infrastructures desservant ces nouvelles banlieues informelles, pour conserver cet électorat.
Un peu partout dans le monde, l’appétit immobilier latent de chacun a été attisé par les incita-
tions généreuses consenties par les pouvoirs publics à des propriétaires « responsables », depuis
des crédits bon marché aux ménages voulant acquérir leur logement à la mise à disposition
de logements gratuits pour les plus pauvres en passant par la bonification des taux d’intérêt
hypothécaire, les allégements fiscaux sur les remboursements ou des subventions aux familles
pauvres ayant un projet immobilier. Sans oublier la non-imposition des plus-values immobilières
ou du revenu locatif fictif perçu par un propriétaire. Et comme les prix de l’immobilier se sont
envolés dans de nombreux pays, des millions de propriétaires se sont mis à louer des biens, le
passage au statut de bailleur leur permettant de réaliser des profits.
En plus d’encourager la détention d’un logement formel, bon nombre de gouvernements
des pays du Sud ont laissé se développer les zones d’autoconstruction. L’autoconstruction
explique en grande partie l’essor rapide de la propriété immobilière dans le Sud, surtout dans
les villes où les pauvres ont pu s’installer sans permis sur des terres inoccupées. Depuis quelques
années, la plupart des agences de coopération internationale et des banques multilatérales
de développement recommandent aux pouvoirs publics d’améliorer et de régulariser ces

134
Informalité, immobilier locatif et logement dans les pays du Sud global

zones. En devenant des citoyens bénéficiant de droits fonciers pleins et entiers, avec accès aux
infrastructures et aux services, les habitants de ces quartiers pourraient investir dans la moder-
nisation de leurs logements.

Légalisation et contrôle des loyers


À la fin des années 1980, près de 150 pays dans le monde avaient introduit un contrôle des loyers
ou des subventions aux loyers. Depuis quelque temps cependant, le contrôle des loyers a très
mauvaise presse. Ce dispositif favorise les occupants de longue date d’un bien locatif et pénalise
les nouveaux locataires. D’autant qu’il n’y a aucun contrôle du niveau de revenus des bénéfi-
ciaires de ces loyers contrôlés ; beaucoup ne sont pas pauvres. Par ailleurs, le contrôle des loyers
ayant tendance à fonctionner dans le marché locatif formel mais pas dans le marché informel,
ses effets ont de fortes chances d’être inéquitables. Sans compter qu’en faussant la valeur du
bien, le contrôle du loyer encourage souvent une utilisation peu efficace du logement et, en limi-
tant les profits, peut dissuader les propriétaires d’investir ou même d’entretenir le stock existant.
Ce florilège d’inconvénients a convaincu la plupart des économistes et un nombre croissant de
décideurs d’abolir le contrôle des loyers — mais de le faire progressivement pour minimiser les
coûts d’ajustement et préserver l’harmonie politique. Cela étant, l’assouplissement du contrôle
des loyers n’a, en tant que tel, que rarement engendré un regain d’investissements sachant que,
dans des pays comme l’Allemagne, l’investissement semble avoir perduré alors même que l’État
exerce un contrôle strict sur les loyers.

Qu’entend-on par « logement abordable » ?


Les occupants se plaignent souvent que les loyers sont trop élevés tandis que les propriétaires
dénoncent leur faible montant. Il est évident que certains locataires n’ont pas les moyens de
payer le loyer demandé et que, au fil des années, un grand nombre de propriétaires ont abusé
de leur situation. Mais il est tout aussi évident que certains loyers sont trop faibles pour susci-
ter de nouveaux investissements. Concrètement, des travaux de recherche ont montré que
lorsque les loyers sont totalement fixés par le marché, ils tendent à suivre l’évolution, à la hausse
et à la baisse, du revenu réel (ONU-Habitat, 2003, p. 82). Après tout, un propriétaire ne peut
pas augmenter trop fortement le loyer au risque, sinon, de ne pas trouver preneur. Face à la
pauvreté généralisée, la plupart sont obligés de baisser leurs loyers parce que leurs locataires
n’ont pas les moyens de verser davantage. Mais le loyer ne leur rapportant plus assez, ils ont
tendance à tailler dans les dépenses d’entretien et d’investissement. Dès lors, les loyers sont à
la fois trop bas et trop élevés. Les bailleurs ne touchent pas assez d’argent pour proposer un
logement convenable ou pour éviter à leur propre famille de sombrer dans la pauvreté.

Jusqu’où faut-il sécuriser les baux ?


Dans certaines villes, les locataires déménagent souvent, par choix ou parce qu’ils ont été
expulsés de manière arbitraire. Ailleurs, ils occupent souvent le même logement depuis long-
temps.

135
Repenser les quartiers précaires

Dans de nombreux pays, les locataires déplorent la précarité de leur contrat de bail. Dans la
plupart des logements informels, le propriétaire peut en général expulser ses locataires à son
gré. Mais beaucoup de locataires semblent, que ce soit ou non le résultat d’un acte délibéré,
jouir d’un « bail » permanent. Dans les logements sociaux de Soweto, en Afrique du Sud, les
familles installées vont rarement s’établir ailleurs.
Existe-t-il un consensus autour de ce qui constitue une sécurité raisonnable pour les locataires ?
Pour les Nations Unies, « des cadres juridiques et institutionnels doivent être établis pour assu-
rer la sécurité du droit de jouissance pour les diverses formes de tenure, y compris le régime de
location » (Nations Unies, 2012, p. 23). Mais cela signifie-t-il un bail à vie, un bail garanti pour une
période définie ou une sécurité totale contre l’éviction pendant toute la durée du bail ?
Le bon sens suggère qu’il ne peut y avoir de règle unique pour tous. La faculté de changer
facilement de logement est inhérente au fait même de louer. Le statut de locataire doit être
moins stable que celui de propriétaire. Bien entendu, les locataires doivent savoir quelle est la
durée garantie de leur bail et les propriétaires ne doivent pas être en mesure d’expulser leurs
locataires sans raison valable. Mais à trop privilégier la sécurisation, l’on risque d’annihiler l’une
des grandes vertus de la location et, du même coup, de supprimer une grande partie des biens
à louer. Quoi qu’il en soit, concevoir des règles intelligentes et adaptées à tous les cas de figure
est une tâche délicate, étant donnée la multiplicité des profils des bailleurs et des locataires.
Il y a de bons et de mauvais propriétaires, comme il y a de bons et de mauvais locataires. La loi
doit protéger ceux qui ont un comportement correct et punir les autres. C’est l’intérêt même
des contrats écrits. Mais bien souvent, le bail ne sert pas à grand-chose, du côté des proprié-
taires comme du côté des locataires, parce que le système juridique est peu efficace. Faire appel
à la justice peut exiger un nombre incalculable de démarches et prendre des années. Résultat,
rares sont les bailleurs informels à proposer des contrats écrits. Faute d’avoir confiance dans
leur système juridique ou par méconnaissance, ils considèrent plus facile et moins cher d’opérer
en dehors de la légalité.
Mais informalité des relations entre bailleur et locataire ne rime pas forcément avec conflit.
Des travaux réalisés dans des quartiers informels de nombreuses villes révèlent que l’image que
l’on se fait de ces relations, forcément conflictuelles, est fausse (Paquette-Vassalli, 1998, p. 134 ;
Coulomb et Sánchez, 1991 ; Camacho et Terán, 1991 ; Gilbert et Varley, 1991).

Améliorer la qualité du stock de logements locatifs


Tous les responsables des politiques de logement se heurtent au même problème : comment
faire respecter des normes minimales de qualité alors même que tant d’individus vivent dans
le plus grand dénuement ? Au fil des siècles, les pouvoirs publics ont souvent été tentés de
démolir les logements délabrés. Dans les années 1960 et 1970, les programmes de rénova-
tion des centres-villes ont fait ainsi disparaître un grand nombre de logements à Lagos, Rio de
Janeiro ou Tunis. À Delhi en 1976, les autorités ont réinstallé dans la banlieue de la ville quelque
700 000 squatteurs établis dans le centre. Actuellement, des millions de personnes vivent sous

136
Informalité, immobilier locatif et logement dans les pays du Sud global

la menace d’une expulsion, notamment en Chine, en Inde et au Zimbabwe (COHRE, 2005 ; Olds
et al., 2002 ; Cabannes et al., 2010).
La démolition crée en général plus de difficultés qu’elle ne résout de problèmes et va certai-
nement à l’encontre de l’argument de Turner, pour qui les normes de l’immobilier devraient
moins porter sur la qualité matérielle du logement que sur la fonction de cet abri dans la stra-
tégie de survie des ménages. Les plus démunis ont souvent d’autres priorités qu’un logement
décent : ils doivent se soigner, éduquer leurs enfants ou créer une entreprise. Un ménage
pauvre peut avoir davantage « intérêt » à vivre dans un logement peu confortable que dans un
logement de meilleur standing.
Le secteur locatif informel a un rôle important à jouer pour donner un toit aux pauvres mais
toute tentative sérieuse d’en améliorer la qualité risque de transformer les mal-logés en sans-
abri. Si les normes de construction sont trop strictes et les sanctions correctement appliquées,
les propriétaires peuvent retirer les biens peu sûrs ou insalubres du marché. Les pouvoirs publics
auront donc probablement avantage à ne sévir que vis-à-vis des logements les plus insalubres
ou mettant réellement en péril la vie de leurs occupants. D’une manière générale, les villes
pauvres doivent se contenter d’appliquer des normes minimales.
Si les loyers sont trop faibles pour permettre aux propriétaires de financer la réhabilitation du
bien, pourquoi les pouvoirs publics ne proposent-ils pas aux bailleurs une aide pour amélio-
rer les logements ? Là où le gouvernement est prêt à subventionner l’accession à la propriété,
pourquoi ne subventionne-t-il pas par la même occasion, à un moindre niveau, la moderni-
sation ou le déploiement des réseaux d’eau et d’électricité pour les locataires ? Il serait aussi
judicieux d’aider les propriétaires qui veulent améliorer la qualité de leurs biens locatifs par des
politiques de crédit, une aide logistique et des conseils. La priorité doit être d’améliorer et non
de démolir — un sort qui doit être réservé aux seuls bâtiments vraiment dangereux.

Lutter contre les discriminations dans le secteur locatif public et privé


Il arrive que l’appartenance des propriétaires et des locataires à des ethnies différentes soit
source de discriminations. Certains locataires seront refusés à cause des préjugés du bailleur.
Mais l’on sait aussi qu’un grand nombre de propriétaires sont heureux d’accueillir des étrangers
ou des marginaux, dont on pense parfois qu’ils poseront moins de problèmes.
Les migrants peuvent aussi être condamnés à des logements locatifs nettement plus dégradés
que les autochtones. En Chine, la discrimination à l’encontre des migrants découle du système
officiel d’enregistrement, qui pénalise les quelque 200 millions de Chinois ayant débarqué
en ville depuis 25 ans. Plus pauvres que les résidents officiels, ces migrants touchent nette-
ment moins de subsides de l’État que ceux qui détiennent un hukou en bonne et due forme[4].

[4] Le système d’enregistrement des ménages qui prévaut en Chine et qui, en fonction du lieu d’origine des
migrants, leur donne accès à des services de santé et d’éducation, complique singulièrement le quotidien de ces
populations.

137
Repenser les quartiers précaires

La plupart vivent à plusieurs dans des pièces ou des petits appartements situés dans les fameux
« villages urbains » (Wang et al., 2010 ; Wu, 2010 ; Xu et al., 2011 ; Zhang, 2000).
Les migrants et les minorités ethniques ne sont pas les seules victimes possibles de ces discri-
minations à l’encontre des locataires : l’âge, le sexe et le statut marital influencent de toute
évidence le choix des propriétaires. En outre, les bailleurs ont toujours été réticents à accepter
des familles nombreuses, où que ce soit.

Convaincre les gouvernements qu’ils font fausse route


L’immobilier locatif a longtemps été absent de la plupart des programmes politiques. Trop
de gouvernements considèrent que la réponse à leurs problèmes de logement passe par la
promotion de la propriété immobilière, qu’il s’agisse d’opérations légales ou bien de quartiers
autoconstruits tolérés par les autorités. Or, quel que soit le pays considéré, cette stratégie s’est
révélée incapable de résoudre le problème du logement, d’où la nécessité de développer l’im-
mobilier locatif en complément de l’accession à la propriété. Un grand nombre de groupes
dans la société — les jeunes, les migrants, les jeunes ménages indépendants — ont besoin de
cette forme de logement accessible par la location. D’autant qu’avec la hausse continue du prix
du foncier, l’immobilier locatif a encore de beaux jours devant lui.
Si le logement locatif n’a pas figuré dans la plupart des programmes gouvernementaux, c’est
parce que les intérêts des propriétaires sont fragmentés et que le lobby immobilier a fortement
plaidé en faveur de la propriété. Ce phénomène n’est pas récent, comme l’attestent certaines
études sur la perte d’influence politique des propriétaires au fil du temps au Royaume-Uni et
aux États-Unis (Daunton, 1983 ; Englander, 1983 ; Krueckeberg, 1999). Par ailleurs, le pouvoir
d’influence des partisans de l’immobilier locatif est faible là où la location concerne essentielle-
ment les groupes sociaux les moins puissants politiquement.
L’on sait aussi qu’un grand nombre de dirigeants ont une vision erronée de la propriété
immobilière et de la location. « À cet égard, la première étape pour promouvoir l’immobilier
locatif consiste à démontrer aux hommes politiques et aux décideurs à quel point leurs préjugés
concernant ce secteur sont dépourvus de fondement. À tout le moins, ils doivent être détrom-
pés quand ils considèrent que n’importe laquelle des affirmations suivantes se vérifie toujours :

Il n’existe qu’un seul mode optimal d’occupation.


Les pays développés sont des sociétés de propriétaires.
Tous les ménages aspirent à être propriétaires.
Tous les ménages aspirent à devenir immédiatement propriétaires.
Tous les propriétaires possèdent de multiples biens immobiliers.
Tous les propriétaires sont des exploiteurs.
Les rapports bailleur-locataire sont conflictuels.
Les locataires aspirent à un droit de jouissance sécurisé.
Les propriétaires sont de meilleurs citoyens que les locataires.
Le contrôle des loyers aide forcément les locataires » (ONU-Habitat, 2003).

138
Informalité, immobilier locatif et logement dans les pays du Sud global

Pour de nombreux individus, la politique de logement axée sur l’accession à la propriété a bien
fonctionné. Mais l’on constate de plus en plus que l’accent mis sur cet aspect des choses est
source de difficultés, entre autres pour les raisons suivantes : un grand nombre de jeunes et de
pauvres n’ont pas les moyens d’acheter ; une politique de crédit trop libérale en direction des
pauvres peut se révéler dangereuse ; l’accession à la propriété encourage l’étalement urbain ; et
cette politique peut aggraver le chômage, creuser les inégalités dans la répartition des richesses,
encourager les cycles d’expansion et de récession et se révéler incapable de s’adapter à l’évolu-
tion de la démographie et des normes sociales.

Conclusion
L’immobilier locatif a longtemps été le parent pauvre de la plupart des programmes politiques.
Trop de gouvernements considèrent que la réponse à la pénurie de logements passe par une
stratégie d’accession à la propriété. Or, celle-ci s’est clairement révélée incapable de résoudre
la plupart des problèmes de logement dans le monde, d’où la nécessité de développer l’immo-
bilier locatif en complément de l’accession à la propriété. Les pouvoirs publics doivent accepter
l’idée que des millions de ménages vivent dans des logements loués et qu’à une étape de leur
vie, la plupart des gens ont besoin de louer un logement. Ils doivent admettre qu’aucune société
ne peut rendre l’accession à la propriété universelle — c’est un objectif illusoire. Et c’est la raison
pour laquelle les gouvernements doivent fixer des règles, définir des programmes de crédit
et offrir des formes d’assistance, dans le but de renforcer l’immobilier locatif et d’améliorer la
qualité du stock existant.

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143
L’amélioration des quartiers précaires au Sénégal :
vers la fin des bidonvilles ?
Serigne MANSOUR TALL

Le Sénégal connaît, depuis quelques décennies, une urbanisation accélérée. Sa population


urbaine est passée de 23 % en 1960, à 40 % en 1988 et à 45 % en 2013. Sa population sera en
majorité urbaine en 2030, alors que le monde a vécu, en 2007, le tournant décisif de bascule-
ment de la population du rural vers l’urbain. Cette croissance démographique des villes s’est
traduite par une expansion spatiale qui a engendré une occupation non contrôlée de l’espace.
Cela a donné naissance à plusieurs quartiers dits spontanés, mais qui sont le résultat d’un long
processus et d’un parcours citadin complexe mobilisant des acteurs divers. Précaires ou infor-
mels, ces quartiers appelés communément bidonvilles couvrent à l’échelle du Sénégal une
superficie de plus de 8 900 hectares selon l’étude diagnostic du Programme villes sénégalaises
sans bidonvilles (Fondation Droit à la Ville et al., 2007).
Dans ces quartiers, pendant plus de trois décennies, la pratique du déguerpissement forcé était
le modus operandi ; les populations qui s’y sont installées sans droit ni titre se sont retrouvées dans
une situation d’insécurité foncière. Cet état de fait a été un frein aux investissements individuels
et collectifs. En effet, ces occupants n’ont pas accès aux systèmes structurés de financement et
notamment de prêts qui leur permettraient d’améliorer leur cadre de vie. Parfois, le manque
d’espace disponible, non construit, dans ces quartiers rend difficile l’installation d’équipements
publics et de réseaux.
Dans les villes du Sénégal, quelles que soient leur taille et leur situation, il y a un décalage entre
l’offre et la demande en logements tant sur le plan qualitatif que quantitatif. Cet écart explique
en grande partie le développement continu de quartiers précaires, et ce malgré les actions
récurrentes de destruction et d’éviction forcée qui ont accompagné le développement de
l’agglomération dakaroise jusqu’en 1985. Même avec une collecte statistique déficiente, les
chiffres relatifs à la proportion de quartiers qualifiés de précaires et des populations qui y
vivent restent alarmants. La précarité des quartiers est plus liée au flou du statut d’occupa-
tion qu’à la qualité des matériaux utilisés. Il s’agit alors d’une précarité du statut foncier et
du caractère informel des stratégies d’appropriation et d’acquisition foncière. C’est pourquoi
nous utiliserons invariablement le vocable de quartiers précaires ou informels renvoyant à ces
« établissements humains » (selon la terminologie onusienne) non planifiés par les pouvoirs

145
Repenser les quartiers précaires

publics et où le jeu foncier et les stratégies immobilières échappent souvent au contrôle des
services officiels d’urbanisme.
Au Sénégal, les titres fonciers couvrent à peine 3 % de la superficie du pays et restent concen-
trés dans les zones urbaines. Le recensement réalisé en 2014 par la Commission nationale
de réforme foncière (CNRF) fait état de l’existence de seulement 103 000 titres fonciers au
Sénégal. Le régime de l’immatriculation comme mode d’accès au foncier, en vigueur depuis le
Code civil durant l’époque coloniale, ne concerne alors qu’une proportion limitée de terrains.
En Afrique de l’Ouest, les bidonvilles, selon la définition officielle d’ONU-Habitat, représentent
environ 60 % des établissements humains et 61,7 % de la population urbaine en Afrique
subsaharienne en 2012 (ONU-Habitat, 2013). Concernant plus particulièrement le Sénégal, près
de 40 % des quartiers urbains sont des bidonvilles. Malgré les tentatives de résorber le nombre
de bidonvilles dans la sous-région par des politiques curatives et préventives, cette filière de
production du logement représente encore un moyen privilégié d’accès au foncier pour une
grande partie de la population, notamment pour les groupes les plus vulnérables ou ceux qui,
quoique disposant de ressources financières, n’ont pas accès aux réseaux officiels et coutu-
miers d’appropriation foncière.
En effet, la pauvreté dans ces quartiers n’est pas seulement monétaire, elle est surtout liée à un
manque d’accès aux réseaux coutumiers, de moins en moins prégnants, et à ceux de nature poli-
tique, confrérique et professionnel sans cesse réinterprétés, lesquels s’adaptent à un contexte
urbain changeant. Les populations nouvellement arrivées en ville, pauvres et peu connectées
aux réseaux d’insertion urbaine, sont exclues des processus d’appropriation foncière et s’ins-
tallent sans droits ni titres sur des terrains souvent impropres à l’habitat. Des politiques de
déguerpissement ont été à l’œuvre dans les années 1950 et jusqu’au début des années 1980.
Le traitement des bidonvilles a consisté à déplacer les populations y résidant, pour installer de
nouveaux occupants dans des cités planifiées réalisées essentiellement par les sociétés immobi-
lières publiques et quelques promoteurs immobiliers privés.
L’État avait besoin de se constituer une classe moyenne émanant de son administration. À partir
du début des années 1980, les autorités sénégalaises se sont rendu compte que l’on ne faisait
que reporter à des dates ultérieures le traitement des bidonvilles et les reléguer dans des zones
plus éloignées du centre-ville. Dès 1985, sont promues des opérations de restructuration et de
régularisation foncière avec la première expérience pilote du quartier de Dalifort, tandis que les
dernières décennies ont vu l’émergence d’un urbanisme de projets dans les zones d’extension
nouvelle, associé à une planification fondée sur une forte orientation économique et une sensi-
bilité environnementale.
Les éléments développés dans le présent article sont ceux d’un chercheur mais aussi ceux
d’un praticien de la ville ayant participé à la formulation, à la mise en œuvre et à l’évaluation
de programmes de restructuration des bidonvilles, ainsi qu’à plusieurs activités d’échanges et
de partage sur cette thématique à l’échelle de l’Afrique subsaharienne, quand bien même les
données mises en relief ici concernent seulement le Sénégal.

146
L’amélioration des quartiers précaires au Sénégal : vers la fin des bidonvilles ?

L’article s’articulera autour des trois principales thématiques suivantes :


•  Les quartiers informels à Dakar : processus et cheminements de leur intégration dans le
tissu urbain officiel ;
•  Enjeux et défis politiques, institutionnels et juridiques de l’amélioration des quartiers
informels au Sénégal ;
•  Enjeux et défis opérationnels et pratiques de l’amélioration des quartiers précaires au
Sénégal.

1.  Les quartiers informels à Dakar : processus et cheminements


de leur intégration dans le tissu urbain officiel

Une construction et une modernisation de la capitale sénégalaise à partir


des déguerpissements des quartiers précaires
Un regard rétrospectif sur le traitement des bidonvilles montre un besoin non seulement de
capitaliser à partir des processus à l’œuvre, mais aussi de réinterroger les approches au regard
de la nécessité de renouveler le corpus conceptuel, la recherche, mais aussi les interventions des
pouvoirs publics. Durant l’époque coloniale et la période qui a suivi la proclamation des indé-
pendances, a sévi une politique dite de « déguerpissement » ou d’éviction forcée. Les bidonvilles
étaient implantés sur des terres dont les occupants ne détenaient aucun titre légal ou officiel,
bien que l’hybridation des moyens de reconnaissance foncière soit une constante dans les stra-
tégies d’appropriation, de consolidation des statuts fonciers à la fois du côté des acteurs locaux
et de l’État. En effet, la loi no 64-46 du 17 juin 1964 avait versé toutes les terres non encore
immatriculées dans le Domaine national au Sénégal. Une politique du bulldozer a été menée
jusqu’au début des années 1980, intensément avant 1970 et timidement après. Elle consistait à
raser manu militari les quartiers précaires pour y édifier des cités planifiées destinées à une classe
moyenne à constituer, afin d’affirmer la puissance de l’État.
En 1973, les villes ouest-africaines sont confrontées à une triple crise : i) crise écologique avec
la grande sécheresse, ii) crise pétrolière et ses répercussions sur l’inflation du prix des maté-
riaux de construction le plus souvent importés, et iii) crise du financement de l’urbanisme et de
l’aménagement public liée au retrait de la Caisse centrale de coopération économique (CCCE)
du secteur du logement en 1974. Cette conjoncture a conduit au désengagement progressif
des pouvoirs publics en matière d’investissement dans le secteur du logement, aboutissant à
une crise de la promotion et de la régulation du logement social. C’est ce qui explique que
l’essentiel du parc de logements sociaux a été construit par les sociétés immobilières publiques
avant cette date. Au début des années 1980, les politiques d’ajustement structurel promus par
les institutions de Bretton Woods[5] ont confirmé cette option de désengagement du secteur

[5] Fonds monétaire international (FMI) et Banque mondiale.

147
Repenser les quartiers précaires

de l’habitat social. Le logement est alors considéré comme un des secteurs sociaux dont l’État
doit se désengager pour assainir ses finances publiques et favoriser ainsi l’équilibre budgétaire,
entraînant un abandon progressif de ce secteur et l’invention de solutions alternatives avec
les coopératives d’habitat et la promotion immobilière privée. Cette orientation politique va
davantage entraîner le développement de quartiers précaires, seuls réceptacles des pauvres
dans les villes.
La conséquence de ce retrait de l’État fut le développement d’extensions urbaines non plani-
fiées, par une partie des ménages exclus de facto des offres dans le cadre de l’habitat planifié. En
effet, les bidonvilles au Sénégal occupent une superficie d’environ 8 900 hectares et abritent
plus de 3 000 000 d’habitants. Les quartiers d’Arafat (40 hectares) dans la commune de Grand
Yoff et celui de Grand Médine (22 hectares) dans la commune de la Patte d’Oie sont des
quartiers précaires situés dans l’agglomération de Dakar, qui constituent en quelque sorte les
« rescapés » de la politique de déguerpissement. En 2010, la commune de Grand Yoff comptait
une population estimée à 154 291 habitants, avec un taux d’accroissement annuel moyen de
sa population de 2,12 %, et celle de la commune de la Patte d’Oie était évaluée à 32 495 habi-
tants, avec un taux d’accroissement annuel moyen de 2,13 %. Selon les données du Programme
participatif d’amélioration des bidonvilles (PPAB) d’ONU-Habitat, il s’agit donc d’un quartier
abritant plus de 186 786 habitants. Cette ville fait ainsi partie des sept entités urbaines les plus
peuplées du pays (ONU-Habitat, 2016).
Ces quartiers sont caractérisés par une trame viaire constituée de ruelles étroites, une absence
de réserves pour les équipements collectifs, une insalubrité à cause de l’absence d’assainisse-
ment, des inondations pendant la saison des pluies, une insécurité et une densité résidentielle
élevée avec une moyenne de 2,2 ménages par concession. Il arrive souvent que des ménages
de locataires et de propriétaires ou d’hébergés cohabitent dans la même cour, ce qui rend
complexe et difficile les tentatives de les déplacer dans le cadre de la restructuration. En effet,
il est parfois compliqué de savoir qui reloger dans ce contexte, lorsque le propriétaire effec-
tif ne réside pas sur la parcelle. Les ménages recensés pour faire l’état des lieux dans le cadre
de la préparation du PPAB d’ONU-Habitat dans les quartiers de Grand Médine et d’Arafat
Grand Yoff en 2016 ont une taille moyenne de sept personnes ; la zone couverte enregistre des
densités résidentielles parmi les plus élevées de l’agglomération de Dakar. Des solutions moins
brutales que les déguerpissements sont envisagées, car ces quartiers accueillent de plus en plus
d’habitants malgré les risques élevés d’éviction.

La fin de la stratégie du bulldozer et le choix de restructurer et d’intégrer les bidonvilles


dans le tissu urbain
Après l’épisode douloureux des déguerpissements d’Arafat et du Kilomètre 15 qui, en 1985,
avaient suscité l’émoi au sein des populations à Dakar, la vision des pouvoirs publics a changé
sous la pression des partenaires techniques et financiers, mais aussi au regard du potentiel
électoral de ces quartiers précaires densément peuplés. Désormais, il s’agissait de trouver des
statuts de propriété sécurisés pour que les populations améliorent elles-mêmes leurs quartiers.

148
L’amélioration des quartiers précaires au Sénégal : vers la fin des bidonvilles ?

Les opérations ont été menées de manière participative, et la caution solidaire des bénéficiaires
a été garante de l’opérationnalité des actions à entreprendre.
L’expérience de restructuration et de régularisation foncière a commencé en 1985 avec le
projet pilote de Dalifort. Elle a été poursuivie grâce au soutien d’autres partenaires, émanant
principalement de l’Association française des volontaires du progrès (AFVP) à Médina Fass
Mbao au début des années 1990. Plus tard, l’option fut renforcée par la volonté de l’État de
restructurer les bidonvilles à l’échelle nationale. L’habitat spontané ou irrégulier se caracté-
rise souvent par un déficit d’équipements et d’infrastructures de base. L’objectif principal des
programmes de restructuration urbaine réside dans l’aménagement de l’espace occupé irré-
gulièrement en vue de la réalisation des équipements et infrastructures de base, et dans l’aide
à la population aux fins d’accéder à une sécurité foncière. La restructuration et la régularisa-
tion foncière permettent une intégration à la fois physique, institutionnelle et territoriale des
quartiers précaires. Ces deux types d’opérations conjointes sont fondées sur les dispositions du
décret n° 91748 du 19 juillet 1991 organisant la procédure dans les zones de rénovation urbaine,
ainsi que sur celles du décret n° 96846 du 15 mai 1996 portant création du Fonds de restructu-
ration et de régularisation foncière (FORREF).
La restructuration est un processus visant à reconfigurer les quartiers non lotis, à travers une
approche en théorie participative et inclusive (Deboulet, 2007), en vue de les arrimer au tissu
urbain, de les rendre conformes aux standards et normes d’urbanisation officiellement admis,
et d’améliorer le cadre de vie des populations qui y vivent. Il s’agit de la libération des emprises
de voies occupées par les constructions et de terrains destinés à recevoir des équipements et
édifices publics.
La régularisation foncière consiste quant à elle, à partir de la cartographie foncière existante
du site concerné, à mettre en œuvre des solutions idoines, en relation avec les populations et
les services de l’État (l’Urbanisme, les Domaines, le Cadastre et l’Administration territoriale),
en vue de faciliter l’accès à la propriété foncière des différents occupants confirmés. Comme
résultat final, la concession de droits de superficie, un titre de propriété ad hoc susceptible d’être
converti en titre foncier est délivré aux ayants droit.
Le projet pilote de Dalifort a servi de cadre expérimental des pratiques et procédures mises
en œuvre dans les opérations de restructuration et de régularisation foncière. Ces expé-
riences concluantes ont amené la DUA/GTZ (programme de la Direction de l’urbanisme
et de ­l’architecture de l’Agence allemande pour la coopération technique) à reproduire ce
programme sur d’autres sites, à Dakar (Pikine Irrégulier Sud, Arafat/Grand Yoff), à Saint‐Louis
(Pikine), à Richard Toll (Khouma), à Bignona (Tenghory).
À la fin du programme DUA/GTZ, l’État et les collectivités locales, avec l’appui du secteur privé,
ont décidé de mettre en place, en août 1998, un opérateur autonome spécialisé pour prendre
le relais de ce projet. C’est la fondation Droit à la Ville (FDV), reconnue d’utilité publique par
le décret n° 2000-996 du 11 décembre 2000, qui va jouer le rôle de maître d’œuvre et/ou de
maître d’ouvrage délégué de la restructuration et de la mise en place des infrastructures dans
les quartiers précaires.

149
Repenser les quartiers précaires

Enfin, pour prévenir le développement de quartiers précaires, l’État a récemment entrepris de


promouvoir l’accès au foncier par de grandes opérations d’aménagement placées sous le label
de slogans très optimistes comme le projet « Une famille, un toit » au Sénégal. C’est une manière
de trouver un cadre fédérateur à l’intervention sur le tissu urbain précaire, mais aussi de mener
à grande échelle les opérations in situ d’amélioration des quartiers précaires, rapidement dépas-
sées par la croissance urbaine.
Au-delà du slogan mobilisateur, qu’en est-il de ces politiques très ambitieuses ? Ces nouvelles
actions sur le foncier ont aussi pour objectif une meilleure planification urbaine dans les zones
non encore occupées grâce à une intégration du logement, des services et des activités. Elles
essaient également de prendre en compte la mixité résidentielle, actant « un retour de l’État
aménageur » (Guénod, 2012), lequel s’emploie à mettre en place de grands projets urbains et des
infrastructures structurantes. « Ce volontarisme d’État face au spontanéisme populaire » (Vernière,
1977) pose des questions cruciales liées au financement, à la clarification du jeu foncier, aux stra-
tégies des acteurs urbains et au développement d’infrastructures appropriées pour répondre
aux défis politiques et institutionnels de l’amélioration des quartiers précaires au Sénégal.

2.  Enjeux et défis politiques, institutionnels et juridiques de l’amélioration


des quartiers informels au Sénégal
Au plan politique, institutionnel et juridique, des mesures et actions sont promues par les
pouvoirs publics pour une meilleure intégration des quartiers informels à la ville. Mais il reste
clair que la formulation de politiques nationales d’urbanisme et d’habitat incluant la question
des quartiers précaires constitue un passage obligé pour réaliser le renouveau urbain et l’inté-
gration définitive des quartiers précaires dans la ville grâce à une amélioration de leurs statuts
fonciers, ainsi que pour dessiner leurs configurations territoriales et leur avenir politique. Cette
option stratégique s’est matérialisée par un certain nombre de réformes et mesures dont la
régulation du locatif, la réforme foncière et la promotion des pôles urbains, articulées autour
du concept de renouveau urbain.

Le renouveau urbain : glissement conceptuel de l’appellation du ministère


et de la vision gouvernementale
Pendant longtemps, l’urbanisme en tant que science de la régulation et du règlement a montré
des limites dans son application en Afrique de l’Ouest. La rapidité des occupations spontanées,
l’innovation des populations pour légitimer les occupations ont dépassé le rythme de produc-
tion des plans d’urbanisme et surtout leur application. La ville vue sous le prisme de l’urbanisme
planifié représente un pan très partiel des agglomérations urbaines. Perçu par la plupart des
acteurs agissant hors des cadres de l’État central et local en Afrique de l’Ouest essentielle-
ment comme un outil d’interdiction, l’urbanisme a donné naissance à des plans et codes peu
appliqués sur le terrain. À titre illustratif, le taux de couverture des villes en documents de plani-
fication est seulement de 26 % au Sénégal. Face au manque d’opérationnalité de l’urbanisme

150
L’amélioration des quartiers précaires au Sénégal : vers la fin des bidonvilles ?

officiel, l’Etat dans les pays d’Afrique de l’Ouest a – au moins pour la dénomination de ses minis-
tères – remplacé le concept d’urbanisme par des termes plus proactifs et intégrateurs comme :
renouveau urbain, développement urbain, politique de la ville. Ce glissement sémantique
traduit un volontarisme de l’Etat consistant à « repenser la ville à partir des quartiers précaires ».
En effet statistiquement parlant, la ville est d’abord représentée par les quartiers précaires où
les taux de croissance naturelle sont, contrairement au mythe de l’exode rural massif, le facteur
essentiel de la croissance urbaine.
Aujourd’hui, ces quartiers sont devenus de par leur force électorale le centre d’intérêt des
pouvoirs publics. Ceci s’est traduit lors des échéances électorales de 2012 et de 2015 par des
expressions comme : « Qui gagne les Parcelles Assainies gagne Dakar » ou le programme spécial
banlieues, ou encore « Zéro nid-de-poule dans les banlieues »… En 2012, a été institué au Sénégal un
ministère délégué chargé de la restructuration des quartiers précaires, qui fonctionne comme
un ministère des banlieues au travers de la prise en charge de leur agenda spécifique : inonda-
tions, chômage des jeunes, sécurité, sport et culture. Le poids électoral de ces quartiers leur
confère désormais un poids politique. Mais le tissu social ou associatif est peu structuré dans les
villes. Des acteurs clefs comme les délégués de quartiers sont confinés dans des rôles symbo-
liques ou aux tâches de relais de l’administration, contrairement aux villages où le mouvement
paysan est structuré du village à l’échelle continentale, et où le rôle du chef de village est prépon-
dérant en matière de gestion foncière. Par exemple, à l’image du chef de village, le délégué de
quartier est le premier interlocuteur dans les conflits entre les propriétaires et leurs locataires
au niveau de ces quartiers. L’émergence d’un secteur locatif régulé est indispensable pour une
généralisation de l’accès au logement, surtout pour les catégories les moins riches. Ces quartiers
précaires sont le réceptacle des investissements locatifs – comme le montrent les travaux de
Tall (2009a) – avec des acteurs comme les émigrés, les commerçants ou les entrepreneurs poli-
tiques qui se sont enrichis grâce à une proximité avec le pouvoir politique en place.

Réguler le locatif pour réduire la pression sociale et « enrichir » les groupes vulnérables
L’habitat locatif a longtemps été le parent pauvre des politiques de logement. Quelques
programmes localisés de construction de cités ciblant les jeunes couples et les célibataires
ont été réalisés avant 1974 par les sociétés immobilières publiques. Leur centralité explique au
demeurant la multiplication des opérations de rénovation urbaine aujourd’hui, les vouant à
la destruction pour accueillir des projets de logement de haut standing ou de locatif par des
sociétés immobilières.
Au début des années 2000, les promoteurs publics ont vendu leur parc locatif aux occupants.
L’essentiel du parc locatif se trouve dans les quartiers populaires et reste à l’initiative des promo-
teurs privés, essentiellement les émigrés, les commerçants, les entrepreneurs du secteur informel
qui y sont les principaux investisseurs immobiliers (Tall, 2009b). Ce parc a besoin d’accompagne-
ment juridique relatif à la copropriété pour une meilleure adoption par les populations.
En 2014, l’Etat a fait voter une loi sur le contrôle des loyers en fixant des barèmes après une
étude sommaire menée par une commission ad hoc missionnée et pilotée par l’Assemblée

151
Repenser les quartiers précaires

nationale. La stratégie des propriétaires a été de « laisser passer l’orage » et de faire partir les
occupants actuels pour réajuster les loyers initiaux, lorsque de nouveaux locataires arrivent.
Il y a, contrairement à un mythe établi, un intense marché locatif dans les quartiers précaires
sous la forme de chambres individuelles au sein des ménages, ou de maisons entières avec le
déplacement de propriétaires qui se sont enrichis et ont réinvesti dans d’autres quartiers. Ce
mouvement locatif montre qu’un marché foncier existe et peut être porté par des acteurs
évoluant en dehors de la sphère étatique. Cet état de fait pose de fait la nécessité de réformer
le foncier urbain en partant des mécanismes à l’œuvre pour une redistribution du sol plus inclu-
sive, et en adéquation avec les options politiques en cours.

L’urbain, parent pauvre de la réforme et pourtant clé de son succès futur


Le flou sur le foncier explique la nécessité pour les gouvernements en Afrique de l’Ouest de
s’engager dans des réformes foncières. Il s’agit non seulement de clarifier le foncier mais aussi
de permettre à l’État et aux communes de se doter de nouvelles ressources fiscales. Mais les
réformes foncières ont une forte connotation rurale et sont tournées vers la prévention de
l’accaparement des terres, l’investissement agricole, la régulation des conflits entre agri­culteurs
et éleveurs… La faible prise en compte des villes dans les réformes limite leur pertinence,
étant donné l’importance des valeurs foncières dans les zones urbaines et périurbaines. L’État
connaît une large évasion fiscale liée à l’absence de lisibilité de la situation foncière et à une
mainmise des fonctionnaires des services dédiés, qui utilisent parfois cette information à des
fins personnelles et selon des méthodes décriées. La corruption dans le secteur du foncier est
une constante dont le révélateur le plus pertinent est le blocage de la modernisation et de
l’informatisation des services relatifs à la gestion du foncier, qui constitueraient un pas vers plus
de transparence dans la gestion foncière. Du fait de la mise en place d’une planification spatiale
et de dispositions particulières de gestion foncière, les pôles urbains sont des laboratoires pour
tester des approches nouvelles d’investissement foncier et immobilier. La réforme foncière et
la promotion du locatif sont des éléments fondamentaux du renouveau urbain, testés dans
les pôles urbains. Il s’agit de promouvoir des facilités aux investisseurs et aux promoteurs, ainsi
que d’encourager la densification verticale et la mixité des types de résidences (accession à la
propriété, habitat locatif, immobilier d’entreprise et de commerce).

Les pôles urbains : le nouveau paradigme d’un urbanisme de projet


Option politique de l’État, les pôles urbains sont aujourd’hui le référentiel en matière de planifica-
tion urbaine. L’État anticipe sur les extensions, se réapproprie le foncier et essaie de tirer les leçons
des expériences passées de fabrique urbaine. Il s’agit pour l’État d’anticiper l’occupation irrégu-
lière et d’assurer un contrôle effectif des modalités et normes d’aménagement urbain. L’État vise
aussi à assurer une meilleure articulation entre les espaces de travail et les espaces résidentiels,
pour éviter la création de cités-dortoirs risquant d’aggraver les problèmes de mobilité urbaine.
Il s’agit pour l’État d’anticiper, par un contrôle foncier effectif, le développement urbain et d’as-
surer un contrôle sur les opérations foncières afin non seulement d’éviter leur basculement

152
L’amélioration des quartiers précaires au Sénégal : vers la fin des bidonvilles ?

vers les filières informelles et illégales, mais aussi et surtout d’assurer la rentrée de ressources
fiscales. Les plans directeurs ont souvent été dépassés et n’avaient pas cette dimension
opérationnelle susceptible d’assurer aux pouvoirs publics un contrôle sur le foncier. Les plans
d’urbanisme de détail (PUD) destinés à réguler l’occupation du sol ont une couverture très
limitée et souvent tardive. Les plans directeurs couvrent seulement les grandes et moyennes
villes et n’ont pas vocation à donner des prescriptions sur l’occupation du sol ; ils indiquent les
grandes orientations en matière d’aménagement urbain souvent à l’échelle de l’aggloméra-
tion ou de la commune, alors que les PUD couvrent un arrondissement ou un groupe limité
de quartiers urbains. La couverture des PUD concerne surtout les quartiers planifiés, plaçant
ainsi les quartiers précaires dans une marginalité urbanistique persistante. L’amélioration de ces
quartiers est dès lors un impératif pour corriger les inégalités et impulser le développement
économique. Il ressort de l’analyse précédente que la réforme foncière, la promotion des pôles
urbains, le développement de l’habitat locatif et les réformes institutionnelles en cours sont des
options fortes pour les politiques, afin d’améliorer les quartiers précaires et les intégrer tant du
point de vue physique que politique dans les territoires urbains. Pour cela, il faut apporter des
réponses opérationnelles aux défis auxquels sont confrontés les quartiers précaires. Le défi de
la mise en œuvre est confronté aussi aux délais pratiques de réalisation des opérations d’amé-
lioration des quartiers précaires. Les processus requièrent beaucoup de temps. Parmi les défis
les plus prégnants, on peut citer la planification urbaine, la gestion foncière, le financement, la
participation des populations et la promotion d’une approche communautaire et territoriale.

3.  Enjeux et défis opérationnels et pratiques de l’amélioration


des quartiers précaires au Sénégal
Les difficultés d’accès au foncier sont à la base de la formation des quartiers précaires. « Nombre
de ces résidents urbains défavorisés […] ne peuvent pas obtenir un logement par le marché
formel ou par la production publique de logement » (McGranahan et al., 2014 : 20). Ce sont les
populations exclues des filières d’appropriation foncière et immobilière qui emménagent dans
les quartiers non planifiés, même si certains animateurs du marché foncier parallèle ont encou-
ragé le phénomène. La réforme foncière en cours devrait encadrer le processus d’appropriation
foncière et faciliter la régularisation à grande échelle des occupations de fait déjà consolidées.
L’amélioration des quartiers précaires passe par une maîtrise foncière et une meilleure lisibilité
du marché foncier dont les acteurs restent pluriels, les prix variables, les titres de propriété
rares. On passe allègrement de l’illégalité à la légalité et vice versa, lorsque le processus d’ac-
quisition d’un titre foncier est abandonné par les acquéreurs dès lors qu’ils ont un sentiment
de sécurité foncière. Le taux de paiement des redevances des baux est faible ; les paiements
ont lieu seulement lorsque le tenant de la parcelle procède à la vente et doit par conséquent
régulariser le paiement des redevances en s’acquittant du règlement des arriérés. Cette évasion
fiscale explique la faiblesse des ressources pour financer les opérations d’urbanisme. En outre,
la terre est gérée par les services des Domaines, lesquels relèvent du ministère des Finances.

153
Repenser les quartiers précaires

Les opérations urbaines souffrent d’un déficit de financement, et les ressources publiques sont
rarement orientées vers les quartiers précaires. Des outils de financement innovants pour-
raient être développés à l’image de la taxe de solidarité sur le ciment au Maroc. Le Sénégal
tente d’expérimenter la même taxe pour financer les investissements dans le secteur urbain et
du logement. On note, par ailleurs, une absence fréquente de politiques locales d’habitat. Les
communes se limitent à autoriser des lotissements sous-équipés et faiblement intégrés à la ville,
et contribuent alors à l’étalement urbain et à augmenter l’empreinte écologique. Les maires
absentéistes dans leur localité sont rarement impliqués. Ce sont pourtant des acteurs clefs dans
un contexte de décentralisation et de développement participatif. Leur rôle se limite à faciliter
des actions de promotion immobilière initiées à partir du niveau central en autorisant le plus
souvent des lotissements avec une cession peu transparente des lots et un équipement tardif
des quartiers ainsi créés.
Les villes du Sénégal souffrent d’un déficit de planification et d’un manque d’application des
plans réalisés en raison : i) d’une faible intégration des différents niveaux de planification, ii) de la
faiblesse des collectivités locales, et iii) du déficit de financement de la mise en œuvre des plans.
Ces « coups partis » constituent un manque à gagner énorme. L’absence de réserves foncières
et les exigences des partenaires financiers en termes de libération des emprises imposent
aux États tels que le Sénégal de dépenser quelquefois la moitié du coût des investissements,
pour déplacer et réinstaller les populations afin de rendre disponibles certains sites destinés à
accueillir des autoroutes, des aéroports… Ce déficit de planification est aussi responsable de
l’installation des populations sur des sites à risques, avec des coûts induits considérables pour
les pouvoirs publics en cas de catastrophe.
Le traitement des bidonvilles est un processus long et coûteux. Pendant le processus de
restructuration, il se forme souvent d’autres bidonvilles. Il conviendrait de mettre en place
des politiques de prévention par le biais de la planification urbaine et la mise à disposition de
vastes trames assainies et équipées ciblant les populations à bas revenus. Mais surtout il est
nécessaire de passer à l’échelle nationale dans le cadre d’un programme national de traitement
et de prévention des bidonvilles avec une vision et des stratégies idoines (dont des stratégies
de financement innovant, de participation des populations bénéficiaires et d’implication des
collectivités territoriales).
Pour une meilleure lisibilité des impacts économiques et sociaux, l’intégration du traitement
des bidonvilles dans les stratégies nationales de prise en charge de la pauvreté, de la protection
sociale et du développement économique, constitue une réponse pertinente de territorialisa-
tion des politiques publiques déclinées dans l’Acte III de la décentralisation et le Plan Sénégal
émergent (PSE) en 2013. Ce sont les deux référentiels politiques majeurs du pays. L’Acte III a
institué la communalisation intégrale. L’habitat est un secteur prioritaire dans le PSE qui vise
une accélération de l’offre de logements pour résorber le déficit avant 2035, en mettant à la
disposition des populations 300 000 unités d’habitation à raison d’un objectif de réalisation de
15 000 unités d’habitation par an.

154
L’amélioration des quartiers précaires au Sénégal : vers la fin des bidonvilles ?

Le développement d’un mouvement social structuré dans les quartiers précaires à l’image du
monde rural – soutenu, il est vrai, par les institutions internationales – permettrait une coges-
tion des affaires locales et une mise en œuvre plus effective des politiques locales.
Il faudra étudier et accorder au foncier urbain une dimension importante dans le cadre de
la réforme foncière un peu trop orientée sur le foncier rural, ainsi que dans les politiques de
décentralisation en cours consacrant la communalisation intégrale. Au demeurant avec la trans-
formation en communes d’anciennes communautés rurales, le législateur et les politiques ont
besoin de revisiter les documents de planification territoriale au regard des relations entre les
villes et les campagnes, à percevoir désormais en termes de complémentarité et de liens.
Des ruptures fortes dans les choix en matière de planification urbaine sont nécessaires pour
prendre en compte les pauvres, en sachant que, dans le contexte urbain actuel, ces derniers sont
majoritaires dans les villes ouest-africaines. Si les plans ne prennent pas en compte les pauvres,
ces derniers vont continuer à occuper de fait des espaces à risques avec leurs propres logiques
de production urbaine. L’exclusion des pauvres est-elle encore actuelle des décennies après les
travaux de Durand-Lasserve sur l’exclusion urbaine des pauvres (1986) ? Quels mécanismes de
prise en compte des pauvres seraient pertinents dans un contexte de politiques libérales et de
faible prise en compte du social dans les politiques publiques ? L’exposition aux risques a imposé
un changement de discours. Les inondations, au même titre que le chômage des jeunes ou
les coupures d’électricité, sont des questions auxquelles les pouvoirs publics doivent faire face
dans le contexte d’élections démocratiques. Au-delà du dérèglement climatique, les inonda-
tions restent tributaires au Sénégal des déficiences en matière de planification urbaine dans les
quartiers précaires et non planifiés. L’intégration des quartiers précaires à la ville est un impératif
d’équité, de promotion économique des territoires et de justice sociale, lequel passe par l’amélio-
ration in situ et par la reconnaissance de droits fonciers aux occupants de fait, en mettant l’action
sur la prévention grâce à une meilleure planification urbaine. Les programmes d’amélioration
des bidonvilles en cours de mise en œuvre au Sénégal sont passés d’une approche centrée sur
les bénéficiaires à une approche « quartier » orientée vers le développement communautaire et
la promotion des initiatives de développement économique local.

Références bibliographiques
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Deboulet A. (2007),« Restructurer l’habitat précaire. Récits de meilleurs pratiques », Espaces
et Sociétés, no 131, pp. 67-83.

155
Repenser les quartiers précaires

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Vernière M. (1977),Dakar et son double Dagoudane Pikine. Volontarisme d’État et spontanéisme popu-
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156
Espaces informels des pays du Sud : de nouveaux défis
en matière de fourniture de services et d’initiatives
pour l’amélioration des quartiers
Diana MITLIN

1. Introduction
L’amélioration des conditions de vie dans les quartiers informels continue à poser un véritable
défi à l’échelle mondiale. Ceux-ci se caractérisent par la précarité foncière, l’absence d’accès aux
services de base (en particulier à l’eau et l’assainissement), ainsi que par la qualité insuffisante des
logements et à leur suroccupation. D’après le Programme commun OMS/UNICEF de suivi de
l’approvisionnement en eau et en assainissement (JMP), 32 % seulement de la population urbaine
des « pays les moins avancés » avait l’eau courante à domicile en 2015 (Satterthwaite, 2016). Nous
savons par ailleurs qu’il s’agit d’une statistique peu fiable puisqu’il n’y a souvent tout simplement
pas d’eau qui coule dans les réseaux d’adduction d’eau – le service n’est alors pas fourni et cela
aggrave également les problèmes d’une eau de piètre qualité. En Afrique subsaharienne, le chiffre
de l’accès à des installations d’assainissement améliorées n’a quasiment pas évolué entre 1990
et 2015 : il n’a augmenté que d’un point, passant ainsi de 39 à 40 % (OMS/UNICEF, 2015). Plus
généralement, le JMP rapporte pour 2015 un taux d’accès à des installations d’assainissement
améliorées d’environ 47 % dans les « pays les moins avancés » (ibid.). La définition utilisée pour
déterminer ce qu’est une installation « améliorée » signifie toutefois que ces chiffres ne prennent
pas du tout en compte la densité de la population ni les défis qui en découlent en matière de
gestion des boues fécales et des autres externalités liées aux fortes densités urbaines, pourtant
courants dans beaucoup de villes des pays du Sud (Satterthwaite et al., 2015). L’enjeu est colossal.
Si l’échelle du problème est en constante augmentation, le problème lui-même n’est pas
nouveau. Il y a eu des efforts considérables ces dernières décennies pour répondre aux besoins
de ceux qui vivent dans les quartiers informels (Satterthwaite et Mitlin, 2014), et depuis plus
longtemps encore dans les pays du Nord. Ce chapitre aborde deux défis majeurs en analy-
sant à la fois des difficultés nouvelles et des difficultés plus anciennes rencontrées par ceux qui
agissent pour l’intégration des quartiers précaires au tissu social et physique des villes, dans le
souci de rendre celles-ci plus équitables.
Je vais commencer par examiner les deux défis. Ils sont tous deux importants pour comprendre
les pressions auxquelles les résidents des quartiers informels font aujourd’hui face. Je ne

157
Repenser les quartiers précaires

prétends pas qu’il s’agit des seuls problèmes auxquels ils font face mais on ne peut faire une
revue exhaustive de ceux-ci en seul chapitre. Ces deux défis sont substantiels et on peut dire
qu’aucun d’entre eux n’est pour l’heure bien compris. Le premier concerne le fait que les habi-
tants des quartiers informels sont de plus en plus perçus comme une source de revenus par les
autorités locales et les agences gouvernementales en charge des services urbains. Ces agences
sont contraintes de fonctionner de plus en plus dans le cadre d’un régime de recouvrement
des coûts. Le second défi est que, malgré les fonds alloués pour améliorer des logements, la
réhabilitation de quartiers informels n’est que très rarement envisagée comme une solution. La
réponse consiste le plus souvent à construire des logements en périphérie ou sur des terres où
des quartiers informels existaient auparavant – ceux-ci sont complètement rasés pour laisser
place à de nouvelles constructions. Ces approches entretiennent la vision prégnante et répan-
due d’un futur urbain « moderne » à l’image de Dubaï et de Singapour – une représentation qui
exclut les individus et les ménages défavorisés.
Il serait toutefois fallacieux de simplement insister sur de tels défis. Les nouvelles technologies
ont facilité le développement de la collecte et de l’analyse d’informations au niveau des quar-
tiers. Il est désormais plus facile pour la population locale de collecter de telles informations
et de les utiliser pour identifier leurs priorités collectives et renforcer leurs capacités d’orga-
nisation. En outre, il y a désormais une reconnaissance des mérites de la co-production entre
l’État et la société civile. Dans certains cas, des municipalités et des agences gouvernementales
ont cherché à s’adresser directement à groupes locaux avec la volonté de négocier sur la base
d’une plus grande collaboration. Cela a été renforcé par la légitimation fournie par les Objectifs
du Millénaire pour le Développement en matière d’accès amélioré aux services de base. Enfin,
les habitants eux-mêmes utilisent leurs ressources financières de façon plus stratégique grâce
au développement de groupements collectifs d’épargne et au recours croissant à des crédits
renouvelables.
Cet article s’appuie sur le travail que j’ai effectué ces vingt-cinq dernières années. En termes
de tradition méthodologique, ma démarche de recherche est très similaire à l’ethnographie
politique décrite par Auyero (2006). Durant cette période, j’ai été en contact régulier avec les
travaux et activités de mouvements sociaux dans de nombreux endroits et pays. J’ai été impli-
quée dans des associations affiliées à Shack/Slum Dwellers International (SDI), dont le travail
est décrit ci-dessous. J’ai travaillé en étroite collaboration avec leurs groupes affiliés en Afrique
australe et en Afrique de l’Est, ainsi qu’avec les alliances SDI d’Inde et des Philippines. J’ai égale-
ment travaillé en étroite collaboration avec les membres d’Asian Coalition for Housing Rights
(ACHR) et avec les équipes et les représentants d’habitants du projet pilote Orangi. Cette impli-
cation s’est réalisée à la fois dans le cadre de projets de recherche et à l’occasion de gestion de
projets, par le biais de projets opérationnels et de recherche que l’International Institute for
Environment and Development (IIED) a coordonné ou soutenu, parmi d’autres partenaires. Mes
activités comprennent également toute une série d’engagements moins formels, par exemple
lorsque je visite les quartiers informels où des associations actives de populations urbaines défa-
vorisées et que j’ai alors la chance de pouvoir séjourner aux côtés de leaders communautaires
et de prendre connaissance de leurs conditions de vie. J’ai fréquemment été invitée à participer

158
Espaces informels des pays du Sud : de nouveaux défis en matière de fourniture de services et d’initiatives

à des réunions avec les autorités locales, agences gouvernementales et donateurs (multila-
téraux, bilatéraux et ONG), parfois avec un mandat spécifique et dans d’autres cas en tant
qu’observateur-­participant. Mes expériences de ces mouvements, réseaux associés et associa-
tions m’ont monté à quel point il est important d’avoir un engagement soutenu et riche en
interactions pour arriver à bien comprendre leurs approches et leurs stratégies sous-jacentes.
Dans le cadre de ces activités, j’ai beaucoup partagé avec le personnel et les dirigeants de ces
organisations et ai appris de leurs intuitions et de leurs réflexions. Comme il ressort des réfé-
rences ci-dessous, nous avons coécrit de nombreux articles pour contribuer à la production de
connaissances formelles. Je leur suis très reconnaissante d’avoir contribué à ma compréhension
de ces problématiques, mais je suis seule responsable des opinions exprimées dans cet article.

2.  Difficultés nouvelles et anciennes rencontrées par les résidents


de quartiers informels
Il est important de ne pas exagérer les difficultés liées au contexte actuel. Comme je le fais
remarquer dans la partie suivante, il existe un certain nombre de raisons d’être optimiste. Les
chiffres absolus continuent sans doute à augmenter et ceux qui vivent dans des quartiers
informels continuent à faire face à des conditions difficiles, mais il existe beaucoup d’initiatives
positives. Toutefois, il est tout aussi important de ne pas être naïfs et de ne pas accorder une
importance trop grande à ce travail. Chaque lieu doit être considéré de façon distincte, et il est
largement admis que les chercheurs, comme les praticiens, doivent comprendre les spécificités
du lieu sur lequel ils travaillent lorsqu’ils en analysent les problèmes et lorsqu’ils cherchent à
identifier la voie à suivre.
Cette partie aborde deux motifs d’inquiétude concernant les orientations adoptées dans l’ob-
jectif d’améliorer la situation dans les quartiers informels. Elles s’expliquent par des facteurs
différents mais ont en commun l’incapacité de ces orientations de se confronter aux réalités de
la vie dans les quartiers informels, aussi bien en termes de conditions matérielles que de richesse
relationnelle.

2.1.  Quartiers informels et potentiel de création de ressources financières


L’exigence d’amélioration de l’accès à l’eau est largement admise. Dans les années 1980, il y a
eu un basculement vers la privatisation des services d’eau dans l’idée de relever les défis liés à
l’extension trop faible des réseaux d’adduction, de pertes financières liées à l’ingérence poli-
tique dans les processus de décision, de fourniture d’eau subventionnée aux ménages branchés
au réseau, de revenus faibles et parfois déclinants, et de manque de financement des investisse-
ments. La desserte limitée des réseaux d’adduction d’eau a accentué l’exclusion des ménages à
faible revenu vivant dans des zones sans eau courante. Toutefois, les niveaux d’investissement
escomptés ne se sont pas matérialisés et les résultats de la privatisation ont mis en exergue les
problèmes d’accessibilité et de coût abordable pour les habitants. En 2001, le secteur privé ne
représentait plus qu’un dixième environ des fournisseurs d’eau. Les sociétés privées ont peiné

159
Repenser les quartiers précaires

à devenir rentables et ont souvent quitté le marché, reconnaissant qu’elles ne pouvaient pas
fournir en eau les ménages à faible revenu sans une forme de subvention (Hall et al., 2005).
Le modèle de gestion corporatisée (par des sociétés d’économie mixte locales et assimilées)
a été promu comme alternative aux investissements privés de grande échelle. Si ce modèle
n’exclut pas la possibilité d’avoir recours à des subventions, lesquelles peuvent être introduites
par le biais de subventions croisées liées aux politiques de tarification administrées et/ou de
versements financiers à la société réalisés dans le but de soutenir la desserte en eau de ceux
qui en auraient besoin, en pratique cela n’a pas été priorisé. En même temps, les perspectives
et les politiques ont changé, et la volonté de fournir les résidents de quartiers informels s’est
accrue (Jaglin, 2014). Une multitude d’arrangements se sont développés, y compris des contrats
avec des organisations communautaires. Les débats sur les sommes versées pour les services
informels, les loyers et sur la consolidation des ressources de certains résidents ont changé les
perceptions sur les revenus des ménages des quartiers informels. Cela semble avoir eu un impact
sur les politiques publiques en matière de services collectifs, certaines personnes soutenant que
les résidents informels ont les moyens de les payer, le travail des agences de distribution d’eau
étant donc de « capter » cette source monétaire (Kennedy-Walker et al., 2015).
À travers son travail avec des groupes affiliés du réseau transnational d’organisations commu-
nautaires Shack/Slum Dwellers International, l’IIED a récemment estimé les coûts d’accès à l’eau
dans quatre villes d’Afrique subsaharienne : Blantyre, au Malawi ; Dar es-Salaam, en Tanzanie ;
Harare, au Zimbabwe ; et Windhoek, en Namibie (Mitlin et Walnycki, 2016). Dans les quatre
villes, il est possible de réaliser des réseaux d’adduction d’eau dans au moins une partie des
quartiers. À Harare, il y a peu de quartiers informels et nous avons donc examiné la situation
dans des quartiers formels composés de ménages à faibles revenus. Dans trois des quatre villes,
une alternative aux réseaux publics d’eau potable est fournie par une agence de distribution
d’eau (que ce soit une régie municipale ou une agence gouvernementale autonome). Ce n’est
pas le cas à Harare. À Winhdoek, l’accès à l’eau dans les quartiers se fait par le biais de compteurs
d’eau collectifs branchés sur le réseau d’eau courante. À Dar es-Salaam comme à Blantyre, il
existe des bornes-fontaines où l’eau peut être achetée en jerrycans. Les coûts d’accès pour
la ration d’urgence de 20 litres d’eau par personne et par jour et pour le niveau minimal haut
de 50 litres d’eau par personne et par jour, comparés aux revenus habituels de certains des
ménages les plus défavorisés des quartiers informels, révèle la crise du coût abordable des
services d’adduction d’eau. Étant donné que la taille moyenne des ménages dans les quartiers
informels des quatre villes en question était comprise entre cinq et six personnes, les calculs
ci-dessous sont basés sur un ménage de cinq personnes. Pour résumer :
•  À Windhoek, les ménages de cinq personnes ayant un branchement domestique à une
adduction d’eau paieraient en moyenne 3 % de leur revenu pour s’assurer un volume
quotidien de 20 litres d’eau par personne, et 5 % pour 50 litres par personne. S’ils
utilisent l’eau facturée au compteur dans ces bornes-fontaines, la part du revenu à y
consacrer s’élève à 5 et 12 % respectivement. Le coût avait été identifié comme une
préoccupation majeure pour les ménages à faible revenu. Une étude d’accessibilité

160
Espaces informels des pays du Sud : de nouveaux défis en matière de fourniture de services et d’initiatives

économique menée par les membres de SID en 2012-2013 constatait qu’en moyenne
les charges d’eau représentaient 14 % du revenu du chef de ménage dans les ménages
disposant d’un seul revenu (ce qui représentait 73 % des ménages sondés) ;
•  À Harare, les ménages ayant l’eau courante paieraient l’équivalent de 6 % de leurs revenus
pour obtenir 20 litres par personne par jour et 7 % pour obtenir 50 litres par personne
par jour. Toutefois, l’eau y est facturée avec des frais de service supplémentaires et sa
facturation atteint un niveau mensuel de 28 USD dans les zones à faibles revenus ;
•  À Dar es Salaam, les ménages ayant l’eau courante auraient à payer 7 % de leur revenu
pour obtenir 20 litres par personne par jour et 17 % de leur revenu pour 50 litres par
personne par jour. En ayant recours à des bornes-fontaines, la proportion de revenu
nécessaire pour ces quantités d’eau serait par contre comprise entre 15 et 61 % et entre
38 et 152 % respectivement, selon les prix en vigueur dans le quartier en question. En
effet, les prix diffèrent à travers la ville en fonction de la disponibilité en eau dans les
différentes localités ;
•  À Blantyre, les ménages ayant l’eau courante auraient à payer 32 % de leur revenu
pour obtenir 20 litres par personne par jour, et 92 % de leur revenu pour 50 litres par
personne par jour. S’ils utilisent des bornes-fontaines, la proportion de revenu requise
diminue et est comprise entre 13 et 22 % pour 20 litres et entre 34 et 56 % pour 50 litres
selon les prix en vigueur dans leur quartier. Les prix varient à travers la ville en fonction à
la fois de la disponibilité en eau et de la demande pour les services des bornes-fontaines.
Il convient de remarquer que dans cette ville l’agence de distribution d’eau a privilégié
le recours aux bornes-fontaines et les prix qui y sont pratiqués sont inférieurs à ceux de
l’eau courante.
En termes de logique de fixation des prix, le discours prévalent dans les quatre villes est celui du
recouvrement des coûts (avec éventuellement un peu de place pour des subventions croisées
entre différents types d’approvisionnement). Il a été question d’accès gratuit ou à coût plus
faible à la fois à Harare et à Windhoek, mais cela ne semble pas s’être traduit par des chan-
gements de politiques tarifaires. À Blantyre, 30 % des ménages interrogés disposant de l’eau
courante à domicile ont déclaré avoir été débranchés par l’opérateur pour cause d’impayé au
moins une fois dans les cinq années précédentes et 70 % des factures d’eau examinées accu-
saient des reports de soldes négatifs du mois précédent (c’est-à-dire des arriérés de paiement).
À Harare, de nombreux ménages avaient accumulé des arriérés de paiement considérables dans
leurs factures d’eau. Le parti au pouvoir, Zanu PF, avait promis d’éponger ces arriérés quelques
mois avant l’élection de 2013, sans mettre en œuvre sa promesse une fois l’élection remportée.
Les difficultés payer les factures sont évidentes et il existe également des preuves que les opéra-
teurs sont en train de changer leur rapport aux quartiers défavorisés, ce qui a des implications
en matière d’organisation au niveau local. Ainsi, à Blantyre, des associations d’usagers de l’eau
sont chargées de gérer les bornes-fontaines et d’assurer le recouvrement des coûts – au total,
neuf associations d’usagers gèrent plus de 730 bornes-fontaines. En pratique, c’est une tâche
difficile parce que la demande est très faible et que les kiosques doivent vendre neuf mètres

161
Repenser les quartiers précaires

cubes par mois pour couvrir leurs coûts fixes. Il s’ensuit que de nombreuses bornes-fontaines
sont fermées malgré la politique officielle stipulant que les ménages doivent disposer d’un
accès à un kiosque dans un périmètre de cent mètres. Un problème supplémentaire se pose
concernant la continuité de l’approvisionnement : certaines zones peuvent être privées d’eau
pendant près de trois semaines de suite.
Des études antérieures avaient établi que la formalisation augmentait le coût des services
urbains de base (Dagdeviren, 2008 ; Vaquier, 2010). Les preuves fournies par l’étude IIED
corroborent celles-ci et soulignent les difficultés qui en découlent en matière d’accessibilité
économique pour la population. Elles poussent également à contester la réussite présumée des
OMD sur la question de l’accès à l’eau.

2.2.  L’amélioration des quartiers par le biais de la réhabilitation in situ ou de la rénovation in situ
De nombreuses approches visent à réduire la pauvreté urbaine, ou spécifiquement à améliorer
les conditions de logement et à réhabiliter les quartiers informels, en répondant de manière
globale aux besoins des pauvres (Satterthwaite et Mitlin, 2014). Les experts s’accordent sur le
fait que la réhabilitation in situ offre des avantages considérables dès lors qu’il s’agit d’assurer
équité et inclusion. Lorsque le déplacement de populations est inévitable, comme par exemple
dans le cas de zones à risque élevé, il doit se faire à proximité afin que les moyens de subsis-
tance des ménages à faible revenu ne soient pas mis en péril. La réhabilitation in situ renforce
également l’appropriation par les acteurs locaux et maximise le bon usage des ressources en
respectant les processus de développement urbain mis en place par les habitants ainsi que
les investissements réalisés par eux. L’habitat, les réseaux sociaux et le capital politique exis-
tants sont préservés. Les habitants auront par ailleurs davantage tendance à prendre part à la
gestion et à l’entretien des espaces publics, et à s’intéresser aux questions d’intérêt général. La
réhabilitation donne aux ménages l’occasion de planifier des améliorations de façon évolutive,
en augmentant progressivement leurs possessions matérielles et en améliorant leurs possibi-
lités de générer des revenus additionnels. Des investissements supplémentaires peuvent être
réalisés de façon progressive, offrant ainsi des logements dans des conditions de plus grande
flexibilité et à un coût abordable. Un certain nombre de réinstallations au sein des quartiers sont
généralement nécessaires étant donné qu’il faut faire de la place pour de nouvelles infrastruc-
tures et que certaines parcelles individuelles disparaîtront lors des réaménagements d’îlots.
Une appropriation forte du projet de réhabilitation par les résidents leur permet cependant de
s’adapter à ces changements sans perturbation majeure. Les avantages matériels augmentent
en cas de forte participation. L’implication des résidents est en soi impérative dans les projets
de réhabilitation in situ du fait de la nécessité de parvenir à des arrangements pour modifier le
tracé des parcelles et restructurer la morphologie des quartiers, mais elle permet également au
final d’accroître les retombées matérielles.
S’il y a eu des efforts considérables et quelques initiatives très réussies en matière de réhabilita-
tion des quartiers informels, des études récentes font également état d’autres tendances. Cette
sous-partie récapitule à ce titre certains résultats issus d’Inde et d’Afrique du Sud. Dans les deux

162
Espaces informels des pays du Sud : de nouveaux défis en matière de fourniture de services et d’initiatives

cas, des programmes significatifs ont été mis en place pour répondre aux besoins de logement.
En Inde, la Jawaharlal Nehru National Urban Renewal Mission a été lancée en 2007, consti-
tuant le premier programme national de développement urbain en Inde. Celui-ci avait pour
objectifs de répondre aux besoins de logement (la sous-mission BSUP – Basic Services for the
Urban Poor) d’améliorer les infrastructures de base et de réformer les politiques et procédures
urbaines (Sivaramakrishnan, 2011). En Afrique du Sud, un programme de soutien au logement
par le biais de subventions en capital aux promoteurs immobiliers a été lancé, peu après les
premières élections libres de 1994. L’approche consistant à promouvoir de nouvelles construc-
tions sur des sites vierges n’ayant eu qu’une réussite limitée, le programme s’est transformé en
2011 et cible désormais principalement la réhabilitation de quartiers informels (Huchzermeyer,
2011). Les deux programmes publics nous permettent de comprendre les diverses façons dont
les pouvoirs publics envisagent les paramètres de la réhabilitation de quartiers informels.
La sous-mission BSUP a été lancée en 2007 avec la promesse d’assurer un accès universel aux
services de base et de fournir un « bouquet » de sept droits sociaux pour les populations urbaines
défavorisées (l’assainissement, l’eau, le logement, la sécurité foncière, les soins de santé, l’édu-
cation et les services sociaux). Toutefois, en pratique, le BSUP n’a fourni de logements qu’à un
nombre très limité de bénéficiaires retenus. Le BSUP s’était notamment fixé comme principe
que la réhabilitation in situ des bidonvilles devait être l’option première à privilégier pour préser-
ver les moyens de subsistance ainsi que les réseaux sociaux et culturels des habitants. Mais,
comme le montre le tableau 1, ce principe n’a pas été suivi d’effet dans cinq des villes BSUP sur
lesquelles des travaux de recherche ont récemment été complétés (Mitlin et al., à paraître). Les
projets développés dans le cadre de BSUP prennent l’une des trois formes suivantes : réhabili-
tation in situ, rénovation in situ ou relocalisation. Les logements fournis sont essentiellement des
appartements au sein d’ensembles résidentiels de hauteur moyenne, aussi bien sur des sites de
relogement que dans des quartiers rénovés in situ dans lesquels les baraques existantes ont été
détruites et le site réaménagé.

Tableau 1.  Les types de logement fournis

Nombre d’unités Réhabilitation Rénovation Réinstallation et


approuvées in situ in situ réaménagement
La plupart
Bhopal 13 399 des logements font partie
de cette catégorie
Bhubaneswar 1 641 1 449 192
Patna 480 288 192
Pune 26 606 5 280 21 326
Visakhapatnam 24 423 64 24 359

Source : Mitlin, Burra et Menon (à paraître).

163
Repenser les quartiers précaires

À Pune, l’option de privilégier la réhabilitation in situ n’a émergé que dans une seconde phase du
développement de BSUP. La première phase des logements BSUP s’est davantage centrée sur
la construction d’ensembles résidentiels de hauteur moyenne dans des zones de croissance en
périphérie de la ville où le relogement s’imposait. Les ménages étaient réticents à s’y installer,
ce qui a conduit à reconsidérer le programme, et la seconde phase s’est donc focalisée sur la
réhabilitation in situ, avec obligation d’y impliquer des ONG. Les relations de longue date entre
la municipalité (Municipal Corporation) et des groupes puissants de la société civile ont permis
une meilleure compréhension des enjeux au sein des pouvoirs publics, et notamment parmi les
hauts fonctionnaires, les agents qui œuvrent en première ligne, les conseillers municipaux et le
personnel politique.
La solution dominante choisie, celle de construire des ensembles résidentiels de hauteur
moyenne, a entraîné de nombreuses difficultés. Les coûts de construction de bâtiments de
trois à quatre étages dépassent probablement ceux de l’amélioration apportée à des loge-
ments préexistants. La construction de tels ensembles offre par ailleurs plus d’opportunités de
corruption du fait d’une responsabilité moindre envers le public (les résidents étant peu impli-
qués dans ce type de projet), ce qui peut également conduire à augmenter le coût final. Seuls
les ménages qui répondent précisément aux critères d’accessibilité au logement ont le droit
de bénéficier des nouveaux logements. Les autres ménages sont déplacés et doivent trouver
des logements alternatifs (tandis que dans les projets de réhabilitation in situ, la tendance est à
inclure toutes les personnes qui ont une forme de revendication foncière). D’autres problèmes
se posent dans le cas des ensembles résidentiels de hauteur moyenne, concernant cette fois les
moyens de subsistance des habitants. Beaucoup d’activités commerciales (par exemple la vente
d’articles ménagers et les salons de coiffure) requièrent un emplacement favorable et un accès
facile pour les clients, ou bien des lieux d’entreposage à hauteur de rue (par exemple pour les
rickshaws). Dans de plus petites villes telles que Bhubaneswar, Bhopal et Patna, les stratégies de
subsistance rurales ou semi-rurales persistent et certains ménages possèdent par exemple du
bétail. Les problèmes de conception dépassent la question des moyens de subsistance : beau-
coup de ménages continuent à utiliser de la biomasse comme combustible pour la cuisine et
les immeubles à étages ne le permettent pas. Enfin, les services peuvent également être plus
coûteux – par exemple, l’eau doit alors être pompée.
En Afrique du Sud, le passage d’une approche privilégiant les nouvelles constructions sur des
sites vierges à la réhabilitation des quartiers informels a d’abord été proposée en 2004 avec le
lancement de « Breaking New Ground », qui a reconceptualisé le programme de subventions au
logement. Cette nouvelle approche n’a cependant pas été adoptée du fait de la domination du
système de subventions en capital, de l’incapacité à susciter suffisamment de participation et à
mettre en place des structures de gouvernance appropriées au niveau des projets, du manque
d’expérience des fonctionnaires municipaux en matière de projets de réhabilitation, ainsi que
des conditions complexes tant sur le plan géotechnique que de l’ingénierie (Huchzermeyer,
2011). Le programme a été relancé en 2010 mais sa réalisation a continué à être faible. Si les
documents promotionnels du gouvernement ont célébré l’accomplissement des objectifs de
réhabilitation fixés en 2010, les méthodologies de suivi des réalisations présentent des signes

164
Espaces informels des pays du Sud : de nouveaux défis en matière de fourniture de services et d’initiatives

de défaillance. Fieuw (2014) en détaille trois. La première est la tendance des administrations
locales et provinciales à « reconditionner » des projets conventionnels de construction de loge-
ments neufs et les présenter comme des projets de « réhabilitation ». Par exemple, un projet
de construction de logements sur terrain vierge en périphérie urbaine sera indiqué comme
un projet de réhabilitation in situ de friche urbaine, avec des justifications démontrant que des
habitants de quartiers informels en sont bénéficiaires. Deuxièmement, peu d’études d’impact
indépendantes ont été commanditées pour évaluer l’efficacité de ce programme et ses résul-
tats tangibles. Troisièmement, les modalités particulières de mise en œuvre des projets primés
de Govan Mbeki en 2013 et 2014 mettent en évidence une dépendance excessive à l’égard de
grosses sociétés d’ingénierie et de construction, depuis la phase de pré-planification et de faci-
litation de la participation communautaire jusqu’à la phase de construction. Une telle stratégie
ne se traduit pas par un renforcement à plus long terme des capacités des autorités publiques,
ni des organisations locales.
Ainsi, dans ces deux pays, les programmes qui ont cherché à assurer la réhabilitation in situ ont,
en pratique, eu tendance à aboutir (au mieux) à de la rénovation in situ sous forme d’immeubles
de hauteur moyenne (en Inde) ou de constructions neuves de maisons de plain-pied (en Afrique
du Sud). Ces approches font l’impasse sur beaucoup des atouts de la réhabilitation in situ étant
donné que les résidents sont déstabilisés, que certains voient leur éligibilité au programme refu-
sée et que les processus participatifs sont ignorés. Les processus de construction privilégient les
sociétés du secteur formel et fournissent moins d’opportunités aux entreprises informelles de
construction, alors même qu’il en existe beaucoup dans les quartiers défavorisés. De plus, les
modèles d’aménagement urbain mis en œuvre correspondent à des modes de subsistance et
de structures familiales « modernes », qui ne sont pas nécessairement adaptés pour les habitants.

3.  Des approches alternatives pour répondre aux besoins des habitants
des quartiers informels
Si les problèmes évoqués ci-dessus illustrent bien une réalité urbaine de plus en plus marchan-
disée et formalisée, indépendamment de la fonctionnalité pour les ménages à faible revenu,
des approches alternatives sont actuellement mises en place pour consolider des modes de
développement différents, qui seraient moins dommageables pour les ménages à faible revenu
ou défavorisés. Ces approches se fondent sur le postulat que les efforts publics pour étendre
la desserte en services et améliorer le bien-être des ménages doivent permettre de les rendre
abordables et pertinents pour les personnes qui gagnent leur vie dans le secteur informel. Les
efforts de l’Asian Coalition for Housing Rights (ACHR) et de leur programme, Asian Coalition
for Community Action (ACCA), ainsi que les nombreux efforts des membres de Shack/Slum
Dwellers International, sont particulièrement notables. Cette section introduit et illustre trois
outils utilisés par ces organisations.
Ces outils sont basés sur quatre principes qui peuvent être observés dans ces associations et
d’autres qui partagent leurs approches (Satterthwaite et Mitlin, 2014 ; Mitlin, 2013). Le premier

165
Repenser les quartiers précaires

principe est de reconnaître qu’il est nécessaire d’avoir une certaine influence politique pour
être en mesure de changer les conditions de vie dans les quartiers informels, et que cela requiert
la mobilisation des populations et la formation d’alliances au sein des quartiers informels et
au-delà. Pour obtenir des résultats politiques favorables aux groupes défavorisés, il est néces-
saire d’avoir recours à la mobilisation de masse. Deuxièmement, la contribution des femmes
est cruciale. Les organisations de femmes doivent être acceptées comme des contributeurs
légitimes aux programmes gouvernementaux. Troisièmement, l’autonomie de l’organisation
est essentielle pour éviter la cooptation et la dépendance. La mise en place simultanée d’une
autonomie et d’une légitimité requiert des capacités organisationnelles. Enfin, les mouvements
sociaux doivent être portés vers l’avenir : planifier l’avenir requiert une réponse dynamique et
stratégique aux multiples pressions qui s’exercent.

3.1.  La collecte d’informations


Le corpus d’informations nécessaires pour mobiliser, agir et négocier provient d’enquêtes
communautaires et de diagnostics de quartiers qui synthétisent des informations-clés, ainsi
que de cartes qui en détaillent l’environnement bâti (Environment and Urbanization, 2012 ; Beukes,
2015). Ces enquêtes nécessitent que chaque ménage soit interviewé, que des données soient
collectées à leur sujet et concernant leurs besoins, et que des cartes qui indiquent tous les bâti-
ments et les infrastructures en place soient dressées. Le processus de recensement dépasse
quant à lui largement la collecte de données. Les recensements font partie d’une stratégie de
mobilisation, amenant vers le programme les résidents qui souhaitent participer à la gestion
locale du processus d’identification et de vérification de leurs baraques et des limites de
parcelles. Gérer ces processus permet de renforcer les groupes d’épargne existants et pousse
à la formation de nouveaux groupements. Il est tout aussi important qu’une fois les constats
tirés, les résidents aient l’opportunité de fixer des priorités collectives lors de réunions de voisi-
nage ou de quartier. Les voisins se réunissent pour porter un regard renouvelé sur leur quartier
grâce aux données de recensement, et évaluent ce qui doit être fait. Ce ne sont pas là des
discussions faciles mais elles sont essentielles pour développer une conscience des priorités
potentielles et des pratiques de négociation intra-quartier, et pour convenir de la voie à suivre.
Étant donné que les données des ménages, et les autres, sont fournies aux autorités locales, cela
permet de tisser des relations plus étroites avec les pouvoirs publics. Ces informations contri-
buent également à changer les attitudes et les approches des pouvoirs publics et des agences
internationales. Ces quartiers sont ignorés dans les documents officiels et peu d’informations
sont disponibles à leur sujet. En fournissant des données vérifiées sur ces zones, les expériences
des fédérations SDI ne font pas que s’attaquer à cette exclusion mais permettent aussi de bous-
culer les termes du débat (Beukes, 2015). En conséquence, elles fournissent aux populations
locales et aux fédérations qui les représentent un avantage lors des négociations puisque les
politiciens et les fonctionnaires reconnaissent le plus souvent la capacité de celles-ci à fournir
un corpus d’informations impartiales et exactes. Il faut également insister sur le fait que ces
informations sont largement reconnues par les résidents des quartiers en question, ce qui est
primordial pour mener à bien des projets de réhabilitation ou d’aménagement résidentiel. Elles

166
Espaces informels des pays du Sud : de nouveaux défis en matière de fourniture de services et d’initiatives

permettent enfin la prise en compte des quartiers informels sur les cartes et les plans des auto-
rités locales.
Voilà plus de trente ans que les membres de SDI font de la collecte de données et l’outil s’est
considérablement affiné avec le temps. En 2011, l’idée d’avoir un questionnaire unique et une
seule base de données commença à être complètement admise au sein de SDI. Il a été convenu
qu’ils seraient axés sur les profils des quartiers. Pour les dirigeants de SDI, l’agrégation de
données à l’échelle internationale reflète le besoin de redoubler d’efforts pour que les pauvres
urbains puissent s’exprimer à l’unisson. Le président de SDI a exprimé aux fédérations le besoin
d’avoir un outil unique et standardisé de caractérisation :
« Nous avons besoin d’un seul questionnaire au sein de SDI afin que nous puissions utiliser
les informations à l’échelle mondiale. Nous souhaitons comprendre quel est notre niveau de
pouvoir. Nous souhaitons présenter des argumentaires différents à l’intention de différents
publics cibles. Nous souhaitons collaborer avec tous les acteurs qui parlent de foncier, de loge-
ment et d’infrastructures. » indique Jockin Arputham, tel que cité dans Beukes (2015 : 11).
Il a été convenu d’un questionnaire standardisé et, à partir de 2013, SDI a progressivement mis à
jour les six mille profils. En mars 2015, les profils urbains de 348 lieux avaient été obtenus, et des
données avaient été enregistrées sur plus de 85 % des quartiers informels de l’ensemble des
sites urbains (Rapport annuel de SDI, 2014-2015).

3.2.  L’organisation en groupements d’épargne, et les fonds municipaux et nationaux


Les groupements d’épargne constituent la forme d’organisation originelle la plus courante au
sein des fédérations et réseaux de sans-abri et d’habitants de quartiers précaires et de baraques
qui ont formé Shack/Slum Dwellers International et qui participent à l’Asian Coalition for
Community Action. En termes simples, il s’agit là de groupes locaux qui réunissent entre eux des
habitants, principalement des femmes, de quartiers défavorisés dans une optique d’épargne, de
partage de ressources et d’élaboration de stratégies visant à répondre à leurs besoins collectifs.
Comme la plupart des épargnants et des gestionnaires de groupements d’épargne sont des
femmes, ces groupes contribuent à remédier aux différentes formes d’oppression, de discrimi-
nation et d’exploitation auxquelles elles font face. En donnant aux femmes un objectif immédiat
et un contexte d’action localisée, l’épargne collective affaiblit également la répartition tradi-
tionnelle des rôles de genre, et leur offre beaucoup de nouvelles opportunités et d’identités
qui sont acceptées et encouragées par leurs pairs (Mitlin et al., 2011). Cela leur permet de lutter
contre les problèmes de discrimination et le manque de perspectives d’ascension sociale. Les
femmes travaillent de façon constructive entre elles comme militantes (plutôt que de rester
subordonnées aux hommes et/ou aux membres plus âgés de leur ménage), et ce publiquement
(plutôt qu’enfermées dans leur ménage) et de façon stratégique (plutôt que passive). Au fur et
à mesure que les femmes assument de nouveaux rôles moteurs dans la fourniture des biens et
services essentiels ciblés sur leurs foyers et leurs quartiers, débute un partenariat constructif
avec le gouvernement. Les relations avec l’État, et notamment les conseillers et fonctionnaires

167
Repenser les quartiers précaires

municipaux, sont essentielles lorsqu’il s’agit de combattre la marginalisation urbaine et de


permettre le développement.
Des fonds renouvelables ont été créés pour augmenter l’ampleur de ces initiatives tout en cher-
chant à assurer la prise en compte et la participation des groupes aux revenus les plus faibles. Des
fonds de ce type ont été mis en place aux échelles municipale, nationale et internationale. Archer
(2012) décrit le développement de cent sept fonds municipaux comme l’une des composantes
essentielles de l’Asian Coalition for Community Action. Satterthwaite et Mitlin (2014) abordent la
question du développement du fonds du réseau SDI, qui a été initialement co-développé par IIED
mais qui est intégralement géré par SDI depuis 2007. Les deux premières années du fonds SDI/
IIED (2002-2003) ont démontré l’efficacité des fonds de financement de petits projets dans le
soutien des réseaux de fédérations. Il a également été démontré que l’impact des financements
externes peut être fortement amélioré quand ces fonds vont directement à des groupements
communautaires d’épargne, puisque ceux-ci mobilisent généralement des ressources complé-
mentaires. Entre 2003 et 2007, plusieurs bailleurs de fonds ont commencé à s’intéresser à la
façon dont ils pouvaient soutenir ces initiatives en procurant de la valeur ajoutée en complé-
ment de leurs financements. Les fédérations SDI ont alors eu accès à des fonds pour financer
des initiatives allant de la sécurité d’occupation, la réhabilitation de bidonvilles en y assurant la
sécurité foncière, des prêts-relais pour le financement d’initiatives d’hébergement, l’amélioration
des services d’eau et d’assainissement, le recensement et la cartographie des quartiers informels,
des visites réciproques entre des fédérations établies et des groupements de personnes défa-
vorisées, la gestion communautaire de reconstructions d’abris ou encore des partenariats entre
fédérations et autorités locales. Ces activités ont eu lieu dans plus de dix-huit pays.
En 2008, SDI s’est appuyé sur l’International Urban Poor Fund en créant l’Urban Poor Fund
International (UPFI) comme plateforme pour accéder à des financements provenant de l’in-
ternational. Parmi les grands donateurs à l’UPFI, on compte la fondation Bill & Melinda Gates,
les gouvernements de Norvège et de Suède et la fondation Rockefeller. Le secrétariat de SDI
a renforcé les capacités de gestion des fonds de financement de projet, et ceux-ci sont utilisés
de diverses manières : projets de logement, assistance technique et « renforcement de fédé-
rations » (à travers des opérations de mise en place de systèmes d’épargne et la conduite de
recensements par exemple), etc.
Des fonds continuent à être déployés au niveau des affiliés de SDI. Les groupements d’épargne
ont eu des retombées évidentes en matière de gestion financière : ils ont permis de développer
des compétences budgétaires à l’échelle de la communauté et des responsabilités financières
au sein d’un petit groupe, ce qui a préparé les habitants à prendre en charge des montants plus
élevés. Leurs capacités en matière de gestion financière leur ont par ailleurs permis d’amener
les pouvoirs publics à leur rendre des comptes de façon plus efficace. Des groupes membres à
Harare (au Zimbabwe), Kampala (en Ouganda) et au Cap (en Afrique du Sud) travaillent avec
les autorités municipales pour mettre en place des fonds municipaux. Un défi majeur reste de
savoir comment faire en sorte que ces activités puissent rendre possible des investissements
qui soient abordables pour une majorité des habitants des quartiers informels.

168
Espaces informels des pays du Sud : de nouveaux défis en matière de fourniture de services et d’initiatives

3.3.  Des précédents qui conduisent les pouvoirs publics et les citoyens à coproduire
des améliorations à grande échelle dans les quartiers informels
Des groupes locaux travaillant à la fois avec des affiliés de SDI et des membres d’ACCA s’ap-
puient sur les expériences pilotes existantes afin d’améliorer les types de logement disponibles,
et notamment en termes d’investissements dans la sécurité foncière et les améliorations
physiques – expériences de financement qui peuvent être par la suite transposées à plus
grande échelle. Les membres des groupements d’épargne ont fait la démonstration qu’ils
pouvaient améliorer leur quartier par le biais d’un ensemble d’activités ayant trait à la plani-
fication spatiale (souvent avec des réaménagements d’îlot visant à améliorer l’accès routier),
l’installation de services, et parfois la construction d’habitations. Ces actions illustrent égale-
ment leur compréhension des coûts associés à un tel processus de réhabilitation et leur permet
d’apprendre à développer des propositions plus ambitieuses. Les administrations municipales
et certains gouvernements nationaux ont montré leur intérêt pour le soutien de ces approches
communautaires, reconnaissant le potentiel de leurs contributions en matière de réduction de
la pauvreté. Une fois les pouvoirs publics impliqués, des fonds municipaux et nationaux sont
établis pour aider les fédérations et les réseaux communautaires à faire passer leur travail à une
plus grande échelle, ce qui se révèle d’un inestimable apport.
Les groupes affiliés à SDI et les membres d’ACHR reconnaissent que des programmes de
réhabilitation de quartiers informels à grande échelle ne sont pas possibles sans le soutien des
pouvoirs publics. Ils cherchent en conséquence à développer des partenariats dans ce sens,
tout particulièrement avec les autorités locales. Étant donné que la plupart des logements et
des quartiers dans lesquels vivent les membres des fédérations sont illégaux, de telles relations
sont cruciales pour en assurer la sécurité d’occupation. En plus des questions liées aux statuts
fonciers et immobiliers, les différentes institutions publiques locales contrôlent certains aspects
de la question du logement et en particulier la mise en œuvre de la réglementation en matière
d’usage du sol, de zonage et des normes de construction. Ces réglementations ont souvent
une part de responsabilité importante dans le fait que les logements ne soient dès lors plus
abordables pour la plupart des citoyens et elles doivent donc être renégociées.
L’objectif de ces investissements dans des initiatives inédites est de montrer le type de modifi-
cations réglementaires nécessaires pour aboutir à une ville inclusive, ainsi que pour permettre
de mieux cerner l’ampleur du financement nécessaire et les différents mécanismes de partage
des coûts qui pourraient être envisagés. En démontrant aux fonctionnaires locaux la qualité
des nouveaux ensembles de logements entrepris par la fédération sur des parcelles de taille
plus petite que les parcelles à la taille réglementaire ou des types d’infrastructures à bas coût, il
devient beaucoup plus probable que d’autres quartiers aient la permission de faire de même.
Dans certains cas, les agences gouvernementales peuvent être convaincues de devenir parte-
naires d’opérations d’investissements créatrices de précédents : fédérations et administrations
municipales collaborent pour identifier les améliorations dans lesquelles les deux parties ont un
intérêt. Les voyages d’études de résidents des quartiers, politiciens et fonctionnaires dans des
pays ou des villes où ces problèmes ont pu être traités offrent une plateforme pour discuter

169
Repenser les quartiers précaires

des enjeux dans des lieux neutres. Les fonctionnaires responsables de la planification urbaine
ou de la gestion de l’eau et de l’assainissement deviennent par exemple plus ouverts aux inno-
vations suggérées (ou mises en place) par les fédérations et réseaux communautaires s’ils
constatent que leurs pairs dans les villes qu’ils visitent ont accepté ou même soutenu ce type
d’initiatives.
La section 2.2 de ce chapitre s’est intéressée au programme BSUP. À Pune, l’échec de la première
phase, qui comprenait l’édification d’immeubles à plusieurs étages, a débouché sur une
seconde phase privilégiant la réhabilitation de quartiers informels. La National Slum Dwellers
Federation et Mahila Milan (un réseau de groupements d’épargne féminins) opéraient depuis
longtemps dans cette ville. Les cadres dirigeants de la corporation municipale ont travaillé avec
ces organisations de la société civile pour concevoir une nouvelle approche au BSUP qui se
nourrisse de leurs expériences. À mesure que le programme changeait d’échelle, les dirigeantes
de Mahila Milan ont fourni une aide précieuse aux autorités municipales pour la réhabilita-
tion in situ. Obtenir l’accord des résidents lors de la réhabilitation de quartiers informels très
denses est particulièrement difficile car la plupart des logements sont très petits et il est très
complexe d’installer des infrastructures sans réduire la taille de certains logements. Cela exige
beaucoup de négociations. Les groupes locaux ont eu besoin de beaucoup de soutien lorsqu’ils
ont commencé à travailler avec les autorités municipales. Beaucoup d’intérêts particuliers (y
compris de la part d’organismes publics, de fonctionnaires municipaux et d’élus locaux) avaient
conduit à s’opposer à ces programmes communautaires. Le Municipal Commissioner (l’équivalent
d’un préfet municipal) a estimé qu’il était impératif d’avoir des réunions régulières avec le maire
et les élus locaux pour éviter qu’ils ne sabotent le processus. Il a également rencontré les fonc-
tionnaires et les ONG impliqués. L’autorité municipale a ainsi progressivement institutionnalisé
une capacité à travailler avec les groupes défavorisés et cela s’est avéré précieux dans le cadre
de BSUP. Une seconde ville indienne, Bhubaneswar, a capitalisé sur les apprentissages de ces
expériences suite à des échanges multi-parties à Pune et a introduit à son tour la réhabilitation
in situ (Mitlin et al., à paraître).

4. Conclusion
Comme le montre l'analyse ci-dessus, le contexte des quartiers informels est en train de chan-
ger. Certaines des grandes orientations des politiques publiques ont des effets négatifs sur les
ménages aux revenus les plus faibles. Comme nous l’avons vu plus haut, l’augmentation des
tarifs et des frais pratiqués peut rendre l’accès à l’eau plus difficile pour les ménages à faible
revenu, ce qui va à l’encontre de l’affirmation selon laquelle les cibles des OMD ont effec-
tivement été atteintes. L’accent placé par les OMD sur l’accès universel a le mérite d’attirer
l’attention sur l’immensité des besoins. Il n’en reste pas moins qu’il semble important de redé-
finir les approches actuelles. Il est en effet de plus en plus difficile pour les groupes défavorisés
de vivre dans les centres urbains et d’y mener des activités commerciales (Bhan, 2009). En
Inde et ailleurs, le discours anti-pauvres est très présent et ne laisse aucune place aux ménages
à faible revenu dans le cœur de la ville, et ce en dépit des besoins en main-d’œuvre qui s’y

170
Espaces informels des pays du Sud : de nouveaux défis en matière de fourniture de services et d’initiatives

expriment. Les approches alternatives pour la rénovation des quartiers informels amènent à
s’intéresser aux différentes formes prises par l’exclusion. À cet effet, notre analyse suggère une
façon d’aborder la question des quartiers informels : il faut privilégier une approche ascendante
(partant des habitants et de leurs besoins), qui est, par son origine et ses caractéristiques, plus
inclusive. Concrètement, il s’agirait d’obtenir un engagement politique pour faire passer ces
modalités de développement urbain ascendantes à l’échelle supérieure. Comme le démontre
l’expérience sud-africaine, c’est un travail de longue haleine.
Les mouvements sociaux et autres groupes de la société civile élaborent leurs interventions
dans le souci d’une plus grande efficacité. Comme nous l’avons vu plus haut, cela a abouti à
une approche complexe et diversifiée, impliquant la mobilisation des habitants des quartiers
informels, le renforcement de leur légitimité, la protection de leur autonomie et la promotion
de leurs besoins et de leurs intérêts. Monter en échelle tout en restant pertinents à l’égard des
groupes les plus défavorisés pose toutefois un véritable défi. Pour le relever, il est crucial d’arti-
culer des mouvements sociaux de contextes différents mais faisant face aux mêmes enjeux, leur
donnant ainsi une plus grande capacité stratégique. Les réseaux ainsi établis sont générateurs
de solidarité et conduisent à un développement de compétences et d’intelligence collective. Ils
permettent également de consolider les expériences acquises et donc d’améliorer l’efficacité
des organisations qui en font partie. L’approche inclusive exige de la part des pouvoirs publics
de prendre part activement aux projets par le biais de la redistribution financière et, ensuite, par
l’attribution des subventions nécessaires. Cette participation étatique est cependant souvent
très limitée, voire inexistante dans de nombreux cas. Dans de telles circonstances, les résidents
des quartiers informels doivent continuer à suivre des stratégies variées pour sécuriser leurs
logements, améliorer leurs quartiers et élargir leur potentiel de développement…

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Repenser les quartiers précaires

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173
Normalisation et régularisation des bidonvilles :
comment expliquer la mise de côté des interventions
in situ en Europe ? Une comparaison Paris-Madrid
Thomas AGUILERA

Introduction
Poser la question de la normalisation, de l’amélioration (upgrading) ou de la régularisation des
bidonvilles[1] en Europe pourrait être considéré comme une provocation au moment où tous
les gouvernements nationaux et locaux mettent bien souvent tout en œuvre pour raser les
bidonvilles perçus comme la honte du monde civilisé du xxie siècle et le témoin de l’échec
des politiques du logement depuis les années 1950, et où de leur côté, les associations qui
soutiennent les habitants des bidonvilles et assurent leur survie au quotidien militent depuis
des années pour la mise en place de projets d’insertion en faveur du logement et de l’emploi.
Néanmoins, la question mérite d’être posée pour deux principales raisons, et ce d’autant
plus dans le présent ouvrage consacré aux quartiers précaires dans le Nord et dans le Sud.
Premièrement, l’option de la normalisation ou de la régularisation des bidonvilles in situ a refait
son apparition au début des années 2010 dans les régions de Paris et de Madrid qui constituent
les cas d’études du présent chapitre[2]. Dans les deux cas, c’est face à l’impossibilité apparente de
reloger tous les habitants des bidonvilles que ces modes d’intervention doux in situ sont évoqués
et débattus. Deuxièmement, pour le chercheur comparatiste, il est surprenant de constater
un tel contraste entre le Nord et le Sud. En effet, dans les grandes métropoles mondiales de
l’hémisphère Sud, les interventions in situ sont nombreuses et contribuent à régulariser des

[1] Plusieurs définitions de la normalisation peuvent être énoncées. Elle peut être physique ou juridique (Larson,
2002 : 146). Normaliser peut faire référence aux programmes de upgrading, c’est-à-dire d’amélioration des
bidonvilles via la construction de routes en bitume, l’aide à la consolidation du bâti, mais aussi le raccordement
à des réseaux d’eau et d’électricité et autres infrastructures sanitaires et de transport. La régularisation corres-
pond à la légalisation par l’octroi ou la vente de titres de propriété ou par un changement d’affectation de sols
s’avérant initialement inconstructibles.
[2] Les données empiriques mobilisées dans ce chapitre sont issues d’une recherche doctorale réalisée en France et
en Espagne entre 2010 et 2014 (Aguilera, 2015). Ont également été retravaillées des idées présentées et débat-
tues lors de l’atelier « Faut-il normaliser les bidonvilles ? » animé aux côtés de Grégoire Cousin au cours de la journée
d’étude « Métropoles européennes : les bidonvilles contemporains et leur économie » du 15 avril 2016 (MSH – Maison des
Sciences de l’Homme, Paris-Nord).

175
Repenser les quartiers précaires

quartiers entiers, alors que les instances internationales prônent des formes de légalisation et
des programmes d’amélioration.
Au-delà du fait que la taille des bidonvilles dans le Sud et dans le Nord ne soit pas comparable,
qu’est-ce qui explique l’adoption ou non de l’option de la normalisation ou de la régularisa-
tion par les gouvernements des métropoles européennes ? Dans ce chapitre, nous tenterons
d’expliquer la mise de côté de cette option en analysant les cas des métropoles parisienne et
madrilène dans une perspective comparée, avec en contrepoint les expériences du Sud.
Nous exposerons ainsi dans une première partie les principaux travaux et débats sur les politiques
de normalisation, de régularisation ou d’amélioration des bidonvilles du Sud, afin de présen-
ter les principaux enjeux – opportunités et risques – qui sous-tendent ces types de politiques
(sous-­chapitre 1). Nous présenterons ensuite les cas d’étude parisien et madrilène, pour montrer
pourquoi depuis les années 1960, la normalisation et la régularisation des bidonvilles n’ont pas été
envisagées comme mode d’action à large échelle : les élus nationaux et locaux ont toujours rejeté
l’idée d’une consolidation in situ, et ont préféré assurer une constante mise en mouvement de
populations constituées en indésirables, soit par des relogements partiels, soit par des expulsions.
Néanmoins, certaines expériences ont été mises en place par des associations et autres organisa-
tions non gouvernementales (ONG) qui œuvrent pour la survie des populations et l’amélioration
temporaire de leurs conditions de vie dans des bidonvilles sans cesse détruits (sous-chapitre 2).
Enfin, nous évoquerons les plus récents débats qui, à Paris comme à Madrid, semblent émerger
dans un contexte, d’une part de réductions budgétaires qui limitent les capacités de relogement,
et d’autre part de mouvements sociaux qui soutiennent l’idée d’interventions plus douces sur
des bidonvilles qui correspondent avant tout à des lieux de vie (sous-chapitre 3).

1.  Éclairages du Sud : mises en œuvre, effets et débats sur la normalisation


et la régularisation des bidonvilles
Partout dans le monde, des bidonvilles sont régulièrement évacués de force (Leckie, 1994) et
leurs habitants, alors vulnérabilisés, sont refoulés vers les marges des métropoles (Dupont et
al., 2013). Quand bien même ces politiques s’accompagnent de relogements, ceux-ci ne sont
souvent que partiels et sélectifs, et ne font que disperser les bidonvilles et détruire des solidari-
tés et ancrages locaux (Dupont, 2010 ; Bhan et al., 2013). Le même constat est fait au niveau des
villes européennes (Vitale, 2009).
Ce type d’intervention s’accompagne bien souvent de formes de tolérance qui ouvrent à la
consolidation de quartiers informels (Clerc, 2005). La tolérance peut être le résultat d’une
faillite de gouvernement (Maccaglia, 2009), mais aussi d’une stratégie de la part de certains
gouvernements qui cherchent à spéculer sur du foncier (Smart, 2001). Enfin, tolérer des
quartiers informels sert à coopter les mouvements sociaux et d’entretenir des réseaux clien-
télistes (Varley, 1998). Là aussi, on observe des stratégies similaires en Europe où la tolérance
est ­généralement associée au harcèlement policier et à l’urgence sociale (Fassin et al., 2014 ;
Aguilera, 2015).

176
Normalisation et régularisation des bidonvilles

Enfin, les débats se cristallisent sur les politiques de régularisation qui constituent une grande
partie des interventions sur les bidonvilles du Sud depuis de nombreuses années, sous le
magistère intellectuel de l’économiste libéral Hernando de Soto, relayé par les instances interna-
tionales comme ONU-Habitat et la Banque mondiale. Selon de Soto, l’octroi ou la vente de titres
de propriété aux habitants les inciterait à améliorer leur habitat et faciliterait la construction des
infrastructures (de Soto, 2000). Une seconde option consiste, par des interventions douces, à
améliorer les conditions de vie dans le bidonville, afin de normaliser progressivement la situation.
Mais ces cercles vertueux ne sont pas linéaires et même empiriquement limités, voire invali-
dés (Varley, 1987 ; Durand-Lasserve et al., 2009). Certaines recherches montrent même que ces
politiques ne servent pas nécessairement les habitants les plus pauvres (Gilbert, 2002 ; Gulyani
et al., 2012), puisqu’elles contribuent d’une certaine manière à leur « éviction silencieuse »
(Burgess, 1982 ; Desai et al., 2012). Enfin, ces politiques ne sont pas venues à bout des bidonvilles
selon l’ONU qui reconnaît que, malgré la mise en place de ces politiques, le nombre d’habi-
tants évalué en « habitat bidonville » n’a cessé de croître au cours des dix dernières années
(ONU-Habitat, 2010).
Ce détour par les pays du Sud permet de contraster les cas rencontrés dans le Nord et d’éclai-
rer les débats qui émergent actuellement, notamment en France et en Espagne.

2.  Des interventions in situ mises de côté par les politiques des bidonvilles
en Ile-de-France et à Madrid
Les cas européens contrastent avec les expériences du Sud. Les volumes relevés de bidonvilles
sont tout d’abord moindres. Ensuite, les niveaux d’institutionnalisation des politiques qui les
ciblent sont là aussi moindres dans les années 2000, à l’exception de Madrid, d’où la nécessité
d’opérer une comparaison. Enfin, lorsque des politiques existent, elles ne privilégient pas des
interventions douces in situ, mais alternent entre évictions systématiques et résorption par le
relogement sélectif de familles en dehors des bidonvilles.

2.1.  L’héritage du franquisme à Madrid : politiques de résorption, relogements


et accompagnement social
Si les bidonvilles existent déjà à Madrid au début du xxe siècle (Vorms, 2013a), ceux-ci se conso-
lident dans les périphéries Sud et Est de la capitale à la suite de la guerre civile espagnole à
la fin des années 1930, sous l’effet combiné d’un exode rural important (Cabo Alonso, 1961)
et de politiques de rénovation du centre-ville qui contribuent à évincer les ménages les plus
pauvres vers les périphéries (Castells, 1977 ; Vaz, 2006 ; Vorms, 2013b). Le chabolismo (chabola
signifie baraquement) devient un phénomène de masse. Ainsi, 16 % de la population madrilène,
soit 250 000 personnes, résident en bidonville en 1950 (Castells, 1977 : 51).
De véritables politiques des bidonvilles sont mises en place comme politiques du logement par
l’État franquiste, afin de coopter les oppositions internes au régime ainsi que les mouvements

177
Repenser les quartiers précaires

sociaux naissant dans les squats et les bidonvilles de la capitale, mais aussi pour libérer du foncier
à destination de promoteurs immobiliers privés sous perfusion de l’État (Castells, 1979). Certains
squats sont légalisés, mais c’est surtout par le lancement de grands programmes nationaux de
relogement que s’opère une grande partie de la résorption des bidonvilles entre 1960 et 1980
(Vorms, 2013b : 53).
Mais alors que la Communauté autonome de Madrid (échelon régional), créée en 1983, doit
faire face au retrait de l’État concernant les politiques du logement, 3 000 familles résident
encore en bidonville (Nogués Saez, 2010 : 104). Ces familles non relogées, car ne répondant pas
aux critères socio-économiques exigés pour l’acquisition des logements proposés, sont catégo-
risées comme étant à la fois gitanes et marginales : on assiste donc à l’ethnicisation d’un enjeu
de mal-logement (qui n’est pas sans rappeler la situation française) qui fait naître l’idée que, face
à des publics spécifiques tels que les gitans dont le mode de vie ne serait pas adapté à une vie en
appartement, des politiques spécifiques doivent alors être mises en œuvre.
Pour ce faire, une nouvelle institution en charge de la résorption est créée en 1986, à savoir le
Consortium pour la population marginale (CPM), sous la tutelle conjointe de la Mairie de Madrid,
de la Communauté autonome de Madrid et de la Préfecture. La procédure du relogement s’arti-
cule autour de trois dispositifs principaux. Plus de 1 000 familles (les plus aisées) sont relogées dans
des appartements publics entre 1988 et 1991 (CPM, 1986). Ensuite, un peu plus de 250 familles
sont relogées dans des quartiers excentrés construits dans la hâte sur les lieux des bidonvilles
(« Barrios de Tipología Especial » (BTE) – « quartier de typologie spéciale ») (Franco, 2004 ; López de
Lucio, 1999). Enfin, les familles les plus pauvres sont relogées dans des « campements provisoires »
destinés à faire office de « sas » vers du logement plus pérenne. Mais les BTE comme les campe-
ments se dégradent et concentrent rapidement des trafiquants de drogue, alors que certaines
familles revendent leur logement pour repartir en bidonville (Sevilla Buitrago, 2003).
Face à ce qui relève d’un échec de politique publique, et à la suite d’une alternance politique
à droite (Alberto Gallardón du Parti populaire critique la politique des bidonvilles de son
prédécesseur Joaquin Leguina du PSOE – Parti socialiste ouvrier espagnol), la Communauté
autonome de Madrid propose dès 1996 de détruire à moyen terme les BTE et les campements,
et de créer en 1998 une nouvelle agence en charge spécifiquement de la résorption : l’Institut
de relogement et d’insertion sociale (IRIS).
Selon les chiffres officiels, l’IRIS fait face à plus de 1 400 familles résidant en bidonville en 1998.
Il est acté de reloger les familles dans le parc diffus, afin de limiter les risques de ségrégation
et d’éloignement de populations déjà très vulnérables. Le travail social et éducatif devient
également primordial pour accompagner le relogement (Tejedor, 2002). L’IRIS disposera d’un
budget annuel moyen de 26 millions d’euros sur la période 1999-2012 (Aguilera, 2015 : 133).
En 2012, l’IRIS est propriétaire de 2 388 appartements ; ses travailleurs sociaux suivent plus de
9 000 familles et auront contribué à reloger 2 030 familles en treize ans. En juillet 2015, l’IRIS
perdra finalement son autonomie en tant qu’agence lorsque la nouvelle présidente de la
Communauté autonome de Madrid, Cristina Cifuentes (ancienne préfète de Madrid) fusionne
l’IRIS avec l’agence régionale de logement social, l’IVIMA.

178
Normalisation et régularisation des bidonvilles

Par ailleurs, les politiques de résorption menées depuis les années 1970 ont alimenté la crois-
sance du plus grand bidonville d’Europe (la Cañada Real Galiana, 11 000 personnes) où se sont
réfugiées les familles non relogées par le CPM et l’IRIS (Aguilera, 2015) : il accueille, depuis la fin
des années 1990, des espagnols payos (non gitans), des gitanos, mais aussi des migrants marocains,
latino-américains et des populations précaires. Le bidonville correspond à une route large de
70 mètres, s’étendant sur 16 kilomètres. Il se divise en six secteurs du nord au sud, du plus aisé
au plus précaire. L’une de ses portions centrales est aussi le lieu d’un important trafic de drogue.
Face à une très grande complexité juridique qui limite l’intervention des pouvoirs publics sur
cette portion de territoire à cheval sur trois communes (Madrid, Rivas, Coslada), les municipali-
tés et la Communauté autonome de Madrid se sont renvoyé la responsabilité de la résorption.
De plus, le bidonville a été stratégiquement toléré, car assurant une fonction à la fois de soupape
aux politiques de résorption menées par ailleurs dans le centre de Madrid et de réserve d’in-
formalité pour les familles non relogées. Face à la pression des mouvements sociaux et dans
l’objectif de récupérer du foncier pour mener de grands projets urbains, la Communauté auto-
nome de Madrid a finalement voté une loi régionale spécifique pour Cañada Real Galiana en
2011, lançant des procédures de concertation visant l’élaboration d’un plan global de résorption.

2.2.  Politiques, oublis et bricolages en Ile-de-France


Les premiers bidonvilles franciliens voient le jour dans les années 1930, lorsque l’État, sous
pression du patronat, fait appel à une main-d’œuvre importante en provenance d’Espagne, du
Portugal et d’Italie (Viet, 1998). Dans les années 1950, de nouveaux bidonvilles naissent, accueil-
lant la main-d’œuvre algérienne. Mais à ce moment-là, les bidonvilles ne sont pas considérés
comme des enjeux de logement, mais de sécurité et de migration. D’un côté, l’action de l’État
se matérialise en violence policière à la recherche de militants indépendantistes du FLN – Front
de libération nationale (Algérie) (Gastaut, 2004 : 7) et contre la consolidation des baraque-
ments (Lallaoui, 1993 : 53).
De l’autre côté, un « sous marché de l’assistance » (Tricart, 1977 : 606) se développe. Les muni-
cipalités et les organismes HLM relogent certaines familles dans de l’habitat ancien dégradé ou
bâtissent du logement neuf à normes réduites. 100 000 habitations provisoires sont également
montées dans des casernes désaffectées, et l’État apporte des crédits aux premières cités d’ur-
gence. L’idée de relogement transitoire émerge dans le mouvement social notamment lié à
des groupes de squatteurs. Mais c’est à la suite de l’appel de l’Abbé Pierre le 1er février 1954
qu’Emmaüs s’attèle à la construction d’abris d’urgence. Des tentes et des « igloos » sont montés
notamment par des groupes d’autoconstruction comme les « Castors ».
Sur la base de ces expérimentations associatives, l’État lance une production plus massive des
cités d’urgence, dites promotionnelles puis de transit : 12 000 logements sont ainsi construits dans
220 villes en France pour un coût total de 10 milliards d’euros (Lallaoui, 1993 : 26). La Sonacotral[3],
créée en 1956, est chargée de superviser les opérations de relogement (Bernardot, 2007).

[3] Société nationale de construction pour les travailleurs algériens.

179
Repenser les quartiers précaires

En 1966, une enquête nationale du ministère de l’Intérieur chiffre à 75 000 le nombre de personnes
en bidonvilles, dont 47 000 répertoriées en Ile-de-France dans une trentaine de bidonvilles (minis-
tère de l’Équipement et du Logement, 1966). C’est à la croisée de trois facteurs que le Parlement
envisage de mettre en place un plan national de résorption, répondant à la pression : i) des médias
(ce sont les journalistes qui réalisent les premières cartographies et les premières enquêtes au
cœur des bidonvilles à partir de 1965), ii) de certains élus locaux (à la suite d’accidents mortels, des
maires appellent l’État à intervenir) et de députés (le sujet est plusieurs fois mis à l’ordre du jour
de l’Assemblée nationale entre 1964 et 1972), et iii) des mouvements sociaux.
Mais ces plans relèvent initialement plus du « bricolage »[4] que de la planification. De plus, s’ils
permettent le relogement des Espagnols, Portugais et Français en immeubles (Tricart, 1977 :
617), les Algériens sont relogés en cités de transit (Blanc-Chaléart, 2006 : 7) qui perdureront
jusqu’à la fin des années 1990 (Cohen et David, 2012). Le dernier bidonville est officiellement
rasé en 1976 à Nice.
Les bidonvilles réapparaissent à la fin des années 1990 sous l’effet de migrations en provenance
de l’Europe de l’Est à la suite de l’éclatement du bloc communiste (Reyniers, 1993). Alors que
les statuts de réfugiés politiques sont peu à peu niés à ces migrants, ces derniers s’installent
dans des interstices urbains de la banlieue rouge parisienne (Jaulin, 2000). Mais, de la même
façon que dans les années 1950, ce n’est pas la question du logement qui prime mais bien celle
de l’immigration, de la sécurité et de l’ordre public. L’État se tient à distance de l’enjeu du mal-­
logement préférant évoquer les problèmes issus des dites « communautés des gens du voyage »
qui pourtant ne résident pas en bidonville.
Pendant près de vingt ans, les migrants résidant en bidonvilles, alors catégorisés comme Roms
dans les débats publics, seront régulièrement expulsés entre une à deux fois par an[5]. Les familles
évoluent dans des espaces restreints, mais face au caractère répétitif des évacuations, n’ont
pas le temps de consolider leurs maisons, et les enfants ne peuvent suivre une scolarité stable
(Thiéry, 2014 : 28). Les conditions de vie dans les bidonvilles sont très précaires, et les enjeux
de santé y sont considérables (Médecins du monde, 2010). On assiste ainsi à une orchestra-
tion politique du « pourrissement » (Fassin, 2014), lequel passe par le harcèlement policier, par
le non-enlèvement des ordures ménagères ou par l’interdiction d’accès à l’eau potable et à
l’électricité décidée par les mairies, et ce dans le but unique de pousser les habitants à prendre
eux-mêmes l’initiative de fuir (Romeurope, 2012 ; Amnesty International, 2014) : une politique
de l’auto-expulsion se met en place (Fassin, 2014).
Tout en refoulant systématiquement les familles sur les communes voisines, les municipalités,
de droite comme de gauche, ont appelé l’État à intervenir pour expulser ou reloger les familles,
mais le plus souvent hors de leur territoire (Costil, 2011). De leur côté, les gouvernements

[4] Par « bricolage » il faut comprendre une conception incrémentale, expérimentale et souvent chaotique de poli-
tiques publiques, par opposition à la vision peu crédible d’un hypothétique décideur rationnel et planificateur.
[5] Plusieurs enquêtes ont tenté d’estimer le nombre d’évacuations de bidonvilles réalisées, notamment depuis
2010 (Goossens, LDH – Ligue des droits de l’homme, 2010-2015).

180
Normalisation et régularisation des bidonvilles

nationaux, de droite comme de gauche, ont incité les instances européennes à réguler les flux
migratoires. Dans un contexte de rejet systématique du blâme entre les divers concurrents de
la gouvernance territoriale et d’inaction publique, les associations humanitaires et les collectifs
locaux ont dû mobiliser d’importantes ressources humaines pour assurer la survie des habitants.
Certaines collectivités locales ont parfois monté des projets alternatifs en recyclant des dispositifs
d’actions préexistants. Dès la fin des années 1990, certaines municipalités ont relogé des familles
à la suite d’évacuations. Mais c’est surtout à partir de 2005, profitant de subventions, grâce au
dispositif des MOUS (maîtrise d’œuvre urbaine et sociale), qu’une dizaine de villes franciliennes
ont expérimenté des « villages d’insertion » dans le sillage de la ville d’Aubervilliers (Legros, 2011).
La mise en place de ces projets suit systématiquement le même mécanisme : une ville fait face à
d’importants bidonvilles, un accident (incendie mortel) ouvre l’agenda médiatique, les équipes
municipales mobilisent des associations et des partenaires institutionnels. Ces villages consistent
à fixer temporairement sur des espaces spécifiques une partie des familles vivant en bidonville
(Bernardot, 2007). Mais tous ces projets sont sélectifs : les familles sont choisies sur la base de
critères « d’insérabilité » à la fois sociaux, économiques et de santé. Ils sont contraignants : des
règlements intérieurs stricts régissent la vie quotidienne. Ils sont refoulants, justifiant l’évic-
tion de la plupart de ceux à qui l’entrée dans le projet est refusée. En Ile-de-France, près de
1 500 personnes avaient été touchées par ces projets d’insertion entre 2000 et 2011, mais plus
de 4 000 autres n’en avaient jamais bénéficié (Aguilera, 2015 : 215). Les autres familles n’ont
cessé d’être dispersées entre les communes par des arrêtés municipaux et préfectoraux.
Depuis 2012, l’État a néanmoins cherché à reprendre le leadership d’une gouvernance des
bidonvilles fragmentée via deux canaux. Le 26 août 2012, le gouvernement a émis une circu-
laire incitant les préfets à coordonner des missions d’accompagnement social en parallèle des
évacuations qui devaient se multiplier. Cette circulaire, dont la supervision a été confiée à la
DIHAL (Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement), est pourtant
restée lettre morte, n’ayant servi qu’à faciliter les expulsions policières en fournissant les outils
d’enquêtes sociales. Le second canal d’action étatique passe par la création en 2015 d’une
plate-forme régionale de coordination sous l’égide du préfet de région (« Plate-forme d’ac-
cueil, d’information, d’orientation et de suivi » – AIOS). Là encore, cette plate-forme a déçu les
associations qui ne sont ni entendues ni convaincues par des responsables politiques, lesquels
refusent toujours de parler de « bidonvilles » et parlent plutôt de « campements illicites ».

3. L’intervention in situ : une option délaissée


L’analyse comparée dans le temps des cas parisien et madrilène permet de mettre en évidence
deux invariants. Les politiques madrilène et francilienne ont toujours privilégié des politiques
de résorption qui consistent à raser les bidonvilles et à en sortir les familles, soit en les relo-
geant ailleurs, soit en les expulsant vers de nouveaux bidonvilles. Ensuite, de rares expériences
de normalisation ont été entreprises, mais sont bien souvent le fait du tiers secteur, alors que les
élus locaux refusent de stabiliser des situations de bidonvilles dans leurs communes.

181
Repenser les quartiers précaires

3.1.  Des expériences rares de normalisation in situ : le tiers secteur pour améliorer
les conditions de vie
De rares opérations d’intervention in situ ont été menées, mais elles sont bien souvent le fait des
associations et des ONG plus que des pouvoirs publics. Plus précisément, ce sont les ONG qui
interviennent systématiquement en premier dans les bidonvilles, initiant des expérimentations
sur la base desquelles des politiques publiques à plus large échelle ont pu s’institutionnaliser,
comme ce fut le cas dans les années 1960 dans les deux métropoles : les mouvements de squats
et d’autoconstruction ont constitué le terreau de bricolages qui, en se systématisant, ont pu
donner lieu à des politiques régionales.
Les années 2000 connaissent également ce type d’expériences locales qui occupent le vide laissé
par l’inaction publique. Le plus grand bidonville de Madrid, la Cañada Real Galiana, accueille un
très grand nombre de collectifs d’architectes, de militants ou d’étudiants qui ont réalisé depuis
une dizaine d’années des diagnostics sociaux et urbanistiques dans le but d’alimenter le savoir
indigène des habitants. D’une part, il s’agit de produire des contre-diagnostics en mobilisant
le savoir comme une arme de résistance aux projets urbains institutionnels (Appadurai, 2012 ;
Deboulet et al., 2013). D’autre part, ces diagnostics donnent bien souvent lieu à des réalisations
participatives en autoconstruction, associant des architectes et des habitants. Des bénévoles
de l’association Architectes sans frontières (ASF) épaulent ainsi les habitants du secteur 5 dans
la construction d’une maison commune sur un terrain délaissé (Carriot, 2014). De même, le
Collectif Todo Por la Praxis, constitué de jeunes architectes, a établi des contre-propositions
d’aménagement de la Cañada Real Galiana dès 2011.
En Ile-de-France, des ONG plus importantes comme Médecins du monde (MDM), très active via
sa Mission Roms, ou le Secours catholique sont présentes au quotidien pour assurer le minimum
vital et éviter la propagation d’épidémie. De plus, chaque installation d’un bidonville suscite la
création de collectifs locaux de soutien, indépendant ou pas des collectifs locaux Romeurope
qui jalonnent le territoire francilien grâce à diverses antennes coordonnées par la commission
droits de l’homme Romeurope. Ces collectifs apportent des biens de consommation, parfois des
soins, mais peuvent aussi intervenir physiquement en faveur de l’amélioration des conditions de
vie en aidant à construire des toilettes sèches, à pourvoir au ramassage des ordures ou à entre-
tenir des baraquements. Récemment, l’association Convivance est parvenue à négocier un bail
à titre gracieux sur un terrain de propriété privée, afin d’y monter un projet d’autoconstruction
avec des habitants d’un bidonville à Ivry-sur-Seine, au sud de Paris.
En marge des villages d’insertion mis en place par les communes, des collectifs d’architectes
et d’urbanistes ont fait des bidonvilles des terrains d’autoconstruction. Ce fut le cas à Saint-
Denis au nord de Paris après l’expulsion des habitants du camp du Hanul en 2010, mais aussi
à Orly (sud de Paris) en 2011 où le village d’insertion était censé associer les futurs habitants à
la construction de leur chalet. Une association, le Pôle d’exploration des ressources urbaines
(PEROU)[6], s’est faite remarquer par sa volonté de « dé-culturaliser » la question Rom en opérant

[6] Pour une présentation plus précise, se référer au site Internet du collectif : http://www.perou-paris.org/

182
Normalisation et régularisation des bidonvilles

des interventions architecturales dans des bidonvilles pour les ouvrir au monde, mais surtout
pour apporter une amélioration aux conditions de vie des habitants. Cette association (PEROU)
a, par exemple, bâti un édifice public en bois au cœur du bidonville pour célébrer la fête de Noël
en 2012 dans un bidonville de Ris-Orangis au sud de Paris (Thiéry et al., 2013).
Ces interventions pourraient paraître dérisoires par rapport aux expulsions répétitives menées
par les préfectures franciliennes ou aux relogements massifs de l’IRIS à Madrid. Néanmoins, elles
démontrent que des acteurs envisagent des opérations d’amélioration dans le bidonville sans
en sortir directement les familles, et ces interventions pourraient bien, comme dans les années
1960, infiltrer les sphères décisionnelles et donner lieu à des expérimentations plus larges.

3.2.  Le retour de l’intervention in situ ? Les effets de la crise sur la reconfiguration


des politiques locales des bidonvilles
L’idée des interventions in situ semble refaire surface à Paris et à Madrid à partir de 2010. Ce
retour en Europe pourrait faire suite à un constat de la part des associations ou de certains
élus que les politiques précédemment menées ne portent pas nécessairement leurs fruits, et
que les bidonvilles persistent, voire se développent encore. La crise économique pourrait alors
confirmer cette nécessité de trouver des modes d’intervention plus doux, plus graduels et
donc moins coûteux pour les pouvoirs publics. Les acteurs associatifs pourraient trouver ici une
fenêtre d’opportunité, afin de promouvoir des modes d’action plus respectueux des ancrages
sociaux et territoriaux des familles qui résident en bidonville, et facilitant la stabilisation des
trajectoires vers l’insertion.

Face à l’impossible résorption, l’option de la légalisation envisagée à Madrid


L’IRIS résorbe des bidonvilles à Madrid depuis la fin des années 1990. Mais à partir de 2007, le
budget annuel de l’IRIS chute (40 millions d’euros en 2007 contre moins de 20 millions d’eu-
ros en 2012). La masse salariale a également chuté, tout comme le budget dédié au logement
(Aguilera, 2015 : 133). En juillet 2015, la Communauté autonome de Madrid annonçant la fin des
bidonvilles, mais surtout ne pouvant plus subventionner une institution qui fait débat, décida
de fusionner l’IRIS avec l’Agence régionale du logement, l’IVIMA, pour fonder une Agence du
logement social, en charge de la promotion et de la gestion du logement public mais aussi du
dossier Cañada Real Galiana. Cette fusion sonnait le glas de la politique de résorption et annon-
çait une nouvelle instrumentation des politiques des bidonvilles.
Dès le vote de la loi régionale de 2011, la Communauté autonome de Madrid (CAM) formule
des propositions alternatives face à un volume trop important de personnes à reloger, si une
opération IRIS est menée. L’une d’entre elles, qui figure dans un accord-cadre lié à la loi, est de
« consolider le plus possible de maisons habitées, si elles sont compatibles avec le zonage rési-
dentiel et si elles sont intégrées à une trame urbaine » (CAM, 2014 : 6). La priorité est donnée à
l’affectation résidentielle des espaces à normaliser : ce sont les maisons « unifamiliales » qui sont
ciblées par l’accord, lequel compte donc bien profiter de l’occasion pour raser les commerces,
les ateliers et les hôtels, le tout dans un souci d’uniformisation de la morphologie urbaine. Mais

183
Repenser les quartiers précaires

cette mesure ne concerne pas le secteur 6, le plus pauvre et dégradé du bidonville. Le troisième
objectif concerne le logement et prône « l’accès à la propriété du plus grand nombre » (ibid. : 6).
Seules les familles recensées avant 2012 pourraient y prétendre. Les autres seraient évincées du
processus et relogées dans des habitations temporaires. Enfin, il est question de revoir le statut
juridique de l’emprise du bidonville, jusque-là inaliénable, afin de rendre possibles la vente de
titres de propriété et des aménagements.
L’accord-cadre effectue donc des propositions dans le sens d’une normalisation, puis d’une
régularisation in situ du plus grand bidonville d’Europe. Néanmoins, cette loi reste différen-
tielle[7], puisqu’elle ne concerne pas les zones les plus précarisées. De plus, les municipalités et les
associations ont émis plusieurs critiques à son égard.
Premièrement, l’accord-cadre ne touchera que les maisons strictement établies sur le péri-
mètre de la Cañada Real Galiana : les maisons qui se sont agglutinées autour du bidonville seront
détruites. Deuxièmement, si l’option de l’octroi de titres de propriété semble convenir aux
habitants, l’idée de la vente fait débat, notamment quant au prix de vente au mètre carré et à
l’évaluation des prix de vente des maisons. Si les prix s’alignent sur ceux proposés par les asso-
ciations des secteurs Nord les plus aisés, le montant sera trop élevé pour que les familles les plus
pauvres des secteurs Sud aient une chance d’y accéder. La question reste aujourd’hui ouverte,
mais on peut s’avancer sans risque sur l’idée qu’une partie au moins du bidonville sera légalisée.

Les débats français sur la normalisation


En France aussi le débat sur les interventions douces in situ commence à se diffuser et, face aux
coûts d’une évacuation (400 000 euros[8]), les propriétaires et les pouvoirs publics pourraient
bien y voir des modes de résolution intéressante des conflits.
Parmi les porteurs de ces idées, la Fondation Abbé Pierre (FAP) prône des formes de « résorption
douce » (Huyghe, 2016). Il s’agit d’intervenir de façon discrète, de transformer progressive-
ment des bidonvilles en villes, et de rapprocher les habitants des dispositifs de droit commun
par étape avec comme objectif final, le logement social. Des interventions physiques ponc-
tuelles sont menées (mobilier urbain, jeux d’enfants), alors que des projets d’autoconstruction
sont montés grâce à des financements croisés, notamment municipaux. Mais le soutien n’est
pas toujours de mise : dès septembre 2014, la FAP avait enfin envisagé un projet de « sortie
par le haut » en partenariat avec Médecins du monde sur le grand bidonville du Samaritain
à La Courneuve au nord de Paris, mais la municipalité a finalement refusé de poursuivre et,
partant, a ordonné l’expulsion des habitants dudit bidonville en août 2015.
Dans ce cas, la normalisation n’est que temporaire, et il ne s’agit pas de légaliser le bidonville,
mais de stabiliser temporairement des situations afin de faciliter le travail social, la recherche

[7] Par différentiel, on entend un traitement public inégalitaire de faits sociaux a priori soumis aux mêmes règles. Ce
caractère différentiel résulte de mécanismes de catégorisation, de classement et de hiérarchisation de pratiques
ou de groupes sociaux.
[8] Plusieurs études ont été menées pour évaluer le coût des évacuations (Cousin, 2013 ; PEROU, 2014).

184
Normalisation et régularisation des bidonvilles

d’emplois et la scolarité des enfants. Une récente étude de l’Association Trajectoires comman-
ditée par la DIHAL confirme que le bidonville est un tremplin, une base qui permet d’entretenir
des solidarités et de stabiliser les relations avec les associations, mais aussi, malgré les conditions
de vie parfois difficiles, d’économiser des revenus pour envisager l’entrée dans le logement
social par la suite (Trajectoires, 2016).
Les débats portent alors sur la conception de cette normalisation et la temporalité. Le Collectif
Romeurope accepte ces formes de stabilisation, mais refuse toute idée de pérennisation. La stabi-
lisation doit être considérée uniquement comme une aide à la sortie du bidonville. Comme
dans les années 1960, les collectifs envisagent aujourd’hui des sorties graduelles, mesurées et
adaptées aux expériences individuelles et familiales, et donc basées sur des diagnostics sani-
taires et sociaux.
Comme en Espagne, l’idée de stabilisation in situ plutôt que de sortie directe des bidonvilles
s’est insérée dans les débats, et a suscité des expériences alternatives au moment même où les
politiques publiques traditionnelles semblent avoir démontré leur inefficience.

La réticence des élus locaux dans une gouvernance compétitive


Les villes sont en compétition sur les territoires (Brenner, 2004), et les élus locaux se posi-
tionnent dans une gouvernance compétitive. Ils expriment alors des réticences vis-à-vis de l’idée
de normalisation pour trois principales raisons. Une de leurs principales craintes sur la question
des bidonvilles reste bien celle de « l’appel d’air ». L’imaginaire de l’assistanat est systématique :
offrir une aide attirerait plus de bénéficiaires potentiels et rendrait la situation ingérable. Cet
argument justifie la sélectivité de toutes les politiques de résorption, si ce n’est de beaucoup de
politiques publiques en la matière.
Une deuxième crainte relève de l’ordre public. Les élus locaux sont responsables devant leurs
électeurs, et la question des nuisances les préoccupe au premier chef. Même si ce ne sont pas
les riverains les plus proches qui se plaignent des bidonvilles (Windels, 2014), les élus locaux sont
sensibles aux plaintes et à l’image de leur commune. Un bidonville habité par des migrants, même
normalisé, resterait un stigmate pour une ville. Ensuite, les élus, et ils rejoignent ici les associa-
tions, craignent des formes de « ghettoïsation » et d’enlisement des projets, loin des ressources
urbaines voire des transports, comme ce fut le cas dans les années 1990 à Madrid. Enfin, pour
les villes, la question des coûts, même si les interventions douces in situ sont peu coûteuses, est
présentée par les maires comme un obstacle majeur au montage de projets dans le temps.
À ces obstacles liés aux craintes des élus, nous ajouterons un dernier facteur identifié grâce à
l’analyse comparative. Les mouvements sociaux et les organisations de soutien aux habitants
des bidonvilles mobilisent des ressources conventionnelles et légalistes qui ne perturbent pas
l’ordre public et politique. Dans les années 1960, en France comme en Espagne, le support de
mouvements de squatteurs ou de protestation avait ouvert des fenêtres d’opportunité plus
importantes, et avait abouti à l’obtention de relogements. De même, la comparaison avec les
mouvements squats dans les années 2000 démontre que l’usage de modes d’action protesta-
taire voire illégale pousse les élus à reloger plus rapidement (Aguilera, 2015 : 600).

185
Repenser les quartiers précaires

Enfin, la comparaison doit être élargie, afin d’identifier les conditions ayant donné lieu à des
expériences plus nombreuses de normalisation in situ, comme ce fut le cas en Italie, notamment
à Rome, Milan et Turin où les pouvoirs locaux ont financé le raccordement aux réseaux d’eau
et d’électricité (De Salvatore et al., 2009).

Conclusion
Il ne s’est pas agi dans ce texte de déplorer le manque de considération pour des options
qui seraient miraculeuses. Comme nous l’avons vu, les interventions in situ n’ont pas vaincu
les conditions de mal-logement dans le Sud, et la question fait débat, dans le Sud comme en
Europe, même parmi les défenseurs des populations vulnérables. Le texte a simplement cher-
ché à étayer empiriquement et théoriquement les causes d’un décalage entre les modèles
d’intervention dans le Nord et dans le Sud face à un même fait. Certes les bidonvilles sont de
taille variable, mais ils soulèvent des problématiques similaires en termes de mal-logement et de
gestion publique de l’informalité urbaine.
La double mise en perspective comparative (Nord-Sud, Paris-Madrid) permet de saisir à quel
point des formes d’intervention publique et des instruments d’action peuvent être considé-
rés dans certaines villes, à certains moments, alors qu’ils ne le sont pas à d’autres. Elle permet
d’éclairer des débats et de comprendre la façon dont les acteurs mobilisent des idées et iden-
tifient des risques.
La comparaison et l’examen des arguments autour de la normalisation dans le Nord et dans le
Sud soulèvent un dernier débat sur les questions de bidonvilles et de mal-logement en général.
Il concerne les standards et les normes de sécurité. Très souvent, si ce n’est systématiquement,
les squats et les bidonvilles sont évacués par les préfectures au nom de la sécurité et de la santé
de leurs habitants. Pourtant, souvent aussi, des architectes militants démontrent que certains
lieux ne sont pas si insalubres (pour des périodes transitoires) que les arrêtés d’expulsion le
stipulent. Un débat doit être mené sur des standards élevés de sécurité qui freinent parfois
les expériences d’insertion graduelle par l’habitat informel, sans pour autant concevoir des
systèmes normatifs à plusieurs vitesses (Delgado, 1997 ; Larson, 2002).

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190
3.
Mobilisations collectives :
participation et apprentissages
Les défis de communication et de participation
dans les projets de restructuration de quartiers précaires.
Les expériences de Delhi et d’autres métropoles indiennes
Véronique DUPONT[1]

Introduction
La participation citoyenne est une question débattue de longue date dans le milieu acadé-
mique (Arnstein, 1969). Le principe de participation comme garant de bonne gouvernance est
également devenu prégnant dans les discours et recommandations des institutions internatio-
nales en matière de développement (Christens et Speer, 2006). Il est de même affirmé dans
les conventions internationales traitant du droit à un logement convenable, qui insistent en
particulier sur la nécessité d’une information préalable des personnes et groupes affectés en
cas d’éviction et de déplacement des populations, ainsi que sur la mise en œuvre de consulta-
tions approfondies avec la participation de tous les intéressés[2]. Les politiques et programmes
de résorption des bidonvilles lancés en Inde depuis les années 1990 mettent aussi en avant, à des
degrés divers, le principe de participation de la « communauté ».
Dans un premier temps, nous analyserons comment l’implication des habitants affectés est
envisagée dans les documents de politique nationale traitant des bidonvilles, ainsi que dans les
programmes initiés au niveau des États de l’Union indienne depuis les années 1990, en parti­
culier à Mumbai (anciennement Bombay) et à Delhi. Dans un second temps, sur la base d’études

[1] Remerciements. Ce chapitre se fonde sur des recherches réalisées dans le cadre de deux projets collectifs : i) le
projet SETUP (« Exclusion sociale, territoires et politiques urbaines. Une comparaison Inde-Brésil ») financé par
l’Agence nationale de la recherche (ANR) de 2007 à 2010, et ii) le projet collectif Chance2Sustain (Urban Chances
– City growth and the sustainability challenge) financé par la Commission européenne (7e Programme-cadre pour la
recherche et le développement) de 2010 à 2014. Le soutien financier de l’IRD doit également être mentionné.
Pour mes séjours de recherche à Delhi, j’ai bénéficié du soutien institutionnel et logistique du Centre de sciences
humaines, puis de celui du Centre for Policy Research (CPR).
Les enquêtes sur les sites de V.P. Singh Camp et Kathputli Colony à Delhi ont été conduites en collaboration avec
Shankare Gowda, et celles à Chennai (anciennement Madras) avec R. Dhanalakshmi. Le cas de Kathputli Colony
a également donné lieu à une collaboration avec des chercheurs du CPR et une première publication commune
(Dupont, Banda, Vaidya et Gowda, 2014), dont certains éléments sont repris pour cette contribution.
[2] Voir : United Nations Committee on Economic, Social and Cultural Rights, General Comments No.4: The Right to
Adequate Housing (1991) and General Comments No.7: The Right to Adequate Housing (1997).

193
Repenser les quartiers précaires

de cas à Delhi et à Chennai (anciennement Madras), nous étudierons la mise en œuvre du prin-
cipe de participation sur le terrain, en examinant des opérations de démolition de bidonvilles et
des projets de rénovation[3] ou de relocalisation.
La participation est un processus qui recouvre différents degrés d’implication des populations,
ordonnés par Arnstein (1969) selon une échelle de participation citoyenne rendant compte
d’une graduation dans le partage du pouvoir. Notre analyse se centrera sur les premiers degrés
de participation identifiés par cet auteur : l’information et la consultation des habitants, ici
ceux des bidonvilles. Comme l’ont montré d’autres expériences de restructuration de quar-
tiers précaires (Deboulet, 2007 ; Jordhus-Lier et al., 2016), une information complète et précise
donnée aux habitants, ainsi qu’une communication interactive, sont en effet les préalables
essentiels à toute participation effective.
En quoi la participation importe-t-elle ? Si le principe de participation effective était appliqué
aux habitants des bidonvilles, l’argument est que leurs voix et leurs besoins seraient mieux pris
en compte, et les projets mis en œuvre mieux adaptés et acceptés par les habitants. Dans des
sociétés marquées par de fortes inégalités socio-économiques, la participation est défendue
par certains auteurs comme un moyen d’approfondir la démocratie, pour combler l’écart entre
les droits légaux et formels d’une part, et les droits substantiels d’autre part (Heller, 2009). Le
slogan de la participation n’échappe pas cependant au risque de manipulation par l’État ou
d’autres acteurs, masquant les relations de pouvoir derrière la rhétorique et la technique de la
participation, et utilisant la couverture du consentement des populations pour poursuivre leur
propre agenda (Cooke et Kothari, 2001).
Une clarification préalable sur le terme de « bidonville », traduction imparfaite du mot slum (en
anglais), s’avère nécessaire. En Inde, les documents de politique du logement et les plans d’urba-
nisme utilisent le terme slum, qui recouvre à la fois les taudis de quartiers anciens et délabrés, et
les quartiers d’habitat précaire avec occupation illégale de terrains, désignés aussi comme squatter
settlements (camps de squatters) ou jhuggi-jhopri clusters (regroupements de huttes) à Delhi. Nous
nous intéresserons ici uniquement à cette seconde catégorie, celle des bidonvilles où la préca-
rité physique de l’habitation et l’insuffisance des infrastructures et services urbains de base se
conjuguent à une précarité du statut d’occupation, renforçant ainsi la vulnérabilité des habitants.

1.  Les politiques envers les bidonvilles : principes généraux


L’Inde a ratifié presque toutes les conventions internationales relatives aux droits de l’homme,
dont le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui détaille la
question du droit à un logement décent, et préconise la participation des populations concer-
nées. Si ces conventions sont loin d’être respectées (Kothari, 2003), elles fournissent néanmoins

[3] En Inde, les projets de rénovation de bidonvilles qui entraînent la démolition du bâti existant et la construction
de nouveaux logements sur le même site sont désignés sous le label « in situ rehabilitation ».

194
Les défis de communication et de participation dans les projets de restructuration de quartiers précaires

des instruments de droit international, un cadre de référence légal sur lequel les organisations
de défense du droit au logement en Inde peuvent s’appuyer (HLRN, 2009).
Plusieurs documents de politiques du logement et de résorption de l’habitat précaire, au niveau
des États de l’Union et au niveau national, mettent également en avant le principe de partici-
pation. Nous évoquerons d’abord le cas de Mumbai, en raison de son rôle pionnier dans les
programmes de rénovation de bidonvilles, qui ont, dans une certaine mesure, inspiré les poli-
tiques nationales. Nous présenterons ensuite les deux dernières stratégies nationales, avant
d’examiner plus en détail le cas de Delhi. La situation dans la capitale nationale est particulière :
le gouvernement central maintient le contrôle sur le foncier et les politiques urbaines, par l’in-
termédiaire d’une agence dédiée, la Delhi Development Authority (DDA), alors que ces domaines
relèvent ailleurs des compétences des États de la Fédération[4].

1.1.  Mumbai, pionnière de l’approche participative


L’approche participative dans les programmes de rénovation des bidonvilles a été introduite à
Mumbai dans les années 2000, dans le cadre de partenariats entre le gouvernement de l’État du
Maharashtra, les organisations non gouvernementales (ONG) et les associations de résidents,
et le secteur privé (déjà impliqué dans ces programmes depuis les années 1990). Les ONG, qui
sont d’abord intervenues pour pallier les négligences du gouvernement dans la fourniture de
services urbains, et pour aider les habitants des bidonvilles à lutter contre les démolitions et
à accéder à de meilleures conditions de réinstallation, se sont par la suite impliquées comme
promoteurs dans la mise en œuvre des programmes de relogement.
Un élément important de la politique appliquée à Mumbai est la clause de consentement : la mise
en œuvre des programmes dits de « réhabilitation sur site »[5] nécessite de recueillir le consentement
préalable d’au moins 70 % des habitants du bidonville concerné, organisés en société coopéra-
tive[6]. Certes, une exigence de consentement à elle seule n’est pas une garantie de participation
significative, et pourrait induire d’autres pratiques coercitives (Weinstein, 2008). Toutefois, selon
les habitants et les associations de défense du droit au logement, l’expérience de Mumbai montre
que la clause de consentement agit comme un « contrôle démocratique » sur l’agence étatique en
charge des programmes de rénovation des bidonvilles (Weinstein, 2009, p. 411).
Certaines expériences de réinstallation participatives soulignent la redistribution des rôles
entre les organismes publics et les organisations de la société civile, avec un engagement
critique de ces dernières dans des partenariats où le rôle de l’État se réduit à celui d’un facilita-
teur – une position défendue par certains activistes (Patel, D’Cruz et Burra, 2002). Cependant,
« l’approche participative n’est pas une recette instantanée et prend du temps pour s’enraciner et être

[4] En effet, le Territoire de la capitale nationale de Delhi, bien que pourvu d’une assemblée élue et d’un gouverne-
ment depuis 1991, n’a pas toutes les prérogatives d’un État fédéral.
[5] Selon la terminologie des urbanistes français, ce sont des projets de rénovation (voir note 3).
[6] Source : Slum Rehabilitation Authority, http://www.sra.gov.in/pgeSalientFeatures.aspx (site Internet visité le
02/10/2016).

195
Repenser les quartiers précaires

efficace, surtout dans des populations nombreuses, hétérogènes et aux intérêts divergents[7] » (Banerjee,
2010 : Section 2.2, p. 5). En outre, dans un tel modèle d’intervention des ONG, il y a un risque
de brouiller les rôles des différents acteurs impliqués dans les programmes de rénovation
ou de réinstallation des bidonvilles, et d’introduire des intérêts particuliers (Dewan Verma,
2002). Les ONG n’ont pas toujours les moyens et les compétences nécessaires pour assumer
les responsabilités accrues qui leur sont transférées. Cette difficulté a été soulignée par le
Panel d’inspection de la Banque mondiale à propos de la mise en œuvre des programmes
de réinstallation dans le cadre du Projet de transport urbain de Mumbai (Banque mondiale,
2005).

1.2.  Les stratégies nationales


Une stratégie nationale de « planification de ville sans bidonville » fut annoncée en 2009 avec le
programme Rajiv Awas Yojana (RAY)[8], appliqué jusqu’en juin 2015 (GOI, 2010). Sans y faire
de référence explicite, cette stratégie fait écho aux initiatives internationales de « villes sans
bidonville » promues par la Banque mondiale (Banque mondiale, 2000) et ONU-Habitat
(ONU-Habitat, 2003). Son plan d’actions affichait une priorité aux programmes d’amélioration
des conditions d’habitat et de rénovation sur site avec l’octroi de droits de propriété, tandis
que les programmes de réinstallation sur des sites alternatifs devaient rester limités au cas des
bidonvilles en situation qualifiée d’« intenable », notamment en raison de risques environne-
mentaux (GOI, 2010). Cette stratégie promouvait un modèle de partenariat public-privé pour la
construction de logements sociaux. Enfin, la participation de « la communauté » était présentée
comme une nécessité : pour chaque bidonville identifié, le processus de décision concernant
son plan de rénovation devait être « obligatoirement effectué avec l’implication de la communauté », et
« avec l’assistance des principales ONG et organisations de base » (GOI, 2010, pp. 5 et 18). Des directives
détaillées pour chaque étape furent publiées à cette fin (GOI, 2012).
En matière de consentement des habitants, cette stratégie nationale n’allait pas aussi loin que les
programmes mis en œuvre à Mumbai. Afférent au programme RAY susmentionné, un projet
de loi-cadre sur les droits de propriété fut publié, afin de servir de base aux États pour formuler
leur propre législation en matière de rénovation et de réinstallation des bidonvilles (GOI, 2011).
Jusqu’en mai 2011, ce modèle stipulait que tout projet de rénovation ou de réinstallation devait
obtenir le consentement préalable d’une « majorité des habitants adultes »[9]. Le modèle révisé de
novembre 2011 indiquait simplement que les habitants devaient être « impliqués »[10].
Suite au changement de gouvernement en mai 2014, le programme RAY fut finalement inter-
rompu. Une nouvelle stratégie nationale de logement urbain, dite du Premier ministre, le Pradhan

[7] Traduit par l’auteur, comme les autres citations originellement en anglais, reprises dans le présent texte.
[8] Programme de logements Rajiv, en référence à l’ancien Premier ministre Rajiv Gandhi.
[9] Information communiquée par Shubadra Banda.
[10] Voir : http://indiancities.berkeley.edu/2012/docs/Mathur-draftmodelprptrightslumdwelers.pdf (document
téléchargé le 04/02/2014).

196
Les défis de communication et de participation dans les projets de restructuration de quartiers précaires

Mantri Awas Yojana, fut lancée en juin 2015, avec pour slogan « Logement pour tous d’ici 2022 ». Sa
première composante, relative à la rénovation des bidonvilles, reprend des principes identiques
à ceux énoncés dans le programme précédent quant à la participation du secteur privé pour
la construction de logements sociaux et l’utilisation du foncier comme ressource (GOI, 2015,
pp. 2 et 3). Concrètement, seule une partie du terrain occupé par le bidonville est utilisée pour
la construction d’immeubles destinés à reloger ses habitants. Le reste du terrain dégagé revient
au promoteur privé pour des constructions résidentielles ou commerciales mises en vente sur
le marché à des fins de profit, et dont une partie du produit de la vente permet de financer ainsi
les logements sociaux.
Concernant la participation des habitants, les directives indiquent que « les habitants du bidonville,
par l’intermédiaire de leur association ou autre moyen adéquat, devront être consultés lors de la formulation
des projets de rénovation, en particulier pour la conception de la composante réhabilitation les concernant »
(GOI, 2015, p. 4). Jusqu’à présent, aucune clause de consentement nécessaire des habitants n’a
été mentionnée.

1.3.  La participation dans les politiques vis-à-vis des camps de squatters à Delhi
Des années 1960 jusqu’en 2010, la principale stratégie appliquée à Delhi pour traiter la ques-
tion des camps de squatters fut leur éviction avec relocalisation des habitants sur des trames
d’accueil en périphérie, dans des lotissements de réinstallation théoriquement pourvus d’in-
frastructures et de services de base, mais sans relogement ni aide à la reconstruction. Selon
la politique suivie par la Municipalité de Delhi de 1990 à 2010, la démolition des camps de
squatters établis sur des terrains publics (la quasi-totalité d’entre eux dans la capitale) ne devait
intervenir – en principe – que pour la mise en œuvre de projets d’intérêt public (GNCTD, 1999).
Par ailleurs, selon les directives des cours de justice, les habitants doivent, en cas d’éviction, être
informés par notification officielle un mois à l’avance.

1.3.1.  L’implication des ONG à partir des années 1990


Il y a eu plusieurs tentatives pour faire participer les ONG à la mise en œuvre des programmes de
réinstallation des camps de squatters, la première remontant aux années 1990. Conformément
à la stratégie décrite dans les documents officiels (GNCTD, 1999), la réinstallation devait être
organisée à partir de la mise en place de sociétés coopératives polyvalentes formées par les
ONG. Quarante ONG furent sélectionnées à cette fin par le Département des slums et jhuggi-­
jhopri de la Municipalité de Delhi. Ces ONG avaient également pour tâche de procéder à une
enquête socio-économique dans les bidonvilles concernés et d’établir la liste des familles
éligibles à la réinstallation – liste qui devait être vérifiée et approuvée par le Département des
slums. Confier une telle responsabilité aux ONG leur conférait un pouvoir important. D’une
part, cela leur permettait de prévenir les malversations par des fonctionnaires municipaux, et
de veiller à ce que toutes les familles éligibles aient bien accès à une parcelle dans les lotisse-
ments de réinstallation. L’intervention des ONG permit aussi d’éviter des violences policières
au moment de l’éviction. Mais, d’autre part, une telle dévolution de pouvoir donna l’occasion

197
Repenser les quartiers précaires

à certaines ONG de se livrer à des détournements de parcelles[11]. Finalement, la plupart des


ONG initialement impliquées dans le programme se retirèrent, en raison du non-versement
de la majeure partie du budget promis. En outre, le fonctionnement des sociétés coopératives
fut bloqué, le gouvernement n’ayant jamais nommé les représentants officiels sur les postes
obligatoires pour gérer ces sociétés[12].
De 2000 à 2013, le programme Bhagidari – ou partenariat avec les parties prenantes – fut
le paradigme dominant de la ministre en chef de Delhi alors au pouvoir. Initialement, ce
programme ne visait que les quartiers formels, dotés d’associations de résidents dûment
enregistrées, et donc de facto ledit programme excluait les camps de squatters. Son principe a
néanmoins influencé les interventions publiques dans les bidonvilles. Ainsi, de nouvelles initia-
tives impliquant les ONG dans la gestion des bidonvilles furent lancées, avec un accent mis sur
les prestations de services.
Autre programme notoire, la Mission Convergence, lancée en 2008 par le gouvernement de
Delhi pour atteindre les couches les plus défavorisées de la société, reposait sur un parte-
nariat entre secteur public, secteur privé et les « communautés » avec la participation active
des ONG. D’autres initiatives plus récentes visaient à renforcer la participation des ONG et
des organisations de base dans les bidonvilles et les lotissements de réinstallation. Des projets
pilotes furent aussi initiés en 2011 par le Delhi Urban Shelter Improvement Board[13], pour conduire
des enquêtes socio-économiques et améliorer l’habitat dans certains bidonvilles. Cependant,
la plupart des programmes engagés au cours des quinze dernières années ont souffert de
discontinuité.
Ces formes de participation des ONG dans des « espaces invités » (Cornwall, 2002 ; Miraftab,
2004), selon les termes et conditions posés par les instances publiques, sont critiquées par
certains activistes[14]. Ces derniers les interprètent comme faisant partie d’un processus de
cooptation par le gouvernement, une stratégie pour contrôler les groupes d’opposition en
déléguant aux ONG le travail qui incombait auparavant au secteur public, avec l’effet attendu
de faire taire des voix dissidentes. Le débat est ainsi ouvert sur les bénéfices à attendre pour les
habitants d’un tel engagement par rapport à une stratégie de confrontation et une mobilisation
dans des « espaces inventés » (Miraftab, 2004) de revendications contrôlés par la base.

[11] Source : interview d’un travailleur social (décembre 2009) qui fut témoin de tels abus.
[12] Source : interviews de la secrétaire générale et du président de deux ONG impliquées dans le programme
(respectivement 14 décembre 2009 et 21 décembre 2009).
[13] Ce Board fut créé en 2010 sous la tutelle du gouvernement du Territoire de Delhi pour reprendre les fonctions
de l’ex-Département des slums et jhuggi-jhopri de la municipalité.
[14] Interviews d’une dizaine de cadres d’ONG ou de militants indépendants, conduites à Delhi en novembre et
décembre 2009, puis en juillet 2014.

198
Les défis de communication et de participation dans les projets de restructuration de quartiers précaires

1.3.2.  La stratégie de la Delhi Development Authority (DDA)


depuis la fin des années 2000
La Delhi Development Authority (DDA), l’agence de planification urbaine de Delhi, a également
élaboré dans les années 2000 une nouvelle stratégie pour répondre au défi des bidonvilles, en
accord avec la stratégie nationale et en s’inspirant du modèle appliqué à Mumbai depuis les
années 1990.
Le schéma directeur d’urbanisme pour Delhi à l’horizon 2021, promulgué en 2007, reconnaît
les limites des programmes de relocalisation des habitants des bidonvilles sur des trames d’ac-
cueil en périphérie (DDA, 2007, section 4.2.3). Il envisage une stratégie alternative basée sur la
fourniture de logements dans des immeubles à plusieurs étages, dans le cadre d’un partenariat
public-privé, en utilisant le foncier comme une ressource et selon le principe de recouvrement
des coûts (comme expliqué supra à propos du programme national). En 2008, la DDA a identifié
une première liste de 21 bidonvilles en vue de leur rénovation, le bidonville de Kathputli Colony
étant le premier d’entre eux. Au total, la construction de 37 000 logements était projetée dans
le cadre de cette nouvelle stratégie.
L’« implication étroite » des ONG et organisations de base dans le processus de rénovation est
un autre principe énoncé dans le schéma directeur (DDA, 2007, section 4.2.3). En revanche,
contrairement aux programmes mis en œuvre à Mumbai, aucune clause de consentement des
habitants n’était initialement prévue.
En mars 2015, la DDA mit en ligne sur son site Internet un projet de politique pour la rénovation
des bidonvilles, basé sur le modèle de Mumbai (DDA, 2015). Pour récapituler les principaux
éléments évoqués précédemment, il s’agit d’impliquer des promoteurs privés dans les projets
de rénovation de bidonvilles, en leur offrant, comme contrepartie au coût de la construction
des immeubles de relogement social, une partie de la parcelle auparavant occupée par le bidon-
ville pour des projets immobiliers à leur profit (Deboulet, 2007 ; Nijman, 2008). Le document
de la DDA reprend dans ses grandes lignes les principes déjà énoncés dans le schéma directeur
d’urbanisme, avec cependant un ajout important : l’introduction d’une clause de consentement
préalable, figurant également dans le modèle de Mumbai. Pour mettre en œuvre un projet de
rénovation de bidonvilles, le promoteur doit au préalable obtenir le consentement d’au moins
70 % des habitants éligibles. Ce qui est remarquable dans l’ajustement proposé, c’est l’exercice
d’autocritique auquel se livre la DDA, à partir des difficultés rencontrées pour son projet pilote
à Kathputli Colony (examiné infra) : « Après analyse, il s’avère que le consentement préalable des habi-
tants du bidonville était un des éléments clefs manquant dans ce projet » (DDA, 2015, p. 2).

À travers ces divers documents de politique, on voit comment la notion de participation des
populations signifie souvent l’implication d’ONG dans la mise en œuvre des programmes
publics. Dans les projets de rénovation, la participation repose sur une conception des habitants

199
Repenser les quartiers précaires

du bidonville structurés en une « communauté » représentée par des ONG et/ou des organisa-
tions de base, et pouvant être fédérée par l’intermédiaire d’une association de résidents pour
l’ensemble du bidonville.
On note par ailleurs que la question du consentement des habitants a été traitée avec des
variantes selon les États et les institutions concernées, avec des ajustements au cours des deux
dernières décennies, pouvant aller dans le sens d’une meilleure protection des intérêts des
habitants ou au contraire d’un relâchement des garanties pour ces derniers.

2.  L’épreuve des faits : retours de terrain


La confrontation des discours aux réalités de terrain révèle une forte disjonction entre les
principes énoncés dans les documents des politiques de résorption de l’habitat précaire et les
pratiques en cours lors des interventions des pouvoirs publics – opérations de démolition de
bidonvilles, et projets de rénovation ou de relocalisation. Nous examinerons plus particulière-
ment la circulation de l’information et les modalités de consultation des habitants, soit la mise
en application (ou non) des premières étapes indispensables à tout processus participatif. Ceci
nous permettra de mettre en évidence plusieurs facteurs qui limitent, dès le départ, l’implica-
tion des habitants dans les projets les affectant. Nos études de cas confirmeront l’importance
des trois facteurs identifiés par Jordhus-Lier et al. (2016) : i) la rétention des informations par
certains acteurs, ii) une communication intervenant trop tardivement, et iii) le rôle ambigu des
intermédiaires.
Ces divers points sont illustrés à partir d’enquêtes menées principalement à Delhi de 2007 à
2015, et à Chennai de 2011 à 2013. Plusieurs séries d’entretiens approfondis ont été conduites
auprès d’habitants de bidonvilles affectés par les interventions des pouvoirs publics, et des
différents acteurs impliqués dans la mise en œuvre de ces projets (leaders locaux, travailleurs
sociaux au sein d’ONG et d’organisations de base, activistes, politiciens élus, fonctionnaires,
consultants privés, cadres exécutifs des firmes des promoteurs).

2.1.  La rétention d’informations


À Delhi, un premier cas de déficit flagrant d’informations est celui de V.P. Singh Camp. Ce camp
de squatters en périphérie sud fut choisi par la DDA en 2006 pour un projet pionnier de réno-
vation prévoyant la construction de 3 500 logements sociaux en partenariat avec le secteur
privé. Deux ans plus tard, la plupart des habitants du bidonville n’étaient toujours pas au courant
du projet de relogement les concernant, et encore moins de ses modalités. Seuls certains chefs
locaux disposaient de quelques informations, par le biais de leur député, mais s’étaient bien
gardés de les rediffuser aux membres de leur communauté. Aucune procédure de consultation
des habitants, ni même d’information de ces derniers, n’avait été mise en place – que ce soit par
la DDA ou par le promoteur privé qui avait pourtant entrepris ses premiers travaux de nivel-
lement et d’excavation sur le terrain jouxtant le camp. En bref, les habitants avaient été laissés
complètement à l’écart du projet de rénovation. Ce projet a finalement été arrêté en 2009,

200
Les défis de communication et de participation dans les projets de restructuration de quartiers précaires

Une ruelle de Kathputli Colony, Delhi, en novembre 2011


Crédit photo : Shankare Gowda, 2011

faute d’avoir obtenu les autorisations nécessaires du Département de l’Environnement et des


Forêts. En effet, le terrain cédé par la DDA à des fins résidentielles est situé dans la ceinture
verte de Delhi, représentant une zone protégée… mais le promoteur n’en était pas informé.
Cette étude de cas montre ainsi comment la rétention de l’information peut intervenir à diffé-
rents niveaux, et s’avère utilisée par différents acteurs pour servir leurs intérêts particuliers.
Un sérieux déficit d’informations caractérise aussi le nouveau projet de rénovation initié en
2008 par la DDA à Kathputli Colony, un bidonville d’environ 3 000 familles situé dans une
zone centrale de Delhi. Ce projet de relogement sur site fut porté à la connaissance des
habitants en février 2009, lorsque le ministre du Développement urbain posa la pierre inau-
gurale d’un ensemble d’immeubles de 14 étages, comprenant 2 800 appartements de deux
pièces, d’une surface unitaire de 25 mètres carrés. Début 2014, soit cinq ans après le lance-
ment du projet, alors que le camp de transit était prêt pour accueillir les familles pendant les
travaux de construction, certaines questions importantes n’étaient pas encore clarifiées par
la DDA, notamment : les critères précis d’éligibilité pour avoir accès à un appartement, ainsi
que les conditions financières. Un tel manque de transparence a engendré chez les habitants
un climat d’inquiétude quant à leur inclusion dans le projet de relogement, et de méfiance

201
Repenser les quartiers précaires

vis-à-vis des autorités. Trois ans après l’enquête conduite par la DDA en 2010 pour déterminer
la liste des ménages éligibles, les habitants n’avaient toujours pas accès aux résultats malgré les
nombreuses démarches de leurs leaders, y compris des recours légaux initiés[15]. Une liste de
ménages éligibles fut finalement rendue publique par la DDA en février 2014. Elle fit l’objet
de nombreuses contestations. Réalisant qu’ils avaient eu peu de contrôle sur la manière dont
l’enquête d’éligibilité avait été conduite, les chefs locaux et les résidents, avec l’aide d’une ONG,
s’impliquèrent dans la réalisation d’enquêtes complémentaires. Cependant, les réclamations,
documents à l’appui, des familles omises furent pour la plupart rejetées. Cet exemple souligne
non seulement des pratiques de rétention des informations de la part de l’agence publique en
charge du projet, mais aussi un refus d’accepter comme légitimes les informations fournies par
les habitants pour défendre leur droit au relogement.

2.2.  Une communication trop tardive


Lors des opérations de démolition de bidonvilles, les habitants sont souvent mal informés, ou
pas suffisamment en avance, de la date effective de la démolition. L’obligation de notification
officielle un mois à l’avance apparaît peu respectée, que ce soit à Delhi ou à Chennai.
Ainsi en 2001 à Durga Basti, un bidonville de plus de 2 000 ménages situé au nord de Delhi, la
police informa les habitants une heure seulement avant l’arrivée des bulldozers. Les ménages
partis travailler le matin rentrèrent le soir pour trouver leurs habitations détruites et tous leurs
biens perdus, ensevelis sous les décombres[16]. À Chennai, les camps de squatters installés le long
du canal de Buckingham ont fait l’objet d’une opération d’éviction de grande envergure en
juillet-août 2002, entraînant le déplacement de 2 300 familles. La menace d’évacuation était
connue, mais sans information précise sur la date de l’opération envisagée. Ainsi, les habitants
étaient en train de manifester contre ces projets d’éviction, réclamant la reconnaissance de
leur droit d’occupation et la fourniture de services urbains, lorsque les bulldozers arrivèrent
sur place pour démolir les habitations. Selon certains habitants, il s’agissait d’une stratégie déli-
bérée des pouvoirs publics : ne pas donner d’informations précises à l’avance pour éviter que
les habitants ne puissent s’organiser et résister. En d’autres termes, il s’agissait de prendre de
court les habitants. Le flou des informations, les promesses des politiciens d’empêcher les évic-
tions, peuvent aussi favoriser chez les habitants un déni de réalité jusqu’au dernier moment,
un phénomène souvent observé dans les processus de déplacements forcés (Turton, 2003 ;
Menon-Sen et Bhan, 2008 ; Dupont et Vaquier, 2014).
Le cas de Kathputli Colony à Delhi, présenté supra pour dénoncer le déficit d’informations,
permet d’illustrer un autre point. Lorsque les informations sur les modalités d’un projet de
relogement sont communiquées à un stade avancé de sa mise en œuvre, elles rendent artifi-
cielle et symbolique la procédure de consultation des habitants. Ainsi, les habitants n’ont pas été

[15] La loi sur le droit à l’information (Right to Information Act), votée en 2005, offre la possibilité aux citoyens indiens
de déposer des requêtes d’information auprès des administrations publiques.
[16] Interviews d’habitants du bidonville démoli, près de Durga Basti, Delhi, le 11 février 2008.

202
Les défis de communication et de participation dans les projets de restructuration de quartiers précaires

Le camp de transit pour les habitants de Kathputli Colony, Delhi, en décembre 2013, deux mois avant les premières installations
Crédit photo : Véronique Dupont, 2013

impliqués dans la conception et la planification du projet, mais uniquement informés a poste-


riori. À cet égard, l’épisode de l’appartement témoin est significatif. Un appartement témoin a
été construit dans la cour de l’école tenue par l’une des ONG actives dans cette localité. Pour
l’ingénieur de la DDA interviewé, l’appartement témoin permettait de présenter le projet de
relogement aux habitants[17]. Les explications fournies par un cadre de la firme du promoteur en
charge du projet soulignent un autre point de vue : l’appartement témoin fut construit afin de
le présenter à la DDA pour son approbation, et non pas pour recueillir l’avis des habitants[18]. En
outre, l’accès à cet appartement devint un sujet de conflit entre deux ONG rivales au sein du
bidonville. Finalement, l’appartement fut fermé au public, et sa visite rendue impossible. Ainsi,
le complexe de logements fut conçu sans aucune tentative pour incorporer le point de vue
des personnes devant y habiter. La même remarque vaut pour le camp de transit : des modules
préfabriqués d’habitation furent présentés sur le site du futur camp aux chefs des communau-
tés de Kathputli Colony, mais sans aucune possibilité de modification.

[17] Interview d’un ingénieur de la DDA, Delhi, le 3 novembre 2011.


[18] Interview d’un cadre de la firme Raheja, le promoteur ayant remporté l’appel d’offres pour ce projet, Delhi, le
2 novembre 2011.

203
Repenser les quartiers précaires

2.3.  Le rôle ambigu des intermédiaires


Dans l’exemple de V.P. Singh Camp, les chefs locaux, qui auraient pu jouer le rôle d’intermé-
diaires entre les politiciens et les habitants du bidonville pour diffuser l’information sur le projet
de rénovation, l’ont au contraire bloquée.
À Kathputli Colony, c’est une ONG qui, dans un premier temps, joua un rôle clef d’intermé-
diaire dans la communication avec les autorités, les entrepreneurs privés et les habitants. Le
rôle de cette ONG apparaît cependant ambigu. D’un côté, elle a facilité les interactions entre la
DDA et les habitants et a permis un certain degré de consultation – ou au moins la communi-
cation d’informations partielles. Mais, de l’autre côté, elle a introduit un biais dans le processus
de consultation. En effet, de nombreux habitants et une organisation rivale active dans la colo-
nie ont contesté la légitimité de cette ONG à représenter l’opinion et les intérêts de toute la
population de Kathputli Colony. De fait, étant donné les diverses communautés en présence, et
les divisions fondées sur la caste, la religion, la région d’origine et l’activité économique, il serait
difficile à toute organisation de revendiquer à elle seule une représentativité de l’ensemble
et de jouer le rôle d’un agent neutre et consensuel. Par la suite, l’ONG contestée s’est retirée
progressivement de son rôle de médiateur, poussant les chefs locaux à s’organiser entre eux et
à interagir directement avec les autorités.
Les habitants de Kathputli Colony n’ont pas eu droit à une véritable procédure de consultation
pour recueillir leurs avis sur le projet, leurs besoins et priorités, mais seulement à des réunions
de présentation du projet avec des éléments d’informations partielles. Les interactions directes
entre autorités publiques, le promoteur et les habitants ont pris la forme de différents types
d’« espaces de participation » (Cornwall, 2002), plus ou moins ouverts. Les premières réunions d’in-
formation ont été organisées par la DDA, avec le consultant ou le promoteur, et correspondent à
des « espaces invités » (ibid.). Plus tard dans le processus, d’autres réunions publiques ont été initiées
par des leaders locaux qui ont sollicité des fonctionnaires de la DDA, et ont donc créé une sorte
d’« espace négocié » (Baud et Nainan, 2008) dans lequel les habitants ont essayé de promouvoir leurs
revendications de manière active. Ces réunions ont en général regroupé de 50 à 100 personnes,
ce qui reste un nombre relativement faible dans une localité d’au moins 15 000 habitants. En
outre, de nombreuses interactions avec la DDA ont eu lieu avec les seuls chefs locaux, considérés
comme les représentants légitimes de leurs communautés respectives. Cependant, les résultats
de ces réunions n’ont pas été communiqués à tous les habitants, montrant à nouveau que le flux
d’informations peut être bloqué à différents niveaux, y compris à l’intérieur du bidonville.
Ces exemples qui illustrent le rôle ambigu des intermédiaires renvoient également à la question
cruciale de la représentation. En effet, « même dans les processus participatifs les plus démocratiques,
tout le monde ne peut être impliqué à chaque étape de la prise de décision. Il y a toujours quelqu’un qui parle
au nom de quelqu’un d’autre » (Jordhus-Lier et al., 2016, p. 204). Dans le cas de bidonvilles où le rôle
de porte-parole est souvent accaparé par des chefs traditionnels de communautés rarement
élus, voire autoproclamés, ou bien par des cadres d’ONG non consensuelles, on voit comment
la représentation et la médiation auprès des autorités publiques peuvent être porteuses de
biais, et une source potentielle de contestation.

204
Les défis de communication et de participation dans les projets de restructuration de quartiers précaires

Le déficit d’informations, son imprécision ou une communication trop tardive, sont des
obstacles à l’implication effective des habitants dans les projets les concernant : pour pouvoir
participer, un minimum d’informations est nécessaire. Mais, lorsque les habitants prennent
conscience des enjeux, le manque d’informations peut aussi devenir un des motifs de mobilisa-
tion, et le manque de consultation équitable une cause de résistance au projet.
C’est ce que les autorités publiques ont réalisé tardivement aux dépens de la mise en œuvre
du projet de rénovation de Kathputli Colony, lorsqu’elles ont reconnu rétrospectivement : « À
aucun moment, un accord formel ou informel n’a été établi entre les habitants du bidonville, la DDA et le
promoteur, dans lequel le consentement préalable des habitants du bidonville aurait été recherché pour leur
réhabilitation » (DDA, 2015, p. 2). En effet, alors que le camp de transit est prêt depuis début 2013,
et que les premiers transferts de familles ont été initiés en 2014, il s’avère qu’en janvier 2016,
la très grande majorité des familles continuait de résister au transfert et occupait toujours le
site de Kathputli Colony. Sur un total d’environ 3 000 familles, seulement 500 familles se sont
installées dans le camp de transit.
Nos recherches de terrain montrent aussi que les ONG et les leaders locaux, qui jouent le rôle
de médiateurs et d’intermédiaires pour les habitants, ne sont pas des agents neutres. Ils pour-
suivent également leurs propres intérêts, qui ne sont pas nécessairement congruents avec ceux
des habitants ; ils sont en outre susceptibles d’utiliser les informations et connaissances qu’ils
détiennent comme instrument de pouvoir sur ces derniers.

Conclusion
Les études de cas menées à Delhi et à Chennai mettent en évidence une double fracture
dans le processus de communication : les habitants ne sont pas correctement informés des
projets imminents qui les concernent, et faute de consultation adéquate, les agences gouver-
nementales n’ont pas une bonne connaissance des besoins et des priorités des populations qui
doivent être relogées. Le déficit d’informations et l’absence d’espace pour une participation
effective des habitants, au-delà de consultations minimalistes ou de pure forme, sont d’autant
plus remarquables qu’ils contredisent les principes énoncés dans les politiques nationales et
étatiques.
Les observations de terrain soulignent également les défis d’une consultation équitable dans
des contextes de populations hétérogènes, traversées par des intérêts divergents. En outre,
la rétention d’informations par des agents intermédiaires — certains leaders locaux et repré-
sentants d’ONG — est susceptible de biaiser les consultations et s’avère préjudiciable à un
processus de participation effective des habitants. L’implication des ONG n’est pas suffisante
pour combler le déficit de communication et de participation ; les cibler comme intermédiaires
privilégiés dans la mise en œuvre des projets de rénovation des bidonvilles, ainsi que le préco-
nisent les documents de politiques examinés, risque de se faire au détriment des intérêts des
habitants concernés. Comme souligné dans d’autres contextes (Navez-Bouchanine, 2007), la
non prise en compte « du caractère conflictuel des relations entre acteurs » (ibid., p. 109), y compris

205
Repenser les quartiers précaires

au sein des communautés d’habitants et entre ces derniers et les organisations qui prétendent
défendre leur cause, contribue à transformer le principe de participation en un « leurre méthodo-
logique » (ibid.) des politiques de résorption de l’habitat précaire.

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208
Les quartiers informels en Afrique du Sud,
à la croisée de l’urbanisme et des droits :
quand la judiciarisation fait bouger les lignes
Marie HUCHZERMEYER

Introduction
Les quartiers informels sont un trait récurrent des villes des pays au développement inégal. Si
les raisons et les circonstances de leur constitution varient d’un pays et d’une région à l’autre,
leur caractère précaire est en grande partie lié à l’incertitude entourant leur avenir. Les
cadres formels de la planification reconnaissent rarement leur existence et partent souvent
du principe que de futurs plans d’occupation des sols viendront s’y substituer. L’incertitude
planant sur le devenir de ces quartiers freine à la fois les initiatives d’auto-­organisation
(privées) et les initiatives publiques (étatiques) visant à améliorer les services, les logements
et les équipements sociaux de base. Depuis la première conférence des Nations Unies sur
les établissements humains (Habitat I), en 1976, les quartiers informels ou précaires sont au
cœur de discussions politiques et d’initiatives internationales. Les efforts engagés de longue
date pour promouvoir le soutien étatique aux initiatives d’auto-organisation, à travers la
réhabilitation in situ des quartiers informels, sont en désaccord avec les appels à accélérer
les programmes de logements de masse issus du mouvement moderne et planifiés en vue
de reloger leurs habitants. Cette tension entre réhabilitation in situ et relogement planifié
transparaît clairement dans les initiatives découlant des objectifs du Millénaire pour le déve-
loppement (OMD) de 2000. La campagne de communication autour des OMD comportait
une formule résolument anti-quartiers informels, la cible 7d prônant « des villes sans bidon-
villes » tout en appelant à améliorer le sort, d’ici 2020, de 10 % des habitants des bidonvilles
dans le monde, un objectif somme toute modeste. Actuellement, pour rendre compte des
avancées en la matière, on parle de personnes « sorties » des bidonvilles ou des « quartiers
informels » (Habitat III, 2016a, p. 1), conjurant ainsi involontairement des images de files d’ha-
bitants des « bidonvilles » attendant leur salut du relogement. Pourtant, il n’est pas rare de les
voir refuser de quitter ces quartiers. Lorsqu’elles peuvent avoir accès à un système judiciaire
à l’écoute, les communautés font valoir par l’intermédiaire des tribunaux leurs droits à conti-
nuer d’occuper les terrains où se sont développés ces habitats informels, en contravention
des règles d’urbanisme.

209
Repenser les quartiers précaires

Une timide évolution transparaît dans la manière dont les quartiers informels sont traités dans
les accords internationaux. Au-delà de l’initiative des OMD, que Nelson (2007) a qualifiée de
contraire aux droits socio-économiques, de plus en plus d’acteurs appellent à reconnaître les
droits des habitants. Dans l’arsenal plus complexe des objectifs de développement durable
(ODD) adoptés en septembre 2015 par les Nations Unies pour succéder aux OMD, la prudence
est de mise, avec cette « réhabilitation des bidonvilles » à l’horizon 2030 mentionnée dans
l’ODD 11. Ce même objectif en appelle à un urbanisme durable pour tous et des capacités de
planification et de gestion participatives, intégrées et durables. L’ODD 16, qui vise à « promou-
voir l’avènement de sociétés pacifiques et ouvertes à tous », met en exergue les mêmes principes
pour l’action publique, appelant également à un accès universel à la justice (Nations Unies, 2015).
Nous défendrons dans ce chapitre l’idée que les habitants de quartiers informels se retrouvent
précisément piégés dans l’incertitude à cause de ce lien, souvent problématique, entre aména-
gement et droits — une incertitude qui perpétue la précarité. Nous nous intéresserons à ce qui
se passe à la croisée entre l’urbanisme et les droits, afin de voir dans quelle mesure la planifica-
tion pourrait rendre justice aux habitants des quartiers informels. Pour clarifier la signification
des droits en matière d’aménagement, nous reviendrons sur des débats à ce propos dans le
monde anglophone. Nous nous pencherons ensuite sur le cas de l’Afrique du Sud où la judicia-
risation a progressivement poussé l’État à engager des réformes, au point que la politique du
logement, les droits au logement et la législation en matière d’aménagement pourraient, pour
la première fois, être alignés. Ce chapitre insiste sur l’importance de la judiciarisation (le fait de
recourir aux tribunaux) fondée, dans le cas sud-africain, sur une constitution démocratique.
Mais il s’intéresse aussi de façon plus large aux questions soulevées par l’intérêt de la commu-
nauté internationale pour un droit à la ville à propos de l’interface entre planification urbaine
et droits.

1.  Débats internationaux sur les liens entre urbanisme et droits


Les droits en matière d’habitat urbain sont, soit liés à la propriété (la forme dominante du
droit foncier dans le droit civil), soit des droits d’occupation (ce qui recouvre le droit des occu-
pants illégaux contre une expulsion arbitraire, par exemple) (van der Walt, 2009). Une certaine
hiérarchie prévaut, avec des droits de propriété nettement plus forts que les droits d’occupa-
tion. Mais les impératifs de la politique du logement dans les pays en quête de transformation
socio-économique (comme l’Afrique du Sud) peuvent entrer en conflit avec la doctrine de la
propriété (ibid.). La planification, que van Wyk (2012) définit succinctement comme la régle-
mentation et le contrôle de l’occupation du sol, recoupe le régime de propriété puisqu’elle
définit et régit l’utilisation qui en est faite, y compris l’habitat. Elle interfère également avec les
politiques de logement et les politiques urbaines puisqu’elle doit gérer les mutations de l’usage
des sols dans le but de concrétiser les objectifs définis par les politiques publiques.
Il est plus aisé de modifier des stratégies générales de politiques publiques afin d’intégrer des
décisions officielles relatives aux droits humains que de faire évoluer l’ensemble du système

210
Les quartiers informels en Afrique du Sud, à la croisée de l’urbanisme et des droits

régissant la planification et l’aménagement. Si chacun admet que les politiques urbaines doivent
s’efforcer de favoriser l’insertion de tous et la durabilité, la traduction de ces principes dans
les cadres juridiques régissant la planification spatiale se heurte à bien plus de résistance que
l’évolution des politiques, étant donné ses conséquences directes pour tous ceux qui ont des
intérêts dans le foncier urbain. Conscient de cela, ONU-Habitat a publié des directives sur la
planification urbaine et territoriale (ONU-Habitat, 2015) qui plaident pour le renforcement de
la planification, seul moyen de concrétiser l’objectif fixé par la communauté internationale d’un
avenir urbain durable. Ces directives préconisent des mesures qui respectent l’équilibre entre
« trois dimensions complémentaires du développement durable », à savoir « le développement
social et l’inclusion, une croissance économique pérenne et la protection et la gestion de l’envi-
ronnement » (ibid., p. 13). Au chapitre du « développement social », ces directives recommandent
que les plans d’aménagement urbain conçus par les autorités locales « en concertation avec
d’autres acteurs gouvernementaux et les partenaires concernés » intègrent des « [i]nstruments
en appui à la réalisation des droits humains dans les villes » (ibid., p. 15).
Les systèmes de planification spatiale sont en général considérés comme un moyen de créer
et de gérer les droits d’usage des sols. Alexander (2007, p. 113) identifie trois manières d’appré-
hender ces droits en lien avec la planification : les droits en matière d’aménagement foncier
et immobilier conférés et protégés par ces systèmes ; les institutions ou les entités étatiques
ayant le droit d’édicter des règles et des orientations en matière de planification ; et les « droits
des parties concernées par les plans et les décisions de planification ». Ces derniers renvoient
aux droits humains et, notamment, au rapport, souvent conflictuel, entre la protection de la
propriété et la protection des droits d’occupation (le droit à un logement décent par exemple).
En étendant la portée des droits aux personnes affectées par les plans d’aménagement,
Alexander (ibid.) considère les droits de propriété comme « relevant de la responsabilité intrin-
sèque de la planification » plutôt que des droits qui pourraient s’opposer ou être contraints par
« la planification réglementaire et le contrôle de la construction » comme l’affirme le courant
libéral anti-planification.
Cependant, un système de planification spatiale étroitement associé à des régimes de droits
de propriété peut encourager des pratiques d’exclusion sur les marchés fonciers. Le système
sud-africain, sur lequel nous reviendrons, en est une bonne illustration. Certains discutent de
l’efficacité de la référence aux droits humains (notamment le droit d’occuper un logement
décent) pour limiter ces tendances excluantes, alors que la planification est considérée par
beaucoup comme visant d’autres objectifs et d’autres intérêts, perçus eux-mêmes comme
légitimes. Davy et Pellissery (2013, p. 72) évoquent un dilemme, à l’échelle internationale : les
quartiers informels voient le jour en contrevenant à, voire en défiant, le système de planifi-
cation, mais leurs occupants bénéficient d’une reconnaissance, au nom des droits humains
(à travers notamment le droit à un logement décent). Des violations du droit à un logement
décent à la suite, par exemple, d’une expulsion forcée, peuvent se produire « dans l’intérêt de
l’économie formelle et du système de planification » (ibid.). Il s’agit là d’une planification qui va
à l’encontre des droits humains mais qui peut être légitimée en invoquant l’intérêt général.
Comme l’a rappelé Alexander (2007, p. 120), la définition des critères d’intérêt général pose

211
Repenser les quartiers précaires

pourtant de « vraies difficultés » et comme le font remarquer Enemark et al. (2014,p. 342), « les
notions d’intérêt général ne peuvent pas être considérées comme aussi contraignantes que les
devoirs de la justice ».
Ainsi la planification urbaine est rarement mise en cohérence avec les droits humains, même
si elle sert clairement l’intérêt public. Pour Porter (2014, p. 338), « la planification en tant que
fonction technico-légale (…), se déploie en transgressant délibérément les droits, par toutes
sortes de moyens » (soulignement de l’auteur). Inquiet des « tendances spoliatrices de la plani-
fication », Porter met en garde contre la facilité avec laquelle « l’hégémonie libérale » séduit à
travers les droits symboliques qu’elle crée pour les vider de leur substance tout en ignorant
« les revendications plus radicales et fondamentales relatives au droit à l’espace » (ibid.). Cette
tension se manifeste dans les débats autour du droit à la ville, un concept que Harvey (2008)
a formulé comme « un droit collectif plutôt qu’un droit individuel » et que les universitaires
recommandent de ne pas intégrer dans le cadre libéral des droits humains (Butler, 2012 ; Kipfer
et al., 2012).
La mouture finale du « document de politique » (Policy Unit) d’Habitat III sur « Droit à la ville et
villes pour tous » suit cette position académique en définissant le droit à la ville comme un droit
collectif et diffus » (Habitat III, 2016b, p. 3). Mais il s’affranchit de la prudence universitaire, en
recommandant de concrétiser ce droit dans les textes de loi afin de pouvoir « lutter contre l’ex-
clusion spatiale » (ibid.). Il définit trois piliers –une distribution juste des ressources du point de
vue spatial, la capacité d’agir sur le plan politique et la diversité socioéconomique et culturelle »
(ibid., p. 5), qui traduisent tous la réalité polymorphe des quartiers informels face au creusement
des inégalités urbaines (photo 1). Conscients du dilemme entre planification conventionnelle et
droits, les auteurs du document recommandent, parmi plusieurs « actions porteuses de trans-
formations », la recherche de solutions novatrices en termes d’urbanisme qui reconnaissent
explicitement les « obligations issues des déclarations internationales relatives aux droits de
l’homme » tout en s’attelant aux « défis du moment sans porter atteinte aux droits des habi-
tants » (Habitat III, 2016b, p. 17). Tout cadrage d’un droit à la ville qui réunit planification et droits
doit garder à l’esprit les dimensions progressistes et collectives du droit à la ville pour les utiliser
afin de peser sur les efforts de transformation des espaces urbains. L’occupation informelle
ou non planifiée de l’espace par des ménages pauvres, confortée par des droits d’occupation
reconnus à travers la judiciarisation, peut servir de défi fécond pour la planification et le régime
de propriété en ceci qu’elle oblige à reconsidérer les pratiques d’exclusion. Le cas de l’Afrique
du Sud, que nous allons aborder ensuite, illustre bien ce point de jonction décisif.

212
Les quartiers informels en Afrique du Sud, à la croisée de l’urbanisme et des droits

Photo 1 : Les habitants de l’enclave résidentielle protégée de Cedar Creek, au nord-ouest de Johannesburg, réclament la ferme-
ture du quartier informel de Msawawa, qui les jouxte (photo prise par Marie Huchzermeyer en 2013).

2.  Mise en cohérence de la loi sur la planification spatiale et des droits :


l’exemple sud-africain
En cimentant dans l’espace les inégalités et l’exclusion, le système de planification colonial et
d’apartheid sud-africain a redistribué les droits fonciers de manière à concentrer le pouvoir
économique et social entre les mains de la minorité blanche (Strauss et al., 2014, p. 430). Ce
système, composé de lois d’aménagement fondées sur un zonage complet, se prêtait aux abus
politiques au service de l’exclusion et de la ségrégation raciales tout en accroissant la valeur
des terrains privés situés dans des emplacements privilégiés (Berrisford, 2011 ; van Wyk, 2012).
D’où un foncier urbain associé à des profils socio-économiques figés. Au moment de la tran-
sition politique, vers 1994, les droits fonciers privés accordés par les systèmes de planification
des régimes précédents ont été confirmés, posant ainsi les jalons territoriaux faussés de la ville
postapartheid (Berrisford, 2011). Comme l’ont souligné toujours plus de documents de poli-
tiques urbaines et territoriales, « les inégalités et l’inefficacité des espaces économiques créés
par l’apartheid… ont perduré » (Department of Housing, 2004a, p. 11). Le démantèlement de
ce système de planification spatiale – avec toutes ses conséquences – reste un défi encore
aujourd’hui (van Wyk, 2012).

213
Repenser les quartiers précaires

Le système de planification sud-africain a été élaboré en même temps qu’un système de droits
de propriété comparable à ceux des pays occidentaux et qui, à la suite d’une décision poli-
tique délibérée prise pendant la période de transition pour préserver la stabilité économique,
n’a toujours pas été réformé (van der Walt, 2009). Cette cohabitation entre un régime de
propriété inchangé et un système de planification en partie seulement amendé a accentué la
fragmentation spatiale et l’exclusion pendant les 20 années qui ont suivi la fin de l’apartheid. Elle
a alimenté un marché de l’immobilier résidentiel qui, en pratiquant un urbanisme d’exclusion, a
perpétué la ségrégation socioéconomique. Le système de classification des zones utilisé par les
professionnels de l’immobilier pour déterminer la valeur d’un bien et sur lequel les banquiers se
basent pour accorder, restreindre ou refuser un crédit, engendre l’exclusion et des pratiques
discriminatoires considérées comme justifiées dans ce secteur (Haferburg et al., à paraître).
Outre qu’il perpétue ce marché résidentiel basé sur l’exclusion mis en place pendant l’apar-
theid, le système de planification contribue, par ses manquements, à renforcer l’exclusion
spatiale depuis 1994 : d’un côté, le secteur privé privilégie les quartiers résidentiels luxueux,
gourmands en terres, non intégrés au reste de la ville et suivant une composition urbaine très
pauvre tandis que, de l’autre, l’État reloge des ménages à faible revenu de quartiers informels
et qui remplissent certains critères dans d’immenses lotissements-dortoirs subventionnés,
souvent éloignés, mal planifiés et isolés, même si certains peuvent proposer des lots aménagés
sans construction. Depuis 1994, plus de 3,8 millions de foyers ont été ainsi relogés dans des
habitations à prix modique, même si le transfert des titres de propriété n’a pas suivi le rythme
(Huchzermeyer et al., 2016). La persistance à vouloir fournir un maximum de logements gratuits
en dépit de tentatives d’amender les politiques résulte d’un népotisme réducteur, qui parvient
à éclipser une préoccupation émergente aux plus hauts niveaux de l’État devant le profil
inéquitable et insoutenable sur le plan environnemental des villes postapartheid, y compris les
lotissements subventionnés (NPC, 2012 ; CoGTA, 2013).
Malgré l’envergure remarquable de la production de logements, le nombre de ménages
contraints de vivre dans des quartiers informels ne cesse d’augmenter. Ces quartiers entre-
tiennent des rapports complexes avec les initiatives de création de logements subventionnés.
Tandis que de nombreux résidents des quartiers informels sont inscrits dans des listes d’at-
tente pour obtenir un « logement gratuit », ces zones accueillent également des ménages sans
personnes à charge ou dont un des membres a bénéficié auparavant d’une subvention au loge-
ment, des individus qui ne sont pas des ressortissants sud-africains ni des résidents permanents
ou encore des personnes qui ne remplissent pas les conditions requises pour obtenir un loge-
ment gratuit. Avec ces quartiers informels, les ménages pauvres ont contourné les inégalités
spatiales propres aux aménagements urbains formels, de deux principales manières : premiè-
rement, en occupant un terrain non prévu pour accueillir des logements à prix modique, ils
ont contribué à briser le moule spatial de l’apartheid, même si ce n’est que de façon margi-
nale et, souvent, pour une période de temps limitée. La résistance aux projets de relogement
dans des sites éloignés a parfois conduit les municipalités, toujours réticentes à procéder à des
réhabilitations in situ, à attribuer des terres constructibles pour des logements bon marché à
proximité des quartiers informels existants. Dans certains cas, elles ont transformé ces quartiers

214
Les quartiers informels en Afrique du Sud, à la croisée de l’urbanisme et des droits

en proposant des projets immobiliers formels pour la réalisation d’habitations à faible coût. Si
cette décision implique de démolir les habitations d’origine et de déplacer en partie les habi-
tants, elle permet d’intégrer du logement pour des ménages à faibles revenus dans des zones
qui n’étaient pas destinées à cet usage dans les plans officiels. Et c’est ainsi que des lotissements
économiques ont pu définitivement s’implanter dans des zones dominées par des banlieues
haut de gamme ou des enclaves résidentielles protégées. Deuxièmement, même si le reloge-
ment dans des lotissements-dortoirs, qu’ils soient éloignés, proches ou installés sur les terrains
précédemment occupés, est un moyen d’accéder au système de droits de propriété ou d’y être
intégré, les communautés organisées dans les quartiers informels ont refusé de partir, faisant
au contraire valoir leurs droits d’occupation au titre du droit, prévu dans la constitution, à un
logement décent. Le refus d’être expulsé d’un espace occupé de manière informelle implique
aussi de refuser l’intégration forcée dans le système de propriété régissant la relocalisation. Ce
n’est que lorsqu’une communauté installée dans un quartier informel a gagné une autre bataille
et obtient la réhabilitation in situ qu’une intégration plus adaptée dans le système de propriété
devient possible.
Dans leur défiance à l’égard des implications complexes du relogement ex situ, les commu-
nautés établies dans des quartiers informels ont pu en partie s’appuyer sur le cadre des droits
socio-économiques définis dans la constitution et, ce faisant, faire évoluer progressivement la
hiérarchie entre droits de propriété et droits d’occupation. Grâce à un dispositif qui permet aux
ménages et aux groupes pauvres d’Afrique du Sud d’obtenir une représentation juridique, la
lutte organisée de ces communautés contre les expulsions ou le relogement contraint et pour
de meilleures conditions de vie dans les quartiers informels a donné lieu à un certain nombre
de procès retentissants. Du fait de cette judiciarisation, la politique officielle pour le logement et
les espaces habités a dû tenir compte des recommandations de la Cour constitutionnelle. Mais
pour entrer concrètement en vigueur, ces décisions doivent être confortées par une réforme
du système de planification. Avant de revenir sur cette judiciarisation, qui a fini par débloquer la
réforme tant attendue de l’aménagement du territoire, nous exposerons brièvement les princi-
paux arrêts prononcés par la Cour constitutionnelle après avoir été saisie par les communautés
établies dans des quartiers informels, et les évolutions qu’ils ont provoquées.

2.1.  La judiciarisation de la bataille autour des quartiers informels ou comment déverrouiller


les politiques relatives à ces quartiers
Le tournant jurisprudentiel de la politique urbaine de l’Afrique du Sud remonte à l’an 2000,
avec le jugement rendu dans l’affaire Grootboom[1]. Dès 2004, le pays a introduit dans sa poli-
tique de logement des programmes d’hébergement d’urgence et de réhabilitation in situ des
quartiers informels. Cette évolution fait partie des mesures engagées à travers la nouvelle

[1] CCT11/00 [2000] ZACC 19. Le jugement rendu dans le cadre de l’affaire Grootboom a été salué par la commu-
nauté internationale, qui y a vu un tournant pour la justiciabilité des droits socio-économiques. La cour oblige
l’État à introduire dans sa politique de logement des dispositions pour répondre aux besoins immédiats de ceux
qui, comme Irène Grootboom et les autres personnes expulsées, vivent dans des conditions indignes.

215
Repenser les quartiers précaires

politique en matière d’établissements humains durables, baptisée Breaking New Ground (Ouvrir
de nouvelles perspectives) (DoH, 2004a)[2]. Ce faisant, un mécanisme de financement dédié,
l’UISP (Upgrading of Informal Settlements Programme ou programme de réhabilitation des quar-
tiers informels) voit le jour pour les occupations illégales de terres privées ou publiques. Cette
nouvelle politique impose « d’œuvrer de toute urgence pour intégrer les quartiers informels
dans le reste du tissu urbain afin de remédier à l’exclusion spatiale, sociale et économique »
(DoH, 2004a, p. 12), sachant qu’il est précisé dans l’UISP que le relogement doit être une solu-
tion « de dernier ressort » (DoH, 2004b, p. 35). En prévoyant que les occupants informels d’un
terrain finiront par se voir octroyer des droits permanents d’occupation, partout où la réhabi-
litation in situ pourra se concrétiser (et quels que soient les droits de propriété existants), l’UISP
permet de renverser la hiérarchie selon laquelle les droits de propriété prévalent sur les droits
d’occupation.
Plusieurs affaires portées ensuite devant les tribunaux, par des occupants de quartiers infor-
mels comme par des occupants d’immeubles du centre-ville ont pu, sans faire directement
référence à l’UISP, clarifier l’obligation faite aux municipalités — au titre du droit à un logement
décent — d’assurer aux ménages pauvres délogés une solution alternative avant que l’expulsion
n’intervienne.
Dans son jugement de 2004 sur l’affaire Port Elizabeth Municipality vs Various Occupiers[3], la Cour
constitutionnelle demande notamment aux « juges de s’affranchir de la vision traditionnelle et
hiérarchique du droit de propriété et du droit au logement pour les réconcilier d’une manière
aussi équitable que possible » en tenant compte de tous les éléments pertinents (van der Walt,
2009, p. 154). La Cour a pris en considération les circonstances entourant les efforts de la muni-
cipalité pour obtenir l’expulsion des habitants d’un petit quartier informel créé au sein d’une
zone résidentielle suburbaine pour laquelle elle avait reçu une pétition signée par 1 600 proprié-
taires des environs. Dans son jugement, la Cour a décidé de ne pas autoriser cette expulsion,
appelant au contraire à privilégier le dialogue et la médiation.
Le programme UISP de 2004, après avoir souffert d’une faible promotion et mise en œuvre
durant quelques années, a commencé à être cité directement dans les affaires portant sur des
quartiers informels. En 2009, la Cour constitutionnelle rend trois jugements sur des dossiers
dans lesquels l’État avait mal interprété ses obligations au titre de l’UISP. Ce faisant, la Cour se fait
sa propre opinion du programme UISP et commence à en souligner les principes i­mportants.

[2] Cette nouvelle politique cherche aussi à s’affranchir de la modalité principale de production de logements,
en remettant en cause « [l]e modèle dominant de production d’une maison individuelle par parcelle dans des
zones éloignées, avec un faible niveau d’équipements sociaux et économiques des lotissements au moment de
la livraison des logements » (DoH, 2004a, p. 8). Elle appelle à diversifier les typologies de logements et les formes
d’occupation (ibid., pp. 8, 11).
[3] CCT 53/3 [2004] ZACC 7.

216
Les quartiers informels en Afrique du Sud, à la croisée de l’urbanisme et des droits

Reconnaissance d’une mauvaise interprétation des conditions dans lesquelles


la réhabilitation in situ des quartiers informels est possible
L’affaire Joe Slovo[4], au Cap, concerne une expulsion contestée décidée dans le cadre du projet
N2 Gateway de logements haut de gamme de moyenne densité (photo 2). Après s'être rappro-
chée de l’UISP, la Cour retient les déclarations affirmant que le quartier informel ne peut pas
être réhabilité in situ. Elle accorde donc l’ordonnance d’expulsion et valide les plans de l’État
pour le relogement temporaire des habitants, dans l’attente de l’attribution de logements
formels. S’appuyant sur le jugement de 2004 relatif à la municipalité de Port Elizabeth, appelant
au dialogue et à la médiation, la Cour exige que, dans un délai fixé, les occupants informels
soient fortement associés au projet de relogement. Mais un changement de majorité au niveau
des autorités de la province conduit finalement à procéder à la réhabilitation in situ du quartier
informel de Joe Slovo. La Cour constitutionnelle doit donc retirer son ordonnance[5], recon-
naissant ainsi implicitement qu’elle avait mal interprété toutes les implications des dispositions
de l’UISP.

Photo 2 : Le projet N2 Gateway dans la ville du Cap, 2005 (photo reproduite avec l’autorisation de la municipalité du Cap).

[4] [2009] ZACC 16.


[5] Joe Slovo [2011] ZACC 8.

217
Repenser les quartiers précaires

Mauvaise interprétation des cas obligeant à assurer des services essentiels


à titre provisoire dans les quartiers informels
Dans l’affaire Nokotyana[6], la demande émane du quartier informel Harry Gwala, dans la
municipalité métropolitaine de Ekurhuleni. Elle porte sur la fourniture provisoire de services
essentiels en attendant les conclusions des études de faisabilité d’une réhabilitation in situ enga-
gée par le gouvernement de la province — conclusions qui se font attendre depuis plusieurs
années. Déplorant ce retard, la Cour estime que la situation motive largement la plainte des
habitants du quartier informel. Elle rappelle donc le principe constitutionnel voulant qu’un
organisme d’État doit prendre sans retard les décisions qui lui incombent. Mais suivant en
cela l’État, qui avait mal interprété l’UISP (pensant que les services essentiels ne pouvaient
être fournis qu’une fois établie la faisabilité de la réhabilitation), l’ordonnance de la Cour ne
couvre pas toute la palette des services réclamés par les habitants. En remettant ainsi en cause
les conditions de vie les plus élémentaires censées aller de pair avec les droits d’occupation,
cette décision suscite de sévères critiques des spécialistes des droits humains (voir par exemple
Bilshitz, 2010).

De la nécessité d’envisager systématiquement la réhabilitation in situ


L’affaire Abahlali[7] fait entrer en jeu des militants du mouvement social Abahlali baseMjondolo
qui questionnent la constitutionnalité de la loi de la province du KwaZulu-Natal n° 6 de 2007
prévoyant la destruction et l’interdiction des bidonvilles (KwaZulu-Natal Elimination and Prevention
of Re-emergence of Slums Act No 6 of 2007). En allant ouvertement dans le sens de l’objectif
d’éradication des quartiers informels, le texte renforce les pouvoirs des autorités en matière
d’expulsion. La Cour constitutionnelle invalidera la section centrale de cette loi, estimant qu’elle
contrevient au cadre du respect de la dignité humaine imposé par la législation postapartheid
pour toutes les expulsions (photo 3). Témoignant d’une lecture plus fine de l’UISP, la Cour
souligne deux principes importants : premièrement, les évictions de quartiers informels sont
une solution de dernier recours, à n’utiliser qu’une fois toutes les possibilités de réhabilitation
in situ épuisées ; deuxièmement, et en lien direct avec ses recommandations de dialogue, l’obli-
gation de prendre en compte les attentes des occupants informels, que la réhabilitation in situ
soit possible ou que, lorsqu’une expulsion est inévitable, des solutions alternatives de logement
soient proposées.
Les trois décisions rendues par la Cour en 2009 interviennent alors même que le gouvernement
sud-africain est en pleins préparatifs de la Coupe du monde de football de 2010 et font suite à
une campagne organisée dans ce cadre qui préconise (à la suite d’une interprétation erronée
de l’OMD 7d) l’éradication de tous les quartiers informels à l’horizon 2014 et, si possible, dès
2010. Ce mouvement pro-destruction, qui est également évoqué dans les jugements, suscite
des critiques grandissantes dans les médias, surtout dans le sillage de l’affaire Abahlali qui a

[6] [2009] ZACC 33.


[7] [2009] ZACC 31.

218
Les quartiers informels en Afrique du Sud, à la croisée de l’urbanisme et des droits

Photo 3 : Le mouvement des habitants sans terres témoigne de sa solidarité avec Abahlali baseMjondolo devant la Cour constitu-
tionnelle de Johannesburg (photo prise par Marie Huchzermeyer en 2009).

montré que l’État recourait à des mesures répressives et contraires à la constitution. Dès le
milieu de l’année 2009, le nouveau ministre du Logement abandonne cette campagne d’éra-
dication. Un an plus tard, le président sud-africain annonce vouloir améliorer le quotidien de
400 000 ménages à travers une politique de réhabilitation, et non plus d’éradication, des quar-
tiers informels (Zuma, 2010). Cela débouche sur l’élargissement des mandats du programme
national de soutien à la réhabilitation (National Upgrading Support Programme — ou NUSP), sous
la houlette du ministère des Établissements humains, et de l’agence publique du logement
(Housing Development Agency — HDA), censés désormais aider les autorités provinciales et
locales à mettre sur pied des projets de réhabilitation.
Mais, à tous les échelons de l’État, les agents continuent de considérer[8] la mise en œuvre de l’UISP
comme optionnelle, ignorant ainsi sa capacité à briser la hiérarchie entre droits de propriété et
droits d’occupation. L’ambivalence vis-à-vis de l’UISP pousse les habitants d’un autre quartier

[8] En 2012, la Commission nationale de planification (National Planning Commission) (NPC, 2012, p. 273) signale
encore « une ambivalence au sein du gouvernement quant à la manière de traiter la réhabilitation des quartiers
informels ».

219
Repenser les quartiers précaires

informel à porter leur cas devant les tribunaux. En avril 2016, dans l’affaire Melani and others versus
City of Johannesburg and others[9], la Haute Cour estime que la ville de Johannesburg s’est placée
dans une situation illégale en n’appliquant pas les dispositions de l’UISP pour le bidonville de
Slovo Park dont les habitants cherchent, depuis 20 ans, à obtenir une réhabilitation. Le tribunal
demande à la ville de rectifier cette omission dans un délai de quatre mois. En s’appuyant sur
le droit constitutionnel à un logement décent, cette décision rappelle à nouveau que l’UISP
s’applique à tous les quartiers informels et que le relogement ne doit être qu’une solution de
dernier ressort, une fois que toutes les possibilités de réhabilitation ont été épuisées et que
cette option a été jugée non réalisable. Le conseil de la ville de Johannesburg n’ayant pas fait
appel, le jugement s’impose à toutes les municipalités de la province du Gauteng et crée un
précédent ayant valeur d’incitation ou de référence dans toutes les autres provinces d’Afrique
du Sud (Zondo et al., 2016). Ce jugement conforte le droit d’occupation de ceux qui y vivent
tout en restreignant la possibilité pour les propriétaires de terrains occupés illégalement de
concevoir des plans de mise en valeur de ces espaces qui auraient pour effet d’exclure les habi-
tants en place.

2.2.  La judiciarisation de la bataille autour du droit à planifier ou comment enclencher


une réforme de la planification
La législation sud-africaine en matière de planification spatiale est ancrée dans une approche
coloniale de la question foncière, qui intègre la possibilité d’imposer des restrictions raciales
pour l’utilisation du sol (Strauss et al., 2014). La transition démocratique de 1994 fait émerger
un consensus quant à la nécessité de réformer le système de planification, y compris ses bases
juridiques, sans pour autant abandonner la tradition romano-hollandaise et anglaise, qui a
pourtant favorisé les abus pendant la période de l’apartheid (van der Walt, 2009). La stratégie
déployée pendant la transition à titre provisoire vise à augmenter la flexibilité et à simplifier
la mise en œuvre des objectifs d’aménagement des terres dans une visée de changement. La
réhabilitation des quartiers informels et la fourniture rapide de services et de logements aux
habitants jusque-là exclus des villes sud-africaines sont censées découler d’une loi par intérim
pour « faciliter le développement » (Development Facilitation Act no 67 of 1995 — ou DFA) promul-
guée en 1995, un an avant l’adoption de la constitution définitive du pays (Act 108 of 1996).
La DFA prévoit la création de tribunaux de développement à l’échelle des provinces ayant le
pouvoir d’annuler les décisions municipales de modification des plans d’occupation des sols et
d’autres mesures complexes visant à réglementer l’usage du foncier. Ce dispositif provisoire a
pour objectif d’accélérer l’indispensable développement du pays. La DFA cherche à favoriser
à plusieurs niveaux l’amélioration des quartiers informels. Le premier des principes d’aména-
gement mis en exergue consiste à promouvoir le développement de quartiers nouveaux et
existants, qu’ils soient formels ou informels. Tout en décourageant l’occupation non planifiée
des terres, le texte appelle à la promulgation de lois et la mise en place de procédures et de
pratiques administratives visant à reconnaître les processus informels d’aménagement des

[9] (02752/2014) [2016] ZAGPJHC 55 (22 mars 2016).

220
Les quartiers informels en Afrique du Sud, à la croisée de l’urbanisme et des droits

terres afin de donner corps à des droits qui, à l’époque, sont énoncés dans le texte provisoire
de la constitution.
La première étape vers l’adoption d’une législation nationale pour remplacer la DFA provisoire
prend la forme d’un projet de loi et de définition d’une politique publique pour la gestion des
terres en 2001[10]. Mais du fait d’une certaine rivalité autour des fonctions de planification, le
ministère des Gouvernements provinciaux et locaux[11] promulgue une loi sur les gouverne-
ments locaux, le Local Government: Municipal Systems Act 32 of 2000, mettant en place des plans
intégrés de développement municipal sur une période de cinq ans aux fins de coordonner les
budgets des municipalités (Harrison et al., 2008). Une nouvelle contestation se fait jour autour
de l’échelon de gouvernement ayant pour mandat constitutionnel d’« élaborer la loi de planifi-
cation » et, surtout, pour définir « dans quelle mesure les législations sur la planification peuvent
interférer avec et restreindre l’exercice des droits de propriété » (Berrisford, 2011, p. 253).
Cette situation, conjuguée à un préjugé en faveur du développement rural au sein du ministère
responsable, explique le retard de dix ans pris à la suite de la publication, en 2001, du projet de
stratégie politique et de loi et de politique publique pour la gestion des terres (ibid.). Face à ces
carences, ce sont des ordonnances datant de 1949 et privilégiant le droit de propriété sur le
droit d’occupation qui resteront opérationnelles dans certaines provinces (ibid.). Les règles de
planification des territoires municipaux introduits depuis 1994 préconisent un développement
urbain compact autour de couloirs et de pôles de transport publics, la maîtrise de l’étalement
urbain et l’accès des pauvres à des débouchés dans les zones urbaines (voir par exemple Ville de
Johannesburg, 2010). Mais les résultats sont à l’opposé des intentions initiales. L’aménagement
urbain se fait en fonction des intérêts à court terme des promoteurs, qui peuvent contour-
ner les plans des municipalités en optant pour la voie d’approbation susceptible d’être la plus
rapide — à savoir les tribunaux provinciaux créés par la DFA — tout en recourant parallèlement
à des solutions informelles pour peser sur les possibilités de construction offertes par les plans
d’occupation des sols. Dans le même temps, le discours sur l’aménagement urbain privilégie
systématiquement le développement économique, la compétitivité urbaine et le laissez-faire,
tandis que les planificateurs comprennent mal le lien entre économie et organisation de l’es-
pace (Harrison et al., 2008 ; Todes, 2011).
Cette tendance, conjuguée à la réticence de l’État à réhabiliter les quartiers informels in situ
(Huchzermeyer, 2011) aggrave le caractère injuste de l’attribution des droits de propriété dans
les villes sud-africaines, portant le degré d’inégalités urbaines à un niveau sans précédent. Selon
ONU-Habitat (ONU-Habitat, 2010), les villes sud-africaines rentrent dans la catégorie des situa-
tions les plus inégalitaires sur le plan international — une situation dont ont bien conscience

[10] Le ministère du Développement rural et de la Réforme foncière (alors ministère des Affaires foncières) publie
en 2001 un livre blanc sur la planification spatiale, le développement et la gestion de l’utilisation des terres (White
Paper on Spatial Planning, Land Use Management and Development) et une loi relative à la gestion de l’occupation des
terres (Land Use Management Bill).
[11] L’ancien ministère du Développement constitutionnel, désormais ministère de la Gouvernance participative et
des Affaires coutumières (CoGTA).

221
Repenser les quartiers précaires

les autorités, qui s’en inquiètent (NPC, 2012 ; CoGTA, 2013). Le président, le Trésor et plusieurs
ministères concernés, dont celui du logement (désormais ministère des Établissements humains)
font part de leur mécontentement croissant vis-à-vis du système de planification spatiale. Mais
c’est la ville de Johannesburg qui sera à l’origine d'un jugement décisive de la Cour constitu-
tionnelle en 2010[12] pour une affaire relative à des dispositions de planification urbaine prises en
2003 et en 2004 par le tribunal provincial du Gauteng, créé par la DFA, en violation des plans
d’aménagement de la ville[13]. Les procès-verbaux de la Cour constitutionnelle confirment la
complexité des intérêts économiques associés au maintien du statu quo, sous-tendue par les
attentes des propriétaires terriens, désireux d’exercer leurs droits de propriété avec un mini-
mum d’ingérence de la part des services de l’urbanisme[14]. La Cour[15] estime que les pouvoirs
conférés aux tribunaux provinciaux sont en porte-à-faux avec ceux octroyés par la constitution
aux municipalités, déclarant inconstitutionnelles certaines sections clés de la DFA. Notant que
« [c]ette situation plaide pour une réforme législative » (para. 33), la Cour exige l’adoption d’une
nouvelle législation nationale dans un délai de 24 mois. La nouvelle loi sur la planification de
l’espace et la gestion de l’usage des sols (Spatial Planning and Land Use Management Act no. 16 of
2013 — ou SPLUMA) confie les décisions en matière d’urbanisme aux seules autorités munici-
pales, à l’exclusion des autres échelons, permettant ce faisant un mise en cohérence avec les
règlementations urbaines des municipalités et restreignant les possibilités pour les promoteurs
immobiliers de contourner ces textes. La SPLUMA abroge la DFA ainsi que quatre lois de la
période de l’apartheid, mais elle ne devient effective que lorsque la législation provinciale et
municipale devient conforme à ce nouveau texte et que le nouveau système est pleinement
opérationnel[16].
La SPLUMA procède de l’idée que ce texte permettra de concilier les tensions hiérarchiques
entre droits de propriété et droits d’occupation. Son préambule cite les sections de la Déclaration
des droits dans la constitution sud-africaine relatives à la protection des droits de propriété et
à l’accès à un logement décent. D’un côté, elle souligne l’obligation constitutionnelle de « créer
les conditions permettant aux citoyens d’accéder au sol sur une base équitable » (Republic of
South Africa, 2013, p. 4) tandis que, de l’autre, elle clarifie le droit constitutionnel à un loge-
ment décent en incluant le droit à « une organisation spatiale équitable et à des établissements
humains durables » (ibid.). La SPLUMA rend opérationnelle cette référence à la Déclaration
des droits en imposant aux acteurs de « la planification spatiale, de la gestion foncière et de
la construction » de se soumettre aux principes fondamentaux de l’aménagement : justice

[12] Johannesburg Metropolitan Municipality v Gauteng Planning Tribunal and Others [2010] ZACC 11.
[13] Concernée par des expériences similaires, la municipalité de eThekwini (Durban) s’est jointe à la procédure de la
ville de Johannesburg une fois l’affaire portée devant la Cour constitutionnelle.
[14] Les propriétaires terriens, l’association de propriétaires, l’association des urbanistes-conseils, la province du
Gauteng, deux autres gouvernements provinciaux et le ministère national chargé de la DFA ont tous participé
aux procédures judiciaires contre la ville de Johannesburg.
[15] L’affaire va durer cinq ans, la décision de la Haute cour en faveur de la DFA ayant été invalidée par la Cour
suprême d’appel, une décision confirmée par la Cour constitutionnelle.
[16] Ce processus était toujours en cours au moment de la rédaction de ce chapitre.

222
Les quartiers informels en Afrique du Sud, à la croisée de l’urbanisme et des droits

spatiale, pérennité spatiale, efficience, résilience spatiale et saine gestion (Republic of South
Africa, 2013). Le texte exige que toutes les initiatives et politiques publiques de planification
spatiale et de gestion de l’utilisation des sols respectent explicitement ces principes (Strauss
et al., 2014). En faisant ouvertement référence aux quartiers informels, la SPLUMA prend des
dispositions en faveur d’une « différenciation pragmatique » des systèmes de gestion de l’oc-
cupation des sols, et propose « l’introduction progressive de la gestion et de la régulation des
sols… dans les quartiers informels et les bidonvilles » (van Wyk et al., 2014, p. 358).
Avec la traduction progressive des droits abstraits de la planification en droits « concrets »
susceptibles d’annuler la primauté des droits de propriété sur les droits d’occupation, diffé-
rentes failles et difficultés risquent de faire leur apparition. Tout d’abord, la gestion par résultats
dans la bureaucratie d’État sud-africaine ne se prête pas à faciliter les changements nécessaires
(van Wyk et al., 2014). Ensuite, la SPLUMA autorise une interprétation discrétionnaire de l’in-
térêt public qui pourrait justifier des altérations des plans d’utilisation des sols, des conditions
restrictives, des décisions de justice et des décisions du ministère d’accorder ou de retirer des
dérogations aux dispositions de la loi (Huchzermeyer, 2014). Troisièmement, la gestion de
l’usage du foncier par le biais des plans d’occupation des sols en vigueur en Afrique du Sud,
qui devrait être perpétuée avec la SPLUMA, limite les possibilités de réalisation de la justice
spatiale (Nel, 2016). Enfin, il ne faut pas oublier la situation ayant présidé au règlement du litige
relatif à l’UISP dans le cas du quartier informel de Slovo Park. L’équipe de soutien juridique de
la communauté avait montré que les conditions de planification découlant de l’étude d’impact
environnemental (obligatoire au titre de la législation sur l’environnement) et des déclarations
de création de townships (township establishment)[17], pouvaient être considérées comme un frein
aux initiatives de réhabilitation in situ à l’origine de nombreuses frustrations (SERI, 2011). Les
déclarations de création de townships constituent pour leur part la base de l’intégration des
quartiers informels dans le système de droits de propriété. La SPLUMA ne résout aucun de
ces problèmes. Et c’est là qu’une acception plus large de la justice spatiale appréhendée dans le
cadre du droit à la ville, prenant en compte les dimensions collectives des droits urbains dans la
planification spatiale pourrait se révéler utile.

Conclusion
L’état variable des quartiers informels renvoie, à différents niveaux, à la question des droits,
notamment dans le rapport entre les droits d’occupation d’un logement décent de ceux qui,
poussés par un besoin vital, se construisent un abri, et les droits de propriété, qui font souvent
l’objet de transgression par ces habitations informelles. Tout en créant des droits territoriaux
pour la propriété et l’usage des sols, la planification spatiale et l’urbanisme ont longtemps tiré
leurs fondements éthiques non pas de la doctrine des droits humains mais d’une conception
discrétionnaire de l’intérêt public, ouverte à l’interprétation politique et recouvrant parfois

[17] L’expression « township establishment » renvoie aux procédures mises en œuvre pour déclarer officiellement une
nouvelle zone résidentielle et l’ouverture d’un registre pour recenser les parcelles.

223
Repenser les quartiers précaires

les dimensions du développement économique et de la croissance. Devant l’aggravation des


inégalités urbaines et l’inquiétude quant à la durabilité de cette forme d’occupation des terres
(résultat d’une planification délibérée ou des failles du système), la communauté internationale
s’intéresse de plus en plus à la nécessité de rendre cohérents la planification spatiale et les droits.
Dans le même temps, elle remet en cause les hiérarchies implicites des droits, qui prennent le
pas sur l’urgence de la transformation. L’Afrique du Sud témoigne de ces batailles juridiques
poursuivies avec ténacité pendant lesquelles des jugements rendus par les plus hautes instances
du pays ont progressivement fait remonter les droits d’occupation dans la hiérarchie des droits,
permettant des interactions fructueuses avec la mise en place des décisions. Une contestation
constitutionnelle similaire, émanant du cœur même de l’État, a permis de lever le plus gros
obstacle à la transformation de l’aménagement, en accordant aux collectivités locales une
compétence de planification et en commençant à réduire, via l’urbanisme, la prééminence des
droits de propriété sur les droits d’occupation des ménages à faibles revenus et installés de
façon informelle. À l’échelon national et international, cette mise en cohérence de la planifi-
cation et des droits doit se poursuivre, au-delà des droits individuels, pour englober le droit
collectif, plus complexe, qu’un mouvement mondial émergent autour du droit à la ville est en
train de formuler avec de plus en plus de force.

Remerciements :
Une version précédente de ce chapitre a été présentée lors du colloque sur « Loi, espace urbain
et justice sociale » organisé à l’Institut international de sociologie juridique à Onati, en Espagne,
les 5 et 6 juin 2014.

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226
Du slum[1] à un quartier ordinaire
dans une ville de province du sud de l’Inde :
les pratiques de participation et de coproduction
à l’initiative des résidents
Bhuvaneswari RAMAN, Éric DENIS, Solomon BENJAMIN

1.  Participation : performance, actions et intention


Ce chapitre rend compte du processus de participation populaire ayant permis aux habitants
d’un quartier squatté de faire régulariser leur statut d’occupants, de bénéficier d’infrastruc-
tures de base et d’obtenir des titres de propriété. Le quartier de Ponmudi Nagar (PMNGR)
regroupe trois lotissements dans la périphérie de Villupuram, une petite ville située à 160 km de
Chennai (ancienne Madras), la métropole de l’État du Tamil Nadu. Capitale administrative du
district, Villupuram abrite près de 100 000 habitants (GOI, 2011). Le PMNGR, qui s’est développé
depuis une quarantaine d’années sur des réservoirs d’irrigation, accueille environ 250 ménages.
L’expérience de ses habitants démontre les capacités des communautés locales à agir, avec une
aide extérieure minime, voire sans appui du tout, dans le but d’infléchir l’action des institutions
publiques, à travers des interactions quotidiennes à différents échelons de gouvernement.
Sur la base d’un travail de terrain réalisé entre 2012 et 2013, nous discutons ici des trois caracté-
ristiques de ce processus de participation ascendant :
1) les habitants de PMNGR ont réussi à influencer les décisions des institutions gouverne-
mentales et à surmonter les obstacles juridiques, en se saisissant de la moindre occasion et en
profitant des ambiguïtés entourant les procédures, les pratiques et les schémas institutionnels.
Contrairement à la participation descendante classique, où la prise en compte de la position
des populations locales devient une procédure normalisée contrôlée par des agents extérieurs,
ici, les résidents ont constamment ajusté leurs actions pour s’adapter à des situations é­ volutives ;

[1] Slum : en Inde, le terme de « slum » désigne des ensembles d’habitats précaires de composition extrêmement
diverse tant en termes de bâti que de composition socio-économique ou d’activités. Il peut s’agir de simples
huttes ou d’abris faits de matériaux de récupération mais aussi d’immeubles de plusieurs étages. Les slums se
caractérisent aussi par une occupation illégale de terrains privés et publics. Enfin, ils correspondent à une catégori-
sation administrative précise : un slum notifié peut faire l’objet de programmes de réhabilitation (Arabindoo, 2011).

227
Repenser les quartiers précaires

2) tandis que l’un des aspects centraux de l’action des résidents a consisté à produire des infor-
mations et à accéder aux données consignées dans les registres gouvernementaux, une autre
dimension était liée à la pression exercée sur les institutions concernées pour la délivrance de
titres fonciers correspondant à leurs parcelles. Les habitants ont organisé leurs propres opéra-
tions d’arpentage et fait du lobbying auprès des administrations pour qu’elles effectuent des
relevés officiels. Ce faisant, ils ont produit des plans d’ensemble, des documents d’identité,
des parchis[2] et des cadastres ;
3) les résidents se sont appuyés sur leurs réseaux parmi les fonctionnaires subalternes et sur
leurs élus pour peser sur les décisions et les actions de différentes institutions publiques.
Sur la base de nos observations de ce processus participatif ascendant de régularisation[3],
nous plaidons ici pour accorder davantage de place aux solutions ordinaires auxquelles
recourent les populations pour améliorer leurs conditions de vie, sans compter sur une inter-
vention extérieure. Les exemples ne manquent pas de squatteurs parvenant, tout seuls, à
faire progressivement régulariser leur droit d’occupation de fait (Banerjee, 2002 ; Payne et al.,
2009). Mais la littérature consacrée au développement participatif des quartiers squattés en
Inde publiée depuis les années 1990 se concentre sur les projets mis en œuvre par des orga-
nismes publics et non gouvernementaux (ONG) dans le but d’attribuer des titres fonciers aux
résidents[4].
La participation des squatteurs aux projets est imposée d’en haut, comme une invitation à
prendre part que beaucoup interprètent comme une injonction. Dans les projets comportant
un volet pour la délivrance de titres de propriété (le « titrement »), les résidents s’obligent à
assister aux réunions publiques hebdomadaires, procéder à l’arpentage et la cartographie de
leur quartier, organiser des votes/consultations, etc., suivant en cela les consignes des respon-
sables de projets. Les partisans de la cartographie participative affirment que de tels rituels
garantissent la transparence du processus de titrement. Une transparence qui est censée créer
les conditions propices à la prise en compte des voix et des intérêts de groupes plus faibles
et dont les préoccupations sont en général ignorées des processus conduits par les autorités
locales ou les représentants élus (Herlihy et Knapp, 2003). Il est de plus suggéré que les squat-
teurs détiennent éventuellement des informations dont ils pourraient se servir pour négocier
directement avec les institutions gouvernementales et, en contournant des intermédiaires
abusifs, peser sur leurs décisions (Appadurai, 2001 ; Park, 1993 ; Tolman et Brydon-Miller, 2001).
Le processus de cartographie participative réunit les membres de la communauté dans le
but de mutualiser et de partager leurs connaissances du quartier et d’acquérir de nouvelles
compétences (Patel et al., 2012). Le soutien des ONG, en tant que médiateurs et partenaires
du savoir, pour mobiliser les communautés et leur impartir des compétences est mis en avant

[2] Le terme parchis désigne les documents papier, y compris symboliques, et les reçus émis par les institutions
gouvernementales. Il s’agit de pièces indispensables pour faire progresser un dossier.
[3] Le travail de terrain a été réalisé entre 2011 et 2013 dans le cadre d’un projet de recherche comparée sur la
délivrance de titres fonciers, soutenu par la mission de recherche Droit et justice (ministère de la Justice, France).
[4] Voir par exemple Appadurai (2001), de Wit et Berner (2009) et Patel (2012).

228
Du slum à un quartier ordinaire dans une ville de province du sud de l’Inde

dans les textes plaidant pour une cartographie participative (Livengood et Kunte, 2012 ; Mitlin
et Satterthwaite, 2012 ; Chambers, 2006 ; Appadurai, 2001 ; Boonyabancha, 2001).
L’observation sur le terrain révèle une tout autre histoire. Dans le contexte indien, les données
relatives à la délivrance de titres fonciers à des occupants illégaux à l’issue d’un « projet partici-
patif » sont peu nombreuses (Raman, 2015 ; Payne et al., 2009 ; Dupont et al., 2015 ; Bardhan et al.,
2015). Comme le souligne Mosse (2001), la participation est devenue une idéologie — une fin en
soi. Si, au départ, les exercices rituels de cartographie participative peuvent sembler contribuer
à la transparence et à la prise en compte de la voix des pauvres, dans la réalité, les communautés
sont contraintes de respecter un cadre établi par les responsables de projet, les animateurs et
les bailleurs de fonds dont les intérêts divergent des leurs (Cooke et Kothari, 2001 ; Hickey et
Mohan, 2004 ; Whyte, 2011 ; Bryan, 2011). De plus, loin d’exploiter les savoirs locaux existants,
le processus participatif descendant les construit (Mosse, 2001) et vient souvent renforcer les
intérêts de groupes puissants (Cooke et al., 2001, p. 8 ; Flyvberg, 1998 ; Raman, 2015). C’est là un
aspect essentiel pour la délivrance de titres de propriété, puisque les rapports de force vont
influencer les modalités et le choix de consignation et d’exploitation des informations (Bryan,
2011 ; Ferguson, 2007).
Ce chapitre est organisé en quatre grandes sections : la section 2 revient sur la trajectoire
des résidents du quartier de PMNGR et leurs stratégies de dialogue avec les agences gouver-
nementales ; les sections 3 et 4 s’intéressent aux opérations d’arpentage à l’initiative des
communautés et aux alliances constituées par les résidents de PMNGR pour discuter avec
l’État. Toutes soulignent la nécessité de remettre à plat trois concepts au cœur de la littérature
sur le développement participatif : premièrement, les résidents sont à l’origine de la reconfigu-
ration des pratiques institutionnelles et des règles d’attribution de titres fonciers individuels,
faisant preuve d’inventivité pour exploiter les textes de loi, les schémas et les procédures admi-
nistratives ainsi que les considérations électoralistes de leurs interlocuteurs. Contrairement à ce
qu’en pense de Certeau, qui voit dans les actions des habitants une approche tactique et dans
celles de l’État une stratégie (de Certeau, 1984), nous affirmons que les actions des squatteurs
sont stratégiques en ceci qu’elles sont parvenues à faire évoluer les pratiques institutionnelles.
À un certain niveau, les espaces revendiqués par les résidents de PMNGR renvoient à la descrip-
tion des espaces inventés de Miraftab (2009), à travers lesquels les résidents s’efforcent de faire
évoluer le statut légal de leurs revendications foncières — mais leurs dynamiques politiques sont
nettement plus subtiles que celles décrites par Miraftab, puisqu’elles recouvrent à la fois des
actions individuelles et des actions collectives. Deuxièmement, contrairement aux arguments
d’Appadurai (2001) sur l’urbanisme participatif, nous avons observé que l’implication des rési-
dents de PMNGR dans les processus d’arpentage et de cartographie avait pour objectif non
seulement de se décompter mais aussi, et surtout, de faire consigner leurs revendications dans
différents registres administratifs. Les résidents de PMNGR se sont appropriés les pratiques de
l’État pour renforcer leurs prétentions et, ce faisant, ont influencé la coproduction d’informa-
tions officielles concernant leur quartier. Troisièmement, dans le sillage de Björkman (2015) et
d’autres sur le dialogue des groupes populaires avec l’État, nous avons constaté que le rôle des

229
Repenser les quartiers précaires

représentants élus du quartier et leurs liens avec des fonctionnaires subalternes leur permet-
taient de se frayer un chemin dans les procédures publiques.

2.  La performance de la participation : trajectoire et stratégies


Le processus ascendant de participation recouvre les relations durables engagées par les rési-
dents de PMNGR avec les différentes institutions gouvernementales à différents niveaux. Leurs
actions, coordonnées par une association locale, la Resident Welfare Association (RWA), s’ar-
ticulaient autour de trois axes : i) réunir des éléments permettant de démontrer leurs droits
d’occupation ; ii) faire pression sur les différentes institutions pour peser sur leurs décisions de
délivrer ou non des titres de propriété ; et iii) coproduire des informations pour les registres
officiels.
Cette section décrit la trajectoire des actions des résidents et la manière dont ils ont réussi à
naviguer dans les multiples procédures institutionnelles pour obtenir leurs titres fonciers.

2.1.  Initiatives des résidents pour obtenir des titres de propriété


Les trois lotissements qui composent le quartier PMNGR se sont développés à proximité de deux
réservoirs d’irrigation (ou eris), le réservoir Erumanthangal et le réservoir Keezhperumbakkam,
séparés par une route principale. Actuellement, le lotissement d’Erumanthangal est parfaite-
ment quadrillé, avec trois rues parallèles autour desquelles se répartissent les parcelles tandis
que, dans les deux autres lotissements sur la rive du réservoir Keezhperumbakkam, les parcelles
s’organisent autour d’une rue principale et de deux axes secondaires. Le nombre de ménages
installés dans ces lotissements varie, de 110 à environ 250[5]. Notre enquête a également mis en
évidence la diversité des castes des habitants : il s’agit en grande majorité des castes Mudaliar,
Vanniyar et Nadar et de membres des castes répertoriées, historiquement défavorisées. Ces
résidents travaillent : ils ont des emplois dans la fonction publique, sont installés à leur compte
(comme tenanciers d’une échoppe de thé ou conducteur de rickshaw par exemple), sont des
ouvriers salariés ou encore sont des travailleurs manuels (chargement et déchargement des
marchandises) pour le marché de la ville ou le secteur du bâtiment.
L’histoire de ces lotissements remonte au début des années 1960, lorsque quelques habitants
du village d’Erumanthangal se sont installés dans le lit du lac pour y construire des structures
temporaires. Jusque-là, cet endroit servait de pâturage pour les troupeaux des villageois. Les
premiers habitants ont été rejoints par des migrants travaillant dans la ville de Villupuram et des
fonctionnaires affectés dans les villages environnants. Dans les années 1970, le gouvernement
décide de dédier le lit du lac et les rives occupés par les résidents de PMNGR à la construc-
tion d’un nouveau « College » (institut d’enseignement supérieur – Government Arts College). Un

[5] Estimations établies d’après des enquêtes communautaires et officielles réalisées en 1977, 1983, 1986, 1993 et
2006, complétées par une opération de porte-à-porte organisée dans l’un des trois lotissements en 2012 aux
fins de cette recherche.

230
Du slum à un quartier ordinaire dans une ville de province du sud de l’Inde

conseil d’administration du College est créé et le Département des travaux publics (PWD) est
chargé de construire le bâtiment. Le projet prévoit d’utiliser le lit du lac pour installer le College
et l’une de ses berges pour bâtir les logements du personnel. À plusieurs reprises, le conseil
d’administration va tenter d’expulser les occupants, avec le soutien de l’administration fiscale
(Revenue Department). Cette menace d’expulsion précipitera les actions engagées par les rési-
dents pour obtenir des titres fonciers.
Les lotissements de PMNGR se sont implantés sur les rives de deux réservoirs mineurs, que
l’administration considère comme des terres communes humides (eri poramboke), eri signifiant
« lac », poram « en dehors » et boke « pouvant générer des revenus ». Le terme poramboke désigne
donc une terre non arable d’utilité publique. Les Britanniques avaient introduit cette caté-
gorie pour gérer les terres communes des villages avec une structure administrative unifiée,
prévoyant néanmoins plusieurs sous-catégories : les zones de pâturage (meichal), les terres
communes (grama natham), les lacs et les réservoirs (eri) et les terres destinées à des infrastruc-
tures publiques (routes et voies ferrées par exemple). Différentes agences gouvernementales,
locales, régionales ou fédérales, contrôlent/administrent les terres poramboke en fonction de
leur destination. Légalement, des titres peuvent être délivrés pour des projets implantés sur des
terres natham poramboke. La terre eri poramboke de PMNGR a été reclassée en natham poramboke
ou grama natham[6] avant de pouvoir donner lieu à titrement. Le lac devait être déclaré « aban-
donné » ou « désaffecté » par l’administration en charge des lacs.

La chronologie suivante retrace les actions engagées par les résidents de PMNGR pour obtenir
leurs titres de propriété.

Année Actions menées


Le panchayat[7] impose une amende (bhim) aux résidents de PMNGR installés sur les terres eri poramboke
1966
(le lit du lac).
Les terres sur lesquelles sont implantés les lotissements de PMNGR sont affectées par l’administration
1968-72 fiscale à la construction d’un college. Le lac et les rives du lac sont transférés au conseil d’administration
du college.
Trois tentatives d’éviction des résidents de PMNGR par les autorités du college et l’administration
1975-77
fiscale.
Les résidents de PMNGR adressent une pétition au gouverneur de la province du Tamil Nadu, qui
exige l’attribution de logements aux résidents.
1977
Les résidents se mobilisent pour créer un magasin de distribution publique subventionné (rations shop)
et des cartes de rationnement.

[6] Dans le lexique juridique, une terre grama natham désigne les terres d’un village ouvertes à la construction d’ha-
bitations. Cette notion a vu le jour pour souligner que la parcelle pouvait être aménagée à des fins résidentielles.
Les terres se décomposent en patta (détenue par un propriétaire privé), poramboke reconnu par l’État ou grama
natham. Dans ce dernier cas, le premier occupant de la terre est considéré comme le propriétaire légitime et
aucun patta ne lui est en général délivré. Mais même un propriétaire d’une terre grama natham peut demander à
obtenir un patta.
[7] Le panchayat désigne le conseil du village.

231
Repenser les quartiers précaires

Année Actions menées


1982 Les autorités du college essaient à nouveau d’expulser les résidents.
Les résidents adressent plusieurs pétitions au collector (receveur) du district et à l’administration fiscale
et, dans le même temps, font du lobbying par l’intermédiaire de leurs représentants élus. Ils mobilisent
1977-83
également leurs réseaux parmi les fonctionnaires subalternes pour obtenir des informations et
organiser l’arpentage de la zone.
Pression sur l’administration fiscale pour effectuer un arpentage du quartier et élaborer les plans
1983
d’ensemble.
Le PWD recommande le transfert du lit du lac aux résidents.
1984 Les autorités du college refusent de produire un certificat de non-objection (NOC) à ce transfert.
L’administration fiscale suspend le processus de titrement.
Le gouvernement de l’État tombe.
Les résidents tentent à nouveau d’obtenir des titres fonciers.
Ils font pression sur l’administration fiscale par le biais de leurs représentants élus et envoient une
pétition au PWD pour réaliser un deuxième arpentage de la zone.
1986
Envoi de pétitions à l’administration fiscale réclamant le reclassement du lit du lac en natham poramboke
(et non plus eri poramboke) afin de permettre la délivrance de titres de propriété.
Les géomètres de l’administration fiscale se rendent sur place et préparent le plan d’ensemble.
Le processus s’enlise, puisque les négociations avec les autorités du college échouent.
Plusieurs correspondances adressées au PWD, aux autorités du college, à l’administration fiscale et aux
représentants élus afin de pousser le conseil d’administration du college à délivrer un certificat NOC.
1984-89
Les autorités du college acceptent oralement d’émettre ce NOC, c’est-à-dire d’attribuer les terres à
leurs occupants.
L’ingénieur en chef du PWD réalise un nouvel arpentage du site. Dans son rapport, la superficie du
1990 terrain occupé est fixée à 2,39 hectares (5,90 acres).
Le PWD émet un certificat NOC à l’attribution de titres aux occupants.
Les autorités du college reviennent sur leur décision de produire un certificat NOC.
1996 Le processus de titrement marque le pas jusqu’en 2004.
Les résidents exigent un changement à la tête de leur association.
L’association des résidents fait du lobbying auprès des représentants élus pour obtenir des
1996-2003
infrastructures.
Nouveau changement de régime politique. Les résidents relancent les négociations avec le conseil
2004
d’administration du college et l’administration fiscale, alors rattachée au ministère des Affaires sociales.
Nouveaux relevés in situ et finalisation de la liste des ménages bénéficiaires ainsi que des plans
d’ensemble.
2004-2008 Immatriculation officielle de la RWA en 2006.
Le panchayat étend les canalisations d’eau jusqu’à l’accès principal des lotissements.
La municipalité annexe le territoire de PMNGR.
Élaboration d’une proposition visant à attribuer des pattas gratuits au titre du programme de
logements gratuits.
En 2009, 190 maisons se voient attribuer un patta.
2009-2013 Des conflits autour des droits de passage et entre propriétaires de parcelles individuelles s’appuient sur
une taxe municipale frappant les terrains vacants afin de faire enregistrer leurs droits.
Les fonctionnaires municipaux incitent les résidents à remplir un dossier pour les impôts fonciers dans
le but de régulariser l’évolution des lotissements.

232
Du slum à un quartier ordinaire dans une ville de province du sud de l’Inde

Comme on peut le déduire de cette chronologie, il aura fallu plus de 30 ans aux résidents de
PMNGR pour sécuriser leur territoire et leurs droits. Plusieurs administrations publiques ont
influé sur le processus de titrement. Le receveur, qui chapeaute l’administration du district, peut
délivrer des titres. Pour cela, il recueille les avis d’autres institutions, y compris les propriétaires
(le conseil d’administration du college), les administrateurs des terres et du lac et l’administration
fiscale. Jusqu’à l’annexion des deux lits des lacs de PMNGR par la municipalité de Villupuram,
c’est le panchayat qui était chargé de les administrer. L’administration fiscale établit, conserve et
actualise les registres fonciers. Ses fonctionnaires sur le terrain (les géomètres, le responsable
administratif de village – VAO – et le responsable de la fiscalité – tahsildar) et les membres
du panchayat jouent un rôle clé puisqu’ils sont chargés de collecter les informations et de les
consigner dans différents registres. Le service est placé sous l’autorité du receveur. Les titres
ne peuvent être délivrés aux squatteurs qu’à condition que les propriétaires (ici le conseil d’ad-
ministration du college) émettent un certificat de non-objection. D’autres facteurs, comme le
régime foncier et la catégorie administrative des terres, sont pris en compte dans la décision
du receveur.
Face aux règles et procédures des différentes institutions, les résidents ont su intelligemment
exploiter toutes les possibilités découlant des dispositions légales, des considérations électo-
rales et des dispositifs de justice sociale (infra).

2.2.  Stratégies de négociation des résidents avec les institutions

•  S’appuyer sur les dispositions de la loi relative à la « possession contraire »


Les résidents de PMNGR ont commencé à consolider leurs revendications foncières avant que
l’administration fiscale ne cherche à les expulser. Ils se sont appuyés pour cela sur une pratique
très répandue parmi les squatteurs de terres poramboke, celle du B-Memo ou Bhim (amende),
pour attester de la durée de l’occupation des lieux. Lorsqu’une personne installée sur une terre
poramboke construit un abri temporaire, celui-ci sert à l’administration pour calculer l’amende
et établir des B-Memos. Un B-Memo est un document comportant des informations détaillées
sur la terre occupée et l’amende infligée pour occupation illégale. Le Bhim est un reçu attestant
que l’occupant a payé son amende. Ce dernier peut utiliser ces reçus pour attester de 12 années
d’occupation des terres sans interruption et revendiquer ainsi un titre au nom de la possession
opposable (adverse possession)[8] — une pratique banale chez les occupants de terres poramboke
dans le Tamil Nadu[9].

[8] La stratégie consistant à revendiquer une terre à travers l’occupation de terres communes, régularisée ensuite
en faisant valoir les amendes payées à ce titre, est une solution fréquente parmi les ménages indiens pauvres, en
milieu urbain comme en milieu rural, pour accéder à des terres (Joda, 1986). Ces derniers temps, ces terres sont
aussi convoitées par les institutions publiques dans le but de créer des zones économiques spéciales ou autres
sites de production, ce qui restreint les possibilités pour des individus d’occuper ce type d’endroits (Balakrishnan,
2013).
[9] Des pratiques similaires ont cours dans le Nord de l’Inde où les agriculteurs paient un girdhawari, l’équivalent du
Bhim dans le Tamil Nadu.

233
Repenser les quartiers précaires

Tous les ménages ne parviennent pas à faire valoir leurs droits d’occupation en recourant à
cette stratégie du Bhim. Pour commencer, un occupant de terres poramboke devra faire pression
sur le gouvernement rural local pour qu’il dresse une contravention et établisse un B-Memo.
Certaines institutions, comme le ministère des Chemins de fer ou des Routes (Transport and
Highways), n’émettent pas de B-Memos parce que cela implique d’enregistrer officiellement
les ménages occupant ces terres. L’administration concernée peut par ailleurs, en ne réclamant
pas d’amendes pendant un an, interrompre la continuité. Les premiers résidents de PMNGR
ont pu faire valoir la durée de leur occupation en produisant tous les reçus de B-Memo émis
chaque année. Les panchayats ont cessé d’établir des B-Memos pour les occupants installés sur
les rives du lac Erumanthangal après 1995 et pour ceux du lac Keezhperumbakkam après 2001.
Par conséquent, les ménages pauvres et ceux qui s’étaient installés là plus tard ont eu du mal à
réunir toutes les preuves écrites attestant de la durée de leur occupation[10].

Réunir les pièces pouvant servir de preuves documentaires


Les résidents de PMNGR ont eu des difficultés pour fournir une preuve d’identité et de rési-
dence en appui à leurs demandes auprès du gouvernement dans le but d’obtenir des titres
fonciers ou de bénéficier de dispositifs de justice sociale. En Inde, la carte de rationnement (un
document émis par le bureau local du Civil Supplies and Consumer Protection Department – le
département du ravitaillement public et de la protection du consommateur du Tamil Nadu)
est considérée comme une preuve d’identité et de résidence. Mais son obtention n’est pas
simple (Sriraman, 2011) : les demandeurs doivent fournir une preuve de résidence, mais les
documents officiels pouvant être présentés doivent mentionner l’adresse alors même que les
quartiers concernés ne sont pas reconnus par les dispositions de la loi d’urbanisme. La situation
est inextricable puisque les ménages doivent présenter une preuve de résidence pour obtenir
la carte de rationnement qui leur permettra de prouver leur adresse (Sriraman, 2011). Pour
contourner ce problème, les résidents de PMNGR ont fait, collectivement, une demande d’ou-
verture d’un magasin de rationnement et postulé individuellement pour une carte. Ils se sont
appuyés pour cela sur une règle qui prévoit la création d’un magasin de rationnement pour
150 ménages lorsque le magasin le plus proche se situe à plus de 1,5 km de distance (Justice
Wadhwa Committee, 2007). Les responsables de l’association RWA ont réuni 230 demandes
dans le quartier et à proximité pour étayer la demande d’ouverture du magasin de rationne-
ment. Le gouverneur, qui était alors responsable de l’émission des titres fonciers aux résidents,
est venu l’inaugurer.

[10] Les pratiques en matière de gestion des terres varient d’une institution publique à l’autre. Certaines, comme
le ministère des Chemins de fer ou des Routes, expulsent chaque année les squatteurs installés sur des terres
poramboke dont elles ont le contrôle afin de rompre la continuité d’occupation. Mais un squatter peut démontrer
l’occupation en produisant des factures d’électricité. Dans le cas d’héritages ou de ventes, les ménages relative-
ment pauvres sont incapables de payer les frais à engager pour faire établir les factures à leur nom. D’autant que
lorsqu’il y a héritage, tous les membres de la famille doivent émettre un certificat de non-objection, ce qui n’est
pas toujours évident si certains contestent l’attribution des biens.

234
Du slum à un quartier ordinaire dans une ville de province du sud de l’Inde

S’approprier les pratiques de l’administration


Les résidents ont été confrontés à un autre obstacle, lié à la catégorie administrative du terri-
toire occupé. Nous l’avons vu, ils s’étaient installés sur une terre eri poramboke (le lit du lac)
qui, pour que les titres puissent être émis, devait passer sous le statut de terre natham. Or, les
possibilités de reclassement en natham sont extrêmement limitées. Le règlement du gouver-
nement du Tamil Nadu interdit l’émission de titres en faveur de particuliers sur ce type de
terres. Les résidents de PMNGR se sont appuyés sur une nomenclature ambiguë figurant
dans des registres officiels pour convaincre l’administration fiscale de reclasser leurs terres eri
poramboke. Lorsque le gouvernement du Tamil Nadu a décidé de construire un college sur les
terres des réservoirs, le PWD avait déclaré que ces petits réservoirs étaient abandonnés. Une
fois les terres reclassées, l’administration fiscale les a transférées au ministère de l’Éducation
et au conseil d’administration du college. Le communiqué officiel qualifie le lac et le lit du lac
ainsi convertis de « college poramboke ». Aucun des responsables contactés n’a pu nous expliquer
quand et comment cette catégorie avait été créée. Les résidents de PMNGR ont utilisé cette
nomenclature dans les dossiers envoyés aux différentes institutions pour obtenir la conversion
de leurs terres en natham poramboke.

Envoyer des pétitions, plaider son cas et faire pression


sur les institutions gouvernementales
Les résidents de PMNGR ont recouru à diverses formes d’action collective, comme l’envoi
de pétitions ou le lobbying par l’intermédiaire de leurs représentants élus, et fait valoir les
dispositions de la loi sur le droit à l’information (RTI) pour faire pression sur les institutions
gouvernementales en s’appuyant sur des informations actualisées. Les archives de l’associa-
tion RWA montrent que les résidents ont adressé de multiples pétitions entre 1976 et 2006
au gouverneur de l’État du Tamil Nadu, au receveur de district responsable de l’administra-
tion fiscale, au tahsildar (responsable de l’administration fiscale au niveau du district), au conseil
d’administration du college, au ministère de l’Éducation et au PWD. Ils réclamaient par ce biais
l’attribution de titres, le lancement d’un processus de conversion de catégorie des terres et l’or-
ganisation de l’arpentage du site. La toute première pétition a été envoyée au gouverneur de
l’État du Tamil Nadu en 1977. Le bureau du gouverneur a ordonné que des titres soient attribués
aux résidents de PMNGR et a été saisi par l’association des résidents pour faire pression sur l’ad-
ministration fiscale. Les résidents ont aussi profité d’événements officiels, comme les visites de
responsables politiques ou les camps organisés par l’administration fiscale, pour faire consigner
leurs doléances dans les registres fonciers. Ils ont recouru au programme de logements gratuits
pour obtenir ces documents. Les négociations entre les résidents de PMNGR, l’administration
fiscale et le conseil d’administration du college ont été longues et suspendues à de multiples
reprises. Malgré la recommandation du gouverneur, l’administration fiscale a rejeté 20 fois les
pétitions des habitants. Or, cette reconnaissance est indispensable, puisqu’elle témoigne de la
disposition de l’administration à engager le processus de titrement. Les résidents de PMNGR se
sont heurtés à un autre obstacle, jusqu’en 2006, qui a suscité un grand découragement : le refus
des propriétaires (en l’occurrence le conseil d’administration du college) d’établir le certificat de

235
Repenser les quartiers précaires

non-objection. Malgré tout, l’association n’a pas lâché le dossier, envoyant des pétitions, faisant
du lobbying ou s’appuyant sur la loi RTI pour obliger les institutions à agir.

Le président de l’association des résidents présente un dossier rempli de pétitions, de reçus officiels des réclamations, de
coupures de presse et de plans d’ensemble (septembre 2011).
Crédit photo : auteurs.

Les actions engagées par les résidents ont été coordonnées par une poignée d’hommes influents,
anciens fonctionnaires du gouvernement ou entretenant des liens étroits avec les dirigeants
de partis politiques. Jusqu’en 2006, leur mode de fonctionnement était assez flou : ils avaient
déposé les statuts d’une association, “Navalur Nadu Theru College Nagar Village Residents”,
rebaptisée en 2009 en “Ponmudi Nagar Resident Welfare Sangam” pour saluer le rôle décisif

236
Du slum à un quartier ordinaire dans une ville de province du sud de l’Inde

d’un ministre dans le cadre du programme de logements gratuits. Leurs connaissances et leur
expérience des institutions leur ont permis de mobiliser leurs réseaux afin d’obtenir des infor-
mations, d’organiser des visites officielles pour procéder à l’arpentage des terres et, surtout, de
maîtriser les arcanes des règles et des exigences administratives.
Comme on peut le voir, les résidents ont fait feu de tout bois pour obtenir la délivrance de titres
fonciers. D’où l’analyse que nous défendons, en affirmant qu’il s’agit de mesures stratégiques
puisque, ce faisant, les résidents ont infléchi la reformulation d’une procédure institutionnelle, à
savoir la création de titres pour les squatteurs occupant le lit du lac. Ce qui nous amène à affirmer
que l’interprétation binaire des actions de l’État et des résidents, conforme à la distinction entre
« stratégie » et « tactique » opérée par de Certeau, est trop étroite. Pour de Certeau, les straté-
gies sont associées aux limites posées par les institutions gouvernementales et les entreprises
par le biais de cartes et de documents, tandis que les tactiques relèvent d’initiatives défensives
et opportunistes de la part d’un groupe marginal en réaction à des relations stratégiques puis-
santes (de Certeau, 1984). Comme le montre la discussion de cette section, les résidents de
PMNGR ont su s’approprier à leur manière les pratiques, le vocabulaire et les dispositifs insti-
tutionnels pour repousser les frontières fixées par le gouvernement afin d’obtenir leurs titres
fonciers. Cette évolution des pratiques institutionnelles est le fruit des actions des résidents qui
ont autant réinventé les procédures administratives que négocié en s’appuyant sur les textes
existants. Résultat, leurs revendications ont été consignées dans des registres officiels et les
documents réunis ont été traités comme autant de titres de propriété. En Inde avec le « deed
system »[11], la propriété foncière n’est ni définitive, ni absolue, de sorte qu’un large éventail de
documents (y compris ceux réunis par les résidents) peuvent servir d’actes officiels. En outre,
les résidents ont coproduit les informations consignées dans les registres officiels décrits dans
la section suivante. Le fait d’obtenir l’intervention d’un géomètre et de préparer les documents
officiels avant l’accord formel de titrement ne relève pas de manœuvres tactiques confinées
dans les limites fixées par l’administration fiscale. Toute interprétation des actions quotidiennes
des résidents de PMNGR à travers ce prisme tactique/stratégie est inopérante parce qu’elle
attribue un caractère rigide aux plans de l’État, qui suscitent une réaction des communautés
alors que, dans la réalité, l’État ajuste aussi ses actions aux demandes émanant de la base.
Le cas de PMNGR n’est pas un épisode isolé ou unique. Cette forme de consolidation du droit
d’occupation et des revendications prévaut largement lorsque des résidents veulent faire valoir
leurs droits dans les zones périurbaines (voir tableau suivant). Dans le seul État du Tamil Nadu,
cette pratique a concerné 561 000 ménages en dix ans, un chiffre non négligeable mais encore
insuffisant et qui cache des inégalités de traitement. Tous les quartiers ont vu naître ce type

[11] Deed system : en Inde, il n’existe pas de titre de propriété définitif. Sont reconnus comme preuves de la possession
d’un terrain ou d’un bien immobilier, la documentation de la transaction et des transactions antérieures, voire
d’autres documents témoignant de la propriété, validés par l’enregistrement administratif d’un registered sale
deed (transfert par acte). C’est donc la transaction qui est garantie et non le bien. Par conséquent, la propriété
reste contestable par qui peut apporter la preuve d’une possession plus ancienne ou conteste la validité des
documents rassemblés par les vendeurs et les acheteurs.

237
Repenser les quartiers précaires

d’initiatives pour obtenir des titres, avec plus ou moins de réussite, même si les trajectoires
empruntées varient.

Nombre de pattas délivrés aux Adi-dravidars (hors castes) dans l’État du Tamil Nadu
(2002-03 à 2010-11)
Nombre de terrains Nombre de terrains
Sommes dépensées
Année constructibles attribués constructibles attribués
(100 000 roupies)
aux Adi-dravidars par le PWD par l’administration fiscale
2002-03 290,50 1 308 26 593
2003-04 381,84 13 395 28 750
2004-05 407,53 15 087 31 266
2005-06 442,65 12 469 25 716
2006-07 526,04 12 215 26 388
2007-08 571,13 13 100 112 503
2008-09 459,72 9 349 42 022
2009-10 428,14 6 871 15 907
2010-11 319,04 6 126 37 058
2011-12 301,92 4 284 31 044
2012-13 298,51 1 903 36 116
2013-14 252,51 912 51 434
Total 4 679,53 97 019 464 797

Source : Gouvernement du Tamil Nadu (2015).

Dans l’État du Tamil Nadu (comme dans d’autres États indiens), les programmes spécialisés de
délivrance de titres et de redistribution des terres, surtout en faveur des plus démunis, sont
mis en œuvre à travers de multiples dispositifs et procédures légales. Il faut avoir conscience de
cette diversité et des routines à actionner dans les institutions gouvernementales pour obtenir
la redistribution des terres.

3.  Arpentage et cartographie : processus ascendant contre processus descendant


(ou quand la coproduction est un moyen de résistance/de lobbying)
Nous décrivons ici le processus de dénombrement et d’arpentage mis en œuvre dans le quar-
tier de PMNGR afin d’illustrer les capacités (capabilities) et les compétences d’auto-organisation
de ses habitants (Berry-Chikhaoui et Deboulet, 2002), non seulement pour produire des infor-
mations et des savoirs à leur propos mais, surtout, pour façonner les informations et les savoirs
institutionnels. La coproduction d’informations et de savoirs sur le quartier de PMNGR est un
résultat important, puisque cela a permis de poser les jalons légaux de l’attribution de titres
officiels. À cet égard, les avancées obtenues par les habitants de PMNGR se distinguent des

238
Du slum à un quartier ordinaire dans une ville de province du sud de l’Inde

modèles participatifs descendants, qui ont eu peu d’influence sur les savoirs institutionnels,
en particulier dans le contexte indien. L’expérience de PMNGR démontre les capacités d’ac-
tion des membres de la communauté et leur connaissance des pratiques institutionnelles et
communautaires, contrairement aux hypothèses sous-tendant le modèle descendant de carto-
graphie participative, qui considère que les résidents doivent être guidés.
Comme le montrait bien la chronologie présentée précédemment (section 2), l’association
RWA a organisé plusieurs opérations d’arpentage pour produire des informations démo-
graphiques et spatiales. Au total, il y a eu cinq campagnes de relevés, dont certaines ont été
organisées avec des fonctionnaires locaux des différentes institutions gouvernementales. Le
premier arpentage a eu lieu en 1976, à la suite d’un courrier du gouverneur recommandant l’at-
tribution de pattas gratuits aux ménages. Il a donc pour cela fallu estimer le nombre de ménages
concernés. Les résidents ont réalisé un deuxième relevé en appui à leur demande de créer un
magasin public de distribution, pour réunir des informations fiables sur le nombre de ménages.
La liste recouvrait les ménages des trois lotissements, puisque la création d’un magasin de ce
type est conditionnée à un nombre minimal de dossiers déposés. La troisième opération d’ar-
pentage avait pour premier objectif de faciliter les négociations au sein de la communauté sur
la superficie des parcelles pouvant être attribuées à chacun. Les responsables de l’association
RWA ont fait jouer leurs liens parmi les fonctionnaires subalternes et les géomètres du PWD
afin de définir les limites des lotissements et de produire un plan d’implantation. La fixation des
limites était indispensable pour calculer la superficie totale des lotissements et des parcelles.
Selon les dispositions du programme de patta gratuit, chaque ménage devait recevoir une
parcelle d’une superficie minimale de 4 à 5 cents[12]. Or, le quartier de PMNGR ne disposait pas
de suffisamment de terres pour attribuer de telles parcelles à toutes les familles. L’association
RWA a organisé un nouvel arpentage pour redéfinir la taille possible des parcelles. C’est ainsi
qu’en 2002, la superficie de 2,5 cents a été adoptée. Une cinquième enquête, sous forme de
porte-à-porte réalisé par le bureau du receveur de district, a permis de recueillir des informa-
tions sur les métiers, les castes et les revenus des ménages afin de définir s’ils étaient éligibles
au programme de titrement. En conséquence, l’administration du district a bloqué l’attribution
de titres à 18 ménages. À la suite d’une nouvelle enquête de l’administration fiscale, neuf de ces
18 pattas ont finalement été approuvés.
Les différentes opérations d’arpentage ont été conduites en parallèle à la bataille menée par
les résidents (lobbying direct ou via les représentants élus) pour inciter le bureau du receveur
à délivrer des titres de propriété. De son côté, l’association faisait pression (via les repré-
sentants élus et directement) sur les géomètres de l’administration fiscale du district et les
responsables administratifs de village pour qu’ils effectuent des relevés, fixent les limites des
parcelles, positionnent les bornes et élaborent le plan d’ensemble officiel. Lorsque les relevés
ont été effectués par des organismes publics, l’association RWA a largement participé à mettre
en forme les informations ainsi collectées. Il s’agissait notamment de contrôler le nombre
de ménages identifiés dans la liste officielle, vérifier les limites des parcelles, accompagner le

[12] Un cent correspond à 40,46 m2.

239
Repenser les quartiers précaires

Carte 1 : Plan d’ensemble combiné obtenu auprès du bureau du tehsildar en 2011 (Villupuram, 2007). Les zones hachurées
indiquent l’empiètement sur les terres college poramboke.
Source : auteurs.

240
Du slum à un quartier ordinaire dans une ville de province du sud de l’Inde

Carte 2 : Résultats du nouvel arpentage réalisé en 2008 par l’association des résidents.
Source : auteurs.

241
Repenser les quartiers précaires

géomètre sur le terrain et ensuite faire pression pour qu’il établisse la carte des lotissements et
le plan d’ensemble. Contrairement à la cartographie participative par invitation, l’exemple de
PMNGR démontre l’aptitude des communautés à s’auto-organiser pour infléchir et accélérer
le processus institutionnel.
La cartographie réalisée par les résidents avec les moyens du bord peut être considérée comme
un moyen de contrebalancer les informations officielles — donc comme un instrument de
résistance. À l’inverse, l’association RWA a organisé des arpentages et établi des cartes pour
disposer de données sur chaque ménage, négocier en interne avec les résidents et avec les
organismes gouvernementaux et, surtout, pour produire des documents officiels, dont le plan
d’ensemble, qui sert de référence pour délivrer les titres associés à chaque parcelle. Comme le
souligne Hull (2012) dans le cas du Pakistan, il faut beaucoup de suite dans les idées pour parve-
nir à déplacer les fonctionnaires de l’administration fiscale…
La multiplication des enquêtes et les écarts de chiffres observés dans le contexte de PMNGR
pourraient, à première vue, témoigner de conflits plus ou moins larvés. Les explications sont,
dans la réalité, tout autres. La première enquête a été organisée pour adresser une pétition au
gouverneur : elle ne décomptait que 97 ménages. Le nombre de ménages figurant sur la liste
n’a cessé d’évoluer, de 100 à 140, les anciens résidents constituant de nouveaux ménages et
de nouveaux venus venant s’installer dans le quartier. La première enquête de 1976 ne prenait
en considération que les ménages résidant dans le plus grand des trois lotissements. Les listes
suivantes intègrent également les ménages des deux autres lotissements.
Contrairement à l’expérience de PMNGR, les activités participatives de dénombrement et
de cartographie engagées dans le cadre du projet pilote d’un programme centralisé de lutte
contre la pauvreté (le programme Rajiv Awas Yojana), déployé en 2008, ont donné lieu à une
inflation de listes et de plans, la communauté et l’organisme gouvernemental n’arrivant pas à
se mettre d’accord sur le nombre de ménages éligibles (Raman, 2015). L’approche participative
apparemment défendue par ces projets, censée faire remonter les informations de la base, est
en fait contrôlée par des ONG qui trient les familles « éligibles » des autres.
Cette approche est sous-tendue par deux hypothèses : premièrement, les communautés n’ont
pas les compétences nécessaires pour produire des informations et des savoirs sur elles-mêmes ;
et deuxièmement, les informations cartographiées détenues par les résidents pourraient leur
permettre de faire état de leurs besoins face à l’État. Contrairement à ces hypothèses, une carte
communautaire n’est probablement pas en tant que telle suffisante pour protéger les reven-
dications foncières ni surmonter les complexités juridiques liées à la création de documents
officiels. Ce qui importe, c’est la manière dont les organismes gouvernementaux enregistrent
les informations et la connaissance que la communauté a de ces institutions (leurs procédures
et leurs pratiques). La capacité d’infléchir les décisions en dehors des procédures administra-
tives existantes est tout aussi cruciale.

242
Du slum à un quartier ordinaire dans une ville de province du sud de l’Inde

4.  Participation : une relation protecteur-protégé ou des alliances stratégiques ?


Les pratiques ascendantes décrites dans les sections précédentes sont-elles de pures
manœuvres tactiques qui ne font que renforcer le statu quo ? La promotion de pratiques ascen-
dantes ne perpétuerait-elle pas, en fait, des pratiques rétrogrades reposant sur une relation
protecteur-protégé ? Ces deux sous-entendus méritent à notre sens d’être réexaminés.
Le cas de PMNGR peut être interprété comme la célébration de politiques clientélistes régres-
sives, qui voient les résidents s’appuyer sur leurs alliances avec des représentants élus et des
fonctionnaires subalternes pour dialoguer avec les institutions gouvernementales. Ces alliances
constituent une forme d’exploitation et vont à l’encontre des intérêts des groupes pauvres.
L’implication des ONG est au contraire défendue comme un moyen progressiste de protéger
divers intérêts, surtout ceux des groupes marginalisés. Ce point de vue repose sur l’hypothèse
que, contrairement aux représentants élus, les ONG ne sont pas de parti pris. Ce sont donc des
acteurs neutres qui peuvent faire remonter les demandes des citoyens pauvres, surtout ceux
qui ont du mal à se faire entendre.
En fait, les données de terrain montrent que les pauvres préfèrent majoritairement avoir des
contacts avec l’État, par le biais de leurs représentants élus et grâce aux liens tissés avec des
fonctionnaires subalternes (Benjamin, 2000 ; Harris, 2007). S’appuyant sur ses travaux sur les
métropoles, Benjamin (2008) affirme que, du fait de l’ascendance des hommes politiques
de rang intermédiaire et de leurs alliances avec des fonctionnaires de haut rang, les pauvres
disposent déjà de moyens, à travers leurs représentants élus, de se faire entendre. Nous
sommes d’avis qu’il convient de considérer la participation comme un processus politique au
lieu de vouloir hiérarchiser les différentes formes de participation. Si l’autonomisation est liée à
la capacité des communautés de faire entendre leurs voix pour infléchir une décision, alors des
intérêts conflictuels et particuliers, au sein d’une organisation ou entre organisations, peuvent
aussi influencer la médiation confiée aux ONG.
Rares sont les projets de cartographie participative mis en œuvre en Inde par des ONG à avoir
débouché sur un titrement in situ. L’expérience de squatteurs touchés par des programmes
de réhabilitation des quartiers précaires et de rénovation urbaine à Mumbai et dans d’autres
projets métropolitains prouve que l’instrument de la participation et celui du titrement ont été
utilisés dans des projets de relogement soutenus par le gouvernement et par des ONG (Raman,
2015 ; Doshi, 2011). Ces projets font appel à de nouveaux outils d’urbanisme, comme les droits
de développement transférables (TDR) et le partage des terres, pour financer la construction
de logements. Dans le cas de l’Inde, le partage des terres ne signifie pas forcément un partage
du terrain entre ses occupants et le promoteur immobilier. De fait, l’interprétation souple de ce
principe et des TDR dans n’importe quel quartier d’une ville fait que ce sont les squatteurs du
centre-ville qui sont visés, dans le but de les reloger dans la périphérie. Un promoteur est auto-
risé à construire des immeubles de plusieurs étages dans une zone périphérique en échange
d’un terrain de premier choix occupé par des squatteurs. En prétendant octroyer des droits aux
pauvres, les TDR et les accords de partage des terres créent les conditions de l’expulsion des
habitants des quartiers précaires et de réhabilitation de ces zones.

243
Repenser les quartiers précaires

Les projets TDR mis en œuvre à Mumbai prévoient un quota d’ONG pour les projets de réha-
bilitation des slums. Une alliance entre deux ONG de Mumbai – la Society for the Promotion
of Area Resource Centers (SPARC) et la National Slum Dwellers Federation (NSDF) – fait
partie des bénéficiaires de projets TDR de réhabilitation des quartiers précaires. Ses activités
de lobbying ont conduit à la prise en compte de la cartographie et des enquêtes participa-
tives dans les programmes officiels de lutte contre la pauvreté. Mais les incitations financières
dont bénéficient les ONG pour participer à des projets TDR entrent en conflit avec les causes
communautaires qu’elles épousent. Étant donné l’évolution (à la baisse) du scénario de finan-
cement (l’aide) en faveur du développement en Inde, les projets à l’initiative du gouvernement
constituent un moyen efficace de lever des fonds. Les projets TDR ont profité aux promo-
teurs et aux ONG qui se sont lancées dans la construction (Doshi, 2011). Malgré ses liens, à
l’international notamment, avec Shack/Slum Dwellers International (SDI) et son statut privilégié
auprès d’organisations internationales comme Cities Alliance, la Banque mondiale ou le Centre
des Nations Unies pour les établissements humains (CNUEH), l’alliance NSDF-SPARC n’a qu’un
impact extrêmement limité sur le terrain en termes de titrement in situ (Sanyal, Bishwapriya
and Vinit Mukhija, 2001). Elle a été au cœur du relogement de squatteurs dans le cadre d’un
projet de transport financé par la Banque mondiale à Mumbai puis dans la mise en forme des
principes directeurs du programme RAY. Tandis que les ONG et leurs alliés se sont lancés dans
la promotion de formations sur l’urbanisme participatif dans des instituts universitaires, bon
nombre d’habitants des quartiers précaires, qualifiés d’« intrus » (encroachers), restent coincés
dans des camps de transit à Mumbai et les locataires sont toujours exclus. En 2015, l’alliance
NSDF-SPARC a défendu le principe d’une tenure sociale en lieu et place de titres de propriété,
affirmant que les dispositifs classiques d’attribution de terres aux pauvres, à l’instar de celui
géré par les résidents de PMNGR, n’obtenaient pas de bons résultats. Rares sont les éléments
attestant du renforcement des revendications foncières des squatteurs en Inde en faisant appel
à des approches actuelles (même les plus participatives d’entre elles), avec le soutien de grandes
organisations nationales de la société civile et d’ONG internationales.
Les stratégies de réaménagement des quartiers précaires (slums) dans les projets, en cours,
de réduction de la pauvreté (comme le programme RAY) s’inspirent du modèle de Mumbai.
Les outils d’urbanisme (TDR ou partage des terres par exemple) sont conçus pour attirer des
promoteurs privés et réaménager les quartiers squattés à travers des partenariats public/privé.
En dépit des promesses faites aux squatteurs, dans le cadre des programmes officiels de lutte
contre la pauvreté, de leur conférer des titres, ceux-ci ne se sont toujours pas matérialisés. Pour
le programme RAY, 4 % seulement des zones squattées ont été retenues pour des opérations
de rénovation in situ (Simpreet et Bhise, 2014). Dans 42 % des cas, cela impliquait le déplacement
des squatteurs. Le programme RAY a donc étendu les approches d’expulsion et de relogement
à grande échelle adoptées dans les programmes précédents, à l’instar du programme intégré
de logement et de réhabilitation des quartiers précaires (Integrated Housing and Slum Development
Programme – IHSDP), complété par le programme de services essentiels pour les citadins pauvres
(Basic Services for Urban Poor – BSUP). La deuxième phase du programme RAY, mise en œuvre
entre 2013 et 2016, s’est par ailleurs affranchie des plans ambitieux visant à octroyer des titres

244
Du slum à un quartier ordinaire dans une ville de province du sud de l’Inde

dans le cadre d’une politique de logements bon marché assez absconse. Le slogan « droit au
logement », interprété comme un titrement soumis à relogement, a remplacé les tentatives
précédentes des squatteurs d’obtenir des titres fonciers par l’intermédiaire d’une régularisa-
tion progressive sur place. Entretemps, le mouvement en faveur de la loi relative aux droits
de propriété pour les résidents des quartiers précaires (Property Rights to Slum Dwellers Bill, 2011)
ne s’est pas concrétisé.
Il est important de réexaminer les politiques antérieures de régularisation progressive des
quartiers squattés, étant donné le nombre important de ménages vivant dans des condi-
tions précaires en Inde : selon les estimations, ils seraient 93 millions dans ce cas (en hausse de
18 millions en dix ans), soit 7,7 % de la population totale et 17 % de tous les habitants de bidon-
villes dans le monde.

5. Conclusion
Nous avons voulu, dans ce chapitre, attirer l’attention sur les initiatives prises par les squatteurs
dans le but d’améliorer leurs conditions de vie. D’innombrables études s’intéressent aux proces-
sus de participation descendante dans les programmes de lutte contre la pauvreté urbaine et
le développement, mais rarement aux processus ascendants. Ce chapitre cherche avant tout
à combler cette lacune. Les initiatives prises par les résidents de PMNGR (section 2) illustrent
la solution à laquelle recourent le plus souvent ces groupes populaires pour revendiquer des
droits fonciers et les faire consigner dans des registres officiels : ils mobilisent des dispositifs de
protection sociale et exploitent tout un éventail de leviers politiques et juridiques (les solutions
étant en elles-mêmes extrêmement diverses). Notre intention n’était pas de louer la capacité
d’agir des squatteurs et d’ignorer, ce faisant, les contraintes structurelles. Nous avons voulu
braquer les projecteurs sur les moyens de soutenir les efforts d’une communauté en vue de
voir ses revendications satisfaites. Nous estimons qu’il faut s’intéresser aux différents dispositifs
et procédures administratives habituelles de redistribution des ressources sociétales en Inde,
en particulier dans les États providence du sud du pays, à comparer aux approches plus centra-
lisées et revendiquant un caractère novateur en prônant la participation. Dans certains projets
de réhabilitation des bidonvilles, la délivrance de titres et l’urbanisme participatif ont conduit à
reloger les squatteurs à la périphérie de la ville. La participation est imposée dans le but de servir
plusieurs intérêts.
Les conclusions présentées dans ce chapitre mettent en évidence l’intérêt de questionner
certains des concepts dominants dans les débats sur les squatteurs en général et le processus
de titrement en particulier, à savoir : i) les subtilités du processus de titrement et l’opposition
binaire entre tactiques des squatteurs et stratégies de l’action gouvernementale ; ii) le rôle des
communautés dans le processus de cartographie ; et iii) le lien supposé entre transparence et
médiation des ONG/de la société civile ainsi que la notion de protecteur-protégé.
La section 2 a mis en évidence les subtilités du processus de délivrance des titres et le rôle des
différents institutions et acteurs. Nous y affirmons que les actions des résidents de PMNGR

245
Repenser les quartiers précaires

ne peuvent être réduites à une simple « tactique » par opposition aux « stratégies » des insti-
tutions gouvernementales. En fait, cette vision binaire est réductrice si nous pensons la notion
de stratégie comme autant d’actions qui repoussent et reconfigurent les limites fixées par un
acteur dominant. Nous avons révélé les moyens complexes déployés par les communautés
pour faire appel aux institutions étatiques et exploiter les dispositifs au service de leurs inté-
rêts. Dans la section 3, nous avons souligné tout l’intérêt de s’appuyer sur les savoirs locaux et
l’expertise communautaire. Nous avons montré comment les membres des communautés de
PMNGR mobilisaient leur connaissance des pratiques institutionnelles et leurs réseaux pour
produire leurs informations et leurs savoirs. Or, la production d’informations sur la commu-
nauté est indispensable pour créer un document conférant un titre. Le processus d’enquêtes
et d’arpentage initié par la communauté a permis aux résidents de coproduire les informations
consignées dans les registres de l’État. Leur aptitude à travailler avec des partis politiques et des
institutions explique qu’ils aient réussi à convaincre les organismes publics de réinterpréter les
documents officiels. Ils ont prouvé qu’ils pouvaient « faire leur marché » dans les dispositifs exis-
tants et les dispositions légales pour retenir les éléments utiles à la régularisation de leur statut
d’occupant, l’organisation des services et, par dessus tout, l’attribution d’un titre de propriété.
Les éléments d’information sur le quartier ont été produits grâce à leurs relations suivies avec
des fonctionnaires subalternes et des élus locaux.
Dans la section 4, nous avons plaidé pour s’affranchir du biais hiérarchique et idéologique au
moment d’identifier les différents circuits ayant permis à des squatteurs, comme les résidents
de PMNGR, d’obtenir des titres fonciers. Ici, les liens et les relations de la communauté avec les
représentants élus sont au cœur du pouvoir d’influence sur les décisions des acteurs institu-
tionnels en matière d’octroi des titres. Nos conclusions amènent à recommander un examen
critique du rôle des ONG. Les ONG dominantes et leur fédération nationale, en entretenant
des liens multiples avec les autorités indiennes et les organisations internationales, tendent à
normaliser et orchestrer le processus participatif. L’accent excessif mis sur les rituels participa-
tifs a, d’une certaine manière, occulté la diversité de la coproduction locale dans les quartiers,
initiée par les résidents, sans intervention extérieure, et en dehors du jeu politique et électoral
classique, qu’il soit local ou régional.

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249
Pédagogie pour un « changement réel » :
le partenariat DPU/ACHR
Barbara LIPIETZ, Caroline NEWTON[1]

« La fonction de l’éducation est incroyablement puissante, qui permet d’acquérir une compréhen-
sion nouvelle des sociétés, des acteurs de la ville, de la dynamique sociale. Nous devons privilégier
cette aptitude, a contrario d’une vision d’universités figées dans leurs zones de confort. Tout l’en-
jeu est de faire de ces institutions des acteurs de la transformation sociale. Nous avons besoin de
créativité, de partage de savoirs (pour construire avec les gens). Nous avons également besoin d’in-
formations sur les savoirs et les fonctionnements populaires, afin de nourrir en retour les projets de
refonte et de rénovation de l’université. Nous avons besoin d’architectes et d’urbanistes d’un genre
nouveau, prêts à donner et à participer à la recherche de solutions constructives et originales ! »
(Somsook Boonyabancha, secrétaire général, Coalition asiatique pour les droits au logement,
Londres, 3 juillet 2014)

Sensibles à cet appel vibrant de Somsook Boonyabancha, nous proposons dans ce chapitre un
point d’entrée singulier sur la relecture de la notion de quartiers précaires et les changements
de stratégie en la matière. Concrètement, nous explorons les implications sur les pratiques
universitaires d’une prise en compte appliquée des travaux des pionniers de la discipline.
À la fin des années 1960, des urbanistes comme John Turner, Lisa Pettie, Otto Königsberger et
d’autres ont cherché à reconfigurer les conceptions dominantes des quartiers précaires. Cette
relecture impliquait de placer les femmes et les hommes vivant dans ces quartiers au cœur des
analyses, pour mettre en évidence leurs innombrables réponses « informelles » aux pressions sur
le logement et, ce faisant, leurs contributions essentielles au processus de fabrication de la ville
(Turner, 1972 ; Königsberger, 1971). Une telle reconfiguration a eu d’importantes implications
en termes de politiques et de programmes urbains : les solutions aux pressions de l’urbanisation
dans le monde « en développement » allaient devoir s’affranchir des pratiques descendantes
conventionnelles pour privilégier au contraire le soutien aux initiatives d’auto-organisation des
ménages et des communautés, dans toute leur diversité.

[1] Avant de rejoindre l’Université catholique néerlandophone de Louvain (K.U. Leuven) comme professeure invi-
tée, Caroline Newton était chargée de cours pour le programme BUDD (construction et urbanisme dans le
développement) de l’Unité de planification du développement (DPU).

251
Repenser les quartiers précaires

Cette perspective a déclenché des polémiques – sur le rôle de l’État et du capital dans la consti-
tution de ces quartiers précaires, ou encore sur le fait qu’une approche centrée sur l’individu
(ou sur l’auto-organisation) permettait aux pouvoirs publics de « s’affranchir » de leurs respon-
sabilités de bâtir des villes équitables et respectueuses de l’environnement (Pugh, 2000, 2001 ;
Werlin, 1999). Ce débat est loin d’être clos. Et les pionniers de cette forme d’urbanisme seraient
sans doute étonnés d’en être à l’origine, leur volonté étant d’attirer l’attention sur l’armée de
bâtisseurs de villes, encore largement ignorés dans les pays en développement.
Indépendamment des débats critiques qu’il a suscités, l’acte de reconnaissance posé par Turner
et ses confrères a soulevé de vertigineuses interrogations chez les praticiens du développe-
ment urbain. Quelles implications cette nouvelle approche de la ville informelle – et de ses
habitants – aurait-elle pour les « professionnels » opérant dans des environnements urbains
contestés ? Quelles qualités devraient chercher à développer les futurs urbanistes, architectes
ou concepteurs dans le cadre d’une approche repensée – radicale ou rebelle – de leur métier ?
Et, question intimement liée, quelles réponses les universitaires devraient-ils apporter, en tant
que producteurs de savoirs sur les quartiers précaires et producteurs (formateurs) de ces futurs
praticiens ?
La notion d’universitaires-militants à l’origine de solutions alternatives et agents (in)directs des
processus transformationnels a, bien entendu, alimenté la réflexion de nombreux acteurs, y
compris dans le champ du développement urbain. Ce chapitre revient sur la manière dont une
institution universitaire, en l’occurrence le Develoment Planning Unit (DPU) (Unité de plani-
fication du développement), de l’University College London, a relevé le défi lancé par Turner
et ses confrères[2]. Singulièrement, comme le rappelle en détail ce chapitre, cette réponse —
la pédagogie pour « le changement réel » — a été façonnée par des relations de longue date
et des recherches-actions avec des organisations fédérant des collectifs de citadins pauvres
mobilisés, au premier rang desquelles la Coalition asiatique pour les droits au logement (Asian
Coalition of Housing Rights ou ACHR)[3]. Ce chapitre propose un rapide tour d’horizon des
deux organisations concernées, pour mettre en évidence leur engagement commun à favo-
riser un développement piloté par les populations concernées et la reconfiguration du rôle
des professionnels découlant d’un tel engagement. Il décrypte ensuite les composantes d’une
pédagogie qui a évolué pour permettre l’éclosion de ces praticiens impliqués et « reformatés ».
Au cœur de cette approche se trouve la notion de coproduction profonde — ou d’affinité
pour, et d’aptitude à, coproduire des savoirs et des pratiques de développement avec les habi-
tants des quartiers précaires, sur la base d’une « relation d’équivalence » (Levy, 2015).

[2] Cette approche fait référence à celle adoptée par le DPU dans les cours de mastère sur l’architecture et l’amé-
nagement urbain mais elle renvoie également aux principes pédagogiques fondamentaux communs aux autres
programmes du DPU.
[3] D’autres partenariats essentiels ont contribué à définir cette approche des pratiques de développement urbain
propre au DPU, qu’il s’agisse par exemple du réseau Shack/Slum Dwellers International (SDI), de Femmes dans
l’emploi informel : globalisation et organisation (WIEGO), de la Coalition internationale de l’habitat (Habitat
International Coalition ou HIC)…

252
Pédagogie pour un « changement réel » : le partenariat DPU/ACHR

1.  Valeurs partagées, puissance conjuguée


Le projet pédagogique décrit ici s’inscrit dans une dynamique grandissante de collaborations entre
universités et communautés partout dans le monde, face au besoin perçu de renforcer la perti-
nence sociale des travaux savants (voir par exemple le dossier spécial consacré à ces questions
dans le numéro 5 d’Urban Pamphleteer ou Deboulet et Mamou, 2015)[4]. Le partenariat entre le
DPU et l’ACHR, récemment conforté par des partages d’apprentissage actif, des visites de terrain
et des projets de recherche, se nourrit des relations personnelles tissées de longue date entre les
principaux acteurs de ces deux institutions. Nous décrirons leur volonté commune de s’intéresser
aux processus pilotés par les communautés mais aussi, et surtout, leur détermination partagée à
reconfigurer la production des savoirs et l’éducation, qui sont au cœur de cette collaboration.

2.  ACHR : ouvrir la voie aux droits au logement et à un développement piloté


par les habitants
Créée à la fin des années 1980 dans le sillage de l’Année internationale du logement des sans-
abri décrétée par les Nations Unies, la Coalition asiatique pour les droits au logement (ACHR)
s’est imposée comme une réponse à l’absence d’espaces de collaboration pour les activistes
sociaux urbains, les ONG, les professionnels intervenant dans les villes asiatiques et, surtout,
pour les collectifs d’habitants qui y résident[5]. Dans un contexte d’aggravation de la pauvreté,
de creusement des inégalités et de multiplication des évictions forcées en milieu urbain, cette
nouvelle tribune a permis de réunir des voix appelant à la prise en compte des communautés
pauvres dans le quotidien, la planification et la gestion de leurs villes.
Très rapidement, le réseau s’est transformé en plateforme de partage d’expériences et d’ini-
tiatives engagées par les habitants face aux problèmes d’accès aux terres, d’infrastructures et
de logements auxquels les résidents des quartiers précaires des villes d’Asie étaient confrontés.
Au tout début, un programme de formation et de conseil a été mis sur pied pour permettre
aux organisations, aux urbanistes/architectes communautaires et à d’autres partenaires de se
déplacer dans la région afin de tirer les enseignements de leurs projets et initiatives respec-
tifs. Ce réseau d’échange régional cherchait à constituer un répertoire alternatif des pratiques
de développement urbain, fondées sur les expériences collectives, les savoirs et la créativité
des résidents. Les voyages d’échange et les apprentissages partagés portaient sur des enjeux
comme la mise en commun des terrains, l’organisation et l’épargne communautaires ou encore
la participation des individus. Tous avaient pour visée de renforcer les connaissances et la

[4] Voir également les travaux de terrain d’étudiants et de chercheurs et les ateliers sur la diversité des « situations
de développement » et, en particulier, ceux consacrés aux quartiers précaires par Centre SUD et coordonnés
par A. Deboulet, http://www.citego.info/?-Populaire-Precaire-Regards-croises-
[5] Cette section reprend des éléments du site web de l’ACHR (www.achr.net/) et du numéro spécial de la revue
Environment & Urbanization, 2012, vol. 24(2) consacré à l’ACHR. Elle s’appuie également sur un certain nombre
de conférences et d’entretiens de Somsook Boonyabancha au DPU et à Bangkok entre 2010 et 2014. Voir aussi
Frediani et al. (à paraître).

253
Repenser les quartiers précaires

confiance des collectifs de citadins pauvres afin d’en faire de véritables acteurs des mutations
urbaines, capables de négocier avec différents interlocuteurs.
Au tournant du siècle, le réseau ACHR était solidement implanté et à même de faciliter les
échanges et les apprentissages dans la région entre des processus matures de mobilisation des
communautés et de réhabilitation à grande échelle des taudis. Parmi les nouvelles approches
déployées, les projets de rénovation, à l’instar de ceux soutenus par la Coalition asiatique pour
un programme d’action communautaire (Asian Coalition for Community Action ou ACCA)
(Boonyabancha, 2005 ; Carcellar et Kerr, 2005), et les fonds de développement communau-
taires[6], véritables leviers de l’engagement des populations locales avec les services de l’État.
Ces initiatives se déploient dans des pays aussi divers que le Cambodge, le Viet Nam, le Népal,
la Mongolie, le Sri Lanka ou la Thaïlande. Dans un certain nombre de cas, les pouvoirs publics
ont tenu compte des interventions de l’ACHR et intégré ses idées et ses modalités de soutien
dans les politiques et programmes publics de logement, d’assainissement des bidonvilles ou de
secours et de réhabilitation[7].
Aujourd’hui, l’ACHR intervient dans 15 pays aux cultures, systèmes politiques et modes « opéra-
toires » assez différents. Les organisations nationales et locales fédérées par l’ACHR affichent
pour cette raison des modalités de fonctionnement diverses — comme il sied à un réseau
prônant le principe d’horizontalité et les solutions de terrain pour lutter contre la pauvreté et
l’exclusion en milieu urbain. Cependant, un certain nombre de processus lient la plupart des
organisations et des collectifs au sein de l’ACHR, fruits d’une fertilisation croisée, facilitée par
les échanges d’expériences organisés par l’intermédiaire du réseau.
L’une de ces pratiques a évolué pour tenter de renforcer les capacités des citadins pauvres (et
des communautés installées) à accéder à des terrains bien situés et surtout à les conserver, dans
un contexte régional marqué par une urbanisation galopante. Il s’agit de la notion de propriété
foncière collective, adoptée par la plupart des organisations du réseau, au motif que les pauvres,
hommes et femmes confondus, ne peuvent pas résister seuls aux assauts répétés des acteurs
du marché immobilier. Afin de pouvoir aider les communautés démunies à acquérir collec-
tivement des terres, les organisations en lien avec l’ACHR ont introduit tout un éventail de
mécanismes, parmi lesquels le renforcement des groupes d’épargne, le soutien à la création de
structures financières adaptables, la constitution de coopératives communautaires et la conso-
lidation des systèmes de gestion communautaire. Elles ont aussi favorisé la constitution de
nouvelles alliances urbaines pour aider les habitants à repérer des terrains et à négocier ensuite

[6] Le fonds de développement communautaire (CDF) est un mécanisme financier qui permet aux collectivités
urbaines pauvres de résoudre une partie de leurs difficultés de logement et de planification. Il réunit un certain
nombre d’acteurs à différents niveaux, pour abonder la structure, sachant que les fonds sont ensuite gérés de
manière participative par les groupes communautaires locaux. Les membres de la collectivité participent à des
groupes d’épargne, l’accent étant mis sur le maillage et la collaboration entre les différents membres du réseau.
Pour en savoir plus sur les CDF, voir Archer (2012).
[7] Le programme public Baan Mankong mis en place en Thaïlande est probablement l’un des plus spectaculaires, qui
vise à soutenir les initiatives des habitants pour réhabiliter les taudis dans tout le pays (Boonyabancha, 2005).

254
Pédagogie pour un « changement réel » : le partenariat DPU/ACHR

leur acquisition. Progressivement, cette approche s’est doublée d’une volonté de privilégier les
réponses et la mobilisation à l’échelle de la ville entière pour, là encore, tenter de surmonter les
conditions structurelles du marché.
L’accent mis sur la propriété foncière collective respectait par ailleurs, et c’est important de le
souligner, un autre impératif majeur sur le plan de l’autonomisation, dépassant la seule améliora-
tion matérielle de l’environnement pour les habitants de quartiers précaires. De fait, la mobilisation
et la gestion collectives des terres et la sécurité foncière ont été conçues comme un palliatif indis-
pensable à la fragmentation, à l’isolement et à l’impuissance qui vont de pair avec le dénuement.
En prônant des réponses collectives[8], le réseau a voulu conforter la force et la confiance du collec-
tif, indispensables pour le développement durable des communautés et, au passage, « obliger »
à reconnaître comme citadins de plein droit (et jouissant d’un statut égal) les hommes et les
femmes pauvres vivant dans des environnements urbains de plus en plus concurrentiels.
Pourtant, et il s’agit là d’un point essentiel dans notre discussion, l’engagement de l’ACHR en
faveur du développement piloté par les populations et sa confiance profonde dans la capa-
cité des collectifs à trouver des solutions à leurs propres difficultés sont allés de pair avec une
réflexion sur (et la défense d’) une nouvelle approche de l’assistance technique. Pour les organi-
sations et les militants membres du réseau, le développement centré sur les individus nécessite le
soutien de professionnels — pour traduire les aspirations de chacun en projets ou plans d’amé-
nagement concrets, pour participer à la cartographie et à la planification de la ville en faisant le
lien entre les attentes particulières et l’environnement général, pour étayer la prise de décisions
stratégiques autour d’alliances visant à sécuriser les terres ou en fonction d’autres impératifs
communautaires, etc. Mais tout professionnel qu’il soit, un tel soutien ne sera vraiment utile
(c’est-à-dire qu’il renforcera les processus à l’initiative des communautés) qu’à condition que
l’individu qui le prodigue soit disposé à questionner et reformuler la notion d’expertise. Le
réseau de l’ACHR privilégie donc pour cette raison les expertises coproduites et adaptées à la
demande. Cette approche des rapports entre professionnels et communautés exige de ce fait
des profils avertis pouvant intervenir comme animateurs de processus pilotés par les popula-
tions locales, des praticiens capables de chercher, danser, trébucher et créer avec les groupes
communautaires mais aussi, par moment, de prendre du recul.
Ce qui explique toute l’énergie déployée par l’ACHR pour faire émerger de tels praticiens
« reformatés ». Après le programme des jeunes professionnels lancé dans les années 1990, un
réseau d’architectes communautaires, Le Community Architects Network (CAN) a été mis
sur pied en 2010 réunissant des architectes communautaires, des urbanistes, des ingénieurs,
de jeunes professionnels, des enseignants-chercheurs et des universitaires venus de toute la
région. Le premier objectif du CAN était de soutenir l’ACCA, montée par l’ACHR pour assurer
la réhabilitation à grande échelle des taudis dans la région[9]. Mais le CAN avait aussi pour ambi-
tion de constituer un vivier de jeunes professionnels prêts à travailler avec les communautés

[8] « Les pauvres sont forts en nombre » (conférence de S. Boonyabancha, DPU, Londres, décembre 2010).
[9] Voir communityarchitectsnetwork.info et Luasang et al. (2012).

255
Repenser les quartiers précaires

pauvres à travers un processus piloté par les intéressés — un sacré pari face à l’attraction exercée
par des emplois nettement plus lucratifs dans des environnements plus conventionnels[10]. Un
colloque annuel réunit désormais ces jeunes praticiens pour renforcer les pratiques du déve-
loppement piloté par les communautés, à travers des ateliers, des conférences et des partages
d’expériences. L’un des temps forts de ces rencontres réside dans les réflexions organisées sur
la notion de coproduction et ce que signifie le fait de travailler avec (et non pour) les commu-
nautés (Luasang et al., 2012).
La place accordée aux processus initiés par les communautés et la redéfinition du rôle des prati-
ciens de l’espace ont, en plus des liens d’amitié, contribué à ces interactions constantes entre
l’ACHR et le DPU.

3.  Reformuler la pratique de l’urbanisation : le projet du DPU


Le DPU a été créé en 1954 par Otto Königsberger sur fond de décolonisation et d’urbanisa-
tion. Dès l’origine, cette institution encore modeste a cherché à recadrer l’enseignement de
l’urbanisme et de l’architecture tel que conçu par les pays du Nord, afin de mieux l’adapter
aux attentes spécifiques, en termes de développement et d’attention au contexte historique,
de ce que l’on appelait alors le « tiers monde ». En s’adjoignant les talents d’urbanistes et de
praticiens comme John Turner, le DPU s’est attelé à la reconfiguration des disciplines spatiales,
loin des approches imposées d’en haut par des experts bénéficiant d’une aura « scientifique »,
pour privilégier une vision de l’urbaniste et de l’architecte comme agents de la transforma-
tion, imbriqués dans l’environnement local et soucieux de travailler en coproduction. Le DPU
lançait ainsi un appel à des pratiques plus attentives aux considérations sociales et politiques,
visant fondamentalement à soutenir l’action collective d’hommes et de femmes divers, par
leurs origines, leur appartenance ethnique, leur religion et leur âge, pour tenter de modeler des
avenirs urbains plus justes d’un point de vue socio-économique.
Ces objectifs originels continuent d’imprégner la mission actuelle du DPU, qui consiste à
« renforcer les capacités des professionnels et des institutions à concevoir et déployer des
stratégies novatrices, durables et inclusives à l’échelle locale, nationale et internationale ; des
stratégies qui permettent à des individus habituellement exclus des circuits de prise de déci-
sion, du fait de leur dénuement ou de leur identité sociale et culturelle, de jouer un rôle entier
et gratifiant dans leur propre développement[11]. » Au cœur de cette vision militante de l’insti-
tution, se profile une contestation des programmes de développement orthodoxes dans son
cursus didactique, parallèlement à une remise en question constante de la notion d’« expert
professionnel ».
Nous décrivons dans la suite de ce chapitre la manière dont une pédagogie mettant en avant la
capacité d’agir des communautés pauvres pour le développement, la planification et la gestion

[10] Une réunion sur cette question a été organisée en mai 2013 avec des membres du CAN et du personnel du DPU.
[11] http://www.bartlett.ucl.ac.uk/dpu/about-us/vision-and-mission

256
Pédagogie pour un « changement réel » : le partenariat DPU/ACHR

de leurs villes a gagné en profondeur grâce à des relations resserrées avec l’ACHR depuis 2010.
Cela s’est traduit par des voyages d’échange, la conception d’ateliers de projets urbains, l’or-
ganisation conjointe de missions d’études en Thaïlande et au Cambodge, des programmes de
recherche et, depuis 2013, un programme conjoint de stages DPU/ACHR/CAN[12].

3.1.  Coproduire des savoirs, coproduire des pratiques


L’éclosion de praticiens engagés, capables de comprendre leur rôle dans les processus de copro-
duction, exige un projet pédagogique spécifique. Pour comprendre que, en tant qu’acteur,
le praticien n’est ni l’Expert, ni l’Architecte, ni même un simple facilitateur, mais un véritable
partenaire du processus de transformation, ce dernier doit suivre un apprentissage reposant
sur des principes épistémologiques fondamentaux et un certain nombre de méthodologies
d’appui. Les responsables des deux mastères sur la planification du développement urbain et
sur la construction et l’urbanisme dans le développement[13] ont travaillé en étroite coopéra-
tion avec l’ACHR et le CAN, une collaboration qui a permis d’enrichir, d’ancrer et d’imbriquer
cette pédagogie. Car une pédagogie au service du développement piloté par les populations
nécessite peut-être avant tout de pouvoir s’appuyer sur des preuves du « pouvoir en action »
découlant d’une telle approche — une condition sans aucun doute remplie pour les derniers
étudiants du DPU (et plusieurs générations d’enseignants !) grâce au partenariat avec l’ACHR.
À travers ces expériences « vécues » accumulées lors des voyages d’échange et des visites de
terrain, la valeur et la force des processus pilotés par les habitants ont convaincu même les
plus cyniques et réservés des professionnels en incubation au DPU. De fait, le tout nouveau
programme conjoint de stages pour les jeunes professionnels ACHR/DPU/CAN est le résultat
de pressions réitérées de la part des étudiants qui, après une visite sur le terrain en Thaïlande en
2012, souhaitaient être davantage exposés à ce type de processus.
Les déplacements sur le terrain organisés grâce au partenariat DPU/ACHR sont d’ailleurs l’une
des meilleures illustrations de cette notion de coproduction qui sous-tend depuis l’origine le
projet pédagogique du DPU (Allen et al., 2015 ; Astolfo et al., 2015). Cette stratégie didactique
d’immersion dans l’environnement bâti s’est imposée comme un moyen puissant d’appliquer
de manière critique et active les savoirs acquis pendant les cours à des situations « de la vie
réelle » (et renvoie aux « savoirs en action » de Schön [1983]). Pourtant, les visites de terrain
peuvent avoir une dimension extractive déplaisante, surtout lorsqu’elles impliquent un croise-
ment entre pays du Nord et du Sud (Levy et Lipietz, 2015). La collaboration avec des partenaires
comme l’ACHR a permis d’éviter en grande partie ces pièges éventuels, tout en démontrant
l’intérêt des partenariats d’équivalence pour promouvoir des approches de développement
centrées sur les habitants. Organisées en étroite concertation avec l’ACHR et le CAN, ces visites
ont non seulement servi de terrain d’apprentissage pour de jeunes professionnels mais aussi de

[12] Voir les détails et rapports de stage sur https://www.bartlett.ucl.ac.uk/dpu/the-dpu-achr-can-young-


professionals-internship-programme
[13] Les programmes de mastère UDP (Urban Development Planning) et BUDD (Building and Urban Design in
Development).

257
Repenser les quartiers précaires

sites tactiques pour catalyser les transformations urbaines, à travers la coproduction de savoirs,
le partage et, souvent, le plaidoyer. Par le biais de travaux de cartographie, de discussions de
groupe, de chronologies, de croquis et autres méthodes de terrain, les étudiants ont mis sur
pied une action collective stratégique avec les communautés en réponse contextuelle à des
problèmes urgents liés à la planification du développement urbain. Ce type d’approches garan-
tit immanquablement une reconnaissance accrue des communautés exclues ou ignorées par
les pratiques dominantes d’urbanisation. C’est la raison pour laquelle les visites de terrain ont
été activement incorporées dans les tactiques des collectifs d'habitants : la présence d’étudiants
internationaux, avec lesquels ils collaborent, sert de « catalyseur pour obtenir l’engagement
des décideurs, pourtant réticents, contribuant ainsi à braquer les projecteurs sur des pratiques
alternatives de développement urbain » (Levy et Lipietz, 2015, p. 39).
Parfois, le questionnement de Somsook Boonyabancha, qui ouvre ce chapitre — les universi-
tés peuvent-elles contribuer à la transformation de la société ?— se confond avec la réalité. En
apprenant aux côtés des groupes communautaires et en embrassant leurs tactiques, tout en
conservant son esprit critique, l’universitaire peut assumer son potentiel militant. Mais il doit
disposer pour cela d’approches, de tactiques et d’exercices de réflexion qui viendront donner
du sens à la notion de coproduction approfondie, c’est-à-dire un savoir et une pratique coproduits
sur la base de partenariats d’équivalence — entre praticiens et communautés, étudiants et orga-
nisations, experts et individus.
Dans ce cas précis, ces tactiques ont cherché avant tout à aiguiser un sentiment de position-
nement chez le futur professionnel de l’espace/du développement. Cela exige à la fois des
capacités d’introspection et de pensée critique. La prise de conscience que notre personne et
les croyances que nous véhiculons influencent notre réflexion et nos actions, est une première
étape incontournable pour faciliter le dialogue entre nos savoirs particuliers et les savoirs des
autres — praticiens, certes, mais aussi habitants ou parties prenantes (Rubin, 2012 ; Schuermans
et Newton, 2012 ; Butler, 1990). Cette réflexivité peut être encouragée par les études, mais
jusqu’à un certain point seulement. Des notions profondément ancrées d’« expertise », souvent
articulées sous couvert d’une rationalité scientifique, tendent à brouiller ce dialogue — de
même qu’elles peuvent occulter une compréhension du « terrain d’action » des professionnels
(à savoir les processus de développement urbain) comme éminemment complexe, polymorphe
et systématiquement contextualisé. Pour composer avec cette appréhension contextualisée et
« positionnée » des mutations urbaines, quatre grands principes sont inscrits dans la pédagogie
des cursus de mastère sur la planification du développement urbain (UDP) et sur la construc-
tion et l’urbanisme dans le développement (BUDD).
Le premier principe consiste à penser les métiers d’urbaniste et de concepteur comme fonda-
mentalement transdisciplinaires. Cette idée de transdisciplinarité va plus loin que la simple
interdisciplinarité. Certes, l’évolution rapide des dynamiques urbaines, conjuguée à l’apparition
des nouvelles technologies et à l’essor exponentiel des études sur les villes, nécessitent des
pratiques urbaines (et des recherches) qui soient novatrices et à la croisée de plusieurs disci-
plines. La ville est un « objet » multidimensionnel et connaître le milieu urbain exige plus que

258
Pédagogie pour un « changement réel » : le partenariat DPU/ACHR

l’addition de savoirs recueillis à travers un prisme singulier (mais inévitablement limité ou biaisé).
Acquérir et faire passer une vision profonde et pertinente de l’« urbanité », puis agir sur de telles
notions implique de mobiliser une multitude d’approches, de s’appuyer sur des synergies systé-
matiquement recherchées entre disciplines à l’intérieur et à l’extérieur de l’environnement bâti
(Till, 2009 ; Loopmans et al., 2011). Les structures socio-économiques et les rapports de pouvoir,
notamment, sont au cœur de la compréhension de l’urbain.
Pour autant, par transdisciplinarité, nous entendons ici la reconnaissance du fait qu’une telle
cohérence stratégique autour de l’urbain (à un moment donné, dans un lieu donné) n’a guère
de chance de se matérialiser à moins que les personnes touchées par les processus de change-
ment ne jouent un rôle central dans l’assemblage du puzzle urbain. Comme le montre le travail
de l’ACHR et du Community Organisations Development Institute (CODI) en Thaïlande, tout
ce qui a trait au problème du logement ne se limite jamais à ce seul aspect — il s’agit toujours
de bien plus que cela, depuis les moyens de subsistance à la reconnaissance en passant par
l’éducation, la mobilité ou l’appartenance. La résolution de difficultés apparemment matérielles
exige donc une approche intégrée mais aussi, et surtout, les connaissances et le militantisme des
habitants et des acteurs locaux. Dès lors, le praticien doit faire preuve de capacités de dialogue
et de facilitation — pour permettre aux savoirs et désirs locaux et contextualisés d’émerger et
de se frotter à des considérations stratégiques liées par exemple aux dynamiques des marchés
fonciers, au coût des matériaux de construction, aux alliances politiques, etc.
La transdisciplinarité au sens où nous l’avons définie ci-dessus exige donc également une appré-
ciation de la notion d’imbrication — notre deuxième principe. Il faut du temps pour favoriser
l’émergence de cette cohérence stratégique que nous venons d’évoquer, pour favoriser des
échanges habilitants, des savoirs co-construits avec les communautés (mais également avec
des acteurs extérieurs comme les pouvoirs publics) – voire pour co-concevoir des stratégies
et des projets viables. Nous, universitaires, décideurs ou praticiens, aimons trouver des prin-
cipes généraux, conformes à la vision rationnelle que nous avons du monde et qui crédibilisent
des approches et des méthodes pouvant être facilement déployées, indépendamment du
contexte ou de la situation. Pourtant, nous savons bien — et le simple fait de collaborer avec
des partenaires issus de contextes différents nous le rappelle constamment — qu’il est illusoire
de vouloir appliquer une approche unique. Chaque situation, chaque contexte est particulier,
qu’il s’agisse d’un pays différent ou d’un autre quartier d’une même ville. Après tout, comme
aimaient à le rappeler Polanyi (1968) et d’autres encore, les réalités économiques et sociales
ou, de fait, le choix des acteurs, sont intimement liés à l’environnement social, institutionnel et
relationnel dans lequel ils agissent — et dont la compréhension exige toujours un lent travail
d’accumulation de savoirs et de décryptage, à différentes échelles.
L’imbrication ou l’immersion progressive dans le contexte local permet de se familiariser avec
le terrain, avec les gens, avec leurs habitudes et leurs manières de procéder — autant de clés
pour comprendre « ce qui se passe », ce qui est envisageable, ce que l’on peut reformuler et
par quelles modalités. C’est un moyen notamment de toucher du doigt le fait qu’urbanisme
et conception sont deux activités qui exigent de travailler avec les gens. La réussite d’une

259
Repenser les quartiers précaires

intervention planifiée, quelle qu’elle soit (organisation et planification de la recomposition


parcellaire — ou reblocking[14] — d’un quartier informel par exemple) va toujours plus loin que
la seule prouesse technique. Les relations cachées et les aspirations d’une communauté, de
fonctionnaires, de bailleurs de fonds, etc., sont des éléments cruciaux à même de faire réussir
ou échouer un projet. La capacité à appréhender cette dimension relationnelle et à en tenir
compte dans son travail — les « compétences sociales » de l’urbanisme et de la conception —
est difficile à acquérir par la théorie : seule l’imbrication permet ce type d’apprentissage. C’est
cette approche aussi qui oblige à opérer une appréciation « en direct » du dimensionnement
des pratiques : si les évolutions internationales ont des conséquences immédiates sur l’échelon
local, les décisions communautaires peuvent elles aussi influer sur les changements à l’échelle de
la ville. L’aptitude d’un praticien à opérer des « sauts d’échelle » exige une lecture interdiscipli-
naire de la situation mais cela ne peut se « concrétiser » qu’à l’occasion d’une imbrication dans
un contexte spécifique et idiosyncratique.
Ce qui nous amène à notre troisième principe : la notion d’action-apprentissage ou d’apprentis-
sage par la pratique. L’apprentissage par la pratique découle d’une tactique d’imbrication. Mais
il signifie aussi d’entrer en résonance avec les multiples demandes, souvent urgentes et conflic-
tuelles, typiques de n’importe quelle situation réelle. Il faut apprendre à naviguer dans ces eaux
et à tirer les leçons de chaque rencontre, conflit ou instant. Ces expériences, aussi chaotiques
soient-elles pour les étudiants, peuvent se transformer en savoirs. Dans notre approche péda-
gogique, nous cherchons à proposer un processus progressif d’apprentissage dans l’action. Les
étudiants du mastère sur la construction et l’urbanisme dans le développement (BUDD) qui
arrivent à Londres doivent par exemple concevoir une intervention urbaine pour une localité
donnée. Cette expérience et les observations qui en découlent deviennent un point de réfé-
rence tout au long du cours. Peu à peu, cet apprentissage par la pratique est étoffé, à travers un
voyage d’étude de quatre jours dans un pays européen et, plus tard dans l’année, un déplace-
ment de deux à trois semaines dans une ville d’un pays du Sud.
Enfin, le processus d’apprentissage par la pratique est aussi, fondamentalement, un processus
de désapprentissage et de réapprentissage. Ce principe, le dernier, est souvent le plus sujet
à controverse. La collaboration dans le type de contexte et de structure de réseau décrit
ci-dessus ne pourra réussir que si tous les partenaires du processus de création de savoirs et
de pratique sont prêts à travailler de manière horizontale. Ce que l’on qualifie de savoir-expert,
pour désigner ce que l’on apprend à l’université, ne perd pas obligatoirement de sa pertinence
mais devient juste une pièce d’un puzzle plus vaste, où toutes les autres pièces ont la même
importance. Pour être capables d’une telle appréciation, les étudiants doivent passer par une
phase de désapprentissage et de réapprentissage où les savoirs acquis et l’illusion de contrôler
ces savoirs et ce que chacun en fait, dans la pratique, sont remis en cause. Ce faisant, étudiants et
praticiens se confrontent aux limites de leurs propres connaissances et manières de procéder.

[14] Le réalignement ou « reblocking » est un moyen structuré d’améliorer les infrastructures et le logement, que l’on
observe souvent dans les quartiers informels. Il implique une reconfiguration spatiale des logements pour facili-
ter la création d’espaces ouverts ou le partage des terres.

260
Pédagogie pour un « changement réel » : le partenariat DPU/ACHR

Ce processus peut se révéler extrêmement intense, avec le risque que les étudiants soient
submergés par un sentiment de perte — perte de contrôle, perte d’expertise, perte d’estime
de soi — comme si tout ce qu’ils savaient, tout ce qu’ils avaient fait par le passé et leur aptitude
à apporter leur pierre à l’édifice n’étaient plus pertinents. Pourtant, lorsque les savoirs sont
« réappris », nous constatons que les étudiants sont mieux équipés face aux défis de la pratique
de l’urbanisme et de la conception dans des situations de contestation des espaces urbains.
En tant qu’éducateurs, nous avons la mission essentielle de soutenir les étudiants dans cette
trajectoire.
L’éducation ne se limite pas à être formé et à « devenir sachant » (Cross, 2006) ; c’est aussi un
moyen d’apprendre à se positionner, en tant qu’étudiant en architecture/urbanisme, comme
un professionnel engagé. Quant à nous, les éducateurs, nous avons le devoir d’inciter les
étudiants à réfléchir à leur place dans le champ professionnel qui les attend et, plus largement,
dans le monde.

3.2.  Redonner sa place à l’éthique


Voici 50 ans, les pionniers de la recherche-action sur les quartiers précaires avaient lancé un défi
de taille aux universitaires – un défi que des praticiens et des militants ont, à l’instar de Somsook
Boonyabancha, secrétaire-général de l’ACHR, constamment (re)mis au goût du jour. Cette
approche de l’apprentissage que nous venons de décrire apporte, à notre sens, une réponse
engagée à ce défi, offrant une plateforme préparatoire à des praticiens qui seront probable-
ment appelés à travailler dans ces environnements spatiaux contestés qui se banalisent de plus
en plus.
Les villes contemporaines sont façonnées par des dynamiques multiples, y compris les forces
du capital, des pouvoirs publics, les pratiques quotidiennes des citoyens et les effets souvent
­indéchiffrables de la nature. Face à un terrain aussi complexe, nous affirmons qu’il faut
­ré-accaparer l’élan utopique, la responsabilité éthique de l’urbanisme et de l’architecture dans
la formation de nos villes. Conformément à l’héritage des premiers pionniers et militants de la
ville, cela implique nécessairement de penser aux possibilités de co-création d’avenirs urbains
justes (et leur mise en pratique) en partenariat avec les communautés qui, jusqu’à aujourd’hui,
sont largement marginalisées dans les processus de prises de décision. Pour cela, les multiples
dynamiques façonnant nos villes doivent être reconnues dans toute leur diversité et les proces-
sus de fabrication de la ville par les citadins pauvres, actuellement déconsidérés, doivent être
réévalués et revus sous le prisme des perspectives qu’ils offrent. Enfin, une telle reconnaissance
exige une reconfiguration du rôle des « professionnels » et le recentrage de la notion d’éthique
dans les interventions de conception/d’urbanisme.

261
Repenser les quartiers précaires

Références bibliographiques
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262
Pédagogie pour un « changement réel » : le partenariat DPU/ACHR

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263
Conclusion
Repenser les quartiers précaires pour penser la ville
Armelle CHOPLIN

La précarité urbaine est un sujet sensible et plus que jamais d’actualité de l’Asie à l’Amérique
latine en passant par le Monde arabe, l’Afrique mais aussi l’Europe. Les différentes contributions
regroupées dans le présent ouvrage ont précisément montré à quel point les quartiers dénom-
més « précaires » sont hétérogènes dans le temps et dans l’espace. Les habitants, qu’ils soient
locataires, propriétaires, ou encore squatters, le sont tout autant. Les situations et contextes
explorés dans les différents textes de l’ouvrage sont fort divers, et en cela contrastent avec les
savoirs et politiques mises en œuvre pour en finir avec ces quartiers précaires qui, circulant sur
l’ensemble de la planète, semblent quant à eux relativement homogènes.
Le programme de l’ouvrage aussi dense que riche est alors ambitieux que de repenser ces quar-
tiers précaires et par extension la ville (de demain) depuis ceux-ci, alors qu’ils sont par définition
censés être provisoires et sans avenir. Les textes présentés dans les trois chapitres de l’ouvrage
ouvrent quelques pistes de réflexions intéressantes que nous proposons d’amorcer ici.

Les quartiers précaires, entre peur et fascination


Les différentes contributions insistent bien sur le fait que ces quartiers précaires souffrent avant
tout d’une vision négative. Pour partie, ils sont invisibilisés, et leur existence est même niée
dans le temps. Lorsqu’ils sont évoqués, c’est en terme dépréciatif, tels des espaces cancérigènes
qu’il faut éradiquer avant qu’ils ne gangrènent l’ensemble de l’organisme urbain. Les quartiers
précaires ont alimenté bien des visions apocalyptiques (avec encore récemment celle de Mike
Davis, 2006), où les bidonvilles, les quartiers informels et précaires se confondent pour devenir
tour à tour synonymes de terreaux de marginalité, de violence et de délinquance. Or, comme
le montrent plusieurs textes de cet ouvrage, les quartiers précaires ne sont pas exclusivement
peuplés d’habitants en situation précaire et encore moins de marginaux. Ces quartiers sont
avant tout les espaces de vie de « citadins ordinaires », qui travaillent, circulent et bien souvent
même paient leurs impôts.
Un autre écueil, à l’inverse, serait d’opter pour une vision trop romantisée de ces espaces, en
les envisageant comme des lieux de créativité extraordinaire, et de valoriser sans discernement

265
Repenser les quartiers précaires

l’ingéniosité de leurs habitants qui parviennent à vivre « avec trois fois rien ». Cette vision est tout
aussi simpliste et pernicieuse, car elle tend à survaloriser l’individu bricoleur et sa propension à s’en
sortir seul, à autoconstruire, à s’autopromouvoir, enfin à s’autogérer. Cette vision accompagne
les discours libéraux et permettent ainsi aux pouvoirs publics de légitimer leur désengagement.
Les différentes contributions du présent ouvrage veillent donc à reconsidérer ces quartiers, en
les voyant non pas exclusivement de façon négative comme des espaces marginaux, pas plus
qu’en idéalisant les capacités de survie et de débrouille des habitants, mais tout simplement en
les considérant comme faisant partie intégrante de la ville. Car, s’il n’est plus à démontrer que
les habitants développent des « compétences citadines » (Berry-Chikhaoui et Deboulet, 2003),
celles-ci ne peuvent seules suffire à faire face à la précarité. Cette dernière, de même que la
pauvreté, ne sauraient être une fatalité ; en ce sens, elles relèvent bien d’une question politique :
d’où l’importance de replacer ces quartiers précaires dans les contextes urbains et politiques
qui leur sont propres.

Construire des logements n’est pas faire la ville


Plusieurs contributions s’interrogent sur les façons d’intervenir sur ces espaces. Régularisation,
normalisation, intervention in situ ou déplacement des habitants (évictions ?) : autant de ques-
tions auxquelles les chercheurs, les experts et les politiques se sont heurtés à différentes
époques, échelles et sur divers lieux. Plusieurs contributions font ressortir qu’il est bien souvent
plus facile d’intervenir sur les conditions matérielles, autrement dit sur le bâti, l’accès aux
réseaux, que sur la dimension sociale, à savoir l’intégration de ces quartiers et de leurs habitants
dans la vie de la cité.
Or, la précarité de ces quartiers, si elle se matérialise dans un bâti lui-même précaire, composé
de matériaux de fortune, ne se limite pas uniquement à cela. Aussi, lutter contre la pauvreté par
la distribution de parcelles ou par la production de logements sont des solutions de facilité, mais
en rien durables. Les nombreux programmes qui ont favorisé ces solutions ont rapidement
atteint leurs limites. Le désormais bien connu programme « Minha Casa, Minha Vida » au Brésil ou
encore la production de logements sociaux (de masse) au Mexique n’ont malheureusement pas
permis de résoudre durablement les problèmes de pauvreté. Dans d’autres pays, notamment
en Afrique, les programmes de logements dits sociaux se multiplient, alors qu’ils ne revêtent
pas un caractère social à proprement parler, et proposent des logements de moyen et haut
standing à des classes financièrement solvables (Bielher et al., 2015). Construire des logements
(to house) ne suffit pas à produire un sentiment d’habiter (home). Ériger quatre murs et répliquer
l’opération des milliers de fois ne fait pas la ville. Si les programmes de logements peuvent être
un premier levier intéressant pour sortir de la pauvreté, ils ne sauraient être l’unique ressort,
lequel tient à d’autres éléments, tels que l’emploi ou encore la perception qu’ont les politiques
de ces quartiers et de leurs habitants. La déprécarisation passerait peut être davantage par la
reconnaissance de droits et autres marques de dignité, comme le souligne l’introduction de
l’ouvrage, que par la construction de logements ou la formalisation à tout prix.

266
Conclusion

Production de savoirs et reconnaissance : vers une « ville de papiers »


Mais reconnaître ces quartiers suppose d’abord de les connaître. Différentes contributions
proposent une réflexion sur la participation à l’échelon local et la production de savoirs déve-
loppés dans et sur les quartiers. La question de la collecte des données à l’échelon local revient
à plusieurs reprises. Dans plusieurs pays et villes, les habitants s’organisent pour rassembler
ces données et les localiser sur des cartes. Existant sur le papier, ces communautés seraient
ainsi plus légitimes pour exiger des droits et aller négocier avec les pouvoirs publics. Certains
articles soulignent le poids très important de quelques ONG internationales, telle l’ONG Slum/
Shack Dwellers International (SDI), dans le processus participatif et l’appui aux communautés de
base dans les enquêtes et la collecte d’informations, soutien qui leur permettrait par la suite
d’avoir accès à certains services. Cette production de savoirs par les locaux et pour les locaux
invite à réfléchir à l’utilisation qui est faite de ces données. Compter, nommer, localiser les gens
sont à l’évidence des marques manifestes de (re)connaissance… à condition que ces données
restent maîtrisées. La production de cadastres, de cartes localisant les individus, l’enregistre-
ment numérique et la mise à jour de données ne sont en rien neutres. La collecte, la détention
et la rétention d’informations deviennent assurément une source de pouvoir. Cette démarche
invite à la prudence afin de savoir par qui, pour qui et à quelle fin, on collecte, contrôle et utilise
ces informations : pour connaître et reconnaître les habitants ? Ou encore pour s’assurer de
leur capacité à payer les services et les taxes ?
La question de la collecte des données et de la (géo)localisation ouvre une réflexion plus géné-
rale sur cette « ville de papiers » (Raman et al., 2016), qui serait en train de se dessiner, traduction
urbaine et matérielle d’un monde bureaucratique (Hull, 2012 ; Hibou, 2014). Le cas indien
montre que des habitants tendent à collecter divers papiers, afin de faire valoir leur droit à rési-
der en ville. Un titre foncier, même provisoire, une carte du quartier dessinée par les habitants,
une taxe communale acquittée, une pétition, une poursuite en justice ou même une facture
d’électricité (Pilo’, 2015) sont autant de preuves attestant d’une présence légitime en ville, et
partant de faire valoir certains droits. Le droit d’être enregistré et localisé en ville pourrait être
un premier pas vers le droit aux services et, par extension, un « droit à la ville » au sens lefebvrien
du terme.

Habitant, citadin, citoyen… propriétaire ?


Alors que les institutions internationales, influencées par les théories néolibérales de de Soto
avancent l’idée que la formalisation par la distribution d’un titre de propriété individuel serait la
panacée pour en finir avec la pauvreté, les différentes contributions apportent ici des réflexions
nuancées. Si la précarité est souvent liée à l’absence de titre foncier, de nombreux travaux ont
mis en évidence qu’un titre foncier ne suffit pas à assurer la sécurité foncière et à sortir de
la précarité (Durand-Lasserve et al., 2009). Par ailleurs, la formalisation suppose de distinguer
valeur et coût. De Soto explique que la formalisation donne de la valeur au terrain (qui en était
auparavant dénuée, puisqu’il s’agissait d’un « capital mort »), mais il oublie de préciser que ce

267
Repenser les quartiers précaires

processus implique généralement une augmentation des coûts supportés par les autorités
locales et les populations (pour l’accès aux services de base notamment).
Il est par ailleurs très important de distinguer les questions de propriété de celles de citoyen-
neté. Contrairement à ce que les théories libérales avancent, être propriétaire n’est en rien
synonyme de comportement citoyen. Et inversement, les habitants dans les situations les plus
précaires peuvent déployer un important registre d’action, afin de faire valoir leur droit d’être
en ville. Plusieurs auteurs s’interrogent d’ailleurs dans cet ouvrage sur la production d’un parc
locatif abordable, qui pourrait être une solution à l’amélioration des conditions de vie dans
ces quartiers. Les locataires sont en effet les grands absents des réflexions sur ces quartiers
précaires, à l’heure où l’accès à la propriété individuelle est brandie comme la seule solution.
C’est oublier là des réflexions tout à fait prometteuses, qui sont en train d’être conduites sur
« les biens communs », pour envisager des espaces autres et des manières alternatives de penser
la ville, la pauvreté et l’informalité.

L’informalité comme exception… ou comme règle


Alors que l’informalité a toujours été considérée comme devant relever de l’exception, cet
ouvrage invite à revisiter les catégories, rappelant que dans les quartiers légaux, la plupart des
propriétaires construisent des étages sans respecter les règles. Bien plus, l’absence de permis de
construire n’a jamais été un obstacle à la construction, que ce soit chez les pauvres comme chez
les riches d’ailleurs. Autrement dit, l’exception comme mode de gestion de la ville devient la
règle dans de nombreuses villes. Cette perspective invite à envisager ces quartiers précaires non
pas comme des espaces de déviance, des anomalies ou autres erreurs de planification, mais tout
simplement comme participant à l’essence même de la ville, et rappelle que toute tentative de
faire rentrer l’urbain dans des plans linéaires et orthogonaux est bien souvent vaine.
Plusieurs chercheurs, co-auteurs de l’ouvrage, s’inscrivent ainsi dans la pensée d’Ananya Roy
(2011), et plus généralement de l’« urbanisme subalterne » qui invite à reconsidérer les quartiers
« informels » non pas comme des zones grises anarchiques, mais comme des espaces où les
limites entre légal et illégal sont poreuses, où les habitants développent des capacités d’actions
politiques. La production urbaine se fait elle-même dans un cadre dérégulé accepté : il ne s’agit
pas de livrer à eux-mêmes ces quartiers, mais de considérer les marges de manœuvre qu’ils
offrent comme partie prenante des modes de gouvernement. L’informalité serait elle-même
planifiée (« informalité planifiée »). Dit autrement, ces espaces ne sont pas en dehors des règles
ou hors la loi, mais bien alternatifs au sens de planifiés autrement. Ces quartiers, comme le
rappellent plusieurs auteurs, ne sont pas seulement construits sans ou en dehors de l’Etat, mais
bien souvent avec lui. Cela en fait des espaces non pas forcément de violence et de luttes, mais
aussi et surtout des espaces de négociation au quotidien, entre habitants et pouvoirs, à travers
des « pratiques ordinaires ».

268
Conclusion

Décentrer le regard et désoccidentaliser la pensée urbaine :


la précarité au-delà du Nord et du Sud
Pauvreté, précarité, incertitude… voilà des questions universelles qui se nichent dans tous les
recoins urbains de la planète. La réflexion ici menée rappelle que le terme même de slum, né
dans les bas-fonds de l’Angleterre du xixe siècle, a largement voyagé à travers les âges et les
lieux. Sans revenir sur la résurgence du terme « slum » dans les années 2000 (Gilbert, 2007) et les
critères plus ou moins contestables qui l’accompagnent pour définir des espaces de pauvreté,
la circulation de ce terme invite à des allers-retours indispensables entre ce qui se fait dans
certaines parties de la planète et dans d’autres pour essayer de composer avec ces espaces.
Afin de mettre en perspective la gestion des bidonvilles en Europe et au Nord, il est aujourd’hui
important de décentrer le regard, d’aller voir ce qui se fait au Sud et inversement. Cette
démarche s’inscrit dans le courant postcolonial désormais incontournable dans le domaine de
la recherche urbaine (Robinson 2002 ; Roy, 2011) qui s’efforce de désoccidentaliser la pensée
urbaine (Choplin, 2012), de dépasser des divisions Nord/Sud, Occident/Tiers Monde qui ne
sont désormais plus opérantes. Parce que les injonctions à la compétitivité sont désormais
partagées par toutes les villes, une réflexion internationale s’impose afin d’envisager toutes les
politiques de normalisation, de régularisation ou d’amélioration des bidonvilles. Le tournant
postcolonial invite non pas à célébrer les « meilleures pratiques », mais bien à constater et à
s’interroger sur les échecs au Nord comme au Sud. C’est bien parce que la précarité se moque
justement des frontières qu’il devient une évidence de reconsidérer les quartiers précaires ici
et ailleurs pour pouvoir penser la ville demain.

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269
Repenser les quartiers précaires

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270
Liste des sigles

ACCA Asian Coalition for Community Action


ACHR Asian Coalition for Housing Rights
AEDH Association européenne pour la défense des droits de l’homme
AFD Agence Française de Développement
AFVP Association française des volontaires du progrès
AIOS Plate-forme d’accueil, d’information, d’orientation et de suivi (France)
ANR Agence nationale de la recherche
APRONUC Autorité provisoire des Nations Unies au Cambodge
ASF Architectes sans frontières
BSUP Basic Services for the Urban Poor (Inde)
BUDD 
Building and Urban Design in Development
CDF Fonds de développement communautaire
CESSMA Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asia-
tiques
CGLU Cités et gouvernements locaux unis
CLACSO Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales
CNRF Commission nationale de réforme foncière (Sénégal)
CNUEH Conférence des Nations Unies pour les établissements humains
CODI Community Organizations Development Institute
CoGTA Ministère de la Gouvernance participative et des Affaires coutumières (Afrique
du Sud)
COHRE Centre on Housing Rights and Evictions
CPM Consortium pour la population marginale
CPR Centre for Policy Research
CRAPE Centre de recherche sur l’action politique en Europe (université de Rennes)
CUBES Centre d’études pour l’urbanisme et l’environnement
DDA Delhi Development Authority

271
Repenser les quartiers précaires

DFA Development Facilitation Act no. 67 of 1995 (Afrique du Sud)


DIHAL Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (France)
DPU Unité de planification du développement
DUA Direction de l’Urbanisme et de l’Architecture (Sénégal)
FAP Fondation Abbé Pierre
FDV Fondation Droit à la Ville
FLN Front de libération nationale (Algérie)
FMI Fonds monétaire international
FORREF Fonds de restructuration et de régularisation foncière (Sénégal)
GIZ  eutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (agence allemande d’aide
D
au développement)
GTZ  esellschaft für Technische Zusammenarbeit (agence allemande pour la coopération
G
technique)
HDa Housing Development Agency (Afrique du Sud)
HIC Habitat International Coalition
HLRN Housing and Land Rights Network (Inde)
IHSDP Integrated Housing and Slum Development Programme (Inde)
IIED Institut international pour l’environnement et le développement
IIT Institut indien de technologie
INEC Instituto nacional de estadisticas y censos (Équateur)
IPEME Instituto de Pesquisas e Estudos de Mercado (Institut de recherches et d’études de
marché) (Brésil)
IRD Institut de recherche pour le développement
IRIS Institut de relogement et d’insertion sociale (Espagne)
IVIMA Agence régionale de logement social (Espagne)
JICA Japan International Cooperation Agency
LAVUE Laboratoire Ville, Urbanisme et Environnement
LDH Ligue des droits de l’homme
LEUS Laboratoire d’études urbaines et socioenvironnementales
MDM Médecins du monde
MOS Maîtrise d’ouvrage sociale
NOC certificat de non-objection (Inde)
NPC National Planning Commission (Afrique du Sud)
NSDF National Slum Dwellers Federation (Inde)

272
Liste des sigles

NUSP National Upgrading Support Programme (Afrique du Sud)


ODD Objectifs de développement durable
OMD Objectifs du Millénaire pour le développement
OMS Organisation mondiale de la santé
ONG Organisation non gouvernementale
ONU Organisation des Nations Unies
PEROU Pôle d’exploration des ressources urbaines (France)
PMB Programme d’amélioration de quartiers
PPAB Programme participatif d’amélioration des bidonvilles (ONU-Habitat)
PSE Plan Sénégal émergent
PUD Plans d’urbanisme de détail (Sénégal)
PWD Département des Travaux publics (Inde)
REHAL Réseau français « Recherche-Habitat-Logement »
RTI Loi sur le droit à l’information (Inde)
SDI Shack/Slum Dwellers International
SERI Socio-Economic Rights Institute of South Africa
SIAP Sociedad Interamericana de Planificación
SIDA Agence suédoise de coopération internationale
SPARC Society for the Promotion of Area Resource Centers (Inde)
SPLUMA Spatial Planning and Land Use Management Act no. 16 of 2013 (Inde)
TDR Droits de développement transférables (Inde)
TMC transferts monétaires conditionnels
UCDO Urban Community Development Office
UDD Urban Development Department
UDP Urban Development Planning
UISP Upgrading of Informal Settlements Programme (Afrique du Sud)
UMP Urban Management Program
UNICEF Fonds des Nations Unies pour l’enfance
UPFI Urban Poor Fund International
USAID Agence des États-Unis pour le développement international
WIEGO Femmes dans l’emploi informel : globalisation et organisation
YUVa Youth for Unity and Voluntary Action (Inde)

273
Qu’est-ce l’AFD ?

L’Agence Française de Développement (AFD), institution financière publique qui met en œuvre
la politique définie par le gouvernement français, agit pour combattre la pauvreté et favoriser
le développement durable.
Présente sur quatre continents à travers un réseau de 75 bureaux, l’AFD finance et accompagne
des projets qui améliorent les conditions de vie des populations, soutiennent la croissance
économique et protègent la planète.
En 2015, l’AFD a consacré 8,3 milliards d’euros au financement de projets dans les pays en déve-
loppement et en faveur des Outre-mer.

Agence Française de Développement


5, rue Roland Barthes – 75598 Paris cedex 12
Tél : 33 (1) 53 44 31 31 – www.afd.fr

Dépôt légal : 4e trimestre 2016


ISSN : 2492-8313
Repenser les quartiers précaires 13
À l’occasion de la conférence des Nations unies dédiée aux villes, Habitat III, qui se tiendra à Quito

Études de l’AFD
(Équateur) en octobre 2016, cet ouvrage de recherche propose une réflexion novatrice sur les
quartiers précaires dont la population devrait encore doubler dans les vingt prochaines années.
Basées sur des recherches de terrain approfondies sur l’ensemble des continents, les différentes
contributions montrent que ces quartiers précaires souffrent avant tout d’une vision négative qui
constitue un frein pour les appréhender dans leur diversité et comprendre leurs singularités. Or,
ces quartiers accueillent des citadins ordinaires, qui travaillent, se déplacent en ville et ont édifié
leurs habitations sans avoir bénéficié d’un soutien des pouvoirs publics. Depuis les années 1960, des
chercheurs déconstruisent les idées reçues à leur égard et indiquent comment une politique des
quartiers précaires basée sur des idéaux de justice et d’accompagnement-prévention peut être
envisagée, en reconsidérant les programmes classiques d’éradication, de relogement, de réhabili-
tation... Repenser les quartiers précaires signifie aussi qu’il convient de formuler une ambition pour Repenser les quartiers
précaires
la connaissance – en profondeur – de ces quartiers, associée à une politique de la reconnaissance,
par-delà les catégories techniques de la réhabilitation ou les catégories formelles de la citoyenneté.

DIRECTION SCIENTIFIQUE

Agnès Deboulet, LAVUE-CNRS Direction scientifique : Agnès Deboulet

Repenser les quartiers précaires


COORDINATION

Irène Salenson, AFD

Études de l’AFD

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