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TEXTES À L’APPUI

série histoire contemporaine


Sous la direction de
Pierre-Jean Luizard

Le choc colonial et l’islam

Les politiques religieuses des puissances coloniales


en terres d’islam

LA DÉCOUVERTE
9 bis, rue Abel-Hovelacque
75013 Paris
2006
ISBN : 2-7171-4696-X
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© Éditions La Découverte, Paris, 2006.


Sommaire

Introduction 9
Pierre-Jean Luizard

I. Utopies des Lumières, expansion économique et coloniale :


l’Europe se projette en terres d’islam

1. La projection chrétienne de l’Europe industrielle


sur les provinces arabes de l’Empire ottoman 39
Henry Laurens
2. Le discours colonial des saint-simoniens :
une utopie postrévolutionnaire française
appliquée en terre d’islam (Égypte et Algérie) 57
Philippe Régnier
3. Les sources d’inspiration de la Constitution tunisienne de 1861 71
Hafidha Chekir
4. La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie 89
Pierre-Jean Luizard
5. La revanche des congrégations ?
Politique anticléricale et présence catholique
française en Palestine au début du XXe siècle 121
Dominique Trimbur
6. Quand la laïcité des franc-maçons du Grand-Orient
de France vient aux Jeunes Turcs 137
Thierry Zarcone
7. Peuple juif/populations autochtones :
les fondements de la domination britannique en Palestine 159
Nadine Picaudou
6 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

II. L’échec de l’universalisme républicain français en Algérie

8. Les enjeux de la naturalisation des Juifs d’Algérie :


du dhimmi au citoyen 179
Joëlle Allouche-Benayoun
9. Islam et citoyenneté en Algérie sous la IIIe République :
logiques d’émancipation et contradictions coloniales
(l’exemple des lois de 1901 et 1905) 197
Anna Bozzo
10. La République et la Mosquée : genèse et institution(s)
de l’Islam en France 223
Jalila Sbaï
11. Les apories d’une projection républicaine
en situation coloniale : la dépolitisation de la séparation
du culte musulman et de l’État en Algérie 237
Raberh Achi

III. Maroc et Afrique subsaharienne :


des politiques musulmanes pour la France ?

12. Quelques propos sur la politique musulmane


de Lyautey au Maroc (1912-1925) 255
Daniel Rivet
13. Politiques musulmanes de la France
en Afrique subsaharienne à l’époque coloniale 271
Jean-Louis Triaud
14. Résistances africaines aux stratégies musulmanes de
la France en Afrique occidentale (région soudano-voltaïque) 283
Danielle Jonckers

IV. Les universalismes européens à l’épreuve


du communautarisme et des mandats

15. Attitudes envers l’islam dans l’Église orthodoxe


hier et aujourd’hui 303
Alexey Zhuravskiy
16. Les débuts du sionisme (1882-1903) vus
par les consuls de France à Jérusalem 313
Rina Cohen
17. Le rôle des missions catholiques dans la fondation d’un nouveau
réseau d’institutions éducatives au Moyen-Orient arabe 327
Jérôme Bocquet
SOMMAIRE 7

18. « L’entité alaouite », une création française 343


Sabrina Mervin
19. La réforme des juridictions religieuses en Syrie
et au Liban (1921-1939) : raisons de la puissance
mandataire et raisons des communautés 359
Nadine Méouchy
20. Exporter la laïcité républicaine : la Mission laïque
française en Syrie mandataire, pays multiconfessionnel 383
Randi Deguilhem
21. Le mandat britannique et la nouvelle citoyenneté
irakienne dans les années 1920 401
Pierre-Jean Luizard
22. Les Britanniques et l’islam dans le sous-continent indien :
pourquoi l’indépendance a-t-elle correspondu à la Partition ? 409
Aminah Mohammad-Arif
23. Les tentatives d’instaurer le mariage civil au Liban :
l’impact des Tanzîmât et des réformes mandataires 427
Aïda Kanafani-Zahar

V. Les réactions musulmanes :


refus, malentendus et jeux de miroir

24. La question du califat ottoman 451


Gilles Veinstein
25. La France et l’Émir Abdelkader, histoire d’un malentendu 469
Bruno Étienne
26. Le « panislamisme » existait-il ? La controverse
entre l’État et les réformistes musulmans de
Russie (autour de la « Commission spéciale » de 1910) 485
Olga Bessmertnaïa
27. Réformisme musulman et islam politique :
continuité ou rupture ? 517
Maher Charif
28. Les réformes de l’université d’al-Azhar en Égypte :
une entreprise de sécularisation ? 533
Malika Zeghal

Liste des auteurs 549


Introduction

Pierre-Jean Luizard *

« La laïcité est l’arme des nouveaux Croisés ! » Au-delà du slogan,


revendiqué aujourd’hui par des islamistes, qu’en est-il des rapports
entre colonisation, islam et idéaux laïques ou sécularistes ? Y eut-il un
volet religieux à la colonisation ?
La colonisation est un fait considérable dont les conséquences
dominent encore le monde contemporain. L’expansion de l’Europe, du
XVIe au XXe siècle, a été en effet un événement majeur de l’histoire de
l’humanité. Elle a revêtu des formes diverses : émigration, diffusion des
techniques, volonté d’hégémonie culturelle, exportation des capitaux,
occupation territoriale et dépendance du pays occupé.
À l’apostolat qui a marqué le discours du premier empire colonial
(qui vit la colonisation par l’Espagne, le Portugal, la France et la
Grande-Bretagne du Nouveau Monde) a succédé le mercantilisme à
partir du XVIIIe siècle, notamment après la Révolution française. L’idée
était qu’il fallait acheter aussi peu que possible à l’extérieur et favoriser
les industries nationales pour développer les exportations. La nécessité
des débouchés conduit les mercantilistes à se déclarer favorables à
l’expansion coloniale. Les motivations d’hier (l’apostolat) sont
toujours là, mais on y ajoute les besoins du commerce. Cette
conception domine en France et en Angleterre. C’est le temps des
grandes compagnies, Compagnie anglaise des Indes orientales,
Compagnie hollandaise et Compagnies française du même nom, cette
dernière réorganisée sous Colbert. Ce colonialisme mercantiliste tend à

* Je tiens à remercier Claude Prud’homme, Jean-Claude Vatin, Jean-Paul Willaime pour


leurs interventions comme discutants en conclusion du colloque organisé par le Groupe de
sociologie des religions et de la laïcité (GSRL, CNRS/EPHE) les 22-23-24 et 25 novembre
2004 sur Colonisation, laïcité et sécularisation : les non-dits de la politique religieuse des
puissances coloniales dans les pays musulmans, dont la majeure partie des articles sont ici
issus. Une reconnaissance toute particulière à Claude Prud’homme pour ses notes de synthèse.
10 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

faire des colonies des dépendances économiques de la métropole. C’est


ainsi l’opinion de Montesquieu : « L’objet de ces colonies, écrit-il, est
de faire le commerce à de meilleures conditions qu’on ne le fait avec
les peuples voisins avec lesquels tous les avantages sont réciproques. »
Avec la Révolution française apparaît toutefois une interprétation
nouvelle : c’est l’assimilation, à savoir l’octroi à tous les habitants des
colonies, quelle que soit leur origine, de la totalité des droits que
possèdent les métropolitains. Mais, très vite, les républicains
abandonnent les colonies au pouvoir des colons, tandis que les contra-
dictions inhérentes à leur projet commencent à se manifester.
Le colonialisme mercantiliste évolue vers une nouvelle forme de
colonialisme qu’il est convenu d’appeler le colonialisme impérialiste.
Celui-ci met en avant la notion d’empire. La grande phase de l’expan-
sion impérialiste se situe entre 1870 et 1880. La Russie s’engage dans
le peuplement de la Sibérie, achève l’occupation du Caucase et entre-
prend celle de l’Asie centrale. Pourtant, durant toute cette période, il faut
noter qu’il n’y a pas de plan d’expansion coloniale et il faut renoncer à
l’idée d’une politique coloniale systématique. En France, le ministère
des Colonies n’est créé qu’en 1894. La politique coloniale se fait au gré
des circonstances du contexte européen et des réalités locales.
Les justifications de la colonisation impérialiste sont de plusieurs
ordres. On adapte les théories de Darwin à l’expansionnisme qui devient
un « fait de nature ». S’inspirant de ces idées, Jules Ferry considère que
« les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures ». À
ses yeux, « la politique coloniale est une manifestation internationale
des lois éternelles de la concurrence ». Jules Ferry met bien en lumière
le caractère fondamentalement nouveau de ce colonialisme impéria-
liste : « Ces devoirs ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles
précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs
espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’ac-
complissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos
jours, je soutiens que les grandes nations européennes s’acquittent avec
largeur, avec grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de civilisa-
tion » [discours à la Chambre du 28 juillet 1885]. En Angleterre, où a
cours une vision beaucoup plus raciale, le « fardeau de l’homme blanc »
devient aussi un devoir, et cette conception est fréquemment imprégnée
de messianisme religieux. La puissance coloniale devient une
composante du prestige national et le nationalisme des grandes
puissances se nourrit désormais des ambitions coloniales que, naguère,
il récusait au profit d’une politique avant tout continentale. Jules Ferry
et Paul Leroy-Beaulieu en ont fortement souligné les arguments
économiques. Les colonies offrent « à nos sociétés des matières
INTRODUCTION 11

premières à bas prix et constituent de nouveaux marchés pour le débit


des produits manufacturés d’Europe » (Leroy-Beaulieu). Enfin,
l’expansion coloniale est une garantie contre les troubles sociaux. Jules
Ferry le dit : il faut, grâce aux colonies, trouver de nouveaux consomma-
teurs, faute de quoi, c’est « la faillite de la société moderne ».
Ces thèmes, développés avant 1914, vont constituer le fondement
doctrinal du colonialisme entre les deux guerres mondiales. Au-delà des
discours, quelles causes peut-on trouver à la poussée impérialiste ? Il
semble bien qu’elles soient avant tout économiques. L’Europe est alors
surindustrialisée et surcapitalisée. Plus que jamais, elle a besoin de
matières premières et énergétiques bon marché et de débouchés pour les
excédents de ses industries.
Le partage du monde est un fait acquis en 1914. Deux puissances,
qui peuvent prendre appui sur une tradition et se vanter d’une longue
expérience, sont au premier rang : l’empire britannique (400 millions
d’habitants) et l’empire colonial français (48 millions d’habitants). La
France hésite alors entre deux politiques : l’association et l’assimila-
tion. L’assimilation, qui est dans la tradition jacobine, prévaut d’abord
au Sénégal. Quant à l’association, qui comporte en principe le maintien
de certaines institutions locales, elle se présente sous deux aspects :
l’administration directe, avec un gouverneur, ou indirecte (protectorat).
La Grande-Bretagne préfère l’association, en respectant les institutions
locales. D’un pays à l’autre, il y a une grande diversité de situations.
Commencée lors de la phase mercantiliste pour les terres les plus
lointaines, à l’époque des Compagnies et des comptoirs (Indes,
Insulinde et Sénégal), c’est à l’ère de sa phase impérialiste que se fait
l’essentiel de la colonisation des pays musulmans. En moins d’un siè-
cle, de l’Atlantique aux archipels de l’océan Pacifique, c’est la quasi-
totalité du monde musulman qui passe sous la domination des puissan-
ces européennes (Grande-Bretagne, France, Russie, Hollande, Italie,
Espagne). Rares sont les contrées qui en réchappent : quelques pays
montagneux et/ou difficiles d’accès (Afghanistan, Yémen, centre
désertique de la péninsule Arabique). La Première Guerre mondiale
aboutit au démembrement de l’Empire ottoman, symbole de l’institu-
tion du califat pour les musulmans de par le monde. Le pouvoir musul-
man disparaît au profit de nouveaux États et/ou d’administrations colo-
niales. Le choc de l’Occident avait d’abord été économique et culturel 1.

1. Cf. Takhlîs al-ibrîz fî talkhîs Bârîz (Le raffinement de l’or. Abrégé de Paris) le récit
de voyage publié en 1834 de Rifâ‘a Tahtâwî, membre d’Al-Azhar, dans une première
mission pédagogique envoyée à Paris par le pacha d’Égypte Muhammad ‘Alî (Mehmet
Ali). Le jeune Azahri y fait part de son admiration pour le progrès et le haut degré de civi-
lisation que la France de Charles X lui semble incarner.
12 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Dès lors, il se matérialise par une occupation militaire directe. La colo-


nisation prend des formes diverses, de la colonie (Indonésie, Afrique
occidentale française) au mandat (Syrie, Liban, Irak, Palestine) en pas-
sant par l’annexion (Algérie, Asie centrale et Caucase), le « rattache-
ment à la Couronne britannique » (Indes), le protectorat (Égypte,
Tunisie, Maroc) ou la division en zones d’influence (Iran). Les concep-
tions vont de l’assimilation à une « généreuse » indigènophilie (saint-
simoniens – cf. Régnier, Napoléon III, Ferry dans la dernière partie de
sa vie – cf. Luizard, Lyautey – cf. Rivet).

AU NOM DE LA « CIVILISATION »

La Civilisation ! C’est en son nom que la plupart des pays musulmans


ont été colonisés par les puissances européennes au XIXe et au XXe siècle.
Mais que signifie-t-elle ? Ne pourrait-on pas la remplacer par « moder-
nité » ? Car, quand Jules Ferry parle de « civiliser » les « races inférieu-
res », il ne pense pas seulement au progrès technique, au développement
économique et à la puissance militaire. Il se réfère aussi à un système de
valeurs inspirées des Lumières, où la politique « sécularisée » impose un
rapport spécifique au religieux. Décliné de différentes façons selon l’his-
toire de chacune des puissances coloniales et le contexte propre à chaque
colonie, ce système de valeurs n’en est pas moins marqué par un fonds
commun. Un autre aspect de la Civilisation est qu’elle se fonde sur la
nation, chacune des puissances coloniales se targuant de représenter,
mieux que les autres, le phare avancé de la modernité.
Depuis la campagne d’Égypte de Bonaparte, la colonisation moderne
s’est toujours faite au nom d’idéaux émancipateurs issus du même
moule. Philippe Régnier montre bien quelle utopie post-révolutionnaire
les saint-simoniens ont pu représenter en Égypte et en Algérie.
Coïncidence, ou y aurait-il malgré tout un lien permettant d’expliquer le
caractère systématique de la légitimation des entreprises coloniales par le
désir affiché de « libérer », de « civiliser » c’est-à-dire en fait de moderni-
ser ? On ne serait donc pas en présence d’un simple discours de légitima-
tion, mais d’une logique propre à la modernité à cette époque.
Établir un lien entre le discours de légitimation et le contexte de
domination coloniale aide à y voir plus clair. Car la modernité n’est pas
seulement un rapport nouveau avec le temps, c’est aussi la source de la
puissance. Le plus moderne domine celui qui l’est moins, parce qu’il a
la maîtrise du temps. Dans la société arabe bédouine traditionnelle, les
grands chameliers dominaient les moutonniers ou les paysans sédenta-
risés, car c’était eux les plus rapides. Dans une vision du monde où le
INTRODUCTION 13

temps joue en sa faveur à condition d’arriver le premier dans la course


au progrès, non seulement la modernité induit un rapport de force en
faveur du plus moderne, mais en plus elle confisque au profit de ce
dernier toute possibilité d’autonomie dans l’accès des autres à la
modernité. Le plus moderne s’approprie le processus de modernisation
des autres. De ce fait, il s’arroge l’essentiel de la souveraineté de celui
qui est moins moderne que lui, et ceci quelles que puissent être ses
intentions. La modernité a alors une essence impérialiste. Ce n’est pas
seulement par sa puissance militaire et économique que le plus
moderne s’impose : il déstructure les sociétés moins modernes, tout en
contrôlant leur marche vers plus de modernité. La puissance la plus
moderne devient ainsi l’unique horizon de la modernité pour tous, car
elle impose ses valeurs, en même temps que sa technologie et sa
domination concrète. Au XIXe siècle, une hiérarchie de la modernité
s’établit ainsi, dont le sommet est disputé entre la Grande-Bretagne et
la France. La Russie bolchevique héritera de cette logique : la
révolution d’Octobre 1917 fera certes diverses proclamations aux
peuples d’Orient dans les premières années du régime bolchevique, au
nom de l’égalité des peuples et d’un communisme national musulman,
avant de s’engager dans une politique de répression de l’islam au nom
de l’athéisme et de la lutte contre les féodaux et la « réaction
religieuse ». Ainsi, le « paradoxe » souvent mis en avant et qui consis-
terait à voir des idéaux émancipateurs se transformer en légitimation
d’une domination coloniale ou post-coloniale, semble trouver son
origine dans l’essence même de la modernité comme elle s’exprima
tout au long du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
La modernité agit comme un rouleau compresseur qui ne laisse rien
indemne sur son passage : elle rend dépassés des systèmes politiques,
des conceptions du pouvoir, mais aussi des rapports sociaux. Dernier
refuge, justement, ces rapports entre les personnes où l’identité vient se
nicher et qui, avec la défense du statut personnel de droit musulman 2,
deviendront l’ultime môle de résistance aux assauts « civilisateurs » de
la colonisation. Le statut personnel des minorités pourra en revanche
devenir un instrument d’assignation communautaire par le colonisateur
à des fins de domination (Levant, Algérie, Indes).
Aux Capitulations, qui avaient mis les minorités catholiques de
l’Empire ottoman sous la protection de la France, succédaient les
2. Le statut personnel désigne l’ensemble des législations concernant le droit des
personnes et de la famille : état civil (le nom), capacité (les mesures de protection des
incapables), rapports entre sexes, mariage et régime matrimonial, divorce, filiation, et
succession. Touchant directement à ce que l’identité a de plus intime, ainsi qu’à la capacité
de transmission des représentations religieuses, c’est en général le dernier domaine que les
religions abandonnent à un code civil.
14 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

invitations pressantes à des réformes. Les puissances européennes


imposèrent à l’Empire ottoman sur la défensive des réformes qui
aboutirent à la proclamation de l’égalité des citoyens ottomans, à
l’adoption de la constitution et d’un système parlementaire, ainsi qu’à
la modernisation de l’appareil d’État. Ceux qui furent les promoteurs
de ces réformes (les Tanzîmât) avaient d’abord pour objectif de contrer
la mainmise croissante de l’Europe sur les affaires de l’Empire, les
convictions constitutionnalistes ou libérales arrivant bien loin derrière.
Il s’agissait avant tout de s’approprier la formule magique qui avait fait
de l’Europe une puissance pour mieux lui résister. C’était la modernité
pour la puissance. Mais la modernité donne, à cette époque, la clef de
la modernisation au plus moderne. Il fallait imiter l’Europe, tout en
cédant à ses pressions. Le lien religieux qui unissait les sujets ottomans
au sultan-calife fut rompu et les nationalismes eurent vite fait de mettre
l’Empire en pièces. Au lieu de lui donner les moyens de résister à
l’Europe, les réformes accélérèrent au contraire sa déliquescence, avant
d’amener à son démembrement et à son dépeçage par les puissances
qui l’avaient poussé à se réformer. De la même façon, comme le montre
Hafidha Chekir, la première constitution tunisienne de 1861, imposée
par la France et la Grande-Bretagne au bey de Tunis, préluda de peu à
l’établissement du protectorat. Dans les deux cas, les réformes ont été
confisquées par les puissances les plus modernes du moment et elles
sont devenues l’instrument d’une logique conduisant à la perte de la
souveraineté. Les revendications en faveur du respect des droits de
l’homme, de la liberté religieuse et des minorités, de la liberté de
commerce, sont depuis apparues comme une voie royale pour les
ingérences du plus moderne.
Pour le colonisé, c’était donc un dilemme : refuser la modernisation,
c’était se condamner à disparaître, l’accepter, c’était perdre rapidement
sa souveraineté et toute capacité d’autonomie dans la conduite d’un
processus de modernisation endogène. Car il y aurait toujours un
décalage entre sa modernité balbutiante et celle, triomphante, de la
puissance coloniale. L’identité, et notamment l’identité religieuse, est
devenue l’arme privilégiée de sociétés qui n’ont pas d’autres moyens
pour affirmer leur souveraineté. Si l’identité religieuse a été consacrée
comme telle, c’est aussi parce qu’elle a pu fédérer tous les enjeux de la
lutte contre la domination coloniale (militaire, politique, économique,
culturelle) et qu’elle seule offrait un accès à l’universel. Par ailleurs, les
universalismes européens, comme tous les universalismes, ont leur
point faible : justement cette difficulté à penser l’autonomie du religieux
(danger potentiel, il faut le contrôler), que les idéaux laïques et républi-
cains français et, surtout, l’athéisme soviétique ont portée à son
INTRODUCTION 15

paroxysme. C’est donc un affrontement entre un Nord sécularisé et riche


et un Sud religieux et pauvre. Mais ce Sud religieux a été transformé en
se modernisant à son tour et la religion y a de plus en plus revêtu l’aspect
d’une idéologie susceptible de s’opposer aux empiètements sur la
souveraineté (les nationalismes hindou, musulman).
C’est ce décalage sur l’échelle de la modernité qui explique pourquoi
la rencontre entre l’islam et les idéaux issus des Lumières a abouti à une
modernité islamique (l’islam réformiste), image inversée au nom de la
religion des idéaux européens des Lumières tels qu’ils se manifestaient
au moment de la colonisation. Dans sa version réformiste, qui s’est
imposée à une rapidité foudroyante depuis la fin du XIXe siècle, l’islam
représente un universalisme qui n’a plus rien à voir avec l’universalisme
religieux d’avant la réforme. La logique de réforme a brutalement et
profondément modifié l’éthique même de la religion musulmane,
puisqu’elle s’est imposée comme une valeur religieuse en soi. Mené au
nom d’un revivalisme autour du thème du retour à l’islam des origines,
l’universalisme de l’islam réformiste s’est sécularisé en rentrant dans la
temporalité de la modernité (le temps joue pour nous). Il s’est sécularisé,
mais en mettant le curseur de la séparation du temporel et du spirituel
ailleurs que ne l’ont fait les différents systèmes de valeurs européens
inspirés du projet des Lumières. En affirmant mettre Dieu au cœur de la
cité, tout en acceptant l’essentiel des systèmes politiques européens et
des catégories politiques modernes d’origine européenne, les
musulmans, de façon croissante, entendent se positionner sur un registre
d’universalisme qu’ils présentent à leur tour comme la « Civilisation ».
À l’issue de son voyage d’études à Paris (1826-1830), un maître-mot du
jeune étudiant égyptien d’Al-Azhar Rifâ‘a Tahtâwî était « civilisation »
(tamaddun). Ce mot, il ne l’avait pas inventé, il l’avait repris des
penseurs français du XVIIIe siècle. Mais, s’il reconnaissait à l’Europe
une supériorité matérielle, la composante morale de la civilisation était
fournie par la religion : l’islam. Si la France l’emportait en progrès
technique et matériel, l’Égypte lui était supérieure moralement. Privée
de son aspect moral, la Civilisation est un colosse aux pieds d’argile qui
peut s’effondrer à tout moment.

NI AU NOM DU CHRISTIANISME NI AU NOM DE LA LAÏCITÉ

Sans surprise, on constate que la colonisation s’est faite au nom des


idéaux qui dominaient alors dans les sociétés métropolitaines. Ces
idéaux n’étaient pas les mêmes d’une puissance coloniale à l’autre et
ils évoluaient au fil du temps (la politique française en Algérie l’illustre
16 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

bien). La colonisation manifestait cette évolution. Par ailleurs, elle ne


reflétait pas toujours l’état de la métropole. Mais les colonisateurs
partageaient des références communes et, en gros, une même culture.
Notamment, ils étaient tous porteurs d’un projet missionnaire, à savoir
une vocation à répandre un message universel. Ce modèle, issu du
catholicisme, s’est étendu au protestantisme à la fin du XVIIIe siècle et
à l’orthodoxie au XIXe siècle. Il s’est aussi largement sécularisé
(missions géographiques, diplomatiques, scientifiques, commerciales) :
c’est le discours de la Civilisation. Jusqu’à donner naissance à une
« mission laïque », puis « humanitaire ». Et chaque nation prétend en
être l’incarnation, avoir vocation à le diffuser (pour la France, sous la
forme du catholicisme et des idéaux laïques). Henry Laurens montre
bien comment l’Église catholique en France a repris à son compte le
concept de civilisation qui est récupéré par les Églises [Laurens, 2004]
(les protestants avaient devancé les catholiques) pour expliquer les
origines chrétiennes de la modernité. Une récupération que fait
également l’Église orthodoxe en Russie vis-à-vis des musulmans, aidée
en cela par la vision très négative de l’islam dans cette Église (cf.
Zhuravskiy). Mais dans l’échelle de la Civilisation, le Russe le plus
conservateur représente les Lumières face aux musulmans, même s’il
se présente au nom de l’orthodoxie la moins ouverte (cf. Zhuravskiy et
Bessmertnaïa). Toutefois, au-delà des héritages, des références et des
échelles de valeurs revendiquées, cela ne signifie pas que le discours de
la Civilisation est un avatar des discours religieux chrétiens.
Dans le contexte colonial, l’efficacité missionnaire en milieu
musulman, qu’elle soit religieuse ou laïque, se révèle quasi nulle : de
rares conversions, les saint-simoniens, qui se veulent des représentants
des Lumières, s’attirent les moqueries ou font scandale, et quelques
adhésions à la franc-maçonnerie (ces dernières se révéleront toutefois
déterminante dans le cas de l’Empire ottoman pour l’émergence de la
future laïcité kémaliste comme le montre Thierry Zarcone). Les effets en
seront en revanche considérables du point de vue social et culturel. Les
missions catholiques et protestantes sont à l’origine des établissements
d’enseignement supérieurs les plus prestigieux du Moyen-Orient
(Université américaine de Beyrouth, Université américaine du Caire,
Université Saint-Joseph au Liban, etc. ; cf. Bocquet pour les missions
catholiques). Le contenu des enseignements oppose alors les messages
religieux (tournés vers le salut) et ceux laïques ou sécularisés (centrés
sur la société terrestre). Malgré cet échec, la laïcité reste un contre-
modèle potentiel face au projet missionnaire chrétien. Alors que ce
dernier prétend que seul un enseignement reconnaissant la place
centrale de la religion peut réussir en pays musulman, la mission laïque
INTRODUCTION 17

défend la thèse d’un enseignement tolérant toutes les croyances parce


que neutre.
Aux yeux des musulmans, les puissances coloniales étaient toutes
chrétiennes. Pourtant, au-delà des stratégies missionnaires religieuses
et laïques, la colonisation moderne des pays musulmans ne s’est pas
faite au nom du christianisme, pas plus qu’elle n’a été faite au nom de
la laïcité ou d’un modèle de sécularisation propre à la Grande-Bretagne
ou à la Hollande ou encore à une Russie qui, bien qu’affichant son
orthodoxie, se présentait comme l’agent de la Civilisation européenne
en Asie. Ce qui n’empêche pas, comme on le verra, que, localement, la
question de l’exportation de la laïcité s’est posée (l’Algérie) ou que le
catholicisme a pu être la couleur sous laquelle la puissance coloniale
s’est présentée (Levant) ou encore que la guerre entre les « deux
France » a malgré tout été exportée (cf. Trimbur, ce qui contribua à
affaiblir l’influence française en Palestine du début du XXe siècle).
Mais il ne faut pas interpréter les discours « civilisateurs » évoqués plus
haut pour légitimer la colonisation comme une occultation préméditée,
une langue de bois qui aurait visé à camoufler les objectifs poursuivis
(le discours sur la Civilisation n’est pas l’héritier direct du discours
missionnaire chrétien, il y a eu une rupture que Jules Ferry célèbre à sa
façon lorsqu’il oppose la nouvelle colonisation à celle, esclavagiste, de
l’Amérique). Non, le discours colonial de la deuxième moitié du XIXe
siècle et du XXe siècle est à l’opposé de la langue de bois. Il expose ses
objectifs, et souvent brutalement. Et ce discours, on l’a vu, est fait au
nom de la Civilisation. Et c’est au nom des intérêts supérieurs de la
« Civilisation », confondus avec les impératifs de la domination
coloniale, qu’on choisira, ici, de ne pas exporter la laïcité et, là, de
s’avancer sous des couleurs catholiques ou musulmanes.
S’il n’avance pas masqué, le colonisateur tient des discours diffé-
rents suivant les circonstances et les destinataires. Il convient de ne pas
interpréter sa politique à partir d’un seul discours, mais de tous les
prendre en compte. La difficulté, pour l’historien engagé dans la
défense des droits de l’homme, est de comprendre comment l’exposé
de buts moraux pour légitimer la colonisation peut être concilié avec
des pratiques qui violent les principes affichés.
Il y a cependant des non-dits dans le sens de l’implicite, de l’incons-
cient et du circonstanciel ou parfois des trois à la fois. Implicite, lorsque
les puissances coloniales arrivent partout bardées de leur vision
sécularisée du rapport entre politique et religieux. Qu’une religion
occupe une « trop grande » place dans l’espace public est considéré
comme un signe d’arriération. Toutefois, quand Gambetta affirme que
« l’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation », il confirme que
18 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

la colonisation ne vise pas à l’application directe des idéaux laïques et


républicains français. Ou encore, lorsque ces mêmes républicains,
Émile Combes en tête, refuseront l’application de la loi de séparation
des Églises et de l’État 3 aux musulmans d’Algérie : sous-entendu, ils ne
sont pas encore assez civilisés pour avoir les mêmes droits que les autres
Français, ils sont trop attachés à leur religion et il faut donc les contrôler.
Les impératifs de la domination coloniale passent avant tout et les
sociétés colonisées sont jugées encore trop religieuses pour pouvoir
accueillir des lois dont la France accouche dans la douleur, après bien
des affrontements. Non-dit inconscient, lorsque les républicains laïques
se heurtent à l’« exception algérienne » et qu’ils choisissent d’assigner
les musulmans d’Algérie à leur identité religieuse en leur refusant la
citoyenneté française et en ne leur appliquant pas la loi de séparation des
Églises et de l’État (cf. Bozzo et Achi). Non-dit circonstanciel, lorsque
les Français, républicains ou non, s’appuient sur des réseaux musulmans
en Afrique de l’Ouest ou sur les missions catholiques au Levant et en
Turquie. Au Moyen-Orient, le catholicisme a en effet été un simple
instrument de la présence française, bien plus qu’un choix catholique
délibéré et assumé en tant que tel : la réalité communautaire du Levant
s’est imposée à des républicains qui l’ont considérée comme un outil
d’influence. L’outre-mer était devenu le lieu de relégation de tous ceux
dont la France, d’abord monarchiste, puis impériale et, enfin, républi-
caine et laïque ne voulait plus en métropole : repris de justice, proscrits
politiques, qui seront ensuite rejoints par les congrégations catholiques
contraintes à l’exil après 1901 4. Pour ces dernières, la logique est
toujours celle évoquée précédemment : ce qui n’est plus bon pour la
France, au regard du niveau de civilisation qu’elle a atteint, peut encore
servir dans des sociétés « moins évoluées ». On peut évidemment y voir
aussi une part d’héritage du passé catholique de la France, protectrice
des minorités chrétiennes de l’Empire ottoman, et de connivence avec
des réseaux avec lesquels la France avait des liens culturels et politiques
étroits depuis des siècles. Ici, la guerre entre les « deux France » cède la
place à l’union sacrée.

3. Le 9 décembre 1905, un compromis entre les anticléricaux et les républicains


libéraux aboutit à la loi de la séparation des Églises et de l’État. Le Concordat qui mettait
l’Église sous le contrôle de l’État prend fin. Sans que la loi de 1905 se réfère de façon
explicite à la laïcité, elle sera le pilier des institutions laïques en France [Baubérot, 2003].
4. Surtout connue aujourd’hui par les Français comme la loi au nom de laquelle sont
déposés les statuts d’innombrables associations, la loi de juillet 1901 avait permis aux
anticléricaux d’interdire les congrégations catholiques encore autorisées, dont la
République voulait briser l’influence politique et sociale et éradiquer ce qui leur restait de
rôle dans l’enseignement. Réduites à la clandestinité, une partie choisira alors l’exil
[Cabanel et Durand, 2005].
INTRODUCTION 19

La contradiction entre légitimation morale et domination coloniale


sur le terrain aboutit à des impasses. Tantôt elle fait abandonner
l’objectif initial (l’échec des saint-simoniens à réaliser leur utopie en
terre d’islam ; la Mission laïque se recycle en Orient et doit se contenter
de fonder une école dont les objectifs sont désormais la diffusion de la
langue et de la culture françaises censées produire à terme l’émancipa-
tion des individus, hommes et femmes ; cf. Deguilhem.), tantôt elle
aboutit à l’inverse du résultat recherché.

« JE CROIS À LA JUSTICE, MAIS JE DÉFENDRAI MA MÈRE AVANT


LA JUSTICE » (CAMUS) : L’ÉCHEC DES IDÉAUX
RÉPUBLICAINS FRANÇAIS EN ALGÉRIE

L’exemple de l’Algérie illustre mieux que tout autre comment un


universalisme peut atteindre ses propres limites. L’échec y fut sanglant
autant par la guerre et les morts que par la déroute des idéaux républi-
cains qu’il signifia. Or, un universalisme ne peut admettre ses propres
limites sauf à risquer de s’effondrer comme vision globale du monde
(c’est la raison pour laquelle un universalisme ne peut reconnaître que
des « exceptions »). Après une telle déconfiture, il valait mieux garder
le silence et faire profil bas (ce que fit la France par une sorte d’amnésie
collective). Une exception, l’Algérie ne fut que cela pratiquement tout
au long de son statut colonial. En près d’un siècle d’Algérie française
républicaine, ce pays ne connaîtra jamais d’autre régime que
d’exception. Le doigt accusateur souvent pointé vers les colons ne
suffit pas à occulter que ce sont bien ces idéaux qui ont échoué sans
qu’il soit besoin de désigner un bouc émissaire, tant il est vrai qu’en
Algérie chacun a été victime d’enjeux qui le dépassaient.
Il y a quelque chose de fascinant à voyager dans l’histoire de ce
désastre, comme le décrivent Anna Bozzo, Jalila Sbaï et Raberh Achi.
On y voit une France républicaine et laïque prise au piège d’une colo-
nisation qu’elle voulait exemplaire. En métropole, l’islam de France
devient une vitrine et un instrument au service de la diplomatie
française, alors que les Algériens musulmans vivent à Paris, Lyon ou
Marseille une situation d’exception (cf. Sbaï). Ce n’est pas le nationa-
lisme algérien ni l’islam ni encore les colons qui ont fait échouer la
France en Algérie, mais bien le rapport colonial dont il a été impossible
de sortir. Ce qui condamnait le projet républicain français en Algérie,
c’était cette vision largement répandue selon laquelle il n’y avait pas de
salut pour les Algériens hors de la mission civilisatrice de la France.
Dès lors, l’histoire de la présence française se confondra avec une
20 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

succession de faux-semblants visant à accréditer l’idée que la France


assimile l’Algérie et y fait progresser la civilisation, tandis que les
« exceptions » et les « dérogations » devenaient la règle. Parmi ces
exceptions, il y eut la naturalisation des juifs en 1870 (décret
Crémieux), avec l’abandon obligatoire de leur statut personnel
religieux, et des étrangers européens (1885-1889) qui laissaient en
dehors de la citoyenneté française les seuls musulmans. Que
reprochait-on aux musulmans ? Certainement de ne pas vouloir
abandonner leur statut personnel religieux (mais les juifs ne le
voulaient pas davantage et, pourtant, ils obtinrent en masse la
citoyenneté française). Non, ce qui leur interdisait l’accès à la
citoyenneté française, c’était leur nombre. De par la loi du nombre,
donner aux musulmans d’Algérie les mêmes droits qu’aux autres
Français serait revenu à renoncer au rapport de domination coloniale
que les républicains d’alors voyaient comme le seul moyen pour
« civiliser » les indigènes, dès lors assimilés aux seuls musulmans. En
Algérie française, pas plus qu’ailleurs, on ne renonce facilement à ses
privilèges. Et d’une certaine façon, si le fait de conserver l’Algérie
française était considéré comme un préalable à tout progrès, mieux
valait en effet ne pas donner de droits à ceux qui n’auraient pas manqué
de les utiliser pour refuser la domination coloniale. Cette crainte de
perdre l’Algérie, qui n’était pas sans fondements d’un point de vue
colonial, explique une autre exception : la non-application de la loi de
séparation des Églises et de l’État aux musulmans d’Algérie (cf. Bozzo
et Achi). Là encore, cette assignation à une identité religieuse ne fut
jamais reconnue ni même assumée. Régulièrement, à travers une
commission ad hoc et ceci pendant quarante ans, on réexaminera
l’« exception », sans jamais vouloir reconnaître que c’était devenu une
règle (cf. Achi). On ne donne pas des droits à des « sujets » qui
pourraient les retourner contre la République.
En accédant à la citoyenneté française, juifs et étrangers européens
étaient passés du côté du colonisateur. Ainsi, ce qui a été présenté
comme un « sauvetage » pour les juifs d’Algérie, rendu possible parce
qu’ils étaient une minorité, se révéla impossible pour les musulmans,
trop nombreux pour échapper en tant que communauté à leur statut de
colonisés. La France était à la recherche de points d’appui au sein de la
société algérienne et les juifs d’Algérie bénéficièrent par ailleurs de
l’assistance de « passeurs », les notables juifs de France, notamment
provençaux, émancipés depuis la Révolution française (l’article de
Joëlle Allouche-Benayoun est à cet égard très émouvant). Les juifs
algériens durent payer ce « sauvetage » par leur francisation, cette
« marche vers l’Occident » que peu semblent regretter. En devenant la
INTRODUCTION 21

religion du colonisé, l’islam s’imposait déjà comme une ressource


potentielle de contestation de l’ordre colonial, sans qu’il soit possible
de savoir si les républicains eurent alors conscience de cette logique
aboutissant à l’inverse de ce qu’ils recherchaient.
Parmi ceux qui furent broyés par cet implacable engrenage de
l’échec français en Algérie, Albert Camus fut probablement celui qui
résuma le mieux les enjeux par son célèbre : « Je crois à la justice, mais
je défendrai ma mère avant la justice. » Des mots prononcés à l’adresse
d’un partisan du FLN à Stockholm au moment de recevoir son prix
Nobel en 1957, alors que la Bataille d’Alger faisait rage, la campagne
de terreur des poseurs de bombes dans les lieux publics répondant à une
répression tout aussi aveugle.
Pourtant, alors que l’insurrection algérienne était déjà entrée dans sa
quatrième année, Camus, qui avait lié son destin à celui de l’Algérie
française, continuait à se posait la question avec une évidente angoisse :
Ceux que j’irriterai en écrivant cela, je leur demande seulement de réflé-
chir quelques instants, à l’écart des réflexes idéologiques. Les uns veulent que
leur pays s’identifie totalement à la justice et ils ont raison. Mais peut-on res-
ter justes et libres dans une nation morte ou asservie ? Et l’absolue pureté ne
coïncide-t-elle pas pour une nation, avec la mort historique ? Les autres veu-
lent que le corps même de leur pays soit défendu contre l’univers entier s’il le
faut, et ils n’ont pas tort. Mais peut-on survivre comme peuple sans rendre jus-
tice, dans une mesure raisonnable, à d’autres peuples ? La France meurt de ne
pas savoir résoudre ce dilemme. Les premiers veulent l’universel au détriment
du particulier. Les autres veulent le particulier au détriment de l’universel.
Mais les deux vont ensemble. Pour trouver la société humaine, il faut passer
par la société nationale. Pour préserver la société nationale, il faut l’ouvrir sur
une perspective universelle. Plus précisément, si l’on veut que la France seule
règne en Algérie sur huit millions de muets, elle y mourra. Si l’on veut que
l’Algérie se sépare de la France, les deux périront d’une certaine manière. Si,
au contraire, en Algérie, le peuple français et le peuple arabe unissent leurs
différences, l’avenir aura un sens pour les Français, les Arabes et le monde
entier (mars-avril 1958) [Camus, 1958, p. 19-20].

On sait ce qu’il advint de ce vœu pieux. L’Association des ulémas


musulmans d’Algérie continua à défendre l’assimilation à la France
pratiquement jusqu’à la guerre d’indépendance. Mais pour les repré-
sentants de l’islam réformiste algérien, l’assimilation signifiait surtout
l’intégration politique et juridique de l’Algérie à la France dans le
maintien du statut personnel de droit musulman. Et la déclaration du
cheikh Ben Badis, le fondateur de l’Association des ulémas, faite en
avril 1936 en réponse à Ferhat Abbas qui avait dit que l’Algérie
n’existe pas, ne laisse aucun doute sur ses intentions :
22 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Nous avons cherché dans l’Histoire et le présent et nous avons constaté


que la nation musulmane s’est formée et existe, comme se sont formées toutes
les nations de la terre. Cette nation a son histoire, elle a son unité religieuse et
linguistique. Nous disons que cette nation algérienne n’est pas la France, ne
peut être la France et ne veut pas être la France. Il est impossible qu’elle soit
la France, même si elle veut l’assimilation [Collot, 1974, p. 83].

N’était-ce donc pas devenir citoyen français pour mieux se séparer


de la France ?

LE JEU DES ÉCHELLES

Si, considérée dans sa globalité et en référence aux discours des


acteurs, la colonisation n’a pas été faite au nom du christianisme ni au
nom de la laïcité, la grande diversité des contextes locaux explique que,
sur une échelle donnée, les musulmans aient eu une perception de la
politique coloniale jugée uniquement à l’aune de leur expérience. Et si
l’observateur s’intéresse à un cas particulier, il ne cesse de souligner
que la situation est encore plus compliquée que ce qu’il tente d’en dire.
Pourquoi cette complexité ? À l’échelle locale, il faut prendre en
compte tous les acteurs. Beaucoup de logiques entrent en jeu, y
compris chez le même acteur. Les situations changent beaucoup et vite
dans l’espace proche-oriental par exemple. Face à cette complexité,
l’étude de cas se révèle particulièrement féconde, quand elle analyse un
moment, notamment les processus de prises de décision (élaboration du
droit, ouverture d’écoles, élaboration de programmes scolaires et de
règlements).
Cette complexité met aussi en évidence des phases comparables et
que les mêmes facteurs jouent partout : logiques étatiques (pôle du
pouvoir), économiques (marché), culturelles (diffusion de modèles).
Les situations sont caractérisées par une grande fluidité et l’interaction
permanente : chacun s’efforce d’instrumentaliser l’autre. Il s’ensuit
qu’aucun acteur, même quand il prend des initiatives, ne sait où cela va
le conduire, et en général sûrement pas où il le croit. Les articles de cet
ouvrage présentent un étonnant réservoir d’exemples de ces processus
non contrôlés (ainsi, les réformes imposées par Nasser à Al-Azhar
aboutissent à une nouvelle marge de manœuvre des ulémas égyptiens,
comme le montre Malika Zeghal).
Au Levant, l’Europe industrielle s’est projetée de façon chrétienne,
une prise en compte, comme le montre Henry Laurens, de la contribu-
tion de la part catholique de la France à l’action missionnaire et de
l’état de la société ottomane dans une politique qui combine intérêts
INTRODUCTION 23

matériels et principes moraux. Le contexte local a paru ramener la


France à ses identités passées, les républicains et le camp laïc reprenant
à leur compte la responsabilité « nationale » de l’empire colonial. La
guerre entre les « deux France » dans la métropole prenait souvent une
tout autre tournure au Levant : ainsi, la France laïque et républicaine
s’est-elle nettement avancée au Liban, en Syrie (cf. Bocquet), en
Palestine (ce qui n’empêcha pas l’anticléricalisme de se manifester
contre l’influence catholique ; cf. Trimbur), et en Turquie même (cf.
Zarcone et le soutien affiché des consuls républicains français à
Istanbul aux congrégations interdites en France, plutôt qu’à la Mission
laïque), sous des couleurs catholiques. Après la loi de 1901, en effet, les
congrégations catholiques ont été contraintes à l’exil. C’est tout natu-
rellement qu’elles trouvèrent refuge dans les colonies françaises ou
dans les pays où la France avait une influence [Cabanel et Durand,
2005]. Revanche des congrégations ? Cette installation des congréga-
tions dans les colonies françaises ne fut pas empêchée par les républi-
cains, bien au contraire. Parmi ces derniers était répandue l’idée que ce
qui était désormais dépassé et néfaste pour une société métropolitaine
moderne était encore bien assez bon pour les peuples colonisés et que
les congrégations pouvaient encore servir de vecteur à l’influence
française pour les pays colonisées, surtout là où résidaient des
communautés catholiques. On se souvient que, dans un article publié
dans la Revue des Deux Mondes en 1903, Paul Leroy-Beaulieu alertait
le gouvernement français sur les conséquences néfastes pour
l’influence française au Levant des mesures à l’encontre des congréga-
tions. Et comme les réseaux républicains et laïques (cf. Deguilhem pour
la Mission laïque en Syrie mandataire) n’étaient pas en mesure de
rivaliser avec les congrégations dont l’implantation ancienne animait
depuis des siècles la présence française, ils s’en remirent rapidement à
ces acteurs religieux localement, agents d’influence et clients naturels
de la France depuis des siècles. Les colonies deviendront ainsi une
sorte de conservatoire pour une France catholique qui avait disparu en
métropole depuis des décennies. La France catholique idéale que les
congrégations tentaient de recréer en Orient avait-elle d’ailleurs jamais
existé sous cette forme en France même ? C’est, aujourd’hui, souvent
la surprise qui attend les jeunes chercheurs français affectés dans une
des ex-colonies françaises : ils y découvrent rapidement une présence
catholique française qu’ils croyaient appartenir à un lointain passé. Ici
les Dominicains, là les Jésuites ou les Lazaristes. Car la projection
chrétienne de l’Europe industrielle ne représentait pas l’état exact de la
métropole, mais elle était le produit de la capacité d’émission de cette
Europe. Très vite, émission et réception s’accordèrent réciproquement
24 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

pour valider une politique [Laurens, 2004]. Avec cette confusion des
genres, l’anticléricalisme semblait non seulement ne pas avoir été
exporté, mais n’avoir été qu’une couverture pour une France catholique
éternelle, dont les structures invisibles et immuables se seraient trans-
portées au Levant. C’est en tout cas la perception qu’en eurent les
musulmans du Levant.
Au Moyen-Orient, la réalité religieuse s’est imposée aux puissances
mandataires (France et Grande-Bretagne) qui ont exploité à leur profit
les différences confessionnelles : c’est la politique de communautarisa-
tion. Ceci mena à la division par la France du Bilâd al-Shâm en entités
à majorité chrétienne (Liban), alaouite et druze. Des identités furent
même créées pour l’occasion (cf. Mervin pour les alaouites de Syrie). En
tant que puissance mandataire, la France était confrontée à la double
exigence de la reconnaissance du droit des individus et des
communautés. Elle institua, à travers la reconnaissance de statuts
personnels confessionnels au Liban et en Syrie, les fondements de ce qui
deviendra le confessionnalisme politique moderne (cf. Méouchy et
Kanafani-Zahar). Le confessionnalisme institutionnalisé emprisonne
alors les sociétés dans des identités à la fois refuge et prison, comme
l’illustre l’échec des tentatives d’instaurer un mariage civil au Liban (cf.
Kanafani-Zahar). Aujourd’hui encore, les chrétiens libanais organisent
ainsi leurs affaires de succession et de gestion des biens familiaux selon
un statut civil… qui ne peut valoir que pour les chrétiens ! En contexte
minoritaire, le statut personnel devint un instrument de la domination
mandataire, alors que pour la majorité (les sunnites au Levant), il
demeura une ressource de résistance au mandat. La Grande-Bretagne
n’a pas été en reste en Irak et en Palestine. Sur les bords du Tigre et de
l’Euphrate, elle s’engagea dans un partenariat avec les élites issues de la
communauté arabe sunnite, minoritaire dans ce pays, aboutissant à
l’exclusion des chiites majoritaires, puis des Kurdes, sous couvert de
l’arabisme d’un nouvel État-nation moderne conçu sur le modèle
européen. En Terre sainte, elle fut elle-même piégée par les contradic-
tions inhérentes au mandat avec ses « obligations irréconciliables »
comme l’explique Nadine Picaudou. Dans son désir de patronner le
sionisme, et animée d’un certain mépris envers ces Palestiniens
levantins si éloignés du cliché du « bédouin arabe pur » (l’authenticité
chère aux Britanniques), elle déniera la qualité de peuple à ces derniers,
ce qu’elle reconnaissait aux juifs, et finira par se trouver contrainte de
quitter la scène palestinienne sous la pression des sionistes, prélude à la
partition de la Palestine et à la création d’Israël. En ce qui concerne la
France, ses consuls à Jérusalem, dont l’horizon semblait se limiter aux
luttes d’influences entre puissances européennes, parurent alors sourds
INTRODUCTION 25

et aveugles quant à la signification d’un Foyer national juif en pleine


expansion en Palestine (cf. Cohen).
L’union sacrée entre les « deux France », catholique et républicaine,
n’était cependant pas de mise partout. Elle eut des conséquences
néfastes pour l’influence française en Palestine (cf. Trimbur), mais
c’est surtout ailleurs, notamment en Afrique de l’Ouest, qu’elle connut
un prolongement en contexte colonial. Là, au contraire du Levant, la
France se reposa sur les réseaux musulmans. Car, dans l’échelle de la
civilisation propre aux administrateurs coloniaux, l’islam occupait un
échelon supérieur à celui des cultes dits « animistes ». Héritier d’une
brillante civilisation, religion du Livre, l’islam représentait à leurs yeux
un palier de la civilisation et c’est donc sous l’égide de la France que
la religion musulmane fit de grands progrès en Afrique occidentale. Un
observateur local aurait jugé ici la politique coloniale de la France
favorable à l’islam. Cependant, en sa qualité de palier sur l’échelle de
la modernité et de la civilisation, l’islam ne pouvait-il pas à terme
représenter un danger pour la colonisation française ? La crainte d’un
panislamisme et du lien entre mondes arabe et africain sur une base
anticoloniale, explique le revirement de la politique française : dès
1910, l’« authenticité africaine » menacée par l’islam arabe devenait
une nouvelle ressource de politique coloniale, en contradiction avec ce
qui avait été mené auparavant et qui continua à être pratiqué de façon
parallèle dans certaines régions et en fonction des administrateurs en
place localement (cf. Triaud et Jonckers).
Aux Indes, la politique britannique « différentialiste » de reconnais-
sance des statuts personnels a creusé le fossé entre hindous et musul-
mans. Là encore, on a un exemple de l’utilisation du statut personnel
religieux à des fins de domination coloniale (cf. Mohammad-Arif).
Incapable de mettre un terme à la surenchère des élites hindoues et
musulmanes, la Grande-Bretagne assistera impuissante à la Partition du
sous-continent indien en deux États, l’un à majorité hindoue et l’autre
musulmane, au moment de l’indépendance en 1947.
Il n’y a pas eu à proprement parler de politique religieuse des
puissances coloniales en terres d’islam. Mais il y eut une politique tout
court qui visait à établir et perpétuer une domination, sans qu’on y
trouve de volet musulman a priori. Au mieux, un stock de représenta-
tions de l’islam susceptibles de nombreuses variantes dans la mise en
œuvre. Une politique que chaque nation décline suivant ses
expériences historiques : prudence britannique qui délègue, tradition
centralisatrice française et russe qui veulent tout contrôler. En l’absence
de lieu spécifique pour élaborer une politique musulmane à long terme,
des individus acquièrent en qualité d’experts une autorité particulière et
26 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

orientent les politiques successives en fonction de leurs analyses (les


ethnologues théoriciens de l’authenticité africaine et de l’islam noir en
opposition à l’islam arabe, Lammens, Weulersse, Massignon et bien
d’autres au Levant). Faut-il en conclure qu’en dernière instance, parmi
les choix possibles, l’intervention individuelle et le contexte immédiat
deviennent l’élément déterminant de la décision, pour la Mosquée de
Paris comme pour la Palestine ? La politique religieuse vérifie l’im-
puissance du colonisateur à rationaliser les sociétés musulmanes selon
ses vues. Le scénario qu’il improvise ne tarde pas à lui échapper. Cette
impuissance répétée nourrit le dépit colonial. Le musulman colonisé est
comme un enfant rebelle, il ne comprend pas que le tuteur agit pour son
bien. Pire, il retourne contre le colonisateur les principes universels
dont celui-ci se réclame. Si le « musulman » se réfère à ces principes, il
est accusé de les détourner pour d’autres buts. Le désarroi devient total
quand le « musulman » demande finalement de redéfinir un modèle
dont il conteste l’universalité. Une universalité commune à toutes ces
variantes coloniales, menées au nom de la Civilisation.

LES JEUX DE MIROIR : INTERPRÉTATIONS, MALENTENDUS


ET « BILINGUISME CULTUREL »

Les jeux de miroir n’ont pas épargné les institutions les plus symbo-
liques. Il y eut la « réinvention » du califat ottoman au XVIIIe siècle sous
l’effet du traité de Küçük Kaïnardja entre l’Empire ottoman et la
Russie. Ce traité institutionnalisa la reconnaissance par le droit entre
puissances du sultan-calife ottoman comme une autorité spirituelle
pour les musulmans en dehors de l’Empire (c’est-à-dire d’un califat
sans souveraineté). Les souverains ottomans retourneront ensuite cette
conception contre ceux-là mêmes qui la lui avaient inspirée : au nom du
panislamisme, le sultan Abdülhamid tentera de mobiliser les musul-
mans sous son patronage contre les expéditions militaires européennes
qui se multipliaient à la fin du XIXe siècle et à l’aube du XXe siècle (cf.
Veinstein). Un autre exemple de ré-interprétation et de malentendu est
l’attente d’un parti « kadérien » français envers l’émir algérien
Abdelkader en exil à Damas après l’échec de sa guerre sainte contre les
Français en Algérie. Pressenti comme un « soldat de la Civilisation »,
celui que certains diplomates français présentent comme le Mehmet Ali
de Syrie est sollicité, en vain, entre 1856 et 1860 pour représenter les
intérêts français en Syrie et au Liban (cf. l’article de Bruno Étienne).
Ces malentendus se sont généralisés quand le colonisé a commencé
à parler avec les mots du colonisateur. L’accusation de double langage
INTRODUCTION 27

se systématise alors, le colonisateur soupçonnant en permanence les


musulmans de dissimuler leurs véritables intentions et réciproquement.
Il y a l’exemple fascinant des intellectuels réformistes musulmans de
Russie développé par Olga Bessmertnaïa. Fascinant parce que rarement
les protagonistes en présence se seront autant ressemblés. Les fonction-
naires russes de l’Empire entendent figurer la Civilisation européenne
(celle des Lumières, la Culture) face aux musulmans, mais ils partagent
avec eux une même vision du lien entre ethnicité et religion. Lorsqu’ils
se trouvent face au discours des djadids, ces musulmans réformistes
prônant la fusion avec la culture russe au nom de la Culture, ils y voient
aussitôt un danger : « S’ils ont le même discours que nous, pourquoi
n’auraient-ils pas aussi les mêmes arrière-pensées ? Alors, nous avons
toutes les rasions de nous méfier. » Et, d’une certaine façon, ces fonc-
tionnaires russes, obsédés par le panislamisme et le détachement des
musulmans de la Russie, n’ont pas totalement tort de s’inquiéter. Mais,
alors, quel avenir laissent-ils aux musulmans de l’Empire russe ? Le
« bilinguisme culturel » est source de tous les soupçons.
La suspicion caractérise partout le rapport colonial : « Ne vont-ils pas
retourner les droits que nous leur donnons contre nous ? » Un exemple
parmi d’autres venant nourrir ces craintes : l’instrumentalisation de la
loi de 1901 par les musulmans d’Algérie. Conçue contre les congréga-
tions en France, elle devient en contexte colonial un moyen pour l’islam
algérien d’échapper à la tutelle de l’État français sur les mosquées et les
sources de financement (cf. Bozzo). Par effet de miroir, chaque protago-
niste ne finit-il pas par se conformer aux craintes que l’Autre nourrit à
son sujet (Jean-Louis Triaud le montre magistralement pour la confrérie
Sanûsiyya qui en arrive à être ce que la propagande coloniale française
avait craint, au début sans raison) [Triaud, 1995] ? C’est bien l’assigna-
tion implicite des musulmans à leur identité religieuse par la France qui
explique l’évolution de l’islam algérien vers un réformisme anticolonial.
Au contraire, la propension — plus actuelle — à juger l’Autre à
l’aune de ses propres espoirs est aussi une source de malentendus (à
l’image de l’espoir que les diplomates français avaient, en leur temps,
mis en l’émir Abdelkader en Syrie). Une tendance naturelle à interpré-
ter les motivations en fonction de son propre universalisme, considéré
comme l’horizon commun pour toute l’humanité. C’est aujourd’hui
l’universalité des droits de l’homme (en France, on y ajoute volontiers
la laïcité, devenue principe immanent et destin de l’humanité entière)
qui fonde ces visions idéologiques. Or, les Lumières, comme les droits
de l’homme et la laïcité, doivent être étudiés comme des universalismes
pris dans leur contexte historique. En tant que projets situés dans l’his-
toire, ils n’échappent pas à des limites qui leur sont propres autant dans
28 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’espace que dans le temps ou dans leur message. Le reconnaître ne


signifie pas qu’on se positionne en dehors des droits de l’homme :
comme tout phénomène historique, ces universalismes naissent, se
transforment et sont susceptibles de mourir, remplacés par d’autres,
peut-être de renaître sous d’autres formes. Mais la crainte d’une telle
éventualité incite à expliquer le monde de l’intérieur de son propre uni-
versalisme : les droits de l’homme et la laïcité sont sacralisés à la
manière d’une religion civile (d’autant plus facilement que, en fait, ils
sont devenus à leur tour une source d’identité). Or, une telle approche
transforme le chercheur en militant des droits de l’homme et le pousse
à voir l’Autre comme il aimerait qu’il soit et non pas tel qu’il se dit.
Tenter de voir les musulmans colonisés comme ils étaient et non pas
comme on aimerait qu’ils aient été, voilà sans doute l’une des plus
grandes difficultés. Une illustration de la confusion qui règne est l’in-
terprétation laïque et « droit de l’hommiste » de l’insistance mise par la
mouvance musulmane réformiste d’Algérie, par la voix de
l’Association des ulémas, à voir appliquer la loi de séparation de 1905
aux musulmans et à obtenir la citoyenneté française. On sait en effet
que l’Association des ulémas continua à prôner l’assimilation jusque
très tardivement. La tentation est grande, alors, de conclure que
l’Association des ulémas d’Algérie n’aurait pas été moins laïque que
les républicains de métropole qui refusaient aux musulmans ces acquis
républicains 5. Mais, si l’on se réfère au discours de Ben Badis, le porte-
parole de l’Association des ulémas, on n’y trouve aucune trace d’un
éloge de la laïcité. La revendication de l’Association des ulémas en
faveur de l’application de la loi de 1905 aux musulmans ne peut être
confondue avec un appel à la laïcité. Si les musulmans réformistes vou-
laient l’application aux musulmans d’Algérie de la loi de 1905, c’est
parce que cela leur aurait permis d’échapper au contrôle de l’État colo-
nial et de pouvoir retrouver, entre autres, un libre accès aux mosquées.
L’assimilation revendiquée par Ben Badis était dans le cadre du main-
tien du statut personnel de droit musulman et non pas une assimilation
à des valeurs républicaines au nom desquelles, même si ce fut implicite
et jamais assumé, on avait refusé l’application aux musulmans de la loi
de 1905. Paradoxalement, la loi de séparation et l’assimilation étaient

5. Sous le titre « Leçon d’histoire sur la laïcité et l’islam », c’est l’analyse faite par
Xavier Ternisien dans Le Monde du 16 décembre 2005 : « Le plus étonnant dans cette
histoire, c’est que l’Association des ulémas, fondée par le cheikh Ben Badis, n’a de cesse
de réclamer, pendant toute cette période, l’application de la laïcité au nom des principes
républicains […] Quelles leçons tirer de cet épisode souvent occulté de la laïcité à la
française ? Que l’exception musulmane est encore visible dans le paysage religieux
français. Et que les moins laïques ne sont pas forcément ceux qu’on croit » (p. 2).
INTRODUCTION 29

devenues des ressources de contestation de la domination coloniale et


leur revendication ne doit pas être interprétée comme une adhésion
automatique aux valeurs républicaines. Retourner contre le colonisa-
teur ses propres principes en jouant sur ses contradictions ne signifie
pas que le colonisé ait fait siens ces mêmes principes.

COMPRENDRE L’AUTRE TEL QU’IL SE DIT

Ne peut-on penser que le cheikh Ben Badis avait sur la séparation


du spirituel et du temporel et sur la laïcité des vues qui pouvaient se
rapprocher de celles de l’un de ses contemporains, lui aussi ‘âlim et
promoteur de l’islam réformiste ? On peut à cet égard rappeler ce qu’en
disait le cheikh Muhammad al-Khâlisî, en contexte chiite et irakien,
dans les années 1920.
À propos de la séparation du spirituel et du temporel, il écrit :
Les étrangers ont dit, de façon stupide et mensongère, qu’il faut séparer la
religion de la politique. L’origine de cette idée est à chercher chez les colonia-
listes, dont la religion est le christianisme, qui est fondé sur le monachisme, sur
les règles d’un clergé établi et sur la séparation de la religion des affaires
temporelles. […] Cette pratique est devenue un fait établi chez les chrétiens.
Or, l’exemple de l’islam leur a démontré qu’il n’y a nulle force supérieure à la
religion. Ils ont alors décidé de l’abattre, dans leur ardeur à mettre en œuvre le
colonialisme. Aussi, ont-ils diffusé parmi les musulmans ignorants ce qu’ils ont
eux-mêmes expérimenté, à savoir l’idée qu’il faut séparer la religion de la
politique. Un petit groupe de musulmans les a suivis et ils se sont mis à
entonner à leur tour ce refrain sans avoir fait l’expérience de la réalité de la
question, et sans avoir réfléchi à ses conséquences. […] Il est évident que la
direction religieuse ne peut être séparée des actes des hommes. Quiconque
manque à reconnaître cette vérité, il ne lui reste alors plus rien de la religion,
parce que la fonction de la direction religieuse en islam est de faire connaître
les ordres de Dieu, de les défendre, de s’y attacher et, pour celui qui en a
connaissance, d’inciter à les respecter. Si l’on admet que Ses commandements
concernent l’ensemble des actes de l’homme et de ses besoins, celui qui veut
les faire connaître ne peut en soustraire ce qui concerne ces actes et ces besoins.
Et celui qui affirme qu’il faut séparer la religion de la politique sert une autre
religion que la religion musulmane parce que celle-ci assure, au contraire, qu’il
n’est pas d’actes ni de besoins ici-bas pour lesquels il n’ait été prévu un ordre
de Lui. Séparer certains domaines de la religion est une rébellion contre Lui,
une hérésie et une apostasie [Al-Khâlisî, 2005, p. 104-105].

Et de conclure que le religieux en qui l’umma a mis sa confiance


pour qu’il lui fasse connaître les commandements de Dieu, s’il en cache
une partie, il trahit cette confiance et perd toute légitimité aux yeux de
l’umma.
30 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Près de quatre-vingts ans plus tard, son fils, le cheikh Mahdî al-
Khâlisî junior, donne son avis sur la laïcité :
La laïcité est une solution occidentale à un problème occidental, résultant
de la position de l’Église face à la science et aux savants, de ses positions par
rapport à l’usage de la raison et de la logique, mais aussi par rapport à la
justice sociale et aux despotes. Il n’y a pas de problème similaire en islam
dans ces domaines et il n’y a aucun besoin de cette solution pour un problème
qui n’existe pas. L’utilisation de cette idée comme principe, qui reflète une
réalité uniquement occidentale, et l’insistance mise à l’exporter vers le monde
musulman, où il n’y a rien de comparable, conduit à considérer la laïcité
comme une arme du colonialisme destinée à faire la guerre à l’islam et à
l’éliminer, à travers sa manifestation spirituelle et historique incarnée par sa
direction, ses ulémas et ses combattants de la foi engagés dans la résistance
contre la tyrannie, l’oppression et le colonialisme dans le monde islamique. La
laïcité, dans la mesure où elle vise à la séparation de l’islam et de la vie, ne
conduira le monde islamique qu’à une régression et à une faiblesse générali-
sées. Une preuve de la différence existant entre l’influence de l’islam sur le
cours de l’histoire et de la civilisation et celle de l’Église réside dans le constat
que le monde occidental n’a pu avancer qu’une fois brisé le carcan de l’Église,
alors qu’au contraire, le monde oriental a progressé grâce à l’islam. Et à chaque
fois qu’il s’en est éloigné, il est revenu en arrière et s’est affaibli. À notre grand
regret, nous constatons le manque de loyauté du monde occidental dans l’usage
qu’il fait de la laïcité, de la démocratie et des droits de l’homme, qui deviennent
des notions à géométrie variable quand il s’agit du monde islamique 6.

COLONISATION, ISLAM, LAÏCITÉ ET SÉCULARISATION

Pourquoi donc questionner la colonisation à l’aune de la religion, de


la laïcité et de la sécularisation, puisqu’elle ne se fit au nom ni de l’une
ni des deux autres, et s’il n’y eut pas à proprement parler de politique
religieuse spécifique des puissances coloniales dans les pays musul-
mans ? C’est que la religion semble le domaine où l’exportation de la
modernité, baptisée la Civilisation, a le mieux révélé les contradictions
coloniales, ce qui explique le retour religieux actuel en provenance des
anciennes colonies musulmanes.
Il y avait une grande diversité dans les situations, mais, aux yeux de
nombreux musulmans, la colonisation de leur pays correspondit à la fin
du pouvoir musulman, alors que l’islam, déjà, fédérait des enjeux fort
différents, mais reliés entre eux par le fait colonial (Algérie, Iran, Irak,
Caucase, Asie centrale, Indes). Puis vint l’ère de la décolonisation. La
décolonisation permit partout à des élites locales minoritaires, séculari-

6. Cheikh Mahdî al-Khâlisî, le 31 janvier 1999, in [Luizard, 1999, p. 92]


INTRODUCTION 31

sées pour certaines (réformistes militaires) et/ou confessionnelles, de


s’imposer dans le cadre des États et des systèmes politiques hérités de la
période coloniale. Mais il s’avéra rapidement que les systèmes post-colo-
niaux maintenaient souvent les pays musulmans en état de dépendance
par rapport à l’ancienne métropole. Pas plus que les luttes de libération
nationale, les indépendances ne semblaient pouvoir répondre aux espoirs
de sociétés engagées dans un processus irréversible d’émancipation.
Les pays musulmans n’ont connu alors que des laïcités autoritaires
qui ont paru bloquer toute émergence des sociétés civiles. Depuis
Bourguiba jusqu’à Saddam Hussein en passant par le chah d’Iran, les
professions de foi laïques ou laïcisantes ont été perçues comme le
corollaire de régimes dictatoriaux et/ou de la perpétuation de la domi-
nation occidentale. Le seul pays où la laïcité a été acceptée et intégrée
culturellement est la Turquie. Grâce à une vigoureuse résistance natio-
naliste, ce pays a pu échapper au démembrement et à la domination
européenne que connurent les autres pays musulmans. En adoptant les
valeurs du vainqueur (l’État-nation ethnique et la laïcité), la Turquie
kémaliste entendait rompre avec un passé qui semblait avoir conduit le
monde musulman à une perte presque généralisée de sa souveraineté.
La laïcité venait y renforcer une identité ethnique, turque, et pour ces
deux raisons, elle fut finalement acceptée malgré la violence qu’elle
signifia pour une société qui se définissait encore majoritairement à
partir de critères religieux. Mais ce choix laissait à l’armée le rôle de
rempart du système établi par Mustafa Kémal, une contrainte qu’une
société civile moderne pouvait difficilement supporter. De ce fait, ne
peut-on dire que la Turquie partage aujourd’hui en partie avec les
autres pays musulmans certains enjeux post-coloniaux, bien que ce
pays n’ait pas été colonisé ?
L’idée selon laquelle l’islam est seul apte à contrer à la fois la
domination des grandes puissances européennes et le despotisme des
tyrans locaux s’est ancrée dans les sociétés. Le réformisme musulman
était né au XIXe siècle en réaction à la mainmise croissante de l’Europe
sur les pays musulmans. Selon ses conceptions, la faiblesse du monde
musulman était due non pas à l’islam, mais, bien au contraire, à l’éloi-
gnement des dirigeants musulmans des vraies valeurs de leur religion.
Il s’agissait donc de revenir à l’islam des origines. L’émir Abdelkader
fut, en Algérie, le dernier représentant des élites musulmanes d’avant la
réforme : lettré, mystique, sa guerre sainte contre les Français en
Algérie appartient encore au monde préréformiste (cf. Bruno Étienne).
Aussi brutalement et rapidement que l’expansion coloniale l’avait été,
les conceptions réformistes s’imposèrent, modifiant profondément
l’éthique même de la religion musulmane : en quelques décennies,
32 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’islam traditionnel se trouva dévalorisé, culpabilisé, puis marginalisé,


tandis que la logique de réforme tendait à devenir une valeur religieuse
en soi. Ce nouvel islam, acquis aux valeurs réformistes, s’est partout
manifesté comme une idéologie désormais dominante visant à fédérer
toutes les causes coloniales, puis post-coloniales, sous la bannière de
l’islam. Comme toutes les manifestations de la modernité, le
réformisme est devenu source d’autorité et de puissance (Malika
Zeghal montre comment Al-Azhar, en se réformant, a réussi à sauver
en partie un espace propre).
L’universalisme de l’islam réformiste fut d’autant plus facilement
opposé aux idéaux laïques ou sécularisés d’origine européenne que ces
idéaux étaient repris par des élites qui confisquaient le pouvoir ici et là.
Le discours réformiste musulman hostile à la laïcité date du début des
années 1920 (c’est déjà ce que suggère Rachîd Ridâ). Même si ce
discours s’est ensuite diversifié (aujourd’hui, les islamistes turcs au
pouvoir affirment respecter la laïcité), il demeure le fonds commun de
la plupart des mouvements islamistes.
Le réformisme musulman fut à l’origine d’avancées sans précédent
en matière d’ijtihâd (notamment chez les chiites, avec le constitutionna-
lisme religieux), sans doute parce qu’il exprimait la poussée de sociétés
civiles émergentes et que nombre de ses protagonistes étaient eux-
mêmes culturellement sécularisés ou en voie de sécularisation. Mais il a
aussi une autre face, celle d’un littéralisme sourd et aveugle qui puise
aux sources d’un puritanisme populiste en pleine explosion. Pour Maher
Charif, il y a eu une rupture entre le réformisme musulman des pères
fondateurs (Tahtâwî, Al-Afghânî, ‘Abduh) et l’islam politique
représenté par les Frères musulmans et leurs divers avatars islamistes.
Rachîd Ridâ aurait, selon lui, manifesté au cours de sa vie cette rupture.
La fin du califat, la colonisation de l’ensemble du monde musulman et
l’offensive laïque (Mustafa Kémal en Turquie, Rezâ Khân en Iran)
suscitèrent en effet à partir des années 1910-1920 un raidissement
général des réformistes vers des positions conservatrices et littéralistes.
Alors que les sociétés musulmanes se sécularisent (remise en cause
de la tradition, individualisme, avec la foi vécue comme conviction
personnelle, rationalisme et revivalisme par un discours de retour aux
origines, crise de l’autorité religieuse), l’islam réformiste est devenu
une idéologie (sécularisée en tant que telle) venant après les idéologies
tiers-mondistes de l’après-Seconde Guerre mondiale. Il est difficile de
distinguer dans cette sécularisation ce qui est redevable à la colonisa-
tion et ce qui l’est d’une dynamique proprement endogène. Le résultat
est l’émergence d’un universalisme islamique qui se positionne
désormais au nom de la modernité. À l’universalisme religieux de
INTRODUCTION 33

l’islam préréformiste a succédé un religieux sécularisé et identitaire à


vocation universaliste.
Sécularisé, donc, l’islam réformiste triomphant (et ses multiples
avatars) n’est pas pour autant « confessionnalisé », dans la mesure où il
n’a pas renoncé à l’exclusivité de son message : c’est même la source
essentielle de son efficacité comme idéologie de combat anticolonial et
post-colonial. Par « confessionnalisation », on entend ici l’acceptation
par une religion qu’elle est une confession parmi d’autres, illustrée par
l’intégration dans son message religieux d’un pluralisme religieux
égalitaire. Dans un contexte de sécularisation, son message devient alors
uniquement « spirituel ». À différencier donc du pluralisme religieux
inégalitaire ottoman ou du confessionnalisme politique tel qu’il est
pratiqué au Liban, qui semble au contraire institutionnaliser le caractère
exclusif de chaque confession. C’est en tant que modernité religieuse
que l’islam réformiste conteste le monopole de la modernité
occidentale, dont il reprend, en miroir inversé, la plupart des catégories.
En mettant Dieu au cœur de la cité, il vise à pousser les sociétés occi-
dentales dans l’incroyance ou dans l’assignation à une identité religieuse
chrétienne, deux postures que la plupart des Occidentaux refusent.
Après la colonisation et les indépendances, ce sont les systèmes
politiques post-coloniaux qui s’effondrent devant nos yeux, depuis
l’Irak jusqu’à la Côte-d’Ivoire, ou qui sont en crise (Algérie, Tunisie,
Égypte), alors que l’islam réformiste a remplacé partout les idéologies
sécularisées de libération nationale (nationalismes, marxisme, tiers-
mondisme) [Burgat,1995]. Le cas saoudien est peut-être le plus riche
d’enseignements : le système politique et économique saoudien résulte
en très grande partie des politiques des puissance occidentales dans la
péninsule Arabique. Il a été fait sur mesure pour les grandes sociétés
pétrolières américaines [Ménoret, 2003]. Ces politiques ont eu un volet
culturel et religieux (ce que Vitalis nomme l’« exceptionnalisme
saoudien ») [Al-Rasheed et Vitalis, 2004] qui a directement influencé le
cours de l’islam d’État et de l’opposition islamiste.
Les universalismes sont souvent abstraits et désincarnés et, de ce fait,
ils sont souvent en porte-à-faux par rapport à des identités et des cultures
locales qu’ils malmènent. C’est vrai pour les idéologies issues des
Lumières comme ça l’est pour l’islam réformiste. Les nouveaux critères
religieux réformistes constituent localement pour les musulmans une
violence (la mise à l’index du culte des tombeaux de saints par
exemple). Mais cette violence est généralement acceptée au nom d’une
volonté toute aussi générale d’émancipation, à laquelle il faudrait ajouter
aussi dorénavant une volonté de revanche contre un Occident éternel
assimilé aux Croisades du Moyen Âge par la rhétorique militante. Face
34 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

à cette crise, il existe aussi en Occident la tentation d’une fuite en avant


dans l’universalisme : oubliant que les identités ne sont pas extensibles
à l’infini et qu’elles sont naturellement limitées au champ de vision de
l’homme (même si ce champ de vision peut s’étendre et se modifier), les
tenants d’un pluralisme et d’un multiculturalisme sans frontières
oublient que l’identité, et en premier lieu l’identité religieuse, peut
aussi être porteuse d’un nationalisme et d’une mémoire incitant à la
confrontation.
N’est-ce pas le propre des universalismes que d’avoir tendance à
s’exclure les uns les autres ? Imagine-t-on ainsi une coexistence
pacifique dans une même société entre des citoyens se référant au droit
civil et d’autres se prévalant de principes divins dans la gestion
publique de leurs affaires ? Les différents projets français l’illustrent
bien : le royaume arabe de Napoléon III, où les musulmans auraient pu
conserver le statut personnel musulman, n’avait probablement pas plus
de chance de réussite que l’assimilation républicaine. Le statut
personnel religieux a été le dernier pré carré défendu becs et ongles par
les ulémas, et le môle de résistance à partir duquel la réislamisation et
le réarmement identitaire actuels ont été menés.
L’intégration des islamistes à un processus politique démocratique
(Turquie, Koweit, Irak, Égypte, Territoires palestiniens) ne cesse de poser
la question. La démocratie est-elle la finalité, comme les Occidentaux
disent l’espérer (encore qu’il y ait ici aussi de nombreuses arrière-pen-
sées) ou n’est-elle qu’un pis-aller, une accommodation de circonstance
[Leca, 1994, p. 46-47], une étape vers l’islam, comme l’affirment par
exemple en Irak les islamistes chiites officiellement au pouvoir ?
L’islam est d’abord ce qu’en font les musulmans et non pas ce que
nous voudrions qu’il soit. Solliciter l’histoire est d’autant plus
nécessaire que l’on voit aujourd’hui se multiplier dans le monde les
foyers de confrontation où l’on tue au nom de la démocratie, pour les
uns, au nom de Dieu, pour les autres. Les postures morales et/ou idéo-
logiques masquent souvent la réalité des processus en cours. Jugements
de valeur et indignations vertueuses font souvent écran à ce qui semble
une course sans fin à la victimisation. La pression de l’actualité pèse ici
très lourd. Tous les efforts de contextualisation et de mise à distance se
heurtent à un mouvement spontané de l’auditeur ou du lecteur qui lui
fait entendre ou lire chaque étude de cas comme un exemple
susceptible de fournir des arguments pour les problèmes d’aujourd’hui.
C’est particulièrement vrai en France : mémoires coloniales contre
mémoire de la Shoah, mémoires des communautés contre mémoire
nationale. La mémoire, l’identité et la victimisation sont aussi des outils
privilégiés pour établir un rapport de force ici et maintenant. La diaboli-
INTRODUCTION 35

sation, comme l’angélisme, permettent rarement l’analyse, quand ils ne


visent pas directement à interdire toute réflexion. L’exemple des Pays-
Bas nous rappelle à quel point ces deux postures sont liées. Après l’as-
sassinat du cinéaste Theo Van Gogh en novembre 2004, beaucoup de
Hollandais se demandent à présent : « Comment avons-nous pu être aussi
naïfs ? » De même, le racisme appliqué à toute chose est aussi néfaste
pour la liberté de penser que le refus de l’Autre. Un retour vers l’histoire
de la colonisation et de ses implications religieuses permet de mieux
comprendre comment le « musulman » a été assigné à une forme
d’altérité, et de mesurer les enjeux d’aujourd’hui liés aux possibles
évolutions de l’islam ici et là.

Paris, le 1er février 2006.

Je voudrais exprimer toute ma gratitude envers Danielle Breseghello du Groupe


Sociétés, Religions, Laïcités pour son formidable travail d’édition sans lequel cet ouvrage
n’aurait pu voir le jour.

N.B. Les analyses qui précèdent n’engagent que leur auteur et ne sauraient être attri-
buées ni aux contributeurs de cet ouvrage ni aux discutants.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AL-KHÂLISÎ Muhammad (2005), La Vie de l’ayatollah Mahdî al-Khâlisî par son


fils, traduit de l’arabe et annoté par Pierre-Jean Luizard, La Martinière, Paris.
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History, Contemporary Society and Politics in Saudi Arabia and Yemen,
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TRIAUD Jean-Louis (1995), La Légende noire de la Sanûsiyya. Une confrérie
musulmane saharienne sous le regard français (1840-1930), Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, Paris.
1

La projection chrétienne de l’Europe industrielle


sur les provinces arabes de l’Empire ottoman

Henry Laurens

L’Europe du XIXe siècle est un ensemble composite, même si les


grandes transformations qu’elle connaît dans cette période peuvent
être définies sommairement par le terme déjà ancien de révolution
industrielle. Les immenses mutations des appareils productifs et leur
croissance continue, la révolution des transports, la mise en place de
nouveaux moyens de communication et d’information qui aboutissent
à l’avènement, dès les années 1870-1880, d’un « temps réel » étendu à
l’ensemble du monde, donnent le sentiment justifié de l’apparition
d’un « homme nouveau » dont les contemporains avaient conscience.
Les grandes idéologies du temps semblent toutes s’inspirer de l’idée
de progrès, même si les nationalismes de la fin du siècle se nourrissent
d’une nostalgie d’un temps passé, largement mythique et réinventé
dans les dernières décennies du siècle. Dans ce monde démiurgique, la
destruction créatrice semble être la règle, tout aussi bien dans les
rapports de production que dans les transformations de l’appréhension
du monde.
Néanmoins, la conscience de soi et les identités vécues ne se
construisent pas nécessairement en homologie stricte avec les
mutations des appareils techniques, même si l’on ne peut pas nier la
relation entre les deux ordres de phénomène. Le temps du discours et
de la programmation politique se trouve largement décalé par rapport à
celui de l’innovation et de la diffusion technologique. Il peut soit être
largement anticipateur dans le discours et la pratique politique, soit au
contraire se poser comme étant en retard, voire en réaction par rapport
aux changements en cours.
40 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LES LUMIÈRES ET L’ORIENT

Il en est ainsi depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Si les


contemporains des dernières générations des Lumières ont le sentiment
nouveau d’être entrés dans une nouvelle ère de progrès fondé sur la
maîtrise de la nature grâce aux progrès des sciences et des arts, on ne
se trouve encore que dans une période de perfectionnement de
techniques déjà acquises, même si l’on peut parler de prodromes de la
révolution industrielle en Grande-Bretagne et dans quelques régions
d’Europe continentale. Ces avancées sont largement suffisantes pour
pouvoir permettre l’expression d’une supériorité sur les sociétés non
européennes, ou, comme on commence à le dire, non occidentales, en
prenant en compte l’Amérique du Nord. Elle a sa traduction militaire
immédiate dans la conquête britannique des Indes, qui commence dans
les années 1750, et dans les progrès russes au détriment de l’Empire
ottoman dans les pays riverains de la mer Noire.
La première des révolutions n’est pas technologique, elle la dépasse
et la précède. C’est la fin de l’Ancien Régime. Les grandes sociétés
agraires avaient constitué un ordre social composé de groupes censés
représenter des fonctions sociales et organisés selon un système de
valeurs hiérarchisées. L’inégalité des conditions donnait une place à
chacun et multipliait les marques de distinction et de différence.
L’ordre nouveau, d’abord énoncé dans le discours, puis dans de
nouvelles formes de sociabilité, allait ensuite prendre le caractère d’une
transformation radicale et violente avec la Révolution française et son
extension forcée par les victoires militaires à l’ensemble de l’Europe.
La « démocratie », alors définie par l’égalité formelle des conditions et
non par la participation politique, paraissait ainsi le terme du projet de
« régénération » des révolutionnaires français, puis, être, après 1815,
comme le mouvement irréversible du temps, alors que la révolution
industrielle ne connaissait que ses premiers balbutiements. L’enjeu
rétrospectif des Lumières est bien la mise en place de ce nouvel ordre,
bien qu’il soit difficile de le retrouver dans la réalité sociale des milieux
qui portent cette transformation radicale de la société. Il en est de même
quand on recherche l’existence d’une bourgeoisie industrielle dans les
acteurs de la Révolution française. Elle n’apparaîtra que plus tard,
même si le personnage du manufacturier existe déjà.
L’Ancien Régime s’exprimait et se légitimait dans un langage
religieux. Tous les systèmes politiques européens, catholiques ou
protestants, se donnaient une justification tirée des écritures saintes.
Contrairement au pluralisme originel de la société de groupes, les
monarchies de l’Europe moderne avaient imposé par la force une unité
LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 41

religieuse qui faisait des régnicoles n’appartenant pas à la religion


chrétienne majoritaire des groupes sans droits reconnus et éventuelle-
ment soumis à diverses persécutions. Seules les communautés juives
avaient conservé une inscription sociale reconnue, mais au prix de
multiples vexations inscrites dans la loi même.
L’expansion européenne médiévale, définie au sens large du terme
par les croisades et par les États et possessions franques de Méditerranée
orientale, avait été arrêtée, puis refoulée par les Ottomans dont la
progression ne s’arrête qu’à la fin du XVIIe siècle. Les grandes
découvertes avaient orienté l’expansion vers les territoires des
Amériques. La conquête et la constitution du Nouveau Monde s’étaient
faites dans une perspective profondément religieuse et missionnaire, en
particulier chez les catholiques. Mais les protestants d’Amérique du
Nord avaient, eux aussi, le sentiment d’être mandatés par Dieu pour
bâtir une nouvelle société chrétienne. Dans l’Ancien Monde non
chrétien, les Européens faisaient du commerce et, éventuellement,
concluaient des alliances politiques. Ce n’est que dans de petites
enclaves très lointaines de l’océan Indien et du Pacifique qu’ils tentaient
parfois d’établir une société chrétienne.
La critique que la pensée des Lumières exerce à l’égard du
phénomène colonial est essentiellement dirigée contre la conquête du
Nouveau Monde et porte sur les atrocités commises au nom de la
religion. Elle est partie intégrante de la polémique antichrétienne. Elle
est rétrospective, puisque tout le monde sait, dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle, que le moment européen de l’histoire du Nouveau Monde
se termine. En revanche, les prodromes de la nouvelle expansion dans
l’Ancien Monde montrent qu’elle ne peut se faire au nom de la
propagation de la foi chrétienne. Dans le monde de l’Islam, la repro-
duction de la Reconquista espagnole susciterait les résistances les plus
énergiques. Il en serait de même dans les autres aires religieuses,
comme en Inde. Et il est encore trop tôt pour envisager une véritable
entreprise missionnaire en Afrique noire.
Bien sûr, on pourrait conserver une vision purement commerciale
où les seuls intérêts économiques serviraient de justification, les
populations orientales ne faisant que changer de despotisme, mais une
telle attitude n’aurait rien de moral et ne permettrait pas de déployer
les énergies nécessaires pour une telle entreprise. Le nouveau discours
colonial doit s’articuler sur une affirmation de respect envers les
religions des peuples à dominer et sur une légitimation qu’apporte la
mission de faire rattraper aux peuples orientaux leur retard, grâce à
une bonne administration fondée sur l’application des principes des
progrès européens.
42 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La nouvelle idéologie coloniale se construit progressivement dans


les écrits des philosophes. Le projet révolutionnaire de régénération de
l’humanité prend ainsi le nouveau nom, dans les années 1790, de civi-
lisation des peuples orientaux. D’emblée, Bonaparte lui donne sa forme
la plus pure lors de l’expédition d’Égypte de 1798-1801. Elle est la
première à se mettre sous le drapeau de la civilisation. Lancée par une
France déchristianisée, elle rejette toute référence chrétienne et son
chef va jusqu’à se prétendre l’ami des musulmans voire même leur
Mahdi.
Pour la masse de la population égyptienne, cette propagande échoue
totalement. Ils ne voient dans les soldats de la Révolution que des
chrétiens ennemis de l’Islam. Seuls, les savants religieux comprennent
la nature de la rupture, mais pour immédiatement assimiler les
conquérants à l’athéisme médiéval des zindiq, combattus aux siècles
des califes. Pour reprendre l’Égypte, les Ottomans s’allient à la
Grande-Bretagne et à la Russie et prônent un front uni des religions
révélées contre l’athéisme de la Révolution française.
Un discours d’alliance islamo-chrétienne se constitue donc
brièvement durant les guerres de la seconde coalition. Le retour de la
France à la catholicité, dans le cadre du Concordat, rétablit la normalité
européenne et met fin à ce qui paraît maintenant avoir été une excentri-
cité, la proclamation d’un déisme révolutionnaire se posant comme
l’ami de l’Islam. En revanche, la référence à la civilisation devient un
élément essentiel du discours napoléonien, pour qui l’Empire français
ouvre le « siècle de la civilisation, des sciences, des Lumières et des
lois ». La conquête du Royaume de Naples, de l’Espagne a pour but d’y
porter la civilisation. La lutte contre la Russie est une défense de la
civilisation contre la Barbarie. Les adversaires de Napoléon retournent
contre lui cette arme, faisant du tyran l’ennemi de la civilisation de
l’Europe. La guerre des propagandes généralise la référence à la civili-
sation, qui devient d’un usage courant pour exprimer l’ampleur des
transformations en cours que les contemporains ont du mal à saisir.
La suite des guerres napoléoniennes constitue un temps de répit
pour l’Empire ottoman qui sait être du bon côté lors des différentes
coalitions engagées contre la France. En 1815, la constitution de la
Sainte Alliance n’intègre pas l’Empire ottoman, mais lui reconnaît son
droit à l’existence au nom du principe de légitimité, destiné à faire face
au principe des nationalités destructeur de l’ordre européen restauré.
La France de la Restauration se place alors délibérément dans la
continuité de Bonaparte en reconnaissant à l’Égypte de Muhammad Ali
la poursuite du projet civilisateur engagé en 1798. Cet appui est essen-
tiellement diplomatique, même si l’on encourage l’envoi de missions
LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 43

scolaires égyptiennes en France et de missions militaires françaises en


Égypte, qui permettent par ailleurs d’utiliser d’anciens officiers de la
Grande Armée en surnombre. Sans en avoir encore le concept, la
Restauration, puis la monarchie de Juillet, tentent déjà d’avoir en
Égypte une politique d’influence culturelle. Les justifications données
au projet renvoient toujours à l’œuvre civilisatrice et, secondairement,
à la renaissance d’une nationalité égyptienne ou arabe.
Des références du même ordre sont utilisées lors de l’expédition
d’Alger de 1830 où l’on copie les premières proclamations de
Bonaparte en Égypte.

NATIONALITÉS ET RENAISSANCE CHRÉTIENNE

C’est par le biais du principe des nationalités que la référence


chrétienne va revenir au premier plan du discours européen sur
l’Empire ottoman. L’Ancien Régime ottoman était composé de groupes
et l’application de la protection islamique des non-musulmans avec,
pour contrepartie, une taxation spécifique, avait eu pour conséquence
la constitution de communautés religieuses organisées autour des
Églises et des grands notables laïcs. Les deux seules communautés à
avoir eu une reconnaissance officielle valable pour l’ensemble de
l’Empire étaient les Grecs orthodoxes et les Arméniens grégoriens,
avec leurs patriarches investis par le Sultan et résidant dans la capitale
de l’Empire. Les autres communautés n’avaient qu’une existence
locale et de fait.
Très tôt, la France avait revendiqué un « protectorat » sur les
catholiques ottomans. Elle avait pour cela utilisé les clauses des traités
des Capitulations qui lui donnaient une protection sur les catholiques
« francs » résidant dans l’Empire. En jouant sur la protection
consulaire, elle avait d’abord étendu sa protection à l’ensemble des
« Latins », pour la plus grande part des Européens, mais aussi des
locaux ayant adopté le rite latin. Puis, elle avait cherché à étendre la
protection à l’ensemble des catholiques de rites orientaux. Au XVIIIe
siècle, ces protections dépendaient étroitement de la capacité
d’influence française sur les autorités ottomanes, en particulier dans les
provinces qui, souvent, ne respectaient que formellement l’autorité de
la capitale. De toute façon, la monarchie se contentait de proclamer un
principe que les autorités ottomanes refusaient d’admettre. L’alliance
ottomane primait et l’expérience avait montré les dangers de se mêler
des querelles religieuses orientales entre communautés chrétiennes
rivales.
44 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Dans les premières décennies du XIXe siècle, en particulier dans les


provinces arabes, les protections consulaires, très précisément définies
et accordées à des individus, comptaient bien plus que le vague contenu
du protectorat religieux. Dans la situation de désordre et de petites
guerres entre provinciaux, les consuls français ou européens
cherchaient surtout à mettre dans leurs camps des chefs de groupes
armés capables de se faire respecter. Ces derniers, essentiellement
musulmans, sauf dans la Montagne libanaise, trouvaient leur intérêt
dans ce soutien européen face aux tentatives d’affirmation du pouvoir
central. La protection consulaire accordée à des musulmans comptait
plus, dans ces temps troublés, que la revendication d’un protectorat
religieux que Rome et Constantinople ne reconnaissaient que comme
une réalité de fait, et non de droit. Néanmoins, pour limiter les
prétentions françaises à exercer ce protectorat, l’Empire ottoman donne
une reconnaissance officielle aux Églises uniates en 1831, sous forme
de brevet d’investiture au patriarche arménien catholique, soustrayant
définitivement les catholiques orientaux de l’autorité ecclésiastique des
Églises orthodoxe et arménienne.
Le discours des Lumières assimilait les peuples de l’Orient soumis
à la domination ottomane aux Gallo-Romains conquis par les Francs.
La variable religieuse était secondaire, puisque les deux principaux
peuples soumis étaient les Grecs et les Arabes, héritiers d’une presti-
gieuse histoire. Si, dans le second groupe, il n’y avait aucun écho, dans
le premier, plus proche de l’Europe, les élites commençaient à avoir
conscience du discours européen.
Dès les années 1780, le philhellénisme européen construisait une
image idéalisée des Grecs de l’Empire ottoman et leurs élites laïques
entamaient le processus « d’invention de la Grèce ». La conquête de
l’Italie par Bonaparte avait accéléré le phénomène et le conquérant
avait ébauché une action de propagande révolutionnaire à destination
des Grecs ottomans, mais en renvoyant systématiquement au prestige
et à la gloire de la Grèce antique.
Quand les orthodoxes de l’Empire se révoltent en 1821 dans ce que
l’on appelle immédiatement la « révolte grecque », l’opinion publique
européenne n’ignore pas qu’il s’agit de chrétiens, mais le mouvement
philhellénique utilise beaucoup plus la référence à l’Antiquité que celle
à une commune identité chrétienne. Le philhellénisme est, dans
l’histoire de l’Europe, le premier grand mouvement d’opinion mené
par des intellectuels et débouchant sur une intervention armée des
gouvernements, d’abord réticents. C’est que les hommes de la Sainte
Alliance sont en général profondément partagés sur ce sujet. D’une
part, ils sont inspirés par une profonde sympathie pour la cause de leurs
LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 45

coreligionnaires chrétiens, d’autre part, ils comprennent que l’aide


apportée aux Grecs est une négation du principe de légitimité et la
reconnaissance du principe des nationalités. Après six ans d’atermoie-
ments, c’est l’intervention navale franco-britannique qui détruit, « par
accident », la flotte ottomano-égyptienne à Navarin, suivie d’un débar-
quement militaire français en Morée pour séparer les combattants et
l’entrée en guerre de la Russie. Il en sortira la naissance d’un petit État
grec, premier État successeur de l’Empire ottoman reconnu par
l’Europe au nom du principe des nationalités.
Les puissances européennes ont cherché à limiter cette atteinte au
principe du maintien de l’intégrité territoriale ottomane et n’ont pas
présenté leur action, sauf pour la Russie, comme un combat chrétien
contre l’Islam. Le philhellénisme a joué le même rôle que le projet civi-
lisateur dans l’Égypte de Muhammad Ali.
Néanmoins, le tournant historique est capital. Jusque-là, la question
de l’avenir de l’Empire ottoman était celle de son intégration dans
l’équilibre européen ou de son partage territorial entre puissances
européennes. Dans la mesure où la plus grande partie des provinces
était en état d’insoumission permanente, l’action européenne y passait
moins par un recours au pouvoir central, au nom des Capitulations, que
par une intervention directe en jouant sur les protections consulaires.
La révolte grecque crée un nouveau contexte où les populations consti-
tutives de l’Empire peuvent entrer en dissidence et se lancer dans un
projet national.
La question va être alors de savoir sur quoi se constituera le
nouveau fait national : un ensemble fondé sur l’histoire et la langue ou
sur la communauté de religion en prenant pour base une seule Église ?
L’épisode suivant marque la clef du déroulement postérieur des
événements. Quand les armées de Muhammad Ali envahissent la Syrie
en 1833, sous le commandement de son fils Ibrahim Pasha, le maître de
l’Égypte comprend la nécessité d’évoquer le principe des nationalités
pour se donner une légitimité aux yeux de l’Europe. Ibrahim Pasha va
donc multiplier les références à une nationalité arabe et à un Empire
arabe, ce qui reçoit un grand écho en France. Mais le projet politique
de Muhammad Ali et de son fils va contre les intérêts géopolitiques de
la Grande-Bretagne et de la Russie qui interviennent conjointement
pour arrêter la progression des armées égyptiennes. Il est vrai que la
référence arabe ne correspond pas, à ce moment de l’histoire, à une
vraie émergence nationale, mais elle n’est pas un simple prétexte à
destination du jeu politique européen. Elle enregistre les transforma-
tions en cours qu’impliquent la constitution d’une armée moderne
fondée sur la conscription et, de façon plus générale, la création de
46 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’État moderne fondé sur l’abolition des distinctions fonctionnelles de


groupes hiérarchisés, processus alors plus avancé dans le domaine
égyptien que dans le domaine ottoman.
Contrairement au projet civilisateur et au philhellénisme, la revendi-
cation des années 1830 n’est pas acceptée par l’Europe. Au nom du
maintien de l’unité ottomane, on va refuser aux musulmans de l’Empire
ce qui est en train d’être accepté pour les chrétiens des Balkans : l’appli-
cation du principe des nationalités. La distinction est donc à la fois
confessionnelle et géographique et elle va durer jusqu’à la fin de
l’Empire. Si une part musulmane de l’Empire emprunte la voie du
séparatisme étatique, son sort sera de passer sous la domination
européenne directe et non d’accéder à l’indépendance complète, comme
en témoigne le sort de la Tunisie en 1881 et de l’Égypte en 1882.
En revanche, les communautés chrétiennes vont être considérées
comme des agents d’influence et des clientèles naturelles des
puissances européennes avec, de nouveau, une ambiguïté sur leur
devenir : la constitution de l’État à l’image de ce qui se fait dans les
Balkans ou leur maintien dans l’ensemble ottoman en Anatolie et dans
les provinces arabes ? Cette ambiguïté aura des conséquences particu-
lièrement tragiques pour les différentes communautés chrétiennes
anatoliennes qui croiront se voir promis le même avenir radieux que les
communautés balkaniques, alors que les logiques européenne et
ottomane les conduiront à l’anéantissement dans les premières
décennies du XXe siècle.

LA PROJECTION CHRÉTIENNE

C’est au moment où la révolution industrielle devient une réalité


tangible en Europe, où le débat sur la place de la religion devient
central dans cet espace, que l’Europe se projette alors résolument sous
une forme chrétienne dans l’espace ottoman. La complexité du
phénomène fait appel à plusieurs ordres de raisons.
La première est la disparition des Lumières en tant que telles. Le
libéralisme qui lui succède passe moins par un affrontement direct de
nature philosophique (écraser l’infâme) que par la réalisation, par
étapes, d’un programme concret au prix d’accommodements et
d’éventuels retours en arrière. Dans ce contexte, les Églises ne sont
plus seulement dans la défensive, comme à l’époque précédente, ou
dans la réaction religieuse, comme sous la Restauration française. Elles
entreprennent des opérations de récupération des thématiques de l’ad-
versaire.
LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 47

Il en est ainsi pour la thématique de la civilisation. Alors qu’elle


avait été conçue par ses promoteurs originels comme une marche
continue de l’esprit humain dans la voie de la libération des pesanteurs
du passé, dont l’illusion religieuse, elle est récupérée par les différentes
Églises comme explication des origines chrétiennes de la modernité.
C’est le nouveau concept de « civilisation chrétienne », affirmant
que la spécificité de l’Europe est son identité chrétienne et que la
modernité ne s’explique que par la continuation, sous un autre nom, des
principes du christianisme, comme la morale ou la société politique.
Alors que le Guizot des années 1820 avait défini la civilisation
européenne comme étant celle d’un affrontement permanent entre des
forces contradictoires, ce qui lui donnait un dynamisme permanent, le
Guizot des années 1830 fait de « civilisation européenne » et de « civi-
lisation chrétienne » des équivalents permanents.
En dépit du raidissement continu de l’Église catholique, qui
condamnera dans le Syllabus des années 1860 la « civilisation moderne »,
la référence à la civilisation chrétienne sera une constante dans la reprise
et la légitimation de l’œuvre missionnaire. Le savoir scientifique et la
technologie, épurés de leurs usages antireligieux, deviendront au
contraire les instruments de la propagation de la foi chrétienne. Bien plus,
les progrès de l’incroyance en Europe feront de la constitution des catho-
licités non européennes le moyen de perpétuer une société chrétienne
intégrale non corrompue par les progrès du libéralisme.
Dans l’Empire ottoman, les besoins de l’État moderne en constitu-
tion impliquent la fin des définitions fonctionnelles de la société. Il
s’agit d’établir une commune identité ottomane entre les différents
ressortissants de l’Empire, opération relativement facile à faire à
l’intérieur du groupe musulman lui-même avec, à la clef, l’intégration
relative des minoritaires non-sunnites. En revanche, la logique institu-
tionnelle implique aussi l’émancipation des non-musulmans.
Le modèle pourrait être celui de l’émancipation des non-chrétiens
dans l’espace européen. L’exemple parfait est celui de la France qui a
procédé, dès la Révolution, à une émancipation totale des Juifs français
sur la base de la stricte liberté individuelle, même si le judaïsme est
devenu, au début de la monarchie de Juillet, une religion concordataire.
Mais, dans les décennies du milieu du XIXe siècle, l’émancipation sur
une base individuelle n’est pas terminée dans le reste de l’Europe. La
totalité des droits ne sera accordée en Grande-Bretagne qu’en 1858, en
Autriche-Hongrie qu’en 1867, en Italie et en Allemagne que vers 1870,
et elle ne le sera jamais dans l’Empire russe.
Pour les communautés chrétiennes de l’Empire ottoman, la familia-
risation croissante avec les mœurs européennes et occidentales a été le
48 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

fruit de l’action missionnaire entreprise au nom de la civilisation


chrétienne. Dès les années 1820, la concurrence entre missionnaires
catholiques et protestants, britanniques et américains, a entraîné une
surenchère constante dans les entreprises missionnaires. Les
communautés orthodoxes, rendues inquiètes par le débauchage
permanent des missionnaires catholiques et protestants, se sont lancées
dans un effort parallèle de modernisation et d’européanisation. Les
progrès continus de l’éducation et le dynamisme de leur rôle économique
se traduisent aussi par une croissance démographique largement
supérieure à celle des musulmans, à un moment où le mouvement d’émi-
gration en dehors de l’Empire ottoman n’a pas encore réellement
commencé. Certains publicistes voient alors réémerger un « Orient
chrétien » sur les ruines de l’Orient musulman. Dès lors, le devenir des
chrétiens ottomans devient le nouvel enjeu de la question d’Orient.
Chacune des grandes puissances a maintenant intérêt à se poser comme
chrétienne, dans une politique de clientélisation des non-musulmans.
Paradoxalement, c’est la Grande-Bretagne, la plus mal placée dans
ce dossier, qui ouvre le feu. Depuis le XVIIe siècle, un courant puissant
du protestantisme, de nature millénariste, s’est exprimé dans la
théologie de l’accomplissement des Prophéties. Elle annonce le début
souhaitable de la fin des temps par le rassemblement des Juifs en Terre
sainte et leur conversion au christianisme. Chaque grande tourmente
politique s’accompagne d’une résurgence de ce courant. Il en avait été
ainsi durant la Révolution française. Les premiers missionnaires
biblistes au Proche-Orient, dans les années 1820, s’inspiraient de cette
vision eschatologique. Lors de l’effondrement de l’Empire de
Muhammad Ali en 1839-1841, le gouvernement britannique demande
successivement la protection des Juifs de l’Empire ottoman, la liberté
pour eux de s’installer librement en Palestine et l’internationalisation
de Jérusalem. La Porte manœuvre habilement pour désamorcer les
revendications britanniques et les protestants européens se contentent
de créer un évêché anglo-prussien, en 1841, dans la ville sainte, dont la
première mission est de convertir les Juifs. Comme ces derniers
résistent, l’action prosélyte se dirigera vers les autres groupes chrétiens
et, en 1847, l’Empire ottoman reconnaît officiellement les Églises
protestantes en les dotant d’un statut analogue aux autres Églises
chrétiennes reconnues. En dépit du travail acharné des missionnaires,
ces nouvelles Églises ne pèsent pas lourd sur le plan numérique et
Londres ne se trouve pas en position de disposer d’une véritable
clientèle chrétienne. La Grande-Bretagne veille toujours à la
protection de la route des Indes, ce qui implique pour elle d’être un
médecin particulièrement exigeant pour l’« homme malade » qu’est
LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 49

maintenant l’Empire ottoman. Tout en prônant la thérapeutique des


réformes, elle défend non moins jalousement l’extension des privilèges
capitulaires et consulaires qui constitue l’une des maladies mortelles de
l’Empire et n’hésite pas à soutenir localement les Druzes contre leurs
rivaux Maronites qui ont maintenant le soutien actif de la France.
En effet, Guizot, prenant acte de l’échec de Muhammad Ali, et au
nom de la civilisation chrétienne, fait maintenant de la France la
protectrice attitrée de tous les catholiques orientaux. Localement, cela se
traduit par le soutien accordé aux Maronites contre les Druzes dans l’af-
frontement qui suit la disparition de l’émirat de la Montagne libanaise.
Sur un plan général, l’adversaire est l’Église orthodoxe. Le premier enjeu
est celui de l’uniatisme avec la « querelle du bonnet », c’est-à-dire le fait
de savoir si les ecclésiastiques uniates peuvent porter un costume
religieux identique à celui des religieux orthodoxes, ce qui leur permet de
faire du prosélytisme en milieux orthodoxes. La Russie donne son
soutien affirmé aux orthodoxes et s’identifie publiquement à leur cause.
Elle va plus loin en adoptant une revendication analogue à celle de la
France. Comme la France pour les catholiques, elle dispose d’un droit de
protection sur les orthodoxes étrangers dans l’Empire et prétend
maintenant que cette protection s’étend sur l’ensemble des orthodoxes de
l’Empire, c’est-à-dire tout simplement sur la majorité des habitants des
Balkans ottomans.
Dans les années 1840, le conflit va d’abord se centrer sur la
Palestine. La France adopte avec enthousiasme toutes les revendica-
tions catholiques sur les Lieux saints, en particulier à Jérusalem et à
Bethléem. Elle considère qu’une partie des droits des orthodoxes est le
fruit d’usurpations relativement récentes. Ainsi, les Lieux saints
deviennent la représentation tangible de la politique de clientélisation
des communautés chrétiennes. L’orthodoxie agressée par la double
offensive protestante et catholique répond par le retour du patriarche
orthodoxe de Jérusalem dans sa ville de résidence (jusque-là, il résidait
dans la capitale de l’Empire) et par l’établissement d’une mission
ecclésiastique russe permanente dans la ville sainte en 1847. Rome
réaffirme son rôle en recréant le patriarcat catholique la même année.
Tout est alors prêt pour la confrontation décisive. Alors que
l’Europe s’engage dans les révolutions de 1848, un conflit mineur entre
catholiques et orthodoxes dans le sanctuaire de la Nativité à Bethléem
se transforme en une remise en cause radicale du statut de l’ensemble
des Lieux saints, qui oppose la France de la IIe République à l’Empire
tsariste. Affolé, l’Empire ottoman tente de calmer le jeu en édictant un
règlement complet des Lieux saints reprenant tous les actes précédents,
la législation dite du statu quo. La guerre devient inévitable quand la
50 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Russie exige la reconnaissance officielle de son droit de protection sur


l’ensemble des orthodoxes de l’Empire, c’est-à-dire la fin des Balkans
ottomans. Les Ottomans, assurés du soutien de la France, refusent. Les
Russes entament alors les opérations militaires. Les Britanniques
entrent en guerre au côté des Français pour défendre l’intégrité de
l’Empire ottoman. C’est la guerre de Crimée de 1854.
La survie de l’Empire ottoman semble passer par l’émancipation
des non-musulmans et, pour ne pas se laisser imposer une tutelle, il doit
l’anticiper. C’est le sens du Hatt Humayun de 1856. Théoriquement, la
Porte pourrait choisir la voie de l’émancipation individuelle qui irait
dans le sens de la modernité importée. Mais elle doit à la fois prendre
en compte la réalité de l’évolution des communautés et la volonté
européenne de les clientéliser. Dans le rapport de force imposé par la
guerre de Crimée, il ne peut être question de remettre en cause le statut
institutionnel réaffirmé les décennies précédentes par la reconnaissance
des uniates et des protestants. Il faut, au contraire, le renforcer et le
consacrer par la loi. Le Hatt se présente donc comme la confirmation
des privilèges et des immunités accordés aux Églises et les élargit aux
Juifs. Si l’absence de discrimination dans les emplois publics est
confirmée, l’essentiel passe par une émancipation de groupes fondée
sur des « constitutions » accordées par le Sultan, fixant les pouvoirs
respectifs des laïcs et des religieux dans la gestion des affaires commu-
nautaires. Dans la pratique courante, cela impliquera aussi une
répartition confessionnelle des populations dans les nouveaux conseils
provinciaux et municipaux de l’Empire réformé.
Le traité de Paris prend acte de la sollicitude du Sultan pour les
populations chrétiennes (mais non pour la population juive) et affirme
la volonté des Puissances de ne pas s’immiscer, soit collectivement soit
individuellement, dans les rapports entre le Sultan et ses sujets.
Néanmoins, les protectorats religieux français et russes continueront de
s’exercer de fait, en raison des rapports de force. En 1860, l’interven-
tion militaire française au Liban et en Syrie, faite au nom de l’Europe,
pour protéger les populations chrétiennes, marquera l’apogée de cette
politique de protection. Il en sortira la province autonome du Mont
Liban, soumis à un contrôle particulier des puissances.

L’EMPIRE RÉFORMÉ

Après 1860, l’Empire ottoman réussit à rétablir son autorité sur


l’ensemble des provinces arabes et passe de nouveaux compromis avec
les Puissances européennes. Le premier champ de bataille est celui de
LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 51

la protection consulaire. Réaffirmant son autorité califale, le Sultan


refuse d’admettre toute protection accordée à des musulmans comme
contraire à la loi islamique. La France mène un combat d’arrière-garde
dans ce domaine, mais il ne concerne que les Algériens immigrés dans
l’Empire. Le rétablissement de l’ordre public fait du gouvernement
provincial l’interlocuteur unique des consuls dans le règlement des
contentieux. Dans les affaires confessionnelles, les consuls maintien-
nent leur protection sur les non-musulmans et traitent directement avec
les autorités gouvernementales pour désamorcer les conflits, au prix de
compromis de part et d’autre. La fin de la protection consulaire des
musulmans renforce ainsi l’identification entre l’Europe et les
communautés non-musulmanes, chrétiennes en premier lieu.
La suprématie française en matière de protectorat catholique profite
directement de l’essor des missions catholiques françaises, particuliè-
rement sensible à partir du début du Second Empire. Dans la seconde
moitié du XIXe siècle, la France est le premier pays exportateur de
missionnaires et sa politique extérieure en bénéficie directement. Aux
alentours de 1880, grâce à un réseau scolaire missionnaire de plus en
plus dense, le français devient la langue étrangère la plus pratiquée
dans l’ensemble de l’Empire, aussi bien dans les communautés non-
musulmanes que dans l’ensemble de la bourgeoisie et dans l’adminis-
tration majoritairement musulmane. L’un des points forts du dispositif
est l’enseignement féminin, tenu par les sœurs et qui est presque un
monopole des missions catholiques. La langue française possède ainsi
un puissant vecteur de diffusion, qui se révélera durable. L’Alliance
israélite universelle complète le dispositif missionnaire en scolarisant
en français la jeunesse juive de l’Empire, tandis que les protections
consulaires sont largement accordées aux « israélites » ottomans.
Les progrès continus de la francophonie débouchent sur une
politique d’influence « morale » qui est une politique culturelle avant la
lettre. Le Quai d’Orsay se donne les moyens d’exercer un contrôle et
de l’orienter géographiquement par l’attribution de subventions annuel-
lement votées par le Parlement. Dans les débats parlementaires, les
défenseurs des subventions, qui profitent essentiellement aux œuvres
catholiques, se font les avocats d’une vaste « France du Levant » en
train de se constituer. Leurs détracteurs accusent souvent les mission-
naires de projeter une version de la France, pays de nature catholique,
qui n’existe plus en métropole.
Diplomates et politiques justifient le protectorat catholique par toute
une série d’arguments de nature diverse. D’une part, le réseau mission-
naire est largement autofinancé grâce aux donations directes des
catholiques français recueillies, entre autres, par l’Œuvre des écoles
52 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

d’Orient. Les subventions ont donc seulement un rôle de contrôle et


d’impulsion qui permet d’assurer les intérêts de la politique française
dans l’Empire ottoman. D’autre part, la société orientale est de nature
religieuse et la laïcité républicaine serait un facteur négatif, les familles
n’étant pas prêtes à envoyer leurs enfants, en particulier leurs filles,
dans des écoles « sans dieu » et donc ressenties comme des lieux d’im-
moralité. La projection chrétienne et catholique serait la plus adéquate
à l’état moral de l’Empire ottoman. Particularité de la IIIe République
d’avant 1914, tous les diplomates français envoyés dans l’Empire se
doivent d’être catholiques, afin de pouvoir participer aux cérémonies
religieuses et de recevoir les « honneurs consulaires » de la part des
patriarches et évêques uniates ou latins.
Enfin, le fait que ce soit la République laïque qui gère le protectorat
catholique est plutôt un facteur d’ordre et de mesure dans les conflits
confessionnels intérieurs de l’Empire. N’étant pas partie prenante, la
diplomatie française peut ainsi avoir une attitude raisonnée dans ces
conflits, allant dans le sens de l’obtention des compromis. L’alliance
franco-russe du début des années 1890 va dans ce sens. La France répu-
blicaine traite directement avec Saint-Pétersbourg la question des
Lieux saints afin d’éviter toute occasion de violences entre catholiques
et orthodoxes en Palestine.
Néanmoins, la France doit faire face à l’hostilité croissante des
autres puissances catholiques (l’Espagne, l’Italie et l’Autriche-
Hongrie), qui refusent de reconnaître le protectorat catholique qui, pour
le Saint-Siège, n’est qu’un état de fait et non de droit. La crise de la
séparation et de la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican
fragilise la position de la France. Mais cette dernière conserve une
situation de force du fait même que la plus grande partie des mission-
naires est d’origine française et, donc, bénéficient automatiquement de
la protection consulaire.
Dans les années qui précèdent 1914, la politique française connaît
néanmoins deux infléchissements majeurs. Le premier est une satisfac-
tion donnée aux républicains radicaux, avec la création de la Mission
laïque dont le nom même montre la volonté de s’inspirer du modèle des
missions catholiques dans le domaine scolaire. Le second est la prise de
conscience qu’une projection uniquement chrétienne et catholique de la
France risque de devenir une gêne pour un Empire colonial français
peuplé en large part de musulmans. À partir de la révolution jeune-
turque de 1908, la politique française ne peut plus se priver d’exercer
une influence sur les milieux musulmans, au moment où se joue le sort
de l’Empire ottoman. Il ne peut être question de revenir à la protection
consulaire de jadis, mais de manifester une attractivité de la France qui,
LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 53

en dehors de sa culture et de sa puissance, doit se montrer l’ami des


musulmans ou, selon le vocabulaire de l’époque, être une « puissance
musulmane ». Dans l’Empire ottoman, la « politique musulmane » suit
de près la révolution jeune-turque et se concrétise, en 1911, par la
création de la Commission interministérielle des affaires musulmanes.
La IIIe République diversifie ainsi ses approches en déclinant à la fois
protectorat catholique, mission laïque, politique musulmane et
protections consulaires largement distribuées aux Juifs de l’Empire.
Les autres États catholiques restent attachés à une projection
chrétienne et aux protections consulaires accordées aux Juifs.
Partenaires secondaires sur la scène ottomane, ils se montrent particu-
lièrement agressifs envers le protectorat catholique de la France.
La Russie se trouve, elle, exposée aux divisions de l’orthodoxie. La
constitution de l’État grec a créé progressivement un rival en
orthodoxie, qui rallie à lui, dans les provinces arabes, le haut clergé
ethniquement grec. La politique russe s’oriente alors vers le bas clergé
et les fidèles ethniquement arabes. Elle soutient la volonté des
orthodoxes arabes de se dégager de la tutelle grecque et elle est partie
prenante des conflits de succession qui ébranlent périodiquement les
patriarcats et les évêchés des provinces arabes.
La Grande-Bretagne se refuse à avoir une attitude prosélyte, réservée
aux missionnaires protestants américains, ce qui ne veut pas dire, bien au
contraire, qu’elle ne renonce pas à se définir comme puissance
chrétienne. Elle a pris acte de l’impossibilité, pour elle, de se constituer
une clientèle protestante numériquement nombreuse et se refuse à avoir
une politique culturelle à la française. Elle s’en tient alors à un discours
d’orgueilleuse supériorité. Les Anglo-Saxons sont à la tête de la civilisa-
tion mondiale et le protestantisme est le moteur de cette supériorité. Il ne
peut être question pour l’indigène d’adopter les mœurs britanniques, une
« Grande-Bretagne du Levant » est un pur non-sens. Il faut que l’indigène
comprenne que son avenir réside, non dans l’imitation de l’Europe, mais
dans la conservation d’une authenticité qui, une fois épurée, lui permettra
d’évoluer vers la modernité sans passer par la copie outrageante de
l’Europe. Le culte de l’authenticité des Britanniques est autant le produit
d’une culture différentialiste que de l’impossibilité de se constituer une
clientèle chrétienne et d’avoir une politique culturelle.
L’Allemagne, tard venue sur la scène proche-orientale, a du mal à
avoir une projection chrétienne en raison de sa double nature
protestante et catholique et des places acquises par les autres
puissances. Dans les années qui précèdent la Grande Guerre, elle
cherche à avoir une politique culturelle germanophone, mais il lui
manque le support humain nécessaire, sauf chez les Juifs ashkénazes
54 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

établis dans l’Empire. À l'instar des Britanniques, ses agents doivent


s’exprimer en français pour se faire comprendre de leurs interlocuteurs
ottomans, ce qui est un facteur de frustration permanente. Étant
largement absente du réseau missionnaire catholique et protestant et
pour des raisons de politique extérieure, l’Allemagne du IIe Reich aura
tendance à se poser romantiquement comme une amie de l’Islam et une
alliée de l’Empire ottoman.

CONCLUSION

La projection chrétienne de l’Europe industrielle dans l’Orient arabe


ottoman ne correspond pas, en apparence, à la logique d’une société
industrielle en voie de laïcisation. Pourtant, au départ, tout prédisposait
à aller dans ce sens. La pensée des Lumières, pour des raisons pratiques
(impossibilité de repartir en croisade dans des pays musulmans), comme
pour des raisons théoriques (rejet de la référence chrétienne), avait
construit un nouveau projet justificateur de la colonisation : la mission
civilisatrice. Ce projet est clairement identifiable jusqu’à la décennie
1830 dans les discours de l’expédition d’Égypte, du philhellénisme, de
la civilisation de l’Égypte et de la résurrection de la nation arabe.
C’est bien au moment où la révolution industrielle devient une
réalité que l’Europe adopte une projection chrétienne dans l’espace
ottoman et dans d’autres régions du monde. La première raison est la
recomposition du christianisme européen dans cette période où il n’est
pas seulement en position défensive. Si l’hégémonie sur la totalité de la
société lui échappe, il trouve des ressources pour se lancer dans l’action
compensatoire des missions, dont l’une des motivations profondes est
de restaurer, en dehors de l’Europe, la cité chrétienne homogène qui a
cessé d’être en métropole, au nom d’un projet en partie emprunté à
l’adversaire, celui de civilisation chrétienne. La seconde raison est la
modernisation de la société ottomane, qui passe par une émancipation
des non-musulmans qui constitue une fraction importante de la
population totale. La rivalité des puissances européennes se traduit
alors par une volonté de clientéliser ces communautés et donc de se
montrer proches d’elles. Un tel contexte permet de comprendre
comment l’émancipation des non-musulmans a été à la fois plus rapide
et plus complète que celle des non-chrétiens en Europe, mais qu’elle
s’est faite dans un rapport de groupes humains et non d’individus, pour
déboucher sur la constitution de la communauté confessionnelle, entité
juridique et acteur politique, évolution totalement contraire à celle
connue en Europe.
LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 55

À l’époque de la première mondialisation (des années 1860 à 1914),


la projection chrétienne se trouve bien définie par un corps de doctrine.
Paradoxalement, le modèle le plus parfait est donné par la France répu-
blicaine et laïque qui refuse d’exporter son anticléricalisme. Mais,
après tout, dans la France monarchique à partir de François Ier, la
croisade n’était désormais pas davantage considérée comme un article
d’exportation. La projection chrétienne est alors définie comme la
marque du réalisme politique qui prend en compte à la fois la contribu-
tion de la part catholique de la France à l’action missionnaire et l’état
de la société ottomane dans une perspective de politique d’influence
qui combine intérêts matériels et principes moraux.
Ainsi, la projection n’est pas la représentation de l’état exact de la
métropole, mais bien le produit de ses capacités d’émission intervenant
dans l’action extérieure, avec leurs motivations propres, leur aptitude à
mobiliser des moyens, en fonction des conditions réelles et/ou
supposées de la réception. Très vite, émission et réception s’accordent
réciproquement dans le processus de validation que constituent les
succès et les revers d’une politique. Ultime paradoxe, il semblerait que
plus une politique réussit, plus elle tend à projeter une image divergente
de la réalité des métropoles.
Tel a été le cas de la projection chrétienne de l’Europe industrielle,
tel est peut-être le cas des États-Unis d’aujourd’hui, mais cela est,
comme disait le conteur, une autre histoire.
2

Le discours colonial des saint-simoniens :


une utopie postrévolutionnaire française
appliquée en terre d’islam (Égypte et Algérie)

Philippe Régnier

« En débarquant sur la plage algérienne, nous nous annonçâmes


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comme des libérateurs qui venaient renverser le gouvernement tyran-


nique des Turcs. Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que, si les
Indigènes avaient laissé déposséder leurs oppresseurs, ils n’étaient
cependant pas disposés à accepter notre autorité. Nous avions cru
entreprendre une guerre politique : la chute de la domination turque,
loin de terminer la lutte, devint le signal d’une résistance acharnée. La
population indigène se leva contre nous pour défendre son indépen-
dance, sa religion et ses mœurs. Nous eûmes à combattre, pour la prise
de possession du sol, le fanatisme ardent d’une guerre nationale, d’une
guerre sainte » [Urbain, 1862, p. 62-63].

L’analyse par Urbain des débuts de la conquête de l’Algérie vaut,


mutatis mutandis, pour certaines initiatives présentes, qu’il faudra bien
un jour qualifier comme elles le méritent, après le néocolonialisme du
XXe siècle, de néo-néocolonialisme du XXIe. Les textes dont il va être
question, loin d’être des documents morts et refroidis, ne se lisent pas,
de nos jours, sans attirer leurs lecteurs à un travail d’interprétation du
passé, à la lumière du contemporain tel qu’il est en train de se faire.
Le discours saint-simonien sur la colonisation du Proche-Orient
ouvre en effet un accès privilégié à un moment décisif et un peu oublié
(en dépit de sa durée relative) de l’invention du colonialisme français du
XIXe siècle : celui du choix entre l’association et la domination. En dépit
du dogme historien selon lequel, par principe, les choses n’auraient pu
être autrement qu’elles ne furent, il y eut bien en ce temps-là, nous dit
aujourd’hui ce discours, une alternative à la colonisation, puis un éven-
tail de choix entre ses divers possibles. Outre son étendue et sa diversité
(déclarations publiques, articles et recueils d’articles de presse, corres-
pondances intimes et semi-publiques ou recueillies en volumes publiés
du vivant des correspondants, essais, rapports officiels…), le corpus de
ce discours, à la fois social et singulier, recouvert par les discours
58 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

officiels, longtemps rejeté par la science qui s’enseigne, offre surtout


l’avantage de manifester l’existence et l’ampleur d’un effort théorique
lié à une praxis para-gouvernementale pour constituer une pensée criti-
que de son référent.
En d’autres termes, la remémoration des précédents saint-simoniens
à la grande action colonisatrice de la IIIe République pourrait bien
aider à en mettre à jour des refoulés archaïques.

DE PARIS AU CAIRE : NÉOCHRÉTIENS OU NÉOMUSULMANS ?

Encore convient-il, pour comprendre ces précédents devenus loin-


tains, de les considérer non pas dans l’optique de la fin du siècle, mais
bien dans celle de ses débuts. Car il existe une autre mémoire qui s’est
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estompée, c’est celle de l’explosion d’anticléricalisme populaire de la


révolution de 1830 et du début de laïcisation opéré bon gré mal gré par
la monarchie orléaniste. Avec Charles X et la branche aînée des
Bourbons, ce qui est alors rejeté, c’est aussi le pouvoir de l’Église, l’al-
liance du trône et de l’autel. Contrairement à la Charte de 1814, la
Charte de 1830 supprime la notion de religion d’État et la remplace par
celle de « religion de la majorité ». Les juifs, dans le même esprit, se
voient reconnaître la complète égalité des droits civiques. Dans les
faits, l’extrême violence des deux mises à sac successives de l’évêché
de Paris situe bien l’essentiel du conflit de valeurs là même où le situe
le roman contemporain de Stendhal : entre le rouge et le noir, sur cette
ligne de partage qui, un peu partout, sépare l’Église et la Révolution.
1830, de ce point de vue, place le mouvement saint-simonien dans
un intéressant porte-à-faux. Issu d’un philosophe subversif, le ci-devant
comte de Saint-Simon (1760-1825), connu pour avoir été, sa vie durant,
un adversaire constant et conséquent de sa classe d’origine et du clergé,
il est dirigé par d’anciens responsables de la Charbonnerie. Avec
Auguste Comte, ancien élève de leur maître et un de leurs compagnons
de route au lendemain de sa mort, ils préconisent une « philosophie
positive » pour, expliquent-ils, dissiper les brumes de la théologie féo-
dale. Mais ces mêmes dirigeants n’en exploitent pas moins la nostalgie
romantique du temps où le peuple était uni derrière un seul chef, une
seule foi et une seule loi. Et il y a comme des relents de contre-Réforme
dans la polémique soutenue par Bazard contre Benjamin Constant dans
Le Producteur, en juin 1826, pour pousser en avant l’idée de « la
nécessité d’une nouvelle doctrine générale » contre l’individualisme de
« la liberté de conscience ». Ce qui n’empêche pas le même Bazard de
cosigner avec Enfantin, le 15 août 1830, dans leur journal
LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 59

L’Organisateur, et au nom de la « religion de Saint-Simon », une décla-


ration ultralibérale réclamant « la liberté entière des cultes ; aucun
clergé ne recevant de salaire de l’État ».
La contradiction, à y bien réfléchir, existe cependant surtout si l’on
se place dans la perspective où l’histoire s’arrêterait définitivement au
système libéral. Dans la conception cyclique de l’histoire qui est celle
des saint-simoniens, le moment « critique », « irréligieux », « philoso-
phique », « révolutionnaire », n’est au contraire qu’une époque de
décomposition transitoire, assez passagère, à laquelle doit succéder une
nouvelle époque de construction et de triomphe d’un dogme et d’un
culte supérieurs au catholicisme en universalité effective [Doctrine de
Saint-Simon, 1830, 1re année, 3e séance]. Inutile de le souligner, les
expressions utilisées pour désigner ce moment ne comportent pas
l’idée, incluse dans l’acception actuelle de la laïcité, que les valeurs
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critiques pourraient indéfiniment tenir lieu de foi religieuse, devenir


elles-mêmes des valeurs instituées.
Loin de relever du cynisme d’une mascarade ou d’une tactique, et si
folle qu’elle paraisse aux yeux des contemporains, la candidature de la
religion de Saint-Simon à la succession de la religion du Christ est donc
on ne peut plus sérieuse. Quelle formation autre qu’une religion plus
que réformée, véritablement nouvelle, pourrait bien conférer une
dignité sociale à tous les exclus de la société censitaire issue des
barricades de Juillet ? C’est sur ce point décisif que les saint-simoniens
se séparent des théoriciens du libéralisme rangés derrière Louis-
Philippe. Ceux-ci, les Royer-Collard, Guizot et autres Victor Cousin,
placent, eux, la barrière entre gouvernants et gouvernés sur la frontière
exacte entre propriété (possession d’un capital mobilier ou foncier) et
non-propriété (non-possession d’un instrument de travail autre que des
outils ou un savoir). Moyennant la liberté, consacrée par la Charte,
d’assurer la reproduction et l’autonomie de cette société civile
restreinte, ils s’accommodent fort bien d’un compromis avec un catho-
licisme déchu de son pouvoir spirituel absolu. Les saint-simoniens, au
contraire, ne conçoivent pas l’exclusion des producteurs, quel que soit
leur rang ou leur spécialité, ingénieurs, médecins, artistes, et encore,
insistent-ils, prolétaires. Ils prennent en compte la moitié toujours
oubliée de l’humanité, les femmes. Aussi leur hiérarchie, au sens le
plus ecclésiastique du mot, vise-t-elle, selon le titre d’une prédication
de Laurent du 9 octobre 1832, à organiser les déçus et les exclus de
Juillet, hommes et femmes, riches et pauvres, sous la forme d’un
immense « parti politique des travailleurs » — extraparlementaire, cela
s’entend, mais n’en préfigurant pas moins la forme de contre-Église
décelée bien plus tard par Annie Kriegel dans les partis communistes.
60 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Or, au-delà des anciennes races gauloises vaincues, auxquelles se


bornent les historiens libéraux comme Augustin Thierry, la conception
saint-simonienne de la nation s’étend à la race et à la religion alors
« étrangères » par excellence, soit à cet Orient transplanté en Occident
que représentent les juifs de France. Dès Saint-Simon, mais plus encore
chez ses épigones, la doctrine est en effet marquée par la participation
active de juifs désireux de tirer les conséquences de l’émancipation
engagée par la Révolution de 1789 et parachevée, on l’a rappelé plus
haut, par celle de 1830. Olinde et Eugène Rodrigues, Isaac et Émile
Pereire, ainsi que Gustave d’Eichthal, le seul à n’être pas rejoint par son
frère, travaillent avec Bazard et surtout avec Enfantin à faire du saint-
simonisme une sorte de syncrétisme du Christ et de Moïse, des
Lumières et de Spinoza, avec, pour but ultime, la réconciliation du spi-
ritualisme et du matérialisme, de l’esprit et de la chair, de la morale et
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de l’industrie. Il n’est pas fortuit qu’à Gustave d’Eichthal soit revenu le


rôle de prophétiser l’avènement d’Enfantin et que, juif ayant reçu le
baptême, il l’ait fait, en 1832, en des termes empruntés concurremment
au christianisme (« nouveau Christ ») et au judaïsme (« messie »)
[Eichthal, 1866].
Quel qu’ait été son retentissement, le spectacle utopique donné en
1832 par la retraite de Ménilmontant, avec ses costumes et ses
cérémonies tenant le milieu entre la liturgie catholique et les fêtes de la
Révolution, ne doit pas masquer l’ampleur du mouvement d’adhésion
à cette tentative de dépassement du catholicisme, non par voie de
réforme (selon la méthode de Calvin et de Luther), mais bien par
intégration d’éléments allogènes : de 1830 à 1831, c’est par milliers
que se comptèrent les adeptes, à Paris et en province, parmi les
« capacités » et dans les quartiers populaires, hommes et femmes
[Picon, 2002, p. 87 et suiv.]. Dans une certaine mesure, du reste, le
choix du transfert et de la clôture à Ménilmontant traduit la perplexité
de ses initiateurs devant un tel mouvement de masse et sa possible
connexion avec des troubles comme le soulèvement des canuts, à Lyon,
survenu en novembre 1831. Ménilmontant résulte certes du choix
répressif fait par le gouvernement de Casimir Périer à l’encontre d’une
secte radicale : la fermeture des salles de réunion et l’ouverture d’une
instruction judiciaire signifient une interdiction de fait de toute
propagande publique, fût-elle de formes et de nature religieuses. Mais
Ménilmontant est aussi le point d’aboutissement — sommet et impasse
— de la voie élitique et purement symbolique imposée par Enfantin
depuis, précisément, novembre 1831, contre la voie populaire et
politique préconisée par la tendance républicaine du mouvement
(Bazard, Pierre Leroux, Hippolyte Carnot, etc.)
LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 61

C’est parce qu’ils se trouvent ainsi confrontés au problème stratégi-


que de leur interdiction dans la capitale et de leur impuissance sur le ter-
ritoire national, que, selon l’expression d’un historien saint-simonien du
saint-simonisme, « les apôtres sécularisés, après l’épreuve héroïque de
Ménilmontant et le martyre de [la prison de] Sainte-Pélagie » [Laurent,
1865-1867, t. 11, p. 170], cherchent le salut hors de l’Europe chré-
tienne, dans cet Orient ottoman alors en proie aux bouleversements que
l’on sait. Sortie non dénuée d’ambiguïtés au point de vue qui nous
occupe. D’un côté, en effet, les éclaireurs, notamment Barrault et son
groupe, les « Compagnons de la Femme », en grand costume de nou-
veaux croisés, se prétendent à la quête de la Femme Messie appelée par
Enfantin, cette « Mère », qu’ils imaginent juive et sujette du sultan. Cela
leur vaut, rapidement, une expulsion brutale vers les périphéries de
l’Empire ottoman. Mais, d’un autre côté, lorsqu’en 1833 Enfantin lui-
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même fait voile pour l’Égypte avec les plus fidèles de ses fidèles, il se
garde bien de porter le costume saint-simonien et d’afficher des buts
mystiques : son projet se veut industriel et essentiellement viril,
puisqu’il s’agit de percer l’isthme de Suez. Présentées comme des
départs volontaires et des « missions », ces migrations ressemblent fort
au demeurant à des départs en exil négociés comme tels avec les autori-
tés gouvernementales, avec passeports à l’embarquement et protection
diplomatique au débarquement. À travers le renfort apporté aux experts
français déjà présents en Égypte (Soliman Pasha, Clot Bey, Linant de
Bellefonds, Cerisy, etc.), la dimension officieuse de la coopération tech-
nique et scientifique proposée à Muhammad Ali par le biais d’exilés de
cette espèce est aussi flagrante qu’implicite [Régnier, 1989].
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’en terre musulmane,
les néochrétiens, à la fois réfugiés politiques et proscrits religieux, se
résolvent à faire rentrer leur foi dans la sphère privée et adoptent une
posture d’assimilation à l’envers, en quelque sorte, de la posture colo-
niale de domination. Sans doute la colonie saint-simonienne du Caire
adopte-t-elle le comportement ordinaire de toutes les colonies étrangè-
res en position de faiblesse et de minorité où qu’elles soient, en com-
mençant par se replier sur la communauté francophone et sur elle-
même, tout en adoptant, peu à peu, le costume et les mœurs du pays.
De son côté, Muhammad Ali entretient autour de lui, mais à bonne dis-
tance, quelques saint-simoniens de cour, dont il joue pour pousser ses
propres pions contre tel ou tel clan, en leur créant, au début, un statut
extraterritorial : français sans l’être, ils sont aussi fonctionnaires égyp-
tiens sans l’être — des voyageurs (mesâfir) libéralement hébergés, dont
quelques-uns seulement finissent par recevoir un emploi d’État et par
s’installer pour près de deux décennies à des postes clés de l’État avec
62 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

une discrétion propre à faire oublier leur obédience à Enfantin


[Régnier, 1989]. Rien toutefois, sinon leur recherche intérieure,
n’oblige Lambert à prendre ce qu’il nomme sa « résolution franco-
arabe », Enfantin à renoncer à l’alcool et à apprendre l’arabe sur le
Coran — « bédouin » parmi les Bédouins de Haute-Égypte —, Urbain
et Prax, sans compter Machereau, à se convertir pour satisfaire un
besoin d’appartenance communautaire [Régnier, 2000].
La posture des uns et des autres à l’égard de l’islam est ainsi atypi-
que et neuve, sans rapport du moins avec les conversions intéressées
naguère consenties en vue de l’obtention d’un emploi public dans l’État
ottoman. Plus encore que des préjugés favorables, plus ou moins héri-
tés du Mahomet de Voltaire, ce qui porte Enfantin, à Sainte-Pélagie, à
s’endormir « avec l’Alcoran ou la Bible » [Enfantin, 1872, p. 198] et
Barrault, pendant leur traversée, à recommander la lecture du Coran à
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ses compagnons [Urbain, 1993, p. 13], c’est un désir de syncrétisme.


Disons, sans intention perverse, mais parce que c’est la logique de leur
comportement, qu’il y a là un prolongement presque direct de leur rap-
port au judaïsme. En regard d’une foi catholique en perte d’enracine-
ment populaire et toujours aussi réticents devant le monde matériel,
l’islam, à l’évidence, les fascine parce qu’il démontre la puissance
populaire de la religion et parce qu’il leur semble porter des valeurs
dénigrées en Occident, capables de réconcilier les deux sphères sépa-
rées par 1789 du social et du privé (la famille, la solidarité, un rapport
décomplexé au corps et au sexe). Félicitant le nouvel Ismaÿl Effendi (le
nouveau nom d’Ismaÿl Urbain), depuis Carnac, en 1835, Enfantin
interprète sa conversion comme une volonté de « joindre au baptême
chrétien l’antique baptême de la chair, et [de] témoigner ainsi de [s] a
foi dans l’union des deux grandes religions qui se partagent le monde ».
Lui-même s’en va du même pas, lui fait-il savoir, « prier pour vous tous
sur le Calvaire, sur le Sinaï et sur le mont Pharan » [Enfantin, 1872, t.
30, p. 116]. Dans ses écrits de l’époque, Urbain se montre pour sa part
attentif à tout ce qui pourrait signaler un mouvement de réforme de l’is-
lam, à toute évolution, y compris le wahhabisme naissant, susceptible
de rapprocher de la terre le paradis de Mahomet, d’introduire l’indus-
trie dans la religion, de mettre celle-ci au service du peuple plus que des
puissants et des riches. En termes de statut civique, la représentation
qu’il se fait de son appartenance religieuse à l’islam ne l’empêche pas,
au contraire, de se sentir français : il est le premier, en a conscience et
s’en enorgueillit, à revendiquer, même vainement, en application de la
Charte de 1830, le droit de conserver sa nationalité française tout en
faisant connaître (reconnaître ?) sa religion musulmane. Lisant le
Coran, il relit les Évangiles [Urbain, 1993, p. 92-96, p. 99 et p. 104].
LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 63

Ni le retour au christianisme ni l’élan vers l’islam ne témoignent chez


lui d’un quelconque conservatisme. Aussi paradoxal que cela nous
paraisse dans le système de représentations qui est le nôtre en Occident
ici et maintenant, c’est là pour lui la voie du progrès. De même faut-il
croire que pour Adham, Turc probablement franc-maçon, ou Abd el-
Rahman Rouchdy, Maltais converti à l’islam, tous deux ministres de
Mohammed Ali et dévots d’Enfantin en privé [Régnier, 1989, p. 101-
103], la foi saint-simonienne constitue une synthèse en avant de leurs
autres et antérieures convictions, une solution pour les accommoder
avec la religion officielle et avec ce désir de modernité qui les rappro-
che du pacha. Voilà qui, peut-être, jette quelque lumière sur le rapport
du changement religieux au changement social.
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DU CAIRE À ALGER : LA SCIENCE COMME SUBSTITUT DE LA RELIGION


ET LE CHOIX COLONIAL D’ENFANTIN

L’examen du rôle joué par Enfantin dans la Commission scientifi-


que de l’Algérie permet lui aussi de découvrir un aspect peu observé du
rapport de la science à la colonisation. Dans ce cas, comme dans le pré-
cédent, l’idée coloniale n’est ni préconstituée ni spontanée, ni, à plus
forte raison, conforme à l’idée que nous nous en sommes formés après
coup.
En dépit d’apparences plus officielles, le départ pour l’Algérie, en
1840, procède, pour Enfantin, du même contexte et des mêmes motiva-
tions que le départ pour l’Égypte. C’est faute de pouvoir véritablement
trouver une issue à sa situation de proscription de fait en France que son
cousin, le général Saint-Cyr Nugues, son ami Arlès-Dufour, la sphère
gouvernementale à laquelle appartient le général, et lui-même (qui, de
retour d’Égypte, n’est plus rien), se résolvent à la solution d’un poste
officiel, mais lointain, dans la Commission qui se met en place. La
même raison explique la nature scientifique du poste trouvé. Une acti-
vité sociale en France, même hors fonction publique et hors champ
politique, serait encore trop exposée pour l’ancien Père suprême, tou-
jours au ban de la société censitaire. Afin de le faire rentrer dans le
monde, autrement dit de le séculariser, le détour par les possessions
d’Afrique et par la science finit par s’imposer de lui-même.
Transformer l’ancien pape en homme de science, lui conférer une
dignité de savant, c’est non seulement lui donner une fonction en rap-
port avec sa « capacité » (selon le fameux principe saint-simonien d’« à
chacun selon sa capacité »), mais, tout en le déportant physiquement à
nouveau, le changer de terrain spirituel, lui donner pour mode d’inter-
64 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

vention le mode neutre et pour tout dire laïc de la recherche. L’intéressé


joue pleinement le jeu, bien qu’il se rebelle contre les prétentions de
certains à lui faire prélever des cailloux, disséquer des coléoptères ou
mesurer des crânes [Allemagne, 1935, p. 26 et p. 31].
Que la science puisse avoir, jusqu’à un certain point, fonction de
religion, se muer en religion, selon le schéma bien oublié, mais très
répandu, de L’Origine de tous les cultes de Dupuis, c’est ce qu’illus-
trent les premières intentions d’Enfantin telles qu’il s’en ouvre dans sa
correspondance à ses proches. À peine est-il nommé qu’il conçoit le
plan grandiose, inspiré, il va sans dire, par l’exemple de Bonaparte,
mais considérablement élargi par rapport à cette création napoléo-
nienne (ayant toujours pignon sur rue en République arabe d’Égypte),
d’un « Institut » africain, soit d’une Académie des sciences musulmane,
fonctionnant entre Le Caire et Alger, que légitimerait la caution de
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Muhammad Ali. Développant ainsi une idée qui l’avait déjà effleuré en
Égypte, il rédige une note de plusieurs pages dont il voudrait que
Nugues la communique en France, entre autres aux ministres de
l’Instruction publique et des Affaires étrangères, ainsi qu’à Jomard. Je
la cite du début à la fin, en tronquant l’argumentation et la rhétorique,
afin qu’on puisse apprécier, outre son contenu, le mouvement explora-
toire et colonisateur, mais, en même temps, égalitaire et œcuménique,
si je peux oser le mot, s’agissant des rapports entre chrétienté et islam,
qui l’anime de l’incipit à l’excipit :
En Afrique, les tentatives d’exploration scientifique ont été jusqu’ici
tellement infructueuses ou si funestes aux explorateurs, qu’il serait utile
d’apprécier la cause de cet insuccès ou de ces malheurs si souvent répétés,
enfin de chercher le moyen de les éviter pour l’avenir.
Tant que les musulmans ne voudront et ne sauront pas explorer l’Afrique,
elle sera inabordable aux Européens et inconnue à la science. Or l’Égypte est
la seule contrée d’Afrique où des musulmans aient un peu repris goût à la
science […]
D’un autre côté, l’Égypte doit la plus grande partie des progrès scientifi-
ques et industriels qu’elle a accomplis depuis le commencement de ce siècle,
à la France […]
Alger et Le Caire sont évidemment les deux points par lesquels l’Europe
tente et tentera, pendant le XIXe siècle, de grands efforts de civilisation sur
l’Afrique. Le gouvernement français a envoyé une commission scientifique en
Algérie qui nécessite pour ainsi dire une création correspondante en Afrique,
car un échange de travaux entre les deux points devra nécessairement un jour,
présenter de grands avantages.
Il manque, en effet, en Égypte, une institution qui constate ses progrès
dans la science européenne, qui puisse les continuer, et régulariser les
emprunts qu’elle a encore à lui faire.
Il est pressant de faire, en quelque sorte, éclore le germe scientifique
déposé par le grand Institut d’Égypte de Napoléon […]
LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 65

Si le désir de la fondation d’un pareil Institut était manifesté par la France,


Méhémet-Ali ne pourrait y voir qu’un moyen de plus de justifier aux yeux de
l’Europe ses légitimes prétentions au titre de régénérateur de l’Égypte, et un
droit de la gouverner. Quelle que soit la place que le pacha assigne ensuite aux
Européens dans une pareille institution, leur influence y est inévitable, et y
sera même toujours assez grande. Ce sont des Turcs et des Arabes, des
musulmans, qu’il faut intéresser à cette fondation, c’est à eux qu’il faut faire
aimer les distinctions et les honneurs accordés à la science. […]
Toutefois, il serait désirable que l’Académie des sciences de France et
celle des inscriptions encourageassent cette fondation, et que l’École des
mines et le Jardin des plantes fissent des offres d’échange et même des envois
préalables, et enfin que la commission scientifique d’Algérie reçut l’ordre de
se mettre officiellement en rapport avec l’Institut du Caire, afin de lui donner
une importance immédiate, et d’empêcher par des relations et une excitation
de travail continuelles, que cette belle création n’avortât comme tant de
projets commencés en Orient [Laurent, 1865-1867, t. 10, p. 234-238].
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Bien qu’Adham soit ici mentionné en tête d’une nombreuse liste de


musulmans susceptibles de lui donner corps (Rifâ‘at al-Tahtawi et
d’autres anciens élèves de la « Mission » égyptienne en font aussi par-
tie), l’idée tombe à plat, plus vite et plus complètement encore que,
quelques années plus tôt, celle de Suez. L’une des raisons de sa reléga-
tion immédiate tient, bien sûr, à la logique de domination et de violence
ordinairement attachées, en pratique, au concept de colonie depuis la
conquête du Nouveau Monde.
La correspondance d’Enfantin, comme plus tard ses positions publi-
ques, notamment contre Bugeaud, atteste que c’est précisément ce
contre quoi il s’inscrit :
Alger enterrera encore des milliers de Français et des millions de francs,
parce que nous voulons coloniser comme on colonisait à l’époque où l’on
s’emparait d’un pays peuplé d’anthropophages ; comme on colonisait lorsqu’on
faisait la traite des noirs, lorsqu’on réduisait en esclavage les ennemis vaincus,
lorsqu’on les exterminait comme hérétiques, en un mot, lorsqu’on ignorait qu’il
fallait s’associer avec eux [Enfantin, 1872, t. 39, p. 21].

L’auteur de La Colonisation de l’Algérie, l’essai livré en 1843 en


guise de rapport scientifique, s’efforce néanmoins de réinventer les pra-
tiques condamnées en leur donnant des formes plus subtiles. Avant la
prise de position publique, mais officieuse, que constitue son essai (le
ministre de la Guerre lui refuse sa caution), sa correspondance, encore,
le montre à la recherche d’une alternative à la conquête par les armes.
Développant une observation d’Adolphe Blanqui, connu à l’époque où
tous deux rédigeaient la partie économique du Producteur, il suggère
de généraliser une alternative qui leur semble se dessiner à
Constantine :
66 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Ne pourrait-il y avoir, pour Constantine, une espèce de moyen terme, que


je nommerais volontiers système de contact à distance, qui échapperait aux
incompatibilités de mœurs, d’usage, de croyance, incompatibilités qu’une
fusion exalte et qui poussent au refoulement ? En un mot, la France peut-elle
ici se proposer de coloniser, de transplanter dans cette belle province
l’industrie, la culture, la science même, enfin tous les éléments pacifiques de
civilisation ; peut-elle coloniser de telle sorte que les efforts dans cette direction
soient de nouvelles conditions de sécurité et de bien-être pour nous et pour les
indigènes ? — Je le crois et je l’espère [Enfantin, 1872, t. 39, p. 191].

Les deux mots repoussoirs sont, on l’aura perçu, ceux de fusion


(assimilation totale) et de refoulement (expulsion et extermination de
fait). Reste que le modèle évoqué à l’appui, à la suite de Blanqui, n’est
autre que celui de « l’exploitation des indigènes par eux-mêmes, à
l’aide de quelques troupes » [Enfantin, 1872, t. 39, p. 184]. Enfantin a
dérivé bien loin de la fameuse condamnation de « l’exploitation de
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l’homme par l’homme » formulée dans l’Exposition de la Doctrine de


Saint-Simon et popularisée par Marx.
Son intérêt pour l’option anglaise ne doit cependant pas être
exagéré. Il accorde beaucoup plus d’importance à la méthode romaine.
Dans un cas comme dans l’autre, ce qui le guide, c’est, notamment, j’en
forme l’hypothèse, l’espace laissé au respect des valeurs religieuses du
colonisé. « Les Romains, écrit-il en 1843, donnaient place aux dieux
des vaincus dans leur panthéon ; ainsi la religion et les lois ne mettaient
aucun obstacle, au moins de leur côté, à ce qu’ils s’unissent, par un
concubinage très légal, avec les femmes de races soumises » [Enfantin,
1872, t. 39, p. 13]. Le même motif était déjà présent, plus développé,
dans les leçons qu’il tirait en 1836 de son expérience égyptienne. Déçu
par Muhammad Ali, il constatait toutefois que son règne marquait une
étape, par rapport au féodalisme des Mamelouks, vers la formation
d’un État-nation égyptien, lequel, autre trait original et pour nous
étonnant de sa pensée, lui paraît l’une des finalités historiques de la
colonisation. Mais, confronté aux limites de la politique intérieure du
pacha, il en venait à estimer qu’une colonisation « anglo-française » du
pays par une « armée combinée d’occupation » constituerait l’étape
suivante de l’avènement d’une nation arabo-musulmane moderne.
Dans son raisonnement, tel qu’il le résume lui-même, la capacité de
tolérance religieuse sert d’indicateur à la capacité à former une patrie
sous et contre l’occupant, surtout s’il est turc :
J’ai dit que la commune misère et l’unanimité de haine contre les Turcs
étaient cause et signe de la nationalité arabe, cela est vrai ; mais j’ai fait sentir
que c’était par l’unité de pouvoir, instituée par Méhémet Ali, sur les ruines du
gouvernement des beys, que cette nationalité s’était constituée, et qu’elle
LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 67

s’était développée par l’admission progressive des indigènes aux fonctions


militaires et administratives. Remarquons encore que les fonctions judiciaires
et religieuses ont toujours été remplies par des Égyptiens. Il est bon également
d’observer, dans ce peuple dont la grande base est mahométane, un
phénomène de tolérance religieuse, dont, je crois, aucun peuple chrétien ne
pourrait citer semblable exemple ; depuis des siècles, musulmans, chrétiens,
juifs, vivent ici en bien meilleure intelligence que n’ont vécu les sectes
chrétiennes, dans nos pays civilisés ; on dirait que les Égyptiens, dignes
héritiers de leurs anciens prêtres de Memphis, n’ont pris du Coran que le
mépris pour les idolâtres et l’amour pour les croyants en l’unité de Dieu.
L’Égypte est sans contredit, de tous les pays musulmans, celui qui est le plus
susceptible de communier avec la civilisation occidentale, et c’est aussi, de
tous les peuples mahométans, l’Égyptien qui possède le plus un véritable
amour de la patrie [Enfantin, 1872, t. 28, p. 202-203].

« Civilisation » et « science », n’est-ce pas tout un ? S’il en est ainsi,


c’est bien à une religion laïque, selon un oxymore en voie de lexicali-
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sation, qu’invitait l’appel à un Institut musulman.

ISMAŸL URBAIN

Ce double trait caractéristique du saint-simonisme : laïcisation du


religieux et sacralisation du laïque — les deux processus inverses étant
poussés chacun à l’extrême —, se retrouve dans l’essai d’Urbain, Algérie
pour les Algériens. Qu’on ne fasse pas de contresens : à sa date, 1860, la
formule constitue une prise de position aussi « anticoloniste » qu’elle sera
désespérément colonialiste et pro-OAS un siècle plus tard. Le lexique et
l’argumentation aiguillent d’emblée vers la problématique centrale du
rapport à la religion. C’est tout d’abord le titre de l’avant-propos,
« Conversion [souligné par moi] des Musulmans de l’Algérie à la civili-
sation ». Instruit par les débats survenus sur le terrain entre « civilisa-
teurs » et « colonisateurs » [Urbain, 2002, p. 21], Urbain, qui évite, lui, le
mot de colonisation, y avoue ses sympathies musulmanes, propose un
théorème sociologique quant à l’importance de la nature du regard
réciproque entre colonisateur et colonisé, mais aussi, du même geste,
pose le cadre laïque français institué par la Charte de 1830, bien antérieur
à la IIIe République et à sa loi de 1905, contrairement à la simplification
imposée par l’historiographie dominante, informée par un bon siècle de
fonctionnement de l’appareil idéologique d’État républicain :
Nous ne cachons pas que nous sommes sympathique aux musulmans
algériens, et que nous croyons qu’il est plus profitable à la France de faire
aimer et estimer le peuple conquis que de le montrer odieux et à tout jamais
ennemi. Moins nous l’estimerons, plus il aura de son côté de difficulté à
68 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

connaître et à aimer la France. Nous ne nous occuperons pas de la question


religieuse : elle aurait une importance capitale dans un État catholique exclusif
et absolutiste ; mais sous l’empire d’une constitution politique qui consacre la
liberté de conscience, nous avons à nous inquiéter du citoyen et non du
croyant. Il ne s’agit pas de savoir si les musulmans deviendront un jour des
chrétiens : au point de vue politique, c’est là une question oiseuse que nous
n’avons même pas le droit de soulever ; nous voulons seulement établir qu’il
n’est pas impossible d’en faire des Français [Urbain, 2002, p. 29].

Viennent ensuite des considérations marquées au sceau de la


philosophie cyclique, palingénésique, de l’histoire saint-simonienne,
où, par l’emploi d’un vocabulaire aux connotations tantôt religieuses
(initiateur, appeler, initié, mission), tantôt philosophiques (moniteur,
enseigner, progrès), se déploie une dialectique plus ou moins
empruntée à Hegel des époques religieuses ou dogmatiques et des
époques philosophiques ou critiques :
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Le progrès, le mouvement en avant, impliquent la présence d’un initiateur,


d’un moniteur, qui appelle, qui montre le chemin, qui enseigne par l’exemple.
Tout le monde admettra qu’en Algérie le rôle d’initié appartient aux indigènes,
et la mission d’initiateur à la France. Lorsque le progrès ne se développe pas
avec la rapidité que nous désirerions, ne faudrait-il pas, pour rester équitables,
examiner consciencieusement si la faute n’en est pas autant à l’initiateur qu’à
l’initié ? Peut-être celui-ci craint-il d’être absorbé par son moniteur ; peut-être
l’initiateur enseigne-t-il mal et ne tient-il pas assez compte du besoin que sent
tout homme de lier son présent à son passé pour avoir confiance dans l’avenir
[Doctrine de Saint-Simon, 1830, p. 35].

On aurait tort de reconnaître là trop rapidement les prémices de


l’idéologie coloniale. Car, à la différence du concept républicain de la
laïcité, ou plutôt de son appropriation par les colons, les concepts de
civilisation et de progrès qu’Urbain emprunte à son environnement
idéologique à lui, sont assortis, à l’adresse des Français chrétiens de
France, d’une prise en compte du point de vue de l’Autre musulman
africain. « Tout homme est perfectible », estime Urbain, y compris,
donc, « le musulman ». « Mais la perfection pour lui, complète-t-il, ne
sera pas poursuivie par les mêmes voies que pour nous. » Aussi décide-
t-il, pour « constater le progrès réalisé », de ne pas le faire passer sous
la toise chrétienne, mais au contraire de se « placer au point de vue qui
lui est particulier » ; de ne pas faire porter l’observation sur l’individu
ou sur une classe sociale, ou sur « tel ou tel détail de la vie politique,
sociale ou religieuse », mais de « d’abord voir l’ensemble, étudier les
masses, leurs tendances et leurs dispositions ». Sociologue-herméneute,
Urbain réclame que l’évaluation dépasse les apparences et les auto-
représentations. « Le vieil homme, explique-t-il, se croit encore
LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 69

entièrement fidèle à ses traditions, à ses croyances, et cependant l’ob-


servateur attentif, en considérant la vie générale, aperçoit la marque
certaine que le mouvement existe, que les transformations s’accomplis-
sent. » [Urbain, 2000, p. 33]. Mais, ayant éprouvé comme tous les
saint-simoniens les souffrances du passage de l’état théocratique à
l’état positif, pour reprendre ce mot dans son sens saint-simonien
répandu par Auguste Comte, Urbain n’en est pas moins tranchant quant
à la nécessité absolue de confirmer « le premier résultat de notre
conquête — résultat immense — […] la séparation radicale du spirituel
et du temporel dans la société musulmane » [Urbain, 2000, p. 51].
C’est dans ce sens qu’il commente l’œuvre d’organisation sociale
(culte, justice, instruction publique…) accomplie par le Second
Empire, plus d’une fois sur son conseil, ou que, dans un autre essai au
titre à lire en quelque sorte à l’envers de l’histoire récente, L’Algérie
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française. Indigènes et Immigrants, il revient sur le sujet de la religion,


exactement dans les mêmes termes, jusqu’à réclamer, lui, musulman,
une évolution religieuse de la lecture du Coran comme condition
préalable sine qua non pour réaliser l’égalité civile et politique :
Tant que les Indigènes n’auront pas opéré une séparation radicale entre le
spirituel et le temporel, tant que leur culte et leurs dogmes religieux seront en
contradiction avec nos Codes, ils ne pourront être investis du titre de citoyens
français. Il faut que le Koran devienne pour eux un livre purement religieux,
sans action sur la législation civile. Ce progrès n’est pas impossible. D’autres
peuples sont sortis de l’organisation théocratique et se sont rangés sous un gou-
vernement séculier, sans abdiquer leurs croyances [Urbain, 2002, p. 53-54].

La cohérence de ce discours laïc avant la lettre, ainsi que son


équilibre, se mesurent à deux autres propositions énoncées et argu-
mentées dans le journal L’Époque sous la signature « A. Behaghel »
[Levallois, 2005, p. 122] : celle de construire une mosquée à Paris,
symétriquement à l’érection de l’évêché d’Alger pour n’en pas laisser
se développer une interprétation de prosélytisme catholique (n° du l5
juillet 1865), et celle de reconnaître et financer le culte musulman —
bâtiments et imams inclus, via un « consistoire central musulman »
(numéro du 26 juillet 1865).
Ces deux propositions, qui ont mis quelque temps à advenir, étaient
avancées à la suite du voyage de Napoléon III en Algérie. Ce fut l’heure
de gloire de son interprète et inspirateur, avant que le 4 septembre
1870 ne marque le triomphe des colons : par eux menacé d’être « fusillé
net » [Levallois, 2005, p. 123], Ismaÿl fit ses valises. Il ne revint à
Alger que douze ans plus tard, pour y enterrer son fils et y mourir, rare
cas de musulman, peut-on présumer, à avoir sa tombe au cimetière
chrétien d’Alger.
70 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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vol., Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Dentu, Paris.
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couleur, saint-simonien et musulman, édition de manuscrits inédits et étude,
Maisonneuve et Larose, Paris.
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prophétique au lendemain de 1830 », Revue des sciences humaines, n° 258, p.
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édition de manuscrits inédits et étude par Ph. Régnier, L’Harmattan
(« Comprendre le Moyen-Orient »), Paris.
— (2000), L’Algérie pour les Algériens, préface et édition par M. Levallois,
Séguier, Paris.
— (2002), L’Algérie française. Indigènes et Immigrants, préface et édition par M.
Levallois, Séguier, Paris.
3

Les sources d’inspiration


de la Constitution tunisienne de 1861

Hafidha Chekir

Même si la Constitution tunisienne du 26 avril 1861 a eu une


courte vie, puisqu’elle a été suspendue trois ans après sa promulgation
en 1864 à la suite de la révolte d’Ali ben Ghedahem 1, elle a été très vite
rendue célèbre parce que, dans le monde arabo-musulman de l’époque,
elle fut la première constitution écrite à voir le jour 2. Auparavant, seule
la Turquie avait adopté des réformes, ou Tanzîmât, pour organiser la
société politique ottomane, notamment par la Charte de Gülhâné de
1838. Le contexte dans lequel est apparue cette constitution explique
aussi bien son renom que les conditions de sa suspension.
Ce contexte est surtout marqué par la pénétration européenne, la
conquête de l’Algérie en 1830, l’affaiblissement de la dynastie
ottomane dans la région et l’apparition de courants doctrinaux qui
peuvent être ramenés à deux :
— un courant hostile à toute innovation d’inspiration occidentale, qui
propose comme modèle d’évolution un islam ressuscité, c’est le fonda-
mentalisme religieux. Ce courant, développé par le mouvement
wahhabite3 à la fin de XVIIIe siècle, voit dans l’expansion européenne

1. La révolte d’Ali ben Ghedahem, qualifiée par certains historiens d’insurrection des
tribus contre la perception de l’impôt, était due à l’augmentation brutale des charges
fiscales, aux excès des caïds ou des gouverneurs de circonscription, à l’augmentation du
taux de la mejba, impôt qui a doublé en novembre 1863, aux lenteurs de la justice, au
mécontentement des soldats non payés, à la situation économique désastreuse, aux folles
dépenses et aux spéculations du Khaznadar, le Grand Trésorier, aux concessions de plus
en plus impopulaires faites aux consuls européens, alors que la fortune insolente des
Mamelouks s’étalait aux yeux de tous. Voir à ce propos [Slama, 1967].
2. C’est beaucoup plus tard que, dans les autres pays arabes et musulmans, des consti-
tutions furent adoptées : 1876 en Turquie, 1879-1882 en Égypte, 1906 en Iran, 1920 en
Syrie et au Liban, 1923 en Afghanistan, 1924 en Irak et 1928 en Jordanie.
3. Le mouvement wahhabite est ainsi appelé d’après Mohamed ibn Abdel-Wahhab
(1703-1792). Il prône une doctrine propagée à partir de l’Arabie et issue en droite ligne
72 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

une forme nouvelle de croisade. Pour arrêter ce qu’il qualifie de


processus de dégradation de la société tunisienne, ce courant prêche le
retour à la pureté originelle de la foi et la réactivation du patrimoine
légué par les Anciens (salaf). Ce courant manifeste l’attachement au
passé et le refus de toute autre loi que celle du Coran ; il appelle à
combattre l’implantation des institutions étrangères et à riposter à la
pression exercée par la supériorité matérielle de l’Europe.
— un courant réformiste libéral, qui préconise que la puissance et la
prospérité de l’Occident proviennent essentiellement des institutions
politiques et économiques libérales et que la solution à la dégradation
de la société musulmane réside dans une transformation des structures
traditionnelles du pouvoir. Ce courant appelle à l’introduction
d’éléments culturels et techniques empruntés au modèle occidental,
notamment pour la limitation du despotisme régnant.
La démarche des libéraux va consister à dévoiler les carences et les
vices du système politique existant pour mieux envisager ensuite les
remèdes pour le sauver. Ces réformistes libéraux n’étaient pas en
rupture avec la société tunisienne musulmane et arabe de l’époque.
Bien au contraire, ils vont même avoir l’appui de l’Orient dont certains
penseurs ont visité l’Occident et font part de leur éblouissement face à
son modèle politique et à son modèle social.
C’est dans cette conjoncture sociopolitique qu’est apparue cette
constitution dont nous allons tenter de déterminer les sources d’inspi-
ration. Nous nous proposons de contribuer au débat sur cette question,
mais d’un point de vue essentiellement juridique, puisque nous
mènerons notre recherche à partir des textes fondateurs de la constitu-
tion et de la constitution elle-même, sachant que c’est un écrit
fortement imprégné des expériences constitutionnelles françaises et de
la théorie du constitutionnalisme [Amor, 1990, p. 25].
Le constitutionnalisme, rappelons-le, tend essentiellement à la
garantie de la liberté et de la sécurité individuelles par la subordination
du gouvernement constitutionnel à une constitution écrite. Le constitu-
tionnalisme désigne « le mouvement qui est apparu au siècle des
Lumières et qui s’est efforcé… de substituer aux coutumes existantes,
souvent vagues et imprécises et qui laissaient de très grandes possibi-
lités d’action discrétionnaire aux souverains, des constitutions écrites
conçues comme devant limiter l’absolutisme et parfois le despotisme
des pouvoirs monarchiques… » [Pactet, 2003, p. 64 et suivantes].

des enseignements du théologien Ibn Taymiya qui préconisait la restauration d’un islam
purifié et la réactivation du patrimoine légué par les pieux ancêtres. Ce courant recrute ses
partisans dans les confréries religieuses, les autorités religieuses des villes et des tribus et
auprès de la population bédouine.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 73

C’est ce constitutionnalisme qui a orienté certains penseurs


réformistes tunisiens qui vivaient dans l’entourage du Bey, tel
qu’Ahmed ibn Abi Dhiaf et Ahmed Kheireddine, pour l’adoption de
réformes.
Ahmed ibn Abi Dhiaf 4, hostile au pouvoir absolu, « source de tous
les maux », pense que le gouvernement fondé sur un ordre constitu-
tionnel est, après le califat, le gouvernement qui peut assurer la
protection des hommes, les mettre à l’abri des troubles et répondre à
leurs aspirations [Ben Hammed, 2004 ; Ibn Abi Dhiaf, 2004, p. 217].
Ahmed Kheireddine 5 adopta la même thèse en affirmant que la
volonté illimitée du monarque a été, en tout temps, source d’arbitraire
et qu’il fallait donc limiter son pouvoir absolu par l’adoption d’un
régime constitutionnel, c’est-à-dire « un régime de limitation du
système du pouvoir absolu des monarques par une loi fondamentale
rédigée par les hommes. Cette loi fondamentale, avec les institutions
qu’elle met en place et la bonne organisation des pouvoirs qu’elle
implique, est la condition première de tout progrès. La prospérité des
États européens est due à leur loi fondamentale. La nature des institu-
tions qui en découlent et qui régissent l’État conditionne son essor. Car
seules ces institutions, prévues et réglementées par une loi fondamen-
tale et basées sur le contrôle et la justice, contiennent les éléments qui
puissent suffire au progrès des peuples et à l’amélioration de leur état
matériel. On doit reconnaître que ce progrès ne peut se réaliser que
grâce à une loi à laquelle on peut se rapporter et qui ferme la voie aux
caprices et aux passions tant du Chef que des sujets et qui accorde en
toute sincérité la liberté du peuple. Cette liberté est à la base et à la
source du développement des sciences et de la civilisation dans les
nations européennes ». [Ben Hammed, 1994, p. 219].
Limiter le pouvoir et accorder la liberté au peuple. Ce sont là les
traits essentiels du constitutionnalisme que l’on va retrouver d’abord
dans le Pacte fondamental et ensuite dans la Constitution de 1861.

4. Ahmed ibn Abi Dhiaf (1804-1874) est un notable de culture religieuse qui fut le
conseiller d’Ahmed Bey et l’accompagna à Paris en 1846. Il rédigea le Pacte fondamental
et collabora à la rédaction de la Constitution de 1861. En 1862, il devint ministre et vice-
président du Conseil suprême. À la suite de l’insurrection de 1864, il fut mis à l’écart et
se consacra alors à la rédaction de son ouvrage publié à partir des manuscrits de l’auteur
conservés à la bibliothèque nationale en 8 volumes (Tunis, STD, 1963-1967). Voir [Ibn
Abi Dhiaf, 1990].
5. Ahmed Kheireddine (1820-1877). Après avoir occupé les postes de ministre de la
Marine et de Premier ministre, Ahmed Kheireddine publia en 1867 son fameux ouvrage
Akwam el massalek fi maarifati ahwal el mamalek, traduit en français en 1868 sous le titre
Les Réformes nécessaires aux États musulmans.
74 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LA PROCLAMATION DU PACTE FONDAMENTAL DE 1857 :


LA CONSÉCRATION DES DROITS ET DES LIBERTÉS DES HABITANTS
DU ROYAUME

Le Pacte fondamental de 1857 constitue la première manifestation


dans le monde arabe de l’idée de soumission du pouvoir absolu du
monarque au droit. Il a été assimilé par certains juristes à une
Déclaration des droits de l’homme [Jegham, 1975, p. 43], d’autant
plus qu’à l’image de la Déclaration française des droits de l’homme et
du citoyen, qui a constitué le premier pas vers la constitutionnalisation
du système politique français après 1789, couronné par l’adoption de la
Constitution de 1791, le Pacte fondamental a représenté un texte
précurseur et fondateur de la Constitution de 1861 en Tunisie.

Les sources du Pacte

Le Pacte fondamental a été octroyé par le bey Mohamed Pacha 6, qui


est arrivé au pouvoir dans un contexte marqué précédemment par le
rôle joué par le bey Ahmed 7 en matière de réformes 8. Ce dernier a en
particulier aboli l’esclavage par le décret beylical de janvier 1846 [Ibn
Abi Dhiaf, 1990, tome IV, p. 97-99 et Larguèche, 1990].
C’était là le fruit d’influences étrangères multiples, inscrites dans un
vaste mouvement réformiste qui se propageait à partir de l’Occident.
Il y avait d’abord l’influence ottomane, due au fait qu’à l’époque, la
Tunisie était encore une province ottomane, même si l’Empire ottoman
était déjà en décadence. Les réformes entreprises au sein de l’Empire
ottoman ne pouvaient pas ne pas exercer une certaine influence sur la
Régence de Tunis, notamment l’ordonnance de Gülhâné de 1839 et le
Khatt-i Humâyûn de 1856.
L’ordonnance de 1839 a été adoptée à Constantinople par le sultan
Abdul-Majid à la suite des pressions des grandes puissances, en
particulier de la Grande-Bretagne. Il s’inscrivait dans le train des
réformes en cours ou Tanzîmât. Les principes consacrés par l’ordon-
nance consistent notamment en la garantie faite aux sujets du sultan de
leur vie, de leur honneur et de leurs biens, l’égalité de tous les sujets,
un prélèvement des impôts plus juste et soumis à la loi. L’ordonnance

6. Mohamed Pacha Bey est le 11e bey husseinite. Il a été sur le trône de 1855 à 1859.
7. Ahmed Bey est le 10e bey husseinite. Il a régné de 1837 à 1855.
8. Malgré son ouverture sur l’Occident, à son retour d’un voyage en France, en
novembre 1846, où il fut accompagné d’Ahmed ibn Abi Dhiaf, Ahmed Bey s’est contenté
de moderniser l’armée et de créer l’École militaire du Bardo en 1838 [Ibn Abi Dhiaf, 1990,
tome IV, p. 12 et suiv.].
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 75

a été notifiée à la Régence de Tunis en 1840 en vue de l’application des


Tanzîmât, mais Ahmed Bey a toujours eu pour principal souci de
renforcer son autonomie vis-à-vis de la Porte, aidé en cela par la
France. C’est ce qui explique son rejet implicite de l’ordonnance.
Quant au Khatt-i Humâyûn, il fut donc adopté en 1856, à la suite de
la guerre de Crimée 9. L’Empire ottoman devait alors donner un nouvel
élan à la politique de réformes amorcée en 1839. Le sultan s’engagea
ainsi dans une nouvelle confirmation de tous les privilèges accordés
aux communautés non musulmanes par l’ordonnance de 1839 et
affirma l’égalité entre les musulmans et les non musulmans. La Porte
appliqua en théorie ce Khatt sur l’ensemble des provinces ottomanes,
dont la Régence de Tunis.
Il y avait également une influence occidentale directe, qui se
manifesta essentiellement par l’adoption d’une politique anglaise et
française commune, surtout avec l’arrivée du nouveau consul français,
Léon Roches, en 1855 et, une année plus tard, du consul britannique,
Richard Wood. Ces deux consuls ont joué un rôle important dans la
politique de réformes, conformément aux intérêts spécifiques de chacun
des deux États européens. Les Anglais étaient surtout soucieux de
faciliter la pénétration des capitaux anglais. Les motivations françaises
étaient autres : maintenir un état faible en Tunisie, que la France pourrait
facilement dominer, en marge et aux confins de l’Algérie qu’elle
occupait depuis 1830, et pousser le Bey à profiter de la décadence de
l’Empire ottoman pour davantage d’autonomie par rapport à la Porte.
Un événement banal, l’affaire Batou Sfez10, fut exploité par les deux
consuls pour relancer la politique de réformes et exiger d’urgence une
réforme judiciaire, alors que la peine de mort était requise contre Batou
Sfez par le tribunal char‘i (tribunal religieux musulman). Pour répondre
au désarroi provoqué par cette affaire et donner satisfaction aux
puissances occidentales, anglaise et française, le Bey, traditionaliste et
doté d’un pouvoir absolu, pensait que, pour amadouer ces puissances
[Ibn Abi Dhiaf, 1990, tome 4, p. 261], il fallait ordonner la création de
tribunaux en matières pénale et commerciale, composés de notables
tunisiens et appelés à rendre la justice suivant des codes qu’il s’agirait
d’adopter rapidement. Ceci fut aussitôt contesté par les deux consuls qui
réclamaient une composition mixte des tribunaux, à l’image des

9. La guerre de Crimée eut pour principal théâtre la mer Noire. Elle opposait la
Turquie à la Russie et a vu la France et la Grande-Bretagne se ranger du côté de l’Empire
ottoman. Un accord dit traité de Paris en date du 30 mars 1856 mit fin à cette guerre.
10. Dans cette affaire, un charretier juif avait renversé un enfant musulman. En état
d’ébriété, il a blasphémé le Bey et la religion musulmane. Il fut condamné à mort par le
tribunal char‘i.
76 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

tribunaux créés au sein de l’Empire ottoman [Raymond, 1964, p. 141].


La pression sur le Bey fut renforcée par l’arrivée de l’escadre française
en Méditerranée, en rade à La Goulette. L’amiral Tréhouart avait fait
connaître au Bey, au cours de l’audience solennelle qu’il lui avait
accordée, « qu’il était envoyé, non pas pour le menacer, mais pour lui
donner la force morale nécessaire à l’accomplissement des réformes que
réclamait l’intérêt du peuple tunisien » [Chater, 1984, p. 596].
Le bey Mohamed Pacha subissait l’influence des puissances occi-
dentales, mais aussi celle de son entourage composé d’ulémas et de
mamelouks 11. C’est d’ailleurs un mamelouk qui jouera un rôle décisif
dans la politique de réformes : Kheireddine Pacha [Smida, 1970].
Les ulémas avaient sur le bey une emprise considérable qui se mani-
festa notamment au sujet des réformes adoptées en Turquie en 1839.
Parmi eux, le Cheikh Ahmed ibn Abi Dhiaf entreprit un voyage en
Turquie pour s’assurer de la conformité des réformes en cours avec la
religion musulmane 12, puisqu’elles instauraient la justice et la liberté
qui constituent deux principes fondamentaux de la religion. Certains
ulémas, dont Mustapha Beyram, se prononcèrent contre les réformes,
surtout celle instaurant l’égalité entre musulmans et non musulmans.
Ils cristallisèrent autour d’eux une forme de contestation de l’influence
des puissances occidentales et des étrangers dans la Régence, mais ils
durent finalement accepter temporairement les réformes sous la
contrainte, comprenant que les puissances occidentales allaient les
imposer, au besoin en recourant à la force [Hazgui, 1993-1994, p. 54].

L’apport du Pacte fondamental

Le Pacte fondamental comprend un préambule, onze articles et un


serment.
Le préambule confirme l’attachement à la religion musulmane, la
conformité des réformes à la chari‘a et rappelle les objectifs du Pacte,
à savoir que « c’est une loi de la nature que l’homme ne puisse arriver
à la prospérité que tant que sa liberté lui est entièrement garantie, qu’il
est certain de trouver un abri contre l’oppression derrière le rempart de
la justice et de voir respecter ses droits jusqu’au jour où des preuves
irrécusables démontrent sa culpabilité… »

11. Les mamelouks sont de jeunes esclaves achetés sur le marché de Constantinople
et élevés à la cour du Bey. Ce qui les destinait souvent à de hautes fonctions.
12. Ahmed ibn Abi Dhiaf rencontra, lors de son voyage en Turquie, le cheikh Aref
Hikmet Bey qui fut Cheikh al-islâm de 1845 à 1855 et qui le rassura quant à la
conformité des Tanzîmât avec la religion musulmane.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 77

Dans ce même préambule, le Bey annonce que les réformes que


consacre le Pacte ont été auparavant adoptées par le Chef de l’Islam et
ceux des « grandes puissances qui se sont placées par leur saga
politique à la tête des nations » et qui ont donné « à leurs sujets les plus
complètes garanties de la liberté. Ils ont compris que c’était là un de
leurs premiers devoirs dictés par la raison et la nature elle-même. Si ces
avantages accordés sont réels, la chari‘a doit les consacrer elle-même,
car elle a été instituée par Dieu pour défendre l’homme contre les
injustices. Quiconque se soumet à la justice et jure par elle se rapproche
de la piété ».
Dans le serment qui sert de conclusion au Pacte, le Bey rappelle
aussi qu’il promulgue le Pacte « avec la bénédiction du Coran et les
mystères de la Fâtiha », confirmant ainsi sa volonté de l’inscrire dans
la référence religieuse.
Le Pacte est fondé sur des principes clairement définis et reconnaît
des droits aussi bien à l’ensemble de la population qu’aux étrangers. Il
va consacrer la trilogie constitutionnaliste : liberté, égalité et propriété.
La liberté apparaît à travers la reconnaissance de la liberté de
conscience et de la liberté de commerce et de l’industrie.
La liberté de conscience et de culte, prévue dans le principe 4 du
Pacte, est classée dans la catégorie des droits individuels. C’est une
liberté religieuse qui a été adoptée en référence aux sujets de
confession juive, peut-être à cause de l’affaire Batou Sfez qui a été
l’une des causes de la proclamation du Pacte, et pour leur garantir
l’exercice sans entrave de leur religion. Cette disposition a été
complétée par l’article 94 de la Constitution de 1861 qui stipule que
« les Tunisiens non musulmans qui changeront de religion continueront
à être sujets tunisiens et soumis à la juridiction du pays ».
La liberté de commerce et de l’industrie, consacrée par les principes
9 et 10, répond aux sollicitations des Français et des Anglais qui souhai-
taient l’adoption de tels principes pour faciliter leur pénétration
économique dans la Régence. Cette liberté ne pourrait être reconnue aux
autres étrangers que si des accords sont conclus avec le gouvernement
tunisien et si l’exercice de cette liberté est conforme aux règlements
établis dans la Régence. Le principe de la liberté de commerce et de
l’industrie, tel qu’il est adopté par le Pacte fondamental, est fondé sur
l’absence d’intervention des autorités en matière économique, puisque
l’article 9 prévoit que « le gouvernement s’interdit toute espèce de
commerce et n’empêchera personne de s’y livrer ».
L’égalité se manifeste à travers le principe d’équité en matière
d’impôt, l’égalité devant la loi, l’égalité de tous pour l’exercice du service
militaire. Telle qu’elle est énoncée, l’égalité répond aux sollicitations des
78 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

consuls étrangers qui, dans leur mémorandum présenté au Bey, avaient


demandé la consécration de l’égalité complète de tous les habitants de
la Régence.
De plus, le Pacte va accorder une importance considérable aux
étrangers, en leur reconnaissant des droits spécifiques, dont, notamment,
le droit de propriété. La reconnaissance du droit de propriété au profit
des étrangers résidents dans la Régence de Tunis, reprise de l’article 18
du Khatt-i Humâyûn de 1856, confirme l’idée souvent exprimée à
propos du Pacte fondamental, à savoir que « c’est un instrument d’octroi
de privilèges au profit des étrangers » [Hazgui, 1993-1994, p. 85], qui
« fut reconceptualisé et systématisé de telle sorte qu’il servirait
directement les intérêts européens » [Sadok, 1991, p. 51 et suiv.].
En ce qui concerne la création de juridictions spéciales au profit des
étrangers, il faut noter que le Pacte va retenir le principe des tribunaux
mixtes, en tenant compte des propositions des consuls, notamment du
consul français, Léon Roches, après la condamnation de Batou Sfez par
un tribunal char‘i de rite malékite. Le principe 6 du Pacte prévoit ainsi
la nomination d’assesseurs « israélites » dans le cas où le tribunal en
matière pénale aurait à traiter d’affaires dans lesquelles sont impliqués
des sujets « israélites ». Le principe 7 a retenu la même disposition
quant à la composition des tribunaux de commerce.

La référence au Pacte dans la Constitution de 1861

La référence au Pacte fondamental dans la Constitution tunisienne


de 1861 nous éclaire sur son importance et sa nature. Le Pacte est un
texte qui énonce des principes que les autorités et les sujets sont
appelés à respecter. Le Bey est le premier tenu de le respecter puisque,
en vertu de l’article 9 de la Constitution, dans le serment qu’il doit
prêter, il est stipulé que le Bey doit s’engager à « ne rien faire qui soit
contraire aux principes du Pacte et aux lois qui en découlent ». De
même, le Conseil suprême en est le garant en tant que « gardien du
Pacte fondamental et des lois », d’après l’article 60 de la Constitution.
Également, en vertu de l’article 86 de la Constitution, les sujets, aussi
bien nationaux qu’étrangers, « sont appelés à veiller au maintien du
Pacte fondamental et à l’application des lois, codes et règlements
promulgués par le chef de l’État conformément au Pacte
fondamental 13 », notamment le droit à la sécurité des sujets tunisiens,
au respect des personnes, de leurs biens et de leur honneur, reconnus
par le principe 1 du Pacte. La Constitution de 1861 donne même dans
ses chapitres 12 et 13 une valeur constitutionnelle aux droits reconnus
13. Selon les termes de l’article 87 de la Constitution.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 79

par le Pacte, notamment le droit à la sécurité, à l’égalité devant la loi de


tous les sujets du royaume, quelle que soit leur religion, le respect des
personnes et la libre disposition de leurs biens, le droit de propriété et
la liberté de commerce et de l’industrie, tout en confirmant la liberté de
culte des étrangers établis en Tunisie. Se référant au Pacte fondamental,
l’article 113 de la Constitution attribue un caractère obligatoire et
permanent à ces principes en affirmant, au sujet du droit de propriété
des étrangers, que celui-ci est imprescriptible.
Ainsi, il semble que la Constitution ait intégré dans ses dispositions
l’essentiel des principes reconnus dans le Pacte, peut-être pour leur
donner une valeur constitutionnelle, mais surtout pour consacrer les
droits des habitants, tunisiens ou non tunisiens, musulmans et non
musulmans, et satisfaire les puissances occidentales en garantissant à
leurs sujets les conditions idéales pour s’installer dans le pays et prépa-
rer l’avènement du protectorat.

LA PROMULGATION DE LA CONSTITUTION DE 1861 : L’ÉTABLISSEMENT


DE LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE

La monarchie constitutionnelle a été établie en Tunisie pour la


première fois par la Constitution de 1861, qui organise les pouvoirs.
Dans la théorie constitutionnelle, la monarchie constitutionnelle est
celle dans laquelle le pouvoir du monarque est régi par la Constitution,
partagé avec d’autres organes et soumis à des restrictions, en vertu des
règles constitutionnelles. De fait, la Constitution de 1861 revêt les
caractères d’une Charte octroyée par le souverain qui se soumet à la
limitation de son pouvoir, à l’image de la Charte française de 1814,
octroyée au peuple français par Louis XVIII.
Cependant, au-delà de cette apparente similitude et même si elle
constitue bien une concession de la part du Bey, cette Constitution n’en
reste pas moins un texte unilatéral que le Bey a adopté sans aucune
consultation de la population du royaume ou de ses représentants. Au
regard du droit constitutionnel, la Constitution de 1861 s’apparente à
un mode autocratique d’exercice du pouvoir.
En plaçant les rapports du souverain avec son peuple sur une base
contractuelle et juridique, cette Constitution rompt avec une situation
de fait dans laquelle les références étaient la tradition et les principes
religieux. Cependant, même si elle consacre officiellement la
séparation des pouvoirs, celle-ci sera plus organique qu’une réalité.
Désormais, les pouvoirs vont être répartis en trois sphères : un pouvoir
exécutif, un pouvoir législatif et un pouvoir judiciaire.
80 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Le pouvoir exécutif

Le pouvoir exécutif manifeste l’institutionnalisation, conformément


à la théorie constitutionnelle, des nouvelles fonctions de chef de l’État
et des ministres.
Le chef de l’État : il tient son autorité de la succession héréditaire
des princes de la famille husseinite, au pouvoir depuis son installation
en 1705 14. Cette dynastie n’est pas héréditaire de père en fils, mais se
transmet par ordre d’âge 15.
Selon l’article 3 de la Constitution de 1861, « le chef de l’État est en
même temps le chef de la famille régnante. Il a pleine autorité sur tous
les princes et princesses qui la composent, de manière qu’aucun d’eux
ne peut disposer ni de sa personne ni de ses biens sans son consente-
ment. Il a sur eux l’autorité de père et doit, en cette qualité, leur
reconnaître en retour des avantages 16 ».
L’accession au trône du bey exige de lui la prestation d’un serment
selon lequel il doit, tout en invoquant le nom de Dieu, s’engager à ne
rien faire qui « soit contraire aux principes du Pacte fondamental et aux
lois qui en découlent, et à défendre l’intégrité du territoire tunisien 17 ».
Ce serment doit être prêté solennellement en présence des membres du
Conseil suprême et du Conseil religieux (madjles char‘i).
Il est important de remarquer que la Constitution accorde une
grande importance au respect du contenu du serment puisque, pour la
première fois, dans l’article 9 de la Constitution qui se rapporte au
serment, la déchéance du bey devient possible. Ceci est clairement
stipulé à l’alinéa 2 de cet article : « Le chef de l’État qui violera volon-
tairement les lois politiques du royaume sera déchu de ses droits 18. »
La Constitution attribue au bey des prérogatives de différentes natures.
Il dirige les affaires politiques du royaume 19.
Il commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, signe la
paix, fait des traités d’alliance et de commerce 20.
Il nomme et démet de leurs fonctions les hauts fonctionnaires 21.
14. La dynastie husseinite a été fondée par Hussein ben Ali. Elle a occupé le trône en
Tunisie pendant deux siècles et demi de 1705 à 1957 [El Mokhtar Bey, 1968 et 2002;
Mzali, 1968].
15. Conformément aux dispositions de l’article premier de la Constitution.
16. C’est là le contenu de l’article 3 qui est inséré dans le chapitre premier de la
Constitution intitulé «Des princes de la famille husseinite».
17. Selon les termes de l’article 9 du chapitre II relatif aux droits et devoirs du chef de
l’État.
18. C’est le contenu de l’article 9 alinéa 2 de la Constitution.
19. Selon les termes de l’article 12 de la Constitution.
20. Conformément aux dispositions de l’article 13 de la Constitution.
21. Conformément aux dispositions de l’article 14 de la Constitution selon lesquelles
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 81

Il exerce le droit de grâce 22.


Il désigne le rang que doit occuper chacun dans la hiérarchie des
administrations 23.
Il prend les règlements et décrets nécessaires pour l’exécution des
lois 24.
Ces attributions sont exercées par le Bey soit indépendamment des
autres pouvoirs, soit conjointement avec eux. Ainsi, la direction des
affaires politiques du royaume doit se faire avec le concours des
ministres et du Conseil suprême. La nomination des fonctionnaires par
le chef de l’État se fait sur la proposition du ministre compétent 25. Les
décisions prises par le chef de l’État et qui ont un rapport avec un
département ministériel déterminé doivent être contresignées par le
ministre compétent 26.
Le gouvernement : même si la Constitution ne le mentionne pas
expressément et ne définit pas sa composition, on peut affirmer que le
gouvernement comprend le Bey, le premier ministre et les ministres
[Amor A., 1975, p. 15].
Le Premier ministre : dans la Constitution, les prérogatives du
Premier ministre ne sont explicitement mentionnées qu’en matière bud-
gétaire. En vertu des articles 74, 75 et 76, le Premier ministre est tenu
d’examiner les comptes détaillés des revenus et des dépenses de l’État
et de tous les ministères pendant l’année écoulée avec un aperçu des
revenus pour l’année suivante avant de les soumettre au Conseil
suprême.
Cependant, un an avant la promulgation de la Constitution, sous le
règne du Bey Sadok, un décret est pris, en date du 27 février 1860,
créant un Premier ministère comprenant les sections de l’Intérieur, des
Affaires étrangères, des Finances et la Direction du budget public, et ce
superministère est directement placé sous l’autorité du Premier
ministre [Mabrouk, 1971, p. 8]. Toutes ces sections sont dirigées par
des adjoints du Premier ministre sur lesquels il exerce un pouvoir
hiérarchique et disciplinaire. Ce même décret accorde au Premier

« le chef de l’État choisit et nomme ses sujets dans les hautes fonctions du royaume et a le
droit de les démettre de leurs fonctions lorsqu’il le juge convenable. En cas de délit ou de
crime, les fonctionnaires ne pourront être destitués que de la manière prescrite à l’article
63 du présent Code ».
22. L’article 15 de la Constitution stipule que « le chef de l’État a le droit d’accorder
sa grâce si cela ne lèse pas les droits d’un tiers ».
23. Selon les termes de l’article 16 de la Constitution.
24. Selon les termes de ce même article 16.
25. Selon les termes de l’article 36 de la Constitution.
26. L’article 38 stipule que « le ministre contresignera les écrits émanant du chef de
l’État qui ont un rapport à son département ».
82 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

ministre le pouvoir de contresigner tous les actes soumis au Bey au titre


de la sanction disciplinaire, même s’il s’agit d’actes concernant des
ministères autonomes tels que ceux de la Guerre, de la Marine, de la
Justice… Ainsi, le Premier ministre a un droit de regard sur les activités
des ministres et sur le budget de chaque ministère, de telle sorte qu’on
peut dire que c’est lui le véritable chef du gouvernement
[Jegham, 1975].
Les ministres : les ministres sont, selon les termes de l’article 19 de
la Constitution, les dignitaires du royaume après le chef de l’État 27.
Les ministres sont chargés de gérer les affaires de leurs départe-
ments respectifs sur instruction du chef de l’État 28. Seuls les détails du
fonctionnement de chaque département peuvent être traités directement
par le ministre compétent sans une permission spéciale du chef de
l’État. L’autorisation de ce dernier est nécessaire pour tous les
domaines importants qu’un ministre doit gérer. Dans les affaires les
plus importantes, définies par la Constitution, le ministre ne peut agir
qu’après les avoir soumises à l’appréciation du Conseil suprême et
avec l’autorisation du chef de l’État 29.
Les ministres sont responsables devant les trois institutions de
l’État : le chef de l’État, le Conseil suprême, pour les compétences
générales d’administration de leurs départements 30, et le gouverne-
ment, s’ils agissent en contravention aux lois dans la gestion de leurs
différents services ou dans certains domaines non prévus par loi 31.

Le pouvoir législatif

Le Conseil suprême s’apparente à un pouvoir législatif moderne


sauf qu’il n’est pas composé de représentants élus, mais de membres
nommés pour le tiers parmi les ministres et les fonctionnaires civils et
militaires du gouvernement et pour les deux tiers parmi les notables du
pays 32. Les membres du Conseil sont choisis par le chef de l’État avec
le concours des ministres 33. Ils sont inamovibles pour une durée de cinq
ans, à moins d’un crime ou délit prouvé. Le président et le vice-prési-

27. L’article 19 dispose expressément que « les ministres sont, après le chef de l’État,
les premiers dignitaires du royaume ».
28. Conformément aux dispositions de l’article 20 de la Constitution.
29. Selon les dispositions de l’article 33 de la Constitution.
30. Article 20 déjà cité.
31. L’article 32 de la Constitution prévoit l’adoption de lois pour organiser les
ministères. L’article 34 détermine la responsabilité des ministres envers le gouvernement.
32. En vertu de l’article 44 de la Constitution, les membres du conseil suprême sont
de l’ordre de 60.
33. Conformément aux dispositions de l’article 45 de la Constitution.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 83

dent du Conseil sont choisis par le chef de l’État « parmi les membres
les plus capables 34 ».
Les prérogatives du Conseil sont multiples. Certaines de ces préro-
gatives sont de nature législative. Ainsi, le Conseil peut avoir l’initia-
tive des lois. Il peut délibérer quand les deux tiers de ses membres sont
présents. Dans ce cas, il peut voter à la majorité des voix et, en cas de
vote sans majorité, la voix du Président est décisive 35.
Quand la proposition de loi est adoptée par le Chef de l’État en
conseil des ministres, elle est alors promulguée officiellement comme
loi du royaume. Cependant, le Conseil suprême peut « s’opposer à la
promulgation des lois qui seraient contraires ou qui porteraient atteinte
aux principes de la loi, à l’égalité des habitants devant la loi et au
principe de l’inamovibilité de la magistrature, excepté dans le cas de
destitution pour un crime avéré devant le tribunal 36 ».
Le budget de l’État tel qu’il est arrêté par le chef de l’État avec le
concours du Premier ministre et du ministre des Finances doit être
soumis à l’approbation et au contrôle du Conseil suprême 37.
Toute loi approuvée par le chef de l’État doit être renvoyée au
Conseil suprême pour être enregistrée et conservée dans les archives,
après qu’il en aura été donné une copie au ministre chargé de son
exécution, étant entendu que le palais où siège le Conseil suprême est
en même temps le lieu de dépôt de l’original des lois 38.
D’un autre côté, le chef de l’État peut prendre des décrets et
règlements pour l’exécution des lois, comme il peut, par voie de décrets
spéciaux pris sur avis du Conseil suprême, autoriser des virements d’un
chapitre à l’autre du budget au cours de l’année.
D’autres prérogatives se rapportent au contrôle de la constitutionna-
lité des lois : l’article 60 de la Constitution attribue au Conseil suprême la
mission de veiller au respect du Pacte fondamental et des lois. C’est « le
gardien du Pacte fondamental et des lois 39 ». À ce titre, il peut s’opposer
à la promulgation de lois, toute nouvelle loi nécessitant son examen par
le Conseil suprême 40. De même, le Conseil peut examiner, sur la base de
pétitions envoyées par « les sujets du royaume tunisien », toutes les
infractions au Pacte fondamental et aux lois, codes et règlements
promulgués par le chef de l’État conformément au Pacte fondamental 41.

34. C’est là une expression retenue dans l’article 57 de la Constitution.


35. Selon les dispositions de l’article 53 de la Constitution.
36. Selon les termes de l’article 60 de la Constitution.
37. Voir à ce propos les articles 64 et 76 de la Constitution.
38. Selon les dispositions de l’article 69 de la Constitution.
39. Voir à cet effet, l’article 60 de la Constitution.
40. Selon les dispositions de l’article 63 de la Constitution.
41. L’article 87 de la Constitution stipule que « tous les sujets, sans exception, ont le
84 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Enfin, d’autres compétences du Conseil suprême sont de nature juri-


dictionnelle. Le Conseil exerce ici quatre types de compétences. Il peut
siéger en tant que cour de cassation pour les recours contre les arrêts
rendus par le tribunal de révision en matière criminelle, et vérifier si la
loi a été bien appliquée. Sa décision est définitive 42. Il peut se
transformer en haute cour de justice pour statuer dans le cas où le chef
de l’État contreviendrait aux lois 43 ou les invoquerait pour sauvegarder
ses droits. Il peut exercer des fonctions relevant de la compétence du
tribunal administratif lorsqu’un agent du gouvernement autre que les
ministres est l’objet de plaintes pour des faits relatifs à ses fonctions et
que ces plaintes ont déjà été portées devant le ministre compétent 44. Il
peut enfin agir en tant que cour des comptes puisqu’il est appelé à
contrôler les dépenses de chaque ministère. Tous ces comptes doivent
être présentés au Conseil suprême par le Premier ministre.

Le pouvoir judicaire

Avant 1861, il y avait surtout une justice traditionnelle marquée par


la coexistence d’une justice religieuse, d’une justice séculière et d’une
justice capitulaire. Le Bey rendait la justice personnellement, en
l’absence de toutes règles préétablies, et pouvait déléguer de façon
permanente la mission de rendre la justice, aux autorités caïdales dans
les provinces et les tribus, aux cheikhs dans les bourgs. La justice
religieuse du Madjles char‘i avait bénéficié d’une compétence
illimitée, mais, dès 1856, son domaine de compétence se réduira au
statut personnel et aux affaires immobilières.
Avec la promulgation de la Constitution, les tribunaux se voient
organisés en vertu du chapitre III intitulé « De l’organisation des
ministères, du Conseil suprême et des tribunaux ». Les tribunaux sont
alors spécialisés : tribunal de police correctionnelle, tribunal civil et
militaire, tribunal de révision, tribunal de commerce, conseil de guerre,
etc. Tous ces tribunaux agissent selon des principes définis par la
Constitution et le Pacte fondamental.
droit de veiller au maintien du Pacte fondamental et à l’application des lois, codes et règle-
ments promulgués par le chef de l’État, conformément au Pacte fondamental. À cet effet,
ils peuvent tous prendre connaissance des lois, codes et règlements susmentionnés et
dénoncer au Conseil suprême, par voie de pétition, toutes les infractions dont ils auraient
connaissance, quand bien même ces infractions ne léseraient que les intérêts d’un tiers ».
42. Conformément aux dispositions des articles 60, alinéas 2 et 61 de la
Constitution. Le tribunal de révision est un tribunal chargé des recours contre les juge-
ments rendus par le tribunal civil et militaire et le tribunal de commerce (article 24 de la
Constitution).
43. Selon les dispositions de l’article 11 de la Constitution.
44. Selon les dispositions de l’article 71 de la Constitution.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 85

Le premier principe est celui de l’inamovibilité des magistrats. Ce


principe est fondamental pour la garantie de l’indépendance de la
magistrature puisqu’il donne à toute personne investie d’une fonction
judiciaire l’assurance de ne pas être révoquée, suspendue, déplacée ou
mise à la retraite prématurément. En vertu de l’article 28 de la
Constitution, les magistrats nommés à ces fonctions « ne seront
destitués que pour cause de crime établi devant le tribunal ».
Le second principe est celui de la hiérarchie juridictionnelle. À
l’exception du conseil de guerre, les décisions des autres juridictions
sont susceptibles d’appel devant le tribunal de révision siégeant à
Tunis 45. En matière criminelle, des recours en cassation sont rendus
possibles contre les arrêts rendus par le tribunal de révision 46.
Le troisième principe est celui de l’égalité devant la loi. Ce principe
comprend l’égalité de tous les justiciables, qu’ils soient Tunisiens ou
étrangers, devant le juge. L’article 114 de la Constitution stipule à cet
effet que « les créatures de Dieu devant être égales devant la loi sans
distinction, du fait de leur origine, de leur religion ou de leur rang, les
sujets étrangers établis dans nos États et qui sont appelés à jouir des
mêmes droits et avantages que nos propres sujets, devront être soumis,
comme ceux-ci, à la juridiction des divers tribunaux que nous avons
institués à cet effet. Les plus grandes garanties sont données à tous, soit
par le choix des juges, soit par la précision des codes d’après lesquels
les magistrats doivent juger, soit par les divers degrés de la juridiction.
Pourtant, afin de donner une sécurité plus grande, nous avons établi
dans le Code civil et criminel que les consuls ou leurs délégués seront
présents devant tous nos tribunaux dans les causes ou procès de leurs
administrés… »
Que retenir de cette présentation ?
Il est incontestable que la Constitution tunisienne de 1861 est d’ins-
piration occidentale, que ce soit dans sa forme ou dans son contenu.
Mais la question se pose de savoir si elle a respecté tous les principes
du constitutionnalisme.
D’ores et déjà, on ne peut que constater que l’organisation des
différents pouvoirs, même si elle repose sur leur séparation organique,
n’est pas pour autant une véritable application du principe de la
séparation des pouvoirs, surtout du point de vue fonctionnel. Ces
pouvoirs ne sont pas réellement indépendants les uns des autres,
puisque l’autorité centrale reste le Conseil suprême auquel est
subordonné l’exécutif.

45. Selon les termes de l’article 24 de la Constitution.


46. Conformément aux dispositions des articles 60, alinéas 2 et 61 de la
Constitution.
86 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Contrairement aux régimes monarchiques constitutionnels


européens, où le souverain est largement devenu irresponsable politi-
quement, le chef de l’État en Tunisie est en effet responsable devant le
Conseil suprême, et les ministres sont responsables aussi bien devant le
chef de l’État que devant le Conseil suprême qui peut engager leur
responsabilité civile et pénale. Conscient de sa faiblesse, le Bey pense
trouver un moyen de sauvegarder ses prérogatives en encourageant le
renforcement de la fonction de Premier ministre. Peu à peu, les
différents pouvoirs vont être confisqués par les Mamelouks,
notamment le Conseil suprême et le gouvernement. En effet, sur les
vingt membres du Conseil suprême choisis par le Bey, trois seulement
n’appartiennent pas aux Mamelouks. Le Conseil suprême va
rapidement accaparer tous les pouvoirs.
Une autre question mérite aussi d’être posée. Quelle sorte d’État a
vu le jour avec la promulgation de la Constitution en Tunisie ? À aucun
moment il n’est précisé s’il s’agit d’un État religieux ou d’un État
laïque. Certes, les institutions créées par le Pacte et la Constitution sont
en apparence similaires aux institutions françaises, sauf que ces institu-
tions peuvent difficilement garantir l’application des principes de la
démocratie occidentale tels qu’une réelle séparation des pouvoirs, le
régime représentatif, les élections et la laïcité.
Par ailleurs, certains indices suggèrent que le souci des rédacteurs
de la Constitution tunisienne et des réformistes de l’époque a toujours
été la recherche d’un fondement religieux ou de trouver une forme de
conciliation entre les principes du constitutionnalisme et ceux de la
religion. Nous retrouvons cette idée dans les écrits d’Ahmed ibn Abi
Dhiaf et d’Ahmed Kheireddine [Ben Hammed, 2004 ; Ibn Abi Dhiaf,
2004, p. 222 et suiv.], qui se sont évertués à débusquer la compatibilité
supposée des réformes adoptées avec les principes du droit musulman,
comme s’ils voulaient rassurer les ulémas et les rallier au mouvement
réformiste. Pour Ibn Abi Dhiaf, les réformes et la limitation des
pouvoirs sont dictées par la raison et la chari‘a, comme s’il ne pouvait
« se représenter les idées modernes qu’en les versant dans les moules
anciens » [Abdessalam, 1973, p. 121].
Mais, malgré ces efforts, la Constitution fut confrontée aux soulève-
ments populaires à Tunis contre les privilèges accordés par le Bey aux
juifs, en application des dispositions du Pacte fondamental, et à la
position hostile de certains ulémas de la grande mosquée de la Zitouna.
Après la promulgation de la Constitution, une véritable campagne de
protestation fut déclenchée à Tunis, aggravée par la situation
économique et sociale du pays. La répression ne suffit alors pas à
éteindre le feu. Car le fossé était grand entre les notables privilégiés par
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 87

le système, qu’ils soient tunisiens ou non, et les populations locales, et


les réformes ne correspondaient pas toujours aux aspirations d’une
société constamment exclue de toutes les nouvelles instances de
pouvoir et très peu concernée par les réformes. Tous les incidents qui
eurent lieu à cette occasion « ont mis à nu les contradictions du régime
et ont révélé que le Pacte fondamental et la Constitution ne prenaient
pas en considération les aspirations populaires et se contentaient, sous
le couvert d’un libéralisme fictif et d’un constitutionnalisme de façade,
de consolider les situations acquises et… de lever les obstacles
juridico-religieux qui freinaient la pénétration européenne… tout en
sauvegardant l’absolutisme du pouvoir » [Chater, 1975, p. 243 et suiv.]
Toutefois, la suspension de la Constitution, en 1864, et l’installation
du protectorat, en 1881, vont apporter leur lot de changement dans les
représentations, puisque, dès la création en 1920 du Parti libéral consti-
tutionnaliste tunisien, le rétablissement de la Constitution devint une
revendication populaire mise en avant par les forces nationalistes.
Celles-ci réclamèrent la création d’un parlement tunisien élu au
suffrage universel, dans le cadre d’une monarchie husseinite tunisienne
souveraine 47. Après l’avoir considérée comme un artifice destiné à
garantir la domination européenne et l’absolutisme, la population
s’était alors à son tour emparée de l’idée constitutionnelle.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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— (2002), Les Beys de Tunis. 1705-1957, Tunis (texte édité à compte d’auteur).
47. Dès la création en 1920 du Parti libéral et constitutionnaliste tunisien, une consul-
tation fut demandée (1921) à deux juristes français, Joseph Barthélémy et André Weiss,
sur la valeur juridique de la Constitution de 1861 et la compatibilité de son rétablissement
avec le régime du protectorat.
88 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

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www.archives. nat. tn/pdf_doc/894300
4

La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie


et en Tunisie

Pierre-Jean Luizard

La politique coloniale de Jules Ferry fut-elle un « paradoxe » ou


même une « trahison » des valeurs républicaines comme on le dit
souvent aujourd’hui ? Le fait que le chantre de la colonisation et de la
mission civilisatrice de la France soit aussi le père de notre école laïque
trouve cependant sa cohérence dans le contexte et les idéaux de
l’époque. Jules Ferry a mené sa politique coloniale avec la violence et
la bonne conscience propres à ses contemporains. Comme la
Révolution française, qui apporta aux peuples d’Europe la liberté et les
Lumières par le glaive et la conquête, il a pris une part importante au
partage du monde entre les puissances européennes à la fin du XIXe
siècle, au nom de la grandeur de la France et des devoirs des « races
supérieures » à civiliser les « peuples inférieurs ». Il en concevait
d’ailleurs, et ne s’en cachait pas, une profonde fierté.
Jules Ferry n’a pas eu de discours spécifique sur l’islam. Mais,
partisan acharné de la colonisation et adepte d’une approche indigèno-
phile en Algérie et en Tunisie, les deux pays musulmans qu’il eut à
gérer lorsqu’il était au pouvoir, il a intégré sa vision de l’islam dans
celle, plus globale, de conceptions coloniales où l’on retrouve les
principaux ressorts de son attitude envers la religion.

JULES FERRY, UN HOMME DE SON TEMPS

On reconnaît habituellement le rôle de Ferry comme fondateur du


second empire colonial de la France. C’est en effet sous son égide que
l’expansion coloniale fut reprise, avec la première poussée outre-mer
de la IIIe République : établissement du protectorat français en Tunisie
(1881) et en Annam (1883), conquêtes du Tonkin (1883-1885), du
90 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Congo (1879-1885) et de Madagascar. Jules Ferry a dirigé à deux


reprises le gouvernement, de 1880 à 1881, époque du protectorat
français sur la Tunisie, puis de 1882 à 1885, où il a lancé la conquête
du Tonkin au nord du Vietnam. A-t-il eu la main forcée par Gambetta
pour la Tunisie ? Si l’on considère son engagement et les risques qu’il
prit pour la mise en œuvre de l’expédition de Tunisie, il semble difficile
de le présenter comme un « conquérant malgré lui » (comme l’en
accusaient paradoxalement les adversaires de sa politique coloniale,
notamment Clemenceau).
Affaiblie par le désastre de Sedan (1870), isolée en Europe par
l’hégémonie allemande sur le continent, la France des années 1870
panse silencieusement ses plaies. La défaite de 1870 a été payée au prix
fort : perte de l’Alsace-Lorraine, lourde indemnité de guerre, effacement
diplomatique (c’est la politique du « recueillement »). La IIIe République
succède à l’Empire. À leur arrivée au pouvoir en 1880, les Républicains
affirment leur intention de poursuivre la politique de « recueillement ».
Pourtant, quelques mois après, le cabinet Ferry va donc décider l’expé-
dition de Tunisie. Ce changement radical ouvre un nouveau cours, dont
Ferry sera le symbole et l’acteur principal. Il est alors confronté à une
vive contestation de sa politique coloniale, avec Clemenceau, le chef des
radicaux, en tête, mais l’essentiel de l’opposition à l’aventure coloniale
vient alors, il faut le rappeler, des différentes droites, notamment des
monarchistes (la colonisation coûte trop cher).
En tant que groupe parlementaire, le parti colonial naît le 15 juin
1892. S’étendant à toutes les tendances politiques, depuis les monar-
chistes jusqu’à l’extrême gauche, la grande majorité est toutefois
constituée de républicains modérés. Les républicains coloniaux,
presque tous des francs-maçons partisans de la « Plus grande France »
(par mimétisme avec la Greater-Britain), sont la base solide sur
laquelle Ferry se repose dans sa politique coloniale (Jules Ferry avait
lui-même intégré la franc-maçonnerie en 1875). À partir de 1890, il
siège au Conseil supérieur des colonies. L’originalité de Jules Ferry est
d’avoir été le premier à réussir l’installation de la France sur des terres
lointaines dans un système parlementaire, tributaire d’une Assemblée,
et d’avoir lancé le nouveau régime politique de la IIIe République dans
la voie de la colonisation. La politique qu’il a entreprise entre 1881 et
1885 sera poursuivie jusqu’en 1914 par tous les gouvernements répu-
blicains [Ageron, 2005, p. 183-197].
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 91

Les sources d’inspiration de sa politique coloniale

Lecteur assidu du Journal des débats, du Temps, de La Revue des


Deux Mondes et des grandes revues britanniques, où abondent les
articles sur la colonisation, Jules Ferry y puisera son inspiration pour
définir sa politique coloniale. Il reprend en particulier les thèmes de
Charles Lavollée, notamment « la mission civilisatrice ». Ce dernier,
moins célèbre que son continuateur, Paul Lerroy-Beaulieu, avait écrit en
février 1863 dans la Revue des Deux Mondes un classique de la coloni-
sation libérale : « De la colonisation moderne ». Avant lui, Tocqueville,
alors député de l’opposition de gauche, avait fait son premier voyage en
Algérie en mai-juin 1841, et il avait déclaré à son retour que la France
ne peut se passer de l’Algérie et que la même loi ne peut s’appliquer aux
Européens et aux « barbares ». Ferry a indéniablement été marqué par la
pensée des théoriciens de la colonisation, surtout Paul Leroy-Beaulieu,
l’auteur de La colonisation chez les peuples modernes (1874), pour qui
la colonisation fait partie intégrante de cette « mission civilisatrice »
dont l’Europe pense alors être chargée aux quatre coins du monde.
Sensible au protestantisme libéral, Ferry voit dans la colonisation le
triomphe de la liberté par l’éducation des peuples.
Sous l’influence d’Émile Masqueray et de Paul Leroy-Beaulieu,
Ferry se rapprochera ensuite des points de vue de la Société française
pour la Protection des Indigènes des Colonies. Le livre de Leroy-
Beaulieu L’Algérie et la Tunisie (1887) devait retenir toute son attention.
Par ailleurs, comment Ferry aurait-il pu ignorer que Gambetta, chef
occulte de la République, avait définitivement choisi en 1878 le parti
colonial d’expansion ? La plupart des Républicains se rallient alors à
Gambetta. L’indifférence générale de l’opinion, liée à l’état d’esprit
colonial de la majorité des élites, fait que la remise en cause de la colo-
nisation est très minoritaire, comme l’illustre Victor Hugo, qui ne
dénonça jamais la colonisation de l’Algérie ni l’expédition de Tunisie.

Comment a-t-il exposé sa politique coloniale ?

Jules Ferry s’est-il intéressé aux colonies avant janvier 1882, où il


a écrit, de façon anonyme, la préface au livre signé par son ami et colla-
borateur Alfred Rambaud sur Les Affaires de Tunisie ? C’est la
première ébauche de justification d’une politique de colonisation alors
limitée à la Tunisie et au Tonkin. Il ne pouvait ignorer ni l’intérêt de la
classe politique pour les colonies ni la tradition procoloniale du parti
républicain. Ceux qui défendent la vision coloniale libérale de Ferry
argumentent qu’il n’a pas été converti au colonialisme brusquement et
92 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

qu’il était déjà colonialiste avant 1882. D’autres, au contraire, ont


reproché à Jules Ferry une politique sans principe (Clemenceau).
Jules Ferry savait la colonisation impopulaire dans le pays comme à
la Chambre et qu’il valait mieux ne pas exposer sa politique en la
matière. Bien que son action, entre février 1883 et mars 1885, ait été en
grande partie consacrée à la colonisation, il attendra donc d’avoir été
chassé du pouvoir pour justifier ouvertement sa politique coloniale.
Ainsi, c’est en cachant ses objectifs et en trompant la Chambre pour avoir
des crédits qu’il avait mené l’expédition de Tunisie, présentée comme
une simple opération de police. Trois mois après sa chute, redevenu
simple député des Vosges, il déchaîne la tempête en montant à la tribune
le 28 juillet 1885 pour défendre le président du Conseil, Brisson, qui
demande à nouveau des crédits pour Madagascar. Devant la Chambre, il
expose alors ses vues coloniales et dresse une vaste fresque, inspirée des
théories de Charles Lavollée et Paul Leroy-Beaulieu, pour montrer que
la colonisation ouvre des marchés, stimule les échanges, étend la civili-
sation industrielle à la surface du globe. Son discours est une véritable
apologie de la colonisation où il décline les raisons de la politique
coloniale : économiques, civilisationnelles et patriotiques.
En 1890, il expose le besoin d’expansion de l’Europe et justifie sa
politique tonkinoise dans son introduction au livre de Léon Sentupéry
Le Tonkin et la mère-patrie.
Puis, dans son célèbre rapport au Sénat du 27 octobre 1892, Le
Gouvernement de l’Algérie, après la mission qu’il vient d’effectuer en
Algérie au sein de la Commission sénatoriale dite des Dix-huit, il
exprime son désarroi devant la réalité d’une colonisation à laquelle il
ne s’attendait pas. Enfin, dans ses nombreuses lettres et notes
conservées à Saint-Dié dans le Fonds Ferry, et à Épinal, se complète le
tableau d’un homme qui ne renie pas ses convictions coloniales, tout en
cherchant à mieux les rattacher à ses principes républicains.
Quelques mois avant sa mort 1, en septembre 1892, il rédige encore
une longue préface pour l’ouvrage de Narcisse Faucon, La Tunisie
avant et depuis l’occupation française, qui sera publié en 1893.
Le 28 juillet 1885, donc, face à la Chambre, Jules Ferry avait
déclaré : « On peut rattacher le système [d’expansion coloniale] à trois
ordres d’idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation
[…], à des idées d’ordre politique et patriotique… »
Nous commencerons par les arguments patriotiques, probablement
les plus déterminants, les seuls où il n’eut pas besoin d’aller chercher
une source d’inspiration.

1. Jules Ferry est mort le 17 mars 1893.


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 93

Un prolongement du patriotisme

Pour Jules Ferry, la puissance coloniale est une composante du


prestige national et l’avenir de la République est colonial. La
République peut exporter victorieusement le drapeau de la France aux
quatre coins du globe sans guerres insensées, comme le fit Napoléon
III. S’il s’acharne à défendre la colonisation, c’est donc pour mieux
enraciner la légitimité nationale de la République. Les citoyens auront
alors l’orgueil d’une France entreprenante et civilisatrice sur le drapeau
de laquelle le soleil ne se couche jamais [Gaillard, 1989, p. 547-548].
Il ne cessera ses comparaisons entre une royauté qui a sacrifié les
colonies (Canada, Antilles, Indes) et une République qui, par
l’expansion coloniale, fera la grandeur de la France, et entre un Empire
qui nous a fait perdre deux provinces (Louisiane et Saint-Domingue) et
la République qui nous a donné plusieurs colonies (Tunisie, Annam et
Tonkin, Congo et Madagascar).
Après les désastres de l’Empire, la République est le régime du
redressement national. Fierté donc et bonne conscience d’un homme
d’État qui a voulu détourner son pays, hypnotisé par la ligne bleue des
Vosges, de la contemplation de ses malheurs. L’obstination coloniale de
Ferry, qui a bravé les oppositions déchaînées du monde politique et l’in-
différence sourdement hostile de la majorité des Français, est motivée par
sa volonté de rivaliser avec la Grande-Bretagne et doter la France d’un
empire.
L’Empire a dégoûté notre pays des aventures. Les désastres d’une guerre
insensée, entreprise sans alliances et sans préparation, ont développé dans les
masses profondes de la nation ce culte obstiné de la paix que les républicains
de l’époque chevaleresque reprochaient si amèrement à la bourgeoisie de
1830 [Robiquet, t. V, p. 522].

Lors de son intervention du 28 juillet 1885 à la Chambre, il


insiste :
Il n’y a pas de compensation […] pour les désastres que nous avons subis.
[…] [Mais] est-ce que le recueillement qui s’impose aux nations éprouvées par
de grands malheurs doit se résoudre en abdication ? Et parce qu’une politique
détestable, visionnaire et aveugle a jeté la France où vous savez, est-ce que les
gouvernements qui ont hérité de cette situation malheureuse se condamneront à
ne plus avoir aucune politique européenne ? Est-ce que, absorbés par la contem-
plation de cette blessure qui saignera toujours, ils laisseront tout faire autour
d’eux, est-ce qu’ils laisseront aller les choses, est-ce qu’ils laisseront d’autres
que nous s’établir en Tunisie, d’autres que nous faire la police à l’embouchure
du Fleuve Rouge ? […] Est-ce qu’ils laisseront d’autres se disputer les régions
de l’Afrique équatoriale ? Laisseront-ils aussi régler par d’autres les affaires
égyptiennes qui, par tant de côtés, sont des affaires vraiment françaises ?
94 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Je dis que la politique coloniale de la France, que la politique d’expansion


coloniale, celle qui nous a fait aller, sous l’Empire, à Saïgon, en Cochinchine,
celle qui nous a conduit en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar, je
dis que cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur
laquelle il faut pourtant appeler un instant votre attention : à savoir qu’une
marine comme la nôtre ne peut se passer, sur la surface des mers, d’abris
solides, de défenses, de centres de ravitaillement […] Messieurs, dans l’Europe
telle qu’elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que nous voyons
grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou
maritimes, les autres par le développement prodigieux d’une population inces-
samment croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la
politique de recueillement ou d’abstention, c’est tout simplement le grand
chemin de la décadence. La France doit répondre à cette influence sur le
monde, et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son génie.
Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à
l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège,
comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de
cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer, et, dans un
temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier
rang au troisième et au quatrième [Robiquet, t. VII, p. 8-9].

En 1882, dans sa préface anonyme, déjà, il affirmait :


Un grand pays que sa position géographique, ses intérêts, ses espérances
mêlent nécessairement à tout le mouvement européen, une puissance qui n’est
pas seulement continentale, mais méditerranéenne, ne saurait se renfermer
dans un isolement périlleux, dans une inaction systématique […] La France ne
se résignerait pas de gaieté de cœur à jouer dans le monde le rôle d’une grande
Belgique. Ne se mêler de rien est pour elle aussi mauvais que de se mêler de
tout. L’étranger ne prendra jamais le recueillement de la France pour de l’in-
différence, et la solitude orgueilleuse ou timide qu’elle s’imposerait au milieu
de l’Europe la rendrait aisément suspecte à ses voisins. C’est qu’en réalité rien
de ce qui se passe en Europe ne saurait la laisser froide. Est-ce au règlement
de la question d’Orient, aux conséquences territoriales, aux contrecoups
politiques et moraux des démembrements successifs de l’Empire ottoman que
la France pourrait demeurer sérieusement indifférente, elle qui tient sous son
pouvoir une partie si importante et si remuante du monde musulman ?
Maîtresse de plus de cinq cents lieues de côtes dans le bassin de la
Méditerranée, est-ce qu’il ne lui importe pas de savoir en quelles mains
peuvent tomber un jour Constantinople et les détroits ? Lui est-il égal que
l’Égypte, où tant d’intérêts français sont engagés, demeure sous le protectorat
économique et l’action civilisatrice de la France et de l’Angleterre cordiale-
ment unies, ou qu’elle redevienne un foyer d’anarchie barbare et de fanatisme
religieux ? Tout cela était naguère l’A.B.C. de la politique française […] Que
le drapeau français, par exemple, se retire du Tonkin, comme plusieurs le
conseillent, et l’Allemagne ou l’Espagne nous y remplaceront sur l’heure
[Robiquet, t. V, p. 524-525].

S’appuyant sur le modèle anglais de colonisation, l’ancien président


du Conseil veut montrer en 1890 la nature profonde de « ce mouvement
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 95

irrésistible qui emporte les grandes nations européennes à la conquête


de terres nouvelles » [Robiquet, t. V, p. 555].
Le régime républicain est donc l’héritier de la grandeur nationale.
En renforçant la position de la France en Europe, et en l’enrichissant,
la colonisation permettra de développer le progrès, les libertés et les
réformes en France.
Si l’état d’esprit colonial pouvait alors être considéré comme un
patriotisme élargi, Ferry fut bien un colonialiste par patriotisme.

La fille de la politique industrielle

Pour Jules Ferry, la montée irrésistible du protectionnisme va peu à


peu tarir les marchés et ceux qui n’auront pas su préparer l’avenir, ceux
qui n’auront pas voulu pénétrer ces terres vierges et commencer à s’y ins-
taller, seront alors pris au dépourvu et dépassés par leurs concurrents plus
aguerris à ces pratiques. S’adressant aux milieux industriels, il affirme :
La politique coloniale est fille de la politique industrielle. Pour les États
riches, où les capitaux abondent et s’accumulent rapidement, où le régime
manufacturier est en voie de croissance continue, attirant à lui la partie sinon la
plus nombreuse, du moins la plus éveillée et la plus remuante de la population
qui vit du travail de ses bras — où la culture de la terre elle-même est
condamnée pour se soutenir à s’industrialiser —, l’exportation est un facteur
essentiel de la prospérité publique, et le champ d’emploi des capitaux, comme
la demande du travail, se mesure à l’étendue du marché étranger. S’il avait pu
s’établir entre les nations manufacturières quelque chose comme une division
du travail industriel, une répartition méthodique et rationnelle des industries,
selon les aptitudes, les conditions économiques, naturelles et sociales des
différents pays producteurs, cantonnant ici l’industrie cotonnière et là la
métallurgie, réservant à l’un les alcools et les sucres, à l’autre les lainages et les
soieries, l’Europe eût pu ne pas chercher en dehors de ses propres limites les
débouchés de sa production. C’est à cet idéal que tendaient les traités de 1860.
Mais tout le monde aujourd’hui veut filer, et tisser, forger et distiller. Toute
l’Europe fabrique le sucre à outrance et prétend l’exporter. L’entrée en scène des
derniers venus de la grande industrie : les États-Unis, d’une part, l’Allemagne,
de l’autre, l’avènement des petits États, des peuples endormis ou épuisés, de
l’Italie régénérée, de l’Espagne, enrichie par les capitaux français, de la Suisse,
si entreprenante et si avisée, à la vie industrielle, sous toutes ses formes, ont
engagé l’Occident tout entier, en attendant la Russie, qui s’apprête et qui
grandit, sur une pente que l’on ne remontera pas [Robiquet, t. V, p. 557-559].
De l’autre côté des Vosges, comme au-delà de l’Atlantique, le régime pro-
tecteur a multiplié les manufactures, supprimé les anciens débouchés, jeté sur
le marché de l’Europe de redoutables concurrences. Se défendre à son tour en
relevant les barrières, c’est quelque chose, mais ce n’est pas assez. M. Torrens
a fort bien démontré, dans son beau livre sur la colonisation de l’Australie,
qu’un accroissement du capital manufacturier, s’il n’était pas accompagné
d’une extension proportionnelle des débouchés à l’étranger, tendrait à
96 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

produire, par le seul effet de la concurrence intérieure, une baisse générale des
prix, des profits et des salaires.
Le système protecteur est une machine à vapeur sans soupape de sûreté,
s’il n’a pas pour correctif et pour auxiliaire une saine et sérieuse politique
coloniale. La pléthore des capitaux engagés dans l’industrie ne tend pas
seulement à diminuer les profits du capital : elle arrête la hausse des salaires,
qui est pourtant la loi naturelle et bienfaisante des sociétés modernes. Et ce
n’est pas là une loi abstraite, mais un phénomène fait de chair et d’os, de
passion et de volonté, qui se remue, se plaint, se défend. La paix sociale est,
dans l’âge industriel de l’humanité, une question de débouchés. La crise
économique qui a si lourdement pesé sur l’Europe laborieuse, depuis 1876 ou
1877, le malaise qui s’en est suivi, et dont des grèves fréquentes, longues,
malavisées souvent, mais toujours redoutables, sont le plus douloureux
symptôme, a coïncidé en France, en Allemagne, en Angleterre même, avec
une réduction notable et persistante du chiffre des exportations. L’Europe peut
être considérée comme une maison de commerce qui voit depuis un certain
nombre d’années décroître son chiffre d’affaires. La consommation
européenne est saturée : il faut faire surgir des autres parties du globe de
nouvelles couches de consommateurs, sous peine de mettre la société
moderne en faillite, et de préparer, pour l’aurore du XXe siècle, une liquidation
sociale par voie de cataclysme, dont on ne saurait calculer les conséquences.
C’est pour avoir, la première, entrevu ces lointains horizons, que
l’Angleterre a pris la tête du mouvement industriel moderne. C’est en vue des
mécomptes que pourrait, quelque jour, réserver à son hégémonie industrielle
le détachement de l’Australie et des Indes, après la séparation des États-Unis
de l’Amérique du Nord, qu’elle fait le siège de l’Afrique sur quatre faces : au
sud, par le plateau du Cap et le Bechuana ; à l’ouest, par le Niger et le Congo ;
au nord-est, par la vallée du Nil ; à l’Orient, par Souakim, la côte des Somalis
et le bassin des grands lacs équatoriaux. C’est pour empêcher le génie
britannique d’accaparer à son profit exclusif les débouchés nouveaux qui
s’ouvrent pour les produits de l’Occident, que l’Allemagne oppose à
l’Angleterre, sur tous les points du globe, sa rivalité incommode autant
qu’inattendue. La politique coloniale est une manifestation internationale des
lois éternelles de la concurrence [Robiquet, t. V, p. 557-559].
Ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévo-
cablement dirigée dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en
plus, ce sont les débouchés […] Il n’y a rien de plus sérieux, il n’y a pas de
problème social plus grave ; or, ce programme est intimement lié à la politique
coloniale […] Il faut chercher des débouchés [Robiquet, t. VII, p. 8-9].

Dans sa préface au livre Le Tonkin et la mère-patrie, il annonce :


« Aujourd’hui, ce sont des continents que l’on annexe, c’est
l’immensité que l’on partage » [Ferry, 1890, p. 95].
Y a-t-il eu une doctrine ferryste de l’impéralisme économique ?
Charles-André Julien a qualifié le discours justificatif du 28 juillet
1885 de « premier manifeste impérialiste qui ait été porté à la tribune ».
En fait, Jules Ferry n’a alors rien dit d’original, ne faisant que puiser
dans l’étonnant florilège d’arguments coloniaux : on le voit insister,
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 97

mais pas plus que ses prédécesseurs libéraux, sur le grand argument
mercantisliste, à savoir que le commerce colonial, seul, offrirait des
débouchés assurés. Ferry pensait surtout à la grandeur de la France
dans le monde et il n’était pas aussi sensible aux arguments
économiques qu’il l’était pour ceux du patriotisme.

La mission civilisatrice

Lors de son discours à la Chambre, en 1885, Ferry invoque enfin


l’argument de la civilisation :
Il y a un second point que je dois aborder : c’est le côté humanitaire et civi-
lisateur de la question […] Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des
races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir
pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures.
Ces devoirs ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles
précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols
introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas
leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que
les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté
de ces devoirs supérieurs de la civilisation [Robiquet, t. VII, p. 8-9].

L’invocation de la race divise les Républicains : les uns, emmenés


par Ferry, sont convaincus de l’inégalité des races, mais ils croient en
l’éducation et en l’amélioration des races « inférieures », non pour en
faire des égaux mais, par un travail de plusieurs siècles, pour les rap-
procher de leur modèle, sans qu’aucune perspective ne soit cependant
ouverte quant à leur intégration à la communauté nationale. D’autres
(Paul Bert, Ferdinand Buisson) postulent l’éducabilité des indigènes
sur le modèle scolaire et tracent une perspective, certes lointaine, mais
égalitariste. Mais la réponse la plus cinglante vient de Clemenceau :
Races supérieures ! races inférieures ! c’est bientôt dit. Pour ma part, j’en
rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer
scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-
allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand.

Quant au prétendu devoir de civilisation, « n’essayons pas de revêtir


la violence du masque hypocrite de la civilisation » [discours du 31
juillet 1885].
Bien que peu soutenu à la Chambre, Jules Ferry ne se décourage
pas. Cette vision ne passionne guère ses contemporains. Mais il veut se
justifier de son action. Il entend « faire l’éducation de la démocratie
dans la politique étrangère comme dans la politique intérieure […] On
a converti l’immense majorité des citoyens à la république ; pourquoi,
par les mêmes moyens, par la seule force de la libre discussion et de la
98 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

propagande, n’apprendrait-on pas à ces mêmes citoyens quels sont les


devoirs d’un grand peuple dans la politique des peuples ? » [Reinach.,
1884, p. 381]

L’ALGÉRIE, DU RATTACHEMENT À LA CONDAMNATION


DE LA POLITIQUE D’ASSIMILATION

Décidée par Charles X, pour redorer le blason d’un règne finissant,


poursuivie ensuite par Louis-Philippe qui a conduit, jusqu’à la reddi-
tion d’Abdelkader le 23 décembre 1847, une guerre mobilisant des
moyens considérables, cette conquête avait été l’œuvre de la monarchie
et critiquée alors par les républicains pour son coût et ses méthodes.
Entre 1848 et 1870, l’Algérie avait connu une succession de
politiques contradictoires. Les colons se proclamèrent républicains par
haine de la politique indigène arabophile de Napoléon III. À deux
reprises, des civils, puis des militaires l’emportèrent, la victoire
revenant finalement aux civils, ce qui signifiait aussi la victoire des
colons. Le souci de favoriser les colons l’emportera en effet presque
toujours sur la politique indigène. L’instauration du régime civil et l’ef-
fondrement de l’Empire permirent le triomphe de conceptions chères
aux colons. Avec l’avènement de la IIIe République, l’Algérie était
assimilée à la France (1870), les musulmans non citoyens furent privés
de leurs droits et de leurs institutions. Même ceux qui, parmi quelques
rares musulmans, étaient devenus citoyens français, demeureront
soumis à un régime spécial, à un Code de l’Indigénat, instauré en 1881,
puis à des tribunaux spéciaux.
C’est le Second Empire qui avait établi en droit la différence
juridique entre Européens et indigènes qui restera en vigueur jusqu’en
1946. Selon le senatus-consulte du 14 juillet 1865 :
L’indigène musulman est français ; néanmoins, il continuera à être régi par
la loi musulmane. Il peut être admis à servir dans les armées de terre et de mer.
Il peut être appelé à des fonctions et emplois civils en Algérie. Il peut, sur sa
demande, être admis à jouir des droits des citoyens français ; dans ce cas, il est
régi par les lois civiles et politiques de la France (article 1).

Jusqu’en 1870, il n’y eut pas plus de 200 demandes musulmanes de


naturalisation et 152 pour les juifs, les uns comme les autres étant peu
enclins à abandonner leur statut personnel régi par leur loi religieuse
respective. Le 27 décembre 1866, quatre collèges municipaux étaient
élus : français, musulman, juif et étrangers européens. Les Français y
disposaient des deux tiers des sièges. En 1870, le décret de 1865 fut
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 99

modifié par le décret Crémieux qui accordait la citoyenneté aux juifs des
trois départements, mais pas aux musulmans. Parallèlement, la poursuite
de la conquête suscitait le soulèvement de 1871 en Kabylie contre les
confiscations de terres, suivi, en 1881-1882, d’un autre soulèvement
dans le sud Oranais. En 1881, le Code de l’Indigénat confirmait et
précisait la discrimination du senatus-consulte de 1865. En 1889, les
étrangers européens obtinrent à leur tour la citoyenneté française, en
même temps que leur naturalisation 2. Juifs et étrangers européens
devenus citoyens français, seuls les musulmans resteront donc à l’écart
de la citoyenneté. L’islam devenait la religion du colonisé.
En même temps qu’il s’engageait dans une politique coloniale
active, Ferry a mis a mis à profit son expérience dans ce domaine pour
réfléchir à la façon dont il convenait d’administrer les colonies. Dans un
premier temps, sa position ne diffère pas de celle de ses amis républi-
cains. En Algérie, après la politique des « royaumes arabes » chère au
Second Empire, les Républicains pratiquent au contraire une logique
d’assimilation pour que cette colonie particulière devienne un prolonge-
ment de la France. Un décret d’octobre 1870 divise le pays en trois
départements avec chacun son préfet, ses représentants élus par des
citoyens français et l’on s’emploie à franciser l’Algérie. Avec un nouvel
afflux de colons (Alsaciens et Européens espagnols, italiens, maltais)
dans les années 1870, la propriété collective des Douars (groupes de
familles) est abolie en 1873, une partie des terres est prélevée par l’État
et revendue aux colons. Les différents services administratifs de la
colonie sont rattachés aux ministères de la métropole et les juges
musulmans nommés et révoqués à Paris. Les républicains vont donc
installer un régime civil destiné à assimiler les indigènes et à faire
progresser les « idées françaises dans la population arabe ».
Alfred Rambaud, historien et proche collaborateur de Ferry, fait
ainsi l’apologie de l’assimilation républicaine :
La France est presque la seule nation qui se soit approchée de la solution
du problème de l’administration des races étrangères, elle ne les détruit pas
comme ont trop souvent fait les autres peuples ; elle sait mieux que personne
se les assimiler. Elle seule, jusqu’à présent, a osé concevoir la métropole et les
colonies comme formant une seule patrie, et un seul État. Français de France
ou Français d’Afrique, des Antilles, de l’océan Indien, de l’Indochine et, aussi
bien, ceux des Hindous, Sénégalais, Océaniens, Kabyles ou Arabes qui ont été
élevés à la cité française, tous, sous les lois délibérées en commun, ont les
mêmes devoirs et les mêmes droits [Rambaud, 1893, p. 36].

2. Ce fut l’aboutissement des propositions faites en 1885 par Louis Tirman, nommé
Gouverneur général d’Algérie par Gambetta en novembre 1881, et qui symbolisera
jusqu’en 1891 l’apogée de la politique des Rattachements.
100 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Mêmes devoirs et mêmes droits ? Il semble en tout cas le croire.


Même s’il ne les a pas systématisés (sauf dans Le Gouvernement de
l’Algérie), Ferry avait des principes en matière d’administration
coloniale. Dès août 1881, comme président du Conseil 3, il soutient la
politique des Rattachements visant à centraliser l’Algérie qui entre
ainsi, avec ses départements, dans le système métropolitain d’adminis-
tration, dirigé et supervisé depuis Paris. Par le système des
Rattachements, l’Algérie « départementalisée » était entièrement
rattachée à la France. La grande idée de Jules ferry était alors de
conquérir les musulmans par l’école laïque. Mais peu de musulmans
devinrent scolarisés.
L’institution du Gouverneur général, établie par l’ordonnance
royale de 1834, subsiste. Mais ses pouvoirs sont remis en cause. Cette
sorte de vice-roi, à la fois civil et militaire, avait entre ses mains tous
les pouvoirs. Après les décrets de 1881, le Gouverneur général n’est
plus qu’un simple organe de transmission passif et subordonné, comme
un préfet, et il perdra sa raison d’être dès lors que le Rattachement sera
mené à son terme. Pour assimiler, il faut tenir ferme, et ce sont les
organes parisiens, relayés sur place par les préfets qui en ont la charge.
En bonne logique, conformément au dogme assimilationniste du parti
républicain, lors de sa seconde présidence du Conseil, Jules Ferry a
accepté l’extension à l’Algérie de la loi municipale de 1884, autre
façon d’avancer dans la voie de l’assimilation. En Algérie, depuis 1879,
les communes de plein exercice (à population française importante)
avaient été instituées aux côtés des communes mixtes et des communes
indigènes. Cette hiérarchie, destinée à préserver la domination des
colons français sur les collèges d’électeurs et sur les meilleures terres,
se trouvera légitimée par les Rattachements.
Or, huit ans plus tard, au printemps 1892, Jules Ferry fait un voyage
en Algérie à la tête d’une commission sénatoriale. Au cours de ce long
séjour, où il parcourt tout le territoire jusqu’au Tell, il interroge colons
et indigènes et observe les rouages de l’administration. À son retour, il
rédige un rapport de 117 pages qui est édité à la fin de l’année et où il
se démarque avec netteté de la politique d’assimilation chère aux
Républicains, condamnant totalement la politique suivie : c’est le

3. Jules Ferry devient président du Conseil le 25 septembre 1880. Il sera contraint


d’en démissionner l’année suivante, le 10 novembre 1881, alors qu’il demande de
nouveaux crédits pour assurer la présence française au Tonkin. Accusé d’avoir trompé
l’opinion pour son expédition de Tunisie, il doit de plus affronter les accusations de
Clemenceau de collusion entre le gouvernement et les grands intérêts industriels et
bancaires. Il reviendra au pouvoir le 21 février 1883 et sera président du Conseil jusqu’au
30 mars 1885, où il tombera à nouveau victime de sa politique coloniale.
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 101

rapport de Jules Ferry sur L’organisation de l’Algérie, publié en 1892


sous le nom Le Gouvernement de l’Algérie.
Assimiler l’Algérie à la métropole, leur donner à toutes deux les mêmes
institutions, le même régime législatif et politique, leur assurer les mêmes
garanties, les mêmes droits, la même loi, c’est une conception simple et bien
faite pour séduire l’esprit français. Elle a eu sur l’histoire de notre grande
colonie une influence tour à tour bienfaisante et désastreuse. Elle pèse encore
et pèsera toujours sur les esprits qui s’appliquent à ce vaste problème […]
Même aujourd’hui, après nombre d’expériences, il faut quelque courage d’es-
prit pour reconnaître que les lois françaises ne se transplantent pas étourdi-
ment ; qu’elles n’ont point la vertu magique de franciser tous les rivages sur
lesquels on les importe ; que les milieux sociaux résistent et se défendent, et
qu’il faut en tout pays que le présent compte grandement avec le passé
[Robiquet, t. VII, p. 291].

Ferry se rend à l’évidence : « Nous avons péché par esprit de


système » reconnaît-il prudemment. Un des membres de la
Commission, le sénateur Isaac, dira à la tribune le 26 mai 1893 :
« Substituant un rêve à un autre rêve, on a tendu à remplacer le royaume
arabe par une petite République française, où l’indigène allait se
trouver comme un élément accessoire, sans place définie et sans avenir
indiqué. »
Ferry se lance alors dans une condamnation sans appel de l’assimi-
lation et prône désormais une politique résolument indigénophile
[Ageron, 2005, p. 161-182]. Comment dès lors parvenir à gérer correc-
tement l’Algérie si l’on continue à la considérer comme une terre
française ainsi qu’on l’a fait depuis 1870 en pensant asseoir « sur le roc
l’avenir de cette France d’outre-mer ? » Il faut faire vivre ensemble
272 000 Français, 219 000 étrangers, 3 267 000 indigènes si différents
les uns des autres, alors que les indigènes eux-mêmes — Arabes et
Kabyles, Arabes des villes du Tell, Kabyles des montagnes ou du bord
de mer — forment une véritable mosaïque. Dans une telle situation, « la
conquête la mieux assurée, la soumission la plus passive ne peuvent
rien sur le fond des choses. Nous promulguons nos lois, nous les
appliquons, mais, après dix ans, vingt ans au plus, elles se meurent de
stérilité et d’impuissance, comme des arbres séchés sur pied ».

Propriété individuelle, état civil et refoulement

L’Algérie n’est pas la France et, avant même la Commission des


Dix-huit, Ferry en avait bien conscience, puisqu’il le démontre par de
nombreux exemples, dont celui de la propriété individuelle ou encore
de l’état civil et du refoulement :
102 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Qu’y eut-il jamais de mieux intentionné que la loi du 22 juillet 1873,


destinée à introduire dans le monde arabe la propriété individuelle, ce
véhicule de la civilisation française ? Elle devait avoir promptement raison du
collectivisme oriental, libérer l’homme et le sol, briser la famille et la tribu ?
Un rapport spécial vous fera l’histoire de cette généreuse tentative, dont
l’échec est éclatant et mérite d’être médité. La loi française a bien pu, pour un
temps, arracher à l’indivision familiale des parcelles de la terre arabe ; les
mœurs collectivistes les ont ressaisies à la génération suivante, comme la mer
efface le sillage des grands navires qu’elle a portés. Du Code civil, la famille
arabe n’a retenu, pour son malheur, que l’article 825, la licitation obligatoire,
qui régularise, au profit des spéculateurs, la spoliation des indigènes. Tout le
monde constate, à cette heure, que la loi de 1873 n’a rien fondé, rien assuré,
rien réformé.
Le Conseil supérieur du gouvernement, les conseils généraux d’Algérie,
notamment celui d’Oran, dans un rapport remarquable fait, en réponse au ques-
tionnaire de votre commission, demandent que l’on mette un terme à cette
coûteuse expérience. Le rapport spécial vous indiquera le peu qu’on doit garder.
[…] La loi du 23 mars 1882, tendant à constituer l’état civil chez les
indigènes, procédait d’une bonne pensée. Ouvrir aux naissances et aux décès
des registres réguliers est un objet des plus louables ; mais entreprendre de
débaptiser et de rebaptiser 3 millions d’indigènes est une œuvre singulière-
ment compliquée. On a voulu faire la clarté ; on n’est arrivé qu’à accroître la
confusion et à multiplier sans grand profit le nombre des mécontents
[Robiquet, t. VII, p. 314-315].

Ainsi, Jules Ferry était partisan de renoncer à cette loi, dans laquelle
les musulmans voyaient une volonté de les laïciser et une attaque
contre leurs traditions, mais il dut affronter sur ce sujet l’opposition de
Combes, membre de la Commission des dix-huit et futur artisan de la
séparation des Églises et de l’État en 1905.
En ce qui concerne le refoulement, déjà, dans un discours au Sénat
le 6 mars 1891, Ferry affirmait son opposition à la « la politique du
refoulement […] qui tendait à substituer progressivement le cultivateur
français ou européen au cultivateur arabe, comme une tâche d’huile qui
devait peu à peu pousser devant elle l’Arabe dépossédé ».
Le développement de l’instruction publique primaire et supérieure
des musulmans lui paraissait la seule voie possible pour le rapproche-
ment des deux peuples. Prônant en même temps une politique prudente
et respectueuse des traditions locales, Ferry s’opposera ainsi le 30 juin
1881 aux députés d’Algérie demandant la fermeture des zawiyas (les
lieux de culte des confréries).

La Commission des Dix-huit

Le rapport de Jules Ferry sur L’organisation de l’Algérie, cette


colonie « nécessairement livrée au conflit de deux races rivales, l’euro-
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 103

péenne et l’indigène », est demeuré célèbre. Ce rapport parlementaire,


publié en 1892 sous le titre Le Gouvernement de l’Algérie [A. Colin, 117
pages] avait été rédigé au nom de la Commission sénatoriale d’études des
questions algériennes que Ferry présidait depuis le 17 mars 1891. Cette
Commission extraordinaire fut instituée à la suite d’une véritable mise en
accusation de l’administration algérienne par le rapporteur du Budget de
l’Algérie, le sénateur Pauliat. Ferry, qu’un voyage privé en Algérie en
1887 avait sensibilisé aux affaires algériennes, avait alors obtenu la
constitution d’une Commission. La Commission décida d’envoyer une
délégation en Algérie, conduite par Ferry en personne. Le voyage
d’enquête dura 53 jours, la délégation composée de sept sénateurs (Émile
Combes était donc l’un d’eux) parcourut plus de 4 000 km et recueillit
les avis et doléances des colons et des musulmans dans 102 centres
différents. Les sénateurs entendirent tous ceux qui se présentaient,
conseils élus, djemmas (assemblées) indigènes, notables et simples parti-
culiers. Les manuscrits de Ferry conservés aux Archives Ferry à Saint-
Dié fournissent un complément utile au rapport.
Jules Ferry était rapidement devenu la bête noire des colons. Le 25
février 1892, La Dépêche algérienne mettait en garde contre « le sen-
timentalisme puéril des Burdeau, Ferry et Combes ». La Vigie algé-
rienne du 13 décembre 1892, un autre journal proche des colons, l’ac-
cusait d’« excessive bienveillance pour les indigènes » et d’être un
« hypocrite restaurateur de la politique du royaume arabe ». Aux inju-
res traditionnelles, « Ferry Massacre », « Ferry Famine », « Ferry
Tonkin », les colons d’Algérie ajoutèrent le « pseudo-philanthrope » et
« le gâteux du Sénat ».
À son retour, il déclara aux sénateurs : « Les indigènes nous ont
accueillis comme les envoyés de la Providence. Cette enquête était faite
pour eux, nul ne l’ignore. »
Puis, il invoquait les « devoirs » incombant, à ses yeux, aux conqué-
rants de l’Algérie :
Votre commission conçoit d’une façon plus large et plus haute les devoirs
qu’a imposés à notre race la conquête de l’Algérie. Elle ne se fait aucune
illusion sur les vertus du peuple conquis, mais elle constate qu’il est résigné,
docile et pauvre, et elle ne le croit pas irréconciliable. Avec les années, le
souvenir des luttes sanglantes s’effacerait : ce qui le perpétue, ce sont les
mesures économiques injustes, ou mal conçues, les rigueurs du régime
forestier, l’expropriation des douars indigènes par les communes de plein
exercice, le poids incessamment accru des impôts et l’arbitraire dans la
perception […] [Robiquet, t. V, p. 26].

Aussitôt, il dit qu’il y a un malentendu sur le mot « assimilation » et


il commence son réquisitoire.
104 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

À propos du refoulement :
Le périmètre de refoulement de la race arabe est atteint à peu près partout
et les limites actuelles de la colonisation ne peuvent plus guère être dépassées.
Le refoulement a ses limites naturelles, nous l’avons appris dans la province
de Constantine.

Il y a, en particulier, le régime forestier que Ferry fustige en termes


inoubliables dans son rapport :
En vertu du code forestier de 1827, qui n’a point été fait pour l’Algérie et
qu’il est à la fois inepte et dangereux d’appliquer dans toute sa rigueur à des
populations refoulées par la conquête, à 1 500 000 ou 2 000 000 d’Arabes qui
n’ont pour vivre que leur bétail, on les chasse des bordures de forêts et de
broussailles, des enclaves où, depuis des siècles, ils ont élevé leurs gourbis et
leurs pauvres mosquées.
Le pâturage est pour l’habitant des forêts une des formes du droit de vivre
et la culture primitive à laquelle il se livre […] C’est dans les portions
dénudées du sol forestier, dans les enclaves et dans les clairières qu’il l’exerce,
et il ne peut l’exercer ailleurs. Il n’est pas de plus noir méfait aux yeux de
l’Administration forestière […] L’indigène est toujours en état de délit […]
C’est ainsi que l’Administration forestière détient le gouvernement de fait de
700 000 indigènes. C’est devant elle qu’ils s’agenouillent et qu’ils tremblent.
L’Administration des Forêts a dressé, de 1883 à 1890, 96 750 procès-
verbaux ! Combien a-t-elle fait de désespérés ? […] Que peuvent-ils entendre
à cette guerre perpétuelle, faite à toutes les habitudes, à toutes les coutumes, à
tous les droits séculaires qui les font vivre ?

À propos du Code de l’Indigénat, Ferry rejette toutefois la revendi-


cation des citadins musulmans pour sa suppression :
Une juridiction spéciale, inspirée des Commissions disciplinaires, pour
juger les vols de bestiaux, les vols dans les champs et dans les fermes ; une
juridiction simple et rapide dans laquelle pourrait rentrer le code actuel de
l’Indigénat mais avec plus de portée et plus de garanties. Cette juridiction
expéditive était acceptée par les indigènes, ils en demandent le retour.

Rappelons que le Code de l’Indigénat désignait une catégorie d’in-


fractions spéciales imputables aux seuls indigènes et dont la répression
appartenait soit aux administrateurs de communes mixtes institués juges
de simple police, soit aux maires. Le régime de l’indigénat comprenait
bien d’autres entorses au droit commun, par exemple des « peines
spéciales aux indigènes » (amende collectives, internement, etc.)
Concernant la représentation, Jules Ferry propose de réformer complè-
tement la commune de plein exercice, de manière à assurer une représen-
tation sérieuse aux musulmans : « La justice commande de leur donner
une représentation municipale, ainsi que des djema‘as élues ou nommées
sur présentation. » Il écrit à propos des communes de « plein exercice » :
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 105

La commune de plein exercice, c’est l’exploitation de l’indigène à ciel


ouvert ! […] Annexés à la commune française, de par nos lois, en petite
minorité dans le Conseil municipal, les Douars subventionnent les travaux et
les progrès du centre européen sans jamais ressentir des bienfaits de cette civi-
lisation dont leurs impôts font les frais.

Il prévoit d’augmenter le nombre des assesseurs musulmans près


des conseils généraux et envisage — mais avec un point d’interrogation
— de les faire élire.
En ce qui concerne le rapport entre Algérie et métropole, bien que
Ferry ait été en principe favorable au self-government pour les colonies
de peuplement, il rejette cette hypothèse pour l’Algérie (voir ci-des-
sous). Interrogé sur la représentation politique des musulmans, il dit :
Le peuple arabe ne nous demande pas de l’associer à nos libertés politi-
ques. Les musulmans n’ont pas la notion du mandat politique, de l’autorité
contractuelle et limitée ; ils n’entendent rien au régime représentatif ni à la
séparation des pouvoirs, mais ils ont, au plus haut degré, l’instinct, le besoin,
l’idéal du pouvoir fort et du pouvoir juste. À leurs yeux, la France est la force ;
il faut surtout désormais qu’elle soit la justice. Mais pour cette tâche, que lui
commandent à la fois la politique et le sentiment, le devoir et la prévoyance,
la métropole ne peut s’en rapporter qu’à elle-même, à ses délégués immédiats
et responsables. C’est la raison décisive pour laquelle, il importe, selon nous,
de placer le gouverneur général de l’Algérie au-dessus des influences locales
et de l’action des corps élus [Robiquet, t. VII, p. 326-327].

Jules Ferry est persuadé que l’attitude des colons implique un fort
engagement de la métropole afin qu’un minimum d’équité vis-à-vis des
indigènes soit assuré et pour que ceux-ci ne soient pas maintenus à
l’écart de l’éducation et de ce qu’il considère comme « la civilisation
progressive de l’indigène par l’école ».
Les notables musulmans interrogés avaient affirmé qu’ils avaient
plus confiance dans le choix de l’autorité que dans le suffrage. Ferry en
tire la conclusion que « le peuple arabe apprécierait peu les droits
politiques » [notes, Fonds Ferry, Saint-Dié, carton XIX], ou, comme on
l’a vu, que « le peuple arabe ne nous demande pas de l’associer à nos
libertés politiques ». En fait, les mêmes musulmans qui demandaient à
participer à l’élection des maires, revendiquaient l’extension générale
des droits de représentation.
Dans la seconde partie de son exposé, Ferry présente à ses collègues
ce qu’ont été, selon lui, l’attitude et les revendications des musulmans.
Après avoir noté qu’il appartiendrait à la Commission de veiller à ce
que l’élan de confiance qu’ils avaient manifesté (« ils sont pleins de
confiance en nous ! ») ne soit pas déçu, qu’il « fallait y répondre par des
satisfactions positives », Ferry tient à rassurer les hésitants : « J’ai lu
106 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

quelque part que notre enquête troublerait la colonie ; j’estime au


contraire qu’elle a rassuré et apaisé et qu’elle est un gage de paix », et
de préciser : « Des satisfactions peuvent être données sans nuire à la
colonisation. Il est beaucoup plus facile de contenter les Arabes que les
colons. »
Les musulmans se sont en effet mis d’accord pour présenter leurs reven-
dications […] et les réclamations qu’ils ont formulées sont d’ailleurs dans leur
ensemble raisonnables, pratiques et modérées.
Ce qu’ils ne veulent pas ? Ils ne veulent pas être naturalisés en masse, parce
qu’ils craignent la suppression de leur statut personnel, ils ne veulent pas non
plus du service militaire obligatoire, ni de l’école (française) obligatoire. Ils
repoussent la « loi d’état civil », c’est-à-dire qu’ils disent : “Laissez-nous tran-
quilles !” D’une manière générale, ils ne se plaignent pas d’être maltraités. Des
milliers d’indigènes que la délégation a entendus — le fait est important — pas
un d’eux ne s’est plaint de mauvais traitement. Mais ils disent très haut qu’ils
sont appauvris et ruinés. Ce qu’ils veulent ? C’est d’abord d’être déchargés du
poids des impôts. Et quand on leur fait remarquer que l’assiette générale de
l’impôt arabe n’a pas changé depuis la domination turque, ils répondent non
sans raison que ces impôts se sont accrus sous le poids d’impôts additionnels
(l’impôt sur les propriétés bâties, impôt des prestations, etc.)

Passant en revue les autres doléances des musulmans, Ferry ne pou-


vait manquer de relever « la restauration des cadis ». « Le régime de
l’assimilation s’effrite, écrit-il, à tel point que les Arabes en viennent à
regretter, par exemple, la juridiction décriée mais expéditive des
cadis ». Le décret du 10 septembre 1886 avait singulièrement mutilé la
compétence des cadis réduite aux questions de succession. Les juges de
paix français étaient pratiquement devenus les juges de droit commun
en matière musulmane. Les résistances avaient été telles qu’il avait
fallu prévoir des aménagements (décrets de 1889 et du 25 mai 1892.)
À ce sujet, Ferry se prononçait « pour restituer immédiatement aux
cadis, au moins la juridiction des questions mobilières jusqu’à une
somme de 200 francs » et demandait « la suppression du jury euro-
péen » qui, depuis le décret Crémieux du 24 octobre 1884, connaissait
seul des crimes indigènes. La partialité de ces jurys de colons était
légendaire. Ferry ignorait-il la formidable opposition que les colons
faisaient à la justice musulmane — surtout en matière immobilière qui
les intéressait directement ? Il croyait facile cette restauration qui ne fut
jamais réalisée.
Sur un troisième point, Ferry notait que, tout comme pour les impôts
et la justice, les indigènes étaient unanimes, c’était pour demander que
les conseillers municipaux indigènes participent à la nomination des
maires dans les communes de plein exercice. Là encore, il imaginait
qu’il serait facile de rendre aux musulmans ce droit qu’ils n’avaient
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 107

perdu que depuis 1884 (d’ailleurs sous sa présidence et avec son plein
accord) et qu’ils ne retrouveront en fait qu’en 1919.

L’idéal de l’indirect rule

Ses notes manuscrites se terminent par la recommandation faite à


ses collègues de faire cesser la politique d’assimilation administrative
et le système des Rattachements, cause première de toutes les erreurs
en Algérie. Dès lors qu’il condamnait l’assimilation, et qu’il jugeait
l’assimilation morale des indigènes comme ne pouvant être que
l’œuvre de siècles, il lui fallait nécessairement remettre en valeur la
politique opposée, l’autonomie.
D’une façon générale, Jules Ferry se déclarait certes désormais
favorable à une large autonomie administrative des colonies. À son
maître à penser, John Stuart Mill 4, il emprunta la formule : « Beaucoup
d’indépendance administrative aux pouvoirs locaux (de la colonie) ; à
ceux-ci la libre-initiative, au pouvoir métropolitain le contrôle. » S’il
n’était tenu qu’à lui, il serait revenu au système de Napoléon III après
1860 : arrêt de la colonisation de peuplement, organisation d’un
pouvoir fort à Alger, civilisation des indigènes par l’école française et
par l’école arabe.
Toutefois, il ajoutait que l’idéal du self-government ne valait que
pour les colonies de peuplement homogène, non pour celles où étaient
« nécessairement en conflit les intérêts du colons et l’intérêt des
indigènes ». Son voyage en Algérie en 1892 achève ainsi de le
convaincre qu’il ne faut pas laisser davantage d’autonomie aux colons.
Dans son rapport au Sénat, Ferry explique : « Outre qu’il ne serait
peut-être pas facile d’en faire accepter le principe par le Parlement, les
colons ne sont peut-être pas arrivés à un état d’éducation politique qui
permette de leur donner l’autonomie. » Ainsi prône-t-il une légère
décentralisation pour rendre l’administration locale plus libre de ses
mouvements et, surtout, reconstituer l’autorité du gouvernement
général selon les termes mêmes du décret du 10 décembre 1860. En
vertu de ce décret, les pouvoirs du Gouverneur général militaire avaient
été augmentés par Napoléon III, touché par les arguments des indigè-
nophiles qui lui faisaient valoir l’injustice d’un système dominé par les
seuls colons. L’Algérie retournerait donc à un statut colonial plus tradi-
tionnel. Le Gouverneur général aurait sous sa coupe tous les services
civils, notamment le secteur de l’enseignement.

4. John Stuart Mill (1806-1873), philosophe et économiste, a probablement été le


penseur libéral le plus influent du XIXe siècle.
108 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’arbitrage du Gouverneur général devait permettre d’entreprendre


une politique de réformes dont Ferry esquisse les grandes lignes dans
son rapport : arrêter les limites de la colonisation, en mettant un terme
à l’« odieux refoulement » ; réformer la fiscalité ; redéfinir le régime
forestier pour permettre aux Arabes de cultiver les enclaves et d’avoir
le nécessaire droit de pacage ; leur donner une représentation munici-
pale et des djemmas, assemblées élues ou nommées, pour défendre
leurs intérêts ; rendre aux conseillers municipaux musulmans le droit de
vote pour l’élection du maire et des adjoints français et augmenter le
nombre des assesseurs musulmans dans les conseils généraux ; restituer
une partie de la juridiction aux cadis ; conserver la langue arabe « pour
ne pas faire en Algérie ce que font les Allemands en Alsace-Lorraine ».
Sous l’autorité plus juste et plus généreuse du Gouverneur général,
Ferry veut donc donner satisfaction à un ensemble de revendications
musulmanes.
Le Sénat ratifia certes le rapport de Jules Ferry le 30 mai 1893,
mais il ne fut pas entendu. De l’ensemble des réformes en faveur des
indigènes qu’il préconisait, rien ou presque ne sera réalisé avant la fin
du XIXe siècle : ni la réforme de l’administration communale, ni celle
des impôts arabes, ni la restauration de la justice musulmane, ni l’octroi
de droits de représentation plus étendus aux musulmans. Il faudra
attendre 1896 pour voir mis un terme aux Rattachements. On accordera
alors certes une autonomie administrative à l’Algérie, mais elle gardera
ses députés et ses sénateurs élus, ses départements et ses préfets. Le
gouverneur général redeviendra le chef de l’administration algérienne,
mais il ne sera pas en mesure d’imposer ce « protectorat réformateur »
que Ferry suggérait dans son rapport de 1892, dans les nombreuses
annotations de son Carnet de Voyages et lors de ses interventions au
Sénat. La logique de la colonisation, mise en place depuis 1830, et
accélérée entre 1870 et 1890, le poids des colons, de leurs représen-
tants élus dans les assemblées, des intérêts commerciaux métropoli-
tains, les rivalités administratives, tout cet ensemble qui allait aggraver
encore l’extrême inégalité des droits et des charges entre Européens et
indigènes, ne fut point remis en question.
Cependant, son programme de réformes permet de jalonner les
réformes réalisées de 1896 à 1912, de mesurer celles qui ne le furent
que tardivement (1903, loi forestière, 1908, élection des assesseurs
musulmans aux conseils généraux, 1918, suppression des impôts
arabes, 1919, reconstitution des djemmas élues, extension de la repré-
sentation des musulmans) ou jamais (éclatement de la commune de
plein exercice, restauration de la justice musulmane).
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 109

LA TUNISIE, LE MODÈLE DU PROTECTORAT

Régence turque gouvernée par un bey, la Tunisie est dans les préoc-
cupations françaises depuis la conquête de l’Algérie et la création, en
1868, d’une commission anglo-franco-italienne de la Dette chargée de
gérer la banqueroute de la Régence. Pris dans sa logique d’expansion,
Gambetta encourage Ferry à agir militairement en Tunisie. Fin mars
1881, l’affaire des Kroumirs 5 sert de prétexte à une expédition
française, sans l’aval du Parlement ni sans faire voter les dépenses
qu’elle nécessite par la Chambre. Présentée par Ferry comme une
simple opération de maintien de l’ordre et de sécurisation de la
frontière avec l’Algérie, elle aboutit en fait à l’occupation militaire de
la Tunisie et à l’établissement du protectorat français en Tunisie (traité
du Bardo, le 23 mai 1881). Cette occupation se heurte à une forte
résistance locale à Sfax qui se révolte et est victime d’intenses bombar-
dements. Ferry déclarera pour justifier son action :
L’expédition de Tunisie, c’est la France qui la faisait, c’est la France qui
la voulait et qui l’a acclamée. Elle l’a acclamée, non pas comme une promesse
de victoires militaires, de ces victoires faciles, du fort contre le faible, mais par
un sentiment plus élevé, comprenant fort bien qu’il y avait là un grand intérêt
national à sauvegarder et qu’en allant en Tunisie, elle faisait un pas de plus
vers l’accomplissement de la tâche glorieuse que ses destinées lui ont confiée :
le triomphe de la civilisation sur la barbarie, la seule forme de l’esprit de
conquête que la morale moderne puisse admettre [Robiquet, t. V, p. 26].

On l’a vu, l’attitude de Ferry vis-à-vis de l’Algérie éclaire un autre


choix, fondamental en matière d’administration des colonies, celui du
protectorat, de l’indirect rule, formule plus souple que celle de
l’annexion et qu’il défendit avec force pour la Tunisie et l’Annam.
Nombreux sont les Républicains qui penchent alors pour une mainmise
plus directe sur les colonies, notamment pour la Tunisie, que l’on
assimile facilement à l’Algérie. Pelletan, l’un des responsables du parti
radical, intervint ainsi à la Chambre le 1er avril 1884 pour demander au
gouvernement l’annexion pure et simple de la Tunisie. Jules Ferry s’y
opposa et justifia le protectorat qui représentait à ses yeux de très
grands avantages, en particulier celui de dispenser d’installer une admi-
nistration française, donc d’imposer au Budget des charges trop
lourdes. Ferry vante le protectorat « parce qu’il sauvegarde la dignité
du vaincu, chose qui a une grande importance en terre arabe » (Journal
officiel, 2 avril 1884). Il en avait surtout saisi les avantages lorsque le
conseil des ministres mit au point, le 13 février 1884, le texte final du
5. Population berbère arabisée vivant aux confins algéro-tunisiens, les Kroumirs sont
accusés de mettre en danger la sécurité de l’Algérie française par leurs incursions incessantes.
110 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

traité de La Marsa. Grâce au protectorat, on peut, dit-il, « surveiller de


haut, gouverner de haut, ne pas assumer malgré nous la responsabilité
de tous les détails de l’administration, de tous les petits faits, de tous les
petits froissements que peut amener le contact de deux civilisations ».
La France a trouvé avec ce régime « le véritable moyen de coloniser, de
coloniser économiquement, au grand profit de la métropole et du pays
protégé ». Le protectorat évite d’avoir à discuter à la Chambre de la
question des territoires d’outre-mer et des choix concernant, entre
autres, les grands équipements. C’est à Tunis de décider « s’il convient
d’employer les excédents budgétaires à faire un port à Tunis ou à
construire des routes dans la régence ». Fidèle à cette conception, Ferry
pourra se féliciter en 1888 de ce système de colonisation qui n’a pas
abouti à faire de la Tunisie une « colonie de fonctionnaires ». Enfin, ce
système facilite les réformes : « Le protectorat de la Tunisie ne doit pas
être un protectorat borné, mais un protectorat réformateur. » Cela
ressemble bien à la « politique des égards » de Jules Cambon, en poste
comme Gouverneur général de l’Algérie de mai 1891 à septembre
1897, et, plus tard, de Lyautey. Ce protectorat, il le conçoit donc avant
tout comme un instrument de réformes et pas seulement comme un
moyen de domination ou une tutelle passive. Comment le progrès
pourrait-il mieux se traduire dans les faits que par l’intermédiaire des
autorités indigènes, en l’occurrence du bey de Tunis :
Les réformes s’y font par le haut, par la grâce du maître obéi, du pouvoir
national et traditionnel, et ce qui descend de ces hauteurs ne se discute pas. Il
devient possible, sous ce sceau respecté, de toucher aux choses fondamen-
tales, presque sacrées, du monde arabe, à la famille, à la terre, à l’enseigne-
ment. Encore faut-il y mettre une prudence infinie et se garder de compro-
mettre dans d’imprudentes aventures le prestige du souverain nominal. Le
secret, c’est de procéder par étapes, par adaptations successives, d’éviter les
a-coups et les coups de théâtre, et de savoir sauver les apparences. C’est ce
qu’on a toujours fait en Tunisie, depuis 10 ans, et la civilisation, la renommée
de la France, la prospérité de la régence s’en sont bien trouvés…
M. Cambon 6 n’a eu garde de confisquer les biens habbous de Tunisie,
comme nous l’avons fait il y a quarante-cinq ans en Algérie, au grand
dommage de notre autorité morale, et sans profit durable pour qui que ce soit.
Il les a conservés, réformés, mis à l’abri des fraudes, dans le double intérêt des
services publics et de la colonisation bien entendue.
Je suis du reste sans inquiétude. Ces idées si nouvelles, si contraires, à ce
qu’il semblait, aux habitudes primesautières et impatientes du génie français,
ont pris fortement possession de l’esprit public, et l’on ne trouverait pas, à cette
heure, dix voix dans les deux Chambres pour décréter l’annexion de la Tunisie
à l’Algérie. Il est manifeste que nos conceptions et nos méthodes politiques

6. Paul Cambon, frère aîné de Jules, fut nommé en 1885 premier Résident général en
Tunisie près du bey, après l’établissement du protectorat.
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 111

sont en voie de modification sérieuse et profonde. Nous avons mesuré le vide


des solutions absolues ; nous avons appris à faire de bonne politique avec des
Constitutions imparfaites ; nous savons qu’aucune société, barbare ou civilisée,
n’offre aux expériences des hommes d’État une matière indéfiniment compres-
sible. C’est ainsi que le Protectorat est devenu le type préféré de nos acquisi-
tions coloniales. Formule variable, sans doute, qui, elle aussi, a sa part de
relativité, et qui implique, d’ailleurs, un certain nombre de conditions fonda-
mentales que tous nos protectorats ne réalisent pas. La première, c’est que le
protégé accepte sa protection : ce qui n’est malheureusement pas le cas de
Madagascar… La seconde condition, c’est que le protecteur ait des vues
arrêtées et suivies, et que le système ne change pas aussi souvent que ceux qui
ont charge de l’appliquer, comme il arrive depuis sept ans en Indochine.
Précisément, le régime appliqué à la Tunisie réalise ces conditions et d’autres
encore. Pourquoi en modifierait-on le caractère ? [Robiquet, t. V, p. 529-531].

Lorsqu’il évoquait la Tunisie, Jules Ferry éprouvait visiblement le


sentiment de la pérennité de son œuvre et de l’inéluctable progrès qui
en résulterait pour les indigènes, amenés peu à peu vers la civilisation,
notamment grâce aux « écoles Ferry ». En 1887, au retour d’un voyage
privé en Algérie et en Tunisie, il ne put ainsi cacher sa fierté de la colo-
nisation, de « sa Tunisie » et de ses « écoles ministérielles » (les « écoles
Ferry »).

FERRY, LES IDÉAUX RÉPUBLICAINS, LA COLONISATION ET L’ISLAM

La contradiction, concrètement vérifiable, entre l’universalisme des


idéaux républicains et la réalité de la colonisation a donc été perçue par
les protagonistes de l’époque, Jules Ferry en tête. Mais ce sont surtout
ceux qui vinrent, après eux, parler au nom de la République, qui durent
affronter le défi : comment justifier ce qui eut malgré tout une cohé-
rence à ce moment de l’histoire ?

La faute à Gambetta ?

Dans l’iconographie de la France républicaine et laïque, Jules Ferry


occupe une place de choix. Il était donc tentant de dédouaner Ferry
pour mieux blanchir la République. Jules Ferry fut-il l’initiateur du
renouveau de la politique d’expansion coloniale ou bien se borna-t-il à
suivre la direction du plus prestigieux chef républicain, et le plus
écouté, Gambetta ? En bref, le véritable penseur de la colonisation était-
il ainsi Gambetta ? Gabriel Hanotaux (1853-1944) fut le premier
historien à poser la question, affirmant « qu’on attribue généralement à
Ferry en matière de politique coloniale des initiatives qui ne lui
appartiennent pas ». Pour lui, ce serait Gambetta le véritable promoteur
112 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de cette politique et il aurait même forcé la main à Ferry pour l’expé-


dition de Tunisie en 1881. Mais un Ferry « conquérant malgré lui » ou
« colonisateur sans principe » est peu crédible, autant du fait de l’achar-
nement qu’il mit à défendre sa politique coloniale et des risques qu’il
prit pour cela (il est tombé deux fois en 1881 et en 1885 à cause de sa
politique coloniale) que dans le fait qu’il a largement assumé et justifié
ses conceptions coloniales.
Le fit-il en héritage d’une tradition déjà établie ? Ferry souligne en
effet à plusieurs reprises la continuité de la politique française depuis la
monarchie de Juillet jusqu’à la République. Mais c’est bien la
République qui colonise sous son égide et pas la monarchie et cela est
fait au nom des idéaux républicains. Si l’on veut s’en convaincre, il
suffit de lire la lettre qu’il écrivit à son ami Joseph Reinach lors de son
voyage privé en Algérie et en Tunisie, en 1887, où il ne cesse de
s’émerveiller devant l’œuvre française dont il se sent à bien des égards
l’initiateur. D’El Biar, aux portes d’Alger, il lui fait part de ce plaisir
profond qu’il éprouvait à regarder l’Algérie nouvelle :
Ce que j’ai fait pour l’Algérie est difficile à dissimuler. Ici seulement des
facultés (écoles supérieures) qui rivalisent avec celles de Lyon pour l’étude et
l’enseignement, l’observatoire, qui sera le premier du monde, le petit lycée de
Ben Aknoun aussi beau que Lakanal, et les petites et grandes écoles kabyles
que j’ai le droit d’appeler mes filles. Les hommes qui ont été aux affaires
depuis 1879 ont comblé l’Algérie. La civilisation française avance
résolument, heureusement accompagnée par le vignoble, cet exilé de la terre
de France, jusqu’aux confins des Hauts Plateaux. Ce que le génie de la France
a fait de cette terre admirable et barbare en quarante ans, ce que la République
a fait en seize ans (car le grand essor date de 1871) met la puissance coloni-
satrice de notre pays au-dessus de toute contestation, au niveau de toute
comparaison. Il y a trente ans, la Mitidja ne produisait que des fèves, des
palmiers nains et des bulbes arabes. À présent, c’est le jardin du monde et une
femme seule pourrait voyager sans péril jusqu’aux confins du Sahara… [lettre
du 11 avril 1887, Fonds Jules Ferry, Saint-Dié, et Ferry, 1914, p. 435-436].

Cependant, il n’est pas complètement aveugle pour autant. On


retiendra cette note griffonnée à l’école « ministérielle » de Djemaa
Saharidji qu’il avait créée comme ministre de l’Education nationale :
« L’institutrice qui mène ses enfants en virago leur pose des questions
de ce genre : “Pourquoi devez-vous aimer la France ?” — “Parce
qu’elle est notre mère”, répond le pauvre petit perroquet », et Ferry
d’ajouter : « Une mère ? Une marâtre, hélas ! » Revenant d’Algérie en
1892, il s’indigne : « Nous les avons vu ces tribus lamentables que la
colonisation refoule, que le séquestre écrase, que le régime forestier
pourchasse et appauvrit […] Il nous a semblé qu’il se passait là quelque
chose qui n’est pas digne de la France, qui n’est ni de bonne justice, ni
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 113

de politique prévoyante. » Jules Ferry semble découvrir les réalités de


la colonisation. Ses propos, venant d’un homme au pouvoir qui ne
pouvait pas ignorer les rigueurs d’une occupation militaire, peuvent
sembler étranges de naïveté. Ils sont pourtant visiblement sincères et
illustrent à quel point l’idéologie, comme on le dit, incite à se mentir à
soi-même. Cela le pousse-t-il à une remise en cause de ses principes
coloniaux ? Bien au contraire. Jules Ferry rêve d’une politique indigè-
nophile digne de la mission civilisatrice de la France républicaine,
tournée de préférence vers le protectorat. Et s’il faut un bouc émissaire,
il est tout trouvé.

La faute aux colons

Jules Ferry n’a pas été le premier (ni le dernier) à désigner les
colons comme responsables de tout ce que la mission civilisatrice de la
France ne pouvait justifier. Avant lui, le général Lapasset, Frédéric
Lacroix ou Ismaïl Urbain, inspirateurs de Napoléon III et champions
d’une politique d’initiation progressive du monde arabe à la « civilisa-
tion » sous la tutelle de la France, avaient préconisé une politique « des
égards » et désigné les colons comme seuls responsables des erreurs
commises en Algérie. Ferry ne fait, en 1892, qu’inscrire son nom dans
un courant de pensée libéral et indigènophile qui, fort de l’appui de
Napoléon III entre 1860 et 1870, puis minoritaire et discret depuis
1870, n’en avait pas moins continué à s’affirmer.
Jules Ferry avait déjà pointé du doigt les colons comme ceux qui
firent échouer la constitution algérienne de 1870, qui reconnaissait une
représentation musulmane, à condition d’abandonner le statut civil
musulman. Au terme de la Commission des Dix-huit en Algérie, il juge
très sévèrement les Français d’Algérie. Certes, le colon « est souverai-
nement respectable quand on considère le travail accompli et l’esprit
d’entreprise », mais « il a beaucoup de défauts. Il est particulariste, ne
demande pas mieux que d’exploiter l’indigène et la métropole » et voit
« dans la mère patrie moins une bienfaitrice qu’une obligée […] Son
niveau moral et intellectuel est peu élevé au-dessus de l’horizon
journalier, il est au niveau de la moyenne des paysans français des
montagnes du sud de la Loire (Ardèche, Cévennes et Lozère) ». Ces
jugements figurent dans les notes de voyage de Jules Ferry, mais ils
furent soustraits du rapport final de la Commission.
Dans son rapport au Sénat, il durcit cependant encore le trait,
fustigeant « l’état d’esprit du colon vis-à-vis du peuple conquis […] ».
Ils ne comprennent guère vis-à-vis de ces trois millions d’hommes d’autre
politique que la compression […] Il est difficile de faire entendre au colon
114 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

européen qu’il existe d’autres droits que les siens en pays arabe et que
l’indigène n’est pas une race taillable et corvéable à merci […] Si la violence
n’est pas dans les actes, elle est dans le langage et dans les sentiments. On sent
qu’il gronde encore, au fond des cœurs, un flot mal apaisé de rancune, de
dédain, et de craintes. Bien rares sont les colons pénétrés de la mission
éducatrice et civilisatrice qui appartient à la race supérieure ; plus rares encore
sont ceux qui croient à une amélioration possible de la race vaincue. Ils la
proclament à l’envi incorrigible et non éducable, sans avoir jamais rien tenté
cependant, depuis trente années, pour l’arracher à sa misère morale et intellec-
tuelle. Le cri d’indignation universel qui a accueilli, d’un bout à l’autre de la
colonie, les projets d’école indigène que le Parlement français a pris à cœur,
est un curieux témoignage de cet état d’opinion. Ici encore, on cherche l’esprit
public, le point de vue d’ensemble. Les colons n’ont pas de vue générale sur
la conduite à tenir avec les indigènes […] On ne songe pas, sans doute, à les
détruire, on se défend même de vouloir les refouler ; mais on ne se soucie ni
de leurs plaintes, ni de leur nombre qui semble s’accroître avec leur pauvreté ;
on a le sentiment d’un péril possible, mais on ne prend aucune mesure pour le
conjurer [Robiquet, t. VII, p. 325-326-327].

Soixante-seize ans plus tard, Jean-Charles Ageron peut ainsi


conclure : « Son programme (il s’agit de Jules Ferry) […] permet de
rêver aussi à ce qu’une généreuse politique indigène eût pu faire de
l’Algérie » [Ageron, 2005, p. 182]. La République aurait été prise en
otage par ses colons, et Paris n’aurait jamais pu s’imposer face à Alger.
Il ne s’agit pas de nier ici le pouvoir de nuisance des colons qui par-
vinrent à bloquer toute velléité de réforme en direction des indigènes.
Car, pas plus en Algérie qu’ailleurs, on ne renonce volontairement à ses
privilèges. Mais s’il n’y avait pas eu de colons en Algérie, la question
de l’application des lois françaises dans ce pays se serait-elle posée ?
La politique indigènophile ou des « égards » n’avait de sens que dans le
contexte d’une colonie de peuplement avec le rapport de force et les
avantages liés au statut de l’occupant. Toutefois, la désignation des
colons comme principaux acteurs de l’échec de la France en Algérie
continuera à alimenter un certain discours républicain dans l’intention
d’exonérer les idéaux républicains de la responsabilité de cet échec.

Y avait-il des républicains anticoloniaux ?

Jusque dans les années 1960, la plupart des manuels scolaires


d’histoire semblaient gênés par la juxtaposition du « Ferry laïque » avec
le « Ferry colonisateur » : le plus souvent, ces deux aspects étaient
traités dans deux chapitres différents, comme s’il ne s’agissait pas du
même personnage, ou pour suggérer qu’il n’y avait aucun lien entre les
deux. Plus récemment, dans de nombreux ouvrages et essais, la
République a été reconnue comme pleinement responsable de la colo-
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 115

nisation, mais, dit-on alors, en trahison des idéaux républicains7. La


IIIe République aurait nié ce que la Ie République avait respecté : l’uni-
versalité des droits de l’homme. Clemenceau serait un authentique anti-
colonial, républicain et démocrate face à Ferry le colonialiste. Et de
dénoncer que Renan soit, après Tocqueville et Ferry, l’un des
principaux porte-parole de l’idée de l’inégalité des races. Comme si les
droits de l’homme étaient atemporels et qu’ils puissent échapper à tout
contexte historique ! En fait, c’est bien à l’aune d’une vision actuelle de
la colonisation et de ces mêmes droits de l’homme que sont prononcées
ces accusations.
Ainsi, grâce à Clemenceau, les valeurs républicaines sortiraient
indemnes de l’aventure coloniale, puisque la contradiction entre ces
valeurs et la colonisation, telle qu’elle est vue aujourd’hui, ne serait pas
un anachronisme, mais un fait historiquement avéré. La question est
donc de définir s’il y eut véritablement une opposition républicaine à la
colonisation à l’époque de Jules Ferry et, dans l’affirmative, à quelles
motivations elle répondait.
Chef de la gauche radicale, Clemenceau fut un adversaire résolu de
Ferry et de la politique d’expansion coloniale. Fut-il animé par le seul
souci de s’opposer aux Républicains dits opportunistes ou par une
volonté de Revanche après la défaite de 1870 ? Fut-il un doctrinaire de
l’anticolonialisme ou un adversaire tactique du colonialisme, rallié par
l’exercice du pouvoir ? A-t-il ou non participé à la conquête du Maroc
quand il fut au pouvoir d’octobre 1906 à juillet 1909 ?
On l’a vu, Clemenceau s’est opposé de façon virulente à l’expédi-
tion de Tunisie décidée par Ferry. Ce sont ses révélations pour accuser
(le 10 novembre 1881) le gouvernement de Ferry de collusion avec
les grands intérêts industriels et bancaires qui poussèrent Ferry à la
démission. Ferry reviendra au pouvoir en février 1883. En 1885,
Clemenceau dénonçait le discours de Ferry sur les races supérieures et
inférieures dans des termes sans équivoque. Il expliquait face à la
Chambre qu’à ses yeux, l’expansion coloniale est contraire à la démo-
cratie, aux droits de l’homme et qu’elle vise à détourner des réformes
intérieures. Emporté par son anticléricalisme, il déclarait que la
République laïque doit « refuser toute complicité dans les crimes des

7. On peut notamment citer depuis 2003 : Marc Ferro (2003), Le Livre noir du colo-
nialisme, Robert Laffont, Paris ; Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès
(2003), La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, Paris ; Gilles
Manceron (2003) Marianne et les colonies, La Découverte, Paris ; Olivier Le Cour
Grandmaison (2005), Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard,
Paris ; Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire (2005), La Fracture coloniale,
La Découverte, Paris ; Yves Benot (2005), Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, La
Découverte, Paris.
116 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

moines » (une allusion aux missions, un bouc émissaire commode).


Mais peut-on expliquer son combat contre la politique coloniale de
Jules Ferry à la seule aune des idéaux républicains ? Car on ne doit pas
oublier qu’après la défaite de 1870, Clemenceau voulait s’en tenir à la
politique de « recueillement ». L’obsession allemande de Clemenceau
est réelle : pour lui, Tunis ne fera jamais oublier Strasbourg. Si, pour
Jules Ferry, la colonisation était un prolongement du patriotisme, on
peut dire que l’anticolonialisme fut pour Clemenceau l’expression d’un
même patriotisme.
On en aura la preuve quelques années plus tard. Le ralliement des
radicaux à la politique coloniale est un fait avéré au début du XXe siècle
et rares sont alors les dissidents. Parmi eux, toujours, Clemenceau et
Pelletan. Pourtant, opposé aux expéditions coloniales lorsqu’il
s’agissait de la Tunisie de Jules Ferry, Clemenceau dira en 1912, année
de l’établissement du protectorat sur le Maroc, qu’il fait une
« exception » pour le Maroc. Président du conseil de 1906 à 1909, il
reprend à son compte les accords d’Algésiras (1906), qui aboutissent à
l’occupation par la France de la majeure partie du Maroc (1912) et au
traité de Fès (1912-1915) établissant le protectorat français sur le
Maroc. Lyautey (qui ne portait pas Clemenceau en haute estime) y
devient résident général et entreprend la pacification du pays. Or, le
retournement de Clemenceau est dû au fait que ce n’est plus le Maroc
qui est en cause, mais l’équilibre européen, face à une Allemagne qui
s’intéresse au Maroc. Et s’il n’est peut-être pas directement responsable
de l’établissement du protectorat français sur le Maroc, il rejoint bien
alors Jules Ferry dans une vision où la France ne peut laisser à d’autres
l’avantage outre-mer.
Jacobin assimilationniste pour l’Algérie, Clemenceau ne cessa de
batailler pour l’extension de la représentation des musulmans en
Algérie. D’une façon générale, il voulait accorder la citoyenneté
française à ceux qui le voulaient. Mais il en attendait le prix fort :
l’impôt du sang sur les champs de bataille. Le 26 novembre 1915, il
pourra ainsi déclarer : « Il nous faut 500 000 hommes de troupes
indigènes. Je veux que nos colonies nous rendent aujourd’hui le plus
possible de la force que nous leur avons donnée. » Et encore, devant les
sénateurs, le 20 février 1918 : « Les Noirs, nous allons leur apporter la
civilisation. Il faut qu’ils paient pour cela […] J’aime mieux faire tuer
dix Noirs qu’un seul Français bien que je respecte infiniment ces
braves Noirs, parce que je trouve qu’on a fait tuer assez de Français et
qu’il faut en sacrifier le moins possible. » Sortis de leur contexte (la
terrible hécatombe de la Première Guerre mondiale), ces mots font
sursauter, mais ils montrent que Clemenceau reconnaît alors l’impor-
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 117

tance des services rendus par les colonies pendant la guerre, tout en
préconisant une politique indigène plus « libérale ». A-t-il alors renié
ses convictions anticolonialistes ? Non, si l’on considère que son anti-
colonialisme était d’abord un prolongement de son patriotisme.
Il semble donc que la contestation républicaine de la politique
coloniale ait revêtu un caractère secondaire. Car s’il y eut bien une
conscience des contradictions entre les idéaux républicains et la colo-
nisation (d’ailleurs autant chez Ferry que chez Clemenceau), celle-ci
venait loin derrière ce qui apparaît de loin comme le premier ressort
des positions en présence : le patriotisme.

Ferry et la religion : la laïcité au cœur du rapport colonial

« Ferry laïque » s’oppose-t-il à « Ferry le colonisateur » ? Existe-t-il


un rapport entre sa politique coloniale et les lois de laïcisation de l’en-
seignement ? C’est encore un enjeu de taille dans l’écriture de
l’histoire.
Libre penseur, positiviste, libéral et antijacobin, c’est au nom de la
séparation du spirituel et du temporel que Jules Ferry organise
l’exclusion des congrégations de l’enseignement et qu’il fait
promulguer les lois qui consacrent la séparation de l’Église et de
l’école : il veut interdire en 1879 à tout membre d’une congrégation
l’enseignement privé ou l’enseignement public. Le Sénat s’y oppose au
nom de la liberté. Mais les congrégations non reconnues sont dissoutes
par décret.
Au moment de la campagne de laïcisation de l’enseignement 8, dans
les années 1880, Jules Ferry est confronté au discours de l’Église. Les
catholiques lui répondent par la bouche de Mgr Freppel, l’énergique
évêque d’Angers. Son intervention à la Chambre, le 21 décembre
1880, annonce les arguments qu’il ne cessera de développer. Pour lui,
ne plus enseigner l’instruction religieuse à l’école, c’est frayer la voie
à la déchristianisation, la neutralité à laquelle prétend la laïcité est une
dangereuse chimère :
On se figure que le silence de l’instituteur sur la religion équivaut de sa
part à un acte de neutralité : c’est là une pure chimère. Ne pas parler de Dieu
à l’enfant pendant sept ans, alors qu’on l’instruit six heures par jour, c’est lui
faire accroire que Dieu n’existe pas, ou qu’on a nul besoin de s’occuper de lui.

8. Jules Ferry est nommé ministre de l’Instruction publique le 4 février 1879. Entre
1879 et 1883, il fait voter une série de réformes : exclusion des congrégations de l’ensei-
gnement (1879), fin du catéchisme à l’école, laïcisation du contenu des manuels scolaires,
école gratuite (1881) et obligatoire (1882), création des écoles normales d’instituteurs
chargées de former le nouvel enseignant laïque.
118 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Expliquer à l’enfant les devoirs de l’homme envers lui-même et envers ses


semblables, et garder un silence profond sur les devoirs de l’homme envers
Dieu, c’est lui insinuer clairement que ces devoirs n’existent pas ou qu’ils
n’ont aucune importance […] L’instituteur se renfermera dans une abstention
complète à l’égard des matières religieuses ! Mais, Messieurs, sur ce point
capital, l’abstention est impossible ; car suivant que l’on croit ou que l’on ne
croit pas à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme, la pensée et la vie
humaine prennent un tout autre cours. En pareil cas, et de la part d’un
instituteur, le silence équivaut à la négation [Prost, 1968, p. 216].

L’impossible neutralité de la laïcité. N’est-ce pas ce que faisaient


valoir en contexte colonial, et probablement sans en avoir conscience,
les musulmans d’Algérie lorsqu’ils défendaient leur statut personnel
coranique et refusaient toute idée d’une naturalisation en masse aux
conditions que le décret Crémieux avait imposées pour les juifs ? Les
« écoles Jules-Ferry », censées civiliser les indigènes en les séculari-
sant, étaient celles du colonisateur et c’est à ces deux titres
(programmes d’enseignement laïcisés et rapport colonial) qu’elles
seront boudées par les musulmans. Après son retour d’Algérie, voyage
qu’il avait effectué au sein de la Commission présidée par Ferry,
Combes fit des propositions dans son rapport sur l’enseignement
supérieur musulman, les medersas (1894), qui préfigurent bien son
opposition à l’application de la loi de 1905 aux musulmans d’Algérie.
L’État colonial laïque ne pouvait laisser libre l’enseignement religieux
islamique, car il se devait de le contrôler [Bozzo, 2005, p. 17-27].
Ferry se prononçait certes pour une représentation accrue des
indigènes sur le plan politique, mais s’il voulait civiliser les
musulmans, c’était bien aussi leur trop grand attachement à leur
religion qu’il visait (ce qu’il appelle à plusieurs reprises le « fanatisme
religieux »). La civilisation n’était pas pour lui seulement évaluée à
l’aune de la puissance économique et militaire, mais aussi à celle d’une
vision du monde héritée des Lumières, où l’individu se détache des
valeurs religieuses, à l’image de ce qu’il réalisait en France. Le pater-
nalisme affiché par Ferry en Algérie comme en Tunisie est aussi motivé
par ce qui lui apparaît comme un signe d’arriération : un espace public
où la religion occupe « encore » une place centrale. Pour les musulmans
d’Algérie, le statut personnel était devenu le môle de résistance
religieuse d’une nation en devenir et qui s’identifiait de plus en plus à
l’islam. Si l’islam était bien devenu une ressource de contestation de la
domination coloniale, pourquoi les musulmans auraient-ils accepté de
s’en détacher ? Ils furent confortés dans leur vision de l’islam comme
identité première lorsque le colonisateur accorda sa citoyenneté à tous,
sauf aux musulmans, trop nombreux pour pouvoir passer du côté du
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 119

colonisateur, comme ce fut le cas pour la minorité juive d’Algérie.


Certes, si l’on excepte l’enseignement, Jules Ferry ne chercha pas véri-
tablement à exporter en Algérie ou en Tunisie la campagne de
laïcisation qu’il menait en métropole. Par ailleurs, ni en 1870 (décret
Crémieux, qui était en préparation depuis l’époque de Louis-Philippe)
ni en 1885 et en 1889 (la naturalisation des étrangers européens sur la
proposition de Louis Tirman), Ferry ne fut directement impliqué. Mais
il partageait avec Crémieux, comme lui franc-maçon et un des
fondateurs du Gouvernement de la Défense nationale du 4 septembre
1870, un idéal commun. Et Louis Tirman avait appliqué la politique de
Rattachements qu’il avait couvert, avant qu’il ne la renie.
L’islam devint ainsi manifestement la religion du colonisé et, d’une
certaine façon, les conceptions laïques de Jules Ferry firent figure
d’instrument et de légitimation de la domination coloniale française,
avec toutes ses contradictions. De fait, si une expression qui fait florès
aujourd’hui, les « indigènes de la République », peut avoir un sens, ce
fut à cette époque : c’est bien la République qui assigna ainsi au nom
d’idéaux républicains les musulmans d’Algérie à une identité
religieuse, au nom de laquelle la France républicaine et laïque leur
refusa la citoyenneté française.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Bibliothèque municipale de Saint-Dié (Fonds Jules Ferry) – carton XIX (mission


sénatoriale en Algérie, 15 avril-6 juin 1892) ; cartons XX à XXIV (politique
coloniale) ; lettres de Jules Ferry à divers : VII C 20.
Archives départementales des Vosges à Épinal (Fonds Jules Ferry)

AGERON C.-R. (2005), De l’Algérie « française » à l’Algérie algérienne,


Bouchène, Paris.
BOZZO A. (2005), « 1905 et le paradoxe algérien », in BAUBÉROT J. et WIEVIORKA
M. (dir.) Les Entretiens d’Auxerre, De la séparation des Eglises et de l’État à
l’avenir de la laïcité, Éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, p. 17-27.
FAUCON N. (1893), préface de Jules Ferry à son livre La Tunisie avant et depuis
l’occupation française, A. Challamel, Paris, d’abord publiée in Le Temps du 7
octobre 1892.
FERRY J. (1890), introduction au livre de SENTUPÉRY L., Le Tonkin et la mère-
patrie, Victor-Harvard, Paris.
— (1914), Lettres (publiées par Madame J. Ferry), Calmann Lévy, Paris.
GAILLARD J.-M. (1989), Jules Ferry, Fayard, Paris.
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Paris.
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RAMBAUD A. (1893), La France coloniale, A. Colin, Paris.
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120 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

REINACH. J. (1884), Le Ministère Gambetta. Histoire et doctrine, éd. Charpentier,


Paris.
RUDELLE O. (1996), La République des citoyens pressentie par Jules Ferry,
tome II, Imprimerie nationale, Paris.
ROBIQUET P. (1893-1898), Discours et opinions politiques de Jules Ferry, t. IV
(La Politique extérieure et coloniale, les lois scolaires — fin), t. V (La politi-
que extérieure et coloniale), t. VI (1879-1885), t. VII (1885-1893), A. Colin,
Paris.
5

La revanche des congrégations ?


Politique anticléricale et présence catholique française
en Palestine au début du XXe siècle*

Dominique Trimbur

Il peut sembler illusoire de poser la question de l’impact de la


législation anticléricale sur la présence tricolore en Terre sainte. De fait,
sur le long terme, une alliance indéfectible caractérise les relations
entre les religieux et les représentants français 1 ; et, en apparence, la
présence française en Palestine n’évolue guère : les positions
hexagonales sont plus affectées par les rivalités étrangères, avant la
Première Guerre mondiale, puis par le souci de Londres d’imposer sa
prédominance dans ce qui devient le mandat anglais, après le conflit,
en lien avec l’accroissement de l’élément juif et sioniste. La politique
française change-t-elle au cours des années considérées, et prend-elle
une tournure qui touche directement à la vie des établissements
catholiques de la région moyen-orientale ? Dans les éphémérides des
communautés religieuses, rares sont les mentions d’une fluctuation des
effectifs, tandis que les dépêches diplomatiques font également peu cas
de ce thème. Si l’on y regarde de plus près, on aboutit toutefois à un
constat différent. Pour retracer cette double constatation, cette présen-
tation se fera en deux temps : d’une part la mise en avant de l’absence
d’effet, voire d’un effet positif de la législation anticléricale sur la
présence française en Palestine ; d’autre part, l’exposé de ce que, au
contraire, cette législation a bel et bien eu un impact négatif. Il sera
alors possible d’estimer l’influence réelle de cette législation.

* Le présent article est la version remaniée d’un texte paru dans les actes du colloque
Le grand exil des congrégations religieuses françaises (1901-1914), sous la direction de
Patrick Cabanel et Jean-Dominique Durand, Cerf, Paris, 2005.
1. Voir par exemple notre article [Trimbur, 2000, p. 39-69].
122 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’ABSENCE D’IMPACT, OU UN IMPACT POSITIF

Dans l’ensemble, il semble que soit respectée la célèbre formule


attribuée à Gambetta, selon laquelle l’anticléricalisme n’est pas un
article d’exportation. Et même, il est possible d’indiquer que, si la
législation anticléricale a un effet, celui-ci est grosso modo favorable. La
radicalisation de la crise poursuit ainsi une logique contradictoire plus
ancienne : lorsque ce sont les premières mesures anticléricales des
années 1880 qui permettent, nolens volens, le développement d’établis-
sements religieux français à l’étranger, ce qui vaut en particulier pour la
Terre sainte 2. C’est le cas de Notre-Dame de France, établissement aux
mains d’une congrégation, les Augustins de l’Assomption, qui subit les
foudres de la République ; mais aussi un établissement qui devient
progressivement emblématique de la présence française en Palestine. Le
phénomène se poursuit au début du XXe siècle, au moment de la radica-
lisation de la politique anticléricale. L’accélération, la multiplication et
l’application tatillonne des mesures dirigées contre eux est perçue avec
inquiétude par les congréganistes français : les Assomptionnistes y
voient l’aboutissement logique de la persécution dont ils se sentent les
victimes depuis le procès de 1900 [Multon, 2002, p. 171-183]. Mais au-
delà de cette préoccupation, cette persécution semble cantonnée à
l’intérieur des frontières métropolitaines ; tandis que l’on peut être sûr
que va se poursuivre la collaboration entre la République et les congré-
gations à l’extérieur. De manière inébranlable, la foi des religieux en la
continuation de cette coopération s’accompagne de la persistance de
leur foi en la vocation catholique de la France. Pour sa part, la
République limite elle-même tout ce qui pourrait affecter la place de la
France, au moment où s’accroissent les rivalités internationales : certes,
des mesures sont prises en France, mais elles ne peuvent avoir d’effet à
l’étranger, ce que le Quai d’Orsay se fait fort de préciser auprès de ses
interlocuteurs et auxiliaires congréganistes.
Comment ce décalage s’explique-t-il ? Partout dans le monde à cette
époque, au Levant en particulier, la France, c’est le catholicisme. En
Palestine, la politique française est incarnée pour la plus grande partie
par les établissements catholiques ; et il n’est pas possible pour Paris de
se passer de cet outil.
Dans les faits, que constate-t-on ? En application du titre III de la loi
du 1er juillet 1901, les communautés non autorisées sont sommées de
fermer leurs établissements ; et la loi du 7 juillet 1904 conduit à la
suppression de l’enseignement religieux : s’ensuit l’expulsion des

2. Voir les estimations chiffrées de Claude Langlois [2001, p. 219-240].


LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 123

congrégations. Ces mesures sont observées de loin par les religieux


établis à Jérusalem, si l’on en croit la rareté des entrées des
éphémérides relatives à cette législation. Mais leur effet, positif, est
enregistré, avec l’accroissement des effectifs des communautés de
Jérusalem. La conséquence logique est un réel développement de la
présence française en Terre sainte ; et, en parallèle, s’accroît la place de
Jérusalem au sein de certaines congrégations.
En pratique, les congréganistes sont soucieux de poursuivre leur
collaboration avec leur patrie, celle qui les persécute n’étant qu’une
France passagère : ils sont certains de ce que celle-ci ne peut effacer la
« vraie France » représentée à Jérusalem. La rencontre qui a lieu au
moment des pèlerinages entre « la France qui passe » et « la France qui
reste » est ainsi significative de ce que ces caravanes ne sont pas
seulement un bref séjour aux Lieux saints, mais aussi le moment
d’intenses prières pour que s’efface le plus rapidement possible l’autre
France. La « vraie » France est, au contraire, favorable aux congréga-
tions : car s’attaquer aux congrégations, comme le font les gouvernants
du moment, c’est mettre à mal la position de la France en Palestine. À
l’image de la basilique nationale de Sainte-Anne, une réalité persiste :
c’est la constance de la bonne cohabitation quotidienne entre les repré-
sentants français de Palestine et les congréganistes. Ainsi, au moment
même où est en train de se consommer la séparation de l’Église et de
l’État, le consul de France à Jaffa écrit au ministère des Affaires
étrangères : « Il se dégage de la célébration de la fête du 14 juillet à
Jaffa l’impression que la France joue encore un rôle considérable dans
ce pays et que, quoi qu’on en dise, sa politique religieuse n’a nullement
amoindri son prestige, ni l’influence qu’elle y exerce 3. »
Par ailleurs, la France agit pour la défense des populations
chrétiennes, et les religieux français de Jérusalem lui en savent gré :
Paris fait ainsi croiser le navire de guerre Jules Ferry au large de Jaffa
pour empêcher des massacres de chrétiens, suite à l’affaire de Tunisie.
Et l’élément français de Terre sainte doit faire d’autant plus preuve de
cohésion que les intérêts français sont attaqués. C’est ce qui apparaît à
la suite du voyage de Guillaume II en Orient, en 1898 4 ; ou dans
l’âpreté italienne à obtenir qu’une partie du protectorat des catholiques
d’Orient lui soit cédée [Grange, 1994].
De la part de la France officielle, le souci de limiter l’impact de la
législation anticléricale sur la présence française en Palestine n’est pas

3. Archives du ministère des Affaires étrangères, Paris (par la suite: MAE, Paris), nou-
velle série, protectorat catholique de la France en Orient, 32, dossier général, 1905, lettre
du consulat de France à Jaffa (1) au MAE, 15 juillet 1905, Guès.
4. Voir notre article [Trimbur, 1999, p. 238-256].
124 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

seulement gestion du passé et respect d’une tradition. Certains


éléments montrent qu’il existe une politique volontariste destinée à
contrer les effets pervers de la politique intérieure. Cela se retrouve par
exemple dans la convention établie au sujet de l’église d’Abou Gosh,
dans les alentours de Jérusalem : en vue de l’attribution de la garde d’un
domaine national à une communauté religieuse, la France établit des
pourparlers avec les bénédictins français 5, congrégation illégale en
vertu de la loi de 1880. Des négociations sont engagées au plus fort de
la discussion relative à la loi sur les associations : pour cette raison, les
pourparlers sont accélérés pour que l’accord soit conclu avant l’entrée
en vigueur de la loi de juillet 1901. Comme l’écrit un diplomate, il faut
agir vite « pour s’éviter des difficultés et des questions embarras-
santes 6 ». Dans le même souci de contourner les obstacles législatifs, la
convention signée en Terre sainte le 12 août 1901 l’est entre un
Bénédictin et le consul général de France à Jérusalem, et non pas à
Paris entre la congrégation et le ministère des Affaires étrangères. Cette
combinaison est rendue nécessaire par l’importance du sujet. Ce cas
illustre idéalement le rapport entre mesures anticléricales et accroisse-
ment de la présence française en Terre sainte : comme le remarque un
peu plus tard le marquis de Vogüé, fidèle soutien des institutions
catholiques françaises de cette région, l’implantation bénédictine est le
résultat de la persécution menée en France contre la Pierre qui Vire7.
L’exemple d’Abou Gosh est loin d’être une exception, et cette
infraction à la législation illustre le souci de stabiliser le réseau
français. Il est éloquent que date de novembre 1901 l’accord de
Mytilène portant sur le statut des établissements congréganistes
français de l’Empire ottoman, avec règlement définitif de leur position
vis-à-vis de la Sublime Porte, et nette amélioration de leur situation
grâce à l’action de la République française.
Cette politique d’appui aux établissements catholiques français de
Palestine s’illustre régulièrement après 1901, par exemple lors du vote
annuel du budget sur les allocations aux établissements religieux. On
assiste alors à l’explication par le Quai d’Orsay de la nécessité de pour-
suivre ce soutien officiel au nom de l’intérêt supérieur de l’État ; et
l’avis de Delcassé est suivi par la Chambre des députés. Dans ce
contexte très délicat, le ministère des Affaires étrangères indique qu’il
5. Nous avons étudié plus avant ce cas à travers deux articles : [Trimbur, 2001, p. 265-
293 ; 2002a, p. 303-352].
6. Archives de la congrégation de Subiaco, Rome (par la suite : Subiaco, Rome),
dossier 207 b, Gerusalemme Abou Gosh, Palestine, Fondations, 1899-1904, mémorandum
sur la fondation de Terre Sainte (pour le chap. provincial de 1901).
7. Jérusalem (publication assomptionniste), n° 91, 24 janvier 1912, « Le protectorat
en Terre sainte. Les congrégations françaises à Jérusalem », p. 18 sq.
LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 125

s’agit de « ne rien négliger pour conserver la situation avantageuse que


les écoles françaises ont su conquérir dans tout l’Empire ottoman ;
toute diminution du crédit affecté à l’Orient ne pourrait donc que nous
affaiblir à l’égard de nos rivaux8 ». C’est aussi ce qui se retrouve après
la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège
et à la veille de la séparation de l’Église et de l’État, lorsque le Quai
d’Orsay écrit :
Quels que soient les changements que puisse amener ultérieurement pour
ce protectorat la rupture de nos relations avec le Saint-Siège, il est à noter que
celui-ci s’est, jusqu’à ce jour, soigneusement abstenu de toute innovation à cet
égard, et de toute modification au statu quo ante. D’un autre côté, on ne doit
pas perdre de vue que, surtout en Orient où les traditions sont si scrupuleuse-
ment observées, la moindre initiative de notre part donnera lieu à des
commentaires que grossira l’imagination orientale, et que des diminutions
d’allocations seront certainement interprétées, dans les circonstances
présentes, comme un commencement d’abandon de nos droits séculaires 9.

Le même esprit domine lors de la Première Guerre mondiale. En


dépit de la persécution, les religieux français n’ont en rien affaibli leur
ardeur patriotique : mobilisés au début août 1914, ils se précipitent en
France pour contribuer à la défense de la patrie. De son côté, la
République revient sur ses ardeurs anticléricales. La circulaire Malvy
du 2 août 1914 suspend pour la durée de la guerre une partie des effets
de la loi de 1901. En parallèle, on enregistre une poursuite de l’appui
de la République aux établissements religieux de Palestine, même si
leurs occupants en ont été expulsés par les Ottomans. L’Union sacrée
semble ainsi incarner la France idéale que les religieux n’avaient plus
à leur disposition qu’en Terre sainte. La poursuite de l’appui financier
aux établissements catholiques est évidemment intéressée. Comme le
note le Quai d’Orsay, le 25 septembre 1915 : « Il y a un intérêt
politique évident à […] épargner [aux religieux], par des secours
opportuns, la nécessité de se disperser et à […] maintenir [le soutien]
en état et à la portée de rejoindre leurs postes, dès que l’accès de
l’Empire ottoman leur sera réouvert 10. »
Elle s’inscrit également dans la logique du rapprochement entre
Paris et le Saint-Siège [Waché, 1998, p. 306 sq.], tandis que, persistant
dans leur attachement à la patrie et au maintien d’une présence
8. MAE, Paris, PAAP Doulcet, 4 Protectorat religieux, note pour le rapporteur de la
Commission du budget, 26 novembre 1902.
9. Ibid., note pour le ministre au sujet des allocations aux établissements d’Orient pour
1905, 24 juillet 1905.
10. MAE, Paris, Guerre 1914-1918, Turquie, 961, allocations aux établissements
religieux, 1914-1915, note de la direction politique, Bureau des écoles, au ministre, 25
septembre 1915.
126 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

française forte en Palestine, les religieux français exercent une forte


action de lobbying auprès des autorités.
Après la Première Guerre mondiale, la politique anticléricale est
reléguée à l’arrière-plan : sur fond de reconstruction de la nation, la
participation des religieux aux combats leur fait mériter la reconnais-
sance de la Mère patrie. Celle-ci passe par une tolérance manifestée par
des autorisations implicites de retour, mais aussi par la poursuite et le
renforcement de leur collaboration avec la France officielle. Cela passe
encore par des efforts combinés de la part des autorités et des congré-
ganistes, visant au réinvestissement progressif des établissements
français de Palestine : c’est la nécessité d’y organiser le retour des
religieux, envers et contre le souci britannique d’empêcher l’intrusion
d’éléments exogènes ; ou l’insertion des établissements religieux dans
les préoccupations officielles d’investissement du terrain, lorsque Paris
veut encore penser que la Palestine va tomber dans l’escarcelle de la
France. Dans le même esprit, la France officielle a le souci de relancer
le protectorat catholique. C’est le message que le cardinal Dubois,
archevêque de Rouen, est chargé de faire passer lorsqu’il effectue, à la
demande du ministère des Affaires étrangères, une mission au Levant,
au tournant 1919-1920 11. C’est aussi ce qui, in fine, est contenu dans la
relance de la présence française en Palestine, par le biais des établisse-
ments religieux, avec leur implication dans la nouvelle diplomatie
culturelle française, véritable institutionnalisation de la collaboration
entre République et congréganistes12.

L’IMPACT RÉEL, NÉGATIF DE LA LÉGISLATION ANTICLÉRICALE

Il est possible, à présent, d’enregistrer de très réelles conséquences


de la législation anticléricale sur la présence française en Palestine,
pour leur part résolument négatives.
Notons, tout d’abord, leur effet psychologique. La connaissance que
les rivaux de la France sur le terrain palestinien ont des mesures prises
par le gouvernement de Paris contre les congrégations leur permet
d’utiliser cet argument pour s’attaquer aux positions françaises. C’est ce
qui est au cœur de l’entretien entre Guillaume II et le délégué
apostolique à Constantinople, Bonetti, dès octobre 1898 : l’Empereur

11. Un dossier complet des archives du Quai d’Orsay concerne cette mission (Levant,
1918-1940, Turquie, affaires religieuses, protectorat, 118, voyage Dubois).
12. C’est par exemple l’érection de l’École pratique d’études bibliques des domini-
cains au rang d’École biblique et archéologique française (voir notre ouvrage [Trimbur,
2002b]). À ce sujet, voir également notre article [2002c, p. 41-72].
LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 127

d’Allemagne conseille ainsi au Saint-Siège de se dégager de sa


dépendance à l’égard de la France, indigne du protectorat catholique du
fait de son anticléricalisme 13. L’Italie n’agit pas autrement, elle qui se
proclame très catholique (en dépit de la rupture de ses relations avec le
Saint-Siège depuis 1870) et obtient en 1905 la protection des Salésiens,
et ainsi l’exercice de prérogatives auparavant réservées à la France. On
en veut encore pour preuve un article allemand sur l’établissement
français de Sainte-Anne [Lübeck, 1911, p. 801-822]. Analysant en 1911
l’efficacité de cet établissement dans la diffusion de l’esprit français,
l’auteur recommande non seulement de s’en inspirer, mais aussi de
saisir la première occasion pour se substituer à la France : agissant
contre les congrégations, celle-ci affaiblit ses propres positions, comme
celles du catholicisme en général. Dans ces conditions, est-elle encore la
meilleure protectrice des catholiques en Orient ?
La mise à mal de la position de la France catholique n’est pas seu-
lement due aux menaces et accomplissements de ses rivaux : elle
résulte également de ses propres agissements, avec l’étude par Paris du
remplacement du réseau congréganiste par un équivalent laïque. Il est
intéressant, de ce point de vue, que la Mission laïque française, créée
en 1902, étudie très tôt une implantation en Palestine. C’est dans le
même esprit que la délégation dirigée par l’inspecteur d’académie
Marcel Charlot parcourt l’Orient en 1906. Officiellement chargée
d’inspecter l’enseignement congréganiste, on sait à quel point cette
mission a suscité l’inquiétude des congrégations en charge de ces éta-
blissements, déclenchant de leur part des réactions très vives. Comme
l’écrivent alors les Assomptionnistes : « Le travail du gouvernement
français contre l’Église se poursuit même à l’étranger, où cette œuvre
néfaste se retourne contre l’influence française elle-même 14. »
Mais, au bout du compte, la MLF, comme le gouvernement français,
n’a guère les moyens, ni peut-être la volonté, de réaliser les projets
considérés alors 15.
L’impact de législation anticléricale est bien plus grand pour une
autre raison. De fait, très concrètement, le titre III de la loi de 1901
conduit à une situation de non droit, et occasionne une gêne pour la
bonne marche des établissements. Ainsi, comment un établissement
religieux peut-il stabiliser sa situation sans passer par le processus
d’autorisation, lui-même rejeté par les congréganistes ou n’ayant que

13. MAE, Paris, PAAP Doulcet, 3 Protectorat religieux, lettre de l’ambassade de


France à Constantinople (B 77.1) au MAE, 26 octobre 1898, Cambon.
14. Jérusalem, n° 28, 24 octobre 1906, « Le protectorat français en Orient », p. 231 sq.
15. Pour une vue d’ensemble de la faiblesse de l’alternative laïque, voir [Sorrel, 2003,
p. 208-209].
128 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de bien maigres chances d’aboutir ? Dans ces conditions, on assiste à


une véritable quête de sécurité : c’est par exemple celle du P. Lagrange,
soucieux d’obtenir une reconnaissance d’utilité publique pour l’École
biblique 16. Cette recherche d’assurances découle également de considé-
rations matérielles : lorsque le climat français est malsain, comment
une congrégation peut-elle bénéficier de fonds exceptionnels, les
allocations habituelles ne suffisant pas à mener à bien sa tâche ? Tout
ceci, quand les mesures anticléricales ne provoquent pas chez les
congréganistes français de Palestine des angoisses existentielles : en
dépit des conventions signées entre la République et les congrégations,
les religieux qui sont en charge d’un domaine national, Bénédictins à
Abou Gosh et Pères Blancs à Sainte-Anne, ne risquent-ils pas d’en être
expulsés ? Dans ces conditions, les congrégations ne doivent-elles pas
retirer de ce contexte une leçon historique, en acquérant plus d’indé-
pendance à l’égard de leurs autorités politiques de tutelle, qui passe par
la quête d’une rentabilité très terrestre ? Interrogations d’autant plus
impérieuses qu’elles sont, dans un premier temps, sans issue véritable :
ce sont bien ces mêmes autorités françaises qui, au nom du protectorat
et des acquis de droit international (Mytilène), permettent à ces congré-
gations françaises d’être en Palestine exonérées de taxe, et donc de
poursuivre leurs activités…17
L’impact principal de la législation anticléricale française sur la
présence française en Palestine est toutefois ailleurs. On constate, en
effet, assez rapidement une concrétisation de ce que certains diplomates
avaient dès le départ redouté, à savoir la baisse du recrutement des
congrégations présentes en Palestine, conséquence des interdictions qui
leur sont opposées en métropole. Jean Doulcet, rédacteur à la direction
des Affaires politiques du ministère des Affaires étrangères, évoque dès
le début du XXe siècle certaines perspectives redoutables pour le long
terme. Il en va, par exemple, des Franciscains, dont on sait quelle est leur
importance du point de vue français, avec la primauté de la Custodie de
Terre sainte dans le très symbolique gardiennage des Lieux saints :
La suppression des noviciats franciscains [due à l’interdiction française]
entraînerait la disparition dans la Custodie de l’élément français qui y est déjà
si peu représenté et de la langue française qui y est enseignée dans toutes les
écoles. Au point de vue de notre influence politique en Orient, il est essentiel

16. Archives de Saint-Étienne de Jérusalem (par la suite : ASEJ), papiers Lagrange,


Carton n° 4 : 2. Diverses lettres reçues par le P. Lagrange (1 à 30), lettre de M. Leroy-
Beaulieu (École libre des sciences politiques) à Lagrange, 30 octobre 1909 (citée in Une
École française à Jérusalem, op. cit., p. 44).
17. Les arrangements fiscaux bénéficiant aux congrégations accordés par les Ottomans,
compris dans les clauses de Mytilène et Constantinople, sont reconduits par les Anglais.
LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 129

que les Commissariats de Terre sainte et leurs noviciats fonctionnent libre-


ment en France 18.

Cette crainte vaut aussi pour des établissements purement français.


Doulcet note ainsi à propos des Bénédictins qui viennent alors juste de
s’installer en Terre sainte : « La question de nationalité domine ici les
autres, et combien il est indispensable de leur assurer un recrutement en
France, sans aller à l’encontre de l’idée qui a présidé à leur fondation 19. »
Ces mises en garde sont très rapidement vérifiées. Comme le
remarque une note interne au ministère des Affaires étrangères de
septembre 1912, de 1908 à 1911, le nombre de Franciscains en
Palestine est passé de 70 à 40 pour les Français, tandis qu’au Carmel,
il n’y a plus un seul Français 20. Pour sa part, l’expulsion des congréga-
tions est un facteur majeur de désorganisation : ainsi, le recrutement du
prieuré bénédictin d’Abou Gosh, par exemple, est décidément mis à
mal par l’expulsion de la Pierre qui Vire des fils de saint Benoît (1903).
Avant la Première Guerre mondiale, le bilan est implacable. Selon
Louis-Maurice Bompard, à Constantinople, et Jules Cambon, à Berlin,
si la France ne fait rien pour inverser la tendance, elle fonce dans le
mur : les deux diplomates indiquent que la politique intérieure
française constitue la meilleure arme pour les puissances étrangères,
puisque, par là, la politique extérieure française se défait elle-même de
ses meilleurs instruments. Le 28 juin 1914, Bompard produit ainsi une
description qui ressemble à un véritable cri d’alarme, avant le boulever-
sement de la Première Guerre mondiale :
Les Supérieurs de nos établissements d’instruction qui avaient conscience
de travailler pour la cause française dans le Levant et jouissaient avec une
fierté patriotique du succès de leurs œuvres, sentent le sol s’effondrer sous
leurs pieds. Ils comprennent que ce magnifique réseau d’écoles qui couvre
l’Empire ottoman, tous ces établissements, ardents foyers d’influence
française, qu’ils ont créés au prix de lourds sacrifices et d’une entière
abnégation, vont insensiblement, par une pente fatale, passer à nos rivaux
pour devenir entre leurs mains des instruments merveilleux de combat contre
ceux-là même qui les ont fondés. Leur douleur est extrême ; c’est une douleur
que tous les bons français [sic] doivent partager avec eux. N’y aurait-il donc
aucun moyen de conjurer un pareil désastre 21 ?

18. MAE, Paris, PAAP, Doulcet, 4 Protectorat religieux 1890-1907, Note manuscrite :
congrégations religieuses fixées en Palestine par ordre d’ancienneté fo 57 sq.
19. Idem.
20. Ibid., NS protectorat, Protectorat catholique de la France en Orient, 36, dossier
général, janvier 1912-mars 1913, note au ministre, 5 septembre 1912.
21. Ibid., 38, 1914-1918, lettre de l’ambassade de France auprès de la Sublime Porte
(407) au MAE, 28 juin 1914, Bompard.
130 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Par ailleurs, l’affaiblissement des effectifs français au sein des


établissements d’obédience française, à l’image de l’ensemble des
congrégations, a une conséquence imprévue. C’est ainsi qu’au cours de
la Première Guerre mondiale, la « rumeur infâme », selon laquelle les
prêtres et religieux ne s’impliquent pas, ou pas assez, dans la défense
de la patrie, s’accompagne d’un élément moins connu : aux yeux de
certains, les ordres et congrégations sont d’autant plus condamnables
qu’ils sont « pénétrés » par des étrangers, et donc inéluctablement au
service de l’Allemagne. Or, cette « pénétration » étrangère est la
conséquence mathématique de leur internationalisation croissante, elle-
même directement issue de l’affaiblissement du recrutement français
faisant suite aux mesures anticléricales 22.
Au-delà d’une imprégnation étrangère, réelle ou imaginaire,
l’Allemagne produit de nombreux efforts pour mettre à profit l’affai-
blissement de la position française, faisant suite à l’expulsion de
l’Empire ottoman des religieux français. Cet activisme est illustré par
les entreprises du député catholique et émissaire allemand Matthias
Erzberger, qui portent jusqu’à la Palestine ; avec, de la part de
l’Allemagne, outre la mise en cause du protectorat de la France, le
souci de remplacer le personnel français de certains établissements par
des membres allemands des congrégations respectives 23. Dans cette
situation, la France ne peut que se mobiliser et tenter d’imaginer les
moyens de faire face à cette situation. C’est ce qui pousse Paris à
vouloir un rapprochement avec le Saint-Siège : agir de la sorte, c’est
s’en gagner les faveurs, et obtenir l’assurance à long terme d’une place
privilégiée dans les affaires orientales. Interpellé 24, le Saint-Siège saisit
cette occasion pour dire son fait à la France : selon le cardinal Gasparri,
si Paris attache tant d’importance à la continuation de son action
catholique et de son rôle de protectrice, la France ne peut assumer ces
fonctions si elle continue à appliquer sa législation anticléricale.
Comme l’indique le prélat à Cochin :

22. On trouve cette accusation notamment à l’encontre des assomptionnistes : MAE,


Paris, Guerre 1914-1918, Turquie 929, protectorat religieux de la France, août-décembre
1915, lettre du ministère de l’Intérieur, Service des renseignements généraux, au MAE, 6
octobre 1915, envoi d’une coupure de presse du Bonnet Rouge, 4 octobre (« Les
Assomptionnistes et l’influence allemande en Turquie »), accusant le gouvernement
français d’avoir financé une congrégation opposée aux intérêts français.
23. Konrad Lübeck développe cette idée dans un article intitulé « Les devoirs des
catholiques allemands dans l’Orient turc » (Aufgaben der deutschen Katholiken im
türkischen Orient) [Lübeck, 1916, p. 1 sq.].
24. C’est la fameuse correspondance entre le député catholique et secrétaire d’État aux
Affaires étrangères Denys Cochin et le secrétaire d’État Gasparri relative à la question du
maintien du protectorat français [Latour, 1996, p. 286-287].
LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 131

Qu’il me soit permis d’ajouter que ce serait une illusion de regarder


comme possible et efficace une propagande religieuse quelconque en Orient
sans missionnaires. Or, le nombre des missionnaires français ira nécessaire-
ment en diminuant si l’on maintient en France la législation actuelle contre les
Congrégations religieuses 25.

Cette logique s’impose dans l’Hexagone même, mais surtout aux


responsables français en poste en Orient après la guerre, une fois que la
France eut obtenu la gestion des affaires en Syrie-Liban, et qu’elle
escompte récupérer la Palestine : occuper cette place, c’est s’en donner
les moyens, et conforter les positions des meilleurs alliés de la France,
à savoir les établissements religieux. Or, ceux-ci ne peuvent assurer
cette fonction : à l’affaiblissement du recrutement sont venus s’ajouter,
d’abord, l’expulsion de la fin de 1914, et, désormais, un difficile retour
en Orient, dû à la mauvaise volonté britannique à l’égard de ces agents
français. Pour corriger cet état de fait, des mesures s’imposent en
faveur des congrégations, dont la première est de permettre leur
recrutement. Cet encouragement émane d’officiels français, qui
s’engagent dans le sens d’une révision de la législation : le général
Gouraud, haut commissaire français en Syrie-Liban, s’entremet ainsi
pour certaines communautés. Évoquant, à l’adresse du ministère des
Affaires étrangères, le cas des Bénédictins du Mont des Oliviers et
d’Abou Gosh, il insiste sur une mesure qui ressortit à la fois de la
justice envers des Français méritants et de la pure logique politique :
Après avoir donné ces preuves d’attachement à leur patrie [participation aux
combats au cours du conflit qui vient de s’achever] et afin de leur permettre d’en
étendre le rayonnement en terre palestinienne, des Pères Bénédictins demandent
en la personne du prieur de Jérusalem […] que le Gouvernement de la
République consente à tolérer et encourager […] deux établissements (de
recrutement) jusqu’au moment où ils pourront être officiellement autorisés.
J’estime que c’est un devoir pour moi d’appeler la bienveillante attention
de Votre Excellence sur cette requête. En l’accueillant, le pays acquitterait une
dette de reconnaissance envers de bons Français qui, après avoir largement
versé leur sang pour lui, s’efforcent en terre lointaine de le mieux faire
connaître et aimer 26.

Cette position est appuyée par des ecclésiastiques : on retrouve


parmi eux les membres de la mission dirigée par le cardinal Dubois, qui
parcourt le bassin méditerranéen à la demande expresse du ministère
français des Affaires étrangères, afin de faire pièce aux prétentions

25. Archives secrètes vaticanes, Secrétairerie d’État, Affaires ecclésiastiques extraor-


dinaires, 686, 1295, 1917-1921, lettre du cardinal Gasparri à Denys Cochin, 15 février
1918.
26. MAE, Paris, Levant, 1918-1940, Turquie, Affaires religieuses, Établissements
religieux, 122, 1920-1921, lettre de Beyrouth (169) au MAE, 23 avril 1920, Gouraud.
132 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

rivales 27. C’est ce qui apparaît dans le compte rendu qu’en dresse Mgr
Grente, archevêque du Mans : proclamant la nécessité de rétablir la
prépondérance française en Orient, il indique que l’autorisation de
recrutement est bien l’une des solutions, « sans cela, ce seront les
missionnaires étrangers qui l’emporteront ». De fait, l’autorisation
française au recrutement des religieux doit s’effectuer « au nom même
du patriotisme » [Mgr Grente, 1922, p. 194 et 255]. Cette nécessité
est relayée en France même. Elle est ainsi très présente dans les carnets
de Mgr Baudrillart : très tôt informé du cas des Bénédictins, il en tire
la conclusion logique : « … il faudrait que le gouvernement autorisât le
recrutement en France ; sinon, les œuvres passeront à des religieux
étrangers » [Baudrillart, 1994, entrée du 28 janvier 1918, p. 743] ; il va
même jusqu’à en parler directement à Poincaré :
J’aborde la question des congrégations religieuses, du scandale que cause
leur expulsion de France, quand on voit ce qu’elles font et quel esprit français
elles gardent, même après avoir souffert de notre gouvernement. […] Je lui
parle des noviciats en France ; il me dit qu’elles n’ont qu’à en ouvrir ; je lui
montre les difficultés légales ; il affirme que la loi le permet ; mais à quelles
conditions ? Enfin, il convient qu’on peut et doit faire quelque chose en ce
sens [Baudrillart, 1994, p. 990-991].

La thématique suscite également l’intervention de personnalités


intellectuelles et politiques, qui y voient l’occasion de poursuivre une
réflexion et des revendications plus anciennes. Il en est ainsi de
Maurice Barrès. Suite à son éloge de l’Union sacrée [Barrès, 1997], il
publie son Enquête aux pays du Levant, dont le final est un vibrant
appel à la poursuite d’une réconciliation nationale passant par la révi-
sion du statut des congrégations [Barrès, 1923, p. 175-176]. De cette
affaire, Barrès fait son dernier combat. En tant que vice-président de la
commission des Affaires étrangères, il interroge : Faut-il autoriser les
congrégations ? Pour lui, la Palestine est bien le lieu où la présence
française a tout à perdre au cas où Paris donnerait une réponse négative
à cette question [Barrès, 1924].
L’esprit qui domine au cours des années suivantes ne peut certes
mener à une révision, voire à une suppression de la législation anticlé-
ricale. Néanmoins, le réchauffement des relations entre la France et le
Saint-Siège, comme la dette de la France à l’égard de religieux
pourchassés, mais qui n’ont pas hésité à la défendre, instaurent une
tolérance envers des retours de facto. Et lorsque le Cartel des gauches
fait mine de relancer la législation anticléricale, la réaction est brutale
27. L’envoi du cardinal Dubois suit et clôt une série de missions étrangères, dirigées
l’une par le cardinal britannique Bourne, l’autre par le cardinal italien Giustini [Minerbi,
1990]. Voir aussi à ce propos notre article [Trimbur, 2005].
LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 133

et nette de la part des religieux : le refus proclamé haut et fort par les
hommes de la Ligue du droit des religieux anciens combattants et la
tentative de constitution d’une Fédération nationale catholique sont
suivis avec bienveillance à la fois par les représentants français en Terre
sainte et par leurs administrés locaux que sont les congréganistes
français.
Au bout du compte, et de manière contradictoire, ce n’est pas la
relance velléitaire de la législation anticléricale, mais le réchauffement
des relations entre la France officielle et les congrégations qui affecte
la présence française en Palestine. La victoire permet la rentrée des
congrégations dans le giron français, les religieux ayant combattu pour
leur pays ne jugeant pas utile de repartir, et leurs frères anciennement
exilés rentrant à leur tour. De fait, dans le nouveau contexte bienveil-
lant, les exils perdent leur valeur de refuge : contre qui s’agit-il
désormais de se protéger ? Et, dans ces conditions, à quoi correspon-
drait un nouveau départ ? Cette nouvelle donne mène à la transforma-
tion de la vocation de certains établissements français de Palestine.
Ainsi, dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, en lien avec
l’amélioration des relations entre les Augustins de l’Assomption et le
gouvernement français, le vaste bâtiment de Notre-Dame de France
n’accueille plus de novices : à nouveau tolérés en France, les
Assomptionnistes rouvrent des grands séminaires ou maisons d’études
sur le territoire métropolitain, ce qui supprime logiquement la nécessité
de disposer d’un tel établissement en Terre sainte ; Notre-Dame de
France devenant alors un simple centre d’accueil destiné aux pèlerins,
mais surtout aux touristes de passage.
Comme nous avons voulu le montrer, dans le cas de la Palestine, à
l’instar d’autres régions du monde, la législation anticléricale, d’une
part, n’affecte pas véritablement la présence française : au contraire,
dans un domaine où se confondent les qualificatifs « français » et
« catholique », la législation conduit même au renforcement de
l’élément français, avec l’accord des autorités françaises de tutelle.
Néanmoins, par ailleurs, on note tout de même un impact sensible. À
long terme, la législation anticléricale affecte aussi bien l’image de la
France que les éléments qui la composent : le recrutement déficient
entraîne inéluctablement une baisse des effectifs, le remplacement des
congréganistes français par des religieux étrangers, ou une déperdition
de sens pour des établissements conçus sur une base de forte
occupation ; une tendance renforcée par le réchauffement des relations
Église/État pendant et après la Première Guerre mondiale, qui ôte son
sens à des établissements-refuges. Au total, il se confirme, dans le cas
de la Palestine, que l’anticléricalisme n’est certes pas un article d’ex-
134 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

portation ; mais l’anticléricalisme intérieur a bien des effets vers


l’extérieur. Il participe ainsi à la dégradation de la position française à
long terme, après l’âge d’or de la fin du XIXe siècle et du début du XXe
siècle, et contribue à affaiblir un élément qui ne peut guère résister aux
attaques frontales que constituent le mandat britannique et la montée
des nouveaux facteurs, lorsque la Terre sainte chrétienne idéalisée
s’efface pour devenir la Palestine déchirée. La législation anticléricale
est donc un élément parmi d’autres dans la mise à mal de la position
française en Palestine.

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6

Quand la laïcité des francs-maçons


du Grand Orient de France vient aux Jeunes Turcs

Thierry Zarcone

L’ajout par Mustafa Kemal de la laïcité (laiklik), en 1937, à la


Constitution (1924) de la jeune République turque (1923), est l’abou-
tissement d’une histoire centenaire qui a commencé, dans les années
1820, avec une première série de mesures de sécularisation qui ont
arraché le contrôle d’une partie de l’éducation aux hommes de religion.
Le processus s’accélère pendant la période de réformes des Tanzimat
(1839-1861) sous l’impulsion de ministres éclairés et d’une première
génération de penseurs réformistes, les Jeunes Ottomans. Il se ralentit
sous le règne autoritaire du sultan Abdülhamid II (règne 1877-1909),
puis reprend, à partir de 1908, avec la deuxième génération de réforma-
teurs, les Jeunes Turcs, et, après 1923, avec les kémalistes. Les
mouvements jeunes-turcs qui ont émergé, dans les dernières décennies
du XIXe siècle, s’opposent à Abdülhamid II parce que ce dernier a mis
un terme au mouvement des réformes en suspendant, en 1878, la
première Constitution libérale de l’Empire (adoptée un an auparavant).
Poursuivis par le pouvoir, exilés volontaires ou forcés, les Jeunes Turcs
continuent à agir dans l’ombre, à Istanbul, à Salonique, ou depuis
l’étranger (Paris, Londres, Genève, Le Caire) [Berkes, 1964 ;
Hanioğlu, 1995 ; Georgeon, 2004]. Mais le courant jeune-turc n’est pas
homogène et si tous ceux qui s’en réclament sont constitutionnalistes,
plusieurs restent fermement religieux, d’autres sont positivistes et
même athées. C’est principalement dans la mouvance positiviste de ce
courant, qui établit des liens intimes avec les franc-maçonneries
française et italienne, que l’anticléricalisme et l’idéal « laïque »
trouveront un terrain favorable, avant d’être adoptés plus tard par les
kémalistes.
138 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’APPRENTISSAGE DE L’ANTICLÉRICALISME ET DE LA LAÏCITÉ

Dans leur tentative de structurer une opposition au sultan, certains


groupes jeunes-turcs ont recours à la franc-maçonnerie. Les uns
rejoignent les loges française et italienne à Salonique, d’autres
deviennent francs-maçons à Paris. L’idéologie libérale, le positivisme
scientifique de la franc-maçonnerie française et italienne leur
conviennent et son caractère secret protège leurs assemblées 1. Depuis
les années 1860, ces deux franc-maçonneries sont anticléricales (ce qui
ne signifie pas antireligieuses 2) et exigent que l’éducation ne soit plus
contrôlée par les congrégations et qu’elle passe sous le contrôle de
l’État, une position qui se durcit à la fin du XIXe et au début du XXe
siècle. L’ordre est le théâtre, dans la deuxième partie du XIXe siècle, de
vives disputes entre les francs-maçons croyants et une nouvelle
génération d’agnostiques et d’athées. Ce conflit trouve son
dénouement, en France, au convent de 1877, lorsque la décision fut
prise de supprimer du cadre constitutionnel du Grand Orient de France
la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme, avec en ligne de mire
l’élimination définitive des textes rituels de l’invocation au Grand
Architecte de l’Univers (assimilé à Dieu par ses opposants). Émile
Poulat écrit que l’obédience française opère ainsi sa complète
« laïcisation » [Poulat, 2003, p. 87]. À partir de cette date, le Grand
Orient de France se définit comme une « institution essentiellement
philanthropique, philosophique et progressive » (article I de la
Constitution) et met en avant deux grands principes : la liberté absolue
de conscience et la solidarité humaine [Combes, 1999, p. 142]. Quant
au Grand Orient d’Italie, il est influencé par le Risorgimento et les idées
de la Révolution française. Ses héros sont Garibaldi et Mazzini et son
action politique se manifeste aussi à travers l’anticléricalisme [Viallet,
1978, p. 185]. Les francs-maçons italiens conviennent, comme leurs
frères français, que l’Église est l’ennemie de la démocratie et que le
combat contre elle se fera dans le domaine de l’éducation. De
nombreux francs-maçons français et italiens adhèrent aux cercles de la
libre-pensée, et la Ligue de l’enseignement, fondée par le franc-maçon
français Jean Macé, en 1864, voit des loges françaises entières se rallier
à elle [Halpern, 1999, p. 199-230]. Voici, en substance, la pensée
sociale et politique que les Jeunes Turcs découvrent lorsqu’ils adhèrent

1. Sur la franc-maçonnerie et les sociétés secrètes politiques en Turquie, voir : Koloğ lu


O. (1991 a), (1991 b) et (2003) ; Zarcone Th. (1993 et (2002) ; Iacovella A. (1997).
2. Prenons l’exemple d’une des figures emblématiques du Grand Orient de France, le
pasteur Frédéric Desmons, cinq fois président de l’obédience, et partisan d’une laïcisation
du rituel ; cf. Ligou D. (1966).
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 139

à la franc-maçonnerie française et italienne, ou lorsqu’ils fréquentent


les membres de ces deux obédiences latines, à la fin du XIXe et au début
du XXe siècle.
Certes, les Jeunes Turcs n’ont pas découvert la laïcité chez les seuls
francs-maçons. Ils ont pu la lire dans les ouvrages et les revues qui
rentrent illégalement dans l’Empire ottoman, et certains Jeunes Turcs,
réfugiés en France, assistent à l’application des premières mesures
laïques de 1882 et au démantèlement de la puissance catholique, en
particulier celle des congrégations. Ils n’ignorent pas que le Grand
Orient de France est alors le fer de lance de l’anticléricalisme et le plus
ardent défenseur de cette laïcité. De même, en Turquie (à Istanbul, à
Salonique, à Smyrne), les francs-maçons ottomans peuvent suivre, dans
les loges françaises et italiennes, le feuilleton de l’histoire politique de
ces deux obédiences dont ces loges sont souvent le fidèle reflet (il n’y a
pas encore d’obédience turque). Ainsi, dans les loges d’Istanbul, où se
retrouvent toutes les composantes ethniques et religieuses de l’Empire
(musulmans, chrétiens grecs et arméniens, juifs, Levantins et Français)
et certains des plus brillants Jeunes Ottomans (Namık Kemal, Fazıl
Pa ş a, Ziya Pa ş a, etc.), la question de la croyance du franc-maçon donne
lieu à des débats passionnés. Louis Amiable, qui deviendra un haut
dignitaire du Grand Orient de France, dirige la loge L’Union de l’Orient
et favorise, en 1866, la réception d’un athée et anticlérical notoire,
Gustave Flourens, rédacteur de deux journaux de langue française en
Turquie. Cette réception, du reste, provoque des remous au sein des
loges françaises comme, en 1877, l’amendement de l’article I de la
constitution du Grand Orient de France avait entraîné des démissions en
chaîne [Zarcone, 1993, p. 280-282].
La franc-maçonnerie italienne, à Istanbul et à Smyrne, elle aussi, est
divisée sur cette question. Elle propage les idéaux du Risorgimento en
Turquie : elle fait l’éloge de Garibaldi, en 1864, et organise une tenue
funèbre à l’occasion de sa mort, en 1883, en présence des autres loges
de la ville d’Istanbul ; elle souscrit aussi à l’édification d’un monument
à la gloire de Mazzini en 1872 [Zarcone, 1993, p. 213-215]. Le jeune
Ottoman Mustafa Fazıl Pa ş a, influencé par Mazzini, membre de la loge
L’Union d’Orient, soutenait, dans sa lettre au sultan Abdülaziz, en
1866, que ce n’est pas la religion qui doit régler le droit des peuples.
Sherif Mardin relève, chez ce dernier, une notion inconnue en islam,
celle de « l’éthique laïque » [Mardin, 1962, p. 277]. L’un des francs-
maçons les plus représentatifs du Risorgimento, après Garibaldi et
Mazzini, est le républicain mazzinien Ettore Ferrari, éminent libre-
penseur et futur grand maître du Grand Orient d’Italie (1904). Ce
dernier, un artiste, sculpte la statue de Giordano Bruno (1548-1600,
140 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

philosophe, astronome et occultiste italien, exécuté comme hérétique,


il deviendra plus tard un martyr de la cause de la libre-pensée) qui est
élevée à Rome par l’obédience en 1889 et devient le principal symbole
de la laïcité dans la Péninsule. Devenu Grand Maître, Ferrari multiplie
l’activité anticléricale et développe les relations des francs-maçons
avec les libres-penseurs : comme en France, le clergé devient
« l’ennemi du citoyen progressiste » [Isastia, 2003, p. 318-319, 324,
330-331 ; Conti, 2003, p. 227]. Ferrari apporte, à la fin du XIXe siècle,
son total soutien aux Jeunes Turcs et fait même le voyage d’Istanbul,
en 1900, pour activer le réveil et l’engagement politique des loges [Loi,
1987 ; Zarcone, 1993, p. 240-241, p. 247]. Un an plus tard, en 1906,
l’opposition jeune-turque se structure, à Salonique, autour de la loge
italienne de la ville, Macedonia Risorta (créée en 1901), qui est
fréquentée par les futurs hommes forts du régime jeune-turc (Talat
Pa ş a, Cavid Bey) et où sera initié, entre autres, Hüseyin Cahid Yalçın
(1875-1957, important journaliste politique dans les années 1910-
1930) [Zarcone, 1993, p. 240-247; Iacovella, 1997]. Mais à cette date,
la franc-maçonnerie se concentre tout d’abord sur la lutte contre le
sultan et le rétablissement de la Constitution ; l’anticléricalisme et la
laïcité ne sont pas la priorité [Carasso, 1913 ; Ferrari, 1910].

AHMED RıZA, UN « FRANC-MAÇON SANS TABLIER »

Ahmed Rıza (1859-1930), l’une des principales figures du


mouvement jeune-turc et le leader du groupe le plus influent, n’est pas
franc-maçon, mais plusieurs de ses compagnons le sont, et il a eu, au
cours de son long séjour parisien de vingt ans (1889-1908), des
contacts continus avec des membres du Grand Orient de France
[Hanioğlu, 1989, p. 190-191]. En 1895, il dirige le comité d’opposition
Ittihâd-ı Osmânî/Union ottomane (fondé en Turquie en 1889), qu’il
rebaptise Comité Union et Progrès, et publie la revue Mechveret (Paris,
1895-1908), en langues turque et française, revue qui est considérée
comme la publication officielle du Comité. A. Rıza est un positiviste
convaincu et un élève de Pierre Lafitte ; or le positivisme est le lien
philosophique qui rapproche les Jeunes Turcs des francs-maçons
français autour du culte du progrès, de la raison et de la liberté.
Le cas d’Ahmed Rıza, que tout pousse vers la franc-maçonnerie et
qui, pourtant, quoiqu’il reconnaisse son caractère bénéfique, refuse d’y
adhérer, demande une explication. À une loge du Grand Orient de
France qui voulait l’initier, Ahmed Rıza répond, en 1892, que « la franc-
maçonnerie a rendu de grands services à une époque où le cléricalisme
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 141

était puissant et où la liberté de pensée était vue comme une faute »,


mais qu’il ne peut accepter, au nom de ses convictions de positiviste, sa
structure hiérarchique, car elle est contraire à l’égalité [Hanioğlu, 1985,
p. 144-147 ; Zarcone, 1993, p. 297-298]. A. Rıza parle de l’efficacité de
la franc-maçonnerie au passé : faut-il comprendre qu’elle n’a plus alors,
en France, sans doute depuis la proclamation de la IIIe République, de
rôle à remplir ? En France peut-être, mais pas en Turquie, puisqu’il
écrit, dix ans plus tard, en 1903 — il s’agit justement de l’époque à
laquelle la loge Macedonia Risorta de Salonique commence à
structurer l’opposition jeune-turque — que l’« action maçonnique peut
avoir un effet salutaire pour notre cause », à condition, précise-t-il,
« que les francs-maçons agissent avec circonspection et qu’ils débarras-
sent, avant tout, les loges des espions que le sultan y a introduit » [Rıza,
1903]. Ahmed Rıza n’en deviendra pas pour autant franc-maçon, mais
il est clair qu’il soutient leur action. Les francs-maçons français ont
pour usage de qualifier de « franc-maçon sans tablier », les personnes
qui n’appartiennent pas à leur Ordre, mais qui partagent leurs idées et
combattent à leurs côtés pour la défense de la liberté. Ahmed Rıza,
qu’ils n’ont pas réussi à initier, l’était sans contredit.
Le cas d’Ahmed Rıza n’est pas isolé. On trouve, en France et en Italie,
plusieurs francs-maçons et non francs-maçons qui ont loué les principes
philosophiques et l’engagement politique de la franc-maçonnerie, mais
qui ont critiqué ses « cérémonies ridicules » et ses « symboles
archaïques ». On peut citer le médecin suisse Berchtold-Bauprè
(m. 1861), non franc-maçon [Halpern, 1999, p. 103-126], le libre-
penseur et franc-maçon Arcangelo Ghisleri [Isastia, 2003, p. 329-330] et
le Jeune Turc Hüseyin Cahit Yalçın, devenu franc-maçon, qui appréciait
les nobles idéaux de l’ordre, mais trouvait ses cérémonies absurdes et
inadaptées à son idéal [Huyugüzel, 1984, p. 26 ; Zarcone, 2002, p. 87-88].
Le modèle que la franc-maçonnerie du Grand Orient de France a pu
représenter pour les Jeunes Turcs apparaît dans une conférence
présentée, en 1908, au siège de l’obédience, par le docteur Nazım, qui
n’est pas franc-maçon, peu après l’installation des Jeunes Turcs au
pouvoir [Dumont, 1991]. Il était accompagné du franc-maçon Cemal
Bey et d’A. Rıza.

Bien que n’ayant pas l’insigne honneur de faire partie de la franc-


maçonnerie, nous sommes persuadés cependant d’en avoir, nous, les Jeunes
Turcs, les sentiments supérieurs qui la guident, c’est-à-dire l’amour de la
liberté, l’acheminement progressif vers l’égalité, gage indispensable pour une
fraternité universelle.
Si donc, nous ne pouvons nous dire frères maçons, vous ne nous refuserez
pas le titre de frères en l’humanité.
142 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Et c’est parce que nous sommes conscients de cette communauté dans nos
idées et nos aspirations qu’aussitôt débarqués à Paris, nous nous sommes
rendus au sein de votre grande famille, certains d’y trouver bon accueil.

Nazım ajoute que « des amis que nous avions au sein même de la
maçonnerie française, connaissant nos aspirations, ont bien voulu nous
initier à votre organisation et à sa méthode de travail ».
La Turquie est, dit Nazım, prête à « recevoir la graine utile de l’ins-
truction obligatoire et de la liberté de conscience ». Le Jeune Turc loue
également la récente « loi de séparation des Églises et de l’État » de 1905.
Nous, Jeunes Turcs, avant d’être mahométans, nous sommes libéraux. La
religion n’entre en aucune façon dans nos préoccupations politiques. Le
Coran, qui est un véritable code de socialisme intégral, le premier en somme,
nous dispense heureusement de nous en préoccuper dans l’établissement de
notre gouvernement futur.

Le positionnement de plusieurs Jeunes Turcs à l’égard de l’anticlé-


ricalisme et de la politique laïque française mérite toute notre attention.
A. Rıza estime que, si l’anticléricalisme s’impose contre le clergé
catholique, il doit être nuancé en revanche, en islam, où les hommes de
religion ne constituent pas une institution organisée sur le modèle de
l’Église qui se place entre les croyants et leur livre saint. Certes, écrit-
il, la classe des oulémas doit être purgée de ses éléments fanatiques.
Surtout, A. Rıza est ulcéré par les critiques occidentales de l’islam
comme religion ; à l’image de Namık Kemal, il considère que la
religion du Prophète est une religion progressiste, une religion de la
raison [Zarcone, 2004, p. 82-83] : «Le grand principe de l’islamisme est
celui de la continuité, de l’évolution et du progrès dans la religion
même, principe qui n’est point enfermé dans les bornes infranchissa-
bles d’un dogme étroit et immuable » [Rıza, 1897]. En pur laïque,
A. Rıza n’attaque pas la religion, mais uniquement ceux qui la
dévoient, c’est-à-dire les oulémas radicaux : « Comment une doctrine
qui fut un élément si puissant de régénération et de progrès est-elle
devenue aujourd’hui entre les mains de quelques fanatiques ignorants,
hypocrites et malveillants, un instrument d’intolérable tyrannie ?
Question redoutable sur laquelle j’appelle l’attention du khalife actuel
[Abdülhamid II] et dont la solution contribuerait plus que toute autre
réforme au relèvement du monde musulman » [Rıza, 1897].
Dès 1898, A. Rıza veut donner une leçon de laïcité aux Français,
fort de l’expérience libérale ottomane fondée sur la tolérance des
steppes, lorsque Turcs et Mongols constituaient des empires pluricon-
fessionnels. Il cite, dans son article « Tolérance musulmane », le sultan
réformateur Mahmud II (règne 1838-1839) : « Je ne veux reconnaître
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 143

désormais les musulmans qu’à la mosquée, les chrétiens qu’à l’église, et


les juifs qu’à la synagogue ». A. Rıza critique surtout la politique
française en Turquie, où elle protège les congrégations, et il exhorte le
gouvernement français à respecter ses principes laïques. C’est un
problème bien connu, comme le note Émile Poulat, qu’à l’étranger, « les
Français ont hésité entre intransigeance et compromis avec les missions
chrétiennes comme avec les traditions locales… » [Poulat, 2003, p. 94].
Conformément à la célèbre formule de Léon Gambetta, « l’anticlérica-
lisme n’est pas un article d’exportation » (1881), la République
française n’applique pas ses mesures laïques dans ses colonies ni dans
ses ambassades (elle agira de même après la loi de séparation de 1905),
et cela pour au moins deux raisons : pour conserver son contrôle sur les
cultes, sur le culte musulman, par exemple, dans le cas de l’Algérie, afin
de s’en faire un allié ; puis, pour consolider sa mission civilisatrice —
c’est le cas de la Turquie —, mission déjà assurée, depuis plusieurs
siècles, par les congrégations chrétiennes.
Alors que la France « fait chez elle, la guerre aux empiétements du
cléricalisme », A. Rıza se demande « comment cette même France peut
applaudir en Turquie ce qu’elle condamne chez elle ». Il retient que le
gouvernement français « organise dans notre pays un pouvoir à la fois
politique et religieux et qu’il nous montre une France à double face »
[Rıza, 1898, p. 3]. Quelle est la réponse d’Ahmed Rıza :
Nous autres, Jeunes Turcs, plus soucieux qu’elle [la France] de l’avenir de
notre patrie, nous cherchons son relèvement dans une étroite relation avec
cette France laïque et libérale qui, s’exprimant par la bouche d’un de ses
représentants les plus savants (Delbet, député de Seine-et-Marne), a posé le
principe suivant : « respect et liberté à toutes les croyances religieuses ;
tolérance pour tous les cultes qui doivent se suffire à eux-mêmes, sans
subvention de l’État : – lutte à outrance contre le cléricalisme, c’est-à-dire
contre l’invasion de la religion dans la politique, source de tant de maux et de
troubles. – résistance énergique contre les empiétements de la Cour de Rome »
[Rıza, 1898, p. 4].

Ahmed Rıza dénonce nettement la formule de Léon Gambetta qui


légitime la « politique cléricale » de la France hors de ses frontières :
Avec ce mot d’esprit, la France s’est crue, depuis vingt-cinq ans, dispensée
d’avoir une politique en Orient et en Extrême-Orient. Sous le prétexte absurde
que l’anticléricalisme, (c’est-à-dire, au fond, les idées de neutralité religieuse,
l’esprit laïque) ne devait pas s’exporter, on a continué à exporter en masse les
idées cléricales [Rıza, 1899].

En Turquie, à Istanbul en particulier, A. Rıza compte des alliés dans


son combat contre la politique cléricale de cette « France à double
face » ; ce sont les francs-maçons de la nouvelle loge La Renaissance
144 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

(créée en 1904) qui, opposés à l’ambassadeur de France Jean-Antoine


Ernest Constans, relaient la politique laïque du Grand Orient de France.
Sur de nombreux points, les inquiétudes d’A. Rıza se reflètent aussi
dans les correspondances que cette loge échange avec l’obédience. Le
soutien apporté par la France et son ambassade aux congrégations, qui
ont trouvé dans la Turquie « une sorte de terre promise » [Rıza, 1901],
concerne principalement leur action éducative. Elles contrôlent en effet
de nombreuses écoles où ne sont pas scolarisés les seuls élèves issus
des communautés chrétiennes de l’Empire, mais aussi des enfants
musulmans. Ahmed Rıza et les francs-maçons de La Renaissance
déplorent que la laïcité soit sacrifiée sur l’autel des intérêts
économiques et commerciaux. L’enjeu est l’éducation et l’école.
A. Rıza précise que la « propagande antimusulmane » des mission-
naires et celle de la presse française affectent les musulmans turcs
[Rıza, 1904, p. 2].
A. Rıza espère faire comprendre à la France que la défense de ses
intérêts en Turquie ne peut, à terme, être assurée par son soutien aux
congrégations, mais par la mise en place d’institutions laïques :
Les institutions laïques seront sans doute plus aptes que les institutions
religieuses à remplir ces conditions [respect, liberté et religion]… nous ne
prétendons pas vouloir dire par là que tous les Français laïques sont scrupu-
leusement respectueux des mœurs et de l’organisation sociale des pays où ils
portent leur langue et écoulent les produits de leurs industries. Hélas ! non.
Nous croyons seulement qu’une institution laïque, absolument neutre, où se
donnerait une éducation rationnelle, scientifique, et en grande partie profes-
sionnelle, ne porterait peut-être pas atteinte à la constitution sociale et aux
croyances de ceux qui la recevraient : elle aurait par conséquent moins d’in-
convénients que les établissements fermés des congréganistes qui, en bourrant
la tête des enfants de notions chimériques, jettent le trouble au plus profond
de leur conscience et perpétuent cet antagonisme de race et de religion qui
nous est si funeste à tous égards.
Il est vrai que les institutions laïques ne pourront pas fonctionner, au
début, sans se heurter à des difficultés surtout matérielles, car la séculaire
oppression morale exercée par les religieux sur les catholiques d’Orient les
rend réfractaires et même hostiles à l’enseignement laïque. Mais, en revanche,
elles recruteront leur clientèle non pas parmi les 80 000 catholiques, mais
parmi les 24 millions d’Ottomans ; et comme l’éducation laïque aura pour
objet, nous aimons du moins à le croire, d’établir un lien de sympathie entre
l’Orient et l’Occident, la langue et les idées françaises auront ainsi un champ
de propagande vingt-quatre fois plus vaste, et leur influence se répercutera
même jusqu’aux limites extrêmes du monde musulman [Rıza, 1904, p. 2].

Les francs-maçons français n’ignorent pas et condamnent même la


politique ambiguë que conduit leur pays dans ses colonies et dans ses
ambassades. Et, s’ils souhaitent le rétablissement de la Constitution en
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 145

Turquie, c’est parce qu’elle apporterait l’égalité à toutes les populations


de l’Empire. D’après eux, son rétablissement convaincrait ainsi la
France de « renoncer à entretenir des moines — lesquels souvent ne
sont pas français — [et] qui, sous prétexte de servir notre influence,
s’opposent au contraire à la propagation des idées dont la France est
l’incarnation depuis la Révolution » [Pontet O. p. 205].
Plus grave, pour A. Rıza, l’enseignement assuré par les congréga-
tions catholiques met en péril l’avenir du pays à travers l’influence
néfaste qu’elles exercent sur les futures élites ottomanes :
Ces jeunes lycéens ont sur notre pays et les Turcs des idées originales
puisées, non pas dans des livres scolaires comme on s’en sert dans les maisons
d’éducation laïque, mais dans des ouvrages spéciaux où l’histoire est
remaniée au gré des professeurs en soutane. Une fois que ces jeunes gens ont
quitté les bancs de l’école, on les voit afficher un dédain superbe pour tout ce
qui est turc […] les voilà prêchant la haine de l’islam et fomentant des
troubles dans l’Empire ottoman [Rıza, 1906, p. 5].

LES FRANCS-MAÇONS PASSENT À L’ATTAQUE

Les membres du Grand Orient de France, à Istanbul, dénoncent, eux


aussi, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la conduite hypocrite du
gouvernement français qui refuse, par le biais de son ambassade, de
défendre la laïcité et qui soutient les congrégations religieuses et leurs
écoles. Ces francs-maçons, pour la plupart des Grecs et des Arméniens
rejoints par quelques Français, sont regroupés dans la vieille loge
L’Étoile du Bosphore (créée en 1858), qui disparaît en 1904, puis dans
la loge La Renaissance, en activité de 1904 à 1935. Le principal
objectif de ces francs-maçons est de défendre et propager les « idées
françaises ». Pour ce faire, ils s’opposent à la politique « cléricale » de
l’ambassade et aux écoles des congrégations religieuses, requérant
l’aide du Grand Orient de France pour qu’il exerce des pressions sur le
gouvernement français. Mais leur grand idéal, à l’image des francs-
maçons français, depuis le milieu du XIXe siècle, est de fonder une
« école laïque française ». Épisode surprenant, dans le contexte de leur
combat anticlérical passionné, les frères de La Renaissance demandent
au Grand Orient de France, en 1920, l’autorisation d’initier un prélat,
Srineos, archevêque des Dardanelles, et de lui attribuer les trois grades
maçonniques à la fois, en lui évitant certaines formalités, en fait en
passant outre le vote des membres de la loge qui pourrait lui être
défavorable. Le vénérable et quelques officiers de la loge jugent en
effet l’archevêque des Dardanelles digne de devenir franc-maçon. Mais
146 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’obédience française refuse d’accorder cette dérogation… [Corr. R,


août 1920].
La « France à double face » est représentée, à Istanbul, par l’ambassa-
deur Jean-Antoine Ernest Constans, en poste de 1898 à 1909 3, auquel
Ahmed Rıza, depuis Paris, et les francs-maçons de La Renaissance
reprochent d’être « foncièrement clérical » et protecteur des congréga-
tions (Constans avait donné deux discours en faveur de celles-ci et des
jésuites) [Rıza, 1899, 1900, 1901]. A. Rıza est même étonné de voir
qu’après la séparation de l’Église et de l’État et la « chasse aux congré-
ganistes», en 1905, l’ambassadeur Constans a été… un franc-maçon très
actif du Grand Orient de France ; il a dirigé en particulier le convent
maçonnique de 1884 [Combes, 1999, p. 199]. Sa qualité ne le rend pas
plus « fraternel » avec ses confrères et il se tient d’ailleurs à l’écart de la
franc-maçonnerie française de Turquie. En 1901, pour plaire au sultan, il
« donne l’ordre au bureau de la poste française, à Constantinople, de ne
plus recevoir les journaux des Jeunes Turcs » [Rıza, 1901].
En 1896, on trouve déjà, à l’ordre du jour de la réunion de la loge
L’Étoile du Bosphore, une conférence sur le cléricalisme dans laquelle
sont dénoncés les abus des clergés à toutes les époques ; le conférencier
explique que, par le mot « clergé », il entend les prêtres, les rabbins et
les imams [PVEB, 1896]. Après le rétablissement de la Constitution, en
1908, et l’arrivée des Jeunes Turcs au pouvoir, le nombre des loges
maçonniques se multiplie et une obédience nationale est constituée, en
1909 : c’est le Grand Orient ottoman. De même, des loges italiennes,
espagnoles, soutenues par leurs ambassades respectives se constituent.
Quant à la loge française, elle se plaint au Grand Orient de France que
l’ambassade ne lui apporte aucun soutien. Or, les francs-maçons de La
Renaissance savent que la révolution jeune-turque a reçu les encoura-
gements de la France et des positivistes français, et le président de la
loge confirme au Grand Orient de France que ce pays est son modèle
idéologique : « Je sais mieux que tous à quel point le changement de
régime dans notre pays vous intéresse d’autant plus qu’il est dû aux
idées et à l’éducation laïque françaises » [Corr. R., novembre 1908].
Toutefois, en avril 1909, la jeune Turquie est menacée, dix mois
seulement après le rétablissement de la Constitution, par un
mouvement insurrectionnel à fondement religieux qui provoque la fuite
d’une partie des députés jeunes-turcs. Ahmed Rıza, alors président du
Parlement, est menacé de mort, comme Hüseyin Cahit Yalçın, accusé
par les oulémas d’être un athée, un franc-maçon, et à cause de son
projet d’ouvrir une école de filles. Ce dernier ralliera la franc-
3. Il a été ministre de l’Intérieur de 1889 à 1892 ; voir Bacque-Grammont J.-L. et als
(1991), p. 76.
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 147

maçonnerie à Salonique où il s’est réfugié [Huyugüzel, 1984, p. 25-


26 ; Zarcone, 2004, p. 94-96]. Après que les Jeunes Turcs aient repris
le dessus et écrasé la contre-révolution, les francs-maçons de La
Renaissance font un courrier à l’obédience française dans lequel ils
tirent les conclusions de cet événement.
Nos jeunes officiers livrent un combat réel et sans pitié à la horde des faux
musulmans qui ont fait, entre leurs mains insensées, une arme du fanatisme
musulman. C’est le commencement de l’anticléricalisme musulman, créé
dans nos loges de Salonique, et qui sauvera la Turquie et les Ottomans d’une
perte certaine [Corr. R., 30 avril 1909].

Devant la détermination des oulémas radicaux à vouloir, au nom de


l’islam, rétablir la monarchie autoritaire du sultan Abdülhamid, les
Jeunes Turcs reconsidèrent leur position à l’égard de la religion.
L’anticléricalisme, qui n’était pas à l’ordre du jour, avant 1909, même
chez les francs-maçons musulmans de la loge italienne de Salonique,
les interroge. En datant de cette époque l’émergence d’un « anticlérica-
lisme musulman », les francs-maçons de La Renaissance pressentent-
ils les prochaines mesures de sécularisation adoptées par le régime
jeune-turc ? Plusieurs mesures laïques sont prises en effet par les Jeunes
Turcs, sous l’influence du durkheimien Ziya Gökalp, entre 1910 et
1916, puis entre 1916 et 1917 : la principale autorité de l’islam
( şeyhülislam) se voit retirer toutes ses prérogatives dans le domaine
temporel et maintenu dans ses seules fonctions spirituelles ; les
tribunaux islamiques passent sous la juridiction du ministère de la
Justice, et les écoles religieuses (medrese) sont mises sous le contrôle
du ministère de l’Éducation. Quoique s’inscrivant dans la continuité du
mouvement de réformes inauguré sous les Tanzimat, il est probable que
ces mesures ont été accélérées à cause de l’inquiétude provoquée par le
soulèvement de 1909. C’est à cette époque aussi que l’islam se
constitue comme courant politique face au mouvement occidentaliste.
Ces mesures anticipent celles, plus radicales encore, qui seront menées
par Mustafa Kemal en 1924-1925.
Outre l’influence de la franc-maçonnerie du Grand Orient de France
dans la diffusion des idées laïques, celle de penseurs français comme
Émile Durkheim est indéniable. Plusieurs figures importantes de la
nouvelle Turquie s’en réclament : Ziya Gökalp, qui sera l’un des
idéologues de la Turquie républicaine ; le franc-maçon Hüseyin Cahit
Yalçın, qui traduit en turc L’Éducation morale de Durkheim, en 1927
[Durkheim E. (1927)]. Cet ouvrage, qui résulte de plusieurs cours
dispensés à La Sorbonne en 1902-1903, a séduit les Jeunes Turcs. Ses
deux premiers chapitres avaient été traduits, en 1926, par un autre Turc,
148 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Necmettin Sadık Sadak, et publiés dans la revue de la faculté de


théologie de l’université d’Istanbul, sous le titre « Morale laïque,
Éducation laïque » (Laik Ahlak, Laik terbiye) [Durkheim, 1926].
L’ouvrage sera traduit une nouvelle fois, dans son intégralité, par M.F.
Bezirci, en 1938 [Durkheim, 1938].
Nous avons décidé de donner à nos enfants, dans nos écoles, une
éducation morale qui fût purement laïque : par là, il faut entendre une
éducation qui s’interdise tout emprunt aux principes sur lesquels reposent les
religions révélées, qui s’appuie exclusivement sur des idées, des sentiments et
des pratiques justiciables de la seule raison, en un mot une éducation
purement rationaliste [Durkheim, 1934, introduction].

Nous ne disons pas que tous les individus doivent cesser d’avoir des
sentiments religieux, c’est-à-dire nous ne demandons pas à tout le monde d’être
athée (dinsiz), nous n’officialisons ni n’encourageons l’athéisme. Nous disons
seulement qu’aucun individu ne doit se mêler de la religion ou des croyances
d’un autre. Le qualificatif « lâik » ne peut être attribué qu’au gouvernement
(hükûmet). Est « laïque » l’État qui ne mêle pas les affaires de la religion et celles
du monde. Est dit « laïque » l’individu qui désire que l’État adopte une telle
conduite en politique. Un individu peut être laïque tout en restant très religieux
[Hüseyin Cahid, dans le journal Tanin, 1924, cité in (Ergin, 1977, p. 1691)].

L’adjectif « laïque » (lâik) pénètre dans la langue ottomane au début


du XXe siècle, mais c’est sous sa forme substantive, laiklik, que la laïcité
devient constitutionnelle en 1937, les Ottomans n’ayant pas songé à lui
trouver un équivalent en langue turque. Cependant, les détracteurs de la
laïcité assimilent très rapidement celle-ci à l’irréligion et, partant, à
l’athéisme. Un auteur anonyme de la revue religieuse Islâm Mecmûası
écrit par exemple que la séparation de l’État et de l’Église produit un
« État totalement irréligieux — “laïque” » (artık devlet tamamıyla lâ-dinî
« laïque » oluyor) [« Islâmiyet ve Asrî Medeniyet » (1911) ; Ergin, 1977,
p. 1685-1716]. L’amalgame laïcité-athéisme ou franc-maçon-athée est
constant sous la plume des adversaires du régime jeune-turc [Vahdeti,
1909. La confusion est ancienne car le Dictionnaire turc-français de
Samy Bey Frashery (1885) donnait au mot « fârmasûn » les synonymes
d’« athée » et de « libre-penseur ». L’association n’est pas entièrement
fausse, car la franc-maçonnerie n’était pas exempte de frères athées.
Toutefois, le Grand Orient Ottoman ne conserve pas moins, en 1909, l’in-
vocation au Grand Architecte de l’Univers. Qui plus est, en 1932, un
franc-maçon rappelle, dans la revue Büyük Şark, organe officiel du
Grand Orient de Turquie, que, si la franc-maçonnerie reconnaît toujours
son éternel ennemi dans les membres du clergé (klerjeler) — entendons
les oulémas — elle n’en est pas moins, contre la croyance commune,
respectueuse de la religion : « Seuls les maçons savent que la maçonnerie
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 149

n’est pas irréligieuse (dinsizlik) ». Et de citer l’opinion des ignorants :


« Chez nous, lorsque nous parlons d’un athée, nous disons : “Tiens, ce
franc-maçon” (farmason) » [Nami, 1932, p. 10]. Cependant, l’idée que
l’État laïque est un État athée reste vivace dans les années 1930.

LE COMBAT POUR L’ÉCOLE : DE « L’ÉCOLE MAÇONNIQUE »


À L’« ÉCOLE LAÏQUE »

Depuis le milieu du XIXe siècle, certains Italiens, Grecs, Arméniens et


Levantins de l’Empire ottoman ont pu constater que la politique de sécu-
larisation dans l’éducation ne se reflétait pas dans leurs communautés
religieuses (millet) où l’école restait sous le contrôle du clergé et des
missionnaires. Cela explique pourquoi plusieurs loges ont constitué ou
tenté de constituer des écoles primaires indépendantes. Les Italiens
d’Istanbul sont les premiers à concevoir et fonder, en juillet 1864, une
« école maçonnique ». L’influence du Risorgimento est décelable, car ce
serait sur les encouragements d’un officier de Garibaldi, Germono
Marchese, membre de la franc-maçonnerie, que des écoles italiennes sont
ouvertes après 1861, donc après l’Unité italienne [Haydaroğlu, 1990,
p. 148]. La loge Italia, à l’origine de cette « école maçonnique loge
allemande Germania — qui ouvrira sa propre école en 1868 [Becker,
1897] — et par la loge française L’Union d’Orient. L’école, installée
dans le rez-de-chaussée du local de la loge, accueille cinquante élèves en
novembre 1864. Le franc-maçon du Grand Orient de France qui
rapporte l’événement écrit : « L’intolérance et la méfiance musulmanes
ont été combattues avec succès et le premier pas est fait en Turquie pour
arracher au clergé fanatique l’éducation de la jeunesse. La maçonnerie
devient ainsi de plus en plus populaire. » [M.M., juillet 1864, p. 154-
155 ; septembre 1864, p. 301 ; nov. 1864, p. 415-516 ; « La Scuole
laiche italiana a Constantinopoli e la R∴L∴Italia risorta », 1890].
Les francs-maçons de Smyrne, qui caressent aussi, en 1866, le projet
de fondation d’une « école maçonnique » ne parviennent pas, toutefois,
à le mener à son terme. Le projet avait pris naissance dans la loge
italienne Stella Ionia, qui avait le soutien des loges française et anglaise
de la ville [M.M., avril 1866, p. 367]. En 1914, l’initiative est reprise à
son compte par la loge Homère du Grand Orient de France ; il s’agit de
créer une « école laïque » à Smyrne. Cependant, le vénérable maître de
la loge, Ernest Bon, délégué de la Mission laïque de laquelle sont aussi
membres plusieurs autres frères, renonce à ce projet à cause de la
concurrence possible des écoles déjà existantes ; les unes « imbues de
nationalisme » ; les autres, « écoles congréganistes ». La loge Homère
150 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

substitue à ce premier projet la fondation d’une « école professionnelle »


(agriculture, commerce, industrie) qui pourrait recevoir les élèves
diplômés des écoles communautaires. Celle-ci ne concurrencerait donc
pas les autres établissements et permettrait aux élèves de quitter l’école,
après trois ou quatre ans, « transformés moralement avec des idées de
tolérance mutuelle, de respect des autres et de soi-même et, enfin, de la
liberté absolue de conscience qui sont les principes de la
F M∴universelle ». Pour réaliser cela, un comité pluriconfessionnel
composé de membres de la loge, deux Grecs orthodoxes, deux
Arméniens orthodoxes, deux musulmans, deux israélites et deux
catholiques, est fondé. C’est le signe que l’école ne scolarise pas les
seuls enfants chrétiens et israélites, mais également des musulmans Le
comité obtient une promesse de subvention du consulat de France et un
soutien actif de la Mission laïque qui envoie un délégué franc-maçon à
Smyrne. Il trouve aussi un terrain pour bâtir l’école. Mais le projet est
stoppé à cause de la Première Guerre mondiale [Bon, 1928, p. 8-10].
Le projet de création d’une école est évoqué, à Istanbul dès 1901, par
la loge L’Étoile de l’Orient, mais il ne prend forme, dans la loge La
Renaissance, qu’en 1921-1923. En 1901, le vénérable maître de la loge
L’Étoile de l’Orient, de Brémond d’Ars, attaché auprès de l’ambassade
de France, propose de fonder une loge maçonnique dont la fonction
première serait de constituer des écoles qui serviraient la diffusion des
« principes de la Révolution française ». Et de Brémond d’Ars de noter
que, chez les Turcs, qui ne « sont pas bêtes » et qui partagent déjà les
« idées de la Révolution française », de telles écoles auraient des
« résultats merveilleux ». Mais de Brémond d’Ars n’a pas le soutien de
l’ambassade et son chef hiérarchique, l’ambassadeur Constans,
s’oppose à ce que son attaché « fasse de la maçonnerie active, car cela
est incompatible avec ses fonctions » [Corr. R., octobre 1901]. Le projet
réapparaît, en 1921, à La Renaissance, parallèlement à sa lutte contre les
congrégations de la ville : il s’agit de créer une « école française » ou,
plus précisément, une « école laïque » et même une « école primaire
supérieure » ; « qu’un enseignement français, purement laïque, soit enfin
donné dans des écoles françaises qu’il appartient au gouvernement
français de créer ou d’encourager par des subventions… » [Corr. R., juin
et août 1921]. Ce choix d’une « école laïque supérieure » est explicité
en 1927 par un membre de la loge qui cite Ferdinand Buisson (m. 1932),
président de la Ligue de l’enseignement, signe que les francs-maçons de
La Renaissance sont bien au fait de la politique laïque française et de
l’opinion de ses théoriciens : « Ce qui a contribué le plus à la prospérité
de l’école, c’est le lendemain de l’école. Le but de l’école n’est pas :
l’instruction de l’enfant, c’est : une instruction de l’enfant qui serve
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 151

l’homme […] un enseignement postscolaire fortement organisé est donc


nécessaire pour compléter l’action de l’école… » [L∴La Renaissance
O∴de Consple. Question B. « Création, Défense et Développement des
œuvres postscolaires et périscolaires », Corr. R., 1927].
Les membres de la loge déclarent au Grand Orient de France que les
champions de ce projet sont des francs-maçons grecs et arméniens « qui
sont venus faire leurs études à Paris, en France, et ont importé en Orient
les idées et les principes républicains et libéraux ». Ce sont « ces mêmes
Grecs et Arméniens [qui] veulent instituer une école laïque à leurs frais
et au grand profit de la propagande de la langue française… ». La loge
espère, hélas sans succès, obtenir une aide financière de l’obédience et
sollicite également la Mission laïque [Corr. R., juillet et août 1921]. Le
projet stagne pendant plus d’une année. En 1923, La Renaissance
demande au Grand Orient de France d’intervenir auprès du gouverne-
ment français afin que celui-ci envoie en Turquie, « dans des buts de
propagande, des intellectuels imbus de l’idée et des traditions républi-
caines et démocratiques… » et qu’il « se décide à créer en Turquie, à
l’instar de ce qui a été fait par le gouvernement italien — des établisse-
ments d’enseignement libre (primaire et secondaire) ou qu’il subven-
tionne, au point de la rendre viable, l’œuvre de lycées laïques tels les
lycées Devaux et Faure de Constantinople » [Corr. R., avril 1923]. La
compétition pour l’école laïque est le nouveau souci de la loge, irritée
de voir que le pays auquel elle est rattachée, père de l’idée laïque, a été
distancé par d’autres puissances européennes, l’Italie en particulier. Les
deux principaux artisans du projet sont Armand Mossé, vénérable maître
de la loge et professeur au prestigieux lycée de Galatasaray, et
G. Buffaitrille, « chancelier au Consulat de France ». Le second, en
particulier, membre d’une loge d’Étampes, en France, a donné de
nombreuses conférences, « dans les LL∴turques sous l’obédience du
G∴O∴de Turquie », dans le but de créer « un mouvement d’opposition
aux institutions congréganistes en Turquie et de favoriser l’établisse-
ment de fondations scolaires françaises laïques » [Corr. R., avril 1923].
Les francs-maçons entendent éveiller l’intérêt de leurs frères de
l’obédience turque pour leur projet, une action qui est confirmée deux
mois plus tard, par l’envoi d’une lettre circulaire à toutes les loges du
pays, dont celles de l’obédience turque, sur le thème « l’École laïque en
Turquie ». La Renaissance lance un appel « pour la réalisation, en
Turquie, de l’instruction laïque » et dénonce le fait que « la formation de
l’enfance » soit restée « exclusivement le privilège des congrégations
religieuses qui élèvent la jeunesse dans la haine de tous les grands
principes que nous défendons dans nos temples ». La lettre, signée par
Mossé, précise ensuite :
152 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Nous voulons réaliser aujourd’hui nos désirs de longtemps : faire une


place en Turquie, à Constantinople, aux enfants des libres penseurs et des
fr∴maç∴, élargir notre avenir qui est celui de la liberté de conscience, de
l’émancipation, de la raison et de la fraternité humaine […] il faut que cette
manifestation laïque soit celle de toutes les loges, sans exception, sans
distinction d’obédience, de race et de nationalité [Corr. R., juillet 1923].

La Renaissance indique enfin qu’elle a nommé une « commission


chargée d’étudier la réalisation immédiate de cette Œuvre essentielle-
ment maç », placée sous la présidence de G. Buffaitrille, et qu’elle
invite les loges qui voudraient la rejoindre à nommer des commissions
semblables pour « prêter le cours de ses lumières pour l’étude en
commun d’une prompte réalisation » [ibid.].
Après la proclamation de la République, en octobre 1923, la
situation n’est plus la même. En effet, en mai 1924, les écoles congré-
ganistes sont fermées et les francs-maçons de La Renaissance estiment,
profitant du caractère trouble de la période, qu’il n’y a pas meilleure
occasion pour « créer ici quelques écoles nouvelles » et pour une action
de la Mission laïque : « Pour aboutir à un accord avec le gouvernement
turc, il faudrait qu’il existe à l’ambassade de France, à Constantinople,
un fonctionnaire qui ait la possibilité de se faire entendre à Angora. »
La loge propose aussi l’envoi d’une « mission officielle, composée de
membres de la Mission laïque et de plus, francs-maçons » : « Ces amis
étudieraient sur place la possibilité de fonder quelques écoles, immé-
diatement, en vue de la rentrée prochaine de septembre » [Corr. R., mai
1924]. Au même moment, Mossé, au nom de la loge, se fait l’interprète
des professeurs français du lycée de Galatasaray qui, « défenseurs de
l’idée laïque en Turquie », sont étonnés de voir réduites les subventions
apportées par la France au budget du lycée. Mossé estime qu’il faut
défendre ces « champions de l’idée laïque », peu nombreux à Istanbul,
qui « maintiennent ici le prestige qui s’est toujours attaché à notre
langue, à notre littérature et surtout à la pensée de la France de 1789, la
vraie France » [Corr. R., janvier et décembre 1924]. Il faut reconnaître,
toutefois, que les bouleversements que connaît la Turquie, au cours des
années 1924-1925, avec l’abolition du califat et le vote des grandes lois
de sécularisation, et la méfiance à l’égard des puissances européennes,
ne permettent pas aux francs-maçons de mener à bien leur action. Bien
que l’obédience française, qui soutient le programme de la loge,
affirme, en juillet 1924, qu’elle va agir auprès du ministère des
Affaires étrangères, le projet d’école laïque ne se concrétise pas.
En 1927, la loge fait un constat d’échec. La création d’une « école
laïque française » n’est plus possible compte tenu que « les lois en
vigueur actuellement en Turquie ne permettent pas la fondation d’une
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 153

école étrangère ». La mort dans l’âme, les francs-maçons de La


Renaissance écrivent : « Nous n’avons donc ici rien à protéger et je
dirai plus, rien à créer, tant que la situation actuelle subsistera. » Ils
espèrent toutefois, sans grand espoir, après qu’une loi sur les
groupements étrangers qui est à l’étude à la Grande Assemblée
nationale soit votée, apprendre dans quelle mesure il leur sera possible
de créer une « association de défense laïque ». En conclusion, écrivent-
ils, force est de constater que le gouvernement français persiste à être
« anti-laïque en Turquie », où les prêtres jouissent toujours de
« puissants moyens et de nombreux appuis », et où le gouvernement
turc « paraît vouloir agir seul ». [L∴La Renaissance O∴de Consple.
Question B. « Création, Défense et Développement des œuvres posts-
colaires et périscolaires », Corr. R., 1927]. Le fait est que la laïcité
turque est en marche et qu’elle entend se construire, sous l’influence de
penseurs tels que Ziya Gökalp ou Abdullah Cevdet, par imitation de la
France, certes, mais en tenant compte des spécificités du pays, et prin-
cipalement de l’islam qu’ils considèrent comme un danger plus grand
que le clergé catholique. [Mert, 1992 ; Zarcone, 2004, p. 137-139].

VERS LA « LAÏCITÉ » TURQUE

Trois grandes dates fondent la laïcité turque après la proclamation


de la République en 1923 :
1924-1925, l’adoption des lois sur l’unification de l’enseignement,
sur la dissolution de la présidence des Affaires religieuses, sur la
fermeture des tribunaux islamiques et sur l’abolition des confréries.
L’islam est placé sous le contrôle de l’État avec la création d’une
nouvelle présidence des Affaires religieuses sous autorité du Premier
ministre ; des écoles d’imams et une faculté de théologie sont ouvertes.
1928 ; suppression de l’article 1 de la Constitution de 1924 : « la
religion de l’État turc est l’islam ».
1937 : introduction de la laïcité (laiklik) dans la Constitution.
Les Turcs, au contraire des Français en 1905, n’hésitent pas à fonder
leur laïcité sur la mise au pas des institutions religieuses et, jusqu’à une
réforme de l’islam, en agissant sur la théologie. Le juriste Zafer Tunaya
écrira, en 1975, que la laïcité est un « principe de guerre » (laiklik bir
sava ş ilkesidir) [Tunaya, 2001, p. 329]. Les Jeunes Turcs et les
kémalistes ont pu, en effet, plusieurs fois, dans le passé, mesurer la
force de la réaction religieuse : en 1909, lorsqu’une insurrection a
menacé le rétablissement de la Constitution ; en 1923-1924, lorsque des
proches de Mustafa Kemal se sont opposés au projet de proclamation
154 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de la République et soutenaient le califat ; puis en 1925, lorsque des


confréries soufies ont mis en péril la jeune République. Il n’était donc
pas question pour les Turcs, en 1924-1925, d’imiter la France de 1905,
et de laisser l’islam libre de ses mouvements.
Quant à la laïcité turque, c’est un concept encore abstrait, mal
défini, comme en France où, écrit Émile Poulat, la « laïcité » est
« encore un néologisme à la veille de 1914 quand, déjà, l’esprit
républicain laïque avait fait son œuvre » [Poulat, 2003, p. 117]. En
Turquie, il y a peu de textes qui la définissent avec précision et les
témoignages de quelques proches de Mustafa Kemal confirment son
caractère abscons. Le vrai débat sur la « laïcité turque » ne
commencera qu’à partir des années 1950, après le vote de plusieurs
mesures qui assouplissent la politique antireligieuse et permettent l’ins-
tauration d’un système politique démocratique propre à favoriser les
échanges et les critiques [Zarcone, 2004, p. 137-139, p. 152-155].
À partir de 1923, le discours des francs-maçons turcs sur leur
institution amorce une mutation graduelle qui ne s’inscrit pas moins
dans la continuité de la franc-maçonnerie du Grand Orient ottoman.
L’idée laïque poursuit son chemin, de même que l’anticléricalisme, mais
l’athéisme y est catégoriquement condamné. Le « révolutionnarisme »
(inkılabçılık), enfant du kémalisme, y trouve sa place dans les années
1930. « Révolutionnarisme » égal, en effet, changement, transformation,
renouvellement (il figurera, aux côtés de la laïcité, dans la Constitution
du pays en 1937). La création d’une loge baptisée Inkilab (Révolution),
en 1932, incarne cette mutation, en accord avec l’esprit de renouveau
lancé par Mustafa Kemal. À l’occasion du discours prononcé lors de son
inauguration, il est rappelé que la franc-maçonnerie n’est ni tradition-
nelle (an’aneperverlik), ni conservatrice (muhafazakâlık) [« Inkılâp
Muh∴[terem] Mah∴[fil] inin Tesisi » (1933)]. Ailleurs, la revue
officielle de l’obédience turque (Büyük Şark – Grand Orient) précise
que l’ordre conformera ses règlements aux principes essentiels selon
lesquels se définit le nouveau gouvernement : libre (hür), laïque (lâik),
populaire (halkçı) et national (millî). [M.C. (1934), p. 27] La revue
Büyük Sark met en avant plusieurs fois, entre 1932 et 1935, son
attachement à l’idée laïque, son rejet du cléricalisme et son respect de
toutes les croyances religieuses : « Le Turc est laïque depuis toujours et,
même aux époques où il ne l’était pas, il demeurait profondément
tolérant (müsamaha) » [Halusi-Demirelli F. (1934)] ; « l’esprit laïque
est, à mon avis, un enfant de la maçonnerie » (lâik zihniyet benim
görüşüme göre Mas∴[on] luğun bir evlâdıdır) [« Bü∴[yük] Üs∴ [stad]
Muavini Mehmet Ali Hasmet B∴[irader] in 25ci Yıl Bayramında Irat
Ettigi Hitâbe », 1934, p. 10]. La revue reproduit même, en 1934, un texte
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 155

en français d’Armand Bédarride, un dignitaire marseillais du Grand


Orient de France, sur le thème : « Laïcisons les vertus théologales, la
foi. » (paru dans Le Symbolisme, n° 188) [Bedarride, 1934] 4.
La Renaissance maintient de bonnes relations avec les loges turques
et, en 1932, une convention entérinant son inévitable absorption par
l’obédience turque (comme toutes les autres loges étrangères), au
demeurant en accord avec le Grand Orient de France, est signée, pour
prendre effet en 1937. La réunion de La Renaissance au Grand Orient
de Turquie ne se produira jamais car l’obédience turque est contrainte
de se mettre en sommeil en 1935. La Turquie nouvelle décide en effet
de se réserver le monopole du discours social et culturel et écarte, dans
cette intention, tout autre structure alternative, franc-maçonnerie, foyer
turc, etc. La voix de la loge française se fait entendre des francs-maçons
turcs à plusieurs reprises par le biais de Büyük Şark et, en 1935, Mossé,
propose de réduire le délai de passage de sa loge sous juridiction
turque. À cette occasion, il rappelle quels sont les principes de leur
obédience mère et conclue :
Chez les FF∴ de la Renaissance vous trouverez des Maç véritablement
imbus de l’esprit républicain et laïque, puisé à ce foyer qu’est le Gr∴ O∴ de
France et ce sont ces idées généreuses que nous vous apportons pour
contribuer avec vous à défendre ici les idées démocratiques, républicaines et
laïques qui sont aussi celles de votre grand pays [Mossé, 1935, p. 8].

Ironie de l’histoire, les loges françaises La Renaissance d’Istanbul


et Homère de Smyrne et les francs-maçons italiens de Byzantia Risorta,
disparus avec la mise en sommeil du Grand Orient de Turquie, en 1935,
ne peuvent applaudir au triomphe final de la laïcité en Turquie, en
1937, lorsque celle-ci est intégrée à la Constitution. Le gouvernement
turc, en supprimant les organisations sociales et culturelles qui l’ont
soutenu, absorbe en fait leurs valeurs — c’est du moins ce qu’il
prétend. Les foyers nationalistes (milli ocak) se fondent ainsi dans le
grand nationalisme du pays (le nationalisme, milliyetçilik, est un des six
principes de l’État, les fameuses Six Flèches), de même que la franc-
maçonnerie qui lui abandonne ses idées de laïcité et de modernité. La
mise en sommeil forcée de l’obédience est expliquée par une anecdote,
répandue dans les milieux maçonniques. Mustafa Kemal aurait
demandé à un franc-maçon turc de lui exposer quels étaient les
objectifs de son Ordre. Celui-ci lui indiqua que « la maçonnerie est une
organisation révolutionnaire, laïque, moderne, civilisée et matéria-
liste » ; à quoi le futur Atatürk répondit : « mais on trouve tout cela dans

4. Sur A. Bédarride, voir [Mainguy, 2005].


156 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

le Parti républicain du peuple, il n’est pas nécessaire d’avoir deux orga-


nisations différentes : que l’on ferme donc les loges… » [Yesarî, 1966,
p. 28 — d’après un texte écrit en 1935].

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Abbréviations
B.Ş. = Büyük Şark (Grand Orient), revue du Grand Orient de Turquie.
Corr. E.B. = correspondances de la loge L’Étoile du Bosphore avec le Grand
Orient de France, dossier n° 965 (1901-1914), Bibliothèque du Grand Orient de
France, Paris.
Corr. R = correspondances de la loge La Renaissance avec le Grand Orient de
France, dossier n° 966 (1919-1924), dossier n° 967 (1925-1931), Bibliothèque du
Grand Orient de France, Paris.
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Peuple juif/populations autochtones :


les fondements de la domination britannique
en Palestine

Nadine Picaudou

Une notion centrale domine le discours officiel de la puissance


mandataire britannique dans la Palestine de l’entre-deux-guerres : celle
d’une « double obligation » à laquelle serait soumise cette même
puissance mandataire. Il lui faudrait à la fois soutenir et favoriser la
construction d’un Foyer national juif, conformément aux engagements
pris dans la déclaration Balfour [Friedman, 1973, p. 108], et doter
progressivement le pays de libres institutions de gouvernement dans le
cadre d’une unité politique de la Palestine et dans le respect des
exigences de justice à l’égard de toutes les populations. Les exigences
difficilement conciliables, voire contradictoires, de ce double
engagement permettent d’éclairer les dynamiques et les impasses de la
politique britannique, ainsi que son échec final. Pour en comprendre les
fondements, il convient d’interroger les présupposés qui sous-tendent
l’action britannique à l’égard des deux communautés du pays, juive et
arabe, mais aussi de mettre en lumière les multiples contraintes qui
s’exercent sur les politiques mandataires.

PRÉSUPPOSÉS DE L’ACTION POLITIQUE BRITANNIQUE EN PALESTINE

Les différentes politiques britanniques à l’égard du projet sioniste


sont globalement dictées par un mélange complexe d’engagement
moral et d’intérêts stratégiques. Le patronage initial de Londres sur le
sionisme s’inscrit dans un contexte de clientélisation des nationalismes
orientaux qui n’est pas dissociable de la conjoncture de la guerre.
Lorsque le facteur sioniste entre en scène en 1917, il est mis au service
de l’objectif prioritaire qui reste d’assurer la victoire rapide des armées
de l’Entente. La Grande-Bretagne espère d’abord enlever à
160 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’Allemagne une carte jugée maîtresse de sa politique orientale, car le


sionisme est alors unanimement considéré dans les chancelleries
européennes comme un instrument de l’Allemagne. Il est vrai que les
responsables sionistes sont à peu près tous germanophones et que les
communautés juives d’Europe orientale affichent volontiers leurs
sympathies pour l’Allemagne par haine de la Russie. En 1917, la
rumeur circule d’un éventuel patronage allemand sur les aspirations
sionistes dans le cadre d’une Palestine ottomane 1. Il n’en faut pas
davantage pour réveiller le vieux fantasme du complot judéo-turco-
allemand, obsession traditionnelle de la chancellerie britannique depuis
la révolution jeune-turque de 1908. Le soutien au projet sioniste
apparaît plus directement encore susceptible de favoriser la victoire de
l’Entente, s’il permet de mobiliser le judaïsme russe contre la minorité
de juifs, bolcheviques et pacifistes, qui pressent le gouvernement de
Petrograd de sortir d’une guerre impérialiste. L’engagement de la
Grande-Bretagne en faveur du sionisme s’appuie enfin sur une dernière
considération diplomatique tout aussi indissociable de la conjoncture
de la guerre : la volonté de mobiliser la communauté juive américaine
en faveur de l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Empire ottoman.
Cette prise en compte du facteur sioniste au cours des deux dernières
années de la guerre repose en réalité sur un présupposé aussi tenace que
contestable : celui de la puissance du judaïsme mondial qui en ferait un
élément déterminant des relations internationales. Une conviction qui
relève plus du fantasme que de l’expertise diplomatique et qui confond
volontiers judaïsme et sionisme.
Si le parrainage britannique du projet sioniste est initialement mis
au service de la victoire de l’Entente dans la Première Guerre mondiale,
il ne tarde pas à devenir l’instrument de la mainmise britannique sur la
Palestine. Pour les hommes de l’India Office, ce territoire constitue
depuis longtemps déjà un maillon central dans le réseau des communi-
cations impériales et un important point de jonction entre Égypte et
Mésopotamie (cf. le rapport du secrétaire de l’India Office, le général
Barrow en 1915, cité in [Picaudou, 2003, p. 40]). Mais à l’heure où la
Grande-Bretagne prépare son ultime offensive militaire en Orient, la
Palestine devient l’indispensable glacis protecteur de Suez et ce nouvel
intérêt stratégique rejoint le vieux rêve de la Résidence britannique du
Caire, celui d’un Empire égyptien placé sous le protectorat de Londres,
qui s’étendrait à la Palestine, voire à la Syrie tout entière, faisant ainsi
la jonction avec la Mésopotamie. C’est à la Fédération sioniste de

1. De fait, en juillet 1918, Tal‘at Pacha, invité d’une conférence organisée à Berlin par
E. Carasso, un député juif au Parlement ottoman, approuvera le principe d’une autonomie
juive en Palestine et la création d’une compagnie à charte pour la colonisation du pays.
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 161

Grande-Bretagne que revient, semble-t-il, l’idée d’établir un lien entre


le soutien diplomatique au sionisme et les ambitions territoriales de
Londres sur la Palestine. Son président, Chaïm Weizmann, parviendra,
au terme d’une vigoureuse campagne de lobbying, à convaincre les
autorités britanniques du précieux atout que pourrait représenter le
parrainage du mouvement sioniste dans le cas où Londres envisagerait
d’inclure la Palestine dans une future zone d’influence au Proche-
Orient. À la clientèle cléricale des Français en Terre Sainte,
l’Angleterre pourrait ainsi opposer les aspirations du mouvement
national sioniste.
Au lendemain de la guerre, alors que la Palestine entre dans le
dispositif britannique de défense du Moyen-Orient, le parrainage du
mouvement sioniste viendra à point nommé atténuer la brutalité des
appétits coloniaux. Car la politique des nationalités apporte une
précieuse caution morale à la domination de la vieille Europe, à l’heure
où le socialisme russe brocarde l’impérialisme et où le Président
américain W. Wilson impose au monde le principe nouveau de l’auto-
détermination des peuples. Les hommes du Colonial Office de Londres,
dont dépend la Palestine à compter d’avril 1922, ne cesseront d’entre-
tenir l’idée du lien entre le patronage du sionisme et la domination
britannique sur la Palestine. Ils en useront comme d’une arme contre les
visées rivales des puissances : la France des années 1920, l’Italie de
Mussolini en 1935, au lendemain d’une campagne d’Abyssinie qui lui
permettait de brandir la menace d’un blocus de la mer Rouge.
Pourtant, le patronage du sionisme ne se réduit pas pour les
Britanniques à l’enjeu palestinien, dans la mesure où il touche inévita-
blement à la question juive en Europe. En février 1919, Lord Balfour,
conscient de l’hostilité des populations arabes de Palestine à l’idée d’un
Foyer national juif, écrivait à Lloyd Georges : « La justification de notre
politique est que nous considérons la question des Juifs hors de la
Palestine comme une question d’importance mondiale » [Friedman,
1973, p. 325]. La prise en compte de la question juive en Europe n’en
revêt pas moins des formes très diversifiées. Dans les milieux conser-
vateurs, c’est la hantise du « judéo-bolchevisme » qui domine : la peur
d’une révolution sociale nourrie dans le sein d’un judaïsme oriental
imprégné d’idéal révolutionnaire et dont l’unique antidote serait le
nationalisme sioniste. Cette hantise rejoint du reste les craintes d’une
fraction de la bourgeoisie juive d’Europe occidentale qui redoute une
contagion antisémite susceptible de porter atteinte à sa propre assimi-
lation. Par ailleurs, la culture bibliste du protestantisme européen
associe spontanément les Juifs à la Palestine et nombreux sont ceux qui
considèrent que le peuple de la Bible dispose d’un droit historique
162 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

légitime à établir un foyer sur son ancienne terre. Pour les cercles
puritains qui développent une théologie de l’Apocalypse, la fin des
temps, qu’ils estiment proche, sera précédée par le retour des Juifs en
Palestine et le messianisme sioniste, fut-il sécularisé, s’inscrit
pleinement dans leur espoir de voir s’accomplir les prophéties
[Hechler, 1882 ; Merkley, 1998]. La préoccupation pour la question
juive européenne peut ainsi relever aussi bien d’un certain antisémi-
tisme aristocratique que d’un philosémitisme chrétien.
Au sein de la classe politique britannique, les positions à l’égard du
sionisme ne sont pas toujours fondées sur une perception claire de la
nature propre du mouvement et de ses objectifs : s’agit-il d’un simple
mouvement de colonisation voué au peuplement et à la mise en valeur
d’un territoire ou faut-il y voir un authentique mouvement politique ?
Dans ce dernier cas, le projet sioniste vise-t-il la création d’un simple
foyer spirituel et culturel pour les juifs du monde ou l’établissement
d’un État juif souverain ? Les enjeux ne sont pas toujours clairement
perçus sur le long terme. Il reste que le soutien au Foyer national juif
est seul susceptible de conférer une certaine légitimité à la présence
britannique en Palestine.
Avec le temps, un consensus s’imposera au sein de la classe
politique britannique sur le fait que l’État se trouve engagé par une
promesse qu’il se doit d’honorer quel qu’en soit le prix. Il est très
frappant à cet égard de voir un homme comme Winston Churchill,
initialement très réservé à l’égard du sionisme, considérer, alors qu’il
est tout jeune secrétaire d’État aux colonies au début des années 1920,
que, même si le patronage du sionisme constitue une source de
difficultés pour la Grande-Bretagne en Palestine, elle se doit de tenir
ses promesses dans la mesure où c’est l’honneur du pays qui se trouve
engagé [Cohen, 1988]. Ce sera un argument récurrent dans les cercles
du Colonial Office, car la crédibilité de la Grande-Bretagne constitue
un atout majeur de sa politique impériale.
Les présupposés qui orientent l’action britannique en direction des
Arabes de Palestine sont, quant à eux, d’une toute autre nature : ils
reposent sur une vision coloniale classique dans laquelle les Arabes
constituent la figure par excellence de l’autochtone, du « native ».
L’attitude britannique à leur égard peut se résumer dans une formule de
Lord Curzon devant la Conférence impériale en 1923 : « Être juste et
ferme avec les Arabes » [Sheffer, 1988, p. 104], ceci en conformité
avec une éthique coloniale associant domination et protection. Sir
Herbert Samuel, dans une lettre à Ronald Storrs, écrite à la veille de sa
nomination au poste de Haut-Commissaire civil en Palestine, parle de
« traiter la population arabe avec une absolue justice » et « d’adopter
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 163

des mesures actives pour promouvoir son bien-être » (lettre du 30 mai


1920 citée in [Wasserstein, 1991, p. 87]). Cette philosophie de base
s’exprime dans une gestion paternaliste, voire condescendante, des
populations, ceci d’autant plus que, dans la vulgate coloniale
britannique, la population locale, même si elle est qualifiée d’arabe, se
trouve systématiquement opposée aux « purs Arabes » des steppes et
déserts de l’intérieur. Gilbert Clayton, ancien responsable des
Renseignements militaires au Caire et futur secrétaire général du
mandat en Palestine, plutôt bien disposé à l’égard des populations
arabes, écrit ainsi à Gertrude Bell le 17 juin 1918 : « Les présumés
Arabes de Palestine n’ont rien de comparable aux vrais Arabes du
désert ou même des autres districts civilisés de Syrie et de
Mésopotamie » [Wasserstein, 1991, p. 13]. Dans les représentations
coloniales britanniques, les autochtones palestiniens sont à la fois
victimes de l’image du Levantin dégénéré, opposé à l’Arabe de pure
race, et de celle du paysan asservi opposé au libre bédouin. L’identité
palestinienne se trouvera largement enfermée par le regard britannique
dans les stéréotypes d’une culture paysanne, tandis que la
Transjordanie sera, elle, assimilée à la bédouinité, cette double
assignation venant aussi légitimer la séparation entre les deux rives du
Jourdain en 1921. Ce regard ethnographique porté sur les autochtones
de Palestine produit une vision politique qui fait des Arabes locaux une
population qu’il convient de traiter avec équité, dont il faut garantir les
droits, mais sans lui reconnaître la dignité d’un peuple. Aux yeux des
Britanniques, la Palestine reste exclue de la question nationale arabe 2.
S’il existe bien, parallèlement au patronage du sionisme, un parrainage
britannique sur le nationalisme arabe émergent, le sort de la Terre
Sainte est d’emblée dissocié du destin de l’ensemble syrien 3.
Cette gestion paternaliste de la population arabe de Palestine se
fonde sur un axiome : la préservation du statu quo à la fois social et
religieux. Afin de garantir le maintien de l’ordre social établi, les
Britanniques feront des notables urbains traditionnels leurs interlocu-
teurs légitimes et les intermédiaires naturels avec la population. Il s’agit
moins de leur reconnaître un réel pouvoir, qui reste fondamentalement
aux mains des administrateurs britanniques 4, que de maintenir, par leur

2. On l’a bien vu en novembre 1918 lorsque Ronald Storrs aurait diffusé en Palestine
« par erreur » une copie de la déclaration franco-britannique qui promettait l’établissement
au Moyen-Orient de gouvernements représentatifs sans citer la Palestine. Sur ce point, voir
[Picaudou, 2003, p. 64].
3. La bibliographie est abondante sur le patronage britannique de l’arabisme au
tournant de la Première Guerre mondiale. Citons notamment : [Fromkin, 1989 ; Kedourie,
1978 ; Tibawi, 1978 ; Picaudou, 1992].
4. Ce point sera développé plus longuement ci-dessous.
164 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

médiation, le contact avec la société arabe ou, plus exactement, avec les
différentes communautés arabes. C’est avec l’appui des Britanniques
que s’organise à Jérusalem, dès novembre 1918, la première
association islamo-chrétienne, destinée à leurs yeux à constituer le
pendant de la commission sioniste, mais qui entérine de fait une vision
communautariste de la société tout en consacrant le rôle politique des
notables. Jusqu’en 1933 au moins, les notabilités arabes seront à la fois
les dirigeants d’un mouvement national palestinien en formation et les
interlocuteurs autorisés des Britanniques et il faudra attendre 1936, la
grève, puis la révolte rurale, pour qu’intervienne une rupture décisive
entre les Britanniques et les élites arabes [Porath, 1977].
En matière religieuse, plus encore qu’en matière sociale, c’est la
préservation du statu quo qui dicte la politique britannique dans une
Palestine pensée alors comme la Terre sainte des trois monothéismes.
Dans sa proclamation aux habitants de Jérusalem, le 11 décembre
1917, le général Allenby ne manque pas de promettre « de respecter les
intérêts de toutes les religions dans la ville sainte » [Wasserstein, 1991,
p. 2]. L’article 14 de la charte du mandat prévoit la mise en place d’une
commission pour « étudier, définir et régler tous les droits et réclama-
tions concernant les Lieux saints ainsi que les différentes communautés
religieuses en Palestine » [Laurens, 2002, p. 28]. Or la commission n’a
jamais vu le jour en dépit de négociations entre les puissances : en
réalité, la France, qui avait officiellement perdu à San Remo son
protectorat sur les catholiques, entendait s’assurer au moins la
présidence de la sous-commission chargée des Lieux saints chrétiens ;
le Vatican plaidait pour une commission permanente des Lieux saints ;
les Britanniques, quant à eux, n’entendaient pas tolérer une quelconque
forme d’ingérence dans l’administration du mandat. Ils furent de fait
les seuls responsables de la préservation du statu quo ante.
C’est à ce titre qu’ils se trouvent confrontés, en 1928, à la délicate
affaire du Mur des Lamentations (Burâq pour les musulmans), qui sera
à l’origine des émeutes antijuives de 1929. À diverses reprises, au
cours des années précédentes, en 1922, 1923 et 1925, les autorités
religieuses musulmanes ont protesté auprès de l’administration
britannique contre les atteintes au statu quo imputables aux fidèles juifs
qui tentaient de laisser près du Mur, de manière permanente, du
matériel cultuel. Selon le statu quo qui prévaut depuis la période
ottomane, et en l’absence de commission des Lieux saints, le Mur, tout
comme le quartier des Maghrébins qui s’étend à ses pieds, appartient
aux musulmans qui doivent en permettre le libre accès aux fidèles juifs 5.
5. Il convient de préciser que les musulmans sont alarmés par les diverses tentatives
faites par des juifs ou par des organismes sionistes pour acheter le Mur et la zone qui
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 165

Mais le différend de 1928 révèle les imprécisions du statu quo. Faut-il


considérer qu’il s’incarne dans le règlement de 1912 édicté par le conseil
administratif local qui interdisait de déposer au pied du Mur tout matériel
cultuel permanent, notamment des bancs et des paravents de séparation
entre hommes et femmes ? Ou bien faut-il l’assimiler à un simple usage,
ce qui impliquerait qu’un changement dans les pratiques est susceptible
de constituer un précédent et de devenir créateur de droit ?
L’administration mandataire, en l’absence de consignes claires venues de
Londres, penche pour la première solution. Les Britanniques n’en sont
pas moins conscients que la question du Mur ne se réduit plus désormais
à ces arguties juridiques, mais qu’elle se fait le catalyseur d’autres anta-
gonismes proprement politiques. Ainsi, le Livre Blanc de L. Amery
conclut-il dès novembre 1928 : « La possibilité que les Juifs puissent
acquérir des droits et des privilèges par arrangement avec les musulmans
a été réduite par le fait que l’opinion publique en Palestine a totalement
retiré la question du registre purement religieux du Harâm (l’Esplanade
des mosquées, le Mont du Temple pour les juifs) et en a fait une question
politique et raciale » [Kolinsky, 1993, p. 37]. Un autre problème vient
approfondir le différend lorsqu’en 1929, le Conseil musulman suprême 6
en charge du Harâm, présidé par le mufti Hâjj Amîn al-Huseynî, fait
entreprendre des travaux à proximité du Mur afin de percer une nouvelle
porte dans l’enceinte de l’Esplanade 7. Par ailleurs, une commission ad
hoc de la Société des nations, fondée pour l’occasion, confirmera, en juin
1931, la propriété des musulmans sur le Mur et le quartier voisin, mais
avec l’obligation de ne pas construire, démolir ni réparer les biens wakf
adjacents au Mur. On est là au cœur d’un enjeu majeur dans la mesure
où les juifs entendent désormais se voir reconnaître un droit, là où les
musulmans ne sont prêts à leur concéder qu’une tolérance [Kolinsky,
1993, p. 161]. Plus encore, aux yeux des responsables sionistes, l’enga-
gement britannique en faveur d’un Foyer national doit impliquer des
garanties nouvelles des droits religieux juifs, ce qui vient contredire la
philosophie de Londres gouvernée par le souci de maintenir à tout prix
le statu quo ante entre les religions dans une Palestine investie du statut
symbolique de Terre sainte.

l’entoure : Lord Rotschild avant la Première Guerre mondiale, Weizmann en 1918, puis
l’Exécutif sioniste en 1926.
6. Nous reviendrons ci-dessous sur cet organe communautaire créé par les
Britanniques pour assurer aux musulmans de Palestine la gestion autonome de leurs
affaires religieuses.
7. Outre la protestation des juifs, se posait un autre problème, celui de savoir si la
question relevait du Service des Antiquités, au titre du patrimoine, ou du Conseil
musulman suprême, au titre des affaires religieuses musulmanes. C’est la deuxième
position qui l’emportera.
166 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

CONTRAINTES DE L’ACTION POLITIQUE BRITANNIQUE EN PALESTINE

Au-delà des présupposés qui fondent les attitudes britanniques à


l’égard du projet sioniste, comme à l’égard des droits des Arabes pales-
tiniens, il existe des contraintes majeures qui pèsent sur la définition
des politiques britanniques. À l’égard des Arabes, la principale
contrainte réside dans le fait de devoir prendre en compte leur hostilité
fondamentale au projet de Foyer national juif, et à devoir désamorcer
les inquiétudes au coup par coup. Les responsables de l’administration
militaire provisoire perçoivent d’emblée cette hostilité au lendemain de
la guerre. Convaincus que le projet sioniste, dans son principe même,
constitue la principale cause d’une tension que l’activisme de la
commission sioniste ne fait qu’aggraver, ils mènent une politique
attentiste, interdisant, jusqu’au début de l’année 1920, immigration et
transferts fonciers. Au cours des années suivantes, la majorité des fonc-
tionnaires sur place, à la différence des responsables de Londres, est
consciente de cette hostilité et, au lendemain des émeutes de Jaffa de
1921, qui sonnent comme un désaveu de sa politique, Sir Herbert
Samuel s’interroge sur la possibilité d’imposer le projet de Foyer
national juif au risque de créer une « nouvelle Irlande ». Certains
prosionistes convaincus, comme Sir Wyndham Deedes, prennent eux-
mêmes conscience, au contact du terrain, de la nécessité de se concilier
les Arabes.
Tout ceci explique que les Britanniques se livrent à un exercice
permanent de réinterprétation de la déclaration Balfour. Au lendemain
même des troubles de Jaffa, Sir Herbert Samuel, dans un discours du
3 juin 1921 prononcé à l’occasion de l’anniversaire du roi, parle par
exemple de « malentendu » quant au contenu de la déclaration qui,
selon lui, « ne signifie pas l’établissement d’un gouvernement juif sur
la majorité islamo-chrétienne », mais implique seulement « que les
Juifs, dispersés à travers le monde, mais dont les cœurs restent tournés
vers la Palestine, pourraient y trouver un foyer et que certains parmi
eux, dans les limites fixées par le nombre et les intérêts de la population
actuelle, viendraient en Palestine pour aider par leurs ressources et
leurs efforts à développer le pays dans l’intérêt de l’ensemble de ses
habitants » [Wasserstein, 1991, p. 110]. De même, dans un
mémorandum du Colonial Office en date du 7 novembre 1921 rédigé
par Sir John Shuckburg, on peut lire que « le but n’est pas d’établir un
État dans lequel les Juifs jouiraient d’une primauté politique, mais un
commonwealth construit sur des fondements démocratiques et organisé
dans le meilleur intérêt de toutes les composantes de la population »
[ibid., p. 117]. Si le thème de l’apport sioniste au développement de la
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 167

Palestine pour le plus grand bien de tous ses habitants n’a rien de très
nouveau, l’abandon explicite de toute idée de majorité politique juive
dans le pays pourrait en revanche remettre en cause l’objectif même du
projet sioniste.
C’est au lendemain des émeutes du Mur de 1929, qui dissipent les
dernières illusions d’une coexistence judéo-arabe, que s’impose avec
une force nouvelle la nécessité de prendre en compte l’hostilité arabe.
La commission d’enquête Shaw, contrairement à ses termes de
référence initiaux qui lui enjoignaient de ne traiter que « des causes
immédiates » des troubles, établit, dans son rapport de mars 1930, un
lien entre le pogrom antijuif et l’accumulation des frustrations arabes
face aux pressions croissantes du sionisme. Dès lors, le haut-
commissaire, Sir John Chancellor, convaincu que la sécurité dépend
des concessions faites aux Arabes, prône un « changement de
politique ». Le rapport Hope-Simpson, commandité pour faire le bilan
de la situation foncière, critique lui aussi une politique qui a porté
atteinte aux intérêts arabes. Il souligne notamment la nécessité de
prendre en compte le chômage arabe pour déterminer « la capacité
d’absorption économique du pays » et se montre préoccupé par le déve-
loppement d’une « classe de cultivateurs arabes sans terres ».
L’ensemble des mesures qu’il préconise conduirait en réalité au gel du
Foyer national dans son état de 1930. De fait, le Livre Blanc de Lord
Passfield, en octobre 1930, propose des concessions sur l’immigration
et les ventes de terres.
Nous sommes ici au cœur du dilemme fondamental de la puissance
mandataire en Palestine qui pourrait se formuler de la manière
suivante : si le patronage du sionisme fonde la légitimité de la présence
britannique, c’est bien le consentement de la société arabe qui peut,
seul, en garantir la stabilité, et la hantise de la violence arabe apparaît
comme l’une des contraintes majeures qui pèse sur la politique
britannique.
Face aux velléités des Anglais d’infléchir leur politique, les dirigeants
sionistes répondent par un effort sans précédent de lobbying à Londres
auprès de la classe politique, du Parlement, de la presse. Selon eux, la
politique du Livre Blanc de 1930, en remettant en cause l’engagement
Balfour, porterait atteinte aux fondements du mandat et en menacerait la
légitimité même. Dans un geste délibérément dramatisé, C. Weizmann et
Félix Warburg vont jusqu’à démissionner de la direction de l’Agence
juive, refusant de cette façon de poursuivre leur collaboration avec le
gouvernement britannique dans sa mission de mandataire de la Société
des nations. Par ailleurs, une lettre publiée dans le Times du 4 novembre
1930 interroge la légalité même du Livre Blanc au point de proposer de
168 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

le soumettre à l’arbitrage de la Cour Internationale de La Haye (lettre


signée par J. Simon et L. Hailsham, in [Kolinsky, 1993, p. 141]).
L’argumentaire sioniste consiste donc à réduire le mandat à la mise en
œuvre du projet de Foyer national juif. Or cet argumentaire trouve sa
force dans la capacité des dirigeants sionistes à mobiliser la dimension
internationale de la question juive. Ainsi, Weizmann brandit-il une
nouvelle fois en 1930 la menace d’une radicalisation des juifs d’Europe
en cas d’échec du Foyer national. Ce chantage se fonde en réalité sur
l’idée que la déclaration Balfour constitue un engagement à l’égard de la
totalité du peuple juif et pas seulement de « sa petite avant-garde en
Palestine » [Weizmann, 1949, p. 414].
L’administration britannique, pour sa part, s’évertue à l’inverse à ne
prendre en compte que les enjeux locaux. De fait, elle continuera à ne
traiter la question de l’immigration que par rapport au contexte
palestinien et non en fonction de considérations internationales, même
après 1933 et tout au long de la Seconde Guerre mondiale. En dépit
d’intenses pressions sionistes, la Grande-Bretagne se refusera à devenir
la protectrice des juifs d’Europe. Il reste que la mobilisation par les
sionistes de la dimension internationale de la question juive, à laquelle
s’ajoute le souci de respecter les engagements pris, constitue une
contrainte forte qui s’exerce sur la politique britannique en Palestine.
De fait, les pressions sionistes à Londres parviennent, en 1930-1931, à
la création d’un sous-comité ministériel qui contournera le Colonial
Office et proposera le seul « commentaire autorisé » du Livre Blanc de
1930 sous la forme d’une lettre du Premier ministre Ramsay Mac
Donald à Chaïm Weizmann. Dans cette lettre datée du 13 février 1931,
que les Arabes n’appelleront plus que « la lettre noire », il revient sur
les concessions faites aux Arabes en matière d’immigration et de
transferts fonciers.
On ne saurait pour autant se contenter d’opposer une contrainte
d’ordre exclusivement interne — la nécessité de désamorcer la violence
arabe — à une contrainte d’ordre purement externe — la prise en
compte de la dimension internationale de la question juive. Car le rejet
arabe du sionisme ne va pas sans conséquences régionales. Les élites
arabes de Palestine lancent en effet une mobilisation panislamique sur
le thème de la défense des Lieux saints musulmans de Jérusalem
menacés par le sionisme. C’est l’objet de la création, en novembre
1928, d’un comité pour la défense du Burâq al-Sharîf et des Lieux
saints de l’islam. C’est aussi l’un des objets de la réunion à Jérusalem
en 1931, sur l’initiative du mufti, d’un congrès islamique qui constitue
l’une des premières grandes mobilisations anti-impérialistes à tonalité
religieuse islamique et qui est, à ce titre, un événement majeur.
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 169

Toutefois, les capacités de pression des opinions musulmanes sur la


politique britannique restent limitées en dépit des inquiétudes
récurrentes qu’expriment les fonctionnaires de l’India Office. Il en va
différemment, en revanche, des pressions exercées par les États arabes
à compter de 1936-1937. Dès juin 1936, le Gouvernement des Indes
redoute de voir les relations avec « les amis arabes de la Grande-
Bretagne », l’Irak hachémite, l’Arabie Saoudite, le Yémen, affectées
par les troubles de Palestine et s’en inquiète auprès de Londres. En
septembre 1937 surtout, les États arabes réunis à Bludan rejettent le
projet Peel de partage de la Palestine et lancent à la Grande-Bretagne
une mise en garde en forme de chantage : si Londres ne modifie pas sa
politique palestinienne, les gouvernements arabes se rangeront aux
côtés des puissances européennes qui lui sont hostiles. Or la montée des
périls qui s’amorce en Europe impose plus que jamais à la Grande-
Bretagne de consolider ses alliances arabes au Moyen-Orient. Au reste,
depuis la guerre d’Abyssinie de 1935, « ce n’est plus le Colonial Office
qui détermine la politique palestinienne, mais le Foreign Office, l’India
Office et l’État-Major » [Sheffer, 1988, p. 125]. Un signe que les
intérêts impériaux de la Grande-Bretagne ont définitivement pris le pas
sur les enjeux internes à la Palestine que le Colonial Office cherchait à
administrer en l’isolant de son environnement régional. À l’inverse, le
département Moyen-Orient du Foreign Office qui a en charge
l’ensemble de la région 8, considère « qu’il est dangereux de traiter de
la question de Palestine de façon isolée » et que « continuer à regarder
le problème palestinien à la lumière de nos prétendues promesses aux
Juifs d’Europe centrale en refusant de le considérer à la lumière de nos
intérêts impériaux vitaux dans les pays arabes voisins et le Moyen-
Orient dans son ensemble, ne peut que conduire à la catastrophe »
[Klieman, 1988, p. 133]. Une véritable bataille des memoranda oppose
d’ailleurs Colonial Office et Foreign Office en 1937 sur la question du
plan de partage prôné par le rapport Peel. Le premier y voit une
trahison à l’égard des juifs, mais considère qu’au vu de la conjoncture
interne en Palestine, c’est l’unique solution promise à quelque succès.
Pour le second, il s’agit d’une trahison à l’égard des Arabes et la
conjoncture internationale impose de le rejeter. C’est dans le même
contexte qu’il faut comprendre la conférence de Saint James de février
1939 qui associe les États arabes aux pourparlers anglo-judéo-arabes et
la teneur du Livre Blanc de mai 1939 qui infléchit, radicalement cette
fois, la politique britannique en Palestine en s’orientant vers un gel du

8. C’est Anthony Eden qui est alors à la tête du Foreign Office dont le département
Moyen-Orient est dirigé par Georges Rendel.
170 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Foyer national : réglementation sévère des ventes de terres ; limitation


de l’immigration à 75 000 dans les cinq ans à venir et perspective d’in-
dépendance d’une Palestine unifiée judéo-arabe dans les dix ans. Ainsi,
les choix décisifs se font-ils finalement à la veille de la guerre sur la
base de considérations politiques externes dictées par la nécessité de
s’assurer la neutralité des États arabes dans le conflit mondial qui
s’annonce. C’est par ce jeu complexe de contraintes, internes et
externes, sionistes et arabes, que s’éclairent les dynamiques et les
impasses de l’action britannique en Palestine.

UNE POLITIQUE DE COMMUNAUTARISATION QUI EXACERBE


LE CLIVAGE JUDÉO-ARABE

Nombreux sont les historiens qui font de la politique de communau-


tarisation menée par le mandataire britannique la conséquence de
l’échec initial de Sir Herbert Samuel à construire en Palestine une
entité unique. Ce serait le désaveu infligé à sa politique initiale par les
émeutes de Jaffa de mai 1921 qui l’aurait conduit à se résigner à une
politique d’équilibre entre Juifs et Arabes, cherchant à donner satisfac-
tion à chacun des deux camps indépendamment de l’autre. En réalité,
l’action d’Herbert Samuel et de ses successeurs a cherché à combiner
une logique de représentation politique des groupes dans un cadre
unitaire palestinien et une logique communautaire présidant au déve-
loppement de la vie religieuse et culturelle de chaque communauté.
Dans les faits, pourtant, le partage entre registre politique et registre
culturel fut moins tranché. À l’égard des sionistes, l’administration
mandataire a cautionné les dynamiques politiques internes au yichouv 9
et entériné la naissance d’organes proprement politiques de gestion de
la communauté et ceci dès avant les émeutes de 1921 et en dépit des
réticences de Sir Herbert Samuel à voir se mettre en place des
« assemblées communautaires ». En octobre 1920, il autorise ainsi le
yichouv à réunir une assemblée, la Knesset, de laquelle émanera un
conseil national permanent, le Vaad Leumi, qui prend la succession de
la commission sioniste et fera office de quasi-gouvernement de la
communauté juive. En marge de l’administration britannique, le
yichouv développe un syndicat, la Histadrout, une milice d’autodé-
fense, la Haganah, mais aussi son propre système bancaire, ses écoles,
ses services de santé. En 1927, le haut-commissaire Lord Plumer édicte
un statut de la communauté juive qui prévoit des conseils rabbiniques

9. La communauté juive de Palestine.


PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 171

et des organes communautaires locaux, mais reconnaît également


l’ensemble des structures politiques d’organisation dont s’est graduel-
lement doté le yichouv.
Côté arabe, les évolutions sont différentes. C’est largement sur l’ini-
tiative des Britanniques que se développe un processus de communau-
tarisation des musulmans de Palestine. En janvier 1922, un organisme
religieux, le Conseil musulman suprême, élu pour quatre ans et financé
par le Haut-Commissariat, se voit confier le contrôle des wakf, la tutelle
des tribunaux religieux et la nomination du personnel judiciaire. À sa
tête, Hâjj Amîn al-Huseynî, devenu mufti de Palestine 10 l’année
précédente avec l’appui des Britanniques, et qui apparaît dès lors
comme le chef de la « communauté musulmane » de Palestine avec la
bénédiction du Haut-Commissariat. Les motivations britanniques sont
claires : il s’agit d’abord de s’assurer du calme dans le pays lors des
fêtes religieuses musulmanes, occasion de vastes mobilisations
populaires et source d’inquiétude majeure des Britanniques. Amîn al-
Huseynî, pour prix de son amnistie après les émeutes du Nabi Mousa
de 1920, garantira désormais le calme lors des célébrations du
pèlerinage annuel au tombeau de Moïse. Il s’agit également de mettre
fin à une situation aussi délicate qu’exceptionnelle dans la gestion des
questions religieuses musulmanes. Depuis l’effondrement de l’Empire
ottoman, tribunaux religieux et wakf dépendaient respectivement du
secrétariat juridique et du secrétariat financier du gouvernement
mandataire, ce qui plaçait l’islam palestinien sous la tutelle d’un
pouvoir chrétien. Mais, en créant un Conseil musulman suprême
désormais chargé de la gestion des affaires islamiques, les Britanniques
procédaient à une communautarisation inédite des musulmans dans une
région où seuls les non-musulmans, chrétiens et juifs, étaient jusque-là
organisés sur des bases communautaires, donnant naissance à une
manière de « millet » musulman. En abandonnant aux dignitaires

10. À la mort de Kamel al-Huseynî en mars 1921, des élections sont organisées selon
la procédure ottomane qui prévoyait que le mufti devait être élu par un collège composé
des principaux ulémas, ainsi que des membres du conseil municipal et du conseil adminis-
tratif central, même si ce dernier n’existait plus. Ce collège procédait au classement des
candidats et le mufti était généralement choisi parmi les trois premiers classés. La
campagne de 1921 se déroule dans une grande tension et oppose les partisans du Cheikh
Jarallah, parmi lesquels la famille Nachachibi, à ceux d’Amîn al-Huseynî, le demi-frère de
Kamel. Pour les uns, Amîn n’étant pas un savant religieux diplômé d’une prestigieuse
université théologique ne saurait prétendre à la charge de mufti. Pour les autres, la
candidature de Jarallah est un « complot sioniste » qu’il faut déjouer. Arrivé en tête du
scrutin, Jarallah sera convaincu de se retirer au profit d’Amîn al-Huseynî qui, récemment
amnistié après sa participation aux émeutes d’avril 1920, apparaît comme le candidat du
Haut-Commissariat auquel il a donné des assurances quant au déroulement dans le calme
des fêtes du Nabi Mousa.
172 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

religieux musulmans la gestion des affaires de la communauté, les


Britanniques offraient en réalité aux notables palestiniens une
alternative à une collaboration politique directe que ces derniers
refusaient afin de ne pas cautionner la déclaration Balfour. Désormais,
l’espace communautaire musulman se substituait au champ politique et
ce d’autant plus aisément que le pouvoir mandataire échouait dans le
même temps à mettre en place des institutions politiques représenta-
tives de la population dans son ensemble.

L’ÉCHEC DES POLITIQUES DE « LIBRE GOUVERNEMENT »

Le suivi événementiel de l’histoire du mandat ferait apparaître une


longue série de tentatives infructueuses pour mettre en place des insti-
tutions de « libre gouvernement » (self government) : échec, dès 1923,
d’un premier projet de conseil législatif élu qui se heurte au boycott
arabe du vote, puis d’un conseil législatif nommé et enfin d’une Agence
arabe susceptible de faire pendant à l’Agence juive. Il faudra ensuite
attendre 1935 pour que Sir A. Wauchope remette en chantier un projet
de conseil législatif, au moment où la Grande-Bretagne prend la mesure
du risque nouveau de voir les notables, ses interlocuteurs traditionnels,
débordés par leurs extrémistes depuis les troubles de l’automne 1933,
qui ont pour la première fois pris pour cible les Britanniques et leur
collusion avec les sionistes (sur les mesures de S. A. Wauchope, voir
notamment [Laurens, 2002, p. 222]). Dans l’intervalle, les
Britanniques avaient adopté une stratégie gradualiste fondée sur une
représentation politique à l’échelon local, conçue comme une étape
vers une participation future au niveau national. C’est dans cet esprit
que furent organisées les élections municipales de 1927 et 1934 11.
L’échec de ces tentatives successives tient à plusieurs facteurs.
D’abord aux exigences sionistes d’une parité politique, le temps que la
population juive devienne majoritaire. Ensuite aux réticences arabes à
entrer dans le jeu institutionnel du mandat, afin de ne pas entériner le
projet de Foyer national juif. Lorsque les Britanniques proposent de
créer une Agence arabe afin d’équilibrer les institutions du yichouv et
d’ouvrir aux Arabes la voie d’une participation politique, les élites
arabes rétorquent qu’accepter cette égalité de statut reviendrait à
admettre que le pays n’est pas arabe [Porath, 1974, 1977]. Mais l’échec
de la politique de « libre gouvernement » est aussi imputable aux
Britanniques et seul cet aspect nous intéresse ici.

11. C’est aussi dans ce cadre que se place la proposition de Wauchope d’organiser des
conseils consultatifs dans les deux communautés comme préalable à la réunion d’un futur
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 173

L’établissement d’institutions de libre gouvernement constitue la


deuxième obligation du pouvoir mandataire au même titre que le déve-
loppement du Foyer national juif, mais l’administration britannique
l’envisage officiellement comme un processus dynamique et donc
graduel. Il est toutefois permis de se demander si le mandataire était
prêt à accepter des institutions qui soient à la fois représentatives de la
majorité arabe de la population et dotées de réels pouvoirs de
législation. À examiner les propositions britanniques dans le détail, il
apparaît qu’elles ont constamment oscillé entre la création d’une
instance représentative, mais exclusivement consultative, et l’établisse-
ment d’une instance pleinement législative, mais partiellement
nommée. Comme si le Colonial Office, sur la base d’une vision
coloniale classique, se refusait à reconnaître des institutions de libre
gouvernement représentatives de la majorité arabe.
De fait, les Britanniques ont tenté de compenser cette absence d’ins-
titutions représentatives dans un cadre politique unitaire par une
intégration des élites locales, juives et arabes, à l’administration du
mandat, en s’attachant à respecter à la fois une parité entre les deux
communautés et un équilibre interne entre clans et confessions 12.
Aucune personnalité locale, qu’elle soit juive ou arabe, ne sera
toutefois nommée aux plus hautes responsabilités, qu’il s’agisse de la
direction d’un central department de l’administration ou du poste de
district commissioner à la tête d’une province. Tout au plus, un chrétien
orthodoxe arabe comme Georges Antonius accédera-t-il au poste de
directeur adjoint de l’Éducation 13 et le grand notable musulman Rûhî
Bey al-Khâlidî à celui de district officer puis de secrétaire adjoint de
Jérusalem, la position administrative la plus élevée atteinte par un
Arabe sous le mandat. C’est en plaidant l’exceptionnalité de la situation
palestinienne et en invoquant « les passions raciales et religieuses »
(Deedes au Colonial Office, 2 juin 1922, cité in [Wasserstein, 1991,
p. 168]) que les Britanniques conserveront, jusqu’à la fin de la période
mandataire, une emprise directe, et sans équivalent dans la gestion du
reste de l’Empire, sur la haute administration en Palestine.

conseil consultatif national. Cette initiative s’inscrivait toutefois aussi dans le souci de
réconcilier les deux communautés au lendemain des émeutes de 1929.
12. Même si juifs et chrétiens resteront surreprésentés en dépit de protestations
récurrentes des milieux musulmans.
13. Mais il faut préciser que l’administration mandataire gère de fait le seul secteur
éducatif arabe dans la mesure où l’éducation des milieux juifs est largement prise en
charge par les institutions du yichouv. Antonius, qui a obtenu ce poste en 1921, le perdra
toutefois dès 1927 au profit du Britannique James Farell et en concevra une profonde
amertume [Wasserstein, 1991, p. 187].
174 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La participation arabe à l’administration du mandat apparaît de


surcroît comme une nouvelle version bureaucratisée de la vieille
politique des notables, toujours préférée à la politique des partis. Il
s’agit moins en réalité d’associer les élites arabes au pouvoir que de
mener une politique de patronage destinée à garder le contact avec la
société arabe en l’absence d’institutions représentatives. Les fonction-
naires arabes semblent, du reste, avoir intégré ce rôle si l’on en croit par
exemple la pétition qui circule en 1936 sur l’initiative de Mûsa al-
Alamî, avocat du gouvernement britannique, dans laquelle les
signataires se reconnaissent précisément la mission d’assurer ce lien
entre le gouvernement et la population arabe [Laurens, 2002, p. 313].
Mais en période de crise, les fonctionnaires des deux camps sont le plus
souvent conduits à faire prévaloir la loyauté à leur communauté sur
l’allégeance au gouvernement central, au risque de mettre ainsi en péril
l’unité politique du pays.

DES OBLIGATIONS INCOMPATIBLES ?

C’est le rapport de la commission royale d’enquête présidée par


Lord Peel en 1937 qui, le premier, fait voler en éclats le thème de la
double obligation du mandataire, élément central du discours officiel
britannique, en soulignant le caractère structurellement irréconciliable
des deux obligations. Selon les termes mêmes du rapport, ce caractère
irréconciliable tient d’une part à la nature de la domination coloniale
britannique, qui rend impossible toute véritable allégeance de la
population à l’État, et d’autre part aux antagonismes communautaires
qui ne permettent pas de créer un gouvernement représentatif.
Cette incompatibilité a maintes fois été soulignée dans l’historiogra-
phie de la Palestine mandataire, qu’il s’agisse d’une historiographie
favorable aux thèses sionistes qui dénonce les politiques d’apaisement
menées à l’égard des Arabes et crie à la trahison des promesses faites
aux Juifs, ou à l’inverse d’une historiographie plutôt favorable aux
positions des Arabes palestiniens qui s’attache à démontrer la collusion
structurelle entre intérêts britanniques et intérêts sionistes.
L’historiographie la plus soucieuse d’offrir une version équilibrée des
enjeux reconnaît quant à elle la difficulté constante des Britanniques à
hiérarchiser les deux obligations 14. Mais si l’on ne se contente pas de
noter le caractère irréconciliable des deux obligations du mandataire et
que l’on cherche à l’expliquer, il convient de prendre en compte le
14. Sur les différents courants historiographiques, voir notamment [Sheffer 1988, p.
108-109].
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 175

décalage qui existe dans la nature des politiques menées à l’égard des
deux communautés nationales en Palestine, en fonction d’un jeu
complexe de présupposés et de contraintes. Ainsi, la deuxième
obligation du mandataire consistait, nous l’avons dit, à doter le pays de
libres institutions de gouvernement dans le cadre d’une unité politique
et dans le respect des exigences de justice à l’égard de toutes les
populations. Or la nature de ces exigences de justice était comprise très
différemment selon les groupes concernés. À l’égard de la communauté
juive, il s’agissait d’appuyer le processus de construction nationale et
cette obligation conditionnait la légitimité même de la présence
britannique en Palestine. À l’égard des populations arabes autochtones,
il s’agissait seulement de garantir leur protection et de préserver leurs
droits, politique qui conditionnait la stabilité de la domination
britannique. C’est dans ce décalage, aggravé par la prise en compte des
dimensions internationales du problème de la Palestine, que réside
finalement la principale cause de l’absence de consensus dans la classe
politique britannique sur le meilleur moyen de pérenniser sa
domination sur le pays, ce qui reste l’objectif ultime de Londres.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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176 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

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8

Les enjeux de la naturalisation des Juifs d’Algérie :


du dhimmi au citoyen

Joëlle Allouche-Benayoun

« Une généalogie judéo franco maghrébine n’éclaire pas tout…


Mais être franco-maghrébin, l’être comme moi, ce n’est pas un
surcroît ou une richesse d’identités, d’attributs ou de noms. Cela
trahirait plutôt, d’abord, un trouble de l’identité. »
J. Derrida.

Juillet 1830 : les premiers Juifs rencontrés par l’armée française


près d’Alger « fuient apeurés » à son approche. Juillet 1962 : plus de
90 % des Français d’Algérie de confession juive quittent définitive-
ment l’Algérie pour la France.
Entre ces deux dates, les Juifs d’Algérie ont progressivement
refoulé leur identité berbéro-arabe, identité d’homme humilié et
infériorisé, pour adopter l’identité française, symbole de celle
d’homme libre et libéré qui coexistera avec leur identité religieuse, de
plus en plus cantonnée à la sphère privée.
Aujourd’hui, en France, la mémoire de ceux qui parlent fait revivre
leurs identités plurielles : citoyens français, ils revendiquent leur
judéité, inscrite dans la sphère séfarade, imprégnée de culture berbéro-
arabe (qui leur fait aimer et perpétuer en France la cuisine, la musique,
les danses de leur pays natal), et partagent avec les pieds-noirs leurs
émotions pour l’Algérie idéalisée du passé.
La transformation de plus en plus souhaitée et revendiquée des juifs
indigènes en citoyens français sera l’aboutissement d’un processus qui
débuta dès la conquête de 1830, et le résultat d’enjeux multiples :
politiques, juridiques, idéologiques, de la part du colonisateur, mais
aussi de la part des élites juives de France et d’Algérie. Spectateurs,
d’abord fatalistes, de leur devenir, objets de multiples enquêtes de la
part des gouvernements, recensés, enregistrés obligatoirement à l’état
180 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

civil, dotés de Consistoires sur le modèle français, les juifs d’Algérie,


progressivement sécularisés par l’école française, où vont filles et
garçons, et par l’armée, mis en contact avec la société française, vont
rapidement être des acteurs conscients de leur propre acculturation.

ASPECTS HISTORIQUES

Les origines des communautés juives en Afrique du Nord remontent


à la plus haute antiquité, probablement au moment de la fondation de
Carthage, au VIIIe siècle avant notre ère. Des Juifs vivaient là, certaine-
ment déjà deux siècles avant notre ère. Des Judéens s’installèrent au
Maghreb, chassés par les Ptolémées, puis par les Romains, après la
destruction du Temple (70 ap. J.-C.). À l’époque romaine, les Juifs du
Maghreb convertissent des tribus berbères : la plus célèbre d’entre
elles, celle des Djeraoua, avec leur reine, la Kahena, opposa dans les
Aurès, selon le récit d’Ibn Khaldoun, une vive et ultime résistance à la
conquête arabe de l’Afrique du Nord. Véritable héroïne africaine, objet
de multiples légendes, la Déborah berbère ne nous est connue, nous dit
Charles-André Julien, que par « ce nom, son prestige et sa farouche
résistance à l’envahisseur, nourrie, semble-t-il, de patriotisme berbère
et de foi hébraïque 1 » [Julien, 1975, p. 21]. Légende ou réalité, la
Kahena (féminin de Cohen : le prêtre) nourrit l’imaginaire des Juifs du
Maghreb.
Populations d’origine judéenne, puis berbère, avant d’absorber au
XIIIe siècle, puis au XVe siècle, une partie des Juifs expulsés de France,
puis d’Espagne, ces communautés juives, depuis que les Arabes et
l’islam ont conquis le Maghreb au VIIe siècle, vivent sous le statut
discriminatoire de dhimmi, c’est-à-dire « protégées » ou, plus
exactement tolérées par le pouvoir, à condition que tout marque leur
infériorité par rapport aux musulmans : ce sont « des sujets de seconde
zone, puisque le statut du dhimmi était à la fois un statut de protection,
sans comparaison avec celui, à la même époque, des minorités
religieuses de l’Europe chrétienne, et un statut inégalitaire » [Manceron
et Remaoun, 1993]. Les périodes de tolérance alternent avec les
périodes de persécution, et le seul côté protecteur de leur statut résidait
dans le fait qu’ils étaient soumis à leurs juridictions propres pour toutes
les affaires relevant de leur seule communauté.

1. Cf. chapitre VII « Vues d’ensemble » (p. 303) : « C’est le judaïsme, en supposant que
la Kahina fût juive, qui sur le plan doctrinal s’est heurté à la religion nouvelle et lui a victo-
rieusement résisté, puisque les communautés juives autochtones ont subsisté jusqu’à nos
jours, alors que les chrétientés autochtones finissaient de disparaître à la fin du XIIe siècle. »
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 181

Lorsque l’armée française débarque près d’Alger en juillet 1830,


les Juifs sont entre 15 000 et 16 000 (sur 2 millions de musulmans),
implantés surtout dans quatre villes : Alger, Oran, Constantine,
Tlemcen, constitués en « nations juives » autonomes les unes par
rapport aux autres. Chaque communauté était sous la responsabilité
d’un « chef de la nation » (moqaddem), lui-même responsable devant
les autorités. Chargé de lever les impôts pour le compte du pouvoir, il
administrait ses coreligionnaires avec l’aide des tribunaux rabbiniques
qui rendaient la justice pour tout ce qui concernait les litiges entre Juifs.
Mais lorsque les plaignants étaient juifs et musulmans, le jugement
relevait des cadis avec, dans ce cas, quelle que soit la situation, la
condamnation du Juif.
À côté de quelques familles de riches négociants, les Bacri, les
Busnach, proches, à leurs risques et périls, du pouvoir turc local, la
population juive d’Algérie, dans l’ensemble très pauvre, est méprisée et
humiliée quotidiennement, comme en attestent tous les récits de
voyageurs, d’ambassadeurs, qui se succèdent dans ces contrées aux
XVIIIe et XIXe siècles. Julien souligne « le mépris dans lequel les tenaient
tous les autres groupements et les avanies dont ils étaient sans cesse
victimes qui les amenèrent à une résignation qui n’avait d’autres
compensations que la confiance en Dieu et l’espérance de jours
meilleurs » [Julien, 1964, p 13] 2. Assujettis aux musulmans, tant sous le
pouvoir des Arabes que sous celui des Turcs, ils étaient couverts
d’impôts spécifiques, interdits de posséder une terre, de porter des
armes, de monter à cheval, d’avoir des vêtements de couleur verte (ce
qui aurait offensé les Arabes) ou rouge (ce qui aurait offensé les Turcs),
c’était eux qui devaient dépendre les pendus, porter sur leurs épaules les
riches musulmans lorsque la pluie rendait boueux les chemins, protéger
jour et nuit les jardins des puissants lors des invasions de sauterelles, etc.

L’ÉVOLUTION DE LA JUDAÏCITÉ ALGÉRIENNE

C’est dans ce contexte global d’humiliation et d’oppression qu’il


faut aussi appréhender l’histoire des relations des Juifs d’Algérie et de
la France. Ces Juifs dhimmis comprirent vite que l’influence et la
pénétration européennes signifiaient un affaiblissement des normes
islamiques traditionnelles de la société et ne pouvaient donc qu’amé-
liorer leur propre situation.

2. Le même poursuit : « L’isolement des communautés juives d’Algérie et l’ignorance


de la plupart de leurs membres entraînèrent une dégradation, sinon de la piété, du moins
des croyances contaminées par les superstitions locales. »
182 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Pour les quelques grandes familles juives d’Alger qui ont fait
fortune dans le commerce international, Marseille est, dès le XVIIIe
siècle, un relais important dans le commerce du blé. Ces négociants
juifs servent d’intermédiaires dans le rachat des captifs chrétiens,
parlent français, envoient leurs fils en France et en Italie. Les contacts
se multiplient, y compris au niveau diplomatique, avec le consulat de
France : certains sont sous sa protection. Après les pogroms d’Alger, en
1805, plusieurs familles juives d’Algérie s’installent à Marseille. En
contact avec les Juifs de France, émancipés depuis la Révolution
française (1791), soit quarante années auparavant, ces Juifs d’Algérie
subissent leur influence et aspirent à la même condition. Aussi accueil-
leront-ils favorablement l’arrivée de la France en Algérie.
Pour comprendre l’ascendant de la France sur la grande masse des
Juifs d’alors, peut-être faut-il aussi, comme le rappelle Richard Ayoun,
insister sur ce qu’il nomme leur « rencontre sentimentale ». Le profond
mysticisme des Juifs d’Algérie leur fait réinterpréter la venue des
Français à la lumière de la sentence du grand rabbin Ribach (lui-même
expulsé d’Espagne, après que sa famille l’ait été du Languedoc, auquel
elle resta très attachée), prononcée quatre siècles auparavant : « le verbe
de Dieu arrive de France ». Malgré les appréhensions des débuts de la
colonisation, serait-elle une providence pour « Israël » ? Serait-ce un
dessein de Dieu qui les libérerait tant du joug des musulmans (aux
Arabes étaient venus s’ajouter les Turcs) que de la terreur espagnole,
permanente dans les villes côtières ?
D’autant que, dès l’acte de capitulation d’Alger de juillet 1830, la
France proclame l’égalité de tous les indigènes, et garantit leur liberté
de culte et de travail : pour la première fois de leur histoire, les Juifs
d’Algérie étaient traités sur un pied d’égalité avec les musulmans, qui
les avaient tolérés comme minorité parmi eux, mais à condition qu’ils
leur soient inférieurs.
La France, qui avait reconnu l’existence d’une nation juive en
Algérie, ne pouvait maintenir ce paradoxe, alors que le processus de
l’émancipation des Juifs en métropole reposait sur la négation même du
concept de nation pour les Juifs. Rappelons que les Juifs, en France,
n’avaient pas été insérés sur une base communautaire, mais bien sur le
credo en l’intégration individuelle. Pendant la Révolution française,
c’est le comte de Clermont-Tonnerre qui proclamait : « Il faut tout
refuser aux Juifs en tant que nation, et tout accorder aux Juifs en tant
qu’individus. Il faut méconnaître leurs juges, ils ne doivent avoir que
les nôtres… il faut qu’ils soient individuellement citoyens. »
Tels sont, en résumé, les principes et l’idéologie de l’émancipation
des Juifs de France. Or, ces communautés dont hérite la France
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 183

lorsqu’elle conquiert l’Algérie posent à nouveau aux gouvernements de


l’époque, mais aussi aux citoyens juifs de France, la question de la
place des Juifs dans la nation française, dans des termes quasiment
semblables à ceux posés par les révolutionnaires. À nouveau, ces
communautés apparaissent comme autant de foyers de particularismes
qu’il faut éradiquer : si les Juifs en France sont devenus individuelle-
ment des citoyens de confession juive, comment d’autres Juifs sous
administration française pouvaient-ils rester collectivement membres
d’une « nation », autrement dit d’un peuple ?
L’évolution de la judaïcité algérienne s’inscrit dans ce contexte
politique. Particularité de la colonisation pour les Juifs d’Algérie, elle
fut l’œuvre conjointe des gouvernements de l’époque et des Juifs de
France, citoyens français depuis 1791. Ces derniers se souviennent
encore de leur lutte pour l’émancipation, de l’état d’« arriération » et
d’étrangeté qui caractérisait en particulier les Juifs d’Alsace et de
Lorraine qui parlaient mal ou pas le français, qui dépendaient
étroitement de leurs rabbins, qui semblaient loin de toute modernité. En
1830 déjà, les Juifs de France vivent les effets positifs de l’émancipa-
tion politique qui s’est accompagnée pour eux d’une profonde mutation
sociale : ils ont envoyé leurs enfants à l’école, ils ont abandonné leurs
langues pour le français, ils se sont conformés pour tout à la législation
française. Ils ont accepté de renoncer aux dispositions particulières
concernant leur statut personnel pour devenir citoyens. Le résultat est
là : la jeune génération s’intègre rapidement à la société française. Une
nouvelle bourgeoisie, composée de membres de professions libérales et
de fonctionnaires, émerge ; certains participent activement à la vie
politique. Aussi vont-ils reprendre, à l’égard de leurs coreligionnaires
d’Algérie, le discours sur la « régénération » dont eux-mêmes avaient
été l’objet. C’est maintenant à eux de regarder avec pitié et condescen-
dance ces populations d’« arriérés », et de publier articles, libelles et
autres déclarations « sur l’état des Juifs d’Algérie, et sur les moyens de
les tirer de l’abjection dans lesquels ils sont tombés ».
La conquête par la France d’un territoire comportant une population
juive ne pouvait les laisser indifférents. Ressentaient-ils cette annexion
d’une judaïcité encore traditionnelle, « à demi sauvage 3 », comme une
menace latente pour leurs positions sociopolitiques à peine acquises ?
S’étaient-ils intégrés à la société française au point d’avoir intériorisé
l’idéologie civilisatrice qui sous-tendait en partie les conquêtes
coloniales ? Le fait est qu’ils se chargèrent de transformer cette
judaïcité selon leur propre modèle.

3. Rapport Altaras/Cohen in [Schwarzfuchs, 1981].


184 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Respectueuse dans un premier temps de l’acte de capitulation,


l’autorité militaire nomme dès novembre 1830 un « chef de la nation »
juive, responsable devant elle. Choisi pour un an sur une liste de
notables, il est privé du droit de récolter l’impôt et dépend pour tout de
l’autorité militaire en charge de la colonie. Très vite, les populations
juives seront de moins en moins soumises à leurs notables tradition-
nels : dès 1831 et jusqu’en 1845, des adjoints juifs aux maires des
grandes villes sont nommés par le gouvernement militaire (2 à Alger,
pour 9 adjoints musulmans), et à partir de 1836, c’est l’adjoint juif au
maire d’Alger qui est chargé des fonctions de « Chef de la nation » (il
est investi de la fonction de police et de surveillance des Juifs de sa
ville). Tout cela sous le contrôle étroit des autorités militaires, dont
certains seront, comme Bugeaud, violemment antisémites. Face aux
multiples questions posées par l’administration militaire, le gouverne-
ment s’adressa au représentant légal des Juifs en France, à savoir le
Consistoire central 4. Des questionnaires à l’intention des Juifs
d’Algérie, sur le modèle de ceux préparés sous Napoléon Ier, furent
élaborés et portaient, comme alors, sur l’opinion de cette population
quant au rôle des rabbins, à la polygamie, à la répudiation, aux
mariages mixtes, à l’instruction, à l’usure, à la fraternité avec les
Français.
Le changement le plus notable se fit lors de la réforme des tribunaux
rabbiniques [Schwarzfuchs, 1981]. En Algérie, à cette époque, les
rabbins sont d’abord et, surtout, des dayanim, des juges religieux et, au
début de la conquête, le pouvoir confirme les attributions de ces
tribunaux qui jugent toutes les causes, civiles et criminelles entre Juifs.
Mais, dès 1832 les prévenus peuvent faire appel devant les autorités
françaises. Dès 1842, les rabbins n’exercent plus « aucune juridiction
sur leurs coreligionnaires, lesquels sont exclusivement justiciables des
tribunaux français ». Deux exceptions sont prévues en ce qui concerne :
1) les contestations relatives à l’état civil, aux mariages et aux répudia-
tions et 2) « les infractions religieuses aux lois de Moïse », pour
lesquels les tribunaux français sont, de fait, incompétents. Les rabbins
sont réduits de plus en plus au seul rôle d’experts religieux.
L’administration française va estimer que le modèle consistorial
doit s’imposer. « Mais restait le problème épineux de l’état civil des
Juifs : ces derniers déclaraient naissances et décès, mais que faire dans
le cas d’un mariage polygame ou d’un divorce (à un moment où il avait
été supprimé en France…), d’une union conclue devant le maire et

4. Lui-même, par ailleurs, déjà possesseur de renseignements sur cette population par
les officiers et soldats juifs qui servaient dans l’armée d’Afrique, par les voyageurs qui
commençaient à sillonner le pays.
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 185

dissoute par le rabbin, ou des mariages uniquement célébrés par


l’autorité religieuse ? Faudrait-il en venir à un état civil réservé aux
seuls Juifs ? » [Schwarzfuchs, 2003, p. 73-90]
Une mission d’enquête est diligentée par le Consistoire central de
France 5 au printemps 1842, et son rapport déposé au ministère de la
Guerre dès novembre de la même année. Les deux enquêteurs, le
président du Consistoire de Marseille et un avocat, qui soulignent que
le processus de francisation est amorcé, ne sont pas tendres pour leurs
coreligionnaires, encore moins pour le rabbinat local. Ils proposent
toute une série de mesures pour accélérer l’intégration, de l’interdiction
du costume traditionnel au service dans la milice, en passant par la
scolarisation des filles et des garçons, la participation à la colonisation
rurale, la suppression des tribunaux rabbiniques, la nomination de
rabbins formés en France. Ils soulignent l’intérêt politique que repré-
senterait pour la France l’accélération de la mutation de la judaïcité
d’Algérie : la France émancipatrice ne peut traiter différemment les
différents Juifs qui vivent sous son autorité, et surtout l’exemple de
l’émancipation des Juifs d’Algérie sera un exemple pour l’ensemble
des indigènes, les deux groupes d’indigènes, Juifs et musulmans, étant
en contact permanent pour leurs affaires et par leur mode de vie.
Dès 1845-1847, la création d’un Consistoire algérien, siégeant à
Alger, Oran et Constantine sur le modèle du Consistoire créé par
Napoléon, entraîne la suppression de ce qui reste des institutions tradi-
tionnelles de la judaïcité algérienne et la notion de « nation juive » est
remplacée par celle de « culte israélite » : les membres du Consistoire,
laïcs et rabbins, tous juifs de nationalité française et originaires
d’Alsace/Lorraine, nommés par le ministère de la Guerre, doivent
prêter serment devant le gouverneur général de l’Algérie ou son repré-
sentant, en jurant fidélité au roi des Français et obéissance aux lois de
son gouvernement. Ils sont non seulement chargés de l’organisation du
culte, mais encore et surtout d’une mission « civilisatrice » : le
Consistoire d’Algérie doit maintenir l’ordre à l’intérieur des
synagogues 6, veiller à la scolarisation des enfants 7, encourager les

5. Voir note 4.
6. À Alger, une douzaine de petites synagogues sont détruites : outre la réorganisation
de la ville, l’idée est de limiter les lieux de culte juifs pour mieux surveiller les fidèles et
contrôler les recettes du culte.
7. Des écoles sont créées pour les filles et les garçons où, à côté d’un enseignement
religieux juif, doit être développée l’étude de la langue française. Dès 1834, tous les obser-
vateurs soulignent la présence d’enfants juifs à l’école. En 1836, on trouvera 140 garçons
juifs et 90 fillettes juives scolarisés et seulement 40 garçons musulmans. Les débuts de la
scolarisation avaient été confiés aussi à des congrégations religieuses : face aux tentatives
de conversion, les parents retirèrent leurs enfants de ces écoles.
186 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Israélites à l’exercice de professions utiles et plus particulièrement des


travaux agricoles, gérer le budget 8.

ABANDON DU STATUT PERSONNEL, ACQUISITION DE LA NATIONALITÉ


FRANÇAISE : UN PROCESSUS PAR ÉTAPES

Dès 1848, la IIe République fait étudier un projet d’accès à la


citoyenneté des Juifs d’Algérie qui restera sans suite. En 1851, Jacques
Cohen, un des deux rédacteurs du rapport de 1842, écrira « à cette date,
les Israélites algériens n’avaient conservé de leur législation nationale
que les dispositions relatives au statut personnel. Sur toutes les autres
matières, ils avaient été, contrairement aux musulmans, entièrement
assimilés aux Français d’origine » [Winock, 2004, p. 68]. Ultime étape
de la mainmise des Juifs de France sur ceux d’Algérie, le Consistoire
algérien fut placé dès 1862 sous la surveillance du Consistoire de
France qui se transforma en Consistoire de France et d’Algérie.
L’ordonnance de 1845, qui réduit la religion juive au culte
synagogal et ouvre la voie aux transformations majeures qui suivront,
reste muette sur l’acquisition de la citoyenneté alors que son
application accélère le processus qui y conduira.
Malgré l’hostilité de certains militaires 9 et de plus en plus de
colons 10, c’est ce processus engagé alors qui aboutira, en 1870, à la
naturalisation collective de cette judaïcité : soutenue par les nouvelles
élites francisées de la judaïcité algérienne et par les Juifs de France,
soutenue progressivement par les libéraux, les francs-maçons et les
républicains en métropole et en Algérie, une campagne pour l’émanci-
pation des Juifs d’Algérie, par l’acquisition de la citoyenneté française,
s’engage en France autour d’arguments-force mêlant psycho-
ethnologie sommaire et pragmatisme : les musulmans demeuraient
hostiles à la France alors que les Juifs l’avaient accueillie comme
libératrice, en tant que citoyens ils renforceraient la présence française
en Algérie, et « leur aptitude admirable à assimiler les principes de la
civilisation qu’on leur apporte » [Abitbol, 1999, p. 156-158] leur ferait
accepter la perte de leur statut personnel à laquelle étaient opposés

8. Voir note 4.
9. « Les soldats et les officiers de l’armée d’Afrique ne se rendirent pas compte de quel
poids pesaient sur eux des siècles d’oppression et d’avilissement ; et la littérature militaire
est beaucoup plus dure, à tout le moins plus méprisante à l’égard des Juifs que des Arabes »
[Julien, 1975, p. 13].
10. Ces derniers méprisaient généralement les « indigènes », tous les indigènes. Et
donner la nationalité française à une partie d’entre eux, qui plus est la plus méprisée,
pouvait préfigurer d’étendre ce droit à tous : ce qu’ils refusaient.
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 187

leurs rabbins, ce à quoi se refusaient farouchement les musulmans. À


nouveau, les Juifs de France étaient présentés comme modèle : lors de
leur émancipation, ils avaient, eux, trouvé la solution à ce dilemme en
s’appuyant sur l’adage talmudique « Dina de malkhuta dina » : la loi du
pays est la Loi.
De fait, les différentes ordonnances édictées par la France rendent
matériellement inextricable la situation administrative des Juifs :
« ayant perdu leurs instances juridiques traditionnelles, contrairement
aux musulmans, les Juifs sont devenus justiciables devant les tribunaux
français, mais comme ils sont restés indigènes, rien ne les empêchait,
en principe, de pratiquer la polygamie, le lévirat, le divorce et autres
coutumes conformes à la tradition juive, mais non reconnues par le
droit français auxquels ils sont tenus désormais de se soumettre. Ce qui
donne lieu à d’innombrables recours juridiques 11 dont certains seront
plaidés par l’avocat Adolphe Crémieux » [Abitbol, 1999, p. 162]
Ce dernier, homme de gauche, républicain, avocat, est embléma-
tique de la trajectoire de ces Juifs de France émancipés par la
Révolution. Membre des gouvernements provisoires de la IIe (1848-
1851), puis de la IIIe République (1870-1871) 12, proche de Gambetta
dont il sera le ministre de la Justice dans le gouvernement provisoire, il
est chargé de l’élaboration de réformes pour l’Algérie par le Second
Empire (1858). Il sera toute sa vie à la pointe des combats pour la
défense des opprimés : farouchement engagé dans la lutte pour
l’abolition de l’esclavage (il signera le décret d’abolition en 1848), il
défendra les Juifs accusés de meurtre rituel à Damas en 1840, se
mobilisera au moment de l’affaire Mortara (1858) contre les
conversions forcées. Avec d’autres, il sera à l’origine de l’Alliance
israélite universelle, dont le but est de diffuser auprès des populations
juives les plus misérables à travers le monde, la culture et les valeurs
républicaines françaises.
La population juive d’Algérie poursuit, quant à elle, sa « Marche
vers l’Occident » [Chouraqui, 1952]. L’instruction « donnée en français
dans les écoles israélites sous la surveillance des Consistoires ne cesse
de moderniser les nouvelles générations, en dépit parfois de leurs
familles et des rabbins, tandis que des progrès notables dans leurs
conditions de vie, le développement de la médecine ont permis leur
essor démographique : renforcés par des émigrants du Maroc et de la
Tunisie, ils sont 28 000 en 1861, presque 34 000 au recensement de

11. Les Juifs étaient tiraillés entre statut personnel et statut civil, les affaires qui les
divisaient quant aux successions, aux mariages etc. encombraient les juridictions civiles
puisque les tribunaux rabbiniques ne pouvaient plus les traiter tout en continuant à le faire.
12. Il fait partie de ces « hommes de Gambetta, juifs venus du sud » [Cabanel, 2004].
188 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

1866, sur une population totale de 2 650 000 musulmans et de 226 000
Européens » [Winock, 2004, p. 68-69]. Ces mutations ne se firent pas
sans heurts. Alors que les Juifs de France les regardaient avec condes-
cendance, les Juifs d’Algérie acceptaient fort mal leur emprise. Et plus
d’un rabbin formé en France a dû abandonner son poste, las du rejet des
fidèles et de leurs préférences pour les rabbins locaux. Les conflits
furent fréquents et la population manifestait peu de sympathie pour ces
Juifs qui leur semblaient si peu juifs et qui se permettaient de leur
donner des leçons. Pour les Juifs d’Algérie, la France, entité abstraite
et idéalisée, les avait libérés et ils l’aimaient. Leurs rapports avec leurs
coreligionnaires de France qui s’étaient donnés pour mission de les
« civiliser » furent, eux, plus ambivalents 13.
Le processus vers la citoyenneté pleine et entière s’accélère après la
visite de Napoléon III en Algérie en 1860. Le senatus-consulte de 1865
ouvre la possibilité d’acquérir la nationalité française à tous les
indigènes, musulmans et Juifs. « Sujets » français, les uns et les autres
restent exclus de l’exercice des droits civils et politiques réservés aux
citoyens. Sans leur accorder collectivement la citoyenneté française, la
loi permet de la solliciter individuellement, mais à condition de
renoncer à son statut personnel. Concrètement, le maintien et la recon-
naissance du statut personnel (mariages, divorces, polygamie, lévirat,
héritages) portaient de fait la reconnaissance juridique d’une
communauté et d’individus définis juridiquement et politiquement par
leur appartenance religieuse, dans un système juridique français qui
n’entend connaître en principe que l’individualisme républicain : cette
politique était une façon d’exclure de la citoyenneté 14. Le statut
personnel était un marqueur de la différence entre les colonisateurs,
citoyens, et les colonisés, en l’occurrence les Juifs, sujets d’une
communauté religieuse. Et la situation coloniale faisait émerger à
nouveau cette notion ambiguë de « communauté juive », que les révo-
lutionnaires avaient abolie.
La loi n’eût guère de succès : seuls 144 Juifs acquirent alors la
citoyenneté française entre 1865 et 1870. De fait, la procédure est
longue et compliquée pour cette population qui, dans son ensemble,
malgré l’amélioration notable de ses conditions de vie, est loin d’être
encore alphabétisée en français. En outre, comme le souligne Michel
Abitbol, « contrairement à leurs coreligionnaires de France qui
n’avaient pu bénéficier de la liberté de culte qu’après leur émancipa-
tion, eux-mêmes en avaient toujours joui », et la nouvelle loi allait

13. Cf. [Schwarzfuchs, 1981], et témoignages dans notre ouvrage.


14. Citoyenneté dont seront de facto exclus les musulmans que l’on ne reconnaîtra
qu’à travers leur statut religieux.
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 189

plutôt dans le sens d’une restriction accrue de leurs droits en la


matière 15.
À vrai dire, comme les musulmans eux-mêmes, les Juifs ne
désiraient pas exécuter une démarche personnelle qui aurait passé à
leurs yeux, et plus encore à ceux de leurs coreligionnaires, comme une
forme d’apostasie, une renonciation à la loi mosaïque 16.
Pourtant, la naturalisation collective est à nouveau revendiquée par
les milieux républicains de gauche, par les notables juifs de France et
d’Algérie. Émile Ollivier, ministre de la Justice du dernier gouverne-
ment de l’Empire, se montre favorable, dès mars 1870, à un décret de
naturalisation collective, impliquant l’abandon du statut personnel (ou
de ce qu’il en reste), mais en laissant durant un an la possibilité à tout
naturalisé de ne pas accepter personnellement la mesure. Crémieux, qui
était conscient de la force de la résistance religieuse de cette
population, s’exclama devant la Chambre des députés : « Ne leur dites
pas : soyez français si vous le voulez, car volontairement ils n’abandon-
neront pas la Loi de Dieu » [Julien, 1964, p. 467]. Il fallait donc leur
imposer la citoyenneté par une loi.
En septembre 1870, Gambetta proclame la République, et le
gouvernement de la Défense nationale réfugié à Tours charge son
ministre de la Justice, Adolphe Crémieux, de promulguer les décrets
renforçant les pouvoirs civils et assimilant l’Algérie à la France. Ces
décrets, datés du 24 octobre 1870, qui vont dans le sens de ce que
réclament les colons (la fin du régime militaire) ne satisfont pas plus
ces derniers que les Arabes qui craignent, avec raison, d’être livrés sans
limite à l’appétit des premiers (expropriation des terres, etc.). Parmi ces
décrets, le dernier concerne la naturalisation collective des Juifs
d’Algérie :
Les Israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés
citoyens français : en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel
seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi
française ; tous droits acquis jusqu’à ce jour restent inviolables. Fait à Tours le
24 octobre 1870.

Le décret est signé dans l’ordre par A. Crémieux, L. Gambetta,


A. Glais-Bizoin, L. Fourichon [Abitbol, 1990, p. 196-220] 17.

15. Par exemple, en ce qui concernait la polygamie, la répudiation, les héritages.


16. Il y avait alors plus de 2 millions de musulmans qui ne réclament pas alors de
bénéficier d’un décret comme celui d’octobre 1870, trop dangereux à leurs yeux pour leur
religion : « Loin de jalouser le sort des israélites, les musulmans ont eu la crainte de le
partager » souligne Charles-André Julien [1964].
17. C’est ce décret qui, malgré les quatre signatures qu’il porte, sera connu sous le seul
nom de Crémieux.
190 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Ce à quoi avaient pensé et travaillé tout au long des quarante années


depuis la conquête les différents gouvernements sous la royauté (Louis
Philippe), la République (1848), l’Empire (Napoléon III), fut donc
réalisé par le premier gouvernement de la IIIe République, par une
équipe de républicains de gauche. Au total, 34 574 Juifs sont devenus
citoyens français 18. Au recensement de 1866, ils représentent 13,5 % de
la population non musulmane du pays. Ce recensement dénombrait
alors 226 000 Européens, dont 140 300 Français et 85 700 Espagnols,
Italiens, Maltais, plus quelques Allemands et Suisses 19. Présents surtout
dans les villes, les Juifs représentaient là en moyenne 20 % de
l’électorat non musulman, et leur poids électoral pouvait faire changer
les majorités et renforcer le camp républicain. S’il y eut quelques
défections, surtout de familles de l’arrière-pays qui préférèrent passer
en Tunisie ou au Maroc par peur d’une déjudaïsation entraînée par les
lois françaises, il y eut aussi installation en Algérie de familles juives
de ces deux pays voisins.
Quelles auraient été les conséquences du refus collectif éventuel des
Juifs d’Algérie d’abandonner leur statut personnel ? De toute façon, on
ne leur demanda pas leur avis. Et si certains protestèrent en quittant le
pays, le plus grand nombre resta sur place, subit les nouvelles lois avant
de les accepter pleinement. Ne bénéficiant pas, jusque-là, des droits
politiques et civiques, alors que leurs propres droits religieux étaient
chaque jour un peu plus réduits à la portion congrue, de « sujets français »
ou « Français indigènes », c’est-à-dire Français de seconde zone, le décret
les fit passer au statut de citoyen, responsables devant la loi civile
française.
Mais le décret Crémieux « fit » des Français aussi pour augmenter la
présence française en Algérie 20, à un moment où la France, en plein
chaos, ne pouvait se permettre de dégarnir ses troupes sur le sol
national pour les envoyer dans la colonie également en proie à des
désordres sociopolitiques. La puissance coloniale avait besoin de
soldats sur place et la République naissante avait besoin d’un électorat
qu’elle supposait favorable. Toutefois, le décret faillit être abrogé dix
mois après sa promulgation par le gouvernement Thiers, sous la
pression conjuguée d’une partie de l’armée qui craignait les effets du

18. En 1791, 40 000 Juifs l’étaient devenus en France


19. Ces immigrés européens seront automatiquement naturalisés à partir de 1889.
20. Ce décret fut suivi, en 1889, de décrets de naturalisations collectives, qui « firent »
français pour des raisons démographiques et politiques (les étrangers étaient aussi
nombreux dans la colonie que les Français) quelques milliers de Maltais, Espagnols,
Italiens et autres migrants. Ces naturalisations, pourtant plus importantes en nombre
(environ 100 000), ne provoquèrent ni émoi particulier, ni rejet de la part des colons, qui
avaient estimé, eux, et eux surtout, la « fierté musulmane » bafouée par le décret Crémieux.
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 191

décret sur les masses arabes et des mouvements antijuifs dont ce sera
désormais le principal cheval de bataille. Maintenu, il fut — concession
à ces mouvements — assorti de la clause de l’indigénat qui excluait de
son bénéfice les Juifs venus des pays limitrophes.

CONCLUSIONS

C’est donc au terme d’un processus qui avait commencé dès 1830
et qui s’inscrit pleinement dans les mouvements d’émancipation du
XIXe siècle que les Juifs d’Algérie devinrent citoyens français.
Après avoir été pendant des siècles des sujets dominés par les
Arabes et les Turcs, tout en leur étant proches par leurs mœurs,
citoyens, ils se trouvaient désormais dans une communauté de destin
avec les pieds-noirs, ces colons venus de France, mais aussi d’Europe
du Sud, qui pour la plupart les haïssaient. Plus nombreux au moment
du décret (environ 35 000) que « les Maltais (10 600), et les Italiens
(16 600), moins nombreux que les Espagnols (58 500), ils formaient un
groupe à part, à base ethnique et religieuse, socialement hétérogène et
décidément convaincu que son avenir était lié à celui de la patrie
française. Ils étaient en butte à l’hostilité des divers groupes de
l’Algérie coloniale aussi bien que de la communauté musulmane »
[Stora, 2003, p. 17-29], le décret Crémieux ne cessera de leur être
contesté par les colons antisémites 21 qui surent, à plusieurs reprises,
utiliser les frustrations des masses musulmanes contre eux (par
exemple, en 1934, au moment du pogrom de Constantine). Mais aucun,
parmi eux, qui affectaient de considérer le décret Crémieux « injuste »
envers les musulmans, ne réclama jamais d’étendre les bénéfices de la
citoyenneté à ces mêmes musulmans dans un but de justice, alors que,
de fait, de 1870 à l’entre-deux-guerres, « les Algériens musulmans ont
reproché aux Français de n’avoir pas étendu le décret Crémieux à
l’ensemble de la population indigène » [Stora et Daoud, 1995].
Accusés d’être « des capitalistes opprimant le peuple, […]
l’écrasante majorité d’entre eux est pourtant très pauvre : il y a, à la fin
du XIXe siècle en Algérie, 53 000 Juifs dont environ 11 000 sont des
prolétaires subvenant aux besoins de 33 000 personnes, soit environ
44 000 Juifs dans l’indigence 22 » [Stora, 2003,]. L’antisémitisme
21. Cf. L’Algérianiste, n° 84, 1998 : « C’est à Paris et non à Alger que s’est toujours
décidée la politique algérienne, à commencer par ce décret inique, énorme de maladresses,
très lourd de conséquences : le décret Crémieux. » (c’est nous qui soulignons). Cent vingt-
huit ans après sa promulgation, trente-six ans après l’indépendance de l’Algérie, les pieds-
noirs ne désarment pas dans leur rejet du décret Crémieux.
22. Voir note 21.
192 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

constant, souvent violent, des pieds-noirs, qui culminera avec Vichy, ne


pourra faire obstacle « à leur développement, social, économique,
politique, permis par la France, d’abord, par la colonisation qui les
avait émancipés des Arabes, ensuite, par l’acquisition de la citoyenneté
française qui les élevait au même rang que les Juifs de la métropole »
[Winock, 2004, p. 80-81].
Assimilés sur les plans juridique et politique, les Juifs d’Algérie,
malgré les efforts déployés par leurs coreligionnaires de la métropole,
rabbins et notables consistoriaux, évolueront culturellement et religieu-
sement plus progressivement : un décret ne modifie pas les coutumes,
les modes de vie, les croyances marquées par de longs siècles de
coexistence judéo-berbéro-arabe. Leur acculturation est sélective. Et
pourtant spectaculaire, probablement sous l’effet de l’école où les
enfants, filles et garçons, seront largement scolarisés dès 1882 (lois
Ferry) : abandons progressifs des anciens quartiers juifs, du costume
traditionnel, de la langue (le judéo-arabe), choix de prénoms français
pour les enfants qui remplacent les prénoms juifs ou judéo-arabes 23.
Mais maintien, malgré leur exotisme, des noms de famille.
Ils sont Français et proclament leur patriotisme, mais restent profon-
dément juifs dans l’organisation de leur vie familiale, dans leurs
pratiques religieuses, leurs réseaux de socialité, dans leur vécu au
quotidien. Des ruptures s’amorcent, qui ne seront consommées qu’une
fois installés en France. Car dans la société coloniale, malgré leur
accession à la citoyenneté, ils constituent un groupe spécifique qui, tout
en se francisant chaque jour davantage, sait conserver sur le plan
religieux les traits essentiels de son identité.
Le décret Crémieux, « qui n’a nullement été un instrument de
domination des musulmans par les Juifs d’Algérie, mais un moyen de
libération de ces derniers, les plus opprimés des opprimés »
(R. Badinter), leur a permis de devenir des citoyens engagés
socialement et politiquement dès la fin du XIXe siècle en Algérie. Ils
seront soldats au même titre que les autres citoyens lors de la Grande
Guerre (2 000 mourront sur les champs de bataille) et, en 1939-1940,
ils seront résistants à Londres et à Alger ou engagés volontaires à
Dakar, dans la Première Armée, alors que le décret Crémieux est aboli
par Vichy dès octobre 1940 24, puis abrogé une seconde fois par le

23. Cf. notre ouvrage.


24. L’abrogation du décret Crémieux, en 1940, entraîna son cortège d’exclusions de
l’école, de l’université, d’un certain nombre de professions, du statut de fonctionnaire et
le retour au statut d’« indigène ». Traumatisme durable pour les juifs d’Algérie qui virent
la France, sous la pression de groupes antisémites, leur reprendre la citoyenneté qu’elle
leur avait donnée, pour laquelle ils s’étaient battus, elle fut tout autant un choc pour les
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 193

général Giraud en mars 1943 25. Et ils feront partie des soldats de cette
Première Armée commandée par de Lattre de Tassigny, qui débarque
en Provence en 1944 pour libérer la France occupée.
Non-dits de la puissance coloniale, les Juifs d’Algérie ont été dans
un premier temps instrumentalisés par celle-ci, qui avait besoin de leurs
votes, et par les Juifs de France, à qui ils rappelaient un passé honni
trop proche. Mais ils se sont progressivement transformés,
abandonnant sans regret leur statut de dhimmis méprisés et humiliés en
terre d’islam. Ils ont passionnément épousé la France, se considérant
« Français à part entière », alors qu’ils n’étaient peut-être pas
considérés comme des Français tout à fait légitimes par des groupes
entiers des pouvoirs en place 26.
La francisation accélérée qu’ils ont subie d’abord, ils l’ont
fièrement revendiquée après. Tout cela a fait d’eux des êtres « dedans
et dehors ». Un peu comme se sont définis Albert Memmi au début de
La Statue de sel, qui parle de malaise existentiel 27, ou Jacques Derrida
qui, dans le Monolinguisme de l’autre, évoque un « trouble de
l’identité 28 ».
Et contrairement à certains Juifs ashkénazes, ou certains Juifs
originaires de Tunisie ou du Maroc, il n’y a pas chez eux de nostalgie
des racines qui s’exprimerait à travers la recherche d’une identité
« judéo-algérienne ». Ils sont Français, et Français malgré tout. Ils ont
vécu la perte de la nationalité française entre 1940 et 1943 comme une
amputation, une Injustice majeure. Et, pourtant, malgré l’antisémitisme
ambiant, malgré Pétain, malgré tout, les Juifs d’Algérie continueront de
musulmans qui en conclurent que l’on ne pouvait faire confiance à un pays qui pouvait
trahir ceux qui l’avaient suivi.
25. Giraud abrogea à nouveau le décret pour ne pas « rallumer les dissensions parmi
les indigènes, l’Arabe sur sa terre, le Juif dans son échoppe » et de Gaulle ne le rétablit
qu’au bout d’un an, sous la pression conjuguée des résistants, des notables juifs de France
et des Juifs américains.
26. Pour preuve ? L’abrogation du décret Crémieux, qui leur ôte leurs droits (et
devoirs) de citoyen, soixante-dix ans après les avoir acquis, et ce, sans émotion particu-
lière des « forces vives de la nation ». Pour preuve encore ? Les projets, avortés, du général
de Gaulle et de certains de ses conseillers, en 1960-1962, de les empêcher de s’installer en
France après l’indépendance de l’Algérie, soit en les maintenant sur place, afin qu’ils
servent d’intermédiaires entre les Français et les Algériens, soit en facilitant leur installa-
tion en… Argentine [Peyrefitte, 1994].
27. « Je suis de culture française, mais Tunisien, je suis tunisien, mais juif, c’est-à-dire
politiquement, socialement exclu, parlant la langue du pays avec un accent particulier, mal
accordé passionnellement à ce qui émeut les musulmans ; juif, mais ayant rompu avec la
religion juive et le ghetto, ignorant la culture juive » [cité par Hagège et Zarka, 2001, p. 26].
28. « J’étais très jeune à ce moment-là (en 1943), je ne comprenais sans doute pas très
bien ce que veulent dire la citoyenneté et la perte de la citoyenneté. Mais je ne doute pas
que l’exclusion de l’école, assurée, elle, aux jeunes français, puisse avoir un rapport avec
ce trouble de l’identité » [Derrida, 1996].
194 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

faire confiance à « leur France », celle du progrès social, celle du Front


populaire pour qui ils semblent avoir voté massivement, celle des
idéaux de la Révolution française, celle qui les avait libérés de
l’oppression 29 : plus de 90 % d’entre eux (110 000 sur 130 000 environ)
opteront pour la France en 1962.
Pour la première fois dans l’histoire juive, des Juifs ont quitté
massivement un pays non pas parce qu’ils y étaient persécutés en tant
que tels, mais parce qu’ils avaient profondément intériorisé leur francité
et qu’ils considéraient leur destin lié à celui des Français qui partaient.
Pendant la guerre d’Algérie, une minorité rejoignit le FLN, une
minorité rejoignit l’OAS. Mais la majorité, inquiète, déchirée entre le
refus des injustices faites aux Algériens et le désir du maintien de la
France en Algérie subissait les « événements ». C’est en tant que
Français rapatriés qu’ils seront accueillis en France, partageant alors
avec l’ensemble des rapatriés d’Algérie l’incompréhension, le désaveu,
les qualificatifs de « colonialistes » et l’étiquette de pied-noir.
Situés au milieu de l’affrontement entre deux nationalismes
radicaux, les Juifs d’Algérie ne peuvent alors qu’être des deux côtés
l’objet de tous les fantasmes de trahison. Les Européens leur rappellent
tout ce qu’ils doivent à la civilisation occidentale, et les Algériens
musulmans leur reprochent d’avoir oublié qu’ils sont des enfants de la
terre algérienne [Stora, 2003, p. 24-26].
Algériens 30 et Israéliens se mettront d’accord une seule fois : pour
condamner les Juifs d’Algérie qui, en 1965, seront considérés et jugés
comme « traîtres » en Israël par un « tribunal » de personnalités (intel-
lectuels, journalistes) réunies pour condamner la conduite de cette
diaspora qui n’avait pas choisi l’alya.

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gauche et aux tentatives visant à égaliser le statut des musulmans.
30. Certains de ces derniers, dans des publications universitaires parues en 1999 en
Algérie, continuent d’entonner le chant de la trahison des Juifs d’Algérie qui choisirent la
France laïque plutôt que l’Algérie musulmane en 1962 [Mana, 1999 ; Chenouf, 1999].
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 195

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9

Islam et citoyenneté en Algérie


sous la IIIe République :
logiques d’émancipation et contradictions coloniales
(l’exemple des lois de 1901 et 1905)

Anna Bozzo

L’ALGÉRIE COLONIALE : UNE SPHÈRE RELIGIEUSE


EN VOIE DE SÉCULARISATION. ACTEURS ET ENJEUX

Dans une analyse comparative de la politique religieuse des


puissances coloniales dans les pays musulmans, où la domination
européenne s’est exercée à différents titres et à différentes époques, le
cas de l’Algérie apparaît emblématique : moins parce que la présence
effective de la France y a été particulièrement prolongée et qu’elle s’est
soldée par une décolonisation difficile, au prix d’une guerre d’indépen-
dance meurtrière, que par la complexité et la profondeur de cette
relation coloniale dont les conséquences sont toujours d’actualité.
En réalité, au cours des 132 ans qu’aura duré cette présence de la
France sur le sol algérien, plusieurs régimes politiques se sont succédés
dans la « Mère patrie » et chacun a voulu façonner à sa manière la
relation franco-algérienne et laisser son empreinte, notamment en
matière religieuse.
C’est sous la IIIe République que l’organisation de l’encadrement
de la colonie a atteint son sommet, au point que l’Algérie était alors
considérée, à juste titre, comme un laboratoire de la politique coloniale,
que la France pourrait exporter vers d’autres colonies et dans les
protectorats voisins. L’Algérie devint ainsi un passage obligé pour des
fonctionnaires qui, y ayant fait leurs preuves, étaient destinés, ailleurs,
à un avenir prometteur 1.

1. La fréquentation du Centre des Archives d’outre-mer (aujourd’hui CAOM) et des


Archives nationales de la rue des Francs-Bourgeois à Paris est à cet égard édifiante sur la
carrière de ceux qui passèrent par l’Algérie.
198 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

C’est à travers cette domination coloniale, qui a connu bien des


transformations successives et qui a encadré, surtout pendant la période
républicaine, l’ensemble de la société algérienne, favorisant un déve-
loppement inégal, que s’est opéré l’accès à la modernité de l’Algérie,
au moins d’une partie de l’Algérie.
Un peu partout en Algérie, la période coloniale correspond au
progrès de la modernité avec pour référence l’Occident. Cette marche
vers la modernité apparaît inexorable et irréversible, même si elle se
fait à différentes vitesses et avec des contradictions flagrantes.
Néanmoins, si le contact direct avec la population d’origine européenne
peut expliquer certaines transformations dans les modes de vie de la
population autochtone dans le sens de cette modernité, il n’explique pas
tout. Le système de valeurs allogène qui régit alors la vie publique et
qui se présente comme le seul gage de réussite sociale, constitue sans
doute un attrait pour une partie de l’élite. Mais comment arrive-t-il à
s’imposer ?
En particulier, quel impact la laïcité républicaine a-t-elle eu en
Algérie ? Dans notre exploration, nous suivrons une double piste : d’un
côté, on cherchera à établir si, à travers la présence d’une population
d’origine française ou naturalisée française, l’idée de laïcité a pu être
introduite et intériorisée en Algérie, et s’il existe un lien direct entre
colonisation et processus de sécularisation dans ce pays ; d’un autre
côté, une analyse de la politique religieuse de la IIIe République
permettra de mettre en évidence les caractéristiques et les « non-dits »
de cette politique.
Une nouvelle configuration de l’espace public a pris forme en
Algérie, dont la France était seule à dicter les règles, conçues principa-
lement en fonction du peuplement d’origine européenne. Les relations
entre les différents groupes à caractère ethnique ou religieux, européens
de différentes provenances et « indigènes » (arabes et kabyles, de
religion musulmane ou juive), ruraux et citadins, se définissent à partir
de cet espace ; ces groupes sont ainsi conditionnés dans la mise en place
de leurs stratégies de survie ou d’ascension sociale. Le dilemme de l’in-
tégration d’une majorité musulmane dans ce système colonial
omniprésent et fondé sur la reconnaissance de clivages très marqués,
surdétermine, c’est notre hypothèse, l’appartenance religieuse en tant
que principal marqueur identitaire, et renforce les logiques communau-
taires pour l’ensemble de la société, y compris celles des groupes mino-
ritaires, si bien que les relations interreligieuses s’en trouvent, elles
aussi, affectées.
Cette quête identitaire, dont les enjeux sont avant tout politiques,
devient incontournable aussi bien chez les vainqueurs que chez les
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 199

vaincus, y compris au sein de la petite minorité juive qui se retrouve


coincée entre les deux. Ceci, alors que, en même temps, le processus de
sécularisation est à l’œuvre dans l’ensemble de la société coloniale et
n’épargne aucun des univers religieux en présence.
C’est évidemment surtout en milieu urbain que la société
musulmane traditionnelle a été confrontée aux comportements et aux
pratiques des étrangers résidant à différents titres dans le pays. Une
population d’origine européenne, qui était arrivée par vagues
successives et à différentes époques, devient, avec l’avènement de la
IIIe République, de plus en plus nombreuse grâce aux facilités qui lui
sont faites pour s’établir dans les centres de colonisations et dans les
villes. Après la fin du régime militaire, de nouveaux colons sont
encouragés à tenter l’aventure algérienne. Encadrés par des institutions
républicaines qui arborent le drapeau tricolore, ils se sentent chez eux
sur le sol algérien, que la loi définit comme « territoire français ». La
colonisation triomphante semble là à son apothéose.
Or, cette catégorie de « Français d’Algérie » recouvre un univers
extrêmement varié d’éléments d’origine européenne. Les Français de
souche ne sont parmi eux qu’un petit groupe, descendants d’insoumis
et de proscrits que la « Mère patrie » a obligé à s’expatrier, et qui sont
arrivés en Algérie à chaque changement de régime en métropole.
Italiens, Espagnols et Maltais, poussés vers le sol algérien par la
pauvreté endémique de leurs régions d’origine, sont venus les rejoindre
par vagues successives. La plupart se feront naturaliser 2 et ceux qui
auraient préféré garder leur nationalité d’origine subiront les effets de
la loi du 24 juin 1889 sur la naturalisation des étrangers 3. La naturali-
sation n’a pas pour autant effacé chez eux les traditions et les croyances
des terroirs d’origine. On aurait pu s’attendre à ce que, chez les colons,
y compris ceux de la première heure, en provenance de pays où la sécu-
larisation était en cours, la sphère religieuse soit, sinon absente, comme
c’était le cas chez certains républicains laïcs intransigeants de 1848 ou
de 1870, ou qu’elle soit largement réduite à un christianisme ou à un
judaïsme limités à la sphère privée. Or, il n’en est rien. On découvre,
au contraire, que ces Européens vivant en terre d’islam, même
lorsqu’ils se proclament athées, ne sont pas prêts à renoncer à une

2. Avant la loi républicaine qui a naturalisé automatiquement les fils d’étrangers nés
en Algérie, la politique à l’égard des étrangers avait été fluctuante, voire contradictoire,
entre la volonté d’empêcher qu’ils fassent concurrence aux Français et le désir de renfor-
cer les assises de la colonisation [Verdès-Leroux, 2001, p. 204-205].
3. Avec la loi du 24 juin 1889 sur la naturalisation des étrangers, ils devinrent fran-
çais en deux générations, car leurs enfants nés en Algérie obtinrent automatiquement la
citoyenneté française.
200 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

appartenance religieuse qui les range, bien que minoritaires, du côté


des plus forts 4. Cette identité religieuse est niée ou affichée selon les
cas, les périodes et le contexte [Verdès-Leroux, 2001]. Néanmoins,
chrétiens et juifs seront amenés, notamment à partir de 1907, à
reconnaître certaines règles introduites dans l’espace public par la loi
de séparation des Églises et de l’État. Comment s’affirme alors la
notion de laïcité ? D’abord, c’est une manière d’être et de vivre de
certaines notabilités françaises proches du gouvernement de la colonie.
Sous cet angle, la laïcité, comme mode de vie, joue aussi incontestable-
ment le rôle d’une marque identitaire, qui en fait une sorte de
« quatrième religion » aux yeux des musulmans 5.
Bien qu’elle soit ancrée dans un ailleurs métropolitain mythique,
qu’est l’univers religieux judéo-chrétien d’Occident, la façon dont les
colons se réfèrent à leur religion, avec leur pratique (ou absence de
pratique) religieuse, n’est pas sans conséquences sur l’évolution de la
pratique religieuse chez les musulmans algériens, comme elle le fut
avant cela sur celle des juifs d’Algérie, sans pour autant, dans la
majorité des cas, affecter la croyance des uns et des autres. Toutefois,
ce qui semblait s’affirmer était une privatisation progressive de la
pratique religieuse des élites musulmanes. Cela se traduisait parfois
même dans l’adoption de la mode vestimentaire européenne ; car ce
n’était pas dans l’intérêt de ceux qui aspiraient à monter dans l’échelle
sociale d’afficher publiquement une appartenance qui était source de
discrimination, et que, par ailleurs, on continuait de cultiver dans la
sphère domestique, où la femme était chargée de perpétuer les
traditions et d’éduquer les enfants.
Il faut aussi noter qu’en milieu urbain, la position d’infériorité dans
laquelle se sont retrouvés les musulmans après le décret Crémieux du
24 octobre 1870 6, qui avait permis aux juifs d’obtenir un statut
avantageux, a suscité chez les premiers une prise de conscience aiguë
d’être victimes de discrimination. L’identité musulmane en est sortie
renforcée, en fonction de la manière propre aux musulmans d’inscrire
les événements politiques dans le registre religieux. Et une fois que
l’islam s’est trouvé confronté aux stratégies de survie du judaïsme
« indigène » algérien, les musulmans algériens qui ont opté pour la
revendication des droits civils et politiques, ont préféré le faire dans le

4. Henry Laurens [2004] parvient à la même conclusion pour le Moyen-Orient.


5. Nous avons développé cette question dans notre « Musulmans, juifs et chrétiens
d’Algérie dans les années trente. Regards croisés, crispations, convergences au miroir de
la relation coloniale » in A. CHARFI, L’Islam dans l’histoire, Tunis, 1998.
6. Cf. l’article de Joëlle Allouche-Benayoun dans ce même volume « Les enjeux de la
naturalisation des Juifs d’Algérie : du dhimmi au citoyen ».
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 201

cadre du maintien du statut coranique. Les notables des deux


communautés étaient en contact permanent, notamment à Constantine
et à Alger : l’information circulait entre eux et leurs discussions sont
très éclairantes 7 ; et, pourtant, ces deux mondes semblent s’ignorer réci-
proquement dans les travaux de mémoire que les deux communautés
n’ont jamais cessé de produire, et ce encore de nos jours.
C’est pourquoi, à notre avis, si l’on veut comprendre le processus de
sécularisation alors en cours en Algérie, on doit se placer sur le terrain
religieux, même si la scène devient alors très complexe. Car voilà alors
que surgit une multitude d’acteurs et d’enjeux qui doivent être pris en
compte dans leur ensemble, alors que, jusqu’à présent, on a trop souvent
considéré le seul aspect politique de la confrontation bilatérale France-
Islam. Celui-ci est sans doute important, mais il ne faut pas oublier que
seul l’islam d’obédience réformiste a su fédérer les différentes options
et sensibilités qui coexistaient dans un mouvement national très
composite, et qui arriva à maturité dans l’entre-deux-guerres dans l’af-
firmation de son opposition à la colonisation française. Il faut aussi
remarquer que l’organisation de la résistance culturelle intervient dans
un contexte sécularisé : en effet, l’Association des ulémas réformistes,
qui se voulait « apolitique », et qui était loin d’avoir le leadership
politique du mouvement national, lui aura, néanmoins, fourni un
fondement culturel qui se voulait différent de celui que proposait la IIIe
République. En un mot : une identité enracinée dans l’islam.
Une analyse plus complète de cette relation coloniale sous l’angle
de l’histoire des religions, que nous poursuivons actuellement dans nos
recherches et que nous ne pouvons ici qu’effleurer, éclairerait ce qu’a
pu être, dans la durée, la politique religieuse de la France en Algérie, de
même qu’elle permettrait de définir ses répercussions à long terme, y
compris dans la société française actuelle, où une grande partie de la
population musulmane issue de l’émigration est d’origine algérienne.

LE TRAITEMENT DES QUESTIONS RELIGIEUSES :


UNE APPROCHE SÉCURITAIRE

Nous nous limiterons ici à la IIIe République, période la plus riche


en législations et où la contradiction coloniale a atteint son apogée. Ce
qui ne dispense évidemment pas de retours en arrière sur la période
précédente.

7. La question, très intéressante et où les sources abondent, dépasse le cadre de cet


article. En font état, par exemple, les comptes rendus des réunions du Comité juif d’études
sociales dans les années 1930 et 1940 (archives privées que nous avons pu consulter).
202 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

En ce qui concerne la gestion des cultes, le principe qui inspire tout


le système administratif de la France en Algérie est celui-ci : la
progressive assimilation juridique de la colonie, condition préalable et
seul moyen envisagé pour pouvoir exercer la souveraineté française sur
le pays. On sait que la centralisation dans l’Hexagone était, depuis les
rois de France, considérée comme une nécessité (pas toujours efficace)
pour l’intégration des différentes régions. En Algérie, la volonté du
législateur, depuis la IIe République (1848-1851), de transférer dans
les départements algériens la législation en vigueur en France, se heurte
à chaque fois à une réalité algérienne inassimilable. Sans surprise donc,
on constate que cette volonté, et la logique qui la sous-tend, trouvent
rarement leur traduction effective au sud de la Méditerranée 8.
Sous la République, la gestion de l’islam, en tant que « culte » parmi
d’autres cultes minoritaires « reconnus », se conçoit essentiellement à
travers une approche sécuritaire qui remonte d’ailleurs aux temps de la
conquête. L’islam est perçu comme une menace permanente pour la
minorité d’origine européenne, d’où l’adoption de toute une série d’ex-
ceptions et de dérogations sur les lois en vigueur, qui nient dans les faits
l’égalitarisme républicain et multiplient les mesures discriminatoires à
l’égard de la religion du plus grand nombre [Bozzo, 2005]. Cette
approche nécessitait un pouvoir fort et centralisé à même d’exercer un
contrôle effectif sur la population musulmane, dans toutes ses
pratiques, cultuelles, culturelles et autres.
Il ne s’agit pas ici de décrire les détails du fonctionnement des
services préposés à cet effet, mais de mettre en lumière la logique à la
base de cette approche, les objectifs poursuivis par les autorités
coloniales, en nous limitant aux mesures les plus importantes, qui ont
laissé des traces, et dont les conséquences pèsent encore aujourd’hui.
Il s’agit aussi de mettre en perspective le caractère évolutif et les
contradictions de cette politique avec celles des régimes qui ont
précédé et suivi la IIIe République.
Dans un premier temps, on s’était consacré à mettre en place et à
perfectionner, autant que possible, la fonctionnarisation de tous les
cultes, pour les contrôler. Et voilà que, à partir de 1905, on se voyait
contraint, égalité républicaine oblige, d’appliquer à l’Algérie la loi de
séparation, ce qui voulait dire, en quelque sorte, défaire le travail
accompli. Les non-dits de la politique religieuse sécuritaire, il faut ici

8. Dans un seul cas, elles la trouveront, mais portée à son extrême, lors de la mise en
place du système dit « des rattachements » administratifs, en vigueur de 1881 à 1896
(voir infra). Mais ce système, qui reliait chaque service préfectoral au ministère compé-
tent, sera assez rapidement abandonné pour un retour à la centralisation des pouvoirs entre
les mains du Gouverneur général.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 203

les imputer moins aux acteurs qu’aux historiens. Car, dans notre cas,
l’histoire de la relation entre la France et l’Algérie est parsemée de
tabous majeurs et d’embûches idéologiques résistantes. Une incursion
dans l’historiographie nous montre que le travail des historiens a
rencontré bien des impasses, même s’il ne s’est jamais arrêté.

UN RAPPEL HISTORIOGRAPHIQUE UTILE

Malgré l’existence d’œuvres d’histoire solides et rigoureuses, dont


les auteurs ont enquêté de manière approfondie sur les institutions de
l’Algérie, et ont analysé leur impact sur la société algérienne, le débat
historiographique sur la nature, le rôle, les méthodes, les finalités du
système colonial est resté le fait des spécialistes. C’est un fait : en
France, le colonialisme, tout en étant, au niveau de la recherche, un
important sujet de réflexion, n’a concerné l’opinion publique que tout
dernièrement. Alors qu’ailleurs, on cultive les post-colonial studies,
très développées dans certaines ex-métropoles coloniales comme
Londres, même si elles sont l’objet d’une attention récente comme en
Italie, ou le fait de pays anciennement colonisés, comme l’Inde, on
constate que le colonialisme français est mal connu en France, où il
suscite aussitôt la surenchère idéologique. Et, pourtant, tout a été dit, ou
presque, sur ce système de gouvernement, sur les politiques que les
différents régimes au pouvoir en France ont voulu élaborer pour
l’Algérie, chacun ayant à résoudre les problèmes hérités du régime
précédent, souvent difficiles. Cependant, le débat sur le colonialisme,
que les spécialistes mènent depuis trente ans, est resté trop longtemps
occulté et inaccessible aux non-spécialistes, si bien qu’il semble utile
d’apporter ici un certain nombre d’éléments d’information. Car il est
temps de relancer les interrogations, avec la distanciation que permet
une approche historique et en présence, cette fois-ci, d’une nouvelle
sensibilité du public sur ce thème [Blanchard, Bancel et Lemaire,
2005]. De cette façon, les problèmes que pose la laïcité française dans
son rapport au religieux, notamment à l’islam, peuvent trouver un
éclairage nouveau 9.
En effet, les difficultés que rencontre aujourd’hui l’application de la
loi de 1905 aux musulmans de l’hexagone ont de quoi rendre perplexe :
à quoi bon tout ce travail des historiens, car c’est à peine si l’on se
souvient aujourd’hui que cette loi de 1905 a déjà été confrontée à l’islam,

9. Cela a paru évident lors des entretiens d’Auxerre de novembre 2004. Cf. les Actes
du colloque in [Baubérot et Wiewiorka, 2005].
204 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

lors de son application à l’Algérie, malgré une série de restrictions, de


dérogations, de discriminations par rapport aux autres cultes. Les
musulmans algériens ont cru à cette loi, l’ont revendiquée trois décennies
durant et l’ont transformée dans une ressource de contestation 10.
J’ai personnellement eu la chance, depuis le début des années 1970,
d’assister et, plus tard, de contribuer à cet effort de réécriture de
l’histoire algérienne qu’avaient mis en route, dix ans auparavant, les
grands pionniers de l’histoire et des engagements de la première heure,
parmi lesquels Charles-André Julien, Yves Lacoste, André Nouschi. À
leur suite, d’autres ont travaillé dans un climat désormais plus apaisé, à
partir de la fin des années 1960, comme Charles-Robert Ageron et
Jacques Berque, et dans la décennie suivante, il faut citer Mohammed
Harbi, Gilbert Meynier, Fanny Colonna, Annie Rey-Goldzeiguer. Or,
cette dernière génération, n’a pas, hélas, fait école, car les historiens,
géographes et anthropologues de ma génération, français et algériens,
sont fort rares et ils ne semblent pas avoir beaucoup de successeurs.
Après eux, il y a une sorte de trou. Les historiens ont néanmoins
continué à travailler avec ténacité, souvent dans l’indifférence générale
et l’incompréhension, dans le but de « décoloniser » le lourd héritage
des idées reçues, où se mêlent l’ignorance entretenue à dessein, les
avatars de l’idéologie coloniale fondée sur la mission civilisatrice de la
France et son contraire, l’idéologie nationaliste bornée et aveugle. Mais
c’est le mouvement national algérien, son long chemin vers l’indépen-
dance, qui a été privilégié comme objet d’études. Celles-ci ont pour
trait commun de ne présenter l’islam que comme soubassement
idéologique et identitaire des acteurs politiques. Et les aspects
politiques, toujours mis en avant par une actualité brûlante, étaient les
seuls à être pris en compte.
Par la suite, nous avons lu les récits exposant la mémoire des
rapatriés, traumatisés par le silence qui a entouré la catastrophe
humanitaire que fut pour eux le retour en métropole. Ils ont alors pris
leur revanche après des années d’indifférence et d’oubli 11 ; les pieds-
noirs et les juifs d’Algérie naturalisés français, laminés par les
« événements » et l’exode, évincés du nouveau projet de société issu de
l’insurrection de novembre 1954, se sont lancés, chacun de son côté et
deux décennies après l’indépendance, dans un effort de mémoire,
parfois nostalgique et à sens unique, qui visait principalement à faire
revivre, par les souvenirs, une patrie perdue, mythique et idéalisée.

10. À commencer par la pétition de l’émir Khaled en 1924. Cf. l’article de Raberh
Achi dans ce même volume « Les apories d’une projection républicaine en situation colo-
niale : la dépolitisation de la séparation du culte musulman et de l’État en Algérie ».
11. Cf. l’article de Joëlle Allouche-Benayoun dans ce même volume.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 205

Mais on peut constater qu’ils ont trop souvent ignoré, voire censuré,
tout ce qui concernait les relations avec l’Autre, comme par ailleurs
l’avait fait à leur égard l’historiographie nationaliste officielle en noir
et blanc des ténors du nouvel État algérien indépendant.
La tendance historiographique actuelle nous invite à combler cette
lacune : par de nouvelles recherches, en « revisitant » au besoin cette
historiographie si abondante et riche, souvent oubliée ou ignorée, et en
dévoilant ses non-dits 12.
Il faut dire que la société coloniale franco-algérienne représente,
dans l’histoire contemporaine, un exemple unique parmi toutes les
typologies coloniales connues : ni simple colonie d’exploitation, ni
colonie de peuplement seulement, l’Algérie est tout cela à la fois. Il
s’agit pour l’historien de démonter les mécanismes de domination sur
les esprits que les différents pouvoirs ont su créer et entretenir, avec la
soumission passive chez les plus démunis, les stratégies d’ascension
sociale individuelle parmi les couches qui ont su profiter de la présence
française, un état d’esprit « subversif » chez la majorité de la popula-
tion, ce qui a alimenté le cercle vicieux de la contestation et de la
répression.
Il conviendrait maintenant d’étudier la société coloniale dans son
ensemble, les dynamiques d’intégration et d’acculturation qui l’ont
traversée, les relations qui se sont nouées dans le quotidien entre les
individus et les groupes, les compromis qui se sont installés au sein
d’une même famille entre deux modes de vie diamétralement opposés,
les réactions des autochtones face aux institutions que les maîtres du
pays ont mis en place, aménagées, transformées, selon les besoins de
l’heure. On sait que le premier objectif a été d’encadrer la population
d’origine européenne et de favoriser son essor, après avoir créé les
conditions de son emprise sur les meilleures terres et, en général, sur les
ressources du pays, qu’elle avait pu accaparer et exploiter grâce à une
législation faite sur mesure pour elle 13. En second, il s’agissait de
contrôler, de contenir ou de briser la société autochtone, afin de ne pas
compromettre le premier objectif. C’est dans ce contexte qu’a pris
naissance un vigoureux mouvement de résistance, pris en compte depuis
quarante ans par les historiens, et que l’ouverture de certains dossiers de
la guerre d’Algérie — ce qu’on appelait pudiquement les « événements »
— a révélé beaucoup plus tard à l’opinion publique et aux médias.

12. Dans le sens indiqué par François Furet dans son intervention dans un colloque qui
a fait date sur la méthodologie des sources pour une histoire décolonisée [Berque et
Chevallier, 1974].
13. Sous la IIIe République, les lois foncières de 1873, 1887, 1897, créées pour
impulser la colonisation [Ageron, 1968].
206 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’historien ne peut tomber dans les travers d’une histoire


manichéenne, où il y a les bons (indigènes) et les méchants (européens),
les résistants héroïques et les collaborateurs. Du côté européen, on était
obsédé par le nombre des « indigènes », subversifs par définition, et on
tenta par tous les moyens de les contrôler, y compris à travers le pater-
nalisme indigènophile des républicains « progressistes » [Ageron,
1978]. Du côté des élites autochtones, tous les moyens étaient bons, y
compris la ruse et la tromperie, pour survivre dans ce système, monter
dans l’échelle sociale, aller s’instruire en métropole, obtenir des
avantages pour soi-même et les siens, réaliser ses objectifs personnels,
revendiquer sa part de droits, de revenus, d’espace public et, plus tard,
quand le vent changera, revendiquer l’indépendance de son pays.
Nous privilégierons dans ce qui suit certains moments-clé de cette
relation entre l’Algérie et la IIIe République concernant le traitement
de la question religieuse pour en évaluer les conséquences à moyen et
long terme.

LA POLITIQUE « INDIGÈNE »

La législation coloniale française en Algérie nous apprend que la


« souveraineté » française s’est exercée sur des portions de territoire
algérien annexées au fil du temps. On peut donc considérer le commen-
cement de la conquête comme les débuts de la colonisation. Cette
souveraineté, étendue aux personnes, leur conférait la « nationalité »
française, quelle que soit leur origine. C’est ainsi que, concrètement,
une distinction s’est établie entre les citoyens français, qui jouissaient
de tous les droits civils et politiques, et les autochtones, lesquels, bien
que nationaux français, n’étaient que des sujets de la France, avec un
statut personnel propre, selon qu’ils étaient musulmans ou juifs. Ce
n’est que sous le Second Empire, en 1865, qu’un senatus-consulte de
Napoléon III vint réglementer cette distinction, reconnaissant explicite-
ment la qualité de français à tous les sujets algériens. Le même texte de
loi prévoyait qu’ils pourraient accéder à la citoyenneté pleine et entière
par voie de naturalisation individuelle, qui, toutefois, impliquait de
satisfaire à certaines conditions, dont le renoncement au statut
personnel musulman ou juif. C’est dans le contexte de ces dispositions
que le plus célèbre des décrets Crémieux établit, le 24 octobre 1870,
une nouvelle distinction entre les nationaux autochtones, conférant
automatiquement le statut de citoyens français « à tous les israélites
indigènes des Départements d’Algérie » [Ageron, 1968, p. 343 et
suivantes].
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 207

Pendant les vingt premières années de l’occupation de l’Algérie par


la France, l’indigence avait été quasi-totale en ce qui concerne le
traitement de la question religieuse, avec une dégradation rapide et sur
tous les plans de la religion musulmane [Bontems, 1976] 14. La France
a réussi à diviser pour régner. Les confréries furent les premières cibles
de la politique de clientélisation, tandis que d’autres eurent un rôle dans
la résistance à la colonisation. Ce fut le cas de la Rahmâniyya, qui a
combattu la conquête de la Kabylie dans les années 1850, et qui, plus
tard, a animé la grande insurrection de la même Kabylie en 1871.
D’autres, achetées par des prébendes de toutes sortes (y compris la
légion d’honneur pour leurs moqqadems), ont contribué à l’asservisse-
ment de l’Algérie, notamment des bleds éloignés des villes et de
l’influence des ulémas. Elles jouaient pourtant un grand rôle dans la vie
religieuse du pays sous le Second Empire et encore sous la IIIe
République, entre les deux extrêmes du clergé officiel et des ulémas. Et
ce n’est pas un hasard si ces derniers ont mené une lutte sans merci
contre ces organisations censées avoir introduit dans le culte musulman
des « innovations blâmables » (bid‘a) et des superstitions de toutes
sortes. En réalité, l’hostilité des ulémas aux confréries était aussi
motivée par la concurrence qu’elles représentaient pour le leadership
musulman, surtout dans les zones rurales [Rinn, 1884 ; Depont et
Coppolani, 1897].
Certes, on ne faisait qu’appliquer aux cultes d’Algérie la législation
en vigueur en France, laissant péricliter la religion musulmane,
notamment les établissements d’études religieuses et l’enseignement
coranique qui, auparavant, étaient entretenus grâce aux revenus
provenant des biens habous 15. Mais la confiscation de ces derniers, au
lendemain de la conquête, avec leur annexion au Domaine et la perte de
leur caractère inaliénable, devait être lourde de conséquences 16. Elle
rendit nécessaire, — comme elle contredisait la promesse de respecter
la religion des vaincus (selon la Convention de Bourmont en 1830) —,
l’institution de trois établissements musulmans d’enseignement
supérieur (medersas), qui devinrent opérationnels en 1850, sous la

14. À en croire le juriste, cette indifférence aurait en réalité configuré le point


d’équilibre entre des tensions opposées : celles de militants catholiques, qui considéraient
l’Algérie comme terre de conquête d’âmes, qui devait être gagnée à la foi chrétienne, et
celles des libres-penseurs qui s’opposaient aux missionnaires, préfigurant le conflit entre
les deux France des années 1880.
15. Habous, l’équivalent des wakfs au Moyen-Orient : biens érigés en fondations
religieuses, dont la nue-propriété est attribuée à Dieu, soustraits à l’héritage pour être
dévolus à des buts pieux, tels que l’entretien des mosquées, la rétribution des tolbas ou
maîtres coraniques, l’assistance aux pauvres et aux pèlerins à La Mecque, etc.
16. En vertu de l’arrêté du gouverneur du 7 décembre 1830 [Ageron, 1968, t. I, p. 294].
208 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

IIe République 17. Ces medersas, qui dispensaient à titre gratuit l’ensei-
gnement des sciences islamiques traditionnelles (le Coran, le fiqh, la
théologie), mais aussi du français, avec des éléments d’histoire (« nos
ancêtres les Gaulois »), de géographie et d’arithmétique, devaient servir
au recrutement du personnel pour le culte et la justice musulmane, ainsi
que pour d’autres fonctions administratives secondaires. Les medersas
répondaient aussi à une autre préoccupation, celle de façonner des
esprits dociles, reconnaissants à la France pour ses bienfaits [Bontems,
1976]. Dans la même logique, au tout début du Second Empire, en
1851 18, on procéda à une véritable fonctionnarisation du culte
musulman : muftis, imams, moudarris, mouazzims, hazzabs, jusqu’aux
balayeurs affectés à chaque établissement, constituaient autant
d’échelons administratifs, où chaque fonction était rétribuée propor-
tionnellement à son importance hiérarchique. Ces emplois furent très
recherchés, surtout pendant la famine de 1865-1867 et durant les
périodes de crise économique. Le recrutement de ces « clercs » se
faisait exclusivement parmi les diplômés des medersas, qui furent réor-
ganisées à plusieurs reprises, notamment sous la IIIe République. La
dernière réorganisation fut celle préconisée par Émile Combes en 1894,
dans le cadre de la « Commission sénatoriale chargée d’examiner les
modifications à introduire dans la législation et dans l’organisation des
divers services de l’Algérie », connue comme la « Commission des
Dix-huit ». C’est en tant que membre de cette Commission, voulue et
guidée par Jules Ferry, qu’il se rendit en Algérie en 1893 et, sur la base
de cette expérience, il devint, comme Jules Ferry, un partisan
convaincu de la « mission civilisatrice de la France » à travers
« l’éducation des indigènes ». Les medersas pouvaient devenir, selon
lui, l’instrument d’un régime concordataire : la France devait essayer de
créer un islam gallican, comme elle avait su le faire avec l’Église
catholique romaine 19.

17. Ce fut, le 30 septembre 1850, l’un des derniers décrets présidentiels de la


République.
18. Bontems [1976, p. 502] fait observer que ce décret du 30 avril 1851, cité par
Ageron [1968, t. I, p. 296], n’a été inséré dans aucun des recueils d’actes législatifs
algériens de l’époque, tandis que la circulaire du 17 mai 1851, portant application de ce
texte, avec le classement des mosquées et le statut du personnel desservant, ne figure que
dans le recueil d’Estoublon-Lefebure, Code de l’Algérie annoté, Paris, 1896, p. 134.
19. À noter qu’Emile Combes, futur architecte de la loi de séparation des Églises et de
l’État, s’opposera à son application à l’Algérie. Il en parle lui même dans ses mémoires
[Sorre, 1956]. Dans le cadre de la Commission, il rédigea deux rapports très détaillés :
L’Instruction primaire des indigènes, P. Mouillot, Paris, 1892, 227 pages ; et, au retour de
la mission, « Rapport Combes sur l’enseignement supérieur musulman, les Médersas », in
Journal officiel de la République française, Documents parlementaires. Sénat. Annexes aux
procès-verbaux des séances. Session ordinaire de 1894, annexe 15, p. 10-60 [Bozzo, 2005].
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 209

Ainsi, la IIIe République parachevait l’échafaudage institutionnel


initié par la IIe République, avec pour finalité de permettre une instal-
lation durable des colons. Une nouvelle période fut inaugurée avec la
répression de la révolte de la Kabylie, qui permit de saisir de nouvelles
terres. Une minorité des gros colons allait désormais occuper des
positions d’importance. Les vingt années qui suivirent la promulgation
des décrets Crémieux peuvent, selon Ageron, être tenues pour
capitales : car c’est alors seulement que s’est forgée l’Algérie française
dans ses caractéristiques essentielles 20. Entre-temps, on mit en place
l’« appareil juridique de contrainte 21 ». Une reforme communale, en
1879, donna l’avantage à l’extension du territoire civil aux dépens du
territoire sous juridiction militaire, instituant les « Communes de plein
exercice », à côté de « Communes mixtes » et de « Communes
Indigènes » 22. Dans les premières, encadrées par les sous-préfectures et
les préfectures, le contrôle de la population passait de la garnison de
l’armée à la police d’arrondissement et départementale. Ce changement
est capital. Car le maire et ses adjoints (loi 5 avril 1884) répercutèrent
alors le poids de leur électorat européen, minoritaire en fait, majoritaire
en droit. Dans les Communes mixtes (avec très peu d’Européens) et
indigènes (sans Européens ou presque, pour gérer des institutions à la
française), souvent très étendues, l’Administrateur, qui dépendait
directement du préfet, monopolisait à la fois les fonctions de maire, de
juge et de chef de police 23, comme c’était le cas autrefois des officiers
des Bureaux arabes [Bontems, 1976].
Par ailleurs, une réforme judiciaire, en 1881, visant à l’extension
progressive du droit français aux dépens des juridictions traditionnelles,
maintint le Code de l’Indigénat, un ensemble de textes, circulaires et
décrets (qui n’ont donc rien à voir avec un vrai code juridique)
énumérant une série d’infractions propres aux « Indigènes » 24. Et la
création de cours pénales spéciales, en 1902, illustrait une énième
mainmise de l’administration sur la justice [Charnay, 1965].
20. Ageron donne les chiffres suivants : depuis 1861, la population européenne stagne
autour de 200 000 âmes et ne s’accroît que des seules naissances, mais elle augmente après
1871, grâce à l’arrivée de nouveaux colons d’Alsace-Lorraine, pour atteindre le chiffre de
300 000 âmes dix ans plus tard.
21. L’expression est de Jean-Claude Vatin [1983].
22. Le nombre des « Communes de plein exercice » instituées là où le peuplement
européen est suffisant à garantir leur fonctionnement, selon le mode des communes métro-
politaines, double en deux ans et atteint le chiffre de 300 en 1883.
23. Le système des rattachements, en vigueur de 1881 à 1896, ne les concerne que
marginalement, sinon qu’il apporte un surcroît de travail aux préfets (par ailleurs, ce
système ne laissera des traces que dans les archives) ; en 1898, les préfets auront à nouveau
à rendre compte au Gouverneur général.
24. Mis en place à titre provisoire en 1874, modifié en 1890 puis en 1914, le Code de
l’Indigénat fut appliqué jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
210 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La politique strictement religieuse de gestion des cultes, quant à


elle, n’enregistra pas de modifications majeures, si ce n’est son ratta-
chement au ministère des Beaux-Arts, à la Direction des Cultes. Les
agents du culte, quelle que soit leur confession, touchaient tous des
rétributions ou des « indemnités de fonction » versées par l’État 25.
D’autres lois importantes furent également appliquées à l’Algérie,
comme celles sur l’instruction publique (les lois Ferry de 1882 et celles
qui suivirent) ou celle sur la naturalisation des étrangers (1885).
Depuis 1881, en effet, avait commencé à fonctionner dans les trois
départements algériens un système de rattachements administratifs
extrêmement complexe et sophistiqué, qui rendit presque automatique
l’application à l’Algérie des lois métropolitaines. Dans ce système, les
préfets avaient un rôle plus important que le Gouverneur car, pour un
certain nombre de services directement placés sous la responsabilité
des ministères compétents (Cultes, Instruction publique, Justice), ils
étaient en contact direct avec ces derniers. Dès lors, le Gouverneur
général n’était plus qu’une fonction honorifique qui représentait le
gouvernement français au niveau de la colonie. Au bout de dix ans,
l’expérience se soldera par un échec : trop de bureaucratie et trop d’in-
termédiaires entre Alger et Paris pour arriver à une décision. Les
colons, qui se sentaient privés de leur influence, s’y opposèrent farou-
chement. Par ailleurs, l’affaiblissement de l’autorité du Gouverneur
général entravait l’application des lois républicaines, tellement
nombreuses étaient les dérogations nécessaires pour les adapter à la
situation algérienne. La République fit donc marche arrière. On voit
bien le paradoxe : la République ne pouvait exiger que ses principes
universels soient appliqués automatiquement à l’Algérie sous peine de
voir l’ensemble du système exploser. Nous savons par quels
mécanismes électoraux (il faut rappeler que seuls les Français d’origine
et les naturalisés étaient représentés au Parlement) on a pu occulter une
grande partie de la réalité algérienne : les corps élus, le gouvernement
et l’opinion publique de la métropole pouvaient très bien ignorer « offi-
ciellement » les pratiques qui, dans les départements d’Algérie, contre-
disaient les principes républicains. De cette façon, le système colonial
a donc pu se perpétuer en Algérie, malgré toutes ses contradictions.

25. Toutefois, les chrétiens et les juifs reçoivent des indemnités à titre divers, entre
autres la « prime coloniale ». Elles ne seront pas supprimées lors de l’entrée en vigueur de
la loi sur la séparation de 1905, appliquée à l’Algérie en 1907.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 211

ASSIMILATION ET ASSOCIATION

Le débat qui eut lieu en métropole, à la fin du XIXe siècle et dans les
premières décennies du XXe siècle, sur les moyens que la République
aurait dû se donner pour remplir sa mission civilisatrice en Algérie 26,
ne sera évoqué ici que rapidement. Ce débat opposait les partisans de
l’assimilation (terme ambigu qui désignait soit l’intégration totale des
territoires algériens à la plus grande France, soit la conquête des
esprits et leur acquisition aux valeurs républicaines) aux partisans de
l’association, même si, dans la pratique, les deux modes de gouverne-
ment se trouvaient souvent mêlés selon les convenances du moment
définies par les gouverneurs en place. Or, ce débat est de la plus grande
importance pour décrypter les contradictions de la politique religieuse
de la IIIe République.
Les thèses assimilationnistes prévoyaient comme but ultime l’appli-
cation progressive, mais intégrale, de la législation française (selon une
conception qui voyait l’Algérie comme une prolongation de la Mère
patrie, avec un seul parlement — celui de Paris —, un système fiscal
unifié, l’union douanière, dans la perspective d’un seul statut pour toute
la population). Cet objectif devait être atteint à travers l’extension
progressive de l’instruction publique à la masse « indigène » (j’utilise
cet adjectif entre guillemets, l’empruntant aux auteurs et acteurs de
l’époque). Cette vision optimiste des choses était celle de Jules Ferry,
Émile Combes et de la Commission des Dix-huit : il suffisait de
dénoncer le colonat, ses conduites outrancières et ses injustices vis-à-
vis des « indigènes », et d’appeler à « travailler au rapprochement, à
l’assimilation du vainqueur et du vaincu ». Pour Combes, le meilleur
moyen d’y parvenir était « une instruction commune qui amène inévi-
tablement l’union des esprits et des cœurs, par la communauté des idées
et des sentiments » [Combes, 1956, introd. Sorre, p. XI]. Les partisans
de l’assimilation, des républicains progressistes pour la plupart, se
heurtèrent à l’opposition farouche du colonat, toutes tendances
confondues ; ils semblent d’ailleurs ne pas avoir tenu compte de la
présence d’un noyau dur de colons qui n’étaient pas prêts à perdre leurs
privilèges et à se laisser « noyer » dans la masse par l’application de la
loi du nombre. Le chef de file et principal théoricien de cette tendance
était Arthur Girault 27.

26. Cf. l’article de Pierre-Jean Luizard dans ce même volume « La politique coloniale
de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie ».
27. Son ouvrage Principes de colonisation et de législation coloniale connut cinq
éditions de 1895 à 1931.
212 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

En face, il y avait les partisans de l’association, théorisée par Jules


Harmand [1910] et Albert Sarraut 28. Les tenants de cette thèse partaient
du constat d’un trop grand décalage entre « colonisateurs » et
« indigènes », tout en partageant avec les partisans de l’assimilation la
conviction de la supériorité de la race française et la nécessité de sa
mission civilisatrice 29. Après avoir justifié « l’immoralité forcée » de la
conquête, présentée comme un épisode de la lutte darwinienne pour
l’existence, qui laisse survivre le plus fort, Harmand attribuait à celui
qui est en mesure de mettre en valeur le sol le droit d’extraire ses
richesses et soutenait que les colonies, pour être des instruments
efficaces de l’influence française, devaient avoir un encadrement
politico-militaire et, surtout, recevoir de la Mère patrie les capitaux
nécessaires à un développement autonome et autosuffisant. Il
distinguait entre les colonies de peuplement à proprement parler, où la
population indigène n’a pas à jouer un rôle décisif, et celles que les
Britanniques appellent dominions, où la population indigène est
majoritaire, inassimilable, et doit être soumise et contrôlée, par la force
s’il le faut, à travers des institutions locales qui auraient à répondre de
leurs administrés. Les possessions françaises en Afrique du Nord
étaient à mi-chemin entre les deux typologies, mais seule la politique
d’association (chacun à sa place, chacun dans sa fonction) y était, selon
lui, praticable. Cela aurait l’effet, sur la longue durée, de répondre aux
aspirations de la population indigène, qu’on laisserait libre d’évoluer
dans son propre milieu.
Les partisans de l’association pouvaient se targuer de l’échec de
l’assimilation, qui avait été illustrée par la fin des rattachements admi-
nistratifs. En privilégiant le remplacement de l’administration directe
par un régime administratif indirect, où la population « indigène »
aurait conservé ses institutions, avec le respect intégral de sa religion et
de son passé, on serait, pensait-il, mieux à même de surveiller et de
contrôler le pays. Jules Harmand poussait sa thèse à l’extrême, jusqu’à
proposer « d’associer les élites à l’œuvre française, d’augmenter la
représentation indigène et de créer un Parlement colonial » [Ageron,
1978, p. 226], avec l’abolition de la représentation au Parlement
métropolitain des Français d’Algérie. Mais, de tout cela, on pouvait
discuter en métropole. Sur place, les colons réussirent toujours à
envoyer leurs représentants au Sénat et à la Chambre, et à faire

28. Gouverneur général en Indochine de 1911 à 1919, ministre des Colonies de 1920
à 1924. Son livre La Mise en valeur des colonies françaises (1922) ne séduisait plus les
élites colonisées, désormais désenchantées, mais était destiné à entretenir le débat.
29. Cette conviction s’est forgée tout au long du XIXe siècle, comme le montre bien
Ageron [1978].
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 213

entendre leur voix comme étant celle de l’Algérie tout entière. Il y eut
toujours une constante dans leurs revendications : l’assimilation, quand
il s’agissait des charges, l’autonomie par rapport à la Mère patrie,
quand il s’agissait des profits.
La réalité est toujours très différente de la théorie. D’ailleurs, les
débats sur l’avenir des colonies à l’Assemblée nationale se déroulaient
souvent devant une assistance modeste, avec une Chambre semi-
déserte. Pour compliquer encore les choses, il s’avère que, dans le cas
algérien, ces deux formules, l’assimilation et l’association, avaient été
appliquées tour à tour au gré des intérêts du moment, et qu’elles coexis-
taient en fait dans la politique coloniale de la IIIe République. Le
maintien des territoires sous contrôle militaire aurait satisfait les
partisans de l’association, mais, avec l’arrivée en force de nouveaux
colons après 1871, les généraux des trois divisions (établis dans chaque
chef-lieu de département) se virent contraints de céder des parts
toujours plus importantes de leurs prérogatives à l’administration civile
relevant des trois préfectures, ce qui répondait aux exigences d’enca-
drement d’un noyau organisé de population d’origine européenne, si
petit fût-il.
Le conflit latent et la concurrence entre autorités civiles et
militaires, amorcés sous la IIe République et qui se poursuivirent sous
le Second Empire, restèrent une constante sous la IIIe République.
Quoi qu’il en soit, il est clair que les républicains voyaient la colonie
non comme un dominion, mais comme une partie intégrante de la plus
grande France, ne réservant à la population « indigène » qu’un
traitement spécial, comme le montre le maintien du Code de
l’Indigénat jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

LES LOIS DE 1901 ET 1905

Les rattachements avaient été abolis depuis cinq ans, mais il est à
croire que l’administration continuait à fonctionner par habitude, si
bien que la loi de 1901 sur les associations sans but lucratif fut
appliquée intégralement à la colonie dans tous ses articles, sans
soulever de problèmes particuliers 30. En effet, au moment où cette loi
était promulguée en France, l’acculturation juridique en Algérie, avec
l’avènement de la IIIe République, était déjà un fait accompli. L’après-
1901, en Algérie comme en France métropolitaine, fut l’occasion de
30. Cette loi fut appliquée à l’ensemble de la population sans affrontements majeurs.
Au contraire, la loi de 1905 suscita de nombreuses discussions et polémiques dans la
presse française métropolitaine et algérienne : quatre années qui auront fait la différence !
214 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

légaliser une pratique déjà courante et de mettre de l’ordre 31. De


nombreuses associations furent déclarées aux préfectures 32 ; en Algérie,
cette véritable floraison associative illustrait le fait que l’insécurité
ambiante incitait les gens à se regrouper — à l’intérieur de chaque
communauté ou confession religieuse — selon des affinités basées
généralement sur le lieu d’origine, ou la pratique commune d’activités
ou de loisirs, ou encore à partir d’intérêts communs 33. Les premiers ont
été les Européens. La communauté pied-noire vivait en effet un
complexe d’encerclement, bien qu’elle ait alors joui de tous les droits.
L’investissement de l’espace public par les musulmans se fit quelques
années plus tard, de deux manières.
D’un côté, il y avait les « amicales », nées à l’initiative d’Européens
qui ouvraient (rarement) leurs portes à quelques jeunes notables
« indigènes » considérés comme « évolués » 34. Les associations de ce
type évoluèrent vers les syndicats et les partis politiques de gauche, qui
ne faisaient pas, au moins en principe, de la discrimination sur une base
ethnique, et s’adressaient de manière transversale à l’ensemble de la
société algérienne.
D’un autre côté, les musulmans se virent offrir des associations sur
mesure au niveau de chaque préfecture. Les muftis et imams des
principales mosquées furent ensuite désignés d’office pour en faire
partie : ce sera le cas notamment des associations cultuelles de la loi
1905. Or, la décision d’appliquer cette loi dans les trois départements
algériens ne vint pas tout de suite, mais fut précédée de discussions et
de polémiques 35. Ce n’est que vers la fin de 1907 qu’un décret la rendit
finalement applicable à l’Algérie 36. On sait que la loi de 1905 prévoyait
la privatisation des cultes, avec le transfert des frais de gestion de l’État
vers des associations cultuelles, fort semblables à celles de la loi 1901,

31. Les archives nous apprennent que l’administration coloniale organisa des enquêtes
au niveau des trois préfectures, par exemple en 1904, pour faire le recensement des asso-
ciations nouvellement créées.
32. La loi prévoyait que toute association soit déclarée avec le dépôt des statuts en
double exemplaire à la préfecture ; ce qui nous a permis d’en retrouver beaucoup dans les
archives de la wilaya de Constantine.
33. Elles seront une multitude dans l’entre-deux-guerres. Une étude, restée inédite,
que nous avons menée sur la ville de Constantine dans les archives de la wilaya (ancienne
préfecture) a permis d’en recenser des centaines.
34. La toute première étude de Charles-Robert Ageron sur ce mouvement date de
1964 ; elle sera par la suite intégrée et améliorée dans sa thèse [Ageron, 1968].
35. Combes lui-même était de l’avis que cette loi n’était pas applicable à l’islam
algérien, s’étant forgé cette conviction lors de son voyage en Algérie avec la Commission
sénatoriale dite des Dix-huit, en 1893 [Bozzo, 2005].
36. Cf. décret du 9 septembre 1907, portant application à l’Algérie de la loi de
séparation de 1905.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 215

à quelques variantes près, mais avec plus de contraintes. Les associa-


tions cultuelles furent créées sans problèmes majeurs pour les autres
cultes d’Algérie, d’autant plus que le décret en question leur recon-
naissait le droit de toucher des indemnités temporaires. Mais, pour
l’islam, il en allait tout à fait différemment. Nous avons vu que les
musulmans, depuis qu’ils avaient été privés — par séquestre — des
biens habous, destinés, entre autres choses, à l’entretien des mosquées
et à la gestion du culte, ne disposaient pas des ressources nécessaires
pour y pourvoir de manière autonome 37. C’est ainsi que, pour donner
un semblant d’exécution à une loi inapplicable à l’islam en l’état des
choses, on décida la création de trois associations cultuelles
musulmanes, au niveau des trois préfectures, et sous l’égide du préfet 38,
lesquelles, autorisées à collecter des dons, allaient malgré tout
continuer à recevoir les sommes inscrites au budget pour le culte
musulman. Ce tour de passe-passe fit illusion un temps, même si les
plus avertis ne tardèrent pas à s’apercevoir que, de cette manière, le
culte musulman ne bénéficiait d’aucune indépendance et que celle-ci
n’aurait été obtenue que par la restitution des biens habous 39.
La loi transférait en effet aux associations cultuelles des autres
confessions religieuses la capacité juridique de gérer leurs ressources
pour financer leur culte et les activités qui y étaient rattachées. En
revanche, pour les musulmans, la création d’associations cultuelles
« fictives » devait permettre au gouvernement colonial de continuer à
exercer son contrôle sur l’islam, tout en respectant la lettre de la loi.
Feront alors partie de ces associations les représentants d’une élite,
choisis parmi les « desservants des mosquées » du haut de la hiérarchie
de ce « clergé officiel » qui avait été intégré dans la fonction publique
depuis 1851.
C’est plus tard, grâce à l’apprentissage du fait qu’il était possible de
jouer des contradictions coloniales, que les associations devinrent l’ins-
trument privilégié des musulmans d’Algérie afin de se soustraire au
contrôle direct des autorités coloniales. L’expérience associative des
« cultuelles musulmanes », où siégeaient des personnalités considérées
comme des « collaborateurs », disqualifiées aux yeux de leurs coreli-
gionnaires, suscita ensuite par mimétisme une utilisation croissante du
même instrument associatif par leurs adversaires. C’est ainsi que, après

37. Cette mesure fut prise le lendemain de la conquête d’Alger en 1830.


38. À Alger, ce fut le secrétaire de préfecture Michel qui eut la présidence de la
« cultuelle », non sans susciter un scandale.
39. La thèse de Gérard Busson de Janssens, 1950, Contribution à l’étude des habous
publics algériens, Paris, et ses autres travaux commandités par l’Administration, sont
désormais un classique sur le sujet.
216 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

la Première Guerre mondiale, une multitude d’associations


musulmanes vit le jour, en concurrence explicite avec les « cultuelles
d’État ». L’exemple le plus célèbre et le plus connu est sans doute
l’Association des ulémas musulmans d’Algérie, enregistrée en mai
1931. Cette association apporta un statut légal à la mouvance
informelle, qu’elle allait remplacer, du mouvement réformiste algérien,
animé depuis 1925 par le cheikh constantinois Ben Badis. Se voulant
rigoureusement apolitique, ce qui ne l’empêcha pas d’être soumise à
toutes sortes de tracasseries administratives, elle réussit à ne pas fournir
à la préfecture de prétexte pour la dissoudre. Son président, Ben Badis,
fut ainsi en mesure de fonder tout un réseau d’écoles privées libres sur
l’ensemble du territoire algérien. Il engagera sur ce sujet un bras de fer
avec l’Administration, mais il sera toujours inattaquable et très à l’aise,
jusqu’à sa mort prématurée en 1940, à la tête de son association,
absolument légale, comptant des ramifications dans toute l’Algérie et
constituant un écran de protection pour ses adeptes vis-à-vis du pouvoir
colonial. Le Cheikh Ben Badis arrivera même à faire appel au Conseil
d’État contre des restrictions administratives à son égard qu’il
considérait injustes.
Les associations de la loi de 1901 deviendront bientôt, dans les années
1930, pour les musulmans exclus des droits civils et politiques et reven-
diquant la citoyenneté française, une ressource de contestation à l’égard
de l’État colonial. Le premier à revendiquer une réelle séparation du culte
musulman et de l’État avait été, en 1924, l’émir Khaled, petit-fils de
l’émir Abdelkader, héros de la résistance algérienne à la conquête
française, dans sa pétition au Président de la République Herriot. Après
lui, le mouvement réformiste autour de Ben Badis, malgré son apolitisme
affiché, eut toute la latitude d’inscrire cette revendication dans son
programme. L’invocation généralisée de la loi de séparation de 1905,
devenue un recours pour contester les « cultuelles » aux ordres de la
France, et l’exigence de son application aux musulmans d’Algérie,
auront des conséquences incalculables. Dès lors, chaque association
d’obédience « badisienne » n’aura de cesse de réclamer la séparation,
avec la restitution des biens habous 40. Des partis et mouvements
politiques firent de même. À la Libération, le nouveau statut de l’Algérie,
octroyé en 1947, ne put éluder la question, et c’est à l’Assemblée
algérienne qu’on s’en remit pour trouver une solution. Mais aucune
solution ne vit jamais le jour, à cause de l’opposition des colons 41, et,

40. Voir l’article de Raberh Achi dans ce même volume.


41. L’Assemblée algérienne était une sorte de mini-Parlement, où la moitié des mem-
bres, élue par le Premier Collège des citoyens, représentait les colons, l’autre moitié, élue
par le Deuxième Collège, des sujets qui représentaient la majorité de la population sans
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 217

finalement, le début de l’insurrection, en 1954, rendit sans objet la


question même.
La loi de 1901, du fait de son extension précoce à l’Algérie
musulmane, a donc été paradoxalement le « cheval de Troie » d’une
conscience citoyenne musulmane que les architectes du décret d’appli-
cation de la loi de 1905 n’avaient sûrement pas prévue. L’essor d’une
véritable « société civile », au sens moderne du terme, constituée autour
de la contestation des pouvoirs en place, a été une première dans un
pays arabe. La non-application de la loi de 1905 aux musulmans aura
finalement conduit l’islam algérien à revendiquer la séparation et,
d’une certaine façon donc, à prendre en compte une vision sécularisée
de la politique et du rapport à l’État (même colonial).
Le développement actuel du phénomène associatif qui caractérise
l’organisation de l’islam en France ne se comprend pas sans ce
précédent qui, en Algérie, ne s’est pas limité aux élites urbaines, mais
a aussi concerné le monde rural. Pendant l’entre-deux-guerres, puis
jusqu’à l’insurrection de novembre 1954, ce mouvement associatif,
dont les objectifs déclarés à la préfecture ne correspondaient souvent
pas à la réalité des intentions de leurs promoteurs, a fourni l’encadre-
ment à la résistance contre la France coloniale. La régression du
phénomène associatif dans l’Algérie indépendante, sous l’emprise du
parti unique et de la pensée officielle, est un fait indéniable. Toutefois,
elle n’a pas empêché sa reprise et son essor, de façon étonnante, lors de
l’« intermède » démocratique entre 1989 et 1991. Les restrictions
mises à la liberté d’association et de réunion, qu’impose l’état
d’urgence depuis treize ans sous prétexte de lutte contre le terrorisme,
sont durement vécues par l’ensemble d’une société avide d’investir à
nouveau l’espace public.

CONCLUSIONS

Le processus de sécularisation de l’islam en Algérie n’est donc pas


le même que celui que les religions ont connu en métropole : pour ces
dernières, leur pacte avec l’État les a conduites vers une « confession-
nalisation » toujours plus poussée, dans le sens où elles ont abandonné
toute prétention au caractère exclusif de leur message. En même temps,
elles se sont repliées de façon croissante sur la sphère privée et sur la
spiritualité.

avoir la majorité des sièges. Cela explique pourquoi les ulémas algériens ne réussirent
jamais à obtenir une majorité de voix nécessaire pour faire voter leur projet de loi portant
sur l’application de la loi de séparation à l’islam algérien.
218 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’islam a connu une double trajectoire : tandis que la sécularisation


a abouti à ce que la foi soit de plus en plus vécue intérieurement par
chaque individu, s’affirmait de façon croissante dans l’espace public un
islam identitaire et communautaire, devenu une idéologie politique
moderne et globalisante, apte à engager une résistance à la fois
politique et culturelle contre le colonisateur. En revanche, les juifs, en
tant que communauté religieuse, entreprirent sans regret l’aventure de
la francisation, et se retrouvèrent par la force des choses et malgré eux
dans le camp du colonisateur 42.
L’islam est ainsi devenu le terrain privilégié de la confrontation : le
fait même que, sur le plan du vocabulaire, on opposât « musulmans » à
« français », comme s’ils étaient des antonymes relevant d’un même
registre, est d’ailleurs édifiant à cet égard. Que revêtait cette notion de
« France » pour les musulmans algériens ? Sans doute un système de
valeurs qui voulait s’imposer, qui avait pour lui la force et la réussite
économique, à défaut de la légitimité historique ; un système qui, à un
moment donné, a pu séduire certaines élites urbaines, de telle sorte
qu’en 1930, l’année du Centenaire du débarquement de l’Armée
d’Afrique en Algérie, un pharmacien de Sétif, du nom de Ferhat Abbas,
président fondateur de la Fédération des Élus Musulmans d’Algérie,
élu lui-même au conseil général de la préfecture de Constantine,
pouvait affirmer : « L’Algérie est la France ; la patrie algérienne
n’existe pas ; j’ai interrogé les vivants et les morts, je ne l’ai pas
trouvée… » D’autres, au contraire, face aux mêmes manifestations de
la puissance coloniale française, alors à son apogée, lui rétorquaient,
sous la plume du Cheikh Ben Badis : « L’Algérie n’est pas la France, ne
peut pas être la France, ne veut pas être la France… » [Julien, 1972].
C’est donc avant tout sur le plan civilisationnel que se jouait le drame
franco-algérien, avec plus ou moins d’antagonisme selon les époques,
et avec des réponses plus dures et moins nuancées au fur et à mesure
qu’on s’éloignait des milieux urbains cultivés. Cette France du
Centenaire, qui n’était plus chrétienne, sans être tout à fait laïque, en
tout cas aux yeux des Algériens, se présentait comme un système de
valeurs sans faille, quasiment inattaquable.
Or, la démarche propre à l’islam consiste notamment à percevoir la
dimension religieuse des événements d’ici-bas : même si leur portée
politique n’est pas niée, elle est soumise à une vision religieuse du
monde. D’autre part, la notion d’altérité dans la tradition islamique
n’existe qu’à l’échelle religieuse, le monde se partageant entre ceux qui
ont accepté le Message du Prophète Muhammad et ceux qui l’ont
42. De ce fait, il n’y eut pas de place pour eux dans le projet de l’État national
indépendant, à quelques rares exceptions près. Cela a été le drame des juifs algériens.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 219

refusé, y compris ceux qui sont restés « accrochés » aux religions du


Livre précédentes. Il n’est donc pas étonnant que la relation coloniale
se soit construite en Algérie à travers une surdétermination du
religieux, dans un camp comme dans l’autre.
Depuis la conquête du général de Bourmont, avec sa fameuse
Proclamation de 1830 (que les juristes coloniaux eurent vite fait de
transformer en Convention, pour y faire trop souvent référence), au
républicain Émile Combes, chaque génération de Français des régimes
coloniaux successifs a proclamé sa volonté de respecter les sentiments
religieux de la population soumise. À toutes les époques, la religion du
vaincu a eu une visibilité certaine, même quand elle a commencé à se
séculariser en s’individualisant et en se spiritualisant. Face à cela, le
sentiment religieux des colons ne pouvait demeurer marqué par l’indif-
férence. Ce peuple hétérogène et diversifié, qui s’est forgé une identité
propre autour du drapeau français, n’était pas uni dans son rapport à la
religion. Sans doute la pratique religieuse était-elle plus forte chez les
Italiens, Espagnols et Maltais que chez les Français d’origine, souvent
libres-penseurs et républicains intransigeants. Mais ils se retrouvaient
tous d’accord quand il s’agissait de cotiser pour obtenir, notamment
sous le Second Empire, leur Église avec son clocher, non seulement
dans les grandes villes, mais aussi dans les petites, et même dans
chaque village de colonisation 43.
En ce qui le concerne, l’islam algérien, conséquence du décret de
1851 portant sur la réorganisation du culte musulman, fut l’objet de
profondes transformations. Lentement, mais inexorablement, cette
caste officielle des « desservants des mosquées » (selon le vocabulaire
administratif de l’époque) devint une sorte de clergé, encadrant les
fidèles à partir d’une position confortable, qui leur donnait un certain
prestige, sans pour autant leur accorder des mérites particuliers aux
yeux de leurs coreligionnaires, qui se tournaient de préférence, surtout
dans les campagnes, vers les chefs des confréries. Ces derniers ne
cessèrent de voir affluer à eux de nouveaux adeptes, malgré le fait
qu’ils gravitaient désormais, eux aussi et sauf quelques exceptions,
dans l’orbite française. C’était là le résultat de la politique de proximité
et de prébendes menée par les Bureaux arabes des garnisons de l’armée
dans les territoires moins peuplés par les Européens. Les militaires ne
cessèrent en effet jamais de jouer ce rôle, qui leur fut attribué dès les
débuts de la conquête, d’intermédiaires entre la population « indigène »
et l’État.

43. Les exemples abondent, révélés dans les archives, inépuisables, du CAOM d’Aix-
en-Provence, notamment pour le département de Constantine.
220 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Que s’est-il donc passé dans ce contexte avec la loi de séparation,


rendue effective en 1907, mais qui passa inaperçue pour la majorité de la
population, sauf une poignée d’intellectuels francisés ? L’Administration
avait confié à l’« islam officiel » le monopole des mosquées, en
interdisant l’accès aux ulémas « libres », ceux qui n’avaient pas été
formés dans les medersas d’État. Tandis que le clergé reconnu était
encadré par des associations cultuelles censées être indépendantes, mais
qui, en réalité, continuaient à recevoir leurs rétributions sous la forme
d’« indemnités », on a pourchassé et réprimé par toutes sortes de tracas-
series administratives les ulémas réformistes qui, pour la plupart, tenaient
un discours modéré et presque loyaliste à l’égard de la France, tout en se
réclamant de la salafiyya égyptienne. Ils furent obligés de faire leurs
prêches en dehors des mosquées « officielles », dans des salles de réunion
et des clubs privés. Face à cet islam gallican, le mouvement des ulémas
réformistes, revendiquant le libre accès aux mosquées, selon la tradition
musulmane, réussit à gagner le soutien d’une grande partie de la
population qui se détournait désormais des confréries, discréditées par
leur collaboration croissante avec la France.
En Algérie, la politique religieuse de la France n’est qu’un chapitre
de ses politiques coloniales successives. Cette politique a donc suscité à
la fois une sécularisation de l’islam et une réaction anti-coloniale au
nom de l’islam. La politique sécuritaire à l’égard de l’islam a abouti
souvent au résultat inverse de celui que l’on prétendait rechercher : le
réformisme musulman de Ben Badis a trouvé dans le contexte colonial
le meilleur terreau pour se développer en tant qu’idéologie de résistance
à la colonisation. À l’instar de ceux qui revendiquaient un islam séparé
de la politique, les tenants d’un islam anticolonial n’étaient pas
conscients qu’ils s’engageaient résolument sur la voie d’une
sécularisation de leur religion qui semble aujourd’hui irréversible.

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10

La République et la Mosquée :
genèse et institution(s) de l’Islam en France

Jalila Sbaï

La principale conséquence, en métropole, des politiques


musulmanes menées sous la IIIe République, notamment celles
concernant les trois pays d’Afrique du Nord, fut l’installation de l’islam
en France. La genèse de l’Institut musulman de la mosquée de Paris et
d’autres structures, plus laïques, telles que les foyers ou l’Hôpital
franco-musulman de Bobigny, s’adressant spécifiquement aux
musulmans d’Afrique du Nord, dévoile que le fait musulman, la
« chose » musulmane, en France, ont commencé à se construire en
réponse à une conjoncture bien particulière. Il s’agissait pour les
pouvoirs publics de concilier plusieurs politiques contradictoires dont
l’islam, en tant que « religion et communauté 1 », constituait l’élément
central. Ceci donna à l’« Islam français » cette double légitimation —
objet de toutes les controverses encore aujourd’hui — à savoir d’être à
la fois islam en France et Islam de France, avec, pour première carac-
téristique, la subsidiarité de l’aspect cultuel et religieux.
Construit en double objet dès son origine, « l’Islam français », bien
qu’il intéressât exclusivement les musulmans d’Afrique du Nord,
ambitionnait de concilier les politiques diplomatiques françaises à
l’égard du monde musulman, les politiques coloniales de la France et
les contraintes métropolitaines, concentrant ainsi de nombreuses
contradictions, tout en jouant de leurs interactions.

L’ISLAM DE FRANCE : LE RELIGIEUX AU SERVICE DE LA DIPLOMATIE

C’est au cours de la Première Guerre mondiale que cette construc-


tion du fait musulman dans sa double acception — l’islam en France et
l’Islam de France — voit le jour.
1. À prendre ici dans le sens de pratiques cultuelles et culturelles.
224 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

En 1916, les pouvoirs publics français manifestèrent leur intention


de donner une traduction concrète à l’idée d’utiliser des personnalités
musulmanes originaires de l’empire dans le jeu diplomatique interna-
tional. En effet, une double mission, politique et militaire, connue sous
le nom de « mission d’Égypte », était envoyée au Hedjaz auprès du
Chérif de La Mecque. La mission politique était composée
uniquement de personnalités musulmanes d’Afrique du Nord et
d’Afrique Occidentale Française 2 et elle était dirigée par Abdel Kader
Ben Ghabrit 3. Ses objectifs, définis par le président de la République
lui-même 4, étaient, par ordre d’importance, d’entrer en relation avec le
Chérif de La Mecque après la Révolte arabe de 1916, afin de lui
manifester le soutien de la France et de ses populations musulmanes
dans sa lutte contre la domination ottomane, de souligner la
magnanimité de la France à l’égard de l’islam et des musulmans, de
répondre à la question sur le califat, si elle était posée, de la manière
suivante :
Vous indiqueriez très nettement que les affaires d’obédience religieuse ne
sont considérées par le gouvernement français que comme étant du domaine
exclusif de la conscience et qu’il est bien résolu à s’en tenir absolument à
l’écart 5.

Ceci constituait le premier volet des recommandations présiden-


tielles. Elles entendaient clarifier les positions françaises dans cette
région sur les questions qui l’agitaient : la question du califat arabe
entre autres. La mission elle-même fut un signal fort adressé aux
Anglais, une fois découverte la correspondance Hussein-MacMahon 6.
Le second volet des recommandations était d’obtenir du Chérif de
La Mecque qu’il autorise l’achat de deux hôtelleries, l’une à La

2. Pour l’Algérie, de l’Agha Sahraoui et Si Mustapha Cherchali, professeur honoraire


à la medersa d’Alger et cadi de Draâ El Mizen ; pour la Tunisie, de Si Chadly Okby, caïd
de la banlieue de Tunis, et de Si Larbi Ben Ech Cheikh, notable de la Régence ; pour le
Maroc, de Si Ahmed Skiridj, inspecteur des habous à Fes-Djedid ; pour l’Afrique
occidentale, du cadi supérieur Abdou Kane.
3. Plus connu sous le nom de Si Kaddour Ben Ghabrit, cet important personnage,
avant sa mission au Hedjaz, avait déjà joué un rôle essentiel dans l’établissement du
protectorat marocain et était devenu un des principaux inspirateurs de la politique
musulmane de la France. Simple drogman au début de sa carrière, il devint consul à Fès,
ministre plénipotentiaire honoraire et recteur de la Mosquée de Paris. Il fut également chef
du protocole du Makhzen marocain et conseiller des sultans Alaouites et ce jusqu’à sa mort
le 24 juin 1954.
4. Lettre en date du 1er septembre 1916, du ministre des Affaires étrangères à Ben
Ghabrit, dans laquelle les caractères et les objectifs de la mission politique sont définis.
5. Lettre du ministre des Affaires étrangères à Si Kaddour Ben Ghabrit, le 1er septembre
1916. MAE, série Guerre 1914-1918, sous-série Affaires musulmanes, volume 1685.
6. Voir sur ces questions [Laurens, 1993 ; Picaudou, 1992].
LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 225

Mecque, l’autre à Médine, destinées aux pèlerins de l’empire français.


L’achat de ces deux hôtelleries souleva la question de la propriété des
lieux et une association selon la loi de 1901 fut ainsi créée à cet effet.
Elle regroupait tous les membres de la mission politique et prit le nom
de Société des Habous et des Lieux saints de l’islam. Pour qu’elle soit
tout à fait irréprochable aux yeux des musulmans — selon les
croyances des autorités françaises —, elle fut déclarée en 1920 à la
préfecture d’Alger, en terre d’islam. Cette société allait non seulement
s’occuper des biens habous acquis au Hedjaz, mais également
représenter l’Islam de France dans toute sa dimension diplomatique.
Elle joua un rôle particulier dans toutes les négociations d’après-guerre
avec le monde arabe, par l’intermédiaire de son président, Si Kaddour
Ben Ghabrit, l’homme de la politique musulmane de la France.
Le succès de cette mission politique, à qui la presse et les revues
spécialisées avaient fait un large écho, faisait resurgir un vieux projet
indigènophile : la construction d’une mosquée à Paris, symbole de la
France « puissance musulmane ». C’est à partir de ce moment que
l’islam français se construira sous son double aspect, d’Islam de
France et d’islam en France. L’Institut musulman de la Mosquée de
Paris sera le symbole du premier et les autres structures le symbole du
second.

GENÈSE DE LA CONSTRUCTION DE L’ISLAM DE FRANCE :


L’INSTITUT MUSULMAN DE LA MOSQUÉE DE PARIS

Le projet assimilationniste : mosquées et collèges


arabes à Paris et à Marseille

Le projet de construction d’une mosquée à Paris fut, pour la


première fois, clairement énoncé dans les débats de la Société orientale
— société littéraire et scientifique — de mai 1846. En considération
de la complexité de la question et sur proposition de son président, une
commission fut nommée. Le rapport de cette commission fut discuté
lors des séances du 22 mai et 24 juin et le débat porta dès lors sur un
projet beaucoup plus important, celui de la création simultanée, à Paris
et à Marseille, d’une mosquée, d’un collège et d’un cimetière
musulmans.
Ces débats posaient les fondements de tous les débats futurs sur la
question du rapport à l’islam et aux musulmans en France. Ils
contenaient en effet l’ensemble des arguments — qu’ils aient été
favorables ou défavorables à leur vision religieuse et laïque implicite
226 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

— qui perdurèrent jusqu’au milieu des années 1930, sous des formes
ou des terminologies à peine différentes. Ces fondements étaient : 1)
La centralité de la question algérienne. Celle-ci resta un argument
fondamental pour presque tous les projets concernant l’installation des
musulmans en France ; 2°) L’incompatibilité des statuts civils et
religieux : le musulman ne connaît de lois que celle du Coran, et celle-
ci est incompatible avec les lois françaises ; 3°) L’échec de la logique
de despotisme éclairé dont l’exemple donné est celui de Mohammed
Ali en Égypte. « La France n’a pas d’ennemis plus grands en Égypte
que les jeunes gens qui ont été élevés, instruits au milieu de nous. La
plupart des jeunes gens qui viennent d’Europe ont perdu tout
sentiment religieux, ils deviennent ivrognes et se déconsidèrent aux
yeux de leurs compatriotes ». Principale référence des opposants à
l’enseignement des musulmans en métropole, cette thèse de l’abandon
des jeunes par les autorités françaises, une fois de retour chez eux, se
retrouve également chez le gouverneur d’Algérie et les résidents
généraux au Maroc et en Tunisie, réputés pour leur hostilité à l’ins-
truction des Nord-Africains en métropole dans l’entre-deux-guerres :
« Ils deviendraient des fauteurs de troubles à l’ordre public, une fois de
retour chez eux. »
Ce rapport, transmis au ministre secrétaire d’État au Culte, le
2 décembre 1846, posait comme préalable à toute tentative d’assimila-
tion des Algériens musulmans l’assimilation religieuse par la construc-
tion, en premier, de la mosquée et du cimetière, dont l’exécution ne
pouvait rencontrer de problème grâce à : 1°) L’article 5 de la charte
royale qui protège tous les cultes sans exception ; 2°) La ferveur avec
laquelle est vécue la foi musulmane, son respect pour les autres cultes,
la coexistence des musulmans avec tous les autres cultes dans leurs
pays et leur tolérance envers ces cultes.
Cette assimilation religieuse semblait nécessaire aux rédacteurs du
rapport parce que, sans elle, il ne pouvait y avoir de projet civilisateur
visant à long terme l’assimilation des Algériens aux Français. Au début
de 1847, ce rapport fit l’objet d’une correspondance fournie entre le
ministre des Cultes et différents ministères. Mais la capitulation de
l’émir Abdelkader étant alors pratiquement acquise, c’est finalement le
ministre des Affaires étrangères qui mit un terme au projet, qui fut
enseveli pour ne réapparaître qu’en 1894.
La problématique posée dans ce rapport, l’idée de l’assimilation et
de la civilisation des indigènes, devant passer par l’identité religieuse,
conditionnera, et pour longtemps, les rapports entre la France et « ses
musulmans ». La reconnaissance de l’« autre » (plus tard Algérien,
Tunisien, ou Marocain) ne pouvait alors passer que par la reconnais-
LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 227

sance de son identité religieuse qui, en retour, devenait un obstacle à


son intégration. La question de l’enseignement, en général, et de l’en-
seignement arabe, en particulier, destinés aux musulmans en métropole
fut d’emblée subordonnée à la question religieuse et le resta. Nous
sommes alors sous la Monarchie de Juillet. La France est un pays
catholique et l’idée de la mission civilisatrice se concevait d’abord dans
une dialectique religieuse plutôt que dans une logique profane ou
laïque qui, elle, aurait pu passer par une reconnaissance culturelle
plutôt que religieuse. Or, cette dialectique perdurera, même quand le
projet réapparaîtra en pleine crise sur la question de la séparation de
l’Église et de l’État.

L’expansion coloniale et la Mosquée

Le projet fut relancé auprès du ministère des Affaires étrangères en


1894 par Charles Rouvier, alors résident général à Tunis, et réduit au
simple projet de construction d’une mosquée à Paris, geste qui aurait
témoigné de la bienveillance de la France à l’égard de la religion
musulmane, notamment auprès des Algériens et Tunisiens musulmans.
Le ministre des Affaires étrangères, Hanotaux, soutint le projet
d’autant plus que Rouvier avait, d’emblée, réglé la question du
financement aux moyens de souscriptions algériennes et tunisiennes
qui auraient couvert en grande partie les frais de construction. Charles
Dupuy, président du Conseil et ministre de l’Intérieur, mit l’accent sur
la question algérienne. En effet, au cours de cette même période, il
était question, en Algérie, non seulement de la réforme de l’enseigne-
ment religieux (primaire, medersa et supérieur), mais également de la
gestion du culte musulman, dont le « clergé » était devenu salarié par
l’État.
Le projet trouva son principal soutien au sein du parti colonial de la
métropole, parmi les orientalistes, et chez les sujets ottomans et
égyptiens résidant à Paris. On forma une société du nom d’Agence
nationale, une pétition fut signée et envoyée au ministère de
l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, avec le principal
argumentaire suivant : « Si les musulmans fréquentent en si petit
nombre Paris, en particulier, et la France, en général, c’est parce qu’ils
n’ont pas de lieu symbolisant une patrie commune et ce lieu ne peut-
être que la mosquée. » L’Agence nationale lança même une souscrip-
tion et des dons furent recueillis à son siège : 15 rue de la Ville-
l’Évêque dans le VIIIe arrondissement à Paris
228 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La nouvelle provoqua une levée de boucliers dans la presse et des


articles hostiles 7 et xénophobes 8 parurent régulièrement, à partir du
8 mai 1895 et tout au long de l’année suivante.
Le réformisme musulman ne resta pas à l’écart de ce débat franco-
français et contribua à la polémique par l’intermédiaire du journal
L’Orient, en reprenant des propositions que le sultan ottoman Abdul
Hamid aurait faites aux autorités françaises. En plus de la mosquée, qui
se devait d’être le point de ralliement de tous les musulmans d’Europe,
il plaidait pour la fondation d’une université musulmane qui aurait pris
le pas sur celles des pays orientaux.
L’idée d’écoles religieuses filtra aussi à travers les articles de presse.
Il semblerait que les vingt-cinq membres du Comité de l’œuvre de la
Mosquée se soient servis de la presse pour tester l’opinion française au
sujet d’écoles religieuses musulmanes. Toutefois, le discours de Jules
Cambon, gouverneur de l’Algérie, le 27 juin 1895, lors de l’ouverture
des travaux du Comité, n’élucida pas la question. Il resta vague au sujet
de l’importance d’un centre musulman à Paris et du rôle de la politique
musulmane de la France. Le Comité sollicita une aide du gouvernement
et le principe d’un terrain concédé par l’État fut décidé sur l’interven-
tion d’Émile Combes au conseil des ministres du 8 janvier 1896. Mais
le massacre des Arméniens en Anatolie, l’instabilité politique en
Algérie et le bras de fer qui s’engagea entre les républicains et les
catholiques à la suite de l’affaire Dreyfus (1894-1906), écartèrent
momentanément le projet de la scène politique française.
En 1905, en plein débat parlementaire sur la séparation de l’Église
et de l’État, le projet est relancé du Caire par les journaux européens et
égyptiens annonçant la construction imminente d’une mosquée à Paris.
Cette œuvre pieuse est même mise sous le patronage de réformateurs
égyptiens tels que Mohammed Abdou, mufti du Caire, Abdel Rahman
El Chirbini, un grand Cheikh d’Al-Azhar, et d’un autre cheikh d’Al-

7. Ainsi, dans le Provincial du 11 mai 1895 : « Les orientalistes français sont des
observateurs d’une extraordinaire perspicacité. Ils ont remarqué que les musulmans
fréquentent peu Paris et, naturellement, ils se sont posé la question : pourquoi les
musulmans ne viennent-ils pas, comme tout le monde, faire la noce à Paris ? L’explication
qu’ils ont trouvée après de longues et laborieuses recherches est assez inattendue. Si les
musulmans montrent un si faible empressement à goûter les joies de la vie parisienne, c’est
parce que notre capitale a beau leur offrir une imitation assez réussie du paradis de
Mahomet, il y manque un accessoire essentiel, la transition indispensable entre les
mélancolies terrestres et les voluptés paradisiaques : la mosquée. » Signé : J. Derriaz.
8. Un autre exemple de l’hostilité que rencontre le projet au lendemain du discours de
Jules Cambon, dans Le Monde illustré du 30 juin 1895 : « Autrefois, les chevaliers de la
France allaient combattre les musulmans en Terre sainte, aujourd’hui, les arrière-petits-fils
des Croisés élèvent une mosquée à Paris pour les arrière-petits-neveux des Sarrasins.
Autres temps, autres mœurs ! »
LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 229

Azhar d’origine marocaine, Elach El Kébir El Maleki. L’initiative du


projet est attribuée à une princesse égyptienne, petite-fille du vice-roi
d’Égypte Ibrahim, et des souscriptions sont même lancées.
La correspondance très fournie qui, de juillet à novembre 1905, a
fait suite à cette annonce entre les différents ministères (Affaires
étrangères, Intérieur, Colonies), et le consulat général de France au
Caire, laisse penser qu’il s’agissait finalement d’une intrigue interna-
tionale dont on ne connaissait pas l’origine. Au-delà du caractère
burlesque de l’épisode, il montre néanmoins à quel point l’installation
de l’islam en France était, depuis 1895, un enjeu d’importance qui
n’engageait pas seulement les intérêts français, mais également ceux de
tout le monde arabe et musulman.

L’Institut musulman de la Mosquée de Paris

La loi sur la séparation des Églises et de l’État ne mit pas fin aux
désirs du parti colonial d’avoir une mosquée à Paris. L’idée resurgira
une nouvelle fois en 1916 avec la Première Guerre mondiale dans le
cadre plus large de la nécessité d’une politique musulmane prônée par
les coloniaux. En avril 1916, Paul Bourdarie, membre du Comité
consultatif des Affaires indigènes et directeur de la Revue indigène,
soumet à la Commission interministérielle des Affaires musulmanes
(CIAM) [Sbaï, 1996] un projet de construction d’une mosquée à Paris :
Plus que jamais, la France a besoin d’une politique musulmane nettement
définie et qui se traduise tantôt en gestes de sympathie ou de bienveillance,
tantôt en actes d’équité politique ou administrative. Qu’elle ait obtenu dans la
guerre le concours de plusieurs centaines de mille de musulmans lui crée vis-
à-vis d’eux des devoirs plus grands. Aussi, en attendant des réformes dont le
Parlement a voté le principe à l’unanimité, le gouvernement doit entourer les
combattants musulmans d’une grande sollicitude et leur donner des satisfac-
tions morales 9.

Le succès de la mission politique envoyée au Hedjaz aidant, le 26


octobre 1916, une association « loi de 1901 » fut déclarée à la
préfecture de police sous le nom de Comité de l’Institut musulman à
Paris, se donnant pour mission l’édification d’un centre de réunion 10
pour les musulmans. La CIAM suggéra dans un premier temps de
confier la réalisation du projet à la Société des Habous et des Lieux
saints de l’islam et de faire participer les musulmans de l’empire par
l’intermédiaire de souscriptions. La reprise des débats, au cours de
l’année 1919, mit l’accent sur le fait qu’il s’agissait d’une œuvre
9. Procès-verbaux de la CIAM, série 2MI 102, vol. 6, MAE, Nantes.
10. C’est nous qui soulignons.
230 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

politique et non confessionnelle ; que la demande devait apparaître


comme relevant uniquement de l’initiative musulmane et non dictée
sous la pression des événements. La discussion porta d’abord sur la
dénomination à adopter pour désigner la mosquée. On proposa :
Université musulmane, Institut musulman, Collège musulman,
Fondation musulmane, Cercle musulman.
Augustin Bernard, qui faisait parti de la CIAM, demanda à ce qu’on
évite toute appellation tendant à laisser croire qu’il s’agissait d’une
œuvre d’enseignement : « Un enseignement musulman ne peut ni ne
doit être créé à Paris, les études théologiques ne sauraient êtres suivies
comme le sont celles des universités égyptiennes ou marocaines. »
Lyautey plaida dans le même sens et dit clairement son hostilité au
projet d’un institut musulman :
Vers la fin de la guerre, la France et, surtout, Paris ont éprouvé le légitime
besoin de faire un geste de reconnaissance à l’adresse des soldats musulmans
tombés glorieusement pour la France. […] Il venait tout naturellement à
l’esprit d’honorer la mémoire de ces braves par la construction d’un
monument qui rappelât leur religion à laquelle ils avaient la réputation d’être
rigoureusement fidèles — d’où l’idée de la mosquée, que Paris ne possède pas
encore. Mais c’est dans l’accouplement de ces mots, « Mosquée et Institut
musulman », que réside le danger. Je ne crois pas au danger d’une mosquée à
Paris. Ce sera un édifice public facile à surveiller… Je demande donc
instamment que l’idée et les mots de « création d’un institut musulman à
Paris » soient biffés des projets approuvés par le gouvernement…

La CIAM se prononça finalement pour l’appellation d’Institut


musulman. La Société des Habous et des Lieux saints de l’islam
proposa en arabe : al Ma‘had el islâmi. Il fallut attendre le 30 janvier
1920 pour que le gouvernement présente un projet de loi en vue de la
création à Paris d’un Institut musulman.
Publiquement présenté d’un point de vue culturel, afin de légitimer
la subvention des 500 000 francs accordée à la Société des Habous et
des Lieux saints de l’islam pour la construction de la mosquée,
l’Institut était destiné à être un centre de réunion pour intellectuels
devant servir à mieux faire connaître la culture musulmane. Le projet
fut aussi présenté d’un point de vue moral : la France avait une dette
envers ses soldats musulmans qui avaient combattu pour elle pendant
la Grande Guerre. La construction de la mosquée et de l’Institut ne fut
confiée de façon officielle à la Société des Habous et des Lieux saints
de l’islam que le 19 août 1921. Si Kaddour Ben Ghabrit fut chargé de
recueillir les fonds nécessaires pour la réalisation du projet dans les
pays d’Afrique du Nord, « afin de garder à ces édifices tout leur
caractère d’œuvre française », conformément au vœu de la CIAM.
LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 231

La mosquée fut inaugurée le 15 juillet 1926 par le sultan du Maroc,


Moulay Youssef, et par le président de la République, Gaston
Doumergue. Et le 12 août, ce fut le tour de l’Institut, c’est-à-dire la
salle de conférence, de l’être par le bey de Tunis, Mohammed El Habib.
Paris devenait une vitrine de l’islam, avec son édifice religieux réservé
à l’élite musulmane de passage à Paris, sa bibliothèque, son hammam,
son hôtellerie, et l’Institut musulman allait symboliser une ambassade
de l’Islam en France, dont Ben Ghabrit serait l’ambassadeur.
Avec la Mosquée de Paris, le centre de la politique musulmane, dans
son aspect diplomatique, se déplaça du Maroc à Paris. Ben Ghabrit,
figure de proue de cette politique musulmane de la France, veilla très
jalousement sur ce petit royaume, tout en excluant la Mosquée de la
gestion des musulmans en France. Il alla même jusqu’à affirmer que les
œuvres sociales ne relevaient pas de l’Institut musulman de la Mosquée
de Paris. La politique menée envers les musulmans de France devint,
dès lors, une affaire départementale, de contrôle, de gestion et de
surveillance des musulmans en métropole, dont les maîtres d’œuvre
seront la préfecture de la Seine et le conseil municipal de Paris.

L’ISLAM EN FRANCE : CONTRÔLE, GESTION ET SURVEILLANCE


DES MUSULMANS DE LA MÉTROPOLE

L’islam en France se construisit parallèlement, conformément à une


pratique coloniale qui avait cours en Algérie et que le parti colonial
rêvait d’importer en métropole : à défaut du Code de l’Indigénat, les
musulmans d’Afrique du Nord venus travailler en France seront
considérés d’une façon tendant à gommer les différences entre
« sujets » algériens et « protégés » tunisiens ou marocains. L’ensemble
des structures mises en place pour l’accueil et la gestion de cette main-
d’œuvre visait à la regrouper et à l’isoler du reste de la société
française. Ces structures étaient de deux ordres, administratives, avec
les Services des affaires indigènes nord-africaines (SAINA), de
protection sociale, avec les foyers, dispensaires, infirmeries, et
l’Hôpital franco-musulman.

Les structures administratives : les Services


des affaires indigènes nord-africaines

Les SAINA ont pour origine les bureaux des Affaires indigènes
créés en 1916 à Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux, Bourges, Clermont-
Ferrand. Ces bureaux étaient liés au Service des travailleurs coloniaux
232 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

(TC), créé par le ministère de la Guerre en septembre 1916. Les


bureaux des Affaires indigènes avaient pour tâche l’enregistrement des
réclamations, de rendre la justice, embaucher les indigènes sans travail,
et au besoin les rapatrier. Ces bureaux devaient permettre l’homogénéi-
sation des groupes et leur maintien dans des cadres d’administration
directe. L’encadrement de cette main-d’œuvre nord-africaine était
composé de fonctionnaires détachés d’Algérie, de Tunisie et du Maroc,
chargés de « recréer l’atmosphère du pays d’origine » : cafés maures et
salles de prières commencèrent alors à se répandre en région
parisienne. Ils cessèrent de fonctionner une fois la guerre mondiale
terminée.
À la suite de rixes dont les Nord-Africains auraient été responsables
à Paris, une première proposition en vue de créer un service spécial
pour les indigènes fut émise en 1923 par le conseil municipal de Paris.
Reprise en juillet 1924, elle aboutit à l’arrêté du 10 avril 1925, par
lequel le préfet créa à la préfecture de police une section destinée à la
surveillance et à la protection des indigènes nord-africains en résidence
ou de passage à Paris. En juillet 1925, deux sous-sections, l’une pour
les questions de surveillance et de police, l’autre pour celles de la
protection et de l’assistance, virent le jour.
Le contrôle et la surveillance consistaient en : 1) La recherche et
l’identification des conscrits et réservistes rebelles. 2) La surveillance
préventive des hôtels, cafés, et restaurants. 3) L’identification des
Nord-Africains en métropole et la délivrance de papiers d’identités
aux « sujets » et « protégés » français qui en étaient démunis. 4) Les
mesures de refoulement et d’expulsion des indésirables. Ce service fut
installé 6 rue Lecomte, dans le XVIIe arrondissement de Paris, et porta
entre autres dénominations le nom de Bureau Arabe !
L’assistance, que l’on peut aussi bien qualifier de mesures
d’isolement ou de mise à l’écart de la société française, consistait en :
1) Le placement des ouvriers nord-africains et la délivrance des cartes
de chômage. 2) La prise en charge des victimes d’accident de travail et
l’obtention de certaines aides telle que les allocations familiales. 3) Le
règlement des contentieux administratifs et juridiques, surnommé
parfois le bureau des Chikayat à Paris, où « certains plaideurs se
provoquent au serment sur le Qoran, accompagnés d’un inspecteur des
Affaires indigènes de la Mosquée… On ne saurait trop souligner
l’intérêt qu’il y a à voir fonctionner ce service des Chikayat, reproduc-
tion de l’expéditive et paternelle justice du bled » [Ray, 1938, p. 343].
4) L’alphabétisation en français en cours du soir pour adulte. L’idée de
départ avait été de détacher pour cette tâche des instituteurs spécialisés
de l’enseignement indigène, avant qu’elle soit confiée à la Ligue pour
LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 233

l’instruction des illettrés. En 1936, 1 500 Nord-Africains étaient


inscrits à ces cours. Notons qu’à la même époque, il y avait 50 000
Nord-Africains dans Paris et sa région et 110 000 dans toute la France.
Restreints au département de la Seine dans un premier temps, des
SAINA furent ensuite créés à Saint-Étienne, Marseille et Bordeaux, par
décret du 27 octobre 1928, et organisés par trois arrêtés du 3
novembre 1928, à la suite d’un vœu émis par la commission intermi-
nistérielle des affaires musulmanes.

Les organismes de protection sociale et sanitaire

Les foyers : les premiers foyers pour les musulmans d’Afrique du


Nord, avec salles de prières, furent créés en métropole pendant la
Grande Guerre sous l’impulsion de différentes associations 11 et
comités.
Ce n’est qu’en 1926-1927, et après avoir découvert les taudis de la
banlieue nord-ouest de Paris, qu’un mouvement en faveur de la
création de foyers officiels avait vu le jour. En mars 1926, le conseil
municipal de Paris « invitait l’administration à organiser des foyers
pour les indigènes nord-africains 12… » En juillet 1926, un Service des
foyers et dispensaires au Service des affaires indigènes fut institué. Le
2 décembre 1927, une délibération approuvait la construction du
premier foyer aux Grésillons, dans la commune de Gennevilliers. Il
n’ouvrit ses portes qu’en 1930 et comptait une centaine de lits, avec
une salle de prière, un café et une salle de cours. Le gérant devait être
français, le tenancier du café et les deux personnes chargés de
l’entretien étaient marocains 13. Six autres foyers furent ensuite créés
dans la région parisienne entre 1930 et 1936 et fonctionnaient sur le
même mode : Boulogne-Billancourt, Asnières, Saint-Ouen, Charenton,
Colombes et Paris. Cette floraison de foyers était due en partie à la
fondation d’une société dite « Régie des foyers ouvriers nord-
africains », société subventionnée sur la requête du secrétaire général
de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris 14.

11. Parmi celles-ci, Les Amitiés Musulmanes.


12. Délibération du 26 mars 1926.
13. Les conditions d’entrée au foyer étaient : être Nord-Africain, célibataire, être payé
au moins 70 francs par mois [Ray, 1938, p. 346].
14. Le conseil municipal invitait, dans une délibération du 31 décembre 1931, le
préfet de la Seine à solliciter des pouvoirs publics l’autorisation pour la ville de Paris de
procéder à l’émission d’un emprunt de 16 812 500 francs qui seraient mis à la disposition
de la société qui devait se constituer et dans les conditions fixées par une convention
spéciale. La société s’engagea à acquérir, pour le compte de la ville de Paris, vingt terrains
d’environ 900 m2, à y construire vingt foyers avec les sommes mises à disposition, à gérer
234 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Dans cette logique de contrôle et de surveillance des musulmans


d’Afrique du Nord, les intellectuels nord-africains furent soumis à des
mesures similaires. Encore une fois, c’est le conseil municipal de la
ville de Paris qui fut à l’origine de deux centres : selon une délibération
du 18 décembre 1931, le conseil « invitait l’administration à créer à
Paris un foyer pour les travailleurs intellectuels nord-africains
indigènes, français ou protégés ». Sa création, son organisation et sa
gestion furent confiées à la Direction de l’Enseignement de la
préfecture de la Seine et non pas à la SAINA de Paris. Le Foyer intel-
lectuel nord-africain devait fonctionner en collaboration avec le Cercle
intellectuel de la Méditerranée, « composé d’intellectuels indigènes
nord-africains habitant Paris et le département de la Seine et de
Français d’origine à qui leurs tendances, leurs études, leurs travaux,
leur passé ont donné l’expérience de la vie africaine et de l’état d’esprit
musulman ». Le Foyer ouvrit ses portes à la fin de 1932, au 26 de la rue
Gay-Lussac, avec la bénédiction du protectorat marocain et une
subvention de 2 000 francs. La commission interministérielle des
affaires musulmane n’accepta le projet qu’à partir du moment où elle
eut la certitude que seuls les intellectuels nord-africains et français en
feraient partie, à l’exclusion des Syriens, Libanais et Égyptiens vivant
à Paris. Le Foyer ferma ses portes en 1936, soit trois ans après son
ouverture, et le Cercle disparut par la même occasion.
Dispensaires et infirmeries : plusieurs dispensaires réservés
uniquement aux Nord-Africains ont été créés à Paris et dans sa région.
On y parlait l’arabe. Ces structures étaient censées soigner les
infections considérées comme propres aux Maghrébins : maladies héré-
ditaires, tuberculose, accidents de travail, maladies vénériennes.
C’est une délibération du conseil municipal de Paris qui fonda le
premier dispensaire d’hygiène en novembre 1925, rue Lecomte, dans
les mêmes locaux que la SAINA. Deux autres dispensaires furent créés
peu après à Paris, l’un qui sera attaché au Foyer nord-africain, et un
autre dans le XVe arrondissement. Trois autres virent ensuite le jour à
proximité des foyers de la région parisienne : deux à Gennevilliers,
dont l’un était privé, le troisième à Boulogne-Billancourt.

pendant 45 ans ces foyers, à remettre 40 % du capital sous forme d’actions pour associer
la ville aux bénéfices d’exploitation, à verser à intervalles réguliers les sommes aux
échéances de remboursement de l’emprunt, enfin à remettre les locaux en toute propriété
à la ville de Paris à l’expiration des 45 ans.
LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 235

L’Hôpital franco-musulman de Paris : l’autre grande œuvre

L’appel en faveur de l’Hôpital franco-musulman lancé par le comité


de fondation en mars 1927 demeure un modèle du genre. On retrouve
parmi les signataires tous ceux qui avaient cautionné l’appel en faveur
de la construction de la mosquée :
La politique traditionnelle de la France à l’égard du monde de l’islam lui
a valu en Orient et dans tous les pays méditerranéens le privilège de
sympathies profondes. Notre pays se doit de ne pas oublier que cette situation
lui crée aussi des devoirs moraux que, sous aucun prétexte, il ne doit éluder.
Notre protection pacifique et libérale, notre collaboration toujours plus intime,
dont les bienfaits ont été reconnus au cours de leurs récentes visites et par
S. M. le sultan du Maroc et par S. A. le Bey de Tunis, nous ont valu, durant
la guerre, l’appoint de milliers de soldats musulmans venus à la France
comme à une seconde patrie ; elles nous ont procuré, depuis la paix, le
concours utile d’une main-d’œuvre sans cesse plus nombreuse.
Il faut bien convenir que les événements ont ici devancé nos prévisions et
il nous reste encore certaines mesures à prendre sur notre sol même, pour nous
acquitter pleinement de notre mission civilisatrice. La condition actuelle des
musulmans en résidence ou de passage en France doit être améliorée : elle
peut l’être rapidement. L’inauguration d’une mosquée et de l’Institut
musulman a été, dans l’ordre religieux et intellectuel, un geste des plus
heureux. Une œuvre sociale reste à mener à bien, et c’est sa réalisation que se
propose le comité de l’Hôpital franco-musulman de Paris.

L’Hôpital franco-musulman fut avant tout une œuvre départemen-


tale : seuls la ville de Paris et le département de la Seine en avaient
supporté la charge financière et ils entendaient en conserver la
direction. Bien qu’un comité de propagande ait été formé, dont Si
Kaddour Ben Ghabrit était le vice-président, celui-ci n’avait réuni
aucun fonds et n’avait participé à aucune mesure de réalisation.
L’Hôpital franco-musulman aura une organisation adaptée à « la
condition et aux besoins des indigènes nord-africains » selon ses
promoteurs. Les médecins comprenaient l’arabe et avaient connais-
sance des mœurs indigènes. La plus grande partie des infirmiers était
des Algériens, comme les médecins détachés des départements
d’Algérie. Une salle de prière et un cimetière avaient été adjoints à
l’Hôpital qui fut inauguré en mars 1937.
À la fois instrument privilégié d’une politique des égards vis-à-vis
du monde musulman, dont l’Institut de la mosquée de Paris fut le
symbole par excellence, et outil d’une politique de gestion et de
contrôle des musulmans vivant sur le sol français, l’islam français ne
renoncera jamais à cette double identité qui lui a été assignée dès son
origine. La politique musulmane dont il est issu n’a pas été une
236 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

politique religieuse consciemment assumée, bien que tenant compte du


fait religieux, dans le sens où il n’a jamais été question, sous la IIIe
République, de réformer l’islam de l’empire ou de l’unifier d’une
manière ou d’une autre. Bien au contraire, la politique suivie était de le
laisser évoluer dans sa diversité culturelle en prenant bien soin de ne
pas le laisser se réformer.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

LAURENS H. (1993), L’Orient arabe : arabisme et islamisme de 1798 à 1945,


Armand Colin, Paris.
PICAUDOU N. (1992), La Décennie qui ébranla le Moyen-Orient, 1914-1923,
Complexe, Bruxelles.
RAY J. (1938), Les Marocains en France, Institut des hautes études marocaines,
t. XVIII.
SBAÏ J. (avril-juin 1996), « Organismes et institutions de la politique musulmane »,
Maghreb-Machrek, n° 152.
11

Les apories d’une projection républicaine


en situation coloniale : la dépolitisation
de la séparation du culte musulman
et de l’État en Algérie

Raberh Achi

L’Algérie, épine dorsale de l’empire français, a cristallisé les


nombreuses tensions mises au jour par l’exportation de l’idéologie
républicaine dans les colonies [Cooper et Stoler, 1997]. L’application
de la loi de séparation des Églises et de l’État y révéla les multiples
contradictions du projet colonial français. Ainsi, les artisans de son
extension à l’Algérie, pensée comme un laboratoire du modèle de l’as-
similation, furent contraints par un double registre de justification. Les
tenants de la « mission civilisatrice » voyaient dans la colonisation un
puissant adjuvant du combat républicain [Conklin, 1997]. Ils devaient
donc étendre à ce territoire, sous peine de trahir les fondements mêmes
de leur projet, une loi d’une telle portée symbolique, l’essence même
de la République selon un de ses concepteurs, Aristide Briand [Nicolet,
1982]. Les modalités concrètes de l’exercice de la domination coloniale
incitèrent pourtant l’État français à introduire des dispositifs
d’exception et à mettre en place une pratique administrative en
contrepoint du régime juridique issu de la loi de 1905. Il fut ainsi
possible de perpétuer un contrôle étroit sur l’exercice du culte, tout
particulièrement sur celui de la religion du colonisé, l’islam.
Le régime des cultes en vigueur en Algérie reflétait donc cette
double contrainte, si bien que le culte musulman fut maintenu dans une
situation d’assujettissement aux autorités coloniales. Dès lors, le droit
colonial n’eut de cesse de faire tenir ensemble la proclamation de
principes généraux énonçant la liberté de culte, la neutralité de l’État en
matière religieuse et des mesures variées qui annihilèrent fortement
leur portée. Cette contradiction fut pointée au gré des conjonctures de
rassemblement du mouvement national algérien, alimentant ainsi un
puissant levier de contestation anticoloniale. La revendication de
238 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

« séparer le culte musulman et l’État », le plus souvent éludée par


l’historiographie de l’Algérie, tint en effet une place centrale dans la
construction du nationalisme algérien. Elle permit de renvoyer l’État
colonial à ses principes politiques et juridiques. Les autorités métropo-
litaines et coloniales prirent en compte cette exigence, non sans contra-
dictions, en l’inscrivant au rang des principales réformes politiques à
mettre en œuvre. C’est ainsi qu’elle donna lieu à d’importants débats
au sein de l’Assemblée algérienne, créée en vertu du Statut organique
de l’Algérie adopté en septembre 1947, en réponse aux demandes de
réformes politiques.
Cet élan réformateur se concrétisa par la création, au sein de cette
assemblée, d’une commission ad hoc chargée d’élaborer un statut
juridique global permettant de traduire dans les faits l’indépendance du
culte musulman. Elle fut le lieu d’une controverse sur la compatibilité
de l’islam avec le principe de séparation des Églises et de l’État en
situation coloniale, avatar des nombreuses projections idéologiques de
la métropole à l’égard de cette religion [Balandier, 1951]. Les travaux
de la « Commission spéciale du culte musulman », qui se réunit de 1951
à 1954, présentent à ce titre un double intérêt. Ils permettent d’abord,
en les croisant aux archives ministérielles et à celles du Conseil d’État,
de révéler l’important et ultime travail juridico-politique mené aux
échelles métropolitaine et algérienne afin de résoudre une contradiction
majeure de la politique coloniale à l’égard de l’islam. Il apparut
néanmoins, en filigrane, la nécessité de contourner, voire de bloquer,
toute mesure instaurant un retrait des autorités de la gestion du culte
musulman. En dépit de la duplicité que révélaient autant son fonction-
nement que les résultats auxquels elle aboutit, cette commission
constitua une arène politique privilégiée pour le mouvement national,
rendant audible une exigence restée jusque-là confinée à la nébuleuse
nationaliste. Elle révéla enfin une concurrence entre ses différentes
composantes, les contraignant à prendre position, quoique de façon
contrastée, pour la défense de cette cause auprès de l’administration
coloniale et de la population musulmane.
En envisageant l’épineuse question à laquelle s’attela cette
commission, c’est le système de contraintes entourant le projet colonial
français qui sera discuté. Son rapport ambivalent à l’idéologie républi-
caine, à travers l’exception à la loi de séparation, permit la transforma-
tion de la question des rapports entre l’État colonial et l’islam en
problème politique, faisant émerger une cause apte à ébranler les
fondements du colonialisme.
LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 239

UNE EXPORTATION DE LA LAÏCITÉ


SOUMISE À UN RÉGIME D’EXCEPTION

En raison de son statut juridique fortement imbriqué à la métropole,


l’Algérie fut le premier territoire de l’empire à recevoir la loi de
séparation des Églises et de l’État. Les débats préparatoires, à Paris
comme à Alger, et la conception du décret d’application donnèrent lieu
à un compromis débouchant sur un régime d’exception exorbitant.
L’interventionnisme de l’État colonial dans les affaires religieuses
musulmanes se poursuivit, non sans alimenter un discours anticolonia-
liste.

Le régime juridique des cultes et la domination coloniale

L’élaboration du régime juridique des cultes pour l’Algérie


manifestait pleinement la situation de domination coloniale. Lorsque la
loi de séparation fut débattue, le principe de son application en Algérie
ne suscita aucune opposition importante à l’Assemblée nationale, pas
plus qu’au Sénat. Elle fut interprétée à plusieurs échelles et en fonction
d’objectifs très souvent contradictoires, en vertu de l’article 43 de la loi
du 9 décembre 1905 qui dispose que « des règlements d’administration
publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi
sera applicable en Algérie et aux colonies ». Ce sont le Gouvernement
général d’Algérie, le ministère de l’Intérieur et le Conseil d’État qui en
définirent les modalités d’application en tenant compte des impératifs
de la domination coloniale [Achi, 2004]. Et ce n’est qu’après plusieurs
amendements au projet du gouverneur, demandés par la sous-direction
de l’Algérie du ministère de l’Intérieur et la Haute Assemblée, que le
décret fut promulgué le 27 septembre 1907. Il reproduisait les
principaux articles de la loi de 1905 tout en introduisant un dispositif
d’exception majeur. L’article 11 disposait en effet que « dans les
circonscriptions déterminées par arrêté pris en Conseil de gouverne-
ment, le Gouverneur général pourra, dans un intérêt public et national,
accorder des indemnités temporaires de fonction aux ministres
désignés par lui et qui exercent le culte public en se conformant aux
prescriptions réglementaires ». L’octroi de ces indemnités aux ministres
du culte, à travers les 95 circonscriptions religieuses que comptait
l’Algérie, fut soumis à une procédure préalable d’agrément auprès du
Gouverneur général. Les associations cultuelles disposaient d’un
pouvoir de présentation des candidats à l’indemnité en vertu de la
circulaire dite « Clemenceau » du 13 juillet 1909. Cette dernière
constituait la principale source juridique précisant le décret et inspirant
240 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

la pratique administrative visant le culte musulman 1. Les quelques


associations cultuelles qui se constituèrent étaient sous le contrôle
indirect de l’administration coloniale. De plus, les principales
mosquées et les fondations pieuses (habous) qui servaient à en financer
l’activité, aliénées par l’État colonial au moment de la conquête,
demeurèrent dans le Domaine de l’État.
Du point de vue des motifs, l’« intérêt public et national » représen-
tait la principale raison invoquée afin de maintenir l’exception. Bien
qu’utilisée lors de nombreuses séances de ce Conseil au moment des
différentes prorogations de l’article 11 du décret, cette condition ne fut
pourtant pas définie. Elle renvoyait de façon générique à toutes les
situations exceptionnelles, du moins jugées comme telles par le
gouverneur, où étaient en cause la présence et la domination françaises
en Algérie. Elle répondait concrètement au souci de conserver un clergé
catholique « national » et loyal face à la présence de clercs étrangers.
Cette condition s’expliquait en outre par la nécessité de consolider les
contours d’une cléricature qui contribuait à la légitimation religieuse de
l’ordre colonial et, de façon concomitante, à la reconnaissance de la
compétence de l’État à administrer le culte musulman. Ce pouvoir fut
d’ailleurs avalisé par ces clercs, imams et muphtis, en vertu du
principe, adapté à la situation coloniale, selon lequel « la sauvegarde du
culte musulman est inséparable de l’autorité du pouvoir central qui
dispose des moyens propres à maintenir l’ordre 2 ». La seule limitation
apportée à cet édifice juridique fut proposée par le Conseil d’État et
consista à restreindre la durée de l’exception à dix ans, période au-delà
de laquelle les autorités auraient dû adopter une attitude de stricte
neutralité.
Or, les contraintes de la situation coloniale imposaient aux autorités
de faire de l’exception la règle générale à appliquer. Plusieurs
arguments furent avancés pour motiver les prorogations successives
des « tempéraments », expression adoptée par les administrateurs et
juristes coloniaux de l’époque, apportés à la loi de 1905 [Larcher,
1923]. Le Conseil d’État joua à cet égard un rôle de gardien des limites
de l’exception en incitant le Gouvernement général et le ministère de
l’Intérieur, lors de chaque consultation, à la justification précise de la
reconduction des mesures de l’article 11. En dépit d’importantes
réticences formulées par la haute juridiction administrative, pointant
1. Ministère de l’Intérieur (service des affaires algériennes) au Gouvernement général
d’Algérie, circulaire du 13 juillet 1909, « Cultes/Au sujet de la désignation des ministres
du culte musulman », Centre des Archives d’outre-mer (CAOM) d’Aix-en-Provence
81FM 828.
2. Mémoire de l’association cultuelle orthodoxe de Tlemcen sur la question du culte
musulman, 1951, p. 7. CAOM 81FM 830, dossier « La séparation du culte et de l’État ».
LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 241

notamment, en 1932, la tonalité concordataire de ce régime juridique,


cet article fut prorogé à trois reprises. Le régime de Vichy, fidèle en
cela à sa politique menée en contexte colonial à l’égard de cette loi
incarnant le régime républicain honni [Jennings, 2004], supprima toute
limite temporelle en promulguant un décret le 19 mai 1941, largement
passé sous silence dans la recension de la production juridique
régissant l’empire [Maunier, 1942]. De l’application de la loi de 1905,
il subsista, paradoxalement, l’exception grâce à laquelle l’État colonial
maintenait, désormais sans contraintes, l’existence d’un « clergé
officiel » par le biais d’associations cultuelles dont l’indépendance
n’était que formelle.
L’octroi des indemnités se traduisit donc par la continuation de la
mainmise sur le culte musulman en vertu du décret d’application de la
loi de séparation. Il se constitua progressivement un corps d’agents du
culte musulman à l’effectif stable — environ 400 jusqu’à l’indépen-
dance de l’Algérie — dispensant un islam inféodé aux intérêts
politiques du colonisateur. L’objectif de l’État colonial fut en effet de
dépolitiser la sphère religieuse par la présence de ministres du culte
sélectionnés selon leur « loyalisme », leur apolitisme ainsi que le
« degré d’influence sur leurs coreligionnaires », autant de catégories qui
inspirèrent les enquêtes de moralité menées par le service des affaires
indigènes du Gouvernement général afin de juger les candidatures qui
lui étaient présentées. Ils furent d’ailleurs formés, pour certains, dans
les medersas officielles des trois départements et chargés d’officier
notamment dans les mosquées cédées aux rares associations cultuelles
musulmanes créées en vertu du décret. Si bien que l’on assista à la
création d’une cléricature musulmane qui s’opposa à une application
intégrale de la loi de 1905 à l’islam et justifia l’ordre colonial à partir
d’une relecture de la tradition islamique, faisant du souverain légitime,
l’État français, le seul garant de l’organisation du culte.

Les limites de la contestation de l’exception

Plusieurs obstacles d’ordre idéologique et politique obéraient toute


remise en cause théorique ou pratique de ce régime d’exception,
banalisant ainsi l’administration du culte musulman. La majorité des
indigènes aspiraient en effet à la continuation de l’interventionnisme de
l’État colonial à l’égard de l’islam, conformément à l’article 5 de la
Convention de Bourmont réglementant la capitulation du dey d’Alger.
Il exhorta la puissance coloniale au respect de la religion musulmane et
fut interprété comme devant se traduire par un financement du culte
musulman en contrepartie de l’aliénation des fondations pieuses
242 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

(habous) et des principales mosquées. Dès les premières années de


l’application du décret, le Gouverneur général fut assailli de réclama-
tions quant à son incompatibilité avec l’engagement pris par la
puissance colonisatrice de subvenir aux besoins du culte musulman.
Ensuite, l’élaboration du droit colonial en général et du régime
juridique des cultes en particulier ne permettait pas de formuler une
quelconque critique. L’impossibilité d’intervenir dans les différentes
étapes de la production du droit colonial des cultes, relevant en grande
partie du régime des décrets, fut le principal obstacle pratique. De
surcroît, la limitation de l’expression politique des groupements
indigènes constitua un frein rédhibitoire. Pourtant, l’émir Khaled,
figure de proue et pionnier du mouvement national, mentionna dans
son programme politique la nécessité de l’effectivité de la loi de
séparation au culte musulman. Elle y fut néanmoins reléguée à
l’arrière-plan, après l’exigence de l’abrogation du régime de
l’indigénat et l’aspiration à l’exercice de la citoyenneté [Khaled, 1924].
Par ailleurs, une vision profondément ancrée, faisant de l’islam une
religion inapte à la réforme et incapable de susciter une quelconque
sécularisation, dominait parmi les sphères politiques et intellectuelles
en charge des questions coloniales et religieuses, rendant nulle et non
avenue toute proposition visant à séparer le culte musulman et l’État.
Cette séparation du politique et du religieux apparut d’ailleurs, dans la
rhétorique politique de l’État colonial, comme un des domaines
d’action de la « mission civilisatrice » française à l’égard de l’islam.
Cet objectif, qui était pensé dans le long terme, motiva les artisans du
régime d’exception et le caractère sans cesse différé de l’application
intégrale de la loi de 1905. C’est ainsi que Maurice Viollette, considéré
pourtant comme un Gouverneur général de l’Algérie réformateur,
affirma en 1931 que la « population musulmane algérienne était encore
trop mystique pour concevoir la séparation des Églises et de l’État, et,
plus généralement, la laïcisation de la société » [Viollette, 1931]. Il y
avait surtout un facteur éminemment politique qui expliquait l’ineffec-
tivité de la loi de séparation en Algérie. Accepter un islam totalement
indépendant des autorités coloniales constituait en effet un risque
potentiel d’opposition. Cet ensemble de facteurs motiva le régime
d’exception à l’égard de l’islam et sa reconduction. Cette politique de
l’État colonial suscita peu de critiques tant en métropole qu’en Algérie.
L’émergence d’un acteur indigène contestataire, l’Association des
oulémas d’Algérie, et les recompositions politiques qu’elle provoqua
rendirent possible la construction d’une cause anticoloniale.
LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 243

L’émergence d’une cause anticoloniale :


« la séparation du culte musulman et de l’État »

Les restrictions répétées à la liberté de culte, notamment durant


l’année 1933, et la prédication de l’Association des oulémas d’Algérie
permirent l’émergence de la revendication de la « séparation du culte
musulman et de l’État », qui deviendra un véritable leitmotiv de
l’Association. Ce groupement religieux, fondé en 1931 par Abd El-
Hamid Ben Badis et s’inspirant du réformisme musulman (islâh)
[Merad, 1967], prit part en 1937 au premier rassemblement du
mouvement national algérien dont il revendiqua la paternité, le
Congrès musulman algérien. Il fut pourtant dominé par les discussions
portant sur le projet Blum-Viollette qui prévoyait d’octroyer la
citoyenneté française à une minorité d’indigènes musulmans avec le
maintien du statut personnel de droit musulman [Tostain, 1999].
L’Association soutint ce projet tout en contribuant à inscrire la question
cultuelle dans la charte revendicative finale. À la suite de son échec,
elle se concentra sur la critique des pratiques autoritaires de l’adminis-
tration coloniale dans les affaires musulmanes. Cette exigence
s’exprima par le biais de trois motions votées par le Congrès musulman
algérien réclamant l’effectivité de la loi de séparation au culte
musulman, une justice musulmane indépendante de l’État colonial et la
création d’une structure d’enseignement islamique libérée du contrôle
de l’administration [Collot, 1974]. Ces revendications furent pourtant
éclipsées, mais contribuèrent à circonscrire une cause politique
partagée, justifiant une mobilisation. Elle fut en effet reprise par Ferhat
Abbas dans son Rapport au maréchal Pétain en 1941 [Abbas, 1981] et
dans son Manifeste du peuple algérien en 1943. Cela incita
l’Association des oulémas à réinvestir en 1944 cette question en
déposant à la commission des réformes du Gouverneur général
Chataigneau un mémoire revendicatif sur les questions de l’enseigne-
ment, de la justice et du culte.
Ce fut donc à la Libération que cette configuration politique
déboucha sur une annonce de son traitement politique et juridique. Or,
en dépit de l’ordonnance du 7 mars 1944, relative au statut des
Français musulmans, qui entendait abroger toute mesure d’exception
visant les indigènes musulmans, les autorités métropolitaines et
coloniales ne revinrent nullement sur le décret adopté par le régime de
Vichy. Le nouveau contexte propice aux réformes, qui se traduisit par
l’adoption du Statut de l’Algérie (1947), permit néanmoins la popula-
risation de cette revendication du mouvement national avec, paradoxa-
lement, le maintien de l’outil juridique incarnant l’exception.
244 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’article 56 du Statut enjoignit en effet l’Assemblée algérienne à la


résolution de cette question :
L’indépendance du culte musulman à l’égard de l’État est assurée, au
même titre que celle des autres cultes, dans le cadre de la loi de 1905 et du
décret de 1907. L’application de ce principe, notamment en ce qui concerne
l’administration des biens habous, fera l’objet de décisions de l’Assemblée
algérienne.

Ces contradictions contraignirent l’État français à la mise en place


d’une structure qui révèle bien la volonté de dépolitiser la revendica-
tion des musulmans, sous prétexte de contraintes administratives, à
quoi s’ajoute un traitement procédurier et dilatoire systématique à
l’égard de l’islam. Ainsi, une commission fut chargée de proposer une
solution juridique définitive à même de réaliser la réforme consistant à
appliquer pleinement la loi de 1905. Cela supposait une institution
religieuse indépendante, susceptible d’administrer le culte musulman
en lieu et place de l’État colonial, préfigurant cet « islam jacobin »
[Berque, 1962], centralisateur et rationalisateur, qui mobilisait les
velléités réformistes en Algérie depuis le milieu des années 1930.

L’ÉTAT COLONIAL FACE À SES CONTRADICTIONS

Les errements de l’administration coloniale débordaient le cadre


strict du régime des cultes. La dépolitisation du statut de l’islam en
Algérie imposa en effet à l’État français un traitement spécifique de la
séparation du culte musulman et de l’État. Elle fut, indirectement, à
l’origine de questionnements sur les pratiques autoritaires en cours.
Cela ne fit que mieux révéler encore les contradictions nées de l’écart
entre l’affirmation d’une application de la loi de séparation à l’islam et
la portée concrète du régime d’exception. Autant de défis qui furent mis
au jour par le travail de la commission et par les nombreuses difficultés
auxquelles elle fut confrontée.

Une commission pour un statut juridique de l’islam

La création d’une commission chargée de statuer sur la question du


culte musulman révéla l’ensemble des ambivalences de l’administra-
tion coloniale et le système de contraintes qui s’imposait au
Gouverneur général et au ministère de l’Intérieur, du fait même des
principes qu’ils avançaient et des engagements qu’ils avaient pris. Le
ministre de l’Intérieur Depreux reconnut d’ailleurs en 1947 le caractère
LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 245

impératif d’un règlement définitif de la question du culte musulman en


Algérie. La création de cette commission en fut la principale traduction
politique. Elle fut ainsi perçue comme une réelle avancée pour la
majorité des formations politiques qui réclamèrent l’application
intégrale de la loi de 1905. Elle signifia en fait un maintien de la
domination coloniale dans la mesure où ses réalisations concrètes
restaient à la discrétion des autorités.
Elle permit tout d’abord d’encadrer les revendications émanant des
différents groupements, principalement religieux, en leur offrant une
expression institutionnelle. Plusieurs acteurs, considérés comme repré-
sentatifs de l’islam algérien, furent en effet auditionnés par cette
commission : l’Association des cadis, l’Amicale des agents du culte
musulman d’Algérie, l’Association des oulémas d’Algérie, la
Délégation des chefs de confréries religieuses ainsi que deux personna-
lités dont un dissident de l’Association des oulémas, Tayeb El-Okbi.
Elle se réunit pour la première fois le 5 décembre 1951 avec pour
objectif de définir les modalités d’application de l’article 56 du Statut
organique de l’Algérie. Composée d’élus des deux collèges de
l’Assemblée algérienne, elle donna lieu à des travaux jusqu’à la fin de
l’année 1954 afin de sortir enfin de l’impasse. Pour les autorités
coloniales, elle avait pour intérêt d’offrir un espace aux revendications
des « séparatistes » et d’intégrer formellement leurs propositions aux
travaux de l’Assemblée algérienne. L’objectif politique consistait à
rassurer les partisans d’une stricte séparation et à proclamer la volonté
de l’administration coloniale de régler définitivement la question. Pour
autant, la position des autorités coloniales fut pour le moins
ambivalente. D’un côté, l’argument selon lequel le principe de
séparation s’appliquait pleinement, en raison de la légalité du décret
d’application de 1907, était sans cesse invoqué par les autorités
coloniales. De l’autre, elles déclaraient entendre les divers points de vue
exprimant la volonté d’une stricte application du principe de séparation
et prenaient acte de l’intensification des revendications en appelant de
leurs vœux la résolution de ce problème par l’Assemblée algérienne 3.
Les débats de la commission manifestaient les contradictions de la
politique de l’État français à l’égard de l’islam, révélant par là même le
principal obstacle à l’application intégrale de la loi de 1905. La
question du statut juridique des fondations pieuses et de leur restitution,
conséquence pratique de l’indépendance du culte musulman, fut au
centre des discussions. L’impossibilité de leur inventaire était alors en
effet mise en avant. Le droit colonial algérien avait en fait privé cette
3. Le Gouverneur général de l’Algérie au ministre de l’Intérieur, « Au sujet de l’admi-
nistration directe et des questions religieuses », Alger, 2 novembre 1946, CAOM 81FM 830.
246 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

institution de droit musulman de sa caractéristique principale, son


inaliénabilité, au profit de l’État colonial [Busson de Janssens, 1952].
Les multiples transformations des fondations pieuses obéissaient
d’ailleurs à un objectif politique plus général mis en pratique dans de
nombreuses situations coloniales [Powers, 1989], celui de bloquer
toute velléité d’indépendance de l’islam. Les autorités coloniales, par
le biais du commissaire du Gouvernement général, ne cessaient de faire
valoir les difficultés à établir une évaluation précise de leur superficie,
ainsi que du montant de leur usufruit. C’est ce qui orienta les débats
vers une proposition, défendue notamment par les députés de l’Union
démocratique du manifeste algérien (UDMA) 4 membres de la
commission, visant à l’octroi d’une rente perpétuelle par l’État dont le
montant serait fixé par une commission ad hoc composée de membres
de l’administration des Domaines et de personnalités religieuses
qualifiées. Cette solution maintenait pourtant le statu quo en raison de
l’inscription annuelle d’un budget pour le culte musulman, géré par une
institution religieuse dévolue à cette fonction. Une autre solution fut
proposée pour résoudre la question du financement : une indemnité
compensatrice versée par l’État. Or, le principe même de l’aliénation
des fondations pieuses par l’État ne fut nullement remis en cause dans
les débats, si bien que certains membres de la commission, comme le
député du second collège Cadi, estimèrent qu’elles avaient perdu toute
signification du point de vue du droit musulman. L’État colonial éluda
en effet toute possibilité de rétrocession complète de ce qui aurait rendu
probable une indépendance pratique de l’islam.

Les obstacles proclamés à la réforme

Des obstacles d’ordre politique contribuèrent à rendre problématique


un compromis entre les acteurs auditionnés. L’Association des oulémas
d’Algérie dénia le droit aux cadis et aux agents du culte musulman de
participer à un éventuel conseil unique en raison, pour reprendre leur
qualificatif stigmatisant, de leur qualité de « fonctionnaires ».
L’Association des oulémas espérait ainsi détenir une position centrale au
sein d’un éventuel conseil islamique. Elle pointa donc l’impossibilité
pour un acteur religieux rémunéré par l’État de statuer sur la séparation
des Églises et de l’État et, à plus forte raison, de faire partie d’un conseil
indépendant. De leur côté, les agents du culte, farouches détracteurs des
oulémas, refusèrent de débattre de la séparation à cause de son caractère

4. L’UDMA, fondée en 1946 par Ferhat Abbas, revendiquait une amélioration du


statut politique des musulmans dans le cadre de l’Algérie française. Elle évolua vers des
positions plus radicales pour rejoindre le FLN en 1955.
LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 247

politique et de la dimension stratégique de la revendication des oulémas.


Ce fut tout le sens de l’audition du mufti de Bône, un des représentants
de l’Amicale des agents du culte d’Algérie, qui argua du caractère
irrecevable de cette exigence de réforme pour mieux affirmer la
compétence exclusive de l’État à administrer le culte musulman. Par
ailleurs, les craintes redoublèrent de voir l’Association des oulémas
s’emparer d’un éventuel organe central de l’islam, en raison du tissu de
« lieux de culte libres » sous son contrôle. C’est ce qui motiva la prise en
compte, dans la proposition de décision du rapporteur, Mesbah, de
l’échelle de l’arrondissement, et non celui du lieu de culte, pour la mise
en place de comités cultuels assistant localement ce conseil.
Les difficultés mises en avant dans le rapport Mesbah ne correspon-
daient nullement à celles qui émergèrent durant les débats de la
commission. Selon le rapporteur, toute proposition de réforme se
heurtait fatalement aux deux principales contradictions de la politique
coloniale menée à l’égard de l’islam. L’absence de structure ecclésiale
fut présentée comme un obstacle majeur à une application intégrale de
la loi de 1905 à l’islam alors même qu’une cléricature fut constituée par
l’État colonial. Afin de contourner cet obstacle, la possibilité
d’attribuer à cet organe central la faculté de former des ministres du
culte musulman fut d’ailleurs envisagée. De surcroît, l’absence de
souverain musulman constituait, selon le rapporteur, l’autre obstacle à
toute réalisation d’une indépendance du culte musulman. Ces deux
facteurs cumulés furent présentés comme bloquant une application de
la loi de 1905 à l’islam :
Tous les obstacles de droit ou de fait que rencontrent les divers systèmes
susceptibles de réaliser l’indépendance du culte musulman sont la
conséquence de ces deux absences. Ils ne pourront être franchis qu’en
adaptant certains impératifs juridiques aux particularités de l’islam et en
envisageant la création d’organismes cultuels destinés à suppléer aux lacunes
qui viennent d’être signalées 5.

Des auditions et du rapport Mesbah se dégagèrent finalement trois


nécessités qui demeurèrent des vœux pieux. L’agrément accordé aux
ministres du culte musulman fut maintenu à la demande de la
commission en dépit d’oppositions multiples. Aux demandes
pressantes d’inventaire des fondations pieuses et d’indemnisation par
l’État, l’administration rétorqua que des obstacles pratiques les
empêchaient d’être mis en œuvre. Enfin, la création d’une instance
centrale chargée de la gestion de l’islam, grâce à la jouissance des lieux

5. « Rapport présenté par M. Mesbah sur l’indépendance du culte musulman à l’égard


de l’État et les biens habous », Journal officiel de l’Algérie, janvier 1953.
248 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de culte et aux revenus compensatoires des fondations pieuses, fut l’un


des rares points de convergence pendant les débats. Elle fut pourtant
interprétée comme contraire à l’esprit général de la loi de séparation en
raison du caractère obligatoire des comités cultuels. Les partisans de
l’effectivité de la séparation se retrouvèrent donc face à cette contradic-
tion très largement entretenue par l’État colonial : l’instrument
juridique du contrôle du culte musulman s’était construit et banalisé à
partir du décret d’application de la loi de 1905. Condamner l’ingérence
de l’administration dans les affaires du culte musulman revenait para-
doxalement, du point de vue des autorités coloniales, à contester la
législation prônant la séparation des Églises et de l’État.

Contraintes politico-juridiques et paralysie de la commission

Un problème juridique fut soulevé en raison de la nature même du


projet de résolution du rapporteur de la commission. Il tenait à la
question de la légalité, invoquée par les autorités métropolitaines et
coloniales, d’un conseil indépendant et de comités cultuels créés par
l’Assemblée algérienne. En effet, pour le commissaire du
Gouvernement général, les principes de la loi de séparation des Églises
et de l’État et de son décret d’application ne permettaient pas la
création d’un tel conseil. À l’appui de cette affirmation, il invoquait à
la fois l’esprit général de la loi de séparation, c’est-à-dire la neutralité
de l’État, et le fait que l’Assemblée algérienne n’avait pas reçu de
pouvoir législatif en la matière. Ce fut davantage le contournement de
toute réforme radicale, remettant en cause un pan entier du pouvoir du
gouverneur, qui revêtait une importance cruciale aux yeux des
autorités. Le gouverneur de l’époque appuya d’ailleurs à de
nombreuses reprises sa position sur la nécessité d’encadrer les travaux
de la commission. Les conséquences politiques irrémédiables de
l’adoption d’un règlement définitif sur la question de la séparation,
dans le sens d’une indépendance totale du culte musulman, furent au
centre de ses préoccupations :
La solution préconisée [celle d’un conseil supérieur islamique unique]
comporte des dangers très sérieux ; malheureusement elle semble répondre à
un mouvement d’opinion général […]. Il est évident qu’il convient […]
d’orienter la commission vers des solutions moins dangereuses […] mais il ne
faut pas se dissimuler que le problème est techniquement difficile et politique-
ment fort délicat 6.

6. Le Gouverneur général de l’Algérie au ministre de l’Intérieur (sous-direction des


Affaires algériennes), « Culte musulman », Alger, 11 janvier 1952, CAOM 81FM 830
(c’est moi qui souligne).
LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 249

Ce fut l’argument qui incita le ministère de l’Intérieur, à la demande


du Gouvernement général d’Algérie et à la suite du rapport Mesbah, à
consulter le Conseil d’État sur la question de savoir si l’article 56 du
Statut de l’Algérie conférait à l’Assemblée algérienne un pouvoir
législatif en la matière et dans quel cadre juridique celui-ci devait
s’inscrire. La réponse du Conseil d’État fut dépourvue de toute
ambiguïté. L’Assemblée algérienne devait respecter le cadre législatif
existant qui ne lui donnait pas le pouvoir de créer des comités cultuels
et a fortiori un organe central susceptible de les fédérer :
L’article 56 du Statut fait obligation à l’Assemblée algérienne d’assurer
l’indépendance du culte musulman dans le cadre de la loi du 9 décembre
1905 et du décret du 27 septembre 1907, et ne lui permet donc pas, sous peine
de porter atteinte au principe même de la séparation des Églises et de l’État,
de créer de sa seule initiative des comités cultuels territoriaux chargés de gérer
les intérêts moraux et matériels du culte, non plus qu’un conseil de l’union
générale des comités cultuels 7.

L’avis du Conseil d’État ne fit que rappeler les limites juridiques


drastiques de toute réforme, stabilisant le régime d’exception prorogé
par le régime de Vichy en 1941 et confortant les autorités coloniales
dans leur position paradoxale. La critique du décret fut rendue
impossible par une juridiction qui avait, à chacune des prorogations,
émit un avis favorable à la reconduction du pouvoir conféré au
Gouverneur général. Cette décision renforça le catéchisme juridique de
l’administration coloniale consistant à souligner la légalité de la
législation des cultes en vigueur en Algérie. Surtout, elle alimenta une
rhétorique en réponse à l’ensemble des critiques indigènes : l’exception
de l’administration du culte musulman n’avait pas d’autre raison que
juridique.

Une commission disqualifiée : le contournement de l’arène légale

La tonalité générale du rapport Mesbah et l’avis du Conseil d’État


paralysèrent toute reprise des discussions. L’incertitude régna quant à
l’éventualité d’amender le rapport en tenant compte de la position de la
Haute Assemblée. Tout s’était passé comme si le rapporteur de la
commission avait été orienté vers un résultat que les autorités
coloniales savaient incompatible avec les principes généraux de la loi
de 1905. Ce blocage apparut inéluctable en raison du contournement,
7. Avis consultatif du 20 octobre 1953 (Affaire 261 977), « Organisation de l’indé-
pendance du culte musulman/pouvoirs de l’Assemblée algérienne/Interprétation de
l’article 56 du Statut de 1947 », Archives du Conseil d’État (Centre des archives contem-
poraines de Fontainebleau), 990025/297.
250 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

jugé impérieux, de l’application intégrale de la loi au culte musulman.


Un islam indépendant laissait augurer la consécration de l’Association
des oulémas dans l’éventuelle organisation centralisée de l’islam.
Aussi, la sous-direction de l’Algérie du ministère de l’Intérieur rappela
qu’une telle disposition était conforme aux principes républicains, mais
n’en était pas moins dangereuse du point de vue de la domination
coloniale en Algérie :
Sans doute serait-il désirable, dans le cadre d’une politique complète de
laïcisation, d’envisager la possibilité de laisser aux collectivités musulmanes
le soin de rétribuer les agents du culte. Une telle concession serait d’ailleurs
conforme à l’orthodoxie des principes démocratiques dont la loi de 1905
constitue une illustration. Mais une pareille mesure se heurterait fatalement
aux préoccupations impérieuses qui commandent la pérennité de l’unité
française en Algérie 8.

À aucun moment, exception faite de la position du représentant de


l’Association des oulémas, Bachir Brahimi, l’abrogation du décret
d’application de la loi de 1905 ne fut demandée. Il apparut, dès lors,
impossible de concevoir une quelconque réforme d’envergure en
dehors du cadre fixé par la loi de 1905 et le décret du 27 septembre
1907. La paralysie politique, suscitée par ce paradoxe, entraîna de
nombreuses protestations. L’Association des oulémas déploya de
nombreux efforts en faisant preuve d’une réelle inventivité contesta-
taire. Elle profita de ce contexte pour tenter d’élargir l’audience de
cette revendication. Elle entreprit ainsi de diffuser une édition bilingue
de son Mémoire sur la séparation du culte et de l’État, déposé à
l’Assemblée algérienne en 1951, afin de sensibiliser les musulmans à
cette question qui, pour reprendre une expression de Bachir Brahimi,
devait permettre « d’ouvrir les portes fermées du colonialisme ». Par
cette action, les oulémas entendaient s’approprier l’exclusivité de l’or-
ganisation de l’islam, faisant de leur association une structure efficace
du combat national algérien [McDougall, 2004]. L’UDMA s’associa à
cette démarche qui ne fut nullement isolée. En effet, elle s’inscrivait
dans l’action du Front algérien pour le respect et la défense de la
liberté, éphémère coalition des mouvements nationaux, qui plaça la
séparation des Églises et de l’État au rang des principales réclamations
adressées à l’État colonial [Collot, 1977]. Le caractère dilatoire de la
commission spéciale du culte musulman ainsi que l’avis du Conseil
d’État incitèrent l’Association à réclamer préalablement à la séparation
du culte musulman et de l’État la « séparation de l’Assemblée
algérienne et de l’administration coloniale ». Bachir Brahimi figura au
8. « Note sur une proposition de résolution invitant au respect de la loi de 1905 »,
ministère de l’Intérieur (sous-direction de l’Algérie), non datée, CAOM, 81FM 830.
LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 251

premier plan de la contestation contre ce qui lui apparut comme une


expression concrète du régime colonial, incarnée par le caractère limité
de la proclamation de principes républicains pour l’Algérie. La réforme
fut abandonnée avec le déclenchement de l’insurrection de novembre
1954 et, malgré la relance de la question par le Gouverneur général
Jacques Soustelle en 1955, définitivement enterrée.
À travers les travaux de la commission spéciale du culte musulman,
il y eut de la part des autorités coloniales une volonté de dépolitiser la
question des relations entre l’islam et l’État colonial en proclamant un
objectif de réforme. Ce dernier, dominé par une technicisation des
débats, éluda les questions qui étaient au cœur du problème de l’indé-
pendance du culte musulman. L’État colonial ne pouvait satisfaire cette
revendication largement défendue par le mouvement national sans
entamer le contrôle étroit exercé sur le culte musulman. Au total, la
politique à l’égard de l’islam en Algérie ne fut que la continuation de
l’exercice de la domination coloniale par d’autres moyens, s’inscrivant
dans la continuité des contradictions de la IIIe République à son endroit
[Laurens, 2004]. Bien que l’application de la loi de séparation fut sans
cesse proclamée, l’exception, inscrite dans le droit, en neutralisa les
dispositifs centraux. Elle fut toujours placée sous le règne du différé si
bien que le régime des cultes en vigueur en Algérie s’avéra être un
puissant moyen permettant de domestiquer la population musulmane
par le biais d’un « clergé officiel » et de prévenir, sans succès, toute
forme de protestation émanant de la sphère religieuse.

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12

Quelques propos sur la politique musulmane


de Lyautey au Maroc (1912-1925)

Daniel Rivet

Trois remarques préalables…


Introduisons en premier lieu quelques données signalétiques sur
Lyautey pour entrer dans le vif du sujet. On rappellera que ce grand
lord colonial de la IIIe République fut certainement le personnage en
politique le plus romanesque de son temps. Ce fut pour l’essentiel un
homme de théâtre, jouant avec toute une panoplie de rôles : le grand
seigneur épris d’ordre social et nostalgique de l’Ancien Régime,
l’officier non conformiste et, presque, l’intellectuel en uniforme,
l’esthète posant en dandy, sorte de « Swan à épaulettes » [Guillaume de
Tarde, 1959] regardant le Maghreb à travers les lunettes de Delacroix
et Fromentin, mais aussi le réalisateur à l’américaine et le colonisateur
inquiet, conscient d’entrer dans la phase du commencement de la fin
des empires 1. Cela conduisit Lyautey à contre-courant de cette France
radicale omniprésente sur la scène sociale et politique et dénoncée par
Barrès en 1908 et à regarder avec insistance du côté des Anglais aux
Indes ou des Hollandais en Indonésie. Réfractaire à la laïcité érigée en
culte civique de la République, ce « reverent agnostic » des grandes
religions monothéistes et asiatiques affiche sans fard sa préférence pour
la manière anglo-saxonne de séculariser l’État et la société, en douceur
et sans guerre civile rampante.
Constatons que le protectorat appliqué à la façon Lyautey échappe
à toute définition a priori. Ce n’est pas une formule politique pensée
une fois pour toute, mais une expérience de domination subreptice d’un
peuple par un autre devant s’éprouver par le mouvement. Ses contem-

1. D’une bibliographie fleuve consacrée au maréchal, détachons les deux dernières


mises au point : celle, fouillée, mais classique, d’André Le Révérend chez Fayard, 1984,
et surtout celle, plus décapante et fort suggestive, d’Arnaud Teyssier chez Perrin, 2004.
256 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

porains conçoivent le protectorat comme le maximum qu’on doive


concéder pour des raisons de politique étrangère (tenant au « concert
des nations » européennes dont la Grande-Bretagne est encore, pour
peu, l’arbitre suprême) et un terminus intangible pour maintenir auprès
du peuple colonisé l’illusion d’une façade d’indépendance. Pour
Lyautey, le protectorat n’est pas un aboutissement, mais un commence-
ment, et son objectif est de déboucher à terme sur l’autonomie et même
l’indépendance [Rivet, 1988, t. 3, p. 227-252]. C’est un pont jeté entre
deux États et deux peuples séparés, moins par une barrière de civilisa-
tion que par une asymétrie dans l’évolution historique. L’État le plus
avancé a pour dessein de pratiquer une transfusion de modernité dans
le corps ankylosé de son partenaire pour le réveiller et le réintroduire
dans le courant de l’histoire mondiale dont il s’était détourné 2. Ce
transfert de savoir-faire technique et culturel doit être ménagé de sorte
à ne pas avoir d’effets dévastateurs et s’opère essentiellement en
direction des élites. Car, alors qu’à l’époque, aux États-Unis, joue
encore à plein l’adage « Keep the negro in his place », on pourrait
transposer mot à mot cet adage peu reluisant au Maroc : « Keep the
people in his place… » Une fois tracée cette limitation du champ d’ap-
plication de l’expérience lyautéenne du protectorat, notons le décalage
des approches entre le premier résident général de France au Maroc et
ses contemporains. À ses yeux, les Marocains ne constituent point un
peuple inférieur aux Français, mais une société différenciée par une
histoire qui leur est propre et mérite considération. L’islam n’est pas
une version appauvrie et déformée du monothéisme sémitique, mais
une des plus hautes élaborations de l’esprit humain en quête de trans-
cendance absolue.
Soulignons l’importance, en tant qu’expérience fondatrice, de l’ap-
prentissage à chaud du Maroc en 1912 par Lyautey. Le traité de
protectorat arraché au sultan Moulay Hafid le 30 mars 1912 déclenche
l’indignation de l’opinion marocaine, qui reproche, non sans quelque
raison, au souverain d’avoir vendu le pays à l’étranger. Trois soulève-
ments successifs témoignent de ce refus d’entrer en servitude coloniale.
D’abord la révolte des troupes chérifiennes au lendemain du traité fait
long feu, même si elle est relayée par un puissant, mais sporadique,
soubresaut du peuple de Fès. Puis, ce sont les tribus du Moyen Atlas et
du pré-Rif qui descendent sur Fès à la fin mai et la submergent, alors que
Lyautey vient d’être nommé en catastrophe résident général par le
conseil des ministres présidé par Poincaré. Enfin, et surtout, survient

2. Sur ce programme civilisateur, voir le bel essai d’Henry Laurens consacré au


Royaume impossible. Genèse de la politique arabe de la France, A. Colin, 1991.
QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 257

l’insurrection du Sud profond déclenchée par un shaykh sahraoui,


Ahmed al-Hiba, qui fait figure de mahdî. La Hibaiyya, c’est, comme la
Mahdiyya au Soudan à l’orée des années 1880, une réitération de la
fondation de l’islam et donc une révolution anti-alaouite se proposant de
mettre à bas une dynastie qui a fait faillite. Les Marocains, qui ne
peuvent se passer d’un « amir al-muminîn » (Prince des croyants) qui
leur soit propre, disposent dès lors d’un Commandeur des croyants de
rechange. Et ce mouvement antidynastique revêt une dimension sociale
explosive : remettre à l’endroit la société minée par l’injustice sociale et
non seulement menacée par le « rûmî » (le Romain, le chrétien).
Les contemporains de Lyautey réagissent comme des bourgeois
civilisateurs face à cette levée en masse inspirée par un patriotisme
confessionnel spécifique, enté sur une terre et ancré dans une histoire
singulière. Ce mouvement leur apparaît comme une fronde coalisant
tous les privilégiés menacés par la révolution du « 4 août indigène »
qu’introduira nécessairement la république impériale : tous égaux dans
la soumission à l’ordre nouveau. Cette contre-révolution (le protectorat
est une « révolution tranquille » selon ces Sieyès coloniaux) est armée
par un islam rétrograde, non renouvelé par l’islam des Lumières que le
contact avec la France républicaine est susceptible d’introduire à la
longue. Joue alors à fond l’ingrédient rhétorique sur le « fanatisme
musulman » très en vogue à l’époque.
Lyautey réagit aux antipodes. Il perçoit ce que ce soulèvement
contre l’intrusion de la France, coagulant une société très fragmentée,
comporte certes de terreur religieuse, mais aussi de peur sociale et de
passion patriotique. Un marxiste dirait qu’il diagnostique lucidement
un mouvement réactionnaire national religieux. Deux références
historiques assiègent son imaginaire politique frémissant en juin-juillet
1912 : la Vendée s’insurgeant pour délivrer son roi captif des Bleus
républicains et l’Espagne noire vomissant en 1808 les « afrancesados »
(les partisans de Joseph, frère de Napoléon) missionnaires bottés de
l’évangile de l’égalité civile. Et c’est un fait que la reprise de Fès,
investie par les insurgés en avril 1912, évoque irrésistiblement le « Dos
de Mayo » à Saragosse, bien plus encore que la reconquête de Paris par
les Versaillais. Des réflexes de Croisés républicains submergent les
Français, civils et militaires, avant l’arrivée en sauveur de Lyautey au
Maroc.
Ce dernier, immédiatement, cherche à ressaisir l’élite lettrée et
marchande citadine, celle qui actionne le makhzen (le mécanisme
étatique marocain) et régule, à partir des cités de l’intérieur, la société
jusque dans ses plis intérieurs les plus éloignés des villes impériales. À
ces grands notables, il s’empresse de tenir un discours non pas civilisa-
258 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

teur, comme ses prédécesseurs, mais restaurateur. Il s’agira pour le


protectorat de rétablir l’ordre ancien menacé de rupture par l’infiltra-
tion, dégénérant en inflation non contrôlée, de la modernité. Maintenir
les hiérarchies précoloniales, sauvegarder l’islam en tant que principe
législateur de la cité et renflouer une dynastie peut-être en perdition,
mais qui ne sent pas la jacquerie comme ce mahdî issu d’un Sahara
« machine à produire des saints déguenillés », vecteurs de revanche
pour tous les déshérités tenus à la marge du Maroc opulent : tel est le
pacte scellé en juin 1912 par Lyautey avec la khâssa (l’élite du
pouvoir) de Fès et de Rabat. À partir de l’exposé de ces préliminaires,
on comprend mieux comment s’élabora la politique musulmane de
Lyautey, quelles en furent les lignes de force.

L’ISLAM COMME CONSERVATOIRE D’UN CADRE


DE CIVILISATION MATÉRIELLE

Lyautey ressentait avec acuité que l’Européen était au Maroc un


homme en trop, presque un profanateur, troublant par sa seule présence
l’ordre civique existant. Joua ici à fond son expérience de l’Algérie, le
contre-modèle. Dès son premier contact avec Alger en 1882, il avait
déploré l’enlaidissement de la Casbah par les Européens et la perte par
les indigènes de leur dernier asile : la médina. Par là, il se rattachait et
s’abreuvait au courant orientaliste illustré de Fromentin à Loti par l’ex-
pression du même lamento sur l’avilissement des musulmans au
contact des Européens. À partir de cette impression visuelle acérée, il
va s’employer à rendre la figure du colonisateur la moins visible
possible dans la cité musulmane au propre et au figuré. Il comprend que
l’islam génère une civilisation matérielle propre et que celle-ci ménage
un asile pour les colonisés humiliés par leur défaite historique. Il fallait
donc que les Marocains aient la certitude (l’illusion, diront certains)
d’être chez eux dans leur cité et non pas d’être des émigrés de
l’intérieur comme l’avait donné à voir avec une perspicacité inégalée
Eugène Fromentin dans Une saison au Sahel et Isabelle Eberhardt, une
outlaw convertie à l’islam, dont l’expérience des confréries mystiques
du sud oranais et la connaissance de l’intérieur de la condition indigène
impressionnèrent vivement Lyautey, alors commandant la subdivision
d’Aïn Sefra.
Concevant, à l’instar de Louis Massignon (dont il s’inspire moins
qu’il ne l’influence en aîné prestigieux), que la ville musulmane est le
lieu où le témoignage se fait architecture, il pose trois crans d’arrêt pour
éviter son naufrage.
QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 259

D’abord, bâtir des villes à distance des vieilles cités. Au risque que
le couple médina/ville nouvelle ne se métamorphose en dualisme
ségrégué : ville indigène/ville européenne. Ensuite, sauvegarder le bâti
monumental de la ville ancienne par une législation d’avant-garde
jouant sur l’érection de zones de protection artistique et de zones non
aedificandi à proximité des murailles et des mosquées. Ici, pas de
braderie de ces biens de mainmorte (habous) qui huilent le mécanisme
de la ville disposée comme une ruche, où chacun se trouve et se tient à
sa juste place : même les cimetières sont soigneusement conservés
comme des écrins de végétation arborescente autour des villes. Enfin
une grande attention est prêtée au monde de l’artisanat et de l’échoppe
et aux moules reproducteurs de ce dispositif mainteneur de l’équilibre
social dans la cité ancestrale : en particulier, les corps de métier
conservés, voire restaurés, d’après le référent des corporations de la ville
en Occident médiéval. Au risque de muséifier la ville, de figer les
hommes dans un passé reconstruit, en un mot de les « retraditionaliser ».

Conserver aux hommes leur intégrité, aux femmes leur intimité

L’emploi du terme de « politique indigène » chez Lyautey est presque


interchangeable avec celui de « politique musulmane ». Les termes sont
quasi synonymes et visent tous deux à définir un projet politique voulant
épargner aux Marocains ce que Lyautey nomme tantôt le « chancre de la
civilisation », tantôt, mais toujours sur un mode sarcastique, le
« tracassin européen ». C’est qu’à ses yeux, un musulman européanisé
(un « Jeune Turc ») n’est plus un musulman, mais un déraciné coupé des
siens et condamné à être une force perdue et pour la cité indigène et pour
la puissance protectrice. En somme, c’est, pour reprendre un qualificatif
du temps qui résonne Action Française, un « métèque ». Et cette préoc-
cupation chez notre « maréchal de l’Islam », se mue en phobie du
métissage au fil de son éclatante, mais inquiétante chevauchée à travers
le Maroc. Il faut que chacun reste à sa place et que se multiplient entre
indigènes et colonisateurs des associations d’intérêts, voire se noue une
intimité affective, mais nullement que ne se tisse une interpénétration
consentie, à la fois charnelle et spirituelle : surtout pas de créolisation. Il
est saisissant de constater combien Lyautey, féru de « dominion » sur le
mode anglo-saxon, exècre l’expérience coloniale ibérique et ignore son
avatar latino-américain.
La perte de soi, de son authenticité (comme on dira dans le courant
des années 1960) est le plus grave désordre introduit dans la cité
coloniale. Dès lors, on s’emploie à inoculer aux Marocains l’idée qu’ils
sont les meilleurs élèves de la classe des indigènes, parce qu’ils restent
260 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

à part dans la république impériale, qu’ils continuent à porter beau


marocain et à se comporter non seulement, quand il s’agit du patriciat
citadin, en « native gentlemen », mais, pour les tirailleurs et les travail-
leurs désencapsulés de leurs tribus, à s’exhiber en pieux musulmans
assumant leur foi avec fierté. C’est pourquoi on persuade les Marocains
de continuer à s’habiller à la manière du cru : seroual et djellaba. On
fabrique de toutes pièces un costume particulier pour les spahis, les
tirailleurs et les goumiers, de même qu’on impose aux adolescents des
collèges musulmans de Fès et de Rabat le burnous et la chéchia dont ils
ne peuvent mais et qu’ils s’empresseront de troquer contre des
pantalons de golf et des vestons au drapé non flottant, mais ajusté au
plus près, dans les années 1930. L’obsession de Lyautey que les
Marocains restent fidèles à leurs us et coutumes fait penser à ces
tentatives des derniers gentilshommes de province pour folkloriser
leurs fermiers et métayers à la même époque. Mais, au Maroc, cela
prend, tant sévit la hantise d’être « algérisés », c’est-à-dire de flotter
dans une vêture, au sens propre et figuré, ni locale, ni étrangère, mais
hybride, par conséquent monstrueuse pour des croyants selon lesquels
ce qui relève de l’islam doit être départagé sans équivoque de ce qui
appartient au dâr al-kufr (territoire de l’incroyance).
Ce ne sont pas seulement les hommes à qui il s’agit de ménager une
retraite stratégique pour continuer à pratiquer l’exercice d’eux-mêmes.
Les femmes ressortent de la même consignation dans un espace harâm,
c’est-à-dire préservé. Implicitement, elles sont assignées au rôle de
vestales d’un territoire sacré, où agit une représentation de l’ordo
mundi fondée chez Lyautey sur la conscience d’une double perte : celle
de la chrétienté historique et celle du matriarcat familial en tant que
nœud chaud de relations fondées sur l’ordre, non de la loi, mais de la
grâce 3. De même que le catholique incrédule, fasciné par la clameur
cosmique s’élevant des mosquées à l’heure de la prière, transparaît
dans la définition d’un ordre urbain voulant contrarier le processus de
la sécularisation, ressort ici l’homophile inavoué conservant la
nostalgie de l’univers féminin matriciel dans lequel baigna son
enfance. Épousant le conservatisme des mœurs propres aux
Maghrébins cuirassés par les valeurs misogynes d’une société
patriarcale, Lyautey fait tout pour que la cité coloniale contourne la
société des femmes indigènes, perçue comme une île à part dans le
monde marocain. Pas de femmes dans les réceptions officielles à la
Résidence quand il s’y trouve des musulmans ! Précautions à n’en plus
finir pour éviter de froisser la susceptibilité des hommes désireux de
3. Sur la petite enfance de Lyautey baignant dans un univers exclusivement féminin,
cf. André Le Révérend, Lyautey écrivain, Gap, Ophrys, 1976.
QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 261

soustraire leurs femmes au regard incongru des Européens ! Un


exemple parmi une flopée : on fait précéder par une matrone (la ‘arîfa)
tout détachement de serviteurs du pacha usant du droit de perquisition
domiciliaire, en particulier lorsqu’il s’agit de vérifier la conformité des
lieux à la réglementation d’inspiration hygiéniste qui assainit la ville.
Autre précaution convergente : on vaccine à domicile les femmes de la
bonne société pour leur éviter toute promiscuité. Les femmes du
peuple, elles, sont vaccinées dans des lieux publics : dispensaires,
medersas, placettes ou ruelles fermées en la circonstance.
Ce faisant, Lyautey ne fait pas figure d’innovateur radical. Il
applique le point de vue défini depuis des décennies par les orienta-
listes ou les indigènophiles les plus perspicaces qui, eux également,
relient la revendication d’interdire aux Européens l’accès à la mosquée
à l’injonction faite à l’étranger de respecter le gynécée. Laissons parler
ici Fromentin maître à (res) sentir plus qu’à penser de Lyautey :
Peut-être m’eut-il été possible d’entrer dans la mosquée ; mais je ne
l’essayai point. Pénétrer plus avant qu’il n’est permis dans la vie arabe, me
semble d’une curiosité mal entendue. Il faut regarder ce peuple à la distance
où il lui convient de se montrer : les hommes de près, les femmes de loin ; la
chambre à coucher et la mosquée jamais. Décrire un appartement de femmes
ou peindre les cérémonies du culte arabe, est à mon avis plus grave qu’une
fraude : c’est commettre, sous le rapport de l’art, une erreur de point de vue
[Fromentin, 1984, p. 176].

Si respectable soit l’intention qui commande cette non-immixtion


dans l’espace du privé, contigu en l’occasion à l’espace du sacré, se
pose la question : une telle politique, qui renforce le cloisonnement
entre la sphère masculine et la société des femmes et qui capture les
forces du sacré pour définir l’espace où elles se dilatent, ne risque-t-elle
pas, sous prétexte d’amortir la guerre des incultures, d’enfermer
l’indigène, homme et femme, dans son indigénat ?

Laisser s’écouler la profusion de sacré


dans l’intérieur de la société

Lyautey, ici, se situe sur la lancée du marquis de Castries, un


catholique passéiste retrouvant « dans l’ombre chaude de l’islam » l’at-
mosphère mentale de feu la chrétienté. Il est agi par l’intuition, très
forte, qu’un sacré analysé n’est plus du sacré, mais du profane et,
bientôt, du profané.
Dans cette optique, il va vite renoncer, en dépit de son entourage, à
contrôler de près « les battements religieux de l’âme des foules » selon
l’expression d’un conseiller de la Résidence en matière de politique
262 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

berbère, le capitaine Leglay. Il n’y aura pas de police de la pratique des


dévotions, multipliant comme en Algérie les tracasseries administra-
tives envers les confréries religieuses. Durant un long congé pour
maladie de Lyautey en France, une enquête serrée sur ces dernières est
décidée par Michaux-Bellaire, le meilleur connaisseur du « vieux
Maroc » promu chef de la section sociologique à la direction des
Affaires indigènes (DAI). Dès son retour au Maroc, Lyautey suspend
cette enquête. Il est significatif qu’il décourage les faiseurs de fiche de
renseignement, qui opèrent dans une optique où la volonté de savoir
coïncide exactement avec les besoins du pouvoir. Alors qu’il sollicite et
encourage la grande enquête sur les corporations orchestrée la même
année par Massignon, qui étrenne alors sa chaire au Collège de France.
Parce qu’il se retrouve dans l’optique du grand arabologue fondée sur
une démarche cognitive allant du dehors/dedans, impliquant non de
dévisager l’autre comme un étranger, mais de l’envisager comme un
frère : l’autre comme soi-même, soi comme un autre.
Une telle perspective n’incline pourtant pas Lyautey à suspendre la
mise en fiches des personnages-ressource — pour user du jargon
contemporain — innervant le tissu conjonctif de la société marocaine.
L’œil de la Résidence voit tout et fait se dissiper de plus en plus
l’opacité originelle de la société marocaine aux yeux du colonisateur 4.
Mais elle l’incite à ne pas exercer un contrôle de nature policière sur les
saints personnages et les petits lettrés tenus a priori en suspicion en
Algérie, où on fabrique de toutes pièces un clergé musulman et un
islam gallican franco-algérien 5. L’un de ses constats les plus amers, lors
de son commandement à Oran, ce fut d’observer que l’application
tracassière d’une législation scolaire dictée par l’impératif hygiéniste
autorisait l’administration civile à fermer moult écoles coraniques :
pour une question de « pissotière », s’indignait ce proconsul colonial à
la sensibilité à fleur de peau.
Cette politique d’abstention voyante dans le champ du religieux
n’exclut pas en sous-main un interventionnisme discret sur le terrain
institutionnel. La Résidence fait tout ce qui est en son pouvoir pour
consolider, voire réajuster l’œuvre de régularisation et de modernisa-
tion entreprise par deux ministères encore difformes avant 1912 : celui
de la Justice et celui des biens habous.

4. L’ouverture des archives de la direction des Affaires indigènes est susceptible de


réserver bien des surprises et de livrer une image beaucoup plus policière du premier
protectorat : les Autrichiens à Milan plutôt que les Français à Turin pour en rester à une
lecture stendhalienne du mouvement des nationalités en Italie.
5. Voir le tome 2 de la monumentale thèse de Charles-Robert Ageron, Les Algériens
musulmans et la France, 1871-1919, PUF, 1968.
QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 263

Le nouveau et inusable ouazir ach-chikayat (littéralement « le


ministre des plaintes et griefs »), Si Boucha’ib ed-Doukkali, est un
expert en écritures islamiques de grand format, sachant trouver un point
d’équilibre entre l’exégèse archaïsante des oulémas de l’école de Fès et
la lecture innovante du Coran et du fiqh pratiquée par l’Égyptien
Mohammed Abduh. Ce fut la chance du premier protectorat que de
pouvoir s’appuyer sur un cénacle de lettrés réformistes et d’engager
avec eux des réformes qui s’inspirent des Tanzimat ottomanes et,
surtout, de la codification adoptée en Égypte. Le ministre délégué
(na’ib) à l’instruction publique — Si Mohammed el-Hajjoui — est le
prototype de ce réformiste conciliant le renouveau (tajdîd) et la
tradition citadine (‘âda). Quant au mécanisme compliqué tenant en
ordre la comptabilité des habous et commandant leur répartition/redis-
tribution, il est remis en marche par un grand notable marchand fassi,
Si Omar Tazi, qui s’avère un virtuose en la matière, requérant astuce
marchande, savoir d’un antiquaire et imprégnation du ‘urf (droit local),
bref l’art de finasser tout respectant le principe d’équité (‘adl).
Mais, ici, le protectorat à la Lyautey finit par être coincé entre les
partisans de réformes à tout crin et les conservateurs crispés. Le débat
porte sur deux points : d’une part, l’épuration des excès auxquels se
livrent les confréries selon les gardiens de la croyance patentés de par
la maîtrise du ‘ilm (savoir acquis sur le Livre et le fiqh), d’autre part, la
réforme de la mosquée-université de Karawîyîn. On n’entrera pas ici
dans ce double débat, sinon pour constater que la Résidence ne dispose
pas de la légitimité pour prendre parti. L’option en faveur des
réformistes va s’amollir à partir de la guerre du Rif. Mais c’est
seulement après le départ de Lyautey que la Résidence s’appuiera
résolument sur les vieux turbans contre les oulémas réformistes et sur
les confréries, ces réceptacles de colères inapaisées canalisant un bouil-
lonnement d’énergies qui pourrait s’investir dangereusement ailleurs,
au grand dam de l’ordre établi. L’équivoque majeure du temps de
Lyautey réside dans le parti pris de soutenir les oulémas « éclairés » tout
en cherchant à les couper de l’Orient musulman. En Afrique du Nord
coloniale, chaque entité produit sa version d’un islam « national ». À
Alger, on assiste à la mise en place d’un islam officiel franco-indigène
républicain gallican qui sent la main du kâfir (l’infidèle). À Rabat, on
conçoit un islam chérifien, donc monarchien, mais isolationniste,
alvéolé à partir des ressources spirituelles et intellectuelles locales.
264 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Coller au sultan, clé de voûte de la société marocaine

L’emploi à haute dose du sultan Moulay Youssef, fabriqué par la


Résidence après l’abdication, forcée, de Moulay Hafid, ressort d’abord
d’une nécessité purement tactique et, donc, est tributaire des circons-
tances dans lesquelles Lyautey a pris en main la charge de résident
général. En 1913, il stipulait que le Maroc n’était en rien comparable à
la Tunisie. Là-bas, le protectorat pouvait bien être une fiction. Ici, il
devait être une réalité tangible et, d’abord, en s’adossant sur le sultan,
point de mire de l’opinion marocaine. « Vis-à-vis de ce peuple
fanatique, si jaloux de son indépendance et dont les deux tiers sont
encore en dissidence, le Chérif couronné a gardé tout son prestige
religieux et c’est une force qu’il faut, jusqu’à nouvel ordre du moins,
sauvegarder provisoirement pour l’utiliser à notre profit », écrit-il au
Quai d’Orsay, son ministère de tutelle 6. Puis, ce qui au départ était un
stratagème et un leurre devient un jeu, un rôle, une passion. Le
monarchiste Lyautey, ex-cadet du duc de Chambord à Saint-Cyr,
s’éprend du Maroc fleurant si fort l’Ancien Régime et noue une amitié
durable avec ce souverain au premier abord un peu pâlot. Après 1918,
le changement de ton de Lyautey est saisissant. Il écrit à une femme de
salon parisienne :
Cette race marocaine est exquise. Elle est restée le refuge de la politesse,
de la mesure, des façons élégantes, des gestes nobles, du respect des
hiérarchies sociales, de tout ce qui nous ornait au XVIIIe siècle 7.

À Henri de Castries, il fait cet aveu :


La vie devient de plus en plus inepte, non par des musulmans de plus en
plus sympathiques, loyaux et « gentlemen », mais de par l’odieux muflisme du
colon français… Quelle race ! 8

Dans la peau d’un proconsul conquis par sa conquête, Lyautey


s’ingénie, s’acharne même, à faire entrer Moulay Youssef dans son
personnage. Il le met partout au premier rang. Il affecte n’être que le
premier serviteur de Sidna (Notre Seigneur) et lui tient l’étrier lorsqu’il
se hisse sur sa monture ou s’en extrait et ce, avec une noble humilité
qui traduit l’assouvissement d’une passion contrariée dans son pays
natal : servir le roi en grand féal. Il l’associe au plus près à la conduite

6. Lettre manuscrite de Lyautey à Stéphane Pichon, ministre des Affaires étrangères,


Marrakech, 13-8-1913, archives du MAE (Paris), Maroc ns 231.
7. Lettre de Lyautey à Mme Godard-Decrais, 1919.
8. Lettre de Lyautey à Henri de Castries, 2-2-1923, Rabat, archives du MDN, dossier
Maréchal Lyautey.
QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 265

du char de l’État et ne prend jamais une décision sans son aval. Il le


montre, l’expose, l’exhibe auprès de son peuple pour démontrer qu’il
n’est pas le « sultan des Français ». À cet effet, il reconstitue le
cérémonial de cour et le dispositif ordonnant les grandes fêtes
religieuses avec pour référent le temps de Moulay Hassan, le dernier
sultan ayant régi de main de maître son royaume.
Ce sultan, il le perçoit comme un « pontife couronné » oint par le
Très Haut de par son lignage chérifien et non pas comme un saint
guerrier se devant de reconquérir sans cesse son trône en administrant
la preuve que sa baraka est la plus efficiente du pays. Il s’emploie à lui
conserver l’intégralité de son « indépendance religieuse », non
seulement par rapport à la France, mais par rapport à l’élite du pouvoir.
C’est par rapport à ce vicaire de Dieu dont l’immanence transcende la
volonté des croyants qu’il reconstruit l’édifice marocain selon le
principe hiérarchique d’une société à ordres. Gravitant autour du
souverain, la khâssa est spectaculairement mise en exergue et armée du
bagage scolaire pour se pérenniser. Bien en dessous, est contenue,
retenue à sa place la plèbe des boutiquiers et artisans citadins : la
‘amma. Dans l’océan tribal, il distingue et rémunère matériellement et
symboliquement, selon un traitement différencié, une seigneurie ecclé-
siastique (les grands dignitaires des ordres confrériques) et laïque (les
grands caïds dotés d’apanages consolidés à cet effet). Il met à part les
montagnards berbères, qui sont d’ailleurs majoritairement en
dissidence (la sîba). À leur demande expresse, il est vrai. Mais non sans
arrière-pensée : ménager, certes, non pas encore un Berbéristan, mais
du moins un contre-feu : en réduisant cette irréductibilité de la
montagne, ne travaille-t-il pas pour le roi de Prusse ?
On discerne bien l’ambiguïté d’une telle politique : sous couvert de
restaurer une monarchie défaillante, ne construit-elle pas de toutes
pièces une monarchie absolue au détriment de cette monarchie contrac-
tuelle qu’aurait été, selon certains auteurs, le sultanat marocain ? Et,
sous prétexte de sauvegarder, ne fige-t-elle point une construction
politique qui était tout, sauf un outil de pouvoir organiquement arrêté ?
À ce dilemme, apporter une réponse tranchée relève de l’exercice
scolastique. La question est toujours en débat de savoir si, avant 1912,
le sultan était au centre d’un réseau de cercles de pouvoirs concentri-
ques : roi arbitre, arrangeur suprême des conflits qui tenait en équilibre
toujours instable la société marocaine ? Ou bien imam commandeur des
croyants à la tête d’une pyramide de pouvoirs hiérarchisés comme les
barreaux d’une échelle ? Gardé à vue par les croyants au terme d’un
processus électif (la bay‘a) et presque roi-citoyen parce que confondu
avec la frairie des croyants ? Ou détenteur d’une baraka qui le
266 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

surexposait bien au-dessus de ses sujets ? Horizontalité de liens de


fraternité entre croyants abrités sous la transcendance de Dieu
seulement, ou verticalité de liens de sujétion sous la houlette d’un
personnage intermédiaire entre les plans du sacré et du profane ? Sans
aucun doute, la réalité associe dans une synthèse composite et conflic-
tuelle ces deux lectures de la monarchie marocaine, qui se ressentent
l’une et l’autre de viser à l’idéal-type 9.

LE MAROC COMME ATOUT POUR DÉCLINER :


UNE POLITIQUE DE GRANDE PUISSANCE MUSULMANE

Cette idée-maîtresse de Lyautey s’affirme après 1918. Il constate


que la France, émasculée par ses pertes humaines, peut, par un
mouvement tournant, résister à l’hégémonie britannique dont il
s’exagère l’importance par anglophobie exaspérée. Car Lyautey le
colonial appartient à la génération giflée par le camouflet de Fachoda.
L’Angleterre est pour lui la référence presque absolue et, pourtant,
reste, malgré l’« entente cordiale », l’« ennemie héréditaire ». Il s’émeut
de voir Londres jouer la carte du Chérif de La Mecque, Hussein, et de
son fils, Fayçal, voué à régner sur un grand royaume arabe. Il songe,
entre 1916 et l’abolition du califat en 1924, à faire proclamer Moulay
Youssef calife des musulmans d’Occident, c’est-à-dire d’un Maghreb
algéro-marocain plongeant le plus loin possible en direction de
l’Afrique de l’Ouest. Cette hypothèse n’est pas prise au sérieux par la
diplomatie française. À Paris, on sourit lorsque Moulay Youssef, en
visite officielle, arbore de son propre chef le titre pompeux de « khalifa
des musulmans d’Afrique ».
Mieux ancré dans la géopolitique tumultueuse des années 1920
s’avère son canevas élaboré pour prendre en tenailles l’Angleterre en
Méditerranée par la conjonction entre le Maroc chérifien et la Turquie
kémaliste. Jusqu’à la proclamation de la république du Rif par l’Émir
Abd el-Krim en 1923, il pousse à établir une relation privilégiée avec
Mustapha Kemal. Et pour matérialiser que le Maroc refait figure d’État
autonome associé à la France, auprès de Paris qui reste de marbre, il
émet deux propositions qui démontrent combien ce proconsul, réac-
tionnaire par tant de côtés, était en avance sur son temps. Toutes deux
9. Pour aller aux antipodes, Abdallah Laroui est l’exégète le plus talentueux de l’école
marocaine faisant du sultanat une monarchie sacrée où le sujet est écrasé par l’omnipo-
tence du souverain (Les Origines sociales et culturelles du nationalisme marocain. 1830-
1912, Maspero, 1977). Et a contrario, Ernest Gellner, l’interprète le plus inventif d’une
lecture anthropologique du Maroc réduisant le sultan à n’être que le régulateur d’une
société segmentaire plus forte que le makhzen.
QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 267

devaient concrétiser que le Maroc devenait un État musulman allié de


la France. D’une part, en effet, il émet le souhait que le Maroc soit
associé à la conférence de la Paix en 1919 (« malgré notre présence, à
cause de la discrétion avec laquelle nous y appliquons le protectorat »)
et, en tant que tel, signataire des traités redessinant les entités étatiques
en Europe centrale et en Asie occidentale. Les soldats levés au Maroc,
avance-t-il, n’avaient-ils pas été engagés sur le front européen sous le
drapeau marocain et au nom du sultan ? D’autre part, il propose que le
Maroc entre à la Société des Nations. Sa référence, ici, ne peut être
l’Irak, le premier pays du Moyen-Orient sous contrôle britannique à y
être admis en 1932. Mais ce sont les dominions (Australie, Canada,
Nouvelle Zélande) qui l’incitent à souffler à Paris cette idée qui ne
soulève qu’indifférence narquoise, semble-t-il.
On peut évidemment souligner que Lyautey grossit à dessein la
contribution du Maroc à l’effort de guerre des Alliés et qu’il amplifie
avantageusement l’effet d’impact du protectorat sur ce que la
propagande coloniale appelle au début des années 1920 la
« Renaissance du Maroc ». N’est-ce pas une manière pour lui de rester
dans la cour des Grands dans laquelle il a été fugitivement introduit fin
1916 lorsqu’on était allé le chercher à Rabat pour, en qualité de
ministre de la Guerre, tester une autre approche du conflit armé,
d’autres méthodes pour coordonner les forces alliées ? Par ailleurs,
flatter l’orgueil confessionnel des Marocains, n’est-ce pas aussi une
manière de renforcer le complexe d’insularité d’un peuple jaloux de
son indépendance, un biais pour désamorcer la xénophobie ambiante ?
Pourtant, si on contextualise de près, cette politique musulmane de
Lyautey ne paraît ni anachronique ni machiavélique. Elle procède d’un
réalisme qui souffre aux yeux de ses contemporains d’être énoncé avec
la langue d’un Chateaubriand et non pas à la manière d’un cardinal de
Retz, le ton dont usera de Gaulle, trente ans plus tard, pour décoloniser.

Lyautey et l’islam : partisans, réticents, opposants

La « politique d’association avec les peuples indigènes » préconisée


par Lyautey devient, au cours des années 1920, un article et non plus
un alinéa du credo colonial qui triomphe lors de l’exposition coloniale
de Vincennes. La formule fait florès et succède au mot d’ordre de
« politique indigène ». De Paul Reynaud à Édouard Herriot, tout l’arc-
en-ciel du « parti colonial » y souscrit et même une partie significative
de la SFIO. Paradoxalement, la « politique musulmane » dont Lyautey
passe pour être le praticien le plus chevronné ne rencontre pas le même
écho favorable.
268 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Bien sûr, cette manière de mettre l’islam avec soi ou, du moins, d’y
prétendre reçoit l’approbation, admirative, des experts de la
commission interministérielle des Affaires musulmanes créée en 1911,
où Lyautey compte nombre d’inconditionnels, dont Augustin Bernard,
titulaire de la chaire de géographie coloniale en Sorbonne, et Louis
Massignon. Au-delà du cercle des experts, qui sont loin d’être
unanimes — comme on va le voir —, il y a une dimension chimérique
ou, du moins, un parti pris utopique dans le projet de Lyautey de
collaborer avec un islam du juste milieu qui passe difficilement la
rampe. L’islam dont Lyautey recherche le contact est celui qui
assemble des notables pétris d’humanisme dévot (Dieu sensible à la
raison) et des gens du peuple imprégnés par l’observance de la taqwa
(l’obéissance au prescrit divin définissant un être-ensemble musulman
plein de prévenance délicate envers l’autre). Ce qu’il y a de grand dans
ce rêve lyautéen, qui garde pleine actualité, ne touche que des cercles
épars de happy few. Mais n’atteint pas la masse.
Et, de fait, les minorités conductrices de l’opinion restent réticentes,
sinon réfractaires à la manière Lyautey de faire du protectorat en
s’appuyant sur cet islam-croyance à l’efficace sociale impressionnante.
Au Maroc même, la fronde gagne le micro-groupe des spécialistes
des Affaires indigènes. Michaux-Bellaire, déjà cité, écrit au colonel
Huot, qui est à la tête de la DAI en 1922 :
Il ne faut pas que nous soyons dupes de notre rôle de Nation musulmane.
On ne fait pas du Loti en politique. Les chants du Muezzin, les minarets, les
vieilles mosaïques et les femmes voilées, c’est du tourisme, de l’art, de la
poésie, quelquefois même de l’amour ou même du désir, mais ce n’est pas de
l’administration, ni même de l’organisation 10.

À Alger, comme à Paris, le milieu ultra-colonial s’inquiète de l’in-


digènophilie du « maréchal de l’Islam », comme se plaisent à dire les
Marocains. L’idée circule que Lyautey en fait trop pour les indigènes,
que le protectorat n’est qu’une bonne blague et le sultan une
marionnette dont Lyautey tire les ficelles et un paravent pour masquer
son pouvoir proconsulaire discrétionnaire. L’académicien Louis
Bertrand, à l’occasion de la guerre du Rif, oppose l’Algérie, où les
indigènes sont tenus à l’intérieur des brancards de l’ordre colonial, au
Maroc, où on ne les a pas en main, où ils vous glissent entre les doigts.
Cette manière de voir fait tache d’huile au sein de l’armée, dont le
milieu dirigeant est carrément islamophobe. Avant 1914, on établissait
au haut État-Major un amalgame entre pangermanisme et panisla-

10. Édouard Michaux-Bellaire au colonel Houot, Tanger, 20-11-1920, Archives


Nationales, Fonds Lyautey, 559.
QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 269

misme. Après 1918, on rapproche, pour les confondre parfois, le


bolchevisme de l’islam politique en ébullition du Turkestan au
Maghreb.
À gauche, la sympathie affichée par Lyautey envers l’islam
offusque moins. Après tout, l’islam est une religion sans clergé ni
orthodoxie. Encore que les anticléricaux intransigeants du début du XXe
siècle aient livré bataille en Algérie pour terrasser l’hydre d’un clérica-
lisme musulman et, paradoxalement, agi pour que la loi de 1905 ne soit
pas appliquée dans ce prolongement de l’hexagone métropolitain. Ce
qui choque la gauche modérée, coloniale ou métropolitaine, c’est
l’allergie de Lyautey à la religion civique républicaine. N’a-t-il pas
exilé, en 1918, au lycée d’Oujda le directeur de l’Instruction publique
à Rabat, parce qu’il voulait afficher dans tous les établissements
scolaires la déclaration des Droits de l’Homme ? Sous prétexte qu’elle
était incompatible avec les principes théocratiques de la monarchie
marocaine… Ici, ce qui chagrine des esprits de bonne volonté, c’est que
Lyautey soit allergique à l’idéal d’un islam républicain instruit par les
Lumières : le Coran relu par un cerveau néo-kantien.
Aux antipodes de l’extrême droite, l’ultra-gauche englobe uniment
du même rejet l’islam et le lyautéisme. Sans faire dans la nuance. Car
à la droite extrême, l’Action Française cultive une certaine indulgence
pour le personnage de Lyautey et le style monarchique de son
protectorat.
L’insurrection rifaine met fin à un état de grâce prolongé de 1918 à
1922, quand les Marocains voient dans la victoire de la Grande Nation
un décret divin. En février 1922, les oulémas de Fès ne font-ils pas
réciter le ya lâtif (la prière invoquée pour conjurer une menace sur
l’islam) sous les fenêtres du palais de Bou Jeloud où Lyautey est
terrassé par une hépatite foudroyante ? Et lorsque celui-ci a reçu le
maréchalat, les Marocains ne s’attribuent-ils pas cette marque
honorifique, « maréchal de l’islam », une manière de signifier, à travers
le choix de cette expression, qu’ils s’approprient la figure du Résident
général, que Lyautey est à eux et non aux colons, parce qu’il a su les
comprendre et les aimer en tant que tels, c’est-à-dire en qualité de
musulmans. Ici donc, l’adoption tourne à l’annexion : ce Maréchal est
à nous, pas à vous. Mais, faut-il spécifier qu’en 1925, un tiers au moins
du Maroc est irréductiblement en dissidence contre le « makhzen des
Français » et insurgé contre la figure de l’éternel rûmî, toujours rejeté à
la mer et toujours revenant sous un prête-nom de rechange : burtugal,
ingliz, fransi…
270 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
AGERON C.-R. (1968), Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, PUF,
Paris.
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Archives nationales, Édouard Michaux-Bellaire au colonel Houot, Tanger, 20
novembre 1920, fonds Lyautey, 559.
FROMENTIN E. (1984), Une Saison au Sahel, Pléiade, Paris.
LAROUI A. (1977), Les Origines sociales et culturelles du nationalisme marocain.
1830-1912, Maspero, Paris.
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Gallimard, Paris.
TEYSSIER A. (2004), Lyautey : le ciel et les sables sont grands, Perrin, Paris.
13

Politiques musulmanes de la France


en Afrique subsaharienne à l’époque coloniale

Jean-Louis Triaud

Y eut-il une politique musulmane de la France en Afrique subsaha-


rienne ? C’est là une vieille question qui n’a jamais reçu de réponse
claire, si grande fut toujours la distance entre les déclarations de
principe et les pratiques locales. Du moins peut-on distinguer des
tendances, des périodes, des acteurs.
La présence de l’islam, en Afrique de l’Ouest au sud du Sahara,
aussi ancienne fût-elle en certains points, en particulier en Afrique
soudano-sahélienne, a le plus souvent été perçue par l’administration
comme une source potentielle de connivences avec le monde arabe.
Que des lettrés lisent et écrivent dans une langue inconnue, prélèvent
des dons des fidèles et partent en voyage vers d’autres centres
musulmans ou vers le Proche-Orient, cela constituait une menace pour
le contrôle colonial. À l’égard de l’islam, il y a donc d’abord, dans l’ad-
ministration coloniale française, des attitudes et des réflexes défensifs.
Les musulmans ne constituaient pas tant, à cet égard, une minorité
religieuse, parfois majoritaire dans certaines zones, qu’une « cinquième
colonne » en puissance, porteuse d’idées potentiellement subversives
venues du monde arabe. La politique musulmane de la France au sud
du Sahara fut donc toujours, peu ou prou, imprégnée par une théorie du
complot. Elle s’accompagna donc de pratiques de surveillance
constantes : surveillance des notables, des leaders, des agitateurs
présumés. Telle est la place qu’occupent les musulmans dans un
système de représentation colonial global et relativement stable.
Il y eut, en même temps, une sorte de transfert invisible des discours
tenus par les républicains contre le cléricalisme catholique en France en
discours du même type contre les clercs musulmans en Afrique de
l’Ouest. On retrouve sur le terrain toute la panoplie du discours
272 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

républicain : lutte contre la superstition des marabouts, lutte contre le


féodalisme des dignitaires religieux, lutte contre l’obscurantisme des
enseignants islamiques. L’école coranique, en particulier, devint,
mutatis mutandis, dans les représentations de cette administration et de
ses fonctionnaires, un substitut local et indigène de cette école congré-
ganiste qui était dénoncée, en France, à la fin du XIXe siècle, comme un
défi à l’œuvre de progrès, de victoire de la science et d’unification
républicaine.
La comparaison s’impose d’elle-même avec le grand rival colonial
britannique en Afrique. Dans les territoires britanniques (Soudan et
Nigeria principalement), après que les différents pouvoirs musulmans
aient été contraints, de gré ou de force, d’accepter la domination
étrangère au moment de la conquête coloniale, les Britanniques prati-
quèrent volontiers une politique des notables, dite Indirect Rule, moins
coûteuse en encadrement métropolitain, au nom de laquelle ils
déléguèrent, dans les zones musulmanes, des pouvoirs de juridiction
locaux aux autorités islamiques (émirs, chefs de confréries, etc.)
placées sous leur contrôle. L’administration française, pour sa part,
même lorsqu’elle se servit de la médiation des confréries, refusa
toujours d’investir celles-ci d’un pouvoir légal reconnu. Il y a donc bien
eu une spécificité française en matière de politique musulmane. Mais,
plus que le concept de laïcité, c’est le centralisme à la française, mis en
place avant la Révolution et poursuivi ensuite, qui informe ce refus de
déléguer des éléments de la puissance publique à quelque
« communauté », religieuse ou autre, que ce soit.
Enfin, curieux paradoxe qu’il convient tout de même de rappeler, la
période coloniale occupe, dans l’histoire de l’islam en Afrique de
l’Ouest, une place décisive. C’est, à l’échelle du deuxième millénaire,
celle de la plus grande extension du fait musulman. Certes, c’est là, au
moins en partie, le résultat d’effets cumulatifs qui remontent à des
événements et phénomènes antérieurs. Mais cela signifie aussi que la
politique musulmane de la France se déploie dans ce qui est, depuis
longtemps déjà, une « terre de mission » pour l’islam. À la différence
du Maghreb où l’islam est un fait de société général et de longue date,
en Afrique de l’Ouest, petites et grandes enclaves islamisées issues de
la longue durée de l’histoire côtoient des organisations sociales restées
attachées aux religions locales, avec toutes les formes de tensions et de
compromis que cette cohabitation peut générer. C’est aussi cette
marqueterie religieuse que doit gérer l’administration française, tantôt
fascinée par l’entregent, le sens des affaires et le savoir livresque des
notabilités musulmanes, tantôt exaspérée par le fonctionnement de
réseaux dont le contrôle, à son avis, lui échappe.
POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 273

On ajoutera à cette présentation la grande partition géo-culturelle


structurante qui distingue deux vastes zones parallèles, orientées ouest-
est, en Afrique de l’Ouest : le monde « soudanais », fait de terres de
Sahel et de savanes, qui, du Sénégal au lac Tchad, est, de longue date,
au contact du commerce transsaharien médiéval et du monde arabo-
berbère, et qui fut également le berceau d’empires médiévaux partiel-
lement islamisés, et le monde « guinéen », fait de terres forestières au
climat équatorial, celui du contact avec la côte atlantique et le
commerce européen à partir du XVe siècle — partition que l’on
retrouve encore, en filigrane, parmi plusieurs autres facteurs, dans
l’actuel conflit ivoirien. Les musulmans sont nombreux dans le monde
soudanais même si, autour de 1900, ils sont loin d’y être encore majo-
ritaires. Ils sont étrangers au monde forestier qui, au mieux, les tolère
comme commerçants. On comprend mieux ainsi à quel point les enjeux
et les rapports de force varient d’une colonie à une autre, et même
d’une région d’une même colonie à une autre, et à quel point, par
conséquent, aucune politique musulmane centralisée, homogène et
stable n’était vraiment réalisable sur un territoire aussi divers.
Il y eut donc des figures multiples de la politique musulmane de la
France en AOF. Dès lors, il ne faudrait surtout pas bâtir, de façon
rétrospective, un schéma trop linéaire dans la définition des objectifs de
la politique musulmane de la France en Afrique subsaharienne — ce
qui est un défaut auquel l’historien est toujours exposé. Toute recons-
truction qui ne tiendrait pas compte des multiples niveaux de décision
et d’exécution dans l’appareil administratif français, et de leurs contra-
dictions périodiques, risquerait d’être purement artificielle.
Comme l’écrivait, en 1952, sous le pseudonyme de Gouilly, l’admi-
nistrateur Mouradian, auteur d’une synthèse sur l’islam ouest-africain
qui fit, un moment, autorité :
La France, non plus que les autres puissances qui ont colonisé en Afrique
occidentale, n’a jamais eu, à proprement parler, de politique musulmane. Des
mesures administratives et politiques, nettement dirigées contre l’islam, ont
été édictées, d’autres ont été prises en sa faveur, parfois sur un même point du
territoire, en même temps, et par une même autorité. Aussi faut-il en pareille
matière se défier des généralisations et des systèmes édictés après coup
[Gouilly, 1952, p. 248-249].

Voici donc une politique musulmane introuvable. Sans doute,


conviendrait-il d’ajouter que, s’il n’y a pas eu de véritable politique
musulmane, ce n’est pas faute d’avoir quand même essayé. Pour y voir
plus clair, il convient maintenant de distinguer les périodes.
274 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LE TEMPS DE LA CONQUÊTE : LE MODÈLE ALGÉRIEN

Dans un premier temps, les conquérants français au sud du Sahara


s’intéressèrent à l’islam. L’Algérie était alors le seul modèle de coloni-
sation récente disponible et l’on était, avec l’islam, en pays de connais-
sance face aux cultures « fétichistes » jugées inquiétantes et barbares 1.
Faidherbe, pionnier et organisateur de la colonie du Sénégal (1854-
1865), fut, au milieu du XIXe siècle, un bon représentant de cette
tendance : un tribunal musulman, des écoles franco-arabes, un corps de
tirailleurs algériens furent créés sur le modèle algérien. Faidherbe
implanta au Sénégal, où elle n’était pas connue, la tradition arabe de
remise du burnous accordé lors de l’investiture d’un chef indigène. On
reconnaît ainsi aux musulmans des juridictions particulières, parallèle-
ment à d’autres juridictions dites « coutumières » qui seront mises en
place pour les non-musulmans. Même si les nominations des membres
de ces tribunaux relèvent exclusivement de l’administration française,
les jugements sont prononcés conformément à la jurisprudence
islamique. On quitte, ici, le cadre du droit français moderne et métro-
politain pour une pratique coloniale spécifique qui n’est pas sans
rappeler, au moins dans l’esprit, les aspirations concordataires du
régime napoléonien et sa volonté de « protection des cultes ». Le
concordat passé avec l’Église majoritaire en France trouve sa réplique
coloniale, lointaine et décalée, dans la politique menée par Faidherbe,
selon le modèle algérien, à l’égard de l’islam majoritaire au Sénégal.
Au-delà du Sénégal, on trouve encore d’autres expressions de cette
politique régalienne de protection des cultes appliquée à l’islam. Par
exemple, en Côte-d’Ivoire, en 1904, le gouvernement de la colonie
subventionne la construction d’une mosquée à Tiassalé et d’une autre à
Toumodi, deux carrefours marchands en zone forestière. D’autres
générations d’administrateurs critiqueront plus tard vivement cette
« islamophilie ».
Pour autant, cette bienveillance à l’égard de l’islam s’accompagnait
d’une volonté de démarcation, selon le modèle algérien, entre les
« bonnes » et les « mauvaises » expressions de l’islam. L’administration

1. « Loin de partir en guerre contre l’islam, nous devons nous en servir, nous devons
faire notre profit des progrès sociaux qu’il a apportés parmi les peuplades fétichistes…
L’ennemi, le seul, le vrai, c’est le fétichisme » [Villamur et Richaud, 1903, p. 151]. Cet
ouvrage autorisé exprime clairement le point de vue d’une administration en zone
forestière. Un fonctionnaire du ministère des Colonies systématise un peu plus tard, avec
une rhétorique évolutionniste, cette « préférence » islamique : « La propagande musulmane
est un pas vers la civilisation en Afrique occidentale, et il est universellement reconnu que
les peuples musulmans de ces régions sont supérieurs aux peuplades demeurées fétichistes
pour ce qui concerne l’organisation sociale » [Quellien, 1910, p. 100].
POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 275

française se heurtait, en particulier, dans son expansion vers l’est, vers


la boucle du Niger, à un empire islamique, celui d’al-Hâjj ‘Umar, qui
était l’expression même de l’islam dangereux face auquel il convenait
de constituer un islam de ralliés, ceux que l’on allait trouver,
notamment à partir de la grande ville de Saint-Louis de Sénégal, lieu
carrefour, à la tête de certaines confréries sénégalaises et maures, pour
faciliter la conquête de la Mauritanie voisine et trouver les relais
nécessaires en Sénégambie.

LA MARCHE À LA GUERRE : L’ISLAM SUSPECT

Après la politique volontariste de Faidherbe, le modèle algérien


cesse progressivement d’être pertinent. Le « fétichisme » se révèle
moins redoutable qu’on ne le pensait et certains administrateurs
mettent en évidence les valeurs humaines et culturelles que l’on peut
aussi trouver dans les sociétés animistes. L’islam cesse donc d’être un
partenaire plus rassurant pour devenir un interlocuteur parmi d’autres.
Les priorités sont ainsi renversées. Bien plus, la marche à la guerre met
en vedette le thème dominant du panislamisme. Les revendications
allemandes au Maroc et en d’autres points du continent africain
alimentent la crainte d’une alliance entre le « pangermanisme » et le
« panislamisme » selon les termes en usage à l’époque — crainte que
tous les musulmans d’Afrique se lèvent un jour à l’appel du sultan de
Constantinople, allié à l’Empire allemand. Des combats en Mauritanie
et au Sahara occidental contribuent aussi à alimenter ces peurs.
C’est en même temps l’époque où la séparation des Églises et de
l’État (1905) crée, dans l’administration et dans l’opinion, des ondes de
choc, des débats, des argumentaires dont on a déjà signalé les effets
induits dans la manière de traiter les institutions islamiques. Il y a,
assurément, un mimétisme anticlérical dans le discours français.
Le gouverneur général William Ponty (1907-1915) incarne cette
nouvelle politique et ce nouveau discours, aux antipodes de celui de
Faidherbe. Sa « circulaire sur la surveillance de l’islam », datée du 26
décembre 1912, en est une forte illustration :
La propagande maraboutique, façade hypocrite derrière laquelle s’abritent
les espoirs égoïstes des anciens groupements privilégiés, dernier obstacle au
triomphe complet de notre œuvre civilisatrice, basée sur le respect de la
justice et de la liberté humaine, disparaîtra complètement le jour où tous ses
militants démasqués, étroitement surveillés, ne pourront plus passer à travers
les mailles du vaste réseau qui les environne sur toute l’étendue de notre Ouest
africain.
276 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Ce ton, emprunté à la rhétorique révolutionnaire et républicaine, fait


des élites musulmanes des équivalents des contre-révolutionnaires et
des prêtres réfractaires du siècle précédent. Ainsi s’opèrent des
transferts subtils dans la désignation des adversaires.

LA RÉCONCILIATION OFFICIELLE
ET LA RECHERCHE D’UN « CONCORDAT »

La Première Guerre mondiale représente l’heure de vérité. Les


musulmans de l’AOF restent étrangers à toute subversion. Les troupes
musulmanes font la preuve de leur courage et de leur loyauté. À travers
toute l’AOF, les notables musulmans dûment sollicités prennent offi-
ciellement position en faveur de l’effort de guerre français et favorisent
le recrutement militaire 2. Les hiérarchies musulmanes ont été
massivement instrumentalisées. Certaines figures issues de confréries,
et qui vont devenir des interlocuteurs permanents de l’administration,
surgissent à cette époque. On citera notamment, pour le Sénégal, les
noms d’al-Hâjj Malik Sy et de Seydou Nourou Tall, membres de la
confrérie Tijâniyya.
Le Sahara est la seule zone à avoir fait exception à cette ambiance
d’« unité nationale ». Là, un vieil adversaire longtemps fantasmé, la
confrérie Sanûsiyya, devenue un ennemi réel [Triaud, 1995], a mis les
forces françaises à l’épreuve dans le Sahara algérien, à Agadès, au
Niger, et dans le nord du Tchad du début du XXe siècle à la fin de la
Première Guerre mondiale. Absente du paysage ouest-africain, la
Sanûsiyya représente cependant la première grande peur coloniale à
l’horizon de l’espace subsaharien. Son caractère excentré (elle est
basée en Cyrénaïque et relève de l’aire maghrébine) et l’attitude
comparativement conciliante des confréries sénégalaises contribuent à
favoriser l’émergence d’un thème appelé à passer dans le langage
courant : celui de l’« islam noir ».
L’idée selon laquelle un islam purement africain, particularisé et
coupé de ses contacts arabes, pourrait être un partenaire acceptable, fait
son chemin, avant même le déclenchement de la guerre, dans certaines
publications d’Affaires musulmanes. C’est Paul Marty, second titulaire
du service des Affaires musulmanes, auteur, entre 1913 et 1930, de
neuf grandes synthèses régionales sur l’islam en AOF, véritable
fondateur de la « science coloniale » en la matière, qui va donner à cette

2. Voir les lettres de soutien de personnalités musulmanes collectées par l’administra-


tion et publiées dans la Revue du monde musulman (1915) : « Les Musulmans français et
la guerre ».
POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 277

politique de l’« islam noir » toute sa dimension. Le premier banc


d’essai, pleinement réussi, de cette nouvelle théorie est l’application
qui en est faite à la confrérie mouride [Marty, 1913 et 1917].
En présentant le mouridisme comme une « sorte de religion
nouvelle née de l’islam » [Marty, 1917, p. 261-262], interprétation au
demeurant discutable, Paul Marty fraie la voie à une réconciliation avec
le leader de cette nouvelle confrérie sénégalaise, longtemps déporté ou
privé de liberté (de 1895 à 1912), d’abord au Gabon, puis en
Mauritanie, puis placé en résidence surveillée. Plusieurs circonstances
et acteurs ont joué un rôle dans le rapprochement, mais c’est Paul
Marty qui a fourni l’argumentaire « théorique » justificatif. Le
mouridisme pourrait bien être, à ses yeux, cette « église musulmane
noire 3 » dont la colonisation avait besoin pour passer accord avec elle.
C’est la thèse de l’islam particulariste qui emporta l’adhésion des
autorités. Ce ralliement des principaux chefs confrériques fut mis en
œuvre, parallèlement, à la même époque, par l’administration française
au Sénégal.
Ces confréries musulmanes, sans véritables équivalents dans le reste
de l’AOF, ont prospéré sur les ruines des anciens royaumes sénégalais
vaincus, devenues dès lors un substitut des anciens encadrements
indigènes locaux. D’une certaine manière, elles sont un produit de la
situation coloniale. Elles vont devenir ces « églises noires » loyalistes,
dans un rapport de clientélisme avec l’administration, que le pouvoir
colonial va utiliser comme partenaire privilégié de ce régime « concor-
dataire » à la sénégalaise. Le pouvoir français honore ses chefs du titre,
fabriqué pour la circonstance, de « grands marabouts ». Il contrôle
étroitement les successions, distribue les prébendes, finance les édifices
religieux, telle la construction, au long cours, de la mosquée de Touba,
celle des Mourides. Les représentants du gouvernement français sont
présents aux grandes fêtes confrériques, envoient des dons et des
messages. Une situation équivalente prévaut dans l’espace mauritanien
avec des personnages comme Cheikh Sidiyya Bâbâ ou Saad Bouh,
affiliés à la Qâdiriyya. C’est ce que nous avons appelé ailleurs le
« Temps des marabouts » [Robinson et Triaud, 1997].
Cette solidarité s’est nouée pendant la Grande Guerre, lorsque tous
les grands notables prêtent la main au recrutement de troupes et
affichent alors un loyalisme à toute épreuve. Elle se rejoue périodique-
ment lorsque des prédicateurs marginaux ou dissidents se risquent à
mettre en cause le concordat colonial. En dehors de quelques figures

3. L’expression est de nous, mais elle illustre bien, nous semble-t-il, les idées et les
tendances d’un tel discours.
278 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

mahdistes, en général rapidement écrasées, en différents points de


l’AOF, l’adversaire commun, entre les deux guerres, est le hamallisme,
cette branche de la Tijâniyya fondée par un personnage mystique du
nom de cheikh Hamallah, et dont les partisans s’agitent dans le sud de
la Mauritanie. Dans cette lutte contre le hamallisme, devenu la seconde
grande peur coloniale, en matière d’islam, en Afrique de l’Ouest,
l’appareil colonial et l’establishment islamique se rendent des services
mutuels, la hiérarchie de la Tijâniyya pour éliminer un concurrent et
l’administration pour réduire un leader indépendant. L’une des clauses
implicite d’un tel concordat est l’élimination de toute dissidence et de
toute concurrence. Les confréries sénégalaises et leurs grands
marabouts sont devenus des « Églises établies », au sens anglais de ce
terme. Tout en recevant une reconnaissance et une protection
officielles, l’Église établie est soumise au contrôle de l’État dont elle
devient le relais de transmission.

LA PLURALITÉ DES MODÈLES

Contrairement à une croyance courante, le Sénégal est loin de


représenter l’ensemble de l’Afrique occidentale française 4. Pas plus que
la laïcité à la façon métropolitaine ne s’exporte en AOF, le système des
« confréries établies », à la façon sénégalaise, ne s’exporte dans le reste
du Gouvernement général. Il n’y a d’ailleurs pas de confréries de la
même importance, véritables mouvements de masse, dans les autres
colonies du groupe5, tout au plus des réseaux d’affiliation individuelle
plus ou moins importants et rarement dotés de la même représentativité.
Cette situation, autant que les constants mouvements de balancier
dans la définition d’une politique musulmane, va aider à une relativisa-
tion du modèle sénégalais. Il y a cependant des connivences acquises et
durables. Au Sénégal, les talents arachidiers de la confrérie mouride, qui
rencontrent les demandes et les désirs de l’administration, valent à la
confrérie une quasi-immunité. Ailleurs, au Soudan français, en Haute-
Volta, en Côte-d’Ivoire et en Guinée, les réseaux marchands musulmans,
ceux que l’on appelle jula, grâce au rôle d’intermédiaires qu’ils jouent le
long des chemins de fer et des pistes, bénéficient, eux aussi, de la

4. Sur la politique musulmane française au Sénégal, en Sénégambie et en Mauritanie,


on consultera avec profit Robinson et Tourneux [2004].
5. Nous avons parlé ailleurs d’un « arc maraboutique » qui déborde cependant le
Sénégal et mène de Shaikh Sidiyya Baba, au Trarza (sud-ouest de la Mauritanie) à Shaikh
Fanta Madi, à Kankan (Guinée). Ces deux figures représentent, hors du Sénégal, des pôles
charismatiques du même type.
POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 279

protection d’une administration intéressée. On voit même, sous le Front


populaire, le gouverneur général socialiste de l’AOF, De Coppet, renouer
avec des pratiques « islamophiles » assez proches du style britannique,
autre modèle proche, en assistant personnellement aux grandes fêtes
musulmanes, en subventionnant des institutions islamiques, et en
adressant des instructions en ce sens aux administrateurs.
Cette grande politique musulmane se heurte pourtant, à tous les
niveaux, à la résistance de personnels de l’État imprégnés, depuis la
conquête de l’Algérie, d’une culture diffuse à dominante anti-
islamique, et, depuis 1905, à une distinction nette des rôles entre l’État
et les cultes, et à un effacement de ceux-ci de la scène publique.
Lorsqu’elles viennent de haut, ces résistances laissent quelques traces.
C’est, par exemple, le cas, en 1923, du gouverneur général Brévié,
alors gouverneur du Soudan français, avant de devenir, un peu plus
tard, gouverneur général de l’AOF, qui, dans un livre intitulé Islam
contre « naturisme » au Soudan français, publié en 1923, reprend le
langage de William Ponty et renverse l’ordre des valeurs : le
« fétichiste » est jugé perfectible, tandis que le musulman est déclaré
figé « dans une impasse morale ». Brévié dramatise ce qu’il présente
comme l’affrontement séculaire entre l’islam, religion étrangère, et les
cultures africaines traditionnelles, et met même en doute la puissance
et les progrès de l’islam sur le terrain. Sans doute faut-il voir dans
l’ouvrage de Brévié un exercice de style. Cependant, l’idée d’un
« combat séculaire » entre islam et « animisme » fera désormais partie
de l’outillage conceptuel administratif. Ce sont là les derniers feux des
débats flamboyants sur l’islam. Tout, ou presque, a été dit, dans un sens
ou dans l’autre.
Mais la remise en cause des avantages accordés aux élites
musulmanes se joue le plus souvent sur le plan local. Qu’ils fussent
d’extraction catholique ou non, des générations d’administrateurs,
formés à l’école de la sécularisation, se défient de ces faveurs aux
marabouts, dans lesquels ils perçoivent le plus souvent des personnages
ignares et rétrogrades. L’enjeu principal est celui de l’école coranique,
dont les administrateurs décrivent régulièrement l’évolution des
effectifs (statistiques à l’appui) dans leurs rapports mensuels et trimes-
triels aux gouverneurs. Soumises à des autorisations d’ouverture et à
des contrôles périodiques, ces écoles concentrent l’attention et la
suspicion des fonctionnaires qui voient dans ces établissements l’exact
opposé d’une école moderne et modernisatrice. Des écoles coraniques
sont régulièrement fermées. Des maîtres jugés incompétents voient
leurs autorisations suspendues. Des familles sont découragées d’y
envoyer leurs enfants. À l’échelle locale, un administrateur peut, dans
280 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

le cadre d’instructions générales de surveillance qui laissent la place à


une grande marge de manœuvre, développer une politique personnelle
de harcèlement qui n’a d’autre fondement qu’une idéologie personnelle,
là même où d’autres, un peu plus loin, pour des raisons contraires, entre-
tiennent avec les notables musulmans locaux des relations confiantes
fondées sur des échanges de services. La culture laïque et républicaine
des acteurs sur le terrain peut aussi bien mener à une politique de
dénigrement qu’à une politique de tolérance (parfois, même, pour faire
contrepoids aux missions chrétiennes voisines). Les politiques locales
sont donc aussi variées que leurs opérateurs. Pour les uns, un musulman
reste toujours suspect. Pour les autres, un musulman rallié peut être un
auxiliaire précieux. Dans tous les cas de figure, il n’est pas question
qu’un représentant de l’État colonial puisse rester neutre et indifférent
devant le fait musulman. Et chacun, du sommet à la base de l’appareil
administratif, fait preuve, selon les lieux et les périodes, et selon ses
croyances personnelles, de pragmatisme pour conjurer ce qui est perçu,
de toute manière, comme une irréductibilité ou un obstacle à la
modernité. La défiance à l’égard du religieux est finalement la croyance
la plus répandue au sein de l’administration coloniale française, et c’est
là un héritage direct de ces Lumières, revisitées et réinterprétées par les
régimes français successifs, que l’on voudrait bien transmettre, par la
manière forte s’il le faut, aux sociétés africaines.
Comme nous avons essayé de le montrer, le traitement de l’islam
par l’administration française en Afrique de l’Ouest subit les effets
décalés de certains débats et passions propres à la métropole. Il y a
ainsi, au moins sur le plan de la rhétorique, de multiples transferts.
Pour autant, la question de la laïcité n’est pas d’actualité en Afrique
de l’Ouest. L’islam est, au pire une minorité subversive, au mieux un
culte protégé soumis au contrôle et à l’intervention constants de l’ad-
ministration. Un office spécial de surveillance, le Service des Affaires
musulmanes, créé au début du XXe siècle à Dakar, est chargé de
s’immiscer constamment dans la vie et l’activité des notables et des
communautés.
Parallèlement, une politique, que nous appellerons « concorda-
taire », articulée autour de la thématique de l’« islam noir », du
ralliement de chefs confrériques et de la nomination de « grands
marabouts » vise à établir une relation officielle entre l’État colonial et
les hiérarchies musulmanes, selon un modèle plus « napoléonien » que
« républicain ». Un concordat, il est vrai, sans le nom ni l’appareil
juridique, un concordat dans le registre du dit, mais du non écrit, qui
relève d’une adaptation pragmatique aux conditions du terrain, et qui
s’applique surtout au Sénégal.
POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 281

Cette tolérance organisée, qui tient surtout compte des rapports de


force, vise en tout cas à tenir dans une zone réservée, à l’écart des lieux
de décision politiques, les élites religieuses locales.
Au moment des indépendances, ces élites religieuses furent
évincées durablement de la décision politique par les élites formées à
l’école française. C’est le cantonnement des écoles coraniques et la
formation d’« évolués » par le moyen de l’école officielle qui devaient
fournir les instruments de la sécularisation. Souvent réticentes ou
hostiles à l’égard de l’école française, et ne consentant qu’à grand-
peine à y envoyer certains de leurs enfants, les élites islamiques furent
d’autant mieux tenues à l’écart de ce processus. De ce point de vue, la
partie semblait gagnée.
Cependant, dans le cadre d’un ordre colonial prudemment séculari-
sateur, les hiérarchies musulmanes ont consolidé leurs positions et
leurs clientèles. Elles ont aussi recruté de nouveaux fidèles dans les
régions animistes. À la veille des indépendances, les services
d’Affaires musulmanes vont prendre acte, avec regret, de leur
impuissance à endiguer ou contrôler ce mouvement d’expansion
[Triaud, 1997, p. 493-519].
L’administration coloniale française a ainsi constamment oscillé
entre une politique de répression ou de protection du culte islamique,
qui a finalement contribué, dans un cas comme dans l’autre, à
renforcer, au sud du Sahara, le prestige des hiérarchies musulmanes et
à fidéliser leurs clientèles.
Ce qui pouvait paraître un détour par un terrain exotique ou lointain,
fait de multiples accommodements locaux, nous renvoie aussi au cœur
de la laïcité à la française — d’une laïcité qui est autant un état d’esprit
qu’un système juridique, d’une laïcité qui est tout sauf neutre, et d’une
laïcité hantée par la distinction introuvable entre bonne et mauvaise
religion — ce dont la lutte contre les « sectes » et l’affaire du voile, quoi
qu’on en pense par ailleurs, sont les derniers avatars. Un détour encore
plus lointain, par l’Indochine française, même là où il y avait fort peu
de musulmans, nous en dirait sans doute encore plus sur cette puissance
manipulatoire de la laïcité à la française — la laïcité comme état
d’esprit —, encore plus à découvert, encore plus visible donc
lorsqu’elle est en situation coloniale.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

GOUILLY A. (1952), L’Islam en Afrique occidentale française, Éditions Larose,


Paris.
MARTY P. (1913), Les Mourides d’Amadou Bamba, Leroux, Paris.
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282 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

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français au Sénégal et en Mauritanie, 1880-1920. Parcours d’accomodation,
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sciences de l’Homme, IREMAM, Aix-en-Provence.
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VILLAMUR R. et RICHAUD L. (1903), Notre colonie de la Côte d’Ivoire,
Challamel, Paris.
14

Résistances africaines aux stratégies musulmanes


de la France en Afrique occidentale
(région soudano-voltaïque)

Danielle Jonckers

La France, forte de son expérience en Afrique du Nord, se lance


dans la conquête et l’administration de l’Afrique de l’Ouest à partir de
1850. Elle s’affirme alors comme puissance musulmane face à ses
rivaux européens dans la compétition coloniale. Si elle obtient la colla-
boration de personnalités et de confréries musulmanes sénégalaises,
elle rencontre également des oppositions, et son expansion vers l’est,
relève, elle, de la guerre. Sa domination à l’aide d’auxiliaires
musulmans se heurte à des résistances armées, particulièrement dans
une région correspondant, selon les frontières actuelles, aux confins de
la République du Mali, du Burkina Faso et de la Côte-d’Ivoire où les
non-musulmans sont majoritaires à cette époque. Les résistances de ces
derniers, bien que ne portant pas sur des questions religieuses,
s’avèrent révélatrices de l’usage du religieux dans les stratégies
coloniales de la France. Cette zone se distingue d’un point de vue
politique dans la mesure où le pouvoir, non centralisé, repose sur des
relations d’alliances et d’oppositions qui s’inscrivent dans des rapports
de force modulables au niveau local, régional et par rapport aux grands
États ouest-africains.
Orientalistes et ethnographes vont contribuer à forger des représen-
tations religieuses qui s’écartent de ces réalités. Elles seront islamo-
philes ou non selon les nécessités de l’ordre colonial ou des enjeux
internationaux qui déterminent les options religieuses de la France.
Ma contribution repose sur la mémoire orale des réalités telles
qu’elles furent vécues, récoltée en Afrique, les publications d’historiens
et d’anthropologues et les archives coloniales consultées à Dakar
[ANS], Bamako [ANM] et Vincennes [SHAT].
284 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

PRÉMICES RELIGIEUSES DE LA CONQUÊTE COLONIALE

La France ne s’appuie pas sur les missionnaires catholiques, mais


sur des agents musulmans, contrairement à sa politique dans d’autres
colonies. Elle a des contacts séculaires, liés à la traite des esclaves, avec
des commerçants musulmans du Sénégal et elle a connaissance des
confréries. Les autorités coloniales vont renforcer ou établir le pouvoir
de celles-ci ainsi que celui de personnalités musulmanes, qualifiées de
façon indifférenciée de marabouts. Les réseaux confrériques
deviennent les relais du régime colonial au Sénégal et en Mauritanie et,
en retour, les notables alliés et leurs proches bénéficient du soutien de
l’administration. L’adhésion n’est bien entendu pas totale [Robinson et
Triaud, 1997, Robinson, 2000, trad. 2004].
Des autorités musulmanes usent du réformisme religieux pour
mener la résistance politique. Ainsi, l’empereur al-Hajj Umar Tal
(1797-1864), auquel est confronté le premier gouverneur du Sénégal,
Léon Faidherbe, dès les années 1850, met en garde les musulmans
sénégalais contre l’association (muwalat) avec les Français. Il engage
également ses partisans à s’opposer à l’intrusion française par l’émigra-
tion (hijra) vers l’est. Par ailleurs, à cette époque, il parcourt toute
l’Afrique de l’Ouest pour éradiquer la coexistence religieuse qu’il juge
intolérable. Il impose l’ordre musulman de la Tijâniyya et le rend
incompatible avec d’autres affiliations. Sur cette base, il mobilise des
combattants musulmans pour le djihad, aussi bien contre l’État
bambara de Ségou, majoritairement non-musulman, que contre l’État
musulman du Macina qui soutient son voisin bambara. Il ne fait pas
l’unanimité parmi les musulmans et certains n’hésitent pas à affirmer
qu’il est plus préoccupé de pouvoir que de théologie ou de réformisme
[Robinson, 1985, trad. 1988, Yattara, Salvaing, 2003].
Eugène Mage, envoyé dans le sillage d’al-Hajj Umar par le
gouverneur Léon Faidherbe en quête de traités commerciaux, nous a
laissé le récit de son voyage au Soudan où pointe l’ambiguïté des élites
françaises à l’égard de l’islam [Mage, 1868, 1980]. Cette religion est à
la fois considérée comme une étape vers la civilisation pour les Noirs
et, en même temps, comme contraire à l’influence européenne. Sa
mention, dans les archives coloniales, révèle à la fois les préjugés de
l’époque et le pragmatisme des colonisateurs. L’islam est envisagé
comme marque de civilisation en cas de collaboration entre Français et
musulmans, mais toute résistance sera, au contraire, le signe de la
barbarie imputée à cette religion.
RÉSISTANCES AFRICAINES 285

QUESTIONS RELIGIEUSES EN DIPLOMATIE

L’accord de Berlin, signé en 1885, oblige toute puissance


européenne à des traités d’alliance avant d’occuper militairement une
région d’Afrique et d’être ainsi légitimée à la soustraire aux autres
concurrents européens. Ces traités servent également d’expédients
provisoires à l’égard des États africains. Les premiers temps de l’entre-
prise coloniale prennent néanmoins des allures diplomatiques avec
l’envoi d’ambassadeurs français auprès des souverains ouest-africains.
Parmi ces derniers, il y a, dans l’espace soudano-voltaïque, les fils d’al-
Hajj Umar au nord et au sud, Tiéba Traoré de l’État du Kénédugu, à
l’ouest, Samori Touré, au sud-ouest et les Watara de Kong au sud-est,
en Côte-d’Ivoire. Tous sont musulmans, mais leurs motivations à
guerroyer ne sont pas explicitement religieuses, ce qui n’empêche pas
le recours ponctuel à un discours religieux.
Les archives des premières rencontres avec Tiéba [ANS 1890
1G146-1G4 ; 1G146-6], dont la France veut l’alliance contre Samori,
en 1890-91, révèlent des préoccupations religieuses à des fins
politiques. Le commandant du Soudan français, le colonel Archinard,
envoie en ambassadeur le capitaine Quiquandon et lui précise les
termes dans lesquels il doit s’adresser à Tiéba… « s’il veut que notre
amitié soit encore plus grande, qu’il prenne ma religion au lieu de
prendre celle de mes ennemis. Maintenant, ajouterez-vous, si tu veux
savoir quelle est la religion du colonel, c’est la catholique… Si tu veux
que le colonel t’aide, tu n’as qu’à dire que tu n’es plus musulman, le
colonel t’enverra quelqu’un de nos marabouts catholiques… ». Cet
extrait est mentionné dans une publication missionnaire qui note
qu’Archinard, bien que protestant, estime le catholicisme religion
représentative de la France. La même publication lui oppose l’anticlé-
ricalisme qui suivra [Prost, 1941, p. 32].
Dans son rapport de mission, Quiquandon indique que « Tiéba
n’apprécie pas à sa juste valeur le rôle de la religion dans l’affermisse-
ment de la cohésion intérieure de l’État » et rapporte les propos de
Tiéba au sujet de Samori qui procède différemment : « Samory veut
obliger tout le monde à faire salam, il fait couper la tête à ceux qui
refusent. Pourquoi agir ainsi ? Chacun doit être libre chez moi.
Quiconque veut faire salam fait salam ; quiconque veut boire du dolo
(bière de mil, nda) boit du dolo ; moi je n’en bois pas, mais mon frère
en boit et nos frères en buvaient… » [1891, p. 4693]. Il déprécie Tiéba
qui accepte la liberté de culte, mais rapporte ses propos qui font de
Samori un musulman sanguinaire. Ce qui légitime la France à le
combattre.
286 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

GUERRES DES SOUVERAINS MUSULMANS ET CONQUÊTE COLONIALE

La France mène la conquête coloniale dans un contexte de guerres


propice à ses stratégies d’expansion. Elle signe des traités de
protectorat, moyennant la fourniture d’armes aux souverains, pour
ensuite s’approprier les territoires sur lesquels ils exercent leur autorité.
Elle remplace les récalcitrants par un proche sous tutelle, notamment à
Ségou, pris par al-Hajj Umar en 1861, et dont le fils résiste. Elle utilise
Tiéba et, à sa suite, Babemba, pour des expéditions contre les
populations de l’est du Soudan en 1891 [Jonckers, 1987, p. 132],
tandis qu’au sud-est, en Côte-d’Ivoire et en Haute-Volta, elle s’appuie
sur les Watara de Kong qui s’accommodent de la présence française
[Dacher, 1997, p. 115 ; Saul et Royer, 2001]. Elle se heurte à leur rival
Samori [Person, 1968] qui mène une véritable guerre contre l’occupa-
tion française de 1891 à 1898. Samori s’assure également du contrôle
des routes commerciales et s’empare de Kong à cette fin en 1895.
Samori dispose d’une armée de dizaines de milliers d’hommes dont
des cavaliers et des fusiliers équipés en armes européennes modernes,
renseignements que le ministre des Colonies demande au gouverneur
de ne pas divulguer en 1891. Le fusil est présent, en Afrique de l’Ouest,
dès le XVIe siècle. Toutes les armées l’utilisent. Les forgerons locaux
fabriquent des armes à feu, mais seuls ceux de Samori font des fusils à
répétition de douze coups par minute [Person, 1970, p. 909]. Tiéba et
Babemba réclament des fusils à tir rapide dans leurs lettres aux
Français, faisant valoir leur ennemi commun, mais n’en obtiennent que
quelques dizaines. Ils se procurent leurs fusils chez les commerçants
dyula 1 qui s’approvisionnent dans les colonies anglaises et allemandes
[Tymowski, 1987, p. 161-162].
L'état de guerre quasi permanent entretenu par les souverains
africains sur des territoires étendus n’a pas pour but la conquête de
ceux-ci, mais la capture d’esclaves et les razzias sur les produits
agricoles et le bétail. Les esclaves sont échangés contre des fusils et des
chevaux. Les Français prélèvent des taxes sur ce commerce qui
s’élèvent, pour chaque esclave, à un dixième de sa valeur. Babemba
tenta ainsi d’en obtenir l’exonération [Tymowski, 1987, p. 197]. Les
populations aux frontières de ces États esclavagistes sont ponctionnées
1. Le qualificatif dyula s’applique à des marchands ouest-africains, généralement
musulmans, spécialisés dans le commerce caravanier à longue distance, mais aussi à des
guerriers ou des lettrés. Les Dyula, dans leurs déplacements, côtoient Africains, Arabes ou
Européens et contribuent à faire circuler l’information sur le monde. Ils parlent dyula,
idiome véhiculaire en Afrique de l’Ouest. Ils jouent un rôle important dans l’ajustement
aux différents pouvoirs étatiques, esclavagistes ou colonial. Ils peuvent être réellement
associés à la violence de ceux-ci ou en être la représentation.
RÉSISTANCES AFRICAINES 287

par les armées. Elles fuient ou se déplacent, mais elles ne se cantonnent


pas dans une position de victimes. Elles résistent et se livrent, elles
aussi, à la guerre et au pillage. Elles s’inscrivent dans cette économie
politique de guerre, sans en être dépendantes, à la différence des
ensembles étatiques qui, eux, ont des besoins énormes, liés à l’entretien
de l’armée, à l’achat d’armement et à la vie de cour. Elles conservent
une relative autonomie et forment des chefferies guerrières dont les
alliances et les rapports de forces peuvent se modifier. Elles sont, bien
entendu, contraintes par les armées des États qui assurent la capture des
fugitifs, la mise à mort des rebelles, les expéditions punitives contre les
villages et les régions révoltées. Cependant, ces armées permettent
aussi une certaine mobilité sociale. Les jeunes cultivateurs peuvent les
rejoindre pour s’adonner à la guerre en dehors des activités agricoles ou
abandonner celles-ci et faire carrière dans l’armée ou encore se livrer au
brigandage [Jonckers, 1987, p. 128]. Un esclave enrôlé de force peut
s’y distinguer et tout guerrier peut s’emparer du pouvoir. De nombreux
chefs militaires sont d’anciens esclaves [Saul et Royer, 2001, Bazin,
Terray, 1982].
La violence des souverains est inhérente à une économie de guerre
et de prédation qui, alliée au commerce et à la production agricole et
pastorale basée sur le travail des esclaves, fait la prospérité de leurs
États [Meillassoux, 1986]. Ceux-ci permettent l’existence de grands
commerçants, d’hommes politiques, de lettrés, d’artistes et de
religieux. Les stratégies sont politiques et économiques, mais pas expli-
citement religieuses, à de rares exceptions près. Samori qui, dans un
premier temps, n’utilise pas la religion, lance en 1884, le mot d’ordre
de guerre sainte. Il prend le titre d’Almami, chef des fidèles, dans la
mesure où il a derrière lui une majorité musulmane. La référence à
l’islam devient le moyen d’étendre la légitimisation de son pouvoir sur
des groupes sociaux autres que l’armée. Il utilise la bannière de l’islam
auprès des populations quand son premier État tombe sous les attaques
françaises (1892-1894). Il se déplace alors vers l’est et, pour motiver
les musulmans à le suivre, avance l’idée du pèlerinage à La Mecque.
L’usage de la menace et de la force à l’égard des non-musulmans vise
essentiellement à obtenir le butin. Même si certains d’entre eux
adhèrent à l’islam pour tenter d’échapper à leur sort, le danger passé,
ils reprennent leurs cultes. Par contre, Tiéba et son successeur Babemba
n’avaient pas la possibilité de renforcer leur pouvoir par l’islam, car la
majorité de la population du Kénédugu n’était pas musulmane.
Les troupes coloniales, dont seuls les officiers sont français, sont
constituées au fur et à mesure de l’avancée au Soudan avec l’appui des
souverains et chefs locaux alliés ou contraints. Nombre de recrues sont
288 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

originaires de la région soudano-voltaïque. Elles forment le corps des


tirailleurs sénégalais, créé en 1857, et seront envoyées sur tous les fronts
dans les guerres coloniales et en Europe. Le recrutement français est
identique à celui des États africains, à la différence que, par souci
d’économie, les soldats permanents sont restreints à quelques centaines
et que la majorité des troupes auxiliaires sont celles des alliés africains
qui les ont à charge. Ce qui permet d’apaiser les craintes de ceux qui, en
métropole, s’émeuvent des guerres coloniales et de faire porter la
responsabilité des massacres aux souverains musulmans. Cela justifiera
également, le moment venu, de les éliminer en se proclamant
libérateurs.
En 1898, Babemba et, ensuite, Samori, sont vaincus par les troupes
coloniales. Dans un premier temps, les populations pensent être
libérées. Dès qu’elles constatent que les exigences des Français
dépassent celles de leurs prédécesseurs, elles se révoltent. D’autant
qu’elles sont désormais en permanence confrontées à des exactions,
alors qu’auparavant, celles-ci se limitaient à des expéditions
ponctuelles. L’histoire orale rappelle cependant cette continuité. Elle
conserve la représentation mythique de conquérants dyula à cheval, que
ceux-ci opèrent pour les États africains ou pour la France, et qualifie
d’« esclaves des Français » les tirailleurs. En revanche, selon la vision
coloniale, il y a ceux que l’on dit faire œuvre de « pacification » sous la
bannière de la France, tandis que ceux qui agissent sous celle de l’islam
seraient « sanguinaires ». Or, les méthodes et, parfois, les hommes, sont
les mêmes, mais les troupes coloniales, dotées d’artillerie, font
davantage de ravages. Comme le note l’administrateur colonial
Maurice Delafosse (1870-1926) :
Nous avons été réduits, au cours d’innombrables colonnes ou opérations de
police, à tuer plus d’hommes, à brûler plus de villages que jamais n’en avaient
tués ou brûlés les al-Hajj Umar, les Ahmadu, les Samori. [Delafosse, 1917].

Ce texte ne sera pas publié, comme le mentionne Alice Conklin


[1998, p. 66], car il va à l’encontre de l’idéologie coloniale qui
entretient le mythe de la France salvatrice d’une Afrique martyrisée par
des tyrans. Idée que Delafosse, lui-même, contribuera à diffuser dans
un texte publié dix ans plus tard et qui, comme le remarque Marc
Michel [1998, p. 87], impute la violence aux musulmans et ne dit rien
sur celle des Européens qui pratiquent la traite des esclaves pendant
quatre siècles :
Cette sorte de curée à laquelle se jetèrent, durant cent ans environ, tant de
conquérants, mettant le fanatisme musulman au service de leurs ambitions
insatiables et cruelles, explique l’état lamentable dans lequel l’occupation
RÉSISTANCES AFRICAINES 289

européenne, à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, trouva tant de


contrées et de populations de l’Afrique tropicale. [Delafosse, 1927, p. 35].

Quoi qu’il en soit des motivations religieuses des souverains


musulmans, tous utilisent la contrainte de l’armée sur le reste de la
population pour capturer des esclaves et exiger des prestations. Leur
but n’est pas de conquérir ou d’administrer des territoires, même si
certains imposent un impôt, et si d’autres envoient un ambassadeur ou
un détachement de soldats. La référence à l’islam, pour affermir
l’autorité de l’État, ne pouvait avoir d’impact que sur les musulmans.
Or, la majorité des populations soudano-voltaïques ne partagent pas la
religion de ces souverains.
Malgré les destructions causées par des armées, dont certaines
brandissent l’idéologie de l’islam, musulmans et non-musulmans
vivent côte à côte depuis des siècles et se déplacent, quelles que soient
leur région d’origine ou leur religion. Des pèlerins, des lettrés, des
commerçants circulent selon des axes transsahariens et de la côte
atlantique vers l’Est et le Moyen-Orient. Ils apportent des nouvelles du
monde. La région soudano-voltaïque, à forte identité non-musulmane,
compte des musulmans. Des lettrés et leurs élèves, venus de l’ouest, de
cités célèbres comme Djenné, ou des commerçants itinérants, s’établis-
sent, dès le XIVe siècle, le long des voies commerciales, notamment
celle de Kong à Djenné. Des musulmans sont appréciés pour leurs
connaissances occultes : ils exercent la divination, procurent charmes et
amulettes, particulièrement pour mener la guerre ou se protéger.
D’autres, lettrés, rédigent les courriers commerciaux ou diplomatiques
et peuvent être arbitres ou conseillers. Mais il n’y a pas pour autant
conversions massives. Chacun garde ses spécificités religieuses. Les
musulmans peuvent être très nombreux, car un maître se déplace avec
sa famille, ses esclaves et ses élèves qui commercent ou travaillent ses
champs. Ils ne s’installent pas en conquérants : ils sont des hôtes pour
les familles fondatrices de village ou d’autres familles, et ce statut
ménage la liberté des uns et des autres. En cas de conflit, ils font cause
commune avec leur hôte et cela même si les assaillants sont
musulmans. En cas d’occupation par ces derniers, le descendant non-
musulman des familles fondatrices du village conserve le titre de
maître de la terre et les institutions religieuses demeurent actives. Les
musulmans ne tentent pas de convertir la majorité non-musulmane
[Saul et Royer, 2001, p. 53-57] et leur rigueur religieuse vise essentiel-
lement les musulmans. Ceux qui sont anciennement établis ne prennent
pas le pouvoir politique et même les souverains musulmans laissent, en
principe, les autorités locales en place. Au XIXe siècle, dans un contexte
de guerres généralisées, les guerriers, quelle que soit leur religion,
290 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

peuvent ravir le pouvoir politique et militaire. Mais ce pouvoir


conjoncturel est éphémère. Les autorités françaises vont institutionna-
liser ces prises de pouvoir par la force, en donnant à ceux qui s’y livrent
le titre de chef de canton. Ils privilégient alors les musulmans
dénommés « Dyula ».

GUERRE OU PAIX COLONIALE SOUS ADMINISTRATION


FRANÇAISE MUSULMANE ?

La résistance armée est immédiate dès l’arrivée de la première


colonne militaire sous commandement français en 1890 où les affron-
tements font déjà des milliers de morts dans les deux camps. Elle ne
cesse pas après l’occupation : les villageois tuent les émissaires, se
lancent à l’attaque des garnisons et les massacrent. En 1898, devant le
coût de l’occupation militaire qu’il prévoit durer cinq ans, le
commandant Destenave évoque le rétablissement du recours à l’État de
Babemba :
Il y a sans doute lieu de regretter qu’on n’ait pas cru devoir y conserver
une autorité indigène qui nous aurait été dévouée […]. Il ne serait sans doute
pas trop tard pour rétablir dans ce pays le principe du protectorat […]. Ce
riche pays pourrait largement payer toutes les dépenses du protectorat que
nous lui imposerions […]. [Destenave, 1899].

Il propose également de consolider et d’étendre l’autorité des


anciens chefs de Kong. Cette dernière solution s’applique également
aux ambassadeurs des anciens États de Ségou et de Sikasso, ainsi
qu’aux seigneurs de la guerre qui pactisent avec les autorités
coloniales. Ce qui aboutit à figer les confédérations guerrières en
cantons. Les populations, qui ont réussi à garder une relative
autonomie, même à l’égard des États esclavagistes, se révoltent. Cette
permanence de l’autorité militaire est contraire à leurs systèmes
politiques qui n’envisagent le recours au pouvoir fort que de manière
ponctuelle [Jonckers, 1987, 1997]. L’autorité villageoise est elle-même
pluripartite et limitée par diverses associations de compétences, d’âges
ou de sexes, ainsi que par des confréries religieuses. Tous ces liens
interviennent en politique extérieure, domaine également géré par les
alliances matrimoniales. La résistance armée à la colonisation se
propage selon ces réseaux qui permettent la mise en œuvre de
solidarités guerrières. Les colonnes françaises attaquent au canon les
villages récalcitrants et les rasent complètement. En 1900, le
commandant de cercle de Koutiala ne se déplace pas sans une escorte
RÉSISTANCES AFRICAINES 291

et un canon. Le cercle correspond à une division administrative de taille


importante. À partir de 1901, il est subdivisé en cantons qui assemblent
d’autorité plusieurs villages. Ceux-ci ne se soumettent pas pour autant
et la zone soudano-voltaïque demeure longtemps territoire militaire.
De 1890 à 1920, les rapports politiques mensuels des cercles de
Koutiala ou de Bobo Dioulasso sont autant de bulletins de guérilla
ponctués d’annonces de la pacification ou de son démenti [archives
ANS 1D, 4 D, 2 G, ANM, SHAT 5 H ; Dacher, 1997, p. 121-123]. Ces
alternances ne correspondent pas tant à la réalité qu’au changement
rapide des responsables coloniaux, deux à trois commandants de cercle
se succédant chaque année. Elles révèlent leur désir soit d’obtenir une
promotion, en faisant des économies budgétaires, ou au contraire
d’engager des dépenses militaires pour pouvoir se battre. Pour solliciter
des crédits, on note les révoltes, tandis que, pour soigner son image, on
les masque. Cette dernière option se traduit par l’usage du terme de
« pacification » pour désigner la répression sanglante qui perdure
pendant des décennies d’administration coloniale [Dacher, 1997 ;
Jonckers, 1987 ; Saul et Royer, 2001]. Celle-ci repose sur la force des
seigneurs de guerre institués chefs de cantons à partir de 1900, côté
soudanais, et, en 1906, côté voltaïque. Le personnel français se limite à
cinq ou six personnes par cercle, ce qui laisse aux chefs de cantons
africains une large marge de manœuvre. Ils doublent, triplent ou
décuplent les exigences françaises : impôts, corvées, réquisitions des
biens et des personnes ; ils enlèvent des femmes et des enfants qu’ils
revendent, en prétendant que les Français demandent des captifs
[Dacher, 1997, p. 124-144]. Le mouvement anticolonial s’amplifie : il
s’étend en 1916 dans toute la région soudano-voltaïque, où 112 villages
sont insurgés. Les rebelles peuvent rassembler 30 000 hommes en un
jour, dont 5 000 à 6 000 armés de fusils [Saul et Royer, 2001, p. 162].
Ils maintiennent la pression sans relâche. La mobilisation est
révélatrice de la capacité d’organisation politique et guerrière des
populations non musulmanes qui sont particulièrement méprisées par
les autorités coloniales et leurs agents, pour la plupart musulmans. Bien
que le mouvement anticolonial ne soit pas explicitement religieux, son
efficacité est, en partie, redevable à la religion. Il se propage en effet
rapidement et à longue distance par le biais des cultes non musulmans
qui, malgré leurs spécificités locales et leur autonomie, entretiennent
des relations de proche en proche au-delà de leur région d’origine. Ces
réseaux sont d’autant plus fiables qu’ils reposent sur le secret. En
revanche, de puissantes familles musulmanes soutiennent ouvertement
la répression française, mais les musulmans ne forment pas une unité
politique et certains d’entre eux rejoignent la résistance. Des
292 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

musulmans peuvent également être liés à des familles non musulmanes


dont ils sont les hôtes depuis des générations et avec lesquelles ils font
cause commune, même si les assaillants sont musulmans. Ils ne sont
pas encadrés par les confréries, comme c’est le cas dans les pays
voisins, au Sénégal, en Mauritanie et en Algérie. Leurs orientations
sont soufies, qâdirî et tijânî, mais ils ne suivent pas de chef religieux qui
pourrait leur conseiller un choix politique comme le font des marabouts
du Sénégal, qui entérinent la présence française par des recommanda-
tions publiques.
En 1916, des forces expéditionnaires spéciales, une douzaine
d’officiers français, un régiment et des canons sont acheminés depuis
Dakar, siège du Gouverneur général d’Afrique de l’Ouest. Elles
détruisent plusieurs centaines de villages, emprisonnent et exécutent
les rebelles ou ceux qui les accueillent. Le ramassage des armes est
systématique, mais les forgerons travaillent nuit et jour à réarmer. Dans
un tel contexte, la tension entre les administrateurs civils et militaires
persistera pendant toute la guerre anticoloniale. Plusieurs anthropolo-
gues se sont penchés sur les capacités guerrières de ces populations
[Dacher, 1997, Kambou-Ferrand, 1993, Person, 1970, Bazin, Terray,
1982 ; Tymowski, 1987] et ont mis en évidence la portée politique de
leurs réseaux religieux dans la résistance armée à la colonisation.
[Jonckers, 1995 ; Amselle, 1990, p. 193-200 ; Saul et Royer, 2001].
Le mouvement anticolonial ne se réclame pas des religions. Ce qui
rassemble les gens, c’est la lutte contre l’oppression. Des musulmans se
joignent aux non-musulmans. Ils n’hésitent pas à tuer de nombreux
auxiliaires, de religion musulmane, qui les assujettissent, au nom de la
France : chefs de cantons, interprètes, gardes-cercle, etc. Dacher qualifie
la colonisation de franco-dyula [Dacher, 1997, p. 119-150], comme le
fait également l’administrateur Méker qui n’hésite pas à écrire que ce
colonialisme intérieur fut une solution détestable utilisée par l’adminis-
tration [1980, p. 77-85]. Les archives mentionnent peu les abus des
agents. Elles évaluent surtout leur efficacité pour obtenir les prestations,
impôts, conscription, travail forcé, assurant l’autofinancement des
colonies et l’apport de bénéfices à la métropole. Les administrateurs
fixent par village les contingents de militaires pour la guerre de 1914-
1918 et de travailleurs pour les travaux publics ou pour les plantations
de Côte-d’Ivoire. Les recrutements forcés sont comparables à la
déportation ou à la traite des esclaves, ainsi que le constate Méker
[1980, p. 44]. L’histoire orale ne s’y trompe pas qui classe sous le
même terme Faama les chefs des États guerriers et ceux de l’État
colonial. Faama désigne le pouvoir par la force en bamana (bambara),
aujourd’hui seconde langue du Mali [Jonckers, 1997, p. 74-75].
RÉSISTANCES AFRICAINES 293

La plupart des agents de l’administration, de la justice, de l’enseigne-


ment sont musulmans. Cette orientation musulmane est justifiée politi-
quement comme une étape africaine vers la civilisation ou comme un
moyen d’écarter les missionnaires. Non sans contradiction car, en même
temps, l’islam est craint comme une force de mobilisation contre la
présence française. Les rapports politiques font état des répressions à la
moindre suspicion. Une surveillance systématique est instituée, à partir
de 1906, par le Bureau des Affaires musulmanes du Gouvernement
général de l’AOF, dans le prolongement des Bureaux arabes de l’Algérie.
Cette politique coloniale ambiguë ne fait d’ailleurs pas l’unanimité parmi
les autorités françaises, ni en métropole ni en Afrique.
La situation mondiale interfère également dans l’orientation de la
politique française en Afrique. Cette politique va ainsi connaître
plusieurs revirements à l’égard des religions, à partir de 1919, à la suite
de la signature par les puissances coloniales européennes, le Japon et
les États-Unis, du protocole de Saint-Germain-en-Laye, qui engage les
signataires et les membres de la Société des Nations à garantir pleine
liberté d’action aux missionnaires, sans distinction de nationalité ou de
culte, dans les colonies. La France remet donc, en principe, en question
ses relais musulmans en région soudano-voltaïque. Mais elle retrace
aussi des frontières dans le but de renforcer son contrôle des
populations révoltées et sur des administrateurs incapables de les
juguler, au point que l’état de guerre avait dû être proclamé [Saul et
Royer, 2001, p. 309]. Elle divise le Haut-Sénégal-Niger en Soudan et
Haute-Volta, en 1919, et se livre à un découpage ethnique qui distingue
les non-musulmans entre eux. Ceux-ci sont, dès lors, susceptibles
d’être évangélisés. Ils le seront, côté voltaïque, où les missionnaires
sont par ailleurs implantés dans le nord du pays. Au Soudan, les
adhésions à l’islam augmentent, non que les musulmans soient
prosélytes, mais sous l’influence de la politique française qui, en dépit
du protocole, continue à favoriser les musulmans qui la soutiennent.
Ainsi, la coïncidence entre la religion musulmane et le pouvoir se
maintient, malgré de rares destitutions de chefs de cantons musulmans.
Cet amalgame entre islam et pouvoir n’existait pas avant la colonisa-
tion. Les cultes non musulmans restent néanmoins majoritaires de part
et d’autre des frontières. À partir de 1903, les missionnaires français se
disent en butte à l’hostilité des administrateurs coloniaux, qualifiés de
représentants des gouvernements anticléricaux de la France. En 1923,
le gouverneur du Niger, Brévié, chef de service des affaires politiques
du Soudan, fort de vingt années d’expérience, publie une critique de la
politique coloniale qui favorise l’islam au détriment des autres
religions en contradiction avec l’idéologie de neutralité religieuse. Il
294 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

s’insurge contre le développement de l’enseignement coranique au


Soudan, à l’initiative de la France qui fonde effectivement des écoles
musulmanes avec des maîtres arabes pour former des jeunes gens aptes
à servir d’intermédiaires dans l’administration. Il comprend mal que
l’État puisse refuser de subventionner les missions catholiques et
protestantes françaises tandis qu’il protège l’enseignement musulman.
Les archives indiquent pour cette période une certaine préférence pour
les enseignements confessionnels car ils ne sont pas à la charge du
budget de la colonie, contrairement aux écoles républicaines qui
demeureront d’ailleurs très rares pour cette raison. Brévié dénonce
également l’organisation judiciaire coloniale inspirée par le Coran et le
droit musulman. Il rappelle le décret de 1912 qui pose le principe de la
représentation des statuts musulmans et non musulmans. Il précise
qu’il n’entend pas par là prendre position en faveur des missionnaires,
mais bien des populations qu’il appelle « fétichistes » [Brévié, 1923].

REPRÉSENTATIONS COLONIALES DE L’ISLAM


EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE

Depuis son apparition, l’islam fait partie intégrante de l’histoire de


l’Afrique subsaharienne — y compris en milieu rural non musulman —
ainsi qu’en témoignent les mythologies locales [Jonckers, 1998, p. 23,
Saul, 1997 ; Tamari, 2001]. Mais les représentations coloniales
masquent cette réalité de pluralité religieuse. Dans un premier temps,
elles valorisent l’islam comme signe de civilisation. Ensuite, elles
l’opposent à l’authenticité africaine ou le dégradent par son contact à
celle-ci. Dès lors, il devient une religion étrangère qui n’a pu s’imposer
que par la conquête. L’idée d’un islam dicté de l’extérieur ou d’un
islam spécifique, l’islam noir, persiste aujourd’hui malgré les
recherches qui, depuis 1980, tendent à se démarquer de cette vision.
Celle-ci résulte d’une volonté politique qui vise à séparer l’Afrique
noire du monde musulman par crainte d’un panislamisme au service
d’une mobilisation anticoloniale. Elle apparaît dès 1910 et est
clairement appuyée par Robert Arnaud. Ce premier responsable du
Bureau des Affaires musulmanes du Gouvernement général de l’AOF
affirme que l’islam d’Afrique occidentale « …vit d’une vie qui lui est
propre […] en dehors des idées professées par les transformateurs
sociaux d’Égypte, de Turquie et de Perse. […]. Nous avons un intérêt
considérable à voir se constituer et évoluer en Afrique occidentale un
islam purement africain […]. » [Arnaud, 1912, p. 6 et 128]. Son
successeur, Paul Marty, qualifie la confrérie mouride du Sénégal de
RÉSISTANCES AFRICAINES 295

« vagabondage islamique » [Marty, 1917, p. 262]. Ces constructions,


qui séparent les musulmans noirs de l’ensemble du monde islamique et
qui ethnicisent l’islam, légitiment la création des frontières en Afrique
même, entre le Sénégal, le Soudan et les pays du nord. Elles témoignent
à la fois d’une peur de l’islam et d’une infériorisation de l’Afrique. Le
concept d’islam noir aboutit également à une dépréciation de la
production littéraire arabe du sud du Sahara, ainsi que le relève Jean
Schmitz [1998, p. 116-117], alors qu’une centaine de milliers de
manuscrits sont encore aujourd’hui dans la boucle du Niger [Yattara et
Salvaing, 2003, p. 418, note 40]. Administrateurs et ethnographes vont
renforcer ces idéologies raciales et y ajouter l’étude des cultures non
musulmanes dont on valorise l’oralité et les spécificités ethniques.
Maurice Delafosse a particulièrement contribué à forger ces représen-
tations dichotomiques disqualifiantes de l’islam d’Afrique noire, alors
qu’il a une solide formation d’orientaliste et d’arabisant. Il connaît les
documents des historiens arabes qui ont noté la présence de l’islam en
Afrique noire dès le IXe siècle et les relations de bon voisinage entre les
religions. Il collabore avec Houdas, son professeur et beau-père, à la
traduction des manuscrits soudanais. C’est d’ailleurs sur la base de
cette littérature en langue arabe, combinée à des enquêtes orales, qu’il
rédige Haut-Sénégal-Niger (1912), qui lui vaudra sa réputation
d’historien officiel de l’Afrique, éclipsant à l’époque Charles Monteil
[Triaud, 1998, p. 226]. Cet ouvrage de commande administrative
réduit, chiffres à l’appui, l’importance de l’islam au Haut-Sénégal-
Niger, qui désigne à l’époque le Soudan français et la future Haute-
Volta. Il a cependant le mérite de contribuer à la reconnaissance d’une
histoire et de civilisations africaines anciennes. Il évoque la splendeur
des empires du Soudan médiéval ouverts sur l’extérieur, en précisant
qu’elle ne devait rien ni au monde musulman ni à celui des Européens.
Dans nombre de ses ouvrages, il défend l’existence d’une « culture
négro-africaine nettement définie […] que l’islamisation, même la plus
reculée, n’a point réussi à modifier profondément… » [1925, p. 25].
Vingt ans plus tôt, il opposait « … les Soudanais anarchistes et païens,
[…] rebelles à l’influence européenne, aux communautés musulmanes
plus civilisées qui connaissant la loi et l’écriture, acceptent plus
facilement l’impôt de capitation et l’ouverture au commerce » [1904,
p. 946]. Un revirement qui témoigne de son implication dans les
stratégies coloniales. Les dimensions politiques et scientifiques
ambiguës des écrits de Delafosse sont finement analysées dans
l’ouvrage collectif dirigé par Amselle et Sibeud [1998].
La mise en évidence des religions non musulmanes amène à
opposer l’islam à ces religions, elles-mêmes désignées par des intitulés
296 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

réducteurs comme « animistes, fétichistes ou naturistes ». Cela


correspond à un changement de politique religieuse qui, d’essentielle-
ment musulmane, doit composer avec les missions chrétiennes
françaises pour contrer la concurrence des missions étrangères. La
critique de la politique musulmane de l’administration coloniale par
Brévié [1923] relève de cette réorientation. Delafosse préface cet
ouvrage, lui donnant une caution scientifique. Le gouverneur général
William Ponty et ses successeurs, partisans de la manière forte, lui
reprocheront cependant d’avoir des idées trop indépendantes de la
politique suivie en AOF et d’être trop indigéniste. Précisons que Ponty
est franc-maçon, et que ses prédécesseurs, Archinard et Gallieni, étaient
des militaires anticléricaux, alors que Delafosse est catholique
[Conklin 1998 p. 68-69].
Dans les archives coloniales, musulmans et non-musulmans sont
classés en fonction de leurs réactions à l’intrusion coloniale. Les
musulmans qui collaborent sont des interlocuteurs légitimes, tandis que
ceux qui contestent sont vus comme de dangereux réformistes, des
tyrans sanguinaires. Les non-musulmans sont également classés entre
soumis et rebelles, mais il y a en ce qui les concerne davantage de
catégories. Quant aux populations de la région soudano-voltaïque, leur
refus d’obéissance est attribué à une arriération mentale ! Les autorités
françaises ne les créditent pas d’ailleurs d’une quelconque capacité à
concevoir la politique. Elles ne l’envisagent que pour les musulmans.
L’ethnographie française prendra ensuite le pas sur la perspective
orientaliste en Afrique noire [Robinson, 2004, p. 66 et Schmitz, 1998].
Elle va élever les cultures non musulmanes au rang de civilisations
opposées à l’islam. Michel Leiris [(1934), 1996, p. 186], après un
voyage dans la région dans les années 1930, écrit : « Nus et musclés,
avec leurs balafres sur la face, ils ont une noblesse d’allure qu’on ne
rencontre guère que chez les buveurs de dolo et à laquelle n’atteignent
presque jamais les musulmans. »
Ces images des sociétés africaines imprègnent les mémoires du
public et des milieux scientifiques français bien au-delà de la politique
coloniale. Ethnologues et historiens qui hériteront de ces constructions,
auxquelles s’ajoute le découpage ethnique, mettront du temps à s’en
dégager.
Enfin, quand en 1946, la loi sur l’indigénat est abolie grâce à une
majorité de gauche au gouvernement en France, les Africains
deviennent citoyens français 2. Dès lors, quelles que soient leurs

2. Jusqu’à ce décret, les droits de citoyenneté étaient réservés aux seuls habitants de
quatre communes côtières du Sénégal (Gorée, Saint-Louis, Rufisque et Dakar). Ceux-ci
bénéficiaient, en principe, des droits universels masculins de 1789, bien qu’ils n’aient été
RÉSISTANCES AFRICAINES 297

religions, c’est au sein des partis politiques et des syndicats qu’ils pour-
suivront la lutte pour l’indépendance, obtenue en 1960.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Archives
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Soudan, Haut-Sénégal-Niger, Haute-Volta, Côte-d’Ivoire, cercles de Koutiala,
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nistration), 15 G, 10 G (affaires musulmanes Soudan et Haute-Volta), Dakar.
Archives nationales du Mali (ANM), 1891 à 1937, en particulier Soudan, cercle
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(dir.), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie : l’itinéraire
d’un africaniste (1870-1926), Maisonneuve et Larose, Paris, p. 65-77.

mis en pratique qu’à partir de 1872 avec la IIIe République, qui s’engagera, par la suite,
dans une politique d’expansion coloniale. Les citoyens de ces communes conserveront
leurs droits. Nombre d’entre eux combinent alors identité musulmane et citoyenneté
française et contribuent, de ce fait, à l’établissement du gouvernement colonial. D’autres,
par la suite, combattent pour étendre les droits de citoyenneté à l’ensemble de l’Afrique
occidentale française. Notamment Blaise Diagne, le premier député africain élu à
l’Assemblée nationale en 1914 [Robinson, 2004, p. 161-192]. Le décret de 1946 supprime
la justice indigène qui relevait de l’administrateur et interdit le recours au travail forcé,
ainsi qu’aux réquisitions de biens dans les colonies, appelées dorénavant Territoires. Ceux-
ci sont dotés d’une Assemblé élue au suffrage universel. Mais la citoyenneté n’est
cependant pas intégrale dans la mesure où chaque circonscription électorale a deux
députés, un Africain et un Blanc, alors que, proportionnellement, ce dernier ne représente
que quelques centaines d’élus, appartenant essentiellement à des milieux d’affaires. Rares
sont en effet les Européens établis en Afrique de l’Ouest. Cette dualité raciale ne sera
abolie des collèges électoraux qu’en 1956, lorsque la Constitution déclare les territoires
d’outre-mer partie intégrante de la France. Désormais, chaque territoire disposera d’une
Assemblée dotée d’un pouvoir législatif et d’un gouvernement semi-autonome.
298 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

DACHER M. (1997), Histoire du pays gouin et de ses environs, Sépia-ADDB,


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15

Attitudes envers l’islam dans l’Église orthodoxe


hier et aujourd’hui

Alexey Zhuravskiy

Les attitudes envers l’islam en Russie et dans l’Église orthodoxe ont


varié en fonction de l’époque, de la conjoncture historique, de la
situation politique, des différentes couches de la société, allant du refus
total et du rejet à sa reconnaissance comme faisant partie intégrante de
la culture russe.
On écrit et on parle beaucoup de nos jours de l’islam européen. Ce
phénomène est relativement nouveau pour l’Europe. L’« islam russe »,
lui, est une donnée ancienne et traditionnelle pour la Russie. À vrai
dire, les Slaves orientaux ont eu des contacts avec les musulmans bien
avant l’apparition d’une quelconque forme d’État et avant l’adoption
de la religion chrétienne orthodoxe en 988 1.
Au début, ces contacts étaient de caractère essentiellement
extérieur. Les voisins les plus proches étaient les Khazars qui profes-
saient non seulement le judaïsme, mais aussi l’islam, les Polovtsy, un
peu plus tard, les Bulgares de la Kama, qui adoptèrent l’islam sunnite
de l’école hanafite en 922. Ils étaient les premiers peuples au contact
desquels la Russie ancienne découvrit le monde de l’islam.
La deuxième étape commence de manière un peu conventionnelle
en 1312, quand le khan Ouzbek déclara tous ses sujets musulmans et
que l’islam s’affirma définitivement au sein de la Horde d’Or. À partir
de ce moment-là, on observe une sorte de symbiose entre la Russie
orthodoxe et la Horde. Une symbiose étrange. La Russie, alors vassale
de la Horde, conserve son indépendance religieuse et la Horde n’aspire
pas vraiment à être une puissance musulmane. La Russie considérait la
1. Nombreux sont ceux que ce fait plonge dans l’embarras encore aujourd’hui, car il
entre en conflit avec le stéréotype d’une Russie orthodoxe dès ses origines.
304 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Horde plutôt comme un cataclysme et ne ressentait pas face à elle ce


frémissement culturel que ressentait l’Europe occidentale du Moyen
Âge face aux musulmans.
L’étape suivante, la plus importante, est l’entrée de l’islam dans
l’État russe et, par-là même, dans la culture russe. Elle commence dans
la moitié du XVIe siècle avec la conquête des khanats de Kazan,
d’Astrakhan et de Sibérie, lorsque les musulmans de ces régions
devinrent des sujets de l’État russe. La colonisation du Caucase et de
l’Asie centrale, qui se déroula bien plus tard, peut néanmoins être
considérée comme le prolongement de cette étape.
Il se trouve que, dans la Russie ancienne, puis dans l’Empire russe,
les premières relations orthodoxes-musulmans étaient envisagées
essentiellement sur un plan politique (sur les plans religieux et culturel,
la Russie se considérait, en tout cas jusqu’à l’époque de Pierre Ier,
comme l’héritière de Byzance, et se suffisant donc à elle-même) ;
deuxièmement, ces relations étaient celles de vassal à seigneur, et ce
jusqu’à la Révolution d’Octobre (pendant la période soviétique aussi
d’ailleurs, mais sous une autre forme). D’abord, les princes de Moscou
avaient été les vassaux de la Horde d’Or, mais, au XVIe siècle, les rôles
s’inversèrent. Cependant, la nature des relations resta la même. C’est
justement pour ces raisons que l’islam en Russie n’était pas considéré
comme complètement autre, comme étranger, mais plutôt comme
étranger de chez nous, ne possédant pas de différence culturelle irrémé-
diable.
Voilà pourquoi, en pratique, aucune tentative pour comprendre,
pour expliquer l’islam, même de la façon la plus négative, n’a été
entreprise jusqu’au XVIIIe siècle. La conscience orthodoxe pouvait être
très hostile aux « infidèles impurs », mais cette hostilité était
uniquement extérieure (les « infidèles » sont une menace pour la vie du
peuple orthodoxe). Il y a eu bien sûr des exceptions. Il faut donc
mentionner avant tout les trois œuvres antimusulmanes, pleines de
tempérament, écrites par Maxime le Grec (XVIe siècle) [Maksim Grek,
1894, partie 2, p. 3-36], mais elles suivaient entièrement la tradition
byzantine de polémique avec l’islam. Et puis, Maxime était Grec, invité
par le tsar et, surtout, il avait étudié en Europe.
Dans son ensemble, la situation en Russie était, sous de nombreux
aspects, opposée à celle qui existait au Moyen Âge dans les relations
entre l’Europe chrétienne et le monde musulman. La rude confrontation
religieuse et militaire n’a pas empêché, et a même peut-être encouragé,
le développement de ce processus que V. Bartol’d a qualifié de
« communication culturelle » et qui a tellement enrichi l’Europe du
Moyen Âge [Bartol’d, 1966, p. 227-228]. La Russie n’avait pas besoin
ATTITUDES ENVERS L’ISLAM DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE 305

de chercher la sagesse hellénique auprès des musulmans : tout ce qui


lui était indispensable, elle l’avait déjà reçu sous une forme toute prête
de Byzance. Elle n’aurait d’ailleurs pas pu le faire puisqu’elle n’était en
relation qu’avec la « périphérie » du monde islamique.
Quant à son activité missionnaire, dès le début, l’Église orthodoxe
russe n’a pas eu cette indépendance qui donnait un caractère
doublement professionnel à la pratique missionnaire de l’Église
occidentale. Pour l’Occident, la réponse traditionnelle à la question de
savoir comment s’opère la diffusion de l’Église était à peu près la
suivante : par l’intermédiaire d’une organisation missionnaire relevant
de l’ordre monastique pour l’Église catholique, de la société ou du
conseil missionnaire pour les Églises protestantes. Du point de vue
orthodoxe, « l’Église elle-même est déjà la mission » [Spiller, 1963,
p. 197-198]. La mission russe orthodoxe a toujours eu un caractère
avant tout d’État, et elle était donc directement liée à la politique d’État
de colonisation.
Ainsi, le moine Gouri — il fut par la suite canonisé et est considéré
dans la tradition orthodoxe comme le fondateur de l’activité mission-
naire auprès des musulmans —, aussitôt après la conquête du khanat de
Kazan, se rend de Moscou à Kazan, non pas comme un moine solitaire,
mais en habit d’archevêque et accompagné d’une grande suite de
prêtres et de fonctionnaires. Le tsar Ivan IV, en personne, est présent le
jour du départ et le couvre généreusement d’argent et de lettres d’ins-
truction contenant les principales directives afin de convertir la
population locale à l’orthodoxie.
Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, lorsque la Commission de baptême
des musulmans de Kazan et des autres étrangers entra en activité, le
prêtre ne pouvait accepter un hétérodoxe au sein de l’Église orthodoxe
que sur décret du tsar. Après sa création aussi d’ailleurs ; les premières
missions au Caucase, par exemple, étaient entreprises seulement au fur
et à mesure que le Saint Synode recevait les décrets impériaux de
Catherine la Grande. L’observation de S. Echevskij au sujet des
missions dans le Caucase est assez représentative : « Les victoires des
troupes russes ouvraient de nouveaux chemins aux prédicateurs
orthodoxes » [Echevskij, 1870, p. 694].
De plus, la christianisation prenait souvent la forme d’une russifica-
tion des peuples non-russes. Dès le XVIe siècle, non seulement au
niveau de l’Église, mais également de l’État, une idée s’affirme : se
convertir à l’orthodoxie signifie en fait devenir Russe, et devenir Russe
signifie « passer de l’état de sauvage national à celui d’être culturel »
[MPMS, 1894, p. 24-25, 31]. Ainsi, le statut de l’étranger (dans le sens
d’un sujet non russe de l’Empire russe) est défini essentiellement par sa
306 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

foi, sa croyance, et non par son appartenance ethnique. En d’autres


mots, l’ethnonyme Russe avait pour synonyme orthodoxe, et, dans
l’autre sens, le mot orthodoxe était, en général, la désignation ethnique
de Russes.
C’est seulement à partir du milieu du XIXe siècle qu’on peut parler
de volonté de l’Église russe d’aller vers une institutionnalisation et une
professionnalisation de l’activité missionnaire auprès des musulmans.
C’est justement à cette époque qu’est fondé, auprès de l’Académie
ecclésiastique de Kazan, le Service missionnaire anti-musulman, puis
la Confrérie Saint Gouri de Kazan et, à Moscou, la Société mission-
naire orthodoxe. Et c’est seulement en 1913 que fut organisé auprès du
Synode, et de façon permanente, le Conseil missionnaire qui créa la
Mission turkmène en Asie centrale, juste avant la guerre.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, conséquence d’une
certaine stimulation de l’activité missionnaire et grâce, en partie, à l’ap-
parition d’une littérature orientaliste, on observe, dans l’Église russe, le
besoin d’une interprétation théologique de l’islam. En général, les
approches théologiques de l’islam se faisaient selon les règles de la
polémique traditionnelle, élaborée par les chrétiens de Byzance et
partant du fait que l’islam est a priori une fausse religion, Mahomet un
pseudo-prophète et le Coran une fausse Écriture. L’islam s’était affirmé
uniquement par la violence et la force militaire. Selon le prêtre
Akvilonov, « l’histoire de l’islam, c’est l’histoire de ses guerres, son
chemin est inondé de sang » [Akvilonov, 1904, p. 73]. Le Dieu de
l’islam n’est ni bon, ni miséricordieux, mais despotique, vengeur et
arbitraire. La plus grande attention était surtout portée à la personnalité
du fondateur de l’islam. Trois thèmes dominaient : la perfidie asiatique
et la cruauté satanique de Mahomet, sa dépravation et sa luxure, et
enfin sa maladie psychique (l’épilepsie). Cette dernière thèse, aussi
d’origine byzantine, avait été mise en avant la première fois par
Théophane le Confesseur, un théologien des VIIIe-IXe siècles. Au début
du XXe siècle, un polémiste russe, Sinajskij, affirmait que « l’islam est
le fruit du rêve religieux et malade d’un malin trompeur et hypocrite »
[Sinajskij, 1904, p. 49]. Les affirmations que Mahomet n’avait pas pu
être prophète en raison de sa sensibilité et de ses basses qualités
morales, qu’il avait transmises à la religion qu’il avait créée, étaient
très répandues dans la littérature et les discours polémiques orthodoxes
russes. Ajoutons à cela la reprise du stéréotype chrétien du Moyen Âge
selon lequel le prophète des musulmans avait commis le péché de chair
non seulement dans cette vie, mais aussi au paradis.
Il est cependant intéressant de remarquer que, tout en suivant dans
son ensemble les canons polémiques de Byzance, les théologiens
ATTITUDES ENVERS L’ISLAM DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE 307

russes subissaient l’influence des regards fort peu chrétiens d’Ernest


Renan. Ainsi, affirmant que l’islam est une religion de l’ignorance qui
rejette la science et le progrès, les auteurs orthodoxes reconnaissaient
tout de même les exploits culturels et scientifiques de la culture
musulmane classique. Cependant, tout ce que cette culture avait de
positif ne revenait pas aux Arabes et existait, non pas grâce à la religion
musulmane, mais en dépit d’elle.
En général, les polémiques du XIXe siècle construisaient, avec
quelques variations bien sûr, une double image de l’islam comme
religion ; d’un côté, comparée à la religion chrétienne, l’islam était
présenté comme dépassé, comme ayant fait son temps et, d’un autre
côté, comme une religion fanatique, agressive et s’opposant à la
mission civilisatrice de la culture chrétienne.
Aujourd’hui, nous pouvons difficilement parler d’orientation
précise de l’activité missionnaire orthodoxe auprès des musulmans. Il
vaudrait mieux parler de différentes attitudes vis-à-vis des musulmans
et de différentes approches de l’islam au sein de l’Église orthodoxe. En
simplifiant un peu les choses, certes, je distinguerais trois principales
approches : deux radicales, opposées de par leur orientation,
islamophile et islamophobe, et une troisième, modérée et officielle.
L’approche islamophile a son origine dans le cadre du mouvement
néoeurasien au début des années 1990. L’école eurasienne, qui s’est
formée en tant qu’idéologie au sein de l’émigration russe dans les
années 1920, considérait l’islam comme une « orthodoxie potentielle »
[Bicilli, 1993, p. 283]. L’orthodoxie est non seulement le centre de la
culture russe, mais de toute la culture eurasienne, y compris des
croyances païennes, musulmanes et bouddhistes. Une des positions
centrales des néoeurasiens consiste en l’affirmation de l’union
orthodoxe-musulmane comme condition essentielle à la survie géopo-
litique d’une grande et puissante Russie. Dans la première moitié des
années 1990, le journal Le Jour était un des promoteurs de ces idées,
avec sa célèbre rubrique « L’académie slavo-islamique ».
Le courant islamophobe a commencé à prendre de l’importance
dans le milieu orthodoxe au début de la deuxième guerre en
Tchétchénie, à la fin des années 1990. Ses positions sont les suivantes :
84 % de la population de Russie est russe orthodoxe, c’est pourquoi
notre pays est monoethnique et monoconfessionnel ; en mille ans
d’histoire, l’islam n’a laissé aucune trace dans la culture russe ; malgré
cela, nous devons aimer les musulmans comme nos frère cadets à qui
il est autorisé de vivre dans ce pays et de professer l’islam. Bien que,
comme l’a déclaré le père Dmitrij Smirnov lors de son intervention
auprès des prêtres travaillant dans l’armée : « Il y a beaucoup d’excès
308 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

chez eux, allant jusqu’à la polygamie, et il leur est interdit d’embrasser


leur compagne dans la rue. Ils ne comprennent pas ce qu’est l’amour,
ils n’ont pas de notion de la liberté » [Smirnov, 2003]. Pour le reste, ces
idéologues orthodoxes répètent, sous une forme extrêmement
simplifiée, les arguments de la polémique traditionnelle, insistant avant
tout sur le caractère agressif de l’islam. Voilà ce que dit, par exemple,
le père Daniil Sysoev :
Les musulmans, pour soutenir leur erreur, n’ont tout simplement pas
d’autre choix que de se battre contre la parole de Dieu par le feu, la terreur et
les exécutions. Non seulement le Coran n’a pas atteint le sommet de la vertu,
mais son niveau moral n’atteint pas souvent celui de la plus élémentaire
honnêteté européenne [Sysoev, 2004].

Comme dans tout courant radical, les antimusulmans ont leur


épouvantail : la Russie serait menacée d’islamisation. Le peuple russe a
su s’immuniser contre les sectes protestantes et contre le césaropapisme
des catholiques et, maintenant, les technocrates et les réformateurs au
pouvoir caressent le rêve de faire de la Russie non plus l’héritière de la
seule Byzance, mais aussi celle de l’islam. D’où leur principal slogan :
« La Russie n’est pas le lieu de la renaissance de l’islam, mais celui de
la renaissance de l’orthodoxie. Pour rien au monde, nous ne donnerons
la Russie aux musulmans » [Savel’ev, 2003].
Du reste, le mouvement islamophobe a son courant « modéré », dont
les représentants considèrent l’islam comme une fausse religion, mais
lui donnent cependant la préférence, en tant que religion historique
traditionnelle de la Russie, sur les « hérésies » que sont le catholicisme
et le protestantisme. Citons, par exemple, le père Rafail dans son livre
Le Secret du salut :
Malgré la distinction de principe entre la mystique orthodoxe de la lumière
divine et l’exaltation artificielle des derviches musulmans, l’islam a conservé
dans son ensemble plus d’éléments d’ascétisme que le catholicisme contem-
porain, et encore plus que le protestantisme [Rafail (Karelin), 2001, p. 94].

L’approche modérée dans l’Église russe orthodoxe contemporaine


évite la confrontation ouverte et même toute polémique avec les
musulmans, mais fait nettement la distinction entre un discours « pour
tous » et un autre « pour nous », c’est-à-dire à l’intérieur de l’Église.
Pour tous, on parle de position de dialogue avec l’islam, tout comme
avec les autres religions traditionnelles de Russie. C’est justement dans
ce but qu’a été créé le Conseil interreligieux de Russie, incluant des
représentants des communautés orthodoxe, musulmane, bouddhiste et
juive du pays. Dans ce Conseil, lors de la prise de décision, la règle est
« une religion, une voix ».
ATTITUDES ENVERS L’ISLAM DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE 309

Dans une récente interview, le coprésident du Conseil, le


métropolite Kirill (aujourd’hui numéro deux dans la hiérarchie ecclé-
siastique), à la question sur les relations entre l’orthodoxie et l’islam
en Russie, a répondu : « Pour nos religions, la première tâche qui
s’impose est la renaissance de la piété traditionnelle chacune dans son
propre espace, et il est évident que le refus de tout prosélytisme
mutuel est une des conditions majeures pour une cohabitation de bon
voisinage » [Kirill, 2004, p. 2]. Kirill a également souligné que
« l’islam est la deuxième religion de Russie après l’orthodoxie, non
seulement de par son nombre d’adeptes et de par son influence, mais
aussi du fait de sa contribution à la construction de l’État russe… La
culture musulmane a enrichi le peuple russe et a, pour beaucoup,
contribué à l’éducation de sa tolérance religieuse, ce qui n’était pas
naturel aux peuples européens voisins » [ibid., p. 2]. Mais en même
temps, le métropolite n’a pas manqué de remarquer que « l’Église
russe orthodoxe rassemble la grande majorité des croyants du pays, et
aucune structure musulmane ne peut lui être comparée en taille ou en
influence » [ibid., p. 2].
Qu’on me permette ici une petite digression. Les modérés, eux aussi
parfois, soutiennent aujourd’hui la thèse du caractère monoconfes-
sionnel de la Russie. La majorité absolue de la population, disent-ils,
déclare qu’elle est orthodoxe. En réalité, c’est le vieux mécanisme
d’identification de son appartenance ethnique à la religion qui continue
à fonctionner. Des enquêtes sociologiques le montrent bien. À la
question : « À quelle religion appartenez-vous ? », environ 70 %
répondent : « Je suis orthodoxe », mais à la question : « Êtes-vous
croyant ? », 55 % de ces 70 % répondent : «Je ne suis pas croyant. »
En ce qui concerne le discours « interne » envers l’islam, la
majorité des modérés continue de considérer l’islam comme une fausse
religion, une pseudo-religion. Je cite seulement deux petits exemples.
Premier exemple : une de mes collègues a été obligée de cesser son
cours sur l’histoire des religions à l’Académie ecclésiastique de
Moscou parce qu’on lui avait demandé de dire, dans ses cours sur
l’islam, que c’était une religion inspirée par le diable. Cela se passe
aujourd’hui, à notre époque ! Deuxième exemple : dans certains
séminaires orthodoxes, il existe un cours d’histoire des religions,
consacrés à l’histoire du judaïsme, du bouddhisme et de l’hindouisme,
mais je ne peux citer qu’un seul séminaire — le séminaire de Smolensk
— où il existe un cours spécialement consacré à l’histoire de l’islam
(moi-même, j’ai assuré deux fois ce cours). Je ne parle, bien entendu,
que des écoles ou des collèges, des séminaires ou des académies qui
dépendent directement du patriarcat. Donc, pour l’Église orthodoxe
310 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

dans son ensemble, la position fermée, exclusiviste, basée sur la


certitude inébranlable de détenir le monopole absolu de la vérité et
excluant toute aspiration à comprendre une autre foi, reste la caracté-
ristique première.
Le courant modéré se caractérise également par son aspiration au
rétablissement des relations traditionnelles entre l’Église et l’État sous
des formes plus ou moins dissimulées. N’oublions pas les racines
réelles, et non pas mythologiques, de Byzance, et, avant tout, le
principe de symphonie emprunté à Byzance et profondément assimilé,
des pouvoirs de l’État et de l’Église. Selon cette doctrine, élaborée au
VIe siècle par l’empereur Justinien et appelée par la suite césaropa-
pisme, l’empereur et son gouvernement sont responsables de toutes les
questions concernant la vie terrestre de leurs sujets chrétiens.
Et sous le pouvoir communiste, l’Église, formellement séparée de
l’État, restait d’État, dans ce sens où elle était entièrement contrôlée par
le pouvoir athée. Que ce soit sous les empereurs ou sous les
communistes, l’Église avait donc l’habitude d’être une Église d’État,
plus précisément d’être dépendante de l’État — car à partir de Pierre le
Grand, qui a remplacé l’institut du patriarcat par le Saint Synode,
l’empereur déclarait : « Je suis votre patriarche ». L’État s’est également
habitué à cette dépendance, ce qui se reflète aujourd’hui, sous une
forme plus ou moins cachée, dans certaines lois et, sous une forme plus
explicite, dans les déclarations de certains fonctionnaires.
À cet égard, la « Loi sur la liberté de conscience et d’associations
religieuses » de 1997 est significative : d’un côté, il y est déclaré que
toutes les associations religieuses sont séparées de l’État et sont indé-
pendantes de l’État, mais, de l’autre côté, on mentionne le rôle
particulier de l’orthodoxie dans la formation de la culture et de
l’histoire du peuple russe et, seulement ensuite, on cite les religions
historiques traditionnelles de la Russie (islam, bouddhisme, judaïsme).
On peut donc dire que, sous une forme dissimulée, cette loi distingue
trois catégories de religions : la religion primordiale, les religions
favorisées et les religions indésirables. Exactement comme chez
George Orwell : « Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus
égaux que d’autres. »
Et voici un autre exemple. Dans une lettre de 2003 au ministre de
l’Éducation de la Fédération de Russie, Fillipov (aujourd’hui ancien
ministre), le patriarche Alexei II, le président de l’Académie russe des
sciences, Osipov, le président du Conseil des recteurs des universités de
Russie, le recteur de l’Université de Moscou (MGU), Sadovnitchi,
proposent de créer une formation d’État en théologie. On peut y lire
l’affirmation suivante : « En adoptant la foi orthodoxe, la Russie a
ATTITUDES ENVERS L’ISLAM DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE 311

emprunté à Byzance l’image d’une structure d’État chrétienne, une


moralité chrétienne » [Cerkov’, 17 octobre 2004].
Et encore deux autres exemples. En juin 2005, sur la première
chaîne de la télévision russe, la vice-présidente aux Affaires étrangères
du Comité de la Douma, Mme Narotchnitskaya, a déclaré : « La
moralité sans religion, qui plus est sans la religion traditionnelle de
l’État, est impossible… » Et, enfin, dans la Lettre épiscopale du 7
octobre 2004, il est dit : « Pour le bien de l’État et de la société, il est
indispensable de renforcer la présence de l’orthodoxie dans tous les
domaines de la vie sociale » [Cerkov’, 17 octobre 2004].
Et pour conclure. Pendant les trois derniers siècles, l’Église a été
soumise à l’État : avant-hier sous l’Empire russe, hier sous l’URSS et
aujourd’hui avec la Fédération de Russie. La tendance vers une
symphonie entre l’État et l’Église reste dominante. Je ne dis pas qu’il
n’y a aucune contradiction entre le pouvoir de l’État et celui de
l’Église, car ces contradictions existent, mais elles restent très
secondaires. Cette tendance dominante était légitimée avant-hier au
nom de l’orthodoxie comme religion d’État, elle existait sous une
forme déguisée hier avec la religion sous le contrôle de l’État athée, et
elle demeure aujourd’hui sous la forme d’une étatisation non officielle
de la religion, étatisation de facto, mais pas de jure (ne pouvant pas être
de jure aujourd’hui, grâce à Dieu et grâce aux musulmans de Russie).

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16

Les débuts du sionisme (1882-1903)


vus par les consuls de France à Jérusalem

Rina Cohen

Le consulat de France en Palestine est officiellement ouvert en


juillet 1843 par Jean de Lantivy 1. « Favoriser et étendre notre représen-
tation » dans cette partie de l’Empire ottoman est l’objectif général fixé
au nouveau consul par le ministre des Affaires étrangères, François
Guizot. Celui-ci précise que le caractère de cette mission est « partiel-
lement religieux et politique 2 ».
Sur le plan politique, porteur de la « suprématie » de la civilisation
qu’il estime incarner, Lantivy se présente d’emblée comme une sorte
de délégué général colonial auprès du Pacha de Jérusalem. Dans un
même mouvement, avant de rejoindre Jérusalem, Lantivy se rend à
Rome pour coordonner la « mission civilisatrice » de la France,
première « puissance catholique », avec la stratégie spécifique du Saint-
Siège. L’action du consul en faveur de l’Église catholique, écrit-il en
mai 1843 3, doit servir « l’intérêt français en Palestine » dans une
conjonction d’avantages réciproques. Le consul, doit, par son activité,
« éclairer la marche et les progrès de l’opinion publique en faveur du
catholicisme, c’est-à-dire de l’intérêt français en Palestine, et son rôle
doit consister à couvrir les chrétiens de la protection du gouvernement
du Roi, en les faisant jouir du bénéfice des Capitulations 4 ».
Près de quarante ans plus tard, annonçant en mai 1882 le vote des
subventions en faveur des établissements religieux catholiques en
Palestine — ce qui constitue l’essentiel des dépenses de l’État français
dans cette province ottomane — le département politique du ministère

1. Premier consul de France en Palestine (janvier 1843-juin 1845).


2. Ministère des Affaires étrangères (dorénavant MAE), série Jérusalem, correspon-
dance politique (cp), n° 2, Paris, 14 mars 1843.
3. MAE, Jérusalem, cp, n° 44, 28 janvier 1844.
4. MAE, Jérusalem, correspondance commerciale (cc), n° 1, Rome, 23 mai 1843.
314 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

des Affaires étrangères souligne que le consul devra veiller « à ce qu’il


en soit fait un usage qui réponde à la pensée patriotique des
Chambres », notamment par l’enseignement du français, car le gouver-
nement de la République certes « ne se propose point un but de
propagande religieuse qui serait en contradiction avec les principes qui
guident sa politique », mais « il vise à accroître son influence au sein
des populations qui sont depuis longtemps habituées à aimer et à
respecter le nom de la France 5 ».

LES FONDEMENTS INVARIABLES D’UNE POLITIQUE D’INFLUENCE

L’instrumentalisation de la mission religieuse en Terre sainte et l’af-


firmation de la prépondérance historique de la France sont, tout au long
du XIXe et jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, une
permanence fondamentale de la politique française en Palestine,
devenue le champ clos des rivalités des grandes puissances dans leurs
stratégies expansionnistes respectives. De la Restauration à la
IIIe République, en passant par le Second Empire, la protection et les
privilèges des Capitulations — dont François Ier est considéré comme
l’inventeur avec Suleyman (Soliman) — sont les armes politiques et
diplomatiques privilégiées de Paris en Palestine.
La revendication de la protection sert de prétexte à l’ingérence dans
les affaires locales. Le cas échéant, l’invocation de cette prérogative
devient le moyen de l’intervention, la justification, en quelque sorte,
des dispositions prises en vue de participer au dépeçage de l’Empire
ottoman le moment venu. Elle ne concerne pas uniquement les
chrétiens latins. Dans les années 1830, la représentation consulaire a
vigoureusement agi auprès des autorités de Jérusalem en faveur des
quelques centaines de juifs venus d’Algérie au lendemain du début de
la conquête française. Lantivy et ses successeurs sont allés jusqu’à
ignorer les directives de Paris, qui exigeaient le retour en Algérie de ces
émigrés considérés comme suspects. Pour les consuls, en revanche, il
s’agit de « sujets de la France » dont la protection permet d’étendre
l’« influence française » en Palestine.
Les juifs algériens entrent, de ce fait, dans le champ de l’interven-
tion consulaire dans les affaires du pachalik. Ils sont à la fois
instrument de ce processus et acteurs pour leurs intérêts propres, essen-
tiellement vis-à-vis des séfarades autochtones. À partir des années
1850, la notion de protection prend toute sa dimension politique au

5. Non numérotée, non datée, reçue à Jérusalem le 1er mai 1882.


LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 315

détriment de celle, principalement juridique, issue des Capitulations.


L’élargissement du concept de protection des personnes à celle des
biens immobiliers devient ainsi le moteur idéologique de l’ambition
coloniale française en Palestine.
La représentation consulaire en Palestine ne parviendra toutefois
pas à placer sous le manteau français les milliers de musulmans
algériens réfugiés en Palestine après la conquête de l’Algérie et dont
nombre suivent l’émir Abdelkader dans son exil. Et pour cause : aucun
d’entre eux n’a demandé la protection française.
L’autre constante de la politique consulaire française en Palestine
est le peu de considération envers les habitants du pays, qui, s’ils ne
sont pas des notables avec lesquels il faut compter, font partie de cette
masse humaine indistincte vivant dans la nuit de l’ignorance et qu’un
jour lointain, la mission civilisatrice de la France viendrait éclairer.
Les rares fois où l’on évoque la population autochtone « arabe »,
c’est pour souligner sa paresse, son ignorance, son absence d’initiative
et le peu de confiance que l’on peut lui accorder. « Ils ne font que
gratter la terre », affirme en 1846 le consul Helouis-Jorelle 6, et, comme
en écho, le vice-consul de France à Jaffa écrit cinquante ans plus tard
dans son rapport sur la situation économique de la Palestine : « […] le
cultivateur de ce pays est essentiellement routinier et ennemi de tout
labeur qui lui paraît superflu. Il a peu de besoins et, une fois assuré de
récolter de quoi y suffire, il se refuse à un surcroît de travail en vue
d’assurer une réserve pour l’avenir. Les seuls progrès réalisés l’ont été
dans les colonies fondées par des Européens. » Et, ajoute-t-il, « Tels
sont les centres agricoles créés par le baron Edmond de Rothschild en
Samarie (un) 7 et en Palestine (trois) 8 et ceux dus à l’initiative particu-
lière (trois) 9, tous habités par des israélites, en majeure partie
originaires de la Russie et devenus sujets ottomans 10 ».
Observons qu’il n’y a aucune colonie française. En revanche, comme
nous l’avons vu plus haut, le gouvernement français subventionne
largement les établissements religieux latins où sont scolarisés à
différents niveaux entre deux et trois mille enfants de toutes confessions.
« La Palestine est, plus que toutes les autres contrées de l’Orient, le
champ de rivalités et des compétitions universelles » écrit en avril

6. Joseph Hélouis Jorelle, 2e consul de France à Jérusalem (juin 1845-juin 1848),


MAE, Jérusalem, cc, n° 18, 19 juillet 1846.
7. Du nom de Hedera.
8. Petah-Tiqwa, Rishon leZion, Zikhron Ya’aqov.
9. Rehovot, Gedera, et Nes Ziona.
10. Vice-consulat de France à Jaffa (Palestine), 30 juin 1896, rapport annuel
« Situation économique et mouvement maritime et commercial du port de Jaffa de la
Palestine pendant l’année financière turque du 13 mars 1895 au 13 mars 1896 ».
316 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

1888 le consul Charles Ledoulx 11. Certes ajoute-t-il, la France n’y


possède pas d’établissements industriels agricoles ou bancaires. Mais
« les œuvres fécondes de la philanthropie et de la civilisation sont les
seules qui puissent y développer notre influence et s’accordent avec les
instincts généreux et libéraux de notre nation et nous assureront dans
les éventualités qui se préparent peut-être, le rang et les destinées
auxquels nous avons le droit d’aspirer 12 ».

CÉCITÉ POLITIQUE ET INCOMPRÉHENSION D’UNE RÉALITÉ NOUVELLE

À la veille de la première grande immigration juive de 1882 13, la


Palestine compte à peine un demi-million d’habitants, dont 25 % sont
des citadins. Plus de 85 % de la population est musulmane, 9,5 % sont
des chrétiens et 3 % des juifs. Ces derniers vivent dans les quatre villes
saintes du judaïsme : Jérusalem, Hébron et Tibériade, et Safed en
Galilée [Ben Arieh, 1975, p. 49-69].
Vingt ans plus tard, à l’issue de cette première vague d’immigration,
dite « aliya sioniste », la population juive représente 10 % des habitants
de la Palestine. Cet afflux d’immigrants est, d’une part, la conséquence
des pogroms perpétrés en Russie après l’assassinat du tsar Alexandre II
en 1881 par des anarchistes russes, et, d’autre part, celle des lois
antijuives proclamées en Roumanie, Bucarest ayant refusé de souscrire
au principe d’égalité des droits pour tous proclamé par le Congrès de
Berlin en 1878 [Dubnow, 1966, p. 788].
Plus généralement, ces mouvements de population se situent dans le
grand courant d’émigration d’Est en Ouest, provoqué par la misère et
par le mirage d’un eldorado en Occident où l’industrialisation entraîne
un rapide développement économique. En l’espace d’une trentaine
d’années, près de deux millions de juifs fuient la Russie, s’ajoutant à
plusieurs centaines de milliers venant d’Europe centrale et orientale. La
grande majorité émigre aux États-Unis (1 700 000), 150 000 vont en
Angleterre, 100 000 en Argentine ; la France en accueille 80 000, le
Canada 60 000, l’Afrique du Sud 50 000 [Hersch, 1931, p. 471-520].
Environ 60 000 juifs arrivent en Palestine au cours de cette période.
La moitié d’entre eux repartiront vers d’autres cieux, un phénomène
qui se reproduira régulièrement à l’occasion des vagues d’immigration
qui suivront. La majorité des nouveaux arrivants s’installe dans les
11. Consul à Jérusalem (1885-†1898). À partir de 1893, le consulat est érigé en
consulat général.
12. Adressé à l’ambassadeur de France auprès de la Sublime Porte, le comte de
Montebello, Jérusalem 26 avril 1888.
13. Elle se situe plus précisément entre 1882 et 1903.
LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 317

villes et leurs périphéries, ce qui provoque régulièrement des récrimi-


nations de la part des autorités locales qui prennent prétexte du nombre
important d’immigrants pour tenter d’arrêter l’afflux.
L’imagerie traditionnelle présente la première aliya comme étant
celle du travail de la terre. En réalité, seule une sorte d’avant-garde de
quelque 5 000 personnes s’installe sur des terres pour les cultiver, en
fondant à peine deux douzaines de colonies agricoles. Ceux qui se sont
installés dans les villes ont joué un rôle non négligeable dans le déve-
loppement et la modernisation de ces centres urbains comme
Jérusalem, ou portuaires, à l’instar de Jaffa et de Haïfa.
Les émigrants les plus actifs appartiennent essentiellement au
courant d’associations les « Amants de Sion » (Hibat Zion). À l’origine,
cette tendance, issue de la Haskala (les Lumières juives), se situait à
mi-chemin entre ceux qui préconisent l’intégration et revendiquent la
citoyenneté à part entière dans les pays de résidence et la mouvance
orthodoxe qui prône le repli sur soi. Les pogroms russes ont provoqué
un tournant dans la doctrine des Amants de Sion : la revendication d’in-
tégration devient irréaliste de leur point de vue, car, de toute façon,
affirment-ils, les juifs suscitent l’antisémitisme du fait de leur existence
même 14. Il leur faut donc un territoire à eux où ils pourront s’installer,
vivre en paix et construire un avenir 15.
À la différence de la grande majorité des arrivants qui n’ont en
commun que l’attachement à la pratique religieuse, une petite minorité
(quelques dizaines), les biluim, des lycéens et étudiants de Kharkov et
de Simferopol, se présentent comme le fer de lance du nationalisme.
Inspirés, comme les autres immigrants, par la Haskala, ils préconisent
la rédemption du peuple juif par le travail de la terre et souhaitent
développer un mouvement de masse nationaliste pionnier en vue de la
renaissance du peuple juif sur sa terre originelle en Eretz Israël. Le
projet est d’incarner leur rêve dans une colonie collectiviste où tout
serait mis en commun entre colons aptes aux activités physiques. Quant
au régime du futur État, certains préconisent la monarchie absolue,
d’autre une république présidentielle ou encore une monarchie consti-
tutionnelle. Malgré leur faible nombre, ce sont pourtant eux qui,
pendant longtemps, inspirent l’image mythique des pionniers de la
première aliya [Salmon, 1981, p. 117-140].
Quelle fut l’attitude des consuls vis-à-vis de cette première
immigration juive d’importance en Palestine ? On est tenté de dire que
c’est l’absence de réaction qui domine face à un phénomène auquel les

14. À titre d’exemple, voir P Smolenskin (1877), Il est temps de planter et L. Pinsker
(1882), Autoémancipation, paru en russe et allemand.
15. Pour l’installation des immigrants de la première aliya, voir [Delmaire, 1999, p. 130].
318 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

consuls français assistent en spectateurs. Ce sont des israélites russes et


roumains, peut-on lire dans plusieurs correspondances qui font
observer que la France n’est donc pas concernée par l’attitude plus ou
moins inamicale des autorités ottomanes ou locales vis-à-vis de cette
immigration.
Cette cécité, face à un phénomène inédit et indépendant de toute
volonté politique, d’une des grandes puissances présentes en Palestine
est la conséquence de l’enfermement idéologique de la doctrine
française concernant la Terre sainte dans le carcan de la rivalité entre
puissances chrétiennes.
Ainsi, au lendemain de la capitulation française en 1870, le consul
de France à Jérusalem s’insurge contre la célébration par son collègue
allemand de la victoire destinée à « frapper les imaginations, montrer
que le rôle exceptionnel que la France joue en Palestine était fini et que,
désormais, la nation puissante, c’était l’Allemagne 16 ».
Son collègue en poste à Damas, Roustan, signale quelques mois
plus tard la fondation d’une colonie allemande en Palestine, en faisant
observer, sans autre forme de commentaire, la « sagacité » du choix du
lieu de l’implantation :
Une colonie allemande composée presque exclusivement de
Wurtembergeois s’est installée à Caïffa depuis quelques années et paraît
destinée à y former le noyau d’une plus grande agglomération. Ce point a été
choisi avec beaucoup de sagacité. Caïffa est peut-être le point de la côte qui
est appelé à prendre la plus grande importance. Dès que des voies de commu-
nications l’auront relié aux riches plaines du Hauran, il deviendra l’échelle de
ce grenier de la Syrie. Déjà, l’on parle de concession d’un chemin de fer qui
relierait Caïffa à Acre, et à Damas. En attendant ce moment, assez éloigné
encore probablement, les Allemands s’efforcent de prendre racine sur le bord
de la mer et au pied du Carmel. Ils ont même déjà essayé d’empiéter sur des
terrains dépendant du couvent 17.

Deux ans plus tard, c’est toujours la politique expansionniste


allemande qui focalise l’attention du consulat de France. La
nomination du baron de Münchhausen, dont la renommée fait un expert
du Proche-Orient, en est la preuve. L’« influence allemande », avertit le
consul, « grandit constamment, grâce à l’immigration chaque jour plus
nombreuse de colons, d’ouvriers allemands et grâce aussi à la
protection efficace que les agents prussiens exigent des autorités
locales. Des colonies agricoles se sont établies à Caïpha et paraissent
très prospères ».

16. MAE, Jérusalem, cp, n° 68, 18 février 1871.


17. MAE, Beyrouth, cp, n° 53, 10 juin 1872.
LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 319

À Jaffa, les Allemands achètent des terres incultes, les mettent en rapport,
bâtissent des maisons dans un quartier qui tend à devenir une cité allemande,
avec écoles pour les garçons et les jeunes filles. Une nouvelle colonie
composée d’émigrants allemands venant de Russie, se fonde en ce moment à
Ramleh où elle a acquis une étendue considérable de terres. À Jérusalem
enfin, la banque, le commerce, l’industrie sont entre leurs mains. […] Sans
négliger les moyens que procurent avec le temps les institutions religieuses,
les Prussiens s’attachent plus particulièrement au développement des intérêts
économiques, base solide et qui résiste aux fluctuations de la politique, à ses
revers même. […] Le jour où des complications graves menaceraient
l’existence de l’Empire turc, n’est-il pas à craindre que les nombreux sujets
allemands établis en Palestine et les intérêts qu’ils représenteront ne
paralysent notre liberté d’action, surtout s’il fallait prendre des garanties
contre une solution violente de la question. Le mouvement de décadence de la
Turquie ne paraît-il pas s’accentuer assez fortement dans ces dernières années,
pour que nous soyons en droit d’envisager cette hypothèse ou tout autre qui
nous priverait du fruit de notre politique séculaire.
[…] Nous ne pouvons pas malheureusement lutter avec les Allemands sur
le même terrain et avec les mêmes moyens : nos compatriotes n’émigrent
guère et ceux en nombre insignifiant qui viennent s’établir dans ces pays, le
font avec esprit de retour. Ce n’est qu’avec l’élément catholique indigène que
nous pouvons essayer de contrebalancer les Allemands : mauvais élément, il
est vrai, mais dont les institutions religieuses actuellement existantes n’ont pas
su, à mon avis, tirer tout le parti désirable. La jalousie de l’ordre des
Franciscains, la crainte du patriarcat de mécontenter ces religieux avec
lesquels il a eu tant à lutter, ont empêché jusqu’à présent l’introduction même
de congrégations vouées à l’enseignement, telles que celles des Lazaristes, des
Frères des Écoles chrétiennes.
[…] Pour me résumer, je crois que le moment est venu de faire
comprendre à la Cour de Rome qu’il est urgent de s’opposer à la propagande
protestante allemande en Palestine […] et qu’en tout cas, les intérêts de la
religion catholique réclament une initiative prompte et énergique 18.

SCLÉROSE D’UNE DOCTRINE OBSOLÈTE

Ainsi, une fois de plus, comme ce fut le cas depuis l’arrivée du


premier consul français en Palestine, corollairement à la rigidité intel-
lectuelle consistant à ne penser la politique française dans cette province
ottomane qu’en termes de concurrence avec les autres puissances
chrétiennes dans l’optique d’un futur démantèlement de l’empire de
Constantinople, la promotion de l’influence française ne s’entend que
dans le cadre de la propagation religieuse catholique latine.
« Un Italien, le Sieur Ermete Pierotti, se disant architecte ingénieur
honoraire de la Custodie franciscaine se propose de fonder en Palestine

18. MAE, Jérusalem, cp, n° 15, 25 juin 1874.


320 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

des colonies catholiques. Il a obtenu pour son projet l’approbation de la


Congrégation de la Propagande et même la bénédiction du Saint Père.
Le Saint-Siège est préoccupé à juste titre des efforts que tous les
Protestants Allemands déploient pour diriger vers ce pays un courant
considérable d’immigrants et de la nécessité de neutraliser la prépon-
dérance que le protestantisme tend à y prendre. Cette préoccupation est
légitime et tout ce qui pourra se faire d’utile dans ce sens mérite
assurément le concours et l’appui de la catholicité » peut-on lire dans
une note adressée à Paris en novembre 1876 19.
Douze ans plus tard, le leitmotiv est toujours le même : l’influence
de la France en Palestine continue à se mesurer à l’aune du nombre et
de l’importance des établissements catholiques bénéficiant d’une aide
gouvernementale française et devant encourager à l’enseignement de la
langue française.
En introduction de son « Rapport annuel sur les établissements
scolaires, hospitaliers et religieux de la Terre sainte » subventionnés par
le gouvernement français, le consul de France à Jérusalem, tout en se
félicitant du fait que « les sacrifices considérables que notre
Gouvernement s’est imposés ont produit des résultats importants »,
constate qu’ils « sont surpassés par ceux qu’ont obtenus, dans la même
période, les établissements similaires étrangers. Les Russes, les
Allemands et les Grecs rivalisent d’activité et de sacrifices et […] leurs
achats et leurs constructions sont poursuivis avec une persistance qui
révèle l’exécution d’un plan déterminé d’envahissement ». Le consul
appelle de ses vœux la création en France « de quelqu’entreprise
analogue à celle qui existe déjà sous le nom de la “Propagation de la
foi” et dont les ressources seraient exclusivement réservées à la Terre
Sainte ». « Nous ne pouvons que nous borner à souhaiter la création
d’une institution de ce genre », ajoute-t-il. Et il conclut que « pour
arriver à ce but, l’appui moral ne suffit pas et la libéralité toujours
croissante dont a fait preuve depuis plusieurs années le Gouvernement
de la République à l’égard de nos établissements religieux de la
Palestine, témoigne de sa légitime sollicitude pour l’influence et
l’avenir de notre nation ». Dans le même temps, à Paris, le Parlement
vote une loi interdisant à tout membre d’une congrégation religieuse
d’exercer la fonction d’instituteur dans les écoles primaires situées en
France. Cette nouvelle pomme de discorde avec la papauté ne semble
nullement empêcher le développement du soutien financier de Paris à
ces congrégations afin de les encourager à développer leurs activités en
Palestine au nom de l’« influence française 20 ».
19. MAE, Jérusalem, cp, n° 60bis, 8 novembre 1876.
20. MAE, Jérusalem, non numérotée, 20 juin 1886.
LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 321

QUATRE ANS APRÈS LE DÉBUT DE LA PREMIÈRE ALIYA…

La première évocation de « l’importante immigration israélite en


Palestine » dans une correspondance consulaire date d’avril 1886.
L’observation apparaît incidemment dans le rapport annuel sur les
échanges commerciaux de la Palestine évoquant le développement
croissant de colonies de différentes nationalités. « Ce mouvement qui a
pris des proportions telles que le gouvernement ottoman s’en est ému,
n’est que la conséquence des proscriptions et des lois exceptionnelles
que l’antisémitisme a provoquées dans certaines contrées de
l’Europe », constate sans autre commentaire le rapport 21.
Le ton change l’année suivante. Les autorités ottomanes, affirme-t-
on, appliquent aux juifs français les mêmes restrictions d’entrée et
d’installation en Palestine qu’à ceux fuyant la Russie. L’alerte est
lancée en juin 1887 par le nouveau consul de France à Jaffa. Guilloy
écrit que les fonctionnaires ottomans « s’appliqueraient à rendre le
séjour du territoire turc de plus en plus difficile pour les étrangers. Les
privilèges acquis à ces derniers, soit par les Capitulations, soit par les
usages tellement ancrés qu’ils ont, pour ainsi dire, force de loi, seraient
battus en brèche avec un zèle infatigable 22 ».
Le 17 septembre de la même année, dans une correspondance à son
ministre, le consul Ledoulx, résidant à Jérusalem, écrit : « Le nombre
sans cesse croissant des israélites qui viennent s’établir en Palestine
semble avoir inspiré au gouvernement ottoman une inquiétude qui se
traduit par des tentatives intermittentes d’arrêter ce mouvement d’immi-
gration. Depuis plus de trois ans, un irâdè impérial aurait interdit aux
israélites étrangers de séjourner en Palestine pendant plus d’un mois, et
depuis cette époque, l’administration ottomane refuse de sanctionner les
ventes d’immeubles consenties en faveur des israélites étrangers dont le
nombre tend à s’accroître considérablement 23. » Rappelant que, jusqu’à
présent, ces mesures n’étaient appliquées qu’aux juifs russes, le consul
affirme que, désormais, elles seraient étendues à « tous les israélites sans
distinction de nationalité », donc également aux Français.
Ceci est inacceptable, s’indigne le consul français, car une telle
mesure entrerait en contradiction avec « les conventions internationales
qui garantissent la liberté de séjour sur le territoire ottoman à tous les
Français, sans distinction de religion ».

21. MAE, Jérusalem, cc, non numéroté, 21 avril 1886.


22. MAE, Jérusalem, cc, n° 1, Jaffa, 2 juin 1887.
23. MAE (Nantes), Jérusalem série A carton 136, 17 septembre 1887.
322 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Le 8 juillet 1891, le consul Ledoulx indique à Paris avoir reçu une


circulaire des autorités locales interdisant le séjour des juifs étrangers
« au-delà du temps nécessaire pour leurs dévotions. Six ans plus tôt, de
telles mesures avaient déjà été annoncées, explique-t-il, mais elles sont
restées sans effet à en juger par l’immigration considérable d’israélites
qui s’est opérée en Palestine depuis cette époque ». Il estime à dix mille
le nombre d’immigrants juifs russes depuis 1885. Et, ajoute-t-il, le
mouvement « tendait à devenir plus important encore depuis le
commencement de 1891 24 ». Il en résulte une flambée des prix de l’im-
mobilier et une hausse du coût de la vie, constate le consul, qui précise
toutefois qu’il ne s’agit sans doute pas des seules raisons du coup
d’arrêt que souhaitent porter à l’émigration juive les autorités
ottomanes. Ledoulx ne précise pas quelle pourrait être la nature des
autres raisons de l’attitude de Constantinople.
Le 18 janvier 1893, le consul français, faisant état d’une pétition
collective d’une dizaine de notables juifs français de Jaffa, relative à
l’interdiction d’acquisition de propriétés immobilières faite aux juifs
étrangers ou ottomans, prend des distances par rapport à cette discrimi-
nation. Il affirme qu’il ne lui appartenait pas « d’apprécier si elle n’est
point contraire à la lettre et à l’esprit des Capitulations et des rescrits
impériaux, notamment de ceux qui proclament la liberté et l’égalité des
Cultes dans l’Empire ottoman ». Poursuivant dans ce sens, il se range
aux arguments du pacha de Jérusalem en estimant que cette mesure lui
paraît justifiée « par les achats fonciers considérables que des associa-
tions et des capitalistes israélites » ont effectués au cours de la dernière
période. L’afflux d’étrangers et le développement de colonies
inquiètent le gouverneur de Jérusalem, car explique-t-il à Ledoulx,
« cela risque de provoquer le mécontentement des populations
musulmanes contraintes de céder la place ». Le consul indique en outre
au ministère que, selon lui, les juifs français, sont, par « leur petit
nombre, moins atteints que les autres ». Et d’ajouter avec soulagement
que, « bien que Messieurs Rothschild et Erlanger possèdent ici des
propriétés considérables, la loi du 7 Saphar 1284 les assimile, en leur
qualité de propriétaires, aux sujets ottomans et les Colonies qu’ils ont
fondées ne sont peuplées […] que d’israélites non français 25 ».
Cette dernière citation illustre combien le point de vue français reste
enfermé dans le principe de la protection des seuls ressortissant
nationaux, sans qu’il ne soit question, à aucun moment, de s’interroger
sur l’ampleur des acquisitions immobilières et foncières des

24. MAE, Jérusalem, cc, n° 325, 8 juillet 1891.


25. MAE, Jérusalem cc, à l’ambassadeur de France à Constantinople, 18 janvier 1893.
LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 323

immigrants ni sur les transformations du paysage sociologique et


politique que cette immigration est susceptible de provoquer.
Les autorités ottomanes, explique le 20 juillet 1898 le consul
général de Jérusalem à l’ambassade de France à Constantinople, ont
décidé d’exiger une caution financière exorbitante, « cinquante
napoléons d’or », des nouveaux arrivants et qui ne leur serait rendue
que s’ils quittent le territoire dans un délai d’un mois. Cette mesure est
illégitime, affirme le consul, puisqu’elle n’a pas été soumise « à l’ap-
probation préalable des ambassades des puissances intéressées 26 ». Le
24 septembre de la même année, une note verbale de l’ambassade aux
autorités ottomanes semble vouloir mettre en avant un principe
intangible : « La législation française, indique ce document, ne prend
pas en considération les confessions religieuses et reconnaît les mêmes
droits à tous les Français à quelque culte qu’ils appartiennent. » Les
Français ayant, aux termes des conventions en vigueur, le droit de
circuler et de s’établir dans l’Empire Ottoman, « ce droit ne peut être
contesté aux Israélites sujets français 27 ».
Le 25 février 1901, le chargé d’Affaires à Constantinople écrit au
ministre des Affaires étrangères, Delcassé, pour, une fois de plus,
indiquer que la Porte interdit l’acquisition de biens immobiliers par des
juifs étrangers et leur séjour de plus de trois mois en Palestine. Une fois
de plus, le diplomate précise que ceci est contraire au droit de libre
circulation des ressortissants français — quelle que soit leur confession
— sur le territoire ottoman. Et, comme à l’habitude, il indique que ces
mesures ne connaissent pas de réelle application, l’arrivée de juifs en
Palestine s’étant encore accélérée. Il répète aussi que « La France est, il
est vrai, peu intéressée dans la question ; […] nous ne pouvons
rencontrer des difficultés que du fait d’émigrants algériens ; or les
relevés faits à notre vice-consulat à Jaffa montrent que le nombre de ces
derniers est minime ». La réponse de Delcassé conforte l’ambassade
dans son refus d’appliquer les directives impériales, tout en demandant
aux représentations françaises de faire preuve de souplesse en réglant
les éventuels litiges au coup par coup 28.
Si cette énumération peut paraître fastidieuse, elle permet de mettre
en lumière le caractère routinier de la pratique consulaire concernant
l’immigration juive. Il s’agit ni plus ni moins d’israélites, comme en
d’autres temps il s’agissait de chrétiens latins ou schismatiques. Il

26. MAE (Nantes), Jérusalem, série A carton 136, au chargé d’affaires à


Constantinople, 20 juillet 1898.
27. MAE, Jérusalem, cc, note verbale du chargé d’affaires à Constantinople au consul
de France à Jérusalem, 24 septembre 1898.
28. MAE, Jérusalem, cc, Paris, 25 février 1901.
324 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

apparaît d’ailleurs que la pratique des autres puissances n’est pas très
différente, chacune semblant vouloir profiter de cette aubaine que sont
ces juifs immigrants pour en réclamer la protection. Et si l’on se place
du point de vue, classique lui aussi, du jeu des influences sur les
autorités ottomanes, la France ne peut, en ce qui la concerne,
revendiquer la protection de ces étrangers nouveaux venus.
Fait plus surprenant, ce caractère routinier des rapports consulaires
français se retrouve aussi en ce qui concerne les colonies agricoles
juives. Pour les consuls, il ne s’agit, apparemment, que d’une forme
particulière d’implantation coloniale, dans le sens tel qu’il était utilisé
à l’époque. On pourrait ainsi dire que, comme les moines trappistes en
Algérie, leurs frères en Palestine cultivent la vigne, chacun dans sa
colonie respective…

LE RAPPORT DE 1903

Un long rapport non signé et daté du 13 novembre 1903 dresse un


bilan minutieux de la situation des juifs en Palestine : leur nombre, leur
répartition dans le pays, les ressources (provenance et distribution), les
établissements éducatifs, hospitaliers, sanitaires, religieux, et
immobiliers, le nombre de protégés par État, les colonies (superficies,
nombre d’habitants, cultures, rendements, etc.). Tant par sa forme que
par les commentaires, ce rapport ressemble à s’y méprendre aux notes
réalisées annuellement sur l’état des institutions chrétiennes latines
dans le cadre des demandes de subvention à l’État français.
Cependant, une lecture rapide de l’introduction de ce document
laisse penser que son rédacteur avait conscience que quelque chose de
nouveau se passait en Palestine. Mais, dans le même temps, il faut se
garder de toute interprétation anachronique : il serait largement exagéré
d’imaginer qu’au tout début du XXe siècle, on pouvait réaliser dans les
capitales européennes que pouvait se dessiner en Palestine l’esquisse
d’un futur État juif.
Le rapport débute par le constat de la réalité nouvelle créée par
l’arrivée massive de juifs, une démarche qui innove par rapport aux
diverses correspondances consulaires qui l’ont précédé :
Un fait est certain, c’est que l’émigration a jeté sur le sol de la Palestine
un nombre considérable de juifs. Ils y sont à présent environ 50 000 grâce à
l’arrivée récente de centaines de fugitifs de Russie, de Roumanie et de Galicie
et ce chiffre serait même dépassé à l’heure actuelle si beaucoup des Israélites
venus du dehors n’avait quitté la terre de Judée pour gagner l’Amérique où les
pouvoirs publics n’ont apporté que tout dernièrement des restrictions à l’immi-
LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 325

gration dans leur pays. À Jérusalem principalement, où ils n’étaient, il y a trente


ans, que 10 000, les juifs forment aujourd’hui plus de deux tiers de la population
totale de la ville qu’on évalue à 60 000 âmes. Le Gouvernement ottoman a bien
souvent tenté d’arrêter cet afflux d’étrangers, mais ses fonctionnaires ont de tout
temps trouvé trop d’avantages à le favoriser pour que les mesures prohibitives
décrétées par la Porte aient jamais reçu d’exécution sérieuse.

Le document affirme ensuite :


C’est à Berlin qu’a eu lieu le 19 octobre dernier la réunion des sionistes
modérés qui, abandonnant le rêve de la restauration de l’État juif dans
l’Ouganda ou ailleurs, ont résolu de poursuivre avec la plus grande énergie,
par les voies légales, l’œuvre de colonisation au double point de vue agricole
et industriel de la Palestine et de la Syrie par les Israélites.

La référence à la rencontre de Berlin semble suggérer que l’auteur


du rapport avait conscience des projets sionistes concernant la
Palestine. Toutefois, ce n’est que sous l’angle de la grille traditionnelle
d’analyse fondée sur le rapport de forces entre les puissances que le
rédacteur développe sa vision :
Chacun de ces pays cherche donc à faire tourner pour le profit de son
influence nationale le mouvement juif auquel nous assistons. Le particulier
qui donne son obole pour soulager les misères de ses coreligionnaires sans
distinction ne s’attarde pas toujours aux résultats indirects de l’œuvre de
solidarité à laquelle il est appelé à participer, mais ceux qui réunissent les
fonds, ceux qui les emploient, ceux qui dirigent ou surveillent les institutions
subventionnées, ceux même qui se sont faits peu à peu les auxiliaires de telle
ou telle politique ? Les gouvernements ont compris alors quel parti ils
pourraient tirer de ces positions.

Ce constat n’est donc énoncé que pour démontrer combien,


notamment, l’empereur d’Allemagne, « Guillaume, avait compris que,
malgré son caractère international, le sionisme avec son organisation
allemande, avec le nombre de ses adhérents allemands, était destiné à
rendre des services à l’influence allemande ». Et d’ajouter en mettant
les points sur les i : « Dans cette lutte d’influence notre pays est
demeuré jusqu’ici spectateur. »
Il faut donc que la France, elle aussi, assure l’accroissement de sa
propre clientèle. D’ailleurs, explique le rapport, « l’Alliance israélite
universelle a été fondée à Paris en 1860 par six de nos compatriotes ».
Les différentes sections étrangères de l’Alliance se sont peut-être, en
quelque sorte, « nationalisées » localement en se séparant de l’organisa-
tion fondatrice. Dans le même temps, l’Alliance est « devenue, qu’elle
l’ait voulu ou non, une société réellement française par la propagation
qu’elle fait de notre langue, par la diffusion constante de notre esprit,
de nos idées et de nos méthodes. […] Son comité central siège à Paris :
326 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

il est composé en majorité de nos compatriotes. Le gouvernement de la


République a d’ailleurs reconnu comme d’utilité publique l’École
normale israélite orientale de Paris que l’Alliance a fondée pour la
formation des professeurs de ses établissements à l’étranger. Aux yeux
des autorités turques, l’Alliance israélite n’a pas de nationalité bien
déterminée, mais notre intervention en sa faveur n’a jamais été écartée.
Nous aurions sans doute avantage à accentuer le caractère de cette
protection, en nous faisant plus souvent les intermédiaires entre cette
société et le gouvernement ottoman. »
En conséquence, même si les établissements et colonies juives en
Palestine accueillent essentiellement des juifs non français, le fait
même que les « généreux philanthropes israélites sont français », donne
le droit aux autorités françaises d’exiger de Constantinople l’exercice
de la protection de la France sur les établissements qu’ils financent ou
patronnent.
Il serait dérisoire de cultiver le mythe selon lequel la première alyia
était fondatrice de l’idée nationale juive et le berceau du futur État
d’Israël. Cette vision a posteriori de la réappropriation de la « patrie
perdue » ne fait que brouiller une réalité bien plus essentielle et
porteuse d’avenir. En effet, ce n’est pas tant un projet national que les
dizaines de milliers de femmes et d’hommes sont venues mettre en
œuvre en Palestine à la fin du XIXe siècle que, tout simplement, la
réalisation du rêve de pouvoir vivre et prospérer dans un chez-soi. La
nouveauté se situe dans ce mouvement de population d’une ampleur
inconnue jusque-là en Palestine. Ce fait a créé sa propre dynamique
dont le sens a largement échappé aux consuls français de Palestine.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Archives du ministère des Affaires étrangères (Jérusalem, Beyrouth, Rome).


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the First Eighty Years of the Nineteenth Century according to Western
Source », in MA’OZ M. (éd.), Studies on Palestine during the Ottoman Period,
The Magnes Press & The Hebrew University & Institute of Asian and African
Studies & Yad Izhak Ben-Zvi, Jérusalem.
DELMAIRE J.-M. (1999), De Jaffa jusqu’en Galilée, les premiers pionniers juifs
(1882-1904), Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq.
DUBNOW S. (1966), Histoire du peuple juif débuts jusqu’au début de la Seconde
Guerre mondiale (en hébreu), Dvir, 9e édition, Tel-Aviv.
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SALMON J. (1981), « Le mouvement Bilu », in ELIAV M. (éd.), La Première Aliya,
Éditions Ben-Zvi et ministère de la Défense, Jérusalem, volume I, p. 117-140
(en hébreu).
17

Le rôle des missions catholiques


dans la fondation d’un nouveau réseau
d’institutions éducatives au Moyen-Orient arabe

Jérôme Bocquet

« Le passé est la garantie de l’avenir, quand les traditions se


conservent », prévient le supérieur de la province lazariste de Beyrouth.
Or, au Collège de Damas, les traditions sont conservées : « On travaille
pour le bien du pays, pour l’avantage de l’Église, pour l’honneur de la
France » [Triduum, 1930, p. 47] Au temps de la colonisation
triomphante et de l’élan missionnaire, les congrégations jouent en effet
un rôle essentiel dans la diplomatie française dans le bassin oriental de
la Méditerranée. La guerre scolaire qui déchire la métropole n’atteint
pas l’Orient. La France du Levant apparaît même comme le dernier
rempart du catholicisme français contre les lois laïques. « Des hommes,
qui accusent les catholiques d’être plus dévoués à Rome qu’à la France,
ne semblent pas s’apercevoir qu’ils se montrent eux-mêmes libres
penseurs avant d’être Français », écrit en mars 1903 Anatole Leroy-
Beaulieu dans la Revue des Deux Mondes.
Il ne leur semble point répugner de se faire, par haine de l’Église, les
complices des adversaires de la France. […] Ils ne savent donc pas qu’en
Orient comme en Extrême-Orient, ces religieux poursuivis chez nous comme
rétrogrades et comme obscurantistes sont peut-être les meilleurs pionniers de
notre civilisation occidentale ? [Cloarec, 1996, p. 14].

L’afflux des congréganistes au Levant précède même les grandes


vagues anticléricales du tournant du siècle, la loi de 1901 ne faisant
qu’accélérer le mouvement. Autant que le refuge de congrégations
persécutées en métropole, l’Égypte, la Syrie ou la Palestine sont le
cadre tout particulier de l’instrumentalisation d’une réalité religieuse
par la diplomatie d’un régime qui s’affirme anticlérical. Les missions
catholiques sont aussi bien les champions de la mission civilisatrice
que les piliers de la politique d’assistance aux chrétiens d’Orient.
328 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Rome, comme Paris, s’appuie sur les établissements congréganistes


pour solliciter, secourir, relever les minorités, axe majeur de la
politique de latinisation du Saint-Siège et d’expansion du Quai
d’Orsay. Avec l’effondrement de l’Empire ottoman, les missions
figurent même les nouveaux croisés pour les thuriféraires de la France
du Levant [Dupront, 1997, p. 942]. Toutes les élites ottomanes, puis
mandataires, fréquentent les grands établissements congréganistes, si
bien qu’ils deviennent un double enjeu, politique et économique. Le
mythe des écoles françaises si influentes suscite tout particulièrement
la jalousie de l’Allemagne, pourtant bien implantée dans l’Empire
ottoman. Il reste que, s’il y a instrumentalisation, elle n’est pas le
propre des seules congrégations. Le Quai d’Orsay utilise les réseaux de
la Mission laïque française, comme de l’Alliance israélite universelle,
et joue des minorités, dont les enfants sont, en effet, très majoritaire-
ment scolarisés dans des établissements français, catholiques, israélites
ou laïques.

UNE MISSION CIVILISATRICE

« Les fidèles pionniers de la mission civilisatrice de la France


en Orient 1 »

Pour les autorités françaises, civiles comme religieuses, la tâche des


missionnaires reste de diffuser la civilisation. Instruire et soigner
semble être la mission des lazaristes envoyés hors de métropole. Le
consul de France à Damas le reconnaît lui-même, peu avant les émeutes
antichrétiennes de l’été 1860, en vantant « les services rendus à la
religion et à la civilisation 2 ». Présentés comme le rempart de la
chrétienté contre l’islam, les congréganistes installés en Orient, dans
l’Empire ottoman comme en Égypte, « contribuent à établir notre
influence dans le pays ». Pour tous, publicistes, diplomates, religieux,
défenseurs de l’école laïque, la question « d’acheminer la civilisation
aux races inférieures » ne se pose plus dans la seconde moitié du XIXe
siècle [Leroy-Beaulieu, 1874, p. 15]. Les représentants du gouverne-
ment français et les congréganistes, jésuites, Filles de la Charité ou
Frères des Écoles chrétiennes, perçoivent donc la mission comme le
visage humain de la colonisation [Gadille, 1984, p. 383]. Pour Étienne

1. Dépêche du consul de France à l’ambassadeur de France à Constantinople, 10 juin


1867. Correspondance consulat Damas. C.M. Damas.
2. Dépêche du consul de France au ministre des Affaires étrangères, 7 mai 1859.
LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 329

Lamy, chef de la Fédération des groupes catholiques, auteur en 1900 de


La France du Levant, « la victoire de l’islam sur le christianisme n’eût
pas été le triomphe d’une civilisation sur une autre, mais de la barbarie
sur la civilisation » [Cloarec, 1996, p. 10]. La résistance de l’islam à la
civilisation moderne explique ainsi à leurs yeux les soubresauts de
« l’Orient malade ». « La cause de la révolution, c’est la civilisation de
l’Occident qui s’avance à grands pas vers l’Orient corrompu et abruti
pour le régénérer », expliquait ainsi un missionnaire en 18613.
Le premier vecteur de cette mission civilisatrice est l’enseignement.
Dénonçant la médiocrité des kuttâb et des écoles tenues par le clergé
chrétien local, les missions étrangères, latines et protestantes, cherchent
depuis la première moitié du XIXe siècle à relever l’enseignement,
ignorant tout des réformes entreprises par l’État ottoman. Les mission-
naires apparaissent alors comme « les agents les plus utiles, quand ils
ne sont pas les seuls, de la présence française à l’étranger » [Burnichon,
1914, p. 589]. La volonté du Saint-Siège, avec la définition d’une
politique orientale par le pape Léon XIII, de privilégier l’émergence
des chrétientés locales ne légitimait pourtant pas leur désignation
comme les agents exclusifs de la politique impériale française. Au
Levant et en Égypte, les seules écoles françaises demeurent cependant
essentiellement les écoles de mission. Il est vrai que, dans les colonies
de l’empire français, jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle, les écoles
officielles étaient le plus souvent tenues par un personnel congréganiste
employé par l’État avant les lois scolaires de 1880-1886 prohibant leur
présence dans les écoles publiques. Dans l’Empire ottoman, les établis-
sements missionnaires concourent à l’occidentalisation de la société
levantine en répandant la langue française. Maurice Barrès, à
l’occasion de sa visite à Beyrouth durant le printemps 1914, vante ainsi
les « missionnaires de la langue » [Cabanel, 1998, p. 202]. Parti en
Orient au secours des congrégations, l’auteur d’Une enquête au pays du
Levant mêle la France, le catholicisme et la civilisation occidentale
[Gugelot, 1998, p. 94]. « Je viens vous dire quel respect et quel amour
on professe en France pour vos maîtres », proclame-t-il devant tous les
élèves d’un collège missionnaire français. « Ils vous apportent un
trésor. Car, tout en respectant vos traditions, us et coutumes, ils vous
forment suivant des méthodes françaises qui vous font aimer votre pays
et la France, patrie de tout ce qui est noble, de tout ce qui est beau.
Quelle œuvre éminemment bienfaisante et salutaire 4 ! »

3. Lettre du supérieur des lazaristes à Damas à son supérieur général, 21 juin 1861.
Annales de la Congrégation de la mission, t. 26, 1861, p. 536.
4. Cinquantenaire du collège français des lazaristes. Journal du Caire du 20 juin
1914, cahier 1 Artis, p. 1.
330 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Ce discours explique l’incompréhension et, même l’hostilité, des


congréganistes devant les réussites de l’administration ottomane. Les
congréganistes occultent tous les résultats des Tanzîmât, réformes
conduites par la Porte depuis le milieu du XIXe siècle et dont l’effica-
cité commence à apparaître à l’aune du XXe siècle dans les provinces
arabes plus lointaines. « Ni instruction, ni discipline, ni même de bonne
volonté », affirment-ils ainsi 5. Bien que les diplomates affectent encore
de croire que les établissements français œuvrent au Mont-Liban, en
Syrie et en Anatolie à la régénération de la Turquie, « la grande amie de
la France 6 », les défenseurs des missions soutiennent, en revanche, que
« le concours des clergés et des missionnaires occidentaux est indispen-
sable pour soutenir le relèvement des Églises orientales qui précédera
la civilisation du Levant » [Cloarec, 1996, p. 10].
Si l’apostolat des congréganistes passe d’abord par l’enseignement,
l’assistance et la charité demeurent un moyen essentiel pour conduire
leur mission. Ils ont diversifié leur action en ouvrant des dispensaires,
en encadrant la jeunesse, souvent contre les hiérarchies ecclésiastiques
orientales. À Alep, les missionnaires ont inauguré de nouvelles formes
de sociabilité et de culture avec des associations mariales visant à
encadrer les populations [Heyberger, 1994, p. 494]. Des congrégations
rassemblent femmes et hommes séparément, lors de réunions hebdo-
madaires, le dimanche ou lors d’une retraite annuelle. À Beyrouth, une
association du Sacré Cœur réunit les femmes de la bonne société
parlant français depuis les années 1860, des œuvres de bienfaisance,
comme les conférences de Saint Vincent de Paul, ou des académies,
rassemblent les jeunes gens autour de réunions scientifiques ou
littéraires. Toutes ces œuvres servent à renforcer la tutelle des mission-
naires français sur les chrétiens.
Cherchant à recruter parmi les nombreuses communautés
chrétiennes, les écoles françaises visent donc, d’abord, à former de
bons chrétiens. Entamée au XIXe siècle dans une perspective de latini-
sation des chrétiens d’Orient, cette entreprise se poursuivait avant le
début de la Première Guerre mondiale. Dans l’Empire ottoman, comme
en Égypte, ces congrégations ont créé tout un réseau d’écoles
primaires. La clientèle semble identique partout : public chrétien captif,
protégés des Capitulations, petit peuple accueilli dans les écoles de
villages ou des quartiers urbains pauvres. Ces écoles sont tenues le plus
souvent par des religieuses. La priorité est donnée à l’enseignement des
garçons, mais ne compte-t-on pas 95 % de filles analphabètes en

5. Lettre du consul de France à l’ambassadeur de France à Constantinople, 23 juillet


1907.
6. Lettre du consul de France au ministre des Affaires étrangères, 28 août 1910.
LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 331

Égypte vers 1900 ? Les missions contribuent néanmoins à la scolarisa-


tion des filles dont la tâche est confiée à des ordres féminins de plus en
plus nombreux en Orient, au Levant comme en Égypte, depuis la
seconde moitié du XIXe siècle. À l’aube du XXe siècle, on peut même
dire que ceux-ci gardent pratiquement l’exclusivité de l’enseignement
des filles, si bien que les établissements missionnaires tendent de plus
en plus à accueillir une clientèle nouvelle devant les demandes
pressantes des notables urbains et souvent de confession musulmane. Il
n’en reste pas moins que les missionnaires cherchent à ouvrir des
écoles gratuites destinées en premier lieu aux populations des quartiers
chrétiens pauvres visées par le projet de latinisation. Jésuites, lazaristes,
maristes dirigent donc tous, avant 1900, de nombreux établissements
accueillant plusieurs milliers d’élèves. À Damas, les lazaristes tiennent
ainsi l’école Saint-Joseph, dirigée par un des leurs, dans le quartier
chrétien de Bâb Tûma à l’intérieur de la vieille ville, et l’école grecque-
catholique concédée à la Congrégation de la mission par le patriarcat
melkite dans le faubourg du Midân en plein quartier musulman. Ces
établissements accueillent alors un public exclusivement chrétien,
composé pour la plupart d’élèves catholiques, alors que la population
de la ville de Damas est majoritairement constituée de musulmans et de
chrétiens orthodoxes. Toutes les minorités, chrétiennes, coptes ou
catholiques, arméniennes, musulmanes, druzes ou alaouites, sont ainsi
reçues en priorité dans ces établissements, un des principaux lieux de
la construction communautaire si forte à la fin de l’Empire ottoman.
Les grandes congrégations, jésuites, lazaristes, frères des écoles
chrétiennes, maristes ou franciscaines, contribuent néanmoins à élargir
un réseau d’écoles secondaires réservé à une élite tant scolaire qu’éco-
nomique et politique. Quelques grands établissements se développent
dans les grandes villes sous influence ou occupées par la France et la
Grande-Bretagne : Alexandrie, Le Caire, Damas, Beyrouth, Bagdad,
Jérusalem, Haïfa. Ces collèges deviennent les vecteurs de l’occidenta-
lisation en contribuant à diffuser les idées et les techniques
européennes. L’imprimerie des jésuites de l’université Saint-Joseph à
Beyrouth en est un exemple précoce et éclairant, moteur à la fois de
l’occidentalisation de la société du Mont-Liban et de la Nahda,
renaissance des lettres arabes à la fin du XIXe siècle. Les missionnaires
contribuent à y répandre les langues européennes, français et anglais en
premier lieu, avec le déclin de l’usage de l’italien en Syrie depuis la fin
du siècle. Ils concourent également à diffuser des modes de pensée et
de vivre européens. Ce sont ainsi les lazaristes de l’hôpital Saint-Louis
qui familiarisent le personnel médical à Damas aux découvertes de
l’hygiénisme et à la révolution pastorienne. Ces quelques grands
332 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

établissements assurent ainsi la suprématie des Latins, très minoritaires


en nombre, mais bénéficiaires, au même titre d’ailleurs que les enfants
de plus en plus nombreux des notables musulmans, d’une éducation
occidentale et moderne. À Beyrouth, comme à Alexandrie, les mission-
naires participent à la formation d’une bourgeoisie levantine, à la fois
orientale et tournée vers l’Occident, dont ils diffusent la culture. Tenu
par des pères français, le collège jésuite de la Sainte-Famille du Caire
est à ce titre un bastion de l’Église catholique et un des champions de
la latinité en Orient. Les Latins ne représentent pourtant que moins
d’un pour cent des chrétiens au Proche-Orient. C’est ce modèle,
cependant, que les missionnaires veulent inculquer à la jeunesse du
Levant et d’Égypte, en dépit des avancées proposées à Rome depuis
l’encyclique Orientalium Dignitas de 1894. Ils travaillent pour faire
avancer l’autorité du pape et les intérêts du Saint-Siège en Orient. Ce
travail des âmes vise à convertir des chrétiens, que les missionnaires
français appellent encore dans les années 1920 les « dissidents »,
appelés à devenir des relais entre la présence européenne qui se
renforce et les populations. Le renforcement des liens avec l’Occident
fait donc de la mission un intermédiaire obligé entre les deux cultures,
en particulier par l’assimilation de la culture occidentale et, d’abord, de
la langue.
Ces collèges, dont le but était à l’origine de former des bons
chrétiens, destinés à servir de modèles pour les familles, sont peu à peu
instrumentalisés par des stratégies familiales souvent éloignées des
objectifs originaux conduits par les maisons mères. Les élèves
assistent néanmoins aux offices, chrétiens, catholiques, orthodoxes ou
même protestants. Les élèves israélites, nombreux, et les musulmans
sont contraints de suivre, moins pour des raisons de prosélytisme que
de discipline et d’ordre pour certains établissements, les offices et les
prières, comme à Beyrouth, où les cours de religion sont dispensés à
tous, bien que les pressions hostiles à ces pratiques soient grandes de
la part des parents, des autorités ottomanes, de la presse et, plus tard,
après 1920, des gouvernements mandataires. Cette formation
religieuse ne suffit toutefois pas à expliquer le succès des écoles
missionnaires. L’élite de la nation envoie en effet ses enfants chez les
missionnaires afin de leur donner l’enseignement des meilleurs
maîtres. Avec la constitution des États sous Mandat, ces écoles
missionnaires accueillent des élèves issus de familles de notables
devenus, ou en instance de devenir les cadres de pays appelés à obtenir
leur indépendance dans un bref délai selon la charte de la Société des
Nations. Fréquentent donc les établissements congréganistes, les
enfants des hauts fonctionnaires du nouvel État, des hommes
LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 333

d’affaires, etc., qui sont, à la fois, une caution prestigieuse, et un appui


pour des missionnaires en terre étrangère. Les principaux établisse-
ments scolaires secondaires rentrent dans ce cas de figue. Ces quelques
grands établissements, parmi les plus grands et les plus réputés, sont
tenus par les jésuites, comme au Caire, ou les Frères des écoles du
collège Saint-Marc à Alexandrie. Les résultats obtenus aux examens
officiels, certificat d’études et baccalauréat, sont excellents, ces
établissements suivant les programmes français jusque dans l’entre-
deux-guerres, avant les grandes réformes d’arabisation de l’enseigne-
ment entreprises à l’heure des indépendances, après 1945, et du
triomphe du nationalisme arabe. Les bâtiments relativement récents,
car reconstruits après les événements de 1860, de 1882, après
l’incendie d’Alexandrie, ou de 1914-1918, sont grands, se veulent
modernes, imitent les plans des lycées en France, adoptent des préoc-
cupations hygiénistes avec l’aménagement de cours et d’espaces aérés,
d’éléments de verdure. Déplorant l’état sanitaire des écoles en Syrie
dans les premières années du Mandat, les missionnaires cherchent à
promouvoir un discours de l’hygiène et à favoriser l’enseignement de
la gymnastique. Ces grands établissements payants, donc réservés à
une clientèle aisée en dépit des facilités accordées aux chrétiens,
accueillent donc volontiers des enfants de l’élite sociale et politique
ottomane, puis, nationale, du pays. À la différence du Mont-Liban où
l’enseignement privé s’est développé et où la présence française des
congréganistes est très forte, la Syrie et la ville de Damas, beaucoup
plus qu’Alep, ouverte depuis longtemps à l’influence et à la présence
européennes, n’ont pas encore, à la fin des années 1920, de très grands
établissements scolaires, privés et même publics. Le collège Saint-
Vincent des pères de la Congrégation de la mission, qui a formé des
« milliers d’élèves », reste par conséquent le plus grand établissement
scolaire de la ville jusqu’au début des années 1940.
Cette réussite justifie sans doute les préventions des missionnaires
devant les structures politiques et sociales héritées de l’Empire
ottoman, comme le désir de légitimer la présence de leurs établisse-
ments. Au Levant, les congréganistes cherchent ainsi à occulter auprès
des autorités françaises, si désireuses de collaborer avec des institu-
tions, françaises ou non, prêtes à dispenser un enseignement de la
langue français, le rôle de toutes les œuvres ottomanes d’enseignement.
À Damas, les lazaristes nient tout l’intérêt qu’il y aurait à travailler
avec le lycée du Maktab ‘Anbar, seul établissement secondaire de la
ville en dehors du collège français. Ouvert en 1893 pour faire
contrepoids aux écoles missionnaires, ce qui deviendra dans les années
1920 le Lycée public, édifié en face de la nouvelle université sur les
334 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

rives du Baradâ à l’entrée occidentale de la ville, dispense en langue


turque un enseignement moderne [Commins, 1990, p. 95]. Seule école
secondaire gouvernementale à l’époque ottomane, de nombreux érudits
et d’importants réformistes salafîs fréquentent le Maktab ‘Anbar ou les
cercles d’élèves du principal établissement non congréganiste pour les
élites musulmanes de la ville.
Ceci éclaire les difficultés rencontrées par les missionnaires dans
leur action et les limites de leur apostolat. Ces grands établissements
sont installés dans un environnement majoritairement musulman, dans
des quartiers parfois ouverts depuis peu aux Occidentaux, hormis les
quelques régions chrétiennes soumises à une influence plus ancienne
où les écoles missionnaires sont là de longue date, comme dans la ville
d’Alep et sur le littoral de la Terre sainte. À l’opposé des autres
colonies des empires français et britannique, les missionnaires
semblent conscients de leurs limites en pays musulman. Se souvenant
des persécutions antichrétiennes, obligés de se plier au calendrier
islamique, de respecter les principales pratiques musulmanes ou de
laisser leurs élèves participer aux grandes célébrations, les mission-
naires sont soucieux d’échapper aux accusations de prosélytisme
promptes à resurgir au Levant, comme en Égypte, contre les écoles
missionnaires. Ce contexte ne les empêche nullement d’accueillir des
élèves de confession musulmane. Ils semblent même très envieux
d’attirer des musulmans, mais doivent rester très réservés à leur égard
et ne peuvent pas se permettre le moindre geste explicite de conversion.
Les projets de conversion massive de populations musulmanes sont
abandonnés. Les lazaristes espéraient ainsi, dans les années 1870,
convertir la population musulmane de Damas. Dans l’entre-deux-
guerres, jésuites et lazaristes se disputent encore la clientèle druze au
Liban et en Syrie et revendiquent fièrement la conversion de quelques-
uns des plus illustres représentants de la communauté, comme Kamal
Jumblatt, appelé à devenir le chef de la coalition islamo-progressiste
lors du déclenchement de la guerre civile libanaise en 1975 et ancien
élève du collège des Prêtres de la Mission d’Antoura dans les années
1930. Il faut d’ailleurs que le haut-commissariat intervienne pour
mettre un frein aux velléités prosélytes des jésuites à qui les autorités
avaient confié la direction de l’enseignement dans le sud du Liban.
LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 335

DES MISSIONNAIRES AU SERVICE DE LA MÉTROPOLE

Le patriotisme des congrégations françaises

Malgré la politique anticléricale conduite en métropole, jamais le


patriotisme des congrégations françaises établies au Levant n’est remis
en cause depuis la fin du XIXe siècle, même après le vote de la loi de
1901. À propos de la Congrégation de la Mission, le consul de France
à Beyrouth évoque même « un ordre chauvin » pour qualifier ces
auxiliaires de la diplomatie française en Orient [Riffier, 2000, p. 70].
Lazaristes, jésuites, capucins, frères des écoles chrétiennes, maristes
s’implantent en Égypte, en Syrie ou en Palestine dans la seconde moitié
du XIXe siècle, contribuant très largement à cet élan missionnaire parti
de France. Ces congrégations restent attachées à leur pays, et leurs
membres sont envoyés dans l’ensemble colonial français, comme dans
l’Empire ottoman que la diplomatie française considère comme un
domaine privilégié. Il semble donc normal que Paris, à l’image de Jules
Ferry envers « cet ordre si français 7 », place les missions au service de
la diplomatie française, alors qu’elles dépendent formellement de la
Propaganda fide à Rome. Les missionnaires aspirent donc à donner à
leurs œuvres « le caractère d’établissements français 8 ». À Damas, à
Alexandrie comme à Beyrouth, le consul de France se met régulière-
ment au service de la mission, collabore étroitement au bon fonction-
nement du collège, prend régulièrement l’avis du supérieur de l’établis-
sement afin d’être tenu au courant de tout ce qui concerne les intérêts
catholiques de la France et, plus simplement, de la situation générale de
la ville.
Ce lien privilégié n’exclut pas des tensions entre congrégations
rivales, selon que le Quai d’Orsay juge leur comportement ou leurs
effectifs plus ou moins français. Alors qu’au Mont-Liban, la diplomatie
française s’appuie sur la Compagnie de Jésus depuis le milieu du XIXe
siècle et l’expédition d’Ismaïl Pacha, celle-ci est ainsi ignorée par le
consulat de France à Damas. Là, la Compagnie de Jésus lui apparaît
davantage comme un ordre italien lié aux intérêts transalpins et
pontificaux. « Si la compagnie de Jésus revêt un caractère international,
l’ordre des lazaristes est purement français », défend le consulat de
France à Beyrouth [Riffier, 2000, p. 70]. Longtemps, les jésuites,
soutenus par la Propaganda fide, poursuivent leur action malgré

7. Lettre de Jules Ferry au supérieur général des lazaristes, 24 décembre 1884. Siria,
Scriture Riferite 3. Archives Propagande.
8. Lettre du Visiteur des pères lazaristes à Beyrouth au supérieur du collège Saint-
Vincent, 1er novembre 1910. C.M. Damas.
336 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’animosité des autorités françaises qui soutiennent la Congrégation de


la mission, congrégation autorisée en France et dont la maison mère est
installée à Paris. En Égypte, une même rivalité oppose Frères des
écoles chrétiennes et jésuites. La France doit donc arbitrer entre des
congrégations pour la plupart interdites en France, mais également
aider des ordres religieux chassés de métropole et qui sont menacés par
une concurrence scolaire étrangère de plus en plus forte. Ceci justifie le
souci constant des missionnaires de se réclamer de la protection
consulaire française, pleinement conscients du rôle essentiel que joue
cette protection dans l’Empire ottoman. Ils attendent ainsi l’application
et la garantie des Capitulations, surtout en temps de crise, comme en
1886, lorsque l’administration ottomane réclame aux écoles mission-
naires du vilayet de Syrie le firman d’autorisation, c’est-à-dire le
document écrit ayant autorisé l’ouverture des établissements scolaires
étrangers. Ces craintes, comme le souci de la diplomatie française de
s’appuyer sur les établissements congréganistes, expliquent également
la virulence du sentiment antiprotestant.
Déplorant le zèle des missionnaires protestants, coupables des pires
maux à leurs yeux, tous les congréganistes français cherchent à contre-
carrer l’influence des missionnaires anglicans et baptistes dans l’Empire
ottoman. La séquestration des jeunes gens, les conversions forcées sont
autant de thèmes courants de la propagande antiprotestante dans le
catholicisme français de la fin du XIXe siècle, comme l’illustre le roman
d’Alphonse Daudet L’Évangéliste en 1883 [Baubérot, 2000, p. 68]. Le
publiciste Ernest Renauld appelle ainsi, en 1899, dans Le Péril
protestant à « démasquer l’ennemi, le protestant, l’allié juif et franc-
maçon contre le catholique, victime aujourd’hui de cette alliance
diabolique avec le protestantisme, une importation allemande, antifran-
çaise par conséquent » [Sacquin, 1998, p. 7]. Reprenant le thème du
complot, dénoncé en 1902 par Anatole Leroy-Beaulieu dans son ouvrage
Les Doctrines de la haine : l’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anti-
cléricalisme, les missionnaires s’efforcent de s’opposer aux efforts du
protestantisme pour s’installer en Syrie, terre catholique et française de
prédilection [Baubérot, 2000, p. 225]. La dénonciation des « menées des
missionnaires protestants » au Proche-Orient cache surtout la crainte de
l’Angleterre. « Nous ne saurions laisser sans secours ces centaines de
jeunes âmes que les Anglais, richement dotés, ne demandent qu’à nous
enlever », s’inquiète ainsi le supérieur d’un collège français du Bilâd al-
Shâm 9. Les ambitions françaises au Levant devant se réaliser par le
catholicisme et la langue française, c’est donc par le protestantisme et la
9. Lettre du supérieur du collège Saint-Vincent au procureur général de la congréga-
tion, 23 octobre 1901. Cahier Artis 1, C.M. Beyrouth.
LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 337

langue anglaise dispensés dans les écoles anglaises très nombreuses en


Égypte, au Mont-Liban ou en Palestine, que doit répondre très
logiquement la Grande-Bretagne, rivale de la France en Orient.

Propager la langue française

« Si la langue française se parle couramment à Damas », explique


ainsi le supérieur de l’école française, « à la grande surprise des
étrangers de passage, c’est bien, on peut le dire sans crainte d’être
contredit, grâce aux leçons reçues dans nos écoles et dans notre collège
qui, avant la guerre mondiale, était le seul établissement d’enseigne-
ment secondaire dans le quartier de Bâb Tûma 10 ». En Syrie et au Mont-
Liban, vers 1900, lazaristes et jésuites, les deux principales congréga-
tions enseignantes françaises à dispenser un enseignement moderne,
accueillent plus de 12 000 garçons dans leurs écoles. À la veille de la
guerre, les plus grands établissements secondaires français du Levant
tentent de dispenser le programme des lycées métropolitains. La
difficulté de cet enseignement ferme de facto les portes des meilleures
classes aux élèves médiocres, quelle que soit leur confession, les
empêchant de poursuivre des études longues. Elle justifie la sévérité et
l’usage de la contrainte pour des élèves qui ignorent les rudiments de
la langue française et, surtout, ne la pratiquent pas dans le cercle
familial. Dans les grands établissements du Caire, d’Alexandrie ou de
Damas, le « signal », comme dans les écoles publiques sous la
IIIe République en Bretagne, punit ceux qui sont surpris à parler arabe
entre eux dans la cour ou dans la classe. Les missionnaires cherchent
en revanche à « stimuler le zèle des études, vu que les parents semblent
se plaindre du peu de progrès de leurs enfants 11 » pour répondre à la
demande pressante d’un public en faveur d’une formation plus
française que chrétienne. Ces parents peuvent ne pas parler la langue
française, mais ne l’ignorent pas dans leur stratégie familiale.
Les missionnaires s’efforcent néanmoins de diffuser la langue
française dans tous les milieux. Son enseignement dans les orphelinats
des Filles de la Charité en Égypte ou au Mont-Liban illustre les efforts
des missionnaires pour pénétrer toutes les couches de la société. Former
des couturières et blanchisseuses, « très recherchées par les industriels et
les familles », c’est former autant de vecteurs de la langue française 12.

10. Lettre du supérieur du collège Saint-Vincent à l’Agent supérieur de la Compagnie


du canal de Suez à Ismaïlia, 30 novembre 1936. C.M. Beyrouth.
11. 3 janvier 1884. Cahier des conseils domestiques 1868-1902, C.M. Damas.
12. Rapport du consul de France sur les établissements scolaires de Damas adressé à
l’ambassade de France à Constantinople, 29 janvier 1911.
338 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Les Filles de la Charité jouent un rôle tout particulier dans la banalisa-


tion de la pratique courante du français. « C’est grâce, en définitive, à
nos établissements scolaires religieux que le français s’est répandu
dans les familles syriennes, surtout par les jeunes filles qui y sont
élevées depuis 1860 13 ». L’enseignement de la langue française est
aussi le signe d’une socialisation féminine dans les « bonnes familles ».
Grâce à l’entreprise missionnaire, le français a pu supplanter à la fin du
XIXe siècle l’italien, « lingua franca du Levant » et, plus encore, la
langue anglaise des missions protestantes [Hourani, 1991, p. 55].
Dans les écoles françaises de l’Empire ottoman avant la guerre, une
majorité d’élèves catholiques se dessine, beaucoup de chrétiens
orthodoxes et d’israélites, un nombre très variable d’élèves musulmans
selon les établissements, plus au Caire ou à Damas qu’au Mont-Liban.
La clientèle des écoles situées à l’intérieur des terres, comme à Tripoli
ou à Damas, est plus locale que celle des établissements de la côte,
alors que le recrutement de la Compagnie de Jésus ou de la
Congrégation de la Mission à Alexandrie ou au Mont-Liban est
beaucoup plus cosmopolite. S’il est péremptoire d’affirmer que la
clientèle des missionnaires appartient à la « clientèle traditionnelle » de
la France en Orient, cette « clientèle orientale » aux contours bien flous,
ces établissements contribuent à renforcer le lien déjà établi entre la
France et la communauté grecque-catholique, surreprésentée parmi les
élèves [Hajjar, 1979, p. 119]. Ces établissements concourent donc à
décloisonner les millets qui devaient rassembler les minorités, dans
l’Empire ottoman, de manière hermétique, en recrutant des élèves non
seulement dans toutes les communautés chrétiennes, à la notable
exception des protestants, et dans toutes les confessions, depuis les
juifs jusqu’aux musulmans, surtout ces derniers.

Proportion des élèves inscrits dans les écoles françaises


de l’Empire ottoman par confession (1914)

catholique orthodoxe protestante israélite musulmane

Hors écoles de l’AIU 58 29 0,5 4 9


Élèves de toutes les
44,5 22 0,3 27 6,5
écoles françaises

Le choix, pour les congréganistes, est double. En Égypte et en Syrie,


ils ouvrent des écoles destinées à alphabétiser les populations

13. Rapport sur les établissements scolaires de Damas à l’ambassade à


Constantinople, 29 janvier 1911.
LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 339

catholiques orientales et à les sortir de la misère tant morale que


matérielle qu’ils jugent terrible, mais sans pour autant accepter de
former des déclassés. Le supérieur des lazaristes en Syrie justifie ainsi
le refus d’accueillir à l’internat des familles pauvres du quartier
chrétien de Bâb Tûma par l’inutilité sociale de leur donner un enseigne-
ment de haut niveau : « Même dans leur intérêt, il est préférable de se
borner à leur faire apprendre assez d’arabe pour qu’ils sachent écrire,
bien leur inculquer les principes de la religion et conseiller aux parents
de les placer chez quelqu’un qui leur enseignera un métier » [Thobie,
1981, p. 24]. Les missionnaires cherchent également à développer des
collèges pour une élite ouverte aux musulmans et susceptible
d’engendrer des individus de culture française, auxiliaires de la
pénétration de la France au Levant, ces Levantins qu’on retrouve
ensuite nombreux comme écrivains et poètes. Nombreux sont donc les
anciens élèves des pères dans les cercles littéraires, à Beyrouth, à
Alexandrie ou au Caire, issus d’une bourgeoisie occidentalisée et
francophone. Leurs collèges ont participé pleinement à former une élite
francophone et francophile en Orient, où se recrutera une grande partie
des élites politiques en Égypte ou des classes dirigeantes dans les États
sous Mandat après 1920.
Cette politique est intensifiée par la IIIe République, au moment où
s’affirment les impérialismes européens. Bien qu’interdits en
métropole, les jésuites semblent se mettre au service de la France,
comme l’ensemble des missionnaires, et former la « France du
dehors ». C’est d’ailleurs à propos de l’université Saint-Joseph de
Beyrouth que Gambetta déclare que « l’anticléricalisme n’est pas un
article d’exportation ». La faculté de médecine dirigée par les jésuites
est ainsi financée par le gouvernement français en vue de former des
médecins appelés à exercer dans les colonies. L’ouverture de l’École de
droit à Beyrouth, en 1914, par la Compagnie de Jésus et l’université de
Lyon, est un autre exemple de cette étroite coopération, bien loin des
discours métropolitains hostiles aux congrégations.

Une politique musulmane

Les établissements missionnaires français accueillent donc un


nombre croissant d’élèves musulmans. Le Quai d’Orsay y voit le
moyen de répandre l’influence française dans les milieux musulmans
ignorés jusque-là. « Le nombre des élèves musulmans dans notre
collège, se félicite ainsi le consul de France en Syrie, est un [moyen]
d’inculquer des sentiments français à des centaines d’enfants
musulmans qui, sauf de très rares exceptions, restent attachés à la
340 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

France 14 ». La diplomatie française cherche en effet à définir une vraie


politique musulmane de la France qui se déclare, depuis la conquête de
l’Algérie, comme une « grande puissance musulmane 15 ». Voici
comment est défini par le consul de France en 1911 ce qui devrait être
la politique musulmane de la France :
Nous n’avons pas cherché à voir qu’en Syrie, à côté des chrétiens, vivait
une population bien plus nombreuse et non moins intéressante, qui pouvait
être reconnaissante des sacrifices que nous nous serions imposés pour elle, et
que cette population, sur laquelle nous avions pu, en notre qualité de grande
puissance musulmane, exercer de l’influence avec le concours de nos émirs,
n’aurait certainement pas mieux demandé que de nous voir nous occuper
d’elle 16.

Les diplomates sont d’autant mieux disposés à vouloir réviser leur


politique que la métropole envisage l’abandon de la politique
chrétienne traditionnelle de la France dans le contexte anticlérical du
début du XXe siècle. Le ministère des Affaires étrangères n’imagine pas
pour autant une laïcisation de l’enseignement destiné aux populations
musulmanes, malgré l’avis des défenseurs de la Mission laïque, qui
soutiennent que leur « moderne impiété [les] prépare mieux à prendre,
sans trop de maladresse, position sur le terrain brûlant de la dogmatique
musulmane 17 » [Cabanel, 1998, p. 207]. Toutefois, au Mont-Liban,
Georges-Picot, consul de France à Beyrouth, soutient les missionnaires
dans leur rôle auprès des maronites, ceux-ci étant perçus comme le
maillon le plus solide d’une nouvelle politique française à bâtir dans le
Bilâd al-Shâm.
Au Caire comme à Damas, le désir des notables musulmans
d’envoyer leurs enfants vers l’enseignement missionnaire, garantie
d’une bonne éducation, ne se dément pas. Un enfant musulman peut
passer quelques années à l’école coranique ou recevoir les leçons d’un
ouléma à la maison, puis suivre les cours d’un établissement ottoman,
avant de terminer ses études au collège missionnaire afin de maîtriser
la langue française [Commins, 1990, p. 16]. Au consulat de France à
Constantinople, on se convainc que le collège Saint-Vincent des pères
lazaristes a gagné à la France des notables musulmans dans tout le
vilayet de Syrie jusqu’aux druzes du Haurân. Les lazaristes auraient
concouru à « faire pénétrer les idées françaises dans les milieux
musulmans éclairés 18 ». Depuis les petits-enfants de l’émir algérien

14. Lettre du consul de France à Damas à l’ambassade à Constantinople, 22 janvier 1910.


15. Lettre du consul de France à l’ambassade à Constantinople, 27 février 1911.
16. Lettre du consul de France au ministre des Affaires étrangères, 6 février 1911.
17. Questions diplomatiques et coloniales, 1904.
18. Lettre du consul de France à Damas à l’ambassade à Constantinople, 18 juin 1911.
LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 341

Abdelkader, dont le futur capitaine Khâled, à Kurd ‘Alî, grand


journaliste égyptien et fondateur en 1919 de l’Académie arabe de
Damas, nombreux sont en effet ceux qui peuvent se vanter d’avoir été
initiés à la culture et la littérature françaises par les pères lazaristes.
Puissance laïque et anticléricale au tournant du siècle, puis à
nouveau, au milieu des années 1920, avec le Cartel des gauches, la
France soutient donc en Orient ses missionnaires. Mieux, elle délègue
une grande partie de sa mission civilisatrice aux congrégations ensei-
gnantes, pourtant à peine tolérées ou même interdites en métropole.
Tenue par des missionnaires latins et français dans un pays musulman,
au milieu d’une communauté chrétienne de rite oriental, l’école
congréganiste représente un maillon essentiel du dispositif français
sous l’Empire ottoman, puis sous le régime mandataire. Les années
1930 marquent un véritable tournant au Levant avec un net recul des
œuvres missionnaires et, surtout, de l’adhésion des autorités
mandataires au projet clérical. La France, devant l’exemple de la
Grande-Bretagne qui octroie leur indépendance à l’Égypte et à l’Irak,
se décide à développer l’enseignement officiel. Le haut-commissariat
soutient parallèlement les établissements de la Mission laïque au
Liban, en Syrie, en Égypte.
L’arabisation du personnel et de l’enseignement au moment des
indépendances signifie la fin des écoles françaises, même si des écoles
dites « étrangères » subsistent, en particulier en Égypte ou au Liban. La
tutelle des États, mais également des communautés catholiques uniates,
mieux tolérées par le pouvoir, se renforce. L’arabisation de l’enseigne-
ment étranger n’entraîne pas la désaffection du public, mais au
contraire l’augmentation du nombre d’élèves. Les Frères des écoles
chrétiennes, les jésuites, les lazaristes, les franciscaines de Marie
deviennent les instruments d’une stratégie de reproduction d’une élite
politique ou économique urbaine, en premier lieu des dignitaires des
régimes nassérien, baassiste et autres nationalistes arabes. L’école
catholique des congréganistes a ainsi joué un rôle déterminant dans la
construction de l’identité culturelle des pays du Proche-Orient arabe,
entre une francophonie chère et un modèle culturel arabe dominant.
Si le sort de la francophonie confessionnelle reste très incertain
aujourd’hui, à l’image de ce qui est arrivé en Algérie, la mort des
établissements français n’est pas encore avérée, comme en témoigne la
réussite de ces écoles qui ne désemplissent pas en Égypte, au Liban et
même, à nouveau, en Syrie, trente ans après la nationalisation des
écoles étrangères, ou encore les projets d’université francophone du
Caire ou de réouverture d’une école francophone également à Alep.
342 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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18

L’« entité alaouite », une création française

Sabrina Mervin

« La création d’une entité alaouite est propre au mandat », a écrit


l’intellectuel syrien Edmond Rabbath [Rabbath, 1928, p. 151]. Le
démantèlement de l’Empire ottoman et le traçage de frontières par la
France et l’Angleterre, en 1920, entraînèrent en effet la naissance de
quatre « entités » dans la zone sous mandat français : le Grand-Liban,
Damas, Alep, le Territoire des Alaouites, auxquels sera ajouté, un
temps, l’État des Druzes. Robert de Caix, l’idéologue du parti colonial,
s’était appuyé sur ces « entités cohérentes » pour diviser la Syrie, qu’il
voulait voir comme un « agrégat de municipes » autonomes vis-à-vis du
pouvoir administratif, plutôt que comme un État moderne en devenir
[Cloarec, 1998, p. 158]. Dans une lettre qu’il écrivit en avril 1920, les
motivations de sa politique séparatiste apparaissent clairement :
La paix du monde serait en somme mieux assurée s’il y avait en Orient un
certain nombre de petits États dont les relations seraient contrôlées ici par la
France et là par l’Angleterre, qui s’administreraient avec le maximum
d’autonomie intérieure, et qui n’auraient pas les tendances agressives des
grands États nationaux unitaires [Méouchy et Sluglett, 2004, p. 699]1.

Ainsi fut créé le Territoire des Alaouites, qui fut ensuite érigé en État
des Alaouites, avec Lattaquieh pour capitale, en 1922. L’autorité
mandataire lui donna successivement différents statuts, jusqu’à son
intégration à l’État syrien indépendant, dont il devint une muhâfaza, en
1937. Délimité par la Méditerranée, à l’Ouest, il s’articulait autour d’un
ensemble de montagnes, le Jabal Ansarieh. Toutefois, comme le note le
géographe Jacques Weulersse, qui lui consacra sa thèse de doctorat, ses
frontières avaient été créées en vue d’un but politique précis, « celui de

1. Ce document fut aimablement fourni par l’historien Gérard Khoury.


344 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

séparer les populations minoritaires alaouites des musulmanes sunnites,


et de créer ainsi un territoire aussi homogène que possible, où les
premières deviendraient la majorité » [Weulersse, t. I, 1940, p. 9-10].
Les Alouites, formant une communauté minoritaire issue de l’islam
chiite, constituaient effectivement environ 70 % de sa population.
Ce n’est pas l’histoire politique et administrative de cette « entité
alaouite » qui va nous intéresser ici. Il s’agit plutôt d’envisager les
soubassements sur lesquels elle fut fondée, à savoir les arguments qui
servirent les visées séparatistes françaises, puis les changements induits
à plus long terme, pour les Alaouites, en tant que communauté
religieuse. Ces bouleversements furent stigmatisés par deux
changements de nom successifs : avant 1920, les Alaouites étaient
appelés nosaïris, ou ansariyyeh (d’où le nom des montagnes qu’ils
habitent) et, par la suite, on le verra, ils se donnèrent le nom de ja‘farites.
C’est dire que l’on va tenter ici de lever un pan de leur histoire
contemporaine — qui reste à écrire — en se focalisant sur la tension qui
s’instaura entre les aspirations de leurs élites religieuses et la mise en
œuvre d’une politique coloniale, entre l’image que les Alaouites
construisaient d’eux-mêmes et les représentations émanant de
l’extérieur. Il faut pour cela revenir quelques décennies en arrière.

ORIENTALISTES, VOYAGEURS ET MISSIONNAIRES

« Les Nosaïris sont un des peuples qui ont eu le privilège d’exciter


au plus haut point la curiosité scientifique de l’Europe », pouvait-on lire
dans le Journal asiatique en 1879 [Huart, p. 190]. La revue des orien-
talistes français avait alors publié plusieurs articles sur le sujet ainsi que
des traductions de manuscrits. Les doctrines des nosaïris avaient en
effet piqué la curiosité des savants, pour plusieurs raisons.
En premier lieu, elles étaient secrètes, car transmises presque exclu-
sivement oralement par des initiés perpétuant ainsi un groupe social
distinct du commun des adeptes, qui demeuraient ignorants en la
matière et se contentaient d’observer des rituels simples et peu contrai-
gnants. Tous respectaient la discipline de l’arcane, tant et si bien que
peu d’informations filtraient sur les croyances et les pratiques des
nosaïris. Aussi, pour les sociétés savantes d’Europe, comme pour les
consulats sur place, chaque découverte de manuscrit était l’occasion de
lever un coin du voile sur les « mystères » des nosaïris. Le Journal
asiatique en publia certains, traduits et commentés, tels ceux trouvés
par Catafago, chancelier du consulat général de Prusse à Beyrouth
[Catafago, 1848]. La pièce maîtresse du corpus ainsi constitué fut un
L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 345

ouvrage publié par un certain Sulaymân efendi, un nosaïri d’Adana


converti au judaïsme, puis au protestantisme, sous l’aile protectrice des
missionnaires de Lattakieh et de Beyrouth [Salisbury, 1864] ; il fut
ensuite assassiné par ses anciens coreligionnaires [Massignon, 1920,
p. 273]. Sans vraiment questionner les conditions de rédaction de
l’ouvrage, qui demeurent floues, les orientalistes y appuyèrent leurs
exposés sur la religion nosaïrie, dont les croyances et les pratiques ne
cessaient de les intriguer. Ainsi de René Dussaud, dans un ouvrage
publié en 1900, qui sert encore de base, aujourd’hui, aux études en ce
domaine.
L’aspect archaïque des doctrines, ainsi que leur caractère
syncrétique, alimentaient leur questionnement sur les origines,
religieuses et « ethniques » des nosaïris. C’était là un trait d’époque et
une manière de chercher à quoi rattacher ce groupe isolé dans ses
montagnes. Un rattachement qui pouvait, éventuellement, servir les
missionnaires, comme les politiques. Les croyances et les pratiques
nosaïries avaient en effet des points communs avec le christianisme.
Ainsi, ils vénéraient une trinité : l’essence (ma‘nâ), le nom (ism), et la
porte (bâb) ; ils célébraient des fêtes chrétiennes, et avaient adopté des
saints chrétiens. Par ailleurs, ils avaient une vision cyclique de
l’histoire, comme les ismaéliens, dont ils se rapprochaient par d’autres
aspects, tant et si bien que certains auteurs, tel Volney, les avaient
confondus [Volney, 1959, p. 216]. Enfin, leurs croyances étaient
parcourues d’idées gnostiques, et certaines de leurs pratiques
renvoyaient à l’ancien paganisme local.
Ainsi, René Dussaud y vit un culte d’origine cananéenne ou
phénicienne, qui se teinta ensuite de motifs empruntés aux mono-
théismes apparus successivement dans la région, le christianisme, puis
l’islam. Le jésuite belge Henri Lammens critiqua cette théorie de façon
catégorique, dans les premiers écrits qu’il publia sur la question : selon
lui, les nosaïris étaient d’anciens chrétiens. « Nous croyons donc être
dans le vrai en affirmant que la religion nosairie est une déformation
non du dogme coranique, mais de la vérité chrétienne. Les Nosaïris ont
certainement été chrétiens ; ils ont dû le demeurer même après la
conquête musulmane. Privés d’un sacerdoce constitué, ils auront peu à
peu mêlé à leurs croyances primitives, pour les voiler peut-être, des
éléments chiites » [Lammens, 1899, p. 587].
L’intérêt que porta le révérend Samuel Lyde aux nosaïris était, à la
base, plus pratique, puisqu’il avait pour objectif, à long terme, de les
évangéliser. Pour cela, il fallait selon lui leur donner d’abord accès à
l’éducation et fonder des écoles [Lyde, 1856, p. 280-281]. C’est ainsi
que ce missionnaire anglican s’installa dans la région, où il résida
346 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

quelques années, et qu’il rédigea une monographie traitant à la fois des


doctrines et de la situation des nosaïris [Lyde, 1860].
Hormis les quelques manuscrits dont ils disposaient, ces érudits se
fondaient, pour écrire l’histoire des doctrines nosaïries, sur l’hérésio-
graphie sunnite. Or, celle-ci était franchement défavorable aux
intéressés, taxés d’hérésie. L’un des documents de référence en la
matière n’était autre que la fameuse fatwâ du hanbalite Ibn Taymiya
(m. 1328), que publia Stanislas Guyard dans le Journal asiatique, avec
sa traduction [Guyard, 1871]. C’étaient donc des sources extérieures,
hostiles à la communauté, qui la présentaient comme déviante.
De même, les voyageurs qui rapportaient le récit de leur périple au
pays des nosaïris se faisaient souvent l’écho des propos entendus
auprès d’informateurs extérieurs à la communauté. Il n’est que de lire
les approximations et les jugements de valeur qu’ils transmirent pour
s’en convaincre. Volney, qui voyagea dans la région au début des
années 1780, divisa ainsi les nosaïris en trois sectes : « les Chamsié, ou
adorateurs du soleil ; les Kelbié, ou adorateurs du chien ; et les
Qadmousié, qu’on assure rendre un culte particulier à l’organe qui,
dans les femmes, correspond à Priape… » [Volney, 1959, p. 216]. Le
ton était donné. D’abord, l’allégation contient des erreurs qui furent
reprises par d’autres auteurs. Ensuite, elle va dans un sens dépréciatif.
Enfin, par le biais d’un pudique euphémisme, elle fait allusion à des
orgies rituelles, auxquelles aucun auteur ne déclare avoir assisté, mais
qui alimentèrent bien des fantasmes, des projections et des représenta-
tions par la suite. Si certains, comme Félix Dupont, drogman au
consulat de France de Lattaquié, se contentèrent de faire état de ce
qu’on leur avait rapporté [Dupont, 1824, p. 131-132], d’autres, comme
Vital Cuinet, n’hésitèrent pas à blâmer des « mœurs dégoûtantes »
[Cuinet, 1891, p. 124]. Dans toute cette littérature, le nosaïri apparaît
surtout comme « l’autre » qui inquiète et fascine à la fois.

LES BALBUTIEMENTS D’UNE CONSTRUCTION IDENTITAIRE

Le manque de sources nosaïries ne facilite pas la tâche de l’historien


soucieux de confronter la vision des orientalistes à une vision émanant
de l’intérieur. D’une part, les nosaïris avaient une tradition écrite peu
développée et, d’autre part, elle a été peu accessible. Restent les
archives ottomanes et les archives diplomatiques qui viennent
compléter les récits des voyageurs. En outre, des travaux récents,
notamment ceux de Dick Dowes et de Stefan Winter, éclairent la
connaissance que nous avons de la période ottomane.
L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 347

Il en ressort que les nosaïris subissaient durement le joug des


Ottomans et que l’insécurité régnait dans leurs régions. De nombreux
récits rapportent les exactions dont ils furent victimes de la part des
collecteurs d’impôts, et les formes d’oppression qui leur étaient
réservées. Les Ottomans, se fondant sur la fatwâ d’Ibn Taymiya, les
rejetaient hors de l’islam, voire les considéraient comme des apostats,
et les traitaient en conséquence. Aussi, ceux du Jabal Ansariyeh
vivaient-ils repliés dans leurs montagnes, isolés. Lorsque certains se
révoltaient, tous étaient susceptibles d’en subir les conséquences
[Hokayem, 1988, passim]. « Tous les paysans ou pasteurs qui sont
rencontrés, quoique innocents et n’ayant jamais appartenu aux arron-
dissements révoltés, sont arrêtés, garrottés, jetés dans des cachots
infects ; et le plus souvent, ils sont condamnés au pal, genre de mort qui
est particulièrement réservé aux malheureux Nesseriés » [Dupont,
1824, p. 138]. Lyde rapporte lui aussi les nombreux actes de violence
dont il fut témoin dans les années 1850.
La situation des nosaïris commença à changer avec les réformes
ottomanes, qui visaient à en faire des citoyens de l’Empire et à les
inclure dans le millet des musulmans. Pour la Porte, il s’agissait, aussi,
de mieux les contrôler, de les enrôler dans l’armée, et de barrer la voie
aux missionnaires chrétiens. Si la mise en œuvre de ces réformes dans
la montagne eut un effet limité, un premier pas avait été franchi. Des
gouverneurs cherchèrent à améliorer la situation des nosaïris et, dans
les années 1880, des mosquées et des écoles furent construites
[Douwes, 1999, p. 166-168 ; Mervin, 2000, p. 323]. Certains observa-
teurs affirmèrent qu’elles restèrent vides et que les efforts déployés par
l’administration ottomane demeurèrent vains. Toutefois, l’historiogra-
phie produite par des membres de la communauté, depuis quelques
années, présente une autre facette de cette période, vue comme les
premiers pas d’un essor dû, aussi, aux efforts des religieux nosaïris
[Jurdî, 1999 ; Hasan, 1998].
À la fin du XIXe siècle, les nosaïris se déclaraient eux-mêmes
musulmans. Cuinet nota « l’ostentation » qu’ils y mettaient, alors que,
selon lui, ils étaient « des idolâtres des pires et plus ignobles
catégories » [1891, p. 123]. Il revint ensuite sur ses affirmations et fit
état de la volonté ottomane de les « convertir » à l’islam en construisant
des écoles et des mosquées. « Ils ne se sont pas montrés insensibles à
tant de sollicitude, ajoutait-il, et déjà, on peut remarquer chez eux de
sérieux progrès intellectuels avec une amélioration appréciable du sens
moral » [Cuinet, 1896, p. 19 et p. 141]. Lammens, de retour d’un
voyage autour de Safita, se montra moins convaincu : « On a réuni les
chefs principaux qui, pour éviter de plus grandes extrémités, ont dit
348 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

amen à toutes les propositions de la Porte… ». Mais, selon lui, « les


Nosaïris ont continué à pratiquer leur religion comme auparavant.
Seuls les cheikhs se sont vus obligés de voiler leurs femmes et de les
enfermer, et de renoncer à boire des spiritueux, au moins en public »
[Lammens, 1900].
En 1903, le même Lammens rendit visite à un chef religieux nosaïri,
dans l’Antiochène, « avec l’intention d’écouter, de faire causer ». Celui-
ci se plaignit des vexations dont sa communauté était l’objet, et regretta
qu’elle ne bénéficiât d’aucune protection extérieure. « Si vous deveniez
chrétiens ? Cette démarche conférerait aussitôt à la France le droit d’in-
tervenir en votre faveur », suggéra le jésuite. Devant la réserve de son
interlocuteur, il poursuivit en lui rappelant les projets de la Porte à
l’égard des nosaïris, et lui demanda s’ils préféraient se laisser absorber
par les musulmans. « Jamais ! », répondit le cheikh, qui ajouta : « Nous
détestons les musulmans. Quant aux Turcs, vous savez ce que nous
avons souffert… ». S’ensuivit une conversation sur les croyances des
nosaïris, entrecoupée de citations du Coran, où le chef religieux
engloba tous les chiites, imâmites et autres, parmi ses coreligionnaires.
Ce qui, pour Lammens, fournissait « une présomption favorable » à la
théorie reconnaissant dans les nosaïris une secte chiite [Lammens,
1915, p. 144-147].
L’animosité marquée par le cheikh envers les musulmans ne visait
que les sunnites, ceux-là même qui avaient exclu les nosaïris par leurs
fatwâs, et les Turcs, qui les avaient opprimés. Ils se rattachaient donc
eux-mêmes à l’islam chiite, au sens le plus large, puisque le cheikh cita
à la fois les imâmites de Perse et les Kizilbach d’Anatolie. S’ils étaient
effectivement isolés dans leurs montagnes, les nosaïris établirent en
effet des contacts sporadiques avec des oulémas chiites duodécimains ;
des sources internes font état d’une correspondance de ce type dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle [Hasan, 1998, vol. 2, p. 58]. Il se
pourrait qu’un travail de recherche systématique, dans les sources
manuscrites, ouvre d’autres perspectives sur la période antérieure au
XXe siècle, pour lequel, seul, on dispose d’écrits imprimés.
La revue al-‘Irfân, publiée à Saïda par des chiites duodécimains du
Jabal ‘Âmil, fut le pilier autour duquel se nouèrent des liens solides et
durables entre des cheikhs nosaïris et des oulémas chiites duodéci-
mains, et elle rendit compte régulièrement de leurs débats. En 1911, un
petit groupe de nosaïris, dont Sulaymân al-Ahmad (1866-1942) et ‘Abd
al-La fl îf Mirhij (1878-1915), qui allaient être les pionniers de la
réforme au Jabal Ansariyyeh, fit le voyage jusqu’à Saïda où ils rencon-
trèrent les animateurs de la revue. Il y avait là son fondateur, ainsi que
des oulémas ‘âmilites comme ‘Abd al-Husayn Charaf al-Dîn, mais
L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 349

aussi un clerc irakien, Muhammad Husayn Âl Kâchif al-Ghitâ’.


Ensuite, ils entrèrent en contact avec d’autres Irakiens, ainsi qu’avec
Muhsin al-Amîn, un ‘Âmilite qui résidait à Damas, d’où il exerçait son
magistère. Sulaymân al-Ahmad, afin de resserrer les liens et de
propager la culture dans sa communauté, se chargea de diffuser la revue
al-‘Irfân, dans laquelle il publia lui-même. Il y fit aussi apporter des
ouvrages, par l’intermédiaire de ses amis duodécimains, et fut tout
aussi attaché à y promouvoir l’éducation que la réforme des pratiques
religieuses. Sa renommée franchit les montagnes et dépassa les cercles
chiites : en 1922, il fut nommé membre de l’Académie arabe de Damas
[Mervin, 2000 ; 2002].
Les cheikhs nosaïris du Jabal Ansariyyeh amorçaient, encore très
timidement, un mouvement de réforme religieuse et culturelle au sein
d’une société économiquement et socialement « en retard » par rapport
à leurs coreligionnaires du nord, plus mêlés aux populations voisines,
et qui disposaient d’élites urbaines [Weulersse, 1940, p. 59]. Ainsi, au
même moment, un érudit d’Adana, Muhammad Amîn al-Tawîl, ancien
préfet de police de l’administration ottomane, s’employa de son côté à
faire connaître l’histoire des nosaïris et de leurs doctrines. Son travail
l’ayant fait voyager dans les provinces, où il avait pu glaner sources et
informations, il composa un ouvrage qu’il rédigea, d’abord, en turc.
Lorsque les Français cédèrent la Cilicie aux Turcs, en 1920, il alla
s’installer à Antioche, puis à Lattaquieh, et traduisit le livre en arabe,
en le mettant à jour. Il fut publié en 1924 sous le titre : Histoire des
alawîs [Tawîl, 1966, p. 6-7]. Les nosaïris, entre-temps, avaient offi-
ciellement changé de nom, et des érudits comme Tawîl, qui avaient
d’abord entretenu de bonnes relations avec les Français, n’étaient pas
étrangers à cette affaire. Reste que l’objectif de son ouvrage était de
rattacher les nosaïris aux chiites duodécimains. Il participait ainsi d’une
ouverture des nosaïris sur le monde, et de leur volonté de s’intégrer à
la umma.

COMMENT LES NOSAÏRIS DEVINRENT ALAOUITES

La politique française, quant à elle, s’attachait à défendre les parti-


cularismes locaux. La littérature orientaliste, comme les rapports
produits par les consulats, avaient préparé le terrain en soulignant la
haine que les nosaïris éprouvaient pour les Turcs. Déjà, en 1824, Félix
Dupont, le drogman du consulat de France à Lattaquié, avait adressé un
mémoire à Silvestre de Sacy où il notait que les nosaïris détestaient les
Turcs, dont ils étaient les ennemis jurés, mais qu’ils aimaient assez les
350 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

chrétiens et accueillaient les étrangers avec hospitalité. On a vu


l’attitude de Lammens face au chef religieux auquel il rendit visite en
1903. S’il constata que les nosaïris se considéraient comme des
membres de la famille chiite, il n’en insista pas moins sur les emprunts
de leur religion au christianisme, puis se demanda ce qui restait de
l’islam, après ce syncrétisme [Lammens, 1915, p. 150]. Dans un
article sur les nosaïris du Liban, il écrivait : « Qu’adviendra-t-il de ce
peuple, le jour, plus ou moins prochain, où la Syrie sera pleinement
ouverte aux idées européennes ? Nous ne le savons. Mais s’ils se
décident à abandonner leurs anciennes croyances, ce ne sera pas au
profit de l’islam orthodoxe. » Car pour lui, les nosaïris vouaient au
sunnisme une haine entretenue par la mémoire populaire qui gardait le
souvenir des oppressions anciennes [Lammens, 1902, p. 476].
En 1916, les Français commencèrent à s’intéresser de près aux
nosaïris, avec l’objectif de chercher le concours des populations
syriennes, en cas d’intervention militaire. Le lieutenant Trabaud, qui
occupait l’île de Rouad, proche du littoral syrien, établit des contacts
avec eux. Le père Jaussen, basé à Port-Saïd pour les services de rensei-
gnements, fut chargé de rédiger un rapport sur les populations de Syrie,
dont les nosaïris. Il y fit une description du pays et de son histoire, puis
y traita la situation présente. Après avoir souligné la haine que les
nosaïris portaient « à tout ce qui est turc ou mahométan », il notait
« l’absence de famille suffisamment puissante pour lever l’étendard de
la révolte » contre les Turcs, et la désunion régnant entre les clans
nosaïris. Toutefois, selon ses informations, de nombreux déserteurs
étaient repliés dans les montagnes, et il considérait que les circons-
tances étaient « très en faveur d’une intervention au Jabal Ansarieh et
dans le Liban » [Kornallis, 1986, p. 284-285]. Au début de 1917, un
émissaire fut envoyé aux États-Unis, afin d’obtenir l’appui du chef de
la communauté nosaïrie émigrée. Celui-ci accepta de coopérer et mit
cinq cents hommes à la disposition des Français [Cloarec, 1998, p.
190]. D’autres rapports, émanant de différents postes, faisaient état des
bonnes dispositions des nosaïris à l’égard des Français, qu’ils étaient
prêts à rejoindre sur le terrain militaire ; ils déploraient seulement la
faiblesse de leurs moyens 2.
L’armée française débarqua en 1918 et dissout le gouvernement
local lié à Faysal. Les nosaïris n’envoyèrent aucun membre de leur

2. Picard (lieutenant de vaisseau, chef du bureau des Renseignements de la Division


Navale de Syrie), « Deuxième annexe aux renseignements généraux. Note sur les
Ansariehs », Port-Saïd, 1er juin 1917, 2 p. ; Materne, « Ansarie ou alaoui (du caza
d’Antioche) », Antioche, 15 mars 1919, 8 p. Archives MAE, Syrie-Liban, Fonds
Beyrouth, cabinet politique 1926-1941, carton 568.
L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 351

communauté les représenter au Congrès syrien en 1919, et les Français


proclamèrent la création du Territoire des Alaouites en septembre
1920. Il leur fallut néanmoins « pacifier » la région, après le
soulèvement d’un chef tribal, Saleh al-Ali, dans les montagnes ; celui-
ci fit sa soumission en juin 1922. L’État des Alaouites fut créé.
Les nosaïris avaient donc, officiellement, changé de nom. Les
rapports militaires concordent pour dire que les autorités mandataires
avaient procédé à ce changement pour les revaloriser, le terme nosaïri
étant dépréciatif et « blessant ». En fait, il leur fallait relever l’image de
cette communauté vivant de l’agriculture, dans le dénuement et l’illet-
trisme, que la bourgeoisie citadine de la côte, sunnite, avait longtemps
méprisée… et, ce, d’autant plus que ladite bourgeoisie sunnite était
favorable au gouvernement chérifien. La nouvelle dénomination
soutenait surtout l’action française consistant à créer une entité territo-
riale et politique autour de cette communauté. Quant aux sunnites,
minoritaires, qui habitaient les villes comme Lattaquieh et Banias, ils
étaient dénommés : « musulmans ».
Le mot alaouite n’était pas une invention française, mais la franci-
sation de alawî, qui était effectivement utilisé, au moins par une élite,
pour éviter le terme nosaïri. Déjà, dans les années 1850, le révérend
Samule Lyde observait que nosaïri était employé comme un terme de
mépris ; les intéressés avaient adopté le terme fellâh, signifiant paysan
[Lyde, 1853, p. 289-291]. Cinquante ans plus tard, Lammens avait fait
la même remarque, mais avait aussi relevé lors de sa conversation avec
le cheikh que celui-ci englobait ses coreligionnaires sous le vocable
alawîs [1915, p. 140 et p. 146]. Enfin, Muhammad Amîn al-Tawîl, qui
était en contact avec les Français, avait intitulé son ouvrage Histoire
des alawîs. C’était les rattacher à ‘Alî b. Abî Tâlib, cousin et gendre du
Prophète, et, pour tous les groupes chiites, le premier imâm. Les
nosaïris se plaçaient ainsi sous l’ombrelle du chiisme tout en insistant
sur la dévotion particulière qu’ils avaient pour ‘Alî.
Quelques mois avant la création du Territoire des Alaouites, Louis
Massignon, qui avait servi dans l’armée d’Orient, chargé d’enquêter
sur le statut syrien, publiait un article sur les nosaïris. Il y écrivait : « En
ce moment, la question de l’autonomie politique des Noseïris se pose,
presque au même titre que celle des Druses, compliquant ainsi la tâche
des réorganisateurs d’une Syrie vraiment libérée et libre ». Et, plus loin,
il notait : « Les Noseïris se donnent à eux-mêmes aujourd’hui le nom
d’Alawiyoûn, “partisans d’Alî”. C’est en effet une secte chiite
initiatique… » [Massignon, 1920, p. 271-272]. Il ne partageait pas les
vues de Robert de Caix sur l’opportunité de morceler la Syrie. En outre,
alors qu’il disposait des mêmes sources que ses prédécesseurs orienta-
352 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

listes pour étudier les doctrines, il s’appuyait, d’abord, sur le discours


des intéressés pour traiter de leur identité religieuse. Or, on l’a vu,
ceux-ci se comptaient parmi les chiites. Ils allaient bientôt faire un pas
de plus dans la voie du rapprochement avec les duodécimains.

DES ALAOUITES AUX JA‘FARITES

Les Français ayant fondé la création d’un État sur une communauté,
ils devaient en affirmer l’indépendance religieuse : il s’agissait
d’entériner la séparation entre les Alaouites et le reste de la Syrie et de
décourager toute velléité de leur part de se rallier aux panislamistes ou
aux nationalistes. En outre, à la demande des Alaouites eux-mêmes, il
fallait mettre cette indépendance en application.
Ainsi, en septembre 1922, un arrêté du gouverneur de l’État des
Alaouites transforma les juridictions alaouites en organisations d’État
et interdit aux tribunaux sunnites de connaître des affaires relevant de
la compétence de leurs juges. Or, jusque-là, les Alaouites n’avaient pas
recours à un droit islamique propre : ils se référaient à leurs coutumes,
réglaient leurs différends entre eux, au sein de la communauté, et,
parfois, recouraient aux tribunaux hanéfites des villes avoisinantes
[Douwes, 2000, p. 1-4]. En tout cas, ils n’avaient pas de droit
islamique écrit. Or, certains cheikhs alaouites revendiquaient déjà
relever du droit ja‘farite. « Une enquête que nous avons effectuée dans
ces populations, en septembre 1922, rapporta un fonctionnaire
français, nous a permis de constater que leurs tribunaux religieux appli-
quaient les dispositions du droit chiite, spécialement l’interprétation
juridique de l’imam Djaffar Sadiq, adoptée d’ailleurs par les chiites de
Tyr et de la région de Saïda ». Ce fonctionnaire avait sans doute
consulté Sulaymân al-Ahmad qui, on l’a vu, entretenait des relations
avec des chiites duodécimains. Comme il fallait former une judicature,
des cadis et des muftis capables d’exercer rapidement des fonctions
officielles, il fut sollicité par les autorités mandataires qui le chargèrent
de mettre cette juridiction en place et de la superviser.
Sulaymân al-Ahmad se tourna vers ses amis duodécimains, tant
pour les consulter sur le processus à suivre que pour leur demander des
ouvrages de référence en droit islamique sur lesquels fonder les
décisions des futurs tribunaux. Des ouvrages furent envoyés de Damas,
du Liban-Sud et d’Irak Ainsi, les Alaouites adoptèrent le droit des
chiites duodécimains, dit ja‘farite. Ce qui n’était pas pour satisfaire les
autorités françaises, précisément soucieuses de distinguer les Alaouites
des musulmans. Le gouverneur convoqua Sulaymân al-Ahmad pour
L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 353

l’interroger à ce sujet. Un désaccord s’ensuivit et le cheikh renonça à


ses fonctions en signant sa lettre de démission : Sulaymân al-Ahmad,
grand juge des musulmans alaouites. Pour la première fois, les deux
mots étaient accolés dans un document officiel.
Sulaymân al-Ahmad et quelques clercs alaouites qui semaient la
réforme religieuse et sociale dans les montagnes, avaient aussi des liens
avec les sunnites de Damas et soutenaient l’union avec la Syrie. En 1936,
à la veille de la signature du traité franco-syrien, ils publièrent solennel-
lement un texte où ils proclamaient à la fois leur arabité et leur adhésion
à l’islam. Ils sollicitèrent d’Amîn al-Husaynî, le mufti de Jérusalem, un
avis sur la question. Celui-ci répondit dans une fatwâ détaillée stipulant
que les Alaouites étaient des musulmans, et qu’ils appartenaient à la
communauté des croyants. Ce fut, certes, une opération politique visant
à contrecarrer la politique mise en place par la France. Cependant, ce fut
aussi un pas décisif dans le rapprochement des Alaouites vers le chiisme
duodécimain et leur incorporation dans la umma.
Ce processus se poursuivit après l’indépendance de la Syrie et l’inté-
gration définitive de la région des Alaouites dans l’État syrien, en 1943 3.
Sous l’égide du marja‘ des duodécimains Muhsin al-Hakîm, et avec
l’aide de oulémas libanais, puis irakiens, des mosquées et autres lieux de
culte furent ouverts dans les montagnes et de jeunes Alaouites furent
envoyés à Najaf, afin d’y être formés en sciences religieuses. Les clercs
alaouites s’organisèrent en association afin de promouvoir ce rapproche-
ment et diffuser l’enseignement religieux. Celle-ci s’appelait : la Société
de bienfaisance islamique ja‘farite. Aux critiques formulées par les
Alaouites qui ne se reconnaissaient plus dans ce mouvement, ses
animateurs répondaient qu’il s’agissait d’un retour au chiisme, dont les
Alaouites avaient été longtemps coupés, parce qu’ils vivaient isolés dans
leurs montagnes. Cette idée est toujours développée, aujourd’hui, dans
certains milieux duodécimains et alaouites [Mervin, 2002].
En 1952, les clercs ja‘farites furent reconnus officiellement par
l’État syrien comme un corps constitué. Ils se mirent à publier des
ouvrages sur leurs doctrines, proches de celles des duodécimains, et à
réagir aux accusations et aux polémiques. ‘Abd al-Rahmân al-Khayyir
(m. 1986) se fit l’idéologue de cette tendance parmi les Alaouites, qui
acquit plus de visibilité et devint en quelque sorte leur religion
officielle après l’arrivée au pouvoir de Hafez al-Asad, lui-même
alaouite, en 1970. Depuis, bien des réseaux et alliances politiques de la
Syrie s’expliquent par cette inscription des « alaouites ja‘farites », qui
ont un accès privilégié aux rouages de l’État, dans l’islam chiite.
3. Sur l’intégration des alaouites à l’État syrien, on pourra bientôt consulter les
chapitres 2 et 3 de l’ouvrage de Joshua Landis [2006].
354 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Si c’est, aujourd’hui, la version officielle de la religion alaouite,


c’est aussi, sans doute, l’arbre qui cache la forêt. On ne sait quasiment
rien des doctrines et des pratiques observées par les Alaouites ayant
refusé de suivre ce mouvement de réforme, qui a engendré une sorte de
schisme interne dans la communauté. En outre, un autre schisme s’est
produit, sous le mandat français. Alors que certains Alaouites voulaient
se moderniser, s’ouvrir vers l’extérieur, et donc se rapprocher de
l’islam, d’autres opéraient un repli communautaire, dans une sorte de
crispation sur les spécificités des doctrines nosaïries, revues et portées
à leurs extrêmes. Le mouvement fut créé par un berger, Sulaymân
Murchid, nouveau prophète qui se déclara dieu, mais ne renonça pas
pour autant à la vie matérielle, ni aux biens de ce monde, ni au pouvoir,
puisqu’il fut aussi député. Au vu de son succès auprès de ses coreli-
gionnaires, les Français avaient rapidement choisi de s’en faire un allié.
Ils furent d’ailleurs fascinés par ce personnage haut en couleurs, et ont
laissé des écrits en conséquence, dont une sorte de roman de sa vie, un
pavé qui dort, dans les archives. Cette secte, la Murchidiyya, est
aujourd’hui très vivace parmi les Alaouites [Franke, 1994].

QUELQUES REMARQUES PROSPECTIVES : LA PRODUCTION DU SAVOIR


SUR LA QUESTION ALAOUITE

Une réflexion approfondie sur la manière dont la question des


Alaouites a été traitée, depuis les orientalistes du XIXe siècle jusqu’à
aujourd’hui, serait un miroir très révélateur des conditions de la
production du savoir dans le cadre colonial, mais aussi post-colonial, et
pourrait alimenter les débats sur le sujet. On ne fera ici que l’esquisser.
On l’a vu, comme dans d’autres régions, les écrits des orientalistes
ont pu inspirer, nourrir les politiques coloniales. D’un autre côté, le
personnel diplomatique en poste, tout comme les missionnaires, four-
nissaient des données et des analyses aux institutions de recherche.
Tous ont contribué à forger une image des Alaouites qui s’est perpétuée
sous le mandat français, celle d’une communauté « à part », mais avec
de sérieuses nuances. Il ne fallait plus les dévaloriser, mais donner une
vision positive de cette vaillante communauté et de son beau pays, que
l’exercice du mandat amenait au progrès. Ainsi, des ouvrages destinés
à un large public, des guides touristiques furent écrits ; une
monographie scientifique, solidement documentée, fut rédigée, par un
géographe [Weulersse, 1940].
La politique séparatiste de la France était clairement assumée. Dans
un avant-propos à un guide touristique, le commandant des troupes du
L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 355

Grand Liban et des Alaouites écrivait : « Parmi les États du Levant


placés sous le Mandat de la France, celui des Alaouites constitue, par
rapport au reste de la Syrie, un îlot ethnique et géographique dont les
caractères propres offrent une analogie assez marquée avec ceux de la
Kabylie, comparée au reste du Maghreb » [Jacquot, 1929, p. 7].
Cette politique fit l’objet de critiques tout aussi assumées de la part
des partisans du rapprochement des Alaouites et du chiisme
duodécimain, qui reprochent à « l’étranger » d’avoir tenté de diviser les
musulmans en créant des juridictions spéciales pour les Alaouites, tout
comme il avait tenté de diviser les Arabes et les Berbères, avec l’ins-
tauration du Dâhir, au Maroc [al-Hâshimî, p. 321-322].
Les militaires en place s’intéressaient aussi aux doctrines. Ainsi, le
colonel Nieger, qui administrait le pays alaouite, publia sept manuscrits
nosaïris dans la Revue du Monde Musulman. Dans sa présentation des
documents, Louis Massignon, directeur de la revue, estimait que les
études de Dussaud et de Lammens avaient posé, plutôt que résolu, les
questions fondamentales posées par les Alaouites. « Il est donc urgent,
avant tout, ajoutait-il, d’augmenter notre matériel documentaire, sur ce
curieux syncrétisme oriental, toujours vivant et agissant… » [Nieger,
1922, p. 56]. Sa remarque est toujours aussi pertinente aujourd’hui,
puisqu’on a peu avancé dans la collecte des manuscrits, les travaux
récents consistant plutôt en une relecture des documents disponibles.
Bien plus, Massignon a poursuivi ses travaux sur les doctrines et il
préparait un « Guide de la littérature alaouite » qu’il voulait exhaustif.
Il n’en publia qu’une « esquisse », où il précisa qu’il ne pouvait songer
à achever ce travail sans l’accord des notabilités syriennes, tant dans les
milieux alaouites où il avait déjà obtenu des appuis, que dans les
milieux chiites ja‘farites et dans les milieux sunnites. « Ils savent,
poursuivait-il, que mon dessein n’est pas de pousser à la divulgation de
“livres secrets”, d’ailleurs analysés sommairement depuis quatre-vingts
ans et plus […], mais de publier un manuel de bibliographie »
[Massignon, 1939, p. 913-914]. On voit déjà combien le rapport du
chercheur à son objet avait changé depuis les orientalistes du siècle
dernier. Massignon continua de réfléchir sur la question. Dans un retour
sur sa propre expérience, et avec le recul des années, il formula une
critique acerbe des méthodes d’approche de ses prédécesseurs. Il y
blâmait « l’imparfaite “compassion” apostolique de certains mission-
naires français qui, au bout de vingt ans d’efforts inimaginables, n’ont
su faire de leurs “convertis” nusayris que des “informateurs” pour
“opérations militaires”, finalement évacués sur la Haute-Volta comme
gardes-chiourme des bagnes » [Massignon, 1960, p. 623]. Il regrettait
que Dussaud et Lammens n’aient pas eu « une interprétation psychoso-
356 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

ciologique du nusayrisme où l’observateur “transférerait” son “banc


d’essai” mental, par une science de la compassion, une étude des
comportements mentaux, des prières et des actes religieux nusayris ».
Certes, c’est là toute la démarche, très singulière, de Massignon dans
son étude de l’histoire de l’islam, qui transparaît, et toutes ses contradic-
tions en tant qu’acteur d’une histoire qu’il n’avait pas voulue.
Néanmoins, ses propos sont utiles pour envisager des travaux qui
mêleraient l’histoire sociale, celles des doctrines et la micro-histoire,
avec la sérénité qui s’impose. Les recherches sur les Alaouites ont en
effet pâti, depuis une cinquantaine d’années, de quelques tabous.
D’abord, la discipline de l’arcane est toujours observée par les Alaouites.
En outre, dans les milieux scientifiques spécialisés sur le Moyen-Orient
arabe, prendre les communautés religieuses minoritaires pour objet eut,
un temps, des relents d’orientalisme, alors qu’il fallait s’intéresser à
l’État et à la construction nationale, en recourant aux sciences sociales.
Enfin, le sujet devint sensible après l’accession au pouvoir de Hafez al-
Asad. La circonspection et l’autocensure firent le reste. Si quelques
travaux émanèrent de chercheurs fréquentant le terrain, un bon nombre
fut effectué sur documents uniquement, aux États-Unis ou en Israël, par
des auteurs qui n’avaient pas accès à ce terrain.

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19

La réforme des juridictions religieuses en Syrie


et au Liban (1921-1939) : raisons de la puissance
mandataire et raisons des communautés

Nadine Méouchy

L’étude de la réforme des juridictions religieuses et du statut


personnel impose de clarifier en introduction l’articulation entre le
mandat, le fait national et les communautés. En effet, la politique
juridique et religieuse de la France n’est en rien séparée ni séparable de
sa politique mandataire globale. Du point de vue qui nous intéresse, le
cadre général de l’occupation de la France en Syrie et au Liban, entre
1920 et 1946, est triple : tout d’abord, le cadre juridique international
constitué par la Charte du mandat 1. Le mandat est une forme juridique
de domination alors innovante par rapport à la colonie ou au
protectorat. Le cadre juridique et politique de la tutelle française évolue
dans les années 1930 avec le passage au régime de traité qui caractérise
alors, dans le principe, les rapports entre la puissance mandataire et les
États locaux. Précisément, le second cadre est politique et local, avec la
mise en place de l’État moderne basé sur la légitimité de la représenta-
tion et doté d’un territoire national. Enfin, vient le cadre constitué par
la réalité sociale : la France se trouve face à une société de ‘asabiyyât
au premier rang desquelles la ‘asabiyya 2 communautaire.
Ainsi, donc, parler de la politique religieuse française sous le
mandat, c’est parler d’une politique de gestion de diverses
communautés dans un vaste espace appelé à être scindé en territoires
nationaux. Parmi ces communautés, il y en a une qui est majoritaire et
qui possède une tradition de dominance : ce sont les Sunnites, qui se
trouvent, dans l’ordre mandataire nouveau, « ravalés » au rang de ta’ifa,
alors qu’ils revendiquent leur appartenance à la umma et non pas à une
communauté, synonyme pour eux de minorité.

1. Voir Charte du mandat pour la Syrie et le Liban, Genève, 12 août 1922, promulguée
par la conférence de Londres, reproduite en annexe in [Méouchy, 2002, p. 420-428].
2. Pour les termes arabes, se reporter au glossaire en fin d’article.
360 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La diversité sociologique communautaire est répartie sur un espace


qui est divisé par le général Gouraud, premier haut-commissaire de la
France, en quatre entités politiques (voire cinq entre 1921 et 1924) : le
Grand-Liban, l’État de Syrie (divisé lui-même en deux pendant quatre
ans), l’État des Alaouites et le Gouvernement des Druzes. Ces divisions
accroissent les passerelles entre le politique et le religieux puisque deux
des États correspondent au territoire de communautés et un État est
construit à partir d’une volonté communautaire. Quatre États, mais
deux nationalités reconnues seulement, et deux autres territoires dotés
de l’autonomie (Sandjak d’Alexandrette 3 et Jazirah, gérée comme une
marche militaire). Tout cet ensemble subsiste jusqu’à la signature du
traité de 1936 qui prévoyait la réunion des différents États et
autonomies à l’État syrien. Seule, la république libanaise, instituée en
1926, conserva définitivement son statut séparé.
Ces États sont contrôlés par la puissance mandataire dont le haut-
commissaire est le représentant. De sa résidence beyrouthine, le haut-
commissaire assure la direction unique d’un certain nombre d’adminis-
trations et d’intérêts économiques (relations étrangères, monnaie,
douanes, PTT, sûreté générale, marine marchande, services quarante-
naires, chemin de fer d’intérêt général, concessions de services publics)
pour lesquels il y aura le principe de l’unicité du territoire. Mais, derrière
cette organisation se profile le problème de la détermination de l’autorité
et des compétences entre services fédéraux et gouvernements locaux 4.
Cet article vise à saisir les différents acteurs, français, libanais et
syriens, dans leurs interactions au niveau de la réforme administrative
et judiciaire des communautés ; autrement dit, dans un champ où il
deviendra de plus en plus difficile de séparer le religieux du politique
parce que le religieux est une dimension structurante de la vie sociale
par le biais des communautés et parce que la puissance mandataire, du
fait de l’existence des États, va traiter de fait ces communautés socio-
religieuses en communautés « nationales ». Si la question du statut
personnel connaît des évolutions différenciées en Syrie et au Liban, il
est à noter que le haut-commissaire les dissocie peu dans sa législation.
Chaque fois que cela est pertinent, la différence de situation entre les
deux pays sera mise en évidence.
Les pages qui suivent sont fondées sur un corpus d’archives, majo-
ritairement issues du service juridique et du cabinet politique du haut-
commissariat, qui va chronologiquement de 1921 à 1939.

3. Le sandjak est rattaché en 1923 à la Fédération des États de Syrie, constituée des États
de Damas et d’Alep. Il sera annexé en 1939 par la Turquie avec le consentement de la France.
4. Voir notamment CADN, inventaire 20, carton 2961bis, haut-commissaire à
délégués, Aley, 5 septembre 1921, a/s application arrêté 753.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 361

L’ACTION DU POUVOIR MANDATAIRE EN MATIÈRE


DE STATUT ORGANIQUE DES COMMUNAUTÉS

La mise en place du mandat s’accompagne d’une vaste organisation


politique locale (États, Fédération, autonomies) et d’une réorganisation
des services publics (service foncier, justice, par exemple). Il s’agit
d’assurer le contrôle des États et de la puissance mandataire sur
l’ensemble des collectivités. Le cadastrage des terres et l’immatricula-
tion foncière, qui permettent de rationaliser la gestion économique de
la terre et la fiscalité, sont ainsi mis en place dès 1921-1922 5, de même
que la réforme de l’administration des wakfs musulmans. Or, la gestion
des wakfs relève des juridictions religieuses de statut personnel. En la
matière, la puissance mandataire voudrait appliquer une politique de
sécularisation, qui restitue au droit commun l’essentiel des domaines
qui sont du ressort des juridictions religieuses. Pour cela, elle se
prévaut de la nécessité d’« assurer l’égalité de traitement entre les
habitants de la Syrie et du Liban 6 », c’est-à-dire d’assurer les droits des
individus, comme des communautés.

État des lieux et cadre juridique de la réforme

Du point de vue du statut personnel, la situation juridique prévalant


à la fin de l’Empire ottoman est ainsi résumée par l’inspecteur du
contrôle général des wakfs du haut-commissariat : « La loi ottomane
fondée sur la loi canonique musulmane, plaçait sous un régime
d’exception les Églises chrétiennes de tous rites et les communautés
israélites. Les rites dissidents de l’islam : chiite, ansarieh, ismaïlieh,
etc., étaient soumis aux lois régissant l’islam sunnite 7 » et n’avaient
aucune existence juridique propre. Ceci étant, ils appliquaient pour
leurs membres leur règle coutumière ou canonique qui concordait en de
nombreux points avec celle du rite musulman hanéfite. Les
communautés chrétiennes et israélites, reconnues par la Porte,
jouissaient en vertu d’ordres souverains (bérats, firmans) de privilèges
administratifs ou juridictionnels, non identiques d’ailleurs ; leurs chefs
bénéficiaient, d’autre part, de diverses immunités politiques ou
fiscales. La compétence des tribunaux chérieh en matière de statut
personnel s’étendait pour tous aux matières suivantes : statut

5. Le système du registre foncier français reprend les principes ottomans en s’inspirant


de la loi Torrens ou Act Torrens [Takla, 2004, p. 98].
6. CADN, inventaire 5, carton 592, Gennardi, note 224 sur les questions relatives au
statut personnel, 24 mai 1934.
7. Ibid.
362 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

matrimonial, filiation, minorité, tutelle à absence, interdiction,


testament, succession, wakf 8. Les communautés privilégiées récupé-
raient pour leurs tribunaux le statut matrimonial et la succession.
Avec la chute de l’ordre ottoman, les communautés non
musulmanes et dissidentes de l’islam ont demandé « d’être soustraites
à la compétence des tribunaux musulmans pour tout ce qui concerne les
matières ressortissant au statut personnel et au wakf 9 ». Ces
communautés constituent les minorités dont le mandataire veut assurer
la protection. La puissance mandataire place toute son action dans un
cadre juridique et la Charte du mandat prévoit, dans ses articles 6, 8 et
9, que les réformes soient effectuées précisément en garantissant la
protection des minorités 10.
L’objectif de la réforme du statut personnel est d’unifier, de
coordonner et de centraliser des organes dont l’action est supervisée par
le haut-commissariat. Mais cet objectif est instruit par des hommes qui
sont républicains et qui ont une vision française des institutions de
l’État et de la séparation des pouvoirs religieux et civil. Ils vont se
trouver, dans la pratique, dans une contradiction fondamentale,
puisqu’en tant qu’agents du mandat, ils ont pour mission d’assurer à la
fois les droits des individus et les droits des communautés. D’ailleurs,
toutes les constitutions (Constitution libanaise, statuts organiques pour
les différents États de Syrie) promulguées sous le mandat garantissent
les droits religieux des particuliers et les droits des communautés.
Toute la législation relative au statut personnel et aux wakfs est
préparée par le « Contrôle général des wakfs et de l’immatriculation
foncière », dirigé pendant presque toute la durée du mandat par
Philippe Gennardi, arrivé au Levant comme capitaine avec le général
Gouraud, et qui y restera jusqu’en 1940. Il y a donc au niveau de ce
service une continuité « doctrinale » pendant toute la période qui nous
intéresse11.

8. Ibid.
9. CADN, inventaire 5, carton 591, note de Gennardi, délégué du HC pour le contrôle
général des wakfs, sur la réforme du statut personnel, exposé des motifs, février 1928, p. 7.
10. La Charte du mandat de la Société des Nations pour la Syrie et le Liban prévoit en
matière religieuse ou communautaire les dispositions suivantes : le mandataire respecte le
statut personnel des « diverses populations » et contrôle l’administration des wakfs (art. 6) ; il
garantit la liberté de conscience et de culte et le droit des communautés à avoir leurs écoles
(art. 8) ; il préserve la direction des communautés religieuses et garantit les immunités
acquises (art. 9). Voir Déclaration de Londres du 24 juillet 1922, Charte du mandat, in op. cit.
11. Philippe Gennardi est le chef des services fonciers auprès de la Fédération des
États de Syrie avant de devenir l’inspecteur du contrôle général des wakfs et de l’immatri-
culation foncière du haut-commissariat. Il quittera la Syrie avec le grade de colonel.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 363

La réforme administrative et judiciaire des communautés


dans les années 1920

Ces réformes sont élaborées, dans une certaine mesure, dans la


continuité des dispositions juridiques prévalant du temps de l’Empire
ottoman, selon les dispositions prévues par la Charte du mandat. Mais
les Français observent aussi ce qui se passe dans les pays voisins :
l’exemple turc atteste d’une réforme radicale qui « a consacré la
séparation absolue des Églises musulmanes et non musulmanes et de
l’État 12 » ; l’exemple perse signale une marche vers la laïcisation du
statut personnel. En comparant avec les exemples palestinien, irakien
et égyptien, Philippe Gennardi constate qu’il faut « se rendre compte
que, dans les États intéressés, la réforme du statut personnel a été
accomplie ou entreprise par la sécularisation ou par l’amélioration, la
consolidation et la réglementation du système antérieur 13 ».
Le premier arrêté pris en ce domaine par la puissance mandataire
concerne les wakfs ; l’arrêté 753 du 2 mars 192114 crée ainsi le
« Contrôle général des wakfs musulmans, en harmonie avec les dispo-
sitions de la loi chérieh 15 ». Ce contrôle général est conçu « pour
l’ensemble du territoire de Syrie et du Liban » (art. 1) et « jouit de
l’autonomie administrative et budgétaire ; il relève directement du
haut-commissaire de la République française en Syrie et au Liban ou
de son délégué spécial ; il est revêtu de la personnalité morale » (art. 2).
Le contrôle des wakfs est exercé « par un conseil supérieur des wakfs,
par une commission générale des wakfs et par un contrôleur général des
wakfs » (art. 3). La vérification générale de l’administration et de la
gestion des mudirs locaux aura pour point de départ la date du 18
octobre 1918, date de l’occupation militaire interalliée (art. 30).
Les wakfs sont considérés comme des fondations d’un caractère
strictement religieux et particulier à chaque communauté, et comme
représentant le patrimoine religieux des collectivités religieuses (« les
règles juridiques et administratives applicables aux wakfs sont fixées
par la loi religieuse », arrêté 753). Mais le gouvernement est le tuteur
légal des collectivités, et il doit donc exercer son droit de contrôle sur

12. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi, 24 mai 1934.
13. Ibid.
14. Il est signé par Robert de Caix, secrétaire général et alors haut-commisssaire par
intérim. De Caix sera ensuite délégué de la France à la Commission des mandats qui siège
à Genève. La question des wakfs intéresse beaucoup certains membres de la commission.
Il convient de noter la concomitance de la date de l’arrêté avec celle de la mise en place
du cadastrage et de l’immatriculation foncière.
15. CADN, inventaire 20, carton 2961 bis, copie de l’arrêté 753 du 2 mars 1921
portant la signature de Robert de Caix, HC p.i.
364 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

les activités de ces collectivités syriennes et libanaises. La France, en


tant que puissance mandataire, a la responsabilité de ces collectivités et
est donc qualifiée pour contrôler les décisions du conseil supérieur des
wakfs. L’arrêté 753 ne concerne que les Sunnites qui se sont retrouvés
sans autorité de tutelle avec la fin de l’Empire (dans lequel les institu-
tions religieuses sunnites étaient assimilées à un service public). Pour
les autres communautés, l’administration des wakfs est traitée dans les
dispositions relatives au statut personnel.
Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, la question du statut
personnel est posée dès le début du mandat, en particulier par les chefs
des communautés chrétiennes. En 1924, un premier projet est présenté
sous l’égide du haut-commissaire, le général Weygand, un projet qui
réalise l’égalité juridictionnelle en réduisant la compétence des tribunaux
confessionnels, y compris les tribunaux chérieh, aux actions relatives au
statut matrimonial, mais en leur laissant toutefois en matière de
succession et de testament un droit de juridiction gracieuse. Ce projet fut
unanimement rejeté par les représentants des communautés 16. Un nouvel
essai d’unification et de sécularisation fut tenté avec la première codifi-
cation en 1926 : l’arrêté 261, pris par Henri de Jouvenel 17. L’arrêté 261
réduit en fait la compétence des tribunaux confessionnels en matière de
statut personnel. Il transfère la juridiction des tribunaux ecclésiastiques
aux tribunaux de droit commun, sauf en matière de mariage. La réforme
devait être complétée par d’autres mesures 18.
Si cette réduction de la compétence des tribunaux religieux
correspond en partie au souhait des membres éclairés et modernistes,
juristes ou notables, des diverses communautés, elle soulève la protes-
tation généralisée de tous les chefs chrétiens et musulmans 19. Une
commission des chefs religieux demande à l’unanimité l’abrogation de
l’arrêté 261 et, en 1927, la question des juridictions des communautés
religieuses est mise à l’étude du côté français. Mais, rapporte ensuite
Gennardi, « les choses restent en l’état jusqu’en 1934 20 ». Les protesta-
tions ont été telles que « les effets de cet arrêté ont été suspendus par
décision du haut-commissaire, sauf aux Alaouites où il a été
appliqué 21 ». Le haut-commissaire renvoie alors aux États locaux la
responsabilité de la mise en vigueur de la législation.
16. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi, 24 mai 1934.
17. Les arrêtés du haut-commissaire ont force de loi.
18. CADN, Inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi, 24 mai 1934.
19. Se reporter aux originaux des mazbatas dans le carton 1541, inventaire 17, CADN.
20. CADN, voir note 224 déjà citée et inventaire 5, carton 591, note de Gennardi,
délégué du HC pour le contrôle général des wakfs, sur la réforme du statut personnel,
exposé des motifs, février 1928, 50 p.
21. CADN, inventaire 5, carton 592, note pour M. l’ambassadeur sur la question du
statut personnel, 15 février 1939.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 365

Ainsi, à la fin des années 1920, le haut-commissariat prend acte que


« l’expérience de sécularisation a échoué dans les États soumis à notre
mandat […] On peut donc en conclure que cette méthode susceptible
d’application dans les États indépendants où le sens national peut être
facilement développé, est impraticable dans les États sous mandat ou
protégés 22 ». Dès le début du mandat, le haut-commissariat peine à
concilier ses exigences de contrôle, de sécularisation et de soutien aux
minorités avec celles des chefs religieux.

Le statut personnel dans les années 1930

Au début des années 1930, le règlement du statut personnel est


toujours en panne, sauf dans le gouvernement de Lattaquié par
application de l’arrêté 261, et au Liban par le décret-loi de 1930 pris par
le gouvernement libanais. En mai 1934, Gennardi constate que « la
doctrine de ce Haut-Commissariat a été, en effet, assez hésitante. Après
avoir, jusqu’en 1926, considéré que l’accomplissement de cette
réforme était œuvre de mandat, on semble depuis cette époque s’être
décidé à laisser aux États le soin de légiférer en cette matière 23 ».
Pourtant, en prévision de la signature d’un traité franco-syrien, la
question du statut personnel est remise à l’ordre du jour : la protection
des minorités et les garanties qui s’ensuivent sont au centre des
discussions entre le ministère français des Affaires étrangères et les
nationalistes syriens pour, nous dit-on, ne pas avoir à « en discuter dans
les pourparlers, et l’on n’aurait plus qu’à se référer, dans les annexes du
traité, à des textes déjà promulgués 24 ».
Durant la préparation d’un second arrêté, Philippe Gennardi, dans
une note de juin 1934 25, expose les principes devant guider la réforme
du statut personnel :
— la réforme « doit s’appliquer à l’ensemble des minorités confes-
sionnelles, y compris les chiites, les druzes, les alaouites et les
ismaïlieh. Elle doit permettre, en outre, à toute communauté d’obtenir,
sous des conditions à déterminer, sa reconnaissance légale, et à tout
individu de se soustraire à une loi confessionnelle dans les matières
relatives à son statut personnel » ;
— elle doit garantir l’égalité de traitement des particuliers et des
communautés ; mais précise Gennardi « ces obligations, bien qu’ayant

22. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi sur les questions
relatives au statut personnel, 24 mai 1934.
23. Ibid.
24. CADN, inventaire 5, carton 592, note du 15 février 1939.
25. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 238 de Gennardi à HC, 7 juin 1934.
366 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

un caractère général, visent surtout à protéger les droits des minorités


confessionnelles assujetties jusqu’à ce jour, selon les principes fonda-
mentaux de la loi musulmane en vigueur dans les États sous mandat, à
un régime d’exception et d’inégalité flagrante 26 » ;
— la réforme doit prendre « comme règle fondamentale la
suprématie du pouvoir civil » sur le pouvoir religieux, en particulier
celui des Églises. Elle doit « réviser et unifier les privilèges et
immunités politiques et fiscales » des chefs religieux tout en sauvegar-
dant « leur autorité spirituelle et morale » ;
— elle doit « laïciser, dans la mesure compatible avec les disposi-
tions de la loi canonique de chaque communauté, les institutions et la
législation en matière de statut personnel 27 ».
C’est finalement le 13 mars 1936 qu’un texte provisoire est
promulgué : l’arrêté 60, dans la préparation duquel Philippe Gennardi a
joué un rôle important. Dans l’arrêté 60, la puissance mandataire
différencie les communautés historiques, dites à « statut personnel »,
dont la liste est publiée, et les communautés de droit commun. Ces
communautés ne choisissent pas elles-mêmes leur statut, elles sont
soumises à la reconnaissance légale : chaque communauté doit faire
approuver ses propres statuts par le pouvoir civil « qui met en vigueur
ces documents par acte législatif 28 ». Les gouvernements syrien et
libanais ont été consultés dans la préparation de l’arrêté 60, mais de
Martel n’a pas eu le temps de recueillir l’accord des chefs de
communautés. Au début de 1938, dans le cadre de discussions complé-
mentaires avec le gouvernement syrien sur la question du statut
personnel, un nouveau texte est préparé : ce sera l’arrêté 146, qui
facilite notamment les formalités de conversion au nom de la liberté de
conscience des personnes et qui tient compte des observations des
diverses autorités religieuses. Il est promulgué le 18 novembre 1938.
Le juriste libanais Edmond Rabbath commente ainsi la promulgation
de ces deux arrêtés : « Leur ensemble devait, dans la pensée de ses
auteurs, former la loi organique destinée à régir les communautés
syriennes et libanaises, tant musulmanes que non musulmanes »
[Rabbath, 1982, p. 100] 29. « Certaines dispositions de cet arrêté (60),
qui heurtaient les principes du droit musulman, ont été abolies par
l’arrêté 146 du 18 novembre 1938, et l’application de la majeure partie
26. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi sur les questions
relatives au statut personnel, 24 mai 1934.
27. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 238, Gennardi, 7 juin 1934.
28. CADN, inventaire 5, carton 593, note n° 7751, Mazas, conseiller législatif, 4
septembre 1937.
29. La catégorie des « communautés de droit commun est une création originale du
Mandat. Le droit ottoman en ignorait l’existence » p. 101.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 367

de ses dispositions a été suspendue en Syrie ». Le pouvoir mandataire


avait pris soin d’obtenir auparavant des garanties du gouvernement
syrien concernant « la liberté de conscience, ainsi que les droits qui en
découlent, et en particulier à reconnaître aux Chrétiens, en toute
matière, la faculté de récuser les canons et la juridiction coranique 30 ».
En janvier 1939, débute une vaste campagne de protestation par
pétitions des ulémas sunnites contre cet arrêté. Le gouvernement syrien
décide alors d’en suspendre l’exécution. Le haut-commissaire rejette
cette décision en disant que l’arrêté a été pris en accord avec le gouver-
nement syrien. L’affaire est assez grave pour être, en février 1939, un
des facteurs de la chute du cabinet de Jamil Mardam bey.

L’écueil sunnite en Syrie

En Syrie, où les sunnites constituent quelque 80 % de la population


et où les ulémas sont dans une alliance objective avec les nationalistes,
les Français ne peuvent pas se permettre d’être confrontés à une
opposition générale sunnite qui risquerait, en outre, d’avoir un écho
néfaste en Afrique du Nord.
Du point de vue de Gennardi, « la communauté musulmane sunnite,
qui est la plus importante par le nombre de ses membres, jouit d’une
situation extrêmement favorisée. Ses institutions religieuses sont au
nombre des services publics. Sa loi canonique forme le droit commun
local. Enfin, le nombre de ses membres lui assure en Syrie, au sein des
organes électifs, une prépondérance telle qu’elle est sans aucun doute à
l’abri des entreprises des gouvernements ou d’une majorité parlemen-
taire 31 ».
Il existe trois points de divergence entre les auteurs de la réforme et
les ulémas sunnites. En premier lieu, la mise à égalité des sunnites avec
les autres communautés. En second lieu, la conversion dont l’arrêté 60
facilite les formalités au nom de la liberté de conscience ; sur ce point,
la position des ulémas s’appuie sur le fait que la chari‘a interdit la
sortie de l’islam et que la conversion du père met en jeu la religion des
enfants : il faut donc retirer au renégat ses enfants, car la volonté du
père n’est pas suffisante pour faire sortir les enfants de la umma. Enfin,
le dernier point de divergence concerne le mariage d’une musulmane
avec un non-musulman.
La position française est la suivante : les dispositions des arrêtés 60
et 146 « sont déjà contenues dans le texte de la Constitution et dans

30. CADN, inventaire 5, carton 592, note sur la question du statut personnel, 17
février 1939.
31. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, 24 mai 1934.
368 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’acte de mandat qui prévoient la liberté de conscience, l’indépendance


et l’égalité de toutes les communautés religieuses et le respect du statut
personnel. La seule règle en matière d’abandon de religion ne pouvait
être que transactionnelle, étant donné que toutes les lois religieuses font
preuve, à cet égard, de la même intransigeance 32 ».
Au Liban, la question sunnite trouve un règlement par la transfor-
mation de fait de toutes les communautés en minorités : au Liban,
« pays de minorités associées », selon la formule célèbre d’un des pères
de la constitution, les sunnites ont été contraints, dans les années 1930,
d’évoluer politiquement et psychologiquement en communauté
libanaise. À partir de là, au moins les communautés dites historiques
sont régies par le décret-loi libanais n° 6 du 3 février 1930 sur le statut
personnel : il laisse « aux tribunaux chérieh, sunnite, chiite et druze, la
plénitude de leur compétence à l’égard de leurs ressortissants, et fixait
par contre la compétence des juridictions des Églises non musulmanes
aux matières ressortissant au statut matrimonial et à la filiation. Il
accordait, en outre, aux chefs religieux des pouvoirs de juridiction
gracieuse et investissait les tribunaux de droit commun de la
compétence à l’égard des non-musulmans en toute autre matière ressor-
tissant au statut personnel 33 ».
En Syrie, par contre, l’autorité mandataire est bien en mal de régler
la question du statut personnel des sunnites qui sont majoritaires.
Devant l’impasse où elle se trouve dans ce pays, Philippe Gennardi
préconise un système législatif qui s’inspire de celui d’Afrique du
Nord : d’un côté, une loi d’État en matière de statut personnel,
applicable à tous les musulmans : sunnites, shiites, alaouites, druzes,
ismaéliens. De l’autre, un régime différent applicable aux autres
communautés.

OFFENSIVE JURIDIQUE DES COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES


ET OCCUPATION DU CHAMP PUBLIC

La réforme du statut personnel soulève du point de vue des


communautés deux questions centrales : tout d’abord, la délimitation de
la compétence des juridictions religieuses par rapport au droit commun.
Et, ensuite, la question des juridictions religieuses face à l’État
national. Nous allons examiner successivement ces deux points.

32. CADN, inventaire 5, carton 592, note pour M. l’ambassadeur, 17 février 1939.
33. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, 24 mai 1934.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 369

Juridictions religieuses et droit commun

Toutes les communautés minoritaires demandent à être reconnues


comme historiques et, donc, à être classées dans les communautés à
statut personnel. Le statut légal n’a pas seulement une portée religieuse,
car il donne aussi droit à une représentation électorale et, de fait, à
l’accès aux postes de hauts fonctionnaires. De plus, le recours à d’autres
tribunaux que les tribunaux communautaires, affaiblit évidemment
l’autorité des chefs religieux. Ainsi, la place des communautés dans
l’espace public est un enjeu religieux et politique, en Syrie comme au
Liban, bien que les données y soient un peu différentes.
La communauté protestante, par exemple, qui était dotée d’un cadi
mazhab à Beyrouth depuis 1931, n’avait pas été classée initialement
comme communauté historique par le haut-commissaire ; elle réussit
finalement, en 1938, à faire valoir ses « droits historiques » : son statut
accordé par le Sultan la plaçait, dit-elle, à égalité avec les autres
communautés chrétiennes 34.
Les communautés chrétiennes demandent l’égalisation des
compétences juridiques de leurs tribunaux avec ceux des sunnites. Les
communautés dites « dissidentes de l’islam », quant à elles, demandent
les mêmes privilèges juridictionnels que les chrétiens et l’égalité avec les
sunnites. Mais la gestion française de ces revendications sera différente
en Syrie et au Liban pour les raisons que nous avons vues. De plus, les
revendications des communautés minoritaires ne seront pas traitées de la
même façon, suivant qu’il s’agit d’une communauté historique et
« stratégique » du point de vue français (maronite, grecque-catholique,
etc.), ou d’une communauté peu importante sur les plans démographique
et politique (ismaélienne, yézidie, etc.). Toutes les grandes communautés
se considèrent comme des nations et veulent gérer leur patrimoine
humain et matériel sans ingérence du droit commun. Les plus institution-
nalisées d’entre elles, en particulier les communautés chrétiennes,
développent une argumentation sophistiquée.

1. Les enjeux pour les communautés historiques chrétiennes 35


Il s’agit pour elles de préserver les privilèges acquis ab antiquo au
nom des articles 6 et 9 de la Charte du mandat, de les accroître au nom

34. CADN, inventaire 5, carton 593, lettre de Mufid Abdul Karim, chef religieux et
juge du statut personnel de la communauté protestante, à Président du Conseil libanais, 26
octobre 1937.
35. Le peu de documents relatifs aux communautés israélites (dans les cartons
consultés) n’a pas permis de traiter leur cas de façon séparée comme pour les
communautés chrétiennes ou « dissidentes » de l’islam.
370 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de la protection des minorités, de gérer de façon autonome leur


patrimoine humain et matériel (largement constitué sous forme de
wakfs). En conséquence, les autorités religieuses demandent à rester
maîtresses des domaines qui permettent de contrôler et de préserver ces
deux patrimoines, notamment le mariage, la tutelle, la succession, les
testaments et les wakfs. Elles se mobilisent aussi pour défendre les
privilèges et immunités du haut clergé. Les privilèges des chefs
religieux sont de divers ordres, notamment judiciaires et fiscaux
(exemptions d’impôts des biens immeubles ecclésiastiques, exemptions
des taxes douanières). Le patriarche grec-orthodoxe, qui relève du
patriarcat œcuménique de Constantinople, possède les privilèges juri-
dictionnels les plus étendus parce qu’il est régi par les dispositions du
droit byzantin. Le haut-commissariat est évidemment opposé à l’idée de
confirmer tous les privilèges acquis, il souhaite uniquement les unifier
et préserver ceux qui lui paraissent indispensables.
Les patriarches se mobilisent d’abord contre l’arrêté 261 qui les
« dépouille de leur compétence plusieurs fois séculaire » ; ensuite, les
patriarches Moghabghab (grec-catholique) et Arida (maronite)
bataillent contre le décret-loi libanais de 1930 (pris sous le ministère
Eddé), qui ne touche pas aux compétences des juridictions cherieh
musulmanes et druze. Le décret-loi libanais reconnaît, par ailleurs, une
certaine compétence aux tribunaux religieux musulmans et chrétiens
pour les wakfs, mais avec des restrictions36.
Les autorités chrétiennes considèrent que chaque communauté est
une société à part entière sur laquelle l’Église exerce un triple pouvoir :
législatif, judiciaire et exécutif. Le statut personnel est une loi et un droit
jouant le rôle de constitution de cette société (« la nation maronite »).
Dans sa brochure de 1931, Pierre Hobeika, chorévêque maronite, prend
pour modèle les accords de Latran conclu entre le Saint-Siège et
Mussolini (11 février 1929) par lesquels le gouvernement italien
« reconnut à l’Église le droit souverain d’être indépendante et de
gouverner ses enfants en toute liberté, sans être soumise en quelque
façon que ce soit à des lois contraires à son but » [Hobeika, 1931].
Les communautés chrétiennes s’opposent donc à la soumission du
pouvoir religieux au pouvoir civil et au fait de faciliter les conversions.
Le patriarche grec-orthodoxe, Alexandre III, conteste l’arrêté 60 et
s’insurge en particulier contre les conversions et leurs répercussions

36. CADN, inventaire 5, carton 589, copie de la consultation demandée en septembre


1933, par Paul Boncour, ministre des Affaires étrangères, à Choucri Cardahi (président de
la Cour de cassation au Liban, professeur à l’École française de droit de Beyrouth et à
l’Académie de droit international de La Haye), p. 16.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 371

économiques 37. Les communautés catholiques mènent l’offensive à


partir de 1936 contre les arrêtés 60, puis 146, en faisant jouer
l’influence de Rome 38. On voit bien, par ailleurs, comment les chefs
religieux sont conduits à s’opposer aux gouvernements locaux, y
compris lorsqu’ils leur sont favorables, comme celui d’Émile Eddé à
l’égard des Maronites, parce que ces chefs refusent leur soumission au
pouvoir civil.

2. L’aspiration à l’égalité et à la légalité des minorités musulmanes


Les Chiites, les Druzes, les Alaouites (ou Ansarieh), les Ismaéliens
et même les Yézidis en Syrie demandent leur émancipation en matière
de statut personnel et leur autonomie religieuse. Pour ces minorités les
disparités de situation entre le Liban et la Syrie sont les plus
importantes. Au Liban, l’adoption de la Constitution libanaise (1926),
dont l’article 95 prévoit la répartition communautaire des emplois
publics et des postes gouvernementaux, encourage les communautés
non sunnites à chercher la consécration de leur statut organique séparé
et à se rapprocher du centre du pouvoir politique : les communautés
« dissidentes » veulent désormais se rendre visible dans la capitale 39.
Ainsi, le régime politique favorise la reconnaissance du statut
organique des communautés, notamment des 18 communautés
religieuses reconnues par l’arrêté de 1936.
En Syrie, la puissance mandataire, nous l’avons dit, ne souhaite pas
affronter la majorité sunnite et aggraver ses contentieux avec les natio-
nalistes syriens. Au début des années 1930, les communautés dites
dissidentes de l’islam n’ont toujours pas « d’existence légale 40 », sauf
dans le territoire des Alaouites et dans le Gouvernement des Druzes

37. CADN, inventaire 5, carton 593, lettre du patriarche grec-orthodoxe au haut-


commissaire, Damas, 10 septembre 1936.
38. Mgr Rémy Leprêtre, délégué apostolique, remet à Damien de Martel le 13 juin
1938 un projet de statut personnel catholique qui retire toute influence à la France sur les
communautés chrétiennes. Voir CADN, inventaire 5, carton 592. Au ministère des Affaires
étrangères, ce texte est analysé comme cherchant à « soumettre les catholiques, sans
distinction de nationalité (art. 64), donc les Français de rite latin eux-mêmes, à la seule
autorité ecclésiastique, non seulement en matière religieuse, non seulement dans les matières
mixtes, mais en matière civile relative à des questions religieuses » ; il consacre l’autorité du
pape sur les catholiques et la prééminence de l’autorité ecclésiastique sur le pouvoir civil.
Voir inventaire 5, carton 592, annexe à ministre des Affaires étrangères à haut-commissaire,
25 juillet 1938 : note pour M. Lagarde, rédigée par M. Canet, 9 juillet 1938.
39. Voir, par exemple, cette lettre de trente ulémas chiites du 5 août 1940 demandant
à ce que le Sayed Abdul Hussein Charaf Eddine soit nommé Mufti général des Chiites
pour la République libanaise (« à l’instar de nos frères les musulmans sunnites ») et ait son
siège à Beyrouth. CADN, inventaire 20, carton 2958.
40. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, Gennardi sur les questions relatives
au statut personnel, 24 mai 1934.
372 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

qui, jusqu’en 1937 au moins, bénéficient d’un statut organique séparé


et d’une pratique juridique favorable (tribunaux spécifiques). Les
difficultés existent pour leurs membres hors de ces deux territoires,
c’est-à-dire là où les Druzes et les Alaouites, tout comme les autres
minorités, ne sont pas numériquement importants. Toutefois, en Syrie,
ils commencent à s’inscrire à l’état civil sous leur véritable apparte-
nance communautaire — ce qui est nouveau — et leurs chefs religieux
gèrent leur statut personnel dont les actes sont ensuite enregistrés par
un cadi sunnite. La communauté druze est sans doute la plus discrète
de toutes car elle a « pu obtenir une sorte de reconnaissance de fait. Elle
jouissait ainsi de certains privilèges juridictionnels ou coutumiers 41 ».
Lorsque les chiites de Damas demandent, en mars 1940, la
désignation d’un cadi chiite, Fauquenot, le Conseiller pour l’intérieur, se
basant sur le fait « que, depuis vingt ans de mandat, tous les gouverne-
ments locaux successifs n’ont pas tenu à leur voir reconnaître des droits
confessionnels ou politiques distincts des sunnites », juge préférable,
« bien que ce ne soit pas strictement équitable », de ne pas « soulever une
question qui nous donnerait l’apparence de provoquer, parmi les Syriens,
de nouvelles divisions prétendument “superficielles” 42 ».

3) Les sunnites : une tradition de la dominance


Les autorités religieuses sunnites s’opposent à la séparation
juridique et donc organique des communautés dites dissidentes de
l’islam. Elles considèrent que la France fait là acte d’ingérence. La
réponse des autorités françaises est, ici encore, différenciée suivant
qu’il s’agit du Liban ou de la Syrie.
En Syrie, les autorités syriennes, qui épousent le point de vue
sunnite majoritaire, « se sont toujours montrées contraires à toute
mesure qui aurait pour but de détacher de l’islam sunnite, des éléments
qui s’y trouvent actuellement juxtaposés 43 ». La puissance mandataire
ménage donc les sunnites pour les raisons vues précédemment. En
effet, ulémas et notabilités civiles, relayés par les chefs de quartiers
sunnites et appuyés par les nationalistes qui sont au gouvernement à
partir de 1937, n’ont cessé de combattre les réformes mandataires et
demandent en 1939 l’abrogation du statut des communautés 44.

41. Ibid.
42. CADN, inventaire 20, carton 2958, Fauquenot à Hauteclocque, délégué du HC
auprès de la République syrienne, 29 mars 1940, n° 604/C. I.
43. CADN, inventaire 20, carton 2958, délégué p.i. à Damas à Délégué général du HC
à Beyrouth, Damas le 4 octobre 1932.
44. CADN, inventaire 5, carton 592, information n° 129, 13 mars 1939.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 373

Au Liban, en revanche, la France applique le principe de l’autonomie


de toutes les communautés minoritaires, en rappelant à l’ordre, si besoin
est, les institutions sunnites qui font de la résistance, par exemple en
empêchant les tribunaux chiites de gérer leurs wakfs de façon autonome 45.
En 1928, il n’y a pas encore de Conseil des wakfs chiites, mais il y a des
tribunaux jaafarites habilités à surveiller et à gérer les wakfs.

Les juridictions religieuses face au territoire national

Au nom de la souveraineté de l’État centralisé sur le territoire


national, les communautés religieuses se trouvent divisées physique-
ment entre deux pays au moins ; or, certaines communautés étendent
leurs juridictions religieuses sur des territoires immenses. D’une part,
cette division introduit une rupture dans les juridictions ecclésiastiques
et, d’autre part, elle pose la question de savoir qui représentera la
communauté dans ses rapports avec l’État. Afin de mieux appréhender
l’effet de la complexité créée par le fait national et par la vision
française des relations entre le religieux et le politique, nous allons
prendre trois exemples différents dans les communautés grecque-
catholique, druze et chiite.
Le patriarche grec melkite (c’est-à-dire grec-catholique) est à la tête
d’une juridiction qui s’étend depuis Antioche jusqu’à Alexandrie, en
passant par Jérusalem et dans tout le territoire ottoman. Le patriarche
s’élève contre l’arrêté 1113 du 19 novembre 1921 dont l’application
soumet le jugement rendu par le patriarche ou les tribunaux siégeant
hors des territoires sous mandat à l’exequatur délivré par un tribunal
syrien ou libanais, parce que ce jugement est considéré comme
« étranger ». Pour le patriarche, le jugement émane d’un tribunal qui
relève d’une autorité ayant son siège en Syrie ou au Liban (patriarcat
melkite d’Antioche). Sur ce point, considérant que des tribunaux de
droit commun composés de magistrats nationaux ne pourraient pas
« apprécier exactement et rapidement la régularité, au regard de l’arrêté
1113, d’un jugement rendu par une juridiction canonique, selon le droit
canonique », « le haut-commissaire décida, par l’arrêté n° 43/LR, du
30 mai 1931, que l’exequatur serait en tout cas donné aux jugements
ecclésiastiques par les tribunaux mixtes 46 » (« au prix d’une légère
atteinte aux règles de compétence »). Le patriarche n’est pas satisfait,
car « c’est l’obligation même de demander l’exequatur qui lui paraît

45. CADN, inventaire 20, carton 2958, lettre du secrétaire général du HC, Tétreau, au
contrôleur général des wakfs musulmans, Chafik el-Malek, du 31 juillet 1928.
46. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 6240 de Mazas, conseiller législatif, 28
août 1933.
374 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

porter atteinte » à ses privilèges que la puissance mandataire a le devoir


de respecter, selon lui. Le conseiller législatif du haut-commissariat
considère que « la règle juridique n’a pas changé. Le contenu juridique,
les limites juridiques de la juridiction du patriarche n’ont pas changé.
Ce qui a changé, c’est la limite géographique des États. Le démembre-
ment de l’Empire ottoman est consacré par les actes internationaux et
la législation promulguée par le Haut-Commissaire y est tout à fait
étrangère 47 ». Le patriarche melkite demande donc, au nom de ses
privilèges ab antiquo, l’extraterritorialité de sa juridiction, ce que la
puissance mandataire refuse au nom du droit constitutionnel moderne.
Le souci de l’adéquation de la juridiction religieuse au fait national
est tel que, quand un patriarche réside à l’étranger (c’est le cas du
patriarche chaldéen catholique qui réside en Irak), ou bien lorsqu’il a
pris une nationalité étrangère, comme le patriarche melkite qui a été
naturalisé égyptien et qui a deux résidences, l’une à Damas, l’autre au
Caire, la puissance mandataire demande qu’il soit représenté sur place
par un vicaire patriarcal 48.
Traditionnellement, la communauté druze possède trois cadis : le
premier au Mont-Liban, le second à Hasbaya et le troisième à Rachaya.
C’est du cadi mazhab, à Hasbaya, que dépendent les Druzes du Djebel
et de la région de Damas. Mais, du point de vue des Français, la
communauté druze du Liban « forme actuellement un groupe religieux
distinct de la communauté du Djebel Druze 49 ». Le cadi de Hasbaya ne
peut plus être habilité à connaître les affaires des Druzes de Syrie.
Le dernier exemple concerne les chiites : le président de la cour de
cassation chérieh jaafarite, au Liban, s’enquiert en 1930 de savoir qui
contrôle les mutawallis des wakfs chiites de Syrie, notamment à Damas
et dans le territoire des Alaouites 50. La communauté chiite de Syrie se
voit opposer en 1932 un refus sur sa demande d’institution de tribunaux
de rite jaafarite, parce qu’elle n’est pas assez nombreuse et, aussi, pour
éviter un risque politique lié à la loi électorale.
Il faut bien constater la nécessité de l’adéquation du pouvoir
religieux communautaire au nouveau territoire national libanais ou
syrien et, dans tous les cas, aux frontières du mandat. L’aboutissement
de ce processus est que les communautés minoritaires demandent à se

47. Ibid.
48. CADN, inventaire 5, carton 592, Lettre MAE à de Martel n° 381, 1er mai 1935.
De même, le haut-commissaire fait savoir en 1940 aux Arméniens catholiques que le
Catholicos qu’ils vont élire devra prendre la nationalité libanaise ou syrienne.
49. CADN, inventaire 20, carton 2960, note n° 101/W du 7 août 1940, du contrôle
des wakfs et de l’immatriculation foncière pour le chef du Cabinet politique.
50. CADN, inventaire 20, carton 2958, lettre de M. Osseiran au délégué du HC pour
le contrôle général des wakfs (traduction), 28 juin 1930.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 375

projeter dans l’espace public et politique avec des élections séparées


par groupe religieux.
En effet, les lois électorales de 1922 pour le Liban et de 1923, sur
les conseils administratifs, pour les États fédérés de Syrie, prévoient
des sièges de députés ou de représentants en fonction de l’importance
numérique de chaque communauté. Cette importance est évaluée à
partir des enregistrements de l’état civil (le premier recensement date
de 1922). L’offensive des communautés pour occuper le champ public
est accompagnée d’une centralisation du pouvoir religieux. La
direction spirituelle d’une communauté assure à son chef le contrôle
des revenus de cette communauté à travers le contrôle des wakfs. Cette
centralisation tend à s’installer dans les lieux du pouvoir politique. En
Syrie, cette centralisation se fait autour de trois villes : Alep, Damas,
Lattaquié. Au Liban, la centralisation se fait dans la capitale, Beyrouth.
Ainsi, la centralisation du pouvoir religieux sunnite dans la capitale
pousse les conseils ulmiés d’une grande ville comme Tripoli, par
exemple, à demander leur inclusion dans des instances siégeant à
Beyrouth. Il y a effectivement lieu d’établir le parallèle entre la centra-
lisation du pouvoir ecclésiastique à Beyrouth et la centralisation du
pouvoir politique des communautés dans la capitale libanaise.

COMPÉTITIONS ET INSTRUMENTALISATIONS

La période mandataire conjugue trois tentatives de rationalisation


du point de vue de l’État de droit centralisé : le statut personnel, les
wakfs et l’immatriculation foncière. Autrement dit, au-delà des rivalités
confessionnelles sur l’occupation de l’espace public (fêtes,
processions, défilés, etc.) 51, le pouvoir politique touche là aux
fondements juridiques et économiques de la vie des individus et des
groupes. Ces tentatives de réforme activent donc les compétitions et les
concurrences de toutes sortes entre élites sociales, entre individus et
communautés (sur les questions de statut personnel ; sur la gestion des
wakfs entre mutawallis et institutions communautaires « laïques » ou
non) et entre communautés (chrétiennes notamment).

Les rivalités entre communautés

Ces rivalités ont pour objet de renforcer le patrimoine humain et


matériel de la communauté, de lui permettre de mieux occuper l’espace

51. Voir le carton 589, inventaire 5, CADN.


376 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

public que ses concurrentes et, éventuellement, d’avoir un accès plus


privilégié au pouvoir politique. Ces rivalités commencent entre
communautés chrétiennes pour savoir quelle est celle qui a droit à la
prééminence sur les autres : le patriarche melkite, par exemple, demande
la conservation de ses privilèges, reconnu par le Sultan et par le Pape, que
n’ont pas obtenus les « patriarches des autres Communautés orientales,
telles que les Maronites, les Syriaques (c’est-à-dire les Syriens
catholiques), etc. On leur accordait seulement le titre de Patriarche
d’Antioche. Par conséquent, ils ne peuvent pas prétendre aux mêmes
droits que nous 52 ». Les Maronites, pour leur part, revendiquent d’avoir
été les premiers à s’être constitués en patriarcat et communauté indépen-
dants : « À leur exemple, les autres communautés chrétiennes se
formèrent en sociétés religieuses autonomes » [Hobeika, 1931].
Aux rivalités pour la prééminence et le prestige s’ajoute une
compétition pour les hautes fonctions de l’État : les autorités religieuses
de tous les groupes communautaires font le compte de leurs membres
qui sont à des postes de responsabilité en Syrie et au Liban. Ainsi, en
1936, le patriarche grec-orthodoxe regrette la « prédilection en faveur
des catholiques » car, constate-t-il, si elle « s’était bornée à la constitu-
tion du ministère syrien, le préjudice serait à la rigueur moins grave,
mais en effet cette distinction injustifiable s’étend à tous les tribunaux
et services gouvernementaux en Syrie et au Liban 53 ». Enfin, la
question des conversions est centrale pour tous, car elle affaiblit des
communautés au profit d’autres, notamment des Catholiques qui ont le
vent en poupe à l’époque du mandat. Mais aussi au profit de l’islam
sunnite dans le cas de particuliers qui souhaitent échapper à leur
juridiction religieuse d’origine, puisque certaines communautés
interdisent le divorce ou le soumettent à conditions financières. Les
sunnites, nous l’avons vu, réitèrent avec force le principe de l’interdic-
tion de la conversion pour les musulmans.

Les compétitions intracommunautaires pour la direction


des communautés

Avec les lois électorales autorisant la représentation communau-


taire, avec l’adéquation croissante du pouvoir religieux au territoire

52. CADN, inventaire 5, carton 592, mémoire juridique du 12 juillet 1933, adressé
par S.B. Cyrille IX Mogabgab, Patriarche des Grecs melkites catholiques, à M. Ponsot,
haut-commissaire. Annexe à note n° 6240, du 28 août 1933, Mazas, conseiller législatif
du haut-commissariat.
53. CADN, inventaire 5, carton 593, lettre d’Alexandre III, patriarche grec-orthodoxe,
au haut-commissaire, Damas, 10 septembre 1936.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 377

national, avec la compétition pour les hautes fonctions de l’État et avec


la réorganisation des wakfs, la centralisation et la direction de la
communauté deviennent un enjeu de taille, en particulier au Liban.
Toutes les communautés sont concernées : on peut citer en exemple la
rivalité entre le grand rabbin de Beyrouth et le grand rabbin de Saïda.
Le rabbin beyrouthin revendique ses attributions pour l’ensemble du
territoire libanais et sur les administrateurs des wakfs. Moïse de Braun,
rabbin de Saïda, demande à être reconnu comme unique chef spirituel
de la communauté israélite de Saïda54. Autrement dit, il refuse de passer
sous le contrôle de son collègue de Beyrouth.
De même, les années 1930 voient un conflit entre deux autorités
sunnites autour du pouvoir des muftis et du pouvoir des cadis, qui
relèvent du ministère de la Justice. Les muftis demandent à avoir la
prééminence sur les cadis dans les organes de contrôle des wakfs 55. Le
contrôle, par le biais des conseils élus, des institutions dirigeantes
religieuses, est aussi l’objet d’une compétition entre « laïques » et
religieux. Là encore, toutes les communautés sont touchées et les
exemples nombreux : ainsi, le collège électoral des Arméniens, qui élit
le Catholicos, permet la prédominance des civils. Pourtant, en 1940, le
parti Tachnag tente de faire pression sur le synode pour augmenter
encore cette majorité 56.

La reprise en main des wakfs


par les autorités religieuses officielles

La principale préoccupation des autorités religieuses est de


contrôler les ressources économiques de leur communauté. L’autorité
qui contrôle les wakfs est habilitée à les vendre, en obtenant l’autorisa-
tion d’istibdal, et à en gérer les revenus. Les autorités religieuses
doivent donc commencer par contrôler les mutawallis et s’assurer
qu’ils n’ont pas eu l’indélicatesse de profiter du cadastrage pour faire
enregistrer les terres wakfs en biens mulk à leur nom 57.

54. CADN, inventaire 20, carton 2959, lettre du 11 juin 1936.


55. Au Liban, depuis la décision n° 10 du 27 décembre 1930, du Conseil supérieur
des wakfs musulmans (mise en vigueur par arrêté du haut-commissaire), les wakfs
musulmans sont passés sous l’autorité du plus haut fonctionnaire musulman sunnite et non
plus du plus haut fonctionnaire religieux sunnite. Le cadi des cadis est le plus haut fonc-
tionnaire musulman de l’État. Voir carton 2961bis, inventaire 20, CADN.
56. CADN, inventaire 5, carton 593, note a/s de l’élection du catholicos arménien,
janvier 1940.
57. Ces « indélicatesses » seraient plus fréquentes dans les communautés musulmanes
car, chez les chrétiens et chez les Israélites, ce sont les chefs religieux eux-mêmes qui
assument les fonctions de mutawalli (patriarches, rabbins, etc.).
378 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La reprise en main des wakfs et le contrôle des mutawallis constituent


un enjeu particulièrement important et difficile pour toutes les
communautés minoritaires dont les affaires étaient gérées par des
tribunaux sunnites dans le passé. Ainsi, en 1933, Mounir Osseiran,
président de la Cour de cassation chérieh jaafarite, demande que les
wakfs chiites soient enregistrés officiellement, car ils sont plus dispersés
et moins nombreux que ceux des sunnites, avant la création du Conseil
supérieur des wakfs chiites. Il accuse certains administrateurs d’avoir
essayé de faire enregistrer les wakfs en leur nom au registre foncier avec
l’aide du mukhtar. Il dit vouloir faire enregistrer ces wakfs dans les
registres des tribunaux chérieh et dans les registres fonciers. Mais il se
heurterait à des difficultés à cause des mukhtars et de certains cadis
négligents. Il propose donc une procédure qui remet aux tribunaux et aux
cadis la responsabilité de l’enregistrement et de la gestion des wakfs,
avec le soutien des autorités civiles. En effet, en vertu de l’arrêté 753 de
1921, les cadis sont surveillés par le Grand Cadi 58.
Chez les Maronites, le conflit éclate entre le patriarche et les ordres
monastiques baladites autour du contrôle de leurs wakfs. Les ordres
monastiques, qui finiront par l’emporter, se prévalent du fait qu’ils
dépendent du Vatican pour échapper à l’autorité du patriarche et
disposer de leurs wakfs comme ils l’entendent, c’est-à-dire avoir la
capacité de les vendre.

Protection des minorités et victoire des chefs religieux

La France s’est avancée au Liban et en Syrie au nom de la


protection des minorités pour combattre le nationalisme arabe,
principal adversaire de son occupation. C’est en Syrie que les limites
du principe de la protection des minorités apparaissent le plus
nettement puisque cette protection devient un enjeu majeur du rapport
de forces entre les nationalistes arabes et la puissance mandataire. La
question qui se pose alors est bien celle de l’influence de cette politique
minoritaire sur la politique des nationalistes arabes syriens. Autrement
dit, est-ce que le rejet de la protection des minorités, associée, à
l’époque du mandat, à la division de territoires, n’a pas été dans les
années 1930 une cause du rejet de la réforme du statut personnel par les
nationalistes syriens ?
La politique française, comme les stratégies communautaires, en
matière de statut personnel, apparaissent comme l’illustration d’un
nouvel ordre politique moderne. La puissance mandataire pense en

58. CADN, inventaire 20, carton 2958, Beyrouth, 28 novembre 1933.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 379

termes de sécularisation, d’unification et de centralisation. Mais la


nécessité politique et juridique de protéger les minorités est source de
contradictions et d’ambiguïtés durables. Dans l’entre-deux-guerres, les
communautés minoritaires ne gèrent-elles pas toujours leurs relations
majorité/minorité en fonction d’une culture essentiellement ottomane ?
Encore méfiantes à l’égard du droit et de la constitution, elles se
reposent toujours sur l’arbitrage et l’intervention de l’autorité politique
suprême, c’est-à-dire, ici, la puissance mandataire, justifiant ainsi leur
mise à l’écart politique par les nationalistes arabes, en particulier en
Syrie 59. Ainsi, les communautés, groupes sociaux issus de la très
longue durée, et celles qui sont minoritaires en particulier, fonctionnent
à la fois dans le combat pour préserver leur différence et dans l’allé-
geance au pouvoir du plus puissant, avec une certaine indifférence pour
les valeurs de la modernité sociale et politique. Cette modernité ne fait
sens pour elles que dans les garanties et les privilèges qu’elle assure. La
puissance mandataire, bien que soucieuse à l’origine de protéger à la
fois les droits des individus et ceux des communautés, recule progres-
sivement par rapport à ses objectifs initiaux devant l’offensive des
communautés : tollé contre tous les arrêtés (261, 60, 146) et difficulté
de gérer la question des conversions. Ce recul s’effectue au détriment
des intérêts des individus. Il s’agit bien d’une victoire des groupes
socioreligieux que constituent les communautés.
Finalement, la politique mandataire est déclinée selon le mode
communautaire parce qu’elle tire sa légitimité de la protection des
minorités pour lesquelles la France a créé des États, et aussi parce qu’il
est plus facile de régner sur des acteurs divisés, envers lesquels la
puissance mandataire se présente comme un arbitre et comme un
conseiller, au nom de valeurs qui sont les siennes, mais qui reçoivent
aussi la bénédiction de la communauté internationale naissante à cette
époque. Ce nouveau droit international, incarné par la Charte du
mandat, légitime la politique minoritaire de la France. Mais cette
légitimité morale et internationale dissimule les véritables raisons de ce
qui est d’abord une occupation.
Pour les communautés, nous l’avons vu, les plus hautes instances
religieuses renforcent leur pouvoir sur chaque communauté dans le
cadre d’une intégration politique et juridique dans l’État national, en
s’opposant, au Liban comme en Syrie, aux moindres efforts de sécula-

59. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, Gennardi sur les questions relatives
au statut personnel, 24 mai 1934 : « Tous considèrent généralement que la garantie de leurs
droits doit leur être assurée par un acte de l’autorité de mandat, s’imposant aux États
comme une règle obligatoire et non par l’effet de dispositions constitutionnelles ou de lois
locales, soumises par suite en Syrie au bon vouloir et à la volonté d’une majorité hostile. »
380 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

risation souhaités par certaines élites sociales et politiques, comme par


de nombreux agents français du mandat. L’histoire et la religion, le
droit international, sont instrumentalisés par les chefs religieux pour
obtenir la prééminence du champ religieux sur le champ civil.
Confrontées au modèle européen de l’État-nation moderne, sous
domination étrangère, qui aurait exigé normalement leur affaiblisse-
ment, voire leur disparition, les communautés saisissent l’occasion
historique de leur sortie de l’Empire ottoman pour occuper le champ
public. En concurrence dans cet espace, mais aussi dans leur relation
avec la puissance mandataire, chacune d’entre elles cherche à s’assurer
le meilleur accès au pouvoir politique. Les libertés individuelles, telle
la liberté de conscience, pourraient provoquer leur affaiblissement ou
leur éclatement : c’est pourquoi tous les chefs religieux se sont
employés à réduire, voire à annihiler, les droits des individus
(conversions, mariages, héritage — avec le refus systématique,
notamment, d’une égalité entre les héritiers féminin et masculin).
La puissance mandataire s’était donnée comme principe, en ce qui
concerne les juridictions religieuses et le statut personnel, de garantir
les droits des individus et des communautés, gérés dans un nouveau
cadre national, et d’« assurer l’égalité de traitement entre les habitants
de la Syrie et du Liban », comme l’écrivait Philippe Gennardi en 1934.
Mais, devant les résistances des chefs religieux et des sunnites, relayées
par les nationalistes en Syrie, elle est demeurée en retrait par rapport à
ces principes. Si ceux-ci n’ont pas ou ont été mal appliqués, c’est bien
à cause de leur nature contradictoire et parce que les acteurs locaux ont
été traités différemment par la puissance mandataire. La sécularisation
du droit personnel a buté sur l’exigence de protection des minorités
(certaines minorités étant mieux protégées que d’autres) et, dès lors,
elle n’a plus constitué une priorité pour la puissance mandataire.
Le mandat français n’a donc pas pu abolir le régime communautaire
de Syrie et du Liban, « sauf, peut-être, en réduisant quelque peu les
domaines réservés aux lois et règlements communautaires », alors que,
plus généralement, c’est dans le domaine du droit privé que l’œuvre du
mandat est considérée par les juristes comme étant la plus « bénéfique
et moderniste » [Takla, 2004, p. 100]. Articulée autour de la question
minoritaire, la politique mandataire semble bien avoir favorisé non
seulement la confessionnalisation du système politique moderne, mais
aussi de la vie sociale, au Liban et, dans une moindre mesure, en Syrie.
La question des juridictions religieuses et du statut personnel montre
combien les évolutions de l’époque mandataire ont contribué à
superposer de façon croissante le champ religieux et le champ politique
dans les deux pays, et plus particulièrement au Liban.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 381

GLOSSAIRE DES TERMES ARABES

Avertissement : l’orthographe des termes arabes employés tient compte de


celle utilisée dans les documents d’archives français et de l’orthographe courante
en français, lorsqu’elle existe. Elle est proche, dans certains cas, de la translitté-
ration de l’arabe.
‘Asabiyya : esprit de corps entretenu par les liens du sang, réels ou
symboliques.
Cadi : juge
Cadi mazhab : désigne le juge du statut personnel d’une communauté donnée.
Chari‘a : ensemble des règles juridiques émanant du Coran et du droit
musulman.
Chérieh : s’applique à des organes ou des juridictions relevant du droit
musulman (tribunaux par exemple).
Istibdal : (remplacement, substitution) désigne l’acte par lequel une vente peut
être autorisée pour le remplacement d’un bien par un autre.
Mazbata : pétition.
Mazhab : rite religieux, doctrine religieuse.
Mudir : directeur, administrateur, gouverneur.
Mufti : jurisconsulte sunnite habilité à délivrer une fatwa, c’est-à-dire un avis
juridique.
Mukhtar : maire.
Mulk : bien, possession, en propriété privée (par opposition aux biens
domaniaux, aux biens amiri et aux biens wakfs).
Mutawalli : administrateur des wakfs.
Ta’ifa : communauté, confession.
Ulmiés (Conseil ‘Ilmiye) : conseil qui réunit les muftis et les cadis, c’est-à-dire
l’ensemble des autorités religieuses de l’islam sunnite.
Umma : nation, peuple ; pour les musulmans, désigne la communauté des
croyants.
Wakf (« wakouf » dans de nombreux documents français de l’époque) : bien
dont les revenus sont affectés à une institution religieuse (wakf khairi) ; outre le
wakf khairi, il existe plusieurs catégories de wakfs.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Syrie-Liban.
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SLUGLETT P. [dir.] (2004), The British and French Mandates in Comparative
Perspectives, Brill, Leiden-Boston.
20

Exporter la laïcité républicaine :


la Mission laïque française en Syrie mandataire,
pays multiconfessionnel

Randi Deguilhem1

« Respectueuse de toutes les croyances et de toutes les opinions,


la neutralité sera rigoureusement notre règle aussi bien au point de vue
religieux que politique ; tout enseignement, toute propagande, toute
attitude de nature à blesser les consciences ou à heurter les convictions
seront sévèrement interdits aux maîtres comme aux élèves. Nous
estimons que favoriser aux dépens des autres une doctrine, une
croyance, ou un parti fortifierait des germes de discorde qui ne sont
déjà que trop puissants. Ainsi, soigneusement tenus à l’écart de tout ce
qui peut les diviser, élevés au contraire dans un idéal commun de
patriotisme et de tolérance, les enfants syriens apprendront chez nous
la solidarité, sans laquelle votre unité nationale ne serait jamais qu’un
vain mot » [prospectus de l’école MLF, Damas, 1925, Maillard et
Scotto d’Abusco, 1982, p. 212, note 5].

Ainsi va le discours de la Mission laïque française en Syrie


mandataire, pays multiconfessionnel, multiethnique, où l’on parle
plusieurs langues. Par cette publicité destinée à recruter des élèves pour
l’ouverture de l’école de la Mission laïque française à Damas, la MLF
promet une neutralité dans ses enseignements quant aux croyances
religieuses et aux opinions politiques afin d’éviter, dit-elle, « des
germes de discorde qui ne sont déjà que trop puissants » en Syrie…
nous sommes ici en 1925, l’année de la Révolte. La MLF se porte donc
garante d’une éducation qui apprendra aux jeunes syriens la notion
d’une unité nationale qui saurait dépasser les clivages communautaires,
politiques et autres, de la société syrienne.
Des non-dits ? À première vue, plutôt le contraire. Plutôt des décla-
rations qui affirment clairement les buts de la Mission laïque française
qui, depuis sa création à Paris le 8 juin 1902, se fixe l’objectif

1. J’exprime ici mes sincères remerciements à la MLF pour m’avoir accordé l’autori-
sation de travailler dans ses archives, plus particulièrement M. Denis Paliès, qui m’a
apporté une aide importante dans mes recherches.
384 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

d’exporter le modèle de l’école républicaine française, avec ses valeurs


laïques, aux sociétés d’outre-mer, comme l’affirme explicitement le
prospectus de 1925. Or, c’est loin d’une chose anodine. Alors que
l’ambition de la MLF est de dispenser une instruction scientifique
laïque, qui ne s’aligne ni sur telle ou telle tendance religieuse ni sur un
parti politique donné — ni en métropole ni à l’étranger —, son
programme éducatif se décline, dans le fond, dans le façonnement
d’une éducation comportementale dont la finalité vise, somme toute, à
changer le regard de l’élève sur lui-même et sur l’Autre.
Pierre Deschamps, fondateur de la MLF, en est conscient dès le
début et c’est bien cet aspect du projet dont il se méfie. Il comprend
cette dimension à double tranchant de l’entreprise, à savoir implanter
un système de valeurs culturelles dans des régions qui n’en sont pas les
initiatrices. À tous égards, le projet scolaire de la Mission laïque
française peut être considéré parmi les outils interventionnistes de l’en-
treprise coloniale, comme le sont alors la majorité des projets éducatifs
occidentaux dans la région. La MLF ne cherche guère à reproduire un
système local de valeurs. Au contraire, elle vise à offrir un système
d’instruction d’outre-mer qui rivalise avec ceux déjà en place et,
comme tout système provenant d’ailleurs, c’est un projet qui s’ingère
dans l’évolution de la géographie culturelle de la société locale
[Bonnemaison, 2004].

LES PREMIERS PAS DE LA MISSION LAÏQUE FRANÇAISE

La Mission laïque française doit sa création à l’initiative et aux


efforts acharnés de Pierre Deschamps (1873-1958) qui, lors de ses
séjours en poste dans l’enseignement dans des territoires sous contrôle
français à la fin du XIXe siècle, conçoit l’idée d’établir un réseau
d’écoles françaises à l’étranger. Face aux carences infrastructurelles
des instances éducatives françaises dans le nord de l’Afrique, à la
Réunion et à Madagascar, l’idée d’organiser une instruction laïque
destinée aux populations d’outre-mer commence à se dessiner chez
Deschamps, tant sur le plan scientifique que moral. Cette initiative
servira également, du reste, à renforcer les assises de la francophilie,
notamment face au défi britannique, mais, à vrai dire, cette préoccupa-
tion n’est pas celle de Deschamps qui se concentre, lui, sur les aspects
éducatifs, puis administratifs du projet. Pour le réaliser, il prend comme
modèle intellectuel et social l’école républicaine de la métropole et,
comme modèle organisationnel, Deschamps regarde vers l’infrastruc-
ture des missions religieuses françaises à l’étranger… choisissant
EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 385

même d’appeler d’ailleurs sa nouvelle association, une « Mission »…


car il s’agit, en définitive, de cela [Thévenin, 2002, p. 12-31 ; Maillard
et Scotto d’Abusco, 1982, p. 13-15, 19-21].
Diplômé de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Deschamps
assume ses premières fonctions à 21 ans en tant que jeune enseignant à
l’École normale de Tunis. Il y reste un an, de 1894 à 1895, avant
d’accepter le poste de directeur de l’école primaire à Saint-Denis de la
Réunion, poste qu’il occupera de 1895 à 1898. Durant ces quelques
années en Tunisie et à la Réunion, Deschamps est singulièrement frappé
par l’absence grave d’outils institutionnels censés transmettre une
éducation républicaine française aux élèves sur place. Mais, c’est
surtout pendant son mandat en tant qu’inspecteur des écoles à
Madagascar, de 1898 à 1901, fonction pour laquelle il fut d’ailleurs
recommandé par Pierre Foncin, alors inspecteur général de l’Instruction
publique et président de l’Alliance française… et futur premier
président de la MLF (1902-1903)…, que Deschamps développe les
grandes lignes de son projet pour un enseignement laïque d’outre-mer.
Pragmatique avant tout, Deschamps songe à un cursus qui se
reposerait simultanément sur le savoir enseigné dans les écoles
publiques en métropole, y compris les sujets pratiques et les études
manuelles, jumelé avec une instruction puisée dans les connaissances
locales, sans oublier l’enseignement de la langue et de l’histoire des
régions où s’installeront les nouveaux établissements scolaires.
Autrement dit, Deschamps proposerait ainsi aux élèves un programme
d’études qui offre l’apprentissage d’un double savoir provenant de
deux cultures différentes. Dans l’absolu, il s’agit bien ici d’un associa-
tionnisme, à savoir la combinaison de deux ensembles de savoir, mais,
finalement, dans la pratique, ceci s’avère quasiment impossible dans la
mesure où une culture domine presque toujours l’autre suivant les
inégalités des configurations politiques. Deschamps le sait bien, et il ne
le dissimule pas : une instruction en histoire, en langue et en civilisation
françaises dans les écoles à l’étranger — avec toutes les attirances que
ceci impliquera — exercera « une certaine influence sur la manière de
penser, de sentir, d’agir, de nos élèves » [Thévenin, 2002, p. 16],
laissant donc une empreinte culturelle chez les élèves de ces écoles, qui
les distinguerait, voire les séparerait de leurs compatriotes. En effet,
Deschamps craint qu’une trop forte identification avec des idées
provenant d’ailleurs pourrait même provoquer un déracinement
identitaire aboutissant, chez certains, à une schizophrénie culturelle,
comme on le dirait de nos jours [Shayegan, 1997].
Deschamps exprimait ses craintes ouvertement. Plusieurs adhérents
du comité organisateur de la Mission laïque française, dans ses
386 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

premières années, mirent en avant des préoccupations similaires, sans


toujours y voir un danger pour leur part. Par exemple, lors d’un
discours prononcé en 1904 devant l’assemblée générale de la MLF, soit
deux ans après la réunion constitutive de la Mission, Lucien Hubert, un
des premiers membres de la MLF, fait référence à la MLF comme un
puissant vecteur de « colonisation intellectuelle » à l’étranger, sans
apparemment s’en offusquer quant à son principe. Bien au contraire,
c’est le langage de l’époque, qui dévoile sans ambiguïté les objectifs de
la politique de la Mission [Hubert, 1905].
Concevoir la création d’un réseau d’écoles laïques d’outre-mer est
une chose ; le réaliser en est une autre. Au départ, le projet de
Deschamps ne suscite, il faut le souligner, que peu d’enthousiasme de
la part des responsables français à Madagascar, à commencer par le
général Gallieni, gouverneur de l’île, qui n’y croit guère lorsque
Deschamps lui en parle. Parmi les objections que soulève Gallieni à
l’égard du projet : d’où viendront les missionnaires pour enseigner dans
les écoles de la future Mission ?
La réponse sera trouvée, pendant une dizaine d’années, dans l’École
normale d’enseignement colonial Jules Ferry, qui ouvrira ses portes à
Paris en octobre 1902, quelques mois après l’inauguration constitutive
de la Mission laïque française en juin de la même année. Cette école
formera environ 150 maîtres-instituteurs, hommes et femmes, qui
alimenteront le corps enseignant dans les écoles de la MLF, dont la
première verra le jour en 1906 dans la ville ottomane de Salonique,
ainsi que dans des écoles publiques dans les territoires sous contrôle
français. Le cursus de l’école Jules Ferry, prévu sur dix mois, est
destiné aux personnes déjà formées en tant qu’instituteurs. Les ensei-
gnements de l’école ont la vocation de rajouter aux connaissances déjà
acquises par ailleurs, le savoir culturel et pratique des régions où ces
enseignants sont affectés, les préparant ainsi, selon la formule, à
« fonctionner dans une culture étrangère ». Les résultats sont, dans
l’ensemble, considérés positifs : les élèves des cours Jules Ferry partent
à l’étranger, prennent leurs fonctions et sont appréciés par la hiérarchie
[Thévenin, 2002, p. 40-43]. Or, l’école Jules Ferry, établissement privé
vivant sur un budget précaire, aura une vie assez courte en raison
justement des problèmes financiers. L’école fermera définitivement ses
portes en 1914, faute de subventions, mais aussi à cause du refus de
l’État — c’est le début de la Première Guerre mondiale — d’accorder
des exemptions de service militaire aux étudiants potentiels comme aux
enseignants de l’école.
Mais, revenons à Pierre Deschamps. Une fois rentré de Madagascar,
en 1901, alors âgé de 29 ans, il commence à faire la tournée des
EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 387

notabilités les plus influentes de Paris avec l’intention de les solliciter


pour l’aider à réaliser son projet. Deschamps est jeune, c’est vrai, mais
son expérience acquise lors de ses séjours à l’étranger l’avait doté d’une
certaine audace et, surtout, il bouillonne d’idées et de projets.
Avant tout, il prend rendez-vous avec Ferdinand Buisson, directeur
de l’Enseignement primaire au ministère de l’Instruction publique. Ce
qui intéresse Deschamps chez Buisson, c’est son Plan d’instruction
morale pour l’enseignement primaire, que Buisson avait élaboré au
début des années 1880. Ce Plan inspire Deschamps par son image idéale
d’un mélange des valeurs locales croisées avec celles qui sont estimées
« nationales ». Buisson, il faut le rappeler, avait soutenu Deschamps lors
de sa nomination au poste de Madagascar. Mais les objectifs des deux
hommes diffèrent fondamentalement quant à la finalité du Plan d’ins-
truction morale. Pour Buisson, le Plan est conçu pour former des jeunes
dans le cadre de la nation, chose essentielle à ses yeux car, dans les
années 1880, la culture des élèves à travers la France est loin d’être
homogène, qu’il s’agisse de la langue ou des valeurs. La finalité du Plan
de Buisson est, en fin de compte, l’assimilation culturelle, pour
incorporer le local dans le national, le bas dans le haut. C’est, pour lui,
le rôle de l’école publique. En revanche, pour Deschamps, ce Plan
devait être un instrument pour élaborer, dans les futures écoles laïques
d’outre-mer, un programme d’études qui associerait, de façon parallèle,
des valeurs laïques républicaines aux traditions et aux connaissances
locales des régions concernées d’outre-mer.
Deschamps est encore une fois déçu par le manque de réceptivité à
l’égard de son projet. À l’instar de Gallieni, Buisson ne s’y intéresse
pas, au moins dans un premier temps. Mais, alors que Deschamps
parvient à trouver un certain soutien pour son projet, notamment auprès
de Pierre Foncin, Buisson paraît alors lui trouver une certaine
crédibilité. Les archives concernant la composition des premiers
bureaux d’administration de la MLF montrent que Buisson, député de
la Seine entre 1902 et 1914, puis de 1919 à 1924, figure bien parmi les
membres du comité de patronage de la Mission laïque française
pendant plusieurs années : en 1906, 1909, 1911, 1914 et, peut-être, à
d’autres années également [Revue de l’enseignement colonial].
Malgré un démarrage laborieux, le soutien de Pierre Foncin fut une
véritable aubaine pour Deschamps. Contre toute attente de la part de
Deschamps, Foncin s’est montré enthousiaste dès leur première
rencontre en France en novembre 1901. Fondateur, en 1883, de
l’Alliance française et secrétaire général de celle-ci pendant de longues
années, Foncin apporte son appui personnel non seulement à l’idée de
Deschamps pour fonder un réseau d’écoles laïques d’outre-mer, mais il
388 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’introduit, de surcroît, dans des cercles influents qui vont jouer un rôle
décisif dans la fondation, puis l’administration de la future MLF. Ainsi,
par le biais de Foncin, Deschamps fait la connaissance d’Henri Ferrier
(inspecteur de l’Enseignement primaire de la Seine), de Clotaire
Baudrillard (inspecteur primaire de la Seine), de Marie-Jeanne
Delhomme (Madame Potel), professeur d’anglais à Paris, et d’autres
personnalités importantes dans l’enseignement public en France et qui
adhérent très rapidement à son projet. Une première réunion s’organise,
le 22 décembre 1901 dans les locaux mêmes de l’Alliance française.
Cette réunion propulse soudainement le projet sur le devant de la
scène publique. Des signes d’intérêt se manifestent un peu partout,
notamment parmi les diplômés de l’École normale supérieure de Saint-
Cloud, ainsi que des enseignants du célèbre collège Chaptal. Parmi les
premiers adhérents à la MLF figurera ainsi Edmond Besnard,
professeur-directeur d’études au collège Chaptal et secrétaire général
de la Mission pendant près d’un demi-siècle (de 1906 à 1949). Selon
Pierre Deschamps, c’est Besnard le véritable architecte logistique de la
Mission laïque française.
Ces pionniers de la MLF se mobilisent autour de l’idée de
Deschamps pour trouver un soutien logistique au projet, mais aussi pour
construire des réseaux locaux à travers la France, points d’appui pour la
future Mission (Mémorial de Saint-Cloud, avril 1950). Avec cet afflux
de nouvelles recrues, les interprétations des objectifs de des écoles
laïques d’outre-mer commençaient à varier d’un individu à un autre,
sans être toujours en accord avec l’orientation de Deschamps. À l’instar
de beaucoup d’autres au tournant du XXe siècle, Alphonse Aulard,
inspecteur général de l’Instruction publique, professeur à la Sorbonne
titulaire de la chaire de la Révolution française, créée d’ailleurs spécia-
lement pour lui, se considère ainsi comme une farouche sentinelle de la
laïcité, qu’il voit comme un étendard devant représenter l’image de la
France dans le monde. Il s’oppose avec la plus grande virulence à la
légitimité des missions catholiques françaises à l’étranger et exige que
toute représentation éducative française à l’étranger suive désormais le
courant laïque [Thévenin, 2002, p. 27-30].

L’ÉTAT ET DES PERSONNALITÉS APPORTENT LEUR SOUTIEN

La Mission laïque française, association fondée en 1902, reçoit la


reconnaissance officielle de l’État en 1907 comme « organisation
d’utilité publique ». La France, notamment le ministère des Colonies,
s’intéresse à la MLF car elle pourrait servir comme une ramification à
EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 389

l’étranger du ministère de l’Éducation et être un moyen efficace pour


implanter des écoles républicaines françaises dans des territoires
d’outre-mer. Les nombreux investissements de l’État dans les activités
éducatives de la MLF en sont autant de témoignages.
En 1906, l’année qui suit la séparation de l’Église et de l’État en
France, et trois ans après la décision du parlement de laïciser les ensei-
gnements dans les colonies (un choix qui sera peu suivi d’effets), le
parlement français vote une aide à la MLF de l’ordre de 60 000 francs
pour financer les futures écoles. L’année suivante, la MLF signe une
convention avec l’État qui lui assure un minimum de 18 000 francs par
an sur une période de vingt ans [Maillard et Scotto d’Abusco, 1982, p.
416]. Pour beaucoup, la MLF doit constituer l’institution-phare de la
politique culturelle coloniale de la France. Il faut dire que l’appui
financier, autant que politique, de l’État à la MLF n’allait pourtant pas
de soi. Il a fait l’objet des multiples débats à la Chambre des députés
depuis la création de la MLF jusqu’à la Première Guerre mondiale : 24
novembre 1903 ; 25 novembre 1904 ; 19 mars 1906 ; 30 décembre
1907 ; 28 décembre 1909 ; 30 novembre 1912 et 2-3 mars 1914, ainsi
qu’au Sénat : débats des 4 avril 1906 ; 24 décembre 1907 ; 12-13 mars
1908 et 26 mai 1913 [Maillard et Scotto d’Abusco, 1982, p. 416].
C’est dans le contexte tendu illustré, entre autres, par l’amendement
Leygues, introduit en 1905 par Georges Leygues à la Chambre de
députés dans le cadre de la séparation de l’Église de l’État et qui
précède le versement, en 1906, à la Mission laïque de la somme de
60 000 francs par le ministère des Affaires étrangères après un vote au
parlement, que la MLF réussit à se doter d’une véritable capacité
d’agir. Entre ceux qui appuient toujours, à la Chambre de députés, les
missions confessionnelles éducatives d’outre-mer — non parce qu’ils
soutiennent le fait religieux dans l’éducation à l’étranger, mais plutôt
en raison du rôle des écoles missionnaires d’outre-mer comme
contrepoids face aux institutions coloniales rivales, celles des
Britanniques surtout (à leur grande consternation, les membres du
Conseil de la MLF apprennent que leur président, Eugène Étienne, a
voté en faveur de l’amendement Leygues, qui permet des dérogations
à la laïcisation de l’enseignement dans les colonies, en invoquant des
nécessités géopolitiques) — et ceux qui y opposent, parfois avec
véhémence, l’utilité de la présence religieuse dans l’espace public, la
Mission laïque française tirera finalement profit d’une situation
conflictuelle et se trouvera sollicitée de toutes parts pour ses projets
d’écoles républicaines laïques à l’étranger.
Sans le concours de personnalités influentes — membres plus la
plupart de la MLF — au sein du gouvernement, les démarches
390 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

entamées par la Mission laïque et ses partisans n’auraient sans doute


pas pu aboutir seules à faire fonctionner le réseau des écoles de la
Mission. La MLF existait, en définitive, particulièrement dans ses
premières décennies, grâce au soutien financier de l’État. Plus tard, des
dons privés se rajouteront aux aides publiques.
Rappelons l’influence des premiers adhérents à la Mission laïque
française, dont les fonctions au sein de l’État leur ont permis une
efficace action de lobbying, en commençant par le premier secrétaire
général de la MLF, Pierre Deschamps (chef de l’Enseignement
colonial), qui deviendra ensuite son premier président de 1902 à 1903,
et Pierre Foncin (inspecteur général de l’Instruction publique). Citons
également plusieurs présidents de la MLF : Eugène Étienne (député,
puis sénateur d’Oran ; ministre de l’Intérieur ; ministre de la Guerre),
qui présida la MLF de 1903 à 1905, Gaston Doumergue (député, puis
sénateur du Gard ; ministre des Colonies ; ministre du Commerce, de
l’Industrie et du Travail ; ministre de l’Instruction publique, des Beaux-
Arts et des Cultes ; ministre de l’Instruction publique et des Beaux-
Arts ; président du Conseil, du Sénat, puis de la République), de 1905
à 1906, Alphonse Aulard, président de la MLF de 1906 à 1912
(professeur d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne, il n’est
pas, contrairement à ses confrères au Conseil ou au Comité de la MLF,
un homme politique proprement dit), Jean-Baptiste Bienvenu-Martin
(sénateur de l’Yonne ; ministre de la Justice ; ministre de l’Éducation,
du Travail ; ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des
Cultes), qui fut président de la MLF de 1912 à 1930, Édouard Herriot
(maire de Lyon, député du Rhône, ministre des Travaux publics, des
Transports et du Ravitaillement), président de 1930 à 1957, Léon
Bourgeois (président de la Chambre des députés), Camille Bloch
(inspecteur national des Bibliothèques et des Archives), Fernand
Dubief (député de la Saône-et-Loire ; ministre de l’Intérieur ; ministre
du Commerce, de l’Industrie, des Postes et Télégraphes), Henri Brisson
(député de la Seine, puis des Bouches-du-Rhône ; ministre de la
Justice), Stéphane Pichon (député de la Seine ; sénateur du Jura ;
ministre des Affaires étrangères), Auguste Blanchier (sénateur de la
Charente), Albert Métin (député du Doubs ; ministre du Travail et de la
Prévoyance Sociale ; sous-secrétaire d’État aux Finances), Théodore
Steeg (député, puis sénateur de la Seine ; ministre de l’Instruction
publique et des Beaux-Arts ; ministre de l’Intérieur ; ministre de la
Justice ; ministre des Colonies), et beaucoup d’autres personnages
influents encore, dont la liste, très longue, est aussi très impression-
nante.
EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 391

LA MLF : LA LAÏCITÉ S’INSCRIT DANS L’ŒUVRE COLONIALE

La Mission laïque française s’inscrit dans l’aventure coloniale.


Organisation non gouvernementale, exportatrice d’une mission civili-
sationnelle sous la forme d’établissements scolaires à l’étranger, la
MLF incarne, à bien des égards, le bras culturel de l’entreprise
coloniale de la France au tournant du XXe siècle, moment de l’apogée
de son empire. Certains, toutefois, parmi les dirigeants de la Mission,
refusent catégoriquement l’idée dominante dans la France de cette
époque d’œuvrer à une assimilation à la civilisation française des
cultures des pays conquis ou protégés. On connaît bien les motifs et les
justifications humanistes et politiques de cette tendance [Ferro, 1994],
ainsi que les effets de la culture locale sur les missionnaires et les hauts
fonctionnaires coloniaux confrontés au terrain [Blanchard, 2003 ;
Blanchard et Lemaire, 2004]. Or, Deschamps penche, lui, complète-
ment vers l’associationnisme, autant dans la théorie que dans la
pratique. Pour Deschamps et pour d’autres présents dans les instances
dirigeantes de la MLF, comme Albert Métin, prôner une politique d’as-
similation est franchement répréhensible : « si la colonisation n’avait en
vue que le bien de la puissance colonisatrice, elle serait une chose
profondément immorale et inconcevable » [Thévenin, 2002, p. 36].
Au contraire, l’approche assimilationniste semble ne pas offusquer
d’autres membres de la Mission. Ainsi, Lucien Hubert, un des premiers
à adhérer à la MLF, ne trouve aucune difficulté à soutenir que le travail
de la Mission laïque française doit se placer dans le cadre de la « colo-
nisation intellectuelle » et il le dit clairement pendant un discours
prononcé en 1904 devant l’assemblée générale de la MLF [Hubert,
1905]. On est là très loin des idées associationnistes de Deschamps.
Cependant, les deux interprétations, celle de Deschamps et celle de
Hubert, trouvent finalement leur raison d’être dans l’esprit colonial : on
apporte la civilisation occidentale, dans sa manifestation laïque, aux
cultures non européennes qui peuvent, de ce fait, « avancer vers le
progrès ». La Mission laïque française articule clairement son
engagement dans la politique culturelle de la France coloniale, en
établissant à l’étranger un réseau d’écoles, primaires et secondaires,
parfois en créant directement de nouvelles écoles, mais, plus
fréquemment, en réaménageant des écoles déjà existantes, à la
demande des autorités locales, souvent coloniales.
Le réseau se constitue assez rapidement, à partir d’une première
école ouverte en 1906 à Salonique, ville ottomane très cosmopolite : la
composition du public étudiant en est d’ailleurs un fidèle reflet, avec
une représentation importante d’élèves juifs, grecs orthodoxes,
392 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

bulgares orthodoxes, turcs et albanais musulmans, français catholiques


et protestants, italiens catholiques, et autres… (à cette époque, on
comptait les élèves par confession). Des écoles de la MLF, ou qui lui
sont associées, ouvrent ensuite leurs portes ailleurs dans l’Empire
ottoman, chacune nécessitant l’obtention d’un firmân de la Porte :
l’école de Beyrouth en 1909, dirigée dans un premier temps par
Deschamps lui-même ; celles du Caire et d’Alexandrie, toutes deux
également en 1909, ainsi qu’en Afrique, avec un petit établissement
scolaire à Bania, au Congo, en 1910, mais qui ne durera pas longtemps.
La MLF entre aussitôt en concurrence avec de nombreuses écoles
d’obédiences religieuses diverses, et, surtout, avec celles qui sont liées
à l’Église catholique française. Les établissements scolaires de la
Mission se veulent en effet l’alternative moderne aux écoles
catholiques, notamment d’outre-mer. Un exemple illustre bien cette
compétition. Celui des écoles créées et subventionnées par l’Œuvre
d’Orient (fondée en 1855), un projet du Vatican et de l’establishment
catholique français, qui « œuvrent » justement à rectifier le comporte-
ment et les pratiques des catholiques orientaux, en engageant un travail
religieux qui passe par l’éducatif. Pour sa part, la MLF entend
également faire passer son message par le biais des écoles et, à l’instar
des missions religieuses, elle œuvre aussi à modifier la mentalité et le
comportement de ses élèves. Mais la grande différence, aux yeux de la
MLF, est que son message veut dépasser les clivages religieux pour se
présenter comme modèle universel, le seul capable de former une élite
sur les bases d’un enseignement moderne, scientifique, objectif et
surtout laïque.
Sur un autre registre, se sentant investie du même devoir que les
missions religieuses françaises, catholiques et juives, avec notamment
le modèle de l’Alliance israélite universelle [Chouraqui, 1965 ;
Rodrigue, 1989], la Mission laïque française se considère comme un
vecteur privilégié pour répandre l’utilisation du français en dehors de
l’hexagone, afin de renforcer partout la présence culturelle française et
l’influence politique de la France. Pratiquer le français au sein de
l’école, se familiariser avec la littérature et d’autres aspects de la civi-
lisation française, empreints des principes de l’époque des Lumières,
tout ceci aura l’effet désiré de développer, chez les élèves à l’étranger,
une solidarité culturelle et politique avec la France, en rivalité
constante avec la puissance britannique. Porteuse d’un message
universel, celui de l’égalité politique et de la liberté individuelle pour
tous, la France est ainsi le premier souci des écoles de la MLF.
EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 393

Y AVAIT-IL UNE LAÏCITÉ EN SYRIE AVANT LES ÉCOLES DE LA MLF ?

Revenons au prospectus de 1925 cité plus haut, une publicité,


rappelons-le, pour l’école de la Mission laïque française de Damas. Il
s’adresse à une société à laquelle l’idée d’une autonomisation
croissante des sphères politique et religieuse, voire même de réformes
laïcisantes, dans leur version ottomane, n’est pas étrangère. Alors qu’en
France, la laïcité signifie, dans son aspect le plus réducteur, un bannis-
sement de la religion des domaines publics, dans l’Empire ottoman, des
réformateurs ont lancé le mouvement de réformes des Tanzimat et
visent, entre autres, à diminuer l’emprise de l’islam sur la sphère
législative et juridique. Ceci se traduit, par exemple, par l’établisse-
ment de tribunaux civils nizâmiyya et, en matière d’éducation, domaine
jusqu’alors réservé des religions — qu’il s’agisse des musulmans, des
chrétiens ou des juifs —, par la création des écoles civiles publiques à
partir du milieu du XIXe siècle. Doit-on parler ici d’une forme de
laïcisation ou plutôt d’une simple réduction de l’influence des religions
dans le domaine public ottoman ? Toujours est-il qu’on peut observer
dans le mouvement des réformes ottomanes une démarche vers une
certaine séparation de la religion dominante avec certains domaines
propres à l’État.
Si l’on accepte d’identifier comme un processus de laïcisation le fait
que les aspects religieux n’incarnent plus le seul socle organisateur de
la société, on peut affirmer que des notions de la laïcité commencent à
circuler dans l’Empire ottoman dès les années 1840. Les Tanzimat
permettent une évolution où, notamment, un réseau d’écoles civiles
établies dans tout l’Empire offre aux Ottomans, toutes religions
confondues (ceci dans la théorie, mais dans la pratique, la grande
majorité des élèves dans les écoles civiles ottomanes sont musulmans),
une autre vision du monde que celle organisée autour de la religion.
Ces écoles, destinées aux filles comme aux garçons, se répandent sur
les trois continents du territoire ottoman, et Istanbul, comme les
pouvoirs provinciaux, les utilisent pour former les jeunes de l’Empire
aux nouvelles sciences et aux langues européennes, afin de les rendre
aptes à répondre aux défis du temps.
Ce grand programme éducatif, qui s’appuie sur une première
législation — le Rescrit impérial de 1839 — et qui se voit couronné par
la Régulation de l’Instruction publique de 1869, s’inscrit pleinement dans
le courant des projets de modernisation du XIXe siècle tant dans l’Empire
ottoman qu’en Europe, où les gouvernements se préoccupent prioritaire-
ment de développer des systèmes scolaires publics, signe manifeste de la
modernisation d’un État [Baubérot, 2004, p. 21]. Dans l’Empire
394 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

ottoman, les écoles civiles sont censées créer une conscience ottomane
(osmanlik), qui dépasserait les clivages communautaires, linguistiques ou
ethniques de l’Empire. Ceci se poursuit jusqu’aux années hamidiennes
(1876, avènement du sultan Abdulhamid), où les écoles publiques
ottomanes se mettent à refléter une autre politique impériale, post-
Tanzimat, qui se définit de plus en plus par rapport à l’islam [Somel,
2001 ; Fortna, 2000, 2002 ; Deguilhem, 1998, 2000, 2001].
Diffusées par de nombreux journaux, les idées laïques ne sont donc
pas inconnues dans l’Empire ottoman, ni dans le Bilâd al-Shâm (Syrie),
quand la MLF y ouvrira ses premières écoles au moment où s’établit le
mandat français.

LA MISSION EN SYRIE

Durant la décennie qui suit le démembrement de l’Empire ottoman


en 1918, puis la défaite, en 1920, du gouvernement du roi Faysal, la
Mission laïque française va fonder trois écoles en Syrie mandataire. En
1925, elle en établit deux, dites « écoles franco-arabes », dans les deux
villes les plus influentes du pays, l’une à Damas, pour laquelle elle
avait d’ailleurs reçu un firmân d’Istanbul en 1913, alors que la ville
était encore ottomane [Thévenin, 2002, p. 119], et l’autre à Alep
(l’école Weygand). Dix ans plus tard, en 1935, la Mission s’associe
avec une école dans la ville portuaire de Tartous, agglomération de
taille modeste, mais politiquement significative, en raison de sa confi-
guration démographique, car la région abrite une importante population
chrétienne et alaouite. Contrairement aux écoles de la MLF à Damas et
à Alep, l’école de Tartous n’aura pas une longue vie. Elle ferme ses
portes en 1944, officiellement en raison de difficultés budgétaires. Et
après l’indépendance de la Syrie, en 1946, le nouvel État de Syrie ne la
rouvre pas. En revanche, les écoles de Damas et d’Alep survivent et
deviennent même florissantes pendant les années mandataires et dans
la Syrie indépendante, malgré les importants dégâts matériels qu’elles
subissent pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment l’école de
Damas. L’école de Damas et celle d’Alep sont ensuite à nouveau
sérieusement endommagées au moment des manifestations provoquées
par la campagne de Suez en 1956.
Bien que la MLF n’ait pas fait partie officiellement du système
mandataire, les écoles qu’elle fonde à Damas, à Alep, puis à Tartous,
s’insèrent incontestablement dans la politique culturelle de la France
mandatée par la Société des Nations pour conduire la Syrie sur la voie
de l’indépendance et de la modernité. Le budget des écoles de la
EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 395

Mission en Syrie dépend largement, à l’époque, de l’État français, qui


donne une grande importance à ses établissements scolaires, presque
considérés comme une ramification de son ministère de l’Instruction
publique. Entre 1906 et 1926, l’État octroie d’ailleurs à la MLF un
minimum de 18 000 francs par an, comme nous l’avons indiqué plus
haut [Maillard et Scotto d’Abusco, 1982, p. 416]. Certains objectifs
des établissements scolaires de la MLF s’harmonisent en effet —
jusqu’à un certain point — avec le programme prévu par les autorités
mandataires pour l’enseignement en Syrie : préparer les jeunes syriens,
garçons et filles, à acquérir un savoir venu principalement d’Occident,
dans un contexte laïque, pour mieux bâtir une nation syrienne moderne
francophone et francophile.
Toutefois, bien que la MLF renforce incontestablement sa présence
en Syrie pendant les années mandataires grâce, surtout, à l’appui du
parlement et de la Chambre des députés en métropole, elle prend soin
de ne pas mélanger ses propres objectifs avec ceux du Haut
Commissariat français. Et, dans les faits, au fur et à mesure que le
mandat perdure, les visions coïncident de moins en moins.
Ainsi, le prospectus mentionné au début de l’article, publié en 1925
par la MLF pour son école à Damas, insiste sur le fait que les études
poursuivies dans l’école tiendraient compte des intérêts nationaux de la
Syrie et qu’une partie importante de l’enseignement aurait lieu en
langue arabe :
Répondant aux vœux longtemps exprimés par les Syriens, la Mission
Laïque Française a décidé d’ouvrir à Damas, capitale intellectuelle et artistique
de la Syrie, un établissement d’instruction secondaire. L’enseignement qui y
sera donné s’efforcera d’être à ses débuts et tendra à devenir complètement par
la suite un enseignement national. Votre belle langue sera étudiée dans les
remarquables monuments littéraires que nous ont transmis au cours des âges
les poètes et les prosateurs arabes. Logiquement elle doit être et elle sera la
base de notre enseignement…

Cette publicité de la MLF souligne également le fait qu’un nombre


important d’heures dans le cursus serait consacré à la littérature arabe
et à la civilisation syrienne, à côté de l’étude des mathématiques et des
sciences physiques et naturelles, afin que les élèves puissent « entrer
dans le secret des découvertes qui font la force des pays d’Occident »
(cf. la citation en tête de l’article). Inutile de dire que les idées associa-
tionnistes exprimées dans ce prospectus ne s’accordent guère avec la
politique menée par le Haut Commissariat français en Syrie.
Ceci est bien illustré par la déception d’Edmond Besnard, secrétaire
général de la Mission laïque française et membre du conseil du Comité
des Droits de l’Homme en France, qui publie un article en novembre
396 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

1925, « Faut-il rester en Syrie ? » [Besnard, 1926]. Dans cet article, il


accuse le mandat de prendre parti pour les Maronites et les Jésuites,
historiquement alliés à la France. Besnard regrette que le mandat en
Syrie n’incarne pas, dans la réalité, les principes laïques et qu’il ne soit
pas neutre dans les conflits locaux, comme l’exigent les recommanda-
tions du mandat définies par la Société des Nations.
Porteuse à la fois des valeurs de la laïcité et d’une mission civilisa-
trice, inspirées des bienfaits des Lumières, la politique éducative de la
MLF en Syrie favorise un mélange des religions (et des ethnies) parmi
les élèves. Les élèves des écoles de la Mission en Syrie reflètent cette
mixité religieuse avec, néanmoins, une surreprésentation d’élèves
chrétiens et juifs par rapport à leur poids démographique en Syrie. La
correspondance envoyée au siège de la MLF à Paris en novembre 1928
par les administrateurs de l’école d’Alep déplore ainsi le fait que peu
de familles musulmanes y inscrivent leurs enfants. Le personnel
français sur place constate que la majorité des élèves est de confession
juive et que même les familles chrétiennes alépines évitent d’envoyer
leurs enfants à cette école [Archives de la MLF, Alep, 10 novembre
1928]. Le problème, selon cette correspondance, n’est pas dû à une
difficulté de transport, car un arrêt du nouveau tramway alépin se situe
tout près de l’école ; de plus, l’école dispose d’une voiture privée pour
ramasser les élèves. La difficulté, toujours selon cette correspondance,
n’est pas non plus la mixité des élèves, car les garçons et les filles
disposent des locaux strictement séparés. Les administrateurs finissent
par conclure que le problème réside plutôt dans le fait que l’école se
trouve dans un bâtiment sis à Bariyat al-Maslakh, près du quartier de
Bâb al-Nayrab, où se sont installées des familles bédouines nouvelle-
ment arrivées dans la ville. Comme les administrateurs de la Mission
présument que des familles musulmanes se méfient de ce voisinage, ils
décident de déménager les locaux.
Un regard sur la liste des noms des écoliers inscrits au brevet et au
certificat d’études dans l’école de Damas en juin-juillet 1944 nous
indique que seulement la moitié ou moins de la moitié d’entre eux sont
musulmans, alors qu’ils sont pourtant majoritaires dans le pays.
Quelques élèves français (enfants des diplomates en poste en Syrie)
vont aussi à cette école [Archives de la MLF, juillet 1944]. Mais la
prudence s’impose : il est impossible de généraliser à partir de quelques
exemples, car on manque, pour l’instant, d’une étude approfondie sur
la composition confessionnelle du corps des élèves inscrits dans les
écoles de la MLF en Syrie mandataire. D’autre part, la liste de 1944
correspond à un moment particulier en raison des conflits armés liés à
la guerre mondiale et aux mouvements nationalistes syriens. De plus, il
EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 397

y a une présence militaire britannique à Damas depuis déjà plusieurs


années. Quelques pièces dans l’école de la Mission à Damas sont même
occupées par les militaires britanniques depuis octobre 1941, ce qui
précipite le départ ou l’absence de nombre d’élèves. Selon un rapport
rédigé à la mi-août 1944 par le précepteur du lycée de la MLF à Damas,
l’importance de la présence militaire britannique dans les locaux
mêmes de l’école provoque de grandes inquiétudes chez les parents,
ainsi que chez les élèves. Beaucoup d’écoliers ne vont plus à l’école.
D’après la documentation, une soixantaine d’élèves français et douze
enseignants ont alors tout simplement quitté la Syrie [Archives de la
MLF, Damas 10 août 1944].
Les rivalités entre puissances européennes se manifestent aussi dans
le domaine linguistique. Vers la fin du mandat, les archives de la MLF
dévoilent les craintes des dirigeants de la Mission sur le choix de la
langue étrangère enseignée en Syrie, ainsi que sur celui de la langue
d’enseignement utilisée dans les écoles privées. Ce même rapport de
1944, cité ci-dessus, note que Sâtî‘ al-Husrî, personnage célèbre qui
joue un rôle de premier plan dans la révision des programmes
d’éducation en Syrie (et en Irak), soumet une étude au parlement syrien
en 1943, demandant que l’arabe remplace le français comme langue
d’enseignement dans toutes les écoles, publiques et privées. Le rapport
de 1944 révèle également les préoccupations du directeur de l’école de
la MLF de Damas qui s’alarme de ce que cette mesure pourrait aussi
être appliquée aux établissements scolaires de la Mission. Selon le
projet d’al-Husrî, le français ne serait en effet plus du tout enseigné
dans les écoles primaires, même dans les écoles primaires de la Mission
[Freitag, 1995]. En revanche, dans le secondaire, le français serait
mieux traité que l’anglais qui, selon d’al-Husrî, ne devrait être enseigné
que pendant les trois dernières années du lycée, tandis que le français
resterait au programme d’études comme langue étrangère dans toutes
les classes du collège. Le directeur de l’école de la MLF de Damas
ajoute qu’il fera tout pour éviter qu’une telle éventualité ne se produise,
mais qu’il craint la politique syrienne dans ce domaine, car la question
de la langue est, d’après lui, l’arme des Anglo-Saxons contre la
présence française au Levant. Malgré ces avertissements, le rapport
finit par assurer Paris que la majorité des « gens cultivés » en Syrie
parle le français et que ces personnes sont bien conscientes que c’est là
que résident les bases de la civilisation et de la culture française
[Archives de la MLF, Damas 10 août 1944] Est-ce aussi un moyen de
s’assurer du soutien financier de Paris pour les écoles situées en Syrie ?
398 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LA MLF, UNE ENTREPRISE COLONIALE QUI SE VEUT UNIVERSELLE

Tout en étant non gouvernementale, la Mission laïque française est


étroitement liée à l’histoire et à l’environnement politique français. Elle
en fait partie et, à plusieurs égards, notamment du point de vue
financier, elle en dépend, du moins, pendant les quatre premières
décennies de son existence.
Enracinée dans la tendance humaniste du colonialisme français, la
MLF se veut et se croit universelle. Son message, qui transite par la
langue et la civilisation françaises, est destiné aux habitants de l’outre-
mer. Elle les engage tous à rallier la laïcité. C’est cette vocation à
laïciser les peuples de l’outre-mer qui la définit peut-être le mieux,
mais, on le sait, l’histoire en décide parfois autrement : ce même
universalisme peut être retourné par les colonisés et les populations
sous mandat, qui le traduisent selon leurs propres normes culturelles.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Archives de la MLF, Paris : Carton Damas 012/0001, document 012/001/201,


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21

Le mandat britannique et la nouvelle citoyenneté


irakienne dans les années 1920

Pierre-Jean Luizard

Pour justifier leur participation actuelle au processus de reconstruc-


tion politique sous le patronage américain, les dirigeants des partis
politiques chiites irakiens mettent en avant une nouvelle vulgate de
l’histoire de l’Irak bien différente de celle qui a été sacralisée par des
générations de chiites du mouvement religieux, la plupart du temps
dans la clandestinité, depuis la fondation de l’État irakien en 1920.
Selon cette nouvelle version, les chiites se seraient sacrifiés pour servir
les intérêts de l’umma et d’autres (les sunnites) en auraient profit ; les
chiites se seraient exclus d’eux-mêmes du système politique irakien en
boycottant les institutions gouvernementales entre 1921 et 1925. En
ligne de mire, l’utilité du recours à la violence contre une armée d’oc-
cupation supérieure en force et les fatwas des grands ayatollahs de
l’époque qui, en 1922, avaient interdit aux musulmans de participer à
quelque élection que ce soit sous le régime d’occupation britannique
[Luizard, 2005]. L’histoire de cette période charnière montre que tout
s’était joué lors de la répression de la révolution de 1920, qui consacra
la défaite militaire du mouvement islamique indépendantiste, alors
sous la direction des chefs religieux chiites. Les années qui suivirent
virent l’édification d’un système politique qui consacrait l’exclusion
des chiites, en tant que communauté, avec l’échec du projet politique
de leurs dirigeants religieux, tandis que la puissance mandataire et des
élites arabes sunnites unissaient leurs efforts pour mettre en place les
institutions du nouvel État. Dans sa conception, celui-ci manifestait la

1. Le projet chérifien était celui du Chérif Hussein de La Mecque qui se lança, avec
l’aide des Britanniques, dans la Révolte arabe en 1916 contre les Ottomans au nom du droit
des Arabes. Le projet chérifien était d’établir un vaste royaume arabe sur les provinces
arrachées à la domination ottomane. Les promesses faites au Chérif de La Mecque par les
402 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

rencontre du projet chérifien 1, que le roi Faysal tenta d’appliquer en


Irak, avec celui de la puissance mandataire britannique. Le nouveau
système politique avait tous les attributs de la modernité made in
England : un roi, un gouvernement, un parlement composé de deux
chambres, des partis, des syndicats. La nouvelle citoyenneté irakienne,
élaborée en 1924, manifestait cependant clairement que, derrière ces
apparences, le système qui se mettait en place était bien celui d’une
implacable domination confessionnelle. Les lois et les conceptions qui
ont présidé à la définition des citoyennetés au sein des nouveaux États
arabes du Moyen-Orient illustrent en effet, souvent mieux que tout, les
véritables enjeux des politiques mandataires.
En 1920, donc, sur les ruines de l’Empire ottoman, et après que le
mouvement religieux chiite ait été militairement vaincu, la Grande-
Bretagne créa un État en Irak sur le modèle européen de l’État-nation.
Se proclamant « arabe », cet État était fondé sur un nationalisme
ethnique exclusif, une conception alors pratiquement inconnue sur les
rives du Tigre et de l’Euphrate. Car, si la majorité était arabe, l’arabité
y était conçue comme complémentaire de l’islam et non pas en
opposition. En remplaçant progressivement la religion par une identité
ethnique, les Britanniques excluaient les non-Arabes (notamment les
Kurdes à partir de 1925), mais aussi l’immense majorité de la
population chiite qui ne concevait pas l’arabité sans l’islam. Seules des
élites arabes sunnites, peu nombreuses et qui, pour la plupart, avaient
servi dans l’armée chérifienne au Levant, avaient, au contact de
l’Empire ottoman, évolué d’un ottomanisme réformiste à un arabisme
déclaré, où l’islam devait rapidement être réduit à un simple appendice
culturel de l’arabisme. Ces élites passèrent ainsi sans transition du rôle
de relais local du gouvernement ottoman à celui de fonctionnaires du
nouvel État, considérant cet État comme leur propriété exclusive,
tandis qu’elles légitimaient le mandat et l’occupation britanniques. La
non-reconnaissance mutuelle qui avait caractérisé les rapports entre les
Ottomans et les chiites d’Irak s’était accommodée de la faiblesse du
gouvernement de la Porte dans ses provinces mésopotamiennes. Dès
lors que le siège du pouvoir était à Bagdad, et, qui plus est, dans le
cadre d’un État résolument moderne et centralisateur, les chiites
perdirent l’autonomie de fait dont ils avaient bénéficié à l’époque
ottomane. Au confessionnalisme relativement distant de l’État ottoman

Britanniques furent trahies par les accords tenus secrets entre la Grande-Bretagne et la
France, qui découpaient le Moyen-Orient arabe en mini-États sous mandats. En Irak, les
élites chérifiennes étaient surtout composées d’ex-officiers de l’armée ottomane. Ceux-ci
avaient été mis en contact avec les idées nationalistes et laïcisantes dans les académies
militaires d’Istanbul.
LE MANDAT BRITANNIQUE ET LA NOUVELLE CITOYENNETÉ IRAKIENNE 403

allaient succéder une rationalisation et une systématisation de la discri-


mination confessionnelle [Luizard, 1991 ; 2004] 2.
Le 9 octobre 1924, la toute nouvelle assemblée constituante
irakienne vota un code de la nationalité irakienne qui résume, à lui seul,
le caractère discriminatoire du système politique fondé par les
Britanniques en Irak en 1920. Selon ce code, seuls les Irakiens qui
avaient eu la nationalité ottomane, ou dont les parents ou les grands-
parents l’avaient eue, étaient considérés comme des citoyens irakiens
de plein droit. En dépit de l’article 6 de la Constitution de 1924, qui
stipule l’égalité de tous les Irakiens devant la loi, un amendement à
l’article 16 avait introduit une distinction qui s’avérera essentielle pour
les droits des uns et des autres :
Les Irakiens sont égaux en droits politiques et civiques et assument à
égalité les droits et devoirs qui leur incombent en tant que citoyens. Mais seuls
les Irakiens authentiques peuvent accéder aux postes de la fonction publique
sans aucune distinction… [Hasanî, 1983, tome 1, p. 243-290].

La même année, le code de la nationalité énonçait clairement les


principes de la discrimination confessionnelle. L’article 3 de la loi n°
42 de 1924 stipule :
La première catégorie se compose des ressortissants de l’ancien État
ottoman établis en Irak et présents sur le territoire irakien le 6 mai 1924. Le
code de la nationalité irakienne considère ces derniers comme des Irakiens à
part entière, et ce en vertu de la loi [Haddawî, 1982, p. 80].

Par Irakiens « authentiques », on entendait donc les Irakiens de


« rattachement ottoman », c’est-à-dire les sunnites. Les Irakiens
« authentiques » reçurent un certificat de nationalité avec la mention
« catégorie A » où il était mentionné qu’untel était le fils d’untel, lui-
même citoyen ottoman.
Tous ceux qui n’avaient pu avoir la nationalité irakienne en 1924
durent en faire la « demande » et, pour cela, « prouver » leur « irakité »,
même si leur famille était en Irak depuis des générations. Or, il en était
ainsi de l’immense majorité des chiites, qui constituaient plus des trois

2. En 1924, le code de la nationalité irakienne ne concernait que les provinces de l’Irak


« arabe » (les vilayets de Bagdad et Basra). Le sort du vilayet de Mossoul, où vivait la
majorité de la population kurde, ne fut scellé qu’en 1925 avec la décision de la Société des
Nations de son rattachement à l’Irak. Malgré les recommandations faites par la SDN au
roi Faysal pour que les droits culturels des Kurdes soient respectés, l’arabité de l’État
irakien ne fut pas remise en cause. Entre 1925 et 1991, où ils parvinrent à se soustraire à
l’autorité de Bagdad à la faveur de la seconde guerre du Golfe, les Kurdes d’Irak n’ont
connu que quelques années de paix, tous les gouvernements irakiens, sans exception, leur
ayant fait la guerre.
404 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

quarts de la population arabe de l’Irak : ils n’avaient pas eu la


nationalité ottomane, les uns la considérant comme illégitime, parce
qu’attachée au sunnisme, les autres, plus nombreux, parce qu’ils appar-
tenaient à un monde tribal et rural échappant au contrôle du gouverne-
ment, opposé au monde des villes, et qu’ils n’avaient souvent même
pas l’idée de ce que pouvait signifier une nationalité. D’autres, enfin,
avaient la nationalité persane, ou un de leurs parents ou grands-parents
était persan. Ceux-là furent considérés comme de « rattachement
iranien ». Parmi ces citoyens irakiens dits de « rattachement iranien », il
y avait des Irakiens d’origine persane, religieux ou non, qui étaient
installés en Irak depuis des siècles, mais la majorité écrasante d’entre
eux était composée d’Arabes qui n’avaient d’autres racines que l’Irak :
religieux et commerçants chiites, pour qui l’Iran demeurait la
protectrice des chiites, ou qui avaient plus simplement opté pour la
nationalité persane afin d’échapper à la conscription ottomane, ou
encore tribus vivant à cheval sur la frontière. Ces derniers durent
également « demander » la nationalité irakienne et, une fois naturalisés,
ils reçurent un certificat de nationalité avec la mention « catégorie B »,
c’est-à-dire de « rattachement iranien ».
Qu’ils aient été sans nationalité — l’immense majorité des chiites
— ou de nationalité persane, beaucoup de ceux qui accédèrent à la
citoyenneté irakienne après cette date fatidique du 6 mai 1924, ainsi
que leur descendance, furent considérés comme des « Irakiens non
authentiques ». Aux yeux des autorités, le « rattachement iranien »
s’imposa rapidement comme une référence implicite englobant sans
distinction tous ceux qui n’avaient pas obtenu la nationalité irakienne
« automatiquement » en 1924. Des milliers de familles, de « rattache-
ment iranien » ou non, durent entreprendre des démarches invraisem-
blables pour prouver qu’elles étaient bien irakiennes. Muhammad al-
Jawâhirî (1899-1997), membre d’une célèbre famille de sayyids chiites
de Najaf, considéré comme le plus grand poète arabe de l’Irak du XXe
siècle, évoque son cas :
J’ai reçu au début de l’année 1927, alors que je résidais à Najaf, une lettre
m’annonçant que je ne pouvais pas postuler pour enseigner dans des lycées en
Irak à cette époque. La condition qui était mentionnée : il fallait être de
nationalité irakienne ! Mais que signifie « être de nationalité irakienne » ? En
effet, ni mon père, ni mon grand-père, ni les ulémas de Najaf, et encore moins
les tribus de l’Euphrate, ne connaissaient la nationalité irakienne ni ce que
l’on pouvait entendre par un pareil terme. Que signifie-t-elle ? Nous n’en
savions rien [Jawâhirî, 1980, tome 1, p. 141].
On me demandait donc, alors que mon père Cheikh Alî, fils du Cheikh
Muhammad al-Jawâhirî, auteur du célèbre traité de théologie Al-Jawâhir et
grand religieux de Najaf, était descendant de sept générations de la première
LE MANDAT BRITANNIQUE ET LA NOUVELLE CITOYENNETÉ IRAKIENNE 405

ville sainte d’Irak, de devenir irakien et de faire une requête en vue de


l’obtention de la nationalité irakienne !… J’ai visité la plupart des pays arabes,
ainsi que d’autres pays dans le monde, mais je n’ai trouvé nulle part un tel
scandale, à savoir que des citoyens puissent devenir des étrangers dans leur
propre pays [ibid., p. 145 ; Alawi, 1989, p. 164-171].

Cette discrimination créa des situations aberrantes, puisqu’un Arabe


non irakien, du seul fait qu’il était sunnite, avait davantage de droits
qu’un Arabe chiite installé en Irak depuis des générations. La querelle
entre al-Jawâhirî et al-Husrî, en 1927, est restée célèbre. Le même
Muhammad al-Jawâhirî fut ainsi destitué de son poste d’enseignant de
littérature arabe par Sâti’ al-Husrî, principal théoricien du nationalisme
arabe. Ce dernier, né au Yémen, de nationalité syrienne, avait suivi
Faysal en Irak et il y avait été nommé directeur des établissements
d’enseignement supérieur en 1923. C’est lui qui accusa al-Jawâhirî de
ne pas être Irakien, lui refusant donc le droit d’enseigner. Al-Jawâhirî
lui rétorqua que les écoles irakiennes regorgeaient d’enseignants
syriens et libanais, malgré le nombre important d’Irakiens chiites
qualifiés, et que le gouvernement, apparemment, ne trouvait rien à y
redire [Babakhan, 1994a, p. 79]. Sans parler du roi Faysal, qui était,
lui, Hedjazi, ou à plus forte raison, des Britanniques, qui représentaient
l’autorité suprême dans le pays selon les termes du mandat. Confronté
au veto d’al-Husrî, al-Jawâhirî fut cependant obligé de « demander » la
nationalité irakienne, ce qu’il obtint, mais avec la mention « rattache-
ment iranien ». On le nomma ensuite non pas dans un établissement
d’enseignement supérieur, mais dans une école primaire. Une semaine
plus tard, al-Husrî accusa al-Jawâhirî d’avoir écrit un poème à la gloire
de l’Iran, ce qui était, déjà à l’époque, considéré comme une
« trahison » de l’Irak [Husrî, 1967, tome 1, p. 589-590]. L’amitié que
lui portait le roi Faysal ne permit pas à al-Jawâhirî d’avoir gain de
cause, et il fut contraint à la démission [Hasanî, 1983, tome 1, p. 591-
602]. La propagande du nouvel État contre les chiites recourut en effet
souvent à l’accusation de shu‘ûbiyya, terme par lequel on dénonçait
sous le règne abbasside ceux qui contestaient la suprématie des Arabes
en terre d’islam. Par ces accusations, des chiites se voyaient contester
non seulement leur « irakité », mais aussi leur « arabité ».
Le code de la nationalité irakienne de 1924 servira, après coup, de
justification à l’exil forcé, en 1923, des dirigeants religieux chiites,
accusés d’être des « étrangers à l’arabisme » et des « Iraniens hostiles à
l’Irak arabe ». Le premier d’entre eux, l’ayatollah Mahdî al-Khâlisî, qui
n’avait d’autres origines que les campagnes tribales arabes de la
province actuelle de Diyâlâ, fut ainsi présenté contre toute évidence
comme un « Iranien » par le gouvernement irakien, soutenu par les
406 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Britanniques qui avaient ainsi revêtu les habits de meilleurs défenseurs


de l’arabisme [Luizard, 2005]. Comme pour mieux faire mentir la thèse
officielle, ceux qui, parmi les dirigeants religieux chiites, seront ensuite
autorisés à revenir en Irak en 1924 — moyennant un engagement écrit
de ne plus faire de politique — étaient tous d’origine et de nationalité
iraniennes. Le seul à qui il fut refusé toute idée de retour, et qui mourut
en exil en 1925, l’ayatollah al-Khâlisî, était le seul Arabe au sein d’une
direction religieuse où, traditionnellement, les Persans étaient
nombreux. L’ayatollah al-Khâlisî n’avait pas eu de nationalité à
l’époque ottomane. Il termina sa vie en combattant les Britanniques en
Iran sans avoir de nationalité, symbolisant ainsi mieux que tout autre la
nature confessionnelle de la discrimination institutionnalisée en Irak
sous le régime du mandat britannique [Luizard, 2005].
Bien plus tard, le premier régime baassiste (1963), puis le second
(1968), inaugureront leur avènement par une réactivation des
conceptions discriminatoires contenues dans le code de 1924 : dès 1969,
les Irakiens verront à nouveau la mention « rattachement ottoman » et
« rattachement iranien » figurer sur leur certificat de nationalité. Un
Arabe non irakien, parce que sunnite, pourra accéder à la nationalité
irakienne plus facilement que ce ne fut le cas pour les Irakiens de « ratta-
chement iranien » dans les années 1920. Les campagnes contre les
Irakiens de « rattachement iranien » se succédèrent. On leur reprochait,
comme aux juifs, de monopoliser le commerce, d’occuper des positions
sensibles et d’avoir des stratégies confessionnelles pour placer les leurs,
faisant d’eux une « cinquième colonne » iranienne en Irak. Ces lois
permirent la déportation de communautés entières, considérées comme
« non irakiennes », notamment les Kurdes Faylis (qui cumulent le
double handicap d’être à la fois Kurdes et chiites) et les Persans, qui
furent expulsés vers l’Iran par vagues successives, dès 1969, puis en
1980. Privés de leur citoyenneté, leurs biens furent confisqués et la
majorité des Faylis expulsés vivait encore dans des camps de réfugiés en
Iran [Babakhan, 1994a et b] au moment de la chute du régime de
Saddam Hussein en 2003.
La discrimination confessionnelle et ethnique, visible aux yeux de
tous, n’avait pas empêché la Société des Nations de considérer que la
Grande-Bretagne avait rempli son devoir de mandataire : l’Irak fut offi-
ciellement déclaré indépendant en 1932 et devint membre à part entière
de la SDN. Le code de la nationalité irakienne de 1924 ne représenta
que la partie immergée d’un système de discrimination qui fut ensuite
occulté en tant que tel par le caractère moderne et séculier du système
politique. Mais, dans le contexte irakien, le discours sécularisant des
élites au pouvoir, qui se voulaient les émules de Mustafa Kemal,
LE MANDAT BRITANNIQUE ET LA NOUVELLE CITOYENNETÉ IRAKIENNE 407

cachait mal la haine confessionnelle : il était devenu l’arme privilégiée


des élites arabes sunnites contre les chiites, alors représentés par leurs
dirigeants religieux. Le recours au communautarisme par la puissance
mandataire britannique, pour mieux asseoir sa domination sur l’Irak,
aura conduit à quatre-vingts années de domination confessionnelle, des
sunnites sur les chiites, et ethnique, des Arabes sur les Kurdes. Il a
généré une guerre presque permanente des gouvernements irakiens
successifs contre leur société, la quasi-disparition de communautés
entières (Assyriens, juifs, Persans, Faylis), ainsi que trois guerres
meurtrières depuis 1980 3.

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dispositions dans la loi irakienne), thèse de doctorat, faculté de droit de l’uni-
versité de Bagdad, Bagdad.
HASANÎ al- ‘A.-R. (1983), Târîkh al-‘Irâq al-siyâsî al-hadîth (Histoire politique
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— (2004), La Question irakienne, Fayard, Paris.
— (2005) traduction et annotation de, La Vie de l’ayatollah Mahdî al-Khâlisî par
son fils, La Martinière, Paris.

3. À propos de la genèse de la question irakienne et de la façon dont le caractère


confessionnel et ethnique de la discrimination instituée dans les années 1920 s’est
perpétuée et a survécu aux coups d’État et aux révolutions pour aboutir au régime de
Saddam Hussein [Luizard, 2004].
22

Les Britanniques et l’islam


dans le sous-continent indien : pourquoi
l’indépendance a-t-elle correspondu à la Partition ?

Aminah Mohammad-Arif

Pourquoi la décolonisation du sous-continent indien en 1947 s’est-


elle accompagnée de sa Partition en deux États, l’Inde et le Pakistan ?
Et, cela, au prix d’une violence inouïe : des centaines de milliers de
morts en quelques mois et quelque quatorze millions de déracinés ;
certaines régions, comme le Pendjab, furent les témoins d’une véritable
purification ethnique avant l’heure. Nous sommes donc face à l’une des
plus grandes tragédies du XXe siècle. Il n’existe pas de réponse
tranchée à cette question, tant les avis sur le sujet divergent, tant les
causalités sont croisées et les responsabilités partagées entre les
principaux protagonistes de l’époque que sont la Ligue musulmane, le
Congrès et les Britanniques. La Partition aura été le résultat d’une
conjonction de facteurs. Nul ne peut dire même si elle aurait pu être
évitée, son inéluctabilité n’étant apparue que très tardivement. Pendant
très longtemps, en effet, personne, ni du côté hindou, ni du côté
musulman, ni même du côté britannique, n’avait envisagé la division
de l’Inde en deux États.
La plupart des historiens (sud-asiatiques et occidentaux)
s’accordent néanmoins sur le point suivant, à savoir que la Partition
aura été par-dessus tout l’aboutissement d’une compétition entre élites
hindoues et élites musulmanes, les Britanniques ayant, pour leur part,
contribué à creuser le fossé entre les communautés et à aggraver les
tensions. Reste à savoir si c’est vraiment la politique « religieuse » de
l’autorité coloniale qui est à l’origine des clivages croissants entre
hindous et musulmans à partir du XIXe siècle.

* Tous mes remerciements les plus vifs vont à Marc Gaborieau pour sa relecture
attentive de mon texte.
410 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Mais, avant de traiter de la période coloniale, il convient d’abord de


faire un détour rapide par l’histoire et d’examiner la place qu’occupait
l’islam dans l’appareil d’État et le sort réservé aux minorités religieuses
avant l’arrivée des Britanniques. Nous verrons ensuite, à travers
notamment la réforme du système judiciaire et l’institutionnalisation
des statuts personnels, si la politique des Britanniques envers l’islam
joua un rôle ou non dans le processus qui mena à la Partition.

LES SOUVERAINS MUSULMANS : ENTRE DOMINATION


ET ACCOMMODATION

La présence des musulmans dans le sous-continent indien remonte au


VIIIe siècle, mais c’est quelque cinq siècles plus tard qu’ils y établirent
leur domination : à travers le sultanat de Delhi d’abord (XIIIe-XVIe siècles),
puis de l’Empire moghol (XVIe-XVIIIe siècles). Ils seront progressivement
supplantés par les Britanniques à partir du XVIIIe siècle.
En dépit de leur domination politique, les musulmans demeurèrent
largement en situation de minorité (à peine 20 % de la population totale
à l’arrivée des Anglais 1), sultans de Delhi comme empereurs moghols
régnant sur une population qui comprenait essentiellement des hindous,
auxquels s’ajoutaient des jaïns, des bouddhistes, des sikhs, des parsis
(zoroastriens) et, enfin, des chrétiens et quelques juifs. Face à cette
majorité de non-musulmans, les musulmans étaient loin (et ils le sont
aujourd’hui encore) de constituer un bloc homogène : la noblesse incluait
dans ses rangs des Turcs, des Afghans, des Iraniens, et quelques habshi 2,
tandis que les dignitaires religieux étaient plutôt d’origine arabe ; surtout,
la population musulmane, dont la majorité se composait de convertis, se
caractérisait par une diversité ethnique plus importante encore, compte
tenu du fait que le processus de conversion avait couvert l’ensemble du
sous-continent. On observait, cependant, de grandes variations selon les
régions : dans certaines, les conversions furent massives (zones
comprenant l’actuel Pakistan et l’actuel Bangladesh, Cachemire,
quelques poches du Kerala), tandis que, dans les autres, elles furent de
bien moindre ampleur. L’hétérogénéité de la population musulmane se
manifestait également par le fait que tous n’appartenaient pas à la même
école de droit : hanafites en grande majorité, les musulmans compre-
naient également quelques shaféites. Ils étaient, en outre, traversés par
des différences sectaires : sunnites pour la plupart, les musulmans

1. D’après le premier recensement effectué en Inde en 1872-1874.


2. Africains que communément on désigne de la sorte en Inde, qu’ils soient ou non
originaires d’Abyssinie.
LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 411

incluaient aussi une minorité de chiites, eux-mêmes subdivisés en duodé-


cimains et en ismaéliens. Enfin, les musulmans en Inde, loin d’être égali-
taristes, reproduisirent le système des castes, en établissant une véritable
hiérarchisation sociale fondée sur l’origine ethnique, les musulmans se
réclamant d’une extraction étrangère formant une noblesse (elle-même
hiérarchisée) opposée aux convertis locaux subdivisés, eux aussi, hiérar-
chiquement. Cette réappropriation du système des castes montre, en tout
état de cause, que ces derniers partageaient des conceptions amplement
comparables à celles des hindous sur la vie en société, ce qui met à mal
la théorie des essentialistes sur l’incompatibilité des valeurs entre
hindous et musulmans [Gaborieau, 2003].
Concernant le statut officiel de l’islam pendant le règne des
souverains musulmans, la chari‘a était théoriquement la loi en vigueur
dans l’ensemble du royaume. Des qazi, désignés par les autorités
politiques, étaient chargés de veiller à son application. Mais, dans la
réalité, l’islam occupait une place assez négligeable dans l’appareil
d’État du sultanat tout comme dans celui de l’Empire moghol : l’islam
ne régissait pas la conduite du gouvernement, ce qui laissait une marge
de manœuvre plutôt étroite aux dignitaires religieux, et permettait aux
souverains musulmans de s’accommoder au contexte local [Gaborieau,
1994a et 1994b]. C’est ainsi que chaque communauté relevait de son
propre régime juridique et bénéficiait d’une certaine liberté de culte.
Reste que malgré cette politique d’accommodation et de relative
tolérance, toutes les communautés religieuses n’étaient pas traitées sur
un pied d’égalité : les musulmans jouissaient d’un statut supérieur aux
hindous, qui étaient considérés comme des dhimmi (non-musulmans,
soumis à des mesures discriminatoires dans un État musulman) et donc
tenus de payer la jizya, une taxe discriminatoire. On trouvait, certes,
nombre d’hindous dans l’appareil d’État, mais ces derniers n’en étaient
pas moins écartés des plus hautes fonctions politiques [Gaborieau,
1999, p. 453]. Force est de constater que, lorsque l’hindouisme avait
été la religion dominante, les souverains hindous n’avaient pas prôné
non plus l’égalité des religions. L’hindouisme « faisait figure de
religion d’État » [ibid.] et toutes les communautés religieuses ne béné-
ficiaient pas du même traitement : celles qui étaient classées comme
« étrangères » à l’hindouisme étaient infériorisées (taxes discrimina-
toires, ostracisme social, etc.). Appelés mleccha (barbares), les non-
hindous étaient en outre considérés comme des êtres aussi impurs, ou
presque, que les intouchables. Souverains musulmans comme hindous
traitaient donc l’Autre comme des sujets de seconde zone, tandis que
des barrières rituelles séparaient les deux communautés (inter-mariages
et échanges de nourriture interdits par les hindous par exemple).
412 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

RÉFORME DU SYSTÈME JUDICIAIRE PAR LES BRITANNIQUES ET


INSTITUTIONNALISATION DES STATUTS PERSONNELS

Lorsque les Britanniques arrivèrent en Inde, ils ne bouleversèrent


pas immédiatement les institutions mises en place par les souverains
musulmans. La Compagnie des Indes Orientales n’avait d’abord pour
seul droit que celui de collecter les impôts. Le fonctionnement de la
justice demeurait tel qu’il était sous le règne des Moghols, c’est-à-dire
relevant du droit hanafite et administré, on l’a vu, par les qazi. C’est à
partir de 1772 que la situation commença à évoluer, les Britanniques
renforçant peu à peu leur contrôle sur les institutions : ils commencè-
rent par mettre en place un nouveau système judiciaire comprenant une
hiérarchie de tribunaux (dont le plus élevé s’appelait le Privy Council,
sorte de Cour suprême) chargés d’appliquer le droit civil et le droit
criminel. Les qazi ne tardèrent pas à être remplacés par des magistrats
britanniques qui, dans un premier temps, furent assistés dans leurs
tâches par des muftis, jusqu’à ce qu’en 1864, la position de ces derniers
(de même que celle des Pandits, leurs « équivalents » hindous) fût
également abolie : le droit était désormais administré exclusivement par
des juges britanniques ou par des juges indiens (pas nécessairement
musulmans) formés au droit anglais. La chari‘a, bien qu’elle subît des
modifications successives, demeura la base du droit pénal jusqu’en
1862, date à laquelle les reliquats du droit criminel islamique furent
supprimés au profit du Code pénal indien. Une grande partie du droit
civil, de son côté, subit une codification à partir du modèle anglais, les
concepts juridiques britanniques, comme la doctrine du précédent
(1872) et les principes généraux du droit commun anglais et de l’équité
(ce que les Britanniques, reprenant une formule romaine, appellent le
principe de « justice, équité et conscience ») pénétrant progressivement
dans le droit islamique [Schacht, 1966, p. 83-84]. Dans le domaine du
droit familial, en revanche, les Britanniques ne rompirent pas avec la
société traditionnelle moghole, les communautés religieuses
conservant leur propre droit canonique pour régler leurs problèmes
familiaux. C’est ainsi que, dès 1772, ils reconnaissaient aux
musulmans, mais aussi aux hindous, un « statut personnel » (Personal
Law) distinct, mais placé sur le même plan, pour régler les questions
relatives au mariage, au divorce, aux successions, aux donations et aux
fondations pieuses. Autrement dit, le droit fut progressivement
sécularisé, la religion demeurant progressivement confinée au domaine
du droit familial. Le « sécularisme » à l’indienne, soit le traitement de
toutes les religions sur un pied d’égalité, tel qu’il est défini depuis 1950
par la Constitution, plonge ses racines dans ce processus-là.
LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 413

Concernant les modalités d’application de la loi, les juges britanni-


ques, peu familiarisés avec la chari‘a et confrontés, d’une part, à
l’extrême hétérogénéité de la population et, de l’autre, à la difficulté de
définir clairement les termes du droit islamique à partir des textes
arabes qui faisaient autorité, contournèrent le problème en se lançant
dans une politique de codification et d’uniformisation, calquée sur le
mode de fonctionnement de leur propre système juridique.
Conformément à cette logique, les cours coloniales chargées
d’appliquer la loi reposaient en priorité sur un corpus limité de textes.
Ces textes n’étaient, certes, pas dépourvus d’importance aux yeux des
musulmans indiens, mais les Britanniques leur firent endosser une
autorité exclusive et immuable qu’ils n’avaient pas nécessairement.
Deux textes de la tradition hanafite retinrent leur attention : la Hidaya
(texte du XIIe siècle produit en Asie centrale 3) et les Fatawa ‘Alamgiri
dont la composition fut ordonnée par l’empereur moghol Aurangzeb
(1658-1707) au XVIIe siècle [Fyzee, 1964, p. 67]. Il est remarquable
que ce dernier n’avait jamais tenté de les imposer aux musulmans
comme une source de loi incontournable ; elles étaient plutôt destinées
à affirmer le contrôle de l’empereur sur les dignitaires religieux avec
lesquels lui-même et ses prédécesseurs avaient entretenu des relations
teintées de méfiance [Kozlowski, 1985, p. 105]. Le droit chi‘ite étant
appliqué aux duodécimains à partir du XIXe siècle, le Chara‘i ul-Islam,
considéré comme fondamental par les musulmans de cette obédience,
fit l’objet d’une traduction en anglais, tout comme l’avaient été la
Hidaya et une partie des Fatawa ‘Alamgiri. Ces trois textes formèrent
la base de ce que l’on appellera bientôt l’Anglo-Muhammadan Law.
S’y ajoutaient des compilations de fatwas sur les thèmes les plus variés,
classés de façon thématique, et, plus tard, des productions de manuels,
qui, à l’instar de la Hidaya et des Fatawa ‘Alamgiri, avaient force de
codes [Anderson, 1993]. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle,
les Britanniques, se rendant compte, en raison en particulier de
l’exemple du Pendjab, qu’il pouvait exister de vastes écarts entre les
textes classiques sur lesquels ils se basaient et les pratiques
coutumières, cherchèrent à codifier également la coutume qui, en des
circonstances données, aura désormais précédence sur la loi écrite
[Gaborieau, 1993, p. 157].

3. Son auteur est un certain Burhanuddin Marghinani (mort en 1197), originaire de la


région de Farghana, à l’est de l’Ouzbekistan actuel. Cf. A. A. A. Fyzee, 1964, p. 67.
414 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

EFFETS DE LA POLITIQUE BRITANNIQUE

Cette codification tous azimuts des Britanniques ne fut pas sans


conséquence sur la façon dont les musulmans appréhendaient la
chari‘a et sur la perception qu’ils avaient d’eux-mêmes.
La dépendance des Britanniques par rapport à un nombre très
circonscrit de textes commença par transformer la chari‘a en un
ensemble de règles immuables, alors que l’histoire moghole et
l’histoire islamique, par-delà les continents, montrent que plusieurs
interprétations de la chari‘a pouvaient coexister. Elle eut également
pour effet de minimiser les différences doctrinales entre musulmans.
Même la coutume, système pourtant aux contours plus mal définis
encore, fut perçue comme figée (au sein d’une société, elle aussi,
considérée comme statique).
La codification opérée par les Britanniques exerça également un
impact sur les figures de l’autorité religieuse et leur lecture de la
chari‘a. Face à l’importance conférée par les Britanniques à l’autorité
d’un certain nombre de commentateurs des textes sacrés, les oulémas
renforcèrent en effet leur pratique du taqlid (« imitation »), et lui
conférèrent une importance, mais aussi une rigidité, sans précédent. À
partir de quoi, une nouvelle forme de littéralisme fut adoptée par les
oulémas. Le fait que les Britanniques considèrent la loi islamique
comme arbitraire (argument avancé pour justifier la codification) et les
autorités musulmanes chargées de la faire appliquer comme peu
fiables, incitait d’autre part les oulémas à démontrer que, quoi qu’en
dissent les Britanniques, leurs lois étaient tout à fait prévisibles,
certaines et immuables. Il en découla que, par une sorte de choc en
retour, la rhétorique d’une loi immuable incita les oulémas à nourrir
une interprétation de la chari‘a de moins en moins flexible [Zaman,
2002, p. 23-31]. Plus généralement, l’introduction de lois séculières
occidentales dans certains domaines juridiques consolida la position de
la chari‘a dans les affaires qui demeuraient sous son emprise.
L’administration de la loi islamique par un pouvoir colonial non-
musulman eut pour effet, en dernier lieu, de transformer la chari‘a et le
statut personnel en enjeux politiques majeurs. À la fin du XIXe siècle,
en effet, alors que s’amorçait le mouvement pour l’indépendance de
l’Inde, plusieurs groupes adoptèrent une approche plus scripturaliste de
l’islam, se réapproprièrent un langage islamique et se mobilisèrent
autour d’une identité musulmane par opposition au pouvoir colonial,
d’une part, et aux missionnaires très actifs dans certaines régions de
l’Inde, de l’autre. Il serait cependant erroné de considérer l’émergence
d’une lecture scripturaliste de l’islam comme résultant uniquement de
LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 415

la politique des Britanniques. Au tournant des XIXe et XXe siècles, des


dynamiques endogènes étaient également à l’œuvre. C’est, en effet,
l’époque où surgissent des mouvements de réforme socio-religieuse,
tant chez les musulmans que chez les hindous. Ces mouvements
s’étaient fixés comme objectif de réfléchir et de remédier aux causes de
ce que les réformistes, hindous comme musulmans, considéraient
comme le « déclin » de leur communauté. Ils proposaient un remède
similaire, à savoir la purification et l’élimination des influences
extérieures perçues comme responsables de cette « déchéance ». Les
réformistes hindous et musulmans partageaient, comme autre point
commun, la réinterprétation de leur passé et la réinvention de la
Tradition à travers l’idée d’un âge d’or. Mais l’âge d’or des uns n’était
pas celui des autres, et cela d’autant moins que chacun puisait son
inspiration dans ses propres textes et ne partageait pas les mêmes
origines. Le revivalisme chez les hindous se traduisit par une exaltation
de l’âge d’or védique, antérieur à la présence musulmane, et s’accom-
pagna d’un dénigrement des musulmans, perçus comme responsables
du « déclin » des hindous. Force est de constater que l’idée d’un âge
d’or védique et d’un « déclin » de l’hindouisme provoqué par les
invasions musulmanes s’avérait être essentiellement une construction
orientaliste. Les orientalistes considéraient en effet les hindous comme
les « vrais indigènes » de l’Inde dont la civilisation ancienne, pré-
islamique, méritait l’attention, mais dont la condition actuelle était
lamentable. Ce discours se trouva réapproprié par les réformistes
hindous qui poussèrent cependant la logique plus loin : les
Britanniques, tout comme les musulmans, étaient responsables de la
déchéance de l’hindouisme ; aussi, les colonisateurs étaient-ils appelés
à quitter l’Inde [van der Veer, 1994, p. 20]. Par voie de conséquence,
le réformisme religieux apparaissait de plus en plus comme un ferment
du nationalisme [Jaffrelot, 1994, p. 543]. Les réformistes musulmans,
de leur côté, appelaient, eux aussi, à la revitalisation d’un l’islam
déchu. Représentés par divers mouvements, dont la célèbre école de
Deoband 4, ils préconisaient l’élimination de toute influence hindoue
dans les pratiques islamiques et le retour aux textes. Il est intéressant de
constater que les réformistes musulmans ne prônaient pas un retour à
l’islam de la période médiévale (marquée, on l’a vu, par une politique
d’accommodation des souverains musulmans), mais un retour à l’islam
des origines conçu, imaginé comme le remède salvateur face à la

4. Les Deobandi forment la plus importante école d’oulémas sunnites dans le sous-
continent indien. Ils tirent leur nom de la ville de Deoband, située en Inde, où la plus
importante de leurs madrasas fut fondée en 1867 par Muhammad Qasim Nanautawi
(1833-1877) et Rashid Ahmad Gangohi (1829-1905). (cf. Metcalf B., 1982).
416 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

dégénérescence interne. En tout état de cause, l’histoire de la période


coloniale montrera que cet islam aura un pouvoir d’unification et de
mobilisation des musulmans, par-delà leurs appartenances sociales,
culturelles, linguistiques, etc. [Hardy, 1972, p. 24]. Réformistes
hindous et musulmans se rejoignaient sur d’autres points : les uns
comme les autres prônaient également la régénérescence de leur
religion par l’éducation. Parmi les musulmans, tous ne préconisaient
pas le même type d’éducation : certains proposaient un enseignement
traditionaliste rénové (Deoband), tandis que d’autres se faisaient les
champions de l’enseignement moderniste, comme à Aligarh, où
prendra corps le concept d’une communauté musulmane représentant
un groupe socialement et politiquement exclusif [Lelyveld, 1978]. Il est
remarquable que ce sont ces derniers qui prôneront plus tard la voie
séparatiste, tandis que les premiers lutteront pour l’indépendance de
l’Inde aux côtés du parti du Congrès. L’idée d’un « déclin » des
musulmans, développée notamment dans l’ouvrage de W. W. Hunter,
The Indian Mussalmans (1871), représentait également une construc-
tion des Britanniques, tandis que l’émergence d’un islam scripturaliste
concordait, on l’a vu, avec la lecture de l’islam, fondée sur un corpus
circonscrit de textes, de l’autorité coloniale. Mais, une fois encore,
cette concordance ne signifie pas que le discours réformiste, chez les
musulmans en particulier, constituait uniquement une réaction à la
présence britannique, d’autres facteurs internes participant également
de ce processus. Il faut, en fait, remonter à une période plus ancienne
où des réformistes, comme Shah Waliullah (1703-1762), avaient
appelé, dès le XVIIIe siècle, à établir un lien entre l’affaiblissement
politique et l’affaiblissement « moral » de la communauté musulmane :
il proposait, comme remède, la substitution des coutumes arabes aux
coutumes dites étrangères (c’est-à-dire perçues comme influencées par
l’hindouisme). Au début du XIXe siècle, un autre réformiste, Sayyid
Ahmad Barelwi (1786-1831), préconisa une réforme socio-religieuse
qui remettait en cause la mystique traditionnelle (il se prononçait
notamment pour l’abolition du culte des saints), et s’élevait contre les
coutumes sociales proches de celles des hindous (il encourageait par
exemple le remariage des veuves, alors que les musulmans indiens
tendaient à suivre la coutume hindoue qui s’y oppose). Ces premiers
mouvements s’inscrivaient donc non seulement dans le contexte de la
perte de pouvoir des musulmans en Inde — même si les Britanniques
ne représentaient pas nécessairement les cibles principales —, mais
aussi dans celui d’une réévaluation de l’idéologie et des pratiques
religieuses également manifestée ailleurs en terres d’islam, ces
réformistes subissant notamment l’influence des wahhabites d’Arabie
LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 417

[Gaborieau, 1994d]. Reste que la politique des Britanniques contribua


à diffuser une vision scripturaliste de l’islam et à encourager les efforts
des réformistes religieux.

POLITISATION DU STATUT PERSONNEL ET AUTRES MANIPULATIONS


DES SYMBOLES RELIGIEUX

En tout état de cause, la chari‘a fut progressivement perçue, à partir


de la fin du XIXe siècle, comme un élément central dans le maintien,
voire dans la survie, de l’identité musulmane. Son pouvoir symbolique
fut non seulement exploité par les oulémas, mais également par les
dirigeants modernistes et/ou laïques, qui n’hésitèrent pas à l’instrumen-
taliser à des fins politiques. L’une des illustrations les plus intéressantes
de ce phénomène est la loi sur les fondations pieuses (wakf). Sans
entrer dans les détails 5, mentionnons simplement le fait qu’il existait
plusieurs types de fondations pieuses, que les Britanniques, conformé-
ment à leur politique simplificatrice (mais pas forcément intentionnel-
lement), classèrent en fondations de type « public » et de type « privé ».
Les cours coloniales ne touchèrent pas aux premières (dons à caractère
« charitable » et « religieux 6 » faits à des institutions), mais s’attaquè-
rent à celles dont les revenus étaient réservés aux descendants du
fondateur, les considérant comme contraires à (leur interprétation de)
de la loi islamique [Kozlowski, 1985]. En 1894, un juge du Privy
Council finit par les rendre illégales, au grand dam des musulmans
indiens en général, et des élites foncières en particulier. Les années
suivantes, cette question devint le thème autour duquel se rallièrent les
musulmans mécontents. Au terme d’une campagne, Muhammad Ali
Jinnah (1876-1948), le fondateur du Pakistan, avocat de formation
(comme bien des leaders nationalistes de l’époque), fit passer en 1913,
avec le soutien d’importants oulémas de l’époque, le Wakf Validating
Act, qui rendait de nouveau légales les fondations pieuses à caractère
« familial ». Sous prétexte de vouloir rétablir une situation antérieure
censée être plus conforme à la lettre de l’islam, cette loi avait
également pour objectif de protéger les intérêts économiques de
certaines classes foncières. Quoi qu’il en soit, durant son plaidoyer,
Jinnah argua de la nature ancienne et immuable de la loi islamique,
endossant par là-même, sans critique aucune, la vision scripturaliste de
l’islam mise en avant par les Britanniques. Jinnah, pas plus que les

5. Pour une étude détaillée, cf. Kozlowski, 1985, en particulier p. 177-191.


6. C’est-à-dire destinées à financer des mosquées, des sanctuaires de saints, des madrasas.
418 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

autres leaders musulmans de l’époque, ne tenta de montrer que les


cours coloniales interprétaient la chari‘a de façon bien trop rigide, alors
que celle-ci avait largement évolué à travers l’histoire. Comme le
suggère à juste titre Gregory Kozlowski, l’explication de cette
acceptation passive de la redéfinition de la chari‘a réside probablement
dans le fait que ces leaders étaient des avocats formés selon la tradition
britannique : leur connaissance de la chari‘a étant nulle ou presque, ils
n’étaient pas armés pour remettre totalement en cause la façon dont les
Britanniques appréhendaient l’islam [Kozlowski, 1985, p. 153]. Fils
de bourgeois et de fonctionnaires, la plupart d’entre eux n’était pas non
plus originaires de familles au sein desquelles existait une tradition
d’enseignement religieux [idem, p. 195].
Cette affaire permit à Jinnah de remporter sa première victoire
politique majeure. Une autre occasion se présenta à lui grâce au
Chari‘at Application Act de 1937 qui, une fois encore, vit s’imposer
l’influence sur la loi de l’islam scripturaliste. Cette législation mettait
officiellement fin au double système (islamique et coutumier) régissant
le statut personnel musulman au profit de la seule chari‘a [Anderson,
1993]. Elle visait théoriquement à redresser les torts causés aux
femmes en matière d’héritage : dans une région comme le Pendjab, les
femmes étaient en effet exclues du droit de succession, en vertu de la
loi coutumière. Mais cette loi contribua aussi à réaffirmer la nature
ancienne et immuable de la loi islamique. Force est de constater que les
hommes politiques musulmans de l’époque participèrent donc, tout
comme les Britanniques, à la codification et à la rigidification de la loi
islamique, même si pour un personnage aussi « laïque » que Jinnah, le
soutien à cette forme d’islam était purement opportuniste : il s’inscri-
vait dans le cadre de son combat nationaliste contre les Britanniques.
Ainsi, au Pendjab, dans les années 1930, les défenseurs de la loi
coutumière se comptaient notamment au sein du Parti unioniste, une
force politique qui regroupait des propriétaires fonciers d’apparte-
nances religieuses diverses plutôt favorables aux Britanniques, les uns
et les autres partageant des intérêts communs. Le Chari‘at Act de 1937
n’améliora pas dans les faits le droit des femmes de façon significative,
mais il servit de vecteur à l’expression d’une identité musulmane dans
les instances juridiques officielles ; il conforta aussi Jinnah dans son
désir de se revendiquer comme le porte-parole des musulmans en Inde.
Cette législation donna l’occasion au père fondateur du Pakistan
d’acquérir une certaine légitimité religieuse, d’autant plus qu’il
bénéficiait de l’appui de la plupart des oulémas. Par une ironie de
l’histoire, la chari‘a devint donc une arme que les musulmans retour-
nèrent contre les Britanniques. Les leaders de l’époque comprirent
LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 419

qu’un discours politique fondé sur « une foi, une communauté, une loi »
[Kozlowski, 1985, p. 191] permettait de camoufler les discordances
internes et jouissait d’un pouvoir mobilisateur certain.
Ce phénomène était également observable chez les hindous, certains
groupes se servant également de la religion comme vecteur de mobili-
sation contre l’autorité coloniale. L’un des exemples les plus intéres-
sants est celui du mouvement pour la protection de la vache (1880 et
1920). À l’origine, ce mouvement était dirigé contre les Britanniques,
ces derniers refusant d’obtempérer à la demande des hindous
d’interdire l’abattage des vaches. Reste qu’il créa également des
tensions entre hindous et musulmans (il y eut même des émeutes en
1893), car le métier de boucher, et donc d’« abatteur » de vache, était
exercé par ces derniers ; certains musulmans sacrifiaient en outre eux-
mêmes des vaches lors de la célébration de l’Id-ul Adha. Les
musulmans et les Britanniques étaient donc considérés par les hindous
comme de barbares « mangeurs de vache », alliés dans une même
sauvagerie, et déterminés à insulter les sentiments les plus profonds des
hindous [van der Veer, 1994, p. 86-92]. Comme le remarque à juste
titre Paul Brass, plusieurs groupes, parmi les élites hindoues et
musulmanes, virent dans ce mouvement un symbole efficace à double
titre : il s’inscrivait dans le cadre de leurs efforts pour construire une
unité interne et possédait la capacité d’amplifier les conflits inter-
communautaires. La vache constituait un symbole que pouvaient
utiliser à la fois les hindous orthodoxes au nom de la défense des
pratiques religieuses traditionnelles, les leaders revivalistes hindous qui
y voyaient une façon de promouvoir une forme spécifiquement hindoue
du nationalisme indien, et enfin les leaders politiques et religieux
musulmans qui craignaient la domination hindoue dans une Inde indé-
pendante, et voyaient dans le mouvement contre l’abattage des vaches
un signe annonciateur de la façon dont les musulmans seraient
opprimés dans un système où les hindous seraient en majorité [Brass,
1991, p. 78-80]. Force est de constater que le recours au religieux
comme arme de mobilisation eut son utilité dans la lutte pour l’indé-
pendance (en raison de ses vertus unificatrices et mobilisatrices), mais
il eut aussi pour effet de creuser les différends entre hindous et
musulmans. Certains membres du Parti du Congrès (parti pourtant
d’obédience « séculariste »), à commencer par Gandhi (1869-1948) lui-
même (pourtant désireux d’associer les musulmans au mouvement
pour l’indépendance), eurent même recours à un langage religieux dans
leur combat pour l’indépendance.
Une autre grande mobilisation sur des bases religieuses fut
organisée, cette fois à l’initiative du leadership musulman : il s’agit du
420 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

mouvement pour la défense du califat de l’Empire ottoman menacé par


les Britanniques (1919-1924). Au cours de ce mouvement, les
musulmans indiens reçurent le soutien de Gandhi, qui y voyait une
excellente occasion d’associer les musulmans au mouvement d’indé-
pendance, puisque les Britanniques représentaient la cible des manifes-
tants. Mais ce mouvement provoqua en même temps l’hostilité d’une
fraction des élites hindous qui désapprouvaient cette mobilisation pour
une cause transnationale. Aussi contribua-t-il à envenimer les relations
entre les deux communautés [Minault, 1982].

LES BRITANNIQUES SONT-ILS RESPONSABLES DE LA PARTITION ?

Tout cela étant dit, peut-on faire endosser la responsabilité, même


partielle, de la Partition aux Britanniques ? Si responsabilité il y eut,
celle-ci ne peut pas être attribuée à la politique des Britanniques envers
l’islam. Ces derniers, en sécularisant le droit, ont même contribué, au
contraire, à mettre sur le même plan les communautés musulmane et
hindoue, alors que, précédemment, la communauté détenant le pouvoir
maintenait l(es) Autre(s), on l’a vu, en position d’infériorité. En outre,
la délimitation des identités, aussi fluctuantes soient-elles, entre
hindous et musulmans était antérieure à la présence des Britanniques
(elle est attestée dès le XIIIe siècle), les deux communautés s’affrontant
même à partir du XVIIe siècle [Gaborieau, 2001, 2003]. La période
précoloniale n’aura donc pas été l’âge d’or où prévalait l’harmonie
communautaire, tel qu’il est décrit par la littérature anticoloniale
[Pandey, 1990]. Mais (re)-précisons toutefois que la fixation des
identités et les affrontements, qui restaient fragmentaires et localisés
[Subrahmanyam, 1996, p. 58], entre hindous et musulmans, ne signi-
fiaient pas pour autant que ces communautés nourrissaient nécessaire-
ment une hostilité séculaire l’une envers l’autre, qui aurait interdit toute
cohabitation, comme le prétendent les essentialistes.
La part de responsabilité plus directe des Britanniques réside dans
leur politique vis-à-vis non pas de l’islam, mais plutôt des élites
musulmanes. Ou, plutôt, il y eut à un moment donné une collusion
d’intérêts entre élites musulmanes et colonisateurs britanniques, tel que
le suggère l’exemple des recensements : selon certains auteurs, la
formalisation, à partir de la fin du XIXe siècle, par le truchement des
recensements, de catégories séparées entre hindous et musulmans,
contribua à renforcer le nationalisme religieux et à creuser, par voie de
conséquence, le fossé entre communautés [Metcalf, 1995]. Si la colo-
nisation n’a pas créé les identités en tant que telles, il est vrai qu’elle
LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 421

les a cristallisées et figées en systématisant par écrit les catégories de


communautés religieuses et de castes. Mais, force est de constater aussi
que cette formalisation servit à la fois les intérêts de l’autorité coloniale
(énumérer pour mieux dominer) et ceux des élites musulmanes pour
qui l’accession au statut de communauté permettait de conserver des
privilèges et de défendre des intérêts. Rappelons qu’après la révolte des
Cipayes de 1857, les Britanniques commencèrent par regarder les
musulmans avec suspicion, en les considérant comme les principaux
instigateurs des troubles. Mais, à partir des années 1880, l’autorité
coloniale vit progressivement en eux un contrepoids face à la montée
du Parti du Congrès. Or, les musulmans, en raison de leur retard par
rapport aux hindous à s’engager dans les institutions d’enseignement
occidental, se sentaient en position défavorable face aux transforma-
tions politiques en cours [Markovits, 1994a, p. 437]. Aussi, les élites
politiques musulmanes restèrent-elles à l’écart du Congrès lors de sa
création en 1885, parce qu’elles le voyaient comme un parti essentiel-
lement hindou et non pan-indien et, par voie de conséquence, ne s’y
reconnaissaient pas. L’un des échecs du Congrès réside dans le fait
qu’il ne parvint pas à convaincre du contraire non seulement ces élites
politiques, mais également une grande partie de la population
musulmane. En tout état de cause, les Britanniques, inquiets face aux
revendications nationalistes du Congrès, virent dans les musulmans des
alliés potentiels, tandis que certains parmi ces derniers tendaient à
considérer les Britanniques comme des « protecteurs » face à la
majorité hindoue. L’affaire du mouvement pour la protection de la
vache les conforta dans cette idée que les musulmans avaient besoin de
la protection du pouvoir colonial, et cette affaire fut exploitée comme
telle pour convaincre le reste de la population musulmane.
La collusion d’intérêts entre Britanniques et une partie des élites
musulmanes se manifeste également dans le fait que celles, parmi ces
dernières, qui furent progressivement gagnées par les idées sépara-
tistes, comprenaient essentiellement des modernistes, comme Jinnah en
tout premier lieu. Pour lui, on l’a vu, la mobilisation autour de l’islam
obéissait à des motivations purement opportunistes. La principale
inquiétude de ces élites résidait dans l’idée de se retrouver sous
domination hindoue dans une Inde indépendante et démocratique, en
vertu de la seule arithmétique électorale, alors que les musulmans
avaient régné six siècles durant sur les hindous. Les Britanniques virent
dans ces inquiétudes une bonne occasion d’appliquer leur politique tant
décriée de « diviser pour mieux régner », en cédant notamment à la
demande de la Ligue musulmane qui, pourtant, ne représentait qu’une
fraction de ces élites, afin de réserver aux musulmans une partie des
422 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

sièges des conseils législatifs : c’est la fameuse loi de 1909, qui établit
des électorats séparés pour les hindous et les musulmans. Cette
décision était lourde de conséquences pour l’avenir, car elle entérinait
la division politique entre les deux communautés. Ce sont donc les
changements institutionnels introduits par les Britanniques qui encou-
ragèrent la polarisation politique autour d’enjeux religieux, les Indiens
étant encouragés par le système électoral mis en place à voter selon leur
confession.
La Ligue musulmane alla ensuite plus loin en revendiquant, à partir
des années 1940, c’est-à-dire en fin de compte très tardivement, un État
séparé pour les musulmans. Elle s’appuyait sur « la théorie des deux
nations », énoncée par Jinnah, en vertu de laquelle hindous et
musulmans constituaient des civilisations distinctes incapables de
cohabiter l’une avec l’autre. Mais, une fois encore, cette vision essen-
tialiste répondait à des motivations avant tout politiques. Soulignons
que les Britanniques, en reconnaissant à Jinnah cette prétention à se
poser en représentant de la communauté musulmane tout entière, enté-
rinaient en quelque sorte le discours séparatiste. Ce sont eux également
qui, en conférant à l’islam scripturaliste une importance qu’il n’avait
pas nécessairement avant leur arrivée, encouragèrent indirectement les
leaders musulmans à s’approprier le langage islamique dans leur lutte
politique et à confessionnaliser en d’autres termes le mouvement pour
l’indépendance, jouant par là-même un rôle d’apprentis sorciers.
Paradoxalement (au moins à première vue), ce n’est donc pas dans
l’esprit des élites religieuses, dont le combat en faveur d’un islam scrip-
turaliste répondait à des motifs avant tout idéologiques, que germèrent
les idées séparatistes. Pendant le mouvement pour l’indépendance, la
plupart des oulémas, les réformistes de la fameuse école de Deoband en
particulier, défendirent au contraire l’idée d’un nationalisme unitaire
composite, en vertu duquel les hindous et les musulmans formaient une
seule nation (qaum), tout en étant divisés en communautés religieuses
(millat). Aussi recommandèrent-ils aux musulmans de s’allier aux
hindous pour chasser les Britanniques de l’Inde. Cette vision ne
plongeait pas seulement ses racines dans le désir de voir les hindous et
les musulmans lutter ensemble contre l’impérialisme britannique ; elle
reposait également sur une hostilité à l’égard du concept de territoire
séparé pour les musulmans, contraire à la notion de communauté trans-
nationale des croyants. Outre cette vision panislamique, les oulémas se
méfiaient du projet du très anglicisé Jinnah et de la Ligue musulmane,
qui défendaient l’idée d’un État pour les musulmans, où ces derniers
verraient leurs droits protégés, mais n’envisageaient aucunement l’idée
d’un État islamique. Les oulémas ne s’y trompèrent pas et s’opposèrent
LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 423

au mouvement pour le Pakistan [Hardy, 1972, p. 243-244 ; Zaman,


2002, p. 33-37]. Leurs efforts se bornaient à assurer la préservation et
l’autonomie d’un système juridique islamique au sein d’une société
multiconfessionnelle, alors que le séparatisme politique, lui, ne leur
importait guère.
Jusqu’au milieu des années 1940, la polarisation entre les
communautés n’avait pas encore atteint un stade tel qu’elle rendait la
Partition inéluctable. Mais les deux années précédant l’indépendance
virent une escalade de la violence entre hindous et musulmans, tandis
que s’envenimaient les relations entre les principaux leaders des deux
communautés — tout aussi intransigeants les uns que les autres,
jusqu’au point de non-retour qui aboutit à la Partition et à ses horreurs.
Les Britanniques contribuèrent sans nul doute à aggraver les
différends entre hindous et musulmans, mais ils ne souhaitaient pas la
Partition pour autant, pas plus que ne le voulait le Parti du Congrès, ni
même probablement Jinnah qui, selon certains historiens, cherchait
avant tout, en brandissant la menace séparatiste, à obtenir des garanties
concernant l’avenir politique (plutôt que religieux) des musulmans 7.
Tous les principaux protagonistes de l’époque furent néanmoins respon-
sables, à des degrés divers, de la Partition et de la façon dont celle-ci se
déroula : Jinnah et sa soif inconsidérée de pouvoir, Mountbatten (1900-
1979), le dernier vice-roi des Indes, qui, s’il avait agi avec moins de
précipitation, aurait pu au moins éviter une Partition aussi sanglante,
Gandhi et sa manipulation des symboles religieux, enfin les leaders du
Congrès, Nehru (1889-1964) et Patel (1875-1950), qui se montrèrent
probablement trop intransigeants vis-à-vis de la Ligue musulmane,
préférant un pouvoir central fort au prix de l’amputation de l’Inde, plutôt
qu’une confédération avec un gouvernement central faible telle que le
voulait Jinnah [Markovits, 1994b, p. 578-582].
Notons, pour conclure, que l’institutionnalisation des statuts
personnels par les Britanniques a continué d’avoir des conséquences
sur les musulmans du sous-continent indien après l’indépendance. Ces
derniers demeurent, en effet, régis par ce statut aujourd’hui encore. Si,
au Pakistan, le statut personnel et familial a été partiellement réformé
en 1961, il est demeuré pratiquement inchangé en Inde : pour les
musulmans indiens, la chari‘a continue d’incarner le symbole de
l’identité musulmane et l’enjeu qu’elle représente est perçu comme
d’autant plus important qu’ils se trouvent en situation minoritaire.

7. C’est notamment la thèse défendue par l’historienne Ayesha Jalal, in Jalal, 1985.
424 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

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23

Les tentatives d’instaurer le mariage civil


au Liban : l’impact des Tanzîmât et
des réformes mandataires

Aïda Kanafani-Zahar

Ce travail s’inscrit dans une réflexion sur le fait religieux au Liban


et, plus particulièrement, sur ce que nous appelons le « religieux insti-
tutionnalisé ». Ce religieux, d’une part, relègue la gestion du statut
personnel, c’est-à-dire du droit de la famille — mariage, filiation et
succession — des musulmans, aux autorités religieuses et, d’autre part,
fonde le corps politique libanais par le biais du confessionnalisme
politique, autrement dit un système de répartition des fonctions dans le
gouvernement, la magistrature et l’administration selon l’appartenance
confessionnelle et le poids numérique supposé de chaque communauté.
Dans nos premières analyses des relations interreligieuses entre
Libanais [Kanafani-Zahar, 2000, 2001], nous avons avancé la thèse
selon laquelle le cloisonnement entre Libanais provenait essentielle-
ment du religieux institutionnalisé. C’est en travaillant sur les
tentatives de sécularisation, notamment sur l’incapacité de l’État à
instaurer un mariage civil facultatif et, comme l’avait prévu l’accord de
Taëf, à former le comité national dont la tâche principale aurait été
d’élaborer des « propositions susceptibles de faire avancer l’abolition
du confessionnalisme », que nous avons effectué le lien entre statut
personnel et confessionnalisme politique [Kanafani-Zahar, 2004a].
L’articulation entre les deux constitue, à notre sens, la spécificité du
corps communautaire libanais, cristallisant les répercussions du
religieux sur les institutions familiale et politique. Ce n’est donc pas
une surprise si les tentatives de réforme du système libanais ont porté
sur les deux dimensions du religieux institutionnalisé.
Avant d’analyser les tentatives mandataires pour instaurer un
mariage civil et pour comprendre la complexité du vécu pluraliste
libanais, il nous paraît essentiel de faire la distinction entre l’identité
religieuse et l’identité communautaire. L’identité religieuse implique
428 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’appartenance à un groupe religieux donné. Ses fondements, un


ensemble de croyances, de pratiques, de prescriptions, relèvent des
libertés élémentaires des droits de l’homme — liberté de conscience et
liberté de culte. L’identité communautaire se réfère à la communauté
comme personne morale de droit privé et public qui, non seulement
encadre et structure l’identité religieuse, mais institutionnalise le critère
religieux dans la vie sociale et politique. Néanmoins, la vie religieuse
reste intimement associée à l’organisation communautaire. Elle lui
donne corps. On imaginerait mal une communauté religieuse fonction-
nant sans fidèles. De même, les Libanais, dont certains athées ou
agnostiques, sont profondément attachés à leur appartenance commu-
nautaire, car elle leur confère une identité constante face aux aléas
d’autres composantes identitaires. Il semble difficile de séparer les
deux de façon stricte, même s’il existe un mouvement de balancier
entre les deux identités qui parfois, sinon souvent, se confondent. Si la
composante religieuse-communautaire est fondamentale dans la
définition identitaire, il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas la seule
à façonner les identités. Les professions, les partis politiques, les
syndicats, les associations, participent de cette définition. Dans le
contexte rural, c’est le lien à la terre, exemple d’un sacré séculier par
excellence qui contribue à façonner une identité commune. Des
facteurs non confessionnels, notamment lignagers, jouent un rôle
décisif dans les élections villageoises des mukhtârîn (pluriel de
mukhtâr, représentant gouvernemental et officier de l’état civil) et des
conseils municipaux.
Depuis la proclamation de l’État du Grand Liban par le mandataire
français en 1920, plusieurs projets d’instaurer le mariage civil
provenant de personnalités ou de partis politiques ont vu le jour. Tous,
y compris la dernière tentative de l’ancien président de la République
Elias Hraoui (1998), se sont soldés par un échec. Nous tenterons dans
cet article de définir le rôle des réformes ottomanes, Tanzîmât, puis des
réformes mandataires, sur ces tentatives d’instaurer le mariage civil au
Liban.
L’article 9 de la Constitution de 1926, promulguée quand le Liban
était sous mandat français 1, et de la Constitution de 1990 2 stipule le
respect de « toutes les confessions et en garantit et protège le libre

1. En application de l’accord Sykes-Picot, conclu en avril-mai 1916, entre la France et


la Grande-Bretagne, le Liban avait été placé sous mandat français. L’indépendance du
Liban advient le 22 novembre 1943 et l’évacuation des dernières troupes françaises le 31
décembre 1946.
2. Issue de l’Accord d’Entente Nationale, plus connu comme l’accord de Taëf, signé
vers la fin de la guerre (1975-1990), le 22 octobre 1989.
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 429

exercice ». Il « garantit également aux populations, à quelque rite


qu’elles appartiennent, le respect de leur statut personnel et de leurs
intérêts religieux ». La gestion du statut personnel par les communautés
religieuses est héritée du modèle d’organisation des non musulmans
qui a trouvé son achèvement dans le système ottoman des millets. Cette
gestion repose, pour une part importante, sur le contrôle des alliances
matrimoniales par chaque communauté religieuse. S’il existe, dans
certaines régions multiconfessionnelles, des démarches volontaires de
la part des acteurs dont l’objectif est de créer des liens par delà les parti-
cularismes religieux (adaptation aux normes rituelles d’une autre
communauté, participation réciproque aux fêtes et rituels commémora-
tifs, échanges de nourriture, emprunt des références religieuses, visites
des mêmes saints, etc.), le « non échange des femmes » reste la
principale barrière entre eux [Kanafani-Zahar 2004a].
Les Tanzîmât, édictés dans la deuxième moitié du XIXe siècle sous
la pression des puissances européennes 3, ont affirmé la liberté de culte,
l’égalité des musulmans et des non musulmans, l’abolition de
l’affermage des impôts, en même temps qu’ils engageaient des
réformes de l’administration, de l’armée et de l’éducation. Des lois
empruntées aux constitutions européennes, elles-mêmes un produit de
la philosophie des Lumières et de la Révolution française, furent
promulguées [Lewis, 1988, ch. IV]. Si le droit commercial et le droit
pénal ont été transférés aux tribunaux mixtes 4, puis civils, seul le statut
personnel est resté en dehors de cette sécularisation. Ainsi, l’article 2
du Rescrit impérial Hatti Humayoun du 18 février 1856 précise que
« chaque communauté est régie selon son statut personnel » [Basile,
1993, p. 28]. La Constitution ottomane de 1876, produit des Tanzîmât,
a entériné cet état de fait. L’article 11 a proclamé la liberté de culte,
l’égalité civique des non musulmans avec les musulmans, mais les
privilèges religieux accordés aux diverses communautés furent
maintenus : « L’État protège le libre exercice de tous les cultes reconnus
dans l’Empire et maintient les privilèges religieux accordés aux
diverses Communautés. » [Rabbath, 1986, p. 97] Le droit familial,
considéré d’essence sacrée, a donc continué à être régi par la chari‘a
pour les musulmans ; celui des non musulmans par leur propre
juridiction. Ce n’est qu’après le démembrement de l’Empire ottoman et

3. Suite aux défaites successives par les armées autrichienne et russe, causant la perte
de la Crimée et l’érosion constante de l’hégémonie ottomane dans les Balkans [Spagnolo,
1977, p. 11].
4. Dans les tribunaux mixtes, des juges musulmans et non musulmans statuaient en
matière criminelle ou commerciale quand l’une des parties était non musulmane (article
12-13) [Basile, 1993, p. 29]
430 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

la révolution de Mustapha Kemal Ataturk, que le mariage et le divorce


civils furent instaurés en Turquie, en 1926 [Lewis, 1988, p. 237-240].
Au moment où Hatti Humayoun était promulgué, la Montagne
libanaise était prise dans des confrontations entre chrétiens et druzes
qui ont provoqué, en 1860, le massacre de milliers de chrétiens. Dans
le contexte d’une ingérence grandissante des principales puissances
occidentales (France, Angleterre, Autriche, Prusse, Russie) dans les
affaires libanaises, due à l’affaiblissement de l’Empire ottoman, la
gestion du conflit a été placée sous tutelle internationale. Constituée
des représentants du Sultan ottoman et des puissances européennes, la
Commission internationale de Beyrouth (du 21 septembre 1860 au 4
mai 1861) a préparé plusieurs projets de réorganisation de l’administra-
tion de la Montagne. Le texte définitif, connu sous le nom de
« règlement organique », a été adopté par les Ottomans et les représen-
tants diplomatiques de ces puissances à Istanbul et promulgué par le
Sultan le 9 juin 1861. Le règlement organique de 1861, modifié
quelque peu par celui de 1864, reflétait, par certains aspects, les
principes des Tanzîmât. D’ailleurs, Fuad Pacha, le représentant de la
Porte dans cette Commission, était lui-même un réformateur. L’article
6 préconisait l’égalité de tous devant la loi, l’abolition des privilèges
féodaux et la levée du cadastre [Khair, 1973, p. 55]. C’est avec le
règlement organique que le statut personnel fut rétabli. Il avait en effet
été aboli au début du XIXe siècle par l’émir Béchir Chéhab II 5, qui avait
prescrit l’application de la chari‘a aux non-musulmans [Aouad, 1933,
p. 59-60 ; Gannagé, 2001, p. 52] 6. Les circulaires vizirielles du
8 octobre 1868 et du 20 novembre 1874 ont interdit aux cadis de
connaître les affaires de statut personnel des non musulmans et, en
1891, les « Hautes circulaires » ottomanes ont confirmé la compétence
des autorités non musulmanes en la matière [Rondot, 1947, p. 129]. La
succession continua en revanche d’être régie par la loi musulmane.
Le règlement organique a donc institué la confession comme un
principe de gouvernement, d’administration et de justice, reconnu par
les puissances et la Porte. Ainsi, le gouverneur mutassarif, investi du

5. L’émirat du Mont Liban, du temps des princes druzes de la dynastie des Ma’an et
sous le régime ottoman, a acquis une reconnaissance du Sultan à partir de 1516 jusqu’en
1697. Puis, c’est la famille des Chéhab, des musulmans sunnites convertis au christianisme
(rite maronite) qui gouverne l’émirat jusqu’en 1841.
6. Selon Ibrahim Aouad, l’émir Béchir II a « réalisé l’unité des juridictions par la
nomination d’un juge unique pour les chrétiens et un autre pour les Druzes, qui devaient
conformer leurs sentences aux prescriptions du charia, à la condition de respecter les
coutumes locales qui étaient en usage chez les Druzes et les Maronites » [Aouad, 1933, p
59-60]. Consulté par le patriarche Joseph Tyan concernant l’application de la loi
musulmane chez les maronites, le pape donne un avis positif le 7 mai 1803 (ibid. 60).
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 431

pouvoir exécutif, devait être ottoman et chrétien 7. Le Conseil adminis-


tratif central qui l’assistait était constitué de douze membres élus par
les villageois et représentant six communautés (maronite, grecque-
orthodoxe, grecque-catholique, sunnite, druze, chiite) 8 (article 2). La
Montagne elle-même (réorganisée territorialement), a été divisée en six
arrondissements à la tête de chacun desquels a été nommé un agent
choisi dans le « rite dominant ». Un conseil élu par les villageois a été
constitué selon la composition confessionnelle de chaque arrondisse-
ment. Les postes judiciaires ont été également pourvus selon l’apparte-
nance de leurs titulaires à telle ou telle communauté [Khair, 1973, 1ère
partie, ch. III ; Rabbath, 1986, p. 226-239]. Enfin, le règlement a
préconisé le recensement de la population par rite.
Le principe confessionnel, avec les premières confrontations entre
druzes et chrétiens en 1842, avait déjà été à la base de la partition terri-
toriale de la Montagne en une partie druze au sud et une partie
chrétienne au nord. Un Conseil représentant les communautés
mentionnées plus haut avait de surcroît été organisé en 1845 (règlement
de Chékib Effendi) dans chacune des deux parties, dont le rôle était
d’aider l’administrateur en matière de justice et de taxation 9. Depuis,
les communautés sont devenues, selon l’expression d’Edmond
Rabbath, des « organes moteurs » des institutions publiques [Rabbath,
1986, p. 217].
Ce qui fut plus tard appelé le confessionnalisme politique n’est donc
pas une création mandataire. Il est, pourrions-nous dire, le produit de la
période historique correspondant au conflit entre les Libanais, druzes et
chrétiens, alors sujets du Sultan ottoman, et ayant débouché sur la
disparition de l’émirat des Chéhab, la tutelle ottomane directe et la
mainmise européenne. L’institution du principe confessionnel dans la
vie politique est une responsabilité partagée des grandes puissances et
de la Porte, mais aussi des Libanais eux-mêmes, qui tenaient à leurs
privilèges politiques et religieux. Pour satisfaire cet objectif, ils
cherchaient selon John Spagnolo à être les clients de telle ou telle
puissance qui instrumentalisait leurs dissensions pour ses propres
intérêts [1977, chapitre I]. En outre, la politique de lutte contre la
féodalité de l’émir Béchir Chéhab II ne fut pas étrangère à cette confes-

7. Sur les prérogatives du mutassarif, voir, Khair A. (1973), IIe partie, ch. I.
8. Sur les charges de ce Conseil, voir, Khair A. (1973), IIe partie, ch. II. Sur son impact
dans l’institutionnalisation du principe communautaire dans le gouvernement, voir,
Rondot P. (1955), p. 245-246 ; Khair A. (1973), IIIe partie, ch. II et Rabbath R. (1986),
Épilogue.
9. Les deux « cantons » qâïmaqamat étaient gouvernés par un qâïmaqam nommé par
le pacha de Sidon. Sur les fonctions du Conseil, voir Akarli (1993), chapitre I.
432 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

sionnalisation (dépossession et exil des druzes, redistribution de leurs


terres aux chrétiens, recrutement de chrétiens pour réprimer les druzes
du Houran) [Khalaf, 1979].
Le mandat français a constitutionnalisé le principe confessionnel
(article 95)10 et le Pacte national de 1943 l’a consolidé. Formulé à la
veille de l’indépendance, le Pacte national a concrétisé l’accord des
Libanais, chrétiens et musulmans, sur un ensemble de principes. Après
avoir affirmé la souveraineté du Liban et son appartenance arabe, le Pacte
a conforté l’article 12 de la Constitution (égalité d’accès des citoyens aux
emplois publics), mais aussi l’article 95 (les communautés sont représen-
tées en proportion à leur volume) [Rabbath, 1986, p. 550] 11. L’Accord de
Taëf a prévu l’abolition du confessionnalisme politique et la formation
d’un comité national chargé d’élaborer des propositions pour atteindre
cet objectif. Mais ce comité n’a pas vu le jour 12.

LES RÉFORMES MANDATAIRES

Pendant le mandat français (1920-1943), ont pris place, à côté des


réformes administratives, de la police, de la gendarmerie, de la loi
foncière, de la justice 13, plusieurs réformes du statut personnel.
À l’instar des Tanzîmât et de la Constitution ottomane, la Charte du
mandat émanant du Conseil de la Société des Nations (réuni à Londres
le 24 juillet 1922) avait requis l’élaboration d’un « système judiciaire
assurant, tant aux indigènes qu’aux étrangers, la garantie complète des
droits » précisant que « le respect du statut personnel des diverses
populations et de leurs intérêts religieux sera entièrement garanti »
(article 6) [Rabbath, 1986, p. 99]. Aussitôt établie au Liban la France

10. « À titre transitoire et conformément aux dispositions de l’article 1er de la Charte


du mandat et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équi-
tablement représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère sans
que cela puisse cependant nuire au bien de l’État. »
11. Le Pacte national repose également sur une gestion d’idéologies politiques
« opposées ». Ainsi, les chrétiens sont-ils invités à renoncer à la protection occidentale et
les musulmans à se dégager de l’aspiration à la création de la Grande Syrie. Les
musulmans acceptent l’entité libanaise et reconnaissent sa pleine indépendance. De leur
côté, les chrétiens acceptent le principe de relations privilégiées avec l’environnement
arabe du Liban. Ce double renoncement a fait dire à Georges Naccache, un journaliste
libanais : « Deux négations ne font pas une nation ».
12. En attendant l’avènement « d’une loi électorale excluant le confessionnalisme, les
sièges parlementaires sont répartis à égalité entre chrétiens et musulmans, proportionnel-
lement entre les communautés des deux parties et proportionnellement entre les régions »
(Accord de Taëf I. principes généraux et réformes, 2. Les réformes politiques).
13. En février 1934, Henri Ponsot impose un Code Civil de Procédure qui remplace
le Code ottoman de 1911 [Salibi, 1992, p. 275].
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 433

mandataire restitue, par l’arrêté du 7 décembre 1921, aux autorités non


musulmanes la compétence en matière de statut personnel que les
Ottomans avaient abrogée en 1917, quand ils ont institué un code de la
famille basé sur la chari‘a [Rondot, 1947, p. 69].
Un projet de réforme du statut personnel, en 1926, sous la forme de
l’arrêté 261 du 28 avril du Haut Commissaire Henry de Jouvenel,
devait instituer une loi de droit commun sans distinction de confession
et confier aux tribunaux civils les litiges en matière de statut personnel.
Ce projet a également prévu de limiter la compétence des juridictions
confessionnelles aux actions relatives au mariage (formation,
dissolution et pension alimentaire), et de placer la question de la
succession sous une législation civile. Cette réforme devait être
complétée par l’instauration du mariage civil. Devant l’opposition des
autorités chrétiennes et musulmanes, les premières parce que cette
réforme réduisait leurs prérogatives, et les secondes parce qu’elle
plaçait les questions de testament et de succession sous la loi civile,
l’arrêté fut suspendu [Rondot, 1947, p. 64-65].
C'est la première fois que l’instauration du mariage civil est envisagée
et qu’une tentative pour placer le droit successoral sous la loi civile est
amorcée. N’ayant pas réussi à instaurer le mariage civil dans le cadre
d’une loi commune, les autorités mandataires ont opté, dix ans plus tard,
pour la reconnaissance du mariage civil contracté à l’extérieur du Liban
« s’il est conforme à la législation en vigueur de ce pays » (article 25 de
l’arrêté n° 60 du Haut Commissaire du 13 mars 1936, intitulé
« L’organisation des communautés religieuses au Liban », modifié par
l’article 25 de l’arrêté n° 146 du 18 novembre 1938). Cet article
stipulait également que « si la juridiction du statut personnel de l’époux
ne reconnaît pas ce mariage, ni ses effets, comme ils résultent de la loi
dans laquelle le mariage a été contracté, il sera soumis à la loi civile ».
Les autorités musulmanes ayant refusé cette disposition, son application
a été suspendue pour la communauté musulmane par l’arrêté 53 du 30
mars 1939 (« Non application et sa modification pour les musulmans »).
L’arrêté n° 60 a constitué, en matière de statut personnel, la source
de sécularisation de textes législatifs adoptés ultérieurement et la
source d’inspiration de procédures jurisprudentielles. Ainsi, l’article 79
du nouveau Code de procédure civile rend les juridictions civiles seules
compétentes pour connaître les mariages des Libanais non musulmans
conclus à l’étranger. Quant à la jurisprudence, elle en a étendu l’appli-
cation aux mariages civils contractés à l’étranger entre musulmans et
non musulmans [Gannagé, 2001, p. 27].
Les autorités musulmanes ne reconnaissent un mariage civil
contracté à l’étranger entre deux personnes musulmanes que comme
434 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

preuve que le mariage a eu lieu. Elles décrètent néanmoins que les


conjoints doivent effectuer un mariage musulman auquel elles
appliquent un effet rétroactif. Alors, les conjoints deviennent soumis à
la législation musulmane (sunnite pour un mariage entre deux sunnites
et chi’ite entre deux chi’ites). S’ils ne souhaitent pas effectuer un
mariage selon la tradition religieuse, le mariage et ses effets sont
néanmoins gérés par le tribunal musulman (char‘i pour les sunnites et
ja‘farite pour les chiites) [article 18 de la « Loi sur l’organisation
judiciaire char‘i sunnite et ja‘farite » du 16 juillet 1992, al-Bîlânî,
1997, p. 35-36]. Dans ce cas, la logique communautaire l’emporte sur
la logique civile choisie par les conjoints.

MARIAGE CIVIL ET DROIT SUCCESSORAL

Jusqu’à l’avènement des réformes françaises, le droit successoral


des non musulmans était régi par la loi musulmane depuis le XIXe
siècle, quand Béchir Chéhab II avait imposé l’application de la chari‘a
aux non musulmans en matière de statut personnel. Il est très difficile à
l’heure actuelle de se faire une opinion sur le droit et la jurisprudence
suivis par les maronites avant leur formalisation progressive,
intervenue sous l’influence de l’Église romaine, à partir du XVIIe siècle.
Les affirmations comme celles d’Ibrahim Aouad, que le clergé était
compétent dans toutes les questions de statut personnel et de droit civil
et commercial [Aouad, 1933, p. 21] relèvent, selon Bernard
Heyberger, en grande partie de la mythologie confessionnelle élaborée
au XIXe siècle. La procédure de désignation de l’autorité ecclésiastique,
le lien extrêmement étroit qui unissait le clergé aux familles et aux
réseaux, ne lui permettaient pas de disposer d’une autorité autonome et
légitimement reconnue [Heyberger, 1994, p. 67-94 et sous presse].
D’autre part, toujours selon cet auteur, il ne semble pas que les
maronites aient eu l’usage d’un code juridique complet et facile à
appliquer. La pratique orale devait suppléer souvent à la faiblesse des
références écrites. Pour cet auteur, désigner le « Kitâb al-huda »
(XIe siècle) comme « constitutions », « canons », voire de « législation
maronite » ou de « droit canonique », est abusif et révèle la méconnais-
sance de ce texte complexe et de son histoire [Joubeir, 1991].
Quand les Français arrivèrent au Liban, les chrétiens appliquaient la
loi musulmane en matière de succession. Le décret-loi libanais n° 6 du
3 février 1930 sur l’organisation judiciaire a attribué au tribunal civil
la compétence en matière de tutelle légale, testament et succession des
non musulmans uniquement [Rondot, 1947, p. 69]. Depuis 1959, la
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 435

succession et la gestion des biens familiaux des non musulmans sont


régies par la « Loi du 23 juin sur les successions des non
mahométans »14. Comme on le voit, cette loi, tout en ne se référant plus
au droit canon et avec l’apparence d’une loi civile, n’est applicable,
comme son intitulé l’indique, qu’à une partie des citoyens libanais.
La question de l’héritage des filles chez les maronites a subi une
évolution intéressante à noter. Une tradition du droit coutumier
spécifiait qu’en présence de fils, les filles ne recevaient aucune part
d’héritage, et qu’en leur absence, elles en recueillaient la totalité. Au
début du XIXe siècle, les filles ont réclamé l’application du droit
musulman, qui leur octroie la moitié de la part des frères. Le droit
coutumier perdura quelque temps, mais le droit musulman fut
finalement appliqué [Aouad, 1933, p. 214]. C’est, bien plus tard, sous
l’impulsion des associations féminines — et plus particulièrement de la
Commission pour l’égalité de l’héritage — que la Chambre des députés
fera voter la loi citée plus haut sur les « successions des non
mahométans » [Rabbath, 1986, p. 121] dont l’article 15 édicte l’égalité
d’héritage entre les deux sexes.
Si, pour les chrétiens, la succession est régie par la loi civile, elle
demeure pour les musulmans la prérogative exclusive des tribunaux
religieux. Quelles conséquences cette disparité a-t-elle sur la question
de l’héritage dans le cadre d’un mariage civil contracté entre deux
personnes de religion différente à l’extérieur du Liban et reconnu par
l’État ? Considérons les deux articles suivants, l’article 587 du « Droit
musulman du statut personnel et des successions suivant le rite
hanafite » — suivi par les sunnites — (dit « Code de Qadri Pacha »,
articles 332-647, traduit en français en 1875), et l’article 9 de « La loi
de l’héritage pour les non-musulmans du 23 juin 1959 ». Le premier
édicte que « la différence de religion ôte tout droit à la succession d’un
musulman à un chrétien, et réciproquement […] » et le deuxième
dispose que « la différence de religion ne met pas obstacle à la
dévolution successorale, à moins que l’héritier ne soit soumis à un
statut lui attachant un tel effet » (article 9) 15. Concrètement, cela veut
dire que deux Libanais, un chrétien et un sunnite, qui effectuent un

14. La « loi du 2 avril 1951 relative à la compétence des juridictions confessionnelles


des communautés non musulmanes » inclut les fiançailles, le contrat de mariage, la
validité du mariage et sa nullité ; la filiation, l’adoption, la puissance paternelle sur les
enfants, la garde des enfants, la pension alimentaire, la tutelle des mineurs.
15. Dans l’Abrégé de Droit rédigé par Mgr Carali (1720), la différence de religion est
un empêchement à la succession, même testamentaire, « mais si le légataire infidèle, dit
l’Abrégé, devient fidèle avant l’ouverture du testament, il pourra recueillir son legs ; s’il
se convertissait après le partage de la succession, il ne pourrait rien recueillir. » [Aouad,
1933, p. 222-223].
436 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

mariage civil à l’extérieur de leur pays ne peuvent hériter l’un de


l’autre ; et qu’une mère chrétienne ne peut faire hériter ses enfants
sunnites par leur père ni une mère sunnite ses enfants chrétiens par leur
père car, au Liban, un enfant suit toujours la religion de son père 16. Pour
rétablir la vocation successorale réciproque entre époux et la transmis-
sion des biens de la mère aux enfants, la seule issue est de se convertir,
soit à l’islam soit au christianisme. Là aussi, la logique communautaire
l’emporte sur la logique civile que les conjoints cherchaient à appliquer
à leur mariage.
Quand des Libanais optent pour le mariage civil contracté dans un
pays où il existe, c’est en général pour des raisons de conviction
personnelle ou, quand le couple est mixte, pour ne pas recourir à la
conversion. Les droits ecclésiastique et musulman ont strictement
réglementé ou interdit les mariages intercommunautaires. Par exemple,
pour les catholiques qui appliquent le Code des Canons des Églises
Orientales de 1990 17, le mariage dispar, c’est-à-dire entre une personne
baptisée et une personne non baptisée, est un empêchement dirimant
qui invalide l’union 18 comme le stipule le Can. 803 § 1 : « Le mariage
avec une personne non baptisée ne peut être célébré validement. »
L’empêchement peut néanmoins être levé par une dispense de l’autorité
compétente de l’évêque 19. En islam, le mariage entre un musulman et

16. Les enfants suivent la confession du père en cas de conversion de l’un ou des deux
conjoints (article 12 de l’arrêté n° 60 du 13 mars 1936 modifié par l’arrêté 146 du 18
novembre 1938), en cas du décès du père, de divorce, de séparation, et même si la garde
revient à la mère [Nuhra, 1986, p. 76].
17. Avant le « Code des Canons des Églises orientales » de 1990, qui groupe les rites
des traditions alexandrine, antiochienne, arménienne, chaldéenne et constantinopolitaine
(Can.28 § 2), l’église catholique orientale, dont l’église maronite, suivait les codes latins
de 1917 et de 1983. Elle appliquait également des Motu proprio, c’est-à-dire des législa-
tions promulguées par le pape sur des questions spécifiques.
18. « L’empêchement dirimant rend la personne incapable de célébrer validement
mariage » (Can. 790 § 1). Pour les maronites, l’Abrégé de Droit avait décrété que le
mariage avec un non-chrétien est nul [Basile, 1993, p. 82]. Le Concile du Mont Liban
(1736) avait listé parmi les quatorze empêchements dirimants du mariage « la différence
de religion » [Aouad, 1933, p. 153].
19. « Pour convalider un mariage invalide à cause d’un empêchement dirimant, il est
requis que cesse l’empêchement ou qu’une dispense en ait été accordée et qu’au moins la
partie consciente de l’empêchement renouvelle son consentement » (Can. 843 § 1). Le
Can. 814 précise les conditions d’obtention d’une permission donnée à une personne
catholique pour épouser une personne chrétienne non catholique, conditions applicables à
la dispense pour un mariage entre une personne catholique et une personne non chrétienne.
Monseigneur Saïd Elias Saïd, vicaire patriarcal maronite en France, précise : « L’Église
considère que les conditions de l’octroi de la dispense revêtent dans le mariage dispar une
plus grande gravité que dans le mariage mixte (entre chrétiens de différents rites). En effet,
lorsque le mariage est mixte, entre des conjoints chrétiens de différents rites, l’un ou
l’autre époux ne peut voir sa foi menacée. Par contre, dans le mariage dispar, un vrai
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 437

une chrétienne n’est pas interdit 20 et il n’est pas nécessaire qu’elle se


convertisse— persiste néanmoins le problème de la succession dont
nous venons de rendre compte. Mais, selon la doctrine admise à partir
du Xe siècle par toutes les écoles musulmanes, entérinée par le « Code
de la famille du 25 octobre 1917 » (article 58) et qu’appliquent les
sunnites et les chiites, « le mariage du non-musulman avec une
musulmane est nul ».
Le Tribunal des conflits, créé en 1924 (5 décembre, arrêté n° 2978)
par le général Weygand, avait pour fonction de statuer sur les conflits
de compétence entre les divers tribunaux confessionnels et entre ces
derniers et les tribunaux civils [Rondot, 1955, p. 127]. Si le Tribunal
des conflits, devenu après l’indépendance la Cour de Cassation, a
contribué, comme le dit Pierre Rondot, à promouvoir le principe de
l’égalité des communautés en matière de statut personnel, c’est dans
l’intention d’éviter les luttes entre les diverses confessions, autrement
dit, pour qu’une législation n’empiète pas sur une autre, dans le cas
d’une conversion par exemple. En se convertissant à l’islam, un
chrétien pouvait se soustraire aux obligations contractées antérieure-
ment sous la loi de sa communauté et une chrétienne faire annuler son
mariage [ibid.].
La réglementation du changement de communauté (arrêté 2851 du
1er décembre 1924 — article 45-46, modifié par l’arrêté n° 60 déjà
cité, article 11) et la création du Tribunal des conflits avaient été
réalisées quasiment en même temps, puisqu’une partie de ces conflits
était liée à la conversion d’un conjoint pour contourner les juridictions
d’un premier mariage. Pour y remédier, l’article 23 de l’arrêté n° 60 a
stipulé que si, dans un couple marié, un seul conjoint se convertit, le
mariage reste soumis à la juridiction religieuse du mariage précédant la
conversion. Si les deux conjoints effectuent une conversion à la même
religion/ou confession, ils sont alors soumis à la juridiction de leur
nouvelle communauté (article 23 de l’arrêté n° 60).
Au-delà de l’aspect d’une réglementation de la juridiction au sein
d’un mariage, la possibilité est donnée dans l’arrêté n° 60 (article 11)
à chaque personne adulte, chrétienne, musulmane ou juive, de changer

risque d’abandon de la foi et de l’éducation chrétienne existe, surtout quand il s’agit du


mariage d’une femme avec un homme musulman, car c’est la religion du père qui est
appliquée aux enfants. » (Communication personnelle dans le cadre d’un entretien).
20. Le verset 32 de la sourate « La Lumière », XXIV, stipule : « Mariez les célibataires
(vivant) parmi vous, ainsi que ceux de vos esclaves, hommes et femmes, qui sont
honnêtes ! […] », et le verset 7 de la sourate « La Table servie », V : « (Licites sont pour
vous) les muhsana (du nombre) des Croyantes et les muhsana (du nombre) de ceux à qui
l’Écriture a été donnée avant vous […] »
438 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de communauté et d’intégrer une autre. Selon cet article, une demande


écrite de l’intéressé devait être envoyée au bureau de l’état civil où il
réside, accompagnée d’une attestation d’acceptation de l’autorité
religieuse de la communauté qu’il souhaite intégrer. Les communautés
musulmanes s’opposèrent à cette disposition. L’article 41 de la loi du 7
décembre 1951, qui s’applique à tous les Libanais, stipule que
l’entrevue avec le fonctionnaire de l’état civil est obligatoire comme
l’est la présence des deux témoins. L’attestation d’acceptation du chef
de la nouvelle communauté ne peut suffire [Nuhra, 1986, p. 78-79].

CARACTÈRE AMBIVALENT DES RÉFORMES

Catholique, puis laïque, la double culture française s’est, nous


semble-t-il, reflétée dans les réformes des Hauts Commissaires. La
France est la protectrice des catholiques, une constante historique, au
moins depuis le traité de paix et de commerce dit des Capitulations
entre Soliman le Magnifique et François Ier (1536), qui également
octroya aux sujets des deux souverains la liberté de commerce. Elle
devint, selon John Spagnolo, la protectrice des catholiques de l’Empire
ottoman et, au XIXe siècle, l’intermédiaire entre le Saint-Siège et la
Porte. C’est sous cette protection que des missions catholiques purent
se développer [Spagnolo, 1977, p. 5-6]. Cet héritage de protection est
toujours vivant dans de nombreux villages libanais. Même quand ils ne
connaissent presque aucun mot de français, les villageois maronites
considèrent la France comme la « tendre mère ».
Affranchir les chrétiens du tribunal musulman en matière de
succession et « généraliser le régime des communautés », selon l’ex-
pression de Pierre Rondot [Rondot, 1947, p. 62], aux groupes
religieux, tels furent quelques aspects de la réforme politique
mandataire. Cette « généralisation » a notamment eu pour effet, d’une
part, de faire des sunnites une communauté, alors qu’ils étaient dans
l’Empire ottoman, comme le dit cet auteur, « État » et non
« Communauté », et d’autre part, d’appliquer cette communautarisation
aux musulmans non sunnites, comme les chi’ites, qui avaient juridique-
ment dépendu du droit sunnite hanafite. En 1926, ils sont devenus une
communauté à statut personnel, appliquant le rite ja‘farite (arrêté 3504
du 30 janvier).
En même temps qu’elle a instauré l’égalité des diverses
communautés, la généralisation du régime a consolidé la charpente
communautaire de la société, qui persiste jusqu’à nos jours. Cette
consolidation est fondée sur le concept de « reconnaissance officielle de
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 439

communautés à statut personnel » que l’article 1 définit comme « les


communautés historiques dont l’organisation, les tribunaux et les légis-
lations ont été délimités par un acte législatif » (l’annexe n° 1 liste ces
communautés) 21. Cette reconnaissance « a comme conséquence de
donner à cette organisation force de loi et de mettre cette organisation
sous la protection de la loi et le contrôle des autorités publiques »
(article 2 de l’arrêté n° 60) 22.
C’est également en tant que dépositaire de valeurs séculières que la
France entreprend des réformes en matière de statut personnel. Quand le
Haut Commissaire, le général Weygand, avait tenté d’introduire une
réforme de la succession des non musulmans, c’était pour leur permettre
de « soustraire la dévolution de leurs biens tant à l’empire de la loi
canonique qu’à la juridiction des tribunaux musulmans ». Il fallait
oeuvrer avec « beaucoup de doigté », déclara-t-il, pour éviter d’étendre la
compétence des tribunaux chrétiens aux questions de succession, car ce
serait « augmenter l’importance de ces tribunaux religieux, alors qu’ils
doivent peu à peu diminuer d’importance » [Rondot, 1947, p. 63].
L’arrêté n° 60, que nous avons évoqué plus haut, a renforcé l’orga-
nisation communautaire, mais il a aussi ménagé une possibilité
d’échapper aux communautés religieuses. Ainsi, l’article 10 distingue
entre les « communautés de statut personnel » et les « communautés de
droit commun », lesquelles « organisent et administrent librement leurs
affaires dans les limites de la législation civile » (article 14). Est
également une réalisation mandataire le droit de n’appartenir à aucune
communauté (article 10). Comme les personnes de « droit commun »,
celles qui n’appartiennent à aucune communauté devaient être
soumises à la loi civile en matière de statut personnel. Mais cette loi n’a
pas vu le jour. Sans une appartenance communautaire, écrit Edmond
Rabbath, ces personnes seraient frappées de capitis deminutio
(déchéance des droits civiques) [Rabbath, 1982, p. 91]. En quelque
sorte, les « sans-communautés », tout en échappant aux communautés
religieuses, deviendraient une autre communauté libanaise. De la
même façon, le juriste Pierre Gannagé s’est interrogé sur le fait « de
savoir quel sera le statut civil et politique des personnes sans

21. Ces communautés sont : maronite, grecque-catholique, arménienne-catholique,


syrienne-catholique, chaldéenne, latine ; grecque-orthodoxe, syrienne-orthodoxe
(jacobite), copte-orthodoxe, arménienne-grégorienne, nestorienne et protestante. Les
communautés musulmanes sont constituées par les sunnites, les chiites, les druzes, les
alawîtes et les ismaéliens, et la communauté juive (synagogue d’Alep, de Damas, de
Beyrouth).
22. L’article 16 précise les modalités qu’aurait à suivre un groupe religieux pour être
reconnu (notamment présenter aux organismes étatiques le corpus des principes religieux
et de l’organisation du groupe).
440 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

communauté dans les domaines régis obligatoirement au Liban par les


droits communautaires » et d’ajouter qu’en matière de succession,
d’administration des biens des mineurs, de filiation naturelle (régis
chez les non musulmans par la loi civile), les personnes sans
communauté peuvent être assimilées aux non musulmans et bénéficier
de l’application du statut « civil » (toujours dans une logique commu-
nautaire) [Gannagé, 2001, p. 72-73]. En matière de mariage civil, de
succession, et même dans la perspective de « n’appartenir à aucune
communauté » les réformes mandataires se sont finalement toutes
réalisées dans la logique communautaire.
La tentative d’instaurer le mariage civil reflète aussi ce souci
d’étendre l’influence séculière de la France. Le mariage civil est une
oeuvre de la Convention. Conformément à une décision de
l’Assemblée législative, la Convention avait retiré au clergé (loi du 20
septembre 1792) la tenue des registres de l’état civil, responsabilité
qu’ils avaient depuis les ordonnances de Villers-Cotterêts pour les
baptêmes (1539), et de Blois pour les mariages et les décès (1579) 23.
Les municipalités en prirent alors la charge. Dès le moment où il y eut
des représentants de la loi et de la République, l’acte de mariage devint
civil.

LA DERNIÈRE TENTATIVE D’INSTAURATION DU MARIAGE CIVIL (1998)

Durant la période du mandat, plusieurs tentatives d’instaurer le


mariage civil au Liban ont vu le jour, dont la première par Émile Eddé,
qui devint président de la République entre 1936 et 1941. Dans la
même période, un député grec-catholique de Beyrouth, Gabriel
Khabbaz, a appelé à une « kémalisation intégrale de la Syrie et du
Liban » et maître Aziz al-Hachem, un homme politique maronite, a
esquissé un projet de réforme constitutionnelle en y inscrivant l’établis-
sement du mariage civil facultatif [Rondot, 1947, p. 73]. Dans la
période post-indépendance, la première proposition pour une loi civile
en matière de statut personnel avait été présentée par les avocats de
Beyrouth en 1951, en réaction à la publication de la « Loi du 2 avril
relative à la compétence des juridictions confessionnelles des
communautés non musulmanes », qui élargissait les prérogatives
communautaires. D’autres tentatives de partis (par exemple le Parti
démocrate) ou d’hommes politiques (comme le député Raymond
Eddé), ont pris la forme de propositions de loi ou d’initiatives. Elles ont

23. Dictionnaire d’Histoire de France, Perrin, Paris.


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 441

concerné le statut personnel, d’autres ont plus particulièrement ciblé le


mariage civil facultatif. Si le projet de mariage civil facultatif de 1998
n’était pas le premier à être soumis à la société libanaise, c’était en
revanche la première fois que l’initiative provenait du chef de l’État,
mettant ainsi face-à-face la plus haute instance de l’État et les autorités
religieuses. La proposition de loi le concernant fut votée à la majorité
lors d’une séance d’un Conseil des ministres en mars 1998 (21 voix
contre 6 et une abstention). Le premier ministre, Rafîq Harîrî, avait par
contre refusé de la contresigner ; la proposition de loi ne fut pas
soumise au Parlement pour le vote des députés. En outre, le projet
s’était heurté à des résistances communautaires très fortes. Il fut ainsi
« gelé » en avril de la même année.
Par son caractère facultatif 24, le projet sur le mariage civil n’a pas
été conçu dans la contestation des prérogatives communautaires, mais
dans la pluralité de la gestion du mariage et, en même temps, comme
un moyen de construction séculière de l’État. En donnant aux Libanais
le choix de pouvoir contracter mariage sous une tutelle non religieuse,
en retirant aux prérogatives communautaires leur caractère obligatoire,
la semi-sécularisation du statut personnel introduisait un nouveau lien
État/communauté religieuse/citoyen. Pour l’instigateur du projet, le
président de la République, E. Hraoui, le mariage civil constitue « une
étape de l’abolition du confessionnalisme politique ». L’articulation
entre ce dernier et le statut personnel a toutefois été contestée même par
les partisans du mariage civil facultatif. Au-delà du débat que soulève
cette question, il est possible d’observer que le décalage entre le
discours politique et la pratique n’est pas sans effet sur les multiples
résistances qu’a suscitées le projet d’instaurer le mariage facultatif.
Quelles mesures ont été prises par l’État pour renforcer son discours
sécularisant ? Quelle préparation de la population et quelles concerta-
tions avec les forces en présence, tant politiques que religieuses, ont-
elles été effectuées ?
La société civile (ONG, associations de défense des droits de
l’homme 25, associations féminines 26, divers mouvements d’étudiants,
syndicats) et certains partis politiques, se sont mobilisés en faveur du

24. Voir notre travail (sous presse).


25. Il ressort d’une enquête effectuée dans les régions libanaises avec des personnes
de 16 à 65 ans et de classes sociales diverses que 16 % des personnes interrogées ont une
participation active dans des organismes de défense des droits de l’homme et des libertés ;
50 % avaient exprimé le souhait de participer dans ces organismes [Kaii, 2002, p. 46].
26. La vie associative est développée au Liban. Entre 1943 (année de l’indépendance
du Liban) et 1979, le nombre d’associations était de 1303. Entre la fin de la guerre civile
et 1999, 1900 associations ont été constituées (soit 190 associations créées annuellement
sur une période de dix ans) [Mhanna, 2002, p. 95-97].
442 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

mariage civil au moment où le projet de E. Hraoui a été proposé,


suscitant par leur action le premier débat socio-politique d’envergure
dans la société libanaise de l’après-guerre civile. Des ONG et des asso-
ciations avaient créé des espaces de dialogue entre les institutions et le
citoyen (animation d’ateliers dans différentes régions, publication de
brochures, organisation de colloques), afin d’expliquer le contenu du
mariage civil. Une enquête réalisée au moment où le projet fut présenté
avait montré que près de la moitié des Libanais n’ont pas d’opinion à
son sujet27 (« Information internationale » in an-Nahâr, 25 mars 1998).

LE STATUT PERSONNEL : DERNIER BASTION DE L’IDENTITÉ MUSULMANE

Le statut personnel est considéré par les autorités religieuses, toutes


confessions confondues, comme un pilier de l’identité religieuse. Si
elles se sont toutes opposées au projet de mariage civil facultatif, les
autorités sunnites en ont été les adversaires les plus farouches et les
plus virulentes. La communauté musulmane s’est voulue, comme a dit
le mufti sunnite de la République, cheikh Muhammad Rachîd Kabbânî,
un « rempart, une forteresse » de la religion. Comment analyser
l’attitude des autorités sunnites ? Est-elle uniquement régie par une
question d’intérêts menacés et une volonté de s’accrocher à des
privilèges traditionnels ?
Les autorités musulmanes ont toujours été hostiles à l’instauration
du mariage civil qu’elles considèrent comme un danger identitaire à
deux niveaux : religieux, d’abord : le droit matrimonial est d’origine
divine ; et politique, ensuite : le statut personnel est un outil de
résistance contre les valeurs laïques de l’Occident. Ces deux niveaux
sont manifestes dans les déclarations du mufti de la République. Le
mariage civil facultatif est une « agression contre la chari‘a », « en
contradiction avec la parole de Dieu ». « Il est une violation catégorique
des enseignements du Coran et de la Tradition. Il n’est permis à aucun
musulman de l’approuver ; s’y conformer est une désobéissance qui
mène à l’apostasie ». En ce qui concerne le rejet de la culture de
l’Occident laïc, il a affirmé, par exemple, qu’il ne permettra pas « aux
laïcs d’introduire le virus du mariage civil au Liban. Nul ne pourra
engager le Liban sur la voie de la laïcité, de l’athéisme et du matéria-
lisme, qui n’ont apporté au monde que des malheurs, ont dépouillé
l’homme de sa dignité et ont mené à la débauche ».

27. Enquête par âge, sexe, revenu mensuel, région, éducation, confession, menée par
Information internationale sur le mariage civil en octobre 1997 (an-Nahâr, 25 mars 1998).
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 443

Le rejet de la dernière tentative d’instaurer un mariage civil


facultatif par les autorités musulmanes doit être situé dans les relations
qu’elles ont entretenues avec le mandataire français. Durant le mandat,
les autorités musulmanes s’étaient opposés aux réformes de statut
personnel, mais elles ont marqué une évolution vers la construction du
Liban comme entité politique séparée de la Syrie. Avec les grecs-
orthodoxes, les musulmans (sunnites, druzes, chiites) s’étaient, dès
1920, opposés au « Grand Liban » (rattachement au Liban par les
Français de la Bekaa et des villes côtières de la mutassarifiyya, régime
instauré après le conflit de 1861). Les musulmans continuèrent à rejeter
la tutelle française au nom du nationalisme arabe, considérant que leur
« incorporation à l’État libanais sous domination chrétienne signifiait
pour eux une séparation permanente du monde musulman arabe 28 ».
C’est donc à maintes reprises que les musulmans, et plus particulière-
ment les sunnites, réclamèrent l’union à la Syrie des districts
musulmans nouvellement rattachés au Liban, demande réitérée au
moment de la préparation de la Constitution du Liban et lors des négo-
ciations préliminaires pour le traité franco-syrien en mars 1936 [Salibi,
1992, p. 263-277]. Quand le traité franco-libanais fut approuvé à
l’unanimité par les députés chrétiens et musulmans de la Chambre
libanaise, le 13 novembre 1936, des manifestations et des émeutes
éclatèrent dans plusieurs régions, entraînant dans les localités à
population mixte islamo-chrétienne des heurts qui, à Beyrouth,
causèrent la mort de plusieurs personnes [ibid., p. 281] 29. Plus tard, la
révolte des Libanais, toutes communautés confondues 30, contre la
suspension de la Constitution par Helleu, le Délégué Général, et la
gestation du Pacte national, ont définitivement scellé le destin des
musulmans et des chrétiens au sein du Grand Liban.
Si les sunnites ont été le fer de lance de la contestation du mandat,
ils ont néanmoins fini par intégrer et par défendre l’entité libanaise
naissante, tout en n’ayant de cesse de défendre l’autonomie du statut
personnel. L’hostilité exprimée au projet de mariage civil facultatif de
E. Hraoui se situe donc dans une continuité. Elle est autant une
expression de l’attachement aux valeurs religieuses qu’un rejet de

28. D’autant que les Britanniques avaient fait miroiter l’espoir d’un royaume arabe
incluant une partie de la Syrie sous la houlette du chérif Husayn de La Mecque.
29. Voir Kamal Salibi sur l’évolution de la politique sunnite face au mandat français
et du rôle des élites sunnites beyrouthines et non beyrouthines dans cette évolution [Salibi,
1992, p. 263-295]. Voir aussi Nadine Méouchy (2004).
30. Face à la demande d’indépendance, Béchara al-Khouri (maronite), élu président
en septembre 1943, et le premier ministre Riad al-Solh (sunnite), avaient entrepris
d’amender la Constitution pour transférer les pouvoirs législatifs et administratifs aux
Libanais.
444 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

certaines valeurs de l’Occident, comme l’écrit le cheikh Muhammad


Kin‘ân : « Nous n’accepterons pas d’abandonner notre religion, notre
histoire et notre chari‘a, pour embrasser un ramassis des lois de
l’Occident […] » 31.
Pour les autorités musulmanes, le statut personnel est le dernier
bastion de l’identité religieuse. Il représente ce qui leur « reste de lien à
la religion » [idem]. Son abandon signifierait que le statut personnel ne
se réfère plus à la loi religieuse. Or, ce qui structure la communauté au
Liban est la référence religieuse. Si la communauté ne gère plus le
statut personnel, elle disparaît. Et c’est contre cette disparition que les
autorités religieuses se mobilisent.
Les Tanzîmât et, dans le contexte du Liban, le règlement organique
de 1861, ont été promulgués sous la pression de l’Occident. Le statut
personnel est resté en dehors de ces textes. Tout comme il est resté en
dehors de la pensée de la Nahda (Renaissance des lettres arabes et
émergence d’une pensée politique réformiste). Au Liban, le statut
personnel est resté en dehors des réformes de l’accord de Taëf, dont le
but étaient de renforcer les références communes : adopter une loi
électorale plus représentative des Libanais, abolir le confessionnalisme
politique, « unifier les manuels d’éducation civique et d’histoire du
Liban ». L’article 9 de la Constitution issue de l’accord de Taëf sur la
gestion communautaire du statut personnel est réaffirmé et l’article 19
permet aux communautés d’avoir recours au Conseil constitutionnel en
ce qui concerne le statut personnel (placé au même niveau que la liberté
de conscience et de culte et que la liberté de l’instruction religieuse).
Dans un récent travail sur le « vivre ensemble» au Liban [Kanafani-
Zahar, 2004a, 2005a et b], nous avons identifié des pratiques et des
expériences interreligieuses en nous appuyant sur l’exemple d’une
société rurale en profonde mutation, une société confrontée à une
déstructuration causée par la guerre, à un besoin diffus de mémoire, une
société confrontée de plus en plus avec la ville, dont les caractéristiques
principales sont un exode non définitif, la pratique de la double
résidence et l’injection de valeurs qui ne sont pas sans perturber, sinon
bouleverser, les traditions villageoises, qu’elles soient interreligieuses
ou non. Ce terrain nous a, en outre, permis de voir fonctionner le
« religieux libre » et le religieux institutionnalisé à un niveau restreint.
Si le religieux libre d’attaches institutionnelles a la capacité de
transcender les mondes d’apparence retranchée des identités religieuses
contribuant à créer des liens entre Libanais, le religieux institutionna-
lisé produit des restrictions sur les relations matrimoniales et

31. Brochure des étudiants de Dar al-Fatwa (sans date, sans page).
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 445

politiques. Alors que la différence est gérée, à certains moments de la


vie religieuse, elle est confirmée et devient élément de distinction par
le contrôle des choix matrimoniaux et électoraux, en d’autres termes
par la force institutionnelle du religieux.
Si l’État ne produit pas de valeurs proprement citoyennes, comme
la Constitution le prévoit — d’une part, égalité des droits politiques,
égalité devant la loi et égalité d’admission à tous les emplois (articles 7
et 12 de la Constitution) et, d’autre part, liberté absolue de conscience
(article 9), il existe, au-delà du cadre du religieux institutionnel qui
sépare les communautés les unes des autres, des processus mus par des
acteurs civils, associatifs ou autres — syndicats, mouvements
d’étudiants ou d’artistes — pour faire valoir les droits individuels en
matière de mariage civil facultatif. En outre, la revendication pour
l’abolition du confessionnalisme politique est régulièrement formulée.
Depuis la promulgation de la Constitution, en 1926, qui a reconnu la
liberté de culte et de conscience, ainsi que la gestion communautaire du
statut personnel et la représentation confessionnelle des fonctions
publiques, la société libanaise est traversée par une aspiration à la
déconfessionnalisation des institutions, provenant en général d’élites
politiques ou de partis politiques, mais, de plus en plus, relayée par des
acteurs de la société civile. Cette même « société civile » réclame une
alternative au modèle du « régime communautaire », en d’autres
termes, une formule de conciliation entre les deux appartenances que
les Libanais revendiquent : une appartenance religieuse à laquelle ils
sont attachés et une appartenance nationale dans laquelle ils pourront
tous se reconnaître.
La communauté a toujours été au Liban une référence identitaire.
Mais l’absence d’un projet politique, le marasme économique, le
manque d’une réflexion critique sur la guerre ont créé un malaise
profond qui explique en partie l’attachement à la communauté, devenue
une référence identitaire centrale. Par ailleurs, les communautés
fournissent des services parallèles et reposent sur une infrastructure
développée, prodiguant enseignement, moyens d’information, services
médicaux et sociaux. Elles sont ainsi ce que nous appellerons des
« ressource-refuge ». Travail de mémoire, élaboration d’un projet
politique commun, reconstitution du lien social, non seulement entre
les individus, mais entre ces derniers et l’État, sont autant de démarches
nécessaires à la reconstruction de la société libanaise 32. Des mesures

32. C’est dans le contexte de cette impasse que nous avons récemment situé le blocage
de la réconciliation dans certains villages. Voir, Kanafani-Zahar (sous presse) et le docu-
mentaire Liban : réconciliations d’après-guerre, écrit et co-réalisé par Kanafani-Zahar,
(57’) (Alif Productions).
446 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

peuvent constituer une base pour la consolidation de l’appartenance


nationale : l’égalité des droits politiques des Libanais, l’identification
des intérêts nationaux et non des intérêts privés communautaires, la
valorisation du patriotisme national et non de ce que nous appelons les
patriotismes communautaires, l’instauration d’une éducation citoyenne
axée sur les valeurs d’adhésion à la nation, l’enseignement de l’histoire
religieuse faisant ressortir la richesse des multiples héritages religieux.
Consolider l’appartenance nationale n’est, en aucune façon, la
suppression des particularismes, qu’ils soient religieux ou autres. Au
contraire, les cultures religieuses constituent des patrimoines dans
lesquelles l’appartenance nationale se ressource. La reconnaissance
publique des identités particulières se traduit concrètement par le droit
à la différence et par l’expression de cette différence — libertés de
conscience et de culte. Un projet de réforme et de restructuration socio-
politique n’est pas en contradiction avec le pluralisme religieux et la
réalité de son vécu, et il devrait faire toute sa place à l’attachement des
individus à leurs groupes d’appartenance, véhicules d’histoire, de
mémoire, de convictions.
Dans notre étude sur le « vivre ensemble au Liban », nous avons
attiré l’attention sur la complexité du fait religieux, en montrant son
utilité dans la création de valeurs communes, à l’instar d’autres
constantes de ce qui, à notre sens, constitue le tronc qui lie les
Libanais : parenté abrahamique, langue arabe, formation du Liban
moderne, traditions alimentaires, musicales, etc. Mais les
communautés se retranchent derrière leur statut personnel et leurs
prérogatives politiques, avec comme conséquence le cloisonnement
des Libanais en fonction de critères religieux. Le Liban qui, après une
guerre dévastatrice, peine à appliquer les accords de Taëf, doit faire
face à une montée des communautarismes. Aux défaillances de l’État
s’ajoute le déficit de travail mémoire sur l’instrumentalisation de la
religion comme arme de guerre, travail indispensable pour la cicatrisa-
tion des plaies [Kanafani-Zahar, 2004b et 2004c]. Ce déficit contribue
à expliquer le renforcement de l’appartenance communautaire et la
résistance de la population à tout projet de changement. Sans ce devoir
de mémoire des conflits du Liban, il est fort à craindre que la société
libanaise ne puisse dégager un avenir.

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24

La question du califat ottoman

Gilles Veinstein

LE SULTAN-CALIFE

Dans la période actuelle, le monde musulman connaît certes de


multiples leaders de natures diverses et d’envergure variable, mais il ne
connaît pas de chef suprême, même limité à la seule composante
sunnite. Chacun sait qu’il n’en fut pas toujours ainsi, non seulement,
évidemment, du temps du Prophète et de ses successeurs des premiers
siècles, les califes, mais aussi à une époque, beaucoup plus récente,
bien que déjà quelque peu oubliée : au XIXe et au début du XXe siècles.
Le souverain de l’Empire ottoman était alors calife. Il revendiquait ce
titre, non sans paradoxe, puisque la dynastie ottomane était turque,
alors que, selon une majorité de juristes, le califat devait revenir à un
membre de la tribu du Prophète, les Quraychites et donc à un Arabe
[Nallino, 1919 ; Arnold, 1924, p. 47, 163-183]. Aussi, la légitimité du
califat ottoman ne manquait-elle pas de susciter des réticences,
notamment parmi les Arabes. Dans le dernier quart du XIXe siècle,
l’ancienne objection de nature juridico-religieuse ne pouvait qu’être
renforcée par les crises politiques affectant les provinces arabes de
l’Empire et par l’éveil du nationalisme arabe. Un mouvement s’amorce
alors en faveur d’un califat arabe, fortement stimulé par la politique
anglaise, dans la mesure où celle-ci se détache progressivement des
Ottomans. Parmi les divers candidats possibles, le chérif de La
Mecque apparaît comme le plus « naturel » [Kramer, 1986 ; Delanoue,
1994 ; Laurens, 1999]. Au demeurant, cette contestation connaît
certaines limites : le califat des sultans d’Istanbul reste un fait politique
et religieux bien établi, appuyé sur la puissance et l’ancienneté d’un
empire qui, tout « malade » qu’il paraisse aux yeux des Occidentaux,
fait figure de seul recours possible pour les musulmans aux prises avec
452 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

les impérialismes coloniaux. On verra, par exemple, l’ambassadeur


envoyé à Istanbul par Ya‘kub Khan, le souverain de Kachgarie,
recommander à son maître de se déclarer vassal du sultan-calife
[Zarcone, 1998]. Abdulhamid, le plus important des sultans ottomans
du XIXe siècle, fait inscrire sa dignité de calife dans la constitution qu’il
promulgue en 1876 (pour d’ailleurs, comme on sait, la mettre aussitôt
en sommeil). Il est rappelé dans l’article 3 que le sultan ottoman
possède le « califat suprême de l’islam » et, dans l’article 4, que le
sultan ottoman, en tant que calife, est « le protecteur de la religion
musulmane » [Arnold, 1924, p. 173]. Abdulhamid ne manque pas une
occasion de tirer parti de cette dignité, dont il saisit tout l’intérêt, pour
chercher à accroître son influence internationale, avec d’ailleurs des
succès mitigés. À ce titre, il envoie des représentants auprès des
musulmans d’Inde, de Java, d’Afghanistan et d’Afrique du Nord. Lors
de la révolte des Boxers, il intervient auprès des musulmans de Chine
pour leur recommander le calme. De même, il cherche à jouer de cette
influence auprès des musulmans des empires coloniaux russe, anglais
et français, afin d’en faire un moyen de pression sur ses adversaires.
Les consulats ottomans sont particulièrement actifs dans l’Inde sous
domination britannique. À travers le califat, Abdulhamid espère
également faire pièce aux nationalismes montants des musulmans non-
turcs de son empire : Arabes, mais aussi Albanais ou Kurdes [Ortaylı,
1994 ; Georgeon, 2003, p. 192-212].
Après l’éviction de ce sultan en 1908, ses vainqueurs, les Jeunes
Turcs, ne renoncent aucunement à la revendication du califat cession de
la Bosnie-Herzégovine, ils imposent le principe selon lequel le nom du
sultan régnant continuerait à y être invoqué comme calife et le chef des
oulémas bosniaques doit continuer à recevoir une autorisation d’inves-
titure du cheykh al-islam d’Istanbul. Ils agiront de manière analogue,
lors de la cession de la Libye à l’Italie en 1912, et dans le traité de
Constantinople avec la Bulgarie et la Grèce en 1913 [Arnold, 1924,
p. 177].
Ce double caractère du souverain ottoman, à la fois sultan d’un pays
déterminé et calife de l’ensemble des musulmans, investi d’une autorité
et d’une responsabilité au-delà des limites de son empire, explique que
l’éviction de la monarchie, à l’aube de la Turquie républicaine, ait pu
se faire, en fonction de considérations politiques internes et externes
fort complexes, en deux temps, au demeurant très rapprochés : le 1er
novembre 1922, la Grande Assemblée nationale d’Ankara dépose le
sultan-calife Mehmed VI Vahideddin et le remplace par son cousin
Abdulmedjid II, qui sera uniquement calife. Le 3 mars 1924, ce dernier
est à son tour évincé, mais pour ne pas être remplacé. Ce faisant,
LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 453

Mustafa Kemal et la Grande Assemblée nationale d’Ankara prennent


une décision qui ne concerne pas seulement la Turquie, mais l’ensemble
du monde musulman, puisqu’en agissant ainsi, ils se sont arrogé le droit
d’abolir l’institution du califat [Akgün, s.d. ; Akgün, 1994 ; Bacqué-
Grammont et Bozdemir, 1994]. L’événement, qui semble sonner le glas
d’une institution pluriséculaire, connaît comme il se doit un grand reten-
tissement, tant en Occident que dans l’ensemble du monde musulman.
Mais les réactions vont dans des sens opposés, de la satisfaction à l’in-
dignation et à l’inquiétude, quand on ne constate pas une certaine indif-
férence au sort d’une institution qui avait fait son temps. Parmi les
souverains musulmans, les ambitions sont attisées et les rivalités se font
jour (principalement entre le chérif Husseyn, devenu roi du Hedjaz, le
roi Fu’ad d’Égypte, et Ibn Sa‘ud d’Arabie [Delanoue, 1994, p. 49-65 ;
Picaudou, 1994]. Politiciens et publicistes occidentaux sont également
très divisés sur les sentiments éprouvés et les conduites à suivre. Les uns
se réjouissent d’une mesure qui leur semble réduire le péril islamique.
Édouard Herriot écrit ainsi dans l’Information : « C’est la fin du panis-
lamisme ou tout au moins d’un panislamisme dont Constantinople était
le centre désigné. » D’autres s’indignent du traitement réservé par les
kémalistes à Abdulmedjid ou s’inquiètent du vide ainsi créé, mais ils
s’opposent sur la manière de le combler, rivalités internationales et
préoccupations coloniales entrant en ligne de compte [Bacqué-
Grammont, 1982 ; Bacqué-Grammont, 1994 ; Dupont, 2004]. À
l’arrière-plan de toutes ces divergences, on retrouve une opposition
fondamentale entre ceux qui raisonnent sur le calife ottoman en fonction
des conceptions classiques de l’islam sur le califat, et ceux qui décon-
nectent au contraire le calife ottoman de ses précédents sacrés, pour y
voir le produit d’une époque, périssable comme elle, et appelé par
conséquent à faire place à de nouveaux avatars.

LA LÉGENDE DE LA TRANSMISSION DES DROITS ABBASSIDES

Quoi qu’il en fût du lien entre les califes d’Istanbul et ceux des
premiers temps de l’islam, personne, ou presque, ne se posait la question
de savoir comment on était, historiquement, passé des uns aux autres.
Sans doute parce que les préoccupations politiques de l’heure l’empor-
taient de beaucoup sur le souci d’élucidation historique, mais aussi
parce que cette dernière était bloquée par une pseudo-évidence. Il y
avait en effet à cette question une réponse toute faite, qui constituait une
sorte de version officielle, reprise par les politiques comme par les
historiens, selon laquelle le califat ottoman remontait à la conquête de
454 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’Égypte par le sultan Selîm 1er Yavuz en 1517. À cette occasion, le


dernier successeur des califes abbassides, présents au Caire depuis le
sac de Bagdad par les Mongols en 1258, aurait transmis ses droits au
sultan et à ses successeurs. Mustafa Kemal lui-même reprend cette thèse
à sa manière, quand il déclare dans son fameux discours fleuve de 1927,
postérieur à l’abolition du califat : « Si Yavuz, le conquérant de l’Égypte
en l’an 923 de l’Hégire, n’avait pas attaché de l’importance à un réfugié
portant le titre de Khalife, nous n’aurions pas eu ce titre en héritage
jusqu’à nos jours » [Bozdemir et Bacqué-Grammont, 1994, p. 87].
Cette tradition est encore présentée aujourd’hui comme une vérité
historique dans nombre d’ouvrages et, notamment, dans des manuels
turcs. Pourtant, sa véracité a été mise en doute aussi tôt qu’en 1912, par
l’orientaliste russe Barthold, et elle peut être définitivement écartée, à
la suite d’une série de travaux qui ont poursuivi dans la même voie
[Barthold, 1912 ; Becker, 1916 ; Asrar, 1972 ; Sümer, 1991 ; Veinstein,
1994]. Je me contenterai de résumer ici les principaux arguments, de
natures diverses, fournis à l’encontre de ce qu’il faut bien considérer
comme un faux.
Lorsque Selîm 1er envahit et conquit l’empire mamelouk, il y trouva
al-Mutawakkil, le dernier descendant des califes abbassides, réfugiés
auprès de cette dynastie. Il déporta celui-ci à Istanbul, à l’instar de
nombreux Égyptiens, et il ne fut autorisé à regagner l’Égypte qu’en
1521, après l’avènement du successeur de Selîm, Soliman le
Magnifique. Entre-temps, lors d’une cérémonie qui aurait eu lieu au
Caire ou à Istanbul même, dans la mosquée de Sainte-Sophie, al-
Mutawakkil aurait solennellement cédé ses droits au califat à Selîm et
à ses successeurs. Tel aurait été le fondement juridique de la transmis-
sion du califat des Abbassides aux Ottomans. Une première difficulté
tient au fait qu’on n’a pas de mention écrite de cet événement qui soit
antérieure au premier tome de l’ouvrage d’Ignatius Muradjea
d’Ohsson, un interprète arménien de l’ambassade de Suède à
Constantinople, dans son Tableau général de l’Empire othoman paru en
1788. On y lit ceci :
La maison ottomane n’a pas l’avantage d’être du même sang, comme
l’exige la loi canonique, pour avoir droit à l’imameth (un synonyme, comme
nous le verrons de califat). Cependant, selon l’opinion unanime des juristes
modernes, ce droit est acquis aux sultans ottomans, par la renonciation
formelle qu’en fit, l’an 923 (1517), en faveur de cette maison souveraine, dans
la personne de Selim I, Mohammed XII, Ebu Djeafer, dit Mutawakkil al-
Allah. C’est le dernier des califes abbassides, dont le sacerdoce fut détruit du
même coup, qui renversa la puissance des Mamelouks circasses en Égypte
[d’Ohsson, 1788, p. 269-270].
LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 455

Les raisons de mettre en doute l’authenticité de cette donation sont


multiples : aucune source contemporaine ne la mentionne, ni
égyptienne (notamment ni Ibn Iyâs, ni Ibn Tûlûn), ni ottomane, ni
européenne. Les sources ottomanes contemporaines ne soufflent mot
de l’existence même d’un calife au Caire. Seul, Haydar Tchelebi, fait
allusion à lui dans son Rûznâme, mais seulement pour dire qu’il fut
envoyé au dernier sultan Mamelouk, Tuman Bay, en compagnie d’un
ambassadeur ottoman et des quatre grands cadis [Sümer, 1991, p. 353,
n. 41]. Du reste, ce dignitaire, entièrement dépendant du sultan
mamelouk et réduit à un rôle de figurant à la cour de ce dernier, n’avait
qu’un prestige très limité, et on voit mal un Selîm en pleine gloire en
attendre quoi que ce soit. Selîm lui aurait, au contraire, manqué
d’égards jusqu’à le faire enfermer un temps, en 1519, à la prison de
Yedikule, sur dénonciation de ses neveux, pour les rapines et les incon-
venances dont il se serait rendu coupable. Argument plus direct à
l’encontre d’une cession de ses droits : son père, al-Mustamsik, le
remplaça comme calife pendant son bannissement à Istanbul et lui-
même reprit son titre à son retour au Caire, jusqu’à sa mort en 1538 ou
1543. Il aurait même investi en 1523 comme sultan d’Égypte le
gouverneur ottoman rebelle, Ahmed pacha [Arnold, 1924, p. 142]. Le
chroniqueur Diyarbekrî précise bien qu’il y a un calife au Caire en
1541-1542 [Lellouch, 1999]. En revanche, on ne lui connaît pas de
successeur.
À prendre les choses d’un autre côté, on ne voit pas Selîm se parer
du titre de calife après son retour du Caire. Ce sont d’autres titres qu’il
rapporte de cette expédition capitale : celui de Mu’ayyad min ‘ind Allâh
(« Le secouru par Dieu »), dont Mustafa ‘Ali précise qu’il représente
« le second degré de souveraineté, appliqué à un souverain jamais
défait dans une bataille » [Fleischer, 1992, p. 163] ; et, surtout, celui de
« serviteur des deux saints sanctuaires » de La Mecque et de Médine.
Ce titre, qui remonte aux Ayyoubides et aux Mamelouks, restera
jusqu’à la fin dans la dynastie. Avec ses importantes implications : la
suzeraineté sur les lieux saints, la protection du pèlerinage annuel et de
ses caravanes [Lewis, 1978 ; Farooqhi, 1988]. Comme l’écrit Mustafa
‘Ali, « son zèle fut cause qu’il éleva l’honneur de l’Empire plus haut
qu’il n’était sous ses grands ancêtres et, ajoutant le noble titre de
serviteur des deux cités sacrées, à son illustre khutba, il surpassa tous
les autres en rang… » [Tietze, 1979, p. 51].
456 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LES TRANSFORMATIONS HISTORIQUES DU CALIFAT

Si, donc, nous concluons que le califat ottoman ne remonte pas,


comme on a voulu le faire croire, à 1517, à quand remonte-t-il ? Le seul
moyen de débrouiller l’écheveau est de revenir au sens des mots.
Le terme calife (forme francisée de l’arabe khalifa) signifie
« lieutenant », « délégué », « successeur » [Sourdel, 1978]. Ce fut le titre
donné aux successeurs du Prophète après la mort de ce dernier en 632.
On distingue les quatre premiers califes qui avaient fait partie des
proches de Mahomet, ces califes « bien dirigés » (al-khulafâ al-
râshidûn), qui se succèdent sur une période de trente ans, sont, pour
plusieurs docteurs de l’école hanéfite, les seuls véritablement légitimes
[Arnold, 1924, p. 163].
Ceux qui vinrent ensuite et qui eurent à régir, non plus une simple
communauté de croyants, mais cet immense empire constitué par les
vastes conquêtes des nouveaux croyants, formèrent deux dynasties, les
Omeyyades et les Abbassides. Ce sont les « califes royaux » (mulûkî),
tenus pour moins saints par les sunnites et totalement rejetés par les
chiites qui ne reconnaissent que leurs propres imams. Le calife — on
lui donne également les appellations d’imam ou de « commandeur des
croyants » (amîr al-muminîn) — est à la fois un souverain temporel, un
empereur, et, sans être un chef spirituel à proprement parler (il n’a ni le
pouvoir de la prophétie, ni même celui de l’exégèse religieuse), il est le
protecteur et le garant de l’umma (la communauté des croyants).
Comme l’écrit Ibn Khaldun dans ses Prolégomènes, « Quant au califat,
il consiste à diriger les gens selon la loi divine, afin d’assurer leur
bonheur en ce monde et dans l’autre. Les intérêts temporels se
rattachent à l’autre monde car, selon le Législateur (Mahomet), toutes
les circonstances de ce monde doivent être considérées dans leurs
rapports avec leur valeur pour l’Autre-Monde. De sorte que le calife
est, en réalité, le vicaire de Mahomet, dans la mesure où il sert, comme
lui, à protéger la foi et à gouverner le monde » [Ibn Khaldun, trad.
Monteil, 1967, p. 370].
À l’origine, le pouvoir du calife est exclusif (il n’y a qu’un seul
calife) et exhaustif (il est la source unique de toute autorité). Toutefois,
les réalités ne tarderont pas à contredire cet idéal unitaire. Quelques
califes dissidents apparaissent ici et là (le calife de Cordoue en 928 ; le
calife chiite fatimide, en 909 ; beaucoup plus tard, au XIIIe siècle, le
calife hafside de Tunis). Plus grave encore, des chefs de toutes origines
sociales et ethniques parviennent à s’octroyer des pouvoirs de fait et à
vider de tout contenu le pouvoir temporel du calife en place, lui
imposant même une tutelle plus ou moins humiliante : émirs bouyides,
LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 457

à partir de 945, puis sultans seldjoukides tiendront ainsi en lisière les


califes abbassides de Bagdad aux Xe-XIe siècles. Désormais, le pouvoir
est ainsi désormais fragmenté dans le monde musulman : des califes
conservent l’autorité légitime, mais la réalité du pouvoir est exercée par
des émirs et des sultans qui se multiplient. Que reste-t-il aux califes,
sinon la prérogative exclusive d’investir ces derniers et de conférer
ainsi un fondement légitime à leur pouvoir ? Lorsqu’en 1258, les
armées mongoles mettent Bagdad à sac, les derniers rejetons de la
lignée abbasside n’ont d’autre issue, comme nous l’avons dit, que de se
réfugier au Caire, sous la protection des sultans mamelouks, régnant
alors sur l’Égypte : les califes abbassides poursuivirent ainsi au Caire
une existence politiquement très rabaissée, mais tout en restant, en
droit, les dépositaires de la légitimité. Tant et si bien que les sultans
d’origine plus ou moins obscure et de rang plus ou moins élevé
continuent à rechercher leur investiture. C’est le cas de l’Ottoman
Bâyezîd 1er qui, selon le chroniqueur Ibn al-Shihna, envoie en 1394 une
ambassade au Caire pour s’y faire reconnaître comme sultan de Rûm.
Khalîl ibn Shâhîn al-Zâhirî écrira encore au siècle suivant : « L’émir des
croyants est le lieutenant de Dieu sur terre… Aucun prince d’Orient ni
d’Occident ne peut se dire sultan à juste titre s’il n’a reçu son
investiture » [Arnold, 1924, p. 101-102].
Par ailleurs, dès le XIIIe siècle, en même temps que la position des
califes se dégradait, le sens et l’usage du terme se transformaient :
nombre de souverains, petits et grands, s’attribuaient ou se laissaient
donner par les flatteurs le titre de calife. Il n’était alors plus question
pour eux de prétendre succéder au Prophète ni gouverner l’ensemble de
l’umma, mais le titre signifiait seulement qu’ils étaient des souverains
éclairés par l’inspiration divine, gouvernant selon la justice et la Loi. Ils
n’étaient plus des califes du Prophète, mais des « califes de Dieu »
(khalifat Allah). On reprenait ainsi à leurs propos une formule
coranique appliquée aux prophètes Adam et David et qu’on avait
reproché aux Omeyyades et aux Abbassides de s’être abusivement
appliquée à eux-mêmes [Crone et Hinds, 1986]. On les disait encore
« ombres de Dieu sur terre ». Ce faisant, on donnait à leur propos une
version islamique de la figure platonico-aristotélicienne du
gouverneur-philosophe. C’était le cas chez le chiite Nasreddin Tusi
(1201-1274) ou le juriste chafiite du XVe siècle, al-Dawwani [Arnold,
1924, p. 122-126 ; Farooqhi, 1989, p. 180].
Cet usage plus lâche, voire plus laxiste, du terme de calife, franchis-
sant aisément la barrière entre idéal et réalité et ouvrant la voie à tous
les excès de l’outrecuidance ou de la flagornerie, favorisa la dissémina-
tion et la dépréciation du titre de calife. On constate combien, dès le
458 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

début du XVe siècle, il est devenu un accessoire obligé de la rhétorique


officielle des souverains de l’islam, même les plus modestes, dès qu’ils
veulent se mettre en valeur : calife et califats deviennent, non plus
comme par le passé, des antonymes de sultan et sultanat, mais de
simples synonymes sur un registre plus noble. Employer ces termes est
un moyen de varier le discours et de le relever.

LES PREMIERS USAGES DU TITRE PAR LES OTTOMANS

Les sultans ottomans, qui commencent à prendre de l’importance,


même si leurs acquisitions restent encore limitées à ces périphéries de
l’islam que sont l’Asie mineure et l’Europe orientale, ne font pas
exception à la pratique générale du temps. Il est inutile d’en donner
pour preuve, comme on le fait souvent, les différentes épîtres de sultans
du XVe siècle se donnant le titre de calife, recueillies par Feridûn dans
ses Munshe’ât-i Selâtîn, puisqu’on pourra toujours contester a priori
l’authenticité des pièces de cette compilation de la fin du XVIe siècle.
Mais il existe, par ailleurs, plusieurs autres références qui, elles, ne sont
pas discutables. Citons, par exemple, cette mention inscrite sur la
première page d’une chronologie dédiée à Mehmed 1er en 1421, où ce
dernier est, d’ores et déjà, désigné comme « calife de Dieu » [Atsız,
1961, p. 9]. De même, on lira sur l’inscription monumentale d’une
mosquée de Bursa, se référant à l’époque de Mehmed II : « Le construc-
teur de cette mosquée bénie est le fondateur du legs pieux, Sinân fils de
Abdullah, esclave affranchi de Mehmed fils de Murad Khan, au temps
de son califat… » [Uzunçarsılı, 1929, p. 79-80].
Bien des éléments du formulaire ottoman du XVIe siècle, qu’on a
tendance à prendre davantage au sérieux parce qu’ils sont employés par
ou pour des souverains ayant acquis un poids bien plus considérable au
sein du monde musulman, ne feront en réalité que s’inscrire dans cette
tradition rhétorique et ne doivent donc pas être investis d’un sens et
d’une portée supérieurs : Istanbul sera, indifféremment, le siège du
sultanat (dâr al-saltanat) ou du califat (makarr-i khilâfet), le palais du
sultan, le refuge du sultanat ou du califat (saltanat ou khilâfet me’âb),
le terme de calife n’étant dans ces contextes qu’une variante des autres
titres exprimant la souveraineté : sultan, mais aussi malik, khan, chah et
surtout pâdichâh. La salutatio (du‘â) de Soliman le Magnifique sera
ainsi, indifféremment : khallada Allah sultânehu ve malikahu, ou bien
khallada khilâfatuhu. Dans la première formulation, on désigne le
sultan et le roi, dans la seconde, le calife. Il n’y a donc pas à chercher
dans de telles expressions de revendication précise, sur les plans
LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 459

politique et juridique, de l’institution califale telle qu’elle existait dans


les premiers siècles de l’islam avec les caractères que nous avons
relevés. On notera, d’ailleurs, qu’aucune de ces expressions rhétoriques
intégrant le terme calife ne fait usage des titres autrefois synonymes
d’imam ou de « commandeur des croyants ». Sans doute parce que,
n’ayant pas été galvaudés de la même façon, ils ne pouvaient pas être
utilisés avec la même légèreté.
Il est vrai, néanmoins, que la position effective des Ottomans parmi
les souverains musulmans a changé radicalement entre les XVe et XVIe
siècles.
Ce qui aura donné, entre-temps, le coup de pouce décisif à leur
ascension, ce sont bien les victoires de Selîm 1er au Moyen-Orient, au
début du XVIe siècle, complétées par celles de son fils Soliman le
Magnifique dans le reste du monde arabe : elles font du sultan
d’Istanbul le successeur des sultans mamelouks qui ont été éliminés ;
les maîtres de ces composantes vénérables entre toutes du monde
musulman que sont la Syrie, l’Égypte et l’Irak, avec des cités aussi
illustres, à des titres divers, dans la mémoire de l’islam, que Damas,
Alep et Jérusalem, Le Caire et Bagdad. Elles lui valent encore la
suzeraineté sur les lieux saints de l’islam en Arabie et, comme nous
l’avons noté, le titre prestigieux de « serviteur des deux saints
sanctuaires », La Mecque et Médine. Au vu de tels acquis, la
supériorité du sultan ottoman sur tous les autres sultans ne peut plus
laisser de doute (elle ne sera disputée de façon sérieuse, mais non
décisive, que par les Grands Moghols de l’Inde, à leur apogée, sous le
sultan Akbar, dans la seconde moitié du XVIe siècle) [Farooqhi, 1989,
p. 173-201]. On peut même parler de suprématie dans la mesure où, de
partout (Inde, Indonésie, Afrique occidentale, pays de la Volga) lui
viennent les hommages assortis de demandes de secours des sultans
menacés par les Infidèles ; dans la mesure, aussi, où certaines de ses
responsabilités religieuses (la libre circulation universelle des pèlerins ;
la sécurité des caravanes de La Mecque et des lieux saints) ne
concernent pas seulement ses propres sujets, mais la totalité des
musulmans. Néanmoins, dans le contexte du XVIe siècle, cette
prééminence ne trouve manifestement plus à s’exprimer dans le titre de
calife, un terme décidément trop dévalué, tant par la banalisation qu’il
enregistre depuis plusieurs siècles — nous y avons insisté — que, peut-
être aussi, par l’image peu brillante qu’en avaient donnée les califes
abbassides du Caire (une des raisons, comme nous l’avons vu, de
mettre en doute une transmission de leurs droits aux Ottomans). Il est
également possible qu’il faille faire une place dans cette réserve à la
position hanéfite que nous avons mentionnée, selon laquelle seuls les
460 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

quatre premiers califes ont été légitimes — conception reprise, au XVIe


siècle, par Ibrâhîm Halabî dans son Multaka’l-Abhur [Arnold, 1924,
p. 163]. Pas plus qu’ils ne revendiquent le titre des Abbassides, les
Ottomans ne cherchent à exercer leur droit d’investiture des autres
souverains musulmans, ni ne sont sollicités de le faire. Ce n’est pas
sans confusion que l’amiral et voyageur Seyyidi ‘Alî Re’îs présente son
maître, le pâdichâh ottoman, en ces termes : « Mon empereur détient
tous les privilèges ; bien davantage que les autres empereurs, c’est-à-
dire qu’il peut faire la faveur de désigner des empereurs ayant le droit
de faire prononcer leur nom dans le prône et de battre monnaie ». Il
généralise là abusivement un droit que le sultan ottoman n’exerçait en
réalité que pour quelques vassaux, dont le khan de Crimée [Seyyidî
‘Alî Re’îs, 1999, p. 88].
Si le titre de calife n’est plus adéquat au XVIe siècle pour exprimer
la position prééminente du sultan ottoman, si ce titre omniprésent dans
la rhétorique impériale ne figure pas dans la titulature officielle des
sultans, pas plus qu’il n’est repris sur leurs monnaies, par quel autre le
remplacer ? Plusieurs formules se succéderont, selon les inflexions
idéologiques du moment, ou coexisteront selon les contextes et les
supports. Sans trop entrer dans le détail, mentionnons quelques
formules qui sont apparues fréquemment : Selîm et Soliman dans sa
jeunesse reprennent le titre timouride de Sahibkiran, « le maître de la
conjonction des planètes » (Saturne et Jupiter), promis à la domination
universelle [Fleming, 1987 ; Fleisher, 1992, p. 163-165], mais Soliman
est aussi, pour reprendre les expressions de la titulature (‘unvân) en
usage dans ses épîtres les plus solennelles, le « sultan des sultans » ;
« celui qui distribue des couronnes aux monarques de la terre » ;
« l’ombre de Dieu sur les terres » (un ancien titre califal et sultanien). Il
se présente aussi dans les inscriptions des murailles de Jérusalem
comme « le sultan des Romains, des Arabes et des Persans » [Raymond,
1992, p. 379 et n.17]. À l’instar de ses prédécesseurs, depuis
Mehmed II, il s’intitule même parfois César, se donnant pour le
successeur légitime des empereurs romains.
À vrai dire, il lui arrive tout de même de se désigner comme calife,
mais sans y mettre pour autant le sens qu’avait le titre chez les califes
« royaux » de la période classique. Il est question alors d’une acception
particulière du terme calife, non plus historico-politique, mais
purement juridique, que nous n’avons pas encore mentionnée jusqu’ici.
On la rencontre chez de rares auteurs comme al-Bagdadi et Mawardi au
XIe siècle [Imber, 1992 et 1997, p. 98-111]. Dans cette acception, le
calife est « celui qui ordonne le bien et interdit le mal ». Il est donc celui
qui, parmi les interprétations de la loi canonique proposées par les
LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 461

docteurs (en l’occurrence ceux de l’école hanéfite), sait discerner la


bonne et en fait la loi de l’État. Elle est appliquée à Soliman le
Magnifique, par exemple, dans un traité rédigé en 1554 par Lutfi pacha,
un ancien grand vizir de ce sultan, intitulé « Le salut de la communauté
dans le savoir des imams » (Halas al-umma fi’l ma‘rifet al e’imme)
[Gibb, 1962 ; Inalcik, 1970, p. 322]. L’auteur y soutient que, sans avoir
besoin d’être d’ascendance arabe et d’être issu de la tribu du Prophète,
son maître Soliman réunit de toute évidence en sa personne les trois
fonctions constituantes, selon lui, de la souveraineté en islam : il est à
la fois le sultan, l’imam et le calife de son temps. Or il définit chacun
de ces trois termes de la façon suivante : « Qu’entend-on par sultan,
selon la cherî‘a, sinon celui à qui est prêté le serment d’allégeance, qui
détient la puissance conquérante et la force de contraindre ? Qu’entend-
on par l’imam, sinon le rôle de celui qui maintient la foi et gouverne le
royaume de l’islam avec équité ? » Et il poursuit par cette formule qui
nous intéresse plus particulièrement ici : « Quant au calife, qui est-il,
sinon celui qui ordonne le bien et interdit le mal ? »
Cette conception du calife comme mujtahid « décisionnel » aura son
heure de gloire sous l’influence de l’illustre cheykh al-islam Ebû Su‘ûd
efendi, qui sera mufti d’Istanbul de 1545 à 1574, sous les règnes de
Soliman le Magnifique et de Selim II. Sa pensée se reflète dans les
titres que s’octroient ces deux sultans dans les préambules de certaines
grandes lois (kanun) qu’ils promulguent : ils s’y désignent tour à tour
comme « calife du messager du Seigneur des mondes » (khalîfe-i resûl-
i Rabb al-‘alemîn), « héritier du grand califat » (vâris al- khilafa al-
kubra), « celui qui prépare la voie pour les préceptes de la cherî‘a
évidente » (mumhid-i kavâ‘id al-shari‘ al-mubîn), ou encore « celui qui
rend manifestes les sublimes paroles de Dieu » (mazhar-i kelimât’illahi
ulyâ), etc. [Inalcik, 1970, p. 321].
Cette conception du souverain, interprète infaillible et metteur en
œuvre de la loi divine, n’aura qu’un temps, et les sultans ultérieurs
laisseront le monopole de cette exégèse aux oulémas jurisconsultes de
leur empire.

DES MÉCANISMES D’IDENTIFICATION ET D’IMITATION

Dans le même temps, le travail d’identification entre le sultan


ottoman et les califes des temps anciens se poursuivra par d’autres
voies. Cette identification présuppose toujours, certes, comme une
condition implicite, la prééminence de fait des Ottomans sur les autres
souverains musulmans, mais elle ne se réduit pas à celle-ci. Elle
462 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

représente autant d’élaborations spécifiques.


Le processus d’identification est d’abord le fait des juristes et des
chroniqueurs leur faisant écho, qui raisonnent par analogie sur les
modes d’accession au trône des sultans ottomans, sur les conditions
qu’ils ont à remplir et les devoirs à accomplir, en se basant sur les
quelques écrits de l’époque classique disponibles sur le califat. Les
hauts dignitaires qui prennent sur eux de résoudre les problèmes
successoraux rencontrés par la dynastie au début du XVIIe siècle, seront
ainsi désignés comme « ceux qui lient et qui délient » (ashâb al-hall
wa-l-‘aqd), c’est-à-dire qu’on emploie à leur propos la formule
appliquée à l’époque « classique » à ceux qui participent à l’élection
d’un nouveau calife. De même, encore, c’est en fonction des conditions
d’aptitude au califat, telles qu’elles avaient été définies par Mawardi,
al-Ghazali ou Bakillani que sera justifiée la seconde déposition de
Mustafa 1er pour « dérèglement mental » en 1623. Voici comment le
chroniqueur Hasan Beyzâde rapporte les considérations auxquelles
eurent recours le grand vizir et les hauts dignitaires civils et religieux
en la circonstance :
Il était manifeste que Sa Majesté Sultan Mustafa avait la tête faible. Il était
non moins net et d’une clarté évidente, pareille à celle du soleil à l’heure de
midi, qu’il n’était en aucun cas en mesure d’exercer le pouvoir ; en sorte que,
petit à petit, les affaires de l’État et de la religion se détérioraient ; que le
contrôle et la conservation du royaume et de l’umma n’étaient plus aussi bien
assurés […] ; que, selon la loi, celui qui était installé au califat devait être en
bonne santé mentale, droit, d’un pieux ascétisme et suivant la juste voie ; qu’il
devait être en mesure de garder les défilés (donnant accès aux) royaumes et
aux pays (musulmans), de gérer les affaires et de résoudre les problèmes des
croyants ; qu’il devait être sans pareil dans l’administration et la gestion ; et
que, dans le cas contraire, il n’était pas besoin de dire qu’il devenait
impossible que les ordres fussent exécutés, que les émirs et les juges fussent
nommés ; que les mariages et unions fussent conclus ; que les veuves et les
orphelins reçoivent leur subsistance. Rester inactif et silencieux devant de
telles questions serait une faute et favoriser la confusion entre l’interdit
(harâm) et le licite (helâl) [Vatin et Veinstein, 2003, p. 193].

Si l’on compare ce texte aux conditions d’aptitude au califat, telles


qu’elles sont définies, par exemple, par Mawardî dans ses Ahkâm
Sultâniyye, on retrouve aisément à quelles conditions le pauvre
Mustafa était accusé de manquer : la première (« l’honorabilité avec
toutes ses exigences ») ; la cinquième, « le jugement nécessaire pour
administrer le peuple et gérer les affaires ») ; la sixième (« la bravoure
et l’énergie nécessaires pour faire respecter le territoire musulman et
pour combattre l’ennemi ») [Mawardi, 1915, p. 7-8]. Un discours
analogue sera tenu par le mufti Karatchelebizâde au sultan Ibrâhîm,
LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 463

avant la déposition de ce dernier en 1648 : « Par ton manque


d’attention, tu as mis le monde en ruines », et il concluait : « Ton califat
n’est pas légal » [Vatin et Veinstein, 2003, p. 201].
L’identification ne reste pas limitée au discours extérieur des
juristes, elle est intériorisée par les sultans eux-mêmes qui, jusqu’à un
certain point du moins, imitent dans certaines circonstances solennelles,
particulièrement lors des cérémonies d’avènement, les premiers califes.
Ils se servent à cette fin des reliques qu’ils ont accumulées dans la partie
fermée de leur palais de Topkapı [Hammer, 1837, p. 186-188 ; Öz,
1953]. Ibrâhîm revêt ainsi à son avènement le turban d’Umar. Le
manteau du Prophète (khırqa-i sherîf) est l’objet d’une dévotion parti-
culière : les sultans ottomans ne vont pas jusqu’à s’en revêtir dans les
grandes cérémonies, comme le faisaient les anciens califes [Sourdel,
1978, p. 973], mais l’un de leurs premiers gestes de souverains est
d’aller « en pèlerinage », rendre des actions de grâce, dans la pièce où il
est conservé, et ils s’en font accompagner en campagne, comme d’une
sorte de palladium. Mehmed III l’avait ainsi emporté, lors de la
campagne d’Eger (Erlau, 1596) et — fait exceptionnel — il était allé
jusqu’à l’endosser au moment le plus critique de la bataille de Keresztes
[Hammer, 1837, p. 186]. Mustafa II, en 1703, face à une insurrection,
le garde à ses côtés. Résigné à abdiquer, il voit dans la relique une sorte
de relais qu’il se déclare prêt à transmettre à son successeur, Ahmed III
[Vatin et Veinstein, 2003, p. 295]. Soulignons que ce n’est jamais chez
les « califes royaux » omeyyades et abbassides que les sultans ottomans
vont alors chercher leur inspiration, mais exclusivement chez les califes
« bien dirigés », les seuls légitimes, répétons-le, aux yeux des juristes
qui font autorité dans leur empire. Le lien qu’ils établissent entre eux et
ces saints modèles reste toutefois du domaine de l’implicite. Il n’est pas
question de le prouver ni de le théoriser. La référence est de l’ordre de
la métaphore et de l’incantation, comme lorsque les princesses de la
dynastie sont comparées aux femmes de la « maison du Prophète » et
honorées comme les Khadidja, les Fatima ou les A’icha de leur temps
(Peirce, 1993, p. 163) ; ou encore lorsque le Grand Moghol Chah
Djahan, s’adressant au sultan Ibrâhîm en 1640, désigne, non sans
complaisance, le prédécesseur de ce dernier, Murâd IV, comme « calife
des quatre califes bien dirigés » [Arnold, 1924, p. 161] ; ou, enfin,
lorsque le chérif de La Mecque s’adresse à Ahmed III en 1729, comme
à « celui qui ressuscite les vertus des premiers califes » [Farooqhi, 1989,
p. 211, n.76]. Sur ce mode, l’idée peut être entretenue, sans aborder de
front les problèmes juridiques, historiques, théologiques posés par la
légitimité des Ottomans, qu’ils sont bien les héritiers les plus vraisem-
blables des anciens califes.
464 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Un autre facteur semble par ailleurs venir militer dans le même sens
au cours du XVIIIe siècle : la montée en puissance de l’Europe et l’affai-
blissement consécutif de l’islam. Face à cette évolution défavorable, à
la décadence politique, morale et religieuse qui l’accompagne, une
nostalgie pour un passé prestigieux sur tous les plans commence à se
faire jour, en même temps qu’une volonté de réaction. La revivification
d’un califat associé à la grandeur passée devient un objectif à l’ordre du
jour, et les Ottomans, aussi affaiblis qu’ils soient eux-mêmes dans le
déclin général, apparaissent à certains comme les seuls capables de la
mener à bien. C’est sans doute dans ce contexte (qui demanderait à être
plus approfondi) qu’il faut placer la brochure de Musa el-Kudsî al-
Khilvetî, écrite sous le règne de Mahmûd 1er (soit entre 1730 et 1754),
et intitulée « Le transfert du califat à la famille ottomane » (Hilâfetin al-
i ‘Osmâna intikâli). Elle ne traite pas précisément du sujet annoncé,
mais elle évoque du moins la prédication du cheykh ‘Abdalgani
Nabulusî, qui annonçait que les Ottomans allaient revivifier l’institu-
tion califale. Vers la même époque, le voyageur anglais J. Hanway
prétendait qu’il était stipulé dans le traité ottomano-persan de 1727 :
« The Grand Signior shall be acknowledged head of the Musselmen
and the true successor of the Caliphs ». Cette allégation n’est
aucunement confirmée par un examen du texte de ce traité, mais elle
reste un témoignage que l’idée était alors bien dans l’air [Hanway,
1762, p. 253 ; Lewis, 1988, p. 135, n. 11].

L’INNOVATION DU TRAITÉ DE KÜÇÜK-KAYNARDJA (1774)

Aucun des processus que nous venons de décrire ne donnait de


fondement juridique au califat ottoman et ne suffisait donc à l’institu-
tionnaliser. Tout au plus préparaient-ils les esprits à admettre comme
possible une telle officialisation. Celle-ci fut le fait du traité ottomano-
russe de Küçük Kaynardja de 1774. C’est dire que le califat ottoman fut
reconnu en droit international avant de l’avoir jamais été positivement
en droit ottoman (il n’y apparaîtra, comme nous l’avons vu, que plus de
cent après, dans la Constitution de 1876). Cette officialisation ne
répondit pas directement à des raisons internes, mais à des nécessités
d’ordre diplomatique. De celles-ci vint le coup de pouce que les seules
raisons internes n’avaient pas donné : il s’agissait, pour les négociateurs
du traité, les Russes en particulier, de faire accepter au sultan ottoman
l’indépendance de son ancien vassal, le khan de Crimée, laquelle ne
faisait que préluder à l’annexion de la Crimée par la Russie, qui fut en
effet accomplie quelques années après. Cette amputation était quelque
LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 465

peu adoucie pour le sultan par le lien de nature purement religieuse


qu’il conservait avec ses anciens sujets tatars en tant que « calife ».
L’article 3 du traité stipulait en effet : « Quant aux cérémonies de
religion, comme les Tartares professent le même culte que les
Musulmans et que S. M. le sultan est regardé comme le souverain calife
de la religion mahométane, ils se conduiront à son égard comme il est
prescrit par les préceptes de leur loi. »
Le califat ottoman était assurément reconnu, mais il apparaissait, en
même temps, que les diplomates chrétiens de Küçük Kaynardja y
avaient imposé leur propre marque et l’avaient taillé sur un patron qui
n’avait pas de précédent dans toute la longue histoire du titre.
L’expression de « souverain calife de la religion mahométane » (en
italien : Supremo Califfo Maomettano et en ottoman : Imam al-
Mu’minin ve halifat al-Muwahhidîn) était en elle-même une
innovation. Le rôle dévolu à ce calife faisait, par exemple, qu’il n’aurait
pas le pouvoir d’investir les futurs khans de Crimée, sur le modèle des
califes abbassides des derniers siècles comme on l’avait compris du
côté ottoman. Il exercerait seulement un droit de regard sur la
nomination des grands oulémas dans le pays. Ce seront des préroga-
tives du même ordre qui seront accordées aux sultans califes, dans les
traités du début du XXe siècle concernant les musulmans de Bosnie-
Herzégovine, de Libye, de Grèce et de Bulgarie [Noradounghian, 1897,
p. 322 ; Arnold, 1924, p. 164-170 ; Davison, 1976 ; Lewis 1988, p.
49-50]. La conception du califat née des négociations de 1774 (et
reprise dans les traités ultérieurs), se ressentait du souci des interlocu-
teurs chrétiens des Ottomans d’établir un parallélisme, au moins de
façade, entre le droit de regard reconnu alors à la tsarine sur les sujets
orthodoxes de l’Empire ottoman et celui dont disposerait le sultan sur
les musulmans des territoires conquis par la Russie, à commencer par
la Crimée. Plus généralement, elle était marquée par la notion
européenne du partage entre le spirituel et le temporel, faisant du calife
une sorte de pape musulman. D’Ohsson parlait en effet, dans son
Tableau de 1788, d’autorité sacerdotale du calife et désignait ce dernier
comme le « Pontife des musulmans » [Ohsson, 1788, p. 215, 237, 252,
263]. On est tenté d’ailleurs de se demander s’il n’existe pas un lien
entre la reconnaissance du califat ottoman par le traité de Küçük-
Kaynardja et la légende de la transmission des droits du califat, dont
d’Ohsson se fait l’écho quelques années plus tard : ce faux aurait été
destiné à lever d’éventuelles réserves juridiques à l’égard de cette
reconnaissance.
Quoi qu’il en fût de l’interprétation du califat donnée dans le traité
de 1774 et dans les autres traités de l’Empire ottoman avec divers États
466 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

chrétiens qui l’ont suivi, il est certain que les sultans ottomans, ainsi
consacrés, ne s’y sont pas limités. S’appropriant, au contraire, le titre
qui leur était reconnu en droit international, ils ne se sont pas privés de
jouer de tous les sens et de toutes les résonances dont le terme était
porteur pour les populations musulmanes. Ce fut, comme nous l’avons
déjà évoqué, Abdulhamid II (1876-1909) qui poussa le plus loin cette
instrumentalisation dans le cadre du courant panislamiste de son temps.
Le califat, dans ce contexte, représentait assurément bien plus qu’une
autorité purement spirituelle.
En revanche, le califat « sans souveraineté » que Mustafa Kemal
abandonna à Abdulmedjid II, dans la période allant du 1er novembre
1922 au 3 mars 1924, était bien issu du « califat spirituel » mis en place
à Küçük-Kaynardja. Ce devait d’ailleurs en être le dernier avatar.

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25

La France et l’Émir Abdelkader,


histoire d’un malentendu

Bruno Étienne

Alors qu’il a combattu, avec certains succès, l’armée française


pendant quinze ans, l’Émir Abdelkader est devenu, lors de son exil en
France (à Toulon, Pau, puis, dans de meilleures conditions, à Amboise),
une sorte de coqueluche à la mode que le Tout-Paris va visiter pour
s’esbaudir devant cet Arabe qui surprend par sa culture. Et les militaires
ne sont pas les derniers à chanter sa gloire : un si prestigieux ennemi
enfin vaincu les honore ! L’amitié des ecclésiastiques et de certains
lettrés est, elle, plus réelle et l’Émir lancera le premier dialogue islamo-
chrétien. Napoléon III finit par accepter de le laisser partir (revenir) en
Orient, doté d’une pension conséquente, mais jamais l’Émir
n’acceptera ni de trahir sa parole ni de jouer le jeu de la France au
Machreq. Je vais donc exposer le cas spécifique suivant :

LES PROJETS DE ROYAUME ARABE AU BILÂD AL-SHÂM

Abdelkader, qui se tient très informé de la politique internationale,


écrit de Damas, le 10 juin 1860, au journal L’Aigle de Paris :
Louange à Dieu.
J’ai été ravi de tout ce que vous avez écrit au sujet des États musulmans.
Vous avez en vérité de bons conseils et vous vous seriez fait entendre si vous
aviez parlé à des vivants ; mais c’est à des morts que vous faites appel. Vous
avez basé votre discours sur deux points ; vous auriez pu parler d’un troisième
encore et dire que les souverains véritablement musulmans aiment la conduite
des gens honnêtes et suivent leurs traces dans la justice et dans le mépris des
biens de ce monde, car c’est d’en haut que doit venir l’exemple pour les petits.
Hélas ! nous en sommes loin !
L’état actuel des empires musulmans et chrétiens, tout ce qui arrive
aujourd’hui, a été prédit par le Prophète Muhammad en son temps et c’est ce
470 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

qui donne tant d’autorité à ses prophéties. Il a annoncé l’anéantissement des


Chosroës et voilà qu’il n’y a plus de Pharaon ni de César. Il a dit aussi que les
rois chrétiens se maintiendraient au pouvoir jusqu’à la fin des siècles et que
les souverains de son peuple seraient abandonnés par Dieu à cause de leur
conduite contraire à Ses lois, de leur injustice et de leur amour des biens de la
terre.
Il a dit enfin que le monde ne finirait que lorsque les chrétiens seraient
devenus la majorité du genre humain.
Et cet événement ne pouvait manquer d’arriver, parce que, comme l’a dit
Muslim, l’un des interprétateurs autorisés de la parole du Prophète, ils ont,
entre tous, quatre qualités qui assurent le succès dans l’avenir : la clémence
dans la victoire, la résistance dans la défaite, l’énergie dans le retour offensif
et la bienfaisance envers les pauvres, les faibles et les orphelins.
J’ajouterai, pour moi, qu’à tous ces dons, ils en joignent un plus grand
encore, c’est de savoir se soustraire, quand il le faut, à l’injustice et à l’oppres-
sion de leurs rois.
Je pleure ô mon Dieu ! sur l’anéantissement de l’islamisme.
Nous sommes à Dieu et nous retournons à Lui !
En ce moment, un désordre épouvantable règne parmi les Druzes et les
Maronites. Partout le mal a des racines profondes. On se tue et on s’égorge en
tous lieux.
Dieu veuille que les choses aient une meilleure fin.
Salut de la part du pauvre devant Dieu le riche.

Cette réflexion précède de quelques jours les massacres de Damas,


au cours desquels l’Émir magnanime va s’illustrer par sa charité
islamique et devenir un véritable héros pour l’Europe. Mais point de
déterminisme dans ces propos ! Simplement une interrogation
lancinante qui parcourt sa vie : quel est le véritable dessein de Dieu ?
Libre arbitre et prédestination vont de pair et sa confrérie, la voie
Qadiriyya, a posé clairement le problème du possible et de l’impos-
sible : l’acte dont Dieu sait qu’il ne sera peut-être pas dans la
qudra/potentialité de l’homme, est-il possible qu’il se produise ?
Allusion à la sourate dite de la Destinée/al-Qadr, (XCVII) et à la Nuit du
mérite ainsi qu’à l’indétermination :
Dieu peut tout, même ce qui est impossible. La faculté laissée à l’homme
par Dieu s’exerce dans le domaine d’un possible, mais Dieu est alors
responsable des actes de l’homme voulus par Lui, pour lui ou pour Lui. Dieu
n’est responsable devant personne…

Alors que les hommes s’agitent, spéculent, font des projets, lui, al-
Insan al-Kamil, l’Homme accompli, sourit par compassion, mais se rit
du royaume mondain, car, seul, le sacré/al-Qods est l’indicatif de
l’Absolu et ce qui fait la qualité royale n’est pas de ce monde. Et
pourtant, le mondain et le séculier interviennent, agressent sans cesse
le Saint et parfois celui-ci doit sortir de sa demeure.
LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 471

Abdelkader a compris que l’autre interfère et donc que, sur le plan


mondain, la question d’Orient est avant tout une question d’Occident !
Comment contrôler la route des Indes et faire de la Méditerranée un lac
français sans que la Russie et la Prusse n’y trouvent à redire ? Et, sans
jeu de mots, pour contrôler les voies de la région, comment choisir
entre le chemin de fer allemand, la route anglaise et le canal français ?
En échangeant la non-intervention des uns pour les chasses gardées des
autres ! Laisser les mains libres à la France en Algérie est déjà un gros
gage de la part des Puissances, mais cela ne suffit pas à l’empereur
Napoléon III qui admire le Bonaparte d’Égypte, Muhammad Ali, et qui
est talonné par ses banquiers, de Rothschild à Talabot, ses saint-
simoniens, ses ecclésiastiques et par la Chambre de commerce de
Marseille, sans oublier les sociétés de géographie et les francs-maçons.
Aussi, une curieuse conjuration se fait jour qui va s’exprimer de L’Ami
de la religion à la Revue des Deux Mondes en passant par la Revue de
l’Orient, de l’Algérie et des colonies : pour assurer la paix, il faut créer
un État arabe syrien sous l’égide de la France impériale, qui sera confié
à l’Émir Abdelkader !
Au milieu des événements de l’Orient, l’opinion observe avec curiosité
l’attitude d’Abdelkader qui se fait, parmi ses coreligionnaires, le soldat de la
civilisation et qui rêve peut-être de se faire le Muhammad Ali de la Syrie.
À Dieu ne plaise que nous voulions signaler un projet ou émettre un vœu !
C’est une figure que nous montrons du doigt (L’Ami de la religion, 21
juillet 1860).

Cette idée, qui traîne depuis quelques mois, en particulier dans un


journal maronite de Paris, Byriis Barys, est reprise à peu près dans les
mêmes termes par le Progrès de Lyon, le Constitutionnel et le Courrier
du dimanche, le lendemain ! Mais elle ne tombait pas du ciel ! Depuis
1857 au moins, les rapports des consuls, dont certains sont de futurs
ministres, se ressemblaient étrangement : de Thouvenel à Lesseps, en
passant par Outrey et Bentivoglio, la même analyse arrive sur le bureau
de Walewski : la publication du Hatt-i Humayoun (18 février 1856) et
la conclusion du traité de Paris (30 mars), s’ils faisaient entrer
l’Empire ottoman dans « le concert des nations civilisées » et dans la
modernité, allaient avoir de graves conséquences dans les provinces
syriennes et il était temps de trouver une solution pour celles-ci comme
celle qui avait permis à l’Égypte de Muhammad Ali de s’émanciper
trente ans plus tôt. C’est au moment précis des massacres de Damas et
de l’attitude exemplaire de l’Émir que la question de sa souveraineté
est posée par le général de Martinprey, alors gouverneur de l’Algérie,
dans un rapport confidentiel du 13 juin 1860, à propos de l’émigration
algérienne en Syrie :
472 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

J’acquiers la certitude par tous les indices que je recueille depuis quelques
mois que l’Émir Abdelkader a des intentions de jouer encore un rôle. Je ne
pense pas qu’il se propose de rentrer en scène en Algérie, malgré le prestige
que son nom y conserve. Je crois plutôt que, jugeant l’état précaire de l’Orient,
il a mesuré la place qu’il y pourrait conquérir, avec sa puissance d’intelli-
gence, d’énergie et d’habileté, secondée par d’intrépides et dévoués
compagnons. C’est l’émigration qui les lui envoie d’Algérie. Ce ne sont pas
les premiers venus qu’elle entraîne, mais bien les hommes les plus vigoureux,
fournis par les tribus guerrières et pourvus de ressources en argent par l’alié-
nation de ce qu’ils possédaient […].
Est-il dans les intentions de l’empereur qu’Abdelkader puisse jouer un
rôle en Orient ? Nous devons alors laisser l’émigration suivre son cours. Dans
le cas contraire, il dépend de nous de la modérer.
Quel intérêt aurions-nous à voir restaurer l’islam ?

Curieux renversement lorsqu’on songe au froid qui s’est instauré


entre l’Émir et les consuls français pendant toute cette période, aux
craintes justifiant les ordres de Walewski (le fils de Marie Waleska,
ministre des Affaires étrangère et « neveu » de Napoléon III) et aux
rapports de Bullad, l’interprète de l’Émir, qui est un espion que
Napoléon III a introduit auprès de lui, avant qu’il obtienne son retrait
en 1857. Je n’ai pas, hélas ! trouvé la réponse du ministre, si elle existe !
Mais, de fait, c’est la première fois que la question est ainsi abordée et,
effectivement, Abdelkader pourra agir pendant les émeutes avec ses
compagnons armés au point que l’une des revendications du pouvoir
ottoman, après ces évènements, sera le désarmement des Algériens !
Les rapports des postes, d’Outrey à Damas, de Lesseps à Beyrouth,
arrivent à l’ambassade de Constantinople et, transmis de Thouvenel à
Walewski, insistent pendant toutes ces années (1856-1860) sur le
problème des minorités, sur les agissements des consuls russes et
anglais, Moore, puis Brandt et, surtout, du colonel Churchill. Il est vrai
que ceux-ci jouent un rôle actif dans les pétitions anti-ottomanes qui
déstabilisent le caïmacam (province) chrétien, mais ceci est une autre
histoire…
D’abord, Walewski insiste, dans ses recommandations, pour que
l’Émir évite de créer des difficultés avec les Turcs. Et si, assez
rapidement, Bullad envoie des rapports qui ne laissent aucun doute au
ministre sur la quiétude et la loyauté d’Abdelkader, il insiste aussi, dans
un très long rapport du 30 août 1857, sur le fait que la France ne doit
pas se laisser endormir dans une sécurité qui pourrait être trompeuse,
qu’étant données les nouvelles circonstances, l’Émir pourrait se jeter
dans une nouvelle aventure politique. Bullad demande donc à
l’empereur d’éloigner Abdelkader de Damas. Et, paradoxalement, dans
le même rapport où il accuse en fait Abdelkader de vouloir ressusciter
LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 473

en Syrie la « nationalité arabe effective », profitant de l’écroulement de


l’Empire ottoman, Bullad ajoute :
Un jour viendra peut-être où il serait très avantageux pour la France
d’avoir au cœur de la Syrie un homme tel qu’Abdelkader qui puisse, soit
comme instrument, soit comme allié, peser d’un certain poids dans la balance
des destinées de l’Empire ottoman.

On parlera épisodiquement de ce type de projet jusqu’aux


événements de 1860 et, curieusement, des années après encore.
Il existe un puissant parti « kadérien » en France, composé essentiel-
lement d’anciens prisonniers et d’anciens officiers de l’armée
d’Afrique, admirateurs de l’Émir, auquel se sont joints désormais la
haute finance et les milieux d’affaires, et il y eut incontestablement une
« campagne de presse », très moderne en ce sens, en particulier dans la
Revue des Deux Mondes et plus encore dans la Revue de l’Orient, de
l’Algérie et des colonies (par exemple le numéro de juillet 1858) ou
encore dans L’Ami de la religion. Mais, jusqu’en 1860, les rapports
insistent tous sur l’installation agricole et immobilière de l’Émir, sur
ses dépenses et sur son seul centre d’intérêt : l’étude et l’enseignement.
Le Progrès de Lyon du 21 juillet 1860 s’inquiétera d’ailleurs quelque
peu de cette éventuelle utilisation d’Abdelkader.
Et Bullad rentre en France, plutôt en froid avec l’Émir, tandis que le
consulat continue sa surveillance rapprochée, que les Lesseps et Perthuis
se lancent dans le projet d’une route carrossable entre Beyrouth et
Damas, dont les frais seront couverts par une souscription auprès des
bourgeois damascènes (trois mille actions immédiatement souscrites
entre Damas, Beyrouth, Alep). Du côté français, nous trouvons le groupe
Paulin Talabot, Isaac Pereire que l’Émir recevra plusieurs fois à Damas
et, toujours, les saint-simoniens et autres francs-maçons.
La route est achevée en 1862 et les frères Lesseps s’activent depuis
mars 1859 pour le projet du canal, comme on le verra plus loin. Les
publications de la Société du canal et, en particulier, le Journal de
l’Union des Deux mers 1, viendront conforter la puissante campagne de
presse du parti « kadérien », en y ajoutant les éventuels bénéfices que
tout le monde pouvait tirer de cette aventure. Lesseps parcourt la
France en faisant des conférences qui sont ensuite publiées et diffusées
par l’Imprimerie centrale des chemins de fer, Chaix et Cie.

1. Je ne crois plus au hasard, je dois cependant avouer que je ne sais pas si les nombreux
Lesseps, qui connaissaient le Maghreb et le Machreq depuis plusieurs générations, savaient
le sens ésotérique de ce titre : en arabe Majma‘ al-Bahrayn (Journal des Deux mers) est le
lieu où Moïse rencontra al-Khidr, l’initiateur vert, et l’Émir, isthme par excellence, raconte
dans un beau poème qu’il fut lui-même « moïsiaque » [Gilis, 1982, p. 29].
474 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Et si, entre-temps, Napoléon III, occupé en Italie, néglige un peu la


Syrie, sa politique est poursuivie par Thouvenel qui, d’ambassadeur
auprès de la Sublime Porte, devint ministre des Affaires étrangères au
début de 1860. Or, rédigeant sa dernière « dépêche-bilan », il insiste sur
le projet du canal pour lequel il vient d’obtenir l’aval des autorités
turques et que l’Émir approuve clairement. Il paraît alors assez cohérent
que le parti « kadérien » français, lié aux intérêts représentés par Lesseps,
reprenne la campagne en faveur du royaume arabe sous l’autorité de
l’Émir Abdelkader. Et peu à peu, d’autres s’y mettront. J’ai trouvé par
exemple cette lettre confidentielle datée du 23 décembre 1863 :
Le colonel O’Reilly, qui était chargé de former un corps de gendarmerie
moderne à Damas, a été appelé à Constantinople […] il se serait livré à des
menées ayant pour objet l’expulsion des Turcs au moyen d’une entente entre
les Bédouins et les Algériens (pour) faire proclamer Abdelkader roi de Syrie.
Les auteurs de ce projet se seraient mis en relation avec le consulat de France
à Damas qui leur aurait donné des encouragements […] un certain appui […]
La politique française ne comporte vis-à-vis de la Turquie ni réticences, ni
menées occultes…2

Voire… L’ironie de l’Histoire m’oblige à rappeler que, lors de


l’attentat d’Orsini contre Napoléon III (14 janvier 1858), l’orchestre
jouait un air à la mode « Partant pour la Syrie »…et que, dans les mois
qui suivirent, les autorités chrétiennes du Liban et musulmanes arabes
de Syrie apportèrent sans coup férir des témoignages massifs de grati-
fications à l’empereur.
Les troubles sont de plus en plus fréquents et le ton monte dans les
dépêches alors qu’il s’exacerbe dans la Montagne libanaise entre les
prélats maronites, les Druzes et les autorités turques. Les consuls des
cinq puissances parlent de guerre civile dès le début de l’année 1860,
de complot turc et d’intervention. L’opinion générale est que, si le
dernier bastion chrétien tombe (la ville de Zahlé), les hordes de Druzes
et de Bédouins s’allieront à la populace musulmane, et que Damas
tombera entre leurs mains… Il est donc temps que l’Europe mette bon
ordre à tout cela en s’appuyant sur « nos fidèles héritiers de l’Orient
chrétien » et, par une exploitation directe de ses richesses, elle permette
à la Syrie de retrouver le souffle d’une renaissance civilisatrice.
L’expédition militaire française est alors envisagée, puis montée, au
nom d’impératifs humanistes (le mot y est !) et, par-delà les affronte-
ments des intérêts franco-britanniques, présentée comme « expédition
franco-européenne » : confiée au général de Beaufort d’Hautpoul, elle
s’étalera de juillet 1860 à fin 1861. Tandis que Fouad Pacha est chargé
2. Nantes, Archives des Affaires étrangères, registre n° 22, correspondance reçue du
département et de l’ambassade de France.
LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 475

de la répression en Syrie — elle sera féroce à Damas — puis de la


remise en ordre du Liban, il devient le candidat des Puissances à la
vice-royauté face aux réticences de l’Émir. Toutefois, ce dernier
concurrent ne sera jamais candidat lui-même. Le Times, repris par
L’Ami de la religion du 19 juillet 1860, écrivait clairement : « Si la
Porte ne peut pas rétablir l’ordre elle-même en Syrie, le temps sera
venu de considérer si les Turcs ne sont pas restés assez longtemps les
maîtres de ces pays et si les nations chrétiennes ne doivent pas tenir
conseil sur l’avenir de ce malheureux pays. »
Les projets foisonnent alors qu’ils sont encore plus explicites : le
comte Édouard de Warren est chargé de faire un mémoire pour
Napoléon III ; il s’appuyait sur les travaux d’un éminent orientaliste,
M. de Saulcy, et tout en insistant sur la nécessité de contrecarrer de
front les projets anglais, il préconisait d’harmoniser les ambitions des
deux puissances maritimes plutôt que d’envisager la confrontation en
Méditerranée orientale et sur la route des Indes par le chemin terrestre
du domaine syro-mésopotamien. Il fallait donc mettre un terme à ce
régime d’autant plus légitimement qu’il aboutissait à l’extermination
des chrétiens. L’intervention de la France et de l’Angleterre se révèle
donc aussi nécessaire que complémentaire : l’Angleterre interviendra
en Mésopotamie et la France au Liban et en Syrie. « Quant à la forme
de cette intervention, le génie anglais a découvert depuis longtemps
celle qui est à la fois la plus simple et la plus praticable : c’est le régime
subsidiaire tel que la Compagnie des Indes l’a appliqué dans tous les
États hindous ou musulmans qui ont dû recourir à la protection anglaise
pour prolonger une existence tombée en décrépitude ».
Warren, fort de ces réflexions introductives, soumet alors
« humblement » à l’empereur la proposition d’un accord avec
l’Angleterre pour l’établissement d’un
double système subsidiaire copié exactement sur celui que les Anglais ont
établi avec un succès constant depuis plus de soixante ans chez tous les
princes protégés de l’Inde, […] une occupation subsidiaire française de la
Syrie, depuis Laddykié ou Tripoli, en comprenant Beyrouth, Damas,
Jérusalem, jusqu’à la frontière égyptienne en dessous du Réfah, […] et une
occupation subsidiaire anglaise de la vallée de l’Euphrate depuis Antakié
jusqu’à Bagdad et Bassorah.
L’administration, au nom de la Turquie, se ferait par des fonctionnaires
européens aidés d’une force militaire en partie européenne et en partie
indigène et serait soldée sur le revenu des contrées qui y seraient soumises 3.

3. Paris, Archives des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Turquie, vol. 122,
fol. 171 sq.
476 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Ce projet sera mené à bien : la jonction entre Thouvenel, Persigny


(ministre de l’Intérieur à partir de novembre 1860) et Lord Russell
(alors ministre des Affaires étrangères britannique) est constante
pendant toute cette période, comme en témoignent les notes de ce mois
de juillet. Au cours de leur entretien, Persigny et Russell avaient aussi
approuvé un projet d’emprunt élaboré par Lord Rothschild pour régler
la crise financière de la Turquie.
Telle est l’ambiance, sinon la situation, en juillet 1860, lorsque les
protagonistes signent la paix dans la Montagne libanaise et qu’éclatent
à Damas les émeutes qui vont rendre à Abdelkader sa célébrité et
favoriser les spéculations sur son éventuelle royauté, au moment précis
où il vit son ravissement et où il écrit ses plus beaux poèmes mystiques
et métaphysiques.
Dans cet état d’ivresse, d’effacement, de non-être, je parvins là où il n’est
plus, en vérité, ni lieu, ni au-delà […] La verticale et l’horizontale se sont
anéanties. Les couleurs sont revenues à la pure blancheur primordiale. Toute
ambition, toute relation étant abolie, l’état original est rétabli.

Les événements macabres à Damas durèrent, en fait, toute une


semaine. Le premier rapport du consul de France à Damas, Lanusse, au
ministre sur ces « vêpres syriennes » est daté du 17 juillet. Il affirmait
que le soulèvement avait commencé le lundi 9 juillet, à 2 heures de
l’après-midi, et qu’il ne s’était arrêté que le lundi, le 16, « mais que les
trois premiers jours ont été les plus terribles ». Ce rapport du 17 juillet
constitue le couronnement de la correspondance du consulat de Damas.
Mais il ne pouvait plus influencer les décisions de son gouvernement.
À cette date en effet, Thouvenel (nouveau ministre des Affaires
étrangères) s’était déjà activement préoccupé de la question syrienne et
avait commencé les démarches diplomatiques en vue de la solution de
cette crise au niveau européen.
Lanusse semblait toujours convaincu de la réalité d’un complot
programmé et exécuté à l’heure et aux endroits indiqués d’avance. Les
massacres avaient « commencé, sans que les troupes qui gardaient
depuis quelque temps le quartier eussent fait le moindre effort pour
arrêter l’insurrection ». Tout semblait combiné entre les responsables
des troupes régulières et des bandes venues des quartiers les plus
éloignés. Le quartier chrétien avait été entièrement détruit. La perte en
personnes est « chiffrée à environ huit mille personnes de tout sexe et
de tous âges ». Les femmes avaient été, en général, épargnées, « surtout
les plus jeunes, qui étaient emmenées en captivité ou bien subissaient
des traitements plus pénibles que la mort ». Bref, la culpabilité des
autorités locales ne fait point de doute pour l’agent consulaire :
LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 477

L’autorité, au lieu de chercher à comprimer l’insurrection, a, au contraire,


fait tout son possible pour encourager les pillards et les incendiaires. Les
soldats eux-mêmes prenaient part au pillage. Et l’on peut dire, sans trop se
tromper, que l’argent comptant et les objets précieux ont été pris par eux et par
les officiers.

Le comportement de l’Émir Abdelkader méritait toutes les


louanges. Il n’était pas resté « inactif avec tout son monde ». Avec une
poignée d’hommes, il avait tenu tête à une populace déchaînée et « plus
encore aux troupes du Grand Seigneur ». On lui devait la vie de onze
mille chrétiens logés soit chez lui ou dans son quartier ou enfin
emmenés en lieu sûr dans la citadelle, « où, contre son gré, Ahmad
Pacha a dû les recevoir ». Lui-même, avec des collègues et les religieux
européens, avait trouvé refuge dans sa maison. Mais des religieux fran-
ciscains avaient été massacrés avant de pouvoir s’échapper du carnage.

Mon royaume n’est pas de ce monde

On sait que l’Émir, prisonnier à Pau, dans son désespoir se mit à


douter de tout et même de Lui. C’est à Amboise qu’Abraham, al-Hanif,
l’ami intime Ibrahim al-Khelil, lui apparut en rêve pour lui dire que
désormais sa tâche était le grand Jihad :
Mon royaume n’est pas de ce monde : l’oblitération, al-mahal, la dissimu-
lation de la vice-royauté que Dieu destine à l’être humain véritable ne peut pas
s’accommoder d’une royauté mondaine.

Mais les Français ne peuvent savoir cela. Aussi lorsque B. Poujelat


posa la question à l’Émir, le 3 décembre 1860 :
Votre nom a été prononcé dans les journaux français pour être gouverneur
de la Syrie. Ce bruit est-il parvenu jusqu’à vous ?

Abdelkader lui répondit :


Oui et c’est cela, si je ne me trompe, une des causes principales des
vexations des Turcs contre moi. Mais que la Turquie se rassure. Ma carrière
politique est finie. Je n’ambitionne plus rien des hommes et de la gloire de ce
monde. Je veux vivre désormais dans la douce joie de la famille, dans la prière
et dans la paix.

Cependant, les discussions au sujet de l’avenir de la Syrie restaient


à l’ordre du jour de la politique européenne. Non seulement les
commissaires en avaient délibéré, lors de leur séjour à Damas, mais on
en parlait entre Paris et Londres, précisément dans l’alternative connue
des deux principaux candidats en vue, Abdelkader ou Fouad Pacha. Le
478 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

nouvel ambassadeur de l’empereur à Londres, le comte de Flahaut, en


esquissait les éléments, dans sa communication du 12 décembre 1860
à Thouvenel. Le projet du commissaire britannique, Lord Dufferin,
était remis sur le tapis et prenait une dimension sérieuse, tant en Syrie
qu’entre les deux capitales concurrentes. Lord John Russell semblait
entrer dans les vues du commissaire de la reine, tout en présentant des
objections contre Abdelkader :
La seule idée dont Lord John m’a fait part […] serait que Fouad Pacha fut
nommé gouverneur. À ce propos, le secrétaire d’État a prononcé le nom de
Abdelkader, auquel, m’a-t-il dit, les Turcs pourraient opposer qu’il n’est pas
un vrai croyant. Bien que Lord John Russell ne m’ait pas présenté l’objection
comme étant sans réplique, je n’ai pas cru devoir la relever. Et la conversation
en est restée là sur ce point.

À Damas, les deux commissaires, Dufferin et Béclard, en avaient


alors discuté ouvertement, pour la première fois apparemment. Le
consul Outrey avait aussi participé à ce débat. Les agents français
percevaient la véritable dimension du projet du commissaire anglais,
connu jusqu’ici par des allusions et des rumeurs et, donc, partiellement,
sinon faussement. Le même jour, le 14 décembre, Outrey écrivait
confidentiellement à Lavalette, tandis que Béclard en informait systé-
matiquement Thouvenel.
La communication de Max Outrey s’appliquait à discuter l’idée
d’ensemble et de ses implications sur les relations franco-anglaises dans
le domaine syrien. L’essentiel du débat consistait dans la question de
l’intégrité à sauvegarder de l’Empire ottoman : toute idée de démembre-
ment devait être écartée. Surtout, il s’agissait de concilier les tentatives
de réorganiser la Montagne libanaise avec le projet général de restruc-
turer et de réformer toute l’administration de la Syrie. Outrey résumait
le débat animé à ce sujet par cette observation fondamentale : « Les
privilèges de la Montagne et des Maronites doivent-ils se résoudre dans
une solution commune à toute la Syrie ? » On a là les prémices de ce qui
va devenir l’affaire franco-libanaise jusqu’à nos jours.
À noter combien ce projet ressemble furieusement à tous ceux qui
vont suivre jusque et y compris les guerres du Golfe de 1991 et 2004
en passant par les accords Sykes-Picot (1917) et sans oublier les
différents projets de Grand Liban. Je n’aurais pas osé écrire tout cela en
ces termes si je n’avais pas lu de dizaines de lettres, de rapports, de
récits comportant tous les mêmes termes que l’on retrouvera à
l’identique en 1920 au moment de la création du Grand Liban par les
Français. La dénonciation du despotisme comme justification du droit
de coloniser et du devoir d’intervention est pourtant une vieille
LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 479

pratique ; la preuve est qu’elle marche toujours encore et partout. S’il y


a complot, dans ce cas précis, c’est bien moins de la part des Ottomans
et des Turcs que du fait des Occidentaux.
Selon son habitude, le consul Outrey s’attachait à discuter ou à
rapporter des points jugés essentiels ou frappants, sans se résoudre à
présenter objectivement les éléments d’un problème ou l’enchaînement
des faits à exposer. Il passait souvent d’un sujet à un autre d’une
manière spontanée et instinctive, diluée et fragmentaire. Il en allait tout
autrement de Béclard, le commissaire de la France pour les affaires
libanaises, si l’on en juge par la netteté et la clarté de ses communica-
tions. Son exposé du problème syrien, tel que l’a présenté officielle-
ment son collègue Dufferin, fait l’objet de son rapport du 14 décembre
à Thouvenel. Il se référait aux instructions reçues du ministre relatives
aux privilèges de la Montagne. Face à cette position constante de la
France, il constatait que Lord Dufferin envisageait un plan de réorgani-
sation générale pour toute la Syrie. La conviction de son collègue se
résumait dans un fait fondamental :
L’antagonisme existant entre les chrétiens et les musulmans de ce pays,
qui s’est manifesté par la complicité des autorités turques dans les derniers
événements, résultait en grande partie des privilèges mêmes dont la
possession avait été garantie aux habitants de la Montagne.

Dufferin en tirait des conséquences politiques valables pour toute la


Syrie : d’abord, supprimer les privilèges exclusifs dont la Montagne est
bénéficiaire ; ensuite, séparer la Syrie du système gouvernemental de
l’Empire ottoman, et la doter d’institutions communes et uniformes,
également applicables à toutes les régions de cette province. Établir
ainsi un gouverneur général quasi-indépendant pour la Syrie intégrale,
auquel seraient subordonnés des pachas pour les régions qui en
dépendent. Dans ce cadre général, le Liban chrétien jouirait de son
propre pacha chrétien. Et de nombreux intervenants (Libanais et
Français) précisent sur ce point qu’il ne saurait s’agir de confier le
Liban à Abdelkader.
En rentrant de Damas à Beyrouth, le 10 décembre 1860, Lord
Dufferin avait trouvé des dépêches de son gouvernement qui intégrait
presque intégralement son projet. Aussi, pour mieux clarifier ce projet,
le commissaire anglais remettait-il à son collègue une note précise en
14 points sur ses vues de réorganisation de toute la Syrie. Béclard se
hâtait d’en envoyer une traduction au ministre :
1) intégrité de l’Empire ottoman ;
2) extension des bienfaits de l’intervention européenne à tous les chrétiens
de la Syrie ;
480 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

3) le principe de fusion et non de séparation appliqué aux différentes


sectes et races qui composent la population ;
4) renforcement du gouvernement local de la province ;
5) l’assiette de son administration fiscale, civile et militaire établie sur un
pied différent de celui des autres provinces de l’Empire ;
6) responsabilité personnelle du dépositaire de l’autorité locale vis-à-vis
de l’Europe ;
7) comme conséquence, suprématie de ce personnage sur le territoire
entier pour la tranquillité duquel il est responsable ;
8) assimilation de l’administration de la Montagne à celle des autres
Pachaliks de la province, de telle sorte que le gouverneur responsable ne
puisse se retrancher derrière l’indépendance de l’un de ses lieutenants, en cas
de désordre, ni avoir quelque motif de jalousie qui le porte à fomenter des
intrigues contre cette autorité inférieure et à la paralyser ;
9) assimilation des sujets chrétiens aux sujets musulmans pour ce qui
regarde le droit de propriété, etc. ;
10) une armée mixte recrutée indistinctement, tant parmi les musulmans
que parmi les communautés chrétiennes ;
11) une police constituée de telle manière que le maintien de l’ordre dans
le sein de chaque tribu, secte ou communauté ne soit confié qu’à des coreli-
gionnaires ;
12) une administration municipale fondée en vue du self government pour
toutes les questions civiles, religieuses et non politiques de chaque district,
tribu, secte et communauté ;
13) établissement par les cinq puissances, auprès du gouvernement local
de la Syrie, d’agents politiques munis d’instructions identiques et temporaire-
ment investis du droit de faire des représentations collectives sur les questions
se rattachant à l’administration entière de la province.
Terme de dix ans fixé pour la durée de cette organisation nouvelle.

Les parties ne s’opposaient que sur le nom du titulaire et sur le fait


que le Liban — la Montagne — devait être dissocié de la Syrie.
L’Émir pourtant ne cessait de répéter son refus 4.
Le 22 septembre 1860, Charles Scheffer 5 remet à l’Émir
Abdelkader le Grand cordon de la légion d’honneur de la part de
Napoléon III alors en Algérie. Curieux personnage que cet ancien

4. On ne peut que rester pantois devant cette histoire dont tous les éléments sont ainsi
fixés dès cette époque et donc porter le jugement le plus sévère sur ceux de nos contem-
porains politiques ou journalistes qui ne voient que l’événementiel dans le pseudo
« miracle libanais » et les malheurs des seuls Maronites, alors que les victimes de Damas
sont des Grecs melkites, pour la plupart. Les correspondances (Archives Affaires
étrangères, papiers Thouvenel) montrent clairement que les ministres et les généraux, dans
ce cas très précis, confondent les chrétiens d’Orient et ne font aucune différence entre
l’avenir politique de la Syrie et la réorganisation administrative de la Montagne libanaise !
5. Il existe aux archives des Affaires étrangères un fonds dit « K papiers Scheffer »
tellement Charles a fait de notes et de rapports : il y a là une belle histoire à raconter en
parallèle avec celle du père Cohen qui était son homologue pour l’Arabie aujourd’hui
saoudite.
LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 481

drogman en poste à Jérusalem, Damas, Constantinople, homme de


confiance de Thouvenel, traducteur officiel de l’empereur, chargé de
nombreuses missions discrètes, entremetteur né, toujours sur le terrain,
lié au père Lavigerie et prompt à dénoncer l’alliance entre les Anglais
et les familles Joumblatt et Nakkab.
Le même jour, le ministre de la Guerre, le maréchal Randon (celui
qui réduisit la résistance en Kabylie !), répondait au rapport que lui
avait envoyé le général de Beaufort dont il approuvait le plan d’occu-
pation et de réorganisation de la région. Le ministre posait la question
du rôle d’Abdelkader en des termes précis :
Pensez-vous qu’Abdelkader pourrait exercer le gouvernement de Syrie ?
Pensez-vous que les Puissances qui ont des représentants à Beyrouth aient la
volonté de le désigner ? Je ne cherche pas ce que pour l’avenir nous avons à
souhaiter de ce choix hypothétique, relativement à nos possessions d’Afrique.
Je ne m’arrête qu’au moment présent et à ce qui regarde la pacification
durable de la Syrie. Et dans cet ordre d’idées, Abdelkader me paraît désigné,
par la réputation qu’il s’est acquise en Algérie autant que par sa conduite
courageuse qu’il a tenue dans ces dernières circonstances.

Le projet qui concernait l’Émir, et qui ne lui a peut-être jamais été


communiqué, se trouve dans ce rapport confidentiel du général de
Beaufort du 6 octobre 1860 6 :
Je ne pense pas que les Puissances consentent à accorder le gouvernement
de la Syrie toute entière à Abdelkader et la Turquie ne l’admettrait jamais. On
pourrait tout au plus obtenir pour lui le Pachalik de Damas, le territoire d’Acre
et peut-être la Judée, s’il n’y a pas moyen, au nom de toute l’Europe
chrétienne, de placer à Jérusalem un gouverneur séparé. Plus tard, le pouvoir
d’Abdelkader pourrait s’étendre sur Alep et sur une partie du nord de la Syrie
et former ainsi le noyau d’un empire arabe qui pourrait s’étendre successive-
ment vers Bagdad et Bassorah […] Le gouvernement de l’Émir aurait pour
limites à l’ouest et au sud du Liban le Leitani, rivière qui a sa source vers
Baalbeck et qui se jette dans la mer entre Saïda et Sour.

Parfois je me suis demandé si je ne rêvais pas en relisant de tels


propos tenus en 1860 ! Bien entendu Abdelkader n’est toujours pas au
courant !
Beaufort continue toujours dans ce même rapport du 6 octobre :
Je n’admettrai pas qu’Abdelkader eût le gouvernement du Liban. Quelque
noble qu’ait été sa conduite dans les derniers événements, quelque prestige
qu’il puisse exercer sur les Arabes, ce n’est à tout prendre qu’un Arabe et, par

6. Tous les rapports de Beaufort sont aux archives du service historique de l’Armée en
cote G4-173 et commentés dans des notes à Thouvenel qui sont, elles, aux archives des
Affaires étrangères, Mémoires et documents, Turquie, 136 et sq.
482 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

qui serait-il remplacé à sa mort, sans parler dans ce qu’il y aurait de choquant
à mettre le Liban, de tout temps indépendant, sous l’autorité directe d’un
musulman ?

On ne saurait mieux dire !


Or c’est à ce moment précis que la candidature de l’Émir va devenir
aléatoire, puis encombrante : les spéculations du parti « kadérien » ne
coïncident plus avec les intérêts strictement impérialistes avant qu’il ne
rejoigne le clan de Lesseps. Le Times suggérait que l’affaire était trop
importante pour que l’on ne la confiât point à un prince européen ou, à
la rigueur, un prince égyptien ! Le nom de l’Émir Chehab commence à
circuler dans les milieux chrétiens à l’initiative de l’abbé Lavigerie,
directeur de l’Œuvre des écoles d’Orient — qui s’illustrera plus tard en
Algérie — alors en mission au Liban. L’idée est reprise à Paris par
l’orientaliste X. Raymond dans une série d’articles qui paraissent en
octobre dans la Revue des Deux Mondes. L’argumentaire était
clairement colonialiste : la Syrie prenait sa place et sa propre dimension
régionale dans l’espace méditerranéen qui était commandé par l’impor-
tance de la mer Rouge et du futur canal de Suez ; il fallait faire en Syrie
comme on avait fait en Algérie et Abdelkader n’était pas à la hauteur
pour mener à bien cette tâche réformatrice.
En Grèce, en Algérie, à Tunis, en Égypte, il s’agissait précisément, comme
aujourd’hui en Syrie, de pays que le sultan ne pouvait plus gouverner et de la
nécessité de créer quelque chose là où son impuissance ne laissait plus que le
vide et l’anarchie. […] Les intérêts européens auraient de la peine à tolérer
(cette anarchie) parce qu’ils ont besoin de la sécurité de la mer Rouge […] Ne
serait-il pas sage d’y penser dès aujourd’hui ? L’Europe peut-elle […] accepter
comme garantie efficace et actuelle de ses intérêts en mer Rouge, le droit légal
qu’elle a de porter ses griefs à Constantinople, qui n’est plus assez riche ni
assez puissante pour assurer la réparation des crimes accomplis, à plus forte
raison pour les prévenir ?

Et M. X. Raymond de conclure logiquement :


Par la suite, la Syrie étant regardée en droit comme un bien tombé en
déshérence, il y a lieu, dans l’intérêt général, d’instituer un prince chrétien et
de race européenne en Syrie malgré les scrupules que peut inspirer la consi-
dération du droit écrit.

C’est alors au tour du général de Beaufort d’atténuer son ardeur et


même de proposer Fouad Pacha avant de se rallier à l’option
chrétienne. Mais il écrit dans son rapport du 3 novembre 1860 :
Si Abdelkader, dans une certaine mesure, pouvait contenir dans sa main
les tribus arabes actuelles abandonnées à elles-mêmes, on trouverait en lui un
agent puissant pour s’opposer, dans l’occasion, à cette brutalité des Turcs, qui,
LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 483

à en juger par ce qui vient de se passer, ne saurait être combattue par des bras
trop énergiques.

Lors d’un rendez-vous manqué avec l’Émir, le 23 octobre 1860,


face au refus d’Abdelkader de le recevoir et d’entrer dans ces
manœuvres et, surtout dans cette combinaison, Beaufort est bien obligé
de renoncer tout en rusant :
Je regrette de n’avoir pas vu Abdelkader. On me dit qu’il ne désire aucun
pouvoir, qu’il craindrait de compromettre sa situation en présence de
l’hostilité sourde des Turcs et de la haine de musulmans des villes. Je ne me
fie pas entièrement à ce qu’il peut dire. Quoiqu’il en soit, il sera bon de
réclamer à la fois l’indépendance, l’autonomie du Liban et un pouvoir
quelconque pour Abdelkader, afin de réserver l’abandon de cette dernière
question si l’on n’obtient pas de la faire admettre par les autres Puissances.
Cette concession rendrait plus facile l’arrangement relatif au Liban et
Abdelkader, sans pouvoir reconnu, pourrait rendre de grands services, si
certaines circonstances nouvelles se présentaient. Je crois sa reconnaissance et
son dévouement pour l’empereur réels et sincères.

L’avantage des militaires tient au fait qu’ils disent les choses


crûment. Je ne sais pas quel était le niveau intellectuel et spirituel du
général de Beaufort d’Hautpoul à ce moment précis du parcours de
l’Émir.
Celui-ci s’apprêtait à partir pour son dernier pèlerinage, pour la fin
du voyage, fort de cette pensée : « Que la vie immédiate ne vous trompe
pas, que ses vanités ne vous trompent pas au sujet de Dieu. »
Certes, l’Émir resta jusqu’à la fin de sa vie proche du « parti
arabiste » contre les Ottomans au point que les pachas successifs
demandent encore son éloignement, mais son activité essentielle était
la prière, l’étude, l’écriture et l’enseignement, car « les meilleurs restent
là où ils sont ». Son importance politico-religieuse ne doit toutefois pas
être sous-estimée, même à cette époque, quand on sait qu’à l’image de
nombre de ses élèves, la plupart des penseurs de la Nahda (le
mouvement de Renaissance arabe), quelques années plus tard, seront
issus de cette filière qui s’est constituée dans les « salons » de Damas.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
GILIS C.-A. (1982), La Doctrine initiatique du pèlerinage à la maison d’Allah,
L’Œuvre, Paris.
26

Le « panislamisme » existait-il ?
La controverse entre l’État et les réformistes
musulmans de Russie
(autour de la « Commission spéciale » de 1910)1

Olga Bessmertnaïa

Dans les années 1914, l’un des services du ministère de l’Intérieur


russe, le Département de la presse, interdisait la diffusion d’une
brochure intitulée : « Quelques vers intéressants du Coran, retranscrits
par Chouchouk-ogly » [RGIA2, f. 821, o. 133, d. 449, l. 197-207].
Motif de cette interdiction : des affirmations sur Jésus-Christ allant à
l’encontre des fondements même de la religion chrétienne, et pouvant
donc offenser les sentiments des orthodoxes. Il s’agissait, qui plus est,
d’un cas patent de propagande panislamique. L’investigation que devait
faire par la suite un autre service du ministère de l’Intérieur, le
Département des cultes et confessions allogènes, révéla par ailleurs
que, sous le pseudonyme « musulman » de Chouchouk-ogly, se cachait
un certain Stéphane Matveievič Matvéïev, prêtre orthodoxe, mission-
naire du diocèse d’Oufa. En retranscrivant ces vers coraniques, il
entendait démontrer aux musulmans russes qui, selon lui, connaissaient
mal l’arabe et ne pouvaient donc pas lire les textes originaux, n’ayant
accès qu’aux interprétations tendancieuses de leurs mollahs, que le
Coran considérait bien Jésus-Christ comme un prophète, et qu’il
n’existait ainsi aucun motif sérieux de haine entre chrétiens et
musulmans. L’interdit fut levé…
Il est peu vraisemblable que le missionnaire Matvéïev ait été alors
motivé par l’idée d’une égalité politique ou éthique des religions ; son
entreprise s’inscrivait plus certainement dans un projet général d’évan-
1. L’auteur exprime sa profonde reconnaissance à N. Clayer, S. A. Dudoignon,
V. Fourniau, P.-J. Luizard, L. Thévenot et J.-C. Vatin pour les remarques constructives
qu’ils lui ont faites au cours de ce travail. Les erreurs éventuelles ne relèveraient que de sa
propre responsabilité.
2. Archives historiques d’État Russe. Quand je me réfère à des documents d’archives
russes, je reprends la classification en usage dans les archives de Russie : f. – fonds, o.
(opis) – inventaire, d. (delo) — dossier, l. (list) — feuille.
486 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

gélisation des « hétérodoxes » (inovercy), en les rapprochant des


orthodoxes, donc des Russes, dans l’espoir de leur éventuelle « russifi-
cation ». Pourtant, cette anecdote n’est pas mentionnée ici dans le but
d’examiner les stratégies des missionnaires ou les relations entre les
autorités religieuses et laïques de Russie. Elle ne fait qu’illustrer
l’attente permanente, et même l’obsession, des fonctionnaires russes,
qui, après 1907-1908, avaient tendance à voir dans la moindre manifes-
tation d’activité musulmane une preuve de dangereuse « propagande
panislamique ». Elle témoigne également, cependant, du caractère
particulièrement flou, dans l’esprit de ces fonctionnaires, de la nature
même et des manifestations de ce « panislamisme ». On note aussi à cet
égard la grande diversité des définitions données à ce terme, qui varient
même dans les circulaires ministérielles. Une seule chose ne fait
quasiment aucun doute pour personne : c’est le danger du « panisla-
misme » (qu’il soit « mouvement » ou « doctrine ») pour l’Empire russe,
où l’on recensait, à l’époque, de 16 à 18 millions de musulmans, et son
caractère foncièrement orienté « contre la raison d’État » (antigosu-
darstvennyj) 3.
On considérait alors que les principaux diffuseurs du panislamisme
en Russie étaient les « éléments progressistes », et en premier lieu les
représentants du mouvement réformiste musulman formé dans le
dernier tiers du XIXe siècle, les djadids (les « nouveaux », selon la
traduction qui était aussi en vigueur dans les milieux bureaucratiques) ;
leur nom renvoyait à la « méthode nouvelle » (uşūl-i djadı̄d) d’ensei-
gnement dans les écoles confessionnelles musulmanes, dont ils étaient
les tenants 4. Cette réforme de l’enseignement a, bien évidemment, dès
3. Les notions de « gosudarstvennyj » (d’État) et, partant, d’« antigosudarstvennyj »,
dans le vocabulaire de l’époque pourraient correspondre aux termes français « national »
et « antinational ». Cependant, la spécificité sémantique des notions russes d’État (gosu-
darstvo) et de nation me pousse à éviter cette traduction et à utiliser l’expression « raison
d’État » (ainsi, le terme « national » n’était presque jamais employé pour désigner les ins-
titutions « panrusses », étant remplacé par le terme « gosudarstvennyj » ; en revanche, il
s’appliquait souvent pour caractériser les aspirations correspondantes des ethnies de
l’Empire russe ; cf. aussi Blum et Ingerflom, [1994]). La différence entre les types de
nationalisme définis par B. Anderson [1991], comme le nationalisme « officiel » et le
nationalisme « de masse », se reflète ainsi, sans doute, dans l’usage lexical russe.
4. C’est le célèbre Tatar de Crimée Ismail Gaspirali (Gasprinski), qui est considéré
comme le fondateur de la nouvelle méthode d’enseignement de l’alphabet arabe (qu’il a
élaborée et introduite en 1883). Cette réforme entraîna une refonte généralisée des pro-
grammes dans les écoles confessionnelles musulmanes (maktabs et madrasas), y compris
l’introduction des matières « laïques » (les écoles adoptant cette méthode furent aussitôt
surnommées « nouvelle méthode » ou réformées). Il n’en est pas moins vrai que le djadi-
disme n’est que « le second réformisme musulman » en Russie : le terrain avait déjà été
préparé dès le second tiers du XVIIIe siècle en Asie centrale [Dudoignon, 1996, p. 14-
22, 27 ; Dudoignon, 1997 ; Kemper, 1996] ; dans la région de la Volga, la réforme a débuté
dans le second tiers du XIXe siècle [Dudoignon, 2001, p. 51].
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 487

ses origines, reflété des aspirations beaucoup plus étendues que la


stricte question de l’éducation musulmane. C’était devenu particulière-
ment manifeste chez les jeunes générations, apparues sur la scène
sociale à l’aube du XXe siècle, qui avaient souvent reçu, outre leur
éducation musulmane traditionnelle, une formation à l’occidentale, en
Russie ou en Europe, et qui se percevaient comme l’intelligentsia
musulmane [Dudoignon, 2000, 2001 ; Noak, 2001]. C’est précisément
au djadidisme (et aux courants plus radicaux qui devaient suivre) que
les historiens rattachent les idées de modernisation, de sécularisation et
l’élaboration d’une conscience nationale chez les musulmans de
Russie, ainsi que la formulation de leurs aspirations politiques.
Paradoxalement, toutefois, les réformistes musulmans de Russie,
plutôt que d’argumenter au nom du panislamisme, étaient quasiment
unanimes pour en réfuter jusqu’à l’existence même, répétant à longueur
de discours et d’articles que l’idée même en était absurde et n’existait
que dans les cerveaux des bureaucrates russes, qui s’en servaient pour
justifier les représailles antimusulmanes. Il s’agissait, selon les
réformistes, d’un « spectre », d’un « mythe créé de toutes pièces… par
les ennemis de l’Islam 5 ». Et, de fait, des études récentes montrent
qu’en Russie, le panislamisme (et même le panturquisme, avec qui on
le confondait souvent), n’avait rien d’un mouvement organisé ou d’une
théorie largement diffusée 6. Bien entendu, il y avait parmi les fonction-
naires des hommes qui comprenaient cette réalité, voire même qui se
permettaient de mettre en doute la réalité de la « menace panislamique »
(ce qui pourtant ne mettait pas un frein aux poursuites engagées contre
la « propagande antigouvernementale » diffusée par cette « dangereuse
doctrine 7 »).
C’est d’autant plus étonnant que le « panislamisme » est devenu
l’une des notions clés des relations entre l’État et les musulmans en
Russie, la plus chargée émotionnellement et symboliquement, un

5. Discours de S. Maksudov, prononcé en 1912 [reproduit in Yamaeva, 1998, p. 193].


6. Cf. l’éventail des opinions à ce sujet présenté par Geracy [2001, p. 277-283]. Ce
que les historiens (sans parler des bureaucrates russes) prenaient pour une manifestation
de panislamisme pouvait n’être qu’un faux-semblant, voire le contraire (cf., par exemple,
l’interprétation de la revue « Musulmanin » par A. Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejai
[1964] comparée avec [Bessmertnaïa, 2000]), et refléter des rapports de force à l’intérieur
de telle ou telle localité musulmane [Dudoignon, 2000, p. 307-310]. Les tendances les
plus nettement panislamiques et panturques se faisaient jour dans le milieu des émigrés
russes (particulièrement en Turquie), qui avaient quitté leur pays à la suite de la révolution
jeune-turque de 1908 et/ou pour fuir la répression en Russie [Georgeon, 1997 ; Georgeon
et Tamdoğan-Abel, 2005].
7. Cf., par exemple, la lettre du chef de la direction de gendarmerie du gouvernement de
Kazan au gouverneur, datée du 13 janvier 1911 [NART (Archives nationales de la République
de Tatarstan), f. 199, o.1, d.723, l. 10-12]. Pour plus de détails, cf. Vorob’eva, 1999.
488 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

véritable carrefour de toutes les tensions. C’est précisément ce


paradoxe que je me propose d’analyser autour de la controverse entre
fonctionnaires russes et acteurs musulmans. La question que je me pose
n’est donc pas de savoir si le panislamisme était vraiment répandu
parmi les musulmans de Russie mais pour quelles raisons la confronta-
tion autour de l’image du panislamisme était-elle si violente, quelles en
étaient les significations symboliques pour les deux parties, et, au-delà,
les non-dits des deux côtés à ce sujet ?
Je commencerai toutefois par ce qui a été dit explicitement par
chacune des parties en présence, en me limitant à quelques-unes des
opinions formulées, surtout les plus radicales ; menées jusqu’à leur
aboutissement logique, celles-ci permettent de mieux définir la nature
des enjeux et des représentations, même si elles ne reflètent pas toute
la gamme de jugements souvent contradictoires et conflictuels. Du côté
russe, il s’agira de la vision de fonctionnaires ordinaires du ministère
de l’Intérieur, non d’orientalistes, plus cultivés, et non, par exemple, de
fonctionnaires des Affaires étrangères, plus souples et pragmatiques.
Du côté musulman, je rapporterai les propos de quelques personnalités
tatares de la région Volga-Oural, représentants de l’ethnie la plus
suspectée, nous le verrons, par les bureaucrates russes de la diffusion
du « panislamisme 8 ».
La « Commission spéciale » interministérielle de 1910, consacrée
aux problèmes de politique intérieure musulmane, et, de fait, au
« panislamisme » (j’y reviendrai plus loin), me permettra de confronter
les opinions des parties en présence. Cela ne signifie pas que les points
de vue émis par ailleurs ne seront pas pris en compte.

LA POSITION DES FONCTIONNAIRES RUSSES

La période commençant à la dissolution de la IIe Douma d’État, en


1907, est souvent, non sans raison, qualifiée de « réaction stolypi-
nienne » (malgré la réévaluation, dans l’historiographie des dix ou
quinze dernières années, du rôle de P. Stolypine, chef du gouverne-
ment et ministre de l’Intérieur en 1906-1911). Le passage, pendant la
révolution de 1905-1907, à la monarchie constitutionnelle et la procla-
mation par le tsar Nicolas II de certains droits civiques (liberté de

8. Si je me réfère à cette controverse, je ne voudrais pas pour autant qu’on y voie un


résumé de toute la gamme des relations entre les Russes (ni même l’administration russe)
d’un côté, et les personnalités musulmanes, de l’autre : relations qui étaient en réalité beau-
coup plus complexes, étroites, et quelquefois amicales. À ce sujet, cf. l’exemple de
I. Gasprinski [Lazzerini, 1997].
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 489

conscience 9, de parole, de réunion, de rassemblement), même limités,


donnaient à la société des raisons d’espérer plus d’égalité pour les
minorités, plus de liberté pour la presse, de créer des partis politiques.
Mais, vers 1907, le pouvoir (et même une partie des milieux libéraux)
était renforcé dans son sentiment que ce changement de régime
politique menaçait les fondements mêmes de l’État. En faisant le choix
de maîtriser le mouvement des réformes, le gouvernement accentuait
dans le même temps sa politique restrictive envers l’opposition. Pour
les musulmans de Russie, cela se traduisit par une nette diminution de
leur représentation à la IIIe Douma, une surveillance plus stricte de leur
presse (qui s’était sensiblement développée pendant la révolution), la
fermeture de certaines écoles réformées, l’arrestation de quelques
personnalités et enseignants djadids. On peut dire que l’un des
principaux dilemmes auxquels était confronté le gouvernement de
l’époque était de concilier les valeurs relativement libérales sur
lesquelles il était depuis peu censé fonder son action, et la restauration
du projet de transformer l’Empire russe multiethnique en un État
unitaire, un État-nation. Ce projet était fondé sur l’idée de la supériorité
de la culture russe et de l’orthodoxie, de la préséance confessionnelle
et des privilèges législatifs de l’Église orthodoxe (qui n’a été séparée
de l’État qu’en 1918) ; rappelons à cet égard le succès ministériel de
l’entreprise du missionnaire Matvéïev-Chouchouk-ogly10. Autrement

9. Les lois sur la liberté de conscience concernaient principalement les problèmes de


conversion à une autre religion et ne bouleversèrent pas la condition réelle des musulmans,
dont le statut avait déjà été fixé : les réformes de Catherine II leur avaient déjà accordé la
« tolérance » (le droit de pratiquer publiquement leur religion en vertu de la législation en
vigueur). Mais ces nouvelles lois revêtaient une grande importance psychologique.
10. Le système de N. Ilminski, même remanié par des interprétations nouvelles, gardait
toute son actualité dans les relations entre le pouvoir laïc d’une part, l’Église et les milieux
missionnaires de l’autre, pour tout ce qui touchait à leur politique « allogène » (inorodčes-
kaja) et, en particulier, musulmane. Ce système avait été élaboré par ce missionnaire dans
les années 1865 comme une alternative au débat direct avec l’islam (il s’adressait toutefois
plus particulièrement aux non-russes déjà baptisés, mais tentés par un retour à l’islam). Son
principe essentiel consistait à promouvoir « l’éducation religieuse et morale des allogènes
(inorodcy) », dispensée dans la langue maternelle de l’ethnie correspondante, par des ensei-
gnants de même origine. Mais, comme il est avéré que ce système favorisait l’émergence
d’une identité « nationale » distincte de l’identité russe, il s’attira à la fois les critiques des
autorités « laïques » et de certains missionnaires, qui lui préféraient l’enseignement en russe.
Il n’en reste pas moins que les deux voies avaient comme but final la russification, que ce
soit par l’instruction en langue russe ou par l’entraînement à « penser à la russe ». Notons, en
même temps, et pour éviter tout simplisme, que les rapports entre le pouvoir « laïc » et les
missionnaires étaient marqués par des divergences notables quant à la vision de la nature de
l’islam et sur la façon concrète de l’influencer. Pour plus de détails, cf. [Werth, 2002 ; Geracy,
2001, surtout p. 223-263 ; Vorob’eva, 1999]. Il n’est pas moins significatif que ce projet de
russification était conçu comme un moyen d’atteindre la « fusion » des allogènes avec les
Russes sans recours à la violence [Geracy, 2001].
490 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

dit, la russification des allogènes, leur « communion (priobščenie) avec


la culture russe », ou bien leur intégration, était toujours considérée
comme un idéal à atteindre 11. Dans ce terrain propice, se développe une
crainte du séparatisme politique ou même culturel des musulmans,
provoquée par l’émergence de l’activisme politique des leaders
musulmans pendant la révolution (où ils se rangèrent le plus souvent
aux côtés de l’opposition libérale, le Parti des démocrates constitution-
nels), ainsi que par les répercussions des révolutions de 1908 en
Turquie et en Perse [Noak, 2001, p. 19 ; Vorob’eva, 1999]. C’est dans
ce contexte que (ré) apparaît le « spectre du panislamisme 12 ».
Les définitions que les fonctionnaires russes donnent du panisla-
misme se résument de la manière suivante (laissons pour l’instant de
côté les citations les plus surréalistes) : « Le panislamisme est une
doctrine qui s’efforce de rassembler tous les peuples de confession
musulmane en un état islamique unique, une grande puissance
mondiale » [NART, f. 199, o. 1, d. 723, l. 10]. Ou, plus encore : « Le
principe de base du panislamisme est le rassemblement politique et
économique de tout le monde musulman sous l’égide de la Turquie,
avec, pour but final, la création d’une république panturque13 » (dans
l’usage courant, l’Empire ottoman était appelé Turquie). Cette assimi-
lation, parmi les fonctionnaires, du panislamisme au panturquisme
s’explique, pour une large part, par le fait que les leaders musulmans
(réformistes ou révolutionnaires) soulignaient souvent, eux-mêmes,
non seulement l’unité religieuse, mais aussi l’unité ethnique turque de
la plupart des peuples musulmans de Russie 14. Cela ne pouvait que
renforcer, aux yeux des fonctionnaires, l’image foncièrement hostile de
tous ces « panismes » envers l’État russe : rattacher le religieux au
« national » (ethnique) donnait une nouvelle base (fût-elle fictive) à la
solidarité de tous les peuples musulmans du pays, en attachant, qui plus
est, cette masse ainsi solidarisée à l’Empire ottoman, l’ennemi tradi-
tionnel de l’Empire russe.
11. Même si elle commençait à paraître irréalisable à certains hommes d’État. R. Geracy
[2001, p. 262-263] note que c’est précisément les doutes quant à la possibilité d’atteindre cet
idéal qui conduisirent à la recrudescence de mesures coercitives à l’égard des non-russes.
12. Selon Vorob’eva [1999, p. 38, 148], les premières mentions (assez peu fréquentes
d’ailleurs) du « panislamisme » dans les textes administratifs russes (dans la région du
Turkestan), remontent aux dernières années du XIXe siècle.
13. Circulaire du Département de la police, section spéciale, du 18 décembre 1910
[GARF (Archives d’État de la Fédération Russe), f. 102 (DP OO), o. 1910, d. 74-1, l. 142].
14. Depuis Gasprinski, des tentatives avaient même été faites pour élaborer une lan-
gue littéraire turque commune. Toutefois, Noak [2001, p. 22] note que l’enthousiasme du
début pour cette idée dans la région de la Volga était retombé vers cette période ; ce qui
s’explique par un rétrécissement des références ethniques (de « turques », en général, à
« turques du Nord » ou « tatares », etc.) dans la recherche d’identité des musulmans de la
Volga. Cette évolution resta cependant ignoré des fonctionnaires.
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 491

La notion de « panislamisme » se basait donc, dans l’esprit des fonc-


tionnaires, sur l’association de la menace externe avec la menace
interne. Dans sa dimension intérieure, le « panislamisme » focalisait
toutes les craintes liées au séparatisme et à l’isolationnisme musulmans
et c’est lui qui suscita l’apparition, chez les Russes, de l’idée d’un islam
« nationaliste » et « politique ». Le principe du panislamisme, selon une
analyse officielle de la presse musulmane 15, c’est « la fusion de notions
religieuses et nationales, conférant à l’islam un caractère de doctrine
politique » ; il équivaut au principe d’« insularité » (obosoblennost’)
nationale et au rassemblement des vingt millions de musulmans de
l’Empire en un parti politique unique, autrement dit à l’idée de
détachement (otču ždenie) de la Russie, non seulement sur un plan
religieux, mais national et politique » (souligné dans le texte original)
[Gol’mstrem, 1987, p. 23, 21]. Cet islam politique cesse en fait d’être
une religion (et n’est donc plus du ressort de la liberté de conscience) et
s’oppose à l’islam véritable (d’ailleurs considéré comme tout aussi
nuisible) : « Les musulmans d’aujourd’hui » se distinguent par « leur
capacité étonnante à appliquer les principes de l’islam à toutes sortes de
besoins pragmatiques », et « dans cette optique propre à rassembler sous
une bannière unique des hommes des courants les plus différents,
l’islam n’est plus que le symbole du nationalisme, dans lequel chacun
met ce qu’il veut » [ibid., p. 23, 24]. Mais la vision unitariste russe a
pour les musulmans un autre projet, fondé sur un tout autre rapport
entre le laïc (le « pragmatique ») et le religieux : « Compte tenu de la
spécificité russe, où les musulmans sont les sujets d’un État chrétien et
doivent donc s’acquitter de leurs obligations civiques et laïques, non pas
en accord avec les principes de l’islam — surtout dans l’interprétation
arbitraire qui en fait une force de rapprochement de tous les musulmans
avec la Turquie, mais dans le respect des exigences de la raison d’État
russe, ce type de doctrine constitue un crime contre l’État équivalent à
la propagande d’un « État dans l’État », au détachement politique d’avec
la Russie, et donc à un crime de haute trahison » [ibid., p. 21].
C’est un lieu commun de rappeler que l’esprit des lois de l’Empire
russe favorisait, depuis le XVIIe siècle au moins, le principe confes-
sionnel. Celui-ci, raffermi par les réformes des années 1780 de
Catherine II, a conforté une certaine autonomie institutionnelle pour les
communautés musulmanes de Russie [Khodarkovsky, 1997 ;
Dudoignon, 1996, 2001 ; Frank, 2001]. Cela ne pouvait que renforcer

15. Ce compte rendu de la presse musulmane pour l’année 1910 a été fait en 1911 pour
le Département de la presse et publiée à Saint-Pétersbourg. Les rapports de ce type étaient
une pratique courante dans la quasi totalité des services du ministère de l’Intérieur chargés
du contrôle du « panislamisme ».
492 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’identité musulmane déjà existante, qui devint encore plus forte et


dominante par rapport aux autres identités au sein de ces communautés
musulmanes régionales. Pendant la révolution de 1905-1907, l’auto-
identification musulmane a traversé les frontières régionales,
s’étendant (du moins dans le discours réformiste) à toute la population
musulmane de Russie [Noak, 2001]. Les craintes de l’administration,
prompte à assimiler cette évolution au « panislamisme », ne pouvaient
que s’en trouver accrues, lorsque la visibilité de ces communautés
semi-autonomes, leurs contours assez nets parmi les autres populations
du pays venaient nourrir les appréhensions du séparatisme musulman.
Il semblerait que, désormais, d’une façon assez paradoxale, l’approche
confessionnelle était associée, dans l’esprit des fonctionnaires, à l’idée
plus séculière d’une religion « pure », c’est-à-dire d’une religion qui se
limiterait au domaine de la foi individuelle et des pratiques cultuelles.
Seule une telle foi (au contraire du « panislamisme ») permettrait aux
hétérodoxes de devenir des « bons citoyens 16 », parfaitement intégrés à
la vie russe. Nous verrons plus loin si cette idée était susceptible de
rencontrer quelque succès.

LA POSITION DES RÉFORMISTES MUSULMANS

Sadri Maksudi (Maksudov dans la transcription russe, 1879-1880-


1957) était un Tatar de Kazan, fils de mollah, disciple de I. Gasprinski,
docteur en droit de la Sorbonne (1906), membre du comité central du
parti Ittifak-al-muslimin (Alliance des musulmans) (1906), député du
gouvernement de Kazan aux IIe (20 février-2 juin 1907) et IIIe
Doumas d’État (1er novembre 1907-9 juin 1912) et secrétaire du
groupe musulman de la IIIe Douma. Il dénonçait le fait que les mesures
gouvernementales contre un panislamisme (mythique, bien entendu)
étaient dirigées en fait « premièrement, contre l’islamisme tout court »
(l’islamisme signifiant ici appartenance à l’islam) et « deuxièmement,
contre le mouvement progressiste musulman » [Jamaeva, 1998, p. 190].
Ce « mouvement progressiste » n’est rien d’autre que « la marche en
avant naturelle » de la population musulmane sur le chemin de la
« communion » (priobščenie) avec la culture russe et le progrès »
[ibid., p. 192] ou, plus généralement, « l’aspiration à la culture »
[ibid., p. 180] ; aspiration d’ailleurs « seulement naissante » [ibid., p.
193], car les musulmans sont « cullturellement arriérés » et « économi-
quement faibles » [ibid., p. 182]. Et c’est ce mouvement culturel que,

16. Pour les notions de citoyenneté, cf. en particulier Yaroshevski, 1997.


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 493

sous l’influence de « politicards missionnaires par principe hostiles à


l’islam » [ibid., p. 182], le gouvernement, depuis que la politique
nationaliste de Stolypine a été instaurée, prend pour du panislamisme.
Or, ce sont justement les persécutions contre ce mouvement qui
pourraient bien menacer « l’avenir d’une Russie forte », en laissant les
musulmans — vingt millions de personnes 17 — végéter dans l’arriéra-
tion et soumis à l’oppression. Sans parler des réactions « regrettables »,
tant pour le gouvernement que pour les musulmans eux-mêmes, que
pourrait provoquer au sein d’une population jusqu’ici « loyale et
pacifique » cette politique injuste et infondée. Il est de l’intérêt même
du gouvernement de faire en sorte que les musulmans deviennent des
« citoyens à part entière d’un grand et libre Empire russe », ce qui est
précisément l’objectif de leurs leaders [ibid., p. 193].
Maksudi a prononcé ce discours (souvent cité par la presse de
l’époque, puis devenu une référence fréquente des historiens) à la Douma
d’État le 13 mars 1912, à l’occasion des débats sur le budget du
ministère de l’Intérieur. Son argumentation est fondée sur des exemples
précis d’actes de répression 18, ainsi que sur les documents officiels par
lesquels l’administration la justifie. La plupart sont, apparemment, des
extraits de la «Commission spéciale » déjà mentionnée — officiellement
« Commission spéciale pour l’élaboration de mesures visant à contre-
carrer l’influence des Tataro-musulmans dans la région de la Volga ».
Cette commission s’était réunie en janvier 1910 à l’initiative de
Stolypine 19, en présence de représentants du ministère de l’Intérieur, du
ministère de l’Instruction publique et de l’Église orthodoxe russe 20.
Revenons pour le moment à la position des fonctionnaires : ce n’était pas
un hasard si la Commission s’est concentrée sur les Tatars de la Volga.
Car c’est à cette ethnie, « qui n’est pas la plus importante par le nombre »,
que les fonctionnaires attribuaient « une domination culturelle et une

17. Les chiffres de la population musulmane varient souvent en fonction de la position


de celui qui les cite : les musulmans ont tendance à le gonfler jusqu’à 20 millions, ce que
font aussi, d’ailleurs, les fonctionnaires les plus inquiets.
18. L’investigation faite par la suite au ministère de l’Intérieur n’a pas confirmé tous
les cas de répression évoqués par Maksudi [RGIA, f. 821, o. 133, d. 620, l. 34].
19. Cette initiative de Stolypine avait en effet été influencée, comme le dit Maksudi, par
sa correspondance avec des missionnaires [Geracy, 2001, p. 285 ; Vorob’eva, 1999, p. 121-
122]. Mais la convergence de vues entre le gouvernement et les missionnaires n’était cepen-
dant pas totalement manifeste [Geracy, 2001, p. 296-308], et le congrès des missionnaires à
Kazan, dont Maksudi considère les conclusions identiques aux propositions du gouverne-
ment, s’était en fait tenu quelques mois après la Commission spéciale, en juin.
20. C’est à la suite de cette Commission que la Section spéciale du Département de la
police de Saint-Pétersbourg ouvrit des dossiers consacrés au « panislamisme », promu
ainsi au rang de parti politique d’opposition. En province (par exemple à Kazan), des
enquêtes similaires avaient été ouvertes encore plus tôt.
494 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

influence sans équivalent sur les autres allogènes musulmans de Russie ».


Ils l’expliquaient par « le niveau culturel relativement élevé des Tatars »
par rapport à ces derniers [Z̆urnal, 1929, p. 110-111]. Cette différencia-
tion entre les « allogènes musulmans » était pourtant soumise, comme on
l’a vu plus haut, à la vision « panislamique » adoptée par l’administration
elle-même 21, et les particularités ethniques des Tatars étaient ainsi
réduites à une propension spécifique au prosélytisme islamique. À la
suite de cette Commission, Stolypine présenta au Conseil des ministres
un rapport (probablement, une autre source de Maksudi 22) intitulé
« Mesures destinées à contrecarrer l’influence panislamique et panturque
sur la population musulmane » [RGIA, f. 1276, o. 7, d. 6, l. 92-101].
Outre ses protestations quant à la loyauté de la population
musulmane et à l’absence de tout courant séparatiste (tant qu’on
respecte les droits promulgués à l’époque révolutionnaire), le discours
de Maksudi est particulièrement instructif en ce qui concerne deux
notions qui sont les fondements mêmes de son argumentation. Il s’agit
en premier lieu de la notion de « culture ». C’est en s’y référant que
l’orateur détermine la condition des musulmans (la pauvreté et l’op-
pression sont en fait des conséquences de la privation de culture, de
« l’arriération culturelle » : ce sont les entraves au « mouvement
progressiste » musulman — c’est-à-dire à leur « communion avec la
culture » — qui empêchent les musulmans de devenir « des citoyens à
part entière »). Il s’y réfère aussi pour démontrer leur loyauté (« la
“communion” avec la culture russe »). En second lieu, il y a la notion
de « peuple » (narod) ou de « nationalité » (narodnost’) musulman(e)
— et c’est en tant que tels que les musulmans sont visés par la
répression dénoncée par l’orateur («…[ils] s’opposent à nous non
seulement en tant que fidèles d’une religion, mais en tant que
nationalité » [ibid., p. 186]). C’est en fait le droit de ce « peuple
musulman » à une existence « nationale » au sein de l’État russe qui est
le fil conducteur du discours de Maksudi, dont voici la conclusion :
« Rien n’oppose en vérité notre mode de vie national et la raison d’État
russe ; ce sont là deux choses parfaitement compatibles ; du haut des
tribunes publiques, nous continuerons à parler, comme nous l’avons

21. À propos des difficultés qu’engendrait cette vision ambivalente du monde musulman,
à la fois comme un tout, mais aussi comme un « conglomérat » de populations ethniquement
différentes, pour définir une ligne politique concrète envers les musulmans du pays, cf.
[Vorob’eva, 1999, p. 124] ; par contre, selon Geracy [2001, p. 293-294], les fonctionnaires
préféraient bien marquer les différences existant entre les peuples musulmans du pays.
22. Dans son discours, Maksudi se réfère à un texte du gouvernement proposant des
« mesures contre le panislamisme », ce qui peut se rapporter aussi bien au « Journal » de la
Commission spéciale qu’au rapport de Stolypine. Ces textes ne diffèrent pratiquement pas
sur le fond.
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 495

toujours fait, en citoyens russes, dont le désir le plus sincère est l’épa-
nouissement et la grandeur de l’État russe. Mais, Messieurs, laissez-
nous vivre au sein de notre famille, de notre peuple, selon les traditions
et les préceptes de nos pères, laissez-nous vivre comme nous
l’entendons, selon les exigences de notre âme nationale, fruit de
plusieurs siècles d’existence » [ibid., p. 194] 23. Cela signifie-t-il que la
différence entre les positions exprimées par les fonctionnaires russes et
celles de l’orateur musulman pourrait se résumer à un débat du style :
vrai, ils ne sont pas loyaux, ou faux, ils le sont ? Ceci alors que le cœur
du problème (la transformation de l’islam en un symbole du nationa-
lisme et non pas en une religion « pure ») est considéré par les deux
parties de manière fort symétrique.
Avant de tenter de répondre à la question, il convient d’en poser une
autre. Se pourrait-il que ces protestations de loyauté et que le refus
proclamé de tout séparatisme, avec le renvoi du panislamisme au rang
de fantasme de fonctionnaires, ne servent qu’à camoufler les véritables
intentions des djadids, soumis au contrôle étatique — comme tendaient
précisément à le penser les hommes d’État russes ? Et, de manière plus
générale, jusqu’à quel point les déclarations publiques des djadids
reflètent-elles réellement le climat interne de leur milieu ?
De toute évidence, le discours de S. Maksudi à la Douma n’est pas
exempt de roublardise politique. Il ne s’est d’ailleurs pas vraiment
illustré, tout au long de sa carrière, par une fidélité inébranlable à ses
propres opinions 24. Certaines de ses vues (développées en particulier
23. Cf. également l’intervention de S. Maksudi à la Douma du 20 février 1910, où il
insiste sur le caractère indissociable du « national » et du religieux chez les musulmans.
24. À la période qui nous intéresse, S. Maksudi a par exemple prôné le contrôle des
écoles confessionnelles musulmanes par des autorités religieuses centralisées [Xabutdinov,
1999, p. 94], ce qui le rapprochait en quelque sorte de l’opinion des traditionalistes (pour l’al-
ternative moderniste, à savoir, en contexte russe, la gestion privée de ces écoles, cf.
Dudoignon, 1997 ; 2001) ; ces autorités devaient cependant être élues et non désignées par le
gouvernement. En 1917-1918, Maksudi fut l’un des principaux auteurs du projet
d’« autonomie nationale et culturelle des musulmans de Russie intérieure et de Sibérie »
(autrement dit, une autonomie non-territorialisée, projet auquel s’opposa celui de l’État
d’Idel-Oural, sur des bases fédératives et territoriales). Ce projet prévoyait en fait la création,
au sein de l’État russe, d’une entité ethnopolitique autonome, différente des autres
communautés musulmanes du pays, « les musulmans turco-tatars de Russie intérieure et de
Sibérie » [Isxakov, 1999]. Maksudi soumettait ici les autorités religieuses à un contrôle du
pouvoir laïc [Xabutdinov, 1999, p. 99]. Maksudi devait émigrer en 1919 (et participer à la
Conférence de la paix de Paris en 1919) et s’établir en Turquie à partir de 1925, où il se rangea
aux côtés d’Ataturk. Il fut élu à deux reprises membre du Parlement et nommé professeur à
l’université d’Ankara, puis à celle d’Istanbul. Une tentative de présenter les propos et les actes
de Maksudi en faveur de la primauté de l’identité religieuse, turque ou tatare, comme une
évolution logique de sa pensée dans la période qui nous intéresse (jusqu’à 1918), est proposée
par Xabutdinov, 1999. La recherche forcenée d’une identité dominante est d’ailleurs caracté-
ristique à l’époque de tous les réformistes et progressistes musulmans [Noak, 2001 (y compris
les notices bibliographiques) ; Xabutdinov, 2003 ; Muxametšin, 2003].
496 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

dans les colonnes du célèbre journal de Kazan Joldyz, publié par son
frère aîné Ahmad-Hadi 25) provoquèrent à l’époque la réprobation non
seulement des Russes de droite, mais aussi de la communauté tatare. En
1909, déjà, il avait été accusé de rechercher « le compromis avec les
ministres » [Nafigov, 1999, p. 144], et il sera à nouveau montré du
doigt en 1912 au moment où la polémique entre Joldyz et, par exemple,
le journal djadid d’Orenbourg, Waqt sera qualifiée de « guerre » (Waqt
reflétait l’opinion de personnalités plus socialisantes et proturques)
[Xabutdinov, 1999, p. 96 ; à propos de ce journal, cf. Bennigsen et
Lemercier, 1964, p. 72-75]. Tout cela souligne bien l’absence d’unité
idéologique parmi les « nouveaux » musulmans de Russie, contraire-
ment à ce qu’étaient tentés parfois de croire les milieux gouvernemen-
taux. Et c’était particulièrement vrai en cette période post-révolution-
naire, où le djadidisme, pour reprendre l’expression de Ch. Noak, était
en butte aux attaques aussi bien de la droite (les autorités russes et les
conservateurs musulmans) que de la gauche (l’aile la plus radicale des
jeunes générations de musulmans, qui a plus particulièrement soulevé
les questions de nationalisme ethnique, ce qui ne signifie pas pour
autant qu’elle occultait complètement la vision religieuse de l’identité
« musulmane 26 ») [Noak, 2001, p. 21-25]. Ainsi, l’option djadidiste,
même si elle dominait toujours dans le discours public musulman,
pouvait être réduite à un simple stéréotype [Noak, 2001, p. 22 ;
Dudoignon, 2001, p. 54 ; cf. 1997, p. 220] 27. Faudrait-il donc
considérer que les propos de notre tribun ne reflètent pas uniquement
sa position personnelle (avec une certaine dose d’opportunisme), mais
qu’elles ne peuvent pas non plus être considérées comme un simple
« rabâchage » mécanique des clichés tautologiques que l’on retrouve
dans les discours à la Douma 28 ou les éditoriaux des journaux
musulmans ?
J’ai découvert, dans les archives de Fatih Karimi (Karimov),
rédacteur en chef du journal Waqt (celui-là même qui avait « ferraillé »

25. Cf. le traitement (en fait un peu simpliste) de ce journal dans Bennigsen et
Lemercier, 1964, p. 67-70.
26. Chacune des unités ainsi construites (religieuse, ethnique, ou unissant les deux à
la fois) pouvait être nommée, en russe, nation, l’équivalent turc le plus fréquent étant
millet (communauté et, partant, nation).
27. Par ailleurs, l’aspect lui-même stéréotypé que revêtent les leitmotivs du discours
djadidiste (que cela concerne les nouvelles méthodes d’enseignement ou la loyauté des
musulmans envers l’État russe) ne peut que témoigner, selon moi, du fait que ces idées
étaient devenues assez répandues et non de leur affaiblissement.
28. À propos du discours déjà évoqué de Maksudi (et de ses autres allocutions à la
Douma), ainsi que des interventions des autres députés musulmans reprenant (au moins pour
la question de la loyauté) la position de Maksudi, cf. [Geracy, 2001, p. 270-272, 284, 293].
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 497

en 1912 avec le Joldyz des frères Maksudi 29), un document que son
auteur ne comptait pas publier [NART, f. 1370, o. 1, d. 3, l. 1-30
(recto)]. Ce document est d’autant plus intéressant pour notre propos
qu’il s’agit des annotations faites par l’auteur en marge d’une copie du
Journal de cette même « Commission spéciale », dont nous avons
évoqué la critique publique de S. Maksudi. F. Karimi (1870-1937) est
aussi le fils d’un mollah (imām-khat ı̄ b et mudarris) d’un village de la
Moyenne-Volga (district de Bougoulma), mais son père, Gilman, avait
été l’un des promoteurs des madrasas réformées dans sa région. Fatih
avait fait ses études à la Gali-maktab mulkiya (lycée français)
d’Istanbul (1892-96), et il avait également séjourné en Europe
occidentale (1898) en tant qu’assistant et interprète d’un directeur de
mines d’or Š. Raméïev. Contrairement à Maksudi, qui est un homme
politique, il apparaît plutôt comme un ‘ālim, ayant commencé son
activité comme enseignant dans les madrasas réformées de Crimée
(une région sous l’influence directe de I. Gasprinski). Souhaitant
étendre le champ de sa « mission civilisatrice », sa famille s’installa à
Orenbourg en 1899 et c’est là que Karimi devait amorcer sa carrière
d’homme de lettres et de publiciste. En 1910, il jouissait déjà d’une
popularité certaine, non seulement comme rédacteur en chef de Waqt
(dont le premier numéro était sorti en 1906), mais aussi en tant
qu’auteur d’ouvrages variés, prônant la modernisation du mode de vie
des communautés musulmanes et le renouvellement des connaissances
traditionnelles. Il sociabilisait alors tout autant avec des représentants
de la haute bourgeoisie tatare (comme les frères Raméïev, les éditeurs
de Waqt), qu’avec des réformistes religieux (comme Riza ad-Din b.
Faxr ad-Din) et des hommes politiques de gauche 30.
Ses annotations en marge du Journal de la « Commission spéciale »,
personnelles, faites en écriture cursive, reflètent de toute évidence la
réaction karimienne « à chaud » (même s’il comptait s’en servir dans un
texte ultérieur). Malgré les dissemblances entre les deux hommes, on y
retrouve une argumentation du même type justement que chez
29. Les divergences de vues entre S. Maksudi et F. Karimi ne les empêchaient pas pour
autant d’entretenir une correspondance privée et de collaborer assez activement.
S. Maksudi devait d’ailleurs par la suite approuver le rôle de F. Karimi [Gosmanov, 2000,
p. 181-186 ; Nafigov, 1999, p. 143].
30. Contrairement à S. Maksudi, F. Karimi s’est dit en 1917 partisan de la structure
fédérative territoriale de l’État. Après la révolution bolchevique, il resta en Russie,
continua d’écrire et d’enseigner à l’Institut tatar d’éducation populaire, qui s’était
constitué sur la base de la madrasa Husayniyya d’Orenbourg, où il enseignait déjà avant
1917. En 1925, il s’installa à Moscou, où il travailla pour plusieurs maisons d’éditions et
enseigna le turc à l’Institut des études orientales. Pour d’autres informations biographiques
concernant Gilman et Fatih Karimi, cf. en particulier Gosmanov, [2000] ; on y trouvera
aussi [p. 286-287] un bref aperçu des archives de F. Karimi au NART (f. 1370).
498 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Maksudi. C’est, peut-être, la critique du modèle traditionnel


d’éducation musulmane qui est spécialement virulente ici — en
revanche on n’y trouve rien contre la loyauté à l’État russe. Karimi
qualifie l’« insularité » prétendument propre aux aspirations djadidistes
d’« épouvantail à moineaux » ; il exige des « preuves » et des « faits »
capables de démontrer l’existence d’un « séparatisme religieux,
culturel et politique » dans les écoles réformées, comme des « idées
panmusulmanes et panturques » dans la presse musulmane. Et il répond
point par point aux principales thèses qui fondent la discussion sur la
politique musulmane de l’État. La plus importante concerne l’école 31.
D’un côté, le gouvernement s’efforçait de la maintenir sous son
contrôle et, de l’autre, il s’estimait tenu à une politique de non-
ingérence dans l’enseignement confessionnel musulman. Car, en effet,
outre les engagements pris en faveur du respect de la « tolérance », et
nonobstant les craintes permanentes de l’administration de favoriser
une « agitation » musulmane, ne pas respecter cette politique serait en
fait revenu à promouvoir une autre religion que l’orthodoxie [cf., par
exemple, RGIA, f. 821, o. 133, d. 449, l. 58, 140-148, 483].
L’introduction, dans les maktabs et madrasas favorables aux méthodes
nouvelles, des matières « non-religieuses » transformait pourtant, aux
yeux de l’administration, ces écoles confessionnelles en établissements
d’enseignement général hors du contrôle de l’État et, qui plus est,
manifestant « une tendance spécifique, nationalo-politique ». Or, c’est
bien l’idée du rapprochement des musulmans et des Russes, du refus de
« l’enfermement de l’esprit de l’islam » (autrement dit, de
l’« insularité »), qui constitue pour Karimi l’un des meilleurs arguments
en faveur de l’introduction de « matières d’enseignement général »
dans les écoles musulmanes et pour la défense des stratégies djadidistes
en général. « On ne peut que le constater, écrit-il, il est indubitable que
les éléments nouveaux dans les madrasas anciennes ont provoqué une
véritable levée de boucliers de la part des conservateurs fanatiques, qui
reprochent précisément aux novateurs d’atténuer les différences entre
les nations, d’introduire l’idée — sacrilège aux yeux des vieux
“barbons” — que giaour (ici au sens de non-musulman) ne signifie pas

31. Les deux autres questions qui ont retenu l’attention de Karimi sont l’Assemblée
spirituelle mahométane d’Orenbourg (nommée d’après sa localisation d’origine, elle était
située à l’époque à Ufa) et la question concomitante de la « tatarisation » de la population
musulmane (ou semi-musulmane) d’origines ethniques différentes : il réfutait l’accusation
selon laquelle cette Assemblée aspirerait à prendre le contrôle de toutes les régions musul-
manes de Russie intérieure et de Sibérie, en y menant une politique unificatrice « tataro-
musulmane », autant qu’il réfute la « tatarisation ». Pour plus de détails sur ces impasses
de la politique russe, ainsi que sur le problème de l’école, cf. en particulier Geracy, 1997
et 2001 ; Vorob’eva, 1999.
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 499

pour autant irresponsable rebut de l’humanité. Tout le monde sait bien


que les musulmans, et en particulier les mollahs des XVIIIe et XIXe
siècles, ne se sont soumis qu’à la force brute, et à contrecœur, en
gardant toujours au fond de l’âme une haine organique et secrète pour
tout ce qui est non-musulman. Et voici que les novateurs se mettent en
tête d’atténuer cette altérité hostile… Dans les madrasas anciennes, cet
esprit d’insularité était si fort que les Tatars finissaient par penser que
l’unique source de lumière était les vérités apprises dans leurs “kitabs-
livres”. Un exemple particulièrement typique et frappant en est l’excla-
mation sincère d’un certain chakird (étudiant) : “Comment, même en
russe deux et deux font quatre ??? ”… Tout aussi significatif est que les
vieux “barbons” musulmans restés imperméables à l’influence
“délétère”, selon le Journal (de la Commission), des novateurs, croient
sincèrement que “kitabat” ne désigne que le livre musulman (sic), alors
qu’un livre à l’alphabet européen n’est qu’un “livre”. Il n’en reste pas
moins que leur usage même est bien, d’une certaine façon, un signe de
fusion [culturelle] (slijanie) » [ibid., l. 28 recto – 29, 30 recto] 32.

UNE LUTTE ENTRE DEUX NATIONALISMES ?

Comment expliquer que les fonctionnaires n’aient pas entendu et,


semble-t-il, n’aient pas pu entendre ce type d’arguments ? Le credo
djadidiste ne concordait-il pas, presque mot pour mot, avec leur propre
objectif, la « communion » des musulmans avec la culture russe ?
Bizarrement, le pouvoir russe semblait faire davantage confiance aux
traditionalistes musulmans, une confiance tout de même bien
limitée 33. Par ailleurs, comme on l’a déjà noté à propos du discours de
S. Maksudi, les fonctionnaires n’avaient pas complètement tort de
déceler, dans ce type de discours, un certain « nationalisme
musulman ». Et, par la même occasion, de soupçonner que, dans la
bouche des djadids, la « communion avec la culture russe » signifiait
tout autre chose que ce qu’ils auraient aimé entendre ou que, plus
simplement, elle était une tromperie : une telle « communion » s’har-
monisait bien mal avec l’opposition catégorique des leaders
musulmans à toute idée de russification. Plus encore, de pareils propos
de la part des musulmans pouvaient laisser entrevoir une aspiration à

32. Selon des travaux récents, cette manière djadidiste d’envisager le conflit avec les
« traditionalistes » (« qadimistes ») est tardive [Frank, 2001, p. 218-223 ; Dudoignon, 1997].
33. On peut malgré tout relever parmi les Russes intéressés quelques interventions en
faveur du mouvement djadid [Geracy, 2001, p. 273-276], mais plus rarement dans le
milieu des fonctionnaires ordinaires.
500 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

un certain type d’autonomie politique, fût-ce à l’intérieur de l’État


russe : s’il n’en était pas encore directement question (même dans des
annotations à usage privé), cette tendance pouvait être perçue de
l’extérieur comme potentielle. Quoi qu’il en soit, l’image d’une
communauté musulmane plus ou moins autonome (mais non isolée !),
déjà formée antérieurement, paraît constituer un des points de départ de
la réflexion des personnalités musulmanes qu’on évoque ici.
Ne serions-nous donc pas en présence d’une situation somme toute
banale, l’incompatibilité politique de deux types de nationalisme : un
nationalisme officiel, voué à disparaître, parce que s’efforçant, ainsi
que l’a démontré B. Anderson [1991], de concilier le modèle national
avec un principe ancien de monarchie dynastique et cherchant à édifier
l’Empire sur cet amalgame, et un nationalisme romantique, « jeune » et
venu « d’en bas » (ou plus exactement de l’intelligentsia et de la
bourgeoisie des minorités opprimées) ? Il suffirait alors de considérer
que c’est précisément le conflit entre ces deux nationalismes qui
transparaît dans la lutte des conservateurs au pouvoir, tenants d’une
politique unificatrice et donc oppressive pour les minorités, et des
libéraux réclamant l’égalité de droits pour les peuples opprimés et le
respect de leur « culture nationale » au sein de l’Empire russe.
Et c’est bien ainsi, avec les précautions d’usage, que nombre d’his-
toriens actuels ont tendance à décrire la situation de l’époque (sans
parler des générations précédentes, dont l’école d’Alexandre
Bennigsen). Assez paradoxalement (au-delà des différences méthodo-
logiques, des divergences épistémologiques, idéologiques et éthiques),
ils reprennent fondamentalement les interprétations les plus typiques
des fonctionnaires russes (qui sont proches, d’ailleurs, de celles des
historiens et des idéologues soviétiques ou nationalistes [Frank, 2001,
p. 5-29, p. 218-223]), par exemple, en disant que « les élites
musulmanes » ont formulé « un discours politique… national par sa
forme et son contenu, islamique par son expression » et qu’elles ont
incarné les aspirations à l’« auto-isolation » des communautés
musulmanes (même si elles obéissaient en cela aux nécessités de
conjonctures historiques objectives et poursuivaient une stratégie
défensive) [Noak, 1997, p. 114 ; cf. 2001].
Mais devrait-on pour autant résumer à cela la situation qui nous
intéresse ? L’expression « nationalisme islamique (ou religieux) » n’est-
elle pas un peu étrange, surtout si l’on admet, comme l’a fait remarquer
Noak [2001, p. 25], qu’on ne peut se contenter d’assimiler l’« identité
musulmane » à une simple étape de l’« édification nationale » tatare,
comme si elle était une sorte de « proto-nationalisme » ? Et comment
harmoniser cela avec la « communion (ou même la « fusion ») avec la
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 501

« culture russe », la réfutation indignée des accusations d’« isolement »


qui émaillent le discours de nos réformistes musulmans ? Et pourquoi,
d’un autre côté, ce « nationalisme musulman » devrait-il forcément être
assimilé au panislamisme 34 ?

LE PROJET DES LUMIÈRES : LE RELIGIEUX, LE NATIONAL


ET LA NOTION DE « CULTURE »

R. Geraci, se référant aux travaux de M. Rodinson (La Fascination


de l’islam) et d’E. Saïd (Orientalism), explique les rapports entre l’ad-
ministration russe et les musulmans à l’époque par la « réincarnation »
de l’image médiévale propre aux Européens, et donc aux Russes, d’un
monde musulman menaçant, politiquement et idéologiquement opposé
à l’Europe. La politique scolaire en particulier — la volonté d’interdire
les matières d’enseignement général dans les écoles confessionnelles
réformées et, parallèlement, l’échec de fait du projet de création d’éta-
blissements publics d’enseignement général destinés aux musulmans
(ce qui, théoriquement, devait leur permettre l’intégration à la « vie
russe »), s’explique en fin de compte, selon Geraci, par la peur de voir
dans les faits s’effacer la frontière même entre ces deux mondes (cette
peur se substituant à l’angoisse d’une « apocalypse musulmane » de la
civilisation européenne 35). En dépit des objectifs déclarés, le pouvoir
fondait donc sa politique à cette période sur sa volonté d’empêcher
l’accès des musulmans à l’éducation laïque et de les maintenir isolés de
la société russe [Geracy, 2001, p. 281-283, p. 290-291]. Cette dernière
conclusion me paraît toutefois un peu artificielle : elle confond l’échec
de la politique musulmane officielle (ou plutôt l’absence de stratégie
définie, due aux impasses auxquelles le gouvernement était
confronté 36) avec les buts poursuivis. Mais on ne saurait nier que les
stéréotypes de la mémoire historique autour de l’hostilité de ces deux
univers, et même la peur face au monde musulman (réactualisée, en
dépit du sentiment de triomphe de la civilisation européenne), ont eu
une forte influence sur la politique russe envers les musulmans. Il me
semble cependant que cette explication n’est pas suffisante. Voyons
donc sur quelles présomptions se fondaient les parties en présence.

34. Affirmer que les idées de pangermanisme ou de panslavisme en vogue à l’époque


étaient des prototypes du « panislamisme » n’est sans doute pas une explication suffisante.
35. Geracy reprend ici une observation de E. Saïd à propos de l’orientalisme européen
à une période ultérieure : la crise de l’entre-deux-guerres.
36. Certains historiens (par exemple, Vorob’eva, 1999) iront même jusqu’à qualifier
cette politique de non-ingérence dans les affaires musulmanes.
502 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Les discours des djadids tatars frappent par leur maîtrise exception-
nelle de la langue russe. C’était là une caractéristique des nouvelles
générations de réformistes, dont Karimi et Maksudi 37. Je ne parle pas
seulement de leur capacité à s’exprimer en langue russe idiomatique,
mais de la conformité — qui semble absolue — des notions utilisées
par les djadids et par les fonctionnaires russes. En effet, si nous
reprenons les textes déjà cités, les uns comme les autres s’appuient tout
autant sur les notions de nation, de nationalité (narodnost’), de progrès,
de culture, et, plus particulièrement, sur l’idée de rapprochement ou
bien de détachement et d’hostilité entre les différentes cultures (on
pourrait encore ajouter à cette énumération des catégories telles que
l’intelligentsia, le peuple, le clergé, la raison d’État, la religion,
l’« accès aux Lumières » (prosveščenie), au sens d’éduquer, d’éclairer
l’esprit 38, l’arriération…). La structuration même de ces notions, leurs
corrélations (dont dépend leur contenu sémantique), ce que l’on
pourrait qualifier de « langue culturelle », tout cela paraît semblable
dans le discours propre aux deux camps en présence (bien entendu, je
ne parle pas ici des jugements basés sur telle ou telle notion, qui, ainsi
qu’on l’a déjà vu, peuvent être radicalement opposés) 39.
L’une des notions de base (à laquelle s’agrègent les autres) dans la
controverse autour du panislamisme est la notion de « culture ». Ce
terme, apparu en Russie dans les années 1830-1860, était généralement
employé parallèlement à la « civilisation » (arrivée à la même époque),
dont il était souvent synonyme (c’est particulièrement vrai de la
période qui nous intéresse, où l’usage en était déjà largement répandu).
La notion de « civilisation » nous est, bien évidemment, venue de
France et était, rappelons-le, indissociable du « projet des Lumières ».
Elle suggérait l’idée d’une Histoire fondée sur des principes universels,
communs à toute l’humanité : c’est la marche inéluctable du progrès,

37. Le père de F. Karimi ne parlait pas russe [Karimullin, 1985, p. 258-259] ; selon
certains témoignages, Fatih lui-même avait été renvoyé de la madrasa (pourtant réformée)
de Zakir Kamali (1804-1893, l’un des représentants les plus influents de la confrérie des
Nakshbandiyya dans la région de la Volga, pour avoir voulu apprendre le russe
[Gosmanov, 2000, p. 137]. Maksudi, lui, a fait du russe à l’âge de 17 ou 18 ans à l’école
normale russo-tatare de Kazan.
38. J’y reviendrai plus loin.
39. Pour plus de détails sur la similitude de ce type de « réseaux de notions » dans les
discours des réformistes musulmans et des Russes (en particulier, de la presse russe), cf.
Bessmertnaïa, 2000. Je voudrais insister sur le fait que cette similitude devient particuliè-
rement évidente si l’on considère les discours des musulmans faits en russe, ce qui n’a pas
été souvent étudié par les spécialistes de l’Islam en Russie, qui ont privilégié les écrits des
musulmans russes en langue turque. Ces derniers montrent surtout les similitudes avec les
autres parties du monde musulman de l’époque. Je vais m’efforcer de montrer que ces
deux types de similitude ne sont pas incompatibles.
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 503

dont la « civilisation » est à la fois le but et le contenu. Dans cette


optique, la « civilisation », comme la « culture », considérée comme la
somme des acquis de l’humanité — y compris les réalisations futures,
présentent, ainsi que le note N. Kopossov, une sorte de société
universelle idéale, l’avenir de l’humanité. Dans le même temps, la
« civilisation », et plus encore la « culture » (liée surtout au romantisme
allemand), sont les termes employés pour décrire l’état actuel de telle
ou telle société concrète (où peuple concret) et ils prennent ici un sens
particulier. Plus encore, dans cette acception étroite, la « culture », c’est
aussi la somme des traditions d’un peuple, la tradition, bref, son passé.
« Culture » et « civilisation » ont donc ici la forme du pluriel. La voie
empruntée pour réconcilier cette pluralité de cultures particulières et
l’universalité de l’Histoire et de la Culture se faisait, en principe, par le
biais d’une conception évolutionniste d’un développement par étapes
de la Culture de l’humanité. Or, c’est bien cette alternative entre la
pluralité ou l’universalité de la « culture » (qui devait aussi devenir un
problème clé, on le sait, pour les sciences sociales), dont découlent les
clivages idéologiques majeurs. Se référer à la Culture universelle, la
« Culture-avenir », était surtout une façon d’affirmer des conceptions
libérales, en particulier celles des « occidentalistes » russes. Insister, au
contraire, sur une culture particulière, la « culture-passé », était plus
typiquement conservateur (par exemple slavophile). C’est d’ailleurs un
schéma propre au nationalisme, en tant que volonté de conservation et
de développement d’une culture pétrie de tradition nationale
[Kopossov, 2005, p. 70-76 ; Asojan et Malafeev, 2001, p. 84-116].
Afin de comprendre comment fonctionnait la notion de culture dans
la polémique sur le panislamisme, il convient encore de faire une
remarque d’ordre général. Dans la perception russe de l’époque, les
frontières (et la spécificité) de telle ou telle culture particulière ne se
définissaient pas uniquement par des critères ethniques, mais aussi par
des différences confessionnelles (rappelons le principe confessionnel
prévalant dans l’édification de l’Empire qui, semble-t-il, n’était pas
exempt, à l’époque, de réinterprétations « culturelles »). La célèbre
devise du nationalisme officiel formulée dans les années 1830 par le
comte Ouvarov, « orthodoxie, autocratie, nationalité (narodnost’) »,
unissait déjà le religieux et le national (comme spécificité nationale) en
un tout quasi indissociable 40. L’idée d’une culture particulière,
40. La notion de narodnost’ (de narod, « peuple ») englobait à la fois l’esprit et les tra-
ditions populaires (ainsi, la traduction française de « popularité » a même été proposée
dans les années 1830), et la singularité et la globalité nationales (« nationalité »). Chez les
slavophiles aussi, comme pour les milieux officiels, elle était étroitement liée à l’ortho-
doxie. Ce concept a joué un rôle clé dans la formation de la notion de « culture », dont il
fut, pour une grande part, le prototype [Asojan et Malafeev, 2001, p. 92-99, surtout p. 93].
504 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

« nationale », supposait donc (ou, en tout cas, pouvait supposer) son


identification à une religion. C’est justement cette transformation de
l’islam en une culture, dans l’esprit des fonctionnaires russes (et de
beaucoup d’autres), qui explique, à mon sens, leur conception de la
« musulmanité 41 » et les impasses de la politique musulmane à la
période qui nous intéresse.
C’est bien parce que l’Islam apparaît comme une culture globale
que, pour les fonctionnaires, les aspects internes et externes du panisla-
misme sont si intimement liés : le panislamisme russe ne peut exister
sans un panislamisme mondial, qui est à la fois son explication, son
soutien et bien souvent sa source même (il s’agit de « l’union de toutes
les peuplades musulmanes [du monde] sur la base d’une culture
islamique spécifique » [Z̆urnal, 1929, p. 110]). Par ailleurs, un certain
glissement de sens dans la définition des frontières de cette culture ayant
perdu tout contenu ethnique est perceptible, mais il est attribué à la
spécificité même de l’Islam : « Le monde musulman, pris dans sa masse,
forme un milieu cosmopolite… qui paralyse les particularités indivi-
duelles des différentes tribus et les unit en un tout homogène et
solide… ». En conséquence et pour cette raison, « partout, les peuples de
confession musulmane, contrairement aux principes européens de natio-
nalisme ethnique, mettent en avant le nationalisme religieux » [ibid., p.
116]. La boucle est bouclée : la communauté religieuse, considérée à
travers le prisme de la culture nationale, acquiert sa spécificité par la
« nationalisation » et la « politisation » de son caractère religieux ; la
culture s’explique par la culture. Et comme l’« Islam-culture », par
définition, n’est pas seulement une religion (mais avant tout une
mentalité spécifique), le désir du fonctionnaire de voir dans chaque sujet
russe musulman un « bon citoyen » qui ne différerait des autres que par
sa foi « pure », était donc voué à l’échec : il (le fonctionnaire) se
retrouvait pris au piège de ses propres interprétations.
Certes, on ne peut nier que la partie musulmane entendait, de son
côté, manifester cette culture (ou nation) musulmane 42. Et il faut
admettre que, même si cette conception identitaire, comme on l’a noté
précédemment, était fortement stimulée par la politique de l’État, le
contraire est également vrai : le fait que les autorités aient perçu les
musulmans comme un « tout » était aussi fondé sur les modes d’auto-

41. Ilminski déjà, dès les années 1860-1880, décrivait l’islam comme une forme de
mentalité spécifique, régissant l’ensemble de son système éducatif.
42. Au contraire, Noak [2001, p. 25], quand il affirme que « the ambiguous semantics
of the “Muslim” (ethno)-confessionism survived the “culturisation” of the identity debate.
Confessional and ethno-cultural aspects remained closely intertwined », oppose de fait
l’« (ethno)-culturel » et le « confessionnel » (religieux).
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 505

représentation propres aux musulmans eux-mêmes 43. La question était


de savoir quelle forme de spécificité attribuer à cette culture et à son
avenir.
Des deux côtés, les débats tournaient autour du rapport de la culture
musulmane à la culture russe et, plus généralement, européenne, et
donc de l’idée de progrès, symbolisé par la civilisation européenne. Les
fonctionnaires, quand ils parlaient du monde musulman en général,
étaient, semble-t-il, persuadés que, « moralement écrasé par la
puissance de la civilisation européenne », il s’efforçait désormais de
« rejeter l’influence européenne en ravivant l’esprit inhérent à l’Islam »
et de s’unir pour la restauration de sa grandeur passée [Z̆urnal, p. 109-
110]. Ce désir d’union était considéré, dans l’acception politique de
l’idée de culture nationale, comme synonyme d’une volonté de fonder
un État-nation, puisque, par sa nature même, le nationalisme ne peut
aspirer à autre chose. La dimension « mondiale » de l’État dont rêvaient
les partisans du nationalisme panmusulman apparaissait donc d’autant
plus exceptionnelle et effrayante. On pourrait penser que l’opinion bien
connue d’Ernest Renan 44, selon laquelle le monde musulman, sclérosé,
figé, privé de la faculté de renaître, était condamné à s’effacer, opinion
qui est devenue un lieu commun en Russie dans les discussions sur
l’Islam, était désormais remplacée par l’idée d’un réveil du monde
musulman. Mais une telle résurgence ne pouvait se faire que « sous la
direction de leaders éduqués à l’européenne » [Z̆urnal, p. 110] — ce qui
n’a rien d’étonnant, la « culture musulmane » restant étrangère à tout
élan créateur intrinsèque (ces leaders pouvaient être des renégats venus
de l’Europe elle-même 45, des émissaires turcs ayant reçu une éducation

43. Même depuis une période antérieure à celle qui nous occupe ici. A. Frank, dans son
analyse de la formation dans la région Volga-Oural, à partir de la fin de XVIIIe siècle, de
« l’identité musulmane régionale » remontant au royaume de Bulgar, démontre que l’aspect
essentiel en était bien l’affirmation d’une appartenance à l’islam, et donc à la communauté
musulmane globale, ce que Noak semble avoir ignoré [Frank, 1998, 2001 ; Noak, 2001].
44. Je pense en particulier à sa fameuse conférence sur L’Islamisme et la science
(1883) ; cf. également son De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisa-
tion (Discours d’ouverture des cours de langue hébraïque, chaldaïque et syriaque au
Collège de France, 1862).
45. Le récit fantastique sur l’origine de la « ligue panislamique » est édifiant : elle
serait née en Afrique « entre l’Abyssinie et le Soudan, dans la ville de Metaeme
(Matama) ». Et pourtant, « l’instigateur de cette ligue était un certain Chekh-Omer-Edjel-
Rubiny-Meidi, un catholique français d’origine algérienne, homme de grand talent,
occidental parfaitement éduqué et cultivé, parlant plusieurs langues étrangères ; ce chef
religieux, politique et militaire est actuellement à la tête d’une population de cinq millions
de Câfres de la tribu guerrière des “Danakils” » [GARF, f. 102 (OO), o. 1910, d. 74.1, l.
162-176]. Le « panislamisme » est donc né d’un mélange de sauvagerie guerrière et de
barbarie africaines, d’étrangeté musulmane hostile, à quoi il faut ajouter toutes les facultés
d’invention de la civilisation française.
506 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

européenne ou « nos propres » musulmans russes cultivés). Autrement


dit, le « réveil » du monde musulman ne signifiait pas son ouverture au
progrès : bien au contraire, il restait toujours à l’antipode de la civilisa-
tion européenne. Il ne pouvait donc s’agir que d’un réveil des forces du
passé, menaçant le progrès et l’avenir même de l’humanité, la Culture.
Paradoxalement, les fonctionnaires conservateurs russes, en s’opposant
eux-mêmes (et l’État qu’ils représentaient) au monde musulman, qui,
du fait de la dimension externe de la menace panislamique, est alors
placé sur l’échiquier mondial, se voyaient, en dépit de leur conserva-
tisme, en missionnaires de la civilisation européenne et disaient
s’inspirer des idéaux de la « culture-avenir », assimilant au contraire le
nationalisme musulman à la « culture-passé ».
Cela signifiait, entre autres, qu’une véritable « communion »
musulmane avec la culture russe n’était absolument pas possible et que
donner aux musulmans une éducation « à l’européenne » était potentiel-
lement dangereux ; la connaissance même de la langue russe pouvait
« favoriser la pénétration des idées révolutionnaires dans les esprits
musulmans 46 ». La contradiction de la politique musulmane russe de
l’époque, d’une volonté d’instruire les populations musulmanes à une
« non-ingérence » — ou à l’absence d’action constructive — avec la
préférence accordée aux milieux conservateurs musulmans, s’explique
en fin de compte par les contradictions mêmes du système de référence
des fonctionnaires ordinaires : une culture nationale (et donc la
« culture musulmane »), par sa nature, est vouée à rester spécifique,
« propre et pure » (elle ne se transforme pas en profondeur), et les
éléments de progrès venus de l’extérieur ne font donc qu’exacerber le
potentiel délétère propre à la culture musulmane. Pris entre la
résistance aux « éléments progressistes » à l’intérieur du pays et son
propre attachement au progrès à l’échelle européenne, le fonctionnaire
russe ne pouvait que mettre en doute la loyauté des djadids quant à leur
désir de « rapprochement » avec les Russes. D’autres facteurs, en
provenance de la partie musulmane, contribuaient d’ailleurs à rendre la
situation encore plus inextricable.
Le « panislamisme » (tel qu’il était imaginé par les fonctionnaires)
privait donc l’Islam de tout avenir. Bien évidemment, les djadids

46. Telle était l’opinion des participants à une commission officielle ultérieure sur la
« question musulmane » (1914). Cependant, on peut la faire remonter à 1885, quand
Ilminski écrivait qu’« un fanatique étranger à la langue et à l’éducation russes est somme
toute préférable à un Tatar civilisé à la russe ». Cf. les propos de S. Č ičerina en 1910 : « La
connaissance du russe ne contribue pas au rapprochement, mais accentue au contraire l’in-
sularité [des musulmans], en leur donnant la possibilité d’introduire dans leurs écoles les
meilleures méthodes, en les élevant culturellement, elle leur donne de meilleures armes ».
Cité d’après [Vorob’eva, 1999, p. 92, 133, 145]
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 507

avaient une conception radicalement différente des rapports du monde


musulman au progrès. Le rassemblement des musulmans était
nécessaire, selon eux, pour combler leur retard culturel, c’est-à-dire
précisément au nom du progrès. C’est dans ce même but qu’ils
prônaient la « communion » avec la culture russe et surtout européenne,
dont ils admettaient le triomphe (du moins temporaire). Ainsi, le monde
était présenté ici comme une sorte d’échelle du progrès, dont les
degrés, précisément selon l’idée évolutionniste, correspondaient aux
étapes de développement de la Culture, représentant la progression des
cultures particulières vers un avenir universel. Le degré supérieur était
occupé par l’Europe, la Russie occupant la deuxième marche, et les
musulmans la troisième. Les djadids semblaient ainsi partager
totalement les idéaux de la « culture-avenir ». Et si, pour les fonction-
naires, le monde était divisé en deux pôles (le monde musulman et la
civilisation européenne s’opposant comme deux symboles du passé et
de l’avenir), pour les acteurs musulmans réformistes, il formait une
unité, bien que composée d’une mosaïque de « nations » diverses.
Cependant, ce processus n’était pas aussi simple : dans leur marche
commune vers la culture, ces « nations » pouvaient entrer en lutte
culturelle entre elles, une lutte des cultures. C’était aussi, d’ailleurs,
une représentation typique des fonctionnaires russes de l’époque (et qui
semble s’inscrire d’une manière beaucoup plus naturelle dans leur
vision du monde), à cette nuance près que, pour leurs opposants
musulmans, le problème de l’« arriération » restait toujours crucial : « Il
ne fait bien entendu aucun doute…, écrit l’auteur du Journal de la
Commission spéciale, que ce type de phénomènes (c’est-à-dire « le
nationalisme religieux » des musulmans) représente une menace
sérieuse pour l’État russe. Il est certain qu’un rassemblement de toutes
les ethnies musulmanes de Russie… va entraîner notre pays… dans une
véritable lutte culturelle, dont l’issue pourrait se révéler défavorable à
notre État. » F. Karimi répond : « La lutte culturelle n’est dangereuse
que pour les cultures faibles. L’auteur de ce passage est un bien
mauvais patriote, s’il envisage la possibilité de la victoire d’une autre
culture sur l’Europe » [NART, f. 1370, o. 1, d. 3, l. 6 ; Žurnal, 1929,
p. 116]. Cet extrait de leur polémique résume en fait la nature même
des deux visions du destin de la « culture musulmane » : la conception
« bipolaire » (des autorités russes) et la vision « progressiste » (des
réformistes musulmans), deux visions qui s’inscrivent pourtant dans un
même système de référence. S’agirait-il donc toujours de la confronta-
tion de deux nationalismes ou du débat du style « vrai ou faux » à
propos de la loyauté des musulmans ?
508 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Relevons ici une certaine contradiction. Les réformistes musulmans


combattaient à la fois pour le progrès (et donc pour la « communion »
avec la culture européenne) et pour le maintien d’une « culture
nationale musulmane » (souvenons-nous de la conclusion du discours
de S. Maksudi). La référence à la Culture, vue comme société future
universelle et idéale, pouvait donc soudain devenir une référence à une
culture particulière traditionnelle, une « culture-passé », et les djadids,
de progressistes, pouvaient se métamorphoser en conservateurs. En
principe, ce type d’alternance n’a rien d’extraordinaire : on a vu que les
fonctionnaires oscillaient aussi entre ces deux orientations au gré du
contexte de leur réflexion sur le monde musulman. Les auteurs
musulmans étaient d’ailleurs conscients de cette contradiction. Ainsi,
S. Maksudi se rangeait aux côtés de ceux qui proposaient de distinguer
le « nationalisme progressiste » des peuples opprimés et le « nationa-
lisme réactionnaire » des nations dominantes, assimilé à la politique
d’État [Muhamet šin, 2003] (Cette conception, développée aussi par
Lénine, a par la suite longtemps dominé dans le traitement soviétique
du nationalisme). Mais la façon dont les djadids reliaient leur culture
particulière à la Culture universelle a malgré tout quelque chose
d’étrange : faire de la « communion » avec une culture étrangère un
moyen de développement de sa culture nationale (même si ce dévelop-
pement ne se limitait pas à cette seule voie), rend cette « communion »
pour le moins bien spécifique et paradoxale.
D’un côté, la « culture musulmane » était indubitablement
considérée comme singulière. Notons que, pour la désigner dans le
discours déjà évoqué, Maksudi évite même le mot « culture » et
emploie des termes comme « nationalité », « notre mode de vie (bytie)
national », « notre âme nationale ». Il s’agit bien dans son esprit de
« culture nationale » : outre que cela semble évident si ces mots sont
replacés dans leur contexte, ce sont aussi les mots employés comme
prototypes de la notion de culture à l’époque de la formation de cette
notion dans le discours russe (1830-1860) [Asojan et Malafeev, 2001,
p. 89-107] 47. Ce que Maksudi entend par « culture », quand il emploie
ce mot, c’est justement la culture européenne (russe), la Culture
universelle, bien différenciée ainsi de la « culture musulmane ». Mais
d’un autre côté, la « communion » des musulmans avec la culture
européenne ne se résumait pas pour les djadids à l’adoption superfi-
cielle de ses acquis, comme l’emprunt de techniques nouvelles, aux
« armes » qu’elle pouvait offrir (comme la partie russe avait tendance à

47. Pourquoi Maksudi emprunte-t-il ces termes un peu datés à l’époque ? C’est une
question que l’on peut se poser. Il semble cependant manifeste que les écrits russes de la
période où s’est formée la notion de culture étaient pour lui très importants.
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 509

le croire), mais elle supposait une métamorphose radicale de cette


culture musulmane particulière. L’importance d’une telle métamor-
phose devient encore plus évidente lorsqu’on considère que cette
« communion » passait par l’accès de musulmans aux Lumières
(prosveščenie), en opposition à l’« ignorance » et à l’« arriération ». Les
« Lumières » ne se limitent pas à l’« instruction » ou à l’« éducation »,
mais supposent aussi un degré spirituel élevé de l’homme et de la
société : ce mot avait en russe (comme en français) une connotation
sacrée, de même que celui de Culture. Le mot Lumières avait d’ailleurs
été utilisé comme la traduction russe précise du terme « culture » quand
ce dernier était encore étranger en langue russe [Asojan et Malafeev,
2001, p. 69-88]). Selon le modèle djadidiste, il n’y avait donc aucune
contradiction entre ces deux notions de culture, la culture comme
spécificité « nationale » et la Culture universelle, la singularité
musulmane devant demeurer intacte en dépit de sa transformation
radicale par la culture européenne. Une telle vision du développement
de la culture nationale, un tel rapport du particulier à l’universel ne
s’inscrivent pas aisément dans la logique habituelle de la pensée russe :
car cette vision et ce rapport ignorent la dichotomie propre à cette
logique 48. La « communion » avec la culture russe n’entraîne pas donc,
dans l’esprit des djadids, la destruction des frontières de la
communauté musulmane autonome, au contraire, elle les fortifie. En ce
sens paradoxal, on pourrait dire que ceux qui, du côté russe, affirmaient
qu’une éducation européenne ne pouvait que favoriser « l’insularité »
des musulmans, avaient quelque raison pour réagir ainsi. Pourtant,
toutes ces nuances de la logique d’une pensée étrangère demeuraient
sans doute indéchiffrables pour les fonctionnaires russes : il leur était
toujours beaucoup plus naturel de considérer l’idée musulmane de la
« communion » avec la culture russe comme une absurdité ou une
tromperie (car une telle « communion » ne signifiait, pour eux, que la
dissolution de la culture « communiée », sa russification).
Comment expliquer ce paradoxe dans les réflexions des djadids ?
Serait-ce qu’en profondeur, à la base de leurs théories, on ne trouvait
pas le projet européen des Lumières, mais une autre histoire intellec-
tuelle ? Une histoire qui se retrouvait dans l’usage qu’ils faisaient de la
« langue culturelle russe » et qui, en dépit de notre première impression,
en détruisait la logique ?

48. À quoi est-il possible de comparer les idées des djadids ? Peut-être seulement à
certaines conceptions philosophico-religieuses russes très complexes, comme celles de
V. Soloviev qui, comme L. Tolstoï, d’ailleurs, était assez populaire parmi les musulmans
russes cultivés de l’époque.
510 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LE « BILINGUISME CULTUREL »

Voir dans l’idée de l’unité « culturelle » ou « nationale » musulmane


une réactualisation de l’idéal de la communauté islamique, la umma,
semble banal. Peut-être, le paradoxe que nous avons mis en lumière
peut-il s’expliquer par une autre hypothèse. Les propos tenus par les
djadids sur la culture ne seraient-ils pas une sorte d’adaptation (ou de
« traduction » très approximative) dans la « langue culturelle russe » de
l’un des leitmotive du discours islamique de la région Volga-Oural 49, à
savoir l’idée d’un renouveau de l’islam par le retour aux sources ?
Cette idée, tout comme le discours des musulmans sur la Culture et les
cultures, ne se caractérise-t-elle pas par une absence étrange de
dichotomie entre deux concepts, telle qu’elle existe dans le système de
pensée russe (et européen) : le « neuf » et l’« originel » ? L’adoption
d’un savoir nouveau ne conforte-elle pas, selon les concepts d’un tel
renouveau, la purification de l’islam (et inversement) ? Et la pureté de
la religion islamique et de la foi en l’islam n’apparaît-elle pas décrire
l’état de la communauté musulmane d’une manière aussi exhaustive
que la notion de « culture » ? Souvenons-nous que, même s’il avait
tendance à accentuer les aspects ethniques de l’unité musulmane,
F. Karimi, quand il insistait sur la nécessité d’introduire des « matières
d’enseignement général » dans les écoles confessionnelles et
« d’atténuer les différences entre les nations », fondait avant tout cette
nécessité sur les exigences de l’« esprit de l’islam » (en ce sens, les
« matières d’enseignement général » ne sont aucunement considérées
comme « laïques », ce qui nous renvoie aussi à la conception tradition-
nelle du savoir). La « communion » (ou « la fusion ») avec la culture
européenne, il la conçoit à travers l’éducation confessionnelle, à travers
l’islam. Les débats autour de la nécessité de débarrasser l’islam des
innovations apportées par les interprétations juridiques traditionnelles
(le takl ı̄ d) — ce qui devait conduire à son renouveau, le tadjdı̄d 50, et de
l’obligation de rouvrir à cet effet la porte de l’idjtihād (c’est-à-dire
49. A. Frank, en développant la conception de M. Kemper (Sufis und Gelehrte in
Tatarien und Baschkirien, 1789-1889 : Der islamische Diskurs unter russischer
Herrschaft, Berlin, 1998), définit le « discours islamique » de la façon suivante : « The cul-
tural idiom of Islamic culture as a whole, to which the Volga-Ural ‘ulama were trained in,
and consciously made reference to. In this context, “Islamic” is not simply a synonym for
Muslim, rather it is a reference to a shared body of traditions and canons and genres com-
mon to the Islamic world as a whole » [Frank, 2001, p. 2 ; cf. également Frank, 1998].
Remarquons que la nécessité d’introduire cette nouvelle expression s’explique par la déva-
lorisation de la notion de « culture » telle qu’elle était utilisée, par exemple, par les fonc-
tionnaires russes.
50. Les associations entre les mots de même racine, « tadjd ı̄ d » et « djadı̄ d », ainsi
qu’avec le terme de « mudjaddid » (rénovateur), sont inévitables.
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 511

d’autoriser un large exercice du raisonnement et du jugement


personnels en religion) étaient courants dans le milieu des réformistes
musulmans de Russie, comme un peu partout dans le monde musulman
alors [Zarcone, 1996]. Mais il était impossible de traduire littéralement
ces débats en « langue culturelle russe ». Cette logique — faire du neuf
avec du vieux en « retournant aux sources » — est, semble-t-il, toujours
difficile à comprendre pour un esprit européen : bien que ce principe ait
déjà été amplement analysé, on a toujours tendance à y voir la preuve
d’un fondamentalisme comme alternative au courant moderniste 51.
On pourrait dire ainsi que les djadids du début de XXe siècle, tout en
maîtrisant parfaitement le langage de la société russe, la langue de la
pensée européenne, n’avaient pas pour autant oublié leur propre
« langue culturelle ». L’« idiome culturel islamique », auquel se référait
le discours islamique caractéristique des ‘ulamā traditionnels (dont
A. Frank souligne le rôle dans la vie de la communauté), avait donc
forcément influencé, ne serait-ce que d’une manière implicite, la vision
des djadids — même s’ils étaient visiblement parfaitement sécularisés
et réfractaires à toute idée traditionaliste 52. Or, ces deux espaces
discursifs, « l’islamique » et « le russe », n’étaient absolument pas
symétriques ni dans le contenu des notions utilisées, ni dans les outils
logiques nécessaires pour relier ces notions — ils n’étaient pas
entièrement « traduisibles » l’un vers l’autre et ne pouvaient donc pas
« fusionner » en un champ unique. En ce sens, on peut probablement
parler d’une sorte de bilinguisme culturel du milieu des réformistes
musulmans de l’époque.
Le fait de posséder parfaitement la « langue culturelle » russe
montre que, tout en conservant leur autonomie, les djadids faisaient, en
même temps, partie intégrante, non seulement de la vie politique de la
société russe, mais aussi de sa vie « spirituelle » — en fin de compte,
c’était bien là « la communion avec la culture russe » à laquelle aspirait,
chacune à sa manière, les deux parties en présence dans la controverse
qui nous occupe. Par ailleurs, il est évident que l’adoption de notions
telles que la « nation », la « culture » et le « progrès » — et de la
« langue culturelle russe » dans son ensemble — s’est révélée

51. Il semble même qu’à une période bien antérieure, au XVIe siècle, la Réforme
chrétienne (avec laquelle les historiens, mais aussi la presse musulmane de l’époque,
devaient parfois comparer le mouvement djadid), en tentant de revenir aux sources du
dogme, ne se proposait pas du tout de renouveler la religion ; lorsque, plus tard, elle fut
perçue comme un renouveau, on cessa de la considérer comme un simple retour aux sources.
Bien entendu, cette observation demande à être confirmée par les spécialistes en ce domaine.
52. Plus tard, pour souligner la fragilité de l’opposition entre traditionalistes et
réformistes, Frank [2002] démontrera que les idées habituellement attribuées à l’un ou à
l’autre camp, peuvent en fait être défendues par une seule et même personne.
512 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

nécessaire pour les djadids afin de riposter au « choc de l’Occident » :


on ne saurait « répondre » à « l’Autre » si l’on ignore sa langue (et la
controverse décrite ici en est un exemple). Or, le « bilinguisme
culturel » de l’élite intellectuelle musulmane, ainsi identifié, avait des
conséquences ambivalentes. D’une part, il élargissait l’espace de la
communication, apportant à cette élite la possibilité (certes, pas
toujours mise en pratique) de prendre part à tous les domaines de la vie
sociale russe, par une aptitude fascinante à choisir leur langage en
fonction du contexte et de la personnalité de l’interlocuteur. D’un autre
côté, il pouvait aussi provoquer une certaine duplicité, et même des
déviances du comportement, car un « bilingue culturel » peut avoir une
propension à se couler dans le moule de l’Autre, tel un caméléon
[Bessmertnaïa, 2000]. Le fonctionnement de ce « bilinguisme »
pourrait faire l’objet d’une étude propre. Mais, comme on l’a vu, il ne
facilitait pas toujours les échanges entre les musulmans et les fonction-
naires russes (et, plus généralement, évidemment, avec le grand public
russe). Le fait que les djadids possèdent la « langue culturelle » de leurs
interlocuteurs (qui, eux, ne parlaient généralement qu’une langue : la
leur), ne faisait sans doute qu’induire ces derniers en erreur. La
controverse autour du panislamisme était ainsi fondée sur une double
asymétrie : l’inadéquation des présupposés politiques des deux parties
et des présomptions attribuées à l’autre par chacune d’elles, manifesta-
tion de deux nationalismes divergents en lutte l’un contre l’autre, et
l’inadéquation des espaces intellectuels où sont nés ces présupposés.
On ne saurait donc donner une réponse unique à la question posée
dans le titre de cet article. Les fonctionnaires russes ne pouvaient, en
quelque sorte, que voir dans le réformisme musulman une manifesta-
tion de « nationalisme religieux », donc, une menace panislamique. Les
réformistes musulmans, de leur côté, ne pouvaient que réfuter
l’existence de ce « panislamisme », car il les assignait, à leurs yeux
(comme l’atteste finalement S. Maksudi), à un refus de voir l’islam
renouvelé et régénéré.
« Le détachement de la Russie et de l’univers russe est un véritable
leitmotiv pour toute la littérature tatare », pouvait ainsi noter un fonc-
tionnaire russe [Gol’mstrem, 1987, p. 15]. Bien que réinterprétée dans
un contexte politique, idéologique et psychologique complètement
différent, c’est finalement la même configuration qui encadrera, plus
tard, les motivations des différentes politiques du pouvoir soviétique.
F. Karimi, comme beaucoup d’autres, devait être fusillé à l’époque des
purges staliniennes sur une accusation d’espionnage au profit de la
Turquie. Le même sort attendait un autre djadid, H. Atlassi (accusé de
conspiration dans le but de fonder un État indépendant turco-tatar), qui
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 513

avait dit un jour : « Notre patrie n’est pas Boukhara, c’est la Russie, où
existent des lois équitables pour le châtiment de chaque criminel. »

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27

Réformisme musulman et islam politique :


continuité ou rupture ?1

Maher Charif

Y a-t-il rupture ou continuité entre l’islam politique et le


mouvement du réformisme musulman ? Plusieurs islamologues arabes
et occidentaux voient dans l’islam politique un prolongement du
réformisme musulman. L’égyptien Mohammad ‘Amâra, par exemple,
pense que le courant musulman « de résurrection et de renouveau » de
Jamâl al-Dîn al-Afghâni et Mohammad ‘Abduh se poursuit dans
l’école du Manâr, dirigée par Cheikh Mohammad Rachîd Ridâ, pour
aboutir à l’association des Frères musulmans, fondée par Hassan al-
Bannâ, et celle-ci est, pour lui, la première organisation de masse à
exprimer les idées du courant musulman « de résurrection et de
renouveau » [‘Amâra, 1995, p. 18].
Nous faisons l’hypothèse contraire, à savoir que l’islam politique,
incarné par l’association des Frères musulmans et les mouvements qui
en dérivent, a rompu avec le réformisme musulman d’al-Afghâni et
‘Abduh ; selon nous, le Cheikh Mohammad Rachîd Ridâ, en répudiant
à la fin de sa vie les idées de ses maîtres, a préparé cette rupture,
détruisant ainsi tous les espoirs de changement que portait ce courant
majeur de la pensée de la Nahda (Renaissance) qu’était le réformisme,
et provoquant la régression des Lumières dans la pensée arabe.

LE RÔLE DES RÉFORMISTES MUSULMANS


DANS LA MODERNISATION CULTURELLE

Le réformisme musulman, à l’origine, est étroitement lié aux projets


de réforme sociale et politique élaborés au XIXe siècle dans trois centres
du monde arabe, l’Égypte, le Bilâd al-Shâm (la Syrie) et la Tunisie. Ce
1. Je tiens à remercier ici mon collègue Michel Burési qui a relu mon article en français.
518 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

processus avait été favorisé par l’orientation réformatrice du pouvoir


central ottoman depuis le XVIIIe siècle, et il s’est renforcé avec la
politique des Tanzimat réformatrices, dans laquelle s’est engagé l’État
ottoman au XIXe siècle sous la pression des États européens. La
naissance du réformisme musulman est aussi liée à l’apparition du
personnage de « l’intellectuel éclairé moderne », entre autres chez les
hommes de religion. Cette apparition est une conséquence de la
confrontation avec l’Occident et sa « civilisation » et de l’irruption des
idées européennes dans les pays arabes, en particulier grâce aux
missions scientifiques et aux voyages en Europe, à la création d’écoles
modernes, à l’essor de la traduction et à la fondation de bibliothèques
[Najm, 1967, p. 23-81].
Si l’on se réfère aux œuvres de Sayyid Jamâl al-Dîn (1839-1897),
de l’imam Mohammad ‘Abduh (1849-1905) et du cheikh aleppin ‘Abd
al-Rahman al-Kawâkibi (1855-1902), le réformisme musulman part de
l’idée que les sociétés islamiques traversent une période de décadence
et de léthargie dont elles ne pourront sortir sans une réforme profonde
dont le levier serait un islam rationnel, ouvert aux sciences et à la
modernité.
Pour permettre à un tel islam d’exister, Jamâl al-Dîn s’efforce
d’abord de combler le fossé creusé, après l’autodafé des œuvres
d’Averroès, entre islam et philosophie. Selon lui, l’islam est la religion
du raisonnement et du débat ; la foi véritable s’appuie sur l’argument et
la démonstration rationnels. Jamâl al-Dîn accepte que religion et
philosophie aient chacune leur champ propre et il estime que le conflit
entre le dogme et la libre recherche durera autant que l’humanité ; mais
il a l’ambition de créer un pont entre l’islam et la philosophie. Il appelle
à revoir la conception des idées religieuses du point de vue de la raison
et avec l’esprit du temps : la religion musulmane ne doit pas contester
les vérités scientifiques ; cela ne pourrait que lui porter préjudice. Il faut
en revenir à l’exégèse du Coran à chaque fois qu’une incompatibilité
semble apparaître. Selon ce que rapporte Mohammad al-Makhzûmi, il
aurait déclaré :
L’ignorance s’est généralisée, l’apathie s’est propagée parmi ceux qui
arborent le vêtement des savants, au point qu’ils déforment le Coran et le
mettent en contradiction avec les vérités scientifiques certaines ; mais le Coran
n’est pas responsable de leurs erreurs. La science a prouvé que la terre était
ronde et tournait autour du soleil ; que le soleil était fixe et tournait sur son
axe ; ces vérités, comme les autres vérités scientifiques du même genre,
doivent nécessairement concorder avec le Coran. Et si nous ne trouvons pas
dans le Coran [de textes] clairement en accord avec la science, contentons-
nous des signes qui s’y trouvent et reprenons-en l’exégèse. Il est impossible,
en effet, que les sciences et les inventions soient formulées dans le Coran de
RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 519

façon claire et explicite puisqu’au temps de la Révélation, les hommes les


ignoraient et que, cachées et latentes, elles n’étaient pas parvenues au champ
de l’existence [Al-Makhzûmi, 1931, p. 161].

Pour ouvrir la voie à la raison dans une recherche et une pensée


libres, face « au trouble des superstitions et à la rouille des illusions »,
Jamâl al-Dîn, entièrement acquis au principe d’évolution, met l’accent
sur l’importance de l’ijtihâd dans la religion, et cela contre tous ceux
qui déclarent fermée la porte de l’ijtihâd.
Que signifie l’affirmation que la porte de l’ijtihâd est fermée ? Dans quel
texte a-t-elle été fermée ? Quel imam a décrété : « Aucun musulman ne doit
plus, après moi, recourir à l’ijtihâd pour mieux comprendre la religion et
suivre la voie du Coran et des hadiths authentiques, [… pour aboutir à] des
conclusions qui, sans être contraires à l’essence du texte, s’accordent avec les
sciences modernes, avec les nécessités et les préceptes de [notre] époque ? »
Si le Coran a été révélé, c’est pour être compris, pour que l’homme utilise sa
raison afin d’en dégager le sens et d’en suivre les préceptes et les exigences
[ibid., p. 176-179].

Mohammad ‘Abduh, qui était un disciple de Jamâl al-Dîn, établit


une distinction entre islam véritable et islam falsifié ; il affirme que le
premier peut être le fondement d’une société moderne, parce qu’il
exalte l’importance de la raison ; son avènement a fait une place
importante à la science et l’a encouragée. L’islam, selon l’imam
égyptien, est venu affranchir la pensée du poids de la tradition et libérer
la raison de toutes ses chaînes pour la ramener dans son royaume « où
elle régnera par son jugement et sa sagesse, ne se soumettant en cela
qu’à Dieu seul ». Le musulman a reçu, dans sa religion, deux immenses
faveurs grâce auxquelles s’accomplit son humanité : « l’indépendance
de la volonté et l’indépendance de l’opinion et de la pensée » [‘Abduh,
1361 h., p. 181-184] ; la civilisation en Europe s’est construite sur ces
deux principes ; s’ils s’y conforment à nouveau, les musulmans
ouvriront au monde islamique la voie de la modernité. De fait, comme
le note ‘Ali Zay‘ûr, la notion d’homme libre est au cœur de la pensée
de Mohammad ‘Abduh. C’est pourquoi celui-ci encourage l’ijtihad
fondé sur la raison et permet de renouveler l’exégèse de la chari‘a
islamique en fonction du principe d’intérêt. Il rejette ainsi la confisca-
tion des textes et la monopolisation de leur commentaire par un groupe
unique. Désormais, la doctrine peut être abordée à partir de points de
vue multiples aux horizons ouverts [Zay‘ûr, 1988, p. 21-22].
Dans son énumération des fondements de l’islam, lors du fameux
débat qui l’opposa au penseur laïc de la Nahda, Farah Antûn, ‘Abduh
déclare qu’en vertu du troisième fondement, il faut se garder de crier
trop vite à l’impiété : « Si l’on trouve dans les propos d’un homme cent
520 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

indices de son impiété et un seul indice de sa foi, on doit retenir [ce


dernier], à l’exclusion de tous les autres. » L’islam ne donne à personne,
sinon à Dieu et à son Prophète, d’autorité sur les croyances d’autrui ni
de droit de regard sur sa foi ; personne ne doit espionner son voisin, car
« le livre de Dieu et la sunna du Prophète sont les seules sources de la
foi d’un musulman et des principes de ses actes », sans aucune
médiation des anciens ni des contemporains [‘Abduh, 1341 h., p. 55,
59-60]. Selon ‘Abduh, l’ignorance des fondements de l’islam véritable
tient au zèle des musulmans « à dénoncer l’impiété et la débauche, à
accuser Zaïd d’hérésie et ‘Amr d’athéisme » ; parce que les musulmans
se laissent gouverner par « les ignorants », « l’outrance » est apparue
dans la religion et n’importe qui a pu « accuser autrui d’apostasie pour
les raisons les plus viles » [ibid., p. 147]. À l’encontre de ces
« ignorants », l’imam réformiste certifie que, non seulement l’islam
garantit la liberté de pensée et d’opinion, appelle à « la concorde avec
les non musulmans » et interdit « l’outrance dans la religion », mais
aussi qu’il garantit la liberté d’expression ; cela, parce qu’« un homme
n’est pas vraiment un homme tant que sa langue n’est pas libre et qu’il
ne peut être le porte-parole de sa conscience s’il s’arroge le droit de
juger sur tout sujet » ; les nations occidentales ont joui de cette liberté
seulement « après qu’une lutte ait opposé, des siècles durant, leurs
âmes aux armées des ténèbres ».
Tandis que l’imam Mohammad ‘Abduh mettait l’accent sur les
libertés individuelles (de croyance, de pensée et d’expression), le
Cheikh ‘Abd al-Rahman al-Kawâkibi s’intéresse surtout à la liberté
politique. Il voit dans le despotisme la cause majeure du retard des
sociétés islamiques et l’origine de toutes les corruptions : « Le
despotisme corrompt la raison en l’écrasant, la religion en l’instrumen-
talisant, la science en la combattant, la gloire en l’avilissant et en y
substituant la flatterie. » [Al-Kawâkibi, 1931a, p. 31] Sous un gouver-
nement despotique, tout le devient, et c’est là que réside le danger : le
gouvernement despotique est « despotique dans toutes ses ramifica-
tions, depuis le despote suprême jusqu’au balayeur des rues, en passant
par le policier et le planton » [ibid., p. 41]. Al-Kawâkibi établit un lien
étroit entre le despotisme et l’ignorance. Il pense que « nulle servitude,
nulle oppression ne seraient possibles sans la naïveté des sujets qui
errent dans les ténèbres de l’ignorance et dans un égarement aveugle ».
La masse « est la proie du despote qui y puise sa force. Il l’opprime et
se sert d’elle pour opprimer autrui » [ibid., p. 25 et 27].
De même, al-Kawâkibi s’arrête longuement sur les conséquences
morales et sociales du despotisme : « Les hommes sont acculés au
mensonge, à la ruse, à la fourberie, à la duplicité, à la bassesse ; il leur
RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 521

faut contraindre leurs sentiments, tuer leur âme » ; sous l’influence du


despotisme, la umma voit « son penchant naturel à chercher les
sommets se convertir en recherche des bas-fonds au point que, si on la
pousse à s’élever, elle s’y refuse » [ibid., p. 59-60, 80 et 90-91]. À
partir de cette analyse, al-Kawâkibi examine la question de la liberté
politique et montre l’importance qu’il y a à réformer le régime
politique. Il incite les musulmans à adopter le modèle des gouverne-
ments constitutionnels, fondés sur la séparation des pouvoirs et garan-
tissant l’autonomie personnelle. Le plus utile des progrès accomplis par
le genre humain n’est-il pas « d’avoir maîtrisé les principes du gouver-
nement constitutionnel et dressé, face au despotisme, un barrage
inébranlable ; alors, les hommes ont placé la loi au-dessus de la force,
nulle autorité ne prévalant sur la sienne », de telle sorte que « le sultan
et le vagabond soient égaux devant des tribunaux, qui, par leur équité,
s’apparentent au tribunal suprême de Dieu » [ibid., p. 108-112].
Al-Kawâkibi lie étroitement réforme politique et réforme religieuse.
Il dénonce les relations entre les hommes au pouvoir et ceux qu’il
nomme « les escrocs et les ignorants enturbannés ». Ces derniers sont
hostiles à toute participation populaire, à toute réforme politique
constitutionnelle ; ils persuadent les princes « qu’ils doivent s’en tenir à
leur opinion personnelle, fût-elle néfaste ; refuser le principe de la
chûrâ, la consultation, même s’il fait partie de la sunna ; maintenir le
statu quo, si mauvais soit-il. Si la nation participe à la gestion des
affaires et si on lui donne la liberté de critiquer, cela met en cause
l’autorité des princes et nuit à leur politique illégitime. » Al-Kawâkibi
s’en prend ensuite aux gouvernants musulmans qui, forts des
arguments spécieux fournis par les ulémas, se dérobent à l’accomplis-
sement des réformes constitutionnelles nécessaires ; « ils trouvent dans
ces arguments les armes qui leur permettent, croient-ils, d’affronter les
États étrangers hostiles à leur politique : les règles de la religion
musulmane, peuvent-ils dire, sont incompatibles avec le principe de la
consultation (chûrâ) et sont contraires aux principes d’ordre et de
promotion civique ; de plus, ils se sentent obligés de veiller à la religion
de leurs sujets en suivant le courant de l’opinion publique » [Al-
Kawâkibi, 1931b, p. 42]. Pour éradiquer l’ignorance, en particulier
l’ignorance dans la religion, puisqu’elle perpétue cet état de fait, le
Cheikh al-Kawâkibi lance l’idée d’une réforme à réaliser dans toutes
les religions et tous les dogmes dominants en Orient. On a besoin, dit-
il, d’ulémas pleins de sagesse, capables de mener à bien cette tâche
« sans se soucier du tapage des ulémas ignares et stupides et des chefs
cruels et ignorants. Ils renouvelleront l’interprétation de la religion,
redonnant vie à ce qu’on a oublié, rejetant ce qu’on a ajouté, comme on
522 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’a fait dans toutes les religions anciennes qui attendaient d’être
réformées » [Al-Kawâkibi, 1931a, p. 74].
‘Abduh insistait déjà — en particulier dans son débat avec le
ministre et historien français Gabriel Hanotaux — sur le caractère
séculier du pouvoir au sein des sociétés musulmanes et sur la
distinction entre le sultan, détenteur de l’autorité politique et chargé des
affaires intérieures et extérieures du pays, et les cadis et cheikhs
veillant sur les préceptes de la chari‘a. Il montrait que les lois civiles
pouvaient coexister avec les préceptes de la chari‘a. Mais al-Kawâkibi
va plus loin : il appelle explicitement à la séparation entre la religion,
d’une part, l’État et la politique, de l’autre, et, à l’intérieur du champ
religieux, à unifier « la religion pour les riches » et « la religion pour les
pauvres ». Il estime que le gouvernement ne doit avoir aucun pouvoir
sur les croyances et les consciences, mettant l’accent sur la nécessité de
séparer les autorités politiques, les instances religieuses et le corps
enseignant « pour empêcher tout abus de pouvoir » [ibid., p. 120-121].

MOHAMMAD RACHÎD RIDÂ : REVIREMENT ET RUPTURE

La pensée du Cheikh Mohammad Rachîd Ridâ (1865-1935) passe


par deux étapes. Pendant la première, qui commence avec la parution au
Caire de la revue Al-Manâr en 1898 et s’achève en gros à la fin de la
première décennie du XXe siècle, Ridâ reste fidèle, pour l’essentiel, à
l’enseignement et aux idées de son maître, l’imam Mohammad ‘Abduh.
La seconde étape débute après 1910 et s’achève à la mort de Ridâ en
1935. Alors, se manifestent les divergences importantes entre le disciple
et le maître, surtout quand le premier, prenant son indépendance, affirme
sa propre personnalité intellectuelle et se met à prêcher un islam marqué
par la fermeture, le conservatisme et l’intransigeance. Deux facteurs
principaux interviennent dans la genèse de la pensée de Mohammad
Rachîd Ridâ. Le premier réside dans sa formation : comme le note
Mohammad Sâleh al-Marâkichi [Al-Marâkichî, 1985], le directeur du
Manâr est un intellectuel traditionnel ; s’il possède de vastes connais-
sances dans le domaine des sciences religieuses, il ne sait rien, en
contrepartie, de la culture européenne humaniste et moderne. Il rompt
avec l’héritage rationnel de la philosophie arabe islamique sans avoir
jamais eu de contact direct avec la civilisation occidentale, ni appris de
langues européennes. Le second facteur est lié au contexte politique à
partir de 1910 : l’extension de l’offensive colonialiste de l’Occident
dans les pays arabes et musulmans, la dislocation de l’Empire ottoman,
la disparition du califat et la création d’un état laïc en Turquie.
RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 523

La rupture qu’opère Mohammad Rachîd Ridâ dans la trajectoire du


réformisme religieux n’est donc pas brutale, mais c’est un long
processus qui débute à la mort de l’imam ‘Abduh en 1905. Les premiers
volumes de la revue Al-Manâr portent l’empreinte de ‘Abduh, dans le
choix des sujets comme dans la teneur des articles : l’orientation et le
contenu des trois articles sur le « fanatisme » (Vol. I et IX) ne se
distinguent en rien des articles que la revue Al-’Urwa al-wuthqa avait
publiés à Paris sur le même sujet. On y lit que l’islam interdit formelle-
ment l’outrance ou le zèle en religion, c’est-à-dire « ce que l’on appelle
de nos jours le fanatisme » ; les musulmans ont toujours respecté ceux
qui n’avaient pas la même religion qu’eux, que ce soit au début de
l’islam ou à l’apogée de leur puissance ; ils les considéraient comme
leurs égaux en droit. C’est l’Europe, et non l’islam, précise le Manâr,
qui, par sa politique, est responsable du fanatisme que l’on a vu surgir
dans les pays musulmans ; tout en défendant avec acharnement, mais
« dans les limites de la justice », le lien religieux qui les unit, les
musulmans sont disposés à garantir la concorde et l’union entre eux et
les Européens, à condition que ceux-ci renoncent à imposer leur
hégémonie, en abusant de leur force et en accaparant toutes les
ressources et tous les profits 2. Qui plus est, entre mai et juillet 1907,
plusieurs articles du Manâr insistent sur les bénéfices que les
musulmans trouveraient « à fréquenter les Européens, à établir des
relations avec eux, à leur emprunter la science, à se tenir informés de
leur situation et de leurs affaires ». Ils assimileraient ainsi « les méthodes
de la recherche et du raisonnement par induction et déduction ; ils respi-
reraient l’air de l’indépendance et éprouveraient l’exigence de la
perfection » ; ayant ainsi appris, au contact des Européens, l’importance
d’une pensée et d’une volonté indépendantes, les musulmans découvri-
ront alors comment sortir du despotisme, en « substituant à l’absolu-
tisme un pouvoir régi par la consultation et la loi ». Le Manâr note que
si les musulmans n’avaient pas connu la situation européenne, ils ne se
seraient jamais souvenus que « c’était là un principe de l’islam ». Par
ailleurs, les musulmans verront l’importance des associations ; celles-ci
sont « à l’origine de tout progrès », elles ont été l’instrument qui a
permis en Europe de faire progresser les doctrines, les mœurs et les
gouvernements, ainsi que les sciences et les arts 3.

2. Cf. « Al-ta‘assub » (Le fanatisme), Al-Manâr, I, 26 et 27, Le Caire, 1316 hég., p.


483-493 et p. 504-516 ; et aussi « Al-ta‘assub wa ’Urûba wa-l-’islâm » (Le fanatisme,
l’Europe et l’islam) ; Al-Manâr, IX, 6, 1906, p. 427-428.
3. « Manâfi‘ al-Urubiyyîn wa-madâruhum fî-l-charq » (Bienfaits et méfaits des
Européens en Orient), Al-Manâr, X, 3, 4 et 5, 1907, p. 192-199, 279-284 et 340-344.
524 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Plus significatif encore : un article de 1900, « L’Europe et le


réformisme musulman », montre qu’on trouve dans l’histoire
européenne les diverses situations que connaissent alors les
musulmans. Pour réformer la religion, il a fallu « dresser des barrières
de fer face aux livres emplis de superstitions qui corrompaient les
esprits, qui enchaînaient les mains et empêchaient de travailler, qui
entravaient les jambes et empêchaient d’avancer, et qui confiaient aux
chefs religieux les rênes de la volonté populaire ». Comment les
musulmans, dont le passé est « supérieur à tout ce que les chrétiens ont
pu connaître », ont-ils pu « rejeter la science à cause de la religion et
bloquer toute réforme en son nom ? » Comment les ulémas ont-ils été
assez bornés pour croire qu’apprendre les sciences naturelles et les
mathématiques, ou bien étudier l’histoire et la géographie, représentait
un danger pour la religion et qu’inviter à le faire manifestait la volonté
d’écarter les musulmans des sciences religieuses ? 4
Cette attitude rationaliste, ouverte et tolérante, du directeur du
Manâr, se manifeste plus nettement encore après l’été 1908 et l’arrivée
au pouvoir à Istanbul des Unionistes, dont le programme veut redonner
vie à la constitution ottomane. Dans un discours prononcé à Beyrouth,
au cours de son premier voyage dans le Bilâd al-Shâm, Mohammad
Rachîd Ridâ expose les conditions nécessaires pour réaliser la Nahda
dans la nation ottomane : elle doit se fonder sur la science et le travail
et, avant tout, sur la liberté personnelle et l’indépendance de la pensée.
« La nation n’avancera pas d’un pouce si nous ne donnons pas libre
cours aux grandes idées, dans tous les domaines d’expression, à l’écrit
comme à l’oral, si nous ne supprimons pas pressions et interdictions,
qu’il s’agisse de questions religieuses, sociales, politiques ou autres » ;
seul « celui qui n’a pas confiance en sa religion » redoute pour elle la
liberté de recherche, en vertu de quoi, le directeur du Manâr insiste sur
la nécessité de respecter ceux qui pensent autrement et de reconnaître
la légitimité de la différence. En effet, « le succès dépend de
l’émergence de la vérité, qui dépend elle-même de l’indépendance des
idées et de la liberté de chercher, d’écrire et de parler » 5.
Mais la pensée de Mohammad Rachîd Ridâ se mit à évoluer après
l’offensive de l’Italie en Tripolitaine en 1911 et quand s’affirma l’orien-
tation laïque des Unionistes turcs. L’agression italienne démasquait
l’Europe et ses intentions cachées : soumettre les musulmans et se
partager leurs pays. Par ailleurs, dès 1910, le directeur du Manâr avait
mis en garde contre les dangers de la politique des Unionistes à l’égard

4. Al-Manâr, III, 11, 1900, p. 241-245.


5. « Al-hurriyya wa-istiqlâl al-fikr » (La liberté et l’indépendance de la pensée), Al-
Manâr, XII, 2, 1909, pp. 113-117.
RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 525

des Arabes. Au début de 1913, après la défaite ottomane dans la guerre


des Balkans, il accusa les Jeunes Turcs de combattre l’islam, de bafouer
le panislamisme et la dignité du calife. Par la suite, le Manâr va mener
une campagne contre les « européanisés », les mutafarnijîn, propagateurs
des valeurs européennes dans l’Empire ottoman, armée intérieure plus
dangereuse que « l’armée extérieure des agents de la chrétienté ». Leur
but n’est-il pas de détruire la religion et d’altérer les fondements de la
chari‘a ? Car ils appellent à unifier la magistrature, à adopter des lois
civiles, à séparer la religion et l’État, et ils incitent la femme à « la
débauche » sous prétexte d’émancipation 6. En même temps, le Manâr
s’attaque aux « athées », en Turquie et en Égypte en particulier. À en
croire la revue, ils disposeraient d’appuis au cœur même d’al-Azhar ;
« ceux qui aspirent à la réforme » doivent leur résister et se lancer contre
eux dans « un nouveau jihâd », plus acharné que celui mené contre les
superstitieux et les traditionalistes.
Cette offensive contre les « européanisés » et les « athées » prend
une dimension nouvelle avec les bouleversements que connaît la
Turquie à la fin de la Première Guerre mondiale : suppression du califat
et constitution d’un gouvernement républicain fondé sur la séparation
complète de la religion et de l’État. Le directeur du Manâr lance alors
une attaque virulente contre le livre de ‘Ali ‘Abd al-Râzeq, Al-islâm wa
usûl al-hukm (L’Islam et les fondements du pouvoir) et contre celui de
Taha Hussein, Fî al-chi‘r al-jâhilî (De la poésie antéislamique). Là,
apparaît pleinement le revirement du Cheikh Ridâ : il renie non
seulement les idées de ses maîtres, mais aussi les siennes propres.
Notons d’abord que le directeur du Manâr, qui avait violemment
critiqué la décision de Mustafa Kemal de supprimer le califat et voulait
voir restaurer celui-ci, défendait l’idée d’en confier la fonction au roi
d’Égypte. Aussi joua-t-il un rôle actif dans la préparation du congrès
islamique qui se tint au Caire en mai 1926 avec l’appui du roi Ahmad
Fu’âd pour étudier le projet. Auparavant, il avait été le premier parmi
les ulémas en Égypte à passer à l’offensive contre L’Islam et les
fondements du pouvoir et ce, avant même d’avoir lu le livre. Dans le
commentaire que sa revue publie le 21 juin 1925, il estime que les
professeurs d’al-Azhar ne peuvent garder le silence ; ils doivent faire
connaître le « jugement de l’islam » sur ce livre qui « détruit l’autorité
de l’islam, sape les bases de sa légitimité et divise sa communauté 7 ».
6. « Mafâsid al-mutafarnijîn fî ’amr al-ijtimâ‘ wa-l-dîn » (Action corruptrice des occi-
dentalisés en matière de société et de religion), Al-Manâr, XVII, 2, 1914, p. 156-160.
7. « Al-’islâm wa-usûl al-hukm : bahth fî l-khilâfa wa-l-hukûma fî l-’islâm, aw da‘wa
jadîda ’ilâ nasf binâ’ihâ wa-tadlîl ’abnâ’ihâ ? » (L’islam et les fondements du pouvoir : un
essai sur le califat et le gouvernement en islam, ou bien plutôt une nouvelle invitation à
détruire ses fondements et à égarer ses enfants ?), Al-Manâr, XXVI, 2, 1925, p. 100-104.
526 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Pendant plus d’un an (1925-1926), le Manâr publie une série d’articles


où Ridâ mène une violente campagne contre ‘Ali ‘Abd al-Râzeq. Il
l’accuse d’avoir écrit un ouvrage « pire que tous ceux qu’ont jamais
écrits les ennemis de l’islam pour détruire la religion et démanteler la
communauté religieuse et civile ». À ceux qui y voient l’expression de
la liberté d’opinion dans l’islam, Ridâ rétorque que l’homme qui
conteste des textes indiscutables et le consensus le mieux établi ne
remplit pas les conditions pour jouir de cette liberté. Il applaudit au
jugement rendu par un comité de grands ulémas qui exclut ‘Ali ‘Abd
al-Râzeq de la communauté d’al-Azhar et lui interdit tout emploi
public, qu’il soit ou non religieux. C’est là, dit Ridâ, « une victoire
éclatante des hommes de religion sur les hommes sans religion 8 ». Un
article publié par le Manâr le 5 décembre 1926 va jusqu’à accuser ce
cadi et cheikh d’al-Azhar qu’est ‘Ali ‘Abd al-Râzeq, de prêcher
l’athéisme et de propager « l’européanisation corruptrice ». D’après
Ridâ, l’islam ne perdra rien en excluant un homme comme lui, parce
que « presque tous ces athées sont corrompus et impudents ; ce sont des
ivrognes et des joueurs ; aucun d’entre eux n’a de valeur morale 9 ».
Quant à l’attaque tout aussi virulente que Mohammad Rachîd Ridâ
lance contre l’ouvrage De la poésie antéislamique, publié en 1926 par
Taha Hussein (1889-1973), alors que ce dernier était professeur de
littérature arabe à la Faculté de Lettres, elle prend place dans une vaste
campagne qui vise les représentants les plus éminents de la pensée libre
en Égypte, ainsi que l’université égyptienne : le Manâr décrit celle-ci
comme un « jardin » où germent « les graines de l’impiété et de la
licence » semées en Égypte par « les écoles modernes ». L’offensive
vise, entre autres, l’écrivain Salâma Mûssa, le professeur de
philosophie islamique Mustafa ‘Abd al-Râzeq et le ministre de
l’Éducation Ahmad Lutfî al-Sayyed.
Pour ce qui est du livre De la Poésie antéislamique, les commen-
taires du Manâr accusent Taha Hussein de combattre l’islam, de
« prêcher l’hérésie et l’athéisme », de contredire « Dieu, Son Prophète
et les hommes les meilleurs après eux, à savoir les califes al-râchidîn
et les imams de la science et de la religion » ; en effet, l’auteur substitue
à leurs paroles des théories ou « des aberrations imaginées par les
athées européens et les apologistes du christianisme qui ont appris dès
l’enfance à attaquer l’islam ». Selon Ridâ, il serait dangereux de traiter
l’ouvrage de Taha Hussein comme un cas isolé ; c’est, « comme pour le

8. Idem, p. 383-387.
9. Al-Misy A. (1926), « ‘Abd ar-Râziq yanza‘ al-‘amâma wa-yuwaddi‘uhâ wa-yaftarî
‘alâ al-ustadh al-Imâm wa-‘alay-nâ » (Monsieur Ali Abd al-Râzeq jette son turban aux orties
et nous diffame, l’imam [M. Abduh] et moi-même), Al-Manâr, XXVII, 9, 1926, p. 715-717.
RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 527

Cheikh ‘Ali ‘Abd al-Râzeq », la manifestation de l’affrontement entre


la religion musulmane et l’athéisme déclaré. Ainsi, l’acquittement de
Taha Hussein apparaîtrait à tous, en Orient comme en Occident,
« comme une victoire de l’impiété sur la foi ». Alors que selon son
maître, nous l’avons vu, « toute accusation d’impiété » était exclue dans
l’islam, Mohammad Rachîd Ridâ, pour sa part, continuera à dénoncer
l’impiété de Taha Hussein, même après que celui-ci eut fait publique-
ment profession de sa foi. Ridâ accuse Taha Hussein de suivre les
philosophes occidentaux ; comme eux, il doute et fait douter : c’est là
« un avatar de l’école antique des sophistes » ; ainsi, Taha Hussein
ignore sciemment la vérité qu’il n’existe « pas de religion sans
certitude » et que la foi consiste « à croire avec certitude tout en
obéissant 10 ».

L’ÉMERGENCE DE L’IDÉOLOGIE DE L’ISLAM POLITIQUE

Les prises de position rétrogrades de Mohammad Rachîd Ridâ


seront un pilier du discours de Hassan al-Bannâ (1906-1949), le
fondateur de l’Association des Frères musulmans. Celui-ci était un
lecteur fidèle d’al-Manâr et avait subi l’influence intellectuelle directe
de son directeur. Il commence à prêcher à Ismaïlia en 1928, puis au
Caire à partir de 1936. À la même époque, sur le plan international, une
grave crise économique éclate, les mouvements fascistes ou nazis
s’affirment, les musulmans, dans la plupart des pays, ont le sentiment
d’une provocation croissante à leur égard ; sur le plan régional, la
situation politique s’aggrave, notamment en Palestine, qui connaît, en
1936, une grève générale de six mois, suivie d’une révolte armée ; sur
le plan local égyptien, les problèmes économiques et sociaux
redoublent, l’expérience parlementaire s’enlise, tandis que s’exacerbe
le conflit entre les partisans de la civilisation moderne et de la
séparation de la religion et de l’État, d’une part, et les partisans d’une
application stricte de la chari‘a islamique, de l’autre.

10. « Al-’ilhâd fî al-jâmi‘a al-masriyya. Kitâb fî al-chi‘r al-jâhilî wa-ra’y lajnat


‘ulamâ’ al-’Azhar fîhi » (L’athéisme à l’université égyptienne. Le livre sur la poésie anté-
islamique : opinion de la commission des savants d’Al-Azhar à son sujet), Al-Manâr,
XXVII, 2, 1926, p. 128-132 ; « Al-da‘wa ’ilâ l-’ilhâd bi-l-tashkîk fî al-dîn : kitâb fî al-chi‘r
al-jâhilî » (L’invitation à l’athéisme en jetant le doute sur la religion : le livre sur la poésie
anté-islamique), Al-Manâr, XXVII, 8, 1926, p. 619-630 ; « Kitâb fî al-chi‘r al-jâhilî di‘âya
’ilâ l-ilhâd wa-l-zandaqa wa-l-ta‘n fî al-’islâm » (Le livre sur la poésie antéislamique est
une incitation à l’athéisme, à l’incroyance et à la destruction de l’islam), Al-Manâr, XXVII,
9, 1926, p. 678-687.
528 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

C’est dans ce contexte que Hassan al-Bannâ s’engage dans la voie


du fanatisme et rejette la légitimité de la différence. Intellectuel tradi-
tionnel, religieux, il est resté coupé de l’héritage rationaliste de la
philosophie arabe islamique et de la pensée européenne des Lumières.
Tandis que les pionniers du réformisme musulman distinguaient dans la
civilisation occidentale un aspect positif, avec la science, le rationa-
lisme, l’amour du travail, l’aspiration à la liberté et à la justice, et un
autre négatif, représenté par le colonialisme et quelques coutumes
condamnables, pour Hassan al-Bannâ, on ne peut trouver dans la civi-
lisation occidentale moderne qu’athéisme, agnosticisme, négation de
l’âme, libertinage et hédonisme, tout cela engendrant corruption des
âmes, fragilisation des mœurs et développement de principes
pernicieux. Certes, la civilisation occidentale a pu « un temps, s’enor-
gueillir de la beauté de ses sciences qui lui ont permis de soumettre le
monde entier » ; mais elle n’a pas tardé à « péricliter », et ses
fondements politiques, économiques et sociaux à s’affaisser. Dès lors,
il suffit « que l’Orient étende une main ferme à l’ombre du drapeau de
Dieu, en brandissant l’étendard du Coran et en s’appuyant sur une
armée de soldats dotés d’une foi ferme et inébranlable, pour que
prospère un monde devenu musulman » [Al-Bannâ, 1965, p. 168-169].
Fort de cette conviction, al-Bannâ invite les musulmans à diffuser
une nouvelle civilisation universelle, avec pour modèle le premier état
islamique. La nation musulmane, qui a pour mission d’« enseigner » au
monde, devrait chasser la civilisation occidentale, civilisation « du
matérialisme, des plaisirs et des jouissances », et l’envahir jusqu’au
cœur de son aire. Mais, auparavant, il fallait réformer la situation
interne des musulmans et résister à « l’invasion » de la civilisation
occidentale, ressusciter la pensée et les coutumes musulmanes dans la
vie sociale et extirper les coutumes occidentales dans tous les
domaines : « formules de salutation, langue, histoire, costumes,
mobilier, horaires de travail et de repos, nourriture, boisson, arrivée et
départ, peine et joie. » On devait aussi boycotter toutes les institutions
empruntées à l’Occident, en particulier dans les domaines de la justice
et de l’enseignement, puis les supprimer et unifier la justice en se
fondant sur la chari‘a, « unique source de la législation », et fonder
l’enseignement selon les principes de « l’éducation islamique » [ibid.,
p. 23]. H. al-Bannâ souhaite aussi une réforme sociale et, pour la
réaliser, il invite à « prendre en compte la da‘wat al-hisba — l’appel à
respecter le bien public islamique — et à blâmer ceux qui s’obstinent à
contester n’importe quel point de l’enseignement de l’islam ». Sur le
plan politique, il dénonce les dangers du pluralisme pour « l’unité de la
nation », qui est « inséparable de la foi » ; il appelle les Égyptiens à
RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 529

abandonner l’esprit partisan pour l’esprit de corps et à œuvrer au


rassemblement des forces du peuple en un parti unique [ibid., p. 196,
372-376].
L’idéologie des Frères musulmans se fait encore plus fanatique et
fermée avec Sayyid Qutb (1906-1966). Celui-ci adhère à l’association
au printemps 1953, avant d’en devenir l’un des principaux dirigeants.
À la différence d’al-Bannâ, c’est un intellectuel moderne ; titulaire
d’une licence de lettres, il sera enseignant, puis inspecteur au ministère
de l’Éducation. Il séjourne deux ans aux États-Unis pour étudier les
méthodes modernes d’enseignement. Pendant les années qu’il passe en
prison sous Nasser, avant d’être exécuté, Qutb élabore une pensée
islamique originale qui deviendra une référence du « courant radical et
jihadiste ». De façon très consciente, il théorise la rupture entre l’islam
et la philosophie. Pour ce qui est de l’interaction entre l’islam et
l’Occident, il distingue les sciences exactes et leurs applications
pratiques, d’une part, les sciences humaines et sociales, de l’autre.
Selon lui, s’il est juste de dire que la culture ne connaît « ni patrie, ni
race, ni religion », quand il s’agit des sciences exactes et de leurs appli-
cations pratiques, il ne faut pas s’aventurer « dans des commentaires
philosophiques et métaphysiques sur les effets de ces sciences, ni dans
des considérations philosophiques sur l’âme, l’action et l’histoire
humaines, ni dans l’art, la littérature ou toutes formes d’expression des
sentiments ». En effet, hors du domaine des sciences exactes et de leurs
applications pratiques, il y a deux sortes de cultures : la culture
« islamique », fondée sur « une vision islamique du monde », et la
culture « jâhilie » (de l’ignorance) avec « des lignes directrices
diverses, mais qui ont toutes le même principe : la déification de la
pensée humaine, sans aucune référence à Dieu ». Qui plus est, si les
musulmans ont le droit d’emprunter les sciences exactes aux non
musulmans, tant que leur société ne peut répondre par elle-même à ses
besoins dans un domaine, il faut cependant agir avec prudence de façon
à écarter « toute ombre de philosophie qui s’y attacherait, car la
philosophie est hostile à toute vision religieuse du monde, en particulier
la vision musulmane : la moindre parcelle de philosophie suffirait à
empoisonner la source pure de l’islam » [Qutb, 1964, p. 126-135 ;
1958, p. 243-244].
D’ailleurs, Sayyid Qutb ne se contente pas de rejeter la philosophie
occidentale et ses méthodes ; il condamne aussi tout ce qu’il appelle la
« philosophie islamique », y compris le kalâm (théologie musulmane).
Ainsi, il s’oppose radicalement à l’attitude rationaliste de Mohammad
‘Abduh. Dans ses Khasâ’is al-tasawwur al-islâmî wa muqawwimâ-
tuhu, (Caractéristiques et composantes de la vision musulmane du
530 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

monde), Qutb déclare que la quête des vérités propres à « la vision


musulmane » ne vise pas une simple connaissance culturelle ni à ouvrir
un nouveau domaine qui viendrait s’ajouter « à ce que l’on dénomme
philosophie islamique » ; ce serait là un but « dérisoire et sans valeur »
[Qutb, 1962, p. 8]. Il ajoute que, si Mohammad ‘Abduh a eu le mérite
de lutter contre la sclérose intellectuelle de l’Orient et contre les
« séductions factices » de la raison en Occident, il a eu tort de placer la
raison humaine au même niveau que la Révélation pour la guidance
morale de l’homme et de nier les contradictions entre ce que comprend
la raison et ce que dit la Révélation. Un musulman, affirme Qutb, ne
peut admettre la position de ‘Abduh lorsqu’il écrit dans sa Risâlat al-
tawhîd : « La Révélation du message divin est l’un des signes que Dieu
a laissés dans le monde, la raison humaine en est un autre. Les signes
de Dieu doivent nécessairement être en harmonie, et non se contredire
les uns les autres.» Cette équivalence établie entre la Révélation et la
raison est inacceptable, car « la première est plus grande et plus
complète que la seconde, elle est venue pour être la source à laquelle se
réfère la seconde ». De plus, vouloir, comme le soutient ‘Abduh,
légitimer l’exégèse des textes pour les faire concorder avec ce que
comprend la raison et avec le principe d’intérêt, constitue pour Qutb un
grand « danger » pour le dogme musulman : « Parler de raison, écrit
Qutb, c’est renvoyer à quelque chose d’irréel ; il y a ma raison, ta
raison, la raison de X ou Y, mais pas de raison absolue, exempte de
faiblesse, de caprice, de convoitise, d’ignorance ; or, celle-là seule
serait capable de référer le texte coranique à ses propres commande-
ments. Si nous demandons à l’exégèse d’établir un accord entre le texte
et des raisons multiples, nous aboutissons au chaos. » [ibid., p. 18-21]
De fait, l’attaque menée par Sayyid Qutb contre la philosophie,
l’ijtihâd et l’exégèse est étroitement liée à son refus de légitimer la
différence, avec les conséquences qui en découlent : débarrasser la
raison de ses chaînes, permettre la pensée libre et indépendante,
accepter la pluralité et considérer la vérité comme relative. Une fois
établie la coupure entre « islam » et « jâhiliyya », « foi » et « impiété »,
Qutb s’efforce de consacrer le principe d’unité : il n’y a, selon lui,
qu’une méthode de réflexion, qu’un parti, qu’une religion, qu’une
vérité absolue. Face à toutes les méthodes de réflexion humaine, Qutb
invoque ce qu’il appelle « la méthode de Dieu ». Les hommes sont
placés devant une alternative : vivre selon cette méthode, et « ils sont
alors musulmans », ou vivre selon une autre méthode, nécessairement
d’origine humaine, et alors « ils font partie de la jâhiliyya ». Ce que les
musulmans croient être la « culture islamique », la « philosophie
islamique » et la « pensée islamique » n’est en réalité qu’invention
RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 531

d’une jâhiliyya plus sombre encore que celle qu’a dû affronter l’islam
primitif. Cette ignorance touche toutes les sociétés, même celles qui
« se prétendent » musulmanes. Qutb affirme que l’islam a été révélé à
l’humanité pour la rassembler en un parti unique et indivisible, le
« parti de Dieu » ; « tous les autres partis procèdent de Satan et du
Démon » ; il n’existe qu’une demeure, le Dâr al-islâm où règne l’État
musulman ; tout le reste est « le domaine de la guerre » (Dâr al-harb)
[Qutb, 1964, p. 136-137]. Quant à la vérité absolue et unique,
l’« avant-garde » des croyants est seule à la détenir, elle qui vit selon la
« méthode de Dieu » et considère comme « jâhili » et apostat quiconque
la contredit dans la foi. Pour que renaisse l’islam, cette avant-garde doit
avant tout s’élever au-dessus de la « société jâhilie », de ses valeurs et
de ses conceptions fallacieuses, et refuser tout compromis avec elle, car
« le conflit entre les croyants et leurs adversaires est dans son essence
un conflit de doctrine, et rien d’autre. L’impiété ou la foi, la jâhiliyya
ou l’islam » [ibid., p. 188].
Toutes ces données confirment, nous semble-t-il, notre hypothèse de
départ. L’islam politique, incarné par l’Association des Frères
musulmans et ceux qui sont apparus ensuite dans leur sillage, n’est pas
un prolongement du réformisme musulman ; il s’est constitué en
rupture avec lui, une rupture qu’a préparée Mohammad Rachîd Ridâ
quand il a renié les idées de Jamâl al-Dîn al-Afghâni et Mohammad
‘Abduh à la fin de sa vie.

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28

Les réformes de l’université d’al-Azhar


en Égypte : une entreprise de sécularisation ?

Malika Zeghal

Abd al-Rahman al-Jabarti rapportait dans ses Merveilles biographi-


ques un épisode souvent repris par la suite de manière récurrente par les
oulémas, les docteurs de l’institution al-Azhar en Égypte : la
profanation d’al-Azhar par les soldats de Napoléon Bonaparte, qui
pénétrèrent en octobre 1798, avec leurs chevaux dans l’enceinte sacrée
de la mosquée d’al-Azhar.
Dans la nuit, (les Français) entrèrent par bandes dans la ville et la parcou-
rurent dans tous les sens ; ils démolirent toutes les barricades qu’ils rencontrè-
rent et s’assurèrent de la complète tranquillité des habitants. Ils entrèrent
ensuite dans la mosquée d’El-Azhar avec leurs chevaux qu’ils attachèrent au
kéblah ; ils brisèrent les lampes, les veilleuses et les pupitres des étudiants ; ils
pillèrent tout ce qu’ils trouvèrent dans les armoires, ils jetèrent sur le sol les
livres et le Coran et marchèrent dessus avec leurs bottes. Ils urinèrent et
crachèrent dans cette mosquée, ils y burent du vin, y cassèrent des bouteilles,
qu’ils jetèrent dans tous les coins [al-Jabarti, 1888, tome VI, p. 57].

Né en 1754 dans une famille d’oulémas, lui-même formé à al-Azhar,


témoin de l’histoire de l’Égypte entre la fin du XVIIIe siècle et le début
du XIXe, Abd al-Rahman al-Jabarti réagit dans ses écrits à l’occupation
française qui dure trois années, de 1798 à 1801. Pour la première fois,
une armée européenne, « dotée de techniques militaires, industrielles et
administratives déjà très supérieures à ce que les Égyptiens connais-
saient » pénètre en Égypte pour y séjourner et l’occuper, accompagnée
d’un groupe de savants et de scientifiques [Delanoue, 1982, p. 68]. Les
historiens datent généralement les débuts de l’époque moderne au
Moyen-Orient de l’expédition de Bonaparte en Égypte, posent la
question de son influence, et plus largement, des effets des entreprises
colonisatrices qui l’ont suivie, en Égypte et ailleurs. Quels furent les
effets de cette rencontre et de cette hybridation entre deux mondes ? Il
534 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

est certain que le choc de l’intervention européenne eut pour consé-


quences des débats internes. Mais faut-il attribuer les changements de
fond de la société égyptienne, à partir du XIXe siècle, à cette variable
exogène ? Quel poids lui attribuer ? Ces questions mêmes peuvent-elles
être résolues et ont-elles une légitimité autre que celle d’être le reflet de
notre regard — lié aux questions et aux positionnements géographiques
et politiques de notre temps — sur l’histoire ? Il n’est pas question de
répondre ici à ces questions, qui sont l’objet de controverses pour les
historiens et les sociologues, mais de montrer la complexité des facteurs
à l’œuvre dans ces processus de changement à travers l’histoire récente
d’une institution religieuse qui occupe une place centrale dans
l’économie religieuse de l’Égypte : al-Azhar.
Le regard des observateurs sur l’histoire récente de l’islam est en
effet lié à la question de la sécularisation, elle-même rapportée à une
comparaison explicite ou implicite au modèle occidental. Pour les
sociologues de la modernisation, l’histoire des sociétés arabes se lisait,
encore il y a peu, jusqu’aux années 1970, de manière linéaire :
l’émergence d’un système modernisé (occidentalisé) d’éducation, et la
modernisation des États et des technologies devaient mener à une
convergence des sociétés musulmanes avec les sociétés occidentales.
En particulier, un processus de sécularisation était à prévoir et même
déjà observable. Ce processus de sécularisation était défini implicite-
ment comme un affaissement des pratiques religieuses et un rétrécisse-
ment de la sphère religieuse représentée par les institutions islamiques
traditionnelles au profit des institutions productrices d’élites, de savoir
et de technologie « modernes ». Lorsque Jacques Berque publiait en
1967 Égypte, Impérialisme et Révolution, il soulignait le délabrement
des études et de la vie intellectuelle à al-Azhar, dans « un tel état
d’usure, que l’expression même lui fait défaut. Prise entre l’amplifica-
tion verbeuse et le laconisme hermétique des Abrégés, l’Azhari est un
homme qui se ferme. Du reste, qu’aurait-il à dire ? Son raisonnement
est aussi vétuste que son propos. […] Quant aux réformes, on en parle
souvent, et bien. Mais une opposition furieuse fait ajourner celles que
propose le cheikh Abdouh » [Berque, 1967, p. 104-105]. La
description qu’offrait alors Jacques Berque évacuait l’importance des
institutions religieuses, mais aussi de l’islam politique. Les Frères
Musulmans, association islamiste fondée par Hassan al-Banna en 1928,
qui alliaient islamisme et nationalisme pour fonder leur idéal de société
et de l’État sur l’islam, ne méritaient mention de la part de Jacques
Berque que dans une courte note de bas de page. Dix ans plus tard, le
développement de l’islamisme sur la scène politique permettait de
remettre en question, dans les années 1980, l’idée d’une marginalisa-
LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 535

tion de l’islam dans la vie politique [Kepel, 1984]. L’émergence d’in-


tellectuels religieux, produits de la modernisation du système
d’éducation, marginalisait à nouveau les vieilles institutions du savoir
religieux comme al-Azhar. Un peu plus tard encore, le paysage
religieux et politique se complexifiait : ces institutions dites « tradition-
nelles » revenaient sur le devant de la scène politique [Zeghal, 1996 et
1999a] et montraient que l’hypothèse de la sécularisation doit, non
seulement être révisée, mais que le « religieux » se partage entre acteurs
et institutions dont les identités sont anciennes et bien plus complexes
qu’on pouvait le croire. Point de « retour » du religieux, donc, mais une
évolution à analyser plutôt dans le long terme, où les institutions et les
acteurs religieux continuent d’être présents et où leurs rôles se
modifient et se recomposent selon les opportunités qu’ils peuvent
trouver dans chaque contexte historique, un contexte en grande partie
modelé, notamment à partir des années 1950, par la présence d’un État
autoritaire [Zeghal, 1999b]. Le concept même de sécularisation est
complexe. Le terme peut désigner un affaiblissement des pratiques
religieuses, ce qui pour l’Égypte reste, comme dans la plupart des pays
musulmans, faute de statistiques ou d’observations fiables sur
l’ensemble du XXe siècle, difficile à vérifier, et est contredit pour les
trente dernières années du XXe siècle. Deux autres sens du terme sécu-
larisation peuvent contribuer à la compréhension des mécanismes de
changement religieux en Égypte. Le concept fait référence à un
processus d’appropriation par l’État des fonctions traditionnellement
exercées par le clergé, notamment l’éducation dans le cas d’al-Azhar
[Casanova, 1994, p. 13]. S’il n’y a pas de clergé dans la doctrine de
l’islam sunnite, al-Azhar et ses oulémas définissent bien cependant un
corps d’appartenance bien délimité, qui donne lieu à des chaînes
d’autorité, certes flexibles, mais reconnaissables dans une identité
azharie [Zeghal, 1996]. Le processus à travers lequel l’éducation se
modernise sous l’égide de l’État et marginalise al-Azhar, est bien, en ce
sens, un moment de sécularisation, où cependant la marginalisation
d’al-Azhar reste incomplète, puisque celle-ci continue de dispenser,
jusqu’à nos jours, une éducation doublement religieuse et moderne,
passée explicitement, en 1961, sous le contrôle de l’administration de
l’État militaire. Celui-ci pousse encore plus loin que ses prédécesseurs
au pouvoir le processus d’appropriation du religieux par l’État. En ce
sens, le régime de la révolution de 1952 nationalise l’islam et crée un
islam étatique, ou public, qui confirme l’absence de toute séparation
entre État et religion. S’il y a sécularisation, c’est bien dans le sens
d’une appropriation, et non d’une différenciation entre État et islam. Ce
processus se rattache aussi, ce qui nous amène ici au troisième sens du
536 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

terme sécularisation, à un phénomène de différenciation entre le


séculier et le religieux, puisque les oulémas perdent nombre de leurs
fonctions (en particulier sur les plans économique, juridique et
éducatif), et que les multiples rôles que joue leur institution se
retrouvent circonscrits à certains domaines, dont les limites sont
redéfinies, rétrécissant leur sphère d’intervention. Les oulémas, en
résistant à ce processus de sécularisation, conséquence de l’interven-
tion de plus en plus importante de l’État égyptien, s’efforcent pourtant,
depuis les années 1970, de repousser ces limites et de redéfinir les
domaines au sein desquels ils peuvent intervenir, que ce soit dans la
société égyptienne ou au-delà, par l’intermédiaire de réseaux transna-
tionaux [Gaborieau et Zeghal, 2004].

L’HISTORIOGRAPHIE D’AL-AZHAR : UNE INSTITUTION EN DÉCLIN


AU XIXe SIÈCLE ?

Liée au système éducatif, à l’énonciation de la norme juridique,


ainsi qu’à la gestion par les oulémas des fondations pieuses (les wakfs),
en relation étroite et changeante avec le pouvoir politique, l’institution
religieuse d’al-Azhar est ainsi au cœur d’un processus de sécularisation
qui prend pied dans les changements importants qui se mettent en place
dans l’Égypte du XIXe siècle. Comment, du point de vue des historiens,
al-Azhar et ses oulémas participent-ils et réagissent-ils à deux grands
processus qui semblent se renforcer l’un l’autre : l’impact venu de
l’Occident aux niveaux matériel et intellectuel, ainsi que la domination
politique qui l’accompagne, d’une part, la sécularisation de la société
égyptienne — au double sens défini ci-dessus d’appropriation et de
différenciation — d’autre part ?
L’histoire d’al-Azhar, entre les XIXe et XXe siècles, a généralement
pour arrière-plan une hypothèse de travail forte : l’incapacité des
oulémas à innover intellectuellement face à une compétition issue de
l’émergence de nouveaux acteurs. La modernisation de l’enseigne-
ment, notamment, à partir du début du XIXe siècle, marginalise progres-
sivement les élites religieuses, jusque-là représentatives des élites intel-
lectuelles. Les oulémas, qui deviennent alors, selon certains historiens,
des élites « traditionnelles », perdent leur centralité, notamment leur
statut politique et social. Les historiens dessinent ainsi les cycles de
l’influence d’al-Azhar sur la société égyptienne en évaluant les
capacités d’innovation intellectuelle et d’intervention politique de
l’institution. Afaf Sayyid Marsot et Daniel Crecelius s’accordent pour
souligner que le XVIIIe siècle définit les derniers moments de l’« âge
LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 537

d’or » des oulémas [Marsot, 1972 ; Crecelius, 1972]. Au XVIIIe siècle,


les oulémas sont les principaux intermédiaires entre la masse illettrée
des Égyptiens et les dirigeants : l’élite militaire mamelouke et, plus
distant, le pouvoir ottoman. Les cheikhs les plus importants, donc liés
par des réseaux de clientèle avec les représentants du pouvoir politique,
peuvent jouir d’une certaine indépendance politique et économique qui
leur vient par exemple de leur rôle de multazim1 ou encore d’adminis-
trateurs des fondations pieuses qu’ils gèrent. Ils dépendent aussi
largement des faveurs que peuvent leur attribuer les émirs, et négocient
parfois la paix civile entre ceux-ci et la populace. Si Jabarti jette parfois
sur les oulémas un regard ironique et sans complaisance, il n’empêche
qu’il les classe, dans sa hiérarchie des groupes sociaux, avant les rois
et gouvernants, et juste après les prophètes. Napoléon les considère
aussi comme faisant partie de l’élite, puisqu’il propose aux plus
importants d’entre eux d’occuper les plus hautes places dans les diwâns
successifs qu’il met en place. Mais les oulémas n’ont pas de force
militaire pour les soutenir, simplement, pour les mieux placés d’entre
eux, des rapports de clientèle avec les puissants. Ils ont essentiellement
des fonctions de conseillers qui peuvent faire parfois pencher le
pouvoir politique dans un sens ou dans un autre, grâce à leur pouvoir
de sanction morale et religieuse, associé à leur fonction de conseil ou
de nasîha. Ils refuseront d’ailleurs les postes de direction offerts par
Bonaparte et se cantonneront à ceux de conseillers [Jabarti, 1888, vol
VI, p. 23]. Les oulémas favorisent ainsi l’accès au pouvoir de
Mohammed Ali en 1805, mais les tensions entre le Pacha d’Égypte et
les cheikhs, sur la question des impôts notamment, brise une entente de
courte durée. Mohammed Ali divise les oulémas, abolit les iltizâms, et
confisque les wakfs agricoles, une politique qui affaiblit l’institution
religieuse [Crecelius, 1972, p. 184]. Mettant en place son projet
modernisateur, Mohammed Ali développe les écoles qui doivent
produire les corps professionnels servant un État centralisé et moderne
et une politique impérialiste : ingénieurs, officiers et médecins. De cette
manière, Mohammed Ali contourne le monde des oulémas, et néglige
leur sphère d’influence, en construisant du nouveau en dehors d’al-
Azhar, dans une sorte d’assertion implicite de l’incompatibilité entre
l’institution d’al-Azhar et le changement [Crecelius, 1972]. Privés

1. Au XVIIIe siècle, l’iltizâm est une propriété offerte par l’intermédiaire d’un bureau
gouvernemental pour une durée d’un an ou plus, au cours d’une enchère ou d’un
arrangement privé. Le multazim reçoit un acte de bail contre le paiement d’une année
d’impôts sur les revenus de cette propriété, qu’il ne possède pas et sur laquelle des paysans
travaillent. Il jouit de son usufruit mais les privilèges du multazim sont proches de ceux de
la propriété privée.
538 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

progressivement de leur indépendance économique et de leur rôle


éducatif, les oulémas perdent alors, à partir du XIXe siècle, leur pouvoir
et leur statut. À la fin du XIXe siècle, l’institution d’al-Azhar, mosquée,
centre d’enseignement et de transmission du savoir, se trouve reléguée
aux marges de la modernité. Alors que Mohammed Ali avait soigneu-
sement évité de toucher à al-Azhar, le Khédive Ismail (1864-1879), en
revanche, s’attaque à la réforme de l’institution directement et tente
d’imposer le changement aux oulémas, qui résistent dans leur
ensemble, mais de manière silencieuse, par la pratique de l’obstruction
aux réformes. On pourrait ainsi croire qu’une dichotomie s’installe
entre élites « traditionnelles », liées à la transmission du savoir religieux
et à l’interprétation du droit coranique, et qui se définiraient par leur
conservatisme, et élites « modernes », formées aux savoirs importés
d’Occident. Les efforts de quelques oulémas réformistes pour mettre en
accord al-Azhar avec son temps ne feraient ainsi que mettre en
évidence le conservatisme et la fermeture de la grande majorité des
oulémas. Cette opposition entre « tradition » et « modernité », qui
marginalise le rôle qu’ont joué et que jouent pourtant encore les
oulémas égyptiens aujourd’hui, mérite d’être révisée, non seulement
pour le XIXe siècle, mais aussi pour la période plus récente. En effet, les
historiens d’al-Azhar à l’époque moderne présentent rarement l’institu-
tion religieuse dans toute sa complexité.
Gilbert Delanoue montre, contrairement à ces approches, qu’au XIXe
siècle, l’opposition entre oulémas et élites produites par les écoles
modernes n’est pas si tranchée. Les frontières entre ces deux mondes
ne sont pas étanches, et les passerelles qui les relient sont fréquentes :
les élèves des écoles coraniques fournissent aux écoles modernes
nombre de leurs étudiants, et certains de leurs professeurs ne sont pas
nécessairement fermés au savoir moderne. On assiste donc plutôt, à
cette époque, à une recomposition des relations entre types de savoirs
et de références dans la société égyptienne, plutôt qu’à une victoire
totale de l’un sur l’autre : au XIXe siècle, nous dit Delanoue, « les
penseurs du type “moderne” ne sont certes pas légion […] On
s’aperçoit qu’ils ne sont pas aussi simplement et purement
« modernes » qu’on l’avait cru ; qu’ils n’ont nullement perdu le contact
fraternel avec les intellectuels du type traditionnel » [Delanoue, 1982,
p. XII]. Et plus loin : « Le paysage égyptien […] offrait les conquêtes de
Mohammed Ali, la fondation de son imposant empire, […] des
fabriques, des écoles, une armée à l’européenne, le canal de Suez, et sur
tout cela, la prédication en faveur de la « civilisation », tamaddun,
lancée par les dirigeants du système scolaire nouveau et reprise à l’envi
par toutes les bouches officielles. Mais il […] offrait aussi, et par
LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 539

grandes masses, des écoles coraniques, des mosquées, des zâwiyas, des
tombeaux de saints, des réunions de dhikr, des miracles à foison, des
commentaires et des gloses grammaticales, théologiques et juridiques et
des recueils de fatwâs et des vies de saints. Les ingénieurs, officiers,
banquiers et pachas avaient pour contemporains des docteurs d’al-Azhar
[…] et des soufis de villages. Opposition, conflit entre les uns et les
autres, entre deux conceptions du monde ? Bien sûr ; mais […] pouvaient
tout aussi bien se découvrir de subtiles ententes, connivences ou
complicités » [Delanoue, 1982, p. XIII]. Cette recomposition des rapports
entre porteurs de tarbouches et de turbans se retrouve au sein même d’al-
Azhar et du monde sociologiquement très diversifié de ses oulémas. La
stratégie du pouvoir politique est alors de jouer sur deux fronts en
utilisant ces ambivalences, notamment la présence de réformateurs au
sein du monde des oulémas : création de structures de formations liées à
la religion pour les oulémas à l’extérieur même d’al-Azhar qu’ils ont du
mal à transformer — fondation de Dar al-Ulum en 1872 ou de l’école des
Cadis en 1907 par exemple —, mais aussi, à partir de 1872, des lois de
réforme administrative qui s’imposent très difficilement et progressive-
ment à l’institution éducative d’al-Azhar — et le plus souvent qui ne sont
pas appliquées — ; réorganisation du corps enseignant, rationalisation
des études, examens, contrôles et systématisation des règles qui imposent
de nouvelles structures à un mode d’apprentissage qui restait informel.
Les réformes des contenus des programmes, qui veulent intégrer les
matières modernes à al-Azhar, et transformer les modes de transmission
du savoir religieux ne seront en revanche jamais véritablement
appliquées. Il faudra pour cela attendre les années 1930, avec les projets
de Cheikh Maraghi, et surtout la grande réforme nassérienne de 1961,
imposée de manière autoritaire par le régime militaire, et qui doit donc se
lire en continuité avec cette longue histoire de programmes de transfor-
mations de la structure et des contenus transmis à al-Azhar.
Sociologiquement, al-Azhar est diversifiée. On ne peut en lire
l’histoire simplement à travers ses réformes et ses publications
officielles. Loin d’être un corps d’appartenance homogène, on y trouve
la masse des étudiants venus des villages d’Égypte, du Delta ou du Sud.
Les mugâwirîn, qui vivent autour des riwâqs — les quartiers des
étudiants, dortoirs et salles de cours —, organisés par appartenance
régionale, viennent chercher le savoir au Caire, mais ne sont pas aussi
quiétistes politiquement que leurs aînés. Ils se révoltent souvent contre
leurs mauvaises conditions de vie, et participent aussi à la fin du XIXe
siècle aux révoltes nationalistes [Isa, 1987, p. 183-185]. Les
mugâwirîn contrastent avec l’aristocratie des grands oulémas d’al-
Azhar. Ce sont eux qui appellent à la révolte, le 21 octobre 1798, face
540 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

à l’invasion française. Une fois la mosquée d’al-Azhar bombardée et la


résistance affaiblie, Bonaparte fera mettre à mort des oulémas d’extrac-
tion sociale modeste. Ces mugâwirîn forment la grande masse des
étudiants d’al-Azhar et l’on sait peu de choses sur leur supposé
« conservatisme ». La célèbre autobiographie de Taha Husayn retrace le
parcours de certains de ces jeunes villageois qui peuvent expérimenter
une mobilité sociale ascendante à travers leur passage à al-Azhar. On y
retrouve les modes d’apprentissage déjà vécus au village, au kuttâb, au
début du XXe siècle : le Coran est appris par cœur, sous la menace du
cheikh, et sans rien comprendre, tout comme le texte de l’Alfiyya d’Ibn
Malik et d’autres abrégés. Pour Taha Husayn, le passage au Caire à la
prestigieuse al-Azhar déçoit notre futur ministre de l’Éducation
nationale, mais il nous parle aussi des réformistes qui attirent une
jeunesse qui ironise sur les cheikhs conservateurs d’al-Azhar. Le
conservatisme, réel, de beaucoup des grands oulémas n’est donc pas
suffisant pour décrire une institution en plein changement.
Crecelius date le moment du retrait politique d’al-Azhar de la
sphère nationaliste de la révolution de 1919. Le nationalisme devient en
effet le fait d’élites laïques et formées dans les écoles non azharies.
Pourtant, l’islam continue de former le fondement d’une réflexion sur
la société et sur les moyens de la structurer. Les oulémas d’al-Azhar
ont, en particulier, de nombreuses affinités avec le mouvement des
Frères musulmans, et si ces affinités ne sont pas toujours visibles publi-
quement, on peut aujourd’hui les retrouver par un travail minutieux
d’après les écrits des années 1930. Ainsi, pour ne fournir qu’un
exemple, le Cheikh Muhib al-Din al-Khatib, figure importante à al-
Azhar, participa activement aux débats intellectuels et politiques des
années 1930, à travers son journal al-Fath, faisant médiation entre le
premier mouvement réformateur égyptien de la salafiyya et sa version
plus tardive, plus politisée et proche des idées de Rachid Rida [Mayeur-
Jaouen, 2002]. Les oulémas d’al-Azhar, à cette époque, ne sont pas
indifférents aux courants politiques de l’islamisme, notamment
l’Association des Frères musulmans, dont la direction est, comme nous
le verrons un peu plus loin, extrêmement critique vis-à-vis du rôle insti-
tutionnel d’al-Azhar, mais qui attire, même de façon informelle,
nombre de jeunes étudiants d’al-Azhar. Sous le rectorat de Cheikh
Maraghi, entre avril 1935 et février 1942, il y eut même des contacts
étroits entre al-Azhar et les Frères, ce grand imam restant longtemps
une figure respectée parmi eux [Mitchell, 1969, p. 212]. Les oulémas
sont bien sûr loin d’être à l’avant-garde de ces courants, mais dire
qu’ils y sont insensibles serait tout à fait inexact. L’opposition des
oulémas aux réformes de leur institution n’est donc peut-être pas néces-
LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 541

sairement le signe d’une incapacité à innover intellectuellement et de


comprendre les défis du moment, puisqu’ils participent d’une façon ou
d’une autre aux débats importants de l’époque. On peut dire que leur
attitude participe d’une volonté de sauvegarder l’existence de leur
institution, d’une part, et d’un désir de résistance face aux interventions
de l’État modernisateur, d’autre part.

UNE POLITIQUE COLONIALE MUSULMANE ?

Quel rôle joue alors la puissance britannique dans ces tentatives de


réformes de la fin du XIXe siècle ? Peut-on parler d’une politique
« musulmane » de la Grande-Bretagne dans ce processus de modernisa-
tion, à l’instar de ce que la France mit en place au Maghreb ? Le rapport
que les Britanniques construisent avec al-Azhar consiste dans une
stratégie de contournement, plutôt que d’une véritable politique vis-à-
vis de l’institution et de ses membres. Sur ce point, les khédives ont une
certaine marge de manœuvre, et on assiste plus à une relation triangu-
laire qui se recompose au gré des circonstances — comme le montre
l’évolution des relations entre Mohammed Abdouh et les Anglais, qui
finiront par soutenir ses projets de réforme à la toute fin du XIXe siècle
— qu’à une relation d’opposition entre deux camps antagonistes.
S’il n’y a pas de grande politique « musulmane », on voit se
développer, en revanche, dans les dernières années de l’occupation
britannique, c’est-à-dire les dernières années de Lord Cromer, puis sous
Gorst et Kitchener, une politique éducative. Elle n’est pas directement
liée à la volonté de transformer al-Azhar, mais elle a pour effet de margi-
naliser encore davantage la sphère de l’enseignement religieux
musulman. En ce sens, on peut parler d’une continuité avec ce qui fut
entrepris à partir du règne de Mohammed Ali. Mais les Anglais, à cause
de leur expérience indienne, furent très prudents dans leur politique de
développement d’une éducation moderne en Égypte [Starret, 1998].
Cromer écrit dans sa correspondance : « Quoi que nous fassions,
l’éducation produira ses conséquences naturelles, et l’une de ces consé-
quences, en Inde comme en Égypte, sera le désir de se débarrasser de
l’étranger. » [Tignor, 1966, p. 320]. Cromer tente donc de limiter
l’éducation de type moderne qui peut être offerte aux Égyptiens, et de la
restreindre dans la mesure du possible à la seule production de fonction-
naires nécessaires au bon fonctionnement de la bureaucratie et de
professions comme les médecins ou les avocats. C’est en 1902 que
Cromer décrit son programme éducatif pour l’Égypte [Tignor, 1966,
p. 322]. L’enseignement primaire doit être dispensé aux élèves en arabe
542 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

au plus grand nombre possible dans les kuttâbs. Le système d’écoles


modernes doit être amélioré pour pouvoir créer une administration
efficace. Mais il faut aussi en limiter l’accès, pour ne pas gonfler le
nombre de diplômés. Le but est de simplement permettre à la machine
administrative de fonctionner. La dichotomie entre un système d’écoles
modernes compétitif d’un côté, et de l’autre, un système d’éducation
religieuse non performant, mène, au début du XXe siècle, à une véritable
bataille corporatiste où les étudiants et diplômés azharis se battent
continuellement pour un accès égal aux opportunités offertes par le
marché du travail [Costet-Tardieu, 2002, p. 171]. Cette dichotomie
pose un problème fondamental pour les oulémas aux options réforma-
trices, qui ne s’opposent pas au savoir moderne et qui comprennent son
importance, mais qui, plutôt que de voir le fossé se creuser encore plus
entre al-Azhar et l’enseignement moderne, préféreraient transformer
al-Azhar en une grande université où l’on enseignerait à la fois les
sciences religieuses et les savoirs profanes. La création de l’université
du Caire en 1908 viendra remettre en question l’idée d’une université
d’al-Azhar dispensant un savoir complet et universel, mais il est
important de souligner que cet idéal — qui faisait partie des projets de
Mohammed Abdouh [Rida, 1931, tome 1, p. 11 et 567] — se verra
repris par l’État nassérien pour penser la réforme d’al-Azhar de 1961.
Il convient maintenant de mettre en évidence les continuités et les
ruptures qui marquent l’intervention du régime issu de la révolution
dans la sphère religieuse.

LA POLITIQUE NASSÉRIENNE : COLONISER L’ISLAM ?

Les oulémas d’al-Azhar présentent la loi de 1961 comme un véritable


traumatisme, une réforme qui aurait été mise en place par un régime
socialiste et anti-islamique, avec pour principal objectif d’affaiblir leur
corps d’appartenance [Zeghal, 1996]. S’il n’est pas question de remettre
en question cette perception telle qu’elle est explicitée par de nombreux
oulémas, il est nécessaire d’en nuancer la portée en examinant de plus
près les justifications qui furent données de cette réforme, d’une part, et
ses conséquences à long terme, d’autre part.
Examinons d’abord le contenu de la réforme de 1961. Alors que
Nasser a unifié les cours de justice, d’une part, et nationalisé les
fondations pieuses, d’autre part, au cours des années 1950, il impose
ensuite la loi de réforme d’al-Azhar en 1961. Celle-ci fait d’al-Azhar
une institution d’État dont le cheikh — que l’on appelle aussi le Grand
Imam — est directement nommé par le président de la République et a
LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 543

rang de ministre. L’institution est donc directement financée par le


budget de l’État et ses membres, professeurs ou administratifs, intégrés
comme pour les autres universités dans la fonction publique. Au niveau
des études, les instituts primaires et secondaires d’al-Azhar devront se
développer et intégrer un double programme composé de matières
religieuses et modernes dans un même cursus scolaire, pour préparer
les élèves à leur vocation universelle. C’est cette vocation qui est mise
en avant pour attirer les étudiants à l’université d’al-Azhar, dans l’une
de ses trois facultés religieuses (théologie, langue arabe et charî‘a) ou
dans ses nouvelles facultés enseignant les matières modernes : biologie,
ingénierie, pharmacie, médecine, langues, etc. L’idée est donc
d’imposer les savoirs modernes aux oulémas pour les mettre
directement en contact avec les sciences rationnelles ou modernes.
Puisque les oulémas, pour le régime, refusent de se moderniser, les
sciences modernes seront directement incluses dans leur propre sphère
de transmission du savoir, qui intègre à présent les sciences de ce
monde et les sciences religieuses. Ce sont finalement les vieilles idées
réformistes, comme celles de l’imam Mohammed Abdouh, qui trouvent
ici leur application. Le régime issu de la révolution fait par ailleurs
directement référence, dans le préambule de la loi n° 103 de 1961, à
une idée qui fut elle-même largement développée par les Frères
musulmans : celle d’une réunion entre la religion et le monde ici-bas,
dîn et dunya, où l’utilité sociale de la religion, pour le régime qui vient
de mettre au point les lois socialistes, recouvre tout son sens : « Al-
Azhar n’a pas su trouver le chemin qui l’aiderait à participer au
mouvement de renouveau qui le mette en accord avec son siècle […].
Ses diplômés sont encore aujourd’hui […] des hommes de religion
(rigâl dîn), qui ne manifestent pas un intérêt marqué pour les sciences
de ce monde (dunya). L’islam, dans sa réalité première, ne fait pas de
différence entre la science de la religion (dîn) et la science de ce monde
(dunya). L’islam est en effet une religion sociale […]. Chaque
musulman doit être à la fois un homme de religion et un homme du
monde » (Loi 103, 1961).
Les oulémas ne peuvent qu’acquiescer à cette description de l’uni-
versalité de la vocation d’al-Azhar, même si cette nouvelle mainmise
de l’État sur leur institution les dérange profondément, tout comme sa
politique qu’ils perçoivent, dans le fond, comme profondément sécula-
risatrice. Dans nombre de leurs écrits dans les années 1950, ils
critiquent l’enseignement moderne public qui différencie le religieux et
les matières séculières qui sont transmises sans références au divin. Le
débat qu’initie, en 1955, Taha Husayn sur l’unification de l’enseigne-
ment mobilise intensément les oulémas. Pour Taha Husayn, l’enseigne-
544 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

ment religieux du primaire au secondaire, à travers kuttâbs et instituts


d’al-Azhar, doit disparaître. Seule, devrait subsister une faculté de
théologie au sein de l’université moderne du Caire, en tant que cursus
spécialisé. Alors que ce modèle sera repris ailleurs, en Tunisie
notamment, il n’est pas retenu par le régime des Officiers libres
égyptiens. Al-Azhar représente, en effet, une ressource symbolique de
taille, qui permet au régime de se situer au nom de l’islam face au centre
islamique représenté par l’Arabie Saoudite, d’une part, mais aussi de
faire contrepoids à la puissante association des Frères musulmans que
Nasser réprime de façon violente à plusieurs reprises dans les années
1950 et 1960, utilisant alors al-Azhar pour légitimer cette répression.
Dans les discours officiels, al-Azhar devient la citadelle (hisn) de
l’islam, d’un islam que de nombreux oulémas, comme les islamistes,
voient comme approprié, défini et contrôlé par l’État des militaires.
Cette mise en avant par le régime nassérien de l’institution
religieuse, comme centre de légitimation d’un islam qui veut montrer
sa compatibilité avec l’arabisme et le socialisme, n’empêche pas, dans
le même temps, la diffusion publique d’une propagande anti-oulémas.
Celle-ci puise dans un registre que l’on retrouvait, par exemple, dans la
critique que faisaient plus tôt les Frères musulmans de l’engourdisse-
ment des oulémas d’al-Azhar, une institution qu’ils percevaient comme
inefficace dans la défense d’un islam profondément affaibli par
l’intrusion d’idées et de valeurs étrangères. Comme l’avait écrit Hassan
al-Banna, visant alors davantage l’institution que les oulémas dans leur
ensemble, dont certains pouvaient être proches de l’Association, les
oulémas « voyaient, observaient et entendaient, mais ne faisaient rien ».
Ces « oulémas-fonctionnaires » s’étaient « endormis », et « la
communauté musulmane les avait suivis ». Ils avaient failli dans leur
mission de guides spirituels et d’animateurs de la résistance à l’impé-
rialisme étranger qu’ils avaient accepté de servir [Mitchell 1969, p.
212-213]. Le célèbre Cheikh Mohammed al-Ghazali, compagnon de
route des Frères, n’hésitait pas à critiquer ses collègues d’al-Azhar :
« Parmi les cheikhs d’al-Azhar, je connais des hommes qui vivent de
l’islam comme les parasites de la bilharziose vivent du sang des
misérables paysans » [Mitchell, 1969, p. 213].
Cette critique des oulémas est aussi utilisée par le régime : dans les
années 1950 et 1960, alors que la répression contre les Frères
musulmans s’intensifie et que l’État requiert des fatwâs légitimant sa
politique contre les militants islamistes, il n’est pas rare, dans la
littérature et les médias officiels, de trouver des diatribes très violentes
à l’encontre des oulémas d’al-Azhar, dont beaucoup répugnent à se
laisser instrumentaliser contre les Frères musulmans. « Corrompus »,
LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 545

« pétris de dévotions soufies », alliés aux « féodaux », ils auraient ainsi


recours au « charlatanisme » pour tromper la populace.
Ce double fondement de la politique nassérienne vis-à-vis d’al-
Azhar (justification de la réforme par l’union du religieux et du séculier
et par une description négative des oulémas) donne aux réformes d’al-
Azhar mises en application après la révolution un caractère profondé-
ment ambigu. Le régime des Officiers libres développe dans ses médias
une critique caustique des oulémas, les présentant comme des Tartuffes
ignorants, irrationnels et corrompus. S’il est devenu nécessaire de leur
imposer la réforme d’al-Azhar de manière autoritaire, dit-on, c’est
qu’ils n’en ont jamais voulu. Mais, dans le même temps, al-Azhar
devient le modèle de l’école et de l’université universelles pour les
musulmans, où les savoirs religieux et séculier ne seront pas
différenciés 2.
Ainsi, le régime nassérien a institutionnalisé une véritable politique
musulmane, légitimée par la réforme d’al-Azhar, qu’il utilise pour
promouvoir ses propres conceptions de l’islam, un islam public, dans
un contexte politique autoritaire. Les conséquences de cette entreprise
de « colonisation de l’islam » par le régime nationaliste [Malik, 1996]
sont multiples, mais s’il faut en retenir une, c’est bien la transformation
d’al-Azhar en institution religieuse d’État où s’opère une fusion du
religieux et du politique [Zeghal, 1999b]. Al-Azhar est transformée en
tribune religieuse officielle, ce qui lui donnera, dans le dernier quart du
XXe siècle, l’espace et les ressources nécessaires pour revenir au cœur
de l’arène politique. À partir des années 1970, en effet, dans un paysage
religieux en voie de diversification croissante, al-Azhar occupe une
place de plus en plus importante, prouvant que la marginalisation des
élites religieuses n’était probablement qu’une parenthèse historique,
alors que les oulémas prouvent aujourd’hui leur aptitude à participer
pleinement à l’élaboration d’une modernité religieuse.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Moyen-Orient dans l’entre-deux-guerres », Revue des Mondes Musulmans et
de la Méditerranée, 95-96-97-98, p. 169-188.

2. Dans les faits, cette réunion des savoirs de types religieux et séculier ne sera jamais
véritablement réussie [Zeghal, 1999a].
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tunisienne », Critique Internationale, n° 5, octobre, p. 75-95.
Liste des auteur-e-s

Raberh ACHI politologue, IEP, Aix-en-Provence.


Joëlle ALLOUCHE-BENAYOUN sociologue, Groupe sociétés, religions,
laïcités (GSRL/CNRS/EPHE) et université
de Paris-XII-Val-de-Marne.
Olga BESSMERTNAÏA historienne, Université d’État russe des
sciences humaines (RGGU), Moscou.
Jérôme BOCQUET historien, université de Paris-I/Institut
d’études de l’islam et des sociétés du
monde musulman (IISMM/EHESS), Paris.
Anna BOZZO historienne, Università di Roma Tre.
Maher CHARIF historien, Institut français du Proche-
Orient (IFPO Amman, Beyrouth, Damas),
Damas.
Hafidha CHEKIR juriste, université de Tunis.
Rina COHEN historienne, université Charles-de-Gaulle,
Lille-3.
Randi DEGUILHEM historienne, Institut de recherches et
d’études sur le monde arabe et musulman
(IREMAM), Aix-en-Provence.
Bruno ÉTIENNE politologue, IEP et IUF, Aix-en-Provence.
Aïda KANAFANI-ZAHAR anthropologue, Groupe sociétés, religions,
laïcités (GSRL/CNRS/EPHE), Paris.
Danielle JONCKERS anthropologue, Groupe sociétés, religions,
laïcités (GSRL/CNRS/EPHE), Paris.
Henry LAURENS historien, Collège de France, Paris.
Pierre-Jean LUIZARD historien, Groupe sociétés, religions,
laïcités (GSRL/CNRS/EPHE), Paris.
Nadine MEOUCHY historienne, Groupe de recherche et
d’études sur la Méditerranée et le Moyen-
Orient (GREMMO), Lyon.
Sabrina MERVIN historienne, Institut français du Proche-
Orient (IFPO Amman, Beyrouth, Damas),
Beyrouth.
Aminah MOHAMMAD-ARIF historienne, Centre d’études de l’Inde et de
l’Asie du Sud (CEIAS/CNRS/EHESS),
Paris.
Nadine PICAUDOU historienne, Institut national des langues et
civilisations orientales (INALCO), Paris.
Philippe REGNIER littérature française du XIXe siècle,
Littérature, idéologie, représentations aux
XVIIIe et XIXe siècles (LIRE/CNRS), Lyon-
Grenoble-Saint-Étienne.
Daniel RIVET historien, université de Paris-I/Institut
d’études de l’islam et des sociétés du
monde musulman (IISMM/EHESS), Paris.
Jalila SBAÏ historienne, Institut national des langues et
civilisations orientales (INALCO), Paris.
Jean-Louis TRIAUD historien, université Aix-Marseille-I.
Dominique TRIMBUR historien, Centre de recherche français de
Jérusalem.
Gilles VEINSTEIN historien, Collège de France, Paris.
Thierry ZARCONE historien, Asian and African Area Studies
(ASAFAS/CNRS), université de Kyoto.
Malika ZEGHAL politologue, université de Chicago.
Alexey ZHURAVSKIY historien, Université d’État russe des
sciences humaines (RGGU), Moscou.

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