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1 N ous sommes sollicités à propos de délits, mais également de violence retournée contre
soi-même, de violences sexuelles, de violences familiales, d’inceste, de violences
institutionnelles, de troubles des conduites sociales, de violences communautaires, de
violences d’État…
2Dans cette présentation, nous reprendrons de façon synthétique les résultats de nos travaux
et recherches concernant la violence dans des contextes à la fois cliniques et humanitaires très
différents. Après une courte séquence clinique, illustrant une prise en charge dans le cadre
d’une thérapie familiale psychanalytique, d’une situation intrafamiliale de violence de type
inceste, nous préciserons en quoi « l’agressivité n’est pas la violence et le lien n’est pas la
relation ».
4« Ce sont des choses honteuses… et puis je ne pouvais pas le prouver, des caresses, ça ne se
voit pas, mais ça laisse des traces à celles qui les ont vécues… Mon premier rapport sexuel, je
l’ai eu avec mon frère, c’était peut-être sa manière de me protéger… Je n’en ai jamais parlé, je
n’accepte pas mon corps, il est souillé… Ma naissance n’a pas été désirée… » Son père
rentrait souvent saoul, et il terrorisait tout le monde par sa violence. Elle est là, en entretien
familial accompagnée par l’éducatrice de Blandine, sa fille, qui a été abusée sexuellement
par son père. Blandine, aussi, n’a pas été désirée… Lorsqu’ils réalisent en thérapie un
spatiogramme, c’est-à-dire un dessin figurant l’occupation de l’espace vécu, dans leur
appartement, il apparaît qu’aucun n’a de lieu qui lui soit propre, c’est le premier qui se couche
qui occupe un lit pour se coucher…
6Je distingue radicalement, dans une perspective psychanalytique du lien, d’une part, la
violence et l’agressivité, et, d’autre part, le lien et la relation.
8La violence est une attaque contre le lien. Elle est symbolicide et désubjectivante. Elle est
destructrice du sujet et de l’intersubjectivité, déstructurante et meurtrière même si elle ne se
manifeste que par des mots. Qu’elle soit physique, psychique ou sexuelle, la violence est
intrusive et porte atteinte à l’intégrité de l’autre.
11L’agressivité vise à restaurer un lien désavoué. Elle interpelle, convoque, provoque l’autre.
C’est une forme d’appel, une tentative de surmonter les impasses à la parole en
conflictualisant la relation, de dire ce qui ne peut se dire autrement et espérer être entendu.
Certains comportements dits « violents » correspondent ainsi à une agressivité.
12C’est là un aphorisme que je propose qui me semble heuristique pour décoder une lecture
souvent confuse de la clinique.
13Le lien peut être clair, alors que la relation est conflictuelle. Par exemple, il peut n’y avoir
aucune ambiguïté entre un fils et son père, du point de vue du lien de filiation, au sens où ils
se reconnaissent sans équivoque, l’un comme père de son fils et l’autre comme fils de son
père. Mais il peut exister une relation gravement conflictuelle entre les deux. Ce qui est
fréquent à l’adolescence.
14Certains conflits relationnels peuvent paradoxalement viser à une restitution d’un lien de
filiation désavoué dans l’histoire familiale, comme un jeune d’une famille immigrée qui
reproche à son père une recherche d’intégration aux valeurs du pays d’accueil, par une
assimilation déniant les valeurs de référence à la culture de la famille d’origine. Il peut, en
parallèle, y avoir un grave problème de lien sans que se manifeste un problème relationnel.
Par exemple, dans le secret d’une adoption, quand l’enfant ne sait pas qu’il a été adopté, il
peut y avoir un problème de lien sans problème relationnel. Un autre exemple est celui des
enfants nés dans d’une relation conjugale adultérine gardée secrète par la mère, même au mari
qui croit être père géniteur de l’enfant.
15En cohérence avec cette lecture, ce n’est pas le caractère agi, douloureux et spectaculaire
qui caractérise la violence. Certains propos, une absence de regard peuvent être violents et
destructeurs du lien, alors que certaines mises en acte relationnelles spectaculaires peuvent
relever de l’agressivité, sans menacer le lien.
16Il peut y avoir des violences incisives, aigues, agies, paroxystiques, et d’autres chroniques
à bas bruit, répétitives. Les violences peuvent être visibles ou invisibles.
17Les violences insidieuses s’imposent sur un mode sournois, « comme si de rien n’était ».
La victime peut même, ne pas s’en rendre compte, jusqu’à en être complètement
psychiquement détruite. Ces violences peuvent relever de l’indifférence, de la
disqualification, de l’instrumentalisation désubjectivante. L’instrumentalisation peut être
sexuelle avec une absence de respect du corps de l’autre, un mépris du désir ou du non désir
de l’autre.
18Qu’elles soient verbales ou non verbales, ces violences insidieuses sont paradoxales car,
même si elles sont non ou peu visibles, elles laissent des traces profondes émotionnelles et
psychiques. Elles sont moins pensables, moins nommables, et donc moins facilement
élaborables.
21On peut en effet envisager le diagnostic de dépression même en l’absence des signes
classiques de troubles de l’humeur. Des symptômes d’expression somatique peuvent, en
dehors de tout affect de type dépressif associé, traduire une dépression. On connaît, par
exemple, les dépressions qui prennent le masque de la démence. Ce qui est intéressant, c’est
de constater l’efficacité symptomatique dans les dépressions masquées, des traitements
antidépresseurs.
22En analogie, des symptômes, qui ne sont pas directement perçus comme l’expression des
manifestations de violence, expriment des violences masquées. Je les ai mis en évidence
particulièrement à propos de la violence au travail.
23Ces violences masquées se révèlent par des manifestations diverses souvent trompeuses.
Ce sont des indicateurs indirects de souffrance. Elles peuvent se révéler par une souffrance
psychologique anxieuse et dépressive, par des conduites toxicophiles médicamenteuses, des
surconsommations d’alcool, de tabac, voire des somatisations.
29L’« agonie », pour D. W. Winnicott, est associée à une indifférence Moi/non Moi.
30Quelles que soient leurs formes d’expression et leurs manifestations, je postule que le
paradigme de la violence, c’est la honte et l’humiliation. La question de la reconnaissance de
l’humiliation est essentielle pour la reconnaissance des liens et la reconnaissance des identités
en souffrance.
33Pour expliciter les caractéristiques de la Honte inconsciente, que j’ai décrit avec un « H »,
(Benghozi, 1994), je mets en parallèle la culpabilité et la honte.
35La culpabilité consciente témoigne d’une transgression des interdits familiaux et sociaux.
Cela se traduit par un vécu de faute.
36Au niveau social, la gestion de la culpabilité passe par la ritualisation de la justice. Que ce
soit, par exemple, par le paiement de la dette, ou par un temps d’emprisonnement.
37La culpabilité inconsciente correspond à des désirs interdits, cela se traduit par des
symptômes, en référence à l’instance du Surmoi.
38Du côté de la honte et de l’humiliation, la honte consciente témoigne d’une défaillance vis-
à-vis des valeurs. Cela se traduit aussi par un vécu de faute.
39Au niveau social, la gestion de la honte passe par un travail de ritualisation, en particulier
la ritualisation du pardon.
40La Honte inconsciente se manifeste par des symptômes, en référence à l’instance de l’Idéal
du Moi groupal.
41Nous retrouvons les conséquences de la violence humiliante sur les différents registres de
la honte (Benghozi, 1994) :
42– Avoir la honte : être humilié marque d’une tache indélébile la victime de violences. Il y a
un vécu de souillure et de contamination à l’ensemble de la filiation et du groupe
d’appartenance.
43– Être la honte : celui qui est porteur de la tache est la honte pour le groupe. Il est l’objet
du rejet de l’exclusion. Le regard porté au sein de sa propre famille ou par la société de
personnes souffrant de maladies invalidantes, d’handicaps physiques ou psychiques peut être
stigmatisant. C’est une violence discriminante d’une différence désignée comme honteuse.
Toutes les discriminations excluantes sont des violences humiliantes. Le bannissement est une
mort sociale par exclusion du groupe d’appartenance.
Topiques de la violence
49– Toute effraction du territoire de l’intime renvoie à une intrusion du corps et donc à un
viol.
Dans tous les cas, la violence est toujours psychique. Le scénario d’emprise est l’enjeu de la
perversion narcissique. Le lien conjugal est fondé sur une vampirisation du contenant du
partenaire pour tromper le vide.
62Cela se traduit par une indifférenciation des corps : une absence d’individuation des images
du corps. On retrouve un fantasme de corps commun : de type « corps communicants ».
65La déritualisation est un simulacre de rituel. C’est une forme d’attaque contre le rituel qui
tend à imposer le mythe de l’auto-engendrement, symbolicide de l’ordre généalogique.
66Les gourous, führer, et autres « petits pères des peuples » se substituent à la figure
symbolique du père dans la filiation. Il s’imposent dans des configurations destructrices des
mythes organisateurs généalogiques.
Nous avons décrit le génocide identitaire à propos des enfants nés de viol en ex-Yougoslavie.
L’effraction concerne, en poupées russes, les contenants :
71Il y a une attaque du lien de filiation ascendant : les lieux de mémoire, tels les archives, la
bibliothèque de Sarajevo, sont détruits. Les cimetières sont bombardés, des sépultures sont
profanées.
73C’est ce type d’attaque humiliante du lien de filiation contre le sacré du rituel de la mort
que n’acceptera pas Antigone, au prix de sa vie.
75Cette stratégie visant à détruire l’identité communautaire par une attaque du lien de
filiation est un génocide identitaire.
76Dans le génocide identitaire, la caractéristique commune de l’attaque du lien passe par une
attaque symbolicide contre le maillage des contenants communautaires, une attaque contre les
mythes organisateurs, une attaque contre les rituels, une attaque contre le sacré. Le sacré est
ici envisagé au sens large des valeurs et des croyances, de la spiritualité. Il inclut, avec le
religieux, le sacré laïc. Il fait référence à l’idéal du Moi groupal du groupe d’appartenance.
78Comment faire face à ces situations impensables de violence qui trop souvent se répètent ?
Comment prévenir la transmission généalogique du scénario de la violence et de l’inceste ?
Le fil rouge nous permettant de se repérer dans ces situations sera la perspective
psychanalytique du maillage, démaillage, et remaillage des liens psychiques.
79Nous proposons la notion de « méta cadre » psycho-médico-social et juridique comme
maillage réseau alternatif aux contenants familiaux, institutionnels et sociaux effractés.
83Notre approche amène à penser, dans une perspective psychanalytique, le coétayage trans-
contenant entre les contenants identitaires individuels et les contenants identitaires groupaux
familiaux et communautaires.
85Dans des contextes de violence, il y a une mise en tension réciproque entre le contenant
individuel, le contenant généalogique groupal familial d’appartenance et le contenant
communautaire.
86Par exemple, à la suite d’un inceste, les contenants de l’intime sont effractés. Avec la
cassure des liens de filiation, il y a une intrusion dans le territoire de l’intime. L’empiétement
est confusionnant des différences entre les niveaux topiques des contenants. C’est un
collapsus topique entre les contenants de l’intime, les contenants du privé, et les contenants du
public. Il y a un desétayage des fonctions réciproques trans-contenantes.
89Les couples et les familles rejouent dans les situations de violence, dans le transfert sur
notre propre contenant cadre, l’attaque contre les liens dont ils sont dépositaires, héritiers de
la transmission.
93Au-delà d’une recherche d’informations sur la famille actuelle et les générations qui le
précèdent, le dessin du génogramme invite à accueillir des représentations actuelles de la
famille dans une perspective groupale et généalogique.
97Le sujet inscrit dans l’espace psychique groupal familial et social contribue à l’élaboration
narrative d’un nouveau roman mythique familial, à la construction d’un néo contenant narratif
(Benghozi, 1994).
98Le passage de la transmission saute souvent une génération.
99Il est remarquable de constater comment la petite histoire singulière et familiale de chacun
s’inscrit et se transcrit dans l’Histoire, celle des sociétés, des peuples et des cultures.
102Ce roman épique familial est l’expression créative groupale du remaillage narratif des
contenants familiaux effractés. Il met en scène dans l’espace groupal méta thérapeutique de la
séance la fresque familiale généalogique. Celle-ci figure l’émergence d’un néocontenant
narratif (Benghozi, 1994).
103La narration n’est pas la restitution du souvenir, ou du retour du refoulé. Elle n’est pas la
mémoire familiale de l’oubli. Elle est une mise en mots d’une figuration de l’histoire
mythique familiale alternative aux accrocs et trous dans le maillage des contenants
généalogiques.
105Dans la mesure où l’effraction est un délit, qu’il concerne l’espace de l’intime, du privé,
du communautaire ou du social, il n’est accessible à une démarche psychothérapique
préventive de la répétition du scénario généalogique, que si parallèlement s’engage, par
ailleurs, un processus juridique respectant les droits de l’humain. L’approche thérapeutique
groupale familiale et sociale des phénomènes de violence est ici complémentaire de la
ritualisation du juridique lorsqu’il y a transgression vis-à-vis de la loi et de la ritualisation du
respect des valeurs communautaires, en référence à une éthique de l’Humain.
110Le thérapeute peut être confronté à un révisionnisme psychique des victimes de violence
face à l’impensable, l’incroyable, l’inimaginable. Le doute, voire le déni de la réalité des faits,
peut s’installer.
115Un de nos ressentis contre transférentiels, lorsque nous sommes confrontés à l’attaque
humiliante contre l’humain, est une posture éthique. C’est la mobilisation de notre capacité
d’indignation.
Conclusion
117La violence est le symptôme témoignant d’une béance de l’ordre symbolique du lien
psychique. Qu’en est-il de la fonction organisatrice de la Loi, si même ceux qui en sont les
garants sont corrompus, si le signifiant du « nom du père » (Lacan) est déchu, si règne
l’injustice, l’impunité et l’illégitime, si les repères garants de l’ordre symbolique sont
défaillants, si l’altérité n’est pas reconnue ?
118Car, comme le dit Emmanuel Levinas : « Le meurtre est possible. Mais il est possible
quand on n’a pas regardé autrui en face. »
Le conflit au grand âge au lien ou au lieu du couple
Christine Chardon
Dans Le Journal des psychologues 2011/7 (n° 290), pages 54 à 58
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2Dans la rencontre clinique avec le sujet âgé, la dialectique pulsions de vie et pulsions de
mort s’impose d’autant plus que le sujet se trouve fragilisé par la survenue d’épisodes
somatiques chez lui ou son conjoint, par la diminution de ses capacités physiques ou
psychiques, ou par des deuils. Le conflit « entre l’inconscient intemporel, qui de ce fait ignore
la mort, et le préconscient, qui sait la mort propre à venir » (Talpin, 2005), devient plus
prégnant, venant parfois à faire crise et à déborder les capacités élaboratives et intégratrices
du sujet et de ses proches. La trop forte opposition de ses exigences internes contraires
conduit à la désintrication des pulsions, à la désunion de la libido et de l’agressivité, et à un
mouvement régressif de l’organisation pulsionnelle. Le conflit, la désunion et le retour vers et
de l’archaïque viendront à s’exporter en externe, s’actualisant dans les liens de couple,
l’entourage ou l’institution. L’étude de la situation de Madame Georges permettra de saisir
l’expression de ce conflit au lien ou au lieu du couple.
3Intervenant dans une unité intrahospitalière de gérontopsychiatrie, je suis des sujets âgés, en
grande souffrance psychique, « décompensés ». Je rencontre Madame Georges en entretien
individuel quelques jours après son entrée dans l’unité, puis en groupe thérapeutique à
médiation. Cette femme de 82 ans, hospitalisée à la suite d’idées délirantes, évoque avec force
« les tromperies de son mari ». À la même période ou peu de temps avant, deux autres
patients se sont montrés très affectés et déstabilisés ou ont parlé avec colère des infidélités de
leur femme. Monsieur B., 90 ans, reproche violemment à sa femme de le tromper avec un
jeune homme de 18 ans ; Monsieur F., 78 ans, ressasse les signes et les scénarios élaborés par
sa femme pour le tromper avec des collègues de travail.
4Comment entendre ces adultères, réels ou fantasmés, au grand âge ? De quelle « tromperie »
s’agirait-il ? Quels seraient les enjeux psychiques de la mise au devant de la scène de
l’infidélité du conjoint et de l’agressivité à son égard ?
6Toutefois, en référence à Sigmund Freud, il indique deux autres choix d’objet possibles : le
choix anaclitique, ou choix d’objet par étayage, et le choix d’objet narcissique « qui ressemble
à une personne qui a été une partie de son soi propre ». Il précise que le couple anaclitique
est dominé par la crainte ou l’angoisse de perte, et que le couple narcissique, dominé par des
pulsions de déliaison, aspire à la fusion totale. Dans la situation de Madame Georges, il faut
prendre en compte que « la solution narcissique se situe à mi-chemin de l’un et de l’autre de
ces choix ou, plutôt, elle les combine et les transforme en les faisant dériver du côté du
besoin » (Roussillon et al., 2007).
7Concernant l’œdipe, Sigmund Freud écrit en 1923 que l’« on pourrait aussi concevoir que le
complexe d’Œdipe doit tomber parce que le temps de sa dissolution est venu, tout comme les
dents de lait tombent quand poussent les dents définitives ». Il ajoute, cependant, dans ce
même texte : « Si vraiment le moi n’est pas parvenu à beaucoup plus qu’un refoulement du
complexe, alors ce dernier subsiste, inconscient dans le ça, et il manifestera plus tard son
effet pathogène. » René Roussillon et al. (2007) et Christiane Joubert (2002, 2003) avanceront
que ce n’est pas tant le complexe d’Œdipe qui serait dissous que la crise œdipienne et, à
l’occasion d’une crise de couple, il y aurait une « remise en crise » ou « reviviscence » de
l’œdipe.
8La crise œdipienne est liée au surgissement inévitable de la question de la différence des
sexes et des générations, questions au fondement de l’identité du sujet. Cependant, « certains
sujet se sont arrêtés dans leur développement, de telle sorte qu’ils n’arrivent pas
véritablement à ce que l’œdipe se mette en crise » (Roussillon et al., 2007). Ces sujets, précise
René Roussillon, sont restés « coincés » au niveau de la crise de l’organisation de la
différence entre le moi et le non-moi. D’autres « rencontrent la mise en crise de l’œdipe, mais
aboutissent à une sorte d’impasse, c’est-à-dire qu’ils n’arrivent pas à organiser la crise
œdipienne, qui prend un caractère traumatique ». Ces sujets ne renoncent pas moins, pour
certains, à former un couple. Ils maintiennent une organisation sociale et conjugale adaptée
jusqu’à ce que certains événements de vie provoquent des failles, voire des ruptures, dans ce
relatif équilibre.
9Quel sens la crise à l’origine de l’hospitalisation de Madame Georges, qui s’est étendue sur
une période de deux mois environ, prendrait-elle alors ?
Entrée en crise
10Madame Georges, âgée de 82 ans, trapue, portant les cheveux bruns, coupés ras, se montre
peu avenante, a une démarche lourde et raide, le port d’une minerve accentuant son aspect
figé. Elle est adressée à l’hôpital par son médecin généraliste par suite « des troubles du
comportement d’apparition assez brutale ». Elle a physiquement violenté son mari et menacé
« de se jeter par-dessus le balcon ». Ces troubles s’accompagnent de « refus alimentaire,
d’idées délirantes et de propos incohérents ». Par le passé, elle a été médicalement suivie
pour des épisodes dépressifs, le premier survenant au décès d’un ami, lorsque sa fille unique
avait trois ans, le dernier étant repéré comme lié au décès de sa sœur cadette, deux ans plus
tôt. Entre ces deux épisodes, un traitement antidépresseur lui a été prescrit vers ses 40 ans.
11Au fur et à mesure des entretiens se dessine une configuration familiale complexe. La mère
de Madame Georges a été mariée une première fois et a eu une fille de ce premier mariage.
Elle a eu, par la suite, une relation adultérine, dont serait issue Madame Georges. Peu après sa
naissance, sa mère divorce et épouse son amant, que Madame Georges décrit comme « son
véritable père » même si elle ne porte pas son nom. Une troisième fille naît de cette union.
C’est à la suite du décès de cette sœur et des difficultés liées à l’héritage que seraient apparus
les troubles de Madame Georges.
12Le décès de cette sœur marque non seulement la perte de l’objet, mais aussi celle du lien à
l’objet porteur du nom du père, de l’héritage et de la filiation. Cette perte ébranle l’assise
identitaire fragile de Madame Georges, la renvoyant à une souffrance narcissique-identitaire,
au sens proposé par René Roussillon et al. (2007). « En résumé, la souffrance narcissique-
identitaire souligne une défaillance dans le processus d’individuation, dans le jeu constant
entre altérité et similitude, la nécessité d’un appui réel sur un objet, quel qu’il soit, et, plus
profondément, une faille identitaire qui ne parvient à se juguler ni par les voies puissantes de
l’éradication psychotique, ni par les voies conservatrices et enrichissantes d’une solution
névrotique. »
13L’appui réel sur l’objet, nécessaire et par là même insupportable, sera menacé, attaqué en
dernier lieu, sur la scène du couple.
16Il faudra nous interroger sur le fait que la perte du sentiment de soi soit à l’origine ou
consécutif de ce qui est mis en scène dans la crise de couple. Nous constaterons des reproches
et des souffrances narcissiques de « tromperies » chez un certain nombre de patients, qui
seront fragilisés dans leur sentiment de soi et de continuité d’être, notamment au début de la
maladie d’Alzheimer. Le « self », ou le soi en tant que sentiment d’être, se constitue dans le
lien à l’autre. Il n’est pas seulement affaire d’autoérotisme, « car ce qui est avant tout une
nécessité vitale pour le nourrisson, c’est de s’éprouver investi par l’entourage premier »
(Penot, 2009). Il est encore une autre étape qui est de se sentir exister de manière différenciée,
individuée, dans ce qui est propre au moi.
17Madame Georges a à faire dans la crise avec ses parts infantiles, archaïques,
indifférenciées. C’est de « nourrisson(s) » et de nourriture dont il sera question, pendant son
hospitalisation et avec son mari. Parmi les symptômes repérés, ceux concernant sa conduite
alimentaire sont sans doute les moins bruyants. Cependant, ils témoigneraient d’une
organisation orale de la pulsion et de fantasmes oraux d’avidité et d’agressivité, fantasmes
avec lesquels Madame Georges continuerait à lutter « au sein » de l’unité. Les soignants
diront : « Elle garde la nourriture dans la bouche, fait des réserves comme un hamster et
avale sans mâcher. » Ils craindront qu’elle ne s’étouffe. Madame Georges confiera : « Par
moments, cela ne passe pas » ou encore « Mon gosier est de travers ». Nous entendons ici les
traces d’une conflictualité, ou d’un conflit primitif, dans le lien à l’objet primaire.
19Les angoisses suscitées par le « laisser tomber » seraient d’autant plus importantes que
Madame Georges aurait eu précocement à éprouver un défaut de portage, de « holding »
(Winnicott, 1974). Cette défaillance la conduirait à rechercher en externe des fonctions
contenantes et soutenantes.
20Elle trouve, dans son corps, des aménagements pour être « maintenue ». Pendant son
hospitalisation, elle porte une minerve et des genouillères, soulignant la défaillance des
articulations, notamment celles du genou, que nous entendrons « je-nous ». Du côté de son
mari, il apparaît des problèmes cardiaques, « des problèmes de cœur ».
21C’est sur la scène corporelle (McDougall, 1974) que s’exprime ce qui n’a pu se représenter
et qui a été incorporé plus qu’introjecté, chez chacun et dans le couple.
22Madame Georges dit souffrir, de manière chronique, d’un torticolis, décrit sur le plan
médical comme un torticolis spasmodique consécutif, 40 ans plus tôt, à « un accident de
luge ». De manière effective, la luge lui aura fait « tourner la tête » [2][2]À partir de 1958, les
femmes de la génération de Madame Georges… lorsqu’elle avait une quarantaine d’années.
C’est à cette période que des antidépresseurs lui ont été prescrits.
23La chute et le traumatisme seraient restés figés dans le corps et le temps. Nous envisageons
là une situation dans laquelle « la chronicité a pris le pas sur la chronologie » (Durastante et
al., 2010), c’est-à-dire dans laquelle des éléments traumatiques ou « un héritage familial
traumatique provoque une répétition à l’endroit d’une souffrance ancienne ». Ce n’est pas
tant une temporalité qu’un « abrasement du temps » (Janin, 1999) qui s’imposerait à Madame
Georges, en lien avec des vécus traumatiques.
24Le « perdre la tête », qui pourrait s’entendre du côté de la solution névrotique, dans un jeu
d’investissement libidinal, échouerait au profit de la solution psychotique. Perdre la tête
reviendrait à un « devenir folle », cherchant à être confirmé ou infirmé auprès du conjoint puis
de l’hospitalisation en psychiatrie.
« La fille perdue »
25Du côté de la solution psychotique, Madame Georges fait appel à des idées et des scénarios
délirants. Elle affirme n’avoir qu’un seul enfant tout en ayant accouché de deux filles. Elle
croit le deuxième bébé mort, parce que sa sœur le lui avait pris, mais « l’autre jour » elle a vu
une fille dans la rue qui ressemblait tellement à sa propre fille qu’elle est sûre que c’était cette
fille perdue.
27Que ce soit dans « la fille perdue » ou dans un « perdre la tête », les mots se réduiraient
pour Madame Georges à leur sens littéral. Le mot et la chose seraient confondus, sans écart,
dans une absence de symbolisation. Madame Georges explique au cours d’un entretien que
son père travaillait à la SNCF et que, par son intermédiaire, elle a passé un « concours » pour
devenir secrétaire. Lors de cet examen, on lui a demandé de taper un texte. Elle dit l’avoir
tapé « tout d’un texte, sans paragraphe », et avoir été autorisée à le refaire. J’entends dans ces
lignes collées le peu d’espace entre elle et son père, le peu d’espace pour la pensée et le
symbolique, mais également la possibilité de refaire pour réussir.
L’espace de projection
29Se montrant parfois confuse, incohérente, entremêlant présent et passé, Madame Georges
confie, dans un premier temps, avec force et émotions, que son mari l’a trompée avec
« l’ouvreuse du cinéma ». « Il ne faut pas me prendre pour une imbécile, il a eu le culot de me
la présenter, comme si je ne voyais rien ! » Faut-il être aveugle pour ne rien voir ? Cela se
passait, raconte-t-elle, quand il travaillait au cinéma, elle y allait quelques fois avec sa fille.
33Dans les propos de Madame Georges, nous entendons ses tentatives d’organiser
psychiquement la question de la séduction, et donc du désir, ainsi que celle des origines.
Madame Georges dit que sa fille a été conçue lors d’un viol, subi dans un train, et dont
l’auteur serait « un ami » connu de longue date. Plus que l’événement et le traumatisme qu’il
induirait, il semble important pour elle de faire entendre que, dans cette relation, et la
grossesse qui a suivi, il n’y a pas trace de son désir propre. Dans le fantasme de séduction, le
sujet séduit se voit imposer désir et plaisir et se trouve innocenté de son désir propre et de la
réalisation de celui-ci (Roussillon et al, 2007). Nous nous interrogeons sur « l’innocence »
nécessaire dans l’histoire de Madame Georges.
34Au cours d’un entretien, arrivant avec un peu de retard parce que « plongée » dans la
lecture d’un livre « qui se passe pendant la guerre », Madame Georges évoque des souvenirs
de jeunesse. Elle parle des mauvais Allemands et de son père qui faisait de la résistance. Elle
se souvient, à la libération, être partie dans les camions avec « les hommes des FFI » et, dans
le même temps, avoir vu des femmes tondues. Le désir, les relations interdites, viendraient-ils
à être punis, les cheveux des femmes à être coupés ?
35Si l’on trouve trace des fantasmes originaires de séduction et de scène primitive, le
fantasme de castration n’en serait pas moins présent.
36Dans les derniers entretiens, Madame Georges parle beaucoup de son père, plus que de son
mari. Son père, comme ses parents, était cheminot. À ses 20 ans, Madame Georges, par
l’intermédiaire de son père, passe un « concours » pour être secrétaire. Elle se souvient que
son père l’a accompagnée pour cet examen et, comme ils devaient passer la nuit à l’hôtel, elle
dira lui avoir proposé de dormir dans le même lit. Elle ajoutera aussitôt qu’il n’a pas voulu.
Quels seraient, pour cette « secrétaire », les secrets à taire dans cette famille ?
37Son père lui manque, elle se rappelle que, vers la fin de sa vie, il avait revêtu un costume,
et elle se revoit, comme on peut voir une photographie de mariés, avec lui devant la glace.
« Je pense beaucoup à mon père, je lui ressemble », confie-t-elle. Elle précisera que son père
est décédé de la maladie d’Alzheimer.
38Le père de Madame Georges sera, dans ses propos, idéalisé au contraire de son mari, décrit
comme peu fiable, « comme d’habitude entre deux vins ». Nous rapprochons les « deux vins »
de Monsieur Georges et la verdeur supposée retrouvée auprès de la jeune aide ménagère aux
« quatre-vingt » de Madame Georges. À ses 82 ans, Madame Georges raconte que sa mère est
morte à 83 ans. Pendant l’hospitalisation, son mari se montre très présent, venant
régulièrement, proposant d’aller « faire un petit… dans le parc ». Très prévenant, il se soucie
du linge et de la situation de sa femme. Mais il pourra également, dans l’intimité de la
chambre partagée avec une infirmière ou une aide-soignante, se révéler avec son épouse
plutôt brusque dans son ton de voix et dans ses gestes.
39S’il reprend pour une part une fonction maternelle et incarne le lien à la mère, Monsieur
Georges rappelle et répète en négatif le lien au père, ce père briseur du premier mariage de sa
mère.
Conclusion
40La crise au grand âge appelle à des remaniements pulsionnels et narcissiques, à des
réaménagements dans les liens aux objets internes et externes, et réactive les crises
identitaires précédentes. Elle sollicite à nouveau, sur des modes analogues ou exacerbés, les
tentatives et solutions psychiques précédemment trouvées-créées, ou « copiées-collées », par
le sujet. Elle conduira, pour une part, Madame Georges à buter à nouveau sur « ce qui est
pour le sujet humain le conflit nucléaire : le complexe d’Œdipe » (Roussillon et al., 2007) et à
avoir recours à des solutions et des modalités de défense plus précocement éprouvées.
43S’il est question de couple, et de conflit sur la scène du couple ou, autrement dit, dans
« l’espace potentiel du couple » (Charazac, 2009), il serait avant tout question de
différenciation moi / non-moi pour chacun des membres du couple, de souffrance narcissique-
identitaire et d’intégration ou de désintégration dans la personnalité du sujet. « L’intégration
de la personnalité ne se produit pas un certain jour à une certaine heure, elle se fait et se
défait ; même lorsqu’elle est bien établie, un concours de circonstances ambiantes
défavorables peut amener sa disparition. » (Winnicott, 1958.)