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L’Église grégorienne (XI e -XII e siècles)

Au cours du XIe siècle, sur fond de lutte acharnée entre deux pouvoirs à vocation universelle, l’Empire et la
Papauté, se produit une véritable révolution1 qui change profondément le visage de la chrétienté, jouant un
rôle bien plus décisif que « l’an Mil » dans le basculement entre un premier et un second Moyen Age. La
réforme dite grégorienne - du nom de son plus illustre protagoniste, le pape Grégoire VII (1073-1085) - a été
considérée comme « le plus grand fait de l'histoire religieuse du Moyen Âge » (Augustin Fliche). Il n'est pas
inutile d'évoquer tout d’abord les débats dont elle a fait l'objet afin de mieux comprendre la place qu'elle
occupe dans l'historiographie actuelle avant d’en préciser les contours et les prolongements.
Une mise au point historiographique
• C'est au médiéviste français Augustin Fliche (1884-1951) que revient le mérite d'avoir tracé le premier
tableau détaillé de la réforme grégorienne2. Pour lui, le mouvement grégorien était la réponse apportée par la
papauté réformatrice à une situation de crise politique, sociale et morale dont l'apogée se situait au Xe
siècle. « Profondément apologétique et imprégnée de moralisme » (F. Mazel), cette vision insiste sur les
multiples signes de décadence associés au Xe siècle, ce « siècle de fer et de plomb », selon la formule du
cardinal Baronius : effondrement des structures de l'État avec les derniers Carolingiens, montée de l'«anarchie
féodale», crise romaine qui fait alors de la papauté la proie des factions aristocratiques locales3, crise morale
profonde d'un clergé rongé par la vénalité des dignités et des sacrements (simonie) et par l'intempérance des
prêtres (nicolaïsme)4, etc. Elle apparaît alors comme le triomphe de principes centrés sur l'idée de libertas
Ecclesiae et implique la mise en place d'une structure pyramidale de l'Eglise. Pour Fliche, la réforme
s’identifiait au pape Grégoire VII. N’avait-il pas proclamer sa volonté « d’arracher l’Église à son oppression
servile, bien plus à son esclavage tyrannique, et de la rétablir dans son antique liberté » (Register, VIII, 12) ?
Grégoire était ainsi aux origines de la construction du centralisme bureaucratique romain comme de
l'élaboration parallèle d'une idéologie théocratique, l’obéissance à Rome devenant la pierre de touche de
l’orthodoxie » :
« L'affranchissement de l'Église étant impossible sans une parfaite unité d'action, la papauté, un moment écrasée
par le césaropapisme impérial et par la tyrannie de la noblesse romaine, a dû songer à se libérer elle-même et à

1
Florian MAZEL, « Réforme grégorienne. Une révolution totale », L’Histoire, n° 381, nov. 2012, p. 66-72. La formule avait été utilisée
par un historien américain Harold J. Berman (Law and Revolution. The Formation of the Western Legal Tradition, Harvard
University Press, 1983 ; trad. Droit et Révolution, Librairie de l’Univ. d’Aix-en-Provence, 2002) et très discutée. Il est indéniable que la
réforme se veut un retour aux origines.
2
La réforme grégorienne, 3 volumes, Louvain, Paris : 1924-1937 (reprint Genève, 1978). Co-directeur avec Mgr Victor Martin d’une
monumentale Histoire de l’Église (24 volumes), il s’était aussi chargé du 8e volume consacré à La réforme grégorienne et la
reconquête chrétienne (1057-1123), paru en 1940 (Bloud & Gay).
3
Parmi ces grands clans féodaux, on trouve aussi bien des familles qui ont des origines urbaines anciennes (Annibaldi, Orsini,
Savelli…) que d’autres qui proviennent des villes du Latium, comme les Conti, les Caetani rejoints à la fin du XIe siècle par les
Colonna. Au Xe siècle, une famille domine l’histoire de Rome et de la papauté, celle des Tusculani ou Théophylacte. En 904, le comte
Théophylacte de Tusculum devient consul et sénateur et impose son autorité sur l’Urbs, assisté de sa femme Théodora, et de ses
filles : Théodora la jeune et Marozie. Ces Romaines, belles et débauchées selon la tradition, ont, pendant près d'un demi-siècle,
disposé du siège apostolique pour leurs amants, leurs fils ou leurs petits-fils ; douze papes ont été nommés sous l'influence de ces
femmes ! Théodora a eu pour amant le pape Jean X (914-928). Quant sa fille Marozie, elle aurait eu, selon Liutprand de Crémone, un
fils du pape Serge III, et aurait eu avec lui des relations incestueuses ! Ce fils devient le pape Jean XI (931-936). Marozie ayant épousé
le puissant Albéric, marquis de Toscane et duc de Spolète, a un autre fils, Alberic II. Celui-ci prend le pouvoir en 932 comme « patrice
des romains » et fait emprisonner sa mère et son demi-frère… Son fils Octavius s'asseoit à son tour sur le trône de saint Pierre sous
le nom de Jean XII (955-964 ; c’est le premier à changer son nom). C’est ce jeune « libertin » qui sacre Otton II empereur du Saint
Empire romain germanique en 962. La famille Théophylacte, alliée aux Crescentii, continue de fournir des papes dépravés dans les
décennies suivantes, on y reviendra…
4 « Les clercs versent dans la plus basse débauche et vivent avec des courtisanes tandis que les moines n’ont d’autres soucis que de
courir les femmes : les filles d’Ève pénètrent même à l’intérieur des monastères ; les pieuses retraites des disciples de saint benoît
sont parfois transformées en lieux d’orgie et de débauche […] Partout, la bête humaine reprend le dessus. Évêques simoniaques,
clercs avilis par la débauche, seigneurs farouches et sanguinaires, femmes dévergondées constituent un musée des horreurs tel qu’on
n’en avait jamais dans l’histoire de l’humanité… ». Citations empruntées à Études sur la polémique religieuse à l’époque de Grégoire
VII. Les Prégrégoriens, Paris : 1916, p. 9 et suiv. [cité par Pierre TOUBERT, « Eglise et État au XIe siècle : la signification du moment
grégorien pour la genèse de l’État moderne », in État et Église dans la genèse de l'État moderne (dir. J.-Ph. Genet, B. Vincent), Bibli.
de la Casa de Velázquez n° 1, Madrid : 1986, p. 9-22].
établir solidement son autorité sur le monde chrétien; l'exaltation du Siège apostolique accompagnée de la
centralisation ecclésiastique qui subordonne étroitement à Rome, toutes les Églises locales et de la doctrine
théocratique qui contraint les rois à conformer leur gouvernement et leur politique aux directions morales et
religieuses du Saint-Siège, tel est, en fin de compte, le trait le plus saillant de la réforme grégorienne, celui qui
conditionne et explique tous les autres. » (La Réforme grégorienne, op. cit., t. 1, p. VI)
Augustin Fliche est aussi le premier à avoir articulé les différentes phases de la réforme, distinguant trois
temps, comme trois actes d’une même dramaturgie dit Pierre Toubert1 :
- un acte «prégrégorien» ou «césaropapiste», correspondant à un premier temps fort où la réforme a été mise
en œuvre par une action concertée de l'empereur Henri III et des premiers papes réformateurs d'origine
allemande, de Clément II (1046-1047) à Léon IX (1048-1054) ;
- un acte proprement grégorien caractérisé par une affirmation progressive du primat romain sous Nicolas II
(1059-1061) et Alexandre II (1061-1073) et par le radicalisme «théocratique» de Grégoire VII (1073-1085) ;
- un acte «postgrégorien» marqué par la mise en place, à partir d'Urbain II (1088-1099) et de Pascal II (1099-
1118) des dispositifs d'application concrète qui ont permis à la papauté et à l'Empire d'établir, avec le
concordat de Worms (1122), les bases d'une coexistence qui marque à la fois le terme chronologique de la
réforme et la victoire substantielle de ses principes.
•• Une seconde étape historiographique majeure est franchie en 1936 avec la parution du livre de Gerd
Tellenbach2. Récusant précocement les idées de « crise du Xe siècle » ou d'« anarchie féodale », Tellenbach a
bien montré que l'idéologie grégorienne est d’abord une rupture décisive par rapport à l’ « ordonnancement
du monde » (Weltordnung) carolingien-ottonien, encore bien vivace dans le projet réformateur d'Henri III.
Cette idéologie impériale, longuement évoquée dans le cadre du cours précédent, était fondée sur l'idée d'une
unité essentielle entre Église et État et sur une conscience unitaire du pouvoir politique. Si, dans un tel
système, le temporel et le spirituel étaient conçus comme différents et situés à des niveaux différents de la
pratique politique, il n'existait cependant entre eux ni conflit ni élément structural de concurrence. Jusqu'au
milieu du XIe siècle, on ne peut, selon Tellenbach, déceler du côté de l’Église aucune ambition à dominer la
société globale ni aucune tentation à absorber le droit naturel - c’est-à-dire le droit de l’Etat - dans une justice
surnaturelle définie comme droit de l'Église. On peut simplement discerner, à l'intérieur de l'Empire seule
réalité politique totalitaire, une Église définie de manière organique comme Église d'Empire
(Reichskirche). Étrangère à toute aspiration à la libertas essentielle, cette Église d'Empire ne revendiquait et ne
bénéficiait effectivement que de franchises - libertates - entendues d'une manière restrictive comme une
somme d'autonomies concrètes de caractère politique, juridique et économique. C'est au nom de cet idéal
unitaire qu'Henri III a engagé la première phase de l'action réformatrice en prenant appui sur le monachisme
et en particulier sur Cluny qui lui offre les thèmes réformateurs à l'ordre du jour dans les années 1040-1050.
Mettant l'accent sur la lutte contre le nicolaïsme et surtout contre la simonie, ce courant n'était nullement
engagé au départ dans la contestation des bases de la Weltordnung impériale traditionnelle. La rupture
idéologique est bien intervenue, selon Tellenbach, avec Grégoire VII lui-même. C'est alors seulement que s'est
mise en place une idéologie nouvelle cohérente et activiste, fondée sur l'affirmation du primat romain et sur
l'aspiration de l'Église à exercer un pouvoir suprême et omnicompétent.
Cette idéologie de rupture s’appuie sur deux maîtres mots: Restitutio et Libertas. Le premier montre qu’il s’agit
moins de réforme que de retour à une situation originelle magnifiée – le mot revient très souvent dans les
actes diocésains – invitant les laïcs à rendre à l’Église les dîmes et les différents biens spoliés. Le second
souligne que la réforme implique une ecclésiologie nouvelle fondée non plus sur des libertates octroyées mais
sur la revendication intransigeante de la libertas Ecclesiae et de la justitia Ecclesiae, c'est-à-dire de la
reconnaissance de l'Église en tant que source de tout droit. La réforme se radicalise alors : réaffirmation du
caractère révolutionnaire du message évangélique et de la mission ecclésiale de Rome, refus de tout
compromis avec les puissances temporelles… Si la thèse de Tellenbach marque un grand progrès dans

1
Article « Réforme grégorienne » dans le Dictionnaire historique de la Papauté, Fayard, 1994, p. 1432-1440.
2
Libertas. Kirche und Weltordnung im Zeitalter des Investiturstreits, Stuttgart, 1936 [éd. anglaise, 1938]. Gerd Tellenbach,
aujourd’hui décédé (1999), avait longtemps dirigé l’Institut historique allemand à Rome (1962-1971). Il est aussi l’auteur de Die
Westliche Kirche vom 10. bis frühen 12. Jahrhundert (Göttingen, 1988) dont il existe une version anglaise, The Church in Western
Europe from the Tenth to the Early Twelfth Century (Cambridge, 1993). Tellenbach (1903-1999) a fait l’essentiel de sa carrière à
Fribourg (Bade-Würtemberg), ses disciples se rendant célèbres par la qualité de leurs travaux prosopographiques.
l’analyse de la réforme, pour lui comme pour Fliche, le moment grégorien demeure essentiellement un
affrontement au sommet entre Empire et papauté.
••• C'est sur cet horizon historiographique que les études grégoriennes ont connu un remarquable
développement, à partir de 1947, avec la riche série des Studi Gregoriani1. Il s’agissait d’aborder la question
sous un angle moins pontifical, voire moins clérical même si la perspective religieuse restait essentielle. Les
apports les plus originaux de cette flambée de travaux peuvent être rangés sous quatre rubriques :
1) Une attention plus grande à l'histoire sociale, la réforme grégorienne étant non seulement l'expression
d'une idéologie imposée d'en haut par une élite cléricale mais aussi la réponse à une aspiration réformatrice de
la base (Vatican II n’est pas loin !). L’Église est une institution qui est moins perçu sous un angle juridique que
dans sa dimension sociologique ou anthropologique.
2) Le souci d'approfondir l’approche des espaces régionaux. En France, en Italie et en Allemagne surtout, les
monographies diocésaines se sont multipliées2. Prolongées par des travaux moins institutionnels, ce souci
nouveau débouche sur l’abandon des conceptions unitaires et synthétiques de la réforme pour mieux prendre
en compte la diversité des situations3.
3) Le rôle des milieux monastiques - Cluny sans doute, mais aussi Gorze, Fleury, etc. - dans le mouvement
réformateur. L'importance, en particulier, des courants érémitiques a été mieux évaluée, ne serait qu’à travers
la figure de Pierre Damien.
4) Le lien entre la réforme et les structures de pouvoir à l'intérieur de la chrétienté des XIe-XIIe siècles. Loin de
faire figure de réaction contre une mythique « anarchie féodale », la réforme se révèle de plus en plus comme
l'intelligente adaptation de l'Église en tant qu'institution à une société féodale bien structurée qu'elle s'est fixée
pour but de dominer de l'intérieur.
Cette relecture a été particulièrement importante en Allemagne comme l‘a montré un article récent de Steffen
Patzold, aujourd’hui professeur à l’université de Tübingen4 . A la suite des travaux de Tellenbach, la recherche
historique allemande avait privilégié l’approche institutionnelle5. L’histoire médiévale allemande est d’abord celle du
face-à-face entre l’aristocratie et le souverain. L’épiscopat plonge ses racines dans l’aristocratie, mais constitue aussi
une source de pouvoir pour le roi. Ce modèle dualiste conduit à être à la fois sensible aux liens familiaux étroits qui
unissent les évêques et les abbés des grands monastères à la noblesse6 et à la mise en place, par Otton Ier, d’une
« Eglise impériale », contrepoids aux tendances centrifuges des grands duchés. Un historien comme Josef
Fleckenstein soulignait ainsi que la chapelle palatine servait, dans la tradition carolingienne, de pépinière pour de
futurs évêques tout dévoués à une dynastie qui leur accordait de nombreux privilèges7. De ce fait, l’historiographie
allemande n’envisageait l’évêque que par rapport au souverain qui les investissait ou les destituait, qui leur confiait
d’importantes légations, s’appuyait sur leurs contingents militaires, etc. Ce modèle, celui de la Reichskirche, érigé en
système, fut contesté par un médiéviste anglais, Timothy Reuter, dans un article dont les conclusions ont été
largement débattues outre-Rhin avant d’être, peu ou prou, acceptées 8 . Pour lui, les Ottoniens n’ont pas
systématiquement créé et utilisé l’Église impériale pour affaiblir l’aristocratie séculière. Beaucoup d’évêques

1
Il s’agissait à l’origine de rencontres internationales qui se tenaient dans le cadre de l'abbaye de Saint-Paul-hors-les-murs, à Rome, à
l'initiative du Père B. Borino, scrittore à la Vaticane, et connaisseur exceptionnel de Grégoire VII. 14 volumes sont parus entre 1947 et
1991. Table des matières sur le site de l’université Fordham (http://www.fordham.edu/magazinestacks/studgreg.html).
2
Voir la collection « Histoire des diocèses de France » chez Beauchesne. Elle compte aujourd’hui 22 titres, d’Aix à Toulouse.
3
Pour la France, on relèvera, parmi les recherches récentes, outre les travaux de Florian Mazel sur la Provence, ceux de Jean-Hervé
FOULON (Église et réforme au Moyen Âge. Papauté, milieux réformateurs et ecclésiologie dans les Pays de la Loire au tournant des
XIe-XIIe siècles, Bruxelles : De Boeck, 2008) ou de Sébastien PEIGNE (« Les évêques de Nantes et la réforme grégorienne (vers 1060-
1140) », in Eglise et société dans l'Ouest Atlantique, Enquêtes et Documents, n°27, 2000, p. 11-26). On notera la parution annoncée
en 2013 des actes du 48e colloque de Fanjeaux consacré à « la réforme’’grégorienne ‘’ dans le Midi (XIe-XIIIe siècles) ».
4
« L’épiscopat du haut Moyen Âge du point de vue de la médiévistique allemande », in Cahiers de Civilisation médiévale, 48, 2005, p.
341-358.
5
Dans les années 1930 et 1940, s’impose la Neue Verfassungsgeschichte. Celle-ci accorde beaucoup d’importance aux formes de
pouvoir, désignés par le terme de Herrschaft. Ce terme, difficile à traduire – il repose moins sur le commandement et l’autorité
hiérarchique que sur la fidélité et l’échange - désigne ici à la fois le « pouvoir » de l’aristocratie et celui, rival, du souverain.
6
On sait que l’école allemande a eu très tôt recours aux recherches prosopographiques – à partir des Libri memoriales et des
nécrologes – pour analyser les groupes familiaux aristocratiques. Gerd Tellenbach, alors professeur à Fribourg, a beaucoup contribué
à l’essor de cette Adelsforschung.
7
Non seulement dans le cadre de leur évêché, mais en leur accordant aussi des prébendes canoniales prestigieuses.
8
« The ‘Imperial Church System’ of the Ottonian and Salian Rulers : a Reconsideration », dans Journal of Ecclesiastical History, 33,
1982, p. 347-374[rééd. Dans Medieval Polities and Modern Mentalities, ed. Janet L. Nelson, Cambridge, 2006, p. 325-353].
conservent des liens étroits avec leur famille et se révèlent aussi loyaux envers elle qu’envers le souverain. En
définitive, la situation allemande n’est sans doute, dit-il, si différente de celle qui prévaut ailleurs… Bref, les évêques
n’apparaissent plus comme des marionnettes au service du roi, pas plus qu’ils ne sont au service de leur lignage. Ils
sont d’abord des ecclésiastiques dont les normes et les idéaux sont originaux par rapport aux grands laïcs. L’étude
des actes synodaux, des statuts diocésains, celle des Vitae episcoporum ou des Gesta episcoporum contribue à faire
émerger une image de l’évêque moins réductrice, échappant au modèle dualiste.

En définitive, si l'expression de «réforme grégorienne» demeure dans l'usage courant, il est clair que la part
reconnue en propre à Grégoire VII et à son entourage n'a cessé d'être réduite au profit d'une conception plus
large du vaste mouvement rénovateur qui a entraîné l'Église au XIe siècle et dans le premier quart du XIIe siècle.
Au delà du conflit au sommet entre le pape et les puissances séculières, elles mêmes plus diverses et plus
complexes qu’on ne l’a longtemps cru, c’est une profonde transformation de l’Église qui est en cours. Dans les
années 1050, un nouvel horizon ecclésiologique et spirituel voit le jour. Une conception exigeante du
sacerdoce, inspirée par le modèle monastique, conduit la communauté des clercs à se définir par sa vocation à
l’abstinence ou à la virginité. C’est donc l’institutionnalisation de l’Église qu’il faut souligner et la volonté de
séparer rigoureusement les sphères du sacré (qui ouvre au salut) et du profane (qui conduit au péché). La
synecdoque 1 fonctionne alors pleinement : le mot ecclesia désigne maintenant d’abord et surtout la
communauté des clercs, de plus en plus hiérarchisée et soumise au primat spirituel et disciplinaire de Rome,
qui guide et encadre la société laïque.

I. La progressive conquête de la Libertas Ecclesiae


A. La réforme avant Grégoire VII
On ne doit pas oublier que les aspirations à la réforme sont anciennes. La simonie et le nicolaïsme ont déjà été
dénoncés par les évêques carolingiens, comme Agobard ou Hincmar. Ces aspirations révèlent les prétentions
hiérocratiques de l’épiscopat (Marcel Pacaut). Le haut clergé est conscient qu’il ne peut justifier la supériorité
du pouvoir spirituel que si l’Église est irréprochable. Or, au tournant de l’an Mil, il est évident – on l’a vu – que
les évêques ne peuvent ou ne veulent s’opposer à eux seuls au relâchement de la discipline ecclésiastique et à
l’emprise grandissante des laïcs malgré les succès des mouvements de paix. Les hérésies témoignent comme
l’émancipation des communautés monastiques d’une crise du modèle épiscopal. Dans ces conditions, seul
l’empereur et le pape ont les moyens d’impulser la réforme. Un idéal de pureté, largement emprunté au
modèle monastique, s’étend à tout le clergé en raison en particulier de la place nouvelle accordé au sacrifice
eucharistique.
1. L’action des empereurs
• Les empereurs rappellent volontiers qu’ils sont a Deo coronatus et que, « patrice des Romains », ils se
doivent de protéger le Saint-Siège… sans lui être soumis. Ils ont donc pris à cœur, dans la première moitié du
XIe siècle, de faire triompher certains aspects de la réforme, tout en restant dans l’ »ordonnancement politique
du monde » des siècles précédents. Dès les synodes provinciaux de Rome et de Ravenne (1014) et surtout lors
du grand synode de Pavie en 1022, coprésidé par le pape Benoît VIII et par l'empereur Henri II2, l'accent est
mis sur la lutte contre les ordinations simoniaques, sur la qualité morale du clergé et sur la nécessaire liaison
qui doit exister entre une vie sacerdotale régulière et l'administration des sacrements. Les grandes collections
canoniques3 de l'époque, comme le Décret de Burchard de Worms rédigé vers 1012 et largement diffusé clans
la décennie suivante, expriment aussi sur plusieurs thèmes essentiels des vues annonciatrices de celles des
grégoriens: lutte déclarée pour le célibat ecclésiastique et contre la simonie, exaltation du rôle des évêques et
valorisation de l'office sacerdotal en tant que médiateur sacramentel. La réforme de chapitres cathédraux

1
Une synecdoque - du grec συνεκδοχή [sunekdokhê], « compréhension simultanée » - est une variété de métonymie qui consiste
à donner à un mot un sens plus large ou plus restreint qu’il ne comporte habituellement. L’ancienne ecclesia est plutôt désignée
comme christianitas.
2
Fils du duc Henri de Bavière « le Querelleur », Henri II succède à son cousin Otton III, comme roi de Germanie (1003), puis comme
empereur quand le pape Benoît VIII le couronne à Rome en 1014. Il meurt en 1024 et est canonisé en 1146 avec son épouse,
Cunégonde. Avec lui s’éteint la dynastie ottonienne.
3
Recueils de prescriptions essentiellement disciplinaires et liturgiques.
comme ceux de Bamberg, d’Hildesheim ou de Cesena s’inscrit dans la même logique1. Au cœur même de
l'Empire, des évêques réformateurs comme Wazon de Liège (10421048) réagissent contre les abus du système
de l'Église d'Empire. Sans remettre en cause la fidélité due à l'empereur quant au temporel (de secularibus),
Wazon insiste, lors du synode de Mayence en 1047, sur l'obédience due au pape in spiritualibus, esquissant
par là une thématique riche d'avenir… et agaçant fortement l’empereur !
•• Ces premières aspirations à la réforme sont donc, dès les décennies 1010-1040, réelles mais encore diffuses
et incoordonnées. Un pas décisif est franchi à partir de 1046 par l'empereur Henri III2. Pénétré du caractère
sacral de la dignité impériale et sincèrement inspiré par les principes réformateurs élaborés en milieu
monastique, à Cluny et à Gorze en particulier, Henri III tente de dégager la papauté de son enlisement dans les
luttes d'influence locales. En effet, à Rome, 3 papes simoniaques se disputent le trône de saint Pierre…3
En 1046, Henri III décide d’intervenir directement dans les affaires de l’Église romaine et réunit un grand
concile à Sutri, en décembre 1046, qui condamna sévèrement la simonie. Devenu patrice des romains, Henri III
décide de faire élire des papes allemands : d’abord l'évêque de Bamberg, Suidger, qui devient Clément II
(1046-1047)4, puis l’évêque de Brixen en Tyrol, Damase II (1048)5, et surtout Léon IX, dont le pontificat
constitue une étape capitale dans le cheminement de la réforme.
2. Le pontificat de Léon IX (1048-1054)
• Ce lorrain né en 1002 « in dulcis Elisatii finibus » (« aux confins de la douce Alsace ») s'appelait Brunon ; son
père, parent de la famille impériale, était Hugues comte d'Eguisheim ; sa mère était une comtesse de
Dagsbourg. Brunon était depuis 22 ans évêque de Toul, quand en 1048, sur le désir de Henri III, il fut proclamé
pape par une diète tenue à Worms, alors qu’il avait déjà à son actif la réforme de nombreux monastères
lorrains. Il n'accepte sa nouvelle charge qu'à la condition d'obtenir le consentement du peuple et du clergé
romains et vint à Rome en pèlerin pour être officiellement intronisé en février 1049. Il s’entoure de partisans de
la réforme, le plus souvent formés dans les monastères lotharingiens : Humbert, un ancien moine de
Moyenmoutier, auteur d’un Adversus simoniacos (1057) et qui devient cardinal de Silva Candida et archevêque
de Sicile ; Frédéric de Lorraine, membre de la puissante famille des comtes d’Ardenne, archidiacre de Liège, qui
devient chef de la chancellerie pontificale, puis abbé du Mont-Cassin et qui succède brièvement à Léon
(Etienne IX, 1056-1058), Hugues Candide, chanoine de Remiremont, cardinal-prêtre de saint-Clément, sans
oublier bien sûr le moine Hildebrand, lui-même italien, mais formé dans un monastère réformé par Cluny
(Sainte-Marie de l’Aventin), le futur Grégoire VII. Léon le nomma sous-diacre, et en fit son œconomicus,
chargé de l'administration des revenus du Saint-Siège, laquelle était dans le plus grand désordre.
•• Même s'il n'a suscité aucun conflit ouvert avec l'empereur, Léon IX a engagé la papauté dans la voie d'une
claire exigence de libertas Ecclesiae. Sous l'action de théoriciens tenaces comme le cardinal Humbert ou Pierre
Damien6, la lutte contre l'investiture laïque et contre la simonie est menée avec efficacité.
1
Au même moment, dans la littérature hagiographique, avec des vitae comme celles de Bernward d'Hildesheim, de Burchard de
Worms ou d'Ulric d'Augsbourg, se fixe un premier type idéal d'évêque réformateur, soucieux de restaurer dans son clergé diocésain
des normes de vie canoniale, c'est-à-dire d'une vie commune fondée sur le modèle apostolique, imbue de valeurs ascétiques d'origine
monastique mises au service de l'encadrement pastoral.
2
A la mort d’Henri II, évêques et princes ont désigné Conrad, le fils du duc de Franconie, un Salien, pour lui succéder. A sa mort, en
1039, son fils Henri (III) est élu roi des Romains.
3
En 1032, les Théophylactes ou Tusculani imposent pour la 6e fois un des leurs sur le trône pontifical. Non seulement Benoît IX est
un laïc, mais c’est un enfant ! S’il semble avoir par la suite soutenu le mouvement de réforme initié par Pierre Damien, il devient un
pion dans les conflits au sein de la noblesse romaine. Certaines familles rivales lui opposent même un antipape, Sylvestre III en 1045.
L’année suivante, il accepte de s’effacer au profit de Grégoire VI, moyennant de grosses sommes d’argent puis tente de reprendre sa
tiare. La confusion est totale… Là encore, le portrait de la Papauté pré-grégorienne doit être reconsidéré. Il a été noirci à dessein, en
particulier en Allemagne.
4
Clément II, porté sur le trône de saint Pierre le 24 décembre, couronne Henri III empereur le lendemain.
5
Deux règnes bien courts (celui de Damase n’a duré qu’un mois), de là à parler d’empoisonnement…
6
« Nouveau Jérôme », Pierre Damien (1007-1072) ne fut pas seulement un écrivain et un théologien de premier plan (il est fait
Docteur de l’Église en 1828). Il s’était retiré comme ermite au prieuré camaldule de Fonte Avellana, en Ombrie en 1035, mais les
désordres du monde le contraignent à sortir de sa solitude 10 ans plus tard. Il s’engage alors dans l’action réformatrice, un temps aux
côtés de Grégoire VI, puis surtout avec Léon IX et ses successeurs. Il adresse à Léon IX, en 1049, le premier de ses grands écrits
réformateurs, le Liber Gomorrhianus sur les désordres du clergé, et, en 1051, à l’archevêque Henri de Ravenne, ce Liber gratissimus,
un traité canonique sur la reconsécration des simoniaques. Cardinal-évêque d’Ostie en 1057 et ami d’Hildebrand, Pierre Damien n’en
En 1049, il remet en vigueur le décret de Clément II qui réglementait les sanctions contre les simoniaques; puis
il multiplie les voyages afin de restaurer partout la discipline et l’autorité pontificale1 présidant successivement,
de 1049 à 1053, 10 conciles en France, en Allemagne et surtout en Italie (4 à Rome, dans le temps pascal, mais
aussi à Pavie, Siponto, Verceil ou Mantoue).
Quand il convoqua celui de Reims, en octobre 1049, quelques prélats et quelques seigneurs représentèrent au
roi Henri 1er qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait permis à un pape de venir présider un concile en France. Le
roi n'osa pas protester ouvertement, d’autant que le pape venait consacrer la nouvelle abbatiale et présider au
transfert des reliques de saint Rémi2. Mais, pour empêcher ces évêques de se rendre à Reims, il leur ordonna
de le rejoindre avec leurs hommes pour réduire quelques vassaux rebelles (comte d’Anjou); il n'y en eut que 20
qui se rendirent à l'invitation de Léon IX, ainsi que quatre évêques métropolitains, comme Halinard de Lyon et
Hugues de Salins, l’archevêque de Besançon3, ainsi que 50 abbés, mais le succès populaire fut incontestable.
Des milliers de pèlerins viennent chaque jour le voir, l’acclamer, le toucher... L'assemblée de Reims déclare que
l'évêque de Rome est le primat apostolique de l'église universelle ; Léon dépose plusieurs prélats coupables de
simonie comme Hugues de Breteuil, l’évêque de Langres, qui s’enfuit et est excommunié4. D’importants
décrets sont adoptés : « Nul ne peut vendre ou acheter les ordres et dignités de l’Eglise » mais surtout « nul ne
peut arriver aux charges ecclésiastiques sans l’élection du clergé et du peuple », ce qui marque une claire
inflexion de la réforme dans le sens de la primauté romaine. Pourtant quelques jours plus tard, à Mayence, en
présence de l’empereur, il n’ose pas répéter ses déclarations d’indépendance et renonce à partir en guerre
contre le césaropapisme, mais il est vrai que l’épiscopat allemand est sans doute de bien meilleure qualité…
••• De fait, les résistances sont nombreuses et des compromis doivent être trouvés. Au synode de Verceil
(1050), le problème de la validité des sacrements et des ordinations conférées par les évêques simoniaques est
réglé suivant la ligne modérée défendue par Pierre Damien dans son Liber gratissimus (1051). A Nantes, où
l’évêque simoniaque Budic avait été destitué en 1049, son successeur Airard, jusque là abbé de Saint-Paul-Hors-
les-Murs et choisi par Léon IX, se heurte à l’hostilité des élites locales et, devant la multiplication des doléances,
le pape recule et rappelle son protégé, permettant à un représentant de l’aristocratie cornouaillaise, Quiriac, le
frère du comte de Nantes, de reprendre le contrôle de l’évêché (1054 ?). En 1053, il doit interrompre un
synode à Mantoue, les gens des évêques lombards ayant provoqué une rixe avec la suite pontificale ! Mais cet
échec ne le décourage pas et il continue d’exalter a vie commune des clercs comme modèle sacerdotal concret
et met l'accent sur la pauvreté individuelle des chanoines selon l'esprit de la règle de saint Augustin.
•••• La fin de son règne est moins heureuse, marquée par le schisme de 10545. La rupture était préparée
depuis longtemps par des différences dogmatiques (le filioque) et liturgiques (le pain, le rite baptismal, la
barbe…), mais aussi par la rivalité entre les évêques de Rome et les patriarches de Constantinople, en
particulier en Italie du Sud. Plus fondamentalement, les deux chrétientés divergent sur la question de l’autorité
supérieure. Les orientaux sont attachés à l’idée de collégialité des cinq patriarcats 6 et le patriarche de
Constantinople n’est guère sensible à la réforme : les notions de libertas Ecclesiae ou de supériorité du
spirituel semblent incompréhensibles aux Byzantins et l’Église d’Orient n’est pas disposée à accepter la
primauté romaine. En juillet 1054 des légats pontificaux sont envoyés par Léon IX dans un esprit de
conciliation, mais Humbert, qui conduit les négociations, se révèle un « esprit rude et souvent sans nuance »

conserve pas moins des divergences avec la Curie romaine, restant très attaché à la dimension sacrée de la figure impériale. Dans les
nombreuses lettres qu’il adresse à l’impératrice Agnès, veuve de Henri III, il souligne que les deux glaives sont unis et que le
Royaume et le Sacerdoce doivent ensemble concourir au salut : « le roi se retrouve dans le pontife romain et le pontife romain dans
le roi ».
1
Durant la seule année 1049, il parcourt plus de 3 000 km.
2
Léon IX est le dernier pape à procéder à des translations de reliques.
3
Parmi eux, un seul « capétien », l’archevêque de Reims, Guy de Châtillon, ainsi que l’archevêque de Trêves.
4
Cet épisode savoureux est connu par la relation détaillée du synode qu’a laissé Anselme de Saint-Remi dans l’Historia dedicationis
S. Remigii Remensis dont un long extrait figure dans G. Brunel, E. Lalou, Sources..., p. 147-151.
5
Ce n’est pas le seul déboire qu’il rencontre. Il avait abandonné à l'empereur les revenus de l'évêché de Bamberg et de l'abbaye de
Fulda et, en retour, l'empereur lui avait cédé ses droits sur Bénévent. Cette ville d’Italie du sud étant occupée par les Normands, il
fallait s'en emparer ; Léon, en 1053, se met à la tête de quelques troupes, est battu, retenu prisonnier et obligé de confirmer les
conquêtes des vainqueurs. Peu après, en avril 1054, il meurt alors que le schisme de Michel Cérulaire est quasiment consommé.
6
Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem.
(Marcel Pacaut) et, après de vaines et interminables conférences, il dépose sur l'autel de l'église de Sainte-
Sophie une sentence d'excommunication du patriarche Michel Cérulaire ; les Latins sont à leur tour
excommuniés et chassés de la ville par une émeute. Le schisme de 1054, rendu inévitable par l’intransigeance
d’Humbert, signifie la rupture définitive avec l'Église d'Orient, bien que les contemporains n’en aient sans
doute pas eu conscience1. Il libère de toute entrave la volonté pontificale de revendiquer pour l'Église romaine
la suprématie sur toutes les Églises locales et favorise donc paradoxalement le radicalisme théocratique.
3. Les pontificats de Nicolas II (1059-1061) et d’Alexandre II (1061-1073)
• Les successeurs de Léon IX déploient leur action dans la continuité de ces nouveaux acquis2.
Profitant de la minorité de Henri IV3, Nicolas, l’ancien évêque de Florence, lié au même milieu réformateur
lorrain que ces prédécesseurs, prend une mesure décisive pour soustraire les élections pontificales à
l'intervention des empereurs et aux menées des factions romaines. L'élément central du dispositif réformateur
mis en place lors du synode de Latran en 1059 aboutit, avec le décret In nomine Domini, à restreindre au
collège des cardinaux-évêques, bientôt élargi aux cardinaux-prêtres [28 en 1084] et aux cardinaux-diacres [18
en 1130], la libre élection du pape4. Les conséquences de ce décret sont considérables. En rupture complète
avec la tradition de l'Église d'Empire, la nouvelle procédure des élections pontificales a pour objet de garantir
la libertas Ecclesiae au sommet de l'Église. Le peuple et la noblesse n'ont plus qu'à donner leur consentement
par acclamations. Dans la prévision de troubles, toujours possibles à Rome, et de la difficulté de trouver
constamment des candidats capables parmi le clergé de cette ville, le décret ajoute que l'élection pourrait aussi
se faire ailleurs et qu'il n'était pas indispensable que l'élu fût un Romain. Enfin, le droit de l'empereur de
confirmer le nouveau pape, institué en 824 (Constitutio Romana) lui reste acquis ; mais, ce droit est une
concession faite personnellement à Henri IV. Hildebrand croit devoir ménager encore la maison impériale ; il
lui suffit d'avoir réduit le droit de confirmation à une sorte de privilège honorifique conféré, non à la couronne
et au patricius des Romains, mais à la personne de Henri IV et éventuellement - après négociation ? -à celle de
ses descendants. Le décret de 1059 a en outre pour conséquence de doter le (futur) Sacré Collège d'une
prérogative exclusive, et donc d'une consistance canonique éminente, qui en fait bientôt le noyau central de la
Curie romaine5.
Dans la même année 1059, Nicolas II s'attache comme vassal, protecteur du Saint-Siège, le Normand Robert
Guiscard, duc de Calabre et de Pouille. Changement politique majeur qui fait des princes normands, jusque là
considérés comme des usurpateurs, les fidèles allés du Saint-Siège. Par le serment d'hommage que Robert lui
prête, ce dernier s'engage à lui payer un tribut comme à son suzerain, à défendre sa personne ainsi que les
propriétés et les gens de son Eglise, et à contribuer à ce qu'à l'avenir celui qui aurait été choisi par les cardinaux
soit reconnu et maintenu dans son autorité. Ayant à sa disposition un vassal puissant, le pape peut affirmer plus

1
Une conjonction de facteurs creuse le fossé (les ambitions des Normands – désormais allés de Rome – dans les Balkans, les
croisades, l’impérialisme des cités maritimes d’Italie en Orient…), mais jusqu’au concile de Florence (1449), on ne renonce pas à
l’union des Églises.
2
Il n’y a pas grand chose à dire des deux premiers successeurs de Léon IX en raison de la brièveté de leur pontificat. Victor, le dernier
pape allemand – avant Ratzinger/Benoît XVI – meurt au bout de 2 ans (1055-1057) et Étienne IX qui lui succède et est lui lorrain (voir
supra) est emporté par la maladie au bout de 8 mois de pontificat. C’est au cours de ces années qu’Hildebrand commence à exercer
son ascendant (note suivante).
3
Henri III meurt en 1056, laissant un fils de six ans sous la tutelle de sa mère, Agnès. Aussitôt l'anarchie recommence en Allemagne et
en Italie. La papauté, délivrée de la surveillance impériale, tire parti des circonstances, toujours sous la direction ferme et habile de
Hildebrand. Aucune décision importante n’est prise au cours de ces années sans son aval. Devenu légat pontifical, Hildebrand préside
alors plusieurs conciles en France, qui tous ont pour objet la réforme morale du clergé. Son influence est telle qu’Étienne IX (1058-
1059), qui l'envoie en mission en Allemagne, exige que s'il venait à décéder lui-même pendant l'absence de son légat, le Saint-Siège
restât vacant jusqu'à ce que celui-ci fût revenu pour donner son avis. Étienne meurt en effet en 1059, avant le retour d’Hildebrand. Un
parti romain, hostile aux réformes, se hâte d'élire un des siens, Benoît X. En revenant d'Allemagne, Hildebrand s'arrête à Florence,
réunit quelques évêques et quelques nobles, et fait nommer pape l'archevêque de cette ville, Gérard, qui prend le nom de Nicolas II ;
il rentre avec lui dans Rome, escorté par les troupes du duc Godefroid de Lorraine, alors marquis de Toscane – et frère du défunt
Etienne IX - et le fait reconnaître par le clergé et le peuple.
4
Ce conclave réunit donc les évêques des anciennes provinces suburbicaires (i.e. de la « province » de Rome, comme Palestrina,
Albano ou Ostie ; on en compte en principe 7), ainsi que des prêtres et des diacres des églises paroissiales de Rome (rappelons qu’on
peut élever à la pourpre cardinalice un clerc en le « titularisant » à la tête d’une église de Rome, comme aujourd’hui Mgr André Vingt-
Trois, cardinal-prêtre de Saint-Louis-des-Français depuis avril 2008.
5
C’est toutefois à partir de 1130 et de l’élection d’Innocent II, qu’on parle véritablement du Sacré Collège.
hautement ses prétentions. Cette nouvelle politique est, de façon assez perfide, dirigée contre les Allemands.
Le pape se déclare suzerain de contrées sur lesquelles les empereurs ont toujours prétendu avoir des droits.
Pire, Nicolas II n’hésite pas à s'appuyer sur la donation de Constantin pour justifier cette politique... soixante
après qu’Otton III ait rejeté brutalement ces « privilèges mensongers et ces écrits iniques » (1001). Il n’est pas
surprenant dans ces conditions qu’un synode d’évêques allemands ait déclaré comme nuls et non avenus les
décrets de Nicolas II !
•• A la mort de Nicolas II, en 1061, Hildebrand, que Nicolas avait nommé archidiacre de l’Église romaine1,
s'empresse, pour prévenir les intrigues des partis romains, de faire élire par les cardinaux l'évêque Anselme de
Lucques. Cet aristocrate milanais s’était illustré, aux côtés de Pierre Damien, dans l’apaisement de la Pataria
milanaise, un mouvement populaire qui avait apporté son soutien aux aspirations réformatrices2. Il prend le
nom d’Alexandre II (1061-1073) et entre alors dans Rome sous la protection des Normands. A cause de la
minorité de Henri IV, on ne recherche pas la confirmation impériale. Les grands de Rome, qui regrettent la
perte de leur ancienne influence dans les élections, se joignent à la cour allemande, irritée de ce qu'on se soit
passé de son concours, et inquiète de l'union du Saint-Siège avec les Normands de l'Italie méridionale.
L'impératrice Agnès réussit à faire élire à Bâle un antipape, l'évêque Cadale de Parme (Honorius II) ; celui-ci
entre à Rome et s'y maintient pendant quelque temps. Mais, en 1062, l'archevêque Annon de Cologne s’empare
de la direction des affaires d'Allemagne et devient chancelier d’Empire ; les grands vassaux commencent à
s'agiter pour affaiblir le pouvoir impérial. Des seigneurs allemands rejoignent les évêques, réunis à Augsbourg
et adhèrent à Alexandre II ; deux années après, en 1064, un concile, tenu à Mantoue, à l’initiative de Pierre
Damien, dépose l'antipape. Ce fut la première grande victoire du système de l’archidiacre Hildebrand ; le pape
élu sous l'influence impériale a été écarté, et le sien, élu sans aucune intervention des pouvoirs séculiers, est
universellement reconnu.
••• Du pontificat d’Alexandre II, suffisamment long pour qu’il puisse consolider l’œuvre réformatrice
engagée, on retiendra quelques faits saillants :
-> Le souci de réaffirmer la morale chrétienne du mariage et en particulier son caractère sacré et indissoluble
(☞ infra). En 1060, Henri 1er meurt et laisse une jeune veuve éplorée, Anne de Kiev. Son fils Philippe 1er, né en
1052 a été déjà couronné en 1059 du vivant de son père, mais c'est son oncle Baudouin V qui assure la régence
assistée d’Anne de Kiev. Or, un an après le décès de son époux, celle-ci s'éprend passionnément de Raoul II de
Péronne, comte de Crépy, de Valois et de Vexin. Raoul est un homme séduisant, mais d'une grande ambition
politique et qui, dans l’affaire, se rapproche dangereusement du trône. Mais, pour cela, Raoul a dû répudier sa
première épouse, accusée d'adultère sans preuve. En 1062, il épouse rapidement Anne de Kiev, tandis que son
épouse bafouée se pourvoit en appel auprès du Saint-Siège. Le pape Alexandre II excommunie Raoul et Anne.
Le roi doit donc donner l’exemple du mariage chrétien. Un peu plus tard Henri IV doit renoncer à répudier
Berthe de Turin suite à une mission de Pierre Damien et à une nouvelle menace d’excommunication.
-> Alexandre prépare aussi l’élan croisé. Il accorde les premières indulgences aux croisés de la Reconquista
(1063)3 et remet l’étendard de saint Pierre (vexillum sancti Petri) à Guillaume de Normandie, lorsque celui-ci
entreprend la conquête de l’Angleterre, ce qui s’apparente à une investiture.

1
Il était déjà cardinal sous-diacre, mais ce poste lui confère de très hautes responsabilités, en particulier financières.
2
Les artisans et les marchands de Milan, que leurs adversaires surnommaient avec mépris « Pataria » (fripiers) s'étaient soulevés
contre l'archevêque Guido et le chapitre pour des raisons d'ordre politique ; ils voulaient s'affranchir de leur autorité civile. Mais, sous
l'influence du mouvement de la réforme, à leurs prétentions vint se mêler leur indignation de la façon de vivre du haut clergé, frivole
et immorale, dont les membres avaient acheté leurs charges à prix d'argent et s'amusaient à chasser, à se battre et à faire bonne
chère. Presque tous mariés, ils ne se distinguaient de l'aristocratie que parce qu'ils vivaient des biens de l'Eglise. Quelques
prédicateurs, clercs ou laïcs, prirent la tête du mouvement contre les prêtres qui déshonoraient l'Eglise. On en vint au pillage et aux
actes de violence. Mais le pape sans prendre véritablement le parti des révoltés parvint à imposer un arbitrage qui lui permettait de
restaurer son autorité sur l’Église ambrosienne (celle-ci conservait sa propre liturgie et était jalouse de son indépendance par rapport
à Rome). L'orgueilleux clergé de Milan, l'archevêque Guido à sa tête, dut se rendre à Rome pour y faire pénitence. Dès lors,
l'archevêché de Milan, le plus solide point d'appui de la puissance impériale dans l'Italie septentrionale, releva du pape et non plus de
l'empereur.
3
A l’occasion du siège de Barbastro (Aragon). Cluny a contribué au succès de cette « croisade » auprès des chevaliers bourguignons :
le comte de Chalon, frère d’Hugues de Semur, mène un important contingent… Les bonnes relations d’Alexandre avec les royaumes
péninsulaires contribuent à ce que l’Église d’Espagne renonce alors à la liturgie mozarabe au profit de la liturgie romaine.
-> Il poursuit les efforts de ses prédécesseurs en matière disciplinaire, intervenant dans les multiples litiges
qui éclatent alors entre moines et évêques : Déols/Bourges ; Cluny/Macon ; Saint-Denis/Paris ; Saint-
Gilles/Nîmes, etc. En règle générale, ses jugements sont équilibrés mais visent à consolider les exemptions
monastiques, comme à Cluny.
Ses légats – Pierre Damien, Giraud d’Ostie – luttent vigoureusement contre la simonie. En 1073, Hugues,
prieur de Saint-Marcel de Chalon-sur-Saône, devient ainsi évêque de Die. D’autres prélats sont déposés à
Saintes, Amiens ou Orléans.
-> Le siège épiscopal de Milan reste très disputé. Atton, le candidat élu, proche de Rome, doit s’enfuir, mais,
en retour, le pape finit par excommunier 5 conseillers de l’empereur en 1073. Alexandre meurt quelques mois
plus tard avant que ce conflit – qui porte en germe la querelle des investitures – ne soit réglé.
B. Le moment grégorien (1073-1085)
1. D’Hildebrand à Grégoire VII
• Alexandre II étant mort, Hildebrand, le conseiller puis le faiseur de papes, rompu aux tractations
diplomatiques1, devient à son tour souverain pontife, élu par le collège des cardinaux-évêques le 22 avril 1073,
le jour même des funérailles de son prédécesseur. Le choix de son nom est significatif : Grégoire le Grand est
son modèle et, en assumant qu‘il est le 7e à le porter, il valide le pontificat de Grégoire VI… un des papes
qu’Henri II a avait déposé à Sutri en 1046 !
•• De fait, sous son pontificat, l'affrontement entre Regnum et Sacerdotium conduit à la rupture définitive
avec la tradition carolingienne d’un empereur chef sacramentel d'une Église d'Empire. A cet ordre ancien, la
revendication théocratique grégorienne oppose l'idéal d'une Eglise romaine, fondée en droit divin sur le
primat apostolique et où l'empereur, défini comme «le premier des laïcs» (caput laicorum) a pour devoir
particulier de combattre l'hérésie simoniaque et la maladie invétérée de la fornicatio clericorum. Dès son
avènement, Grégoire réclame, en vertu de la donation de Constantin, la Corse, la Sardaigne et même l'Espagne
; il soutint que la Saxe avait été donnée au Saint-Siège par Charlemagne, la Hongrie par le roi Etienne ; et il
réclame de la France le denier de Saint-Pierre2. Mais, comme la poursuite de ces prétentions aurait rencontré
des résistances fort difficiles à surmonter, il concentre tous ses efforts dans la lutte commencée sous ses
prédécesseurs pour réduire les prêtres au célibat, réprimer la simonie, et, ce faisant, affranchir l'Eglise de toute
dépendance envers les laïcs et soumettre tous les chrétiens à sa juridiction souveraine.
2. La querelle des Investitures
• La querelle des Investitures est la conséquence des premiers conciles tenus au Latran en 1074 et 1075. Le
pape ne se contente en effet pas renouveler les décrets contre les prêtres simoniaques et concubinaires, il
condamne de nombreux évêques et, surtout, interdit dorénavant à toute autorité séculière de « faire don » d’un
évêché. Or, il était de tradition dans les États germaniques de transmettre l’épiscopat par la remise de la crosse
et de l’anneau3. Cette investiture avait un évident caractère féodal, comportant même une formule consacrée -
accipe ecclesiam, « reçois l’Église » - et un rite d’immixtio manuum. Si l’investiture ne se substituait ni à
l’élection ni à la consécration, elle permettait aux souverains de s’assurer la fidélité des évêques comme des
abbés. Le monarque pouvait en retour exiger de ces derniers, comme de ses vassaux, le servitium regis, avec

1
Il a été légat en France de l’Ouest sous Léon IX (1054 et 1056) puis a été envoyé en Allemagne auprès de l’impératrice Agnès,
régente au nom du jeune Henri IV.
2
En 1074, il essaya de soulever contre Philippe Ier, « roi simoniaque », les évêques de son royaume ; il leur écrit : "Entre tous les
princes qui, par une cupidité abominable, ont vendu l'Eglise de Dieu, nous avons appris que Philippe, roi des Français, tient le
premier rang. Cet homme, qu'on doit appeler tyran et non roi, est la tête et la cause de tous les maux de la France. S'il ne veut pas
s'amender, qu'il sache qu'il n'échappera pas au glaive de la vengeance apostolique. Je vous ordonne de mettre son royaume en
interdit. Si cela ne suffit pas, nous tenterons, avec l'aide de Dieu, par tous les moyens possibles, d'arracher le royaume de France de
ses mains; et ses sujets, frappés d'un anathème général, renonceront à son obéissance, s ils n'aiment mieux renoncer à la foi
chrétienne. Quant à vous, sachez que, si vous montrez de la tiédeur, nous vous regarderons comme complices du même crime, et
que vous serez frappés du même glaive." Philippe promet de s'amender, mais continue sa " male vie " » ; les évêques ne mettent
évidemment pas le royaume en interdit, et le pape s'abstient de donner suite à ses menaces, mais le ton est donné.
3
La remise de la crosse semble remonter au début du Xe siècle, celle de l’anneau est plus récente.
son cortège d’engagements : impôts, obligations d’hébergement et d’escorte, services dus à la guerre ou à la
cour. Humbert l’avait déjà dénoncé dans son Adversus simoniacos (1057-1058) :
« En quoi appartient-il à des laïcs de distribuer les sacrements de l’Église et la grâce de pontife et d’évêque, je veux
dire les crosses et les anneaux par lesquels, plus que tout, la consécration épiscopale tout entière se parfait et
prend son efficacité agissante et sa force ? »
A Rome en février 1075, Grégoire fait condamner, non seulement toute espèce d'investiture de la part des laïcs
mais toute espèce de participation à la collation des bénéfices ecclésiastiques :
"Si quelqu'un désormais reçoit de ta main de quelque personne un évêché ou une abbaye, qu'il ne soit point
considéré comme évêque. Si un empereur, un roi, un duc, un marquis, un comte, une puissance ou une
personne laïque a la prétention de donner l'investiture des évêchés au de quelque dignité ecclésiastique, qu'il se
sache excommunié".
•• C’est dans ce contexte que sont formulées 27 propositions lapidaires, inscrites en mars 1075 dans le
registre1 pontifical de Grégoire et connus comme les Dictatus Papae (☞ ❏). Sans être absolument originaux,
ceux-ci offrent « des formulations parmi les plus frappantes, presque caricaturales, de la théocratie médiévale »
(Olivier Guyotjeannin, art. « Dictatus Papae » du Dictionnaire de la Papauté, op. cité, p. 563-564). Pontife
universel, le pape a l’autorité suprême dans le monde (II) : tous les princes lui baisent les pieds (IX), il attribue
les insignes impériaux (VIII)2, il peut déposer l’empereur (XII) et délier les sujets d’un prince indigne de leur
serment de fidélité (XXVII), alors qu’il n’est lui même justiciable de quiconque (XIX). Il est saint grâce aux
mérites que lui apporte saint Pierre dont il est le successeur (XXIII) et qui rend l’Eglise romaine infaillible
(XXII). Il dirige le clergé - il dépose et transfère les évêques (III), il établit des lois (VII), convoque le concile
(XVI), connaît toute sentence en dernier appel (XVIII) - et, à ce titre, conduit la réforme en personne ou par
l’intermédiaire de ces légats (IV).
La plupart des cours princières, royales ou impériales d'Europe vont ignorer ce texte, qui ne sera publié ni en
Angleterre3, ni dans l'empire, ni en Espagne. Si le légat pontifical, Hugues de Die, le publie en France en
septembre 1077 lors du concile d’Autun, cela n’empêche pas Philippe Ier de continuer à investir des évêques,
sans être pour autant excommunié. De même au sud de la Loire, prélats et grands seigneurs protestent contre
ces incursions. Les légats pontificaux – Hugues de Die, mais aussi Amat d’Oloron, légat pour la Narbonnaise, la
Gascogne et l’Espagne – agissent avec fermeté mais prudence, remplaçant les prélats les plus contestables par
des dignitaires de qualité, mais sans heurter de front les autorités. La papauté veut manifestement concentrer
ses coups sur l’Empire, Henri IV continuant à investir des prélats…
••• Le 24 janvier 1076, la diète de Worms où sont présents les 2/3 de l’épiscopat allemand, dépose Grégoire
comme hérétique, magicien, adultère, flatteur de la populace, usurpateur de l'Empire, bête féroce et
sanguinaire ; son élection étant jugée irrégulière, des mesures sont prises pour lui donner un successeur. Dans
les conciles de Plaisance et de Pavie, les évêques lombards adhérent à ces décisions. Grégoire y répond trois
semaines plus tard en excommuniant tous les évêques qui avaient assisté à la diète de Worms, en
excommuniant et en déposant l'empereur, et en défendant à ses sujets de lui obéir (synode du Latran, l2
février). Ce jugement, rédigé sous la forme d'une invocation fougueuse à saint Pierre, fut publié dans une lettre
adressée à toute la chrétienté. Les évêques désertent, les uns après les autres, le parti de l'empereur, implorant
le pardon du pape. Au mois d'octobre, les princes allemands, réunis à Tribur (Oppenheim), trop content de
pouvoir affaiblir les Saliens, somment Henri, avec menaces de déposition, de donner satisfaction au pape, dans
le délai d'un an. Incapable de résister, Celui-ci se rend, en costume de pénitent, au château de Canossa, en

1
Les registres pontificaux sont les livres dans lesquels la chancellerie fait copier les lettres qu’elle expédie. Ces 27 propositions,
rédigées par le pape lui-même (dictare = composer un texte en le dictant), figurent entre deux lettres du 3 et du 4 mars 1075. Il
pourrait s’agir du canevas d’une allocution prononcé par le pontife au synode romain de février-mars, voir d’une sorte de table des
matières d’un mémoire ou d’une collection canonique en préparation.
2
Référence à la fausse donation de Constantin abandonnant à Sylvestre Ier les insignes impériaux en même temps que sa juridiction
sur la pars occidentalis de l’empire.
3
En Angleterre, où pourtant, Guillaume était conseillé et soutenu par Lanfranc, archevêque de Canterbury, le concile de Winchester
(1076) mitige, de sa propre autorité, les décrets romains sur le célibat, en permettant aux prêtres des villages et des châteaux de
garder leurs femmes et le roi continue d'exercer le droit d'investiture. Grégoire VII ferme les yeux, sans doute parce que l’Église est
engagée sur la voie de la Réforme, mais, plus encore, parce qu’il ne tient pas à combattre sur tous les fronts à la fois !
Toscane, où Grégoire se trouvait chez la comtesse Mathilde1. Après avoir tenu, pendant trois jours, à la porte
du château, et après qu'Hugues de Cluny ait plaidé pour la modération, l'empereur, vêtu de la chemise de
laine, pieds nus sur la terre couverte de glace et de neige, Grégoire lui accorde l'absolution (25-28 janvier
1077). Malgré cette absolution, l’autorité impériale est affaiblie et la majorité des princes allemands donne la
couronne à Rodolphe de Souabe (mars 1077). Le nouveau roi doit jurer à ses électeurs de gouverner selon la
justice et reconnaître le principe électif pour la couronne allemande. Il ne s'agit plus seulement d'une
opposition à la dynastie franconienne, mais à tout pouvoir royal fort.
Soutenu par ses vassaux lombards, Henri relève son parti en Allemagne2. Après avoir défait Rodolphe (27
janvier 1080), il fait renouveler par les conciles de Mayence et de Brixen la déposition de Grégoire alors que
celui-ci prononce contre l’empereur une seconde sentence d’excommunication. A Brixen (juin 1080), on élit
un antipape, Guibert, l’archevêque de Ravenne (Clément III). Rodolphe est tué à la bataille de Mersebourg en
octobre. En mars 1081, Henri passe en Italie, ravage les domaines de la comtesse Mathilde, puis marche sur
Rome. Après trois attaques repoussées, il entre dans, la ville, dont les nobles lui ont ouvert les portes (1084); il
y installe son pape Clément, qui le couronne empereur. Grégoire, enfermé dans le château Saint-Ange, est
délivré par Robert Guiscard, qu'il avait excommunié en 1074, mais avec qui il s'était réconcilié pour résister à
Henri IV. Ne pouvant rester à Rome (où le peuple lui reproche les pillages et les horreurs commises par ses
alliés normands), il se retire à Salerne… C'est là qu'il meurt, environ une année après, « vaincu malgré son
courage » (Marcel Pacaut)3.
3. En guise de bilan
• Au total, les décisions les plus importantes prises sous le pontificat de Grégoire VII, lors des synodes
réformateurs de 1074 et 1078 en particulier, ne sont pas vraiment nouvelles : comme lors du grand synode de
1059, la lutte contre la simonie et le nicolaïsme ainsi que la nécessité de promouvoir la vie commune des clercs
demeurent à l'ordre du jour. Avec passion et intransigeance, Grégoire VII a été sur tous ces points un
continuateur plus qu'un novateur. Mais, on lui doit une formulation canonique plus nette et cohérente des
principes exprimés par tous les papes depuis Léon IX. C'est sous son pontificat que les plus importantes
collections canoniques sont élaborées ou se diffusent, faisant du droit canon un élément essentiel de
consolidation des acquis des deux décennies précédentes (☞ infra).
•• La confrontation violente entre Regnum et Sacerdotium se traduit par une affirmation renouvelée de la
doctrine théocratique. Les Dictatus papae, mais aussi les sentences prononcées contre l’empereur et les deux
lettres que Grégoire envoie à l’évêque de Metz Hermann pour les justifier, en 1076 et 1081, en rappellent les
fondements4. La floraison d'une littérature de controverse entre grégoriens et impériaux, que ses éditeurs ont
désigné du terme générique de libelli de lite (lis, -is, procès), contribue encore à approfondir les thèses
grégoriennes. La nouveauté, c’est aussi que ces textes, si ils n’en oublient pas les références bibliques ou
évangéliques, parlent d’abord la langue du droit. Enfin, on doit aussi à Grégoire VII la constitution, sous le
primat du Saint-Siège, d'une institution ecclésiale fortement hiérarchisée et dont la fonction de médiation
1
Héritière des possessions de son père Boniface II de Toscane, après la mort de ses deux frères, Mathilde s'était éprise d'une ardente
dévotion pour Grégoire, mettant au service de sa cause toutes les ressources de ses Etats, le suivant partout, suscitant ainsi les
médisances de ses adversaires... Dernière héritière de sa lignée, la "Comtesse" Mathilde, Marquise de Toscane, est la première femme
à être ensevelie à Saint-Pierre à sa mort, en 1115 (le Bernin dessine le monument funéraire, sculpté par ses élèves vers 1635). Elle
lègue la Toscane, mais aussi Modène, Reggio, Mantoue, Ferrare et Crémone au Pape. La plupart des villes affirment dès lors leur
indépendance.
2
On notera qu’à la recherche de nouveaux alliés, Henri IV donne à Frédéric de Hohenstaufen le duché de Souabe. Ainsi commence
l'ascension de cette puissante famille. A l’inverse, le pape Urbain VIII favorisa l’union en 1089 de la comtesse Mathilde, déjà âgée, avec
le jeune Welf, dont le père, le duc Welf IV de Bavière avait été déposé par l’empereur.
3
La théocratie. L’Eglise et le pouvoir au Moyen Age, coll. BHC 20, Paris : Desclée, 1989. Avant de mourir, il avait levé toutes les
excommunications prononcées par lui, à l'exception de celles qui concernaient Henri IV, l'antipape Guibert, leurs fauteurs et leurs
adhérents, c'est-à-dire tous ses adversaires !
4
Le pape y rappelle les passages du Nouveau Testament qui justifient sa primauté spirituelle : le verset Pasce oves meas, Jean 21, 15,
lui permet d’affirmer que les rois sont, comme les autres fidèles, soumis au successeur de Pierre ; celui de Matthieu – « Je te donnerai
les clés du royaume des cieux et tout ce que tu liera sur la terre sera lié dans le ciel », 16, 18-19 – justifie son pouvoir universel, etc.
Allant plus loin, il rappelle que la royauté terrestre est une « dignité inventée par les hommes » alors que celle du Pontife a été
instituée par la Providence. Au passage, Grégoire oublie le Reddite Caesari, un verset de Matthieu jamais cité (Matt, 22, 29) et se
démarque de Gélase : la potestas royale est clairement subordonnée à l’auctoritas pontificale.
sacramentelle doit être garantie par la qualité morale et culturelle du clergé, dispensateur de la grâce à l'abri de
toute ingérence corruptrice des laïcs.
C. Le temps des compromis et des tensions
Sous les successeurs de Grégoire VII, de Victor III (1086-1087) à Calixte II (1119-1124), la réforme passe par
étapes du temps des affrontements abrupts à celui des compromis. On va vers l'apaisement et vers la
consolidation des principes grégoriens. Toutefois, il subsiste des difficultés récurrentes tout au long du XIIe
siècle.
1. Le royaume de France face à la réforme
• En France, la papauté s’attache toujours à promouvoir l’élection régulière d’évêques grégoriens. Un des
premiers gestes réformateurs, c’est, en 1049, la condamnation au concile de Reims, puis la déposition, de
l’évêque de Nantes, Budic, fils de son prédécesseur ( !), et son remplacement par un cardinal romain, Airard,
abbé de Saint-Paul-hors-les-Murs. Ce dernier ordonne alors la restitution des bénéfices et des dîmes sous peine
d’excommunication. Habilement, il concède souvent les églises concernées à des monastères comme
Marmoutier, s’assurant alors qu’elles versent un cens épiscopal marquant ses droits de « chef du diocèse ». Il se
heurte toutefois à de vives oppositions du comte (de Cornouaille et de Nantes) et de l’aristocratie et doit, deux
ans plus tard, abandonner son diocèse… C’est finalement son successeur, Quiriac, le frère du comte de
Nantes, qui va, à partir de 1061, impulser la réforme dans le diocèse.
Par la suite, Hugues de Die, l’ancien prieur de Saint-Marcel de Chalon, légat du Saint-Siège (1074), a multiplié
les conciles, excommuniant et déposant à tour de bras les clercs simoniaques et concubinaires : 1075 à Anse,
1076 à Dijon et Clermont, 1077 à Autun1, 1078 à Poitiers. Lors de ce dernier concile, ce prélat abrupt au
tempérament ombrageux en vient presque aux mains avec les hommes de l’archevêque de Tours, Raoul de
Langeais, un protégé de Philippe 1er, après avoir mis en accusation de très nombreux prélats royaux (☞ ❏ : Un
légat en action)2.
Devenu archevêque de Lyon en 10823, il se heurte au successeur de Grégoire, Victor III4, mais retrouve les
faveurs de Rome avec Urbain II et, lors d’une seconde légation, est à l’origine de l’excommunication de
Philippe Ier à Autun en octobre 1094. Cette excommunication sanctionne l’adultère royal : ayant répudié en
1092 Berthe de Frise, le roi s’était en effet uni à Bertrade de Montfort, la 4e épouse de Foulque Réchin, le
comte d’Anjou5. Urbain II (1088-1099), un ancien grand-prieur de Cluny (Eudes de Châtillon), est porté sur le
trône de Pierre en 1088. Même s’il a compté parmi les partisans de Grégoire VII, c’est un homme de
compromis qui a longtemps cherché à éviter la rupture. Mais, en 1095, alors que son autorité est affermie – il a
chassé de Rome l’antipape Clément III, les villes lombardes ont rompu avec l’empereur, son propre fils Conrad,
couronné roi d’Italie, a fait serment au pape de le protéger… - il entreprend une grande tournée pastorale en
Italie du nord (elle culmine en mars avec le concile de Plaisance, on y reviendra puisqu’il aborde pour la
première la question du sort des chrétiens d’Orient) avant de passer les Alpes et convoquer un grand concile à
Clermont. C’est à cette occasion qu’il renouvelle la trêve de Dieu et lance l’appel à la croisade qui lui permet de
se poser clairement en chef de la Chrétienté. Mais, le concile permet aussi de rappeler les grands principes de
la nouvelle ecclésiologie (☞ ❏ : Les décrets du concile de Clermont) et prononce l’excommunication de
l’empereur et de l’antipape, comme de Philippe 1er et de Bertrade. Ce qui a d’ailleurs comme conséquence
1
Celui-ci condamne le tyrannique Manassès de Gournay, archevêque de Reims qui, entre autres forfaits, avait privé Bruno, le futur
fondateur des Chartreux, de ses charges (il était chanoine de la cathédrale et écolâtre). Or, Manassès avait été choisi par Philippe Ier
contre l’avis des chanoines et de la population. En 1080, Manassès est déposé (et Bruno refuse le siège de Reims…).
2
On l’a vu, son action est parallèle à celle de l'autre grand légat grégorien dans le sud-ouest de la France, Amat d’Oloron, devenu
archevêque de Bordeaux en 1089.
3
Au milieu de ses multiples entreprises, Hugues n'oublie pas son Eglise lyonnaise : en 1095 il fait renouveler le décret qui soumet
tous les sièges des Gaules à la primatie de Lyon, il institue les chanoines réguliers de Saint-Irénée, achève l'église Saint-Etienne, élève
le palais archiépiscopal…
4
Hugues avait l’espoir de succéder à Grégoire VII. Déçu par l'élection de Didier, abbé du Mont-Cassin, pape sous le nom de Victor III,
l'archevêque de Lyon entre en lutte ouverte contre la cour de Rome et est excommunié au concile de Bénévent en 1087. Il rentre en
grâce sous le pontificat de l’ancien grand prieur de Cluny, Urbain II.
5
Longue analyse des stratégies matrimoniales de Philippe et du conflit dans Georges DUBY, Le chevalier, la femme et le prêtre, Le
mariage dans la société féodale, Paris : Hachette, 1981. Philippe Ier répudie Berthe parce qu’elle ne lui a donné, en 7 ans, qu’un fils
de santé fragile.
immédiate de délier le roi de l’obligation de se croiser, même si celui-ci, promettant de se séparer de Bertrade
est bientôt absout de l’excommunication (celle-ci est toutefois renouvelée en 1099 quand il s’avère qu’il n’a pas
renoncé à Bertrade).
•• Le conflit se déplace ensuite sur le terrain des investitures avec ce qu’on peut appeler « l’affaire Garlande ».
Etienne de Garlande appartenait à une riche famille d’Île-de-France, à la tête de nombreux fiefs en Brie, en
Champagne et au nord de Paris (Bondy, Livry-en-l'Aunoye). Archidiacre de Notre-Dame de Paris puis chapelain
de la chapelle royale et doyen de l'église Saint Aignan d'Orléans, il devient en 1100, évêque de Beauvais, ce qui
provoque de vives protestations, ses frères monopolisant à leur profit les offices les plus prestigieux (sénéchal,
bouteiller). Etienne n’est pas consacré à la suite de l’intervention d’Yves de Chartres mais (re?)devient toutefois
archidiacre de Paris, avant que Philippe Ier ne le nomme en 1106 chancelier et garde du sceau royal1. Il faut
attendre 1105 pour que le roi « abjure le péché de la copulation charnelle et illicite » et que tombe
définitivement l’anathème. Parallèlement, la question des investitures est résolue par un habile compromis
proposé par le canoniste Yves, alors évêque de Chartres. Tirant toutes les conséquences du principe, déjà
esquissé un demi-siècle plus tôt par Wazon de Liège, de la séparation entre pouvoir spirituel et pouvoir
temporel des évêques et s’appuyant sur les solutions en usage alors pour les monastères normands2, Yves
propose, vers 1100, un compromis reposant sur la compatibilité entre deux investitures, l'une ecclésiastique,
afférente aux prérogatives spirituelles des évêques (cura animarum, spiritualia ou officia), et l'autre laïque,
pour leurs pouvoirs de gouvernement temporel et de gestion des biens ecclésiastiques (res seculares,
temporalia ou regalia)3. Quelques années plus tard, en 1105, le pape Pascal II (1099-1118) obtient, grâce à
l’appui de l’archevêque Anselme de Canterbury, du roi d'Angleterre Henri Ier Beauclerc (1100-1135) la
conclusion d'un accord comparable. Le moine Hugues de Fleury dédie à ce dernier un Traité du pouvoir royal
et de la dignité sacerdotale qui est pleinement conforme à la théorie chartraine, distingue les deux pouvoirs –
tous deux issus de Dieu – et prône l’équilibre entre l’indépendance de l’Église et les droits traditionnels d’un
roi appelé à la protéger4.
••• Est-ce la fin des conflits « grégoriens » ? Pas tout à fait. Au début du règne de Louis VII (1137-1180), de
nouvelles tensions se font jour, le roi cherchant à s’entourer d’évêques qui lui sont favorables. En mai 1141, il
accorde son investiture pour l’évêché de Langres à un moine de Cluny et non au candidat de Bernard de
Clairvaux. Puis, il veut imposer au siège de Bourges son chapelain, Cadurc, contre Pierre de La Châtre, soutenu
par le pape Innocent II qui excommunie le roi. Pierre de La Châtre, à l'invitation de Thibaud II, trouve alors
refuge en Champagne. A ce litige vient s'ajouter le problème posé par le remariage du sénéchal Raoul de
Vermandois avec Alix, sœur de la reine Aliénor d'Aquitaine. Un synode d'évêques prononce le divorce de Raoul
et de sa première femme Eléonore, nièce de Thibaud II, pour cause de parenté. Le comte de Champagne fait
appel au pape qui excommunie Raoul, Alix et les évêques qui ont prononcé le divorce tandis que l'interdit est
jeté sur le royaume de France. S’en est trop pour le roi qui envahit la Champagne durant l’été 1142 et incendie
Vitry-en-Perthois. Une réconciliation s’impose et saint Bernard contribue à renouer les liens entre Rome et
Paris. Le 22 avril 1144, Louis VII participe à une conférence à Saint-Denis qui règle le conflit et il se résigne à

1
Il y aura une autre « affaire » sous Louis VI. En effet, le nouveau roi le fait en 1121 sénéchal après le décès de son frère Guillaume II.
Il est alors un des premiers personnages du royaume ce qui lui donne un sentiment d'impunité. En 1126, il tente de transmettre son
poste de sénéchal à son neveu Amaury II de Montfort, héritier des Montlhéry. Le roi réagit en confisquant le 3 août 1127 les charges
d'Etienne de Garlande et les biens de son neveu, ce qui provoque leur entrée en dissidence. Ils se réfugient alors dans leur château
fortifié de Livry-en-l'Aunoye et bénéficient du soutien du roi d'Angleterre et du comte de Champagne, ce qui décide le roi Louis VI à
prendre en personne la tête de son armée pour assiéger les rebelles (1128). Après 2 mois de siège, le château tombe et est détruit sur
ordre royal. Toutefois, le roi transige avec Etienne de Garlande qui reste chancelier et seigneur de Livry mais perd sa charge de
sénéchal. Il reste en fonction jusqu'au mois d'octobre 1131, supplanté par Suger, l'abbé de Saint-Denis qui cherchait depuis
longtemps à l'éliminer du pouvoir royal. Il avait quelques raisons pour cela car Etienne et ses frères auraient été les protecteurs du
théologien Abélard célèbre pour avoir défrayé la chronique avec Héloïse, alors prieure d'Argenteuil, avant d’en avoir été chassée
par… Suger (1129).
2
A l’initiative de Lanfranc du Bec, on distingue l’investiture au temporel par les soins du prince (exterioris potestas) et la consécration
par l’évêque diocésain qui confie à l’abbé l’interioris cura animarum. Cette formule nouvelle, conciliatrice, ménageant les intérêts
des princes et de l’épiscopat semble avoir été inventé par Albert, abbé de Marmoutier, dans les années 1050.
3
Sous Urbain II, une entente tacite conduisait déjà Philippe Ier et les grands du royaume à renoncer à l'investiture laïque des
bénéfices majeurs, sans se dessaisir pour autant de leur droit d'agrément des nouveaux élus et d'investiture pro temporalibus.
4
De façon significative, il fait, à la différence des grégoriens, une large place au précepte « Rendez à César ce qui est à César ».
accepter l’élection de Pierre de La Châtre pour prix de la levée de l’interdit qui pèse sur le royaume.
2. Le concordat de Worms (23 septembre 1122)
• En Allemagne et en Italie, là où l'Église d'Empire intègre plus étroitement l'épiscopat dans le tissu politique,
l'élaboration d'un compromis s'avère plus laborieuse. Mais, la papauté peut tirer parti des luttes intestines qui
affaiblissent l’Empire (un conflit permanent entre Henri IV et ses fils, des princes prompts à se révolter, des
villes qui cherchent à affirmer leur autonomie…). Un premier accord, arraché par Henri V à Pascal II à la veille
du couronnement impérial (concordat de Sutri, avril 1111 : Henri renonce aux investitures laïques en échange
des régales), est rejeté par le concile de Latran de mars 1112 comme contraire à la tradition canonique et aux
principes grégoriens. La succession de la comtesse Mathilde en 1115 ravive un conflit qui culmine avec
l'excommunication de l'empereur. Après la mort de Pascal II, Henri V oppose au nouvel élu Gélase II (1118-
1119) l'antipape Grégoire VIII (1118-1121). Quand Gélase II, réfugié à Cluny, meurt son successeur canonique,
Calixte II, est l’ancien archevêque de Vienne, Gui de Bourgogne. Son élection à Cluny n’est sans doute pas
étrangère au fait qu’il soit le fils et le frère des comtes de Bourgogne1. Il fait assiéger Grégoire VIII à Sutri avant
de l’enfermer dans un monastère (121).
•• Calixte II résout le schisme par un compromis, scellé lors du concordat de Worms (23 septembre 1122).
Fondé sur deux déclarations parallèles, l'une du pape, l'autre de l'empereur, l'accord établit les bases d'une
coexistence des deux pouvoirs. L'empereur est relevé de son excommunication. II renonce à l'investiture par
l'anneau et par la crosse (annula et baculo). II s'engage à respecter la liberté des élections et des
consécrations épiscopales, à restituer à l'Église romaine ses biens et ses regalia. II promet à Calixte II la paix et
l'aide qui lui sont dues. Le pape de son côté reconnaît à l'empereur le droit d'investir par le sceptre les
nouveaux élus pour les biens et les fonctions politiques (regalia) associées à la charge épiscopale. Sans doute,
le concordat laisse-t-il subsister bien des zones d'ombre et des incertitudes. Le droit de regard de l'empereur
sur les élections épiscopales reste mal précisé et le rite de l’immixio manuum ne semble pas avoir toujours
disparu. En dépit de ses imperfections et de ses ambiguïtés, l'accord de Worms a le mérite d'étendre aux terres
d'Empire l'application du principe chartrain de la double investiture, qui a fait ses preuves en France et en
Angleterre. Les conciles œcuméniques réunis au Latran en 1123 – le premier concile œcuménique depuis le IXe
siècle - et 1139 réaffirment la victoire d'une solution qui sauvegarde l'essentiel de la revendication grégorienne
à la libertas Ecclesiae.
3. Les schismes du XIIe siècle
Au cours du XIIe siècle, les difficultés ne s’apaisent pas vraiment, en témoignent les deux schismes qui de 1130
à 1138 puis de 1159 à 1178 déchirent l’Église et la révolte romaine autour d’Arnaud de Brescia.
• Le premier trouve sa source dans les affrontements entre deux grandes familles romaines, les Pierleoni et les
Frangipani. Alors que les premiers, d’origine juive, avaient porté Grégoire VII sur le trône et se voulaient
d’intransigeants « grégoriens », les seconds, plus aristocratiques, sont aussi plus disposés au compromis avec
l’empereur. Un premier affrontement les oppose en décembre 1124 à la mort de Calixte II2. Les Pierleoni font
proclamer le cardinal-prêtre Theobald, mais celui-ci renonce avant sa consécration et accepte de s’effacer au
profit du cardinal d’Ostie, Lamberto Scannabecchi, un des artisans du compromis de Worms, qui devient
Honorius II (1124-1130). Par contre, en 1130, le schisme ne peut être évité, les cardinaux se divisent et
procèdent à deux élections parallèles. Innocent II, candidat du chancelier Haimeric3 et des Frangipani est élu
par une commission de 8 cardinaux, mais les partisans des Pierleoni, majoritaires au Sacré-Collège, procèdent à
une nouvelle élection et désignent Anaclet II (Pierre Pierleone). Anaclet est vite isolé. Seul Roger II, le roi de
Sicile, et le duc d’Aquitaine lui apportent son soutien, alors que, sous l’influence de Pierre le Vénérable,
Bernard de Clairvaux ou Norbert de Xanten, Innocent II est vite reconnu par l’empereur Lothaire III, les rois
Louis VI et Henri Ier Beauclerc. Innocent II multiplie les conciles réformateurs – Reims, en 1131, est sans doute

1
Un autre de ses frères est roi de León et de Galice. Cela a sans doute contribué à l’essor du pèlerinage de Saint-Jacques.
2
Tous les papes sont italiens, à l’exception d’Adrien IV, un anglais, abbé de Saint-Ruf d’Avignon avant de devenir cardinal d’Albano.
Signe des temps, il n’y a plus de clunisien parmi eux.
3
Ce cardinal, d’origine bourguignonne, devait son ascension à Callixte II qui en avait fait son chancelier. Habile manœuvrier, il s’était
fait beaucoup d’ennemis, en particulier parmi les « vieux grégoriens », hostiles à toute coopération avec l’empereur.
le plus important - où sont excommuniés Anaclet et ses partisans. La mort d’Anaclet en 1138 met fin au
schisme1 et le concile de Latran II, en avril 1139, souligne l’unité retrouvée.
•• En 1143, le mouvement communal atteint la Cité éternelle. La population qui n’a jamais totalement
pardonné aux papes le sac normand de 1084, proclame la déchéance d’Innocent II. Chassé de Rome celui-ci
meurt quelques semaines plus tard en septembre. La République est alors proclamée à Rome, dominée par la
figure d’un prédicateur véhément, Arnaud de Brescia, un réformateur apostolique, élève d’Abélard, condamné
comme son maître au concile de Sens (1140), mais, revenu à Rome en 1146 pour y prôner le retour à
l’ascétisme des premiers chrétiens, il fomente une révolte populaire contre le pape cistercien exécré Eugène III
(1145-1153), s’impose à la tête de la République, restaure les antiques institutions et les monuments romains
comme le Capitole. Danger pour la papauté, dont il conteste les ambitions temporelles, Arnaud l’est aussi pour
l’Empire en cherchant à rétablir le mythe de la Rome impériale, « maîtresse du monde » et finalement, c'est le
rapprochement du pape Adrien IV (1154-1159) et de l'empereur Frédéric Barberousse, tous deux confrontés à
des problèmes intérieurs, qui condamne le religieux. L'empereur, qui a besoin de l'Église pour assurer la
stabilité religieuse dans son empire, livre au Pape Arnaud de Brescia, après que celui-ci se soit enfui de Rome,
en 1155. Jugé comme hérésiarque, il est pendu la même année, son corps brûlé et ses cendres jetées dans le
Tibre.
> Fort de son rôle dans cette crise, Frédéric Barberousse avait pu se faire couronner à Rome en 1155, mais
l’entente entre les deux pouvoirs ne dure guère, Alexandre III, élu en 1159, ayant toujours été un farouche
adversaire du parti impérial et Frédéric Ier ne respectant guère l’esprit du compromis de Worms, en nommant
et en destituant les évêques à sa guise et en interdisant le recours à Rome en cas de conflit. Les cardinaux
favorables à l’empereur se réunissent en février 1160 à Pavie et leur concile élit l’un d’entre eux, Ottaviano
Crescenzi, pape sous le nom de Victor IV (1159-1164). Le schisme est beaucoup plus profond qu’en 1130,
quatre antipapes se succédant de 1159 à 1178. L’empereur multiplie les descentes en Italie, rasant Milan en
1162, obligeant Alexandre III à se réfugier en France jusqu’en 1165 ; il obtient de Pascal III la canonisation de
Charlemagne (1165), se proclamant implicitement l’héritier du césaropapisme carolingien. Alexandre riposte
en suscitant la ligue lombarde, l’année même où les troupes impériales ravagent Rome (1167). Les armées de
Frédéric sont écrasées à Legnano en mai 1176 et l’empereur doit s’incliner devant le pape (paix de Venise,
1177) et les villes lombardes (paix de Constance, 1183). Ces échecs ne mettent pas fin aux ambitions italiennes
de Frédéric Ier qui s’est allié aux Normands de Sicile, mais, il meurt en 1190 lors de la troisième croisade,
laissant le champ libre à Alexandre III.
4. Le triomphe d’Alexandre III (1159-1181)
• Le pontificat d’Alexandre III, le plus long du siècle (21 ans), n’est pas marqué seulement par ce conflit. La
question des investitures rebondit aussi en Angleterre, Henri II prétendant restaurer les « anciennes
coutumes » et placer l’Eglise sous tutelle (Assises de Clarendon, 1164). L’ancien chancelier, Thomas Becket,
devenu archevêque de Canterbury en 1164 dénonce le rétablissement du contrôle des élections épiscopales
comme la limitation des privilèges judiciaires des clercs et est contraint à l’exil. Réconcilié avec le roi sous la
menace d’un interdit, il est assassiné dans sa cathédrale en décembre 1170. Comme Henri IV à Canossa, Henri
II doit s’humilier publiquement auprès du tombeau du saint, rapidement canonisé comme martyr (1173) et
rétablir les privilèges des clercs.
•• Excellent canoniste2, Alexandre multiplie les décrétales (sur l’autorité pontificale, sur les prérogatives des
évêques, sur le mariage). Cette œuvre législative intense se retrouve dans le concile de Latran III qui réaffirme
les décisions canoniques antérieures, mais les enrichit aussi (majorité des 2/3 pour l’élection du pape ;
obligation d’entretenir une école dans chaque diocèse, etc.) et surtout condamne les hérésies., notamment
celle des Vaudois.

II. La mise en place de l’Ecclesia universalis

1
Son successeur Victor IV démissionna rapidement après l’intervention de saint Bernard.
2
A-t-il été un élève de Gratien comme on l’a souvent écrit ? Rien n’est moins sûr mais il a sans doute été formé à la théologie et au
droit.
La réforme a bouleversé en profondeur les cadres institutionnels de l'Église, ses références doctrinales et ses
horizons spirituels. On peut parler d’une véritable « révolution culturelle grégorienne » (☞ supra). Les débats,
les polémiques qu’illustrent en particulier les libelles de propagande entraînent une véritable « prise de
conscience de soi » selon l’expression des historiens allemands (Selbtverständnis). Celle-ci conduit à marquer
nettement ce qui sépare les clercs des laïcs et conduit l’Église à prôner un idéal de perfection et de retour à la
pureté originelle de l’Église primitive. Ces aspirations sont particulièrement fortes dans les cloîtres (☞ II C),
mais la revalorisation de l’action apostolique concerne d’abord l’Église séculière.
A. L’institutionnalisation de l’Ecclesia
1. Le combat contre l’investiture laïque
• Le premier acquis de la réforme tient au succès qu'elle a rencontré dans son combat pour le renouveau
moral du clergé et contre la simonie, le nicolaïsme et l'investiture laïque. La simonie a été pourchassée non
seulement comme un vice (pravitas) qui prenait ses racines dans l'investiture laïque et corrompait par la
vénalité toutes les valeurs religieuses, mais comme une peste voire une hérésie (simoniaca haeresis). Elle a
donc été condamnée en tant qu'erreur en matière de foi, aboutissant à nier la gratuité du don de Dieu (chez le
cardinal Humbert) ou, mieux encore, tel un nouvel arianisme, visant à séparer le Saint-Esprit et le Fils du Père
(chez Pierre Damien). C'est avec ce statut d'hérésie que la simonie est entrée au milieu du XIIe siècle dans le
Décret de Gratien et dans la doctrine commune des canonistes et des théologiens du XIIIe siècle, de Raymond
de Peñafort à Thomas d'Aquin.
Dès les premiers conciles provinciaux «prégrégoriens», comme ceux de Bourges (1031), Rouen (1063), Lisieux
(1064) et surtout dans la série des grands conciles généraux réunis par les papes réformateurs à partir de Léon
IX (Rome 1050, Rome 1074, Melfi 1089, Clermont 1095, Reims 1119), les canons destinés à lutter contre le
mariage ou le concubinage des prêtres ont été associés à ceux contre la simonie. Ce raidissement moral n’allait
pas de soi et se heurte à bien des résistances (voir infra, ex. des chanoines de Cambrai).
Sur ce point, l'action pontificale et épiscopale a souvent rejoint les aspirations du populus citadin qui se sont
exprimées avec véhémence, par exemple dans la Pataria milanaise ou chez des prédicateurs itinérants
particulièrement virulents, comme le moine bénédictin saint Dominique de Sora (mort en 1031), grand
pourfendeur de prêtres mariés ou concubinaires.
•• La dénonciation de l’ « hérésie simoniaque » apparaît alors souvent inséparable de celle de la « mauvaise
seigneurie » des laïcs comme l’a bien montré Florian Mazel1. A partir des années 1060-1080, une série de crises
graves surviennent en Provence entre les laïcs et les moines de Saint-Victor2. Elles révèlent une véritable crise
du système de don qui avait jusqu’alors structuré les relations entre les moines et les aristocrates. Jusque là, ce
système traduisait la perpétuation d’un lien de familiarité – d’amicitia disent souvent les textes – entre moines
et laïcs. La donation – tout comme les restitutions en précaire, les ventes, les échanges… - était à la fois
promesse de salut pour les laïcs et affirmation de la puissance politique, acte d’autorité. Or, on assiste à un
triple changement :
> le vocabulaire des actes connaît une évolution significative, le registre du don (dono, cedo) s’effaçant au
profit de celui de la restitution (reddo, restituo, derelinquo…). On précise même souvent qu’il s’agit de
mettre fin à des injustices introduisant un vocabulaire de la culpabilisation absent jusque là.
> Ces transferts sont le fruit de véritables négociations, d’arrangements de compromis. Ce ne sont plus des
donations pro anima mais des donations bien souvent rémunérés… ce qui est paradoxal de la part de
réformateurs prompts à dénoncer la simonie !
> last but not least, les donations se font plus rares, s’effondrant même en faveur des institutions
traditionnelles comme Saint-Victor ou Montmajour. Les lignées castrales prennent leur distance à l’égard des

1
« Amitié et rupture de l’amitié. Moines et grands laïcs provençaux au temps de la crise grégorienne (milieu XIe – milieu XIIe siècle) »,
Revue historique, 307/1, 2005, p. 53-95.
2
Le plus célèbre conflit oppose, dans le diocèse d’Embrun les chevaliers de Chorges au moine Guilhem au sujet de la dotation
(sponsalicium) d’une église – une cella - qui relevait du monastère Saint-Victor et bénéficiait du privilège pontifical de 1079. Cette
affaire complexe, bien documentée par une notice du cartulaire de Saint-Victor, implique le comte de Provence comme l’archevêque
d’Embrun et s caractérise par l’alternance de coups de force et de négociation, entre 1080 et 1083. Comme la Vita Isarni qui lui est
contemporaine, le récit du moine anonyme insiste sur les Malefacta des laïcs.
abbayes méridionales, du moins celles des moines noirs. Passé ce temps de crise, elles reprennent des relations
nourries mais les bénéficiaires sont de nouveaux établissements monastiques, cisterciens (Silvacane,
Sénanque…) ou chartreux, ou des commanderies, de templiers ou d’hospitaliers (Trinquetaille).
Bref, malgré la persistance de liens familiaux1, la relation d’amitié entre moines et laïcs est devenue négative
dans son énonciation, monétarisée dans son énoncée et déséquilibrée dans le rapport entre ses protagonistes,
des saints d’un côté, des raptores ou des invasores de l’autre ! Une évolution qui se retrouve dans l’Ouest, à
Marmoutier par exemple, à Cluny – où éclate un grave conflit entre les moines et Geoffroy de Semur au début
du XIIe siècle à propos du prieuré de Marcigny ou en Picardie, avec cette fois le conflit entre Thomas de Marle,
le seigneur de Coucy, l’évêque de Laon ou les moines de Nogent-sous-Coucy…
2. L’évêque grégorien
• La restauration des structures séculières passe en premier lieu par le renforcement du pouvoir épiscopal.
L’évêque, confirmé par les canonistes, comme Gratien, dans ses trois fonctions fondamentales, l’ordre, la
juridiction et le magistère, est le pivot de la nouvelle organisation ecclésiastique, conformément d’ailleurs à un
vieil adage, « in episcopo ecclesia est ». Dans son gouvernement, il s’entoure d’une curie avec un chancelier
garde du sceau, un chambrier chargé des finances épiscopales (les revenus de la seigneurie temporelle, part
des dîmes…), et bientôt, à la fin du XIIe siècle, un official pour la justice (1182, Reims), souvent placé sous
l’autorité d’un vicaire général2. Il lui appartient de réunir régulièrement des synodes et ceux-ci gagnent en
fréquence, tout comme les conciles provinciaux. 76 sont ainsi attestés entre 1100 et 1150 dont 22 dans la seule
province de Reims. Un meilleur encadrement du diocèse est assuré par la restauration ou la création des
archidiaconés. A la différence du vicaire général, l’archidiacre jouit d’un office en bonne et due forme. Surtout,
il représente l’évêque dans une partie du territoire diocésain, l’archidiaconat. On compte un nombre variable
de ces circonscriptions, 2 à 4 le plus souvent, mais 10 à Bourges. L’archidiacre dispose de ses propres
tribunaux, perçoit des taxes, les procurations, accomplit la visite des paroisses, prend une part décisive au
mouvement de restitution des autels, chapellenie et dîmes. Cette délégation d’autorité n’est pas sans susciter
des conflits que le droit canon va peu à peu permettre de régler en précisant les « cas réservés » (pénitence,
empêchements et dispenses en matière matrimoniale).
•• Pour relever le défi de la réforme, il faut un épiscopat de qualité. Saint Bernard disait « un bon évêque est
un oiseau rare », mais cette affirmation malveillante est démentie par les faits, comme le vérifie par exemple la
multiplication des évêques bâtisseurs, au cœur du grand élan de construction des cathédrales, le mécénat
épiscopal étant rendu possible par la richesse des évêchés et des chapitres 3 . L’élection des prélats est
dorénavant4 le fait des seuls chanoines du chapitre cathédral, ce qui limite les intrusions des laïcs, mais ne
modifie pas sensiblement le recrutement : la plupart des évêques appartiennent toujours à l’aristocratie,
souvent aux plus grandes familles. Des 6 fils du duc de Bourgogne, Hugues II Borel (le Pacifique, 1120-1160),
l’un devient archevêque de Besançon, deux autres se succèdent sur le siège d’Autun5. Un fils de Louis VI,
Henri, fut successivement évêque de Beauvais (1149-1162) puis archevêque de Reims (1162-1175) et son
successeur sur ce prestigieux siège métropolitain, Guillaume de Blois, dit Guillaume aux Blanches Mains (1135-
1202), était le fils de Thibaut IV, comte de Blois et de Champagne, et de Mathilde de Carinthie6. Beau-frère de

1
Ces hommes d’Église ont conservé de leur milieu social d’origine un orgueil et un sentiment de supériorité indéniable, mais,
comme Bernard de Clairvaux, ils se démarquent de leur parenté biologique pour mieux s’intégrer au sein de leur parenté spirituelle.
En cas de conflit, les convictions réformatrices l’emportent sur les solidarités agnatiques ou cognatiques.
2
Le vicaire est un remplaçant muni de pouvoirs étendus mais révocable à volonté. Il n’a pas d’existence canonique mais remplace
l’évêque, au temporel comme au spirituel de manière assez souple.
3
A l’assise foncière et seigneuriale s’ajoutent les revenus nouveaux considérables que génèrent les restitutions de dîmes par les laïcs.
Les exemples ne manquent pas : à Paris, Maurice puis Eudes de Sully ; à Bourges, Henri de Sully ; à Laon, Gauthier de Mortagne, etc.
4
La désignation de l’évêque est officiellement confiée au chapitre cathédral lors du IIe concile de Latran (1139), mais cette décision
est lente à s’imposer.
5
D’après une notice généalogique trouvée sur internet, l’aîné meurt à 18 ans, c’est dire que le poids du lignage reste considérable…
6
Destiné très jeune à une carrière ecclésiastique, il fut éduqué par saint Bernard. Chanoine de Saint-Quiriace de Provins, puis prévôt
des églises de Soissons et de Troyes, Guillaume fut élu évêque de Chartres en 1164 et confirmé par le pape Alexandre III sur ce siège.
En 1169, le chapitre de Sens le choisit comme archevêque mais il conserva, avec la permission du souverain pontife, le diocèse de
Chartres. A Sens, il accueille Thomas Becket et le soutient dans son conflit avec Henri II. En 1176, élu par le chapitre de Reims, il
renonce alors aux diocèses de Chartres –c’est son ami Jean de Salisbury qui lui succède sur ce siège - et de Sens.
Louis VII en raison du mariage du roi et d’Adèle de Champagne, il est le premier duc et pair de Reims et sacre
roi de France son neveu Philippe II Auguste. Quand au cousin germain de Philippe Auguste, Renaud de Bar, il
est alors évêque de Chartres.
Il semble cependant, si on suit Florian Mazel dans sa minutieuse enquête sur les liens entre les groupes
dominants et l’Église provençale, que les relations reposent maintenant sur « un délicat rapport de forces ». Le
pouvoir épiscopal qui peut compter sur l’appui de la nouvelle dynastie comtale, issue de la maison de
Barcelone depuis 11121 s’émancipe, mais inégalement : à Marseille, les évêques, soutenus par l’abbaye Saint-
Victor, parviennent à acquérir une réelle indépendance par rapport à la famille des vicomtes de Marseille,
toujours présents au sein du chapitre canonial. Une véritable seigneurie ecclésiastique - épiscopale et prévôtale
- se développe autour de la cathédrale de La Major. En1165, au plaid d’Aix, l’évêque obtient même le droit de
fortifier sa cité. Alors que les comtes conservent la ville basse, avec le port, le marché et leur château, la ville
haute, autour de la cathédrale et du palais épiscopal, relèvent de la seigneurie et de la justice de l’évêque et du
chapitre. Les vicomtes ripostent en favorisant le chapitre et en encourageant ses propres revendications
autonomistes… L’influence des grandes familles se relâche aussi sur le siège d’Aix ; à l’inverse, l’illustre lignée
d’Agoult-Simiane conserve le contrôle du siège d’Apt, en raison de leur mainmise sur le chapitre.
••• Le nombre d’anciens moines, très élevé au début de la réforme, on l’a vu2, tend à diminuer. Ainsi, en
France, le rapport entre réguliers et séculiers passe de 18/26 en 1137 (69 %) à 9/42 en 1180 (21,5 %). Bien
souvent l’accession au chapitre est un préalable à l’épiscopat, ce qui conduit d’ailleurs à un recrutement local
de plus en plus prononcé. Là encore, l’exemple provençal est parlant : dans la première moitié du XIIe siècle,
les chapitres cathédraux fournissent 8 évêques à leur propre cathédrale et 6 à d’autres. Mais, ce qui est sans
doute le plus significatif, c’est la formation juridique et théologique poussée de la plupart de ces clercs.
Certains doivent d’ailleurs à leur réputation intellectuelle leur promotion. On pense à Guillaume de
Champeaux, élu évêque de Châlons-sur-Marne (1113-1121), à Pierre Lombard à Paris (1159-1160)3 et surtout à
Jean de Salisbury, l’élève d’Abélard, l’auteur du Policraticus (1159), le secrétaire et ami de Thomas Becket,
devenu évêque de Chartres de 1176 à sa mort en 1180.
2. Le renouveau de la vie canoniale
• En tout cas, pour lutter efficacement contre les dérèglements, les réformateurs encouragent la vie commune,
à l’exemple des apôtres. La rénovation de la vie canoniale accompagne ainsi tout le mouvement réformateur.
Les chanoines sont les clercs attachés au service d’une église collégiale et plus particulièrement cathédrale. Ils
doivent se soumettre à un certain nombre d’usages – d’où leur nom, canonicus, qui est soumis à des
règlements, en particulier prier ensemble et célébrer les heures canoniales. Au haut Moyen Age, bien des
règles, plus ou moins contraignantes, en s’inspirant du modèle cénobitique. L’évêque de Metz, Chrodegang,
avait vers 754/756 imposé aux clercs attachés à sa cathédrale, une Règle, inspirée de celle de saint Benoît
comme des recommandations qu’Augustin avait été conduit à faire pour les clercs d’Hippone. Ces chanoines
doivent mener une vie commune, participer ensemble à l’office, utiliser réfectoire et dortoir en commun, etc.
Louis le Pieux, en 816, à Aix, étend la règle aux communautés de clercs des cathédrales comme des collégiales
dans tout l’Empire. Toutefois, cette réforme est vite abandonnée. L’évêque renonce à vivre avec ses chanoines
et garde pour lui la mense épiscopale ; les chanoines se partagent alors la mense capitulaire – chacun gérant sa

1
Mariage de Douce de Provence et de Raymond Bérenger de Barcelone. En 1137, son fils Raymond Bérenger II devient roi d’Aragon
et c’est le cadet, Bérenger Raymond qui se voit confier le comté de Provence.
2
On pourrait multiplier les exemples. Baudri de Bourgueil, un compagnon de Robert d’Arbrissel devenu évêque de Dol, Richard de
Saint-Victor, devenu évêque de Narbonne en 1106. Cette tradition est loin de disparaître. Ainsi, Arnaud Amauri, abbé de Cîteaux,
devient archevêque de Narbonne en 1212, alors qu’il prend la tête de la croisade albigeoise, le cistercien Foulques – l’ancien
troubadour Folquet de Marselha – à Toulouse en 1229 ; le franciscain Eudes Rigaud, archevêque de Rouen en 1248, etc.
3
Pierre Lombard, originaire de Lumellogno, près de Novare, vient parfaire ses études à Reims et Paris (1136). En 1145, c’est déjà un
enseignant reconnu, « magister » à l'école de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Sa renommée de théologien incite bientôt les
chanoines de Notre-Dame à lui demander de rejoindre leur chapitre. Les Quatre Livres de Sentences et de commentaires sur les
Psaumes et les épîtres de Paul, achevés en 1152, ont servi de base à l’enseignement scolastique jusqu’au XVIe siècle. En 1159, il est
appelé au siège épiscopal de Paris, mais laisse bien peu d'actes épiscopaux en raison de sa mort prématurée, l’année suivante.
prébende - et choisissent le plus souvent de loger dans des maisons individuelles, conservant leur fortune
personnelle, s’entourant de domestiques1.
•• La vie « mondaine » de ces chanoines séculiers est dénoncée par les « grégoriens », tenants du retour à
l’idéal apostolique de communion et de pauvreté. Le Midi semble s’être précocement engagé dans la voie de la
réforme. A Arles, l’observance est rétablie dès 1032 à Sainte-Trophime ; à Avignon, en 1039, l'évêque Benoît
remet l’église Saint-Ruf à 4 chanoines qui y rétablissent la règle dite de Saint Augustin. A Toulouse, c’est
l’évêque réformateur Isarn qui en 1073 régularise le chapitre cathédral Saint-Etienne par un retour à l’ordo
antiquus2. On voit alors apparaître de véritables quartiers canoniaux, le chapitre devenant une puissante
seigneurie collective au cœur des villes. Le concile romain de 1059 encourage – mais n’impose pas – le retour à
la vie communautaire, beaucoup de collégiales étant trop ancrées dans le milieu seigneurial pour les accepter
de bon gré. Les résistances sont fortes dans le Nord. Ainsi, en 1078, des chanoines de la cathédrale de Cambrai
s’adressent à leurs collègues rémois et récusent les nouveautés que les « Romains » veulent leur imposer
(obligation du célibat, interdiction d’ordonner les fils de clercs et de cumuler les prébendes) au nom de la
tradition. Ils rappellent que la chasteté est une vertu monastique mais qu’elle ne s’impose pas à tous les clercs
et que le célibat n’est pas imposé par les textes apostoliques. A Paris, le cloître Notre-Dame, au nord de la
cathédrale, rappelle l’antique vie commune, mais il s’agit en fait d’un simple quartier clos, bénéficiant du for
ecclésiastique et qui abrite, de part et d’autre de la rue Chanoinesse, les maisons des chanoines3. 46 en tout, ce
qui oblige une partie des chanoines – une vingtaine ? - à vivre ailleurs, en particulier rive gauche. Des
collégiales urbaines apparaissent toutefois à Beauvais (collégiale Saint-Quentin), à Chartres, Soissons ou Reims,
mais il ne s’agit pas de chapitres cathédraux, mais de communautés de clercs préoccupées de pastorale,
d’éducation ou d’assistance.
••• Le mouvement canonial s’étend hors des villes tirant parti du mouvement de restitution des églises par
les laïcs, d‘autant que les moines devaient renoncer au service paroissial. De petites communautés canoniales
voient ainsi le jour, en particulier sur les routes de pèlerinage4. On assiste alors à une floraison d’ordres de
chanoines réguliers. En 1095, Urbain II approuve la constitution de l'ordre des Chanoines réguliers de Saint-
Ruf5. Pendant deux siècles, son expansion territoriale et son rayonnement spirituel en font l'un des plus
importants de France avec une soixantaine de prieurés. En 1154, l'un de ses abbés est élu pape et prend le nom
d'Adrien IV.
Près de Bapaume, à Arrouaise, deux prêtres Hildemar et Conon, rencontrent un ermite, Roger, se joignent à lui
et bâtissent un oratoire, Saint-Nicolas (d’Arrouaise). Devenu évêque de Préneste et cardinal, Conon adopte
l’ordo novus et des constitutions calquées sur celles de Cîteaux abstinence, silence perpétuel, travail manuel).
La congrégation ne dépasse jamais la trentaine de maisons mais son observance est adoptée par de nombreux
chapitres en Flandre, en Angleterre et en Écosse, en Bourgogne et jusqu’en Pologne.
A Paris, en 1108, Guillaume de Champeaux, un maître de l’école cathédrale, fonde une abbaye/collégiale, aux
portes de la ville et au pied de l’abbaye Sainte-Geneviève6. L’école claustrale de Saint-Victor devient vite un des
hauts lieux de la réflexion théologique, soutenant, dans la querelle des Universaux, des positions « réalistes ».
En 1113, alors que Guillaume est élu évêque de Châlons (en Champagne), elle devient une abbaye de
chanoines réguliers et compte quelques éminentes figures intellectuelles, comme Hugues (✝ 1141), l’auteur du

1
Le relâchement conduit des monastères bénédictins à se transformer en communautés de chanoines réguliers, c’est ainsi le cas de
Saint-Martin-de-Tours ou de Sainte-Geneviève. A l’inverse, avec la réforme, des chapitres de chanoines sont remplacés par des
moines. Saint-Martin-des-Champs, une collégiale fondée en 1060 à l’initiative d’Henri Ier devient un prieuré clunisien vers 1080. A
Toulouse, Isarn expulse les chanoines de Saint-Sernin et installe des clunisiens. Il est vrai qu’il s’agit là du paroxysme d’un conflit qui
l’oppose aux chanoines et que ceux-ci sont rétablis dans leurs droits par Urbain II.
2
L'ensemble des textes augustiniens ne forme pas vraiment une règle et donne lieu à une quantité d'interprétations différentes, avec
en gros deux variantes, l’ordo antiquus et l’ordo novus. Des polémique se sont développées sur la sainteté respective des deux
ordres ; elle a été réglée en partie dans la 2e moitié du XIIe siècle, quand la papauté unifie la règle en mélangeant les deux.
3
Le seul édifice conservé est la chapelle Saint-Aignan, édifiée vers 1120 à l’initiative d’Etienne de Garlande, alors prévôt du chapitre.
4
Ainsi, à Roncevaux, la collégiale Santa Maria adopte la règle de saint Augustin en 1127. Même chose au col du Somport avec l’hôpital
des chanoines de Sainte Christine.
5
Yvette LEBRIGAND, « Origines et première diffusion de l’ordre de saint Ruf », in Le monde des chanoines (XIe- XIVe s.), Cahier de
Fanjeaux 24, Toulouse : Privat, 1989 p. 167-208.
6
Détruite sous Louis XIV, l'université de Paris Jussieu se trouve aujourd’hui sur son site.
Didascalion1. Erigés en ordre au milieu du XIIe siècle, les Victorins réforment de nombreux chapitres et
abbayes, à commencer par celle, toute proche de Sainte-Geneviève en 1148.
La plus célèbre de ses fondations est alors celle des Prémontrés. Norbert de Xanten (c. 1080-1134) renonce à sa
prébende, à Saint-Victor de Xanten, près de Cologne, et se dépouille de tout ; il se fait ermite et prêche dans le
nord de la France. Il s’installe avec l’appui de l’évêque de Laon, dans la forêt de Coucy, à Prémontré, vers 1120,
et prend la tête d’une communauté qui combine l’austérité de la vie monastique – sur un modèle proche des
Cisterciens - et la prédication, avant de devenir archevêque de Magdeburg.
3. La primauté romaine
• Autre acquis de la réforme grégorienne : la constitution d'une hiérarchie ecclésiale établie sur le primat
romain et servie par la mise en place d'une bureaucratie centralisée de plus en plus efficace.
D'abord soucieuse de se doter des moyens d'action appropriés, la papauté a fait de l'ancien Patrimoine de saint
Pierre le cœur d'un véritable État pontifical, doté d'une consistance territoriale, de places fortes sur lesquelles
flotte le vexillum sancti Petri, pourvu de moyens militaires, financiers et administratifs.
Dans la logique de cette construction étatique, la papauté s'est donnée les institutions centrales propres à
remplir les fonctions d'un instrument de gouvernement. On passe de la structure archaïque du palatium du
Latran à la Curia romana, terme qui devient d'usage courant à partir d'Urbain II (1088-1099) pour désigner
l'ensemble des services centraux de la bureaucratie pontificale.
•• La Curie romaine s'enrichit à partir du dernier quart du XIe siècle de services spécialisés dont on peut
retrouver des équivalents en France, en Angleterre et dans la curia imperatoris. Formée à partir d'un collège
de notarii et de scriniarii ayant à sa tête un bibliothecarius de rang généralement épiscopal, la chancellerie
pontificale s'organise d’abord comme un service spécialisé dans l'expédition des acte pontificaux. Des progrès
décisifs sont accomplis à partir de 1088 lorsque le pape Urbain II nomme à la fonction de chancelier de l'Église
romaine le cardinal-diacre Jean de Gaète, un moine du mont-Cassin qui devient lui-même en 1118 le pape
Gélase II (✝ 1119). C'est à cette époque que la standardisation des actes pontificaux s'impose avec l'adoption
d'une écriture normalisée, la minuscule dite curiale, et avec la fixation du type définitif de la bulle de plomb.
En même temps que la chancellerie, une chapelle - la capella papalis - s'organise sur le modèle de la chapelle
impériale. Elle constitue alors un vrai foyer de rénovation liturgique. A partir de Grégoire VII, s'instaure aussi la
pratique du couronnement pontifical. Sa portée symbolique est évidente : la tiare portée par le pape, à la fois
mitre et couronne, est exaltée comme insigne de la double souveraineté au successeur de Pierre, mitra pro
sacerdotio, corona pro regno.
Enfin, toujours sous le pontificat d'Urbain II, la Curie romaine s'enrichit sur le modèle clunisien, d'un service
spécialisé dans la gestion économique des temporalités de l'Église, la Chambre apostolique2. Cette institution
nouvelle marque l'aboutissement d'une politique engagée par Hildebrand, alors œconomicus de l'Église
romaine (1059). Celui-ci avait déjà entrepris d’écarter les grandes familles romaines de la gestion des revenus
pontificaux avant d'assurer et d'étendre la collecte des cens dus au Saint-Siège par tous ceux qui, désirant
s'assurer la protection de saint Pierre, invoquaient le bénéfice de la libertas romana3.
••• Le Collège cardinalice, fort du privilège exclusif d'élire le nouveau pape en vertu du décret de 1059,
forme le noyau primitif de cette Curie. Dès l'époque du cardinal Humbert de Romanmoutier et de Pierre
Damien, le milieu réformateur, imbu de l'idéal de Renovatio, voit dans le Sacré Collège un nouveau Sénat,
incarnant la relève de la Rome des Césars par la Rome de Pierre. Les cardinaux, placés à la tête des différents
dicastères (ministères), réunis en consistoire, sont au cœur du gouvernement pontifical. Ils souscrivent les
diplômes et mettent la main sur les hautes charges curiales (camérier, grand pénitencier…). Quant aux légats
pontificaux, souvent recrutés parmi les cardinaux, dotés d’une solide culture canonique, ils constituent un

1
Un « art de lire » qui s’appuie sur la science antique - dont Hugues fournit un des premiers exposés systématiques – pour mieux
souligner que celle-ci s’ordonne autour de la science sacrée : « Tous les arts de la nature sont au service de la science divine ; la
sagesse inférieure, correctement ordonnée, conduit à la supérieure ». La scientia – les Arts libéraux – est utile parce qu’elle est au
service de la sapientia.
2
Le premier camerarius domini papae en 1105 est d’ailleurs un ancien moine de Cluny.
3
Dans la littérature de controverse suscitée par la réforme, la cupidité de Grégoire VII, parfois rapportée aux prétendues origines
juives que ses détracteurs attribuaient au pape, est un des thèmes favoris de la propagande impériale.
instrument efficace de transmission des impulsions réformatrices. Le développement de la procédure d'appel
au Saint-Siège, en cas, par exemple, d'élections épiscopales contestées, va dans le même sens. De même pour
l'obligation qui s'instaure à partir du milieu du XIe siècle, pour les archevêques, de venir personnellement à
Rome recevoir le pallium, insigne de leur charge. A partir du XIIe siècle, la prestation d'un serment
d'obédience au pape et l'obligation faite aux évêques d'accomplir des visites périodiques ad limina
Apostolorum renforcent ces dispositifs de contrôle des Églises locales.
4. L’affirmation du droit canon
• II revient enfin à la réforme du XIe siècle d'avoir mis au service du primat apostolique un droit canon
affranchi de toute confusion avec le droit civil et soucieux de puiser dans la seule autorité souveraine de l'Église
son principe et sa norme.
A partir du IVe siècle, on voit circuler dans la Chrétienté des collections réunissant des sources éparses, des
canons conciliaires, des décrétales (actes législatif de la papauté), des normes issues des Livres saints et des
Pères de l’Eglise, voire du droit romain. La plus connue des collections de cette première période est la
Dionysiana, rédigée, au VIe siècle, par Denis le Petit1. Les collections canoniques se multiplièrent par la suite
véhiculant des textes authentiques et aussi des faux fabriqués, sous la période carolingienne par des ateliers
spécialisés2. Le Décret, composé par Burchard, évêque de Worms entre 1008 et 1012, se situe encore dans la
lignée des collections du haut Moyen Age3, même si il introduit certains thèmes « réformateurs » comme la
condamnation de la simonie ou l’importance du rôle des évêques.
•• La réforme grégorienne a produit en quelques décennies (1060-1110 env.) une série très fournie de
collections canoniques, stimulant en retour la renaissance du droit romain, à Bologne et à l’initiative de
l’empereur4. De cette production abondante, on retiendra la Collection en LXXIV titres (Diversorum sententiae
patrum)5, les collections d'Anselme de Lucques (1081-1086), du cardinal Deusdedit (1083-1086), de Bonizon
de Sutri (1089-1099), la collection dite Britannica (vers 1090) mais compilée, comme les précédentes, en
milieu romain, ainsi que le Polycarpus du cardinal Grégoire de Saint-Chrysogone (1104-1113). Hors d'Italie, la
floraison se prolonge en France avec la collection en XVII livres, le Liber Tarraconensis, la collection en VII
livres et celle en XIII livres, etc. Cette activité culmine à la fin du XIe siècle dans les trois collections attribuées à
Yves de Chartres, le Décret, la Panormia et la Tripartita.
••• Sommet de cet immense travail de codification, la Concordia discordantium canonum (Concorde des
canons discordants) du bolonais Gratien (vers 1140), un ensemble de plus de 3 800 textes, plus connu sous le
nom de Decretum Gratiani ou de Décret, qui donne au droit canonique un socle comparable aux compilations
de Justinien. Très vite on ajouta des gloses au Décret de Gratien et on en fit des "sommes" de son œuvre
(résumés donnant l’occasion d’avancer des réflexions originales). Ainsi naquit l’école des décrétistes, dont le
plus remarquable représentant fut, dans les années 1180, Huguccio de Pise († en 1210). La période des
décrétistes se termina lorsque, au début du XIIIe siècle, au moment où Accurse faisait la même chose pour les

1
C’est lui qui proposa de faire débuter le décompte des années à partir de la naissance du Christ.
2
Parmi les premières, la collection Dionysio-Hadriana, remise par Hadrien IV à Charlemagne en 774, sert ainsi de référence pour
longtemps en matière matrimoniale. On peut aussi évoquer les Fausses Décrétales – une centaine ! - attribuées au Pseudo-Isidore et
rédigées vers 830-840 qui constituent une des sources importantes du droit canon.
3
Il accorde ainsi une grande importance aux tarifs pénitentiels.
4
Il n’est pas question de s’étendre longuement sur cette question ici, mais la renaissance du droit savant doit être connue dans ses
grandes lignes, en particulier le rôle d’Irnérius (v. 1120), et de ses quatre disciples, Martinus, Bulgarus, Jacobus et Hugo (v.1150),
passés à la postérité sous le nom des "Quatre docteurs". Ces glossateurs, ainsi nommés parce qu’ils mettaient leurs réflexions en
marge des compilations de Théodose II (438) et de Justinien (529-533 : Code, Digeste, Institutes…), ont mis de l’ordre dans les
milliers de textes hérités des jurisconsultes romains. Après la somme d’Accurse († en 1263, plus de 100 000 gloses !), la Glose
ordinaire, les commentateurs – « post-glossateurs » - se servent plus librement du droit romain pour l’adapter à un monde
changeant (Bartole, † en 1357). On notera qu’il y a à l’École une chaire d’histoire des droits romain et canonique depuis 1869.
5
Dans cette compilation, longtemps attribuée à tort au cardinal Humbert, sont rassemblés les textes « fondateurs » de la primauté
romaine, depuis la phrase du Christ, « tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église » (Matt. 16, 15-18).
Compilations de Justinien, le dominicain Johannes Teutonicus († en 1252) rassembla les gloses de ses
prédécesseurs en une glose ordinaire qui, désormais, accompagna invariablement les manuscrits1.
Ce travail d'anthologie permanente opéré par les canonistes permet de donner corps aux principes
« grégoriens » et légitime l’extension de la compétence des tribunaux ecclésiastiques, du statut des clercs aux
règles relatives au mariage en passant par les litiges impliquant des serments ou l’application de la législation
de paix...
B. La « spatialisation du sacré »
Les réformateurs vont s’employer à séparer les lieux sacrés, en les soustrayant à l’autorité des laïcs et en
multipliant les rituels de consécration spécifiques, étendant la sacralité des lieux de culte de de l’autel à
l’ensemble du bâtiment puis aux terrains alentour, assimilés à une « terre chrétienne, clairement délimités à
l’instar des sauvetés » de Gascogne. De nombreux travaux ont, au cours des dernières années, porté sur cette
territorialisation du sacré, renouvelant en particulier les approches plus traditionnelles de l’encadrement
ecclésiastique, c’est-à-dire de la paroisse et du diocèse2.
1. Le réseau paroissial
• C’est au cours de cette période que naît véritablement la paroisse en tant que réalité territoriale, alors que se
précise aussi sa personnalité juridique.
On peut d’abord souligner que la densification du réseau paroissial est une réalité incontestable. Elle est
incontestablement antérieure à la réforme grégorienne, mais celle-ci l’accélère, l’ecclesia montrant ici aussi sa
grande capacité d’adaptation aux changements sociaux, à la croissance démographique comme à la
multiplication, autour du pouvoir seigneurial, des églises privées. Si on suit Michel Aubrun3, on peut distinguer
trois types de fondations :
> les fondations d’origine seigneuriale (Eigenkirche, église castrale). En échange de la construction d’une
nouvelle église, le seigneur exige d’être inhumé dans l’église, malgré les interdictions canoniales, de disposer
d’une place réservée dans l'édifice pour assister aux offices, de bénéficier de messes pour son salut (« rentes-
prières ») et celui de ses ancêtres, de pouvoir conserver une partie des prélèvements paroissiaux, en temps que
seigneur collateur, voire des services de la part du desservant comme porter un message. Il peut même exiger
un droit d’entrée au moment de l’investiture du desservant, remettant à ce dernier un objet symbolique de son
église (corde de cloche ou clé).
> les fondations d’origine priorale : le développement des ordres monastiques entraîne l’installation de
moines dans une église privée. Ces fondations avaient pour but de faciliter la gestion du patrimoine
ecclésiastique, notamment sur les terres viticoles.
> les fondations liées aux défrichements ; le recul de la forêt permet la mise en valeur de nouveaux terroirs et
d’augmenter les revenus de la dîme. Les dîmes perçues sur les terres défrichées s’appellent les dîmes novales
(par opposition aux dîmes anciennes).

1
Dans le cours du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle, l’œuvre législative pontificale reste considérable avec les Décrétales de
Grégoire IX, le Sexte – les Décrétales comptaient 5 livres - de Boniface VIII, puis les Clémentines, appelées du nom de leur auteur,
Clément V. A la fin du XVe siècle, un imprimeur parisien réunit toutes ces sources dans une œuvre globale qu’il intitula, à l’instar du
Corpus juris civilis pour le droit romain, le Corpus juris canonici. En 1917, fut promulgué, par Benoît XV, le Code de droit
canonique (Codex juris canonici), code réformé en 1983.
2
On citera en particulier les travaux d’Elizabeth ZADORA-RIO, directrice de recherche au CNRS. Cette archéologue a eu le mérite de
dépasser le dialogue de sourds entre ses collègues et la plupart des historiens à propos de la « naissance du village » (« Le village des
historiens et le village des archéologues », dans É. Mornet, dir., Campagnes médiévales : l'homme et son espace (900-1350). Études
offertes à Robert Fossier, Paris : Publications de la Sorbonne, 1995, p. 145-153). Ses nombreux articles portent sur l’archéologie des
églises et des cimetières (elle a méthodiquement fouillé le site de Rigny en Indre-et-Loire), sur leur topographie mais surtout sur
leurs rapports avec le peuplement. Elle est un des auteurs du n° spécial de Médiévales consacré à « La paroisse. Genèse d’une forme
territoriale » (49, automne 2005). Michel LAUWERS a, quant à lui, beaucoup travaillé sur le cimetière et proposé, pour faire pièce à
l’incastellamento, la notion d’inecclesiamento (Naissance du cimetière, Lieux sacrés et terre des morts dans l'Occident médiéval,
Collection historique, Paris : Aubier, 2005). Un autre ouvrage important déjà signalé : Florian Mazel, dir., L'espace du diocèse - Genèse
d'un territoire dans l'Occident médiéval (Ve-XIIIe siècle), Rennes : PUR, 2008.
3
Michel AUBRUN, La paroisse en France. Des origines au XVe siècle, Paris : Picard, 1986/2008.
•• La papauté s’engage alors dans un grand mouvement de restitution des églises et des dîmes qu’on a déjà
eu l’occasion d’évoquer à partir des exemples provençaux. Le mouvement, avec des décalages chronologiques
qui restent l’objet de discussions, est général. Les élites ont-elles adhéré spontanément au programme
réformateur ? Ont-elles été guidées par la peur comme le disent les préambules de nombreux legs ? Ont-elles
cherché à se procurer des liquidités en transformant de simples ventes en pieuses « donations-restitutions » ?
Tous les cas de figure doivent être présents, mais ce qui est sûr c’est que les paroisses se multiplient en ville,
comme le montre l’exemple parisien. En 1183, Maurice de Sully démembre la paroisse de l’Île de la Cité (12) et
la construction de l’enceinte de Philippe Auguste contribue à de nouvelles fondations : en 1300, on en compte
ainsi plus de 30, de taille très variable (12 IC+ 7 RG et 13 RD), soit moins qu’à à Rouen (35 dès la fin du siècle
précédent). L’argument démographique est sans doute important, mais pas suffisant. A Tours, il n’y a qu’une
paroisse au début du XIe siècle, une dizaine à la fin du XIIe siècle et 15 au milieu du XIIIe siècle, alors que la
population continue de croître. Les paroisses commencent à être conçues comme des territoires et comme des
pôles de regroupement des fidèles, on y reviendra. L’apparition de villages neufs accélère toutefois le
démembrement des plus grandes dans les campagnes. C’est ainsi que le diocèse de Paris, en compte 426,
regroupées dans trois archidiaconés, eux-mêmes divisés en diaconés (cartes in Atlas de Paris au Moyen Age, p.
112 et129). La soumission à l’évêque est en principe totale et celui-ci peut créer des paroisses, investir les
desservants, les convoquer à un synode1 ou exercer son droit de visite2. En retour, il perçoit l’essentiel de la
dîme, mais aussi un droit synodal, le droit de gîte, etc. Dans les faits, il doit toutefois encore compter avec les
droits de « présentation » hérités du passé. Ce patronage n’est plus qu’exceptionnellement concédé à un laïc,
mais le « présentateur » est souvent une abbaye, une collégiale ou un chapitre. Ainsi, sur les 426 églises du
diocèse de Paris, l’évêque ne nomme directement que 195 desservants, compte tenu des privilèges dont
jouissent nombre d’établissements religieux (47 paroisses dépendant de Saint-Martin-des-Champs ou d’autres
prieurés clunisiens, 16 du chapitre cathédral, autant de quelques grands établissements comme Saint-Germain-
des-Prés ou Saint-Denis. On ne doit pas non plus perdre de vue que le clergé paroissial est d’une grande
diversité. Le titulaire, attaché à son église (propius sacerdos), détenteur du bénéfice délègue souvent le service
paroissial à un remplaçant. Ces « bas-clercs » qui vont se multiplier à la fin du Moyen Age sont désignés du
terme générique de vicaires, mais leur statut est très variable (hebdomadier, custode, quaternier, etc.). Quant
au chapelain, il est a priori affecté au service d’une chapelle et y célèbre des messes de fondation pour le repos
de l’âme des membres défunts de la famille bienfaitrice.
••• Tout fidèle est dorénavant lié à une paroisse d’appartenance, d’où un encadrement des laïcs renforcé. La
paroisse est en effet le cadre habituel de l’administration des sacrements (baptême, eucharistie, pénitence…)
et celui de l’accomplissement des rites qui soudent la communauté, à commencer par la participation à la
messe chaque dimanche et lors des nombreux jours chômés. Pour autant, la question de l’articulation de la
paroisse et de la communauté d’habitants n’est pas évidente. La superposition des deux, incontestable à
l’époque moderne, ne s’impose pas partout au Moyen Age, même si l’église avec son clergé et ses fêtes
liturgiques participe à la construction de l’identité villageoise. Cela nous conduit à aborder la question de la
formation des territoires paroissiaux. On ne croit plus que la paroisse soit l’héritière de la villa gallo-romaine ni
que les paroisses de la fin du Moyen Age ne seraient que des subdivisions des « grandes paroisses », des
« paroisses primitives » du haut Moyen Age. L’existence d’une hiérarchie d’églises rurales n’implique pas
nécessairement une circonscription territoriale bien délimitée. Le mot parochia a longtemps désigné
l’assemblée ou le peuple de fidèles, plebs ou populus. Il implique une relation personnelle avec l’évêque qui
accomplit un circuit, noue des liens avec les fidèles, éventuellement consacre des églises3… Il faut attendre le
IXe siècle pour voir les capitulaires évoquer les paroisses comme un cadre de vie dont le ressort serait celui du

1
Le curé – le terme n’apparaît pas avant le milieu du XIIIe siècle - doit assister au synode une à deux fois par an au palais
épiscopal (printemps, Toussaint) : les problèmes de discipline, de morale, de liturgie et de dogme sont rappelés dans les sermons de
l’évêque.
2
L’évêque veille à ce que le curé porte un vêtement sobre ; il lui rappelle qu’il doit s’abstenir de porter une arme, de se divertir avec
les jeux de hasard, de faire du commerce, de boire de l’alcool ou de pratiquer l’usure. Il s’assure qu’il est en possession du livret des
statuts sous peine d’amende. Ce livret expose ce qu’il doit savoir et ce qu’il doit faire. Il doit être appris par cœur. Le dernier jour, le
prêtre reçoit la bénédiction de l’évêque.
3
L’étymologie grecque souligne la proximité, le voisinage.
prélèvement de la dîme1. On commence alors à parler de parochiani, de paroissiens, placés sous l’autorité
d’un prêtre qui leur administre les sacrements, en particulier la pénitence et la confession qui implique une
forme de surveillance ou de contrôle mutuel. Un peu plus tard, les conciles soulignent la nécessité d’offrir aux
fidèles un lieu de culte proche de leur résidence afin d’y ensevelir le corps de leurs défunts, la sépulture
apparaît de plus en plus comme un élément de la définition d’une paroisse. La paroisse est donc
progressivement perçue comme une structure spatiale. Ses limites sont précisées dans des actes de dotation et
de consécration en Catalogne dès la fin du IXe siècle2 à une époque où dans d’autres régions, comme les pays
de moyenne Garonne, le mot commence à peine à apparaître dans la documentation. Dans le Quercy, la
première délimitation territoriale de la paroisse n’est pas antérieure à 1113. La réflexion des canonistes accélère
la mutation à l’heure où se multiplient les conflits de « juridiction » - autour par exemple de la perception du
casuel - et de « limites »3. Une des difficultés consiste d’ailleurs à distinguer clairement la paroisse des autres
lieux de culte, comme les chapelles et les oratoires. Ni le bénéfice du desservant (presbiteratum), ni la dîme, ni
le baptême ni le droit d’inhumer4 ne semblent absolument décisifs.
•••• Si donc le territoire paroissial prend peu à peu corps, la « communauté de prière » est loin de se
superposer à la « communauté de labeur », affirme à bon droit Samuel Leturcq5, même si son analyse prend un
peu le contrepied de la doxa défendue par Robert Fossier et Guy Fourquin. De nombreux exemples montrent
qu’au sein d’une paroisse peuvent coexister plusieurs communautés agraires. Par exemple, en Hurepoix, la
paroisse d’Athis comprend trois communautés nettement distinctes, Athis, Mons et Ablon. Il est probable que
dans les pays d’habitat dispersé, comme la Bretagne, la distorsion est encore plus nette entre finage et
territoire paroissial. Plus largement, le territoire agraire possède une cohérence assise sur une logique
d’exploitation foncière dont la souplesse 6 est très différente de celle des paroisses dont la vocation est
d’encadrer la population, même si la question des limites reste une source de conflits en raison d’une spatialité
floue qui n’a pris fin qu’avec la cartographie moderne, au XVIIIe siècle, et lors de la création des communes en
1790.
Bref, la paroisse, comme territoire, est le fruit d’une longue élaboration, résultant d’un mode de structuration
de l’espace complexe. Quand la paroisse est le fruit d’un acte de fondation, la délimitation du territoire est
contemporaine de la consécration (ex. de la Catalogne évoqué supra). Quand ces actes s’inscrivent dans le
contexte de la redéfinition « grégorienne » des pouvoirs, ils insistent sur les rites de consécration des autels et
sont évasifs sur la délimitation de la paroisse7. Dans un second cas de figure, le plus fréquent, la constitution du
territoire paroissial ne résulte pas d’un acte fondateur, contemporain de la construction de l’église, mais de
processus hétérogènes prenant en compte des contraintes topologiques, la distance en particulier8, et des
logiques économiques, définir des ressorts économiques et juridiques qui permettent la viabilité du centre
paroissial9. Les deux logiques sont clairement contradictoires !
1
Le caractère obligatoire de la dîme apparaît dans le capitulaire de Herstal en 779. Le territoire (terminum) à l’intérieur duquel cet
impôt est prélevé apparaît en 810-813 dans le capitulaire ecclésiastique.
2
« Moi, l’évêque Nantigisus, je consacre ces églises et je leur confère le droit paroissial (parrohechiam) depuis le fleuve Azeste
jusqu’au Mont Saint et depuis Les Quadrons jusqu’à la montagne de Petreio et jusqu’à la villa Mesata et au villare Lodovese avec ses
limites et ses dépendances, afin que tous ceux qui travaillent sur ce territoire (terminium) apportent à ces églises toutes les dîmes et
les prémices (qu’ils doivent) sur toutes choses » texte cité par E. Zadora-Rio, « Territoires paroissiaux et construction de l’espace
vernaculaire », « La paroisse. Genèse d’une forme territoriale », Médiévales, n°49, automne 2005, p. 110.
3
Henri de Suse, dit Hostiensis, futur archevêque d’Embrun, définit la paroisse comme territoire dans un chapitre (De parochiis) de la
Summa aurea (Somme dorée) vers 1250.
4
C’est la principale ressource. Il peut atteindre le tiers de la fortune mobilière du disparu (tierçage). On verra qu’au XIIIe siècle, le
droit de sépulture est source d’innombrables conflits entre les ordres mendiants et les desservants des paroisses urbaines.
5
« Territoires agraires et limites paroissiales », dans le n° spécial de Médiévales consacré à « La paroisse. Genèse d’une forme
territoriale » (49, automne 2005), p. 89-104. L’essentiel de ce paragraphe est emprunté aux différentes communications de ce
numéro.
6
« Les limites des terroirs sont floues, fluctuantes, perméables aussi, car la réalité de l’exploitation agricole interdit formellement le
cloisonnement de l’espace » (Samuel LETURCQ, p. 101-103).
7
« Elles dessinent indubitablement une enveloppe territoriale autour de l’église, lais elles n’impliquent pas un tracé linéaire et
continu sur le terrain » écrit ELISABETH ZADORA-RIO (art. cité, p. 111).
8
La nécessité pour les femmes enceintes et les malades de se rendre fréquemment à l’église est un des critères du maillage paroissial.
9
L’église reçoit en quelque sorte une dot qui permet de pourvoir à l’entretien du bâtiment ecclésial et de son desservant (des terres,
des droits d’usage, en plus des offrandes associées à la bénédiction des mariages, aux baptêmes, aux confessions, le futur « casuel »).
2. Un nouveau pôle sacré : le cimetière
• La paroisse c’est donc à la fois une église et un cimetière, la grande nouveauté du Moyen Age résidant dans
l’étroite association d’un lieu de culte et d’un espace funéraire. La structuration de l’espace social autour de ces
deux pôles est déjà ancienne et de nombreux travaux ont montré que ces édifices ecclésiaux ont été, à partir
du IXe siècle des centres organisateurs de l’habitat dans de nombreuses régions, contribuant à fixer la
population dans un cadre communautaire qui ancre dans le même espace les vivants et les morts. La réforme
grégorienne marque l’étape ultime ou l’aboutissement de ce processus pluriséculaire que Michel Lauwers a
suggéré d’appeler inecclesiamento1. Le rituel de consécration des églises et des zones de sépulture qui leur
sont annexées se trouve peu à peu réélaboré.
•• Portant tout d’abord sur l’autel, la consécration s’étend, à partir des VIIIe –IXe siècles à l’ensemble du
bâtiment ecclésial, par de multiples circuits processionnels, puis, à partir du siècle suivant seulement, à la zone
d’inhumation. Le voyage d’Urbain II en France a été de ce point de vue une étape importante, comme l’a
récemment montré Élisabeth Zadora-Rio2. Il a au cours de ce périple d’une année - août 1095-août 1096 –
procédé à 29 consécrations, privilégiant clairement les établissements clunisiens (Cluny, mais aussi Saint-
Martial de Limoges, Sauxillanges ou Moissac). Si les consécrations d’autels et d’églises sont les plus
nombreuses 3 , il n’oublie pas les lieux d’inhumation, comme à Tarascon, Marmoutier, Carcassonne ou
Maguelonne et ce à un moment où cette volonté de soustraire au monde profane la terre des morts reste
discutée. Les hérétiques contestent l’utilité de ces cimetières, mais il se trouve aussi des chrétiens qui, comme
Honorius d’Autun, considèrent que le monde entier est le temple de Dieu, consacré par le sang de Jésus, ce
qui vide de tout sens la notion de sépulture chrétienne. Dans les années suivantes, les bénédictions de
cimetières sont nombreuses. Il s’agit souvent de cimetières habités qui vont servir de noyau à de futures
paroisses4. En Anjou, ces cimetières ont ainsi constitué la dernière vague de fondations de centres paroissiaux.
Reprenant une expression de Dominique Iogna-Prat, elle conclut que ce souci de créer une sorte d’asile
consacré pour les vivants et les morts correspond bien à la « logique englobante » de l’Eglise grégorienne,
traduisant un souci d’inscription dans l’espace des fidèles, tout à la fois au niveau des communautés locales et
de la Chrétienté toute entière.
3. Le diocèse [☞ cours « Genèse des territoires diocésains »]
C. Le nouveau monachisme
La multiplication des ordres nouveaux – ermites, reclus, moines blancs, chanoines réguliers, mouvements
pénitentiels… – est une des dimensions du mouvement de restauratio ou de renovatio associé à l’âge
grégorien. Une historienne anglaise, Henrietta Leyser, professeur à Saint-Peter’s college d’Oxford avait, il y a

1
L’historien catalan Ramon Martí avait inventé le néologisme d’ensagrerament, pour rendre compte de l’importance des « cercles de
paix » (sagreres, sacrarias). La sacraria (en catalan sagrera) est une sauveté : un espace sacré, protégé, un cercle de 30 pas – voire
60 - de rayons autour de l’église et qui bénéficie de la même sauvegarde qu’elle (droit d’asile et inviolabilité). Cet espace inclut bien
sûr le cimetière, mais aussi de nombreux édifices appelés sacrarios ou celleres en Roussillon, qui servent de celliers ou d’habitations.
Il ne s’agit pas seulement des maisons des prêtres desservants (presbytère). Les paysans y entreposent leurs richesses (vin, blé, outils
en fer…) : la sacraria apparaît d’abord comme une sorte de cellier collectif. Mais on y trouve aussi des maisons : la sagrera devient
alors une sorte de village ecclésial (pour la première fois un document de 1099 emploie l’expression “villa sive sacraria”). Voir Pierre
BONNASSIE, “Les sagreres catalanes : la concentration de l’habitat dans le «cercle de paix» des églises (XIe s.)”, article de 1989 reproduit
en chapitre 11 dans Les sociétés de l’An Mil, un monde entre deux âges, Bruxelles : De Boeck Université, 2001 et pour les celleres, les
travaux d’Aymat CATAFAU (par exemple, « Les celleres du Roussillon, mises au point et discussions », dans L’Eglise au village. Lieux,
formes et enjeux des pratiques religieuses, Cahier de Fanjeaux 40, Toulouse : Privat, 2006. Le terme d’ensagrerament rend toutefois
compte d’une forme particulière de fixation de l’habitat qui apparaît dans le contexte de la « crise féodale » que connaît la Catalogne
dans le premiers tiers du XIe siècle.
2
« Lieux d’inhumation et espaces consacrés. Le voyage du pape urbain II en France (août 1095 - août 1096) », dans André VAUCHEZ,
dir., Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires : approches terminologiques, historiques et monographiques, Rome, 2000, p. 197-213.
3
On retiendra l’institution du ban sacré de Cluny – le monastère, la villa et le bourg de Cluny, dans un rayon de 5 km - qui s’inscrit
dans cette territorialisation de la libertas ecclesiae.
4
Un peu plus d’un siècle plus tard, vers 1220, les statuts synodaux s’efforcent d’éliminer les maisons des cimetières et commencent à
vouloir expulser les activités profanes des espaces funéraires. La pratique de la consécration a sans doute, à terme, contribué à cette
évolution.
plus de vingt ans, étudié ce « nouveau monachisme »1 plus apte à répondre aux attentes renouvelées de la
société. Dans une société plus ouverte, plus fluide marquée par l’urbanisation, le développement du
commerce, la circulation de l’argent, où la distinction du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel est plus
marquée, ces courants renouent avec l’idéal évangélique. Le recentrage de l’Eglise autour du pape et des
évêques conduit le monachisme à réinventer sa mission par un retour aux principes fondateurs : le retrait du
monde, la pauvreté…
Il n’est pas sûr toutefois qu’ils soient capables de combler les attentes d’un public plus exigeant et qui souhaite
s’impliquer, personnellement et individuellement, dans l’œuvre de salut. A terme, ils vont eux aussi être
confrontés à l’entrée en scène des laïcs. Mais, dans l’immédiat, leur succès indéniable souligne l’essoufflement
du monachisme traditionnel, et en particulier du plus prestigieux institut, celui des moines noirs de Cluny. Il
ne faut toutefois pas exagérer l’ampleur de cette « crise ». Par bien des côtés, Cluny n’a jamais été aussi puissant
que sous l’abbatiat de Pierre le Vénérable (1122-1159), mais il s’agit au mieux d’un sursaut, au pire d’un chant
du cygne... Plus que jamais, les clunisiens se posent alors en Eglise universelle. Reste que cette « Église
monastique dans l’Église » (DI.P.) est de plus en plus contestée et semble de moins en moins en phase avec le
monde laïc qui l’avait jusque là innervée. Il est vrai que la « symbiose clunisienne », liée à son ancrage dans la
société aristocratique, fonctionne de moins en moins bien.
1. Apogée et épuisement du modèle clunisien [☞ cours à part]
2. La vogue persistance de l’érémitisme [☞ cours précédent, la coupure des années 1050 est ici assez
arbitraire]
• Le succès de Camaldoli voit se multiplier les monastères se réclamant du modèle mixte. En 1113, le pape
Pascal II accorde sa protection à l’ordre qui devient une véritable congrégation, l’ordre des Camaldules, avec à
sa tête un grand prieur. Toutefois, le rayonnement de l’ordre ne dépasse jamais vraiment la Toscane. Mais
d’autres expériences inspirées par Romuald donnèrent naissance à de nouveaux foyers de réforme.
La communauté érémitique de Vallombreuse, fondée par Jean Gualbert en Toscane en 1039, est reconnue par
Urbain II en 1090, après un long conflit avec l’évêque simoniaque de Florence. Elle devient la tête d'une vaste
congrégation monastique, reposant là encore sur l’alternance entre des séjours au monastère et l’isolement à
l’ermitage. Au milieu du XIIIe siècle, elle compte 79 abbayes – dont 2 en France : Cornilly, en Touraine, et
Chazal-Benoît, dans le Berry – ainsi que 29 prieurés et 9 monastères de moniales, sous la stricte autorité d’un
abbé unique, le général de la Congrégation. Il y a bien là une originalité italienne, dans ce «nouveau
monachisme » qui cherche à concilier la solitude et les idéaux bénédictins.
•• Parti d’Italie, l’érémitisme gagne peu à peu la France. Outre l’abbaye de la Chaise-Dieu, devenue à la fin du
XIe siècle une véritable congrégation (dite casadéenne), regroupant une dizaine d’abbayes et plusieurs
centaines de prieurés, surtout en Auvergne, des « clercs vagants », prédicateurs d’exception, sillonnent les
routes et multiplient les fondations, souvent éphémères tant elles sont liées au charisme des fondateurs. Ils ne
se contentent pas de « suivre nu le Christ nu » (adage de Jérôme : nudus nudum Christum sequi) mais
vitupèrent la richesse et la puissance de l’Église. Celle-ci apprivoise ceux qu’elle peut faire rentrer dans le rang.
Prenons l’exemple de Vital de Savigny, documenté par la Vita qu’Étienne de Fougères lui a consacrée (☞ ❐).
Vers 1095, il devient ermite pour, nous dit son hagiographe, échapper « à la ruine de ce siècle décadent » (l. 1),
« renonçant à tout attachement terrestre » (l. 23-24). Formé à l’école épiscopale de Bayeux, puis à Liège, Vital a été
ordonné prêtre et est devenu le chapelain du comte Robert de Mortain. Comme son frère, Eudes de Conteville (1030-
1097), évêque de Bayeux, celui-ci est un fidèle de Guillaume le Conquérant2. Peut-être choqué par la lenteur avec
laquelle l’Église normande se réforme, il quitte la cour, se retire dans un lieu désert, près de Mortain, puis à
Dompierre dans l’Orne. Il cherche à imiter Jésus-Christ (l. 24-25), s’impose des épreuves et des mortifications (l. 12,
18, 22…) : l’érémitisme est d’abord une pénitence, mais l’ermite, s’il cherche son salut personnel, milite aussi pour
les autres (l. 25 et suiv.). Il prêche inlassablement, assiste les voyageurs et les indigents, soigne les lépreux. Malgré
son souci de rompre avec le monde, il continue de se préoccuper de « l’état de la sainte Église et du bien des âmes »
(l. 9). D’où les rencontres qu’évoque le texte, avec Robert d’Arbrissel et Bernard de Tiron, deux autres figures

1
Hermits and the New Monasticism: A Study of Religious Communities in Western Europe 1000-1150, Londres : Palgrave Macmillan,
1984.
2
Eudes passe même pour avoir manié la masse contre les Saxons lors de la bataille d’Hastings.
emblématiques de cette vocation érémitique. L’un et l’autre sillonnent alors l’Ouest de la France suivis par des
bandes de fidèles1. « Il y avait alors, aux confins du Maine et de la Bretagne, de vastes solitudes… où fleurissait une
multitude d’ermites, hommes saints renommés pour l’excellence de leur religion, et qui vivaient dans des cellules
dispersées… » (Vie de Saint Bernard de Tiron). Ces vastes étendues forestières qualifiées par Geoffroy le Gros, le
biographe de Bernard de Tiron, de “ Seconde Egypte ”, sont devenues le refuge des anachorètes en rupture avec le
monde. Cette rupture est d’autant plus relative qu’ils drainent des foules, comme le montre le texte. Il ne lui reste
plus qu’à fonder en 1112 une communauté, Savigny, aux confins du Maine, de la Bretagne et de la Normandie. Elle
réunit 140 personnes des deux sexes, dit le texte (l. 33). Quand meurt Vital en 1122, Savigny compte une trentaine de
filiales et demande bientôt à s’affilier à Cîteaux (1147).
Autre exemple, celui d’Étienne de Muret. Fils du vicomte de Thiers, celui-ci s’était retiré en Calabre pour y
pratiquer l’anachorétisme. A son retour en Auvergne, il s’installe dans un « désert » boisé, près de Muret
(Haute-Vienne) dans le diocèse de Limoges. Il y vit pendant près de 50 ans en se consacrant à la prière. A sa
mort en 1124, ses disciples gagnent les bois de Grandmont et fondent un ordre qui prône le détachement
absolu des biens terrestres : nulle propriété, aumôme autorisée seulement après 2 jours de jeûne, stricte
égalité entre moines et convers, le supérieur étant même choisi parmi les illiterati ! Etienne est canonisé en
1189 alors que l’ordre grandmontain, le plus austère de tous, est reconnu par Célestin II, ce qui permet
d’imposer une certaine discipline aux multiples « celles » - on en compte près de 130 au XIIIe siècle, surtout
dans la France de l’Ouest et en Angleterre2.
••• En marge de ces instituts, il faut évoquer les expériences pour le moins originales de réclusion volontaire
qui tendent alors à se multiplier3. En latin, le reclusus, c’est celui qui se fait enfermer. Il apparaît à la même
époque que le moine, s’inspirant du modèle antonin. Grégoire de Tours signalait déjà de nombreux cas de
reclus, mais c’est au XIe et XIIe siècles que la réclusion se développe, accueillant les « épaves de la vie » (Paulette
L'hermite-Leclercq). Les grands prédicateurs itinérants comme Robert de Xanten, Vital de Mortain ou Robert
d’Arbrissel, encouragent souvent ces pénitents, dépourvus de toute formation religieuse et dont l’errance est
perturbatrice à cette retraite pour le moins définitive.
Alors qu’à l’origine, la plupart des reclus sont issus des monastères, des moines solidement éprouvés en quête
d’un martyre de substitution, il s’agit maintenant surtout de laïcs, en majorité des femmes et des citadines. Les
réclusoirs, placés sous le contrôle de l’évêque, se situent ainsi aux portes des cités, souvent dans les murailles,
quand il n’est pas adossé à une chapelle ou à une église ou dans un lieu passant, pont ou grand’rue. Le
réclusoir n’a pas de porte, mais une simple ouverture munie de barreaux, la fenestrelle, afin que la recluse
puisse recevoir de la nourriture. L’engagement est irrévocable comme le rappelle le rituel d’inclusion qui
accompagne la réclusion, inspiré par la liturgie des défunts…
La réclusion féminine est généralement justifiée par la fragilité et le besoin de sécurité de la femme. Le principe
même de la réclusion est justifié par ce passage de l’évangile de Luc où Marie écoute l’enseignement du Christ
pendant que Marthe reste prisonnière de ses devoirs de maîtresse de maison (Lc, X, 38-42). En se libérant de
toutes les obligations que crée la vie mondaine, l’être est libre de s’élever à la contemplation, de « s’adonner à
Dieu en toute tranquillité ». La réclusion est donc une expérience de renoncement (à sa patrie, à ses biens, à sa
famille et enfin à soi-même). Malgré tout, la réclusion n’isole pas totalement du monde : la recluse se doit en
effet de prier pour le salut des êtres humains restés dans le siècle, ceux-là même qui assurent sa subsistance.
Elle assure la « surveillance spirituelle » de la collectivité en accumulant les grâces qui la protègeront. Bref, le
reclus moyen est, pour Paulette Lhermite-Leclercq, un « fonctionnaire préposé à la prière ».

1
Bernard de Tiron (v. 1046-1117) est un moine de Saint-Savin qui, après avoir refusé l’abbatiat, les frères ne voulant pas d’une
réforme jugée trop rigoureuse, s’enfuit dans les forêts du Maine et multiplie les prêches enflammés, voire incendiaires, contre les
prêtres concubins, la richesse de Cluny… Il fonde de nouveaux établissements, dont la Sainte-Trinité de Tiron, en Eure-et-Loir, avec
le soutien d’Yves de Chartres, tente de les réunir en congrégation, cherche aussi à diffuser le modèle monastique auprès du clergé
séculier (Bernard BECK, Saint Bernard de Tiron l'ermite, le moine et le monde, Paris : La Mandragore, 1998).
2
L’attachement d’Henri II aux Grandmontins n’est pas sans arrière-pensées politiques, leurs monastères quadrillant le Limousin et
ses marges…
3
Paulette L'HERMITE-LECLERCQ, « La réclusion volontaire au Moyen Age: une institution religieuse spécialement féminine » dans La
condición de la mujer en la edad media, Y.-R. FONQUERNE, ed., Madrid: : Casa de Velázquez (Universidad Complutense), 1986. 135-
54 ; « Reclus et recluses dans la mouvance des ordres religieux », dans Les mouvances laïques des ordres religieux, Saint-Etienne :
Publications de l'Université de Saint-Etienne, 1996, p. 201-218. Et le commode « La vie quotidienne des recluses » L'Histoire, n°126,
oct. 1989, p. 30-37.
Vivant de l’aumône publique, pouvant bénéficier de la direction spirituelle des prêtres de l’endroit, la recluse
citadine peut avoir l’aide d’un ou de deux serviteurs, qui l’assistent et demandent l’aumône pour elle. Si les
conditions de réclusion sont évidemment difficiles, la cellule étant de taille limitée, souvent orientée au nord et
très froide, la vie matérielle de la recluse est beaucoup moins réglementée que celle des femmes appartenant à
une communauté cénobitique1. Paulette Lhermite-Leclercq note que ce choix est inséparable d’une forme de
fascination pour la mort, ce qui a pu attirer un certain nombre de veuves. Mais s’agit-il toujours de choix ? Le
réclusoir apparaît de plus en plus comme un châtiment pour les prostituées pénitentes, annonçant par
certains côtés l’obsession du « grand renfermement » des laissés-pour-compte...
3. Bruno et les Chartreux
•La fondation des Chartreux, par Bruno en 1084, est sans doute, avec la fondation pratiquement
contemporaine de Cîteaux, la meilleure illustration du foisonnement spirituel de la fin du XIe siècle2. Elle est
aussi la plus originale, se tenant réellement à l’écart du monde, ce qui n’a été ni le cas des entreprises
érémitiques contemporaines qui, on l’a vu, attiraient les foules, ni des fondations comme Fontevraud ou
Cîteaux qui visent plutôt à réformer le cénobitisme traditionnel. Bruno a clairement choisi la voie
contemplative et a su faire en sorte que rien ne vienne troubler la solitude des Chartreux.
D’après la Chronique dite Magister3, il serait né à Cologne, vers 1030, « de parents en vue ». Il étudie dans sa
ville natale avant de se rendre à Reims pour y parfaire sa connaissance des arts libéraux. A Reims, Bruno a pu
être aussi sensibilisé aux grands thèmes de la réforme de l'Eglise4. Il devient chanoine - séculier - du chapitre
cathédral et écolâtre de l'Eglise de Reims, alors qu’il n’a pas 30 ans. Réussite éclatante. Les biens attachés au
canonicat - la mense canoniale - sont considérables et faisaient des chanoines, dans un archidiocèse comme
celui de Reims, des princes de l’Église jalousés. Quant à son magistère intellectuel, il est considérable. On
compte parmi ses élèves, de futurs abbés et prélats de premier plan comme les évêques Rangier (Lucques) et
Robert (Langres), Eudes de Châtillon, futur grand prieur de Cluny et pape Urbain II.
La Chronique Magister fait curieusement l'impasse sur un épisode pourtant décisif pour la suite de la carrière
de Bruno, épisode en revanche longuement évoqué par Guibert de Nogent : le conflit avec Manassès de
Gournay, archétype du prélat simoniaque qui a succédé à l’archevêque Gervais en 1068, à la suite d’une
intervention royale (☞ supra). Bruno fut en effet au cœur de cet affrontement entre un archevêque dont
l’inconduite semble notoire (☞ ❐ : témoignage sans appel de Guibert de Nogent) et les clercs réformateurs
de son diocèse. Bien que Manassès ait cherché à se gagner ses faveurs en le nommant chancelier de
l’archevêché, il adhère au parti réformateur qui dénonce la gestion des biens temporels comme la moralité du
prélat. Condamné lors du concile d’Autun (1077), excommunié et déposé lors de celui de Lyon, part Grégoire
en personne (1080), Manassès disparaît, non sans avoir, au plus fort de la crise, privé Bruno de ses charges et
de sa prébende. Le siège archiépiscopal lui semble destiné. Hugues de Die ne l’avait-il pas, quelques années
plus tôt, recommandé à Grégoire VII dans des termes particulièrement élogieux: « Nous vous recommandons
ce maître d'une haute probité... qui a été jugé digne de souffrir persécution pour le nom de Jésus ». Or, Bruno
décline l'offre que le légat Hugues de Die et le chapitre cathédral de Reims lui font, rétrocède sa prébende au
chapitre et vend tous ses biens, probablement en 10835.

1
Des clercs écrivent toutefois des règles à leur intention, comme Aelred de Rielvaux (l’Institutio).
2
Bruno lui-même a été proche de Robert de Molesme, on le verra. Pour ce développement, voir, outre les dictionnaires habituels,
Bernard BLIGNY, Saint Bruno, le premier chartreux, Rennes : Ouest-France, 1984 et le catalogue de l’exposition « Les chartreux : le
Désert et le monde (1084-1984) », Grenoble, 1984. Bernard Bligny, professeur [honoraire ?] à l’Université de Grenoble, est le
spécialiste incontesté des chartreux.
3
Cette "Chronique des premiers chartreux", appelée "Magister", en raison de son incipit, a été entreprise par Guigues Ier, le 5e prieur
de la Chartreuse, au début du XIIe siècle, puis poursuivie par ses successeurs. C’est une de nos rares sources sur les débuts de la
Chartreuse avec la description célèbre que nous a laissé Guibert de Nogent dans son De Vita Sua, à partir, semble-t-il, du témoignage
d’un moine de Nogent-sous-Coucy (Aisne) passé par la Chartreuse (☞ ❐). Il faudrait aussi ajouter la lettre que Bruno adresse « à ses
frères chartreux » depuis son nouvel ermitage calabrais, en 1100, et les coutumes rédigées par Guigues Ier vers 1125 ainsi que la Vita
de l’évêque Hugues dont ce dernier est aussi l’auteur.
4
On se souvient que Léon IX vient y tenir un concile important en 1049 pour combattre la simonie et l'incontinence des clercs ;
Bruno est alors âgé d'une vingtaine d'années.
5
Nos deux sources font curieusement silence sur ce choix délibéré. N’est ce pas en raison de son caractère révolutionnaire ? Il y a une
forme de défi à vouloir se soustraire aux obligations qu’implique l’appel de la communauté. Grégoire le Grand, comme Anselme du
Bec ou Pierre Damien, avaient dû se faire violence pour prendre la tête du troupeau...
••Dans un premier temps, en 1083, Bruno, avec deux compagnons, Pierre et Lambert, se retire en
Champagne à Sèche-Fontaine, dans une forêt qui dépend de l'abbaye de Molesme. Alors que ces deux
compagnons de Bruno optent pour le cénobitisme et édifient un monastère qui devient bientôt un prieuré
cistercien, Bruno choisit de quitter Sèche-Fontaine, sans doute parce qu'il craint d’être encore trop sollicité par
ses disciples.
Bruno va finalement s'installer dans un lieu qui lui semble vraiment isolé et répulsif, à près de 1 200 m., au
cœur du massif de la Chartreuse en juin 1084. Ce choix a pu être guidé par Hugues de Die, devenu entre-temps
archevêque de Lyon, qui le recommande auprès de l'évêque de Grenoble, Hugues de Chateauneuf, belle figure
lui aussi d’évêque grégorien1. Il devient ainsi le protecteur et le conseiller des premiers chartreux. Autre topos
de la littérature hagiographique : le texte de Guibert de Nogent insiste sur la conformité du site avec le projet
érémitique cartusien : une « montagne effrayante », battue par les vents, par la pluie et par la neige2 ; un fond
de vallée encaissée et la proximité d'une source, comme pour certains sites cisterciens… Bref, un isolement
impressionnant : pour accéder à l'ermitage, il faut passer par un défilé rocheux qui est barré par une porte,
l'ermitage se trouvant à 4 km en amont de cette porte. L'intervention personnelle de saint Hugues auprès de
l'aristocratie locale permet d'assurer l'immunité du temporel cartusien, de vastes domaines en pleine propriété.
Guibert de Nogent insiste pour dire que la gestion du temporel de l'ermitage était assumée personnellement
par l'évêque : moyen de démarquer cette fondation érémitique du monachisme traditionnel.
••• Guibert de Nogent donne également des informations précieuses sur le style de vie des Chartreux. Treize
moines – chiffre évidemment symbolique, ils sont en réalité six, quatre clercs et deux laïcs – vivent dans la
« maison haute » au pied de l’escarpement. Ils ont un cloître, nous dit-il, "mais ils n'habitent pas en clôture
comme font les autres moines". A la différence en effet des laures byzantines et des ermitages camaldules, les
cellules cartusiennes, des cabanes de bois, sont regroupées autour d'un cloître, dont la fonction n'était
toutefois pas la même que celle des cloîtres de cénobites. La part de la vie communautaire est en effet très
réduite. Les moines ne prient ensemble à l'église que pour les Matines, la messe conventuelle et Vêpres en
semaine ; le dimanche et les jours de fêtes pour le chant de tout l'office canonial, sauf Complies. Il n'y a de
repas commun que le dimanche et les jours de fête. Une fois par semaine, les moines font ensemble une
promenade, le "spaciement". C'est pour satisfaire à ces rares obligations communautaires que les cellules sont
regroupées, car, dans cette région hostile, les moines doivent pouvoir se rendre sans difficulté à l'église. Mais
pour le reste, les moines passent tout leur temps dans leur cellule où ils mangent, récitent l'office et travaillent
en solitaires. En tout, les moines passent 10 heures par jour à la récitation de l'office, à l'oraison privée, aux
lectures et aux exercices spirituels : c'est dire que leur vie est essentiellement contemplative. Les Chartreux ne
travaillent pas en commun : c'est dans sa cellule que le moine confectionne ses repas, coupe son bois, effectue
quelques travaux de menuiserie, mais surtout copie des manuscrits : au temps de Guigues qui déploya une
énergie considérable à acquérir des manuscrits authentiques, la bibliothèque cartusienne avait déjà une solide
réputation.
Voilà pourquoi les moines ont recours aux convers pour les travaux agricoles 3 . Ce choix s'explique
essentiellement par le primat donné par Bruno à la vie solitaire et contemplative. Ces convers sont logés dans
des bâtiments situés à quelques kms de l'ermitage, dans ce que Guibert de Nogent appellent ici des granges, en
fait une « maison basse » - appelée "correrie" à partir du XIVe siècle – et qui comprend ateliers et étables. Parmi
les convers, on distingue un maître des bergers, un maître des bœufs, un jardinier (chargé en particulier des
ruches), un cordonnier, un forgeron un boulanger… Ils peuvent se faire aider de salariés, les « mercenaires ».
Le texte de Guibert de Nogent s'attarde quelque peu sur l'organisation économique de la Chartreuse. Il signale
la pauvreté des sols et les contraintes climatiques qui ne se prêtent pas à la culture du blé, d'où la

1
Il avait été consacré à Rome même par Grégoire VII alors qu'il n'était âgé que de 28 ans. Découragé par les résistances auxquelles se
heurtait la réforme grégorienne dans son diocèse, il s'était retiré un an à La Chaise-Dieu (fondé en 1043, ce monastère s'était illustré
par une simplification de la liturgie ménageant aux moines davantage de temps pour la méditation individuelle). Revenu dans son
diocèse sur intervention du légat Hugues et de Grégoire VII, il n’a cessé d'encourager les vocations monastiques et, bien
évidemment, les Chartreux. C’est d’ailleurs Guignes, ce prieur déjà évoqué qui a rédigé sa Vita, 50 ans plus tard.
2
La neige en interdit d’ailleurs l'accès toute une partie de l'année ; sous le priorat de Guigues, en 1132, l'ermitage est même détruit
par une avalanche provoquant la mort de 7 moines.
3
Il y avait déjà des "convers" dans les nouveaux monastères italiens de Fonte Avellana et de Vallombreuse. L'institution des convers
par Bruno ne doit rien à Molesme qui, à cette date, n'avait pas de convers par fidélité à l'esprit primitif de la Règle.
prépondérance donnée à l'élevage. Une grande partie des terres de la Chartreuse sont pas ailleurs recouvertes
de forêts, inaccessibles pour la plupart donc impropres à une exploitation économique. Le désert cartusien se
distingue ici du désert cistercien, car rien ne permet de le mettre en valeur. Il n’est toutefois pas question de
vivre en autarcie : les convers commercialisent le fromage, la laine, le miel… et achètent l’outillage
indispensable…
Le statut des convers cartusiens est assez original, ces derniers étant placés sur un pied d'égalité avec les
moines. Ce ne sont pas de simples illiterati, mais des « laïcs éprouvés » (Guibert). On leur confie la
responsabilité des ateliers, ils négocient des contrats… Bruno eut aussi le souci de les associer étroitement à
la fonction spirituelle du monastère : en témoigne le long passage de la lettre aux chartreux qui leur est
spécialement destiné : "il est par là évident que vous recueillez avec sagesse le fruit tout suave et vivifiant des
divines Ecritures". Les Coutumes de Guigues restent fidèles à cet héritage car le tiers des chapitres concerne les
convers. Les convers consacrent eux-mêmes 6 à 7 heures à des exercices de piété, soit en cellule, soit à l'église
de la correrie. Les convers se rendaient à l'église des moines le dimanche et les jours de fête. Pour marquer
l'union des deux vocations, celle de moine et celle de convers, le prieur se rend une semaine sur 5 à la correrie.
Les travaux agricoles comme les activités spirituelles des convers sont placés sous la responsabilité d'un
"procureur" (dont l'office est signalé par Guibert).
A la différence des cénobites, Bruno n'exige pas de ses moines qu'ils prononcent un vœu de stabilité (ce
dernier ne fut institué que plus tard) ni un vœu d’obéissance. De manière significative, il ne prend pas le titre
d'abbé ni même de "prieur", se contentant d’une autorité morale, celle d'un guide spirituel, cette autorité ne
procède pas d'un vœu d'obéissance à sa personne ou à sa fonction, mais de la confiance que les moines ont
placée en lui pour accomplir leur vocation spirituelle. La communauté cartusienne faillit d'ailleurs se dissoudre
quand son fondateur dut partir pour l'Italie.
•••• En 1090 en effet, selon la Chronique Magister, l'ancien élève de Bruno à Reims, le pape Urbain II, fait
appel à lui pour en faire un conseiller du Saint-Siège. Bruno s'y soumet par obéissance, et sûrement pas par
plaisir. Les moines de la Chartreuse considèrent alors qu'ils ne peuvent plus continuer sans la direction de
Bruno. Ce dernier décide donc de rétrocéder la propriété du désert de Chartreuse à l'abbaye de la Chaise-Dieu
(en Auvergne) qui possède un prieuré non loin de Grenoble, Saint-Robert-du-Mont-Cornillon et parvient à
convaincre les ermites de revenir à la Chartreuse et de se placer sous la conduite de Landuin, que Bruno
institue comme prieur.
On se doute que Bruno n'apprécia guère la vie et les usages de la Curie romaine, ce que note complaisamment
la Chronique Magister. De l'activité de Bruno comme conseiller du Saint-Siège, on ne sait rien et on ne relève
même pas sa signature dans des documents officiels. C'est aussi que le séjour de Bruno à Rome fut bref :
quelques mois seulement, car, durant l'été 1090, Urbain II doit quitter Rome sous la pression des troupes de
l'empereur Henri IV et de l'antipape Clément III (Guibert de Ravenne) et se réfugier dans le sud de l'Italie. La
Chronique Magister comme Guibert de Nogent notent que Bruno refusa l'archevêché de Reggio, en Calabre : il
obtient sans doute à ce moment-là du pape d'être délivré de ses engagements auprès de la Curie et de pouvoir
reprendre sa vie solitaire.
Le sud de l'Italie appartenait alors aux princes normands : à Roger, duc d'Apulie, et à son oncle et vassal, Roger,
comte de Calabre et de Sicile. Ces princes étaient alors des alliés "objectifs" de la papauté : Urbain II comptait
sur leur appui pour pouvoir regagner Rome. De leur côté, les princes normands encourageaient la latinisation
de l'Eglise pour conforter leurs fiefs, ceci aux dépens du clergé grec, fort bien représenté dans le sud de l'Italie
encore. Le comte Roger cherchait à faire refluer les moines grecs vers ses possessions siciliennes et favorisait au
contraire l'installation de moines latins. Bruno put profiter de ces circonstances favorables. Le comte Roger
offrit ainsi à Bruno un nouveau désert en Calabre, dans le diocèse de Squillace. Son évêque, pourtant grec, ne
fit apparemment pas de difficultés. Le nouvel ermitage de Bruno, Santa-Maria della Torre (Sainte-Marie de la
Tour), était situé à 850 m d'altitude, sur un plateau inhabité entouré de collines boisées, un site rappelant, en
moins austère, celui de la Chartreuse. Bruno y institue une formule monastique identique à celle de la
Chartreuse : une vie érémitique avec quelques contacts cénobitiques. Cependant, l'ermitage de Santa-Maria
della Torre est rapidement bien plus peuplé que son homologue cartusien (avec 30 moines et vingt convers en
1101, contre 13 moines seulement dans le texte de Guibert, soit avant 1124) ; il reçoit également des donations
que les Chartreux s'interdisaient d'accepter (en particulier, en 1101, tout un village avec ses habitants grecs).
L'essor de Santa-Maria l'amène ensuite à se rapprocher du modèle camaldule (en 1114, le successeur de Bruno
en Calabre, installe un "cœnobium" couplé avec l'ermitage) et l'ermitage est même liquidé en 1193. C'est à
Santa-Maria que le prieur de la Chartreuse, Landuin, vient trouver Bruno en 1100 et que ce dernier adresse sa
lettre à ses frères chartreux, où il affiche son désir de pouvoir les visiter prochainement. On devine, en lisant la
lettre que la communauté est mal en point. Mais Bruno est alors septuagénaire et il mourut à Santa-Maria en
1101, avant d’avoir pu retrouver ses »chers frères » et ses « bien-aimés convers ». C’est le 5ème prieur, Guigues,
entré en 1106 à la Chartreuse à l'âge de 23 ans, qui, devenu prieur 3 ans plus tard, à une date où vivent encore
plusieurs disciples directs de Bruno, institutionnalise l'Ordre cartusien en le dotant d'une Règle que par
humilité il n'appela que "Coutumes". Guigues reste prieur de la Chartreuse jusqu'à sa mort, en 1136. C'est avec
Guigues que le preiur de Domaine, Pierre bientôt Vénérable, entretient une correspondance nourrie et amicale
(dont il ne nous reste malheureusement plus grand chose). Saint Bernard aussi visite Guigues à la Chartreuse,
sans doute en 1123, et regarde dès lors les Chartreux comme des amis très chers 1 . Ces contacts sont
révélateurs : le monde extérieur n’est pas ignoré : les chartreux font l’aumône, reçoivent des hôtes2 et certains
d’entre eux reviennent dans le siècle, comme Hugues de Lincoln (Hugues d'Avallon, vers 1135 - 1200), le
premier chartreux canonisé, devenu un familier d’Henri Il puis de Richard 1er d’Angleterre3.
Bruno est ainsi l'un des rares à avoir pu mener à terme une expérience érémitique qui devait largement lui
survivre, à "avoir réussi la synthèse d'une formule d'essence érémitique avec un minimum de cénobitisme
comme adjuvant" (Bligny). Ce n'est toutefois qu'après sa mort qu'on assiste à la fondation de l'Ordre cartusien :
7 maisons de chartreux sont fondées sous le priorat de Guigues (Portes, Les Ecouges, Durbon, Sylve-Bénite,
Meyriat, Arvières, Le Mont-Dieu). C'est d’ailleurs pour assurer la pérennité de l'héritage spirituel de saint Bruno
dans tous ces établissements que Guigues rédige les "Coutumes de Chartreuse", entre 1121 et 1127, à la
demande des prieurs des maisons déjà fondées. A la fin du XIIe siècle, l'Ordre cartusien compte 33 maisons - 20
dans le Royaume de Bourgogne (essentiellement le Dauphin et le Jura), 3 en Allemagne, 2 en Italie, 6 dans le
royaume de France, 1 en Angleterre et 1 en Catalogne -, regroupées dans une confédération assez lâche qui
obéit au chapitre général – réuni pour la première fois en 1140 – constitué par les différents prieurs sous la
houlette du supérieur, le prieur de la Grande Chartreuse 4 . L’écran/écrin de sauvagerie n’apparaît plus
indispensable : il y a des chartreuses urbaines ou suburbaines, comme celle de Vauvert, aux portes de Paris,
près de l’actuel Luxembourg 5 (1257). En 1300, on compte 69 maisons et le succès, à contre-courant de
l’évolution générale du monachisme ne se dément pas à la fin du Moyen Age, en raison de l’attachement des
papes et des princes : Villeneuve-les-Avignon, Pavie, Champmol, Miraflores…
4. Robert d’Arbrissel et la naissance de Fontevraud6
• Robert d’Arbrissel naît vers 1045 en Bretagne. Son hagiographe, un de ses compagnons, Baudri de Bourgueil,
devenu évêque de Dol, dit de lui qu’il était « fils de prêtre, issu de générations de prêtres », ce qui reste sans
doute fréquent en ce milieu de XIe siècle. Bien des curés de paroisse, « casés » par un seigneur local, se
transmettent le bénéfice de génération en génération… A la mort de son père, il reprend donc la cure
d’Arbrissel, au pays de Rennes, et semble se mettre en ménage (les clercs ne sont pas des moines et
continence ne signifie pas abstinence !). Vers 1078, il est compromis dans les malversations qui entourent
l’élection d’un nouvel évêque de Rennes et doit s’enfuir de Bretagne. Il gagne alors Paris et rejoint le courant
réformateur. Il n’aura de cesse par la suite de « châtier cette chair qu’on vient de lui apprendre à haïr ». Il va se
consacrer à sortir à son tour les autres de la boue… Il est appelé par l’évêque « grégorien » de Rennes,

1
Guigues est aussi l'auteur d'une Vie de saint Hugues, commandée par le pape Innocent II, l'évêque de Grenoble (mort en 1132) qui
contribua à la fondation de l'ermitage dans son diocèse.
2
L’infirmerie et la pharmacie sont vite renommées, même si la « liqueur verte » date du XVIIe siècle.
3
Bruno n’est lui-même canonisé seulement en 1514 !
4
On compte aussi quelques établissements féminins, comme Prebayon en Provence. La solitude est moins marquée et les repas pris
en commun au réfectoire.
5
Quel rapport avec le « Diable-Vauvert » ? L’abbaye, proche de le rue d’Enfer (= Denfert auj.), aurait été fondée dans une banlieue
mal famée…
6
Jacques DALARUN, L'impossible sainteté. La vie retrouvée de Bernard d'Arbrissel (v. 1045-1116), fondateur de Fontevraud, Paris, éd.
du CERF, 1985 et Robert d'Arbrissel, fondateur de Fontevraud, Paris : A. Michel, 1986. On peut ajouter du même auteur, « Robert
d'Arbrissel, l’homme qui aimait les femmes », L’Histoire, n°82, oct. 1985, p. 38-49.
Sylvestre de la Guerche, et, investi de la charge d’archiprêtre et doit s’enfuir en raison de la vindicte de ses
confrères et de la violence de ses prêches contre « les copulations incestueuses des prêtres et des laïcs ».
Il se retire alors dans la forêt de Craon, à la limite de la Bretagne et de l’Anjou, mais sa solitude ne dure guère :
il draine les foules attirés par son verbe magique appelant au renoncement et à la conversion. Pour nourrir la
troupe turbulente qui le suit partout, il fonde une abbaye de chanoines réguliers à la Roë, en Mayenne. De
passage à Angers en 1096, Urbain II vient même l’écouter et lui accorde une licence de prédication qui l’incite à
reprendre la route. Mais la présence des femmes fait scandale. Marbode, nouvel évêque de Rennes le lui
reproche dans une lettre datant de 1099. Robert se fixe de nouveau, cette fois entre Saumur et Chinon, dans
des huttes de fortune à Fontevraud. Comment structurer la multitude d’hommes et de femmes qui
l’accompagnent ? Robert conçoit une abbaye « double », un lieu monacal qui reçoit les deux sexes, strictement
séparés par la clôture, répartis en 5 communautés : le Grand-Moûtier pour les vierges et les veuves, Saint-
Benoît pour les sœurs-infirmières, la Madeleine pour les autres femmes, en particulier les prostituées
repenties, Saint-Lazare pour les lépreux et Saint-Jean-de-l'Habit, pour les frères.
•• Robert, qui refuse le titre d'abbé, confie l’administration de l’ensemble de la communauté à une prieure,
Hersende de Montsoreau. Le succès est immédiat : Fontevraud il attire lépreux et infirmes, nobles et pauvres,
anciennes prostituées et matrones de la haute aristocratie. En 1112, alors qu’il y a déjà plus d’une dizaine de
prieurés fontevristes et que les dons affluent, Hersande meurt. Lui-même sent que l’heure est proche et décide
de rappeler à tous que le commandement suprême doit, de droit, revenir à une « servante de Dieu » et choisit,
après avoir fixé les premiers statuts en 1115, de confier les destinés de l’ordre à la toute jeune Pétronille de
Chemillé. Agée de 22 ans, cette riche femme, mère de deux enfants, avait tout quitté pour le suivre… Les
nombreuses aristocrates qui rejoignent Fontevraud éclairent ce que Dalarun, après Duby, appelle « la crise
matrimoniale qui secoue alors la chrétienté » alors que deux visons contradictoires du mariage – celle des
puissants, celle des clercs, voir supra - ébranlent bien des nobles dames. Si le destin de Pétronille reste
mystérieux – veuve ? épouse répudiée ? -, Jacques Dalarun évoque les exemples emblématiques d’Ermengarde
et de Philippa. La première est la fille de Foulque IV d’Anjou, épouse répudiée de Guillaume IX d’Aquitaine,
elle doit se remarier avec le comte Alain IV de Bretagne. La répulsion que lui inspirent à la fois son mari et son
nouveau pays la pousse à s’enfuir à Fontevraud. Comme elle n’obtient pas que le mariage soit cassé et qu’elle
doit rejoindre le domicile familial, elle s’emploie à convaincre son mari d’entrer à l’abbaye Saint-Sauveur de
Redon en 1112 ; elle même retourne alors à Fontevraud ou elle retrouve Philippa, la fille du comte de
Toulouse, la deuxième femme de Guillaume, lasse de la compagnie des concubines du duc d’Aquitaine ainsi
que sa belle-mère, Bertrade de Montfort, qui a été « enlevée » par Philippe 1er et qui fait retraite après la mort
de son royal époux pour expier l’inceste dont l’Église les a accusés ! 1
La soumission à une femme n’est en rien le signe d’une promotion comme le croyait Régine Pernoud ; il n’y a
là, dit Jacques Dalarun, aucune exaltation de la femme, mais œuvre de pénitence : « quoi de plus pénible que
d’avoir une supérieure indigne ? ». La même logique conduit Étienne de Muret à soumettre les prêtres et les
lettrés de Grandmont à des convers analphabètes ! 2
••• L’abbaye va essaimer rapidement, jouissant des faveurs de Foulque V – le fils de Bertrade - et de la famille
d’Anjou, puis des Plantagenêt. Sa fille Mathilde, la sœur de Geoffroy Plantagenêt - devient la seconde abbesse
(1149-1155) avant qu’Aliénor d’Aquitaine, veuve d’Henri II –neveu de Mathilde et comte d’Anjou – ne s’y retire
pour y mourir en 1204. Les huttes de fortune ont cédé la place à une magnifique abbatiale avec sa file de
coupoles et sa curieuse cuisine et celle-ci devient la nécropole de la dynastie des Plantagenêt : Henri II, Aliénor
d'Aquitaine – petite-fille de Philippa ! -, Richard Cœur de Lion et Isabelle d'Angoulême, veuve de Jean Sans
Terre, sont enterrés à Fontevraud et leurs magnifiques gisants témoignent de leur souci d’être enterrés au plus
près du « chevalier errant du monachisme »3. A la fin du XIIe siècle, il y a déjà une centaine de prieurés, de la

1
La sincérité de ces vocations n’est pas toujours évidente. Ermengarde s’empresse de renoncer au voile après la mort du comte de
Bretagne à Redon… Mais, il est vrai qu’après avoir rencontré Bernard de Clairvaux, elle se retire dans le monastère de Jully, près de
Dijon.
2
Jacques Dalarun compare les épreuves que s’impose Robert en compagnie des femmes à une ordalie, ajoutant qu’il s’agit de
transmuer la passion de la chair en Passion du Christ.
3
Pétronille avait en effet refusé à Robert d’être abandonné à la boue et l’avait enseveli dans le chœur.
Somme aux Pyrénées1. Mais, au siècle suivant, malgré le soutien des rois de France et de la papauté (exemption
spirituelle), l’ordre s’essouffle : baisse du nombre de vocations, affaiblissement des revenus, crise d'autorité des
abbesses, contestées par l’évêque comme par les frères de l'Ordre. La Guerre de Cent Ans accélère la
décadence avant que Marie de Bretagne, dont l'abbatiat s'étend de 1457 à 1477, et surtout les abbesses qui lui
succèdent, femmes à fortes personnalités, toutes issues de la famille de Bourbon, ne mènent à bien une
profonde Réforme de l'Ordre. Mais, si le monastère devient un haut lieu de la vie intellectuelle et mondaine et
attire les princesses de sang royal et les filles des plus grandes familles du royaume, l’ascèse et la discipline
rigoureuse prônées par les premiers statuts ont été depuis longtemps oubliées !
5. L’ordre cistercien [☞ cours à part]
6. Les ordres de moines chevaliers sont aussi une des expressions des aspirations du temps et pourrait figurer
dans ce développement. Leur raison d’être et leur succès s’inscrivent dans un double cadre, celui des croisades
et de la spiritualité propre à la chevalerie, deux questions que nous allons reprendre maintenant dans un cadre
plus large [☞ cours aussi sur les ordres militaro-religieux à la fin du Moyen Age].

III. Ordonner et exclure : le peuple chrétien face à la réforme


A. Un enjeu essentiel, le mariage2
On l’a vu, le combat pour l'observance du célibat ecclésiastique rejoint celui, mené avec autant d'énergie, pour
l'observance par les laïcs de la discipline conjugale. La sexualité est précisément devenue la ligne de partage
entre clercs et laïcs. II s’agit d’instaurer une ordonnance de la societas christiana où, à côté des moines
(virgines) cantonnés dans la vie séparée qui formait l'essence de leur état, les prêtres (pastores continentes)
encadrent un peuple chrétien défini en tant qu'ordo conjugatorum par sa participation sacramentelle à
l'institution du mariage. Pour Georges Duby, le mariage est bien la « clé de voûte de l’édifice social »3.
1. Le mariage grégorien
• La conception du mariage a, pour l’Église, sensiblement évolué. Dans les premiers temps du christianisme, la
conception du mariage est négative, entachée de concupiscence : seules la continence et la virginité méritent
d’être exaltées. Au mieux, le mariage apparaît-il comme un garde-fou contre la luxure. La conception antique
qui privilégie la stabilité voire la consolidation du patrimoine et les stratégies lignagères est remise en cause :
l’adoption, le concubinage, le cumul des épouses, la répudiation, le divorce ou le remariage des veuves - en
particulier le lévirat où une veuve épouse un frère du défunt – sont dénoncés, voire interdits4. Augustin est le

1
Plus 3 en Espagne et 4 en Angleterre. Ils sont nombreux au sud de la Loire, dans la vallée de la Garonne (carte, p. 145 du manuel
d’Helvétius et Matz).
2
L’énorme article « Mariage » de Gabriel LE BRAS dans le Dictionnaire de théologie catholique (t. IX) reste, depuis 1927, la référence
pour les aspects juridiques et théologiques (p. 2123-2317 !). Un excellent article de Michel SOT, « La genèse du mariage chrétien »,
dans l’Histoire n° 63, janvier 1984, p. 60-65, fournit un excellent point de départ. On a aussi utilisé Gérard MATHON, Le mariage des
chrétiens, I. Des origines u concile de Trente, coll. Bibliothèque d’Histoire du Christianisme, n° 31, Paris : Desclée, 1993.
3
Ses travaux sont ici essentiels : Le chevalier, la femme et le prêtre, Le mariage dans la société féodale, Paris : Hachette, 1981 et
Mâle Moyen Age. L’amour et autres essais, coll. NBS, Flammarion, 1988 Il y a surtout dans ce dernier recueil un discours prononcé
par Duby à Spolète en 1976 « Le mariage dans la société du haut Moyen Age » (p. 11-33) qui analyse les deux systèmes régulateurs,
longtemps rivaux qui régissent, entre droit et cérémonial, le mariage.
4
L’anthropologue Jack GOODY a montré dans un ouvrage aujourd’hui classique que cette politique qui prend le contre-pied des
coutumes méditerranéennes a pour but de condamner les « fabriques d’héritiers » afin de permettre la concentration des héritages,
pour le plus grand profit de l’Église (« Il n’apparaît pas fortuit que l’Église semble avoir condamné les pratiques mêmes qui l’auraient
privée de biens essentiels pour assurer le soin des orphelins et des veuves que des dispositions plus anciennes auraient confiés à la
parenté », L’évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris : A. Colin, 1985). L’interdiction de tester en faveur d’une
collectivité est levée en 321 quand l’empereur Constantin confère à l’Église le privilège d’accepter toute succession. L’ « argent des
veuves » va pouvoir affluer vers les communautés ecclésiastiques… Comme l’ont montré Anita Guerreau-Jalabert ou Jérôme Baschet,
la hiérarchie ecclésiastique est moins mue par l’avidité que par les Évangiles et les textes des Pères. C’est à eux qu’on doit des
représentations, des rites et des modèles bientôt ancrés dans la tradition chrétienne (la dévalorisation de la parenté charnelle au
profit d’une « germanité généralisée » de tous les chrétiens, l’importance de la parenté spirituelle…). Cette paternité en Dieu
s’enracine dans les Ecritures : « celui qui vient à moi, s’il ne hait pas son père et sa mère, il ne peut être mon disciple » (Lc, 14, 26) ou
« Voici ma mère et mes frères. Car quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là m’est un frère, et une sœur et une
mère » (Mt 12, 46-50).
premier à engager l’Église dans une réhabilitation mesurée du mariage. Dans le De bono coniugali et le De
nuptiis et concupiscentia, le mariage est fondé sur trois biens : "proles" (les enfants, fécondité), "fides"
(fidélité) et "sacramentum", (forme de sacrement et donc indissoluble) 1. La procréation (fructus propaganis)
est donc la première fin du mariage. Dieu a institué l'union "pour engendrer, non pour pécher".
Cette morale de la bonne conjugalité, réaffirmée par Grégoire le Grand, dans la Regula Pastoralis, exclut tout
plaisir, associé à une « souillure ». Même s'ils sont restés de marbre, les époux doivent se purifier – par exemple
en aspergeant du sel dans la chambre nuptiale - s'ils veulent après coup s'approcher des sacrements.2 Contre la
morale antique, mais dans la tradition biblique de l’una caro 3 , l’Eglise favorise une vision égalitaire et
fusionnelle du couple. Il faut toutefois attendre l’époque carolingienne, et le concile de Paris en 829, pour que
soient affirmés clairement un certain nombre de principes : la monogamie, l’indissolubilité et l’exogamie. La
question de l’ « inceste » et des interdits de parenté est évoquée dans de nombreuses fausses décrétales,
comme les Pseudo-Isidoriennes, et débouche sur la définition du cercle des parents légaux, lors du concile de
Douzy en 874. On commence à admettre que le mariage est le fruit d’un accord de volontés individuelles,
complètement libres même si, dans les faits, le mariage participe pleinement d’une stratégie de pouvoir4.
La promotion de l’ordre des gens mariés, des coniugati, pose en des termes nouveaux la question de la
« validité » du mariage. Alors que Jonas d’Orléans offre vers 820 aux laïcs le premier véritable traité du mariage
chrétien (De institutione laicali)5, la législation canonique évoque, de manière encore désordonnée, les bans,
l’enquête de parenté, la bénédiction du prêtre dans la chambre nuptiale ou à l’entrée de l’église… Cette
immixtion dans le cérémonial du mariage permet d’en sacraliser peu à peu les rites pour refouler les tentations
sataniques et contenir les conjoints dans la chasteté.
•• La doctrine du mariage chrétien prend véritablement corps au XIe siècle, alors même que les laïcs sont plus
que jamais sensibles à la conception lignagère, celle qui permet alors à l’aristocratie féodale de s’enraciner dans
le sol et d’éviter la dispersion du patrimoine en multipliant les mariages « au plus proche », les redoublements
d’alliances (« renchaînements » ou « bouclages consanguins ») et les engagements lors des « épousailles »6. Dans
cette optique, un mariage, c’est d’abord un arrangement entre deux parentés, conçu souvent bien avant la
consommation du mariage – il suffit que les promis aient 7 ans, « âge de raison » - et que matérialise, après le
temps des palabres, des gestes et des paroles publiques, lors des épousailles (desponsatio)7. Face à cette
morale féodale8, l ‘Église, dans le prolongement de la réforme grégorienne, dénonce violemment les unions
« incestueuses » comme les rapts, impose de lourdes pénitences à ceux qui s’en sont rendus coupables et
s’emploie à codifier le droit matrimonial.

1
Que le mariage soit sacramentum - c’est-à-dire à la fois un serment et un symbole, image de l'union du Christ et de l'Église -, se
trouve déjà chez Origène, Tertullien, Ambroise et Jérôme. Le sacrement a, en plus du signe, la grâce, c’est-à-dire un don spécifique de
Dieu. La différence entre sacramentum et sacrement est donc dans la manière dont nous sont attribuées les capacités pour réaliser
un mariage plein et entier, naturellement dans un cas ou par grâce dans l’autre, mais cela ne change rien quant aux devoirs et aux
droits des mariés.
2
Ils doivent aussi s'abstenir de tout commerce charnel pendant les temps sacrés, sinon Dieu se vengera : les monstres, les estropiés,
les enfants malingres ont été conçus dans la nuit du dimanche affirmait déjà Grégoire de Tours (Liber II de virtutibus sancti Martini,
M.G.H., S. R. M., I, 617).
3
« Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme. Alors celui-ci s’écria : « Celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair […].
C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (Genèse, 2, 23-24).
4
Faut-il rappeler que Charlemagne a épousé la fille du roi des Lombards, Désirée – un mariage arrangé par sa mère – et qu’après
l’avoir répudiée, il s’est uni à Hildegarde puis à Fastrade pour se concilier les princes alamans, qu’il a eu des concubines et de très
nombreux bâtards, comme Pépin le Bossu ou Drogon, l’évêque de Metz.
5
Jonas (mort en 843) insiste sur l’amour réciproque des époux, la fidélité, le dévouement, mais aussi la discipline des sens.
6
Nombreux exemples dans le livre cité de Duby (Le chevalier…) et dans un excellent article de Martin AURELL, « Le triomphe du
mariage chrétien », L’Histoire, n° 144, mai 1991, p. 18-23.
7
« C’est-à-dire un rituel de la foi et de la caution, des promesses de bouche, la remise des gages, l’anneau, les arrhes, des pièces de
monnaie, le contrat enfin que, dans les provinces au moins où la pratique de l’écriture ne s’est pas tout à fait perdue, l’usage impose
de rédiger » (Georges DUBY, « Le mariage…», art. cité, p. 18. Ces engagements visent en particulier à protéger l’épouse et son lignage
en cas de répudiation (sponsalicium, dotalicium…), ce qui est révélateur : le mari rétribue le transfert de tutelle.
8
Une morale encore largement domestique et privée. Les sanctions qui la font respecter le montrent : la vengeance d'un rapt – i.e.
une union non consenti par la parenté - appartient aux parents mâles de la fille, la vengeance d'un adultère au mari et à ses
consanguins…
Le concile de Reims en 1059 – qui interdit le mariage entre Guillaume de Normandie et Mathilde de Flandre et
excommunie « pour inceste » les comtes de Ponthieu et de Boulogne - puis une décrétale de 1065 (1076 ?),
sous Alexandre II, relancent l’interdit d’alliance jusqu’au 7e degré canonique, adoptant un nouveau mode de
calcul, dit de l’ « échelle simple », qui élargit l’interdit à toutes les personnes dont l’ancêtre commun est éloigné
de 7 générations1. Cette règle redoutable est littéralement inapplicable, mais elle permet à l’Église de négocier
et de monnayer ses dispenses et donc de se poser en censeur de la légitimité des mariages au sein de
l’aristocratie2. En 1215, le concile Latran IV ramène l’interdit au 4e degré canonique, le modèle clérical s’étant
définitivement imposé3. Il ne faut pas oublier que l’affinité est, dès le Xe siècle, assimilée à la consanguinité, ce
qui ajoute des interdits de parenté spirituelle, étendus aux parents et aux enfants des parrains, marraines et
filleul(e)s.
••• La place réservée au mariage s'élargit sans cesse dans les collections canoniques, puis dans les statuts
synodaux, tandis que se discerne l'édification progressive d'une liturgie matrimoniale. Le mariage in facie
ecclesiae est encouragé afin d’éviter les mariages clandestins. Les premières initiatives sont locales, comme par
exemple à Paris, à l’initiative d’Eudes de Sully qui instaure, vers 1200, l’annonce du mariage par le prêtre 3
dimanches de suite. Le concile de Latran IV rappelle ces « solennités » : échange des consentements en
présence d’un prêtre, publication des bans, bénédiction nuptiale… Toutefois, les époux restent les seuls
« ministres » de leur union et celle-ci n’implique pas nécessairement la consommation en vertu de la doctrine
consensualiste (décrétale Licet d’Alexandre III, fin XIIe s. : consensus facit nuptias). Cette approche nouvelle –
Gratien affirmait encore que le mariage n’était vraiment indissoluble qu’après la commixtio sexus - s’inscrit
dans une entreprise de spiritualisation de l'union conjugale dont le théologien parisien Pierre Lombard a été
un des grands artisans dans ses Sentences (1151). L'essor du culte marial qui aboutit à faire de la Vierge mère le
symbole de l'Église, c'est-à-dire l'Épouse, n’y est pas étranger. Pour Pierre Lombard, l’union de la Vierge et de
Joseph est un véritable mariage, même s’il n’a pas été consommé. Il emprunte à Anselme de Laon la distinction
entre consensus de futuro, lors des fiançailles (ces « promesses par paroles de futur » - sponsalia per verba de
futuro peuvent être rompues) et consensus de presenti qui donne naissance immédiatement au mariage.
Au terme de cette évolution se situe l'établissement du mariage parmi les sept sacrements par les théologiens à
la suite d’Hugues de Saint-Victor (✝ 1141), auteur d’un gros traité Les sacrements de la foi chrétienne (De
sacramentis Christianae fidei) et de Pierre Lombard, dans le livre IV du Livre des Sentences, précisément
consacré aux sept sacrements 4 . Quand ? Didier Lett retient 1181, sans autre précision (une décrétale
d’Alexandre III ?). L’intégration du mariage dans le cadre des autres sacrements est évoquée au concile de
Latran III en 11795 et ratifiée au concile de Vérone selon Gérard Mathon, soit en 1184, avec la promulgation par
Lucius III de la Constitution Ad abolendam, dirigés contre tous ceux qui prêchent alors contre la sainteté du
mariage. Comme l’écrit Jacques Poumarède dans son excellent article « Mariage » du Dictionnaire du Moyen
Age du P.U.F. :
« En se substituant au contrôle exercé traditionnellement par les familles, l’Église s’est dotée d’un formidable
moyen pour s’immiscer dans un lieu essentiel des relations sociales et jusqu’au cœur des consciences ».

1
Dans l’Antiquité, on utilisait le comput romain qui prend en compte les personnes – c’est-à-dire le nombre de liens
d’engendrement. Dans ce système, repris aujourd’hui par le droit civil, des cousins germains sont liés par 4 degrés de parenté. Au
contraire, le droit canon, héritier en cela du comput germanique, comptabilise les générations et non les personnes : cousins et
cousins germains sont liés au deuxième degré. Une consanguinité au quatrième degré signifie un arrière grand-père commun. Ainsi le
7e degré canon correspond au 14e degré romain !
2
Et les dominés ? « La pratique du mariage dans le cadre étroit de l’univers de connaissance (la communauté et les villages voisins) ne
semble pas heurter les règles fixées par l’Église, grâce sans doute à une stratégie collective tacite d’oubli des liens généalogiques, qui
permet de bloquer les échanges matrimoniaux » (Jérôme BASCHET, La civilisation féodale, op. cité, p. 430). A partir du XIIIe siècle,
seul le pape peut accorder des dispenses et elles ne concernent plus que de grands personnages.
3
On peut indiscutablement voir dans ce recul une victoire de l’Église. Toutefois, il ne faut pas oublier que la dureté des interdits
pouvait justifier bien des annulations pour consanguinité.
4
De quand date la première énumération complète ? Gérard Mathon cite une homélie d’Otton, évêque de Bamberg, vers 1124-1125.
Il y a dit-il, s’adressant à des païens récemment convertis, sept sacrements qui sont autant de dons sanctificateurs venus du Saint
Esprit et dont la réception fait avancer l’Eglise : 5 sont offerts à tous (baptême, confirmation, onction des malades, Eucharistie,
pénitence) et deux à des catégories partielles, le mariage et l’ordination. Mais, c’est au maître parisien qu’on doit le succès de la liste
et son ordonnancement (le mariage est en dernier !).
5
« On ne doit rien exiger des évêques, des abbés, des curés et autres ecclésiastiques à l’occasion de leur entrée en charge, ni pour les
funérailles des défunts, ni pour la bénédiction des mariés ou pour les autres sacrements », c. 7.
•••• Pour exercer ce contrôle, les tribunaux des officialités disposent de règles de plus complètes élaborées
par les canonistes. Ceux-ci élaborent une théorie des vices du consentement – de la folie à l’erreur sur la
personne1 - et établissent une liste d’empêchements dirimants et d’incapacités relatives2. Le lien de parenté est
ce qui motive le plus souvent les séparations de couple. Le concile d’Epaone en 517 l’évoque déjà et les
moralistes se réfèrent souvent à ce texte, comme Burchard de Worms dans son Decretum. Ce dernier précise
que la séparation est obligatoire sous peine d’anathème, ce que reprennent ensuite Yves de Chartres ou
Gratien. Lors des procès de séparation, des témoins viennent jurer qu’il y a effectivement un lien de parenté et
peuvent s’appuyer sur des tableaux de consanguinité3. Le tribunal synodal ne prononce pas la séparation
(divortium). C’est le conjoint qui doit prononcer le serment de cessation de vie commune pour que
l’annulation soit effective. Reste que l’essentiel des activités de l’officialité concerne la vie sexuelle et/ou
matrimoniale des laïcs !
2. Une morale exigeante, des pratiques plus souples
• Si la doctrine est donc clairement établie et permet à l’Église de s'ériger en magistrature dominante, une
distance, étroite mais sensible, se maintient entre le modèle prescrit par l'Église et la pratique. L’aristocratie a
vite su tirer parti de la législation canonique, de nombreuses répudiations étant justifiées par la découverte,
souvent tardive, d’un interdit canonique4. Suivons maintenant quelques retentissantes affaires matrimoniales
qui ont impliqué la famille royale5.
> En 996, à la mort d’Hugues Capet, Robert le Pieux épouse sa cousine au troisième degré Berthe de
Bourgogne, après avoir répudié sa première femme6. Il s’agit sceller l’alliance de la dynastie et de la puissante
maison blésoise, contre les Angevins. Alors que le clergé français réagit mollement, Otton III obtient en 998 du
pape Grégoire V, son neveu, une condamnation en bonne et due forme : les époux doivent se séparer et
effectuer une pénitence de 7 ans, sous peine d’excommunication. Robert garde Berthe auprès de lui jusqu’en
1003 ou 1004 mais, comme celle-ci ne lui a pas donné d’enfant – punition divine, disent les clercs : Pierre
Damien parle même de la naissance d’un enfant à tête d’oie ! - il épouse une jeune princesse méridionale,
Constance d’Arles. Quelques années plus tard, Robert tente sans succès d’obtenir du pape qu’il annule ce
mariage et lui permette de reprendre Berthe7.
> Henri Ier échappe aux condamnations. Pourtant, il avait été fiancée à Mathilde, la fille de l’empereur
Conrad II (toujours Henri l’Oiseleur !) avant d’épouser en 1034 une autre princesse ottonienne, Mathilde de
1
Mais pas sur la fortune ou sur les qualités. Le préjudice de dol n’est pas une cause d’annulation, au nom de l’adage, « en mariage
trompe qui peut » !
2
Les empêchements dirimants entraînent la nullité. Il s’agit par exemple de l’impuberté d’un des contractants (moins de 12 ans pour
les filles, 14 pour les garçons), de vœux de chasteté, d’un mariage antérieur non dissous ou d’une impuissance dûment constatée. Par
contre, la stérilité d’une femme n’est pas une cause de nullité. Les incapacités relatives peuvent être levées par une
dispense pontificale : il s ‘agit de la parenté biologique ou spirituelle et de l’affinité ou parenté par alliance.
3
Nombreux exemples et analyse fine de ce mode de représentation dans le chapitre que Didier LETT à consacrer à « l’homme, la
famille et la parenté » dans Le Moyen Age en lumière, dirigé par Jacques DALARUN, Fayard, 2002, en particulier les pages 107-114.
4
Le premier cas bien documenté est celui d’Hugues de Lusignan et d’Almodis de la Marche en 1045 ; en 1058, Guillaume VIII
d’Aquitaine renvoie Gersende de Périgord après 14 ans de mariage ! En 1060, le concile de Tours exige le passage devant un tribunal
ecclésiastique.
5
On pourrait aussi évoquer le cas de Geoffroy Martel, le fils de Foulques Nerra qui a épousé Agnès, veuve de son cousin Guillaume le
Grand (d’Aquitaine). Ce mariage incestueux s’accompagne ensuite d’une « polygamie successive », le comte ayant tour à tour quatre
concubines afin d’engendrer un héritier. Georges Duby qui étudie cet épisode, parle d’ « un va-et-vient de femmes » dans le but
d’engendrer un héritier.
6
Rozala, fille du roi – détrôné – Béranger d’Italie, était surtout veuve d’Arnoul de Flandre. Robert avait subi ce mariage voulu par son
père avec une femme de plus de 10 ans son aînée. Prétendant que le mariage n’a pas été consommé, Robert reprend même le
douaire ! Il se tourne alors vers une autre veuve (Eudes de Chartres, comte de Blois), elle aussi fille de roi (Conrad de Bourgogne).
Mais, le problème c’est qu’ils ont un ancêtre commun, Henri Ier l’Oiseleur, père à la fois d’Hadwige (épouse d’Hugues Ier) et de
Gerberge (épouse de Louis IV, mère de Mathilde qui a épousé Conrad…). Ajoutons que Robert est le parrain d’un des fils de Berthe
(elle a eu déjà 5 enfants avec Eudes de Blois).
7
Affaire confuse et cocasse à la fois qui traduit l’ascendant que Constance avait sur le roi et la volonté de celui-ci de rétablir son
autorité. En 1008, alors que le roi chasse en forêt d’Orléans, un de ses compagnons, Hugues de Beauvais, est assassiné, sous ses yeux,
par des hommes en armes. Le crime a été commandé par Foulques Nerra et sûrement soutenu par la reine qui hait ce partisan de
Berthe. Robert se rend alors personnellement auprès du pape, accompagné d’un moine de Saint-Riquier, Angilramme, et de Berthe
de Bourgogne afin de faire annuler le mariage avec Constance. Mais, 2 voire 3 enfants sont déjà nés de cette union et Robert doit
renoncer à son projet, délaissant définitivement Berthe qui meurt peu après.
Frise, la nièce de Léon IX ! Cette dernière est alors âgée de 10 ans et meurt en 1044 peu de temps après leur
fille unique. Henri Ier se tourne alors vers la fille du grand-duc, Iaroslav de Kiev, qui lui assure une parfaite
conformité avec les préceptes des évêques grégoriens. A sa mort, en 1060, le remariage de la reine avec Raoul
de Valois n’est pas sans créer des difficultés, celui-ci ayant répudié son épouse accusée d’adultère, et le couple
est excommunié en 1064, une sanction levée par la mort de Raoul la même année.
> Philippe Ier a lui répudié Berthe de Frise en 1092 et après 20 ans de mariage. Découvrant une consanguinité
(!), il la répudie et la fait enfermer au château de Montreuil-sur-Mer. Quand Philippe répudie Berthe et se
remarie avec Bertrade de Montfort qu’il enlève à son époux, Foulque IV Réchin, de 30 ans son aîné ! La
nouvelle union est bénie par l’évêque de Senlis, en présence de la plupart des évêques du domaine royal. Ceux-
ci partageaient sans doute la même conception lignagère du mariage et privilégiaient les intérêts du royaume.
Amaury, le frère de la nouvelle épouse, tenait en effet à Montfort, une solide forteresse qui gardait la frontière
du domaine, face à la Normandie. Mais, Yves de Chartres tonne contre le couple incestueux et le légat Hugues
de Die /Lyon puis le pape les excommunie à plusieurs reprises (Autun, 1094 ; Clermont, 1095) et frappe le
royaume d’interdit provoquant l’apparente soumission du roi en 1096. Mais celui-ci cherche surtout à gagner
du temps et est de nouveau excommunié en 1099. Le roi n’accepte de se soumettre qu’en 1104, Bertrade se
retirant alors à Fontevraud et Louis, le fils que lui avait donné Berthe, étant associé au trône (dès 1100).
> Dernier exemple, célèbre lui aussi, celui de Philippe Auguste et d’Ingeburge. Désireux d'une alliance
danoise contre l'Angleterre et veuf d'Isabelle de Hainaut, Philippe épouse Ingeburge le 14 août 1193.
Néanmoins, à la fin de la nuit de noces, le roi manifeste une vive aversion pour sa jeune femme et s'enfuit. Une
assemblée d'évêques et de barons, tenue à Compiègne à la fin de l'année, casse le mariage. Ingeburge est
reléguée au couvent de Saint-Maur-des-Fossés, puis dans la forteresse d'Étampes. Trois ans plus tard, inquiet
d'une succession mal assurée par le fils unique que lui a donné Isabelle de Hainaut, le roi épouse Agnès de
Méranie, ce qui détermine une grave crise dans les relations du roi et de la papauté (1196). Le pape Célestin III
condamne le divorce et son successeur Innocent III casse la décision des évêques et somme le roi de
reprendre Ingeburge qu'il avait éloignée. En janvier 1200, le légat Pierre de Corbie met le royaume de France
en interdit ce qui suspend toute vie sacrementelle et liturgique et empêche les sépultures religieuses1, Philippe
Auguste préfère céder. Il écarte Agnès, fait revenir en 1201 à la cour Ingeburge, qu'il affecte de traiter en reine
mais avec laquelle il ne reprend pas la vie conjugale. En retour, il obtient que les deux enfants que lui a donnés
Agnès - Philippe Hurepel et Marie – soient reconnus comme héritiers légitimes de Philippe Auguste par le pape
Innocent III.
•• La souplesse dont l’Église peut faire preuve à l’égard de ces interdits montre bien qu’elle cherche surtout à
imposer son arbitrage, en s’immisçant au cœur du jeu social :
> En 1152 : Le mariage de Louis VII et d'Aliénor d'Aquitaine est déclaré nul... 15 ans après sa célébration ! Ils
descendaient en effet de Robert le Pieux et étaient donc cousins au 4e degré (5e ?)… Cette parenté incestueuse
légitime l’annulation… mais ces épouses suivantes, Constance de Castille et Adèle de Champagne sont elles
aussi parentes au 4e degré !
> En 1158, Henri le Jeune est fiancé à Marguerite de France, première fille de Louis VII et de son épouse
Constance de Castille. En 1160, après l'obtention d'une dispense accordée par le pape Alexandre III, le mariage
des deux jeunes enfants (lui 5 ans, elle 2 ans) est célébré.
••• Reste que les laïcs se disciplinent et se plient, vaille que vaille, aux interdits canoniques. Georges Duby
emprunte à l'Historia comitum Ghisnensium un exemple éclairant que nous reprenons ici presque
littéralement2. Composée dans les toutes premières années du XIIIe siècle par le prêtre Lambert d'Ardres,
l’œuvre est un panégyrique, tout « à la gloire des hauts sires de Lambert et d’Ardres ». Conçue à l’occasion des

1
Rares sont les évêques qui l’appliquent. Un des rares à avoir osé obéir au pape, l’évêque de Paris, vit ses biens immédiatement
confisqués… jusqu’à ses chevaux !
2
Le chevalier, la femme et le prêtre…, op. cité, chap. XIII, p. 269-300 et « Le mariage… », art. cité, p. 29-33. Ce document célèbre est
aussi précieux par la description, unique par sa précision, du château d’Ardres (☞ ❏ in G. Brunel, E. Lalou (dir.), Sources d’histoire
médiévale, Paris : Larousse, 1992, p. 331-335)
noces de Baudouin II1, elle exalte les aïeux des deux époux et nous offre une des très rares descriptions
précises d'un mariage, celui d'Arnoul, fils aîné du comte de Guînes, qui eut lieu en 1194.
La conformité s'avère parfaite entre le schéma d'ensemble révélé par les sources normatives et le déroulement
de cette cérémonie, scindée en deux étapes distinctes, la desponsatio, les nuptiae.
Après 13 longues années de « jeunesse », de quête infructueuse et de mécomptes, Arnoul, adoubé en 1181, a
enfin découvert le gibier tant recherché, l'héritière, unicam et justissimom heredem d'une châtellenie jouxtant
la petite principauté dont il est l'héritier. Avec les quatre frères qui dominent dans l'indivision le lignage de
celle-ci, son père, le comte de Guînes, a poursuivi les palabres, fait rompre de premières fiançailles qui
promettaient à son fils une moins fructueuse alliance, obtenu l'assentiment des prélats, de l'évêque de
Thérouanne, de l'archevêque de Reims, la levée par l'official de l'excommunication qui pesait sur son fils pour
une affaire de veuve spoliée, fixé enfin le montant du douaire2. Première phase, décisive et qui suffit à conclure
le legitimum matrimonium.
Restent les noces. Elles ont lieu à Ardres dans la maison du nouveau couple. « Au début de la nuit, lorsque
l'époux et l'épouse furent réunis dans le même lit, le comte nous appela, un autre prêtre, mes deux fils et
moi »3 ; il ordonna que les mariés fussent dûment aspergés d'eau bénite, le lit encensé, le couple béni et confié
à Dieu - tout ceci dans la stricte observance des consignes ecclésiastiques. Toutefois, le dernier, le comte prend
la parole ; à son tour il invoque le Dieu qui bénit Abraham et sa semence, il appelle sa bénédiction sur les
conjoints « afin que ceux-ci vivent dans son amour divin, persévèrent dans la concorde et que leur semence se
multiplie dans la longueur des jours et les siècles des siècles ». Cette formule est bien celle que les rituels du
XIIe siècle proposent, « sacralisée en surface et cependant, dans sa profondeur, charnelle » (Duby). Mais, c’est
le père qui la prononce, le père, et non le prêtre, est ici le principal officiant. Il faut encore attendre deux
siècles avant que le prêtre, après avoir béni le couple au cours d’une messe, ne prononce le ego conjugo vos4.
La formule que prononce le prêtre, et qui n’est donc pas attestée avant le XIVe siècle, est sans doute aberrante
du strict point de vue théologique – le « ministre du sacrement » reste les contractants eux-mêmes, ce que
rappelle l’échange : « je te prends » / « je te reçois » - mais elle témoigne de l’éclatante victoire remportée par le
clergé sur l’aristocratie.
La lecture de ce texte passionnant nous permet aussi de voir que la culpabilisation de l’œuvre de chair n’a
guère d’effet sur la gent masculine. Lambert fait gloire aux garçons de leur pétulance sexuelle : « depuis le
début de son adolescence jusqu’à sa vieillesse, ses reins ont été titillés par l’intempérance d’une impatiente
libido » écrit-il à propos de Baudouin, ajoutant qu’il fait mieux « que David, que Samson et même que Jupiter ».
D’ailleurs, lors des funérailles de l’impétueux vieillard en 1206, il y avait dans l’assistance 33 fils et filles, « issues
soit de son épouse, soit d’ailleurs »… Parmi eux, 10 seulement sont légitimes, des 23 autres, 2 – au moins –
ont été casés comme chanoines…
Toutefois, les choses changent. L’air de licence ne se déploie plus qu’à l’extérieur de l’enceinte familiale.
L'accent est de plus en plus mis sur le respect de l'union matrimoniale. Ainsi quand il apprend la mort de son
épouse, après quinze ans de mariage et au moins dix maternités, Baudouin II s’écroule, frappée d’une affliction
sans pareille. Cet homme dur et sanguin, qui ne vit qu'à cheval, garde le lit des jours et des jours ; il ne
reconnaît plus personne, ses médecins désespèrent de le sauver ; il reste ainsi languissant pendant des mois -
avant de partir, rétabli, veuf et de nouveau fringant, à la poursuite des servantes !
B. Guerre juste, guerre sainte : le combat sanctifié
Les chevaliers vivent de la guerre, des pillages et des violences. Comment assurer dans ces conditions son
salut ? Une série d’inflexions successives vont permettre de discipliner, voire de christianiser la chevalerie. La
volonté d’encadrer les milites, de moraliser les activités guerrières était déjà au cœur des institutions de la Paix
1
Episode savoureux : la promise ne parlait pas encore lors des fiançailles (Baudouin avait quant à lui moins de 10 ans). On reconnut
son assentiment à son hilaritas !
2
Ce que le mari donne à sa femme pour qu'elle puisse en jouir en cas de survivance. On parle aussi de sponsalicium. A ne pas
confondre avec la dot qui est une sorte d’avance d’hoirie concédée par le père à sa fille et ne se généralise qu’au XIIIe siècle.
3
En 1194, le prêtre Lambert est donc marié, deux de ses fils sont prêtres, ce qui manifeste sur ce point aussi l'écart entre le règlement
et son application.
4
Cette évolution décisive de la liturgie matrimoniale semble avoir vu le jour en Normandie. Un synode provincial qui se tient à Rouen
en 1012 prescrit déjà « que l’époux et l’épouse soient bénis dans l’église par le prêtre à jeun ». De témoin, le prêtre devient ainsi
l’intermédiaire et bientôt l’acteur.
de Dieu et suscitait des donations, des fondations voire de spectaculaires conversions, comme celle d’Évrard
de Breteuil étudiée par Dominique Iogna-Prat1. Mais, à partir du milieu du XIe siècle, les évêques et les moines
– comme Odon, auteur de la Vita Geraldi, sont relayés par les efforts de la papauté pour mobiliser les forces
de la chrétienté contre ses ennemis du dehors. Il s’agit d’abord pour l’Église, au prix d’une incursion manifeste
sur le terrain des droits régaliens de redéfinir la notion de guerre juste2.
1. La notion de guerre juste
• A ses origines, l’Eglise avait une horreur absolue du sang et de la violence. Au IIIe siècle, un chrétien qui
servait dans l’armée était automatiquement excommunié et les écrits de Tertullien, Origène ou Lactance ont
des accents clairement pacifistes3. Toutefois, cette doctrine s’est infléchie dès saint Augustin : la guerre est à la
fois une conséquence du péché et un remède au péché. La guerre est juste quand il s’agit de défendre le
peuple chrétien ou de reprendre ce qui lui a été dérobé. Avec Grégoire le Grand, la guerre missionnaire est à
son tour légitimée. Elle n’en reste pas moins une souillure, comme le montrent encore, à l’époque
carolingienne, les pénitentiels qui exigent des soldats qui ont fait couler le sang de longues pénitences
purificatrices (40 jours de jeûnes dans le pénitentiel de Bède).
•• Des théologiens, la réflexion passe aux juristes. Au milieu du XIIe siècle, le Décret de Gratien joue un rôle
considérable dans ce processus de définition. A la question « est-ce un péché de faire la guerre ? », il répond par
la négative et avance les quatre conditions de la guerre juste : ordonnée par le prince, sans participation de
clercs, pour la défense de la patrie attaquée ou la récupération de biens spoliés, à l’exclusion de toute violence
inutile. La doctrine scolastique prend appui sur cette réflexion pour proposer une théologie de la guerre juste
et licite de plus en plus subtile, adaptée aux situations concrètes de l’Europe médiévale.
2. L’idée de croisade
De la guerre autorisée par le droit, on va passer à la guerre sanctifiée. L’usage de reliques, comme celle de Saint
Foy4, ou de bannières sacrées, comme celle de Saint-Martin, préparait la voie.
Déjà en 1053, à Civitate, Léon IX considère que les chevaliers morts pour défendre, face aux Normands, les
États de saint Pierre, sont des martyrs (milites sancti Pietri). Lors de la Reconquista espagnole, véritable
« guerre sainte » encouragée par Cluny, Alexandre II accorde les premières indulgences aux combattants
Gascons, Normands ou bourguignons qui rejoignent les Catalans assiégeant Barbastro en 1063. Il remet
l’étendard de saint Pierre (vexillum sancti Petri) à Guillaume de Normandie, lorsque celui-ci entreprend la
conquête de l’Angleterre5.
• En 1095, Urbain II profite de son long séjour en France pour lancer la première croisade au lendemain du
concile de Clermont. Le texte de ce discours ne nous est pas connu, si ce n’est par des sources indirectes
discordantes6. Il s’agit d’aller libérer les Église d’Orient du joug turc et de délivrer la ville de Jérusalem et les
1
« Évrard de Breteuil et son double : morphologie de la conversion en milieu aristocratique (v. 1070 - v. 1120) », dans Guerriers et
moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval (IXe-XIIe siècle). Études réunies par Michel LAUWERS,
Collection d'études médiévales, 4, Antibes : APDCA, 2002, p. 537-557. Vers le milieu du XIe s., ce jeune aristocrate prend conscience
de la vanité de son existence, se retire avec quelques compagnons dans une forêt et se fait… charbonnier. Il se retire ensuite à
Marmoutier auquel il donne une grande partie de ses biens (1073).
2
Voir Philippe CONTAMINE, « La guerre : aspects juridiques, éthiques et religieux », dans La guerre au Moyen Age, coll. Nouvelle Clio,
Paris : PUF, 1980/2001, p. 419-477.
3
« Nous avons changé en faulx les lances avec lesquelles nous combattions jadis ; nous ne tirons plus le glaive contre aucune nation
[…], car nous sommes devenus par le Christ des fils de paix », Origène, Contra Celsum, V, 33.
4
Dominique Barthélémy a bien montré que la sainte elle-même intervient souvent très violemment pour venger les moines, semblant
épouser les valeurs de la faide chevaleresque (Chevaliers et miracles. La violence et le sacré dans la société médiévale, coll. « Les
enjeux de l'histoire », Paris : Armand Colin, Paris, 2004).
5
A la mort d’Edouard le Confesseur, Guillaume le bâtard avait obtenu de Harold, comte de Wessex et de Hereford, le plus puissant
aristocrate saxon, le serment de lui fournir son appui à la couronne d'Angleterre. Guillaume aurait forcé Harold à lui jurer vassalité,
mais ne lui aurait révélé qu'après-coup que la boîte sur laquelle ce serment avait été fait contenait des reliques sacrées. Harold
s'estime alors dégagé de ce serment, fait par la ruse, mais Guillaume obtient du pape son excommunication. Cette « investiture »
explique que la papauté ait toujours considéré que la couronne d’Angleterre dépendait de Rome.
6
Ample bibliographie. Les deux auteurs les plus commodes sont Jean FLORI, La Première Croisade. L’Occident chrétien contre
l’Islam, Bruxelles : éd. Complexe, 1192/2001 et Alain DEMURGER, La croisade, coll. 128, Paris : Nathan, 1198 et Croisades et croisés au
Moyen Age, coll. Champs, Flammarion, 2006.
lieux saints aux mains des infidèles depuis 638. En effet, dans la deuxième moitié du XIe siècle, les invasions des
Turcs seldjoukides, des musulmans sunnites venus d’Asie centrale, ont bouleversé la situation au Proche-
Orient. Ils ont pris le contrôle du califat de Bagdad et remporté une spectaculaire victoire sur Byzance à
Mantzikert en 1071, s’emparant deux ans plus tard de Jérusalem. Or, la vogue du pèlerinage, du « saint voyage »
est alors considérable, favorisée, depuis l’an mil, par la conversion des Hongrois. Se rendre sur les Lieux Saints
est le pèlerinage pénitentiel par excellence : Foulques Nerra s’y rend par trois fois pour expier ses nombreux
crimes ! Au XIe siècle, le pèlerinage a pris un caractère collectif, les « paumiers »1 étant accompagnés par des
laïcs en armes. Les difficultés sont-elles alors plus grandes pour se rendre sur le Saint-Sépulcre ? Ce n’est pas
évident. Le calife fatimide al-Hâkim avait, en 1009, interrompu le pèlerinage et détruit les la rotonde
constantinienne qui abritait le sépulcre du Christ comme la basilique de la résurrection (Anastasis), mais ces
édifices ont été bientôt reconstruits et le pèlerinage avait pu reprendre, comme le montre l’exemple de
Richard, l’abbé de Saint-Vanne, qui conduit plus de 700 pèlerins, dont le comte d’Angoulême Guillaume
Taillefer en 1026-1027. Les nouveaux maîtres, les Turcs, ne sont pas spécialement intolérants. Reste que la
région est peu sûre, en raison de multiples petits émirats rivaux (Mossoul, Alep, Damas…) et que les Byzantins
qui rêvent de récupérer l’Anatolie sollicitent l’aide du pape2. Le texte célèbre du chroniqueur Foucher de
Chartres, présent à Clermont, avant de se joindre à Baudouin Ier devenant son chapelain, qui rapporte le
discours d’Urbain II n’évoque pas explicitement Jérusalem, mais montre que le pape retrouve l’idéologie des
mouvements de paix. Il s’agit de trouver un exutoire à la violence chevaleresque et de lui proposer un moyen
de faire son salut sans renoncer au métier des armes. Les croisés – crucesignati- sont à la fois des milites
christi et des pèlerins. Le terme de croisade n'apparaît d’ailleurs que tardivement en français (dans les
Chroniques de Chastellain datées d'avant 1475). Les textes contemporains parlent du « voyage de
Jérusalem » (iter hierosolymitanum), ce qui souligne qu’il s’agit d’une une variante du pèlerinage. Plus tard
sont aussi employés les termes de auxilium terre sancte, « aide à la terre sainte », expeditio, transitio,
distinguant le « passagium generale » (armées nationales) du « passage particulier » (expéditions ponctuelles,
particulières). A la fin du XIIe siècle, on parle de « soi cruisier » (se croiser), de « prendre la croix »
(crucesignare, d’où l’adjectif crucesignatus), de « croisement », « croiserie » ou « croisière ».
•• Née du pèlerinage pénitentiel (peregrinatio paenitentialis), la croisade est une épreuve, une souffrance
récompensée par l’indulgence. Le pape promet à celui qui ayant accompli son vœu de croisade et pris la croix,
meurt en chemin ou au combat, la remise de la pénitence temporelle imposée pour ses péchés3. En principe,
le vœu est irrévocable mais on introduit bientôt des aménagements : il peut être différé, réalisé par une autre
personne (un fils pour un père…), transféré sur un autre théâtre d’opérations, par exemple de la Terre sainte
à l’Espagne. A partir de Latran IV, on peut sous certaines conditions le racheter, ce qui permet à un grand
nombre de gens – femmes, bourgeois, malades - de se croiser formellement sans partir et donc de bénéficier
des avantages spirituels tout en favorisant le financement de la croisade4. Il ne s’agit donc pas d’une simple

1
Du nom de la branche de palmier qui leur était remise à Jéricho après leur passage du Jourdain.
2
Urbain II a reçu, lors du concile de Plaisance, en mars 1095, un envoyé d’Alexis Comnène. Mais, il devait s’agir d’une simple
demande mercenaires pour défendre Constantinople. Rien n’indique que Byzance envisage de récupérer Jérusalem, mais pour le
pape rassembler Grecs et Latins dans une entreprise commune peut sembler un bon moyen de résoudre le schisme et de faire
reconnaître aux Églises orientales la primauté du siège romain.. L’historiographie sur ce sujet est souvent tributaire de présupposés
idéologiques, nombre d’historiens considérant, comme Jacques Le Goff, que les croisades ont été une monstrueuse erreur, dont les
premières victimes ont, à terme, été les Églises d’Orient.
3
En effet, l’Eglise catholique précise que l'indulgence ne libère pas de la « peine éternelle » — c'est-à-dire de la privation de la « vie
éternelle », de la communion avec Dieu. À partir d’Innocent III, grand théoricien de la croisade, les canonistes s’emparent du sujet,
commentent les décisions pontificales ou conciliaires de plus en plus nombreuses et élaborent une doctrine cohérente : les textes
fixent avec précision les conditions « hiérarchisées » d’obtention des indulgences : proportionnelle aux services rendus à la croisade,
plénière pour deux ans passés en Terre sainte ou dans une autre expédition privilégiée. Le nombre de celles pour lesquelles on
promet la même indulgence qu’en Terre sainte va croissant… Les croisés veulent croire que l’indulgence efface non seulement la
peine mais aussi la faute, bref qu‘elle entraîne la rémission des péchés. Innocent III qui insiste sur le pouvoir du successeur de Pierre
de lier et délier ne les dément pas, même si ce n’est qu’une promesse de rémission, au nom de Dieu, dont le pape est le vicaire.
4
Le financement pose de délicats problèmes. A l’origine la foi a financé la croisade et la part de l’autofinancement a aussi été
considérable, mais des solutions diverses ont été trouvées : le pauvre vit sur le pays et rackette les communautés juives des villes
traversées, le seigneur exige l’aide de ses vassaux – du moins quand ils ne partent pas avec lui -, le prince obtient de pouvoir établir
une fiscalité de croisade (dîme saladine en 1188), le pape impose au clergé des levées de taxe, le vingtième (1215), puis le dixième du
revenu des bénéfices des clercs, la décime
guerre sainte, à la différence de la Reconquista, de la colonisation de la Prusse ou de la répression du
catharisme, mais d’un pèlerinage armé. Mais, les choses changent quand, une fois Jérusalem libérée, les croisés
s’installent en Orient. « La croisade absorbe alors la guerre sainte » écrit Alain Demurger. Elle n’est plus une
simple idée, mais une pratique génératrice d’institutions qui vit sa vie propre… Le même historien souligne
qu’il faut être sensible à cette dynamique qui voit le champ de la croisade se déplacer, s’élargir, voire s’avilir si
on pense à la 4e croisade, détournée sciemment ou non sur l’empire byzantin (1202-1204). Reste que, pendant
deux siècles, de la 1ère en 1099 à la 8e en 1270, il n’est pas de croisade qui ne soit ordonnée, ou cautionnée, par
l’autorité pontificale, ce que traduit la proclamation d’une bulle de croisade et la désignation d’un légat, chargé
de l’encadrement spirituel de la croisade, comme Adhémar de Monteil, l’archevêque du Puy en 1095. La
croisade est donc inséparable de l’émergence de la monarchie pontificale.
••• Le succès est évident dans toute la société, mais la croisade est vécue différemment selon les groupes
sociaux. Les « pauvres » ont répondu aux premiers appels avec ferveur et paraissent avoir gardé vivant jusqu’au
14e siècle un idéal qui rencontrait de moins en moins d’échos dans les classes supérieures. On sait que la
première croisade doit beaucoup à Pierre l’Ermite, un ermite charismatique qui prêche dans le domaine royal,
du Berry à la Champagne avant de rejoindre la Lorraine et la Rhénanie1. Il rassemble des foules considérables,
multiplie les discours apocalyptiques, sollicitant les célestes annonciateurs des fins des temps, manipulant
l’antijudaïsme, ce qui se traduit en Allemagne et dans la vallée du Danube par de véritables persécutions. Il y a
bien des traits spécifiques de cet esprit « populaire » :
- Chaque croisade est accompagnée d’un cortège de signes révélateurs. Des prodiges préfigurent la migration
(pluies d’étoiles, comètes à queues de feu, départs d’animaux, nuées de sauterelles), appellent au départ
(lettres excitatoires tombées du ciel) ou marquent l’élection (croix inscrite dans la chair de croisés morts ou
vivants).
- Les prophéties entretiennent l’idée de l’approche de la fin des temps. La tradition millénariste au cœur de la
1ère croisade ne disparaît pas par la suite, l’attente de la Parousie revêtant souvent une dimension politique : le
« Roi des Derniers Jours » qui prendra sa couronne sur le Golgotha est sans conteste un Franc et des légendes
d’inspiration carolingienne placent sur ce trône un Charlemagne, un Godefroi de Bouillon, un Frédéric
Barberousse ressuscités. À la fin du XIIe siècle circulent des prophéties sur le « roi blond de l’Occident » qui
entrera dans Constantinople et restaurera la Terre promise. La soumission du roi des Grecs est la condition du
retour à l’unité de l’Empire chrétien. Sous Damiette, en 1219, on annonce à la fois l’arrivée de ce roi de
l’Occident et celle du roi David ou celle du prêtre Jean venu des Indes dont la figure légendaire symbolise à
partir du XIIIe siècle les espoirs de revanche sur l’Islam victorieux.
- L’idéal de pauvreté et de pureté prêché à tous doit être imposé aux grands, la foule l’exige devant Antioche et
Jérusalem. Ainsi quand vient l’échec, dès la 2e croisade, l’opinion populaire en accuse aisément les péchés des
grands (dissensions, luxes, orgueil) et l’idée naît peu à peu d’une croisade pacifique réservée aux pauvres. En
1212, à la suite d'une vision, le jeune Berger Estienne de Cloyes-sur-le-Loir rassemble des pèlerins qui, depuis
Vendôme se mettent en route vers Jérusalem, prétendant que la mer les laisserait passer à pieds secs, comme
les Hébreux2. La Terre sainte reste le but des bergers conduits par le Maître de Hongrie en 1251 à la délivrance
de Louis IX3, ou des Pastoureaux de 1320 qui parcourent la France, pillant et massacrant les Juifs. Ces croisades

1
Bref, partout où Urbain II – qui a aussi prêché la croisade à Limoges, Angers, Tours, Poitiers - se garde bien d’entrer en 1095-1096 !
2
Partis de Vendôme, les pueri – en fait, des exclus de la révolution économique du XIIe siècle - sont décimés par les famines,
maladies et épidémies. Arrivés à Marseille, les survivants, guidés par Étienne espèrent voir le miracle qui allait ouvrir les eaux de la
Méditerranée. Mais il ne se produira pas. Après quelques jours d’attente, deux commerçants de Marseille proposent leur aide aux
pèlerins : ils sont prêts à affréter sept bateaux pour atteindre la Terre-Sainte. Arrivés en pleine mer, les 7000 jeunes croisés sont
enfermés dans les cales et revendus comme esclaves à Bougie ou à Alexandrie. Au même moment, d ‘autres « enfants » quittent
Cologne. Arrivés à Gênes, ils se dispersent, meurent de faim et de maladie, se louent comme travailleurs ou finissent dans la
prostitution…
3
Lors de la septième croisade, Louis IX prend Mansourah. Mais son armée, victime d'une épidémie de peste, s'y trouve prise au
piège. Saint Louis est fait prisonnier avec deux de ses frères, en 1250. Cette nouvelle, quand elle parvient en Occident provoque
incrédulité et révolte. Comment un roi très pieux a-t-il pu être abandonné de Dieu ? La réponse vient de prédicateurs populaires, en
particulier un certain Job, ou Jacob ou Jacques, moine hongrois de l'ordre de Cîteaux. Ce moine charismatique, nommé le « Maître de
Hongrie », prétend avoir reçu de la Vierge Marie une lettre affirmant que les puissants, les riches et les orgueilleux ne pourront jamais
reprendre Jérusalem, mais que seuls y parviendront les pauvres, les humbles, les bergers (« pastoureaux »), dont il doit être le guide.
L’orgueil de la chevalerie, dit la lettre, a déplu à Dieu. L'appel solennel ayant eu lieu pour Pâques 1251, des milliers de bergers et de
populaires tournent alors à la Jacquerie mais manifestent aussi la survie d’un idéal dont se sont détournés les
puissants.
•••• Pourtant, à l’origine, le retentissement de l’appel de Clermont avait été considérable dans le monde
chevaleresque. Rome incite les guerriers à un nouveau type de conversio : au lieu de déposer les armes et de
se cloîtrer dans un monastère, les guerriers pouvaient conserver leur place dans le monde et employer leur
énergie contre les infidèles. La croisade est donc le lieu où la rencontre de la religion et de la classe militaire
féodale entraîne la « féodalisation » de l’une et la christianisation de l’autre. Le mouvement n’est pas né avec la
croisade : il l’a précédé et explique en partie. Mais c’est dans la croisade qu’il trouve sa manifestation la plus
éclatante : l’accomplissement du vœu de croix devient indispensable au parfait chevalier. Dieu est le Seigneur
par excellence au service duquel le chevalier doit tout sacrifier. Sous l’influence de cette conception, les images
de l’Ancien Testament prédominent dans les récits de croisade et les Gesta anonymes de la première croisade
évoquent à plusieurs reprises un Dieu « tout puissant et guerrier ». Les croisés sont comparés au peuple élu.
Dieu porte aux soldats qui défendent son droit et son « héritage » le secours qu’ils attendent de lui : les anges
et les saints du Christ (notamment les saints militaires de tradition byzantine) combattent avec les croisés.
Comme un seigneur le doit à son vassal1, le Christ assure la protection des croisés. Les prédicateurs, et Urbain
II lui-même, n’hésitent pas non plus à faire allusion aux richesses qui attendent les croisés en Terre sainte. Il est
vrai que ceux-ci sont souvent contraints pour partir d’aliéner une bonne partie de leurs biens en faveur
d’établissements ecclésiastiques qui, eux, ont au contraire souvent des réserves de numéraire considérables.
Godefroy de Bouillon met ainsi sa forteresse de Bouillon en gage auprès de l’évêque de Liège, Otbert. Souvent,
la croisade accélère le processus de restitution des biens et droits usurpés. Le roi peut même en profiter pour
agrandir le domaine comme Philippe Ier avec la vicomté de Bourges. En tout cas, dans bien des cas, l’inspiration
religieuse était sans doute moins déterminante que le désir d’aventures et la perspective de gains, ce qui est
manifeste lors de la 4e croisade (1202-1204). Mais dans d’autres cas, c’était bien l’élément religieux qui jouait un
rôle fondamental, et la dimension pénitentielle ne disparaît pas, nombreux de chevaliers cherchant dans les
guerres contre les infidèles la purification de leurs péchés, comme Enguerran de Coucy, Thomas de Marle ou
Hugues du Puiset, quand ils ne sont pas contraints de partir au terme d’une véritable sanction judiciaire que
leur inflige la papauté2.
3. Les ordres religieux-militaires
En assignant à la chevalerie la mission de délivrer Jérusalem, le pape lui offrait une voie de salut, les ordres
religieux-militaires vont lui offrir une voie d’ascèse propre3. Moines, les frères prononcent les vœux du moine
(obéissance, pauvreté, conversion des mœurs) mais ils s’engagent aussi pour leur vie à être des croisés et
incarnent ainsi la permanence de la croisade, de ses idéaux comme de ses pratiques.
• Le chevalier champenois Hugues de Payns organise vers 1114 la milice des pauvres chevaliers de Christ et du
Temple de Salomon au service des chanoines du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Cette "militia Christi", soutenue
par le roi Baudouin II et par le patriarche de Jérusalem, se vouait à la protection des pèlerins, mais ses moyens
s’avéraient limités. Hugues de Payns, et accompagné de cinq autres chevaliers embarqua pour l'Occident en
1127 afin de faire reconnaître la milice par l'Église et lui donner une règle et de recruter de nouveaux
chevaliers. Après l’Anjou, le Poitou, la Normandie, l'Angleterre (où il reçut de nombreux dons), la Flandre,
Hugues et enfin la Champagne où il participa au concile de Troyes en 1129, en présence du cardinal Mathieu
d'Albano, légat du pape en France, des archevêques de Reims et de Sens, ainsi que dix de leurs évêques

paysans prennent la croix, et marchent vers Paris, armés de haches, de couteaux et de bâtons. Ils sont 30 000 à Amiens, peut-être 50
000 à Paris, où Blanche de Castille les reçoit. Dans un premier temps elle donne son appui, mais le mouvement est trop dangereux
sur le plan social et religieux pour être accepté par les puissants. Des conflits s’ensuivent avec le clergé dans plusieurs villes (Rouen,
Orléans, Tours). À Bourges, les pastoureaux s'en prennent aussi aux juifs, et sont réprimés par les forces royales. Lorsque les villes ne
veulent pas les nourrir, des pillages ont lieu en France, par exemple à Bordeaux, où Simon V de Montfort réprime les Pastoureaux. Au
total, seuls quelques rescapés parviennent jusqu'à Marseille et s'embarquent pour Acre, où ils rejoignent les croisés.
1
Une chanson de croisade dit même que le chevalier s’est « recommandé » à lui.
2
C’est par exemple le cas de Raymond VI de Toulouse en 1210.
3
Une solide synthèse d’Alain DEMURGER, par ailleurs spécialiste des Templiers : Chevaliers du Christ. Les ordres religieux-militaires
au Moyen Âge, Paris : Seuil, 2002 [Variante plus récente : Moines et guerriers : les ordres religieux au Moyen Âge, coll. « L'univers
historique », Paris : Le Seuil, 2010].
suffragants, de quatre abbés cisterciens (dont Etienne Harding et Bernard de Clairvaux), de deux abbés
clunisiens, etc. Le concile mena à la création de l'ordre du Temple1 et le dota d'une règle propre2.
Plusieurs bulles pontificales officialisèrent le statut de l'ordre du Temple, en particulier la bulle Omne datum
optimum, fulminée - rendue publique - par Innocent II en 1139. Elle reconnaît la règle de l'Ordre et place
l'ordre et ses maisons sous la protection directe du Saint Siège. De façon logique, elle libère du même coup les
Templiers du paiement de la dîme tout en leur accordant la jouissance de celles qui leur auront été données.
Grâce à elle, les frères du Temple ont droit à la protection apostolique et peuvent avoir leurs propres prêtres,
les frères chapelains. De nombreux conflits d'intérêt éclatèrent entre les Templiers et les séculiers et leurs
privilèges étant souvent remis en cause, la bulle Omne datum optimum fut confirmée douze fois entre 1154 et
1194. Bernard de Clairvaux adresse à Hugues de Payns une lettre qui devient un traité, le Liber de laude novae
militiae. Dans cet Éloge de la Nouvelle Milice, il souligne l'originalité du nouvel ordre : le même homme se
consacre autant au combat spirituel qu'aux combats dans le monde3. Il distingue l’armée du Christ et l’armée
séculière, mondaine et vicieuse et va jusqu’à donner au combat une signification mystico-ascétique, les vrais
ennemis du templier étant le mal et le péché, dont les sarrasins n’étaient que le symbole extérieur4.
•• Sur son modèle se sont constitués d’autres ordres dont l’influence politique a pu être considérable et les
rivalités peser sur la croisade :
Les hospitaliers de Saint-Jean sont nés autour d’un hôpital fondé par des marchands amalfitains à Jérusalem,
vers 1070. Reconnu comme ordre charitable en 1113, les hospitaliers développent bientôt une activité militaire
sur le modèle des templiers. C’est aussi le cas de l’ordre de Saint-Lazare, dédié au patron des lépreux, arborant
la croix verte, les Lazaristes, dont nombre sont lépreux eux-mêmes, quittent leur rôle de soins des malades
pour la défense des Lieux Saints, au cours du XIIe siècle.
L’ordre de la Maison de Sainte Marie des Teutoniques (Ordo Domus Sanctæ Mariæ Teutonicorum), plus
connu sous le nom des Chevaliers teutoniques (Deutscher Ritterorden), est fondé à Saint-Jean-d'Acre et
reconnu comme Ordre hospitalier en 1199 par le pape Innocent III. À l’origine simple communauté religieuse
charitable venant en aide aux pèlerins allemands, il est réorganisé en ordre militaire, composé pour l’essentiel
de chevaliers allemands. Avec la bénédiction de Frédéric II, l’ordre se consacre aussi à christianiser la Prusse et
la Livonie, luttant déjà contre les populations baltes encore païennes, les Vieux prussiens, ou Borusses5.
Dans la Péninsule ibérique, autre société de frontière, des ordres nationaux voient le jour6, comme Santiago
(1173)7, Calatrava (1164, des Cisterciens !) et Alcántara (1183) en Castille-Leon et Avis (1223) au Portugal. En
Terre sainte, les ordres constituaient une force militaire décisive. Leur armée qui associe à la cavalerie lourde
des chevaliers du Christ, des corps auxiliaires de turcopoles – des archers à cheval, recrutés sur place, parmi les
Turcs christianisés ou les chrétiens orientaux - et de piétons soldés, est plutôt disciplinée et ils sont les seuls,

1
Le roi Baudouin II leur octroya une partie de son palais de Jérusalem, à l'emplacement du Temple de Salomon, qui donna par la
suite le nom de Templiers ou de chevaliers du Temple.
2
Celle-ci qui prit pour base la règle de saint Benoît avec néanmoins quelques emprunts à la règle de saint Augustin, que suivaient les
chanoines du Saint-Sépulcre aux côtés desquels vécurent les premiers Templiers. Une fois la règle adoptée, elle devait encore être
soumise à Étienne de Chartres, patriarche de Jérusalem.
3
« Il n’est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi corporel avec les seules forces du corps pour que je m’en
étonne ; d’un autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de l’âme, ce n’est pas non plus quelque chose
d’aussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats ; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable
qu’évidemment rare, c’est de voir les deux choses réunies. (§1) »
4
Cette lecture spiritualiste de la chevalerie devint un des topoi du genre épico-allégorique : on la retrouve dans certains romans du
cycle du Graal et dans certains opuscules didactiques sur la mission chevaleresque, comme le Livre de l’ordre de chevalerie de
Raymond Lulle.
5
Il faut toutefois attendre la chute de Saint-Jean d’Acre en 1291 pour voir l’ordre se replier sur l’Europe du Nord et étendre sa
domination sur la majeure partie des pays baltes, régnant sur la Prusse, la Courlande en Lettonie, la Livonie (Lettonie) et l'Estonie,
multipliant les forteresses et encadrant la colonisation agraire.
6
Templiers et hospitaliers ne sont toutefois pas absents de la péninsule, en particulier en Aragon (Monzón, une imposante forteresse
du temple près de Huesca), mais c’est leurs insuccès militaires qui expliquent l’essor des ordres propres à la péninsule.
7
Cet ordre, le plus célèbre, ne doit rien au pèlerinage de Compostelle. Il a été fondé par des chevaliers après la conquête de Cáceres
en 1169. S’engageant à défendre les possessions de l’archevêque de Compostelle en Extrémadure, les frères de Cáceres obtiennent
de porter la bannière du saint Matamoros. L’originalité de l’ordre, c’est la possibilité d’accueillir des chevaliers mariés.
grâce à leurs nombreuses commanderies1, à pouvoir bâtir et entretenir les puissantes forteresses comme Sidon,
Beaufort, le Krak des Chevaliers…
Bref, la nouvelle éthique chevaleresque rencontre un succès considérable. La première croisade a d’ailleurs été
appelée la croisade des barons, en raison du grand nombre de grands féodaux : Raymond de Saint-Gilles,
comte de Toulouse, qui en 1087 avait déjà participé à la Reconquista ; Robert Courteheuse, duc de Normandie,
fils de Guillaume le Conquérant; Robert, comte de Flandre ; Étienne II, son beau-frère, comte de Blois ;
Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, ses deux frères, dont Baudouin de Boulogne, le futur Baudouin
Ier, et ses cousins ; Hugues le Grand, comte de Vermandois, frère du roi de France Philippe Ier... Un absent,
outre le roi, le comte Hugues de Champagne2, mais celui-ci se rattrape, effectue en 1104 un premier séjour en
Palestine et repart en Terre sainte en 1114 avec Hugues de Payns. En 1125, il se fait templier et lègue à son
neveu Thibaud II son comté. Henri Ier le Libéral prend la croix en 1146, Henri II part en 1190 dans le cadre de la
3e croisade et devient roi de Jérusalem en 11923. Suite à l'appel du pape Innocent III, Thibaut III décide à son
tour de se croiser en novembre 1199 en compagnie de son beau-frère le comte de Flandre Baudouin, et de son
cousin, le comte Louis de Blois4. C'est lui qui est désigné comme chef de la 4e croisade. Thibaut IV (Thibaut Ier
de Navarre) ramène un morceau de la Vraie Croix en 1239 et Thibault V suit Louis IX en 1269 et meurt un après
lui en 1271. On le voit, les réseaux familiaux pèsent lourd, tout comme les liens féodo-vassaliques. Le comte de
Toulouse, Raymond de Saint-Gilles, est ainsi accompagné d’une très importance clientèle. On conçoit que ces
solidarités puissent entrainer petites chamailleries, rivalités ouvertes, voire spectaculaires défections.
4. Les rois et la croisade
• Les rois ne peuvent se tenir à l’écart et Louis VII se croise à Vézelay en 1146 après la perte du comté
d’Édesse. Il mène les opérations avec l’empereur Conrad III Hohenstaufen. La croisade est un échec et après le
siège infructueux de Damas en juillet 1148 et la mort de Conrad III, le roi renonce mais conserve, à l’intérieur
du royaume, l’image d’un roi religieux qui rassemble une armée chaleureuse et fraternelle5. Avec lui grandit le
mythe du roi des derniers jours, parent de celui qui, dans le texte de l’Apocalypse, vient en défenseur ultime de
Jérusalem. Le prestige mystique de la royauté s’accroît. Après le désastre d’Hattin face à Saladin (1187) et la
perte de Jérusalem, Grégoire VIII prêche de nouveau la croisade. Philippe Auguste participe à cette 3e croisade
avec Richard Cœur de Lion et de nombreux barons, comme Philippe d’Alsace, mais il abandonne vite la
Palestine, en raison des querelles répétées avec le roi d’Angleterre et pour régler la succession de Flandre
(1191)6.

1
La force de ces ordres, c’est leur logistique. Ils disposent « outremer » d’un réseau dense de maisons et de biens fonciers,
rassemblées en commanderies et provinces. On s’y repose, on s’y soigne, on recrute des novices et on gère d’immenses domaines
fonciers. Un tiers de leurs revenus était consacré à la Terre sainte, soit en nature, soit en argent. Ce sont les transferts considérables
de ces revenus qui ont conduit ces ordres à adopter précocement les techniques financières des marchands italiens. Sans avoir jamais
été les « banquiers de l’Occident », le Temple a toutefois acquis une grande expérience en matière de transport de fond et de crédit.
Il a souvent géré les dépôts des particuliers, en particulier le « trésor » royal depuis Philippe Auguste.
2
Comte de Troyes, il est le premier à porter le titre de comte de Champagne.
3
A la mort de Conrad de Montferrat en 1192, les barons du royaume le choisissent comme roi et lui font épouser le 5 mai 1192 sa
veuve, Isabelle de Jérusalem de la maison d'Anjou. Il meurt à Acre en 1197 en tombant d'une fenêtre.
4
Il est le fils de sa tante, Alix/Adélaïde de France (1150-1195), fille de Louis VII et d’Aliénor.
5
Thierry d'Alsace, comte de Flandres ; Henri, futur comte de Champagne ; Robert Ier de Dreux, frère de Louis VII ; Alphonse Ier de
Toulouse ; Guillaume II de Nevers ; Hugues VII de Lusignan ; Amédée III de Savoie, etc. Quant à Aliénor, elle accompagne son mari,
ce qui n’est pas sans susciter d’ailleurs de vives tensions, comme le rappelle l’épisode controversé d’Antioche avec son oncle,
Raymond de Poitiers, prince d’Antioche. La légende noire de la reine n’hésite pas à accuser son inconduite d’avoir provoqué la
défaite des croisés ! La place des femmes dans la croisade est source de problème. Elles ne peuvent guère revendiquer leur rôle de
miles christi, même si certaines semblent avoir participé au siège de Saint Jean d’Acre en 1189-1190 ; mais peut-on leur interdire de
participer à ces pèlerinages ? Une liste nominative de 1250 – suite à un procès à Messine avec un armateur indélicat - comporte 42
femmes sur 453 croisés s’embarquant à Messine. La moitié sont célibataires… Dans les faits, les prostituées sont nombreuses et les
revers volontiers expliqués par la colère de Dieu devant la fornication des chevaliers. On comprend mieux l’intransigeance des
Templiers…
6
Philippe, parti de Marseille, arrive à Acre le 20 avril 1191 et participe au siège de la cité. Richard n'arrive qu'en juin, après un détour
par Chypre : les renforts anglais sont les bienvenus mais les querelles reprennent immédiatement entre les deux rois, atteints
pourtant l’un et l’autre d'alopécie (plongés dans une forte fièvre, ils perdent cheveux et ongles. Philippe Auguste perd également
l'usage d'un œil !). Les assiégés capitulent le 12 juillet 1191, mais la mort du comte de Flandre le 1er juin lors du siège rouvre le
•• Louis IX tombe gravement malade (dysenterie) en 1244, l’année où Jérusalem est définitivement perdue,
après la courte parenthèse ouverte en 1229 par le traité de Jaffa1. Il fait alors le vœu de partir en croisade au cas
où il guérirait. Le 12 juin 1248, il se saisit de l'oriflamme à Saint-Denis et part, accompagné de la reine
Marguerite de Provence, du comte Robert d'Artois et de Charles d'Anjou, ses frères. Il force certains des barons
rebelles, comme Pierre Mauclerc, comte de Bretagne, ou Raoul II de Coucy (fils d’Enguerran), à l’accompagner.
La septième croisade part du port d'Aigues-Mortes, qu’a fait construire, et se dirige vers l'Égypte dont l'émir
Fakhr el-Din menace les États latins d’Orient. L'armée des croisés fait le siège de la citadelle de Mansourah où
meurent Robert d’Artois et Pierre Mauclerc (1250). Le scorbut et la dysenterie déciment les soldats et forcent le
roi à battre en retraite. Louis IX fait prisonnier le 7 avril 1250 est libéré contre une forte rançon payée par
l'Ordre du Temple. Pendant 3 ans, il consolide les forteresses d'Acre, de Césarée, de Jaffa et de Sidon, mais doit
rembarquer quand il apprend le décès de sa mère la reine Blanche de Castille, régente de France. Son
comportement tant privé que public après cette 7e croisade est marqué par le souci d’expier les fautes du
royaume et d’inscrire les exigences de la Loi divine, telles qu’il les concevait, dans la législation du royaume. La
papauté n’a guère été associée à cette croisade, elle l’a été encore moins à la huitième qui est voulue par son
frère Charles d’Anjou, alors roi de Sicile et de Naples, pour répondre à ses ambitions méditerranéennes.
L’offensive mamelouk – ceux-ci ont renversé le sultan ayyoubide du Caire en 1250 et arrêté les Mongols à Aïn
Jalout en 1260 puis à Homs en 1281 – contre les Francs aboutit à la rapide disparition des Etats latins. La
principauté d’Antioche disparaît dès 1268, Tripoli tombe en 1289 et Acre, après un siège héroïque, en 1291. Les
vaincus se replient sur Chypre, mais les chrétiens ne renoncent pas et les traités de récupération de la Terre
sainte sont légion (Pierre Dubois, Raymond Lull…), mais l’affaiblissement de la papauté, les intérêts divergents
des princes et des Etats européens, le péril ottoman qui se déplace maintenant vers la mer Egée et les Balkans,
tout concourt à rejeter au second plan la question de Jérusalem… La croisade reste un mythe unificateur, mais
n’a plus grand chose à voir avec l’esprit qui animait Urbain II, Pierre L’Ermite ou saint Bernard.
C. Des attentes souvent insatisfaites
« Il y a deux genres de chrétiens, les clercs et les laïcs » rappelle Gratien dans le Décret. Cette distinction,
fondée sur l’éthique sexuelle propre aux deux états de vie (☞ supra), s’accompagne du désir d’investir la
société toute entière, de lui inculquer de nouveaux modèles de comportements et, pour cela, de susciter une
conversion personnelle, fondée sur l’intériorisation de la faute. Comment les laïcs ont-ils vécu ces multiples
rappels à l’ordre culpabilisateurs qui accompagnent la réforme ?
1. La place des laïcs dans l’Eglise grégorienne
• Comment apaiser Dieu et se gagner le salut ? L’institution insiste sur les pratiques rituelles, la participation
aux sacrements, l’intercession des saints, le rôle de la pénitence tarifée, les pèlerinages, l’aumône2… Les laïcs,
illiterati, n’ont pas accès à la parole de Dieu, ce qui suscite des frustrations grandissantes d’où le succès des
formes de dévotion informelles, en marge de l’Église, que cette dernière s’emploie à intégrer (Robert
d’Arbrissel, Étienne de Muret, les recluses ou les béguines 3 …). Les laïcs peuvent certes adopter la via

dossier sensible de la succession flamande. Philippe passe par Rome où le pape l'autorise à quitter la croisade et rentre à Paris le 27
décembre.
1
Frédéric II a tardé à se croiser (au point d’être excommunié par Grégoire IX… Il est vrai que son vœu remontait à 1215 !), mais il a
débarqué à Saint-Jean d’Acre en 1228 et remporté de nombreux succès militaires, ce qui lui permit d’obtenir du sultan d’Égypte, al-
Kâmil, la restitution de Jérusalem, Nazareth et Bethléem.
2
Celle-ci devient bien un acte ritualisé pour les laïcs aussi : les nobles ont leurs pauvres attitrés.
3
On réservera un plus long développement à ces femmes qui sans prononcer de vœux vivent en communautés, ni renoncer au travail
se consacrent à l’assistance aux pauvres et aux malades et à la prière. On notera toutefois que ce mouvement – qui a d’ailleurs son
pendant masculin – apparaît à Liège vers 1170. Il compte rapidement une sainte, Juette d’Huy, qui veuve à 18 ans – et mère de 3
enfants ! - abandonne ses biens pour se consacrer pendant 50 ans aux lépreux. Georges DUBY, sensible avant d’autres aux efforts des
femmes pour échapper au « mâle Moyen Age » - ne serait-ce qu’en s’affirmant dans un champ qui ne peut leur être disputé, celui de
l’intériorité religieuse -, lui consacre quelques très belles pages dans le premier volume des Dames du XIIe siècle (coll. Folio Histoire
84, Gallimard, 1995, p. 147-165). D’autres vont bientôt suivre et le XIIIe s. voit se multiplier ces « femmes troubadours de Dieu »,
comme Marie d’Oignies (✝ 1213) pour qui l’action charitable – en faveur des lépreux - est inséparable de la vie contemplative. Mais la
sensibilité mystique de ces femmes – qui s’accompagne de visions évangéliques, d’extases… - est regardée de plus en plus avec
suspicion par l’Église. Le sort subi par la malheureuse Marguerite Porète, brulée vers 1310, ouvre la voie à un « processus de
normalisation » du begardisme sur lequel on reviendra dans la dernière partie.
apostolica, mais en renonçant à leur statut, se donnant à des monastères, comme moines ou, signe suprême
d’humiliation comme « serfs d’Église » 1 , entrant dans les ordres militaires 2 . L’apparition des premières
fraternités, en marge des ghildes, comme la Karitet de Valenciennes ou la guilde de Saint-Omer, vers 1080, est
regardée avec suspicion par l’Église 3 . Elle doit toutefois se résigner à voir se multiplier peu à peu les
associations de prière et de secours. Des monastères, la prière d’intercession gagne les confréries. Plus d’une
dizaine gravitent par exemple autour de Saint-Martial de Limoges et visent, ici comme ailleurs, à mobiliser la
« communion des saints » en faveur de ses membres. Ces premières « frairies » se consacrent souvent à
l’entretien du luminaire de l’autel de leur saint patron. Elles vont se multiplier dans les derniers siècles du
Moyen Age quand la diffusion de la notion de purgatoire vient concrétiser la valeur salvatrice de la prière pour
les morts (☞ cours). La multiplication des institutions d’assistance dans les villes et dans les campagnes prend
de multiples formes : hôtels-Dieu ou, de plus petite taille, maisons-Dieu, léproseries et maladreries, tables des
pauvres… Elles sont maintenant le plus souvent gérées par des laïcs. Peut-on aller plus loin, permettre aux
laïcs d’avoir accès à la parole divine ? « Ce serait donner la perle aux pourceaux » s’exclame Gautier Map.
•• A partir de 1150, l’Église est confrontée aux attentes nouvelles du monde laïc. La croissance économique –
Robert I. Moore parle de la « première révolution européenne » 4 - semble l’avoir prise de court et,
paradoxalement, elle semble durcir son attitude. Le décalage se creuse entre une société urbaine plus ouverte,
plus fluide, faisant une plus large place à l’individu, et un idéal religieux encore largement tributaire de la
culture monastique, fondée sur le renoncement et le mépris du monde. Ainsi, l’Église regarde avec suspicion le
profit et condamne le prêt à intérêt. La pauvreté reste une vertu, qu’elle soit volontaire (Pierre et les apôtres)
ou subie (Lazare) et la dénonciation du gain immodéré et de l’usure – faire de l’argent avec de l’argent, au
mépris de l’interdit mosaïque5 – se durcit : la superbia se voit disputer l’honneur d’être le premier des péchés
capitaux par l’avaritia6. Le concile de Latran II (1139) refuse même les sacrements et la sépulture chrétienne

1
C’est par exemple le cas des sainteurs qui se plaçaient sous la protection d’un saint – et donc d’une institution religieuse - et
renonçaient à leur liberté. Cette pratique de l’ »autodédition » est attestée dès le IXe siècle. Elle peut concerner des aristocrates,
comme le comte de Vendôme Geoffroy de Preuilly qui, vers 1100, se proteste au pied de l’abbé Geoffroy promet de ne plus lui nuire,
remet sa querelle et « se plaça quatre deniers sur la tête qu’il mit ensuite sur l’autel avec un couteau » (longue analyse de cette
pratique dans Dominique BARTHELEMY, « Enquête sur les asservis volontaires » et « Le servage et ses rites », chap. III et IV de La
mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ?, Servage et chevalerie dans la France des Xe et XIe siècles, Paris : Fayard, p. 57-171.
2
L’exception c’est sans doute Grandmont qui met sur le même plan clercs et laïcs. Ailleurs, la distinction entre les Etats de vie n’est
jamais abolie. André VAUCHEZ relève un autre « paradoxe institutionnel », celui des fratres exteriores d’Hirsau, à la fin du XIe siècle.
Des familles entières se retirent aux portes de ce monastère de la Forêt Noire, lui cèdent leurs biens et sont associés à la
communauté, partageant sa vie liturgique mais sans profession de foi (La spiritualité du Moyen Age occidental, VIIIe-XIIIe siècle,
Points H 184, Paris : Seuil, 1994, p. 124-125).
3
On retrouve cette suspicion en 1182 autour du mouvement des Encapuchonnés du Puy, pourtant suscité par l’évêque. Ceux-ci
s’engagent par serment à constituer de véritables milices pour assurer la paix dans une région où sévit encore le brigandage. C’est le
charpentier Durand du Jardin qui est à l’origine du mouvement, en 1182. Son succès est fulgurant : Auvergne, Berry, Provence,
Aquitaine. Mais leur idéal égalitaire et anti-hiérarchique les rend vite suspects à l’Eglise officielle qui s’emploie à en faire une simple
confrérie mariale.
4
C’est le titre du bel essai qu’il consacre aux XIIe-XIIIe siècles (Paris : Seuil, 2001). Faut-il rappeler les multiples signes du
développement de l’économie monétaire au cours de ces siècles, y compris hors du monde urbain : apparition du salariat agricole et
conversion de prestations en nature ou de corvées en redevances en argent (accélérées par le mouvement des franchises),
multiplication des fiefs de bourse, etc.
5
« Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, qu’il s’agisse d’un prêt d’argent, ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt »
(Dt, 23, 20). A quoi fait écho, Luc : « Prêtez-vous l’un à l’autre sans rien attendre », Lc, 6, 35)
6
La question du péché est évidemment au cœur de la doctrine chrétienne et la réflexion scolastique l’a disséqué et analysé sous de
multiples angles : comment se propage le péché originel ? Est ce le fait de la concupiscence (Augustin) ou de la privation de la justice
d’origine (qui altère la volonté de poursuivre le bien, comme le disent Anselme puis Thomas d’Aquin…) ? Le péché est-il dans
l’intériorité de la conscience ou dans l’acte peccamineux ? Comment le distinguer du vice ? etc. De plus, le péché renvoie aussi à une
théologie morale et à une pastorale et entretient des liens étroits avec la pratique de la pénitence. D’où l’importance des travaux de
deux historiennes italiennes, Carla CASAGRANDE (Univ. de Pavie) et Silvana VECCHIO (U. de Ferrare), auteures de Histoire des péchés
capitaux au Moyen Age, Paris : Aubier, 2003). Ce serait pécher de ne pas lire leur contribution au Dictionnaire raisonné… de Le
Goff & Schmitt (art. péché, p. 877-891) ! On soulignera ici que dans le système des vices capitaux – un système clairement
monastique à l’origine, l’essentiel est déjà chez Cassien et Grégoire – une distinction est faite entre les vices spirituels, a priori les
plus graves, et les vices charnels, l’avarice étant le vice intermédiaire entre intériorité (superbe, envie, colère, acédie) et extériorité
(gourmandise et luxure). Elle est le plaisir particulier de l’âme (la possession) et de l’esprit (jouissance de la possession). Depuis la
condamnation de Paul (« la cupidité est la racine de tous les maux »), elle lutte pour le statut théologique de matrice peccamineuse
aux usuriers ! Or, au même moment, ceux-là même – les moines - qui condamnent l’usure, se font une
spécialité du prêt sur gages pour permettre les croisades… alors même que la Curie romaine déploie un faste
propre à nourrir l’anticléricalisme dont témoigne, par exemple, le féroce acrostiche du verset paulinien
Radix/Omnium/Malorum/Avaritia.
••• Si le discours culpabilisant commence à s’infléchir à la fin du XIIe siècle, on y reviendra, il est un autre
sujet où la fermeté – le terrorisme disent certains historiens – se révèle aussi contre-productif, c’est le sexe. La
luxure est un vice « naturel » puisque Dieu a fait des êtres différents pour qu’ils s’unissent et se reproduisent ;
mais, elle traduit une inversion des rapports hiérarchiques entre l’âme et le corps. La concupiscence n’est donc
pas seulement sexuelle, elle est idolâtrie par la priorité donnée au corps diabolique au détriment du divin
esprit (saint Augustin). La luxure vise bien sûr l’union charnelle hors mariage, la « fornication »1, mais s’élargit à
tous les péchés liés à la sexualité : coïts impétueux – mus par la seule volupté - et actes « contre-nature » -
sodomie, bestialité, coït les jours interdits (règles, grossesse, jours de jeûne) -, adultère, inceste, rapt… Bref,
tout usage de la sexualité qui s’éloigne de ceux que le mariage légitime et qui implique discretio et moderatio).
Les théologiens et les confesseurs ne reculent pas devant une « thérapie de la peur ». Burchard de Worms
affirme, dans son pénitentiel, que « de la luxure dérivent la cécité mentale […] et la corruption de tout le
corps ». La lèpre est par excellence le châtiment du luxurieux et l’horrible puanteur de son corps, vivant ou
mort, est le signe de son péché, le témoignage de son animalité. Alors que la reproduction sociale des élites
passe par la limitation de leur descendance afin d ‘éviter les partages et les dots, les prêtres ne cessent de
fulminer contre les unions infécondes, montrant par là que certains secteurs de la société n’ignoraient ni la
contraception – la « consommation au dehors » ou « à l’extérieur du vaisseau » - ni l’avortement – l’usage des »
poisons de stérilité » ou de drogues abortives2.
Bref, on le comprend, la pression morale devait être forte et certains, déchirés entre leurs pratiques
professionnelles ou familiales et leur foi, devaient vivre un véritable drame spirituel. Ils étaient par là
disponibles pour accueillir avec enthousiasme des religions leur offrant d’autres systèmes de valeur, moins
culpabilisants.
2. Dissidence religieuse et hérésie
• Il est incontestable que les attaques portées contre les prêtres « nicolaïtes » et les évêques simoniaques ont
aussi terni le prestige de l’Église et que le conflit à rebondissements entre le Sacerdoce et l’Empire a du
ébranler bien des esprits. Les prédicateurs itinérants qui dénonçaient ces maux avec virulence et prônaient le
retour aux valeurs évangéliques – pauvreté, charité et chasteté – tendent à déstabiliser la hiérarchie. L’Église
cherche à éteindre l’incendie et à régulariser la situation de ces établissements, comme on l’a vu avec Robert
d’Arbrissel, Bernard de Tiron ou Vital de Savigny. Mais, tous ne se prêtent pas à ce processus de régularisation.
Les Patarins milanais contestaient, on l’a vu, la validité des sacrements administrés par des prêtres indignes.
Après un certain flottement, la papauté, consciente des risques d’une attitude aussi radicale, affirme avec
Urbain II que la validité des sacrements est liée uniquement à la régularité de sa situation canonique. Un
certain nombre de laïcs sont outrés et continuent de dénier à leurs prêtres le pouvoir de consacrer valablement
le corps et le sang du Christ. En l’espace de quelques années, le terme de Patarins en vient à prendre un sens
nettement péjoratif et sert à désigner, surtout en Italie, les hérétiques. La défiance à l’égard de l’Église établie
se retrouve aussi dans la contestation d’Arnaud de Brescia qui se termine par sa condamnation – comme
rebelle et non comme hérétique - aux flammes du bûcher en 1155. L’aspiration à un christianisme plus
spirituel, revenant aux sources de l’idéal apostolique, est donc largement partagée et s’exprime au grand jour ;
c’est une des grandes différences avec les hérésies du début XIe siècle qui se déroulaient dans le plus grand
secret.

avec l’orgueil. Johann Huizinga, dans son Automne du Moyen Age, voit dans cette émergence – c’est le vice le plus représenté dans
l’Enfer de Dante - la preuve du passage d’un monde féodal hiérarchique fondé sur l’apparence à un nouveau monde dont les valeurs
seraient liées à l’argent. Les représentations iconographiques, étudiées par Jérôme Baschet en complément de l’ouvrage - donnent un
net avantage à l’avarice, depuis la parabole de Lazare (Moissac) jusqu’au supplice de l’avare, condamné à manger les étrons excrétés
par un diable (Burgos) !
1
D’après Isidore, le mot vient de fornix, un édifice en forme d’arc près duquel se tenaient les prostituées.
2
Ces condamnations sont évoquées par Burchard, Gratien, Huguccio ou Yves de Chartres et se retrouvent dans les canons
conciliaires (Si aliquis, Aliquando, Adulterii malum…)..
•• Les dissidences religieuses se situent à la fois sur le terrain de l’ecclésiologie, de la praxis, mais aussi sur
celui de la doctrine, de la doxa. Bref, elles menacent l’orthodoxie comme l’orthopraxis.
Ainsi, Pierre de Bruys, un prêtre originaire des Alpes qui prêche dans le Midi dans les années 1110-20 rejette
toute médiation sacerdotale. D’après le Contra Petrobrusianos que lui oppose vers 1140 Pierre le Vénérable, il
développe une critique plus radicale encore : refus du baptême des enfants [sola fides sufficit !]; rejet des lieux
consacrés [l’Église n’est pas un amas de pierres, mais une réalité spirituelle, la communauté des fidèles]; refus
d’adorer la croix [un instrument de torture et de souffrance du Christ !] ; refus du sacrement eucharistique [le
corps du Christ a été consommé une fois, le reste est vaine fiction], rejet de toute liturgie funéraire [le mort ne
peut rien attendre des vivants…]. En 1131, Pierre de Bruys est jeté par les habitants de Saint-Gilles du Gard
dans le bûcher qu’il avait allumé pour les crucifix qu’il arrachait aux églises.
Henri, dit « de Lausanne », un ermite de la France de l’Ouest, multiplie quant à lui les sermons et les diatribes
contre la richesse et la puissance des prêtres au Mans en profitant du séjour à Rome de l’évêque Hildebert de
Lavardin (1116). Il est finalement chassé du Mans avec ses partisans au retour de l’évêque et s’adonne à un
apostolat itinérant qui le mène à Lausanne, Poitiers, Bordeaux, puis dans le comté de Toulouse et en Provence.
Arrêté par l’archevêque d’Arles en 1135, condamné au concile de Pise, il est obligé d’abjurer et est envoyé faire
pénitence à Cîteaux… d’où il s’échappe pour reprendre sa prédication dans le Languedoc, peut-être aux côtés
de Pierre de Bruys. L’écho de la prédication d’Henri, entre Albi et Toulouse est tel que saint Bernard doit
intervenir en personne pour combattre ses idées. Arrêté, Henri meurt en prison vers 1145, mais ses idées,
rejetant la médiation de l’Église et dévaluant le recours aux sacrements, ont dû aussi laisser des traces…
••• D’autres communautés hétérodoxes prenant appui sur la critique alors largement partagée de l’Eglise
établie, affirment à leur tour mieux interpréter les Écritures que les théologiens reconnus.
Cette contestation évangélique est vive dans le Soissonnais puis à Liège (bûchers dans les années 1135) et enfin
en Rhénanie, comme l’atteste une célèbre lettre adressée en 1143, par le prévôt de Steinfeld, Evervin, à saint
Bernard1 (☞ ❐). Ces « apôtres rhénans » contestent radicalement l’Église, assimilée au Malin, et rejettent tous
les sacrements à l’exclusion d’une forme de baptême « dans l’Esprit saint et dans le feu » par imposition des
mains. A Reims, dans les années 1150-1160, on dénonce les piphili – Publicains ? Pauliciens ?2 -. Un peu plus
tard, en 1163, un moine allemand, Eckbert de Schönau3, appelle ces communautés déviantes « cathares »4 et
souligne que leur dualisme les rapproche des manichéens orientaux. On reviendra sur ce courant, véritable
contre-Église organisée avec son clergé et sa doctrine, mais, retenons surtout ici qu’il est à la fin du XIIe siècle,
solidement implanté dans la France du midi, dans l’Italie du Nord et, au-delà, en Serbie et en Bulgarie
(Bogomiles5).

1
Ce document extrêmement précieux se trouve, au milieu des textes de saint Bernard qui leur répond dans deux sermons, sur le site
de l’abbaye Saint-Benoît (http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome04/cantique/cantique064evervin.htm ).
2
Les pauliciens que les empereurs byzantins ont en vain essayé d’exterminer au IXe siècle se disaient chrétiens mais leur doctrine
ressemblait à celle des manichéens. Ils opposaient le Dieu bon qui créa le ciel et les anges au Dieu du mal, créateur du monde
matériel visible.
3
Chanoine de Bonn puis abbé de l’abbaye double de Schönau, Eckbert était le frère d’Elisabeth de Schönau et un proche de
l’abbesse Hildegarde de Bingen.
4
Les purs en grec, nom d’une secte antique de manichéens, et jeu de mot, avec le latin catus, renvoyant aux « chatistes », des sorciers
adorateurs du chat. Le théologien et hérésiologue Alain de Lille (mort à Cîteaux en 1203) ironise sur cette étymologie en disant qu’ils
sont appelés ainsi « parce qu’ils baisent le postérieur d’un chat en qui leur apparaît Lucifer ». Cette appellation de « cathare » ne sera
guère utilisée au Moyen Âge, en tout cas presque jamais en Languedoc. Dans le Midi, les cathares étaient désignés — dès le XIIe siècle
— par le terme d’« albigeois », car on voyait dans la ville d’Albi un centre important de l’hérésie (point de vue aujourd’hui remis en
question, l’Albigeois n’ayant pas été le principal foyer du mouvement).
5
Ces bogomiles – déformation slave de Théophile, « aimé de Dieu » - sont en fait présents dans ces marges balkaniques de l’Empire
byzantin dès la fin du Xe siècle. La doctrine du bogomilisme est fondée sur un système manichéen qui oppose la lumière et les
ténèbres, c’est-à-dire le Bien et le Mal. Les bogomiles puisent leurs préceptes dans l’Évangile mais refusent l’Ancien Testament. Pour
eux, la création — mauvaise par essence — ne saurait être l’œuvre du Dieu bon, mais d’un Dieu obscur. Ils s’opposaient à l’Église
officielle et rejetaient un certain nombre de ses doctrines, en particuliers les trois sacrements du baptême, de l’eucharistie et du
mariage, ainsi que la vénération des images, spécialement de la croix, et le temple comme lieu sacré. Au XIIe siècle, des missionnaires
bogomiles venus de l’Empire byzantin où la secte était persécutée, ont gagné la Lombardie, et de là l’Europe occidentale. Il y a
d’évidentes similitudes structurelles entre le bogomilisme et le catharisme, mais on peut difficilement considérer que le mouvement
est à l’origine du développement du catharisme en France et en Italie.
Dans les années 1170, une « mouvance pauvre » qui se réclame de l’Évangile et prône pour tous les fidèles le
droit d‘annoncer librement la parole de Dieu, connaît aussi un grand succès. Elle pose le problème de la valeur
du travail, conséquence du péché originel, et pourtant au cœur de la vie des laïcs.
Ainsi, en Lombardie, des laïcs, pour la plupart artisans de Milan ou des grandes villes de la plaine du Pô,
décident de vivre humblement – ils portent un vêtement de laine grossière, « umile » - et d’associer le travail à
la pauvreté et à la prière. Alors qu’ils demeurent dans le monde, qu’ils ne renoncent à aucune de leurs
obligations, familiales ou professionnelles, ils réclament le droit à la prédication. Condamnés – comme les
Vaudois - en 1184 par le concile de Vérone, ces « Humiliés » continuent, plus ou moins clandestinement, leur
action et parviennent en 1201 à fléchir le pape Innocent III qui, prenant acte de leur orthodoxie1, en fait un
ordre, les Umiliati. Celui-ci comporte en réalité trois ordres : celui des clercs (chanoines et sœurs), celui des
laïcs continents vivant en communautés et un tiers ordre pour les gens mariés.
En France, Pierre Valdès, ou de Vaulx, un riche marchand lyonnais se fait traduire l'Évangile et des extraits des
Pères, est "converti" par cette lecture et écoute l’appel du Christ dans le Sermon sur la montagne (Mt, 5) : il
renonce au monde, liquide tous ses biens - « si tu veux être parfait, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres »,
Mt, 19, 21 -, case sa femme et ses filles au monastère, mène une vie très austère et descend dans la rue pour
suivre le Christ – « nudus nudum Christum Sequi », Saint-Jérôme – et prêcher - « allez dans le monde entier,
prêcher l’Évangile à toute la création », Mc, 16,15). Il fait vite des adeptes et les réunit au sein d’une fraternité
de pénitents laïcs, les Pauvres de Lyon. Il s’adresse alors au pape qui, lors du concile Latran III (1179), nomme
une commission ecclésiastique pour statuer sur sa demande. Les prélats se moquent de l’ignorance doctrinale
des vaudois (☞ ❏ Gautier Map), mais Alexandre III qui est sensible à la pauvreté volontaire de Valdès et à
l’orthodoxie de sa profession de foi de 1180 ne leur interdit pas absolument de prêcher, soumettant toutefois
son approbation à celle des autorités ecclésiastiques locales2. Il est probable que Valdès a alors eu, malgré
l’hostilité du chapitre, le soutien de l’archevêque de Lyon, Guichard de Pontigny. Mais celui-ci meurt en 1182 et
son successeur, Jean Bellesmains, s’inquiète : de nombreux clercs suivent Valdo, des femmes se mettent à
prêcher (or, saint Paul a dit « Que dans les assemblées les femmes se taisent », 1 Cor 14, 34) ; suivant à la lettre
les principes évangéliques, les Pauvres de Lyon menacent l’ordre social, ils condamnent toute violence, la
guerre, la croisade ou la peine de mort, en arguant du précepte « Tu ne tueras point » et du conseil du Christ :
« si on te frappe sur une joue, tends l’autre » (Mt, 5, 38). De plus, comme d’autres, ils dénient aux mauvais
prêtres le droit de distribuer les sacrements et reprochent à l’Église sa richesse. Valdès et ses compagnons sont
alors chassés de Lyon, mais continuent à prêcher au mépris du respect de la hiérarchie ecclésiastique. En 1184,
le concile de Vérone (Lucius III) les déclare hérétiques – pour insoumission à l‘autorité romaine, donc à Dieu,
Anne Brenon parle d’ « objection de conscience évangélique » - et les excommunie. Parmi les Vaudois, certains
se soumettent et sont réintégrés dans l'Eglise ; les autres, à partir du Melius oboedire Deo quam hominibus
(Act., 5, 29), rompent avec Rome, deviennent clandestins, se dotent d’une hiérarchie et essaiment en
Bourgogne, dans l’Embrunais et le Dauphiné, en Provence et au Languedoc où ils bénéficient manifestement
d’une certaine tolérance du clergé méridional, on y reviendra.
•••• Reste l’essentiel : l’alerte générale à l’hérésie. Dans la première moitié du XIIe siècle, les conciles
évoquent rarement l’hérésie, concentrant d’ailleurs leurs attaques surtout contre l’hérésie simoniaque. Les
choses changent peu à peu. Les conciles de Tours (1163) et du Latran (1179), sous Alexandre III, s’attardent
sur l’hérésie méridionale, ciblant la Gascogne et le Toulousain, assimilent les hérétiques –cathares, Patarins,
publicains... – à des malfaiteurs, la menace hérétique menaçant d’abord la paix publique, et se tournent vers le
bras séculier3. Lors du concile de Vérone en 1184, la bulle Ad Abolendam (haereticam pravitatem) fait du
combat contre l‘hérésie une priorité, un moyen d’affirmer à la fois l’orthodoxie et la légitimité de la monarchie
pontificale, ouvrant ainsi la voie à l’offensive générale (☞ cours suivant). Faut-il parler de la mise en place

1
Ils ne condamnent absolument pas le mariage et sanctifient le travail.
2
Il suit en cela un des canons repris par Gratien : « un laïc ne doit pas enseigner en présence de clercs à moins que ceux-là ne le lui
demandent » (Question 23, chap. 29).
3
En 1166, Henri II fait de la chasse aux hérétiques une affaire d’État en faisant inscrire dans les Assises de Clarendon un article qui
ordonne de les marquer au fer rouge et de les mettre hors-la-loi. Le concile de Latran III en 1179 aborde les mesures de coercition et
promet aux princes laïcs l’indulgence de croisade si ils relaient les évêques chargés d’enquêter et de dénoncer l’hérésie.
d’une « société de persécution » ? C’est la thèse défendue, avec un certain brio, par Robert I. Moore1. Pour cet
historien anglais, professeur à Sheffield, puis à Newcastle, une violence délibérée, dirigée par les institutions
publiques, vise alors l’appartenance à certains groupes jugés déviants, hérétiques, juifs, lépreux, « sodomites »,
etc. Il inverse les termes relatifs à l’histoire de l’hérésie : alors que l’on s’interrogeait sur la subite floraison des
hérésies après l’an mil qui aurait poussé l’Église, sur la défensive, à contre-attaquer en réaffirmant le dogme,
Robert I. Moore porte l’accent sur l’Église elle-même qui, par son activité réformatrice, crée en retour une
frange d’exclus pour mieux assurer son pouvoir.
« l’hérésie n’existe que dans la mesure où l’autorité décide de déclarer qu’elle existe. Les hérétiques sont ceux qui
refusent de souscrire aux doctrines et de reconnaître la discipline qu’exige l’Église : pas d’exigence, pas d’hérésie.
L’hérésie (…) ne peut naître que dans le contexte d’une affirmation d’autorité à laquelle l’hérétique résiste : elle est
donc par définition une affaire politique. », op. cit., p. 82.
Moore note par exemple que les auteurs du XIIe siècle ont régulièrement utilisé l’analogie entre hérésie et
lèpre2 et que le concile de Latran III renforce la ségrégation des lépreux en instituant un rituel de séparation
qui en fait de véritables morts-vivants. Dans le domaine de l’imaginaire, hérétiques, juifs et lépreux sont
interchangeables : même saleté repoussante, même puanteur, même sexualité débridée : les hérétiques se
réunissent la nuit dans des orgies secrètes, la lèpre, transmise par voie sexuelle, révèle une sexualité lascive3 et
les juifs témoignent aussi d’une voracité et d’une capacité sexuelles hors du commun ; bref, ils constituent une
commune menace pour les chrétiens ; à travers eux, le diable est à l’œuvre pour subvertir l’ordre chrétien…
Ainsi se serait créée, après l’an Mil en Europe, une « société de persécution ». La dénonciation de l’hérésie est
en effet nouvelle en Occident. En gros, on n’avait pas dénoncé ni condamné d’hérétiques depuis Priscillien
d’Avila, décapité à Trêves en 385. Une fois l’arianisme disparu, on ne trouve plus de témoignage indiquant que
l’on ait reproché à des laïcs de dévier de la foi catholique. Il fallut attendre 1022 pour que réapparaisse une
condamnation pour hérésie : quand une douzaine de chanoines d’Orléans sont brûlés vifs sur ordre de Robert
le Pieux, c’est une « première » au Moyen Age ! La chrétienté occidentale réformatrice redécouvre et réactualise
l’idée d’hérésie en même temps que la papauté ordonne son message et se fait combattante. Dans la foulée de
Robert I. Moore, des historiens comme Monique Zerner, Anne Brenon4, Dominique Iogna-Prat, voire Jean-
Claude Schmitt, rendent compte dans leurs travaux, chacun à leur façon, de ce tournant historiographique :
pour eux aussi, les hérésies ont été « inventées » 5 par l’Église médiévale pour appuyer ses prétentions à
dominer le monde et des courants chrétiens – plus ou moins hétérodoxes - ont été rejetés dans l’hérésie, du
fait de l’autorité ecclésiale. On y reviendra en approfondissant l’étude des cathares.

1
La persécution. Sa formation en Europe Xe-XIIIe siècle, Paris : Les Belles Lettres, 1991. Voir aussi : « À la naissance d’une société
persécutrice : les clercs, les cathares et la formation de l’Europe », dans La persécution du catharisme, XIIe-XIVe siècle, Actes de la 6e
Session du Centre d’études cathares/René Nelli, éd. R. I. MOORE, Carcassonne, Centre d’études cathares, 1996, p. 11-37.
2
Voici par exemple ce qu’un obscur moine Guillaume lance au visage d’Henri de Lausanne lors d’un débat qui les oppose vers 1130 :
« toi aussi, tu es un lépreux, marqué de cicatrices par l’hérésie, exclu de la communion par le jugement du prêtre selon la loi, nu-tête,
en haillons, ton corps couvert d’un vêtement infect et dégoûtant. Il te convient de crier sans cesse que tu es un lépreux, un hérétique
et un impur et tu dois vivre seul hors du camp, c’est-à-dire hors de l’Église ».
3
La lèpre, une MST ? En tout cas, elle augmente l’appétit sexuel et fait gonfler les organes génitaux !
4
« Il n’existe d’hérétique que dénoncé. Ignoré ou négligé, il n’est qu’un chrétien sans histoire. », dans « Le catharisme méridional… »,
J. BERLIOZ, dir., Le Pays cathare. Les religions médiévales et leurs expressions méridionales, coll. « Points H 279 », Paris : Le Seuil,
2000, p. 84.
5
M. ZERNER, dir., Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, « Coll. du Centre d’études médiévales de
Nice », 2, Nice : Z’Editions, 1998). Cet ouvrage est basé sur l’hypothèse que « les discours anti-hérétiques sont construits pour
défendre la progression de l’institution ecclésiale ». Voir aussi du même auteur « Hérésie », dans J. LE GOFF et J.-Cl. SCHMITT, dir.,
Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 464-482. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une invention de toute
pièce. Les croyances hétérodoxes et la divergence des opinions ont existé de tout temps, mais elles ne sont jugées hérétiques que si
un pouvoir les dénonce comme telles.

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