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Une Définition de la Poésie ou Mallarmé Philosophe

Author(s): Serge Meitinger


Source: Nineteenth-Century French Studies, Vol. 26, No. 1/2 (Fall—Winter 1997-1998), pp.
161-181
Published by: University of Nebraska Press
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/23537037
Accessed: 08-04-2019 11:29 UTC

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Une Définition de la Poésie ou
Mallarmé Philosophe

Serge Meitinger

La Poésie est l'expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du
sens mystérieux des aspects de l'existence: elle doue ainsi d'authenticité notre séjour
et constitue la seule tâche spirituelle.
Mallarmé : Lettre du 27 juin 1884 à Léo d'Orfer,
parue dans La Vogue, le 18 avril 1886
(Correspondance 2: 266)

Que s'est-il passé, vers 1870, dans la poésie française puis dans la poé
sie mondiale et qui a fait basculer l'entente du verbe poétique comme de
la littérature? Telle est, à mon sens, la question fatidique à laquelle je
voudrais apporter ici, avec l'aide de Mallarmé, un début de réponse. Il
faut dire d'emblée que ce phénomène n'est pas un pur et simple phéno
mène de langage. Certes, pour nous, les signes en apparaissent bien d'a
bord dans le poème et dans les textes littéraires, mais c'est aussi et peut
être d'abord une crise du sujet, une crise qui affecte les rapports entre
l'homme, le langage et le monde. Les diverses implications possibles
entre les trois termes dessinent désormais une manière de triangle, avec
des effets d'allers et de retours entre les pôles, des effets d'écho ou de
réverbération qui ouvrent le lieu mouvant d'un jeu complexe associant
d'une façon plus cruciale qu'auparavant—et les tissant même en
semble—le sujet, le monde et le langage. Que s'est-il passé en effet? Le
phénomène est de plus vaste ampleur qu'on ne pourrait l'imaginer et ses
causes historiques potentielles sont nombreuses: pour une part, la désil
lusion européenne qui a suivi l'échec des révolutions de 1848; pour une
autre, le capitalisme triomphant qui impose sans partage un modèle de
relation au temps, à l'espace et aux choses susceptible de réifier les
rapports de l'homme à ce qui l'entoure tout comme à lui-même; pour une
autre encore, le reflux du christianisme qui contribue à laisser en friche
le domaine spirituel... En ce qui nous concerne, nous pouvons considérer
Baudelaire comme le premier témoin et le premier acteur de cette
"modernité" qu'il a si bien contribué lui-même à définir. Il est le pre
mier à décrire les données du malaise et à y chercher remède. L'on
trouve, chez lui, le clivage d'un sujet pris entre deux postulations simul
tanées et contradictoires, manière poétique et éthique à la fois de penser
le mal tout en préparant son dépassement esthétique: une beauté mixte,
oxymorique, l'avènement d'un beau sans laideur... Baudelaire évoque
Nineteenth-Century French Studies 26, Nos. 1 & 2 Fall-Winter 1997-98 161

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162 Une définition de la poésie ou Mallarmé philosophe

aussi la perte de confiance dans le langage en général et en particulier


dans la puissance des figures: il soumet ainsi l'allégorie, la métaphore
et la comparaison classiques à un sévère travail de recomposition. Le
rapport du poète au monde n'est plus non plus tributaire des grands par
tages antérieurs: réalité et illusion se mêlent et se font légitimement
concurrence, la virtualité et la fiction ne sont plus liées au mensonge ou
au néant mais à l'émergence parfois insue de l'essentiel... Tels sont les
symptômes du malaise que la génération de 1870: Mallarmé, Verlaine,
Rimbaud, Lautréamont, Corbière... va pousser jusqu'à la violence et à la
rupture propres à la crise patente. Ce sera pour elle l'occasion d'accom
plir une mutation irréversible en matière de poésie comme de littérature
et, en même temps, de porter à la conscience vive du poète comme de son
lecteur le sentiment d'une mutation plus profonde qui concerne aussi la
façon qu'a l'homme de se penser en général et de se situer dans l'être et
dans le monde. La "pensée" ainsi émergeante préfigure d'ailleurs plu
sieurs courants intellectuels voire idéologiques qui marqueront notre
siècle: en particulier une certaine vision "linguistique" de l'homme dans
son rapport au monde et à lui-même et la visée herméneutique et ontolo
gique propre à la phénoménologie. C'est pour cela que j'ai choisi de sous
titrer mon travail: "Mallarmé philosophe". À condition toutefois que
Ton abandonne la conception traditionnelle qui fait d'abord du philo
sophe un producteur de concepts bien liés entre eux ou rendus rigides par
le système où ils doivent s'insérer et fonctionner. Mallarmé ne saurait, à
aucun titre, être assimilé à ce type de "spécialistes"—non plus que la
plupart des penseurs dont il semble frayer la voie—, mais il est, à mes
yeux, "philosophe" par sa capacité de réfléchir (au double sens du
terme) et de réfléchir bien sûr le phénomène de crise et de mutation que
je viens d'évoquer. Et ce, de deux manières: dans et par son œuvre poé
tique, par le jeu du langage, il réfléchit ce phénomène qui engage les
rapports de l'homme et du monde en le produisant c'est-à-dire en le met
tant, par son travail esthétique, en pleine lumière, sur le devant de la
scène, et aussi dans et par des propos d'orientation plus abstraite et plus
théorique qui s'apparenteraient mieux au travail ordinaire du philo
sophe. Cette double pratique réflexive, poétique et théorique, va en un
seul et même sens—le poème n'étant jamais une illustration de la théo
rie mais la théorie même en acte, se réalisant. Comme guide de mon ap
proche et comme viatique de notre cheminement vers la lecture du cé
lèbre Sonnet en -yx, j'ai choisi l'extraordinaire définition de la poésie
que j'ai donnée ici en épigraphe. En raison de sa netteté et de sa perti
nence, elle marque en fait toute la poésie moderne comme d'un sceau.
Mais Mallarmé n'a pas rédigé cette définition tout à fait de son plein
gré: Léo d'Orfer, directeur de La Vogue, l'avait exigée de lui. Dans la
lettre qui en accompagne l'envoi, le poète évoque cette violence faite à
son esprit par la métaphore du coup de poing infligé par un assaillant

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Serge Meitinger 163

imaginaire. Et, heureuse v


lation la plus synthétique
en reprendre les termes u
ployer, la teneur.

La Poésie...

Mallarmé écrit bien ici Poésie avec une majuscule, comme ailleurs
Littérature ou Lettres et il a tendance à confondre les divers cham
ainsi ouverts. Car avec notre poète apparaît le sens moderne de ce
termes, sens rénové qui bouleverse et abolit la conception rhétoriq
traditionnelle—ce renouvellement a toutefois un antécédent de poi
dans la théorie et dans la pratique des romantiques allemands, surto
dans les écrits du groupe d'Iéna1. Et ce sens apparaît a contrario dans ce
fragment de La Musique et les Lettres, texte de la conférence prononcée
Oxford et à Cambridge en 1894 et que nous citerons longuement plus loi

—Quelque chose comme les Lettres existe-t-il; autre (une convention fut, aux époque
classiques, cela) que raffinement, vers leur expression burinée, des notions, en to
domaine. L'observance qu'un architecte, un légiste, un médecin pour parfaire l
construction ou la découverte, les élève au discours: bref, que tout ce qui émane
l'esprit se réintègre. Généralement, n'importe les matières. (645)2

Cette question, toute rhétorique, introduisant ce qui, pour Mallarmé,


deviendra une contre-définition, lance en fait tout le premier mou
ment de sa conférence: à la fin il y répondra en inversant le sens initia
lement proposé. Pour la convention classique, les Lettres se réduisen
la clarté, à la netteté et à l'élégance de l'expression. Ces dernières n'ont
pas de domaine réservé. Elles représentent l'art de bien énoncer ce qui
conçoit clairement selon telle ou telle technique préétablie: le langa
et même le style ne sont que des outils au service d'une exacte descriptio
de ce qui est et qu'ils ont aussi pour tâche de clarifier selon les règles d
l'esprit raisonnant, l'adéquation entre l'esprit et les choses nommées ou
représentées étant l'idéal en même temps que le critère de vérité. Mais,
pour Mallarmé, il y a deux versants dans les Lettres—ce sont les de
versants du langage—: l'expression, même soignée, précise, recherch
de ce que l'on veut dire en rapport à un réfèrent extérieur qui reste le m
dèle et le critère n'est que l'aspect brut et, pour lui, sommaire du langa
humain. Et, de ce point de vue, quelqu'un comme Haubert est en profond
harmonie avec Mallarmé: l'on peut les considérer tous deux comme
grands intronisateurs du nouveau concept de "littérature" dans le d
maine français. Pour eux, il y a littérature dès qu'il y a style mais
dernier ne tient plus ni à l'élégance de l'ornementation ni à la corre
adéquation au réfèrent éventuel. Le style est devenu pour eux une autr
manière—plus juste—de sentir et d'établir des rapports, une manière in
édite de relation au monde et au verbe et cette notion, ainsi repensée p

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rapport à la tradition, tend à effacer également les distinctions habi


tuellement établies entre les genres. Là où Mallarmé dit et écrit Poésie,
il pourrait tout aussi bien dire et écrire Littérature ou Lettres (et il ne
s'interdit jamais de le penser). Mallarmé ne confie-t-il pas à Jules Hu
ret, en 1891, que "toutes les fois qu'il y a effort au style, il y a versifica
tion" (867)? De son côté Flaubert écrivait, dès 1852, dans une lettre à
Louise Colet, qu'il rêvait d'une prose qui eût la cadence, le rythme et le
nombre du vers (Flaubert 71).

...est l'expression...

Il faut ici mettre en garde contre le terme d'"expression", terme mal


heureux qui risque de fausser la pensée de Mallarmé. L'acception tradi
tionnelle sépare en effet formellement medium et message, exprimant et
exprimé. Or, pour Mallarmé et pour la littérature en son sens moderne, il
s'agirait plutôt de coappartenance entre les deux éléments et il n'y a pas
solution de continuité entre le langage et le sensible, entre le monde, l'
homme et les mots. C'est comme un tissu continu, avec bien sûr des ten
dances, des nuances et des gradations, mais l'on ne peut plus trancher
nettement, comme voulaient le faire les doctrines classiques, entre com
parant et comparé, signifiant et signifié, fond et forme. L'un des effets
de la révolution du langage poétique que nous nous efforçons d'analyser
est justement de supprimer les catégories et surtout les dichotomies trop
brutales qui, précédemment, régnaient dans le champ littéraire. Il ne
s'agit pas non plus—comme le veut un certain romantisme d'effusion—de
l'extériorisation d'une intimité préalablement éprouvée et vécue sur le
mode de la subjectivité. Nous pourrions peut-être risquer ici le terme
à"'impression" au sens qu'il prend chez les peintres dits impression
nistes: il doit toutefois être clair que cette "impression" n'est pas pré
formée avant le coup de pinceau ou le mot qui la porte au jour et qu'elle
naît dans et par le mouvement créateur qui la produit même si elle ap
paraît comme l'image vraie d'un instant du monde.

...par le langage humain ramené à son rythme essentiel...

Nous aurons en la matière beaucoup de grain à moudre car nous tou


chons au plus difficile, au plus passionnant aussi, et nous nous fierons
surtout aux derniers aphorismes de l'ensemble intitulé Crise de vers qui
avaient constitué VAvant-dire au Traité du Verbe de René Ghil en 1886.
Mallarmé s'y montre d'abord soucieux de bien distinguer deux états d
la parole : "brut ou immédiat ici, là essentiel" (368). C'est-à-dire déno
tatif et référentiel d'un côté, allusif et vibratoire de l'autre. Le langage
ordinaire n'use des mots que pour en appeler aux choses nommées, l'im
portant étant l'exactitude du renvoi et la chose doit pouvoir facilement
se substituer à ce qui la nomme, le mot s'évanouissant entièrement d
vant sa présence. Le langage essentiel n'use, lui, du verbe que pour faire

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disparaître les choses en leu


brute: les deux aphorismes
disent avec conviction et, d'une certaine manière, font eux-mêmes, ce
qu'ils disent qu'il faut faire:
A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibra
toire selon le jeu de la parole, cependant; si ce n'est pour qu'en émane, sans la gêne
d'un proche ou concret rappel, la notion pure.
Je dis une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que
quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave,
l'absente de tous bouquets. (368)

Le "cependant", au milieu du premier paragraphe, renvoie, en s'y


opposant, à la conception ordinaire et soulève l'objection capitale: à
quoi bon parler, en effet, si autre chose que le pur et simple échange sans
reste n'était aussi impliqué par le seul fait de dire? C'est ce que veut
nous donner à penser l'expression de "presque disparition vibratoire": le
langage fait "s'évaporer" ou "se vaporiser" (termes baudelairiens)3 la
chose et en abolit la massivité objective, l'opacité, mais la dimension
vibratoire du verbe, "le jeu de la parole"—la voix et le souffle porteurs
des intonations et des flexions propres aux phonèmes où se tissent le son
et le sens—retiennent tout de même quelque chose du réel nommé ou plu
tôt ici "suggéré" (selon un terme éminemment mallarméen). Que reste-t
il donc qui s'éploie comme une émanation? Le terme employé par Mal
larmé pour désigner le phénomène: "la notion pure"—comme tout à
l'heure celui d'"expression" et un peu plus loin celui d'"idée"—est sujet
à caution. À partir de ce terme l'on peut trop vite passer à l'abstraction
rationnelle voire au concept tout comme l'"idée" évoque l'idéalisme de
Platon et le ciel des essences fixes: dans les deux cas, l'on est confronté à
la nécessité d'établir une juste adéquation entre un modèle quasi absolu
et sa représentation plus ou moins exacte, plus ou moins abstraite. Or
Mallarmé insiste sur le caractère "vibratoire" et musical, pur et "suave"
de l'opération langagière ainsi engagée. Le second aphorisme nous in
vite d'ailleurs, et ce performativement, à prononcer nous-mêmes à la
suite du poète, avec l'intonation exclamative qui convient et pour
éprouver la teneur du phénomène, les seuls mots: "une fleur!" et, dans et
par cette profération, malgré l'abolition de toute référence concrète à
une présence ou à un savoir préétablis, la chose nommée vient à nous
d'une manière inouïe et essentielle. Le seul fait de prononcer le syn
tagme "une fleur" fait venir, hors tout rappel objectif de la classifica
tion botanique, un halo de potentialités flottantes où se mêlent les sen
sations virtuelles de fraîcheur et d'éclat coloré, de beauté et de fragi
lité, de fugacité et de gloire, d'humilité et de prodigalité, d'espoir et
de limite vitale... Rien n'est arrêté en ce tourbillon porté par la voix et
tout est prêt à s'incarner bien que la concrétisation de toutes ces sensa
tions ne soit pas nécessaire pour faire vivre "l'absente de tous bouquets".

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166 Une définition de la poésie ou Mallarmé philosophe

Nous touchons ici ce que Mallarmé veut nous donner pour l'état essentiel
de la parole: il se produit un être de langage qui est un événement, un
avènement à part entière et qui est l'être-même de ce qui est nommé. Un
halo de qualités impondérables et irréductibles, lui-même flottant et
inarrêtable et qui émane du mot, tient lieu d'essence à la chose dont le
nom se fait ainsi le vrai site. Ou, comme l'écrit Heidegger, "seul le mot
disponible accorde à la chose l'être" (Acheminement vers la parole:
207). La mise en œuvre poétique du verbe, arrachant à toute dénotation
de stricte portée utilitaire ou référentielle, conduit à ce mode de nomi
nation, essentiel. Mais ce n'est pas là encore "le rythme essentiel" évo
qué par la définition dont nous déployons le sens, car ce halo ou ce fais
ceau essentiel ne saurait jouer seul et ce qui s'appelle proprement
"rythme" tient à la combinaison de plusieurs halos de ce type, à leur
mise en rapport, voire en séquence, selon une temporalité propre, faite
de retours et de surprises. Ce sont le vers comme "mot total" puis le
poème comme vers total qui sont en mesure d'assumer un tel rythme:

Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et
comme incantatoire, achève cet isolement de la parole: niant, d'un trait souverain, le
hasard demeuré aux termes malgré l'artifice de leur retrempe en le sens et la sonorité,
et vous cause cette surprise de n'avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d'élocution,
en même temps que la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve atmo
sphère. (368)

Pour Mallarmé, le "rythme essentiel" reste bien lié au vers, et au


vers traditionnel en ce qui concerne sa propre pratique, même si sa théo
rie va plus loin et permet de penser que tout "effort au style" (867) de
vrait potentiellement aboutir à une mise en ordre et/ou à une mise en
connexion du même type. Le vers ou "l'effort au style" vont faire tenir
ensemble toutes ces évocations, toutes ces allusions qui, laissées à elles
mêmes et flottant chacune en son seul halo, risqueraient par trop de s'é
gailler et c'est là un principe d'unité qui va donner à 1'"expression" une
apparente nécessité. Ce qui est dit va retrouver une certaine netteté, non
plus sur le mode de la référence mais sur celui de la suggestion et, malgré
les jeux de reprises et de retours qu'impliquent les régularités formelles
à l'œuvre et qui n'inciteraient qu'à la reconnaissance du même, se trouve
ménagée une possibilité de surprise. La carrure du vers et la quadrature
de la strophe tout autant que l'ordonnance dramatique et temporelle du
poème en son entier contraignent les divers halos singuliers, ainsi pris
ensemble, à harmoniser et à ajuster leurs valences pour privilégier cer
tains rapports, certaines correspondances parmi d'autres possibles. Une
relative convergence des lueurs et des effets partiels tourne vers un point
virtuel mais prégnant qui est le point de fuite du texte dont l'allure es
sentielle, envisagée sous cette perspective, esquisse une figure inouïe,
inédite ou "invue" qui est bien aussi "la réminiscence de l'objet nommé",
non plus comme chose objectivable réductible à un étant situé quelque

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Serge Meitinger 167

part, mais comme site évén


part entière. Tel est le "ryt
la nomination pure à l'ém
ment, à la fois et non cont
inespérés, clairs et obscurs.

...du sens mystérieux des aspects de l'existence...

Car le poète moderne ne saurait plus séparer le langage de l'exis


tence. L'homme est d'abord un être de langage et ce dernier a puissance
sur les modalités mêmes de sa présence au monde: "L'homme ne parle
que dans la mesure où il correspond à la parole" (Acheminement vers la
parole 37). Mallarmé anticipe ainsi des analyses et des notions qui
trouveront leur plein développement à notre époque: il touche bien ici,
avec le "sens mystérieux des aspects de l'existence", à une visée existen
tielle englobant l'activité esthétique comme l'un de ses modes et, avec,
un peu plus loin, l'évocation de "notre séjour", à ce que nous appelons, à
la suite de Heidegger, "l'être-au-monde" de l'homme. Et cet "être-au
monde", chez le poète comme chez le philosophe, conserve quelque
chose de mystérieux. Il me semble toutefois que, chez Mallarmé, ce mys
tère revête deux aspects contradictoires: une face obscure et une face
rayonnante. Ce qui rend l'homme incompréhensible à lui-même laisse en
sa personnalité profonde comme en chacune de ses œuvres ou de ses ap
paritions un noyau d'opacité, "quelque chose d'occulte [...], quelque chose
d'abscons, signifiant fermé et caché" (Le Mystère dans les Lettres 383).
C'est en raison de cette présence latente que Mallarmé s'explique la
hargne d'un certain public envers les poètes dits hermétiques, en parti
culier envers lui. Le lecteur du commun en veut au poète parce qu'il
trouve manifestée, dans et par sa poésie, l'intime obscurité qu'en lui
même il refuse et refoule; le fait de la voir ainsi exprimée et révélée
comme telle le met en rage comme devant l'exhibition publique et impu
dique de sa plus secrète défaillance. La face rayonnante et positive de
cette obscurité apparaît, elle, au théâtre: le Théâtre met sur scène le
mystère même de l'homme en son humanité. C'est en quoi, pour Mal
larmé, il est "d'essence supérieure" (312), tout médiocre, tout raté qu'il
puisse par ailleurs paraître à travers la plupart des réalisations théâ
trales de son temps (ou du nôtre). Les qualités pourtant obscures propres
à "l'être-au-monde" de l'homme se produisent sous les feux de la rampe
et l'homme s'offre ainsi le luxe d'un mystère éclatant. La foule qui, dans
sa vie quotidienne, récuse son opacité centrale et en prohibe la manifes
tation, exige au contraire du théâtre qu'il lui offre le spectacle magnifié
de sa présence au monde sans en gommer les ténèbres mais en les sacrali
sant. Le poète parle alors de "divinité" (298) et de culte et le peuple qui
éprouve le besoin d'appréhender son humanité sous cette forme quasi re

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168 Une définition de la poésie ou Mallarmé philosophe

ligieuse sera en droit d'en réclamer la toute matérielle apothéose aux


pouvoirs en place:
La scène est le foyer évident des plaisirs pris en commun, aussi et tout bien réfléchi,
la majestueuse ouverture sur le mystère dont on est au monde pour envisager la gran
deur, cela même que le citoyen, qui en aura idée, fonde le droit de réclamer à un État,
comme compensation de l'amoindrissement social. Se figure-t-on l'entité gouver
nante autrement que gênée [...] devant une prétention de malappris, à la pompe, au
resplendissement, à quelque solennisation auguste du Dieu qu'il sait être! (314)

L'institution sociale, pour détourner la violence latente d'un tel dé


sir, s'ingénie à proposer au public, en qui le couchant éveille un irrépres
sible besoin d'ouverture sur l'au-delà de ce qui est où seul peut s'éployer
son propre mystère, "un simulacre [...] prêt à contenir par le voile basal
tique du banal la poussée de cohue jubilant si peu qu'elle aperçoive une
imagerie brute de sa divinité" (298). Il y a, de fait, chez Mallarmé, un
véritable cercle entre le théâtre, la théâtralité et ce mystère qui en ap
pelle proprement à la vocation ontologique de l'homme: l'on finit par se
dire avec lui que l'homme est grand et divin d'abord et surtout parce
qu'il est capable de théâtre, capable de se représenter lui-même sous ses
traits essentiels tout en préservant comme point de fuite le cœur de l'é
nigme. Le mystère évoqué ne se sépare pas de la puissance à la fois cri
tique et mythique qui permet à l'homme de s'appréhender en se proje
tant dans une imagerie plus ou moins élaborée. Et, comme notre poète ne
coupe jamais l'idéal qu'il fixe à la poésie de celui qu'il attribue ici au
théâtre, le poème se doit, lui aussi, de manifester l'essentiel, c'est-à
dire ce mystère qui est la preuve et la mise à l'épreuve de la divinité de
l'homme. La figure et/ou l'événement produits par "le langage humain
ramené à son rythme essentiel" participent de ce mystère tout en contri
buant à l'exprimer. Tout comme le théâtre, et avec un mode
d'"expression" analogue (s'arrachant à la référence pure et simple pour
ouvrir un site événementiel), la poésie fait venir dans et par le monde
du texte "le sens mystérieux des aspects de l'existence" qu'elle détaille
et unifie en son jeu propre. La poésie a prise sur "l'être-au-monde" de
l'homme, elle n'est en rien étrangère à l'existence et à ce qui en constitue
la vocation ontologique. C'est à ce titre qu'elle peut "doue[r] d'authenti
cité notre séjour".

...elle doue ainsi d'authenticité notre séjour...

Le terme d'"authenticité" est des plus difficiles à cerner et les cri


tères qui devraient permettre d'en définir les modalités demeureront en
grande partie fluctuants. Ce qui est affirmé ici, toutefois, c'est que, sans
la poésie, sans le théâtre, sans l'art en général, la vie humaine n'at
teindrait ni son sens ni sa vérité et l'homme n'habiterait pas la terre
comme il lui convient de l'habiter4. Car il ne s'agit aucunement, pour
l'homme, pour le poète, d'aller chercher au loin le sens de son séjour ter

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Serge Meitinger 169

restre; au contraire, comme l


tenter d'arriver une fois là même où déjà nous avons séjour"
(Acheminement vers la parole 14). Pour mieux comprendre ce que signi
fie un tel "habiter", ainsi que le devoir qu'il induit, il nous faut recourir
à un passage célèbre et capital de la réflexion mallarméenne sur l'écri
ture: situés au tout début de la grande conférence sur Villiers de l'Isle
Adam, prononcée en Belgique au début de 1890, ces trois paragraphes
représentent la définition la plus haute et la plus nette de la vocation
ontologique de l'écrivain ou de l'artiste:
Sait-on ce que c'est qu'écrire? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique, dont
gît le sens au mystère du coeur.
Qui l'accomplit, intégralement, se retranche.
Autant, pour ouï-dire, que rien existe, et soi, spécialement, au reflet de la divinité
éparse: c'est, ce jeu insensé d'écrire, s'arroger, en vertu d'un doute—la goutte d'encre
apparentée à la nuit sublime—quelque devoir de tout recréer, avec des réminiscences,
pour avérer qu'on est bien là où l'on doit être (parce que, permettez-moi d'exprimer
cette appréhension, demeure une incertitude). Un à un, chacun de nos orgueils, les sus
citer, dans leur antériorité et voir. Autrement, si ce n'était cela, une sommation au
monde qu'il égale sa hantise à de riches postulats chiffrés, en tant que sa loi, sur le pa
pier blême de tant d'audace—je crois, vraiment, qu'il y aurait duperie, à presque le sui
cide. (481)

Ici l'existentiel enveloppe l'ontologique: le "mystère" est lié au


"cœur" et le destin poétique est d'une suffisante gravité pour qu'un éven
tuel échec sur ce plan puisse suggérer l'idée de "suicide". Nous retrou
vons le mystère que nous nous essayons à comprendre et désormais il se
situe au centre-même de la sensibilité et de l'affectivité: l'écriture s'in
carne ainsi en l'homme dont elle mobilise toutes les facultés et nous pou
vons remarquer que Mallarmé dit "écrire", ce qui englobe toute l'activité
littéraire au sens moderne du terme. Un tel "écrire" est un acte existen
tiel de portée ontologique—donc un "existential"—5: non seulement il
(se) tient au siège des sensations et sentiments mais encore il implique
une ascèse qui est dépouillement des particularités personnelles, mon
daines et anecdotiques. Il a rapport à des percepts et à des affects purs,
dégagés de toute encombrante personnalisation. Et le but de l'entreprise
d'écriture est de raturer le "doute" qui subsiste ou ne cesse de renaître sur
l'effectivité de notre présence au monde: 1'"écrire" se doit de délivrer
une preuve de notre "être-au-monde" qui soit aussi une figure du monde
pour nous habitable. Il s'agit de se placer—de prendre place—dans le
jeu du monde et de s'y mettre au travail pour rassembler par le verbe
"ramené à son rythme essentiel" les éclats divers de "la divinité
éparse", divinité du monde qui tend à rejoindre celle de l'homme. De
fait, on l'oublie trop souvent, Mallarmé ne perd jamais de vue le monde
qui nous entoure et, pour lui qui ne saurait pourtant être tenu pour un
poète qui reproduit la réalité brute des choses, le monde ne cesse d'être
une matière et un modèle. Il n'est pas question ici de mimèsis—c'est-à

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170 Une définition de la poésie ou Mallarmé philosophe

dire, au sens habituel du terme, d'une copie si possible adéquate aux ap


parences de l'objet décrit—mais de "tout recréer avec des réminis
cences". La reprise des données et des éléments du monde, fournis par la
multiplicité vivante et active de ce qui est, se fait sur le mode de l'allu
sion, de la suggestion, de l'évocation: les qualités impondérables saisies
et portées par le verbe, rythmées et ordonnées par lui s'agencent en une
figure inédite qui dessine pour notre esprit et pour nos sens un portrait du
monde devenant nôtre et lui restitue de la sorte l'intégrité de ce qu'il
faudrait désormais reconnaître pour "sa loi". Un tel portrait seul est à
même de pallier à l'"incertitude" qui gangrène notre espérance et notre
élan. Ainsi le poète avère notre présence au monde et lui donne
"l'authenticité", la nécessité qui lui faisaient défaut. L'œuvre réussie,
aboutie—mais pour Mallarmé l'est-elle jamais vraiment?—devient une
preuve qui doit balayer aussi toute assurance mal fondée (car fondée en
core sur "nos orgueils"). L'échec—qui pourrait, tout autant que d'une dé
faillance de l'homme et/ou de son langage, venir d'un refus du monde à
admettre pour vérité première les "riches postulats chiffrés" du poète—
peut conduire au suicide. Tel est le sérieux de l'entreprise littéraire
quand elle est digne de l'ambition et du devoir ontologiques qui la fon
dent. Nous rendre la terre habitable signifie ainsi promouvoir par le
travail du verbe une vérité et une simplicité qui soient égales à ce que
sont les choses en leur principe-même. C'est très difficile et, paradoxa
lement, parfois très facile: il suffit qu'en certains instants privilégiés le
monde semble se donner de lui-même à l'artiste comme à l'état naissant
sans que ce dernier ait tout à fait à se livrer à son art—peut-être toute
fois de tels percepts ou de tels affects ne sont-ils actualisables ou seule
ment même saisissables qu'en raison de la sensibilité exercée de l'artiste
aux aguets de l'être?—. Alors qu'il s'est éloigné de la capitale vouée à
l'agitation pour s'adonner aux plaisirs champêtres, il arrive au poète
de s'étonner, tout à la fin de sa méditation intitulée, justement, Buco
lique:
[...] que le bruit puisse cesser à une si faible distance pour qui coupe, en imagination,
une flûte où nouer sa joie selon divers motifs celui, surtout, de se percevoir, simple,
infiniment sur la terre. (404-5)

Une flûte imaginaire est cependant l'instrument—faunesque par ex


cellence!— qui, ici, "doue d'authenticité" le "séjour" de l'homme: notre
rapport au monde et une juste appréhension de ce qui est ne sauraient
sans doute faire l'économie d'une telle médiation. En ce sens, la Poésie et
l'Art en général—même sous une forme imaginée, imaginaire—s'offrent
comme la médiation idéale mais il apparaît aussi qu'ils ouvrent au
delà des choses physiques Tespace-temps d'un dehors qu'il faut bien
dire, étymologiquement, "métaphysique" et qui n'est peut-être qu'un es

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Serge Meitinger 171

pace vide—un néant, pour l


ment nécessaire.

...et constitue la seule tâche spirituelle.

La quête de la preuve qui garantisse la justesse et l'éminence de notre


place dans le monde conduit en effet le poète et son lecteur plus loin que
prévu: une inquiétude persiste et exige de celui qui lit ou donne à lire
qu'il s'élance vers quelque chose de tout autre et qui semble déjouer la
prise. Et nous revenons maintenant à la conférence sur La Musique et les
Lettres de 1894. Par opposition à la conception traditionnelle des
Lettres comme "expression burinée des notions en tout domaine", Mal
larmé envisage désormais "la lecture [et l'écriture] comme une pratique
désespérée" (647), c'est-à-dire comme un exercice lucide, conscient de ses
limites, qui n'admet donc pas d'espoir indû ou prématuré, n'attend au
cune gratification idéale et devient proprement incapable de (se) satis
faire. De cette position découle, en deux temps, la définition moderne de
"la seule tâche spirituelle": Mallarmé pense, d'une part, que le princi
pal ressort "du mécanisme littéraire" est un évident—et nécessaire—
élan vers quelque chose qu'il sait pertinemment ne pas exister—donc un
"leurre" mais aussi un "resplendissement" potentiel—et d'autre part,
que le devoir du poète est, en travaillant à multiplier les jeux de rap
ports entre toutes choses, de reconfigurer® le monde pour en dessiner "la
totale arabesque" qui pourra peut-être devenir pour l'homme le miroir
vrai de son humanité. Le premier moment souligne l'insatisfaction fon
damentale, essentielle qui anime désormais le poète puis son lecteur:
[...] je connais des instants où quoi que ce soit, au nom d'une disposition secrète, ne
doit satisfaire.
Autre chose... ce semble que l'épars frémissement d'une page ne veuille sinon surseoir
ou palpite d'impatience, à la possibilité d'autre chose.
Nous savons, captifs d'une formule absolue que, certes, n'est que ce qui est. Inconti
nent écarter cependant, sous un prétexte, le leurre, accuserait notre inconséquence,
niant le plaisir que nous voulons prendre: car cet au-delà en est l'agent, et le moteur di
rais-je si je ne répugnais à opérer, en public, le démontage impie de la fiction et
conséquemment du mécanisme littéraire, pour étaler la pièce principale ou rien. (647)

C'est un idéal torturant que ce désir inextinguible de ce qui ne cesse de


manquer à la totalité de ce qui est. Et nous sommes bien, à notre façon, en
pleine "méta-physique": une fois écartée la valeur d'échange du lan
gage, l'envie d'un au-delà s'impose et détermine de part en part l'acti
vité littéraire. Mallarmé est conscient qu'il n'y a rien au-delà, qu'autre
chose n'existe pas—du moins sur le mode des choses substantielles, sur le
mode de l'étant—et sa lucidité est aussi le viatique de nombre de nos
poètes contemporains. Pourtant, il maintient, mieux il encourage, l'élan
vers cet au-delà et il y trouve le plaisir suprême propre à la fiction. Tel
est son pari "méta-physique": il n'y a rien au-delà mais il convient de

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172 Une définition de la poésie ou Mallarmé philosophe

sans cesse réitérer ce bond à vide ou ce bond dans le vide qu'est, à ses
yeux, l'essor poétique:

Mais, je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation défen
due et de foudre! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate.
À quoi sert cela —
À un jeu.
En vue qu'une attirance supérieure comme d'un vide, nous avons droit, le tirant de nous
par de l'ennui à l'égard des choses si elles s'établissaient solides et prépondérantes—
éperdument les détache jusqu'à s'en remplir et aussi les douer de resplendissement à
travers l'espace vacant, en des fêtes à volonté et solitaires. (647)

Sans déroger à sa conscience lucide et cruelle, ni donner de gages à la


conception traditionnelle d'une transcendance substantielle, Mallarmé
exalte avec une certaine ferveur et même une évidente religiosité le vé
ritable feu d'artifice réalisé par l'artiste qui crée à partir du vide et du
manque. Et, comme l'art pyrotechnique réinvente la foudre et les étoiles
en projetant ses feux dans l'espace sidéral, le poète arrache aux choses
pondéreuses des éclats d'être qu'il projette dans la figure resplendis
sante d'une constellation inédite. 11 ouvre ainsi l'espace potentiel d'une
fête qui est celle de l'être—au sens que lui donnera Heidegger7 en notre
siècle—fête où les possibles de notre monde trouvent un lieu et un rayon
nement sans lien avec la matière. Le projet (qui est jet dans un "espace
vacant"), le jeu virtuel—c'est-à-dire "méta-physique"—des qualités
impondérables détachées des choses composent "la notion d'un objet,
échappant, qui fait défaut" (Ibid.) et qui néanmoins existe ou plutôt
"ek-siste"8 et fait légitimement concurrence à ce qui est. Le devoir du
poète est de recréer le monde afin de faire coïncider son visage avec ce
lui de l'homme:

Tout l'acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps,
rares ou multipliés; d'après quelque état intérieur et que l'on veuille à son gré étendre,
simplifier le monde.
À l'égal de créer: la notion d'un objet, échappant, qui fait défaut.
Semblable occupation suffit, comparer les aspects et leur nombre tel qu'il frôle notre
négligence: y éveillant, pour décor, l'ambiguïté de quelques figures belles, aux inter
sections. La totale arabesque, qui les relie, a de vertigineuses sautes en un effroi que
reconnue; et d'anxieux accords. [...] Chiffration mélodique tue, de ces motifs qui com
posent une logique avec nos fibres. [...] nulle torsion vaincue ne fausse ni ne trans
gresse l'omniprésente Ligne espacée de tout point à tout autre pour instituer l'idée;
sinon sous le visage humain, mystérieuse, en tant qu'une Harmonie est pure. (647-8)

Le but du poète est de restituer par son travail et son inspiration


propres le réseau ou le tissu des lignes de force qui configurent le monde,
d'en dessiner, pour soi et pour les autres hommes, les "quelques figures
belles" naissant aux entrecroisements, aux entrelacs, aux "chevêtres"
des fils ou des sillages, majeurs et mineurs. Mais il y a consubstantia
lité—hors toute substance—entre les formes, les chiffres, l'idée et la
mélodie cosmiques ainsi déployés et notre configuration la plus intime—

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Serge Meitinger 173

"quelque état intérieur"—, la


nos affects, celle de notre esp
humain" apparaît grâce au la
du poète un autre visage qu
sens, vérité et forme à l'en
ainsi dressé du monde pourra
nité et mystère. Telle est la m
éminemment à la Poésie—et
traditionnelle des Lettres qu
rence:

Avec véracité, qu'est-ce, les Lettres, que cette mentale poursuite, menée
discours, afin de définir ou de faire, à l'égard de soi-même, preuve que
pond à une imaginative compréhension, il est vrai, dans l'espoir de s'y

L'imagination créatrice du poète qui recrée le monde à


données du monde—mais en volatilisant d'abord ce dernier—est à la
fois une faculté intellectuelle (induisant un mode particulier de
"compréhension") et une puissance d'expansion "méta-physique" sus
ceptible de conjuguer le portrait du monde et l'autoportrait de l'homme.
C'est là encore un idéal, et, bien que déniant à l'Absolu comme à l'Infini,
les qualités qui sont les leurs dans la métaphysique classique, jamais
Mallarmé ne renoncera à se donner "l'absolu" et "l'infini" pour critères
et pour repères. Sa pratique est foncièrement désillusionnée, son hé
roïsme est toutefois de ne jamais renier l'essor qui le projette sans cesse
dans l'irréalité au nom d'une réalité autre, plus haute et plus difficile
Et un tel élan réussit tout de même à faire "se fixer" quelque chose qui
n'est certes pas l'Infini mais une image vive—figure et/ou événement—
de l'infinité propre à un monde en croissance et qui devient nôtre.
Ses purs ongles très haut...

Nous voudrions maintenant éprouver à partir d'un poème la perti


nence de la définition que nous venons de déployer sur le mode abstrait.
Le célèbre Sonnet en -yx nous fournira la matière d'une lecture qui re
prendra les données essentielles de notre propos antérieur sans toutefois
réduire le texte à une théorie seconde. Non! nous essaierons de traiter le
poème en tant que tel, dans sa présence verbale et comme l'espace-temps
d'un événement crucial et unique:

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,


L'Angoisse ce minuit, soutient, lampadophore.
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore

Sur les crédences, au salon vide: nul ptyx,


Aboli bibelot d'inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s'honore.)

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174 Une définition de la poésie ou Mallarmé philosophe

Mais proche la croisée au nord vacante, un or


Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,

Elle, défunte nue en le miroir, encor


Que, dans l'oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor. (68-9)

C'est d'abord—cela est clair—un poème-exploit, ce qui fait en bonne


partie sa réputation: songeons aux rimes en -yx et -ixe qui n'alternent
qu'avec des rimes en -or et -ore, et qui sont toutes des rimes rares et diffi
ciles, contraignant même le poète à imposer le mot "ptyx" qui est un ha
pax; de plus, tout le jeu rimique du sonnet est fondé sur ces deux seules so
norités. Exploit aussi du côté de la signification: ce poème passe pour
porter à un comble l'obscurité mallarméenne. Quand il en présente la
première version (très différente de celle-ci), Mallarmé l'évoque comme
"un sonnet allégorique de lui-même" et dit qu'il se consolerait aisément
que son poème n'eût pas de sens (selon l'acception ordinaire du terme)
tant l'effet incantatoire lui semble suffisant. Mais il faut bien se garder
d'y lire trop vite une préfiguration des théories qui veulent que la poé
sie moderne soit strictement autoréférentielle9.
Présentons d'abord le poème dans sa scansion la plus extérieure et de
façon descriptive: c'est le poème d'une chambre vide, la nuit, fenêtre
grande ouverte sur le ciel étoilé. Dans la première strophe, se dresse
apparemment un "lampadophore" c'est-à-dire une statue au bras levé
portant un flambeau. La seconde strophe est celle du "ptyx", objet qui
n'existe pas et qui, en effet, risque de renvoyer le sens du poème à un pur
et simple flatus vocis. Dans les tercets, se déroule l'incertain combat
d'êtres mythiques, comme enfermés dans le cadre doré d'un miroir où se
reflète la Grande Ourse. On peut remarquer aussi toute une série mytho
logique: Phénix, Styx, licornes et nixe. Le Phénix, l'oiseau fabuleux qui
renaît de ses cendres; le Styx, le fleuve des Enfers antiques, limite in
transgressable—mais parfois transgressée—de la mort; la licorne, ani
mal mythique médiéval dont le symbolisme, entre virginité et luxure,
reste ambigu; la nixe, sorte de naïade nordique, parfois maléfique. Au
total, des êtres symboliques dont la réunion n'est pas évidente. Ce par
cours ne nous apprend pas grand chose, il nous permet seulement de nous
repérer dans le poème sans encore livrer la nécessité du texte. Mais, pour
sa part, ma lecture voudrait montrer comment, ici, "le langage [est] ra
mené à son rythme essentiel" et comment le poème exprime le "sens mys
térieux des aspects de l'existence" et peut ainsi "doue[r] d'authenticité
notre séjour".
L'erreur serait de continuer à morceler les données du texte et du décor
qu'il paraît nous proposer. Le poème n'est pas un poème descriptif et ce
n'est pas là un décor vide mais un lieu animé par une présence diffuse qui

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Serge Meitinger 175

s'avère être présence humaine


anime le texte et s'y investit
mains d'abord insoupçonnés.
prendre le poème dans son or
ter et, en une manière d'analy
tuer l'événement de lecture
ongles très haut dédiant leu
poème qui n'a pas de titre en
sessif ici associé à "ongles" i
ou humain). "Très haut" prod
d'élévation que "dédiant" or
tueuse: le mouvement du "la
sans être arrêté. Mais c'est l
travail du "langage ramené à
rime en -yx, renvoie à une
zones concentriques de diver
semi-précieuse donne une imp
fois la mémoire culturelle, l
cien, c'est aussi l'ongle. La c
deux avatars de l'"ongle", plac
de correspondances entre le r
tité potentielle de l'être sugg
entre l'animé et l'inanimé, l
lité de la pierre... Or l'atten
seau virtuel va être déçue
"l'Angoisse". Au lieu d'un être
incarné. Mais ce n'est pas là
sentiment humain par excel
Heidegger qui la considère
"Têtre-au-monde" propre a
goisse est l'être-au-monde m
doute pas un hasard si ce qui
la présence de l'angoisse pe
monde de cette chambre pr
sentiel—d'un "existential"
comme Dasein à l'état pur. C
être animé, nous pouvons êt
pas ici d'un être catalogué s
agit dans le monde qu'il con
gnation, diffusion ou saturat
fiés et repensés, Tétant per
d'expansion et affronte "Têt
tremise de "ce minuit" et de
tive indétermination: s'agit

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176 Une définition de la poésie ou Mallarmé philosophe

apposition? Rien ne permet de trancher en un sens plutôt qu'en l'autre. Si


c'est un complément de temps, il indique l'heure où doit se situer l'ac
tion, heure symbolique et équivoque car minuit échappe au temps des
horloges comme des calendriers tout en restant un repère évident et, de
plus, le déictique qui est censé le déterminer n'étant appuyé sur aucun
indice complémentaire, il ne peut nous renvoyer à rien d'autre qu'au pré
sent de notre lecture. Si c'est une apposition à "l'Angoisse", cette der
nière prend en elle les qualités de cet instant particulier et en nourrit sa
présence diffuse: l'angoisse est grosse aussi d'un temps ou d'une tempora
lité qui échappe à l'engrenage ordinaire des heures et en suspend l'écou
lement. L'étant est miné en sa prégnance matérielle: en effet le senti
ment diffus produit sur le devant de la scène verbale s'offre comme un
"soutien" mais sous la forme équivoque d'un "lampadophore". Quand on
arrive à la fin du second vers, il semble que ce mot soit de nature à lever
les incertitudes planant sur les réseaux déjà ouverts: il permet à nombre
des commentateurs10 d'évoquer tout de go une statue au bras levé, por
teuse d'une lampe allumée, et les "ongles" et l'"onyx" ainsi que le mou
vement d'offrande semblent y trouver leur raison. Voire! le texte ne le
dit pas et la possibilité qu'il s'agisse bien d'une statue n'est pas actuali
sée. De fait—selon la syntaxe la plus ordinaire cette fois—c'est
"l'Angoisse" qui est "lampadophore": elle porte lumière. Dans l'analy
tique heideggérienne du Dasein, il est certain que l'angoisse porte lu
mière en éclairant d'une lueur sourde mais poignante et active la condi
tion existentiale de "l'être-au-monde": "L'être-jeté dans la mort se ré
vèle à lui plus originalement et de façon plus impressionnante dans la
disposibilité (sic) de l'angoisse" (Être et Temps 305). L'angoisse im
prègne le monde qu'elle ouvre, elle en métamorphose l'espace et le
temps tout comme la matérialité potentielle et elle trouve son expan
sion la plus large dans l'imaginaire auquel elle confère toute sa puis
sance: "Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix/ Que ne recueille pas de
cinéraire amphore". L'allusion au Phénix, à la consumation qu'il ac
compagne et accomplit, et l'étrange manière qu'a le quatrième vers de ne
suggérer l'immortalité qu'en niant la cendre amorcent le jeu d'un mouve
ment contradictoire dont seul le monde imaginaire peut accueillir le
plein déploiement: le rêve ici invoqué—et qui, malgré l'évocation du
"rêve vespéral", reste plus proche de l'imagination créatrice que du
rêve nocturne—est soumis à la mort, mais, en même temps, il la trans
cende. Nous frôlons ainsi "le sens mystérieux des aspects de l'existence":
l'angoisse nous place sous l'horizon de la mort et nous révèle notre "être
pour-la-mort" mais cette révélation n'est pas seulement négative car
une telle conscience nous place aussi, dans la transcendance de l'élan qui
arrache à la mort, sous l horizon du projet. Le Phénix en est l'emblème
car il est l'être qui passe par la mort, qui vainc la mort et, en même
temps, la retient en lui-même pour se projeter plus loin toujours à nou

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Serge Meitinger 177

veau. L'homme en tant que D


détruisant et se détruisant s
Le premier quatrain ne nous
humain ramené à son rythme essentiel"—donnant leur plein
"rendement" à la syntaxe et à l'étymologie, comme à la temporalité du
dire—y ouvre un monde imprégné d'une présence diffuse mais qui nous
éclaire, en tant que "lampadophore" symbolique et/ou latent, l'énigme
de notre présence au monde et de notre condition.
Le second quatrain donne d'abord l'impression d'en revenir au décor
d'une pièce vide: "Sur les crédences, au salon vide". Mais le langage,
sans jeu étymologique cette fois ni réseau de qualités complexes s'entre
croisant, va réaliser à lui seul un exploit ontologique, et ce grâce à un
seul mot, proféré à la fin du premier vers, l'inoubliable "ptyx"! Voilà un
terme extraordinaire qui n'a ni signifié ni réfèrent et qui, de plus, est
nié! Ce que veut montrer Mallarmé au début de cette strophe, en nous le
prouvant par l'expérience du dire, c'est qu'un mot n'a besoin ni de signi
fié ni de réfèrent ni d'être affirmé pour exister et pour produire de l'être.
Ce terme n'est pourtant qu'un "Aboli bibelot d'inanité sonore"—magni
fique définition qui (avec ses allitérations!) dit le flatus vocis qu'est ce
vocable et qu'est aussi le poème qui le porte au jour. En effet le mot
"ptyx" n'a pas de sens: même si Mallarmé l'a bien emprunté à Hugo qui
l'a donné pour le nom d'une montagne, dans Le Satyre de La Légende des
Siècles, l'usage qui en est fait ici n'a rien de comparable; de même il est
inutile d'aller lui chercher une étymologie grecque qui en ferait un co
quillage. Cette pure et simple émission vocale, fondée sur sa seule force
articulatoire, a, malgré tout, puissance d'être: on peut évoquer la
"presque disparition vibratoire", analysée plus haut, mais, il faut en
renverser la formule puisqu'il est question—en fait il n'y a nul étant à
volatiliser—d'un "vibratoire" sans disparition. Il s'agit, au contraire,
d'une "presque apparition vibratoire" et nous touchons à l'être sans pas
ser par l'étant: c'est là-même l'exploit du Maître évoqué dans la paren
thèse qui tient les deux derniers vers de ce second quatrain: "(Car le
Maître est allé puiser des pleurs au Styx/ Avec ce seul objet dont le
Néant s'honore.)". Un jeu de mots, à la rime, porte leçon: "inanité so
nore"/"dont le Néant s'honore". Il y a un véritable "honneur" (qu'on
l'attribue à l'être—au sens moderne—ou au Néant de l'ontologie clas
sique) qui tient à l'éviction de l'étant dans et par la dimension vibra
toire du verbe et qui culmine, ici, dans l'évocation du Styx rimant avec
"ptyx". N'est-ce pas, une seconde fois, une façon de passer par la mort et
de la vaincre? Le langage ne produit-il pas par sa vibration propre une
présence virtuelle suffisante pour traverser la mort (par un jeu radical
avec la négation) puis pour l'écarter? Nous avons vu le Phénix retenir la
mort et la transcender: le Maître, le poète ne transgresse-t-il pas, nouvel
Orphée, grâce à un mot qui s'arrache et arrache à toute objectivité, à

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178 Une définition de la poésie ou Mallarmé philosophe

toute objectivation, le Styx des Anciens pour sauver ce qu'il aime le plus
de la mort? Et, un tel mot, sans signifié ni réfèrent ni positivité propre,
n'est-il pas le fait d'un langage enfin ramené à l'essentiel et même à
l'essence de l'essentiel? La double victoire remportée sur la mort dans
les deux premières strophes manifeste, non en théorie mais dans et par
le fait poétique lui-même, une prise de position sur l'un des sens les plus
mystérieux de l'existence humaine: être d'angoisse, "être-pour-la
mort", l'homme parce qu'il est en mesure de nommer et de rêver, de se
projeter et de projeter dans l'irréalité, échappe d'une certaine manière à
la mort. Et, le poème, qui, par le jeu du verbe, nous replace sans cesse sous
l'horizon d'une mort à la fois inéluctable et transgressable, nous fait
ainsi entrevoir l'"authenticité [de] notre séjour".
Le dernier mouvement, composé du sizain final, est marqué, à l'orée
du premier tercet, par le traditionnel changement de focalisation
propre à la forme-sonnet et indiqué ici par "Mais". Le monde de la
chambre, par l'entremise de la fenêtre grande ouverte, va s'ouvrir au
monde cosmique: le "miroir" où s'abolit la "nixe" devient le lieu d'une
constellation. Nous trouvons ici encore l'évocation d'un passage par la
mort, lié au combat des "licornes" et de la "nixe", mais cette "agonie"
est placée cette fois dans le premier moment de cet ultime épisode qui, à
la fin, s'ouvre sur de l'inouï ou plutôt de "l'invu". L'action de cette mort
victorieuse s'anime autour du verbe "Agonise": Mallarmé joue, chaque
fois qu'il utilise ce terme, sur son étymologie (agôn: combat) et
l'"agonie" c'est à la fois le combat de résistance contre la mort, le fait de
se défendre et débattre, et le mourir même. Le passage par la mort com
prend donc la résistance à celle-ci et il ne s'agit pas d'une mort stricto
sensu plutôt d'une métamorphose. Dans la dramaturgie de cette projec
tion vers le tout autre, les rimes en -or jouent un rôle capital: elles sont
quatre dans les tercets (comme dans les quatrains), mais désormais sous
leur forme masculine. Le cheminement de "l'or" au "septuor" passe par
"décor" et "encor": la rime (dont les formes féminines avaient privilégié
des mots rares comme "lampadophore" et "amphore" pu un jeu de mots
comme "sonore"/"s'honore") trouve sa quintessence au vers 9: "or" y dé
signe enfin l'éclat latent depuis le début (lueur et son) sous les espèces du
précieux métal et de sa couleur magique. Cette alchimie transmue la do
rure d'un cadre qui fait par trop "décor" en un "septuor", associant la ri
chesse du métal symbolique à la musique des sphères, et ce, par le tru
chement d'une étrange conjonction tronquée en un audacieux enjambement
(v. 12-13). Le dernier acte commence par ouvrir la fenêtre vers le nord
pour y accueillir l'éclat régénérateur d'un "or" mourant et vainqueur de
la mort car c'est bien l'or qui "agonise". Le combat flamboyant des
"licornes" et de la "nixe" sur le cadre doré du "miroir" reste confus et in
certain: les évocations mythiques—et quasi érotiques!—s'effacent avec
l'évanouissement d'une présence féminine dans l'eau du miroir. La mort

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Serge Meitinger 179

de l'or c'est la perte de cette


dité entrevue au centre du m
"cadre"; la résurrection de l'o
tion prosodique et par la v
tion lumineuse, sonore et im
en la conjonction, sans soluti
du monde cosmique dont le
gure de la Grande Ourse com
qui, anonyme et indifférent
miroir. Non! la constellatio
miroir et de la profondeur m
minine et l'or de notre mond
rêtée de toute éternité en un
venue reste un mouvement c
sent. Dans le monde de la chambre et dans l'eau du miroir, elle vient,
elle vient toujours et n'en finit pas de se fixer pour nous en une figure lu
mineuse et musicale qui devient notre or le plus cher et le plus proche.
Dans le progrès de sa lecture, la conscience du lecteur, récupérant au pas
sage les étincelles éparses d'un Dasein—être d'angoisse, "être-pour-la
mort"—distendu aux dimensions de la chambre prétendue vide, a in
vesti le monde de la chambre et rejoint, en un bond qui a traversé et re
tenu la mort, "la totale arabesque", "l'omniprésente Ligne" (648) du
monde cosmique dont elle redessine avec le poète l'une des figures maî
tresses, découvrant sous le visage apparemment enfoui de l'homme le
visage du ciel.

* * *

"La seule tâche spirituelle"? Sans dou


où la figure transcendante et substan
larmé, lors de sa crise, prétend avoir
mage" (Correspondance 1: 342)—et où
blié, le bond qu'accomplit l'homme vers
est la vérité" (Correspondance 1: 298)—
renvoyer à nous-mêmes-dans-le-mon
concevoir "notre séjour" comme le replie
cocon mais comme l'investissement risq
tout ce qui nous entoure pour nous prouv
devons être. Il n'est pas question de nou
un enracinement, au contraire c'est se s
nous environne, par rapport aux autres
nous arrachons à ce qui est pour nous o
ment où ça commence, où l'homme com
parfois, paradoxalement, très facile—

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180 Une définition de la poésie ou Mallarmé philosophe

s'est-il passé, vers 1870, dans la poésie française puis dans la poésie
mondiale et qui a fait basculer l'entente du verbe poétique comme de la
littérature? Le changement de statut du langage se faisant Poésie ou
Littérature—et que nous avons longuement analysé—nous a ouvert l'ac
cès à un nouveau mode de vérité qui s'impose à nous comme un devoir tout
aussi contraignant que, par ailleurs, celui de la rigueur intellectuelle: il
s'agit de dire et de (re)présenter en sa vérité le "sens mystérieux des as
pects de l'existence" mais, désormais:
[...] la vérité n'est [plus] un dévoilement qui détruit le mystère, mais une révélation
qui lui rend justice (Benjamin 28).

Faculté des Lettres et des Sciences humaines


Département de Lettres modernes
Université de La Réunion
15, avenue René Cassin
B.P. 7151
97715 Saint-Denis Messag. Cedex 9

Notes

IVoir sur ce point les livres-clefs, en français, de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacou
barthe: L'Absolu littéraire, et, en allemand, de Manfred Frank: Einfiihrung in die Friihro
tische Àsthetik, Vorlesungen
^Nous citons Mallarmé d'après l'édition de la Pléiade, procurée en 1945 par Henri Mon
et G. Jean-Aubry; nous plaçons entre parenthèses après les diverses citations le numéro
pages sans autre indication.
^Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire évoque "vaporisation" et "centralisation"—con
tration vs dissipation—à propos du Moi, in Œuvres complètes 1:676.
^Dans un texte tardif, F. Hôlderlin évoque le destin de l'homme par rapport aux Céle
comme par rapport au monde et affirme que: "c'est en poète que l'homme habite la terr
(Œuvres 939).
5Martin Heidegger appelle "existential, existentiaux" les éléments constitutifs du Da
premiers et généraux, irréductibles, ainsi arrachés aux aléas éventuels de 'l'existentiel" q
risqueraient de réintroduire l'anecdotique et le subjectif dans ce qui doit demeurer un
proche fondamentale. Faire de "l'écrire" un "existential" permet de mieux compren
l'aspect radical et originel de l'entreprise.
^C'est Paul Ricoeur qui dans Temps et Récit, (1: 85-129) distingue trois niveaux de "mim
(en un sens différent du sens usuel): une "précompréhension" du monde antérieure
travail du texte; une "configuration" naissant du texte; une "reconfiguration" prop
l'intersection du monde du texte avec le monde propre au lecteur. Mallarmé envisage
dans le passage considéré la possible vision de la "totale arabesque" comme un tra
conjoint de l'auteur et du lecteur.
^Heidegger est connu pour souligner constamment ce qu'il appelle la "différence on
gique", pour opposer l'étant à l'être. Tentons-en une définition: L'étant c'est la subst
pondéreuse et quantifiable de tout ce qui est là, devant et autour de nous, matériel,
gible, mesurable, épuisable. L'être n'est ni essence (au sens classique) ni substance ni e
tement présence ou absence. Il est le mouvement même par lequel Tétant se montre e
donne à nous en se rendant visible et sensible: le pur fait de se montrer, considéré en
même, comme apparition et comme manifestation. Il est, comme la lumière pour Plotin

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Serge Meitinger 181

pour Goethe, l'origine de notre r


échange de substance—consubstan
pour le Dasein qui est l'être hum
ontologique".
®Les traducteurs de Heidegger signalent ainsi, en français, le sens étymologique du verbe
"exister", privilégié par le penseur: "se tenir hors de soi".
9Voir Mallarmé,Correspondance, 1: 392, lettre du 18 juillet 1868 à Henri Cazalis; Claude
Abastado se fie trop à ces confidences pour faire l'analyse du texte définitif: "Lecture in
verse d'un sonnet nul".
lOpar exemple, Emilie Noulet, L'Œuvre poétique de S. Mallarmé, ou Charles Chassé, Les Clefs
de S. Mallarmé.

HC'est dans l'élégie intitulée Pain et Vin que F. Hôlderlin (Œuvres 807sq) pose la question:
"...et pourquoi des poètes en temps de détresse?" Heidegger consacre un essai à cette forte
parole dans Chemins qui ne mènent nulle part: 220-261.

Ouvrages cités
Abastado,Claude. "Lecture inverse d'un sonnet nul". Littérature, n° 6,1972: 78-85.
Chassé, Charles. Les Clefs de S. Mallarmé. Paris, Aubier, 1954.124-135.
Baudelaire, Charles. Œuvres complètes. Vol. 1. Ed. Claude Pichois , Bibliothèque de la
Pléiade. Paris: Gallimard, 1975.
Benjamin, Walter. Origine du Drame Baroque Allemand, trad. S. Muller, La Philosophie En Ef
fet. Paris: Flammarion, 1985.
Flaubert, Gustave. Préface à la Vie d'Écrivain, extraits de la correspondance, Ed. Geneviève
Bollème, Coll. Pierres Vives. Paris: Seuil, 1963.
Frank, Manfred. Einführung in die Frühromantische Àsthetik, Vorlesungen. Francfort: Suhr
kamp, 1989.
Heidegger, Martin. Acheminement vers la Parole, (Unterwegs zur Sprache), trad, de J. Beaufret,
W. Brokmeier et F. Fédier, Coll. Qassiques de la Philosophie. Paris: Gallimard, 1976.
. Être et Temps, (Sein und Zeit), trad, de F. Vézin, Bibliothèque de Philosophie, Paris:
Gallimard, 1986.
. Chemins qui ne mènent nulle part, (Holzwege), Coll. Classiques de la Philosophie. Paris:
Gallimard, 1962.
Hôlderlin, Friedrich. Œuvres, Ed. P. Jaccottet, Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard,
1967.
Mallarmé, Stéphane. Correspondance. Ed. Bertrand Marchai. Vol. 1. Folio-classiques, Paris:
Gallimard, 1995. Ed. Henri Mondor et Lloyd James Austin. Vols. 2-11. Paris: Gallimard,
1959-1985.
. Œuvres complètes. Ed. Henri Mondor et G. Jean-Aubry. Bibliothèque de la Pléiade.
Paris: Gallimard,1945.
Nancy, Jean-Luc et Philippe Lacoue-Labarthe. L'Absolu littéraire, Coll. Poétique. Paris:
Seuil, 1978.
Noulet, Emilie. L'Œuvre poétique de S. Mallarmé. Bruxelles: Jacques Antoine, 1974: 452-7.
Ricœur, Paul. Temps et Récit. Vol. 1. Coll. L'ordre philosophique. Paris: Seuil, 1983.

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