Sunteți pe pagina 1din 38

1

Comme des candélabres : sur les enfants de cire et les « êtres


sacrificiels »

à Geneviève Krick

Il pleurait à chaudes larmes chaque fois qu’un de ses


crayons se cassait, disant qu’« il y avait une vie en moins, une vie brisée »
Françoise Lefèvre, Le petit prince cannibale

nous n’avons pas du tout


cherché à savoir
ce qu’ILS
avaient
de quoi ILS étaient atteints
nous nous sommes mis à la recherche de
ce qui pouvait bien nous manquer
nous faire
défaut
et gravement
pour que ce nous-là
de personnes conjuguées
soit
à leurs yeux
inexistant.

Fernand Deligny

l’esprit de géométrie peut isoler chacune de ces opérations (i.


e. d’équilibrage, accomplies par le calligraphe chinois) mais
ne saurait rendre compte de leur combinaison, dont la
complexité le dépasse et que seul l’esprit de finesse peut
pénétrer.

Jean François Billeter


2

Les remarques de Louis Gernet1 sur certaines formes de précipitation dans les
flammes ou dans la mer, destructions sans adresse mais pas sans direction,
consommant sans aucun reste les agalmata ainsi sacrifiés, sont elles-mêmes
tombées dans ce puits sans fond que la langue française nomme : l’oreille d’un
sourd. La métapsychologie freudienne est tendue comme un rempart préservant
du destinal. Elle court ainsi le risque d’être possédée par lui. Par là elle se
coupe aussi de son rapport à l’historial et reste incapable de penser ces figures
possessionnelles majeures, fascisme ou stalinisme, dont le XXe siècle a été le
théâtre. Le présent texte tente d’établir comment certaines positions qui ne
relèvent guère d’une clinique permettent de penser quelque chose de ce que l’on
pourrait nommer agencement archi-politique, Fernand Deligny en avait
pressenti la possibilité.
Le nom d’Hestia2 en Occident nous est témoin que la pensée matinale des Grecs
avait confié au féminin et au maternel une responsabilité déterminante
concernant ce qui, pour nous encore, se donne comme mise en monde. Nous
verrons qu’il n’en est pas toujours de même dans d’autres cultures.
Certains enfants semblent effrayés, effrayés même par leur propre ombre, au
point que parfois ils semblent rester en réserve de la vie, sauf en quelques
instants de fulgurantes surprises ; sous leur peur apparente je crois plutôt qu’ils
sont de véritables héros, que leur expérience initiale de ce que les Grecs
nommaient deinon (ce mot que Heidegger traduisait par Unheimlich et
Hölderlin par Ungeheuer3) est solidaire de celle d’Hurbinek telle que l’évoque
Primo Levi4.
Nous devons à ces enfants tout notre respect5, et non la brutalité des dispositifs
de conditionnement et de gestion de l’humain, héritiers directs des biopolitiques
des années trente, qui sous prétexte de soins accablent davantage encore, en le
déniant, leur destin ; non plus que ces discours lénifiants qui tentent de les
réduire à une « illustration » de la pertinence de la théorie freudienne ou
lacanienne.
Nous sommes loin d’avoir tiré les conséquences historiales-politiques de ce
constat fait par de nombreux cliniciens6, tel Donald Meltzer, que l’« autisme »,
parfois spontanément et « instantanément » réversible, n’est pas une psychose7.

1
Anthropologie de la Grèce antique, Champs Flammarion, 1982, p. 147 sq.
2
Soit, en langue grecque, le nom d’une déesse et celui du foyer.
3
Ce que j’avais proposé de traduire par « le dissonant » (Cf. Diaboliques, La psychanalyse et
le destinal, Apolis éditions, à paraître).
4
Cf. La Trêve, Grasset, 1966, p. 25.
5
Respect fort différent de l’« amour » (aimer les autistes) évoqué par une dame patronnesse
de la psychanalyse (cf. infra).
6
Cf. Henri Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, Aubier, 2008, p. 312 sq.
7
Mais alors quoi ? Question valable d’ailleurs pour tout ce champ que nous nommons aussi
diabolique.
3

Rien n’interdit en tout cas de conclure (au risque de ruiner quelques fonds de
commerce), que, comme tant de nos évidences les plus manifestes et attestées
par la « Science », l’autisme n’existe pas.

Depuis Descartes l’étendue est considérée comme la principale caractéristique


de la matière. Le projet cartésien et mécaniste n’est rien d’autre qu’un projet de
géométrisation : l’horloge, dont on sait la réussite spectaculaire, est par exemple
un dispositif visant à géométriser indéfiniment le temps.8
L’innovation de la perspective en peinture constitue l’entame initiale de cette
géométrisation sans borne.
Léonard de Vinci a cependant montré que de l’intérieur même du système de la
perspective, un possible dépassement consiste à faire appel à autre chose qu’à la
géométrie : essentiellement à l’atmosphère et aux ombres. « On ne peut pas
saisir les ombres en perspective, simplement parce qu’elles ont des bords
indéfinis, dit Léonard. Celui qui fait une géométrie des ombres, c’est Dürer,
mais il n’y arrivera pas vraiment. Léonard essaie et à un moment y renonce
définitivement : il n’y a pas de géométrie des ombres »9.
Le non géométrisable des ombres semble un défi à la mécanisation absolue de
l’étant, si bien qu’on ne cesse d’assister à des tentatives de réduction des
« ombres » – entre autre par certains psychanalystes, dont on remarquera
d’ailleurs qu’ils se définissent eux-mêmes comme étant ceux qui « comptent »10.

Je me propose de parcourir avec ce terme d’« ombre » un espace qui résiste à la


géométrisation sans cependant pouvoir tout à fait en exclure le risque, un espace
qui résiste aussi à la nomination, d’où cette kyrielle de noms déjà déroulés, du
diabolique à la femme sans ombre, des noms qui en tout cas n’ont nul concepts
pour modèle, c’est-à-dire qui visent à n’être maniables par aucun fascisme, quel
que soit le costume, aujourd’hui évidemment « antifasciste »11, dont il s’affuble.
Ce parcours vise d’abord à tirer les conséquences d’une approche destinale, avec
ce que celle-ci comporte de rapprochements inattendus, de remise en question
d’évidences trop inquestionnées et de perspectives nouvelles12. Non pour
esquisser quelque nouvelle nosographie mais au contraire pour en exclure la
possibilité et pour arracher au champ médical ce qui n’est pas de son ressort. Le
8
On a souvent noté l’affinité de certains autistes avec les machines, la géométrisation apparaît
de ce fait comme une redoutable formation en abyme.
9
Histoires de peintures, Denoël, 2004, p. 99.
10
Exemplaire de ce point de vue, le livre de Francesca Biagi-Chai, Le cas Landru, (Imago,
2007) et la préface de Jacques-Alain Miller, comme une descente en surfant du Panthéon à la
Préfecture de police. Pauvre Canguilhem !
11
Comme l’avait pressenti Hannah Arendt dès 1945 (Cf. éLes germes d’une internationale
fasciste », Auschwitz et Jérusalem, 1991, p. 139-150).
12
Nous ne renonçons donc nullement, contrairement à ce que suggère Henri Rey-Flaud, à
« percer les “insondables décisions de l’être” qui supportent le destin des enfants autistes ».
(p. 25) Mais à notre sens elles posent la question primordiale du « là ».
4

terme d’« enfants de cire » n’a nulle prétention conceptuelle ou scientifique,


tout au plus participe-t-il de quelque quête poétique, seule à même de ne pas en
rajouter à la violence « thérapeutique ».
C’est aussi l’occasion de remarquer combien la psychanalyse a jusqu’à présent
résisté à un tel questionnement, et ce n’est sans doute pas un hasard : quelque
chose se joue en celui-ci qui concerne ce que je n’hésiterai pas à nommer le
noyau monothéiste de la psychanalyse.13

Mauss et Freud

Il y va ici de la question de l’enchantement. Marcel Mauss14, parlant de ce qu’il


nommait « suggestion collective de l’idée de mort », évoquait l’individu qui « se
croit enchanté ou se croit en faute et meurt pour cette raison ». Des faits qui
selon Mauss « dépendent évidemment de la présence ou de l’absence d’un
certain nombre d’institutions et de croyances précises disparues du rang des
nôtres : la magie, les interdictions ou tabous, etc. ».
Nous soutiendrons que la disparition de ces institutions et croyances n’a
nullement fait disparaître ces faits, au contraire, elle les a simplement rendus
irrepérables et inabordables. Il découle évidemment de cette proposition que la
croyance et la suggestion ne sont nullement les moteurs de ces faits.15

De son côté, Freud, dans L’inquiétante étrangeté16, évoquait, à propos de ce


qu’il nommait « toute-puissance des pensées » qu’il associait au « narcissisme
illimité » des « primitifs » et à la magie, une forme d’inquiétante étrangeté
touchant à des restes d’activité psychique animiste. Il en arrivait à affirmer que
sur quiconque « a liquidé en lui, radicalement et définitivement, ces convictions
animistes, l’inquiétante étrangeté de ce type n’a aucune prise. La plus bizarre
rencontre entre un désir et sa réalisation, la répétition la plus énigmatique
d’expériences semblables en un même lieu ou à la même date, les visions les
plus génératrices d’illusions et les bruits les plus suspects ne le déconcerteront
pas, n’éveilleront en lui aucune angoisse qu’on puisse qualifier de peur (Angst)
de l’“étrangement inquiétant”. Il s’agit donc ici purement d’une affaire
d’épreuve de réalité, d’une question de réalité matérielle ».

13
Même s’il prend le masque de l’athéisme rationnel (comme l’avait si bien perçu Pierre
Klossowski – Cf. « Avertissement », Sade mon prochain, Seuil, 1967). En ce sens on notera
par exemple les références répétées d’Henri Rey-Flaud au « père de la psychanalyse ».
14
Sociologie et Anthropologie, PUF, 1989, p. 314.
15
Dans Mal d’archives, Derrida avance que « Le croire, le phénomène radical de la croyance,
seul rapport possible à l’autre en tant qu’autre, n’a finalement aucune place possible, aucun
statut irréductible dans la psychanalyse freudienne. Que pourtant il rend possible. D’où la
surenchère archéologique d’un retour à la réalité, ici à l’effectivité originaire d’un sol de
perception immédiate ».
16
L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1988, p. 213-263.
5

Humour impassible ou aveuglement rationaliste ? Il semble difficile de trancher


face à cette référence à une « épreuve de réalité » dont les coordonnées s’avèrent
en la circonstance pour le moins indécidables, puisque c’est au nom de la
matérialité que la réalité des faits se trouve déniée.
C’est en ce point de haute tension métaphysique que nous nous avancerons. Du
côté de ces « restes d’activité psychique animiste » dont parle Freud, du côté de
ces fantômes qui hantent la clinique aussi bien que les textes analytiques sans y
être toujours convenablement accueillis.

Le retournement grec et la jouissance

Ce déni est ancien. Marcel Detienne17, constate que c’est « une caractéristique
des lois de Dracon18 : il n’y est pas question de purification, pas plus que de
souillure en général19. En devenant sujet de droit, le meurtrier semble se
dépouiller de la ritualité dont l’entourent volontiers des cultures marquées par le
même archaïsme, dans l’Afrique de l’Ouest ou dans le monde amérindien ». La
médecine suivit le même chemin : au Ve siècle les médecins hippocratiques,
« écartant de leur analyse les maladies du type “fléau” ou loimos, refusent le
modèle d’une souillure pouvant atteindre tous les membres d’une
communauté »20, défendent la thèse d’un contact singulier avec le facteur de la
maladie, appréhendant désormais le corps souillé en le déconnectant de sa
relation avec un territoire et une communauté politique. Plus que d’une impureté
religieuse il s’agissait jusque-là d’une souillure politique qui se transmettait par
« remplissage », par excès, par saturation, singulièrement en ces lieux où se
pratique le partage entre semblables : assemblées, sacrifices, banquets. Il
s’agissait donc de tenir le porteur de la souillure à l’écart d’une série de points
sensibles de l’espace. Nombre de sociétés amérindiennes et africaines mettent en
relation étroite un type de souillure et un espace social à travers une puissance
souvent anonyme. Certains auteurs parlent d’un « champ de souillure », défini
comme un espace-corps englobant le corps de tous ceux qui lui appartiennent.
François de Polignac a noté le profond remaniement spatial induit par la
naissance du juridique : « là où Épiménide21 partait du centre de la Cité pour
retracer des chemins et retrouver les jalons sacrés qui balisent le territoire, Solon
à l’inverse efface les frontières qui cloisonnent l’espace et la société athéniennes
17
« Le doigt d’Oreste », Destins de meurtriers, Systèmes de pensée en Afrique noire, N° 14,
1996.
18
Les premières lois constituantes de la polis athénienne (621 avant notre ère).
19
Alors que l’égarement criminel relevait traditionnellement, jusque-là, d’un traitement
religieux.
20
A noter l’ampleur de véritable « raz-de-marée » de la souillure provoquée par les
Alcméonides (massacrant leur adversaire sur l’autel des Érinyes), submergeant leur maison
(on parlera de 700 personnes), attaquant la totalité des sanctuaires et des autels de l’Attique
(ibid.).
21
Crétois venu purifier Athènes du massacre des Cylonides perpétré par les Alcméonides.
6

pour tout faire converger vers le centre de la cité »22. Cette configuration
opposant à Athènes un purificateur (Épiménide) et un législateur (Solon) ne
semble pas avoir été exceptionnelle, ainsi par exemple, à Sparte, Thalétas de
Gortyne, le Crétois purificateur en regard de Lycurgue le législateur. De l’un à
l’autre, on passe de rapports « éclatés et discordants » (selon François de
Polignac) à une construction unifiée du temps et de l’espace.
Scène du massacre des Cylonides à Athènes qu’il conviendrait de conjoindre à
une autre scène, plus célèbre et plus largement commentée : celle des Hébreux
dansant devant le Veau d’or. L’aveuglement de Freud face à cette chorégraphie
s’égalant en l’occasion à celui de Moïse !
Cette prévalence du législatif doublement initiée par les Grecs et par les
Hébreux, conduit nos contemporains à une surévaluation, au sein de ce qui s’y
dérobe, de la dimension de la jouissance, systématiquement confondue avec
l’extase et le ravissement. Par exemple, citant Sade, Moustapha Safouan évoque
l’infléchissement de la pulsion de mort dans le sens d’un vœu de non-être sauf à
être le phallus, « refus de la castration, qui donne au refus de la vie je ne sais
quel accent de malédiction » ; ou bien « la mort se présente comme condition de
la jouissance envisagée soit comme “retour à la terre mère”, soit comme union
avec Dieu »23. Du fait de ce que Safouan nomme « conditionnement phallique
du narcissisme », la signification phallique mettrait en jeu une jouissance
rendant « ennemi de la vie », soit que son défaut rende l’existence vaine, soit
que la mort constitue le chemin qui y mène.
Donald Meltzer24 se demande même, à propos de « l’intensité de l’expérience
sensuelle originelle au sein », si chacune des sensations provoquées par
l’allaitement ne serait pas « un plaisir tellement enchanteur que chacune en elle-
même par sa propre intensité lui rendait difficile l’assemblage de ses fragments
en un tout qui prenne la première place ». Commentant ce passage, Henri Rey-
Flaud affirme que « cet enfant démontre que son psychisme rudimentaire a été, à
l’origine, marqué au fer rouge par une qualité sensorielle exquise de l’objet
maternel, laquelle a produit chez lui un vécu de jouissance si intense qu’il a été
imprimé et mémorisé sur un mode complètement monadique »25. Plus loin il est
question d’« une vague de jouissance déferlante, expression d’une libido
déchaînée »26. On peut surtout se demander ce qu’un tel mode de théorisation
doit aux agencements des sociétés de la culpabilité et au monothéisme.

22
Dans « Changer de lieu, changer de temps, changer la cité », Construction du temps dans le
monde grec ancien, sous la direction de Catherine Darbo-Peschanski, CNRS éditions, 2000, p.
143-154.
23
L’échec du principe de plaisir, Seuil, 1878, p. 82.
24
Explorations dans le monde de l’autisme, Payot, 1984, p. 62.
25
P. 287-288.
26
P. 301.
7

Autant de raisons pour nous de reprendre à nouveaux frais, sur les traces
d’Emmanuel Laroche27 et de Gilles Deleuze, la question des liens étymologiques
entre nomique, nomade et Némésis. Rappelons que selon Gilles Deleuze et Félix
Guattari, la racine nem indique la répartition et non le partage, au sens pastoral
d’une distribution des animaux réalisée dans un espace non limité et qui
n’implique nullement un partage des terres. C’est seulement avec Solon que
Nomos va désigner le principe des lois et du droit28. Némésis peut dire la
vengeance et la jalousie comme la répartition destinale29.

Fernand Deligny

On sait l’intérêt de Deligny pour les questions de territorialité, traçant sur le


papier les lignes d’erre que Janmari, un adolescent dit « autiste » traçait en
marchant30. « Suivre la trace, le suivre, lui qui n’a rien à dire et que rien ne
regarde, que rien n’affecte jamais que ce qu’on ne voit pas, les poussières du
printemps, les aléas des choses, les sillons délaissés par la marche de
l’homme »31. Selon Françoise Bonardel, ce que les cartes révèlent, à travers les
nombreux tracés et le transcrit qui en est fait, là où l’enchevêtrement des
« lignes d’erre » et des trajets coutumiers constitue un « lieu-chevêtre », c’est
l’existence d’un « corps commun », d’un « Nous primordial »32, qui ne saurait
être ramené à un nœud de désirs inconscients, ni à un héritage de dispositions
innées. « Ce quelque chose en nous qui échappe au conjugable », que tente de
définir Deligny, ou encore ce « fonds commun autiste que nous avons tous en
permanence »33.

27
Histoire de la racine nem- en grec ancien, Klincksieck, 1949.
28
Cf. Mille plateaux, Minuit, 1994, note 44, p.472.
29
Remarquons que Meltzer parle certes de jalousie, mais qu’il n’entend pas la Némésis (op.
cit., p. 62).
30
Le travail de Deligny n’est cité qu’une fois (citation qui d’ailleurs malicieusement échappe
à sa tentative d’indexation – p. 355 et non 255 comme l’indique l’index) fort vaguement, dans
le livre d’Henri Rey-Flaud. Si je lis bien, les « lignes d’erre » se résumeraient pour l’autiste,
selon Henri Rey-Flaud, « à la volonté désespérée d’écrire le signe de l’origine qui marquerait
la naissance de sa première identification présymbolique ».
31
Deligny et les cartes, Béatrice Han, « Multitudes », document Internet.
32
À rapprocher des remarques déjà citées de Marcel Detienne concernant, dans diverses
cultures, l’espace-corps menacé par la souillure.
33
Citons Deligny : « Erre : le mot m’est venu. Il parle un peu de tout, comme tous les mots. Il
y va d’une “manière d’avancer, de marcher” dit le dictionnaire, de la “vitesse acquise d’un
bâtiment sur lequel n’agit plus le propulseur” et aussi des “traces d’un animal”. Mot fort riche,
comme on le voit, qui parle de marche, de mer et d’animal et qui recèle bien d’autres échos :
“errer : s’écarter de la vérité... aller de côté et d’autre, au hasard, à l’aventure”. Jean-Jacques
Rousseau le dit : “voyager pour voyager c’est errer, être vagabond”. C’est aussi “se
manifester çà et là, et fugitivement, sur divers objets, sourire aux lèvres” ».
8

Deligny refusait « ce rôle de nanti (du langage, de la pensée...) » face à des


enfants supposés irrémédiablement déficitaires ; il préférait s’interroger « sur ce
qui peut bien leur manquer, à lui et à ses compagnons, pour être à ce point
inexistants aux yeux de ces enfants-là ». Pour Deligny le « sujet » n’est plus
désigné par ce qu’il « est » (nom, personnalité, aptitudes intellectuelles, réduits à
néant), mais par ce à quoi il donne lieu, il opère ainsi la substitution d’une
topographie et d’une topologie à la psychologie. Henri Rey-Flaud est sensible à
cette dimension topographique chez les « autistes » : « Ainsi les voit-on marcher
mystérieusement sur certaines lattes de bois et pas sur d’autres, sur certains
carreaux de la cuisine et pas sur d’autres, sur les noirs et pas sur les blancs,
ponctuant leurs parcours compliqués d’arrêts obligatoires et hurlant comme des
perdus si quelqu’un, par maladresse ou inadvertance vient à franchir une de ces
limites interdites ou brûler une des stations prescrites. » 34 L’auteur parle même
de « traces investies d’une signification sacrée », sans toutefois suivre le fil
d’Ariane ainsi offert.
Concernant notre construction de la spatialité, Jean François Billeter faisant
jouer l’esthétique chinoise en regard de l’esthétique occidentale note la
remarquable différence entre le Bacchus du Caravage35 et une œuvre chinoise du
XVIIe siècle, Parlant musique de Chen Hongshou36. Les étoffes du Bacchus sont
soumises aux lois de la pesanteur et tombent vers la terre, celles peintes par
Chen Hongshou « sont animées de forces qui circulent et tourbillonnent sans
cause apparente », comme le titre de l’œuvre l’indique les mouvements de la
robe de Nan Shenglu semblent être la forme visible des mouvements d’une
musique qu’il ressent, d’une musique « intérieure »37. C’est à la nécessité d’un
regard comme celui de Chen Hongshou, un regard en quelque sorte chinois que
nous confronte l’« autisme » dont la gestuelle mécanique est en somme aux
antipodes de celle d’un maître chinois, par là elle en est solidaire, et l’une et
l’autre, en leur écart apparemment abyssal, s’interprètent mutuellement et se
font signe (les intuitions de Kleist dans la nouvelle Du théâtre de marionnettes
vont semble-t-il dans ce sens).
Sans doute s’agit-il avec ce regard chinois, de déchirer « cette taie qu’est le
langage » (comme Deligny se proposait de le faire avec ses tracés), et de mettre
ainsi à jour un réseau de présences sans pour autant « dresser un cadastre, ni
chercher à assigner une identité » ; de montrer « comment des repères ont joué,

34
P. 14.
35
Divinité qui n’est évidemment pas contingente ici.
36
L’art chinois de l’écriture, Skira, 1989, p. 211.
37
Analyse du drapé qui reste tout à fait étrangère à Daniel Arasse, dans son analyse du Verrou
de Fragonard. C’est à la destruction des conditions de possibilité d’un tel regard, que
s’emploient aujourd’hui (manifestement à leur insu) certains psychanalystes, en Chine même,
sous prétexte de faire découvrir aux Chinois la possibilité de « parler de soi » (entendre, se
mettre en perspective).
9

et ont permis à l’enfant de s’insérer dans le cours des choses plus que dans
l’ordre symbolique »38.
Les questions ouvertes par Deligny restent abyssales si on les prend au sérieux,
ainsi lorsqu’il affirme que « l’Église a une racine dans le monde autistique... Les
rituels quels qu’ils soient et les rituels religieux en particulier, tendent à épaissir
les gestes quotidiens pour leur donner une apparence de choses, ils en font des
pierres ». Pour Deligny, « la vérité est dans les pierres au moins autant que dans
les mots... ». Il savait en tout cas la résonance que les gestes et les parcours des
enfants qu’il accompagnait pouvait avoir du côté de textes décisif, dont la
lecture est sans doute encore à venir : ceux de Martin Heidegger et ceux de
Pierre Clastres en particulier.
« Ce gamin, là », risque Deligny, mais il écrit parfois ce « gamin-là » : s’il
demeure une charge de malentendu ontologique dans ces formules, insistons sur
le fait que c’est bien le là de ces gamins qu’il s’agit de respecter et d’interroger
d’abord, c’est ce là qui ne cesse de s’échapper sous notre entendement et notre
dire métaphysique, ce dire que Deligny, comme Heidegger, n’hésitait pas à
défaire et à distordre.
« Il y a des là qui sont chevêtres »39.

« Au seuil du langage » / « de la ligne » ?

Le récent livre d’Henri Rey-Flaud40 (qu’il ne faut pas réduire aux barrissements
d’enthousiasme qu’il suscita dans les colonnes du Monde41 : « Disons-le sans
détour, ce livre, qui jamais ne moleste les familles et se lit comme une
déclaration d’amour envers les autistes, deviendra un classique »42) se situe
38
Formulations que je reprends à Françoise Bonardel.
39
« Raconter », Fernand Deligny, Œuvres, L’Arachnéen, 2007, p. 1091-1113.
40
L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, op. cit.
41
Il est vrai que les titres intercalaires, sans doute suggérés par l’éditeur, sont d’un humour
(ou d’un comique ?) impeccable, du type mode d’emploi, facilement intelligible même par
des journalistes (par exemple : À quelles conditions il est possible d’échapper au trou noir, Le
monde de l’autisme éclairé par deux pages de Freud…)
42
Telle qui tient la loge et le manche du balai s’imagine ainsi parfois décider du destin de la
demeure toute entière. Cet enthousiasme n’est sans doute pas sans rapport avec la
proclamation, à tout prendre remarquablement conformiste de l’auteur, à propos de l’enfant
Piffie et de son horreur des uniformes : « Ce vécu de Piffie (celui de l’école ou celui des
scouts) signifie arborer les insignes de l’Autre, qui marque l’accession à un état plus accompli
du moi, solidaire de l’intégration à une nouvelle communauté. Normalement, les écoliers sont
heureux d’être introduits à cette étape inédite, car cette intronisation atteste qu’ils échappent
désormais au cercle étroit de la famille et qu’ils sont sur le chemin qui mène vers les grands »
(p. 369). Saluons la lucidité de Piffie dans son horreur des uniformes, plutôt que de dénoncer
« l’échec d’un procès symbolique fondamental ». Remarquons aussi que l’« autisme »
sollicite et dévoile notre rapport à la théorie et aux institutions. On perçoit peut-être mieux
alors le sens de la violence de l’arraisonnement de celui-ci par tant d’analystes.
10

manifestement dans une toute autre perspective. Il a pour projet de vérifier que
les processus psychiques de l’autisme s’inscrivent dans le « système (général)
du langage », et c’est aussi une des limites de cet ouvrage, qui se propose même
de « reformuler de façon plus rigoureuse » les propositions essentielles des
psychanalystes kleiniens, en les intégrant dans « une théorie générale du
langage »43. Cette ambition n’est pas sans conséquences majeures, critiquant une
formule de Gilbert Lelord parlant de « victimes d’une cacophonie cérébrale »,
Henri Rey-Flaud note : « cette formulation, plus poétique que scientifique, reçoit
un statut théorique consistant si l’on réfère ladite cacophonie au registre
scriptural primitif qui enregistre dans le désordre les excitations internes et
externes s’abattant en mitraille sur le sujet »44. Est ainsi évacuée toute l’intuition
musicale, déterminante en cet espace comme on le verra, de la « cacophonie »45.
Quoique l’auteur manifestement s’en défende, sa conception de l’autisme reste,
si ce n’est du côté du déficitaire en tout cas de celui du négatif et du ratage (par
exemple : « état primitif de la psyché », « défaut de relation à l’Autre »46,
« l’expression d’un état de langage primitif »47, ou encore : « il serait
complètement erroné d’attribuer aux sujets autistes un quelconque sens
esthétique »48, « ils n’accompliront jamais, quoi qu’il advienne, la seconde
traduction, qui, dans la normalité, effectue la transcription des images en traces
pour introduire le sujet à la réalité psychique achevée »49, « aucun patient autiste
ne saurait prétendre à une véritable guérison »50, « Piffie ignorera toujours que, à
l’orée même de l’existence, la naissance est d’emblée liée à la mort »51).
L’autisme exprimerait « le refus primordial que le sujet du langage peut être
amené à opposer à la nécessité de la vie (Not des Lebens, disait Freud) », la peur
d’être « pris et entraîné dans la dynamique subjective mise en branle par le
langage à l’orée de la vie »52. L’autisme permettrait de ce fait « de saisir le
moment d’émergence de l’homme au champ du symbolique », apportant ainsi à

43
P. 31. Quête métaphysique du « socle archaïque de la subjectivité, dont la mise au jour doit
apporter à l’édifice théorique de la psychanalyse les fondations qui lui ont jusqu’ici manqué »
(p. 146).
44
P. 49. Insistons sur la prévalence absolue, en ce domaine, du poétique sur le scientifique.
45
Il semble en être de même de la question des couleurs, méconnues dans leurs dimensions
sémiotiques d’écart, le pictural étant réduit à « un ersatz de symbolique à caractère privé » (p.
306).
46
P. 9.
47
P. 281.
48
P. 131.
49
P. 53.
50
P. 56. Disons-le : il y a une folie formaliste, c’est elle qui conduit à prophétiser sans réserve,
à fermer a priori, là où il conviendrait de garder un prudent silence !
51
P. 373.
52
P. 39.
11

la théorie analytique « la pierre fondatrice qui lui manquait et qui l’avait


contrainte à laisser dans l’ombre la question des origines »53.
Autant d’hypothèses et de perspectives éthiques que nous contestons sans
réserve.
Selon cet auteur, tel texte de Jensen54 délivrerait « la vérité de l’inscription
autistique » : il s’agirait « d’un procès où l’impression, confondue avec
l’empreinte imprimée, détient en même temps le sujet imprimant comme
“présence réelle”, pour reprendre le vocabulaire employé par les théologiens à
propos de l’Eucharistie »55. La fiction littéraire confirmerait que l’autisme est
l’effet « d’une opération de langage dont la logique préside à des phénomènes
élaborés dans des registres culturellement reconnus – en l’espèce, la création
romanesque ». Cette formulation concernant l’empreinte risque d’apparaître
particulièrement opaque ; elle renvoie à la thèse de Donald Meltzer concernant
le « démantèlement du moi » dont il résulterait que la constitution de l’objet
comme « rassemblement de qualités autour d’un noyau symbolique » est
impossible. Meltzer avance en effet à propos des autistes que du fait « des états
dépressifs chez la personne maternante »56, « ils démantèlent leur moi en ses
capacités perceptuelles séparées : le voir, le toucher, l’entendre, le sentir,
etc. »57. Henri Rey-Flaud parle à propos de cette attraction ponctuelle, exclusive,
exercée par les diverses sensations, « d’un processus d’aimantation automatique
mis en œuvre par une primitive mémoire du corps, analogue à celle des
organismes inférieurs ». La « qualité sensorielle » déclenchante de l’impulsion
(à lécher par exemple) « a été imprimée et conservée dans cette mémoire de
façon isolée, sans aucun effet de signification »58.
On n’est pas très loin de thèses neuro-biologiques59, même si sont évoqués à ce
propos deux textes de Freud et leur commentaire par Derrida dans Mal
d’Archives.
53
P. 46.
54
Cf. Sigmund Freud, Délire et rêves dans la « gradiva » de Jensen, NRF, 1971.
55
P. 287 et 286.
56
Gérard Granel notait que dans le pronom impersonnel du « il pleut » un dieu se cache : une
instance se cache tout autant dans l’impersonnel de la dépression.
57
P. 30. C’est moi qui souligne, ce « ils » n’est pas interrogé, il témoigne d’une psychologie
du moi bien incapable de résoudre ici quoi que ce soit. La fine intelligence des phénomènes
cliniques évoquée par Henri Rey-Flaud à propos de certains thérapeutes, cliniciens
d’exception, n’est pas forcément un atout en ce domaine ; le flair hippocratique, ô Actéon !,
est précisément ici le piège par lequel la déesse sait dépister les chiens. Ce qui gît sous ce
terme d’autisme est si hétérogène à la métaphysique occidentale qu’il démantèle et ensorcelle
le livre même d’Henri Rey-Flaud, additionnant les propositions inconciliables (ainsi ces
enfants qui témoigneraient d’un état archaïque du langage tout en le possédant quelquefois
parfaitement).
58
P. 280.
59
Il y a d’ailleurs l’appel régulier à toute une métaphoricité technique : court-circuit,
réactivation de la connexion interrompue, document numérisé incompatible avec un système
informatique (à propos du rejet de certaines formes de musique par un enfant). Je me suis
12

D’une part l’article de 1896 sur l’étiologie de l’hystérie et en particulier la


citation par Freud de la phrase de Lucain, « Saxa loquuntur, les pierres
parlent ! »60 à propos de la quelle il est simplement précisé en note qu’« il s’agit
de la réponse faite par la sorcière Erichto à Sextus Pompée, désireux de
connaître non pas le passé, comme l’archéologue ou l’analyste, mais
l’avenir »61.
D’autre part la névrose traumatique : en la guise de la scène primitive, soit
une « situation non équivoque » de la petite enfance mettant en jeu la mère sont
indiquées sans commentaires ainsi que le rôle joué par un instrument de musique
très particulier. On a du mal à distinguer d’ailleurs le traumatique inaugural du
surgissement le réactualisant dans l’analyse.62

J’aimerais signaler deux marges du texte.


- D’abord l’évocation des morts par la sorcière Erichto : Erichto hante les
cimetières à la recherche de cadavres qu’elle pourra sauvagement dépecer, elle
exerce sa violence contre les corps morts. Elle fouette d’un serpent vivant le
corps du défunt qu’elle veut interroger. Et c’est grâce à ces bouts de cadavres
qu’elle peut mettre en mouvement le monde et les dieux malgré eux. Autour des
corps à moitié brûlés se mettent à tourner les esprits malfaisants, les umbrae63.
- L’autre marge a trait elle aussi aux spectres, et à une partie du texte de
Derrida non pris en compte par Henri Rey-Flaud : Derrida y note que Freud, en
métaphysicien classique et en Aufklärer positiviste, ne « veut pas parler aux
fantômes » et prétend ne pas croire à la mort « et surtout à l’existence virtuelle
de l’espace spectral que pourtant il prend en compte…. Freud se voit bien obligé
de laisser les fantômes parler pendant le temps des fouilles archéologiques mais
finit par les exorciser au moment de dire enfin le travail achevé. »64
En somme, silence systématique de Henri Rey-Flaud sur le fantomal.

demandé par moment si cet ouvrage ne tentait pas d’édifier à son insu un pont entre une
psychanalyse technicisée (en particulier ce qui est tissé autour de la notion d’« empreinte »
transforme la tragédie de l’autisme en impasse technique) et le cognitivisme. Ainsi par
exemple Temple Gandin relaterait « comment elle fabrique une image analogique pour classer
dans les fichiers de sa mémoire les représentations abstraites qui n’ont pas d’image directe »
(p. 51).
60
Bellum civile, VI, 618. Il est difficile de ne pas penser ici au sémiotique mobilisé par la
poésie de Paul Celan (Cf. par exemple Uta Werner, Textgräber, Paul Celans geologische
Lyric, Wilhelm Fink Verlag, 1998).
61
L’« émergence du sujet » comme « phénomène d’apocalypse » n’étant pas explicitée.
62
« À cet instant se produit dans un éclair une coalescence entre le signe et le signifié qui
entraîne une mise en échec de la loi du langage, laquelle veut qu’un signe fasse signe pour un
autre signe, et c’est cette subversion qui déclenche l’effet de réel, caractéristique de cette
épiphanie ».
63
Umbrae que Henri Ailloud traduit par « spectres ».
64
Mal d’archives, Galilée, 1995, p. 146-147.
13

Il est en effet un autre savoir et un autre dire qui déborde régulièrement du


propos de Henri Rey-Flaud (universitaire en son style), sans qu’il s’en saisisse
(ainsi ces « enfants-fées » évoqués au début de son livre, ces enfants au visage
de « cire vierge », transformés en « étranges chandeliers », ce « vieux livre de
contes » de Clara Park, ce « fantôme de la cause », ou ce « manteau
d’Arlequin » évoqué à propos du démantèlement du moi, ou encore cette
« présence réelle », reprenant explicitement « le vocabulaire employé par les
théologiens à propos de l’Eucharistie »)65.
Certes Henri Rey-Flaud interroge d’autres structures, comme la perversion, mais
ses rapprochements restent anecdotiques et ne sont pas l’occasion d’une remise
en cause de la nosographie existante, laquelle nécessiterait une réélaboration
fondamentale de l’espace concerné. Il faudrait alors identifier et réunir comme
positions destinales, autisme, perversions, schizophrénie et maladies « psycho-
somatiques…66. A aucun moment (et pour cause) n’est cherché les autres figures
du destinal ayant surgies aux générations précédentes.
Est peut-être ainsi manquée une occasion de remettre sur ses pieds une théorie
marchant sur la tête, à l’exemple de la démarche de Marx, concernant
précisément un champ, fantomatique lui aussi : celui des marchandises. Si nous
restons dans les limites d’un questionnement épistémologique, Marx et en tout
cas Althusser auraient parlé ici d’abstraction insuffisante (laissant subsister des
objets hétérogènes), de fausse abstraction, ou d’abstraction forcée (faisant entrer
de force des phénomènes dans un espace qu’ils contredisent)67. C’est-à-dire
d’une démarche fétichiste (épistémologiquement).
Comme Heidegger l’indiquait à Jünger en parlant du nihilisme, la question n’est
pas tant ici celle du seuil (du franchissement de la ligne) que celle du site68.

L’abord de ces positions infantiles que nous identifions comme « autisme » est
radicalement hétérogène dans d’autres cultures,. Ainsi par exemple tout enfant

65
Il en est d’ailleurs de même chez Bettelheim dont l’expérience de l’autisme aussi bien que
du nazisme (cette dernière étant si remarquablement théorisée par lui) ne lui évite pas une
lecture et une interprétation des contes de fées toute entière plaquée sur le registre œdipien.
66
Ce qui ne constitue qu’un repérage extrêmement approximatif, le destinal faisant voler en
éclat les frontières de l’épistémè occidentale.
67
Cf. Jacques Rancière, « Le concept de critique », Lire le Capital 1, Maspero, 1965, p. 161
sq. Ainsi ces assertions qui ressemblent fort à des pirouettes et dont on ne voit guère ce qui les
soutient : « Nadia démontre aux soignants qu’il est en son pouvoir de transformer une
excitation en source de jouissance (ce qui est tout à fait différent de la position du masochiste
qui retire une jouissance de la douleur) » (p. 326)
68
Cf. « Contribution à la question de l’être », Questions I, NRF, 1979. Pour Heidegger :
« certes il fut une Topographie du nihilisme, de ses progrès, de son dépassement. Mais la
topographie doit être précédée d’une topologie : d’un effort de situation de ce site, ou lieu, qui
assemble Être et Néant dans leur essence, détermine l’essence du nihilisme et permet ainsi de
reconnaître les chemins sur lesquels se dessinent les modalités d’un possible dépassement du
nihilisme » (p. 234).
14

mossi du Burkina Faso est « potentiellement suicidaire » (Andréa Zempléni),


pouvant choisir entre le monde des humains et celui des génies il est susceptible
de s’en retourner à tout moment69. Dans cette ethnie, l’enfant dit kinkirga, au
comportement atypique et qui n’a généralement pas accès au langage, est
considéré comme un génie. Il est parfois qualifié d’enfant-serpent, prenant la
forme d’un serpent et s’enroulant autour de sa mère pendant son sommeil.
« Depuis la naissance il crie », « on dirait qu’il veut parler mais la parole ne sort
pas ».

On sait la part déterminante conférée aux déterminations familiales par


l’approche psychanalytique (et sa critique par certains penseurs, tel en
particulier Gilles Deleuze). Dans Langage et parenté70, Lévi-Strauss notait que
le système de parenté ne possède pas la même importance dans toutes les
cultures, que ce n’est pas un langage universel et que d’autres moyens
d’expression et d’action peuvent lui être préférés. Si la langue ne peut pas ne pas
signifier, il n’en va pas de même en effet concernant les autres systèmes qui
peuvent aussi prétendre à la signification comme l’organisation sociale, l’art…
Pour ces autres systèmes se pose donc la question « Est-ce que le système est
systématique ? ». Selon le grand anthropologue, dans nos sociétés le système de
parenté est très diminué et ne fournit pas le principe actif réglant toutes les
relations sociales. Il ne semble par contre ne pas en aller de même en ce qui
concerne ce que nous nommons subjectivation, laquelle paraît largement
déterminée par des agencements participant des positions parentales.
Cependant, il ne convient peut-être pas de faire de l’expérience inflationniste de
cette subjectivation et de ses déterminations familiales une règle universelle
(qu’il s’agisse d’autres cultures, ou dans nos cultures de certaines positions
comme celle baptisée « autisme »).

Un conte japonais

Soit le conte japonais dit Les cinq fantômes71, ce conte étrange est remarquable
surtout par ce qu’il agence d’une chorégraphie, de tonalités vocales, d’objets
énigmatiques, plus que par le déroulement d’une histoire dont les ressorts
resteront largement inconnus.
Dans le temple désaffecté où Yochinari (le samouraï du conte) passe la nuit, le
héros résistera à l’attaque des fantômes en les reconnaissant un à un en tout en
énonçant ce qu’ils avaient subis. Ces fantômes se définissent chacun par une
menace propre, par une sorte de chorégraphie et par la tonalité de la voix : Le
long, l’efflanqué, à la voix fluette, sifflement étourdissant, trait rouge
69
Doris Bonnet, « L’éternel retour ou le destin singulier de l’enfant », L’Homme, 1994,
Volume 34, n° 131, p. 93-110.
70
Anthropologie structurale 1, Plon, 1971, p. 58.
71
http://www.cs.cmu.edu/~celine/tresor/japon/conte3.html
15

flamboyant, glissant sur le sol, faisant des ronds et des arcs de cercle, qui
menace de l’étrangler ; Le nu, le haletant, un grondement épouvantable
évoquant tout un troupeau de chevaux, quelque chose de long, de blanc et de
luisant qui se mit à sauter autour de Yochinari en faisant entendre un jappement
et en menaçant de le déchirer en mille morceaux ; Le ventru, l’insatiable, un son
creux, comme celui que fait une cloche, comme une lumière ronde et bleue qui
tournoyait toujours plus vite et devenait de plus en plus grande, menaçant de le
manger…

Au lieu de nomination, au sens de donner un nom, le samouraï prend plutôt acte


de la manière dont eux-mêmes se qualifient72.
Le lendemain avec l’aide des villageois, il récupèrera : vers l’ouest une vieille
cruche sans fond dans l’étang : Le ventru ; vers le nord une queue de coq : Le
brillant, l’arqué ; vers le sud, Le mince, l’édenté : un vieux peigne, vers l’est ;
Le nu, le haletant : un crâne de cheval à demi enterré ; enfin, dans le temple, Le
long , l’efflanqué : un lacet qui n’avait que faire dans le coffre destiné aux
rouleaux d’écriture.
Les villageois suivirent le conseil de Yochinari. Ils enterrèrent très
profondément la cruche sans fond, la queue de coq perdue, le peigne édenté, le
crâne de cheval et le lacet déchiré ; puis ils remercièrent Yochinari de les avoir
délivrés des fantômes hantant le temple et s’excusèrent de leur attitude peu
amène de la veille (ils lui avaient refusé l’hospitalité).
Dans son commentaire « Les cinq fantômes japonais »73, Bénedicte Pavelak
associe la direction d’où vient la voix, le nom du fantôme, sa souffrance, les
caractéristiques de sa voix, la couleur et le bruit de l’attaque, le type de
mouvement et de menace et enfin le type d’objet cassé et délaissé. Elle note
aussi que dans la culture japonaise une émotion peut engendrer ou détruire un
autre sentiment. Elle insiste sur l’ordre de succession des voix et sur la
dimension de l’en-souffrance de chaque voix, à l’origine de leur
« délocalisation » (dans la pensée japonaise il existe une solidarité entre les
points cardinaux et les émotions) et d’une dimension de « masque »,
déplacement qui sera la caractéristique de chaque voix, et l’indication de ce
qu’elle cache (c’est-à-dire de l’émotion que la voix retient) – direction n’étant

72
On pourrait interpréter ces métonymies comme un défaut d’accès au métaphorique, mais
c’est précisément l’inverse : il y a une certaine impuissance du métaphorique occidental à
rendre compte du destinal (cf. infra). Le métaphorique aristotélicien est onomastique, les
lettres, les syllabes, la conjonction, l’article, l’articulation (arthron) en général en sont exclus
(cf. Jacques Derrida, « La mythologie blanche », Marges de la philosophie, Minuit, 1985, p.
286 sq). Rappelons la possibilité pour le jeu poétique de forcer le sémantisme de cet
aristotélisme : cligner de l’œil hors du où (Epître de la langue des fourmis de Suhrawan, cité
par J. Risset, Dante écrivain, Seuil, 1982, note 1, p. 71) par exemple.
73
Les champs de la voix, N° 68-69, décembre 1999, p. 110-123.
16

pas à entendre comme un point dans l’espace mais une mise en relation avec le
centre74.
Certaines formulations de Kandinsky concernant la peinture comme tension en
deçà de la figure apportent sans doute ici quelques lumières. Selon lui, les
éléments de la peinture ne sont plus des figures délimitées mais des tensions (ou
des « forces vives » dit parfois Kandinsky). L’élément est originairement
liaison, double mouvement de soi vers soi et de soi vers l’autre, poser l’élément
c’est poser la tension comme synthèse de deux directions contradictoires. La
proximité de ces énonciations avec l’écriture chinoise est remarquable, Jean-
François Billeter note que pour faire de « chaque caractère l’équivalent d’un
noyau d’énergie ou d’un organisme vivant », il faut « créer un réseau complexe
de tensions et d’échanges entre les parties du caractère, un jeu d’énergies qui
agissent puissamment les unes sur les autres tout en se contenant
réciproquement »75. Ainsi ces petits crabes que l’on nomme « étrilles »,
carapaces bombées, pinces brandies, sont manifestement des caractères chinois
échappés de quelque rouleau de calligraphie divine.

Notre conte japonais met en scène une sorte de bouleversement du


« tensionnel », articulé au fantomal. C’est à partir d’un tel tensionnel, en deçà de
l’histoire, que se jouent à notre sens les positions destinales.
Kandinsky pense les couleurs elles-mêmes comme tension. Henri Rey-Flaud,
lui, ne voit dans le registre pictural qu’un ersatz de symbolique à caractère
privé76 : comme Emile Benveniste77 il reste pris dans une méconnaissance du
sémiotique (qui n’a nullement un caractère « privé » renvoyant à la fantaisie de
chacun, mais dépend, comme chez Rimbaud, du repérage d’écarts structuraux).

Bénedicte Pavelak esquisse un parallèle entre le conte japonais des cinq


fantômes et le théâtre nô : le samouraï est comme l’acteur du nô nommé waki.
Le waki appartient à notre monde et en général il n’est pas masqué, c’est lui qui
force l’instance surnaturelle à révéler son identité78. Le shité, l’acteur principal,
s’arrête dans la « chambre du miroir », c’est-à-dire dans la partie de la scène
nommée Gaku-ya : la partie cachée par un rideau ; il y revêt son masque et se
74
Chez les Bantous Henri Junod signale un rituel possessionnel de « course-offrande » dans
les quatre directions cardinales (cité par M. Cartry, cf. infra).
75
L’art chinois de l’écriture, op. cit., p. 32.
76
P. 307.
77
Selon le grand linguiste : « Les relations signifiantes du “langage” artistique sont à
découvrir à l’intérieur d’une composition. L’art n’est jamais ici qu’une oeuvre d’art
particulière, où l’artiste instaure librement des oppositions et des valeurs dont il joue en toute
souveraineté, n’ayant ni de “réponse” à attendre, ni de contradiction à éliminer, mais
seulement une vision à exprimer, selon des critères, conscients ou non, dont la composition
entière porte le témoignage et devient manifestation » (« La communication », Problèmes de
linguistique générale, , Gallimard, 1983, p. 59).
78
Cf. Gérard Martzel Le dieu masqué, Fêtes et théâtre au Japon, POF, 2002.
17

concentre devant le reflet de son propre personnage, jusqu’à ce que le reflet du


miroir fasse monter en lui la force qui le poussera sur la passerelle au son de la
flûte. Cette technique d’imprégnation du personnage transpose sur le plan
esthétique les vieilles pratiques de mise en transes qui permettaient au kami79 de
posséder l’individu qui le personnifiait. Le nô ignore transe et possession mais
en a conservé les techniques et les gestes dans la danse de possession, maï,
qu’exécute le shité dans la deuxième partie des pièces, et qui révèle la nature
profonde du personnage.80

Michèle Montrelay81 constatait que Lacan avait laissé de côté l’exigence


indiquée par Freud d’un « revivre », revivre « dans le présent » de la vie et
« dans l’amour du transfert » l’impensable de la mémoire. Lacan présentant la
répétition comme nécessité structurale, non comme appel de l’ICS à une
réactivation d’un certain nombre de signifiants à travers deux sujets, deux désirs.
Michèle Montrelay avance qu’« on peut formuler en d’autres termes cette
exigence, dire : il existe un registre actuel de l’ICS, actuel dans la mesure où
l’analyste et l’analysant, dans le cadre de la cure (mais il existe bien d’autres
champs d’activation), l’interprètent ensemble.
Elle précise qu’elle prend « le verbe “interpréter” non dans le sens que la
psychanalyse lui donne ordinairement : expliquer, signifier, mais dans celui qui
est donné au théâtre ou en musique. On interprète une comédie, une symphonie,
un thème de raga ou de jazz : on le joue »82.
Il resterait à interroger ce qui fait l’efficace d’une telle interprétation, il vaudrait
mieux parler de performance (dans le sens anglo-saxon d’accomplir ce qui
restait en réserve : ce conte japonais est une sorte de performance théâtrale, plus
que de représentation) ; mais interroger aussi ce qui dans notre culture fait sans
doute pour partie obstacle à cet efficace (rappelons les « aspects théâtraux de la
possession chez les Éthiopiens de Gondar » selon Michel Leiris, ou les liens
structurels de la tragédie et du dionysiaque, que la psychanalyse élude).

Un mot encore, concernant les objets énigmatiques du conte japonais : à la suite


d’Aby Warburg, relativisant le rapport de la mémoire à la structure narrative,

79
Kami, divinités, dieux, esprits, ils n’ont pas de formes mais des fonctions.
80
P. 196.
81
Depuis Lacan, quelle clinique ?, dactylographié.
82
Notons au passage que dans ce texte Michèle Montrelay insiste sur la dimension
indécidable de ce qui se joue dans l’espace entre la mère et l’enfant (« le soi ne trouve sa
certitude que si le lieu ou l’acte qui le soutient reste jusqu’à un certain point incertain »),
position de pudeur qui laisse place à la vitale part de l’ombre et à la connivence évoquée par
Pascal Quignard (à un autre propos), beaucoup plus convaincante en tout cas que les
constructions laborieuses de Bion à propos de la « fonction alpha » (cf. L’enfant qui s’est
arrêté…, p. 63). En français en tout cas, le terme d’« élément-bêta » fait bien entendre toute la
naïveté scientiste.
18

Carlo Severi83 a insisté sur ce qu’il nomme représentation « chimérique » et sur


le principe qui fonde celle-ci : « l’association en une seule image de traits
hétérogènes, sinon contradictoires, qui lui confèrent une intensité spéciale et la
rendent mémorable ». Il emprunte à Lorenzo I. Bordonaro des iconographies
mnémoniques et des objets-mémoire présents dans plusieurs cultures – par
exemple en Nouvelle Guinée. Attirant l’attention sur ces objets, il souligne leur
fonction de rendre visibles, et ensuite présents à la mémoire, une dénomination,
un nom totémique, ainsi que d’établir et ensuite exhiber rituellement les liens
d’identification avec les ancêtres. Autant de dimensions de l’objet qu’une
approche destinale ne peut éluder.

La possession rituelle

Lévi-Strauss, dans Le temps retrouvé84, notait que « le sacrifice est une


opération absolue ou extrême, qui porte sur un objet intermédiaire. De ce point
de vue, il ressemble, tout en s’y opposant, aux rites dits “sacrilèges” tels que
l’inceste, la bestialité, etc., qui sont des opérations intermédiaires portant sur des
objets extrêmes ». Avançons que la psychanalyse est une pensée du sacrilège qui
résorbe en celui-ci la question du sacrifice85 (pour des raisons historiales que
nous tenterons d’esquisser).
Selon Andréas Zempléni, la possession rituelle est une forme méconnue de la
pratique sacrificielle, assignant à ses adeptes un statut d’êtres sacrificiels86.
Le vocabulaire de la transe n’est cependant pas celui du sacrifice mais se réfère
à la chasse, à la lutte des animaux et à la guerre, comme si le possédé devenait
une figure condensée de la proie animale et de la victime humaine. Il est en
particulier remarquable que le cheval s’avère un animal « bon à penser » le
possédé et sa possession (mais aussi le chamanisme sous une forme quasi-
inversée87).
83
Le principe de la chimère, Aesthetica, 2007.
84
La pensée sauvage, Plon, 1962, p. 298.
85
En l’interprétant en termes de jouissance (cf. supra).
86
Cf. Andréas Zempléni, « Des êtres sacrificiels », Sous le masque de l’animal, PUF, 1987, p.
267-31 Possession que Henri Rey-Flaud réduit à la mystique, rabattue sur l’hystérie (« les
conduites mystiques s’inscrivent sans ambages au registre de l’hystérie » (p. 327). Il est vrai
qu’il ne fait que suivre ici l’exemple de Freud.
87
Le chamanisme est répandu dans les zones « asacrificielles » ; le chaman apparaît plutôt
comme un cavalier solitaire. Henri Rey-Flaud, à propos de l’insensibilité à la douleur des
autistes, évoque certes le chamanisme (qu’il réduit au « cadre général de la sagesse
orientale »), il se contente d’évoquer à son propos le « projet fondamental de refaire à l’envers
le parcours d’individuation normalement accompli par le sujet de langage afin de retrouver,
au terme d’un processus de déconstruction et de dilution du moi, un état d’union avec le
monde, homologue du “sentiment océanique” vanté à Freud par Romain Rolland. » (p. 319-
320). La formule « projet fondamental » indique qu’il pense manifestement le chamanisme
dans le cadre de la subjectivité, autrement dit métaphysiquement (ethnocentriquement) et non
de manière destinale. Cette question du chamanisme n’est pas soulevée quand il commente
19

Une part de la personne est aliénée au profit du dieu (entrer en transe c’est « être
fendu »88) tout en étant placé sous le contrôle du maître ou de la maîtresse du
« haras »89. Le zar éthiopien par exemple est une instance qui n’a pas d’autel
comme si le corps de son cheval lui en tenait lieu.90
Par rapport au sacrifice animal, la possession se situerait au pôle opposé à
l’ascétisme (qui tend à faire de la purification du sacrifiant le tout du sacrifice91).
Elle réalise le paradoxe d’un sacrifice propiatoire dont le destinataire est
incorporé dès le départ par le sacrifiant.92 Le malade possédé est à la fois
assimilé au destinataire du sacrifice buveur de sang et à la victime animale,
condensation en la figure du possédé de la victime animale et du sacrifiant
humain, déplaçant sur elle la consécration et l’immolation de la victime. Ces
termes ne sont certes guère utilisés pour approcher certaines positions extrêmes
comme l’« autisme », pourtant la possession dépossède en quelque sorte le sujet
de lui-même, le « disperse », le « démantèle » pour reprendre l’expression de
Meltzer, voué à sa propre immolation on comprend que « la plus tendre
adresse » venue de l’autre lui soit insupportable, « horreur de l’Autre et d’eux-
mêmes » dit Henri Rey-Flaud93.
Cet auteur évoque, Maria-Louisa qui a le sentiment, tel Oreste d’être poursuivie
par un essaim d’abeilles, mais selon lui : « les insectes ne sont pas ici des figures
du surmoi venant réclamer le châtiment du matricide, mais l’expression d’un

l’énigmatique rapport aux oiseaux d’un « autiste ». (p. 271). Les autistes sont en quelque sorte
pris, comme Mélusine, dans un télescopage historial qui rend inaudible leur position : que
deviennent en effet aujourd’hui, dans notre société, les chamanes, ascètes ou prophètes
potentiels ?
88
Ce que Meltzer nomme donc « démantèlement du moi », Henri Rey-Flaud note que parfois
« c’est le sujet lui-même qui occupe la place de l’Autre étranger et hostile. Sylvestre ne
supportait pas son image dans le miroir : quand il se voyait dans la glace, il criait et disait que
c’était un autre qui était là et qui le fixait avec un regard noir » (p. 17).
89
Ce qui pose pour le moins un bon nombre de questions sur certaines pratiques masochistes !
90
J’ai d’ailleurs été surpris de constater que le « lieu-chevêtre », évoqué par Deligny,
renvoyait au monde équestre, au licol.
91
Henri Rey-Flaud considère assez longuement cette question de l’ascétisme, mais sans
prendre en compte cette dimension sacrificielle. C’est surtout l’occasion d’une
disqualification supplémentaire de la position autistique : à l’inverse de l’ascète « la position
de Piffie au contraire est entièrement tournée vers le passé et vers la mort, ainsi que le montre
son fantasme qui fait de lui, non plus l’objet perdu par et dans le langage, mais un déchet
vivant, un rebut abject, près de retourner au néant auquel il est voué » (p. 390) . Mais c’est
précisément la place que lui assigne notre société (et le jugement de certains analystes !).
92
Remarquable de ce point de vue, la comparaison qui vient à Henri Rey-Flaud : « à l’instar
des âmes des morts qui reprennent vie et consistance chez Homère grâce aux libations de sang
offertes par les vivants, les enfants comme Timmy sont, eux aussi, susceptibles de constituer
ce corps qui leur fait défaut… » (p. 358). Le jeu de Nadia avec la flamme du briquet n’est pas
interrogé dans le sens du sacrificiel par Henri Rey-Flaud, il évoque « la transformation d’une
excitation douloureuse en source de jouissance » et « une entreprise de maîtrise généralisée du
réel mauvais » (p. 326).
93
Respectivement p. 16 et 17.
20

phénomène beaucoup plus archaïque dont l’identité peut être reconnue au fait
que Maria-Louisa parle à ses persécutrices et les “nourrit”. En quoi il apparaît
que les abeilles de la petite fille relèvent, comme le surmoi, du champ du
langage, mais d’un langage primitif, qui reste à la charge de l’intéressée »94. Il
n’est évidemment pas fait référence à la possession pourtant ici fortement
suggérée par le tableau, et la référence au surmoi elle-même indique bien
combien la question du destin est souvent résorbée par l’analyse, et réduite à « la
charge de l’intéressée ». Il est précisé que les éducateurs, « inspirés par
l’intuition divinatoire de l’inconscient », proposèrent à Maria-Louisa d’enfermer
les abeilles dans une boîte, suggestion saisie au vol. Plutôt que de voir dans cette
boîte, comme le suppose Henri Rey-Flaud, « le réceptacle des premiers signes
sensitifs de l’enfant, normalement assurée par l’Autre maternel », nous
l’interpréterons comme la constitution d’un autel disjoint du sujet, différant son
statut d’être sacrificiel.
Remarquable aussi la terreur de Nafissa lorsqu’une jeune soignante lui dit : « Tu
est frisée comme un mouton »95. Pour Henri-Rey-Flaud, « la terreur de l’enfant
est donc d’être livrée à la toute puissance du langage qui détient le pouvoir,
comme dans les contes, de transformer à volonté en n’importe quoi, voire même
en rien ». Il est en tout cas remarquable que le mouton, et particulièrement dans
la culture que semble indiquer le prénom de la fillette, est un animal sacrificiel96
(même surdité d’ailleurs devant le prénom Christophe et la volonté de ce garçon
de se faire appeler Piffie)97.

Selon Andréas Zempléni, les cultes possessionnels visent à convertir l’état de


sacralité dangereusement continu de la possession incontrôlée en un état
d’altération discontinu et périodique, « pulsionnel », de la possession rituelle. Il
s’agit donc de produire une inversion tant spatiale que temporelle pour que ce
qui agissait diffusément et continûment du dedans revienne périodiquement (et
violemment) du dehors. Il ne s’agit donc ni de sacraliser ni de désacraliser le
possédé mais de le séparer de l’être qui le possède. C’est comme si le corps
entier du sacrifiant était retourné à la manière d’un gant : la coiffe de panse
retournée, les intestins attachés, le sang épandu sur le corps lors des rituels
indiqueraient ce passage. Par l’accoutrement de viscères il s’agirait aussi de
rendre répugnant le corps du possédé pour dégoûter les sorciers-anthropophages
qui doivent être séparés des instances possessionnelles proprement dites.98

94
P. 53.
95
P. 367.
96
Telle est la fascination logocentrique qu’elle empêche de percevoir autre chose que la
puissance du langage. Elle a partie liée avec cet universalisme des Lumières qui a servi d’alibi
à la destruction systématique des autres modes de mondification.
97
P. 372.
98
Avec le risque en cas de négligence du rituel que l’instance pénètre à nouveau dans le corps
ou dans celui des descendants. Même dans les cas de constat divinatoire d’un destin ou d’une
21

Henri Rey-Flaud rapproche certains comportements de l’autisme de ce qu’il


nomme « fouille perverse », soit « la quête menée au cœur de l’intimité de
l’Autre pour aller chercher l’agalma qui s’y trouve détenu »99, évoquant Gilles
de Ray mettant au jour les organes intérieurs d’enfants éventrés, il insiste sur
l’acharnement sadique à récupérer des objets primordiaux perdus pour
reconstituer son propre narcissisme effracté. Dans un repérage en terme de
possession nous sommes évidemment bien loin de ce type de théorisation avec
ce qu’elle suppose de croyance en une « volonté de jouissance effrénée et
implacable »100. Ce sont les questions de « topologie », c'est-à-dire de
séparation, de conjonction, de disjonction, de retournement, de « refondation »,
qui sont prévalantes.
L’exemple des sociétés voltaïques, est en ce domaine saisissant. Comme le note
Michel Cartry101 à propos des « destins de meurtriers », on rencontre dans cette
culture une attention précise et vigilante aux menaces d’atteinte du territoire, la
transgression ayant comme effet de « gâter » ou de « salir », de « polluer » ou
d’« incendier » le lieu où elle s’est produite. À quoi répondent des gestes se
disant dans une série de verbes qui signifient dans leurs emplois courant
« ramasser », « balayer », « éteindre », « enfouir »…
Ce n’est pas tant le meurtre qui constitue l’acte criminel, mais le sacrilège,
l’entame faite à la terre102, et les pratiques rituelles ne vont nullement dans le
sens de l’expiation ; par exemple aller jeter les racines utilisées pendant le
traitement au lieu même où l’homme qui a été fléché est tombé (visant ainsi à
son passage à un état de mort enfin cadavérisé), ou encore repas rituel dont on
abandonnera les reliefs au carrefour comme part destinée à la victime (pour la
rendre impuissante après consommation). Une étroite conjonction (alimentaire)
entre le meurtrier et la puissance « protectrice » et la nette séparation avec la
puissance menaçante sont soigneusement visées.
Disjonction/conjonction comme en monde grec, par exemple lorsque le
meurtrier est inconnu mais qu’on connaît l’objet meurtrier : selon Jean-Louis
Durand103, c’est comme s’« il y avait une contradiction irréductible dans le fait
que résident ensemble le corps enseveli et une quelconque trace matérielle de la

vocation (différent d’un diagnostic d’état morbide) l’établissement d’une liaison interne et
continue entre le corps de l’adepte et l’orisha est une étape indispensable, supposant la
régression à un état « d’hébétude et d’atonie » profond. Selon P. Verger « ils deviennent des
êtres difficiles à définir, ils sont hagards et hébétés, ne savent plus parler et ne s’expriment
que par des sons inarticulés et des grognements ». Le phénomène possessionnel initial semble
faciliter ensuite le passage d’autres instances secondaires, moins virulentes, qui n’auraient pu
à elles seules faire effraction dans le « sujet ».
99
P. 196.
100
P. 348.
101
Cf. infra.
102
Le lieu importe, en tant qu’il est toujours susceptible d’enter en connexion avec les lieux
sacralisés, susceptibles de recevoir le sang des animaux sacrificiels.
103
« La mort, les morts et le reste », Destins de meurtriers, op. cit.
22

cause mortelle sur le territoire politico-rituel du mort » même s’il s’agit d’un
animal ou d’un objet. En cas de suicide par exemple il y a prélèvement de la
main meurtrière, le corps est normalement mis en terre, la main l’est aussi, mais
pas dans la zone de sépulture : il s’agit d’associer le défunt au territoire politico-
rituel, et de dissocier la cause et du territoire et du défunt.104

Comme dans beaucoup de sociétés le meurtre déclenche chez les Bassar du


Togo une soudaine proximité entre le meurtrier et sa victime, tendant vers la
fusion et entraînant une confusion de leur identité respective, loin d’un
processus d’incorporation, transformant progressivement l’esprit de la victime
en double du meurtrier, ces phénomènes sont pour les Bassar le signe que
quelque chose de terrifiant est en train de se produire, qu’il s’agit de stopper net
et non de seulement accompagner.
Stéphane Dugast105 insiste sur les connexions existant chez les Bassar entre le
domaine du meurtre sanglant et celui du deuil intense (par exemple un enfant en
bas âge ayant perdu sa mère)106. Avec les rites apparentés qui concernent les
jumeaux et les devins, les procédures rituelles d’arrangement l’emportent sur
celles de séparation.107
Il est remarquable que ce contexte d’entame de la « peau de la terre » vienne
inquiéter la différence sexuelle : chez les Bassar les femmes enceintes des deux
lignages ne doivent pas rendre visite aux familles de l’autre lignage, sous peine
de donner naissance à un enfant dépourvu de sexe. Danouta Liberski-Bagnoud108
évoque, en pays kasena (Burkina Faso), un homme ayant tué sa femme et ayant
refusé de se soumettre aux rites, portant des pagnes de femmes et des
colifichets : son comportement étrange n’a rien d’efféminé comme ceux des
« hommes qui font la femme ». Parler ici de désaveu nous installerait en plein
malentendu.
Cette atteinte de la différence sexuelle semble fréquente : dans notre culture, on
constate souvent une sorte de virilisation ou paravirilisation des filles qui
paraissent « vectrices » (par ailleurs souvent préservées) de la « pollution » et
une déphallicisation des garçons (qui par contre ne semblent pas vecteurs de
l’« instance »). Cela reste à vérifier et dépend peut-être de l’identité sexuelle de
celle ou de celui qui a été le lieu du « traumatique » initial (lorsque les choses
104
L’exécution par précipitation dans le barathon sans fond où s’anéantissent les corps des
suppliciés contourne le problème par son évitement.
105
Meurtriers, jumeaux et devins, op. cit., p. 175-209.
106
Dans les deux cas le jabun s’avérant un des plus puissants rites de séparation.
107
En Afrique, chez les Bassar le Jabundaan (détenteur du jabun) s’avère compétant pour
plusieurs types de mauvaises morts : « brûlés » (victimes d’homicides ou de morsures de
serpent, lépreux) et « enflés » (gonflement quelconque au moment du décès), il est dans une
proximité avec le Maître de la foudre (là aussi catégorie brûlés / enflés). Si la victime est un
brûlé, le meurtrier est menacé d’un enflement par le poison des ancêtres : au feu s’oppose le
liquide.
108
La lame du couteau et la mort amère, op. cit., p. 211-250.
23

s’agencent en ces termes). Il semblerait en tout cas que chez les Bassar il y ait
une transmission masculine majoritaire (sans que la féminine soit cependant
exclue)109.
Le type de solution trouvé pour remédier aux risques de pollution suscités par
certains actes s’avère en tout cas instable et particulièrement violent chez les
Bassar : il y a une singulière ressemblance entre la force qui émane du jabun
(« médecine » rituelle défensive) et celle que véhicule le kinan (la principale
composante de la personne, en principe d’origine ancestrale, devenue
vengeresse du fait du meurtre) de la victime, c’est d’abord une puissance
agressive, qui ne protège que dans la mesure où elle s’attaque à une autre
puissance110. Si d’aventure un homme faisait l’acquisition du jabun sans avoir
commis de meurtre, il s’exposerait à une mort certaine, la puissance ne trouvant
pas de kinan à combattre se retournerait contre l’acquéreur illégitime. Dans le
jabun il y a donc équilibre précaire entre une entité hostile qu’on ne peut se
concilier et une entité assimilable mais que l’on se doit de construire.

Un texte de Michel Cartry, « La dette sacrificielle du meurtrier dans les sociétés


des bassins des Volta, d’après quelques récits d’administrateurs-
ethnologues »111, apporte en ce domaine des indications particulièrement
précieuses. Il rappelle que Benveniste avait montré que le rex archaïque était un
personnage dont la mission n’était pas de commander mais de « tracer la ligne »,
et qu’on serait tenté d’appliquer cette formule au maître de la Terre, qui, tel un
témoin du monde de l’origine où la Terre et le Ciel n’étaient pas encore séparés,
possède l’autorité pour réénoncer les « tabous de la Terre ».
La liste des tabous de la Terre comporte un groupe d’interdits dont l’objet n’est
pas le meurtre en tant que tel mais le meurtre sanglant ou des agressions ayant
provoqué un écoulement de sang sur le sol, y compris parfois accidentellement,
« l’intention n’est nullement requise pour faire d’un acte une faute rituelle ».
Ainsi parfois aussi l’accouchement en brousse ou encore l’appropriation pour
usage personnel de certaines « épaves » (animaux, biens perdus…) qui
reviennent de droit à la puissance Terre.
Dans les années trente, Labouret et Rattray ont perçu que le maître de la Terre
traitait la question du meurtre (concernant les effets risquant de meurtrir tout ce
qui est vivant sur la terre où l’on vit), dans ses rituels de réparation, tout
autrement que nos constructions juridiques. Il s’agit surtout de déterminer les
sphères d’appartenance sacrificielle des acteurs avant de pouvoir déterminer si

109
Notons qu’avec l’ère de la subjectivité on ne peut plus préjuger de ce qui s’avèrera
« traumatique ».
110
Le plus notable des traits distinctifs du jabun (le statut de dépositaire étant acquis de
manière strictement individuelle) est le nom propre donné à la puissance elle-même. A
certains égards, cette violence est assez proche de la violence des solutions proposées par la
médecine occidentale.
111
Destins.., op. cit, p. 251-304.
24

l’entame faite au corps de l’autre est aussi une entame faite à la terre. Les
tabous de la Terre et les sacrifices de réparation les accompagnant ne prennent
sens qu’une fois replacés dans le cadre de cette sorte d’espace-corps qu’est une
unité de maîtrise de la terre, concernant les membres d’une communauté
sacrifiant à une même « peau de la Terre », parenté rituelle prise dans un même
champ (Deligny parle de « lieu-chevêtre » et de l’existence d’un « corps
commun »).
Donc, là encore des questions de topologie, de spatialisation ou de
reconstruction d’une « spatialité » mise en danger, comparables aux
purifications prescrites par Épiménide, et non des questions d’expiation avec
leurs corrélats de jouissance supposée et imputée.

Le tobega

Parmi les rituels visant à traiter le mal dont risque d’être affligé le meurtrier
comme son entourage, Michel Cartry112 s’est particulièrement intéressé au rituel
nommé tobega, avec lequel la dimension sacrificielle passe au premier plan. Ce
rituel pourrait s’avèrer d’une importance capitale concernant ce qui se joue au
sein des agencements destinaux.
Michel Cartry souligne que si certains des traits prêtés au meurtrier avant la cure
évoquent une forme de possession, ce concept s’avère trop large pour être
pertinent. Le tobega est « cela même qu’une personne qui a tué est dite acquérir
en conséquence de son acte » : par métonymie c’est aussi l’autel qui est fabriqué
pour un tel esprit et la cérémonie en relation avec cette fabrication113. Ces rituels
visent à installer l’homme qui a tué (et qui est exposé, lui et ses proches, aux
coups de la puissance mortifère éveillée chez sa victime), dans le statut de
desservant attitré d’un culte rendu à une puissance. Dès la première phase on
traite le meurtrier non pas seulement comme « la “victime” d’une sorte de mal
contagieux dont il faudrait tout à la fois le protéger et protéger les autres, mais
comme une sorte d’initiant appelé à devenir l’adepte d’un culte particulièrement
contraignant ».
Le tobega est installé le plus rapidement possible dans la maison du meurtrier.
Désormais, le meurtrier sera assujetti à la puissance de ce tobega logé dans
l’autel du même nom et il n’aura de cesse d’exiger de lui des sacrifices (sur la
bonne exécution desquels d’anciens meurtriers, déjà traités, veillent : l’homme
est « sous surveillance » et le restera toute sa vie). Après sa mort, la puissance

112
Op. cit.
113
Seuls d’anciens meurtriers, d’abord passé par le tobega, pouvaient accéder au statut de
spécialiste habilité à traiter ce genre d’affection. Après cette épreuve, ils s’étaient engagés
dans la voie d’une autre forme d’initiation, les rapprochant du magicien et du prêtre
(« médecines » d’origine végétale, connaissance secrètes – formules à réciter, recettes… –
mais aussi choses impalpables passées de maître à élève).
25

qu’il aura entretenue restera active, et cela jusqu’au moment ou l’on célébrera
pour lui la cérémonie finale des funérailles.
Il y a nécessité de circonscrire dans l’espace cultuel de l’autel du tobega le
champ d’intervention de la puissance libérée par le meurtre rythme le temps du
rite.
Selon Stéphane Dugast le genre de puissance (par exemple cette instance dite
jabun) sollicitée par ces rituels aurait pour vocation de lutter contre le principe
vital de la victime qui dès l’instant du meurtre chercherait à s’introduire dans le
corps du meurtrier. Le jabun fait intervenir des objets spécifiques dont les noms
peuvent suffire accessoirement à le désigner, comme ceux de « foyer » ou de
« corne » (par allusion à la corne qui contient la poudre médicamenteuse
associée à la puissance du jabun). L’ingrédient de base de la poudre médicinale
du jabun est une portion de foie humain. Le foie est le siège du kinan d’une
personne. La sauce, selon certains informateurs, est mélangée au moyen de
l’humérus d’un homme tué par flèche.114
Il s’agit de défaire l’espèce de ligature opérée (ou risquant de s’opérer) lors du
meurtre qui avait soudé (ou risquait de souder) l’un à l’autre deux êtres d’abord
distincts115.
Les questions de remaniements « topologiques », ou pour le dire autrement de
rerritorialisation, sont donc déterminantes : le lien que le spécialiste cherche à
établir entre la victime du meurtre et le meurtrier par la médiation d’un autel
n’est pas un lien d’attache permanent, mais un lien présentant les
caractéristiques d’un lien cultuel, ne s’actualisant qu’à des intervalles de temps
réguliers et dans un espace délimité, mettant en jeu un cycle temporel avec des
phases de resserrement et de raffermissement faisant suite à des périodes de
mise à distance116. Dans l’« autisme » de telles tentatives sont sans doute à
l’œuvre mais elles ne trouvent guère de « Maître de la Terre » (sauf peut-être
Deligny) pour les accueillir.

114
Dans son ouvrage Henri Rey-Flaud évoque des objets possédant « pour leur détenteurs (i.
e. des « autistes ») des “propriétés magiques qui les protègent comme des talismans ou des
amulettes » (p. 79).
115
Par exemple en « ébouillantant » à travers le corps du meurtrier le principe vital de la
victime présente en lui. Hegel, dans Le système de la vie éthique, à propos de la vie qui a été
niée par le meurtre, note que celle-ci continue à subsister non comme un esprit immatériel
mais comme une vie restaurée qui effectue l’inversion de ce qu’avait posé le meurtrier ; ce qui
donc continue à subsister, ce n’est pas un esprit mais un esprit auquel le meurtrier a procuré
un corps.
116
Un sacrifice sollicite d’ailleurs un signe de la puissance : soit qu’elle prenne le chemin de
l’errance, laissant le meurtrier à sa solitude et l’exposant aussi au risque d’un retour
intempestif, soit qu’elle accepte de s’inscrire dans l’espace cultuel, se liant au meurtrier dans
le cadre d’une relation sacrificielle.
26

Chez les Bassar, la proximité repérable avec les rituels concernant les jumeaux
laisse supposer l’installation d’une puissance117 aux exigences sans limite
menaçant de ruine le meurtrier comme il a lui même exposé la famille de la
victime. Absence de limites l’exposant même à la morsure mutilante de la
puissance : dans certaines circonstances le tobega réclame de la chair humaine et
oblige le meurtrier à se mutiler progressivement.
Le meurtrier doit faire un tobega parce qu’il a privé par son acte un esprit,
victime de son fait d’une « male mort », de l’offrande des sacrifices coutumiers
de son fils. Comme si à travers les sacrifices de sa vie à venir, le meurtrier
« prenait en charge cet esprit même », en lui faisant les offrandes que le mort
aurait sans le meurtre reçu de son propre fils. Plus que souci éthique, Cartry
parle d’un effet de disruption sur le dispositif sacrificiel, dispositif qui, en temps
normal, permet à chacun des membres de trouver sa juste place dans la
généalogie. Toute personne victime d’un meurtre est en effet appelée à devenir
un mauvais mort, condamné à l’errance, et dont le fils ne peut constituer un
« autel du père » (installant le défunt dans un statut d’ancêtre)118. Est ainsi
ouverte une brèche dans l’édifice symbolique sur lequel repose tout l’équilibre
du lignage.
Aux rituels positifs ou négatifs qui ont lieu dans la maison de la victime d’un
meurtre répondent les rituels effectués dans la maison d’un meurtrier : la
puissance de père laissée en déshérence dès lors qu’elle est privée des sacrifices
qu’elle aurait dû recevoir dans la maison du fils désertera celle-ci pour devenir
puissance sacrificielle dans la maison du meurtrier.
Cette arrivée entraîne la vraisemblable dépossession de la place réelle et
symbolique qu’occupait le maître de maison dans l’espace rituel, mais aussi la
possible exposition à la colère des divinités (avec lesquelles avaient été
auparavant tissés des liens de dépendance durables), dépossédées de leurs part
de prémices par la puissance nouvelle venue.
Selon Michel Cartry, on voit mal comment l’acquisition par un fils d’un statut
rituel de meurtrier pourrait lui permettre tout à la fois prendre en charge un autel
de père le rattachant à sa lignée et cet autel de meurtre, le tobega, qui le met en
connection avec la lignée de sa victime.
La véritable perversion du système des alliances avec les dieux, les ancêtres et
les autres membres de la famille ouvre donc par la prise en compte du fait
possessionnel à une toute autre lecture qu’en termes de désaveu (du père ou du

117
Ne se confondant certes pas avec l’esprit de la victime, mais qui par bien des aspects
apparaît comme sa représentation.
118
La male mort ouvre à deux types de statuts différents pour les fils : morts étranges
(suicidés, variolés, lépreux, victimes de serpents) d’une part, personnes assassinées d’autre
part, avec possibilité ou non pour les fils de ceux-ci d’avoir un autel associé « d’une certaine
façon » à l’esprit du père (pour la seconde catégorie seulement).
27

symbolique)119. On ne saurait trop souligner l’importance de ce texte de Michel


Cartry qui réfute les thèses freudiennes sur la perversion (en particulier les
consternantes formulations sur le sadisme et le masochisme), thèses dont
l’inconsistances n’ont sans doute comme équivalent que l’inconsistance du
discours dit « gay et lesbien »120. On ne s’étonnera donc pas que le texte de
Michel Cartry soit resté parfaitement confidentiel.

Autre constat : même après les funérailles du meurtrier le cycle du meurtre n’est
pas bouclé, et la vie des deux maisons ne reprend pas son cours normal.
Il n’est pas rare de constater en effet que le devin consulté pour des histoires de
naissance dise que ce qui arrive à l’enfant né ou à naître est un signe émis par un
tobega pour devenir l’esprit gardien de cet enfant.
Ainsi l’enfant qu’Aboya121 avait eu d’une femme qui quelques années plus tôt
avait frappé à mort sa co-épouse : l’esprit tobega fit savoir au devin qu’il voulait
devenir l’esprit gardien de cet enfant.
On ne sait pas les conséquences qui en résultèrent pour l’enfant.122
Cette prise en compte du sacrificiel bouleverse toute la perspective théorique
concernant l’autisme.
Philippe Forest123 rend assez bien compte du malaise qui plane en ce domaine. Il
rappelle que Frances Tustin évoque un échec du « processus de nourrissage »
conduit par les parents, de même, certains textes de Bruno Bettelheim, par
exemple dans La forteresse vide : « le facteur qui précipite l’enfant dans
l’autisme infantile est le désir de ses parents qu’il n’existe pas ». Le rejet par la
mère serait régulièrement évoqué. Philippe Forest parle d’une vision qui « fait
peser sur les parents une culpabilité insupportable et fantomatique ». Il évoque
avec pertinence : « au long d’années de détresse, de longues séances de
psychothérapie visant à amener une mère à avouer son inexprimable haine
primitive pour un fils ou une fille qu’elle désespérait de ne pouvoir aimer »124.
Mais Philippe Forest lui-même ne trouve d’autre issu qu’une pirouette :
s’appuyant sur le constat que « l’ambivalence des affects rend toujours

119
L’installation du tobega, transformant en sanctuaire secret le zono qui assurait la
communication entre le monde des vivants et le monde des ancêtres et des dieux.
120
Sans parler évidemment des thèses neuro-biologiques !
121
L’informateur indigène de Labouret et Rattray.
122
Lors d’une séquence de rites funéraires, l’on doit « balayer » le corps du défunt pour le
débarrasser de ce qu’il a gardé des imprégnations de son esprit gardien du fait de l’amplitude
du champ où la puissance du tobega se propage par sa capacité à s’agglutiner aux enfants dont
elle veut devenir l’esprit gardien. C’est pour cela qu’on ne peut se soustraire à l’obligation du
balayage, car on ne peut jamais exclure que l’esprit gardien d’une personne dont la première
histoire de vie est mal connue soit un tobega.
123
Cf. Philippe Forest, Près des acacias, Actes Sud, 2002, p. 28.
124
Philippe Forest note encore : « J’imagine qu’alors, un jour ou l’autre, dans de telles
conditions, l’aveu finit par advenir, que cet aveu justifie la torture mentale qui l’a rendue
possible et enfoncer davantage le coupable dans une détresse sans recours ».
28

indissociable l’amour et la haine » il affirme que « l’amour maternel porte en lui


l’infanticide aussi naturellement que l’amour filial implique le matricide »,
formulation rassurante qui ne fait pas avancer d’un pas.
Ce n’est nullement à la question de la haine qu’ouvre le sacrifice, mais à la
question du plus précieux (qu’indique assez le terme d’agalma utilisé par Louis
Gernet)125. Henri Rey-Flaud fait de la beauté « un signe clinique propre à
l’autisme »126, le passage est intitulé : D’une position qui rend compte de la
beauté dérangeante des enfants autistes127, il est bien peu convainquant. Il suffit
de rappeler que les Grecs sacrifiaient des animaux sans taches.

Guy Stroumsa128 a rappelé que la destruction du Temple de Jérusalem induisit la


fin du sacrifice et l’apparition de nouvelles formes religieuses, des religions
spiritualisées, sans nul sang versé, qui ne sont plus liées à l’espace sacré,
l’omphalos représenté par le Temple : cette mutation affecta tôt ou tard toutes
les religions.
Religions sacrificielles sans sacrifices sanglants : avec elles c’est la prière qui est
conçue comme sacrifice. « Les martyrs et les vierges n’apportent plus le
sacrifice, ils sont le sacrifice. Le christianisme, en effet, offre à tous et à toutes la
possibilité de devenir le sacrifice »129. Radicale transformation de l’offrant en
offert, qui peut avoir des conséquences aberrantes. Stroumsa cite les martyrs
chrétiens dans les arènes romaines et les auto-immolations des terroristes. À
notre sens la même configuration apparaît en plusieurs positions destinales et
tout particulièrement dans l’« autisme ». L’abord psychanalytique semble le plus
souvent se réduire à une forme d’exorcisme dénié de celui-ci, visant à le
réinscrire de force dans un ontothéologocentrisme.

Mises en monde : les enjeux historiaux-politiques de l’autisme

Que le possessionnel entraîne régulièrement des distorsions du langage, nous


n’en disconvenons pas, mais ces distorsions donnent précisément accès à une
dimension sémiotique de la langue, conflictuelle avec sa dimension sémantique,
non accessible dans les conditions ordinaires, c’est le rapport préservé à cet
espace qui ouvre à la plus haute création artistique, là où, comme chez
Hölderlin, ou Dante, ou Celan, elle se noue avec l’historial130. Ici Antonin
125
Mères que l’on pourrait dire kinkirga (pour reprendre l’opacité du terme mossi), porteuses
d’une temporalité de l’antan, c’est-à-dire ourdie, bien avant elles, en quelque jadis, le plus
souvent inaccessible. C’est bien le là dont ces mères sont captives, qu’il s’agit de penser, et
non leur être.
126
C’est en quelque sorte l’inverse ; c’est la beauté qui fait l’« autiste ».
127
P. 341. L’« autiste » donnerait à voir « l’image d’un être qui a échappé aux figures
imaginaires de l’altération et de la mort ».
128
La fin du sacrifice, Odile Jacob, 2005.
129
P. 135.
130
Parce qu’elle perçoit les « harmoniques du temps ».
29

Artaud : « Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé que
pour sortir en fait de l’enfer ». Cette sortie n’est pas toujours possible.
« Faut-il se réjouir ou s’inquiéter (se demande Françoise Bonardel, parlant de
Deligny), de ce que le fondement possible d’une démocratie réelle n’apparaisse
qu’entre des enfants jugés incurables et des adultes ayant quasiment renoncé à
tout ce que la civilisation actuelle considère comme ses acquis
fondamentaux ? ».131 Ils nous aident en tout cas à percevoir que notre culture est
elle aussi animée par de violents mouvements possessionnels, avec lesquels les
peuples transformés en populations inertes, en zombis, deviennent « leurs
propres ennemis », pour reprendre un terme de Soljenitsyne132 à propos du
stalinisme. Soljenitsyne ni Claude Lefort (qui commente cette formulation)133,
n’évoquent le possessionnel à ce propos. La prise en compte des effets du déni
du sacrificiel est pourtant urgente pour nos cultures : avec lui le sacrifice ne
disparaît en effet nullement, mais il devient « inconscient » et ne laisse plus de
prise aux rituels. Soit qu’il s’agisse de formes « individuelles » dont
l’« autisme » (nous avons tenté de le montrer) est une des formes les plus
radicales. Soit qu’il s’agisse de formes sacrificielles collectives, ainsi les
régimes totalitaires des années trente mais aussi les biopolitiques des
démocraties sanitaires qui se mettent actuellement en place, le sacrifice prend
alors la figure d’une servitude volontaire exacerbée, suicidaire. La psychanalyse
ne dit que peu de chose de cet état de fait, se contentant surtout de confondre
assidûment science et technique. Elle échoue par là dans la tâche historiale
qu’on peut attendre d’elle. Heidegger avait souligné l’aspect démonique de la
technique ; c’est bien en cela que les « autistes », Deligny le savait sans doute,
ont tant à nous apprendre en ce domaine.

La possession est un procédé rituel par lequel certaines sociétés entretiennent


leur relation avec l’invisible. Elle est un trait constitutif tant, par exemple, des
orisha yoruba que des vodun fon. Force pure, immatérielle, l’orisha ne peut se
rendre perceptible aux êtres humains qu’en prenant possession de l’un d’entre
eux134.

131
Pour elle « C’est sans doute là le prix qu’il faut payer pour recouvrer l’innocence ».
On remarquera l’absence totale de résonances historiales du propos d’Henri Rey-Flaud face à
« l’extrémité mortelle » de la lettre J chez une petite fille de culture juive et au constat de
celle-ci que les enfants juifs avaient « le double de vacance » par rapport aux autres enfants
(p. 87). Cas qu’il commente pourtant attentivement comme une « séquence clinique
exceptionnelle ».
132
L’archipel du Goulag, tome 2, Seuil, 974, p. 221.
133
Un homme en trop, Points, 1986, p. 59.
134
Le temps de la transe serait un temps de violence ancestrale, répétant la mutation mythique
d’un ancêtre en orisha : brûlé par la passion, il ne subsistait plus que comme énergie pure, se
transmettant momentanément à un de ses descendants lors de la transe.
30

Stéphane Dugast135 indiquait qu’un être de brousse, un ukpalib, prend parfois la


place occupée dans la règle par un ancêtre tutélaire. Là encore surgissent des
problèmes de lieu : la mère a mangé à un carrefour, ou sur un chemin, ou bien le
père a circulé la nuit hors de l’espace habité, attirant ainsi un ukpalib. Le même
acte assimilé à une faute entraînant la naissance d’un « enfant de malheur »
(sambubiki) chez les Bassar est au contraire recommandé chez les Mossi (la
conception d’un enfant requérant pour eux la participation conjointe d’un
ancêtre et d’un génie). Témoignage de cette contingence, Stéphane Dugast notait
encore que le sang versé ne constitue qu’un élément d’un champ de
transformations qui permet par exemple de passer des représentations kokomba
à celle des Bassar, très proches d’eux culturellement : chez eux le fait que le
sang ne soit pas reconnu comme pertinent (solidaire de l’absence de la croyance
selon laquelle l’état du meurtrier est contagieux) n’exclut pas qu’il le soit
virtuellement (comme il apparaît chez leurs voisins).
Les morts par foudre ou morsure de serpents ne comportent pas de menaces
particulières dans notre culture, elles sont redoutables chez les Bassar. De tels
écarts apparaissent énigmatiques et il importe de tenter d’en rendre compte. S’ils
apparaissent déconcertants, ils constituent pourtant un indice de la nature de la
destruction qui provoque l’émergence du « fantomal » (c’est ce qui définit
rétroactivement le « traumatique »), soit de la destruction du lieu dont la
singularité est précisément ce qui le constitue, et dont les formes sont donc
totalement hétérogènes d’une culture à une autre. Il s’agit de ce que l’on peut
nommer « monde »136, avec le nom singulier que chaque culture propose pour
traduire ce mot sans doute intraduisible, sans doute de ce que Martin Heidegger
nommait Quadriparti : la terre et le ciel, les divins (les messagers divins) et les
mortels, tels qu’ils forment un tout. Martin Heidegger insistait sur la
« transpropriation » des uns aux autres et sur la fonction de leur rassemblement
(Dingen) par la libation137.
Un des noms que nous pouvons solliciter aussi est celui d’« oikonomia », c’est-
à-dire, comme le notait Gérard Granel138, cette loi du séjour qui ne se réduit en
rien aux lois de l’économie : village africain ou amérindien, « jardin » persan ou
encore notre maison, constituant chacun une sorte de maquette du monde, où la
façon de circuler, le rapport du dedans et du dehors, la relation au divin et aux
animaux, tous ces agencements proxémiques, sont à chaque fois singuliers et
135
« Meurtriers, jumeaux et devins », Systèmes de pensée en Afrique noire, N° 14, 1996, p.
175-209.
136
Henri Rey-Flaud cite Leo Kanner et sa conception de l’autisme comme « accueil manqué à
la venue au monde » (p. 21), formule qui semble être entendue par l’auteur dans son sens
banal de « naissance », sans qu’il y ait en tout cas de prise en compte de cette question rendue
manifeste par l’autisme : qu’est-ce qu’un monde ?
137
Cf. « Bâtir, habiter, penser », « La Chose », Essais et conférences, Gallimard, 1980.
Heidegger ouvre ici la possibilité d’une toute autre prise en compte de la dispersion de
l’« autisme » que ce Meltzer nomme « démantèlement du moi ».
138
Qui vient après le sujet, Galilée, 1990, p. 327-338.
31

conditions de la possibilité d’exister. Selon la formule de Granel, le ménage


ménage. Le philosophe rappelle à ce propos que « le nom de la femme de
ménage, en tant que femme qui ménage une figure du monde dans l’oikos, fut
d’abord Hestia – un nom où s’entend directement le verbe être ».
Cette loi du séjour ouvre aux questions de « proxémique ».
« Au moment même où il se constitue, le “sujet moderne” n’est pas structuré
psychologiquement, il l’est “proxémiquement” » écrit par exemple Daniel
Arasse à propos de la perspective.
Daniel Arasse emprunte ce terme de proxémique à Edward T. Hall ;
« proxémie » est un néologisme que celui-ci a créé « pour désigner l’ensemble
des observations et théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace en
tant que produit culturel spécifique »139. Elle jouerait chez l’homme un rôle
comparable aux conduites de séduction chez les animaux.
Au Japon par exemple, les espaces sont « perçus, nommés et révérés sous le
terme de ma, ou espace intercalaire ». Ainsi, « au contraire des peintures de la
Renaissance et du Baroque organisées autour d’un point de fuite unique, le
jardin japonais est conçu pour qu’on en jouisse d’une multiplicité de points de
vue ». Les Japonais donnent des noms aux intersections plutôt qu’aux rues qui
s’y croisent et les maisons sont numérotées par ordre d’ancienneté. Pour pallier
ce désordre les forces d’occupation américaines donnèrent des noms aux artères
et posèrent des plaques écrites en anglais (avenues, A, B, C…). A la fin de
l’occupation les Japonais retirèrent les plaques, mais selon Hall, « ils se
retrouvaient pourtant déjà pris aux pièges d’une innovation culturelle
étrangère », découvrant qu’il est effectivement pratique de pouvoir désigner
l’itinéraire qui relie deux points.
Certes, ce mode de spatialisation peut nous sembler « fantaisiste », il permet
cependant d’appréhender bien plus intimement les questions soulevées par le
« traumatique » et ses effets fantomals. Le conte Japonais témoigne
manifestement de cette attention élective portée au proxémique.
Autre exemple : en Occident, le maniérisme, est un travail du et sur le
proxémique. Selon Daniel Arasse, indissociable de contextes de crises (aux
quelles il apporte une réponse) le maniérisme est susceptible de rendre compte
de tout art de l’art dans la diversité des pratiques historiques : du flamboyant
comme maniérisme du gothique, du rococo comme maniérisme du baroque, de
l’art pompier comme maniérisme de la grande tradition académique140. Un trait
essentiel de l’espace pictural maniériste tiendrait à sa rupture radicale avec la
« commensuration » du proche et du lointain, qui assurait l’intelligibilité de la
storia (du sujet). Alberti avait insisté sur la nécessité de l’intervalle (vaccuum)
pour que l’« histoire » ne soit pas un tumulte. Le maniérisme l’annule en
juxtaposant le proche et le lointain. Par exemple Parmeggiano déséquilibre
139
Cf. La dimension cachée, essais poche, 1978. La perspective de Hall reste massivement
métaphysique, ne dégageant pas véritablement l’essence du proche et du lointain.
140
Cf. La Renaissance maniériste, Daniel Arasse, Andeas Tönnesman, Gallimard, 1997, p. 13.
32

latéralement l’impact du proche et du lointain dans sa Madone au long cou, la


plus grande partie de la surface est remplie de figures accumulées au tout
premier plan, la respiration étant assurée par une zone restreinte de lointain141.
De même la question du grotesque est un travail sur le proxémique.
C’est sans doute à une tentative minutieuse d’élaboration maniériste, cherchant,
en deçà de la storia, à reconstruire une proxémie bouleversée, que se livrent les
« autistes ». Henri Rey-Flaud parle d’un « maniérisme caractéristique » des
enfants autistes142. Il souligne, chez les autistes, une confusion complète des
espaces : « le là-bas peut être ici comme l’ici peut-être là-bas »143. La position
de cet auteur est pour le moins prudente concernant cette question de l’espace,
qui est en effet redoutable pour un certain logocentrisme. Par exemple, Henri
Rey-Flaud écrit, concernant le rapport à la chute, toujours frôlée sans jamais
avoir lieu, des autistes : « Sans nous arrêter ici sur les fondements psychiques de
cette faculté, qui demanderait d’étudier le rapport de l’enfant autiste à l’espace,
nous nous interrogerons sur la prétendue dimension de défi de ces nouvelles
conduites »144. Gestuelle « autistique » en de ça de la storia, c’est-à-dire en de ça
d’un certain rapport « trivial » au logos, comme semble bien en témoigner
l’exemple de cet « autiste » faisant des puzzles à l’envers145, c’est-à-dire en se
confrontant uniquement au dos uniformément brun des pièces seul visible. Un
tel retournement qui efface la face dessinée du puzzle rend bien compte du
rapport « autiste » au langage : en tant que celui-ci signifie forcément il recouvre
le véritable lieu de la question ; l’« autiste », en quelque sorte, accepterait sans
doute un langage à l’envers (si c’est possible). Il conviendrait ici de méditer
l’Esquisse de perspective pour l’Adoration des Mages de Léonard de Vinci :
espace abstrait, antérieur à tout objet et à toute sensation.
Travail de pure graphie de l’« autisme » qui prend toute la place – l’illisible
n’est pas lettre morte dirait Henri Michaux146.

Sur « l’ordonnancement poétique de l’emplacement »

Or cette question de proxémique est à l’œuvre au sein même du logos, mais


voilées par la capacité de celui-ci à signifier. La proxémie insiste en particulier
dans le dire épique et dans le dire prophétique, tels qu’ils rencontrent le divin.
Foucault147 remarquait que la traduction par Klossowski de l’Enéide148, à

141
Le rejet du vaccuum albertinien suscite l’horror vacui manifestée par une accumulation de
figures qui bourrent l’espace pictural, structurant la composition par leur seule gestuelle.
142
P. 111.
143
P. 267.
144
P. 330.
145
Cf. Philippe Forest, op. cit., p. 1.
146
Cf. Idéogrammes en Chine, Fata Morgana, 1975.
147
« Les mots qui saignent », Dits et écrits I, Gallimard, 1994, p. 424-427.
33

l’inverse des traductions habituelles qui se contentent de transposer exactement


la syntaxe en effaçant l’ordre de l’espace, maintient visible « l’ordonnance
poétique de l’emplacement », faisant apparaître une poétique du « site verbal »,
les mots poursuivant en français « le même combat, avec les mêmes armes, les
mêmes postures et les mêmes gestes ».
Si le respect de l’inversion latine de l’adjectif (le français plaçant, lui, presque
toujours le substantif avant l’adjectif) permet de restituer le premier trait du dire
épique, à savoir le mime de l’action physique, un second trait concerne, lui,
« l’apparition du divin », et ce trait s’inscrit dans l’écartement de l’adjectif et du
substantif149.
Theodor Elwert150, écrivait que lorsqu’il s’adresse à Dieu, ou dans l’exorcisme,
l’homme recourt à une parole singulière, par son vocabulaire, sa grammaire,
« dans une organisation toute particulière de la parole dont le trait caractéristique
est la subdivision du discours en sections auxquelles on donne une structure bien
définie, suivant un principe déterminé ». En français, est appelée poésie, ce
« discours assujetti aux règles du rythme, de la valeur des syllabes, etc. ».
Dans le texte (consacré à la situation du « Dict » de Georg Trakl) La parole
dans l’élément du poème151, Martin Heidegger affirmait que « Le Dict d’un
poète n’est pas divulgué par la parole ». Selon lui, « c’est au site même du
poème que l’onde prend source qui anime d’un séjour le dire comme poétique.
(…) Le site du poème, en tant qu’il est la source de l’onde mouvante, abrite la
vérité secrète de ce qui, à la représentation métaphysique que s’en fait
l’esthétique, n’apparaît d’abord que comme le rythme »152.
Élaborant un travail de réflexion critique de la théorie de Lévi-Strauss sur
l’efficacité symbolique, Carlo Severi montre que la relation du chamane et de sa
patiente est confiée à la pure perception d’une longue et monotone séquence de
sons incompréhensibles (contrairement à ce que supposait Lévi-Strauss),
scandés par l’incessante répétition de formules verbales fixes : il n’y a donc pas
de transmission de sens entre le chamane et la malade. Les sons émis par le
chamane offrent une représentation sensible de l’existence du monde surnaturel,
les esprits dans le monde kuna (Panama) n’étant pas perceptibles par la vue,
mais constitués de purs sons (l’apprentissage d’un chant chamanique est celui
d’une technique particulière, typique de la récitation : manipulation du souffle,
modulation de la voix, maîtrise de formes linguistiques spécifiques).

148
André Dimanche, 1990.
149
Chez Virgile on peut ainsi lire : et vera incessu patuit dea. La traduction de Perret : vraie
déesse, à sa démarche elle apparut, (Énéide, vol. 1, Belles Lettres, 1977) efface l’écart. Par
contre celle de Klossowski le maintient : et véritable, par sa démarche, se révèle la déesse.
150
Traité de versification française des origines à nos jours, Klincksieck, 1965.
151
Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, traduit par Jean Beaufret, Wolfgang
Brokmeier et François Fédier, Paris, Gallimard, 1976.
152
P. 42.
34

Cet exemple permettrait peut-être de requestionner le rapport des autistes à la


musique de Bach. Selon Henri Rey-Flaud, nous l’avions noté, cette musique
proposerait aux patients autistes une structure harmonique convenant à leur
appréhension mathématique de la réalité extérieure, toute autre forme de
musique étant rejetée « comme le serait un document numérisé incompatible
avec un système informatique »153. Mandelstam disait autre chose avec ses
galets de la Mer Noire, temps coagulé, rendant intelligibles les harmoniques du
temps sollicitées par La divine Comédie. Des pierres qui lui parlaient autrement
sans doute qu’aux psychanalystes.

Le rapport à l’écriture est manifestement primordial dans la constitution du


« site verbal ». Les écritures idéographiques, plus que les écritures
alphabétiques, ouvrent sans doute à une plus grande familiarité avec lui.
Concernant l’abord de l’écriture chinoise par un Occidental, l’écriture
alphabétique constitue selon Jean François Billeter un handicap : « traitant
l’écriture chinoise comme un équivalent de la sienne, il se contente de noter
rapidement les caractères, sans bien les regarder ni les sentir. Il ne s’aperçoit pas
qu’elle exige un autre usage de soi et qu’il faut, pour trouver cet usage, un
certain goût du jeu et du geste »154. Jean François Billeter considère le caractère
chinois comme un être double : « statique en tant que forme et dynamique en
tant que geste ». Dans la pensée chinoise les caractères simples (wen) signes
naturels et « manifestations premières des êtres », tels la veinure de la pierre, le
jeu des vagues sur l’eau, la configuration mouvante des étoiles sont
« l’affleurement visible d’un dynamisme qui agit à l’intérieur de l’objet et hors
de lui »155, issus de pratiques mantiques, ils sont le moyen privilégié de
communication avec les divinités et les esprits, émanations spontanées de la
réalité, premières par rapport à la parole (et non pas conventions arbitraires,
simple décalque de celle-ci).
Un obstacle « graphique » équivalent se dresse sans doute dans notre abord de la
gestuelle de l’« autiste » qui elle aussi sollicite un autre « usage de soi », non
linéaire et ne faisant pas l’impasse sur le rythme et son être-au-monde, sur le
lien avec la physis que Deligny désignait avec le terme de « chevêtre ».
Identifiant le sens de la forme comme sens du corps, Jean François Billeter
insiste sur la possession par l’écriture chinoise des caractéristiques du vivant, sur
l’unité organique immédiatement perceptible de chaque caractère, véritable
champ de force possédant son propre centre de gravité, qui semble se maintenir

153
P. 132-133. Un parallèle de Meltzer comparant l’autisme à une symphonie tronquée se
réduit pour Henri Rey-Flaud à « une représentation amusante » (p. 303)
154
P. 85-86. Il note à ce propos que, « comme beaucoup de voyageurs l’ont remarqué, les
Chinois sont des acteurs nés. »
155
Op. cit., p. 250.
35

dans l’espace en vertu de sa propre énergie.156 Jean François Billeter soutient


que les Chinois « ont pris le corps propre pour paradigme de la réalité toute
entière »157. On peut regretter le défaut d’élaboration de cette notion de « corps
propre », centrale chez lui. À le lire, le corps propre renvoie semble-t-il en
dernière instance à la qualité de la relation primordiale avec la mère (Jean
François Billeter suivant en cela les travaux du psychanalyste Sami-Ali), soit
une conception ne laissant guère de place à une détermination destinale.
Ce sinologue note pourtant que pour visualiser la vie du corps propre les
peintres chinois ont laissé « entrer en eux les monts et les fleuves », les
montagnes « étaient tout naturellement assimilées à des “esprits” (shen) »158. On
retiendra aussi le parallèle proposé par cet auteur entre calligraphie chinoise et
musique159 qui vient compliquer la notion de « corps propre » dans son rapport
au maternel. Jean François Billeter rappelle que les Chinois « appellent “écouter
au-dedans” (neiting) l’attitude que l’on adopte spontanément quand on
concentre son attention sur l’activité silencieuse du corps propre parce que cette
attitude s’apparente à celle de l’écoute musicale »160. Selon lui c’est par une
projection du corps propre que nous donnons corps à un élément calligraphique
et à une note musicale, « en retour » ceux-ci suscitent « une perception de soi
complète et différenciée du corps propre »161. C’est très précisément cette
musique, qui toujours précède, que nous pensons comme destinale (le « en
retour » dévoile la « nature » pas seulement corporelle du corps) : « l’élément
calligraphique et la note musicale ont finalement en commun de faire corps et de
créer un espace »162. Autrement dit, c’est la musique, la calligraphie, qui fait (ou
défait) le corps. Le corps n’est pas « propre », il est calligraphie musicale.
Les formes de désordre (la confusion et la discontinuité) menaçant l’écriture
chinoise (et donc aussi japonaise) témoignent du travail constant qu’exige le
respect du proxémique imposé par une telle écriture et donnent sans doute un
modèle de ce qui est touché par le possessionnel.163 Exigences à la fois
complémentaires et contradictoires d’autonomie et d’intégration à l’ensemble,
« toute l’esthétique de l’écriture chinoise naît de leur tension féconde ». Pour
notre écriture alphabétique il suffit que chaque lettre se distingue des vingt-cinq
autres, c’est-à-dire de régulariser l’espacement, la largeur et la hauteur des
lettres ainsi que l’inclinaison des axes. Chaque caractère de l’écriture chinoise
156
Jean François Billeter évoque un centre désarticulé par de légers décrochements des lignes
convergentes, transformant notre « point de fuite » occidental en « foyer d’énergie » (p. 31).
157
P. 247. Il y a, nous semble-t-il, un malentendu non véritablement dégagé en tant que tel, ni
toujours pris en compte par Jean François Billeter : le mot « corps » est peut-être intraductible
en chinois, ce terme est d’ailleurs absent de son Index des principaux termes chinois.
158
P. 213.
159
P. 89.
160
P. 211.
161
P. 229.
162
P. 90.
163
Cf. Jean François Billeter, L’art chinois de l’écriture, op. cit., p. 20.
36

doit lui se distinguer de plusieurs milliers d’autres : « la régularité géométrique


ne suffit à garantir ni la cohérence interne des caractères, ni la continuité du
texte, et doit donc faire place à des procédés plus complexes ». Jean-François
Billeter souligne qu’ici « l’esprit de géométrie doit faire place à l’esprit de
finesse »164.

Des instances et de leur apparaître

Enfin on sait le rôle que joue la musique dans la possession comme procédé
rituel par lequel certaines sociétés entretiennent leur relation avec l’invisible.
Dans Du miel aux cendres165, Lévi-Strauss signalait que jouer de la flûte se dit
en tukano (Amazonie) pleurer ou se plaindre, chez les Kalina (Guyane) on
donne la parole à la flûte ; le même mot désigne le nom propre d’une personne,
le cri spécifique d’un animal, l’appel de la flûte ou du tambour166.
L’usage de la musique, parce qu’elle joue sur autre chose que la
compréhension, supplée à celui du langage, toujours menacé de devenir
incompréhensible, ou au contraire peut-être trop compréhensible. Elle remédie à
la continuité du discours167 au moyen d’oppositions mieux tranchées entre les
tons, et de schèmes mélodiques impossibles à confondre parce qu’on les perçoit
globalement.

Dans ces contextes il est indispensable de repenser la place dévolue aux objets
musicaux, qui s’avèrent manifestement tout autres chose que des
« instruments ». Ainsi, Carlo Severi168 imagine dans un musée une harpe
africaine accompagnée d’une étiquette « Harpe zandé, instrument musical
cordophone, africain (Congo). Le manche porte une décoration
anthropomorphe ». Selon l’auteur, « cette définition en apparence parfaite est
profondément erronée quant à la nature de cet objet, et en particulier à la relation
entre voix et image qui s’y établit ». Aucune décoration n’apparaît sur ces
tambours. Il s’agit de tout autre chose : ici, l’ancêtre ou l’animal qui se trouve
sculpté sur le bois prête au son du tambour un visage. Il transforme ainsi le son
produit par l’instrument en une voix. L’image humaine ou animale qui apparaît
sur l’instrument est dans ce cas inhérente au son. A travers l’instrument, son et
voix deviennent indissociables. C’est ce lien qui rend l’instrument capable de
représenter dans le contexte rituel la présence d’un être disparu (l’ancêtre) ou
l’intervention d’un être dont il faut se garder (l’esprit menaçant). Il s’agit donc, à

164
P. 22. Reconnaissons à Freud et à Lacan un très grand esprit de géométrie, porté
manifestement par l’écriture. C’est un autre esprit que nécessite l’abord du possessionnel.
165
P. 278 sq.
166
Le cri, le plumage, les noms propres témoignent de l’introduction dans la nature d’un règne
des grands intervalles par morcellement du continu primitif.
167
La pensée mythique ne percevant pas le langage comme discontinu selon Lévi-Strauss.
168
Op. cit.
37

travers l’acte même d’établir une relation entre son et image, et « de désigner un
type spécifique de présence qui se trouve, dans les deux cas, strictement associé
à une absence. »
Tout instrument de ce type est, dans la tradition zandé (Afrique centrale), doué
d’une irréductible existence individuelle toujours accordée à la voix de son
exécutant. Une telle harpe doit mourir en tant que corps avant de commencer à
émettre des sons et celui qui en jouera doit d’abord porter le deuil de cette
mort. « C’est à travers ce geste qui conduit la voix de l’exécutant à se poser dans
un corps qui meurt pour l’accueillir (se privant ainsi de toute vocalité innée)
qu’une première identification entre celui qui chante et l’instrument qui émet
des sons peut s’établir. Cette identification est ensuite menée à son terme, ou du
moins intensifiée, à travers l’apparition, sur le corps de l’instrument, de l’image
symbolique d’un visage. »
Lorenzo I. Bordonaro, dans son analyse du tambour kumbonki des Bijagós (sur
un archipel d Guinée Bissau), a tâché de montrer comment une tradition est
recréée et préservée de génération en génération à travers la transmission de
formules rythmiques associées aux noms des ancêtres mêmes. Le nom
rythmique est traduit – quand on veut en déterminer la signification linguistique
– par une formule qui indique une situation complexe, une image plutôt qu’un
simple nom. Ou mieux encore, dans la traduction de la formule rythmique le
nom est inséré dans une situation, dans un contexte169 (pensons ici au conte
japonais).
Le répertoire formel du kumbonki ne constitue pas du tout une duplication du
langage mais plutôt un dispositif complexe qui établit et extériorise des relations
et des présences invisibles, une « pratique sociale liée à la mémoire ». Ces
formules rythmiques sont la forme, l’essence sonore des ancêtres, ils en
constituent la présence, la seule perceptible pour des entités autrement
invisibles170. Elles ouvrent peut-être aussi, concernant l’autisme, à une autre
entente de ce que Bion nomme « terreur sans nom »171 (nameless dread),
référant celle-ci à une « défaillance de la mère »172. C’est peut-être bien d’une
défaillance, mais de la langue, à nommer certaines formules fantomales
rythmiques173. Ce qui déchaîne le fantomal a donc une toute autre structure
169
Un nom rythmique peut être par exemple traduit par l’expression « le coq chef de tous les
coqs s’est arrêté dans la clairière » ou « le crocodile qui reste au bord de la mer ». La formule
rythmique semble donc être liée, dans le cas des noms des ancêtres, à une « image », plutôt
qu’à une traduction verbale, ajoutons : et à un site.
170
Elles sont l’essence sonore des ancêtres et, donc, des hommes adultes. Loin de la Guinée
Bissau, « Sir Williams Crooks, inventeur du radiomètre ou sir Olivier Lodge, père de la radio,
croyaient tout deux que l’autre monde était une longueur d’onde dans laquelle nous passons
lorsque nous mourrons » (« Mots d’esprits », Libération, 14 août 2008)
171
Je souligne.
172
Cf. Henri Rey-Flaud, op. cit., p. 29.
173
L’affinité énigmatique des enfants autiste et de la musique, pour reprendre un titre d’Henri
Rey-Flaud (p. 129), trouve peut-être ici une amorce de solution. Notons une certaine intuition
38

qu’une malédiction, traumatique porteur de mise en dissonance, il s’agit plutôt


de formules rythmiques, « énergie » pure se transmettant de génération en
génération174. On ne peut en parler que par catachrèses, par métaphores forcées ;
l’abord musical et chorégraphique semblent privilégiés, comme tant de cultures,
grecque y compris (avec le dionysisme), en témoignent.

Gilles Deleuze175 évoquait la vie du motif wagnérien : chaque apparition du


motif s’avérant constitutive d’un personnage rythmique, c’est-à-dire que le
rythme lui même est tout le personnage.
Martin Heidegger, dans Le principe de raison, à propos de Mozart, citait
Angelus Silesius, parlant du compositeur autrichien comme du « luth de Dieu ».
C’est à partir de ce terme (luth si ce n’est de Dieu, du moins de cet outre-monde
ou de cet outre-tombe dont c’est peut-être là, pour nous, la seule expérience)
qu’il conviendrait de penser dans la direction de ce que notre culture nomme
« autisme »176.
Jean-François Billeter insistait sur les possibilités offertes par la calligraphie
chinoise (et d’autres pratiques de cette culture) pour développer ce qu’il nomme
« activité propre », c’est-à-dire « notre sentiment de la réalité, notre présence à
nous-même et au monde, notre sens du corps et de l’espace, notre pouvoir de
projection et d’organisation de l’espace, toute notre vie affective »177. Très
précisément tout ce qui se trouve mis en péril par le fantomal.
La culture chinoise propose peut-être ainsi un tout autre mode d’abord et de
réparation du fantomal que le tobega des bassins de la Volta ou la neuro-bio-
psychologie occidentale.

P. Ginésy
Paris, Avignon, Juliénas,
Noirmoutier
Juillet-Août 2008

de cette dimension musicale chez Meltzer lorsqu’il parle de « vol de symphonie » (op. cit., p.
63)
174
Cf. note 133 à propos des orisha.
175
Cf. Mille plateaux, op. cit., p. 391-392.
176
Il semble d’ailleurs que Philippe Forest en ait une intuition fugace, « il m’est arrivé de voir
O., F., G., U. comme des dieux, issus peut-être d’un panthéon inférieur et vaguement
grotesque, mais des dieux malgré tout, jouissant animalement d’un bonheur indestructible »
(op. cit., p. 33). Certes confusion de l’autel et de l’instance, croyance en un panthéon,
jouissance… mais intuition cependant. Peu profond ouvrage (confondant un peu vite
l’« autisme » et la folie), traversé parfois de rares fulgurances, ainsi cette référence au mimosa
pudica et au poème de Rimbaud, qui donne son titre au livre. Il resterait à lire Près des
acacias avec L’Enfant éternel du même auteur, au-delà de ce que celui-ci peut en suggérer
dans le texte final (La commande littéraire).
177
P. 153.

S-ar putea să vă placă și