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LA DÉCOUVERTE
9 bis, rue Abel-Hovelacque
75013 Paris
2006
ISBN : 2-7171-4696-X
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Introduction 9
Pierre-Jean Luizard
Pierre-Jean Luizard *
1. Cf. Takhlîs al-ibrîz fî talkhîs Bârîz (Le raffinement de l’or. Abrégé de Paris) le récit
de voyage publié en 1834 de Rifâ‘a Tahtâwî, membre d’Al-Azhar, dans une première
mission pédagogique envoyée à Paris par le pacha d’Égypte Muhammad ‘Alî (Mehmet
Ali). Le jeune Azahri y fait part de son admiration pour le progrès et le haut degré de civi-
lisation que la France de Charles X lui semble incarner.
12 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
AU NOM DE LA « CIVILISATION »
pour valider une politique [Laurens, 2004]. Avec cette confusion des
genres, l’anticléricalisme semblait non seulement ne pas avoir été
exporté, mais n’avoir été qu’une couverture pour une France catholique
éternelle, dont les structures invisibles et immuables se seraient trans-
portées au Levant. C’est en tout cas la perception qu’en eurent les
musulmans du Levant.
Au Moyen-Orient, la réalité religieuse s’est imposée aux puissances
mandataires (France et Grande-Bretagne) qui ont exploité à leur profit
les différences confessionnelles : c’est la politique de communautarisa-
tion. Ceci mena à la division par la France du Bilâd al-Shâm en entités
à majorité chrétienne (Liban), alaouite et druze. Des identités furent
même créées pour l’occasion (cf. Mervin pour les alaouites de Syrie). En
tant que puissance mandataire, la France était confrontée à la double
exigence de la reconnaissance du droit des individus et des
communautés. Elle institua, à travers la reconnaissance de statuts
personnels confessionnels au Liban et en Syrie, les fondements de ce qui
deviendra le confessionnalisme politique moderne (cf. Méouchy et
Kanafani-Zahar). Le confessionnalisme institutionnalisé emprisonne
alors les sociétés dans des identités à la fois refuge et prison, comme
l’illustre l’échec des tentatives d’instaurer un mariage civil au Liban (cf.
Kanafani-Zahar). Aujourd’hui encore, les chrétiens libanais organisent
ainsi leurs affaires de succession et de gestion des biens familiaux selon
un statut civil… qui ne peut valoir que pour les chrétiens ! En contexte
minoritaire, le statut personnel devint un instrument de la domination
mandataire, alors que pour la majorité (les sunnites au Levant), il
demeura une ressource de résistance au mandat. La Grande-Bretagne
n’a pas été en reste en Irak et en Palestine. Sur les bords du Tigre et de
l’Euphrate, elle s’engagea dans un partenariat avec les élites issues de la
communauté arabe sunnite, minoritaire dans ce pays, aboutissant à
l’exclusion des chiites majoritaires, puis des Kurdes, sous couvert de
l’arabisme d’un nouvel État-nation moderne conçu sur le modèle
européen. En Terre sainte, elle fut elle-même piégée par les contradic-
tions inhérentes au mandat avec ses « obligations irréconciliables »
comme l’explique Nadine Picaudou. Dans son désir de patronner le
sionisme, et animée d’un certain mépris envers ces Palestiniens
levantins si éloignés du cliché du « bédouin arabe pur » (l’authenticité
chère aux Britanniques), elle déniera la qualité de peuple à ces derniers,
ce qu’elle reconnaissait aux juifs, et finira par se trouver contrainte de
quitter la scène palestinienne sous la pression des sionistes, prélude à la
partition de la Palestine et à la création d’Israël. En ce qui concerne la
France, ses consuls à Jérusalem, dont l’horizon semblait se limiter aux
luttes d’influences entre puissances européennes, parurent alors sourds
INTRODUCTION 25
Les jeux de miroir n’ont pas épargné les institutions les plus symbo-
liques. Il y eut la « réinvention » du califat ottoman au XVIIIe siècle sous
l’effet du traité de Küçük Kaïnardja entre l’Empire ottoman et la
Russie. Ce traité institutionnalisa la reconnaissance par le droit entre
puissances du sultan-calife ottoman comme une autorité spirituelle
pour les musulmans en dehors de l’Empire (c’est-à-dire d’un califat
sans souveraineté). Les souverains ottomans retourneront ensuite cette
conception contre ceux-là mêmes qui la lui avaient inspirée : au nom du
panislamisme, le sultan Abdülhamid tentera de mobiliser les musul-
mans sous son patronage contre les expéditions militaires européennes
qui se multipliaient à la fin du XIXe siècle et à l’aube du XXe siècle (cf.
Veinstein). Un autre exemple de ré-interprétation et de malentendu est
l’attente d’un parti « kadérien » français envers l’émir algérien
Abdelkader en exil à Damas après l’échec de sa guerre sainte contre les
Français en Algérie. Pressenti comme un « soldat de la Civilisation »,
celui que certains diplomates français présentent comme le Mehmet Ali
de Syrie est sollicité, en vain, entre 1856 et 1860 pour représenter les
intérêts français en Syrie et au Liban (cf. l’article de Bruno Étienne).
Ces malentendus se sont généralisés quand le colonisé a commencé
à parler avec les mots du colonisateur. L’accusation de double langage
INTRODUCTION 27
5. Sous le titre « Leçon d’histoire sur la laïcité et l’islam », c’est l’analyse faite par
Xavier Ternisien dans Le Monde du 16 décembre 2005 : « Le plus étonnant dans cette
histoire, c’est que l’Association des ulémas, fondée par le cheikh Ben Badis, n’a de cesse
de réclamer, pendant toute cette période, l’application de la laïcité au nom des principes
républicains […] Quelles leçons tirer de cet épisode souvent occulté de la laïcité à la
française ? Que l’exception musulmane est encore visible dans le paysage religieux
français. Et que les moins laïques ne sont pas forcément ceux qu’on croit » (p. 2).
INTRODUCTION 29
Près de quatre-vingts ans plus tard, son fils, le cheikh Mahdî al-
Khâlisî junior, donne son avis sur la laïcité :
La laïcité est une solution occidentale à un problème occidental, résultant
de la position de l’Église face à la science et aux savants, de ses positions par
rapport à l’usage de la raison et de la logique, mais aussi par rapport à la
justice sociale et aux despotes. Il n’y a pas de problème similaire en islam
dans ces domaines et il n’y a aucun besoin de cette solution pour un problème
qui n’existe pas. L’utilisation de cette idée comme principe, qui reflète une
réalité uniquement occidentale, et l’insistance mise à l’exporter vers le monde
musulman, où il n’y a rien de comparable, conduit à considérer la laïcité
comme une arme du colonialisme destinée à faire la guerre à l’islam et à
l’éliminer, à travers sa manifestation spirituelle et historique incarnée par sa
direction, ses ulémas et ses combattants de la foi engagés dans la résistance
contre la tyrannie, l’oppression et le colonialisme dans le monde islamique. La
laïcité, dans la mesure où elle vise à la séparation de l’islam et de la vie, ne
conduira le monde islamique qu’à une régression et à une faiblesse générali-
sées. Une preuve de la différence existant entre l’influence de l’islam sur le
cours de l’histoire et de la civilisation et celle de l’Église réside dans le constat
que le monde occidental n’a pu avancer qu’une fois brisé le carcan de l’Église,
alors qu’au contraire, le monde oriental a progressé grâce à l’islam. Et à chaque
fois qu’il s’en est éloigné, il est revenu en arrière et s’est affaibli. À notre grand
regret, nous constatons le manque de loyauté du monde occidental dans l’usage
qu’il fait de la laïcité, de la démocratie et des droits de l’homme, qui deviennent
des notions à géométrie variable quand il s’agit du monde islamique 6.
N.B. Les analyses qui précèdent n’engagent que leur auteur et ne sauraient être attri-
buées ni aux contributeurs de cet ouvrage ni aux discutants.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Henry Laurens
LA PROJECTION CHRÉTIENNE
L’EMPIRE RÉFORMÉ
CONCLUSION
Philippe Régnier
même fait voile pour l’Égypte avec les plus fidèles de ses fidèles, il se
garde bien de porter le costume saint-simonien et d’afficher des buts
mystiques : son projet se veut industriel et essentiellement viril,
puisqu’il s’agit de percer l’isthme de Suez. Présentées comme des
départs volontaires et des « missions », ces migrations ressemblent fort
au demeurant à des départs en exil négociés comme tels avec les autori-
tés gouvernementales, avec passeports à l’embarquement et protection
diplomatique au débarquement. À travers le renfort apporté aux experts
français déjà présents en Égypte (Soliman Pasha, Clot Bey, Linant de
Bellefonds, Cerisy, etc.), la dimension officieuse de la coopération tech-
nique et scientifique proposée à Muhammad Ali par le biais d’exilés de
cette espèce est aussi flagrante qu’implicite [Régnier, 1989].
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’en terre musulmane,
les néochrétiens, à la fois réfugiés politiques et proscrits religieux, se
résolvent à faire rentrer leur foi dans la sphère privée et adoptent une
posture d’assimilation à l’envers, en quelque sorte, de la posture colo-
niale de domination. Sans doute la colonie saint-simonienne du Caire
adopte-t-elle le comportement ordinaire de toutes les colonies étrangè-
res en position de faiblesse et de minorité où qu’elles soient, en com-
mençant par se replier sur la communauté francophone et sur elle-
même, tout en adoptant, peu à peu, le costume et les mœurs du pays.
De son côté, Muhammad Ali entretient autour de lui, mais à bonne dis-
tance, quelques saint-simoniens de cour, dont il joue pour pousser ses
propres pions contre tel ou tel clan, en leur créant, au début, un statut
extraterritorial : français sans l’être, ils sont aussi fonctionnaires égyp-
tiens sans l’être — des voyageurs (mesâfir) libéralement hébergés, dont
quelques-uns seulement finissent par recevoir un emploi d’État et par
s’installer pour près de deux décennies à des postes clés de l’État avec
62 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Muhammad Ali. Développant ainsi une idée qui l’avait déjà effleuré en
Égypte, il rédige une note de plusieurs pages dont il voudrait que
Nugues la communique en France, entre autres aux ministres de
l’Instruction publique et des Affaires étrangères, ainsi qu’à Jomard. Je
la cite du début à la fin, en tronquant l’argumentation et la rhétorique,
afin qu’on puisse apprécier, outre son contenu, le mouvement explora-
toire et colonisateur, mais, en même temps, égalitaire et œcuménique,
si je peux oser le mot, s’agissant des rapports entre chrétienté et islam,
qui l’anime de l’incipit à l’excipit :
En Afrique, les tentatives d’exploration scientifique ont été jusqu’ici
tellement infructueuses ou si funestes aux explorateurs, qu’il serait utile
d’apprécier la cause de cet insuccès ou de ces malheurs si souvent répétés,
enfin de chercher le moyen de les éviter pour l’avenir.
Tant que les musulmans ne voudront et ne sauront pas explorer l’Afrique,
elle sera inabordable aux Européens et inconnue à la science. Or l’Égypte est
la seule contrée d’Afrique où des musulmans aient un peu repris goût à la
science […]
D’un autre côté, l’Égypte doit la plus grande partie des progrès scientifi-
ques et industriels qu’elle a accomplis depuis le commencement de ce siècle,
à la France […]
Alger et Le Caire sont évidemment les deux points par lesquels l’Europe
tente et tentera, pendant le XIXe siècle, de grands efforts de civilisation sur
l’Afrique. Le gouvernement français a envoyé une commission scientifique en
Algérie qui nécessite pour ainsi dire une création correspondante en Afrique,
car un échange de travaux entre les deux points devra nécessairement un jour,
présenter de grands avantages.
Il manque, en effet, en Égypte, une institution qui constate ses progrès
dans la science européenne, qui puisse les continuer, et régulariser les
emprunts qu’elle a encore à lui faire.
Il est pressant de faire, en quelque sorte, éclore le germe scientifique
déposé par le grand Institut d’Égypte de Napoléon […]
LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 65
ISMAŸL URBAIN
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Hafidha Chekir
1. La révolte d’Ali ben Ghedahem, qualifiée par certains historiens d’insurrection des
tribus contre la perception de l’impôt, était due à l’augmentation brutale des charges
fiscales, aux excès des caïds ou des gouverneurs de circonscription, à l’augmentation du
taux de la mejba, impôt qui a doublé en novembre 1863, aux lenteurs de la justice, au
mécontentement des soldats non payés, à la situation économique désastreuse, aux folles
dépenses et aux spéculations du Khaznadar, le Grand Trésorier, aux concessions de plus
en plus impopulaires faites aux consuls européens, alors que la fortune insolente des
Mamelouks s’étalait aux yeux de tous. Voir à ce propos [Slama, 1967].
2. C’est beaucoup plus tard que, dans les autres pays arabes et musulmans, des consti-
tutions furent adoptées : 1876 en Turquie, 1879-1882 en Égypte, 1906 en Iran, 1920 en
Syrie et au Liban, 1923 en Afghanistan, 1924 en Irak et 1928 en Jordanie.
3. Le mouvement wahhabite est ainsi appelé d’après Mohamed ibn Abdel-Wahhab
(1703-1792). Il prône une doctrine propagée à partir de l’Arabie et issue en droite ligne
72 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
des enseignements du théologien Ibn Taymiya qui préconisait la restauration d’un islam
purifié et la réactivation du patrimoine légué par les pieux ancêtres. Ce courant recrute ses
partisans dans les confréries religieuses, les autorités religieuses des villes et des tribus et
auprès de la population bédouine.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 73
4. Ahmed ibn Abi Dhiaf (1804-1874) est un notable de culture religieuse qui fut le
conseiller d’Ahmed Bey et l’accompagna à Paris en 1846. Il rédigea le Pacte fondamental
et collabora à la rédaction de la Constitution de 1861. En 1862, il devint ministre et vice-
président du Conseil suprême. À la suite de l’insurrection de 1864, il fut mis à l’écart et
se consacra alors à la rédaction de son ouvrage publié à partir des manuscrits de l’auteur
conservés à la bibliothèque nationale en 8 volumes (Tunis, STD, 1963-1967). Voir [Ibn
Abi Dhiaf, 1990].
5. Ahmed Kheireddine (1820-1877). Après avoir occupé les postes de ministre de la
Marine et de Premier ministre, Ahmed Kheireddine publia en 1867 son fameux ouvrage
Akwam el massalek fi maarifati ahwal el mamalek, traduit en français en 1868 sous le titre
Les Réformes nécessaires aux États musulmans.
74 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
6. Mohamed Pacha Bey est le 11e bey husseinite. Il a été sur le trône de 1855 à 1859.
7. Ahmed Bey est le 10e bey husseinite. Il a régné de 1837 à 1855.
8. Malgré son ouverture sur l’Occident, à son retour d’un voyage en France, en
novembre 1846, où il fut accompagné d’Ahmed ibn Abi Dhiaf, Ahmed Bey s’est contenté
de moderniser l’armée et de créer l’École militaire du Bardo en 1838 [Ibn Abi Dhiaf, 1990,
tome IV, p. 12 et suiv.].
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 75
9. La guerre de Crimée eut pour principal théâtre la mer Noire. Elle opposait la
Turquie à la Russie et a vu la France et la Grande-Bretagne se ranger du côté de l’Empire
ottoman. Un accord dit traité de Paris en date du 30 mars 1856 mit fin à cette guerre.
10. Dans cette affaire, un charretier juif avait renversé un enfant musulman. En état
d’ébriété, il a blasphémé le Bey et la religion musulmane. Il fut condamné à mort par le
tribunal char‘i.
76 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
11. Les mamelouks sont de jeunes esclaves achetés sur le marché de Constantinople
et élevés à la cour du Bey. Ce qui les destinait souvent à de hautes fonctions.
12. Ahmed ibn Abi Dhiaf rencontra, lors de son voyage en Turquie, le cheikh Aref
Hikmet Bey qui fut Cheikh al-islâm de 1845 à 1855 et qui le rassura quant à la
conformité des Tanzîmât avec la religion musulmane.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 77
Le pouvoir exécutif
« le chef de l’État choisit et nomme ses sujets dans les hautes fonctions du royaume et a le
droit de les démettre de leurs fonctions lorsqu’il le juge convenable. En cas de délit ou de
crime, les fonctionnaires ne pourront être destitués que de la manière prescrite à l’article
63 du présent Code ».
22. L’article 15 de la Constitution stipule que « le chef de l’État a le droit d’accorder
sa grâce si cela ne lèse pas les droits d’un tiers ».
23. Selon les termes de l’article 16 de la Constitution.
24. Selon les termes de ce même article 16.
25. Selon les termes de l’article 36 de la Constitution.
26. L’article 38 stipule que « le ministre contresignera les écrits émanant du chef de
l’État qui ont un rapport à son département ».
82 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Le pouvoir législatif
27. L’article 19 dispose expressément que « les ministres sont, après le chef de l’État,
les premiers dignitaires du royaume ».
28. Conformément aux dispositions de l’article 20 de la Constitution.
29. Selon les dispositions de l’article 33 de la Constitution.
30. Article 20 déjà cité.
31. L’article 32 de la Constitution prévoit l’adoption de lois pour organiser les
ministères. L’article 34 détermine la responsabilité des ministres envers le gouvernement.
32. En vertu de l’article 44 de la Constitution, les membres du conseil suprême sont
de l’ordre de 60.
33. Conformément aux dispositions de l’article 45 de la Constitution.
LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 83
dent du Conseil sont choisis par le chef de l’État « parmi les membres
les plus capables 34 ».
Les prérogatives du Conseil sont multiples. Certaines de ces préro-
gatives sont de nature législative. Ainsi, le Conseil peut avoir l’initia-
tive des lois. Il peut délibérer quand les deux tiers de ses membres sont
présents. Dans ce cas, il peut voter à la majorité des voix et, en cas de
vote sans majorité, la voix du Président est décisive 35.
Quand la proposition de loi est adoptée par le Chef de l’État en
conseil des ministres, elle est alors promulguée officiellement comme
loi du royaume. Cependant, le Conseil suprême peut « s’opposer à la
promulgation des lois qui seraient contraires ou qui porteraient atteinte
aux principes de la loi, à l’égalité des habitants devant la loi et au
principe de l’inamovibilité de la magistrature, excepté dans le cas de
destitution pour un crime avéré devant le tribunal 36 ».
Le budget de l’État tel qu’il est arrêté par le chef de l’État avec le
concours du Premier ministre et du ministre des Finances doit être
soumis à l’approbation et au contrôle du Conseil suprême 37.
Toute loi approuvée par le chef de l’État doit être renvoyée au
Conseil suprême pour être enregistrée et conservée dans les archives,
après qu’il en aura été donné une copie au ministre chargé de son
exécution, étant entendu que le palais où siège le Conseil suprême est
en même temps le lieu de dépôt de l’original des lois 38.
D’un autre côté, le chef de l’État peut prendre des décrets et
règlements pour l’exécution des lois, comme il peut, par voie de décrets
spéciaux pris sur avis du Conseil suprême, autoriser des virements d’un
chapitre à l’autre du budget au cours de l’année.
D’autres prérogatives se rapportent au contrôle de la constitutionna-
lité des lois : l’article 60 de la Constitution attribue au Conseil suprême la
mission de veiller au respect du Pacte fondamental et des lois. C’est « le
gardien du Pacte fondamental et des lois 39 ». À ce titre, il peut s’opposer
à la promulgation de lois, toute nouvelle loi nécessitant son examen par
le Conseil suprême 40. De même, le Conseil peut examiner, sur la base de
pétitions envoyées par « les sujets du royaume tunisien », toutes les
infractions au Pacte fondamental et aux lois, codes et règlements
promulgués par le chef de l’État conformément au Pacte fondamental 41.
Le pouvoir judicaire
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tation fut demandée (1921) à deux juristes français, Joseph Barthélémy et André Weiss,
sur la valeur juridique de la Constitution de 1861 et la compatibilité de son rétablissement
avec le régime du protectorat.
88 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
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4
Pierre-Jean Luizard
Un prolongement du patriotisme
produire, par le seul effet de la concurrence intérieure, une baisse générale des
prix, des profits et des salaires.
Le système protecteur est une machine à vapeur sans soupape de sûreté,
s’il n’a pas pour correctif et pour auxiliaire une saine et sérieuse politique
coloniale. La pléthore des capitaux engagés dans l’industrie ne tend pas
seulement à diminuer les profits du capital : elle arrête la hausse des salaires,
qui est pourtant la loi naturelle et bienfaisante des sociétés modernes. Et ce
n’est pas là une loi abstraite, mais un phénomène fait de chair et d’os, de
passion et de volonté, qui se remue, se plaint, se défend. La paix sociale est,
dans l’âge industriel de l’humanité, une question de débouchés. La crise
économique qui a si lourdement pesé sur l’Europe laborieuse, depuis 1876 ou
1877, le malaise qui s’en est suivi, et dont des grèves fréquentes, longues,
malavisées souvent, mais toujours redoutables, sont le plus douloureux
symptôme, a coïncidé en France, en Allemagne, en Angleterre même, avec
une réduction notable et persistante du chiffre des exportations. L’Europe peut
être considérée comme une maison de commerce qui voit depuis un certain
nombre d’années décroître son chiffre d’affaires. La consommation
européenne est saturée : il faut faire surgir des autres parties du globe de
nouvelles couches de consommateurs, sous peine de mettre la société
moderne en faillite, et de préparer, pour l’aurore du XXe siècle, une liquidation
sociale par voie de cataclysme, dont on ne saurait calculer les conséquences.
C’est pour avoir, la première, entrevu ces lointains horizons, que
l’Angleterre a pris la tête du mouvement industriel moderne. C’est en vue des
mécomptes que pourrait, quelque jour, réserver à son hégémonie industrielle
le détachement de l’Australie et des Indes, après la séparation des États-Unis
de l’Amérique du Nord, qu’elle fait le siège de l’Afrique sur quatre faces : au
sud, par le plateau du Cap et le Bechuana ; à l’ouest, par le Niger et le Congo ;
au nord-est, par la vallée du Nil ; à l’Orient, par Souakim, la côte des Somalis
et le bassin des grands lacs équatoriaux. C’est pour empêcher le génie
britannique d’accaparer à son profit exclusif les débouchés nouveaux qui
s’ouvrent pour les produits de l’Occident, que l’Allemagne oppose à
l’Angleterre, sur tous les points du globe, sa rivalité incommode autant
qu’inattendue. La politique coloniale est une manifestation internationale des
lois éternelles de la concurrence [Robiquet, t. V, p. 557-559].
Ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévo-
cablement dirigée dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en
plus, ce sont les débouchés […] Il n’y a rien de plus sérieux, il n’y a pas de
problème social plus grave ; or, ce programme est intimement lié à la politique
coloniale […] Il faut chercher des débouchés [Robiquet, t. VII, p. 8-9].
mais pas plus que ses prédécesseurs libéraux, sur le grand argument
mercantisliste, à savoir que le commerce colonial, seul, offrirait des
débouchés assurés. Ferry pensait surtout à la grandeur de la France
dans le monde et il n’était pas aussi sensible aux arguments
économiques qu’il l’était pour ceux du patriotisme.
La mission civilisatrice
modifié par le décret Crémieux qui accordait la citoyenneté aux juifs des
trois départements, mais pas aux musulmans. Parallèlement, la poursuite
de la conquête suscitait le soulèvement de 1871 en Kabylie contre les
confiscations de terres, suivi, en 1881-1882, d’un autre soulèvement
dans le sud Oranais. En 1881, le Code de l’Indigénat confirmait et
précisait la discrimination du senatus-consulte de 1865. En 1889, les
étrangers européens obtinrent à leur tour la citoyenneté française, en
même temps que leur naturalisation 2. Juifs et étrangers européens
devenus citoyens français, seuls les musulmans resteront donc à l’écart
de la citoyenneté. L’islam devenait la religion du colonisé.
En même temps qu’il s’engageait dans une politique coloniale
active, Ferry a mis a mis à profit son expérience dans ce domaine pour
réfléchir à la façon dont il convenait d’administrer les colonies. Dans un
premier temps, sa position ne diffère pas de celle de ses amis républi-
cains. En Algérie, après la politique des « royaumes arabes » chère au
Second Empire, les Républicains pratiquent au contraire une logique
d’assimilation pour que cette colonie particulière devienne un prolonge-
ment de la France. Un décret d’octobre 1870 divise le pays en trois
départements avec chacun son préfet, ses représentants élus par des
citoyens français et l’on s’emploie à franciser l’Algérie. Avec un nouvel
afflux de colons (Alsaciens et Européens espagnols, italiens, maltais)
dans les années 1870, la propriété collective des Douars (groupes de
familles) est abolie en 1873, une partie des terres est prélevée par l’État
et revendue aux colons. Les différents services administratifs de la
colonie sont rattachés aux ministères de la métropole et les juges
musulmans nommés et révoqués à Paris. Les républicains vont donc
installer un régime civil destiné à assimiler les indigènes et à faire
progresser les « idées françaises dans la population arabe ».
Alfred Rambaud, historien et proche collaborateur de Ferry, fait
ainsi l’apologie de l’assimilation républicaine :
La France est presque la seule nation qui se soit approchée de la solution
du problème de l’administration des races étrangères, elle ne les détruit pas
comme ont trop souvent fait les autres peuples ; elle sait mieux que personne
se les assimiler. Elle seule, jusqu’à présent, a osé concevoir la métropole et les
colonies comme formant une seule patrie, et un seul État. Français de France
ou Français d’Afrique, des Antilles, de l’océan Indien, de l’Indochine et, aussi
bien, ceux des Hindous, Sénégalais, Océaniens, Kabyles ou Arabes qui ont été
élevés à la cité française, tous, sous les lois délibérées en commun, ont les
mêmes devoirs et les mêmes droits [Rambaud, 1893, p. 36].
2. Ce fut l’aboutissement des propositions faites en 1885 par Louis Tirman, nommé
Gouverneur général d’Algérie par Gambetta en novembre 1881, et qui symbolisera
jusqu’en 1891 l’apogée de la politique des Rattachements.
100 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Ainsi, Jules Ferry était partisan de renoncer à cette loi, dans laquelle
les musulmans voyaient une volonté de les laïciser et une attaque
contre leurs traditions, mais il dut affronter sur ce sujet l’opposition de
Combes, membre de la Commission des dix-huit et futur artisan de la
séparation des Églises et de l’État en 1905.
En ce qui concerne le refoulement, déjà, dans un discours au Sénat
le 6 mars 1891, Ferry affirmait son opposition à la « la politique du
refoulement […] qui tendait à substituer progressivement le cultivateur
français ou européen au cultivateur arabe, comme une tâche d’huile qui
devait peu à peu pousser devant elle l’Arabe dépossédé ».
Le développement de l’instruction publique primaire et supérieure
des musulmans lui paraissait la seule voie possible pour le rapproche-
ment des deux peuples. Prônant en même temps une politique prudente
et respectueuse des traditions locales, Ferry s’opposera ainsi le 30 juin
1881 aux députés d’Algérie demandant la fermeture des zawiyas (les
lieux de culte des confréries).
À propos du refoulement :
Le périmètre de refoulement de la race arabe est atteint à peu près partout
et les limites actuelles de la colonisation ne peuvent plus guère être dépassées.
Le refoulement a ses limites naturelles, nous l’avons appris dans la province
de Constantine.
Jules Ferry est persuadé que l’attitude des colons implique un fort
engagement de la métropole afin qu’un minimum d’équité vis-à-vis des
indigènes soit assuré et pour que ceux-ci ne soient pas maintenus à
l’écart de l’éducation et de ce qu’il considère comme « la civilisation
progressive de l’indigène par l’école ».
Les notables musulmans interrogés avaient affirmé qu’ils avaient
plus confiance dans le choix de l’autorité que dans le suffrage. Ferry en
tire la conclusion que « le peuple arabe apprécierait peu les droits
politiques » [notes, Fonds Ferry, Saint-Dié, carton XIX], ou, comme on
l’a vu, que « le peuple arabe ne nous demande pas de l’associer à nos
libertés politiques ». En fait, les mêmes musulmans qui demandaient à
participer à l’élection des maires, revendiquaient l’extension générale
des droits de représentation.
Dans la seconde partie de son exposé, Ferry présente à ses collègues
ce qu’ont été, selon lui, l’attitude et les revendications des musulmans.
Après avoir noté qu’il appartiendrait à la Commission de veiller à ce
que l’élan de confiance qu’ils avaient manifesté (« ils sont pleins de
confiance en nous ! ») ne soit pas déçu, qu’il « fallait y répondre par des
satisfactions positives », Ferry tient à rassurer les hésitants : « J’ai lu
106 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
perdu que depuis 1884 (d’ailleurs sous sa présidence et avec son plein
accord) et qu’ils ne retrouveront en fait qu’en 1919.
Régence turque gouvernée par un bey, la Tunisie est dans les préoc-
cupations françaises depuis la conquête de l’Algérie et la création, en
1868, d’une commission anglo-franco-italienne de la Dette chargée de
gérer la banqueroute de la Régence. Pris dans sa logique d’expansion,
Gambetta encourage Ferry à agir militairement en Tunisie. Fin mars
1881, l’affaire des Kroumirs 5 sert de prétexte à une expédition
française, sans l’aval du Parlement ni sans faire voter les dépenses
qu’elle nécessite par la Chambre. Présentée par Ferry comme une
simple opération de maintien de l’ordre et de sécurisation de la
frontière avec l’Algérie, elle aboutit en fait à l’occupation militaire de
la Tunisie et à l’établissement du protectorat français en Tunisie (traité
du Bardo, le 23 mai 1881). Cette occupation se heurte à une forte
résistance locale à Sfax qui se révolte et est victime d’intenses bombar-
dements. Ferry déclarera pour justifier son action :
L’expédition de Tunisie, c’est la France qui la faisait, c’est la France qui
la voulait et qui l’a acclamée. Elle l’a acclamée, non pas comme une promesse
de victoires militaires, de ces victoires faciles, du fort contre le faible, mais par
un sentiment plus élevé, comprenant fort bien qu’il y avait là un grand intérêt
national à sauvegarder et qu’en allant en Tunisie, elle faisait un pas de plus
vers l’accomplissement de la tâche glorieuse que ses destinées lui ont confiée :
le triomphe de la civilisation sur la barbarie, la seule forme de l’esprit de
conquête que la morale moderne puisse admettre [Robiquet, t. V, p. 26].
6. Paul Cambon, frère aîné de Jules, fut nommé en 1885 premier Résident général en
Tunisie près du bey, après l’établissement du protectorat.
LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 111
La faute à Gambetta ?
Jules Ferry n’a pas été le premier (ni le dernier) à désigner les
colons comme responsables de tout ce que la mission civilisatrice de la
France ne pouvait justifier. Avant lui, le général Lapasset, Frédéric
Lacroix ou Ismaïl Urbain, inspirateurs de Napoléon III et champions
d’une politique d’initiation progressive du monde arabe à la « civilisa-
tion » sous la tutelle de la France, avaient préconisé une politique « des
égards » et désigné les colons comme seuls responsables des erreurs
commises en Algérie. Ferry ne fait, en 1892, qu’inscrire son nom dans
un courant de pensée libéral et indigènophile qui, fort de l’appui de
Napoléon III entre 1860 et 1870, puis minoritaire et discret depuis
1870, n’en avait pas moins continué à s’affirmer.
Jules Ferry avait déjà pointé du doigt les colons comme ceux qui
firent échouer la constitution algérienne de 1870, qui reconnaissait une
représentation musulmane, à condition d’abandonner le statut civil
musulman. Au terme de la Commission des Dix-huit en Algérie, il juge
très sévèrement les Français d’Algérie. Certes, le colon « est souverai-
nement respectable quand on considère le travail accompli et l’esprit
d’entreprise », mais « il a beaucoup de défauts. Il est particulariste, ne
demande pas mieux que d’exploiter l’indigène et la métropole » et voit
« dans la mère patrie moins une bienfaitrice qu’une obligée […] Son
niveau moral et intellectuel est peu élevé au-dessus de l’horizon
journalier, il est au niveau de la moyenne des paysans français des
montagnes du sud de la Loire (Ardèche, Cévennes et Lozère) ». Ces
jugements figurent dans les notes de voyage de Jules Ferry, mais ils
furent soustraits du rapport final de la Commission.
Dans son rapport au Sénat, il durcit cependant encore le trait,
fustigeant « l’état d’esprit du colon vis-à-vis du peuple conquis […] ».
Ils ne comprennent guère vis-à-vis de ces trois millions d’hommes d’autre
politique que la compression […] Il est difficile de faire entendre au colon
114 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
européen qu’il existe d’autres droits que les siens en pays arabe et que
l’indigène n’est pas une race taillable et corvéable à merci […] Si la violence
n’est pas dans les actes, elle est dans le langage et dans les sentiments. On sent
qu’il gronde encore, au fond des cœurs, un flot mal apaisé de rancune, de
dédain, et de craintes. Bien rares sont les colons pénétrés de la mission
éducatrice et civilisatrice qui appartient à la race supérieure ; plus rares encore
sont ceux qui croient à une amélioration possible de la race vaincue. Ils la
proclament à l’envi incorrigible et non éducable, sans avoir jamais rien tenté
cependant, depuis trente années, pour l’arracher à sa misère morale et intellec-
tuelle. Le cri d’indignation universel qui a accueilli, d’un bout à l’autre de la
colonie, les projets d’école indigène que le Parlement français a pris à cœur,
est un curieux témoignage de cet état d’opinion. Ici encore, on cherche l’esprit
public, le point de vue d’ensemble. Les colons n’ont pas de vue générale sur
la conduite à tenir avec les indigènes […] On ne songe pas, sans doute, à les
détruire, on se défend même de vouloir les refouler ; mais on ne se soucie ni
de leurs plaintes, ni de leur nombre qui semble s’accroître avec leur pauvreté ;
on a le sentiment d’un péril possible, mais on ne prend aucune mesure pour le
conjurer [Robiquet, t. VII, p. 325-326-327].
7. On peut notamment citer depuis 2003 : Marc Ferro (2003), Le Livre noir du colo-
nialisme, Robert Laffont, Paris ; Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès
(2003), La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, Paris ; Gilles
Manceron (2003) Marianne et les colonies, La Découverte, Paris ; Olivier Le Cour
Grandmaison (2005), Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard,
Paris ; Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire (2005), La Fracture coloniale,
La Découverte, Paris ; Yves Benot (2005), Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, La
Découverte, Paris.
116 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
tance des services rendus par les colonies pendant la guerre, tout en
préconisant une politique indigène plus « libérale ». A-t-il alors renié
ses convictions anticolonialistes ? Non, si l’on considère que son anti-
colonialisme était d’abord un prolongement de son patriotisme.
Il semble donc que la contestation républicaine de la politique
coloniale ait revêtu un caractère secondaire. Car s’il y eut bien une
conscience des contradictions entre les idéaux républicains et la colo-
nisation (d’ailleurs autant chez Ferry que chez Clemenceau), celle-ci
venait loin derrière ce qui apparaît de loin comme le premier ressort
des positions en présence : le patriotisme.
8. Jules Ferry est nommé ministre de l’Instruction publique le 4 février 1879. Entre
1879 et 1883, il fait voter une série de réformes : exclusion des congrégations de l’ensei-
gnement (1879), fin du catéchisme à l’école, laïcisation du contenu des manuels scolaires,
école gratuite (1881) et obligatoire (1882), création des écoles normales d’instituteurs
chargées de former le nouvel enseignant laïque.
118 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Dominique Trimbur
* Le présent article est la version remaniée d’un texte paru dans les actes du colloque
Le grand exil des congrégations religieuses françaises (1901-1914), sous la direction de
Patrick Cabanel et Jean-Dominique Durand, Cerf, Paris, 2005.
1. Voir par exemple notre article [Trimbur, 2000, p. 39-69].
122 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
3. Archives du ministère des Affaires étrangères, Paris (par la suite: MAE, Paris), nou-
velle série, protectorat catholique de la France en Orient, 32, dossier général, 1905, lettre
du consulat de France à Jaffa (1) au MAE, 15 juillet 1905, Guès.
4. Voir notre article [Trimbur, 1999, p. 238-256].
124 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
11. Un dossier complet des archives du Quai d’Orsay concerne cette mission (Levant,
1918-1940, Turquie, affaires religieuses, protectorat, 118, voyage Dubois).
12. C’est par exemple l’érection de l’École pratique d’études bibliques des domini-
cains au rang d’École biblique et archéologique française (voir notre ouvrage [Trimbur,
2002b]). À ce sujet, voir également notre article [2002c, p. 41-72].
LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 127
18. MAE, Paris, PAAP, Doulcet, 4 Protectorat religieux 1890-1907, Note manuscrite :
congrégations religieuses fixées en Palestine par ordre d’ancienneté fo 57 sq.
19. Idem.
20. Ibid., NS protectorat, Protectorat catholique de la France en Orient, 36, dossier
général, janvier 1912-mars 1913, note au ministre, 5 septembre 1912.
21. Ibid., 38, 1914-1918, lettre de l’ambassade de France auprès de la Sublime Porte
(407) au MAE, 28 juin 1914, Bompard.
130 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
rivales 27. C’est ce qui apparaît dans le compte rendu qu’en dresse Mgr
Grente, archevêque du Mans : proclamant la nécessité de rétablir la
prépondérance française en Orient, il indique que l’autorisation de
recrutement est bien l’une des solutions, « sans cela, ce seront les
missionnaires étrangers qui l’emporteront ». De fait, l’autorisation
française au recrutement des religieux doit s’effectuer « au nom même
du patriotisme » [Mgr Grente, 1922, p. 194 et 255]. Cette nécessité
est relayée en France même. Elle est ainsi très présente dans les carnets
de Mgr Baudrillart : très tôt informé du cas des Bénédictins, il en tire
la conclusion logique : « … il faudrait que le gouvernement autorisât le
recrutement en France ; sinon, les œuvres passeront à des religieux
étrangers » [Baudrillart, 1994, entrée du 28 janvier 1918, p. 743] ; il va
même jusqu’à en parler directement à Poincaré :
J’aborde la question des congrégations religieuses, du scandale que cause
leur expulsion de France, quand on voit ce qu’elles font et quel esprit français
elles gardent, même après avoir souffert de notre gouvernement. […] Je lui
parle des noviciats en France ; il me dit qu’elles n’ont qu’à en ouvrir ; je lui
montre les difficultés légales ; il affirme que la loi le permet ; mais à quelles
conditions ? Enfin, il convient qu’on peut et doit faire quelque chose en ce
sens [Baudrillart, 1994, p. 990-991].
et nette de la part des religieux : le refus proclamé haut et fort par les
hommes de la Ligue du droit des religieux anciens combattants et la
tentative de constitution d’une Fédération nationale catholique sont
suivis avec bienveillance à la fois par les représentants français en Terre
sainte et par leurs administrés locaux que sont les congréganistes
français.
Au bout du compte, et de manière contradictoire, ce n’est pas la
relance velléitaire de la législation anticléricale, mais le réchauffement
des relations entre la France officielle et les congrégations qui affecte
la présence française en Palestine. La victoire permet la rentrée des
congrégations dans le giron français, les religieux ayant combattu pour
leur pays ne jugeant pas utile de repartir, et leurs frères anciennement
exilés rentrant à leur tour. De fait, dans le nouveau contexte bienveil-
lant, les exils perdent leur valeur de refuge : contre qui s’agit-il
désormais de se protéger ? Et, dans ces conditions, à quoi correspon-
drait un nouveau départ ? Cette nouvelle donne mène à la transforma-
tion de la vocation de certains établissements français de Palestine.
Ainsi, dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, en lien avec
l’amélioration des relations entre les Augustins de l’Assomption et le
gouvernement français, le vaste bâtiment de Notre-Dame de France
n’accueille plus de novices : à nouveau tolérés en France, les
Assomptionnistes rouvrent des grands séminaires ou maisons d’études
sur le territoire métropolitain, ce qui supprime logiquement la nécessité
de disposer d’un tel établissement en Terre sainte ; Notre-Dame de
France devenant alors un simple centre d’accueil destiné aux pèlerins,
mais surtout aux touristes de passage.
Comme nous avons voulu le montrer, dans le cas de la Palestine, à
l’instar d’autres régions du monde, la législation anticléricale, d’une
part, n’affecte pas véritablement la présence française : au contraire,
dans un domaine où se confondent les qualificatifs « français » et
« catholique », la législation conduit même au renforcement de
l’élément français, avec l’accord des autorités françaises de tutelle.
Néanmoins, par ailleurs, on note tout de même un impact sensible. À
long terme, la législation anticléricale affecte aussi bien l’image de la
France que les éléments qui la composent : le recrutement déficient
entraîne inéluctablement une baisse des effectifs, le remplacement des
congréganistes français par des religieux étrangers, ou une déperdition
de sens pour des établissements conçus sur une base de forte
occupation ; une tendance renforcée par le réchauffement des relations
Église/État pendant et après la Première Guerre mondiale, qui ôte son
sens à des établissements-refuges. Au total, il se confirme, dans le cas
de la Palestine, que l’anticléricalisme n’est certes pas un article d’ex-
134 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Thierry Zarcone
Et c’est parce que nous sommes conscients de cette communauté dans nos
idées et nos aspirations qu’aussitôt débarqués à Paris, nous nous sommes
rendus au sein de votre grande famille, certains d’y trouver bon accueil.
Nazım ajoute que « des amis que nous avions au sein même de la
maçonnerie française, connaissant nos aspirations, ont bien voulu nous
initier à votre organisation et à sa méthode de travail ».
La Turquie est, dit Nazım, prête à « recevoir la graine utile de l’ins-
truction obligatoire et de la liberté de conscience ». Le Jeune Turc loue
également la récente « loi de séparation des Églises et de l’État » de 1905.
Nous, Jeunes Turcs, avant d’être mahométans, nous sommes libéraux. La
religion n’entre en aucune façon dans nos préoccupations politiques. Le
Coran, qui est un véritable code de socialisme intégral, le premier en somme,
nous dispense heureusement de nous en préoccuper dans l’établissement de
notre gouvernement futur.
Nous ne disons pas que tous les individus doivent cesser d’avoir des
sentiments religieux, c’est-à-dire nous ne demandons pas à tout le monde d’être
athée (dinsiz), nous n’officialisons ni n’encourageons l’athéisme. Nous disons
seulement qu’aucun individu ne doit se mêler de la religion ou des croyances
d’un autre. Le qualificatif « lâik » ne peut être attribué qu’au gouvernement
(hükûmet). Est « laïque » l’État qui ne mêle pas les affaires de la religion et celles
du monde. Est dit « laïque » l’individu qui désire que l’État adopte une telle
conduite en politique. Un individu peut être laïque tout en restant très religieux
[Hüseyin Cahid, dans le journal Tanin, 1924, cité in (Ergin, 1977, p. 1691)].
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Abbréviations
B.Ş. = Büyük Şark (Grand Orient), revue du Grand Orient de Turquie.
Corr. E.B. = correspondances de la loge L’Étoile du Bosphore avec le Grand
Orient de France, dossier n° 965 (1901-1914), Bibliothèque du Grand Orient de
France, Paris.
Corr. R = correspondances de la loge La Renaissance avec le Grand Orient de
France, dossier n° 966 (1919-1924), dossier n° 967 (1925-1931), Bibliothèque du
Grand Orient de France, Paris.
Mech = Mechveret, revue jeune-turque, édité par Ahmed Rıza, Paris, 1895-1908.
M.M. = Le Monde maçonnique, revue du Grand Orient de France.
P.V. E. B = « Procès verbaux de la R∴L∴ loge L’Étoile du Bosphore, O∴ de
Constantinople, du 8 janvier 1892 au 18 mars 1896 », Archives de la Grande Loge
de Turquie, Istanbul, 235 p.
Ouvrages cités
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BEDARRIDE A. (1934), B.Ş., 17, novembre-décembre, p. 25-29.
BECKER (1897) « Ein Beitrag zur Geschichte der deutschen Schule in
Constantinopel », Hamburgische Zirkel. Correspondenz, Grosse Loge von
Hamburg, 30. Jahrgang, n° 152, mai 1897, p. 115-120.
BERKES N. (1964), The Development of Secularism in Turkey, McGill University,
Montréal.
BON E. (1928), La Franc-maçonnerie à Smyrne depuis son réveil en 1909,
historique fait à la L Homère le 7 octobre 1927 par son Vén. Ernest Bon,
publication de la R L Homère, Imp. française L. Mourkidès, Or de Smyrne,
Constantinople.
« Bü ∴[yük] Üs ∴[stad] Muavini Mehmet Ali Haşmet B ∴[irader] in 25ci Yıl
Bayramında Irat Ettiği Hitâbe », 1934, (Allocution présentée lors de la fête du
25e anniversaire par le frère Mehmet Ali Hasmet, Grand Maître adjoint), B.Ş.,
17, novembre-décembre 1934, p. 9-16.
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Première Rencontre sur l’Empire ottoman et la Turquie moderne, Isis,
Istanbul-Paris.
QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 157
Nadine Picaudou
1. De fait, en juillet 1918, Tal‘at Pacha, invité d’une conférence organisée à Berlin par
E. Carasso, un député juif au Parlement ottoman, approuvera le principe d’une autonomie
juive en Palestine et la création d’une compagnie à charte pour la colonisation du pays.
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 161
légitime à établir un foyer sur son ancienne terre. Pour les cercles
puritains qui développent une théologie de l’Apocalypse, la fin des
temps, qu’ils estiment proche, sera précédée par le retour des Juifs en
Palestine et le messianisme sioniste, fut-il sécularisé, s’inscrit
pleinement dans leur espoir de voir s’accomplir les prophéties
[Hechler, 1882 ; Merkley, 1998]. La préoccupation pour la question
juive européenne peut ainsi relever aussi bien d’un certain antisémi-
tisme aristocratique que d’un philosémitisme chrétien.
Au sein de la classe politique britannique, les positions à l’égard du
sionisme ne sont pas toujours fondées sur une perception claire de la
nature propre du mouvement et de ses objectifs : s’agit-il d’un simple
mouvement de colonisation voué au peuplement et à la mise en valeur
d’un territoire ou faut-il y voir un authentique mouvement politique ?
Dans ce dernier cas, le projet sioniste vise-t-il la création d’un simple
foyer spirituel et culturel pour les juifs du monde ou l’établissement
d’un État juif souverain ? Les enjeux ne sont pas toujours clairement
perçus sur le long terme. Il reste que le soutien au Foyer national juif
est seul susceptible de conférer une certaine légitimité à la présence
britannique en Palestine.
Avec le temps, un consensus s’imposera au sein de la classe
politique britannique sur le fait que l’État se trouve engagé par une
promesse qu’il se doit d’honorer quel qu’en soit le prix. Il est très
frappant à cet égard de voir un homme comme Winston Churchill,
initialement très réservé à l’égard du sionisme, considérer, alors qu’il
est tout jeune secrétaire d’État aux colonies au début des années 1920,
que, même si le patronage du sionisme constitue une source de
difficultés pour la Grande-Bretagne en Palestine, elle se doit de tenir
ses promesses dans la mesure où c’est l’honneur du pays qui se trouve
engagé [Cohen, 1988]. Ce sera un argument récurrent dans les cercles
du Colonial Office, car la crédibilité de la Grande-Bretagne constitue
un atout majeur de sa politique impériale.
Les présupposés qui orientent l’action britannique en direction des
Arabes de Palestine sont, quant à eux, d’une toute autre nature : ils
reposent sur une vision coloniale classique dans laquelle les Arabes
constituent la figure par excellence de l’autochtone, du « native ».
L’attitude britannique à leur égard peut se résumer dans une formule de
Lord Curzon devant la Conférence impériale en 1923 : « Être juste et
ferme avec les Arabes » [Sheffer, 1988, p. 104], ceci en conformité
avec une éthique coloniale associant domination et protection. Sir
Herbert Samuel, dans une lettre à Ronald Storrs, écrite à la veille de sa
nomination au poste de Haut-Commissaire civil en Palestine, parle de
« traiter la population arabe avec une absolue justice » et « d’adopter
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 163
2. On l’a bien vu en novembre 1918 lorsque Ronald Storrs aurait diffusé en Palestine
« par erreur » une copie de la déclaration franco-britannique qui promettait l’établissement
au Moyen-Orient de gouvernements représentatifs sans citer la Palestine. Sur ce point, voir
[Picaudou, 2003, p. 64].
3. La bibliographie est abondante sur le patronage britannique de l’arabisme au
tournant de la Première Guerre mondiale. Citons notamment : [Fromkin, 1989 ; Kedourie,
1978 ; Tibawi, 1978 ; Picaudou, 1992].
4. Ce point sera développé plus longuement ci-dessous.
164 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
médiation, le contact avec la société arabe ou, plus exactement, avec les
différentes communautés arabes. C’est avec l’appui des Britanniques
que s’organise à Jérusalem, dès novembre 1918, la première
association islamo-chrétienne, destinée à leurs yeux à constituer le
pendant de la commission sioniste, mais qui entérine de fait une vision
communautariste de la société tout en consacrant le rôle politique des
notables. Jusqu’en 1933 au moins, les notabilités arabes seront à la fois
les dirigeants d’un mouvement national palestinien en formation et les
interlocuteurs autorisés des Britanniques et il faudra attendre 1936, la
grève, puis la révolte rurale, pour qu’intervienne une rupture décisive
entre les Britanniques et les élites arabes [Porath, 1977].
En matière religieuse, plus encore qu’en matière sociale, c’est la
préservation du statu quo qui dicte la politique britannique dans une
Palestine pensée alors comme la Terre sainte des trois monothéismes.
Dans sa proclamation aux habitants de Jérusalem, le 11 décembre
1917, le général Allenby ne manque pas de promettre « de respecter les
intérêts de toutes les religions dans la ville sainte » [Wasserstein, 1991,
p. 2]. L’article 14 de la charte du mandat prévoit la mise en place d’une
commission pour « étudier, définir et régler tous les droits et réclama-
tions concernant les Lieux saints ainsi que les différentes communautés
religieuses en Palestine » [Laurens, 2002, p. 28]. Or la commission n’a
jamais vu le jour en dépit de négociations entre les puissances : en
réalité, la France, qui avait officiellement perdu à San Remo son
protectorat sur les catholiques, entendait s’assurer au moins la
présidence de la sous-commission chargée des Lieux saints chrétiens ;
le Vatican plaidait pour une commission permanente des Lieux saints ;
les Britanniques, quant à eux, n’entendaient pas tolérer une quelconque
forme d’ingérence dans l’administration du mandat. Ils furent de fait
les seuls responsables de la préservation du statu quo ante.
C’est à ce titre qu’ils se trouvent confrontés, en 1928, à la délicate
affaire du Mur des Lamentations (Burâq pour les musulmans), qui sera
à l’origine des émeutes antijuives de 1929. À diverses reprises, au
cours des années précédentes, en 1922, 1923 et 1925, les autorités
religieuses musulmanes ont protesté auprès de l’administration
britannique contre les atteintes au statu quo imputables aux fidèles juifs
qui tentaient de laisser près du Mur, de manière permanente, du
matériel cultuel. Selon le statu quo qui prévaut depuis la période
ottomane, et en l’absence de commission des Lieux saints, le Mur, tout
comme le quartier des Maghrébins qui s’étend à ses pieds, appartient
aux musulmans qui doivent en permettre le libre accès aux fidèles juifs 5.
5. Il convient de préciser que les musulmans sont alarmés par les diverses tentatives
faites par des juifs ou par des organismes sionistes pour acheter le Mur et la zone qui
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 165
l’entoure : Lord Rotschild avant la Première Guerre mondiale, Weizmann en 1918, puis
l’Exécutif sioniste en 1926.
6. Nous reviendrons ci-dessous sur cet organe communautaire créé par les
Britanniques pour assurer aux musulmans de Palestine la gestion autonome de leurs
affaires religieuses.
7. Outre la protestation des juifs, se posait un autre problème, celui de savoir si la
question relevait du Service des Antiquités, au titre du patrimoine, ou du Conseil
musulman suprême, au titre des affaires religieuses musulmanes. C’est la deuxième
position qui l’emportera.
166 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Palestine pour le plus grand bien de tous ses habitants n’a rien de très
nouveau, l’abandon explicite de toute idée de majorité politique juive
dans le pays pourrait en revanche remettre en cause l’objectif même du
projet sioniste.
C’est au lendemain des émeutes du Mur de 1929, qui dissipent les
dernières illusions d’une coexistence judéo-arabe, que s’impose avec
une force nouvelle la nécessité de prendre en compte l’hostilité arabe.
La commission d’enquête Shaw, contrairement à ses termes de
référence initiaux qui lui enjoignaient de ne traiter que « des causes
immédiates » des troubles, établit, dans son rapport de mars 1930, un
lien entre le pogrom antijuif et l’accumulation des frustrations arabes
face aux pressions croissantes du sionisme. Dès lors, le haut-
commissaire, Sir John Chancellor, convaincu que la sécurité dépend
des concessions faites aux Arabes, prône un « changement de
politique ». Le rapport Hope-Simpson, commandité pour faire le bilan
de la situation foncière, critique lui aussi une politique qui a porté
atteinte aux intérêts arabes. Il souligne notamment la nécessité de
prendre en compte le chômage arabe pour déterminer « la capacité
d’absorption économique du pays » et se montre préoccupé par le déve-
loppement d’une « classe de cultivateurs arabes sans terres ».
L’ensemble des mesures qu’il préconise conduirait en réalité au gel du
Foyer national dans son état de 1930. De fait, le Livre Blanc de Lord
Passfield, en octobre 1930, propose des concessions sur l’immigration
et les ventes de terres.
Nous sommes ici au cœur du dilemme fondamental de la puissance
mandataire en Palestine qui pourrait se formuler de la manière
suivante : si le patronage du sionisme fonde la légitimité de la présence
britannique, c’est bien le consentement de la société arabe qui peut,
seul, en garantir la stabilité, et la hantise de la violence arabe apparaît
comme l’une des contraintes majeures qui pèse sur la politique
britannique.
Face aux velléités des Anglais d’infléchir leur politique, les dirigeants
sionistes répondent par un effort sans précédent de lobbying à Londres
auprès de la classe politique, du Parlement, de la presse. Selon eux, la
politique du Livre Blanc de 1930, en remettant en cause l’engagement
Balfour, porterait atteinte aux fondements du mandat et en menacerait la
légitimité même. Dans un geste délibérément dramatisé, C. Weizmann et
Félix Warburg vont jusqu’à démissionner de la direction de l’Agence
juive, refusant de cette façon de poursuivre leur collaboration avec le
gouvernement britannique dans sa mission de mandataire de la Société
des nations. Par ailleurs, une lettre publiée dans le Times du 4 novembre
1930 interroge la légalité même du Livre Blanc au point de proposer de
168 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
8. C’est Anthony Eden qui est alors à la tête du Foreign Office dont le département
Moyen-Orient est dirigé par Georges Rendel.
170 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
10. À la mort de Kamel al-Huseynî en mars 1921, des élections sont organisées selon
la procédure ottomane qui prévoyait que le mufti devait être élu par un collège composé
des principaux ulémas, ainsi que des membres du conseil municipal et du conseil adminis-
tratif central, même si ce dernier n’existait plus. Ce collège procédait au classement des
candidats et le mufti était généralement choisi parmi les trois premiers classés. La
campagne de 1921 se déroule dans une grande tension et oppose les partisans du Cheikh
Jarallah, parmi lesquels la famille Nachachibi, à ceux d’Amîn al-Huseynî, le demi-frère de
Kamel. Pour les uns, Amîn n’étant pas un savant religieux diplômé d’une prestigieuse
université théologique ne saurait prétendre à la charge de mufti. Pour les autres, la
candidature de Jarallah est un « complot sioniste » qu’il faut déjouer. Arrivé en tête du
scrutin, Jarallah sera convaincu de se retirer au profit d’Amîn al-Huseynî qui, récemment
amnistié après sa participation aux émeutes d’avril 1920, apparaît comme le candidat du
Haut-Commissariat auquel il a donné des assurances quant au déroulement dans le calme
des fêtes du Nabi Mousa.
172 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
11. C’est aussi dans ce cadre que se place la proposition de Wauchope d’organiser des
conseils consultatifs dans les deux communautés comme préalable à la réunion d’un futur
PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 173
conseil consultatif national. Cette initiative s’inscrivait toutefois aussi dans le souci de
réconcilier les deux communautés au lendemain des émeutes de 1929.
12. Même si juifs et chrétiens resteront surreprésentés en dépit de protestations
récurrentes des milieux musulmans.
13. Mais il faut préciser que l’administration mandataire gère de fait le seul secteur
éducatif arabe dans la mesure où l’éducation des milieux juifs est largement prise en
charge par les institutions du yichouv. Antonius, qui a obtenu ce poste en 1921, le perdra
toutefois dès 1927 au profit du Britannique James Farell et en concevra une profonde
amertume [Wasserstein, 1991, p. 187].
174 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
décalage qui existe dans la nature des politiques menées à l’égard des
deux communautés nationales en Palestine, en fonction d’un jeu
complexe de présupposés et de contraintes. Ainsi, la deuxième
obligation du mandataire consistait, nous l’avons dit, à doter le pays de
libres institutions de gouvernement dans le cadre d’une unité politique
et dans le respect des exigences de justice à l’égard de toutes les
populations. Or la nature de ces exigences de justice était comprise très
différemment selon les groupes concernés. À l’égard de la communauté
juive, il s’agissait d’appuyer le processus de construction nationale et
cette obligation conditionnait la légitimité même de la présence
britannique en Palestine. À l’égard des populations arabes autochtones,
il s’agissait seulement de garantir leur protection et de préserver leurs
droits, politique qui conditionnait la stabilité de la domination
britannique. C’est dans ce décalage, aggravé par la prise en compte des
dimensions internationales du problème de la Palestine, que réside
finalement la principale cause de l’absence de consensus dans la classe
politique britannique sur le meilleur moyen de pérenniser sa
domination sur le pays, ce qui reste l’objectif ultime de Londres.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Government and the Arab-Jewish Conflict 1917-1929, Basil Blackwell,
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WEIZMANN C. (1949), Triol and Error, Hamish Hamilton, Londres.
8
Joëlle Allouche-Benayoun
ASPECTS HISTORIQUES
1. Cf. chapitre VII « Vues d’ensemble » (p. 303) : « C’est le judaïsme, en supposant que
la Kahina fût juive, qui sur le plan doctrinal s’est heurté à la religion nouvelle et lui a victo-
rieusement résisté, puisque les communautés juives autochtones ont subsisté jusqu’à nos
jours, alors que les chrétientés autochtones finissaient de disparaître à la fin du XIIe siècle. »
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 181
Pour les quelques grandes familles juives d’Alger qui ont fait
fortune dans le commerce international, Marseille est, dès le XVIIIe
siècle, un relais important dans le commerce du blé. Ces négociants
juifs servent d’intermédiaires dans le rachat des captifs chrétiens,
parlent français, envoient leurs fils en France et en Italie. Les contacts
se multiplient, y compris au niveau diplomatique, avec le consulat de
France : certains sont sous sa protection. Après les pogroms d’Alger, en
1805, plusieurs familles juives d’Algérie s’installent à Marseille. En
contact avec les Juifs de France, émancipés depuis la Révolution
française (1791), soit quarante années auparavant, ces Juifs d’Algérie
subissent leur influence et aspirent à la même condition. Aussi accueil-
leront-ils favorablement l’arrivée de la France en Algérie.
Pour comprendre l’ascendant de la France sur la grande masse des
Juifs d’alors, peut-être faut-il aussi, comme le rappelle Richard Ayoun,
insister sur ce qu’il nomme leur « rencontre sentimentale ». Le profond
mysticisme des Juifs d’Algérie leur fait réinterpréter la venue des
Français à la lumière de la sentence du grand rabbin Ribach (lui-même
expulsé d’Espagne, après que sa famille l’ait été du Languedoc, auquel
elle resta très attachée), prononcée quatre siècles auparavant : « le verbe
de Dieu arrive de France ». Malgré les appréhensions des débuts de la
colonisation, serait-elle une providence pour « Israël » ? Serait-ce un
dessein de Dieu qui les libérerait tant du joug des musulmans (aux
Arabes étaient venus s’ajouter les Turcs) que de la terreur espagnole,
permanente dans les villes côtières ?
D’autant que, dès l’acte de capitulation d’Alger de juillet 1830, la
France proclame l’égalité de tous les indigènes, et garantit leur liberté
de culte et de travail : pour la première fois de leur histoire, les Juifs
d’Algérie étaient traités sur un pied d’égalité avec les musulmans, qui
les avaient tolérés comme minorité parmi eux, mais à condition qu’ils
leur soient inférieurs.
La France, qui avait reconnu l’existence d’une nation juive en
Algérie, ne pouvait maintenir ce paradoxe, alors que le processus de
l’émancipation des Juifs en métropole reposait sur la négation même du
concept de nation pour les Juifs. Rappelons que les Juifs, en France,
n’avaient pas été insérés sur une base communautaire, mais bien sur le
credo en l’intégration individuelle. Pendant la Révolution française,
c’est le comte de Clermont-Tonnerre qui proclamait : « Il faut tout
refuser aux Juifs en tant que nation, et tout accorder aux Juifs en tant
qu’individus. Il faut méconnaître leurs juges, ils ne doivent avoir que
les nôtres… il faut qu’ils soient individuellement citoyens. »
Tels sont, en résumé, les principes et l’idéologie de l’émancipation
des Juifs de France. Or, ces communautés dont hérite la France
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 183
4. Lui-même, par ailleurs, déjà possesseur de renseignements sur cette population par
les officiers et soldats juifs qui servaient dans l’armée d’Afrique, par les voyageurs qui
commençaient à sillonner le pays.
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 185
5. Voir note 4.
6. À Alger, une douzaine de petites synagogues sont détruites : outre la réorganisation
de la ville, l’idée est de limiter les lieux de culte juifs pour mieux surveiller les fidèles et
contrôler les recettes du culte.
7. Des écoles sont créées pour les filles et les garçons où, à côté d’un enseignement
religieux juif, doit être développée l’étude de la langue française. Dès 1834, tous les obser-
vateurs soulignent la présence d’enfants juifs à l’école. En 1836, on trouvera 140 garçons
juifs et 90 fillettes juives scolarisés et seulement 40 garçons musulmans. Les débuts de la
scolarisation avaient été confiés aussi à des congrégations religieuses : face aux tentatives
de conversion, les parents retirèrent leurs enfants de ces écoles.
186 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
8. Voir note 4.
9. « Les soldats et les officiers de l’armée d’Afrique ne se rendirent pas compte de quel
poids pesaient sur eux des siècles d’oppression et d’avilissement ; et la littérature militaire
est beaucoup plus dure, à tout le moins plus méprisante à l’égard des Juifs que des Arabes »
[Julien, 1975, p. 13].
10. Ces derniers méprisaient généralement les « indigènes », tous les indigènes. Et
donner la nationalité française à une partie d’entre eux, qui plus est la plus méprisée,
pouvait préfigurer d’étendre ce droit à tous : ce qu’ils refusaient.
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 187
11. Les Juifs étaient tiraillés entre statut personnel et statut civil, les affaires qui les
divisaient quant aux successions, aux mariages etc. encombraient les juridictions civiles
puisque les tribunaux rabbiniques ne pouvaient plus les traiter tout en continuant à le faire.
12. Il fait partie de ces « hommes de Gambetta, juifs venus du sud » [Cabanel, 2004].
188 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
1866, sur une population totale de 2 650 000 musulmans et de 226 000
Européens » [Winock, 2004, p. 68-69]. Ces mutations ne se firent pas
sans heurts. Alors que les Juifs de France les regardaient avec condes-
cendance, les Juifs d’Algérie acceptaient fort mal leur emprise. Et plus
d’un rabbin formé en France a dû abandonner son poste, las du rejet des
fidèles et de leurs préférences pour les rabbins locaux. Les conflits
furent fréquents et la population manifestait peu de sympathie pour ces
Juifs qui leur semblaient si peu juifs et qui se permettaient de leur
donner des leçons. Pour les Juifs d’Algérie, la France, entité abstraite
et idéalisée, les avait libérés et ils l’aimaient. Leurs rapports avec leurs
coreligionnaires de France qui s’étaient donnés pour mission de les
« civiliser » furent, eux, plus ambivalents 13.
Le processus vers la citoyenneté pleine et entière s’accélère après la
visite de Napoléon III en Algérie en 1860. Le senatus-consulte de 1865
ouvre la possibilité d’acquérir la nationalité française à tous les
indigènes, musulmans et Juifs. « Sujets » français, les uns et les autres
restent exclus de l’exercice des droits civils et politiques réservés aux
citoyens. Sans leur accorder collectivement la citoyenneté française, la
loi permet de la solliciter individuellement, mais à condition de
renoncer à son statut personnel. Concrètement, le maintien et la recon-
naissance du statut personnel (mariages, divorces, polygamie, lévirat,
héritages) portaient de fait la reconnaissance juridique d’une
communauté et d’individus définis juridiquement et politiquement par
leur appartenance religieuse, dans un système juridique français qui
n’entend connaître en principe que l’individualisme républicain : cette
politique était une façon d’exclure de la citoyenneté 14. Le statut
personnel était un marqueur de la différence entre les colonisateurs,
citoyens, et les colonisés, en l’occurrence les Juifs, sujets d’une
communauté religieuse. Et la situation coloniale faisait émerger à
nouveau cette notion ambiguë de « communauté juive », que les révo-
lutionnaires avaient abolie.
La loi n’eût guère de succès : seuls 144 Juifs acquirent alors la
citoyenneté française entre 1865 et 1870. De fait, la procédure est
longue et compliquée pour cette population qui, dans son ensemble,
malgré l’amélioration notable de ses conditions de vie, est loin d’être
encore alphabétisée en français. En outre, comme le souligne Michel
Abitbol, « contrairement à leurs coreligionnaires de France qui
n’avaient pu bénéficier de la liberté de culte qu’après leur émancipa-
tion, eux-mêmes en avaient toujours joui », et la nouvelle loi allait
décret sur les masses arabes et des mouvements antijuifs dont ce sera
désormais le principal cheval de bataille. Maintenu, il fut — concession
à ces mouvements — assorti de la clause de l’indigénat qui excluait de
son bénéfice les Juifs venus des pays limitrophes.
CONCLUSIONS
C’est donc au terme d’un processus qui avait commencé dès 1830
et qui s’inscrit pleinement dans les mouvements d’émancipation du
XIXe siècle que les Juifs d’Algérie devinrent citoyens français.
Après avoir été pendant des siècles des sujets dominés par les
Arabes et les Turcs, tout en leur étant proches par leurs mœurs,
citoyens, ils se trouvaient désormais dans une communauté de destin
avec les pieds-noirs, ces colons venus de France, mais aussi d’Europe
du Sud, qui pour la plupart les haïssaient. Plus nombreux au moment
du décret (environ 35 000) que « les Maltais (10 600), et les Italiens
(16 600), moins nombreux que les Espagnols (58 500), ils formaient un
groupe à part, à base ethnique et religieuse, socialement hétérogène et
décidément convaincu que son avenir était lié à celui de la patrie
française. Ils étaient en butte à l’hostilité des divers groupes de
l’Algérie coloniale aussi bien que de la communauté musulmane »
[Stora, 2003, p. 17-29], le décret Crémieux ne cessera de leur être
contesté par les colons antisémites 21 qui surent, à plusieurs reprises,
utiliser les frustrations des masses musulmanes contre eux (par
exemple, en 1934, au moment du pogrom de Constantine). Mais aucun,
parmi eux, qui affectaient de considérer le décret Crémieux « injuste »
envers les musulmans, ne réclama jamais d’étendre les bénéfices de la
citoyenneté à ces mêmes musulmans dans un but de justice, alors que,
de fait, de 1870 à l’entre-deux-guerres, « les Algériens musulmans ont
reproché aux Français de n’avoir pas étendu le décret Crémieux à
l’ensemble de la population indigène » [Stora et Daoud, 1995].
Accusés d’être « des capitalistes opprimant le peuple, […]
l’écrasante majorité d’entre eux est pourtant très pauvre : il y a, à la fin
du XIXe siècle en Algérie, 53 000 Juifs dont environ 11 000 sont des
prolétaires subvenant aux besoins de 33 000 personnes, soit environ
44 000 Juifs dans l’indigence 22 » [Stora, 2003,]. L’antisémitisme
21. Cf. L’Algérianiste, n° 84, 1998 : « C’est à Paris et non à Alger que s’est toujours
décidée la politique algérienne, à commencer par ce décret inique, énorme de maladresses,
très lourd de conséquences : le décret Crémieux. » (c’est nous qui soulignons). Cent vingt-
huit ans après sa promulgation, trente-six ans après l’indépendance de l’Algérie, les pieds-
noirs ne désarment pas dans leur rejet du décret Crémieux.
22. Voir note 21.
192 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
général Giraud en mars 1943 25. Et ils feront partie des soldats de cette
Première Armée commandée par de Lattre de Tassigny, qui débarque
en Provence en 1944 pour libérer la France occupée.
Non-dits de la puissance coloniale, les Juifs d’Algérie ont été dans
un premier temps instrumentalisés par celle-ci, qui avait besoin de leurs
votes, et par les Juifs de France, à qui ils rappelaient un passé honni
trop proche. Mais ils se sont progressivement transformés,
abandonnant sans regret leur statut de dhimmis méprisés et humiliés en
terre d’islam. Ils ont passionnément épousé la France, se considérant
« Français à part entière », alors qu’ils n’étaient peut-être pas
considérés comme des Français tout à fait légitimes par des groupes
entiers des pouvoirs en place 26.
La francisation accélérée qu’ils ont subie d’abord, ils l’ont
fièrement revendiquée après. Tout cela a fait d’eux des êtres « dedans
et dehors ». Un peu comme se sont définis Albert Memmi au début de
La Statue de sel, qui parle de malaise existentiel 27, ou Jacques Derrida
qui, dans le Monolinguisme de l’autre, évoque un « trouble de
l’identité 28 ».
Et contrairement à certains Juifs ashkénazes, ou certains Juifs
originaires de Tunisie ou du Maroc, il n’y a pas chez eux de nostalgie
des racines qui s’exprimerait à travers la recherche d’une identité
« judéo-algérienne ». Ils sont Français, et Français malgré tout. Ils ont
vécu la perte de la nationalité française entre 1940 et 1943 comme une
amputation, une Injustice majeure. Et, pourtant, malgré l’antisémitisme
ambiant, malgré Pétain, malgré tout, les Juifs d’Algérie continueront de
musulmans qui en conclurent que l’on ne pouvait faire confiance à un pays qui pouvait
trahir ceux qui l’avaient suivi.
25. Giraud abrogea à nouveau le décret pour ne pas « rallumer les dissensions parmi
les indigènes, l’Arabe sur sa terre, le Juif dans son échoppe » et de Gaulle ne le rétablit
qu’au bout d’un an, sous la pression conjuguée des résistants, des notables juifs de France
et des Juifs américains.
26. Pour preuve ? L’abrogation du décret Crémieux, qui leur ôte leurs droits (et
devoirs) de citoyen, soixante-dix ans après les avoir acquis, et ce, sans émotion particu-
lière des « forces vives de la nation ». Pour preuve encore ? Les projets, avortés, du général
de Gaulle et de certains de ses conseillers, en 1960-1962, de les empêcher de s’installer en
France après l’indépendance de l’Algérie, soit en les maintenant sur place, afin qu’ils
servent d’intermédiaires entre les Français et les Algériens, soit en facilitant leur installa-
tion en… Argentine [Peyrefitte, 1994].
27. « Je suis de culture française, mais Tunisien, je suis tunisien, mais juif, c’est-à-dire
politiquement, socialement exclu, parlant la langue du pays avec un accent particulier, mal
accordé passionnellement à ce qui émeut les musulmans ; juif, mais ayant rompu avec la
religion juive et le ghetto, ignorant la culture juive » [cité par Hagège et Zarka, 2001, p. 26].
28. « J’étais très jeune à ce moment-là (en 1943), je ne comprenais sans doute pas très
bien ce que veulent dire la citoyenneté et la perte de la citoyenneté. Mais je ne doute pas
que l’exclusion de l’école, assurée, elle, aux jeunes français, puisse avoir un rapport avec
ce trouble de l’identité » [Derrida, 1996].
194 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
29. Les Juifs devenus Français se singularisèrent par leur appui constant aux partis de
gauche et aux tentatives visant à égaliser le statut des musulmans.
30. Certains de ces derniers, dans des publications universitaires parues en 1999 en
Algérie, continuent d’entonner le chant de la trahison des Juifs d’Algérie qui choisirent la
France laïque plutôt que l’Algérie musulmane en 1962 [Mana, 1999 ; Chenouf, 1999].
LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 195
Anna Bozzo
2. Avant la loi républicaine qui a naturalisé automatiquement les fils d’étrangers nés
en Algérie, la politique à l’égard des étrangers avait été fluctuante, voire contradictoire,
entre la volonté d’empêcher qu’ils fassent concurrence aux Français et le désir de renfor-
cer les assises de la colonisation [Verdès-Leroux, 2001, p. 204-205].
3. Avec la loi du 24 juin 1889 sur la naturalisation des étrangers, ils devinrent fran-
çais en deux générations, car leurs enfants nés en Algérie obtinrent automatiquement la
citoyenneté française.
200 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
8. Dans un seul cas, elles la trouveront, mais portée à son extrême, lors de la mise en
place du système dit « des rattachements » administratifs, en vigueur de 1881 à 1896
(voir infra). Mais ce système, qui reliait chaque service préfectoral au ministère compé-
tent, sera assez rapidement abandonné pour un retour à la centralisation des pouvoirs entre
les mains du Gouverneur général.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 203
les imputer moins aux acteurs qu’aux historiens. Car, dans notre cas,
l’histoire de la relation entre la France et l’Algérie est parsemée de
tabous majeurs et d’embûches idéologiques résistantes. Une incursion
dans l’historiographie nous montre que le travail des historiens a
rencontré bien des impasses, même s’il ne s’est jamais arrêté.
9. Cela a paru évident lors des entretiens d’Auxerre de novembre 2004. Cf. les Actes
du colloque in [Baubérot et Wiewiorka, 2005].
204 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
10. À commencer par la pétition de l’émir Khaled en 1924. Cf. l’article de Raberh
Achi dans ce même volume « Les apories d’une projection républicaine en situation colo-
niale : la dépolitisation de la séparation du culte musulman et de l’État en Algérie ».
11. Cf. l’article de Joëlle Allouche-Benayoun dans ce même volume.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 205
Mais on peut constater qu’ils ont trop souvent ignoré, voire censuré,
tout ce qui concernait les relations avec l’Autre, comme par ailleurs
l’avait fait à leur égard l’historiographie nationaliste officielle en noir
et blanc des ténors du nouvel État algérien indépendant.
La tendance historiographique actuelle nous invite à combler cette
lacune : par de nouvelles recherches, en « revisitant » au besoin cette
historiographie si abondante et riche, souvent oubliée ou ignorée, et en
dévoilant ses non-dits 12.
Il faut dire que la société coloniale franco-algérienne représente,
dans l’histoire contemporaine, un exemple unique parmi toutes les
typologies coloniales connues : ni simple colonie d’exploitation, ni
colonie de peuplement seulement, l’Algérie est tout cela à la fois. Il
s’agit pour l’historien de démonter les mécanismes de domination sur
les esprits que les différents pouvoirs ont su créer et entretenir, avec la
soumission passive chez les plus démunis, les stratégies d’ascension
sociale individuelle parmi les couches qui ont su profiter de la présence
française, un état d’esprit « subversif » chez la majorité de la popula-
tion, ce qui a alimenté le cercle vicieux de la contestation et de la
répression.
Il conviendrait maintenant d’étudier la société coloniale dans son
ensemble, les dynamiques d’intégration et d’acculturation qui l’ont
traversée, les relations qui se sont nouées dans le quotidien entre les
individus et les groupes, les compromis qui se sont installés au sein
d’une même famille entre deux modes de vie diamétralement opposés,
les réactions des autochtones face aux institutions que les maîtres du
pays ont mis en place, aménagées, transformées, selon les besoins de
l’heure. On sait que le premier objectif a été d’encadrer la population
d’origine européenne et de favoriser son essor, après avoir créé les
conditions de son emprise sur les meilleures terres et, en général, sur les
ressources du pays, qu’elle avait pu accaparer et exploiter grâce à une
législation faite sur mesure pour elle 13. En second, il s’agissait de
contrôler, de contenir ou de briser la société autochtone, afin de ne pas
compromettre le premier objectif. C’est dans ce contexte qu’a pris
naissance un vigoureux mouvement de résistance, pris en compte depuis
quarante ans par les historiens, et que l’ouverture de certains dossiers de
la guerre d’Algérie — ce qu’on appelait pudiquement les « événements »
— a révélé beaucoup plus tard à l’opinion publique et aux médias.
12. Dans le sens indiqué par François Furet dans son intervention dans un colloque qui
a fait date sur la méthodologie des sources pour une histoire décolonisée [Berque et
Chevallier, 1974].
13. Sous la IIIe République, les lois foncières de 1873, 1887, 1897, créées pour
impulser la colonisation [Ageron, 1968].
206 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
LA POLITIQUE « INDIGÈNE »
IIe République 17. Ces medersas, qui dispensaient à titre gratuit l’ensei-
gnement des sciences islamiques traditionnelles (le Coran, le fiqh, la
théologie), mais aussi du français, avec des éléments d’histoire (« nos
ancêtres les Gaulois »), de géographie et d’arithmétique, devaient servir
au recrutement du personnel pour le culte et la justice musulmane, ainsi
que pour d’autres fonctions administratives secondaires. Les medersas
répondaient aussi à une autre préoccupation, celle de façonner des
esprits dociles, reconnaissants à la France pour ses bienfaits [Bontems,
1976]. Dans la même logique, au tout début du Second Empire, en
1851 18, on procéda à une véritable fonctionnarisation du culte
musulman : muftis, imams, moudarris, mouazzims, hazzabs, jusqu’aux
balayeurs affectés à chaque établissement, constituaient autant
d’échelons administratifs, où chaque fonction était rétribuée propor-
tionnellement à son importance hiérarchique. Ces emplois furent très
recherchés, surtout pendant la famine de 1865-1867 et durant les
périodes de crise économique. Le recrutement de ces « clercs » se
faisait exclusivement parmi les diplômés des medersas, qui furent réor-
ganisées à plusieurs reprises, notamment sous la IIIe République. La
dernière réorganisation fut celle préconisée par Émile Combes en 1894,
dans le cadre de la « Commission sénatoriale chargée d’examiner les
modifications à introduire dans la législation et dans l’organisation des
divers services de l’Algérie », connue comme la « Commission des
Dix-huit ». C’est en tant que membre de cette Commission, voulue et
guidée par Jules Ferry, qu’il se rendit en Algérie en 1893 et, sur la base
de cette expérience, il devint, comme Jules Ferry, un partisan
convaincu de la « mission civilisatrice de la France » à travers
« l’éducation des indigènes ». Les medersas pouvaient devenir, selon
lui, l’instrument d’un régime concordataire : la France devait essayer de
créer un islam gallican, comme elle avait su le faire avec l’Église
catholique romaine 19.
25. Toutefois, les chrétiens et les juifs reçoivent des indemnités à titre divers, entre
autres la « prime coloniale ». Elles ne seront pas supprimées lors de l’entrée en vigueur de
la loi sur la séparation de 1905, appliquée à l’Algérie en 1907.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 211
ASSIMILATION ET ASSOCIATION
Le débat qui eut lieu en métropole, à la fin du XIXe siècle et dans les
premières décennies du XXe siècle, sur les moyens que la République
aurait dû se donner pour remplir sa mission civilisatrice en Algérie 26,
ne sera évoqué ici que rapidement. Ce débat opposait les partisans de
l’assimilation (terme ambigu qui désignait soit l’intégration totale des
territoires algériens à la plus grande France, soit la conquête des
esprits et leur acquisition aux valeurs républicaines) aux partisans de
l’association, même si, dans la pratique, les deux modes de gouverne-
ment se trouvaient souvent mêlés selon les convenances du moment
définies par les gouverneurs en place. Or, ce débat est de la plus grande
importance pour décrypter les contradictions de la politique religieuse
de la IIIe République.
Les thèses assimilationnistes prévoyaient comme but ultime l’appli-
cation progressive, mais intégrale, de la législation française (selon une
conception qui voyait l’Algérie comme une prolongation de la Mère
patrie, avec un seul parlement — celui de Paris —, un système fiscal
unifié, l’union douanière, dans la perspective d’un seul statut pour toute
la population). Cet objectif devait être atteint à travers l’extension
progressive de l’instruction publique à la masse « indigène » (j’utilise
cet adjectif entre guillemets, l’empruntant aux auteurs et acteurs de
l’époque). Cette vision optimiste des choses était celle de Jules Ferry,
Émile Combes et de la Commission des Dix-huit : il suffisait de
dénoncer le colonat, ses conduites outrancières et ses injustices vis-à-
vis des « indigènes », et d’appeler à « travailler au rapprochement, à
l’assimilation du vainqueur et du vaincu ». Pour Combes, le meilleur
moyen d’y parvenir était « une instruction commune qui amène inévi-
tablement l’union des esprits et des cœurs, par la communauté des idées
et des sentiments » [Combes, 1956, introd. Sorre, p. XI]. Les partisans
de l’assimilation, des républicains progressistes pour la plupart, se
heurtèrent à l’opposition farouche du colonat, toutes tendances
confondues ; ils semblent d’ailleurs ne pas avoir tenu compte de la
présence d’un noyau dur de colons qui n’étaient pas prêts à perdre leurs
privilèges et à se laisser « noyer » dans la masse par l’application de la
loi du nombre. Le chef de file et principal théoricien de cette tendance
était Arthur Girault 27.
26. Cf. l’article de Pierre-Jean Luizard dans ce même volume « La politique coloniale
de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie ».
27. Son ouvrage Principes de colonisation et de législation coloniale connut cinq
éditions de 1895 à 1931.
212 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
28. Gouverneur général en Indochine de 1911 à 1919, ministre des Colonies de 1920
à 1924. Son livre La Mise en valeur des colonies françaises (1922) ne séduisait plus les
élites colonisées, désormais désenchantées, mais était destiné à entretenir le débat.
29. Cette conviction s’est forgée tout au long du XIXe siècle, comme le montre bien
Ageron [1978].
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 213
entendre leur voix comme étant celle de l’Algérie tout entière. Il y eut
toujours une constante dans leurs revendications : l’assimilation, quand
il s’agissait des charges, l’autonomie par rapport à la Mère patrie,
quand il s’agissait des profits.
La réalité est toujours très différente de la théorie. D’ailleurs, les
débats sur l’avenir des colonies à l’Assemblée nationale se déroulaient
souvent devant une assistance modeste, avec une Chambre semi-
déserte. Pour compliquer encore les choses, il s’avère que, dans le cas
algérien, ces deux formules, l’assimilation et l’association, avaient été
appliquées tour à tour au gré des intérêts du moment, et qu’elles coexis-
taient en fait dans la politique coloniale de la IIIe République. Le
maintien des territoires sous contrôle militaire aurait satisfait les
partisans de l’association, mais, avec l’arrivée en force de nouveaux
colons après 1871, les généraux des trois divisions (établis dans chaque
chef-lieu de département) se virent contraints de céder des parts
toujours plus importantes de leurs prérogatives à l’administration civile
relevant des trois préfectures, ce qui répondait aux exigences d’enca-
drement d’un noyau organisé de population d’origine européenne, si
petit fût-il.
Le conflit latent et la concurrence entre autorités civiles et
militaires, amorcés sous la IIe République et qui se poursuivirent sous
le Second Empire, restèrent une constante sous la IIIe République.
Quoi qu’il en soit, il est clair que les républicains voyaient la colonie
non comme un dominion, mais comme une partie intégrante de la plus
grande France, ne réservant à la population « indigène » qu’un
traitement spécial, comme le montre le maintien du Code de
l’Indigénat jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Les rattachements avaient été abolis depuis cinq ans, mais il est à
croire que l’administration continuait à fonctionner par habitude, si
bien que la loi de 1901 sur les associations sans but lucratif fut
appliquée intégralement à la colonie dans tous ses articles, sans
soulever de problèmes particuliers 30. En effet, au moment où cette loi
était promulguée en France, l’acculturation juridique en Algérie, avec
l’avènement de la IIIe République, était déjà un fait accompli. L’après-
1901, en Algérie comme en France métropolitaine, fut l’occasion de
30. Cette loi fut appliquée à l’ensemble de la population sans affrontements majeurs.
Au contraire, la loi de 1905 suscita de nombreuses discussions et polémiques dans la
presse française métropolitaine et algérienne : quatre années qui auront fait la différence !
214 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
31. Les archives nous apprennent que l’administration coloniale organisa des enquêtes
au niveau des trois préfectures, par exemple en 1904, pour faire le recensement des asso-
ciations nouvellement créées.
32. La loi prévoyait que toute association soit déclarée avec le dépôt des statuts en
double exemplaire à la préfecture ; ce qui nous a permis d’en retrouver beaucoup dans les
archives de la wilaya de Constantine.
33. Elles seront une multitude dans l’entre-deux-guerres. Une étude, restée inédite,
que nous avons menée sur la ville de Constantine dans les archives de la wilaya (ancienne
préfecture) a permis d’en recenser des centaines.
34. La toute première étude de Charles-Robert Ageron sur ce mouvement date de
1964 ; elle sera par la suite intégrée et améliorée dans sa thèse [Ageron, 1968].
35. Combes lui-même était de l’avis que cette loi n’était pas applicable à l’islam
algérien, s’étant forgé cette conviction lors de son voyage en Algérie avec la Commission
sénatoriale dite des Dix-huit, en 1893 [Bozzo, 2005].
36. Cf. décret du 9 septembre 1907, portant application à l’Algérie de la loi de
séparation de 1905.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 215
CONCLUSIONS
avoir la majorité des sièges. Cela explique pourquoi les ulémas algériens ne réussirent
jamais à obtenir une majorité de voix nécessaire pour faire voter leur projet de loi portant
sur l’application de la loi de séparation à l’islam algérien.
218 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
43. Les exemples abondent, révélés dans les archives, inépuisables, du CAOM d’Aix-
en-Provence, notamment pour le département de Constantine.
220 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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l’avenir de la laïcité, Les Entretiens d’Auxerre, L’Aube, La Tour-d’Aigues.
ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 221
La République et la Mosquée :
genèse et institution(s) de l’Islam en France
Jalila Sbaï
— qui perdurèrent jusqu’au milieu des années 1930, sous des formes
ou des terminologies à peine différentes. Ces fondements étaient : 1)
La centralité de la question algérienne. Celle-ci resta un argument
fondamental pour presque tous les projets concernant l’installation des
musulmans en France ; 2°) L’incompatibilité des statuts civils et
religieux : le musulman ne connaît de lois que celle du Coran, et celle-
ci est incompatible avec les lois françaises ; 3°) L’échec de la logique
de despotisme éclairé dont l’exemple donné est celui de Mohammed
Ali en Égypte. « La France n’a pas d’ennemis plus grands en Égypte
que les jeunes gens qui ont été élevés, instruits au milieu de nous. La
plupart des jeunes gens qui viennent d’Europe ont perdu tout
sentiment religieux, ils deviennent ivrognes et se déconsidèrent aux
yeux de leurs compatriotes ». Principale référence des opposants à
l’enseignement des musulmans en métropole, cette thèse de l’abandon
des jeunes par les autorités françaises, une fois de retour chez eux, se
retrouve également chez le gouverneur d’Algérie et les résidents
généraux au Maroc et en Tunisie, réputés pour leur hostilité à l’ins-
truction des Nord-Africains en métropole dans l’entre-deux-guerres :
« Ils deviendraient des fauteurs de troubles à l’ordre public, une fois de
retour chez eux. »
Ce rapport, transmis au ministre secrétaire d’État au Culte, le
2 décembre 1846, posait comme préalable à toute tentative d’assimila-
tion des Algériens musulmans l’assimilation religieuse par la construc-
tion, en premier, de la mosquée et du cimetière, dont l’exécution ne
pouvait rencontrer de problème grâce à : 1°) L’article 5 de la charte
royale qui protège tous les cultes sans exception ; 2°) La ferveur avec
laquelle est vécue la foi musulmane, son respect pour les autres cultes,
la coexistence des musulmans avec tous les autres cultes dans leurs
pays et leur tolérance envers ces cultes.
Cette assimilation religieuse semblait nécessaire aux rédacteurs du
rapport parce que, sans elle, il ne pouvait y avoir de projet civilisateur
visant à long terme l’assimilation des Algériens aux Français. Au début
de 1847, ce rapport fit l’objet d’une correspondance fournie entre le
ministre des Cultes et différents ministères. Mais la capitulation de
l’émir Abdelkader étant alors pratiquement acquise, c’est finalement le
ministre des Affaires étrangères qui mit un terme au projet, qui fut
enseveli pour ne réapparaître qu’en 1894.
La problématique posée dans ce rapport, l’idée de l’assimilation et
de la civilisation des indigènes, devant passer par l’identité religieuse,
conditionnera, et pour longtemps, les rapports entre la France et « ses
musulmans ». La reconnaissance de l’« autre » (plus tard Algérien,
Tunisien, ou Marocain) ne pouvait alors passer que par la reconnais-
LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 227
7. Ainsi, dans le Provincial du 11 mai 1895 : « Les orientalistes français sont des
observateurs d’une extraordinaire perspicacité. Ils ont remarqué que les musulmans
fréquentent peu Paris et, naturellement, ils se sont posé la question : pourquoi les
musulmans ne viennent-ils pas, comme tout le monde, faire la noce à Paris ? L’explication
qu’ils ont trouvée après de longues et laborieuses recherches est assez inattendue. Si les
musulmans montrent un si faible empressement à goûter les joies de la vie parisienne, c’est
parce que notre capitale a beau leur offrir une imitation assez réussie du paradis de
Mahomet, il y manque un accessoire essentiel, la transition indispensable entre les
mélancolies terrestres et les voluptés paradisiaques : la mosquée. » Signé : J. Derriaz.
8. Un autre exemple de l’hostilité que rencontre le projet au lendemain du discours de
Jules Cambon, dans Le Monde illustré du 30 juin 1895 : « Autrefois, les chevaliers de la
France allaient combattre les musulmans en Terre sainte, aujourd’hui, les arrière-petits-fils
des Croisés élèvent une mosquée à Paris pour les arrière-petits-neveux des Sarrasins.
Autres temps, autres mœurs ! »
LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 229
La loi sur la séparation des Églises et de l’État ne mit pas fin aux
désirs du parti colonial d’avoir une mosquée à Paris. L’idée resurgira
une nouvelle fois en 1916 avec la Première Guerre mondiale dans le
cadre plus large de la nécessité d’une politique musulmane prônée par
les coloniaux. En avril 1916, Paul Bourdarie, membre du Comité
consultatif des Affaires indigènes et directeur de la Revue indigène,
soumet à la Commission interministérielle des Affaires musulmanes
(CIAM) [Sbaï, 1996] un projet de construction d’une mosquée à Paris :
Plus que jamais, la France a besoin d’une politique musulmane nettement
définie et qui se traduise tantôt en gestes de sympathie ou de bienveillance,
tantôt en actes d’équité politique ou administrative. Qu’elle ait obtenu dans la
guerre le concours de plusieurs centaines de mille de musulmans lui crée vis-
à-vis d’eux des devoirs plus grands. Aussi, en attendant des réformes dont le
Parlement a voté le principe à l’unanimité, le gouvernement doit entourer les
combattants musulmans d’une grande sollicitude et leur donner des satisfac-
tions morales 9.
Les SAINA ont pour origine les bureaux des Affaires indigènes
créés en 1916 à Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux, Bourges, Clermont-
Ferrand. Ces bureaux étaient liés au Service des travailleurs coloniaux
232 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
pendant 45 ans ces foyers, à remettre 40 % du capital sous forme d’actions pour associer
la ville aux bénéfices d’exploitation, à verser à intervalles réguliers les sommes aux
échéances de remboursement de l’emprunt, enfin à remettre les locaux en toute propriété
à la ville de Paris à l’expiration des 45 ans.
LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 235
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Raberh Achi
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Daniel Rivet
D’abord, bâtir des villes à distance des vieilles cités. Au risque que
le couple médina/ville nouvelle ne se métamorphose en dualisme
ségrégué : ville indigène/ville européenne. Ensuite, sauvegarder le bâti
monumental de la ville ancienne par une législation d’avant-garde
jouant sur l’érection de zones de protection artistique et de zones non
aedificandi à proximité des murailles et des mosquées. Ici, pas de
braderie de ces biens de mainmorte (habous) qui huilent le mécanisme
de la ville disposée comme une ruche, où chacun se trouve et se tient à
sa juste place : même les cimetières sont soigneusement conservés
comme des écrins de végétation arborescente autour des villes. Enfin
une grande attention est prêtée au monde de l’artisanat et de l’échoppe
et aux moules reproducteurs de ce dispositif mainteneur de l’équilibre
social dans la cité ancestrale : en particulier, les corps de métier
conservés, voire restaurés, d’après le référent des corporations de la ville
en Occident médiéval. Au risque de muséifier la ville, de figer les
hommes dans un passé reconstruit, en un mot de les « retraditionaliser ».
Bien sûr, cette manière de mettre l’islam avec soi ou, du moins, d’y
prétendre reçoit l’approbation, admirative, des experts de la
commission interministérielle des Affaires musulmanes créée en 1911,
où Lyautey compte nombre d’inconditionnels, dont Augustin Bernard,
titulaire de la chaire de géographie coloniale en Sorbonne, et Louis
Massignon. Au-delà du cercle des experts, qui sont loin d’être
unanimes — comme on va le voir —, il y a une dimension chimérique
ou, du moins, un parti pris utopique dans le projet de Lyautey de
collaborer avec un islam du juste milieu qui passe difficilement la
rampe. L’islam dont Lyautey recherche le contact est celui qui
assemble des notables pétris d’humanisme dévot (Dieu sensible à la
raison) et des gens du peuple imprégnés par l’observance de la taqwa
(l’obéissance au prescrit divin définissant un être-ensemble musulman
plein de prévenance délicate envers l’autre). Ce qu’il y a de grand dans
ce rêve lyautéen, qui garde pleine actualité, ne touche que des cercles
épars de happy few. Mais n’atteint pas la masse.
Et, de fait, les minorités conductrices de l’opinion restent réticentes,
sinon réfractaires à la manière Lyautey de faire du protectorat en
s’appuyant sur cet islam-croyance à l’efficace sociale impressionnante.
Au Maroc même, la fronde gagne le micro-groupe des spécialistes
des Affaires indigènes. Michaux-Bellaire, déjà cité, écrit au colonel
Huot, qui est à la tête de la DAI en 1922 :
Il ne faut pas que nous soyons dupes de notre rôle de Nation musulmane.
On ne fait pas du Loti en politique. Les chants du Muezzin, les minarets, les
vieilles mosaïques et les femmes voilées, c’est du tourisme, de l’art, de la
poésie, quelquefois même de l’amour ou même du désir, mais ce n’est pas de
l’administration, ni même de l’organisation 10.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Gallimard, Paris.
TEYSSIER A. (2004), Lyautey : le ciel et les sables sont grands, Perrin, Paris.
13
Jean-Louis Triaud
1. « Loin de partir en guerre contre l’islam, nous devons nous en servir, nous devons
faire notre profit des progrès sociaux qu’il a apportés parmi les peuplades fétichistes…
L’ennemi, le seul, le vrai, c’est le fétichisme » [Villamur et Richaud, 1903, p. 151]. Cet
ouvrage autorisé exprime clairement le point de vue d’une administration en zone
forestière. Un fonctionnaire du ministère des Colonies systématise un peu plus tard, avec
une rhétorique évolutionniste, cette « préférence » islamique : « La propagande musulmane
est un pas vers la civilisation en Afrique occidentale, et il est universellement reconnu que
les peuples musulmans de ces régions sont supérieurs aux peuplades demeurées fétichistes
pour ce qui concerne l’organisation sociale » [Quellien, 1910, p. 100].
POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 275
LA RÉCONCILIATION OFFICIELLE
ET LA RECHERCHE D’UN « CONCORDAT »
3. L’expression est de nous, mais elle illustre bien, nous semble-t-il, les idées et les
tendances d’un tel discours.
278 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Danielle Jonckers
2. Jusqu’à ce décret, les droits de citoyenneté étaient réservés aux seuls habitants de
quatre communes côtières du Sénégal (Gorée, Saint-Louis, Rufisque et Dakar). Ceux-ci
bénéficiaient, en principe, des droits universels masculins de 1789, bien qu’ils n’aient été
RÉSISTANCES AFRICAINES 297
religions, c’est au sein des partis politiques et des syndicats qu’ils pour-
suivront la lutte pour l’indépendance, obtenue en 1960.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Archives
Archives nationales du Sénégal (ANS), 1890 à 1933, en particulier dossiers AOF,
Soudan, Haut-Sénégal-Niger, Haute-Volta, Côte-d’Ivoire, cercles de Koutiala,
Bobo-Dioulasso, San, rapports d’ensemble, rapports politiques, notices,
référencés 1D, 4 D (affaires et personnels militaires), 2 G (politique et admi-
nistration), 15 G, 10 G (affaires musulmanes Soudan et Haute-Volta), Dakar.
Archives nationales du Mali (ANM), 1891 à 1937, en particulier Soudan, cercle
de Koutiala, notes, notices, correspondances, Bamako.
Service historique de l’armée de terre (SHAT), 1890 à 1963, en particulier
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AMSELLE J.-L. et SIBEUD E. [dir.] (1998), Maurice Delafosse Entre orientalisme
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française, 1, p. 3-20 ; 3, p. 115-127, p. 142-154.
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CONKLIN A. (1998), « “On a semé la haine” : Maurice Delafosse et la politique du
gouvernement général en AOF, 1915-1936 », in AMSELLE J.-L. et SIBEUD E.
(dir.), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie : l’itinéraire
d’un africaniste (1870-1926), Maisonneuve et Larose, Paris, p. 65-77.
mis en pratique qu’à partir de 1872 avec la IIIe République, qui s’engagera, par la suite,
dans une politique d’expansion coloniale. Les citoyens de ces communes conserveront
leurs droits. Nombre d’entre eux combinent alors identité musulmane et citoyenneté
française et contribuent, de ce fait, à l’établissement du gouvernement colonial. D’autres,
par la suite, combattent pour étendre les droits de citoyenneté à l’ensemble de l’Afrique
occidentale française. Notamment Blaise Diagne, le premier député africain élu à
l’Assemblée nationale en 1914 [Robinson, 2004, p. 161-192]. Le décret de 1946 supprime
la justice indigène qui relevait de l’administrateur et interdit le recours au travail forcé,
ainsi qu’aux réquisitions de biens dans les colonies, appelées dorénavant Territoires. Ceux-
ci sont dotés d’une Assemblé élue au suffrage universel. Mais la citoyenneté n’est
cependant pas intégrale dans la mesure où chaque circonscription électorale a deux
députés, un Africain et un Blanc, alors que, proportionnellement, ce dernier ne représente
que quelques centaines d’élus, appartenant essentiellement à des milieux d’affaires. Rares
sont en effet les Européens établis en Afrique de l’Ouest. Cette dualité raciale ne sera
abolie des collèges électoraux qu’en 1956, lorsque la Constitution déclare les territoires
d’outre-mer partie intégrante de la France. Désormais, chaque territoire disposera d’une
Assemblée dotée d’un pouvoir législatif et d’un gouvernement semi-autonome.
298 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Alexey Zhuravskiy
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Rina Cohen
14. À titre d’exemple, voir P Smolenskin (1877), Il est temps de planter et L. Pinsker
(1882), Autoémancipation, paru en russe et allemand.
15. Pour l’installation des immigrants de la première aliya, voir [Delmaire, 1999, p. 130].
318 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
À Jaffa, les Allemands achètent des terres incultes, les mettent en rapport,
bâtissent des maisons dans un quartier qui tend à devenir une cité allemande,
avec écoles pour les garçons et les jeunes filles. Une nouvelle colonie
composée d’émigrants allemands venant de Russie, se fonde en ce moment à
Ramleh où elle a acquis une étendue considérable de terres. À Jérusalem
enfin, la banque, le commerce, l’industrie sont entre leurs mains. […] Sans
négliger les moyens que procurent avec le temps les institutions religieuses,
les Prussiens s’attachent plus particulièrement au développement des intérêts
économiques, base solide et qui résiste aux fluctuations de la politique, à ses
revers même. […] Le jour où des complications graves menaceraient
l’existence de l’Empire turc, n’est-il pas à craindre que les nombreux sujets
allemands établis en Palestine et les intérêts qu’ils représenteront ne
paralysent notre liberté d’action, surtout s’il fallait prendre des garanties
contre une solution violente de la question. Le mouvement de décadence de la
Turquie ne paraît-il pas s’accentuer assez fortement dans ces dernières années,
pour que nous soyons en droit d’envisager cette hypothèse ou tout autre qui
nous priverait du fruit de notre politique séculaire.
[…] Nous ne pouvons pas malheureusement lutter avec les Allemands sur
le même terrain et avec les mêmes moyens : nos compatriotes n’émigrent
guère et ceux en nombre insignifiant qui viennent s’établir dans ces pays, le
font avec esprit de retour. Ce n’est qu’avec l’élément catholique indigène que
nous pouvons essayer de contrebalancer les Allemands : mauvais élément, il
est vrai, mais dont les institutions religieuses actuellement existantes n’ont pas
su, à mon avis, tirer tout le parti désirable. La jalousie de l’ordre des
Franciscains, la crainte du patriarcat de mécontenter ces religieux avec
lesquels il a eu tant à lutter, ont empêché jusqu’à présent l’introduction même
de congrégations vouées à l’enseignement, telles que celles des Lazaristes, des
Frères des Écoles chrétiennes.
[…] Pour me résumer, je crois que le moment est venu de faire
comprendre à la Cour de Rome qu’il est urgent de s’opposer à la propagande
protestante allemande en Palestine […] et qu’en tout cas, les intérêts de la
religion catholique réclament une initiative prompte et énergique 18.
apparaît d’ailleurs que la pratique des autres puissances n’est pas très
différente, chacune semblant vouloir profiter de cette aubaine que sont
ces juifs immigrants pour en réclamer la protection. Et si l’on se place
du point de vue, classique lui aussi, du jeu des influences sur les
autorités ottomanes, la France ne peut, en ce qui la concerne,
revendiquer la protection de ces étrangers nouveaux venus.
Fait plus surprenant, ce caractère routinier des rapports consulaires
français se retrouve aussi en ce qui concerne les colonies agricoles
juives. Pour les consuls, il ne s’agit, apparemment, que d’une forme
particulière d’implantation coloniale, dans le sens tel qu’il était utilisé
à l’époque. On pourrait ainsi dire que, comme les moines trappistes en
Algérie, leurs frères en Palestine cultivent la vigne, chacun dans sa
colonie respective…
LE RAPPORT DE 1903
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Jérôme Bocquet
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Annales de la Congrégation de la mission, t. 26, 1861, p. 536.
4. Cinquantenaire du collège français des lazaristes. Journal du Caire du 20 juin
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330 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
7. Lettre de Jules Ferry au supérieur général des lazaristes, 24 décembre 1884. Siria,
Scriture Riferite 3. Archives Propagande.
8. Lettre du Visiteur des pères lazaristes à Beyrouth au supérieur du collège Saint-
Vincent, 1er novembre 1910. C.M. Damas.
336 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Sabrina Mervin
Ainsi fut créé le Territoire des Alaouites, qui fut ensuite érigé en État
des Alaouites, avec Lattaquieh pour capitale, en 1922. L’autorité
mandataire lui donna successivement différents statuts, jusqu’à son
intégration à l’État syrien indépendant, dont il devint une muhâfaza, en
1937. Délimité par la Méditerranée, à l’Ouest, il s’articulait autour d’un
ensemble de montagnes, le Jabal Ansarieh. Toutefois, comme le note le
géographe Jacques Weulersse, qui lui consacra sa thèse de doctorat, ses
frontières avaient été créées en vue d’un but politique précis, « celui de
Les Français ayant fondé la création d’un État sur une communauté,
ils devaient en affirmer l’indépendance religieuse : il s’agissait
d’entériner la séparation entre les Alaouites et le reste de la Syrie et de
décourager toute velléité de leur part de se rallier aux panislamistes ou
aux nationalistes. En outre, à la demande des Alaouites eux-mêmes, il
fallait mettre cette indépendance en application.
Ainsi, en septembre 1922, un arrêté du gouverneur de l’État des
Alaouites transforma les juridictions alaouites en organisations d’État
et interdit aux tribunaux sunnites de connaître des affaires relevant de
la compétence de leurs juges. Or, jusque-là, les Alaouites n’avaient pas
recours à un droit islamique propre : ils se référaient à leurs coutumes,
réglaient leurs différends entre eux, au sein de la communauté, et,
parfois, recouraient aux tribunaux hanéfites des villes avoisinantes
[Douwes, 2000, p. 1-4]. En tout cas, ils n’avaient pas de droit
islamique écrit. Or, certains cheikhs alaouites revendiquaient déjà
relever du droit ja‘farite. « Une enquête que nous avons effectuée dans
ces populations, en septembre 1922, rapporta un fonctionnaire
français, nous a permis de constater que leurs tribunaux religieux appli-
quaient les dispositions du droit chiite, spécialement l’interprétation
juridique de l’imam Djaffar Sadiq, adoptée d’ailleurs par les chiites de
Tyr et de la région de Saïda ». Ce fonctionnaire avait sans doute
consulté Sulaymân al-Ahmad qui, on l’a vu, entretenait des relations
avec des chiites duodécimains. Comme il fallait former une judicature,
des cadis et des muftis capables d’exercer rapidement des fonctions
officielles, il fut sollicité par les autorités mandataires qui le chargèrent
de mettre cette juridiction en place et de la superviser.
Sulaymân al-Ahmad se tourna vers ses amis duodécimains, tant
pour les consulter sur le processus à suivre que pour leur demander des
ouvrages de référence en droit islamique sur lesquels fonder les
décisions des futurs tribunaux. Des ouvrages furent envoyés de Damas,
du Liban-Sud et d’Irak Ainsi, les Alaouites adoptèrent le droit des
chiites duodécimains, dit ja‘farite. Ce qui n’était pas pour satisfaire les
autorités françaises, précisément soucieuses de distinguer les Alaouites
des musulmans. Le gouverneur convoqua Sulaymân al-Ahmad pour
L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 353
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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d’avant les tanzimat (1804-1834) », Chronos, n° 9, Balamand (Liban), p.
211-233.
19
Nadine Méouchy
1. Voir Charte du mandat pour la Syrie et le Liban, Genève, 12 août 1922, promulguée
par la conférence de Londres, reproduite en annexe in [Méouchy, 2002, p. 420-428].
2. Pour les termes arabes, se reporter au glossaire en fin d’article.
360 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
3. Le sandjak est rattaché en 1923 à la Fédération des États de Syrie, constituée des États
de Damas et d’Alep. Il sera annexé en 1939 par la Turquie avec le consentement de la France.
4. Voir notamment CADN, inventaire 20, carton 2961bis, haut-commissaire à
délégués, Aley, 5 septembre 1921, a/s application arrêté 753.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 361
8. Ibid.
9. CADN, inventaire 5, carton 591, note de Gennardi, délégué du HC pour le contrôle
général des wakfs, sur la réforme du statut personnel, exposé des motifs, février 1928, p. 7.
10. La Charte du mandat de la Société des Nations pour la Syrie et le Liban prévoit en
matière religieuse ou communautaire les dispositions suivantes : le mandataire respecte le
statut personnel des « diverses populations » et contrôle l’administration des wakfs (art. 6) ; il
garantit la liberté de conscience et de culte et le droit des communautés à avoir leurs écoles
(art. 8) ; il préserve la direction des communautés religieuses et garantit les immunités
acquises (art. 9). Voir Déclaration de Londres du 24 juillet 1922, Charte du mandat, in op. cit.
11. Philippe Gennardi est le chef des services fonciers auprès de la Fédération des
États de Syrie avant de devenir l’inspecteur du contrôle général des wakfs et de l’immatri-
culation foncière du haut-commissariat. Il quittera la Syrie avec le grade de colonel.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 363
12. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi, 24 mai 1934.
13. Ibid.
14. Il est signé par Robert de Caix, secrétaire général et alors haut-commisssaire par
intérim. De Caix sera ensuite délégué de la France à la Commission des mandats qui siège
à Genève. La question des wakfs intéresse beaucoup certains membres de la commission.
Il convient de noter la concomitance de la date de l’arrêté avec celle de la mise en place
du cadastrage et de l’immatriculation foncière.
15. CADN, inventaire 20, carton 2961 bis, copie de l’arrêté 753 du 2 mars 1921
portant la signature de Robert de Caix, HC p.i.
364 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
22. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi sur les questions
relatives au statut personnel, 24 mai 1934.
23. Ibid.
24. CADN, inventaire 5, carton 592, note du 15 février 1939.
25. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 238 de Gennardi à HC, 7 juin 1934.
366 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
30. CADN, inventaire 5, carton 592, note sur la question du statut personnel, 17
février 1939.
31. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, 24 mai 1934.
368 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
32. CADN, inventaire 5, carton 592, note pour M. l’ambassadeur, 17 février 1939.
33. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, 24 mai 1934.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 369
34. CADN, inventaire 5, carton 593, lettre de Mufid Abdul Karim, chef religieux et
juge du statut personnel de la communauté protestante, à Président du Conseil libanais, 26
octobre 1937.
35. Le peu de documents relatifs aux communautés israélites (dans les cartons
consultés) n’a pas permis de traiter leur cas de façon séparée comme pour les
communautés chrétiennes ou « dissidentes » de l’islam.
370 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
41. Ibid.
42. CADN, inventaire 20, carton 2958, Fauquenot à Hauteclocque, délégué du HC
auprès de la République syrienne, 29 mars 1940, n° 604/C. I.
43. CADN, inventaire 20, carton 2958, délégué p.i. à Damas à Délégué général du HC
à Beyrouth, Damas le 4 octobre 1932.
44. CADN, inventaire 5, carton 592, information n° 129, 13 mars 1939.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 373
45. CADN, inventaire 20, carton 2958, lettre du secrétaire général du HC, Tétreau, au
contrôleur général des wakfs musulmans, Chafik el-Malek, du 31 juillet 1928.
46. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 6240 de Mazas, conseiller législatif, 28
août 1933.
374 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
47. Ibid.
48. CADN, inventaire 5, carton 592, Lettre MAE à de Martel n° 381, 1er mai 1935.
De même, le haut-commissaire fait savoir en 1940 aux Arméniens catholiques que le
Catholicos qu’ils vont élire devra prendre la nationalité libanaise ou syrienne.
49. CADN, inventaire 20, carton 2960, note n° 101/W du 7 août 1940, du contrôle
des wakfs et de l’immatriculation foncière pour le chef du Cabinet politique.
50. CADN, inventaire 20, carton 2958, lettre de M. Osseiran au délégué du HC pour
le contrôle général des wakfs (traduction), 28 juin 1930.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 375
COMPÉTITIONS ET INSTRUMENTALISATIONS
52. CADN, inventaire 5, carton 592, mémoire juridique du 12 juillet 1933, adressé
par S.B. Cyrille IX Mogabgab, Patriarche des Grecs melkites catholiques, à M. Ponsot,
haut-commissaire. Annexe à note n° 6240, du 28 août 1933, Mazas, conseiller législatif
du haut-commissariat.
53. CADN, inventaire 5, carton 593, lettre d’Alexandre III, patriarche grec-orthodoxe,
au haut-commissaire, Damas, 10 septembre 1936.
LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 377
59. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, Gennardi sur les questions relatives
au statut personnel, 24 mai 1934 : « Tous considèrent généralement que la garantie de leurs
droits doit leur être assurée par un acte de l’autorité de mandat, s’imposant aux États
comme une règle obligatoire et non par l’effet de dispositions constitutionnelles ou de lois
locales, soumises par suite en Syrie au bon vouloir et à la volonté d’une majorité hostile. »
380 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Randi Deguilhem1
1. J’exprime ici mes sincères remerciements à la MLF pour m’avoir accordé l’autori-
sation de travailler dans ses archives, plus particulièrement M. Denis Paliès, qui m’a
apporté une aide importante dans mes recherches.
384 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
l’introduit, de surcroît, dans des cercles influents qui vont jouer un rôle
décisif dans la fondation, puis l’administration de la future MLF. Ainsi,
par le biais de Foncin, Deschamps fait la connaissance d’Henri Ferrier
(inspecteur de l’Enseignement primaire de la Seine), de Clotaire
Baudrillard (inspecteur primaire de la Seine), de Marie-Jeanne
Delhomme (Madame Potel), professeur d’anglais à Paris, et d’autres
personnalités importantes dans l’enseignement public en France et qui
adhérent très rapidement à son projet. Une première réunion s’organise,
le 22 décembre 1901 dans les locaux mêmes de l’Alliance française.
Cette réunion propulse soudainement le projet sur le devant de la
scène publique. Des signes d’intérêt se manifestent un peu partout,
notamment parmi les diplômés de l’École normale supérieure de Saint-
Cloud, ainsi que des enseignants du célèbre collège Chaptal. Parmi les
premiers adhérents à la MLF figurera ainsi Edmond Besnard,
professeur-directeur d’études au collège Chaptal et secrétaire général
de la Mission pendant près d’un demi-siècle (de 1906 à 1949). Selon
Pierre Deschamps, c’est Besnard le véritable architecte logistique de la
Mission laïque française.
Ces pionniers de la MLF se mobilisent autour de l’idée de
Deschamps pour trouver un soutien logistique au projet, mais aussi pour
construire des réseaux locaux à travers la France, points d’appui pour la
future Mission (Mémorial de Saint-Cloud, avril 1950). Avec cet afflux
de nouvelles recrues, les interprétations des objectifs de des écoles
laïques d’outre-mer commençaient à varier d’un individu à un autre,
sans être toujours en accord avec l’orientation de Deschamps. À l’instar
de beaucoup d’autres au tournant du XXe siècle, Alphonse Aulard,
inspecteur général de l’Instruction publique, professeur à la Sorbonne
titulaire de la chaire de la Révolution française, créée d’ailleurs spécia-
lement pour lui, se considère ainsi comme une farouche sentinelle de la
laïcité, qu’il voit comme un étendard devant représenter l’image de la
France dans le monde. Il s’oppose avec la plus grande virulence à la
légitimité des missions catholiques françaises à l’étranger et exige que
toute représentation éducative française à l’étranger suive désormais le
courant laïque [Thévenin, 2002, p. 27-30].
ottoman, les écoles civiles sont censées créer une conscience ottomane
(osmanlik), qui dépasserait les clivages communautaires, linguistiques ou
ethniques de l’Empire. Ceci se poursuit jusqu’aux années hamidiennes
(1876, avènement du sultan Abdulhamid), où les écoles publiques
ottomanes se mettent à refléter une autre politique impériale, post-
Tanzimat, qui se définit de plus en plus par rapport à l’islam [Somel,
2001 ; Fortna, 2000, 2002 ; Deguilhem, 1998, 2000, 2001].
Diffusées par de nombreux journaux, les idées laïques ne sont donc
pas inconnues dans l’Empire ottoman, ni dans le Bilâd al-Shâm (Syrie),
quand la MLF y ouvrira ses premières écoles au moment où s’établit le
mandat français.
LA MISSION EN SYRIE
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Revues
Publications
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CHOURAQUI A. (1965), L’Alliance israélite universelle et la renaissance juive
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EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 399
Pierre-Jean Luizard
1. Le projet chérifien était celui du Chérif Hussein de La Mecque qui se lança, avec
l’aide des Britanniques, dans la Révolte arabe en 1916 contre les Ottomans au nom du droit
des Arabes. Le projet chérifien était d’établir un vaste royaume arabe sur les provinces
arrachées à la domination ottomane. Les promesses faites au Chérif de La Mecque par les
402 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Britanniques furent trahies par les accords tenus secrets entre la Grande-Bretagne et la
France, qui découpaient le Moyen-Orient arabe en mini-États sous mandats. En Irak, les
élites chérifiennes étaient surtout composées d’ex-officiers de l’armée ottomane. Ceux-ci
avaient été mis en contact avec les idées nationalistes et laïcisantes dans les académies
militaires d’Istanbul.
LE MANDAT BRITANNIQUE ET LA NOUVELLE CITOYENNETÉ IRAKIENNE 403
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Aminah Mohammad-Arif
* Tous mes remerciements les plus vifs vont à Marc Gaborieau pour sa relecture
attentive de mon texte.
410 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
4. Les Deobandi forment la plus importante école d’oulémas sunnites dans le sous-
continent indien. Ils tirent leur nom de la ville de Deoband, située en Inde, où la plus
importante de leurs madrasas fut fondée en 1867 par Muhammad Qasim Nanautawi
(1833-1877) et Rashid Ahmad Gangohi (1829-1905). (cf. Metcalf B., 1982).
416 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
qu’un discours politique fondé sur « une foi, une communauté, une loi »
[Kozlowski, 1985, p. 191] permettait de camoufler les discordances
internes et jouissait d’un pouvoir mobilisateur certain.
Ce phénomène était également observable chez les hindous, certains
groupes se servant également de la religion comme vecteur de mobili-
sation contre l’autorité coloniale. L’un des exemples les plus intéres-
sants est celui du mouvement pour la protection de la vache (1880 et
1920). À l’origine, ce mouvement était dirigé contre les Britanniques,
ces derniers refusant d’obtempérer à la demande des hindous
d’interdire l’abattage des vaches. Reste qu’il créa également des
tensions entre hindous et musulmans (il y eut même des émeutes en
1893), car le métier de boucher, et donc d’« abatteur » de vache, était
exercé par ces derniers ; certains musulmans sacrifiaient en outre eux-
mêmes des vaches lors de la célébration de l’Id-ul Adha. Les
musulmans et les Britanniques étaient donc considérés par les hindous
comme de barbares « mangeurs de vache », alliés dans une même
sauvagerie, et déterminés à insulter les sentiments les plus profonds des
hindous [van der Veer, 1994, p. 86-92]. Comme le remarque à juste
titre Paul Brass, plusieurs groupes, parmi les élites hindoues et
musulmanes, virent dans ce mouvement un symbole efficace à double
titre : il s’inscrivait dans le cadre de leurs efforts pour construire une
unité interne et possédait la capacité d’amplifier les conflits inter-
communautaires. La vache constituait un symbole que pouvaient
utiliser à la fois les hindous orthodoxes au nom de la défense des
pratiques religieuses traditionnelles, les leaders revivalistes hindous qui
y voyaient une façon de promouvoir une forme spécifiquement hindoue
du nationalisme indien, et enfin les leaders politiques et religieux
musulmans qui craignaient la domination hindoue dans une Inde indé-
pendante, et voyaient dans le mouvement contre l’abattage des vaches
un signe annonciateur de la façon dont les musulmans seraient
opprimés dans un système où les hindous seraient en majorité [Brass,
1991, p. 78-80]. Force est de constater que le recours au religieux
comme arme de mobilisation eut son utilité dans la lutte pour l’indé-
pendance (en raison de ses vertus unificatrices et mobilisatrices), mais
il eut aussi pour effet de creuser les différends entre hindous et
musulmans. Certains membres du Parti du Congrès (parti pourtant
d’obédience « séculariste »), à commencer par Gandhi (1869-1948) lui-
même (pourtant désireux d’associer les musulmans au mouvement
pour l’indépendance), eurent même recours à un langage religieux dans
leur combat pour l’indépendance.
Une autre grande mobilisation sur des bases religieuses fut
organisée, cette fois à l’initiative du leadership musulman : il s’agit du
420 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
sièges des conseils législatifs : c’est la fameuse loi de 1909, qui établit
des électorats séparés pour les hindous et les musulmans. Cette
décision était lourde de conséquences pour l’avenir, car elle entérinait
la division politique entre les deux communautés. Ce sont donc les
changements institutionnels introduits par les Britanniques qui encou-
ragèrent la polarisation politique autour d’enjeux religieux, les Indiens
étant encouragés par le système électoral mis en place à voter selon leur
confession.
La Ligue musulmane alla ensuite plus loin en revendiquant, à partir
des années 1940, c’est-à-dire en fin de compte très tardivement, un État
séparé pour les musulmans. Elle s’appuyait sur « la théorie des deux
nations », énoncée par Jinnah, en vertu de laquelle hindous et
musulmans constituaient des civilisations distinctes incapables de
cohabiter l’une avec l’autre. Mais, une fois encore, cette vision essen-
tialiste répondait à des motivations avant tout politiques. Soulignons
que les Britanniques, en reconnaissant à Jinnah cette prétention à se
poser en représentant de la communauté musulmane tout entière, enté-
rinaient en quelque sorte le discours séparatiste. Ce sont eux également
qui, en conférant à l’islam scripturaliste une importance qu’il n’avait
pas nécessairement avant leur arrivée, encouragèrent indirectement les
leaders musulmans à s’approprier le langage islamique dans leur lutte
politique et à confessionnaliser en d’autres termes le mouvement pour
l’indépendance, jouant par là-même un rôle d’apprentis sorciers.
Paradoxalement (au moins à première vue), ce n’est donc pas dans
l’esprit des élites religieuses, dont le combat en faveur d’un islam scrip-
turaliste répondait à des motifs avant tout idéologiques, que germèrent
les idées séparatistes. Pendant le mouvement pour l’indépendance, la
plupart des oulémas, les réformistes de la fameuse école de Deoband en
particulier, défendirent au contraire l’idée d’un nationalisme unitaire
composite, en vertu duquel les hindous et les musulmans formaient une
seule nation (qaum), tout en étant divisés en communautés religieuses
(millat). Aussi recommandèrent-ils aux musulmans de s’allier aux
hindous pour chasser les Britanniques de l’Inde. Cette vision ne
plongeait pas seulement ses racines dans le désir de voir les hindous et
les musulmans lutter ensemble contre l’impérialisme britannique ; elle
reposait également sur une hostilité à l’égard du concept de territoire
séparé pour les musulmans, contraire à la notion de communauté trans-
nationale des croyants. Outre cette vision panislamique, les oulémas se
méfiaient du projet du très anglicisé Jinnah et de la Ligue musulmane,
qui défendaient l’idée d’un État pour les musulmans, où ces derniers
verraient leurs droits protégés, mais n’envisageaient aucunement l’idée
d’un État islamique. Les oulémas ne s’y trompèrent pas et s’opposèrent
LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 423
7. C’est notamment la thèse défendue par l’historienne Ayesha Jalal, in Jalal, 1985.
424 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Aïda Kanafani-Zahar
3. Suite aux défaites successives par les armées autrichienne et russe, causant la perte
de la Crimée et l’érosion constante de l’hégémonie ottomane dans les Balkans [Spagnolo,
1977, p. 11].
4. Dans les tribunaux mixtes, des juges musulmans et non musulmans statuaient en
matière criminelle ou commerciale quand l’une des parties était non musulmane (article
12-13) [Basile, 1993, p. 29]
430 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
5. L’émirat du Mont Liban, du temps des princes druzes de la dynastie des Ma’an et
sous le régime ottoman, a acquis une reconnaissance du Sultan à partir de 1516 jusqu’en
1697. Puis, c’est la famille des Chéhab, des musulmans sunnites convertis au christianisme
(rite maronite) qui gouverne l’émirat jusqu’en 1841.
6. Selon Ibrahim Aouad, l’émir Béchir II a « réalisé l’unité des juridictions par la
nomination d’un juge unique pour les chrétiens et un autre pour les Druzes, qui devaient
conformer leurs sentences aux prescriptions du charia, à la condition de respecter les
coutumes locales qui étaient en usage chez les Druzes et les Maronites » [Aouad, 1933, p
59-60]. Consulté par le patriarche Joseph Tyan concernant l’application de la loi
musulmane chez les maronites, le pape donne un avis positif le 7 mai 1803 (ibid. 60).
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 431
7. Sur les prérogatives du mutassarif, voir, Khair A. (1973), IIe partie, ch. I.
8. Sur les charges de ce Conseil, voir, Khair A. (1973), IIe partie, ch. II. Sur son impact
dans l’institutionnalisation du principe communautaire dans le gouvernement, voir,
Rondot P. (1955), p. 245-246 ; Khair A. (1973), IIIe partie, ch. II et Rabbath R. (1986),
Épilogue.
9. Les deux « cantons » qâïmaqamat étaient gouvernés par un qâïmaqam nommé par
le pacha de Sidon. Sur les fonctions du Conseil, voir Akarli (1993), chapitre I.
432 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
16. Les enfants suivent la confession du père en cas de conversion de l’un ou des deux
conjoints (article 12 de l’arrêté n° 60 du 13 mars 1936 modifié par l’arrêté 146 du 18
novembre 1938), en cas du décès du père, de divorce, de séparation, et même si la garde
revient à la mère [Nuhra, 1986, p. 76].
17. Avant le « Code des Canons des Églises orientales » de 1990, qui groupe les rites
des traditions alexandrine, antiochienne, arménienne, chaldéenne et constantinopolitaine
(Can.28 § 2), l’église catholique orientale, dont l’église maronite, suivait les codes latins
de 1917 et de 1983. Elle appliquait également des Motu proprio, c’est-à-dire des législa-
tions promulguées par le pape sur des questions spécifiques.
18. « L’empêchement dirimant rend la personne incapable de célébrer validement
mariage » (Can. 790 § 1). Pour les maronites, l’Abrégé de Droit avait décrété que le
mariage avec un non-chrétien est nul [Basile, 1993, p. 82]. Le Concile du Mont Liban
(1736) avait listé parmi les quatorze empêchements dirimants du mariage « la différence
de religion » [Aouad, 1933, p. 153].
19. « Pour convalider un mariage invalide à cause d’un empêchement dirimant, il est
requis que cesse l’empêchement ou qu’une dispense en ait été accordée et qu’au moins la
partie consciente de l’empêchement renouvelle son consentement » (Can. 843 § 1). Le
Can. 814 précise les conditions d’obtention d’une permission donnée à une personne
catholique pour épouser une personne chrétienne non catholique, conditions applicables à
la dispense pour un mariage entre une personne catholique et une personne non chrétienne.
Monseigneur Saïd Elias Saïd, vicaire patriarcal maronite en France, précise : « L’Église
considère que les conditions de l’octroi de la dispense revêtent dans le mariage dispar une
plus grande gravité que dans le mariage mixte (entre chrétiens de différents rites). En effet,
lorsque le mariage est mixte, entre des conjoints chrétiens de différents rites, l’un ou
l’autre époux ne peut voir sa foi menacée. Par contre, dans le mariage dispar, un vrai
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 437
27. Enquête par âge, sexe, revenu mensuel, région, éducation, confession, menée par
Information internationale sur le mariage civil en octobre 1997 (an-Nahâr, 25 mars 1998).
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 443
28. D’autant que les Britanniques avaient fait miroiter l’espoir d’un royaume arabe
incluant une partie de la Syrie sous la houlette du chérif Husayn de La Mecque.
29. Voir Kamal Salibi sur l’évolution de la politique sunnite face au mandat français
et du rôle des élites sunnites beyrouthines et non beyrouthines dans cette évolution [Salibi,
1992, p. 263-295]. Voir aussi Nadine Méouchy (2004).
30. Face à la demande d’indépendance, Béchara al-Khouri (maronite), élu président
en septembre 1943, et le premier ministre Riad al-Solh (sunnite), avaient entrepris
d’amender la Constitution pour transférer les pouvoirs législatifs et administratifs aux
Libanais.
444 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
31. Brochure des étudiants de Dar al-Fatwa (sans date, sans page).
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 445
32. C’est dans le contexte de cette impasse que nous avons récemment situé le blocage
de la réconciliation dans certains villages. Voir, Kanafani-Zahar (sous presse) et le docu-
mentaire Liban : réconciliations d’après-guerre, écrit et co-réalisé par Kanafani-Zahar,
(57’) (Alif Productions).
446 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
AKARLI E. D. (1993), The Long Peace : Ottoman Lebanon, 1861-1920, Centre for
Lebanese Studies and I.B., Tauris & Co Lt. Publishers, Londres.
AOUAD I. (1933), Le Droit privé des maronites au temps des émirs Chihab (1697-
1841), Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris.
LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 447
Gilles Veinstein
LE SULTAN-CALIFE
Quoi qu’il en fût du lien entre les califes d’Istanbul et ceux des
premiers temps de l’islam, personne, ou presque, ne se posait la question
de savoir comment on était, historiquement, passé des uns aux autres.
Sans doute parce que les préoccupations politiques de l’heure l’empor-
taient de beaucoup sur le souci d’élucidation historique, mais aussi
parce que cette dernière était bloquée par une pseudo-évidence. Il y
avait en effet à cette question une réponse toute faite, qui constituait une
sorte de version officielle, reprise par les politiques comme par les
historiens, selon laquelle le califat ottoman remontait à la conquête de
454 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Un autre facteur semble par ailleurs venir militer dans le même sens
au cours du XVIIIe siècle : la montée en puissance de l’Europe et l’affai-
blissement consécutif de l’islam. Face à cette évolution défavorable, à
la décadence politique, morale et religieuse qui l’accompagne, une
nostalgie pour un passé prestigieux sur tous les plans commence à se
faire jour, en même temps qu’une volonté de réaction. La revivification
d’un califat associé à la grandeur passée devient un objectif à l’ordre du
jour, et les Ottomans, aussi affaiblis qu’ils soient eux-mêmes dans le
déclin général, apparaissent à certains comme les seuls capables de la
mener à bien. C’est sans doute dans ce contexte (qui demanderait à être
plus approfondi) qu’il faut placer la brochure de Musa el-Kudsî al-
Khilvetî, écrite sous le règne de Mahmûd 1er (soit entre 1730 et 1754),
et intitulée « Le transfert du califat à la famille ottomane » (Hilâfetin al-
i ‘Osmâna intikâli). Elle ne traite pas précisément du sujet annoncé,
mais elle évoque du moins la prédication du cheykh ‘Abdalgani
Nabulusî, qui annonçait que les Ottomans allaient revivifier l’institu-
tion califale. Vers la même époque, le voyageur anglais J. Hanway
prétendait qu’il était stipulé dans le traité ottomano-persan de 1727 :
« The Grand Signior shall be acknowledged head of the Musselmen
and the true successor of the Caliphs ». Cette allégation n’est
aucunement confirmée par un examen du texte de ce traité, mais elle
reste un témoignage que l’idée était alors bien dans l’air [Hanway,
1762, p. 253 ; Lewis, 1988, p. 135, n. 11].
chrétiens qui l’ont suivi, il est certain que les sultans ottomans, ainsi
consacrés, ne s’y sont pas limités. S’appropriant, au contraire, le titre
qui leur était reconnu en droit international, ils ne se sont pas privés de
jouer de tous les sens et de toutes les résonances dont le terme était
porteur pour les populations musulmanes. Ce fut, comme nous l’avons
déjà évoqué, Abdulhamid II (1876-1909) qui poussa le plus loin cette
instrumentalisation dans le cadre du courant panislamiste de son temps.
Le califat, dans ce contexte, représentait assurément bien plus qu’une
autorité purement spirituelle.
En revanche, le califat « sans souveraineté » que Mustafa Kemal
abandonna à Abdulmedjid II, dans la période allant du 1er novembre
1922 au 3 mars 1924, était bien issu du « califat spirituel » mis en place
à Küçük-Kaynardja. Ce devait d’ailleurs en être le dernier avatar.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Bruno Étienne
Alors que les hommes s’agitent, spéculent, font des projets, lui, al-
Insan al-Kamil, l’Homme accompli, sourit par compassion, mais se rit
du royaume mondain, car, seul, le sacré/al-Qods est l’indicatif de
l’Absolu et ce qui fait la qualité royale n’est pas de ce monde. Et
pourtant, le mondain et le séculier interviennent, agressent sans cesse
le Saint et parfois celui-ci doit sortir de sa demeure.
LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 471
J’acquiers la certitude par tous les indices que je recueille depuis quelques
mois que l’Émir Abdelkader a des intentions de jouer encore un rôle. Je ne
pense pas qu’il se propose de rentrer en scène en Algérie, malgré le prestige
que son nom y conserve. Je crois plutôt que, jugeant l’état précaire de l’Orient,
il a mesuré la place qu’il y pourrait conquérir, avec sa puissance d’intelli-
gence, d’énergie et d’habileté, secondée par d’intrépides et dévoués
compagnons. C’est l’émigration qui les lui envoie d’Algérie. Ce ne sont pas
les premiers venus qu’elle entraîne, mais bien les hommes les plus vigoureux,
fournis par les tribus guerrières et pourvus de ressources en argent par l’alié-
nation de ce qu’ils possédaient […].
Est-il dans les intentions de l’empereur qu’Abdelkader puisse jouer un
rôle en Orient ? Nous devons alors laisser l’émigration suivre son cours. Dans
le cas contraire, il dépend de nous de la modérer.
Quel intérêt aurions-nous à voir restaurer l’islam ?
1. Je ne crois plus au hasard, je dois cependant avouer que je ne sais pas si les nombreux
Lesseps, qui connaissaient le Maghreb et le Machreq depuis plusieurs générations, savaient
le sens ésotérique de ce titre : en arabe Majma‘ al-Bahrayn (Journal des Deux mers) est le
lieu où Moïse rencontra al-Khidr, l’initiateur vert, et l’Émir, isthme par excellence, raconte
dans un beau poème qu’il fut lui-même « moïsiaque » [Gilis, 1982, p. 29].
474 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
3. Paris, Archives des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Turquie, vol. 122,
fol. 171 sq.
476 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
4. On ne peut que rester pantois devant cette histoire dont tous les éléments sont ainsi
fixés dès cette époque et donc porter le jugement le plus sévère sur ceux de nos contem-
porains politiques ou journalistes qui ne voient que l’événementiel dans le pseudo
« miracle libanais » et les malheurs des seuls Maronites, alors que les victimes de Damas
sont des Grecs melkites, pour la plupart. Les correspondances (Archives Affaires
étrangères, papiers Thouvenel) montrent clairement que les ministres et les généraux, dans
ce cas très précis, confondent les chrétiens d’Orient et ne font aucune différence entre
l’avenir politique de la Syrie et la réorganisation administrative de la Montagne libanaise !
5. Il existe aux archives des Affaires étrangères un fonds dit « K papiers Scheffer »
tellement Charles a fait de notes et de rapports : il y a là une belle histoire à raconter en
parallèle avec celle du père Cohen qui était son homologue pour l’Arabie aujourd’hui
saoudite.
LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 481
6. Tous les rapports de Beaufort sont aux archives du service historique de l’Armée en
cote G4-173 et commentés dans des notes à Thouvenel qui sont, elles, aux archives des
Affaires étrangères, Mémoires et documents, Turquie, 136 et sq.
482 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
qui serait-il remplacé à sa mort, sans parler dans ce qu’il y aurait de choquant
à mettre le Liban, de tout temps indépendant, sous l’autorité directe d’un
musulman ?
à en juger par ce qui vient de se passer, ne saurait être combattue par des bras
trop énergiques.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
GILIS C.-A. (1982), La Doctrine initiatique du pèlerinage à la maison d’Allah,
L’Œuvre, Paris.
26
Le « panislamisme » existait-il ?
La controverse entre l’État et les réformistes
musulmans de Russie
(autour de la « Commission spéciale » de 1910)1
Olga Bessmertnaïa
15. Ce compte rendu de la presse musulmane pour l’année 1910 a été fait en 1911 pour
le Département de la presse et publiée à Saint-Pétersbourg. Les rapports de ce type étaient
une pratique courante dans la quasi totalité des services du ministère de l’Intérieur chargés
du contrôle du « panislamisme ».
492 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
21. À propos des difficultés qu’engendrait cette vision ambivalente du monde musulman,
à la fois comme un tout, mais aussi comme un « conglomérat » de populations ethniquement
différentes, pour définir une ligne politique concrète envers les musulmans du pays, cf.
[Vorob’eva, 1999, p. 124] ; par contre, selon Geracy [2001, p. 293-294], les fonctionnaires
préféraient bien marquer les différences existant entre les peuples musulmans du pays.
22. Dans son discours, Maksudi se réfère à un texte du gouvernement proposant des
« mesures contre le panislamisme », ce qui peut se rapporter aussi bien au « Journal » de la
Commission spéciale qu’au rapport de Stolypine. Ces textes ne diffèrent pratiquement pas
sur le fond.
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 495
toujours fait, en citoyens russes, dont le désir le plus sincère est l’épa-
nouissement et la grandeur de l’État russe. Mais, Messieurs, laissez-
nous vivre au sein de notre famille, de notre peuple, selon les traditions
et les préceptes de nos pères, laissez-nous vivre comme nous
l’entendons, selon les exigences de notre âme nationale, fruit de
plusieurs siècles d’existence » [ibid., p. 194] 23. Cela signifie-t-il que la
différence entre les positions exprimées par les fonctionnaires russes et
celles de l’orateur musulman pourrait se résumer à un débat du style :
vrai, ils ne sont pas loyaux, ou faux, ils le sont ? Ceci alors que le cœur
du problème (la transformation de l’islam en un symbole du nationa-
lisme et non pas en une religion « pure ») est considéré par les deux
parties de manière fort symétrique.
Avant de tenter de répondre à la question, il convient d’en poser une
autre. Se pourrait-il que ces protestations de loyauté et que le refus
proclamé de tout séparatisme, avec le renvoi du panislamisme au rang
de fantasme de fonctionnaires, ne servent qu’à camoufler les véritables
intentions des djadids, soumis au contrôle étatique — comme tendaient
précisément à le penser les hommes d’État russes ? Et, de manière plus
générale, jusqu’à quel point les déclarations publiques des djadids
reflètent-elles réellement le climat interne de leur milieu ?
De toute évidence, le discours de S. Maksudi à la Douma n’est pas
exempt de roublardise politique. Il ne s’est d’ailleurs pas vraiment
illustré, tout au long de sa carrière, par une fidélité inébranlable à ses
propres opinions 24. Certaines de ses vues (développées en particulier
23. Cf. également l’intervention de S. Maksudi à la Douma du 20 février 1910, où il
insiste sur le caractère indissociable du « national » et du religieux chez les musulmans.
24. À la période qui nous intéresse, S. Maksudi a par exemple prôné le contrôle des
écoles confessionnelles musulmanes par des autorités religieuses centralisées [Xabutdinov,
1999, p. 94], ce qui le rapprochait en quelque sorte de l’opinion des traditionalistes (pour l’al-
ternative moderniste, à savoir, en contexte russe, la gestion privée de ces écoles, cf.
Dudoignon, 1997 ; 2001) ; ces autorités devaient cependant être élues et non désignées par le
gouvernement. En 1917-1918, Maksudi fut l’un des principaux auteurs du projet
d’« autonomie nationale et culturelle des musulmans de Russie intérieure et de Sibérie »
(autrement dit, une autonomie non-territorialisée, projet auquel s’opposa celui de l’État
d’Idel-Oural, sur des bases fédératives et territoriales). Ce projet prévoyait en fait la création,
au sein de l’État russe, d’une entité ethnopolitique autonome, différente des autres
communautés musulmanes du pays, « les musulmans turco-tatars de Russie intérieure et de
Sibérie » [Isxakov, 1999]. Maksudi soumettait ici les autorités religieuses à un contrôle du
pouvoir laïc [Xabutdinov, 1999, p. 99]. Maksudi devait émigrer en 1919 (et participer à la
Conférence de la paix de Paris en 1919) et s’établir en Turquie à partir de 1925, où il se rangea
aux côtés d’Ataturk. Il fut élu à deux reprises membre du Parlement et nommé professeur à
l’université d’Ankara, puis à celle d’Istanbul. Une tentative de présenter les propos et les actes
de Maksudi en faveur de la primauté de l’identité religieuse, turque ou tatare, comme une
évolution logique de sa pensée dans la période qui nous intéresse (jusqu’à 1918), est proposée
par Xabutdinov, 1999. La recherche forcenée d’une identité dominante est d’ailleurs caracté-
ristique à l’époque de tous les réformistes et progressistes musulmans [Noak, 2001 (y compris
les notices bibliographiques) ; Xabutdinov, 2003 ; Muxametšin, 2003].
496 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
dans les colonnes du célèbre journal de Kazan Joldyz, publié par son
frère aîné Ahmad-Hadi 25) provoquèrent à l’époque la réprobation non
seulement des Russes de droite, mais aussi de la communauté tatare. En
1909, déjà, il avait été accusé de rechercher « le compromis avec les
ministres » [Nafigov, 1999, p. 144], et il sera à nouveau montré du
doigt en 1912 au moment où la polémique entre Joldyz et, par exemple,
le journal djadid d’Orenbourg, Waqt sera qualifiée de « guerre » (Waqt
reflétait l’opinion de personnalités plus socialisantes et proturques)
[Xabutdinov, 1999, p. 96 ; à propos de ce journal, cf. Bennigsen et
Lemercier, 1964, p. 72-75]. Tout cela souligne bien l’absence d’unité
idéologique parmi les « nouveaux » musulmans de Russie, contraire-
ment à ce qu’étaient tentés parfois de croire les milieux gouvernemen-
taux. Et c’était particulièrement vrai en cette période post-révolution-
naire, où le djadidisme, pour reprendre l’expression de Ch. Noak, était
en butte aux attaques aussi bien de la droite (les autorités russes et les
conservateurs musulmans) que de la gauche (l’aile la plus radicale des
jeunes générations de musulmans, qui a plus particulièrement soulevé
les questions de nationalisme ethnique, ce qui ne signifie pas pour
autant qu’elle occultait complètement la vision religieuse de l’identité
« musulmane 26 ») [Noak, 2001, p. 21-25]. Ainsi, l’option djadidiste,
même si elle dominait toujours dans le discours public musulman,
pouvait être réduite à un simple stéréotype [Noak, 2001, p. 22 ;
Dudoignon, 2001, p. 54 ; cf. 1997, p. 220] 27. Faudrait-il donc
considérer que les propos de notre tribun ne reflètent pas uniquement
sa position personnelle (avec une certaine dose d’opportunisme), mais
qu’elles ne peuvent pas non plus être considérées comme un simple
« rabâchage » mécanique des clichés tautologiques que l’on retrouve
dans les discours à la Douma 28 ou les éditoriaux des journaux
musulmans ?
J’ai découvert, dans les archives de Fatih Karimi (Karimov),
rédacteur en chef du journal Waqt (celui-là même qui avait « ferraillé »
25. Cf. le traitement (en fait un peu simpliste) de ce journal dans Bennigsen et
Lemercier, 1964, p. 67-70.
26. Chacune des unités ainsi construites (religieuse, ethnique, ou unissant les deux à
la fois) pouvait être nommée, en russe, nation, l’équivalent turc le plus fréquent étant
millet (communauté et, partant, nation).
27. Par ailleurs, l’aspect lui-même stéréotypé que revêtent les leitmotivs du discours
djadidiste (que cela concerne les nouvelles méthodes d’enseignement ou la loyauté des
musulmans envers l’État russe) ne peut que témoigner, selon moi, du fait que ces idées
étaient devenues assez répandues et non de leur affaiblissement.
28. À propos du discours déjà évoqué de Maksudi (et de ses autres allocutions à la
Douma), ainsi que des interventions des autres députés musulmans reprenant (au moins pour
la question de la loyauté) la position de Maksudi, cf. [Geracy, 2001, p. 270-272, 284, 293].
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 497
en 1912 avec le Joldyz des frères Maksudi 29), un document que son
auteur ne comptait pas publier [NART, f. 1370, o. 1, d. 3, l. 1-30
(recto)]. Ce document est d’autant plus intéressant pour notre propos
qu’il s’agit des annotations faites par l’auteur en marge d’une copie du
Journal de cette même « Commission spéciale », dont nous avons
évoqué la critique publique de S. Maksudi. F. Karimi (1870-1937) est
aussi le fils d’un mollah (imām-khat ı̄ b et mudarris) d’un village de la
Moyenne-Volga (district de Bougoulma), mais son père, Gilman, avait
été l’un des promoteurs des madrasas réformées dans sa région. Fatih
avait fait ses études à la Gali-maktab mulkiya (lycée français)
d’Istanbul (1892-96), et il avait également séjourné en Europe
occidentale (1898) en tant qu’assistant et interprète d’un directeur de
mines d’or Š. Raméïev. Contrairement à Maksudi, qui est un homme
politique, il apparaît plutôt comme un ‘ālim, ayant commencé son
activité comme enseignant dans les madrasas réformées de Crimée
(une région sous l’influence directe de I. Gasprinski). Souhaitant
étendre le champ de sa « mission civilisatrice », sa famille s’installa à
Orenbourg en 1899 et c’est là que Karimi devait amorcer sa carrière
d’homme de lettres et de publiciste. En 1910, il jouissait déjà d’une
popularité certaine, non seulement comme rédacteur en chef de Waqt
(dont le premier numéro était sorti en 1906), mais aussi en tant
qu’auteur d’ouvrages variés, prônant la modernisation du mode de vie
des communautés musulmanes et le renouvellement des connaissances
traditionnelles. Il sociabilisait alors tout autant avec des représentants
de la haute bourgeoisie tatare (comme les frères Raméïev, les éditeurs
de Waqt), qu’avec des réformistes religieux (comme Riza ad-Din b.
Faxr ad-Din) et des hommes politiques de gauche 30.
Ses annotations en marge du Journal de la « Commission spéciale »,
personnelles, faites en écriture cursive, reflètent de toute évidence la
réaction karimienne « à chaud » (même s’il comptait s’en servir dans un
texte ultérieur). Malgré les dissemblances entre les deux hommes, on y
retrouve une argumentation du même type justement que chez
29. Les divergences de vues entre S. Maksudi et F. Karimi ne les empêchaient pas pour
autant d’entretenir une correspondance privée et de collaborer assez activement.
S. Maksudi devait d’ailleurs par la suite approuver le rôle de F. Karimi [Gosmanov, 2000,
p. 181-186 ; Nafigov, 1999, p. 143].
30. Contrairement à S. Maksudi, F. Karimi s’est dit en 1917 partisan de la structure
fédérative territoriale de l’État. Après la révolution bolchevique, il resta en Russie,
continua d’écrire et d’enseigner à l’Institut tatar d’éducation populaire, qui s’était
constitué sur la base de la madrasa Husayniyya d’Orenbourg, où il enseignait déjà avant
1917. En 1925, il s’installa à Moscou, où il travailla pour plusieurs maisons d’éditions et
enseigna le turc à l’Institut des études orientales. Pour d’autres informations biographiques
concernant Gilman et Fatih Karimi, cf. en particulier Gosmanov, [2000] ; on y trouvera
aussi [p. 286-287] un bref aperçu des archives de F. Karimi au NART (f. 1370).
498 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
31. Les deux autres questions qui ont retenu l’attention de Karimi sont l’Assemblée
spirituelle mahométane d’Orenbourg (nommée d’après sa localisation d’origine, elle était
située à l’époque à Ufa) et la question concomitante de la « tatarisation » de la population
musulmane (ou semi-musulmane) d’origines ethniques différentes : il réfutait l’accusation
selon laquelle cette Assemblée aspirerait à prendre le contrôle de toutes les régions musul-
manes de Russie intérieure et de Sibérie, en y menant une politique unificatrice « tataro-
musulmane », autant qu’il réfute la « tatarisation ». Pour plus de détails sur ces impasses
de la politique russe, ainsi que sur le problème de l’école, cf. en particulier Geracy, 1997
et 2001 ; Vorob’eva, 1999.
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 499
32. Selon des travaux récents, cette manière djadidiste d’envisager le conflit avec les
« traditionalistes » (« qadimistes ») est tardive [Frank, 2001, p. 218-223 ; Dudoignon, 1997].
33. On peut malgré tout relever parmi les Russes intéressés quelques interventions en
faveur du mouvement djadid [Geracy, 2001, p. 273-276], mais plus rarement dans le
milieu des fonctionnaires ordinaires.
500 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Les discours des djadids tatars frappent par leur maîtrise exception-
nelle de la langue russe. C’était là une caractéristique des nouvelles
générations de réformistes, dont Karimi et Maksudi 37. Je ne parle pas
seulement de leur capacité à s’exprimer en langue russe idiomatique,
mais de la conformité — qui semble absolue — des notions utilisées
par les djadids et par les fonctionnaires russes. En effet, si nous
reprenons les textes déjà cités, les uns comme les autres s’appuient tout
autant sur les notions de nation, de nationalité (narodnost’), de progrès,
de culture, et, plus particulièrement, sur l’idée de rapprochement ou
bien de détachement et d’hostilité entre les différentes cultures (on
pourrait encore ajouter à cette énumération des catégories telles que
l’intelligentsia, le peuple, le clergé, la raison d’État, la religion,
l’« accès aux Lumières » (prosveščenie), au sens d’éduquer, d’éclairer
l’esprit 38, l’arriération…). La structuration même de ces notions, leurs
corrélations (dont dépend leur contenu sémantique), ce que l’on
pourrait qualifier de « langue culturelle », tout cela paraît semblable
dans le discours propre aux deux camps en présence (bien entendu, je
ne parle pas ici des jugements basés sur telle ou telle notion, qui, ainsi
qu’on l’a déjà vu, peuvent être radicalement opposés) 39.
L’une des notions de base (à laquelle s’agrègent les autres) dans la
controverse autour du panislamisme est la notion de « culture ». Ce
terme, apparu en Russie dans les années 1830-1860, était généralement
employé parallèlement à la « civilisation » (arrivée à la même époque),
dont il était souvent synonyme (c’est particulièrement vrai de la
période qui nous intéresse, où l’usage en était déjà largement répandu).
La notion de « civilisation » nous est, bien évidemment, venue de
France et était, rappelons-le, indissociable du « projet des Lumières ».
Elle suggérait l’idée d’une Histoire fondée sur des principes universels,
communs à toute l’humanité : c’est la marche inéluctable du progrès,
37. Le père de F. Karimi ne parlait pas russe [Karimullin, 1985, p. 258-259] ; selon
certains témoignages, Fatih lui-même avait été renvoyé de la madrasa (pourtant réformée)
de Zakir Kamali (1804-1893, l’un des représentants les plus influents de la confrérie des
Nakshbandiyya dans la région de la Volga, pour avoir voulu apprendre le russe
[Gosmanov, 2000, p. 137]. Maksudi, lui, a fait du russe à l’âge de 17 ou 18 ans à l’école
normale russo-tatare de Kazan.
38. J’y reviendrai plus loin.
39. Pour plus de détails sur la similitude de ce type de « réseaux de notions » dans les
discours des réformistes musulmans et des Russes (en particulier, de la presse russe), cf.
Bessmertnaïa, 2000. Je voudrais insister sur le fait que cette similitude devient particuliè-
rement évidente si l’on considère les discours des musulmans faits en russe, ce qui n’a pas
été souvent étudié par les spécialistes de l’Islam en Russie, qui ont privilégié les écrits des
musulmans russes en langue turque. Ces derniers montrent surtout les similitudes avec les
autres parties du monde musulman de l’époque. Je vais m’efforcer de montrer que ces
deux types de similitude ne sont pas incompatibles.
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 503
41. Ilminski déjà, dès les années 1860-1880, décrivait l’islam comme une forme de
mentalité spécifique, régissant l’ensemble de son système éducatif.
42. Au contraire, Noak [2001, p. 25], quand il affirme que « the ambiguous semantics
of the “Muslim” (ethno)-confessionism survived the “culturisation” of the identity debate.
Confessional and ethno-cultural aspects remained closely intertwined », oppose de fait
l’« (ethno)-culturel » et le « confessionnel » (religieux).
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 505
43. Même depuis une période antérieure à celle qui nous occupe ici. A. Frank, dans son
analyse de la formation dans la région Volga-Oural, à partir de la fin de XVIIIe siècle, de
« l’identité musulmane régionale » remontant au royaume de Bulgar, démontre que l’aspect
essentiel en était bien l’affirmation d’une appartenance à l’islam, et donc à la communauté
musulmane globale, ce que Noak semble avoir ignoré [Frank, 1998, 2001 ; Noak, 2001].
44. Je pense en particulier à sa fameuse conférence sur L’Islamisme et la science
(1883) ; cf. également son De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisa-
tion (Discours d’ouverture des cours de langue hébraïque, chaldaïque et syriaque au
Collège de France, 1862).
45. Le récit fantastique sur l’origine de la « ligue panislamique » est édifiant : elle
serait née en Afrique « entre l’Abyssinie et le Soudan, dans la ville de Metaeme
(Matama) ». Et pourtant, « l’instigateur de cette ligue était un certain Chekh-Omer-Edjel-
Rubiny-Meidi, un catholique français d’origine algérienne, homme de grand talent,
occidental parfaitement éduqué et cultivé, parlant plusieurs langues étrangères ; ce chef
religieux, politique et militaire est actuellement à la tête d’une population de cinq millions
de Câfres de la tribu guerrière des “Danakils” » [GARF, f. 102 (OO), o. 1910, d. 74.1, l.
162-176]. Le « panislamisme » est donc né d’un mélange de sauvagerie guerrière et de
barbarie africaines, d’étrangeté musulmane hostile, à quoi il faut ajouter toutes les facultés
d’invention de la civilisation française.
506 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
46. Telle était l’opinion des participants à une commission officielle ultérieure sur la
« question musulmane » (1914). Cependant, on peut la faire remonter à 1885, quand
Ilminski écrivait qu’« un fanatique étranger à la langue et à l’éducation russes est somme
toute préférable à un Tatar civilisé à la russe ». Cf. les propos de S. Č ičerina en 1910 : « La
connaissance du russe ne contribue pas au rapprochement, mais accentue au contraire l’in-
sularité [des musulmans], en leur donnant la possibilité d’introduire dans leurs écoles les
meilleures méthodes, en les élevant culturellement, elle leur donne de meilleures armes ».
Cité d’après [Vorob’eva, 1999, p. 92, 133, 145]
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 507
47. Pourquoi Maksudi emprunte-t-il ces termes un peu datés à l’époque ? C’est une
question que l’on peut se poser. Il semble cependant manifeste que les écrits russes de la
période où s’est formée la notion de culture étaient pour lui très importants.
LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 509
48. À quoi est-il possible de comparer les idées des djadids ? Peut-être seulement à
certaines conceptions philosophico-religieuses russes très complexes, comme celles de
V. Soloviev qui, comme L. Tolstoï, d’ailleurs, était assez populaire parmi les musulmans
russes cultivés de l’époque.
510 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
LE « BILINGUISME CULTUREL »
51. Il semble même qu’à une période bien antérieure, au XVIe siècle, la Réforme
chrétienne (avec laquelle les historiens, mais aussi la presse musulmane de l’époque,
devaient parfois comparer le mouvement djadid), en tentant de revenir aux sources du
dogme, ne se proposait pas du tout de renouveler la religion ; lorsque, plus tard, elle fut
perçue comme un renouveau, on cessa de la considérer comme un simple retour aux sources.
Bien entendu, cette observation demande à être confirmée par les spécialistes en ce domaine.
52. Plus tard, pour souligner la fragilité de l’opposition entre traditionalistes et
réformistes, Frank [2002] démontrera que les idées habituellement attribuées à l’un ou à
l’autre camp, peuvent en fait être défendues par une seule et même personne.
512 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
avait dit un jour : « Notre patrie n’est pas Boukhara, c’est la Russie, où
existent des lois équitables pour le châtiment de chaque criminel. »
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61-83.
27
Maher Charif
l’a fait dans toutes les religions anciennes qui attendaient d’être
réformées » [Al-Kawâkibi, 1931a, p. 74].
‘Abduh insistait déjà — en particulier dans son débat avec le
ministre et historien français Gabriel Hanotaux — sur le caractère
séculier du pouvoir au sein des sociétés musulmanes et sur la
distinction entre le sultan, détenteur de l’autorité politique et chargé des
affaires intérieures et extérieures du pays, et les cadis et cheikhs
veillant sur les préceptes de la chari‘a. Il montrait que les lois civiles
pouvaient coexister avec les préceptes de la chari‘a. Mais al-Kawâkibi
va plus loin : il appelle explicitement à la séparation entre la religion,
d’une part, l’État et la politique, de l’autre, et, à l’intérieur du champ
religieux, à unifier « la religion pour les riches » et « la religion pour les
pauvres ». Il estime que le gouvernement ne doit avoir aucun pouvoir
sur les croyances et les consciences, mettant l’accent sur la nécessité de
séparer les autorités politiques, les instances religieuses et le corps
enseignant « pour empêcher tout abus de pouvoir » [ibid., p. 120-121].
8. Idem, p. 383-387.
9. Al-Misy A. (1926), « ‘Abd ar-Râziq yanza‘ al-‘amâma wa-yuwaddi‘uhâ wa-yaftarî
‘alâ al-ustadh al-Imâm wa-‘alay-nâ » (Monsieur Ali Abd al-Râzeq jette son turban aux orties
et nous diffame, l’imam [M. Abduh] et moi-même), Al-Manâr, XXVII, 9, 1926, p. 715-717.
RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 527
d’une jâhiliyya plus sombre encore que celle qu’a dû affronter l’islam
primitif. Cette ignorance touche toutes les sociétés, même celles qui
« se prétendent » musulmanes. Qutb affirme que l’islam a été révélé à
l’humanité pour la rassembler en un parti unique et indivisible, le
« parti de Dieu » ; « tous les autres partis procèdent de Satan et du
Démon » ; il n’existe qu’une demeure, le Dâr al-islâm où règne l’État
musulman ; tout le reste est « le domaine de la guerre » (Dâr al-harb)
[Qutb, 1964, p. 136-137]. Quant à la vérité absolue et unique,
l’« avant-garde » des croyants est seule à la détenir, elle qui vit selon la
« méthode de Dieu » et considère comme « jâhili » et apostat quiconque
la contredit dans la foi. Pour que renaisse l’islam, cette avant-garde doit
avant tout s’élever au-dessus de la « société jâhilie », de ses valeurs et
de ses conceptions fallacieuses, et refuser tout compromis avec elle, car
« le conflit entre les croyants et leurs adversaires est dans son essence
un conflit de doctrine, et rien d’autre. L’impiété ou la foi, la jâhiliyya
ou l’islam » [ibid., p. 188].
Toutes ces données confirment, nous semble-t-il, notre hypothèse de
départ. L’islam politique, incarné par l’Association des Frères
musulmans et ceux qui sont apparus ensuite dans leur sillage, n’est pas
un prolongement du réformisme musulman ; il s’est constitué en
rupture avec lui, une rupture qu’a préparée Mohammad Rachîd Ridâ
quand il a renié les idées de Jamâl al-Dîn al-Afghâni et Mohammad
‘Abduh à la fin de sa vie.
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Al-Manâr, 1898-1935), Al-Dâr al-tûnisiyya li-l-nashr, Tunis.
532 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
Malika Zeghal
1. Au XVIIIe siècle, l’iltizâm est une propriété offerte par l’intermédiaire d’un bureau
gouvernemental pour une durée d’un an ou plus, au cours d’une enchère ou d’un
arrangement privé. Le multazim reçoit un acte de bail contre le paiement d’une année
d’impôts sur les revenus de cette propriété, qu’il ne possède pas et sur laquelle des paysans
travaillent. Il jouit de son usufruit mais les privilèges du multazim sont proches de ceux de
la propriété privée.
538 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
grandes masses, des écoles coraniques, des mosquées, des zâwiyas, des
tombeaux de saints, des réunions de dhikr, des miracles à foison, des
commentaires et des gloses grammaticales, théologiques et juridiques et
des recueils de fatwâs et des vies de saints. Les ingénieurs, officiers,
banquiers et pachas avaient pour contemporains des docteurs d’al-Azhar
[…] et des soufis de villages. Opposition, conflit entre les uns et les
autres, entre deux conceptions du monde ? Bien sûr ; mais […] pouvaient
tout aussi bien se découvrir de subtiles ententes, connivences ou
complicités » [Delanoue, 1982, p. XIII]. Cette recomposition des rapports
entre porteurs de tarbouches et de turbans se retrouve au sein même d’al-
Azhar et du monde sociologiquement très diversifié de ses oulémas. La
stratégie du pouvoir politique est alors de jouer sur deux fronts en
utilisant ces ambivalences, notamment la présence de réformateurs au
sein du monde des oulémas : création de structures de formations liées à
la religion pour les oulémas à l’extérieur même d’al-Azhar qu’ils ont du
mal à transformer — fondation de Dar al-Ulum en 1872 ou de l’école des
Cadis en 1907 par exemple —, mais aussi, à partir de 1872, des lois de
réforme administrative qui s’imposent très difficilement et progressive-
ment à l’institution éducative d’al-Azhar — et le plus souvent qui ne sont
pas appliquées — ; réorganisation du corps enseignant, rationalisation
des études, examens, contrôles et systématisation des règles qui imposent
de nouvelles structures à un mode d’apprentissage qui restait informel.
Les réformes des contenus des programmes, qui veulent intégrer les
matières modernes à al-Azhar, et transformer les modes de transmission
du savoir religieux ne seront en revanche jamais véritablement
appliquées. Il faudra pour cela attendre les années 1930, avec les projets
de Cheikh Maraghi, et surtout la grande réforme nassérienne de 1961,
imposée de manière autoritaire par le régime militaire, et qui doit donc se
lire en continuité avec cette longue histoire de programmes de transfor-
mations de la structure et des contenus transmis à al-Azhar.
Sociologiquement, al-Azhar est diversifiée. On ne peut en lire
l’histoire simplement à travers ses réformes et ses publications
officielles. Loin d’être un corps d’appartenance homogène, on y trouve
la masse des étudiants venus des villages d’Égypte, du Delta ou du Sud.
Les mugâwirîn, qui vivent autour des riwâqs — les quartiers des
étudiants, dortoirs et salles de cours —, organisés par appartenance
régionale, viennent chercher le savoir au Caire, mais ne sont pas aussi
quiétistes politiquement que leurs aînés. Ils se révoltent souvent contre
leurs mauvaises conditions de vie, et participent aussi à la fin du XIXe
siècle aux révoltes nationalistes [Isa, 1987, p. 183-185]. Les
mugâwirîn contrastent avec l’aristocratie des grands oulémas d’al-
Azhar. Ce sont eux qui appellent à la révolte, le 21 octobre 1798, face
540 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
2. Dans les faits, cette réunion des savoirs de types religieux et séculier ne sera jamais
véritablement réussie [Zeghal, 1999a].
546 LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM