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Souvenirs de guerres
(14-18 et 39-45)
i
Souvenirs de guerres (14-18 et
39-45)
Dans ce livre sont réunis les souvenirs des deux guerres de mon oncle
René Duhard, de mon père, de tonton Bruneau et de mon cousin Roger
Meunier.
Ces témoignages, ignorés de la grande histoire, racontent le quotidien de
ceux qui vécurent ces époques troublées.
1
René Duhard, l'appelé de 1916
Famille Duhard
La déclaration de guerre
3 août et c'est le garde-champêtre qui est passé l'annoncer, car il n'y avait
pas de radio et peu de gens savaient lire. Dès le 1er août un Appel à la
Nation française avait été placardé dans tous les bureaux de poste,
annonçant la mobilisation générale des armées de Terre et de Mer. On a
appelé les classes jusqu'en 1904, tous les moins de 30 ans mobilisables et
ils devaient partir dès le lendemain. Et c'est plein d'optimisme qu'ils l'ont
fait, comme pour une courte promenade, écrivant sur les wagons : "en
route pour Berlin!".
La pratique des fusillés pour l'exemple fit 550 victimes chez les
soldats français entre septembre 1914 et juin 1918, sur les 2 500
condamnés à mort. Et particulièrement en 1917 : après le massacre du
Chemin des Dames, où plus de 147 000 Poilus furent tués et plus de 100
000 blessés en deux semaines, les soldats se mutinèrent dans plus de 60
des 100 divisions de l'armée française. Ces révoltes furent très sévèrement
réprimées, en particulier par Pétain (appelé en remplacement de Nivelle,
responsable de la calamiteuse offensive) et par Joffre, qui avait institué
comme méthode de commandement ce terrible châtiment, véritable recours
à la terreur ; il faut «faire des exemples qui sont absolument
indispensables », écrivait ce dernier dans une note. Si quelques-uns
avaient mérité cette peine pour « abandon de poste en présence de
l'ennemi », la plupart furent des morts innocents, victimes de l'exemple.
La chanson, dite de Craonne, exprimait la détresse de ces infortunés
Poilus : « Quand au bout d'huit jours le r'pos terminé / On va reprendre les
tranchées / Notre place est si utile / Que sans nous on prend la pile. / Mais
c'est bien fini, on en a assez / Personne ne veut plus marcher / Et le coeur
bien gros, comm' dans un sanglot / On dit adieu aux civ'lots. / Même sans
tambours, même sans trompettes / On s'en va là-haut en baissant la tête /
Refrain : Adieu la vie, adieu l'amour / Adieu toutes les femmes / C'est bien
fini, c'est pour toujours / De cette guerre infâme / C'est à Craonne sur le
plateau / Qu'on doit laisser sa peau / Car nous sommes tous des
condamnés / Nous sommes les sacrifiés » [..].
Cette chanson anonyme était interdite par les autorités militaires qui
offrirent, sans succès, un million de francs-or et la démobilisation
immédiate à celui qui dénoncerait son auteur. Elle fut reprise par de
nombreux chanteurs et inspira à Boris Vian « Le déserteur » : « Monsieur
le Président / Je vous fais une lettre / Que vous lirez peut-être / Si vous
avez le temps / Je viens de recevoir / Mes papiers militaires / Pour partir à
la guerre (..). Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je
n'aurai pas d'armes / Et qu'ils pourront tirer».
Pendant que Roger, son frère cadet, suivait ses études à l'Ecole de
Commerce de Bordeaux, René était sur le front et l'été 1917 ses parents
apprirent qu'il y avait été blessé assez grièvement. L'intéressé s'en
souvenait encore, soixante-dix ans plus tard , quand je recueillis ses
souvenirs :
« C'était le 16 juillet 1917. La veille de l'attaque, avec un camarade, on
a eu la prémonition de ce qui nous attendait. "Je vais être tué me dit-il".
"Et moi blessé, lui répondis-je". Et c'est ce qui se passa. Nous avions pour
objectif de prendre trois positions allemandes sur la mortelle côte 304. En
une heure, nous avons perdu 800 hommes, tués ou blessés, sur un effectif
de 1 900. Dans mon escouade de sept hommes, entre 8h et 11h, un seul
ressortit indemne : il y a eu trois tués et trois blessés. Je suis tombé en
prenant la troisième position, frappé à la tête par un éclat d'obus fusant.
J'avais l'impression que ma tête pesait cinq cents kilos. Entendant mes cris
d'appel depuis le trou d'obus où je m'étais réfugié, deux camarades sont
venus me chercher et ont réussi à me traîner sur 800 mètres, au milieu des
balles qui sifflaient.
"Laissez-moi, je leur disais, vous allez vous faire tuer pour rien. Non,
tant pis si on est tués, mais on n'abandonne pas un camarade blessé. J'ai
passé la nuit au poste de secours, au milieu des mourants et le lendemain
matin des brancardiers sont venus me chercher pour me conduire dans
une ambulance américaine. Un aumônier militaire, le père Dupagne, a
écrit à mes parents : votre fils est légèrement blessé et a de grands espoirs
de sauver sa vie. Après quatre mois d'hôpital, j'ai eu droit à un mois de
convalescence à Saint-Aigulin ».
On lira avec intérêt les récits de cette guerre faits par Louis-Ferdinand
Céline (« Voyage au bout de la nuit » et « J'ai tué »), Henri Barbusse (« Le
feu »), Erich Maria Remarque (« A l'Ouest rien de nouveau »), Ernst
Jünger (« Orages d'acier » et « La mobilisationn totale »), ou encore par
Roland Dorgelès (« Les croix de bois »)
René, qui était modeste, n'ajoutait pas qu'il avait obtenu la croix de
guerre 14-18, outre diverses décorations (médaille du combattant, etc.)
Mais c'est une autre histoire, mieux connue des historiens que celle
des obscurs, des sans grades, qui ont pourtant fait la guerre ...
o-o-o-o
Croix de guerre 14-18
Elle a été mise en place sur proposition du Lieutenant Colonel
DRIANT député combattant (mort glorieusement à la tête de ses chasseurs
au bois des Caures en fevrier 1916) le 8 avril 1915. Elle a été attribuée de
plein droit aux militaires cités pour faits de guerre pendant le conflit 14-18,
et individuellement ou collectivement à des unités qui se sont distinguées.
sources : www.mam.joyeuse.eu/regiments.htm et
http://histoiredeguerre.canalblog.com/archives/p3-3.html
1- L'engagé de 1918
Roger Duhard s'était engagé en juillet 1918 pour quatre ans au 10ème
Après une accalmie fin 1918, elle connut une revivescence début
1919. Un témoin, en occupation en Allemagne (Maurice Bruneau de
Puynormand, en Gironde, dont Roger fit la connaissance en captivité en
1940), notait le 10 février 1919 : « ici la grippe a l'air de reprendre ;
beaucoup de mes camarades sont évacués ; je pense que chez vous vous
n'en voyez plus de cas ». Mais ses parents lui apprenaient que la grippe
reprenait plus que jamais en France. Malvina Duhard, la mère de Roger, en
fut également frappée et y échappa par miracle. « Le miracle s'appelait le
docteur Godineau et son Kéfir, assurait Régis. On avait mis du lait dans
une bouteille de bière avec du ferment, le kéfirogène et on l'avait glissé
sous l'édredon de plumes, jusqu'à ce que le lait caille. On en faisait boire à
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 20
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
ma mère plusieurs fois dans la journée et, peu à peu, sa diarrhée s'est
arrêtée et elle s'en est sortie ».
Dans le détail des services et positions successives de l'engagé Roger
Duhard, il est indiqué que le 2 avril 1919 il passa aux Services Etrangers à
Saint-Cloud, le 18 juin au Dépôt et le 22 juillet au 11ème
Régiment de Cuirassiers, sous les ordres du capitaine Clouet des
Pesruches, héros de la récente guerre, dont il revint avec la croix de guerre
et la croix de chevalier de la Légion d'honneur. Roger s'était fait remarquer
par son chef, le colonel de Viry qui, l'appréciant, en avait fait son
secrétaire, ce qui l'autorisait à prendre certaines libertés. Dans ce poste de
sinécure, on le chargea en décembre 1919 de taper le manuscrit de
«l'Historique du 11e régiment de Cuirassiers » pour la campagne
1914-1918. Il put prendre connaissance des hauts faits de ce régiment,
commandé au début du conflit par le colonel Pressoir, et appelé « à remplir
une belle tâche, au prix de lourds sacrifices, en devenant régiment de
cuirassiers à pied ». La liste des hommes morts pour la France, jointe en
fin du fascicule, est impressionnante : plus de 800 tués au combat, du chef
d'escadron aux simples cavaliers. Pour sa conduite, le régiment reçut le
droit au port de la fourragère aux couleurs du ruban de la Croix de guerre,
« juste et tardive récompense de tant d'héroïsme dépensé et de sang
répandu ». L'évocation de ces glorieux combats et des brillants
faits d'armes donna, peut-être, quelques regrets au jeune homme de n'avoir
pu y participer pour récolter sa propre moisson de gloire. Il n'avait pas
encore lu les vers d'un célèbre poète, ancien des tranchées, et revenu
désabusé : « Mais où sont les amours / Que la grande guerre a fauchés,/
Jetant les fusils lourds / Dans les flaques de boue et les barbelés./ Où sont
les noms des camarades / Ouvert en deux par les grenades ? / Qui demain
les reconnaîtra / Sur ces bouts de bois taillés en croix. /Même les poètes tu
vois font la guerre, / Moi je suis le soldat Apollinaire ».
A diverses reprises l'Armistice avait été prolongé, notamment en
décembre 1918 et en février 1919, jusqu'à devenir définitif. Mais le traité
de Paix ne fut signé qu'en juin 1919 à Versailles. Le 14 juillet 1919 donna
lieu à une éclatante célébration de la Victoire. Au milieu d'une foule
considérable, sous les drapeaux et les arcs de triomphe, défilèrent les
artisans de cette victoire. En tête, les trois maréchaux : Foch, Joffre et
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 21
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antipodistes et des clowns plut tellement à l'aîné qu'il demanda à son cadet
de l'y ramener le soir suivant !
"Il est parti pour le Maroc parce qu'il était jeune, pour voir du pays,
par esprit d'aventure, témoignait René. Moi, j'avais fait la guerre, j'ai
trouvé cela normal et nos parents aussi." Sa demande fut enregistrée le 25
août mais il dut attendre le 19 octobre pour recevoir son ordre d'affectation
et se mettre en route sur le Centre de rassemblement de Bordeaux. Le 22
octobre, il embarquait sur un paquebot à vapeur de la Compagnie Générale
Transatlantique, assurant trois fois par mois un service régulier sans escale
des logis, comme tous ceux qui débarquaient pour la première fois, fut
surpris par le bruit, les couleurs, les odeurs et l'animation de la foule
indigène. Quel contraste avec l'ambiance des rues de Paris ! "Casa",
comme on l'appelait, était alors une grande ville de 90.000 habitants, dont
la moitié d'européens, où se côtoyaient Français, Espagnols et Italiens. Les
musulmans formaient l'essentiel de la population indigène, mais il existait
aussi une communauté israélite, comme dans toutes les villes du Maroc,
vivant dans son ghetto, le "mellah". A ce brassage de peuples
correspondait un mélange de langues et de couleurs de peau et le jeune
homme fut étonné de voir autant de noirs et de métis. La ville, enserrant le
port de commerce dont elle tirait sa richesse, présentait un aspect très
européen avec sa Place de France, ses larges avenues, ses grands magasins
et ses banques. Casa était reliée à Rabat par une route carrossable et par
une ligne de chemin de fer militaire, gérée par la compagnie P.-L.-M. et
passant par Fedal et Bou Znika. Ces voies étroites, de type Decauville, ne
permettaient pas de grandes vitesses. Il fallait par exemple quatre jours
pour rallier Fès depuis Casa. La gare était située à 2 km environ à l'est du
centre, au milieu du quartier industriel et commercial de Lorraine. Après
un rapide tour de ville, Roger la quitta pour Rabat, où il devait rejoindre
ses quartiers et se remettre des fatigues et des émotions du voyage. Roger
resta peu de temps à Rabat, car on lui offrit la possibilité d'être détaché
dans le bled, ce qu'il préférait à la vie de caserne.
des hommes qui étaient des guerriers dans l'âme, courageux et dévoués et
menait une vie saine et virile dans un pays qu'il avait tout de suite aimé.
La région était considérée comme soumise, ce qui n'excluait pas les
incursions des rebelles. Il fallait veiller au maintien de la sécurité et des
détachements de goumiers étaient souvent appelés en escorte. Roger
participa à de multiples missions, qu'il consigna dans un carnet : installer
une cabine téléphonique à Sidi Amar (le 2 janvier 1922), accompagner le
trésorier payeur à Sidi Betar (le 3) et fournir une escorte à la voiture
postale (le 10) ; protéger les tirailleurs chargés de réparer la ligne
téléphonique au col de Mahajdibat une fois de plus coupée par les Aït
Ishaq (le 27). Les 21 et 22 février, il assura encore l'escorte postale. Le
vendredi 2 mars, il partit avec 10 cavaliers à Sidi Amar pour assurer la
sécurité et le 13, au col de Mahajdibat, où il retourna le 29 avec 35
cavaliers.
Le soir du 28, il tuait une hyène rôdant près du poste et, quand il alla
la ramasser le lendemain, s'aperçut que la balle lui était entrée exactement
dans l'anus. Le 17 février, il tua un lièvre et 2 perdreaux à Sidi Amar et 3
de nouveau le 3 mars.
Le 13 mars, au Mahajdibat, il abattit 3 perdreaux et un pigeon ; 3
encore le 17 à Bou Abbet ; le 29, un lièvre, un pigeon et trois perdreaux au
Mahajdibat. "Mercredi 22 février. -Chassé avec l'officier. Mardi 31 mars.
-Chassé au Mahajdibat avec l'officier".
Il s'était par ailleurs lié d'amitié avec le Caïd et sortait souvent avec
lui : "15 janvier. -Chassé le sanglier avec le caïd El Kébir Ben Driss", "19
janvier. -Chassé avec le Caïd. Lundi 30 janvier. -Le Caïd El Kébir
annonce deux panthères". [60 ans plus tard, j'ai rencontré un fils du Caïd
Ali, à Sidi Lamine, et son frère cadet, à Ksiba ; moments d'émotions].
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 41
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Il dut aussi assurer, à son tour, des tâches plus terre à terre : "Jeudi 26
janvier. -Mis les chevaux au pâturage. Lundi 30. -Délimité pâturage des
chevaux. Jeudi 6 avril.- Parti faire pâturer mes chevaux". Le 23 janvier, il
prit les fonctions de fourrier au Goum, ce qui consistait à tenir les
écritures, à l'exception du livret d'ordinaire, et à assurer les distributions de
vivre, autres que celles de l'ordinaire, ainsi que des objets de casernement,
de couchage et de campement. "Mercredi 1er février. -Prends la popote !".
Traditionnellement, officiers et sous-officiers faisaient ordinaire ensemble
en mettant en commun leurs prestations individuelles d'alimentation pour
acheter les diverses denrées. S'ils voulaient améliorer l'ordinaire, ils
devaient prélever des sommes supplémentaires sur leur solde. "Mardi 31
mars. -Ste Solde ! Touché 516 frs. Payé 168 frs popote". En prenant la
popote le 1er février, il eut la charge de composer les menus et les nota
consciencieusement dans son carnet : "1er février. Midi : pâté, bifteck,
pommes frites, fromage. Soir : potage, pigeons, champignons, omelette,
salade". 7 février. Midi : entrée, brochette de moineaux, omelette, salade,
fromage. Soir : potage, œufs sauce tomate, champignons, salade, riz au
lait". On mangeait aussi du gibier, du poulet rôti, du poisson frit, des petits
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On peut penser que Roger ne négligea pas non plus pas sa vie
sentimentale. Il est vrai qu'à vingt-deux ans, Roger était un jeune homme
séduisant, assez grand (1m,80), aux cheveux châtains, avec un visage
ovale, des yeux marron, un front haut. Sur les photographies, un demi
sourire amusé semble flotter sur ses lèvres, le sourire de quelqu'un ne
prenant pas très au sérieux la vie, sauf pour ce qu'elle offre de plaisirs.
Il avait un air à la fois un peu désabusé et moqueur, avec un sourire
d'homme dans un visage où l'on retrouvait encore les traits de l'enfant de
1918 et l'assurance d' un adolescent gâté, sachant le pouvoir de son charme
et connaissant la faiblesse des femmes. Une carte reçue à Sidi Lamine et
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 43
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
poursuivent. Je fais faire un barrage par les mitrailleuses et fais des feux
de salves sur les chleuhs qui se cachent dans l'oued, en bas de mon
mamelon. Les chleuhs attaquent mon mamelon à la faveur des rochers qui
les cachent. Je n'ai plus de cartouches et cours prévenir le lieutenant. Les
goumiers se replient sur mitrailleuses. Situation désespérée. L'officier me
dit : reprenez-moi ça en mains tout de suite !
Le lundi soir, les chleuhs tentèrent une contre attaque ; Roger était
de quart de 23 h à 1 h du matin et, avec ses goumiers, la repoussa à coup
de grenades. Ksiba tombée, la Kasbah Moha ou Saïd devint la garnison du
3e Goum, qui y resta jusqu'en 1933, date de la fin des opérations dans le
Maroc Central ; plus tard le 1er Goum y stationna (1956). La sécurité de
ses arrières étant assurée, le colonel Freydenberg allait pouvoir se rendre
maître du pays Ichkern en occupant Tintegaline le 16 juin et Tafessaset le
20. En juillet, la liaison entre L'Oum er Rbia et la Moulouya était achevée.
Le goum s'installa dans la Kasbah, qu'il fallut remettre en état, les
bâtiments ayant souffert du bombardement de l'artillerie. Les 12 et 13
avril, on envoya Roger faire une reconnaissance au nord-est de Ksiba ; il
en revint sans rien avoir vu à signaler. Le 15, il fut envoyé à Tadla pour
réunir vivres et matériel. Il en avai noté la liste dans son carnet : paillasses,
polochons, marteaux, pointes, outils de menuisier, fenêtres, volets (80/90),
fourneaux, coffre-fort, machine à écrire, touques de pétrole, conserves,
œufs, légumes et poules et même des graines pour ensemencer un potager.
Il trouva tout cela dans la Maison d'un fournisseur européen de Tadla.
Après avoir partagé l'hospitalité des Spahis sous la tente, il repartit pour
Sidi Lamine, car il bénéficiait d'une semaine de permission et de détente.
Le dimanche soir il dînait chez le lieutenant ; le lundi partait pêcher
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Roger, lors de son voyage à Tadla le jeudi précédent, avait acheté des
vivres pour la popote et l'on put recevoir dignement le Général et les
officiers qui l'accompagnaient. Le mois du ramadan débutant, les indigènes
Roger Duhard : témoin de la 1ère Guer... 50
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observaient le jeûne, mais servaient à table. Le repas fut animé par Lyautey
qui aimait raconter des histoires et faire rire. C'était un intarissable conteur,
évoquant devant son auditoire attentif et subjugué ses souvenirs du Tonkin,
de Madagascar (avec Gallieni) ou du sud oranais (sous le gouverneur
Jonnart), tout en buvant du champagne. Et puis, il offrit à la ronde des
cigares, en faisant circuler sa boite, qui l'accompagnait partout, et dont
avait la garde son aide de camp. Il tenait le sien à l'aide d'un curieux
instrument, un petit trépied surmonté d'une pince, emprisonnant le cigare et
servant de support pour le poser sur la table.
Tout en fumant, il parlait, dévidant les anecdotes et plaçant de bons
mots, plaisantait et riait, exposait ses idées. S'il parlait autant, peut-être
était-ce du à sa surdité, l'empêchant de bien entendre ses interlocuteurs.
dont ils étaient partis, et vit des gazelles. Le mardi, une arka rebelle était
signalée au Mahajdibat ; les goumiers en tuèrent un et ramenèrent deux
prisonniers, aussitôt interrogés. Le jeudi, il accompagna un groupe de 40
cavaliers partis tendre une embuscade au Djebel Hadid, mais sans résultats.
Par contre il revint avec 13 perdreaux et un lièvre.
Tonton Bruneau
Nous les voyions souvent, et toujours avec plaisir, car tatie Yvonne comme
tonton Bruneau étaient un couple charmant et plein d'affection pour nous,
qui comblions leur absence d'enfants. Ils venaient régulièrement nous voir,
descendant chez nous, à Soubie, à l'improviste le soir de Puynormand,
après le souper, et c'était toujours un plaisir de les voir arriver. Yvonne et
ma mère s'installaient dans la cuisine pour bavarder tout en s'occupant à un
ouvrage de broderie ou de tricot et, mon père, Maurice, mon frère et moi
prenions place dans la salle à manger pour une partie de belote, plus tard
de bridge.
Ce vrai tonton, aimant et généreux, nous aimait comme des fils et c'était
une joie pour lui de nous amener à la pêche ou à la chasse, surtout mon
frère Philippe, qui avait davantage d'inclination que moi pour ces activités.
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 58
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Malgré son âge, Abel Bruneau fut rappelé en avril 1916 et affecté au 18e
escadron du Train des équipages militaires, 6e compagnie (des ouvriers et
artificiers), rattaché au 18e corps d'armée de Bordeaux. Créé par Napoléon,
le Train avait essentiellement des missions de transport et, accessoirement,
d'évacuation sanitaire, avec des voitures hippomobiles. Progressivement
apparurent des voitures motorisées, mais on retrouvera encore des voitures
à cheval au début de la seconde guerre. La correspondance écrite par
Maurice permet de déduire qu'il avait été libéré fin 1917.
Maurice fut appelé à son tour fin 1917, en avance sur sa classe, comme
mon oncle René Duhard. Grâce à une partie de la correspondance adressée
à ses parents, sous forme de cartes postales écrites au crayon de papier ou à
l'encre, il m'a été possible de reconstituer une partie de son temps sous les
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drapeaux. Le choix des cartes postales comme support est voulu : elles
sont destinées à aller dans un album de collection, à la mode à cette
époque, où je les ai d'ailleurs retrouvées, grâce à l'esprit de conservation de
la mère de Maurice et de tatie Yvonne.
2 avril 1918
« Bon voyage jusqu'à Nantes, où j'attends avec impatience le départ de
mon train pour Vannes. Suis un peu fatigué, car j'ai été obligé de me tenir
debout durant presque tout le trajet. J'espère néanmoins me rattraper
jusqu'à Vannes.
"Mille baisers de votre grand fils ».
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 61
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Marchant à la suite des armées allemandes qui rentrent chez elles, les
troupes françaises et alliées franchissent la frontière allemande le
1er décembre 1918, la convention d'armistice signée le 11 novembre 1918
prévoyant la prise de contrôle d'un certain nombre de têtes de pont en
Allemagne même. Cette occupation des pays rhénans (pendant 10 ans) va
marquer profondément les esprits des populations qui n'avaient pas connu
directement la guerre et durent subir les contraintes de l'administration
alliée, en particulier le changement d'heure. Quand les Allemands
occuperont la France, les Français connaîtront les mêmes contraintes.
Dans une lettre non datée (le début fait défaut, mais qui pourrait être de
début 1919), il évoque une possible démobilisation : « (..) sortir du service
militaire dès la signature de la paix ; enfin je vais me renseigner sur tout
cela ».
Une autre correspondance non datée, a été écrite sur une carte postale de
Broyes (Marne), en précisant qu'il est au 30e RAC, 54e batterie, secteur
10111 : « Chers parents, j'ai reçu aujourd'hui la lettre de maman et vous
pouvez penser que j'ai été heureux de recevoir enfin de vos nouvelles. Il y
avait 8 jours que je n'avais rien reçu de vous. La lettre de papa ne m'est
nullement parvenue, ni le colis que maman m'annonce sur sa lettre d'hier.
Je ne sais à quoi cela tient que la correspondance marche si mal. J'espère
que vous avez reçu les lettres et cartes que je vous ai expédiées durant le
cours de la semaine. Maman m'a parlé sur une lettre que la Rouquine
chantait le coq et elle me demandait conseil si elle devait la tuer ou la
garder. J'ai demandé conseil à une brave vieille chez qui je vais certaines
fois manger des œufs. Elle m'a dit, comme d'ailleurs l'auraient fait tous les
vieux, de la tuer. Aussi vais-je suivre son conseil, en ne croyant cependant
pas qu'une poule chantant le coq puisse porter malheur et si elle continue
à chanter de la sorte, tuez-là. Recevez, etc.. ».
régulièrement symétrique, les rues sont droites, larges, avec des trottoirs
(..). L'intérieur des maisons, bourgeoises, comme ouvrières, est entretenu
avec grand soin [avec] un énorme poêle qui chauffe continuellement. Des
canalisations amènent l'eau dans toutes les pièces. Ici, on ne semble pas
connaître les lampes ; toutes les pièces sont éclairées à l'électricité. En un
mot, tous ces gens avaient l'esprit pratique et, bien que l'on se soit moqué
d'eux, on est obligé de reconnaître qu'ils étaient bien en avance sur nous ».
15 décembre 1918
[sur une carte postale de Ludwigschaffen, Luitpoldbrunnen].
« Chers parents, je vous prie de m'excuser si je ne me suis pas occupé (..)
sur ma dernière carte, qui est du 14, des abominables actions des Boches
[le 14 décembre 1918, incidents à Mannheim où des prisonniers des
Allemands se sont évadés, ayant appris la signature de l'Armistice]. Le fait
vaut évidemment la peine d'être narré, mais j'aurai du vous accuser
réception du colis qui contenait un poulet, ainsi que d'une lettre qui est (..)
bien vieille de maman. Je vous remercie de tout cela et, quoique nous
ayons un cordon bleu à la pièce, le poulet a été le bienvenu. Le soir, nous
l'avons mangé avec des salsifis qu'un camarade avait chapardé dans un
champ Boche en montant sa faction de nuit ( je crois que nous pouvons
bien leur prendre quelques légumes). J'ai été fort étonné d'apprendre par
la lettre de ma mère que papa avait été obligé de porter le fusil chez
Ducasse. J'en suis encore à me demander quand j'ai pu l'abîmer de la
sorte. Je pense qu'à ma prochaine permission je le retrouverai en parfait
état et qu'à mon départ il n'aura pas à le porter au marchand.« Recevez,
Chers parents, les plus doux baisers de votre grand Maurice ».
20 décembre (1918)
[sur une carte postale de Ludwigschaffen, Banhoff und Schillerdenkmat]
« C'est en attendant la soupe que je vous envoie ces quelques mots. Je n'ai
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 63
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
encore rien reçu de vous ; il est vrai que voilà trois jours que nous n'avons
eu de courrier. Un nouveau camarade nous a attrapé hier un faisan ;
aujourd'hui il est revenu voir ses collets, mais il n'y avait rien. Depuis, il
pense bien que demain il y en aura un autre, ainsi nous pourrons faire un
bon petit réveillon pour Noël. Je pense bien aller à la messe de minuit ici ;
cela sera intéressant d'entendre chanter ces sales gueules de Boches. Hier
soir, les gens chez qui nous sommes ont tué un cochon ; hier soir ils nous
en ont donné et, comme nous avions fait un plat de frites, nous avons bien
soupé.
« Lundi, nous devons aller défiler à Ludwigschaffen. Je ne sais à quoi
servent tous les défilés qu'ils font faire ; les Zouaves ont défilé hier ;
aujourd'hui ce sont les Malgaches, et avec nous doivent marcher les
Tirailleurs.
« Plus rien à vous dire pour le moment si ce n'est que je vous souhaite de
passer un bon Noël, comme de mon côté j'ai l'intention de le faire. Recevez
Chers parents les plus doux baisers de votre fils qui vous aime ».
26 décembre 1918
[sur deux cartes postales de Mannheim, Schtoss und Rosengarten]
« Ma chère maman, hier j'ai reçu ta longue lettre qui m'a fait grand
plaisir. On est maintenant si peu habitué à recevoir sa correspondance que
c'est avec joie qu'on accueille une lettre. C'est extraordinaire le nombre de
lettres qui ne nous parviennent pas. Nous sommes 12 à la pièce et c'est
juste si, pour nous tous, il arrive 2 ou 3 lettres ; encore on est heureux
quand cela nous parvient tous les jours.
« Je vous ai annoncé dans l'une de mes lettres la prise d'un chevreuil par
l'un de mes camarades ; nous l'avons mangé le jour de Noël, je vous
promets qu'il était fameux. Nous avons fait une belle petite bombe hier et
c'est tout juste si chacun de nous n'avait pas sa petite cuite. Nous étions 12
à table et nous avions acheté à la coopérative 20 bouteilles de bouchées ;
en plus, nous avions touché 18 l de rouge de la coopérative. Nous avons
tout liquidé aussi vous pouvez juger de l'effet produit.
« Hier soir j'étais de patrouille (sans doute pour être enfoncé un peu
plus) ; nous devions passer dans tous les bistros du pays pour les faire
fermer. Tous étaient pleins de Boches ; à notre vue ils ont eu peur ; comme
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 64
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
5 janvier 1919
[sur deux cartes postales de Ludwigschaffen, Gesamtansitcht mit Brücke
und Rhein]
« Chers parents, à l'instant je viens de recevoir la lettre de maman, datée
du 31. Vous pouvez remarquer le temps que met une lettre pour me
parvenir. Je m'aperçois que grand-père est passé maître dans l'art de
capturer les lièvres. Il serait bien placé par ici car, avec tout le gibier qu'il
y a, il serait certain de faire de bonne capture. Pour nous, maintenant, la
chasse est interdite depuis qu'un accident est arrivé : c'est au groupe où je
suis que cela s'est passé, un camarade de la 4e batterie a été frappé d'une
balle en plein front par un camarade qui tirait sur un lièvre.
« Maman me dit que vous avez vendu vos vins à raison de 1100 fr le
tonneau ; je crois que vous avez bien fait car, d'après ce que disent les
journaux, il se pourrait très bien qu'une certaine baisse se produise. Plus
rien à vous dire pour le moment si ce n'est qu'ici le temps est beau,
contrairement à ce qui se passait il y a une quinzaine. Recevez de votre
grand fils qui vous aime les plus doux baisers ».
10 janvier 1919
[sur trois cartes postales de Ludwigschaffen, Prinzregenten strasse, Rhein,
Rich Wagnerstrasse]
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 65
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
15 janvier 1919
[sur une carte postale de la place de Mannheim, ville située sur la rive
ouest du Rhin et reliée par un pont à Ludwigschaffen]
« Chers parents, à l'instant je reçois la lettre de maman, datée du 8 ;
celle-là met un peu plus de temps que les précédentes ; enfin, j'espère que
sous peu notre courrier nous parviendra plus rapidement. D'ailleurs, nous
avons con staté une grande amélioration à ce sujet car, depuis 8 jours,
tous les soirs nous avons des lettres. Maman a eu raison de répondre à
Henriette que le médaillon était en or ; tout au moins on me l'a vendu
comme tel et je pense que le Boche ne m'aura pas trompé, bien que mes
connaissances sur ces questions ne soient pas très étendues. Je pense bien,
chère maman, qu'à ma prochaine permission tu viendras avec moi à
Bordeaux, et je te mènerai au théâtre. Papa ne devrait pas être si casanier
et il devrait partir de temps avec toi à Bordeaux ou ailleurs [Puynormand
se trouve à une cinquantaine de km de Bordeaux]. Je pense bien lui faire
changer d'idée lors de mon retour près de vous.
« Rien d'important à vous signaler sur le pont de Ludgwigschaffen, si ce
n'est qu'en ce moment je vis au bureau en rentier. Recevez, Chers parents,
les plus doux baisers de votre grand fils qui vous aime ».
18 janvier 1919
[carte postale de Ludwigschaffen, Jubiläumsbrunnen]
« Chers parents, hier j'ai reçu votre lettre du 5 janvier, je ne sais comment
cette correspondance marche puisqu'il y a 3 jours que j'ai reçu une de vos
lettres datée du 6. Enfin, je suis heureux que vous ayez reçu les 2 petits
colis que je vous avais expédié à l'occasion du Nouvel an.
« Comme je vous l'ai déjà annoncé sur une de mes dernières lettres, je suis
employé au bureau où je remplis les fonctions de brigadier fourrier. Je
vous promets que j'ai enfin trouvé la bonne place car, ici, je ne m'en fais
pas, je n'ai plus à songer aux chevaux et c'est avec plaisir que j'ai laissé
l'étrille et la brosse. Tout mon travail consiste à répondre au téléphone et
à aider le chef à faire sa caisse ainsi que son cahier de prêt.
« Je vais prendre 2 fois par semaine des cours de dessin à Ludwigshaffen ;
jusqu'à maintenant cela n'a rien de fort intéressant car le logis qui nous
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 68
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
fait les cours n'est pas à la hauteur de sa tache ; d'ailleurs, je pense qu'il
va être changé.
« Je termine chers parents en souhaitant que ma carte vous trouve en
parfaite santé. Recevez etc.. »
25 janvier 1919
[carte postale de Mannheim, Shloss mit Kaiser Wilhem-Denkmal]
« Chers parents, aujourd'hui je reçois une lettre de parrain en date du 12 :
vous voyez que celle-là a mis un temps assez long à me parvenir. Il est vrai
que l'adresse était loin d'être bonne. Par sa lettre, j'apprends qu'il s'est
acheté une auto ; j'espère que l'engin marchera fort bien et que lors de ma
permission je pourrais en profiter. Pierre va donc vous quitter cette
fois-ci ; j'apprends qu'il a une place à la compagnie des chemins de fer à
Bordeaux.
« Aujourd'hui je suis allé faire un peu de sport ; j'ai été heureux de trouver
un ballon de rugby auquel j'ai donné grand nombre de coups de pieds. Je
crois qu'ils vont monter une équipe de rugby au régiment ; rien que par la
façon de toucher le ballon, j'ai été repéré par le capitaine chargé des
sports pour entrer dans l'équipe.
« Plus grand chose à vous narrer pour le moment, si ce n'est que je suis
toujours au bureau où je remplis mes fonctions à la satisfaction de mes
chefs.
« Recevez chers parents les meilleurs baisers de votre fils qui pense sans
cesse à vous ».
26 janvier 1919
[deux cartes postales de Blühend Helde et Der Hausieret]
« Chers parents, aujourd'hui je viens de recevoir la lettre de maman
m'apprenant la mort de Blanche Monclat. Cela m'a fort surpris car, lors
de ma dernière permission, elle avait une figure si fraîche que j'avais loin
de me douter de ne plus la revoir. Je compatis à la douleur de ses parents
auxquels papa voudra bien présenter mes plus sincères condoléances.
« Pour moi, je suis toujours en parfaite santé et je pense bien que mes
cartes vous trouverons de même. Ce soir je suis allé en compagnie du
fourrier à Ludwigschaffen. Nous nous sommes promenés à travers la ville
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 69
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
et, après avoir assisté à un concert, nous sommes allés prendre l'apéritif.
Je vous promets qu'en fait de liqueurs, Les Boches ne sont pas bien
montés. Tout ce qu'ils peuvent vous offrir c'est de la bière ou de leur
fameux vin du Rhin (qui, entre parenthèse, coûte assez cher et est loin de
valoir le nôtre). Nous avons ensuite repris le tramway et nous sommes
rentrés au bureau où se trouvait en ce moment un de nos camarades
(infirmier au régiment) avec lequel on a discuté longuement sur des sujets
intimes. C'est fantastique, nous a-t-il dit, le nombre de maladies
vénériennes qu'ils soignent en ce moment. Sur 7 officiers du groupe, il y en
a 3 qui sont bien pris. Tous les jours ils en ont des nouveaux à la visite.
C'est incroyable la débauche qui règne ici.
« Pour me distraire un peu, j'ai envie de m'acheter un appareil
photographique. Beaucoup de types en ont déjà achetés ; ils sont très bons
les appareils et coûtent moins chers qu'en France. Aussi, comme je n'ai
pas les fonds nécessaires pour faire mon acquisition, je vais vous
demander de bien vouloir m'envoyer de l'argent. Je ne sais encore quel
appareil je vais acheter ; en tout cas j'en voudrais un bon. De la sorte je
pourrais vous rapporter d'intéressants clichés d'Allemagne et je crois que
ce nouveau passe-temps sera beaucoup plus intéressant que de courir dans
les différentes brasseries du pays. Comme je suis au bureau, mon appareil
ne risque rien car il sera dans un lieu sûr.
« Recevez chers parents les plus doux baisers de votre grand fils qui vous
aime et auquel il tarde de partir en permission ».
27 janvier 1919
[deux cartes postales de Frankenthal et Kolonialwarren)
« Chers parents, je reçois à l'instant votre petit colis et je vous remercie,
sans avoir vu cependant le contenu. Demain matin je vais ouvrir la boite et
goûter ce poulet qui je pense me fera faire un excellent déjeuner. Je ne sais
si je vous ai appris sur une de mes dernières lettres l'endroit où je mange
depuis que je suis passé au bureau. Je ne fais plus partie de la 1ère pièce
et je suis à la cuisine en compagnie des cuistots qui ne me donnent pas les
plus mauvais morceaux. Comme cela s'est toujours fait, les bons filets ne
quittent pas la cuisine, aussi maintenant j'en profite et je mange à peu près
potablement.
« Ce soir cependant je suis revenu souper en compagnie de mes
camarades qui m'avaient invité à aller goûter du lièvre. Vous pensez que je
n'ai pas refusé et nous venons de passer ensemble une bonne soirée. Après
avoir été boire une chope de bière avec eux, je suis rentré tranquillement
au bureau où j'ai trouvé le chef en compagnie de quelques logis discutant
sur la démobilisation.
« Je ne me suis pas mêlé à la conversation car, pour le moment, je n'ai pas
droit au chapitre. J'ai encore le temps de déguster quelques gamelles
avant de souper à la classe. Enfin, ce n'est pas cela qui m'en fait faire ; la
seule chose que je leur demande le plus vite possible c'est ma permission ;
après cela nous reviendrons avec un bon moral.
« En attendant ce jour, recevez chers parents les meilleurs baisers de votre
grand ».
29 janvier 1919
[deux cartes postales de Ludwigschaffen et Speyer)
« Chers parents, aujourd'hui je m'attendais à une lettre, mais j'ai été déçu
car le courrier ne m'a rien porté. Un de mes camarades qui est allé se
promener dans Spire a bien voulu me porter ces cartes que je m'empresse
de vous envoyer ; ce sont les premières de cette capitale du Palatinat que
je vous envoie.
«[ paragraphe biffé] La ville est paraît-il bien ; je voudrais bien aller la
visiter, mais j'ai bien peur de me faire attraper car nous ne pouvons pas
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 71
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
31 janvier 1919
[carte postale de Speyer, Gedächtniskirche]
« Chers parents, aujourd'hui je viens de terminer le poulet ; il était
excellent et je vous remercie beaucoup de ce petit colis. Hier j'ai reçu la
lettre de papa me donnant quelques nouvelles du pays. J'apprends que
Roger s'attend à passer caporal un des jours. Je lui souhaite d'être nommé
le plus vite possible ; cependant cela m'étonnerait qu'il passe maintenant
car, d'après ce que l'on me dit ici au bureau, il n'y a plus de nominations.
Mon capitaine est parti il y a déjà quelque temps en permission ; il m'a
promis de me faire nommer brigadier fourrier à son arrivée, si l'on pouvait
nommer des gradés. Je suis le premier à passer à la batterie aussi, si le
capitaine est revenu avant mon départ, je pense bien aller vous voir avec
les galons de brigadier.
«Ici, je suis toujours tranquille et je ne souhaite qu'y rester tout le temps
du service qu'il me reste à faire. Recevez (etc..) ».
5 février 1919
[sur une carte postale de Mannheim]
« Chers parents, aujourd'hui je viens de recevoir la lettre recommandée de
maman, contenant un mandat de 50 fr. Je vous remercie beaucoup de
cela ; je vais les mettre de côté, de façon à m'acheter un chic appareil
photographique. Maman me parle de ma permission et me dit que vous
seriez très heureux de me voir arriver avec les galons de brigadier. Croyez
que moi-même je serais heureux d'être nommé, mais je ne sais si cela
pourra être, car maintenant toutes les nominations sont suspendues et ce
ne sera que par un fort pistonnage de mon capitaine, lorsqu'il sera de
retour de permission que je pourrais être nommé brigadier.
"Je suis allé cet après-midi me promener à cheval avec un logis ; j'avais
pris le cheval du chef et j'ai été heureux de galoper à travers la plaine
allemande. Nous avons fait 25 km sur les bords du Rhin, et je peux vous
dire que j'ai pu admirer des sites charmants. Je suis maintenant un peu
courbaturé car il y avait déjà quelques semaines que je n'étais monté à
cheval. Dorénavant je vais sortir tous les deux jours car le chef m'a
demandé de promener son cheval le plus possible ; aussi vais-je en
profiter.Plus rien à vous apprendre pour le moment ; recevez de votre
grand fils qui vous aime ses plus doux baisers ».
9 février 1919
14 février 1919
[sur une carte postale de Landau i. Pfalz, Paradeplatz, Luitpold-Denkmal]
«Chers parents, je viens de recevoir ce soir même la lettre de papa.
D'après ce qu'il me dit, je m'aperçois qu'il fait froid du côté de
Puynormand. Croyez bien que par ici la température n'est pas plus
clémente. Je pense bien que maman ne doit pas quitter souvent son coin de
feu, si ce n'est pour aller visiter toute sa volaille. Pour le moment, je suis
toujours bien tranquille dans mon bureau et vous n'avez pas besoin de
vous en faire pour moi.
« Je m'aperçois que les cochons ne se donnent pas et qu'il faut mettre
beaucoup d'argent pour en avoir un à peu près potable.
« Papa me parle de ma permission ; je voudrais bien m'y trouver en même
temps que Roger. Je ne puis vous fixer exactement la date de mon arrivée
mais je pense que d'ici 3 semaines vous me verrez apparaître.
« En attendant le plaisir de vous voir, recevez etc.. ».
18 février 1919
[sur deux cartes postales de Landau i. Pfalz, Markstrasse et
Ostbahnstrasse]
«Chers parents, je viens de recevoir aujourd'hui la lettre de maman et suis
heureux de vous savoir tous les deux en bonne santé. Ici la grippe a l'air
de reprendre ; beaucoup de mes camarades sont évacués ; je pense que
chez vous vous n'en voyez plus de cas. Pour moi, je suis toujours en bonne
santé et je crois que la grippe n'aura nulle prise sur moi.
« Je pense que vous avez reçu la lettre sur laquelle je vous accuse
réception de tous vos envois. Maman dit que vous m'avez demandé maintes
et maintes fois ; sans doute les lettres ou cartes sur lesquelles je vous en
parlais ont été égarées, car je vous en ai accusé réception.
« Je pense que dans les premiers jours de mars je serai parmi vous. En
attendant le plaisir de vous voir, recevez etc.. ».
22 février 1919
[sur une carte postale de Landau, Reiterstrasse]
« Ma chère maman, aujourd'hui enfin je viens de recevoir ta lettre ; je te
promets que je l'attendais avec impatience cette lettre, car il y avait déjà
une huitaine que je n'avais reçu nulle lettre. Comme paraît-il la grippe
reparaît plus que jamais en France, je commençais à me faire du mauvais
sang de ne pas recevoir de nouvelles.
« Je suis heureux que cette fois-ci vous ayez reçu la carte ou la lettre sur
laquelle je vous ai accusé réception de tous les mandats et colis que vous
m'avez envoyé ces temps ci. Je m'aperçois que Grenier est actuellement en
permission ; il est plus en avance que moi. Enfin je pense bien que sous
peu de temps je serai moi-même parmi vous. Ne te fais pas de mauvais
sang sur mon sort ma petite maman chérie ; il n'y a rien à craindre de la
part des Boches, car ils sont incapables de reprendre les armes. Je pense
bien qu'à mon arrivée Roger sera encore en permission ; d'ailleurs, je lui
envoie en même temps qu'à vous un petit mot.
« A bientôt ma chère maman ; reçois ainsi que papa les meilleurs baisers
de ton grand fils qui t'aime ».
25 février 1919
[sur une carte postale de Fontainebleau]
«Chers parents, depuis hier soir je suis arrivé à Fontainebleau. Notre
installation s'est faite dès notre arrivée et aujourd'hui nous avons
commencé le cours qui va durer 2 mois. Je me plais beaucoup ici, la vie
est beaucoup plus agréable que dans une caserne et, malgré les nombreux
exercices physiques, qui sont assez pénibles, je pense que je ne vais avoir à
me plaindre de mon séjour. La ville est gentille et j'espère (..) les choses
intéressantes.
« A bientôt d'autres nouvelles. Recevez etc.. ».
Maréchal des Logis Bruneau, Stagiaire C.I.P.A. de Fontainebleau Seine et
Marne.
4 mars 1919
[sur une carte postale de Ludwigschaffen, Ludwigplatz)
« Suis en bonne santé. Pense partir sous peu ».
3 mai 1919
[sur deux cartes postales figurant des jeunes femmes allemandes en tenue
typique]
«Chers parents, je viens de recevoir aujourd'hui même la lettre de papa
m'apprenant que vous allez avoir la visite de son ancien camarade St
Jours. Je pense que père a du être content de revoir son ancien ami avec
lequel certainement il a connu les fatigues et les peines de long mois de
guerre. Je pense que votre journée se sera bien passée ; j'aurais bien voulu
être parmi vous, d'abord pour vous surprendre avec mes nouveaux galons,
ensuite pour faire connaissance de ce monsieur.
« Pour le moment je suis toujours en excellente santé, le moral se
maintient comme à l'ordinaire. J'ai maintenant beaucoup de travail au
bureau, le capitaine tient à ce que je sous au courant de tout, de façon à ne
pas être surpris lorsque les vieux vont partir. Je vous promets que je
travaille ferme car si je puis arriver à décrocher les galons de chef, je
serais satisfait et aurai atteint sans nul doute le grade auquel la vie
militaire s'écoule tranquille.
« Je termine en vous envoyant des millions de baisers. Votre grand fils qui
vous aime ».
29 décembre 1919
[sur une carte postale de Bonne année]
«Chers parents, à l'instant je viens de recevoir la lettre de maman. Dès
demain, car ce soir je suis de garde, je vais aller à l'adresse indiquée et
remettrai ma photo à la Céleste Noélie.
« Mon voyage s'est fort bien passé, j'ai réussi à trouver un wagon où j'ai
pu m'étendre tout à mon aise. Je me suis endormi de suite après Coutras et
je ne me suis réveillé qu'à quelques km de Paris : vous voyez que je n'ai
pas perdu mon temps. A mon arrivée, je suis allé porter le poulet à Mme
Vinet ; elle vous remercie infiniment et vous envoie, ainsi que Mr Vinet,
leurs meilleurs vœux pour la nouvelle année.
Maurice Bruneau : d'une guerre à l'autre 76
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
23 mars 1920
[sur une carte postale de Fontainebleau]
«Chers parents, tout d'abord une bonne nouvelle à vous annoncer : on
nous accorde à l'occasion des fêtes de Pâques une permission de 7 jours.
Partant de Fontainebleau le mercredi 31 mars, je serai à Puynormand
jeudi matin à 8 heures. Maman m'annonce que vous êtes desservis
Marié avec Yvonne Tourtelot, mais sans enfant, Maurice Bruneau fut
rappelé comme tant d'autres fin 1939. C'est en 1940, fait prisonnier comme
des centaines de milliers d'autres, qu'il fut embarqué dans un train qui allait
le conduire de Colmar au camp de concentration de Kaiserstenbruck,
après Salzbourg, en Autriche, avant de partir dans une ferme. C'est dans ce
train, puis au Stalag, que mon père fit sa connaissance : « Je crois que mon
ami Maurice Bruneau se souvient de certains coups de botte au derrière
dont les boches nous gratifiaient lors de notre si pénible voyage vers le
XVIIA » rappelait mon père quinze ans plus tard, lors de la remise de sa
légion d'honneur.
Après son retour de captivité, mon père tint scrupuleusement les promesses
faites à ses camarades restés au Stalag, de donner de leurs nouvelles aux
épouses et aux familles. Il se rendit ainsi à Puynormand, dire à Yvonne
Bruneau que son mari était en bonne santé, faisait partie des travailleurs
employés par les Autrichiens dans leurs fermes et qu'il était bien traité,
grâce à sa connaissance du monde agricole et de leur langue. Il l'avait
apprise en 1918-19 lors de son séjour d'occupation avec le 276° R.A.C.
près de Ludwigschaffen, sur le Rhin. Maurice revint de captivité en 1942,
l'année de ma naissance. Mais ceci est une autre histoire (voir : le quotidien
de l'Occupation).
Le STO
son secrétaire général Papon, et fut félicité par Pierre Laval pour avoir été
un des seuls à fournir davantage le quota fixé, après l'automne 1943.
La vie des STO était différente selon leurs lieux et conditions de travail.
Ceux qui étaient à la campagne, comme Roger Meunier, bénéficiaient
d'une certaine liberté, comme les Russes et Serbes, d'ailleurs, avec qui il
discutait, ayant des relations très amicales avec ces derniers, qui étaient
nombreux dans le pays. Les STO forcés devaient être rentrés le soir à sept
heures et travaillaient librement dans la journée chez leurs employeurs. Les
plus mal lotis étaient en ville ou regroupés dans des camps ; les plus
chanceux, STO ou prisonniers travailleurs, logeaient chez des particuliers,
ou dans des fermes et, si l'époux était sous les drapeaux, ils avaient droit à
des attentions particulières des épouses délaissées.
Maurice Bruneau, qui eut cette chance, était employé dans une ferme et
avait « sympathisé » avec la fermière esseulée.
Sur place, les STO restaient dans la même ignorance « En 1943, quand
les Allemands ont commencé à perdre à Stalingrad, nous avons commencé
à voir les journaux allemands avec deux pages d'avis mortuaires et la
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 88
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
croix des soldats tués. (..). Nous n'avions pas conscience de cette débâcle.
On ne savait jamais. Nous n'étions donc pas tellement au courant de cette
évolution, ni des camps de concentration, d'ailleurs » (Bastien).
Pourtant, tous les jours ils passaient à 30 km d'un camp de concentration
et, quand ils croisèrent un jour, par hasard, des prisonniers en tenue rayée,
ils ne comprirent pas, explique Bastien : « Les gars sont dans un camp.
Mais que font-ils ? On ne savait rien du tout. On passait par moments
peut-être à dix kilomètres du camp ! Mais on ne s'en rendait pas compte.
On ne savait pas. Les civils allemands eux-mêmes ne le savaient pas non
plus, sauf certains peut-être. C'était vraiment le champ d'action des SS,
pas du tout celui de l'armée allemande ». Quant à la population allemande,
soumise comme la française aux restrictions, elle n'avait d'autre
préoccupation que de trouver à manger et d'inquiétude que le sort des leurs
recrutés dans les armées du IIIe Reich, et ne manifestait aucune peur, sauf
quand grondaient les canons ou éclataient les bombes.
C'est au début de 1945 que les choses ont semblé changer, que les STO
et les populations ont senti que ça n'allait plus pour eux « quand par
exemple, on démontait les lignes téléphoniques en cuivre pour les
remplacer par du fer. C'était l'exemple typique qui montrait qu'ils étaient
Roger Meunier : de Charente en Pologn... 89
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
long détour, nous y sommes arrivés à 12h .La ville était à moitié détruite et
toute fumante ; nous devons toucher du ravitaillement, mais après cet
incident, nous sommes repartis à 14h sans avoir rien toucher. Nous avons
traversés la Rhur, avec ces villes bombardées ; passés à Glattbach,
Nussers ( ?), Krefeld, Duisbourg, Oberhausen, Essen ; arrivés à 21 h,
arrêt de 1 h ; la gare était entièrement détruite. Repartis à 22h ; comme la
nuit commençait, nous passions à Nane Eickel, Dortmund 23h30.
dans une ancienne caserne qui était remplie d'Ukrainiennes. A midi, nous
avons touché de la soupe faite avec de la farine de millet. L'après-midi, j'ai
trouvé Louis Huit ( ?) qui m'a fait visiter sa fabrique de sucre, puis nous
sommes revenus à la caserne nous coucher[9].
Le lendemain à 6h, tous debout pour boire le café, mais c'était du vrai
jus de chaussette[13] , enfin. Nous avons eu la journée pour arranger nos
valises, nous n'avons pas d'armoires. A midi, quelques patates qui se
battaient en duel dans la gamelle ; ensuite, nous avons pris connaissance
du patelain. A 17h la soupe, puis un bain dans la Bober, petite rivière qui
sépare l'usine de nos barraques, qui sont juste au bord. Puis, retour sur la
paillasse, mais bon sommeil ».
Séjour à Sprottau
(..) d'Erfut, nous avons touchés un casse croûte, puis un billet de chemin
de fer. Pris le train à 5h, passés à Ochatz, Wersen, arrivés à Zerlzig ( ?) à
10h. Nous avons passé à la police pour la fouille, puis manger une soupe,
ensuite coucher dans la salle d'attente ; 73 km.
Matin départ à 6h, Werssenfels, Kaunenberg, Apelda, Warmar, Erfut,
110 km. Arrivé à l'arbeistamt, nous avons touché 200 g de pain à 10h et
une soupe à 2h. de samedi à mercredi, même régime.
Bibliographie consultée :
Arnaud P. (2006). Les travailleurs civils français en Allemagne pendant
la Seconde guerre mondiale (1940-1945) : travail, vie quotidienne,
accommodement, résistance et répression. Thèse de doctorat, Paris-I, 5
volumes, 1942 p.
Bastien (sd). D'Amiens au STO en Allemagne, 1943-1945. Témoignage de
M. Bastien, né en 1929 à Amiens. Source Web.
Causse G. (1997). Mémoires d'un Tarnais STO en Allemagne, 1943-1945.
Graphi Midi-Pyrénées, 1 vol.
Chastanet Ch. (2002). La reconnaissance juridique des requis du STO.
Mémoire de DEA, Limoges, 147 p.
Evrard J. (1972). La déportation des travailleurs français dans le IIIe
Reich, Paris, Fayard, Les grandes études contemporaines.
qui chante Brassens (sur l'air de "Le nombril des femmes d'agent").
[5] Orthographe et ponctuation respectée ; des commentaires en notes de
bas de page ont été ajoutés, si besoin était.
[6] les précisions horaires apportées témoignent qu'il possédait une
montre et avait un grand souci de mesurer et rythmer le temps ; fractionner
le temps donne l'illusion d'en être maître, ce qui n‘était évidemment pas le
cas.
passage (..). De leur côté les soldats russes que nous rencontrons,
délestent à leur tour les prisonniers français de leurs montres, souvent des
alliances, même des ceinturons. Des scènes cocasses se produisant :
parfois certains soldats ou travailleurs français exhibent leur carte du
PCF, qu'ils avaient réussi à conserver dans les usines et les fermes, chose
qui aurait été impossible dans un oflag, bien entendu sans le moindre
succès. La colonne des officiers français s'étirait peu à peu, sur des
kilomètres, mêlée à des groupements les plus hétéroclites de travailleurs
déportés en Allemagne, etc. ».
[15] un kommando désigne une équipe de travail ou un service du camp ;
commandé par un « kapo » de même nationalité et condition.
La déclaration de guerre
Marie Ligier précise : Marcel et Roger ont été mobilisés à Laleu. Mon
mari n'aurait pas dû l'être, car nous avions quatre enfants, mais il était
officier de réserve, et il est même parti huit jours avant les autres. Je sais
que Germaine allait rendre visite à Roger, et c'est là que Marcel a fait sa
connaissance. C'est également à Laleu qu'ils ont fait la connaissance de
Henri Guichard.
Roger est nommé Sergent-Chef le 1er novembre 1939. C'est dans les
Ardennes que le IV° Bataillon est parti le 28 décembre ; Roger et Marcel y
resteront en stationnement tout l'hiver 39-40. De cet hiver, les deux amis
avaient un mauvais souvenir, car il fut l'un des plus rudes de la guerre et
dans l'Est, où ils étaient, encore plus rigoureux qu'ailleurs. Marcel Ligier
montrait souvent une photo prise le 6 janvier 1940 lors d'une présentation
de sa Compagnie à Raucourt, près de Sedan (Meuse) où les hommes
alignés sous la neige, grelottent malgré leur capote militaire.
Raucourt, 6 janvier 1940 (Ligier devant ses hommes)
Roger aurait pu être renvoyé sur les arrières, mais ne voulut pas en
profiter. Marcel racontait : « L'ordre arrive de renvoyer Roger Duhard
dans son entreprise pour les besoins de la défense nationale (..). Nommé
adjudant en février 1940 (le 15), il est en effet affecté au centre Militaire
des Bois, à Bordeaux, d'où il pourra être détaché dans son usine. Ses états
de service, son âge, l'autoriseraient à exécuter cet ordre. De fait, bien
d'autres, qui ne peuvent lui être comparés, s'empressent d'accepter les
avantages offerts aux affectés spéciaux, quittent le bataillon et rentrent
dans leur famille. Sacrifiant aussi bien son confort que ses intérêts,
cependant très légitimes, Roger Duhard choisit de rester avec ses
camarades de combat.
La défaite
Belgique capitulera le 28. Les Pays Bas sont hors de combat. Dès le 15
Mais déjà, le 13, les blindés allemands franchissaient la Meuse à Dinant,
Monthermé et Sedan et, entre le 20 et le 25, s'emparaient d'Abbeville,
Arras, Boulogne et Calais.
Une contre attaque lancée le 20 mai par le général Weygand, nouveau
chef des armées, en remplacement de Gamelin, échoue et c'est le
commencement de l'effondrement de l'armée française, qui se croyait
invincible. C'est aussi ce 20 mai 1940 qu'était ouvert par Allemands le
camp de concentration d'Auschwitz, en Pologne. Pour les alliés, Français
et Anglais, la débâcle commence ; les troupes britanniques et quelques
éléments français, encerclés par les Allemands, embarquent en catastrophe
à partir du 24 mai à Dunkerque, qui tombe le 4 juin.
Dans un rapport établi plus tard, Roger fera un récit plus circonstancié
des événements de ce jour là. « Lorsque l'ordre de départ a été donné, le
convoi hippo était reculé dans le bois, sous le couvert des arbres. Un
conducteur (..) mit ses chevaux au grand trot, malgré que j'ai donné
l'ordre de sortir lentement à cause des ornières. Une roue de son fourgon
se brisa. Je fis dételer les chevaux et donnais l'ordre au sergent Penochet
d'aller avec les conducteurs voir à la ferme Varin s'il y avait possibilité
d'utiliser un véhicule pour le transbordement des bagages. (..) à ce
moment là le lieutenant Senusson est revenu avec un vélo et nous a crié :
fichez le camp, voilà les Boches !
Lui ayant rendu compte rapidement de ce qui se passait, il m'a répondu
en repartant de ne pas m'occuper des autres et de filer en vitesse. Le
sergent Penochet et les deux conducteurs n'étant pas revenus, je suis resté
en compagnie du caporal-chef Jourdain, sous mes ordres à la section de
ravitaillement. (..) Le sergent Penochet revint au galop et me dit qu'il était
impossible d'atteler un véhicule, faute de chaînes au timon. Avec Penochet
et Jourdain, nous avons vidé les bidons d'essence laissés par le convoi
auto dans sa précipitation de départ. Les conducteurs étant revenus, je les
fis monter à cheval et leur indiquais de couper à travers la forêt avec le
sergent Penochet pour rejoindre le convoi hippo sur la route de
Chardogne. Ils partirent au trot."
dans le bois la direction de la route entre Bar Leduc et Revigny mais, avant
d'y parvenir, est alerté par un bruit de moto en provenance de Laimont.
« Je me jetais à droite dans le bois et m'étant approché sous le couvert très
épais à environ 30m de la route, je vis une moto avec side-car arrêtée,
moteur en marche (..). L'occupant du side avait une arme automatique (..)
fixée sur affût. Je tirais sur lui et le vis se replier en avant sur son arme. Le
conducteur fit demi-tour direction Laimont ».
Jeudi 20 : partons très tôt pour aller dans une autre forêt, à Rambervillers.
Nous ne savons plus où est le général et envoyons une liaison sur la route
de Gérardmer. Impossible de le rejoindre ; en attendant, nous allons
camper dans un bois avant Grandvilliers. Le Cdt revient, nous décidons de
pousser plus loin et repartons en direction de Gérardmer.
Colmar
n'avons pas beaucoup de cœur à admirer les vallées ni les ballons boisés
des Vosges. Dans la traversée des bourgs, la population est rassemblée le
long des routes et nous fait un accueil chaleureux bien émouvant.
Malgré les soldats Allemands rassemblés, les femmes, dont beaucoup
ont les yeux pleins de larmes, nous saluent de la main et nous envoient des
baisers en criant : courage, à bientôt, au revoir ! Dès que le convoi
s'arrête, les gens se précipitent pour nous ravitailler en pain et en boissons
de toutes sortes. Il en est ainsi jusqu'à Colmar, où nous arrivons vers 6h
du soir.Même accueil à Colmar de toute la population, massée dans les
rues derrière les soldats Allemands. Les femmes pleurent et crient :
courage, à bientôt, on les aura!
Les camions sont laissés sur une place et nous nous formons en colonne
pour aller camper. Après 3/4 heure de marche, nous arrivons à un stade
où un grand nombre de prisonniers sont déjà entassés les uns sur les
autres. Nous trouvons avec peine un coin de pelouse disponible et nous
nous étendons, roulés dans nos manteaux. C'est notre première nuit de
prisonniers.
(Lundi 24) : Nous sommes environ 20.000, entassés dans le stade et nous
sommes tellement serrés que c'est avec peine que nous parvenons à monter
les tentes pour nous protéger du soleil. Aucune mesure d'hygiène n'a été
prise et les mauvaises odeurs flottent dans le camp. Aucun ravitaillement
n'est distribué. Le soir, vers 7h, la ville est entourée d'orages qui crèvent et
c'est une véritable trombe d'eau qui va durer toute la nuit. Nous
rassemblons nos affaires en hâte et nous en faisons un tas, mais le vent est
si violent qu'il faut mettre des pierres sur la tente.
N'ayant rien pour nous abriter, ne pouvant nous asseoir dans l'eau, nous
nous mettons à marcher toute la nuit. Certains, qui ont fait plus de 120km
à pieds depuis deux jours, sont si fatigués qu'ils s'étendent dans l'eau et
dorment. C'est certainement la nuit la plus pénible que j'ai passé de ma
vie.
(Mardi 25) :
Heureusement ce matin la pluie s'arrête et le soleil paraît un peu. Nous
pouvons nous déshabiller et faire sécher nos vêtements et nos
couvertures.Une partie des prisonniers du stade est dirigée sur une autre
caserne et nous parvenons à nous installer sur les marches de la petite
tribune. Nous sommes tellement serrés qu'il est impossible de s'étendre de
la nuit.
ce qu'il faut pour subsister. Nous avons remis des cartes à la Croix Rouge
pour prévenir nos familles, car nous pensons que les lettres remises à la
boite du camp ne partent pas.
(1er août) : Mon état ne s'est pas amélioré. Depuis 15 jours je rends mes
aliments et suis pris d'une forte diarrhée. Je suis soigné au lit depuis 3
jours sans résultat et commence à faire du sang. Le médecin vient
d'ordonner mon départ pour l'hôpital. J'ai passé une très mauvaise nuit
avec fièvre et délire et on est obligé de me porter dans l'auto, je ne tiens
plus debout. Je laisse (mon chien) Boby à la garde d'un camarade qui a
mission de le remettre à la dame de Colmar qui a été très bonne pour moi
et qui m'a promis de le garder en cas de départ pour l'Allemagne.
(4 août) Depuis 4 jours, je suis dans une clinique privée de Colmar (la
clinique Pasteur), les hôpitaux étant pleins. Je suis dans une chambre
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 118
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
A midi, nous partons pour l'hôpital de Saint-Dié le cœur gros, car il n'y a
plus d'espoir pour moi de revoir mes camarades et le pauvre Boby. Je n'ai
pas revu l'infirmière qui devait porter ma lettre à Bordeaux et je la garde
avec moi.Je suis à l'hôpital de Saint-Dié dans une chambre à 8 lits. J'ai
comme camarade de lit un adjudant arrivé des goums marocains en juin
comme maître armurier, et qui a eu juste le temps de rejoindre son unité
au front avant d'être fait prisonnier. Il a laissé sa femme et ses enfants à
Marrakech et est dans l'impossibilité de leur donner de ses nouvelles.
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 119
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
Nous parlons du Maroc et des goums, et cela nous évite de penser à autre
chose.
J'apprends que le courrier fonctionne normalement à l'hôpital et j'écris
immédiatement avec un timbre pour la poste civile. Une sœur se charge de
poster les lettres.
(8 août) : Nous ne sommes pas mal à l'hôpital, mais le régime est très
modeste ! Café le matin, une cuillerée de riz à l'eau à midi, une de pâtes le
soir. Un peu de confiture ersatz. Heureusement que les infirmières sortent
en ville et nous achètent quelques aliments et cigarettes.
Je prends 1/4 litre de lait par jour et des fromages frais au laitier qui vient
à l'hôpital. Ma santé s'améliore rapidement, mais je n'engraisse pas ; j'ai
perdu 1 kg depuis 4 jours que je suis ici.
mois, sans être sûr que le courrier leur parvienne. Renée Bureau se
souvient qu'il avait également écrit à Maurice, pour lui confier la santé de
Germaine, en détachant bien qu'elle était pour lui ce que j'étais pour
Maurice (ce qu'il avait de plus cher).
(Samedi 17) : J'ai reçu une lettre de Régis et une de Germaine. Régis
m'annonce simplement que Lacave a fait des démarches pour me faire
revenir, mais je n'ai aucun espoir car, si dans 8 jours le nécessaire n'est
pas fait ce sera trop tard, je serai parti. Je ne puis rester longtemps ici
comme convalescent. Germaine m'écrit qu'il y a eu de la musique pendant
la nuit du 14 au 15, et j'en conclus que les dépôts d'essence ont été
bombardés. Les camarades recevant des colis, j'écris que l'on peut m'en
envoyer, mais je crains d'être parti avant.
Stalag XVII A
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 122
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
(Le lundi matin 26 août), après 3 jours d'un voyage très pénible, nous
débarquons enfin et partons à pieds pour le camp de Kaiserstenbruck,
situé à 7 ou 8 km. Pour notre voyage, nous avons eu du pain moisi, de la
graisse à tartiner et du fromage trop fermenté. Bien entendu la diarrhée
m'a repris et j'ai bien de la peine à arriver au camp avec mes bagages.
Nous sommes arrivés au camp vers 9h. A midi, soupe : une cuillerée à
soupe de choux rouges mélangée de pommes de terre non épluchées.. et
c'est tout. L'après-midi, douche, désinfection des effets. Nous sommes
tondus, étiquetés, numérotés (85051), photographiés, mesurés et nos fiches
remplies. Le docteur m'a donné une fiche bleue pour ma diarrhée afin que
je rentre à l'infirmerie demain ; Besnier en a une également. Le soir, une
autre cuillerée de la même soupe.
Comme nous sommes présumés malades, nous couchons dans une salle à
part avec des pouilleux et galeux, sur le ciment, sans couverture.
Dimanche 1er septembre : Depuis 3 à 4 jours, il fait très froid, avec grand
vent. Nous nous occupons de nous confectionner des effets chauds pour
l'hiver avec de vieilles couvertures : gants, chaussons, ceinture,
passe-montagne.
Mais il faut du fil. Notre camp est mitoyen avec un camp de triage, dont
nous sommes séparés par une triple clôture de barbelés de 4m de hauteur.
Tous les soirs à 5h, de chaque côté de la clôture, les prisonniers des deux
camps se rassemblent pour des échanges ; c'est une véritable bourse. Ce
sont nos biscuits qui servent de monnaie. Un paquet de cigarettes Troupe
valait il y a quatre jours 70 biscuits, un paquet de Gauloises 80 et un
paquet de tabac 100. Aujourd'hui, devant la rareté de l'offre, il faut payer
un paquet de tabac 150 biscuits, une paire de chaussettes 60 et un caleçon
150.
J'ai obtenu, pour 80 biscuits, 3 cartes de fil et 10 aiguilles ; c'est une
affaire, je vais pouvoir coudre. L'argent Français est très déprécié, un
paquet de Gauloises vaut 125 f. Il y a deux mois une pomme de terre valait
100 f. Des anglais ont payé une cigarette 1£. Dans le camp de triage, les
prisonniers sont classés suivant leur profession et envoyés travailler en
usines, fabriques ou fermes. J'ai demandé à aller travailler aux vignes ou
dans une exploitation forestière dès que je pourrai sortir d'ici.
Dimanche 8 : Deux semaines que je suis ici. Ma 1ère analyse est négative ;
la 2ème est partie. Dès que le résultat sera revenu, je quitterai l'infirmerie.
Aujourd'hui, nous avons organisé un concert avec des prix aux chanteurs.
Le 1er prix est bien entendu un morceau de pain de 200g environ. C'est un
prix important, car il y aurait preneur pour 20Pf. Les autres prix sont des
pastilles, cigarettes, coco, antésite et un radis noir. Il y a eu 12 chanteurs,
j'étais président du jury. Il y a eu bien entendu des prix pour tous les
chanteurs et j'ai moi-même été gratifié d'une bouteille d'antésite pour
mettre dans l'eau.
Ayant entendu dire que les inaptes définitifs ont une chance de rentrer en
France avant l'hiver, Besnier, Daubas et moi demandons à passer la visite
devant le major allemand. Nous sommes tous les trois reconnus inaptes au
travail et nous obtenons notre carte. Diagnostic : dysenterie et malaria,
c'est-à-dire paludisme.
Samedi 21 : Je suis au camp des inaptes depuis une semaine. Nous n'avons
rien à faire, mais le confort manque, mal couchés et surtout nourriture
insuffisante. Une cuillerée par repas d'un rata trop clair avec quelques
carottes et pommes de terre non épluchées. Hier, macaronis à la confiture,
le tout en forme de sauce, impossible de le manger. 50 biscuits ou 200g de
pain par jour. Nous avons toujours faim et c'est très pénible. J'achète 1 kg
de pain 60fr et un paquet de tabac blond 50fr. Les colis commencent à
arriver, mais en totalité des régions occupées. Dailleux, de Mussidan, a
reçu 4 à 5 colis, quelques-uns intacts, d'autres pillés. Réflexion d'un
Bergeracois : « quand nous rentrerons nous trouverons la femme pleine et
les barriques vides ».
La fin août et début septembre avaient été froids avec un vent assez
violent. Nous avons maintenant une fin de septembre magnifique avec les
coteaux boisés de sapins qui me rappellent nos pignadas ; la campagne
environnante ressemble aux campagnes charentaises et, pourtant, nous
sommes à quelques km de la frontière hongroise. Nos gardiens sont en
majorité des autrichiens et nous ne sommes pas mal traités.
Les bruits les plus invraisemblables circulent dans le camp, propagés avec
rapidité par tous les prisonniers avides de nouvelles de l'extérieur :
ultimatum de l'Amérique, entrée en guerre de la Russie, Berlin et
Hambourg en flammes, paix avec la France. Nous accueillons ces
nouvelles avec réserves, ainsi que celles annonçant la destruction de
Londres! Les Bretons sont partis hier, probablement pour la France et le
départ des belges est imminent. J'ai eu un peu de bronchite, j'arrive de la
visite et on m'a donné 2 pastilles à sucer! genre chlorate de potasse. C'est
un médecin français, il ne m'a même pas regardé.
Fin août est créée la France Libre, dont le chef est le général de
Gaulle. Le Tchad est le premier territoire de l'Afrique Equatoriale
Française à s'y rallier, bientôt suivi de tous les autres. En France on peut
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 126
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
entendre sur les ondes de la BBC l'émission Ici la France, rebaptisée début
septembre Les Français parlent aux Français. Londres continue à subir les
bombardements de Luftwaffe, préludes dans l'esprit d'Hitler à l'invasion de
la Grande-Bretagne ; il y renoncera mi-octobre, faute d'avoir pu dominer
l'espace aérien britannique.
J'ai tout mangé car le dîner du samedi soir consiste en un petit bout de
pain noir, 100g environ, et un bout de fromage, 10% de matière grasse
probablement et à base de pommes de terre. Le dimanche soir, même
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 127
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
Ce matin je me suis acheté un gilet de peau en coton 1 mark 1/2, soit 35fr
environ, le cours du mark variant tous les jours au camp ; certains jours il
est possible de se procurer des marks à 20fr, d'autres jours, il faut les
payer 30.
Ma bronchite est à peu près passée, mais je ne pense pas que les deux
pilules données par le docteur y soient pour quelque chose. Cet
après-midi, j'ai fait un bridge avec un aspirant et un sergent belges et un
aspirant français ; le temps a passé plus rapidement.
dit s'appeler Régis Duhard. J'en suis resté sans voix! Après explications, il
n'a aucun lien de parenté avec notre famille ; il est d'origine
basco-béarnaise et habite Paris où il s'occupe de ventes d'immeubles. C'est
le sosie presque parfait de [mon frère] Régis.
Le dimanche a été vite passé. Je me suis levé à 6h pour boire le jus et me
suis recouché jusqu'à 9h. J'ai fait la toilette complète aux lavabos et à 11h
mangé ma gamelle de rata. L'après-midi, je suis allé écouter un concert
vocal et crochet dans une baraque à côté.
Il y avait de très bons chanteurs, dont 2 professionnels. A 4h, j'ai fait un
bridge avec le chef de baraque, un adjudant-chef du 64° RAC et 2 autres
camarades, dont un collègue marchand de bois de Rochefort, Roulin, qui
se trouve être le gendre du Cdt Sourisseau qui commandait le IV/344° RI à
Laleu et à Raucourt.
toujours un très beau temps. Il n'a pas plu depuis le mois de septembre. Le
vent d'Est est très froid le matin au soleil levant et l'après-midi est belle.
Notre vie continue, calme et monotone ; le matin je me lève vers 8h et fais
ma toilette, une petite promenade de prisonniers jusqu'à 10h45, et c'est la
soupe.
Le docteur allemand est revenu relever les cartes définitives par régions,
occupée et non occupée. Il parait que les définitifs des régions libres
partiront les premiers et nous, 8 à 10 jours après. Aussi, beaucoup de
prisonniers ont fait changer leur résidence. Je n'ai rien fait de semblable
car, si un rapprochement était fait avec la carte que nous avons remplie à
l'arrivée, ils pourraient avoir des ennuis. De plus, nous ne savons rien
d'officiel et il est fort possible que les inaptes des régions occupées partent
les premiers. La perspective de passer l'hiver chez nous nous enlève un
grand poids, et nous nous raccrochons à cet espoir ; si les bruits sont faux,
nous allons avoir une grosse désillusion!
Deux camarades, arrivés ici le même jour que moi, ont reçu une lettre et
un colis, l'un de la zone libre, l'autre de la zone occupée, en réponse à la
carte que nous avons écrite ensemble le 2 septembre. Je ne vais donc pas
tarder à recevoir des nouvelles ; depuis le 12 juin, je n'ai reçu que 2 lettres
à St Dié vers le 15 août. Depuis 2 mois je suis sans nouvelles. Tout ceci
sera vite oublié si nous reprenons la route de l'ouest d'ici quelques jours.
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 130
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
Les conventions d'armistice avaient défini deux zones, une libre et une
occupée, séparées par une ligne, dite de démarcation. Celle-ci part de Saint
Jean Pied-de-Port, remonte vers Mont de Marsan, Langon, Montpon sur
l'Isle, Angoulême et se poursuit sur Vierzon, Châlons-sur-Saône et Dôle.
Lundi 21 : Ce matin, une 2ème liste a été faite dans les baraques pour
compléter le convoi des inaptes de la zone libre ; je me suis fais inscrire
comme domicilié en Dordogne. Cet après-midi je suis allé passer la visite.
J'ai été accepté, toujours pour le paludisme, malaria comme disent les
Allemands.
Je vais donc partir par le 1er convoi ; ce sera l'occasion de voir la Suisse
et, surtout, la certitude de partir. Bientôt 8 mois que je ne suis pas allé au
pays ; il me semble qu'il y a plus d'un an. Le temps devient froid, avec un
vent glacial, forte gelée blanche et brouillard le matin. Nous nous levons à
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 131
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
Il fait froid, avec un fort vent d'est ; les oies sauvages passent très bas. Je
vais faire ma chasse journalière aux poux ; j'en tue 4 à 5 par jour dans ma
flanelle.
Je viens de recevoir une lettre de Germaine datée du 28 septembre. Elle ne
me dit pas si elle a reçu mes cartes ou celles de la Croix-Rouge. Elle
m'annonce des colis que je ne recevrai sans doute jamais.
Mercredi 30 : Nous sommes ici depuis une semaine, tous les jours nous
voyons s'éloigner la date de notre départ. Il paraît que ce sera pour le 10
novembre, c'est-à-dire samedi en huit. On fait en ce moment le classement
des inaptes des régions occupées, qui doivent partir aussitôt notre départ.
Dans la nuit de samedi à dimanche, nous avons vu la 1ère neige de l'hiver,
qui commence très tôt ici. Il fait très froid. Nous sommes restés 1h1/2 dans
la neige et la boue pour un appel général, j'avais les pieds glacés.
Les bronchites sont à l'ordre du jour et il est presque impossible de dormir
la nuit avec tous les enrhumés qui toussent toute la nuit. Nous sommes
logés dans des écuries, chaque baraque fait environ 18m sur 12m et nous
sommes entassés en trois étages de bas flancs, ce qui ne fait pas un gros
volume d'air pour chacun. Impossible de secouer sa paillasse, ça ferait
trop de poussière.
Il faut donc se résigner à coucher dans la saleté. Je couche en bas ; le
premier étage est si bas que je ne puis tenir assis sur ma paillasse. Il y fait
noir de 5h du soir à 8h du matin. Depuis 2 jours, il neige sans arrêt, il y en
a 30cm au moins. Ce matin nous avons eu un appel et sommes restés dans
la neige avec un vent glacial. Depuis vendredi dernier, je suis avisé que
j'ai un colis, celui de Germaine sans doute, mais il a du s'égarer car il n'a
pas été distribué, et je dois le considérer comme perdu. Hier soir, j'ai reçu
une lettre de ma mère, lettre très courte et qui ne donne aucun détail. Je ne
comprends pas pourquoi, alors que j'ai des camarades qui reçoivent des
lettres de 4 pages.
Depuis 6 mois, je ne sais même pas si l'usine marche et même pas si elle
est en zone occupée! Ce sont pourtant des choses qu'on aurait pu me dire.
J'ai également demandé des nouvelles de Marcel, rien non plus. Je n'y
comprends rien et ça me donne le cafard. Avant hier, il y avait un colis
pour Duhard Pierre, ça doit être un de mes cousins de Guiard qui serait
au camp, malheureusement il me sera impossible de le voir, car il y 3
camps ici et on ne peut passer d'un camp à l'autre. Il est temps que je parte
d'ici car le rata de pommes de terre non épluchées et de choux-raves
commence à me dégoûter et, hier soir, pour la 1ère fois depuis 3 mois, j'ai
eu des aigreurs d'estomac. Je n'ai pas souffert du foie depuis 3 mois non
plus, pas de rhumatismes ni de maux de reins. C'est une véritable cure de
désintoxication à base de café ersatz provenant de la houille, carottes,
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 133
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
est une affaire, et 2 oignons pour 1 mark, soit 20 f. Je vais donc faire un
dîner somptueux avec lard, sel et oignon cru. Aujourd'hui, nous avons
acheté des Gauloises à la cantine du camp qui vient d'en recevoir un très
gros stock. Nous les payons 50 pfennigs le paquet, soit 10 f. Ce n'est pas
cher, ici les cigarettes allemandes valent plus cher, et ce n'est que de la
paille.
Mercredi 6 : Nous ne sommes pas encore fixés sur la date de notre départ ;
nos cartes ont été contrôlées une fois de plus. Il paraîtrait que le 1er
départ serait le 8 ou le 9 et se composerait des 700 premiers numéros, le
2ème le 11 ou le 12 avec les 700 suivants, dont je suis. Encore 5 jours à
attendre! Ca fera 3 semaines que nous avons été rassemblés en vue du
départ. Nous pensions qu'il faudrait une semaine au plus pour nous
préparer.
Dimanche 10, 2h : Le 1er convoi est enfin parti hier et nous avons notre
fiche de départ, que nous devons avoir sur la poitrine. Aujourd'hui, nous
sommes tous passés aux douches et les effets à la désinfection. Depuis ce
matin, les camarades sont nus sous une couverture. En ce moment, ils sont
Roger Duhard : la défaite de 1940 et ... 135
Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
dans la cour, à attendre leurs sacs qui sortent de la chambre à gaz. J'ai pu
couper à la corvée en disant aux boches que j'avais une crise de malaria.
Je faisais semblant de claquer des dents. Ils se sont écartés de moi comme
si je leur avais annoncé que j'avais la peste! Je suis assis dans la salle du
courrier et j'attends que les camarades aient touché leur sac pour
rejoindre la baraque avec eux.
Demain, nous devons toucher l'argent français que nous avons déposé en
arrivant, et mardi matin départ pour la Suisse. Nous devons nous arrêter à
Constance pour être dirigés sur les régions libres ou occupées. Je viens de
recevoir une lettre de Germaine du 8 octobre. Ce sera sans doute la
dernière lettre que je recevrai ici. C'est du 1 au jus. Je ne peux y croire.
Hier, j'ai rencontré Biton de La Roche Chalais, c'est lui qui m'a reconnu.
J'ai promis d'aller voir sa femme en rentrant.
Lundi 11 au soir : Aujourd'hui, nous avons passé un dernier contrôle et
touché l'argent que nous avions versé en arrivant. Nous partons demain à
midi en 3ème classe, wagons chauffés. C'est notre dernière veillée. Il est
7h, nous sommes rassemblés dans la chambre du chef de baraque pour
faire le dernier bridge. Le temps ne passe pas vite et nous dormirons peu
cette nuit dans notre baraque glaciale ; le temps est bien couvert et sent la
neige. Nous devons être rassemblés demain à 8h dans la cour avec nos
paquetages. Il y a de fortes chances que nous y restions 3 ou 4 heures avec
un vent glacial. Heureusement que nous avons touché des sabots, nous
n'aurons pas trop froid aux pieds. Le nez me coule, je suis enrhumé.Ces
quelques lignes sont les dernières que j'écris au Stalag XVIIA. Demain le
départ.
Rapatriement sanitaire
la drôle de guerre
Cela ne figure pas (encore) dans les livres d'histoire, mais on peut en
vérifier la véracité dans les registres d'Etat Civil de Libourne, c'est le
samedi 8 août 1942 que naquit le premier fils de Roger Duhard et de
Germaine Penaud.
Deux jours plus tard, le 8 mai 1940, ce fut une autre musique aux accents
teutons : les Allemands débutèrent leur offensive sur le front de l'Ouest et
cinq jours plus tard franchirent la Meuse à Sedan. Dans la nuit du 9 au 10,
les Allemands envahirent la Belgique prenant Liège le 11, et obtenant la
capitulation le 28. Dès le 13 mai, les blindés allemands franchirent la
Meuse à Dinant, Monthermé et Sedan et, entre le 20 et le 25, s'emparèrent
d'Abbeville, Arras, Boulogne et Calais. Une contre attaque, lancée le 20
mai par le général Weygand nouveau chef des armées, échoua et ce fut le
je pense aux malheureux réfugiés qui sillonnent nos routes. C'est le cœur
serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat ». Le 20 juin,
il parlait de nouveau au pays : « Français ! J'ai demandé à nos adversaires
de mettre fin aux hostilités. [...] J'ai pris cette décision, dure au cœur d'un
soldat, parce que la situation militaire l'imposait. [...] Moins forts qu'il y a
22 ans, nous avions aussi moins d'amis. Trop peu d'enfants, trop peu
d'armes, trop peu d'alliés, voilà les causes de la défaite. [...] Nous tirerons
la leçon des batailles perdues. Depuis la victoire, l'esprit de jouissance l'a
emporté sur l'esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu'on a servi. On a
voulu épargner l'effort ; on rencontre aujourd'hui le malheur ».
Ils sont bien peu nombreux ceux qui l'entendirent, la majorité des militaires
étant occupée à combattre ou à faire retraite en désordre, et une grande
partie des civils, préoccupée de trouver un moyen de fuir vers le Sud de la
France.
Encore moins nombreux furent ceux qui captèrent l'appel depuis Londres,
le 18 juin, d'un général quasi inconnu, un certain de Gaulle, qui avait été
secrétaire d'Etat à la Guerre. Germaine, que la guerre avait privé de père,
approuvait la décision du maréchal, qui garda longtemps une place dans
son cœur : n'avait-il pas fait don de sa personne à la France ?
l'exode
La convention d'Armistice fut signée le 22 juin à Rethondes. Hitler
exigeait de la France de ne plus prendre part au combat, auquel n'a pas
renoncé l'Angleterre, d'accepter l'occupation de la moitié de son territoire
et de payer des frais d'occupation, fixés à 400 millions de francs par jour.
Les combats cessèrent effectivement trois jours plus tard, le 25 juin 1940 à
01.35 h.
Juin 1940 resta longtemps dans la mémoire des Français comme le mois de
l'exode, les habitants du Nord et de l'Est de la France (mais aussi les
Belges) fuyant en masse devant l'avance allemande. Cette fuite massive et
irrationnelle avait commencé le 8 juin, à l'annonce que les Boches
«Toute la France qui coule sur les routes. De jour et de nuit, une foule
protégée par deux épaisseurs de matelas, couronnée de valises et de cages
à oiseaux. Une foule qui n'a jamais fini de passer, toujours aussi épaisse,
toujours renouvelée et qui abandonne dans les fossés ses voitures et ses
morts », écrivait H. Amouroux, qui a rapporté les récits de témoins dans
« la Vie des Français sous l'occupation» (Fayard, 1961). J'y ai puisé
beaucoup de précisions sur cette triste période de l'histoire française.
Dans les villes du Sud-ouest, où les réfugiés affluèrent par milliers, les
chiffres de la population doublèrent, triplèrent ou quadruplèrent. On ne
savait comment les loger ni les nourrir : il n'y avait plus de pain, plus de
lits, plus d'argent. A Bordeaux, depuis les premiers jours de juin, la ville
était encombrée de réfugiés. Les trains de blessés, d'enfants, de femmes
enceintes, d'aliénés, de familles, venus de Belgique, du Nord ou de l'Est de
la France, de la région parisienne, ne cessaient d'affluer vers la ville qui ne
sut bientôt plus où les loger, comment les nourrir et s'efforça de les diriger
vers d'autres villes, d'autres départements. Le 17 juin on comptera 3 000
réfugiés en gare de Libourne, 1 500 à Coutras, 2 500 à Saint-Mariens.
Devant cette débandade généralisée, étendue au pouvoir politique et aux
forces armées, devant cette défaite totale et ces souffrances de tout un
peuple, il n'y avait d'autre alternative que de demander un armistice. Et
c'est avec soulagement que la France écouta les messages de Pétain, une
France qui, à ce moment là était tout entière pétainiste.
villes s'ouvrirent, les casernes rangèrent les armes, tant il est évident que le
pays était battu : il apparaissait inutile de sacrifier des vies, de perdre des
biens.
Marcel Ligier, capturé le 15 juin dans Revigny cerné puis envahi par les
Allemands, était prisonnier sur l'honneur et, comme officier le plus gradé
(capitaine), fut nommé responsable des autres prisonniers. Il y avait
tellement d'hommes faits prisonniers, que les Allemands ne savaient quoi
en faire : il y en eut un million et demi ! Ayant donné sa parole d'officier
de ne pas s'enfuir, Ligier ne le fit pas, mais permit à d'autres de le faire.
Henri Guichard fut de ceux-là, et réussit à rejoindre la zone libre en train,
puis à regagner Bordeaux. Marcel partit ensuite pour l'Oflag XVIIA, à
Edelbach, en Autriche, près de Vienne, où il put à loisir admirer le fameux
soleil d'Austerlitz, qui dissipe les brumes matinales quand il se lève
(comme constaté par Napoléon), et en revint en novembre 1941, libéré en
tant qu'ancien combattant de 1914-18 et père de famille nombreuse.
l'occupation
Si les conditions de vie étaient dures pour Roger, et les autres prisonniers,
il n'imaginait certainement pas qu'elles l'étaient également pour la France
occupée. Il ne se doutait probablement pas que pour envoyer des colis avec
du chocolat, du sucre et des biscuits, il fallait beaucoup d‘ingéniosité et
beaucoup se priver, dans une France en pénurie de tout.
carte de ravitaillement
le rationnement
Un exemple de rationnement : la consommation autorisée de lait dans les
villes était de 0.75 l pour les E, 0.50 l pour les J1 et V, 0.25 l pour les J2 et
A. Une carte de priorité fut accordée aux mères de famille nombreuses et
aux femmes enceintes ou allaitant, mais seulement pour échapper aux
interminables queues devant les magasins. Le maréchal Philippe Pétain,
aurait du avoir une carte « V », on lui attribua une carte « T » (n° 50 084),
donnant droit à des suppléments de pain, viande, vin, etc., ce qu'il aurait
sans doute obtenu sans cela. Cartes et tickets ne furent définitivement
supprimés que fin 1949. Je m'en souviens.
Si juin 1940 fut un mois abondant en fruits, il manqua de sucre pour faire
des confitures et si les moissons s'annoncèrent belles, on manqua de bras
pour les engranger. Les vivres de première nécessité commencèrent à se
raréfier : pain, pâtes, sucre, lait, viande, et les rations diminuèrent d'années
en années. Dès juin 1940, on institua des jours sans viande (mercredi, jeudi
et vendredi) et interdiction fut faite aux boulangers de vendre du pain
frais ; un mois plus tard, ils manquaient déjà de farine.
L'approvisionnement était aléatoire ; en novembre 1940, Bordeaux, qui
n'avait plus de viande, reçut 7 morutiers apportant 1 200 tonnes de pêche
Pendant ce temps, les nouveaux mariés prirent pension chez la Marie sans
souliers. Son établissement était situé en zone occupée, au pied du pont du
Pizou, la ligne de démarcation suivant le cours de l'Isle. Le restaurant était
fréquenté par les Allemands attirés par la bonne cuisine de la propriétaire.
Malgré les restrictions, les fermes voisines fournissaient l'établissement en
volailles, œufs, lait, beurre et légumes, et sa table était toujours bien
pourvue. Fin cordon bleu, la propriétaire n'avait qu'un défaut : elle n'avait
pas la langue dans sa poche et ne se gênait pas de dire tout haut ce que les
autres murmuraient tout bas. Cela lui valut un jour d'être convoquée à la
Kommandantur à Bordeaux, où elle on la retint plusieurs jours. Ses
pensionnaires s'inquiétèrent sur son sort, n'allait-on pas la garder en
prison ? Mais également sur le leur, qui allait faire la cuisine ? Ce n'est pas
cela qui pouvait embarrasser Germaine.
Ceignant un tablier, comme elle l'avait fait à Laleu, elle se mit aux
casseroles et fit tourner la pension, régalant les hôtes de sauces et de
beignets à sa façon et récoltant compliments et pourboires.
Fin février, les travaux terminés dans leur nouvelle demeure, ils y
emménagèrent. Germaine entreprit aussitôt un nettoyage général dont elle
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
avait la spécialité et, quand elle eut fini de briquer, récurer, gratter, fourbir,
frotter, astiquer et encaustiquer, ce fut un logis méconnaissable qu'elle
offrit à l'admiration de son mari. Roger allait découvrir dans son épouse
une parfaite maîtresse de maison, qu'aucune tâche ne rebutait, et qui était
aussi à l'aise dans son ménage que dans son jardin. C'est sans doute à ce
moment là qu'il commença à prendre la mesure de la femme
exceptionnelle avec qui il avait eu la chance de convoler. Elle le surprendra
bien d'autres fois dans la suite de leur vie commune.
Les Landale habitaient juste à côté et vivaient sans enfant. Ils possédaient
une petite maison périgourdine dont le jardin touchait le parc du
"Château". Jeannette Landale était originaire de Moulin-Neuf, où vivait
toujours sa mère, Mme Daviaud. Elle avait un emploi de secrétaire à
Bordeaux, alors que Jean Landale, sensiblement plus âgé qu'elle, était
retraité des chemins de fer. Ils venaient aussi régulièrement que possible à
Moulin-Neuf pour les besoins du ravitaillement, les ressources de la
campagne étant sans commune mesure avec celle d'une ville, devenue à
son tour occupée. Jean Landale, comme bien d'autres, circulait à vélo, et
n'hésitait pas à venir par ce moyen de Bordeaux à Moulin-Neuf, soit une
soixantaine de kilomètres. C'est chez les Landale que Roger et Germaine
firent la connaissance de Linette, sœur de Jeannette, mariée avec le docteur
Jean Berty, un chirurgien militaire.
Germaine dut bien étonner les amis de Roger, qui avaient davantage
l'habitude de fréquenter le cadre bourgeois des Chartrons que le milieu
rural. Elle avait son franc parler, oubliant souvent de tourner sept fois sa
langue dans la bouche et disant ce qu'elle pensait, dans un français moins
châtié que le leur.
Roger et ses amis parlaient un français de bonne syntaxe, avec des mots
choisis et des phrases bien structurées. Germaine y mêlait du gabaye, en
s'étonnant qu'ils ne le comprissent pas, et ses phrases n'étaient pas toujours
académiques. Leurs discussions politiques ne l'intéressaient guère, son
opinion étant arrêtée : « les parlementaires, tous des pourris ! », qui se
battaient pour approcher le fromage et pressurer le contribuable ; mais avec
des limites, car « on ne peut tondre un chien qui n'a plus de poils ». Ils
furent d'abord choqués par cette jeune paysanne, certes bien habillée, avec
goût même, mais dont le ramage n'était pas à l'image du plumage.
D'étonnement ou d'indignation, elle pouvait laisser échapper un « p.... ! »,
mal venu et, si quelque chose lui répugnait à manger, elle échappait un
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Souvenirs de guerres (14-18 et 39-45)
Ce ne fut pas une petite sœur qui arriva, mais "Belipe". Mon frère Philippe
Comme elle l'avait fait pour le premier, Germaine tint à nourrir au sein son
second fils. En réalité, elle dut nourrir les deux, l'aîné ayant de nouveau
repris goût à la tétée, en exigeant : "met Belipe te prie dans la voiture te dis
maman !". Et le sein généreux de Germaine pourvut
à son appétit glouton jusqu'à ses dix-huit mois accomplis. Grâce à son
abondante lactogénèse, ce n'est d'ailleurs pas seulement deux bouches
avides qu'elle réussit à rassasier, mais trois. Car, outre "Nanpiare" et
"Belipe", un bébé adoptif partageait ces agapes lactées, attendrissant dans
sa livrée fauve rayée de brun : un jeune marcassin, ramené d'une battue au
cochon où sa mère avait été tuée. Il connut une triste fin, racontée ailleurs
(souvenirs de chasse).
S'il ne fut plus question d'héberger d'autres animaux sauvages chez elle,
Germaine avait quand même une chatte cajoleuse, la Minette, qui eut
l'exclusivité de sa tendresse jusqu'à l'arrivée des bébés. Fut-ce par jalousie
ou par affection, un jour on la trouva dans la poussette, couchée en travers
du visage de Jean-Pierre, qui gigotait de son mieux pour se débarrasser de
cette étouffante présence. Sans doute faut-il chercher là l'explication à la
certaine aversion qu'il manifestera plus tard pour ces animaux.
Elle se souvint sans doute de la réponse polie faite par Marie : "Vous savez,
Germaine, on veut bien les élever, mais on ne réussit pas toujours...". Les
Badane sortirent de notre vie d'enfant, sans que nous en rendîmes compte ;
nous les retrouvâmes quelques années plus tard, cinq ou six je crois.
En cette année 1941, celle de leur mariage, la France s'était installée dans
son statut de pays demi-occupé, avec un gouvernement à Vichy
collaborant avec l'envahisseur et un autre, en exil à Londres, dont le
général de Gaulle avait pris la tête, conduisant la résistance intérieure et
extérieure. Dans la presse, le gouvernement de Vichy essayait de donner
l'illusion sur sa liberté d'action et sa puissance. En février 1942, le
maréchal Pétain félicitait M. Laval des résultats obtenus dans
l'assouplissement de la ligne de démarcation et l'amélioration du sort des
prisonniers. Ces derniers, se réjouissait-on, reviendraient meilleurs qu'ils
n'étaient partis ;
n'allez pas croire, lisait-on à la même époque, que les prisonniers aspirent
à la béatification, quand quelques-uns déclarent confidentiellement qu'ils
bénissent la captivité de leur avoir permis de découvrir des horizons et des
principes de vie différents de ceux jusqu'alors suivis (..). On assiste dans
les camps, à tous les degrés dans la hiérarchie sociale à un renouveau de
l'esprit ».
Malgré cette autosatisfaction proclamée, la vie des Français était loin d'être
idyllique. Même si l'on vivait mieux en zone libre, il y avait pénurie de
beaucoup de denrées, aliments et matières premières partant en priorité
vers l'Allemagne, dans le cadre des conventions d'Armistice et du paiement
des frais d'occupation. Les restrictions, si elles affectaient dans une
moindre mesure les campagnes que les villes, étaient malgré tout sensibles
chez les Duhard et l'ordinaire était souvent fait de pommes de terre ou de
topinambours, c'est du moins ce que soutenait Roger.
Deux jours plus tard, une dépêche de Berlin, sous le titre « la duplicité du
général Juin » stigmatisait son attitude : « les milieux politiques de Berlin,
commentant la nomination de l'ex-général Juin au poste de commandant
en chef des forces françaises en Afrique du nord, font remarquer que cet
officier, qui avait été fait prisonnier avec l'armée motorisée commandée
par lui au cours de la campagne de France, avait été libéré à la demande
des autorités françaises en février 1941".
Les champs furent nettoyés, mais des exemplaires gardés et transmis par
les Moulinoviens sous le manteau. La délégation spéciale fut à son tour
dissoute le 5 novembre 1944 et Gaston Cabirol élu maire avec un conseil
municipal provisoire, qui s'empressa d'adresser une lettre de soutien au
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général de Gaulle.
la libération
C'est avec soulagement que fut connue le 8 mai 1945 par notre famille, et
tous les Français, la nouvelle de l'Armistice. Ce n'est qu'après la fin de la
guerre que l'on connut les détails des massacres de Tulle, d'Oradour et de
Mussidan. Les premiers survinrent dans les jours suivant le débarquement
des Alliés en Normandie, le 6 juin 1944. Le soir même, de Gaulle lançait
un appel à la BBC : «La bataille suprême est engagée... Bien entendu, c'est
la bataille de France, c'est la bataille de France !... Pour les fils de la
France, où qu'ils soient, le devoir simple et sacré est de combattre
l'ennemi par tous les moyens dont ils disposent...». Aussitôt les maquis de
l'armée secrète entrèrent en action, afin d'empêcher grâce à des
destructions et sabotages le mouvement des unités de blindés allemandes
vers le front de Normandie.
Mais les actions du maquis ne cessèrent pas pour autant, n'hésitant pas à
attaquer le train de sécurité, tuant 15 Allemands et faisant 8 prisonniers.
Un moment ils furent maîtres de Mussidan, vite reprise, le 11 juin 1944,
par les éléments de l'unité motorisée Das Reich, faisant route vers
Périgueux. Les représailles furent sanglantes : des 350 hommes arrêtés, 54
seront abattus à la mitraillette (2 survécurent) et la ville fut soumise au
pillage. C'est le 22 août 1944 qu'elle fut définitivement libérée.
Dès août 1944 les Allemands avaient quitté Périgueux, libéré le soir du 19,
leurs troupes empruntant la RN 89, où ils avançaient lentement en raison
d'obstacles sur la route, notamment d'arbres abattus, et de feux d'armes
automatiques. Arrivés le 20 à Saint-Astier, ils exécutaient 20 otages et
l'abbé Lafaye, venu en parlementaire. Le gros de leur colonne arrivait le 21
à Montpon, et le lendemain trouvait sur la route, entre Gaillard et
Moulin-Neuf la 12e compagnie du bataillon Violette, forte de 3 F.M. et 25
fusils, disposée pendant la nuit en embuscade, pendant qu'étaient
obstruésles ponts de Saint-Antoine et de Fonrazade. Sous le feu des armes,
des Allemands tombèrent, mais installèrent un mortier derrière les maisons
de Moulin-Neuf, entre l'église et le pont de Saint-Antoine, infligeant 9
morts chez les Français. Ils tentèrent de franchir le pont, mais furent
repoussés et poursuivirent leur retraite vers Bordeaux. Moulin-Neuf, qui
avait tremblé et redouté de subir le sort de Saint-Astier, était à sont tour
désormais libre de toute occupation. Mais d'autres tourments l'attendaient,
ceux de la Libération.
libération de Cherbourg
Roger les fit changer d'avis en leur montrant que, si elle ne parlait pas, elle
réagissait à la parole car, en lui mettant la main dans la sienne, elle avait
répondu par des pressions à ses questions : une pour dire oui, deux pour
dire non, selon le code donné. Elle s'en sortit finalement, mais au prix
d'une cicatrice lui barrant une partie du visage, d'une paralysie faciale,
d'une difficulté d'élocution et d'une amnésie, fort utile pour ses bourreaux,
jamais inquiétés et jamais retrouvés. Ces handicaps ne l'empêchèrent
nullement de mener sa ferme et d'élever ses deux garçons.
Germaine ne lui pardonna jamais, et près d'un demi-siècle après, alors qu'il
était disparu et que les faits étaient amnistiés, elle lui vouait la même
haine. Pour elle, il ne pouvait y avoir d'amnistie pour les criminels.
L'amnistie, dans son esprit, même si elle ne le formulait pas ainsi, c'était de
l'amnésie et on ne devait oublier ni les crimes, ni les humiliations, ni les
malversations, pas plus que l'on ne peut oublier le mal fait aux autres.
L'affaire en resta là, d'autant qu'il était difficile de reprocher son incivisme
à un engagé volontaire de 1918, héros des Goums marocains en 1922,
maintenu sous les drapeaux à sa demande en 1940, ancien prisonnier et
titulaire de deux croix de guerre. Ses contempteurs avaient beaucoup
moins à offrir. "Germaine a eu beaucoup de cran avec les FTP, témoignait
plus tard Marie Ligier, elle avait vraiment du tempérament !". Elle faisait
allusion à l'attitude de Germaine face à un "chef" des "forces libres", un
dénommé Veschambre.
La guerre était finie, un autre avenir s'ouvrait qui serait, tous l'espéraient,
une longue période de paix. Une autre histoire commençait aussi, que je
raconterai peut-être un jour..