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Hervé Lanouzière
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EN3S-École nationale supérieure de Sécurité sociale | « Regards »
2019/1 N° 55 | pages 65 à 74
ISSN 0988-6982
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-regards-2019-1-page-65.htm
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travail (2005/2008), il a rejoint en 2008 la sous-direction des
conditions de travail de la direction générale du travail (DGT),
où il a, notamment, piloté la cellule « risques psychosociaux »
du ministère du travail. Hervé LANOUZIÈRE a publié « Prévenir
la santé et sécurité au travail », aux Éditions Lamy.
B
eaucoup de choses ont été dites en vingt ans sur les risques psychosociaux (RPS)
depuis le harcèlement moral jusqu’à la promotion de la qualité de vie au travail
(QVT). Au-delà des glissements sémantiques et des acronymes, l’émergence
progressive des notions de harcèlement, stress, RPS, QVT, répond à une réelle évolution
dans la compréhension des déterminants du malaise ou du bien-être au travail. Parmi
ces déterminants, les mutations profondes qui percutent l’équilibre et le compromis
entre clients, employeurs et salariés sur lequel les relations sociales du pays reposent
depuis l’après-guerre. A bien des égards, ces mutations ressemblent, au moins par leur
ampleur, à celles qui au tournant des années soixante-dix ont conduit à la transition d’un
modèle prospère à une économie en crise. La crise est le passage douloureux d’un état
à un autre. Comme la chrysalide, elle est synonyme de transformations. C’est pourquoi
à la question « travailler autrement, pour quoi faire ? », la réponse qui s’impose pourrait
être : « parce que les choses changent ». Dès lors, un nouveau compromis doit être
trouvé, pour que ces changements fassent émerger un nouvel équilibre, qui ne soit pas
synonyme de RPS mais de satisfaction au travail.
Du harcèlement moral à la qualité de vie au travail, en passant par le stress, la
violence au travail et les risques psychosociaux (RPS), que s’est-il passé dans le champ
du travail au cours des deux dernières décennies ? De quoi ces glissements séman-
tiques sont-ils révélateurs ? De quelles distinctions sont-ils porteurs en pratique ?
On peut tenter de répondre à ces questions en parcourant les chemins laborieux
empruntés depuis le début des années 2000 pour bâtir un modèle de compréhension
puis de prévention des RPS. Il sera alors possible de dégager les ressorts de la satis-
faction au travail et d’apporter des pistes de réponse à cette ultime question : Pourquoi
diable faudrait-il travailler autrement et comment ?
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MAL-ÊTRE OU SATISFACTION AU TRAVAIL DANS UN MONDE EN MUTATION
POURQUOI ET COMMENT TRAVAILLER AUTREMENT ?
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conférait enfin un statut à des personnes dont la simple écoute et la reconnaissance
de leurs souffrances donnait un sens à leur histoire, les confortait dans le fait que ce
qu’elles subissaient n’était ni normal ni de leur faute et leur permettait de recouvrer
estime de soi et dignité. Un malentendu toutefois car ce statut est celui de victime. Il
ouvre droit à une réparation, bien entendu justifiée, mais au prix de luttes éprouvantes,
se soldant le plus souvent par une rupture du contrat de travail. Le retrait salutaire
du salarié d’une situation dangereuse par l’arrêt de travail, l’inaptitude médicale, la
rupture conventionnelle et les indemnisations qui s’ensuivent, s’avère, de fait, une
impasse pour la prévention.
Marie France Hirigoyen affina et confirma la pertinence du concept de harcèlement
moral dans le champ professionnel mais pressentit les risques de son mésusage en
publiant dès 2001 un nouvel ouvrage à l’intitulé prémonitoire : « Malaise dans le travail.
Harcèlement moral, démêler le vrai du faux ». L’engouement pour la notion risquait en
effet d’en faire abusivement le réceptacle de toutes les difficultés en entreprise, ce qui
ne manqua pas d’arriver.
Faute de doctrine alternative des pouvoirs publics, le harcèlement moral deviendra
en effet, pendant une décennie, la figure majeure de la lutte contre les atteintes à la
santé mentale au travail à travers sa consécration législative dans la loi de moderni-
sation sociale du 17 janvier 2002. Il entre alors dans le code du travail, qui le définit,
l’interdit et le sanctionne pénalement. L’ensemble des litiges et contentieux qui vont
se nouer vont donc se focaliser sur la recherche d’un harceleur et la protection d’un
harcelé, l’identification d’un coupable et d’une victime, bref sur une équation interper-
sonnelle qui trouve dès lors sa place dans la partie I du code du travail1 relative aux
relations individuelles de travail. Mais, ainsi réduit à un litige entre deux personnes, le
harcèlement moral se garde d’interroger les causes ayant pu conduire à des relations
de travail anormales et indignes.
1 La loi de 2002 est antérieure à la création de la partie I du code du travail mais les dispositions sur
le harcèlement moral étaient dès l’origine dans le livre I consacré aux relations individuelles de travail.
Lors de la recodification de 2005 à 2007, la question se posera de rapatrier les dispositions sur le harcèlement
moral dans la nouvelle partie IV du code du travail mais on les laissera sciemment en partie I.
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Il faut rendre toutefois justice au législateur de 2002 qui, dans la même loi, intro-
duisit dans les principes généraux de prévention de l’article L. 4121-1 du code du
travail (alors L. 230-2) l’obligation de « protéger la santé physique et mental des travail-
leurs ». Mais cet ajout passa alors totalement inaperçu. Il finira par être exhumé…
quelques années plus tard.
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dation. Dès lors, la sanction du harceleur, lorsqu’elle survient, ne suffit pas à rétablir
des relations de travail sereines. En revanche, certaines configurations organisation-
nelles autorisent, facilitent, voire dans le pire mais heureusement le plus rare des
cas, encouragent des pratiques managériales relevant ou aboutissant à du harcèle-
ment. Bref, l’idée a progressivement fait son chemin selon laquelle, plutôt qu’à des
harceleurs, bouc-émissaires commodes, on se trouvait le plus souvent confronté à des
organisations dites harcelantes.
Cette prise de conscience, que l’on peut situer à la fin des années 2000, a pris
une acuité particulière avec les crises suicidaires qui frappèrent plusieurs entreprises
et conduisirent au Plan d’urgence sur le stress lancé par le ministre du travail en
2010. Un plan d’envergure s’imposait car au-delà de la médiatisation de ces situations
paroxystiques, les préventeurs signalaient une demande accrue d’interventions dans
des secteurs et des contextes variés. Pour la première fois, le ministère du travail se
dotera d’une « cellule RPS » chargée notamment de piloter ce plan. Face à la sidéra-
tion provoquée par ce qui s’apparentait à une épidémie, il était temps de faire l’état des
lieux des connaissances et de se doter d’une doctrine.
A nouveau, des ouvrages participèrent de manière décisive au développement des
connaissances, parus d’ailleurs parfois antérieurement à ceux précités, tels que celui
du psychiatre et psychanalyste Christophe Déjours : « Souffrance en France - La bana-
lisation de l’injustice sociale » (1998), pour ne citer que le plus connu d’entre eux. Des
rapports2, des études épidémiologiques, des modèles explicatifs3 vont aussi permettre
de forger progressivement un modèle de compréhension et de prévention des RPS, à
l’émergence duquel l’Anact et l’INRS vont participer.
Tous ces travaux ont jalonné le débat qui s’est alors joué à grands traits entre
deux écoles : les tenants des approches comportementalistes d’une part, ceux de
l’approche organisationnelle d’autre part. Les premiers constatent les mutations du
travail et les effets qu’elles peuvent produire sur des salariés non préparés à les
2 Nasse, Légeron, « Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au
travail,2008, ; Lachmann, Larose, Pénicaud, « rapport sur le bien-être et l’efficacité au travail », 2011.
3 Le modèle « Effort Récompense » (reconnaissance au travail) de Johannes Siegrist, Le modèle
« Demande-Contrôle-Soutien » (charge de travail) de Karasek.
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affronter. Il faut donc les prendre en charge en cas d’urgence (numéros verts, cellules
d’écoute…), les former aux techniques adaptatives de toute nature leur permettant
de gérer les passages difficiles et leur apprendre à y faire face à l’avenir (gestion
du stress…). Les seconds dénoncent les effets des nouvelles pratiques gestionnaires
et managériales introduites dans les entreprises au cours des dernières décennies
puis dans le secteur public à partir des années 2000. Selon eux, la mise en tension
des modèles productifs résultant d’une recherche à outrance de leur optimisation doit
conduire à remettre en question ces organisations, directement responsables de la
souffrance au travail.
Durant cette confrontation, le mot n’est pas exagéré, une offre de services privée
pléthorique s’est installée sur le marché. Faite de coaches, psychologues, consultants,
cabinets d’expertises, etc. elle proposait des démarches, méthodes, outils ou solutions
plus ou moins explicitement sous-tendus par l’un des deux modèles. Cette profusion
entraina une grande confusion, conduisant de plus en plus d’entreprises à demander
une clarification de ce qui était attendu d’elles d’une part, des méthodes reconnues,
éprouvées et préconisées d’autre part. Il devenait urgent de se prononcer.
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Sur le plan institutionnel, la question se posait des évolutions législatives requises
par le contexte. C’est alors qu’on redécouvrit l’article L. 4121-1 du code du travail
et l’obligation pour l‘employeur de protéger la santé mentale des travailleurs. En
effet, une telle obligation revient à reconnaitre l’existence de facteurs psychosociaux
de risque d’origine professionnelle lesquels, une fois identifiés, doivent être évalués,
retranscrits dans le document unique d’évaluation des risques (DUER)4 et donner lieu
à des actions de prévention, conformément aux articles L. 4121-2 et L. 4121-3. En
devenant un risque professionnel, les RPS rejoignaient un cadre familier : la santé au
travail. L’ère de la prévention allait débuter.
De fait, cette approche par les risques consacre l’interprétation organisationnelle
des RPS. Elle enjoint l’employeur, non pas à s‘intéresser aux fragilités psychologiques
supposées de ses collaborateurs mais à agir sur ce sur quoi il a réellement prise et
dont il est responsable : les conditions de réalisation du travail, l’environnement de
travail, l‘ambiance de travail, le contenu, le sens du travail, bref l’organisation du travail.
C’est ainsi qu’il faut lire, dans sa formule condensée, la revendication montante des
organisations syndicales de « remettre le travail au centre ».
En tout état de cause, la référence aux principes généraux de prévention de la
partie IV du code du travail a donné une grille de lecture et un cadre pour l’action
qui faisaient jusqu’ici défaut. Mais ce prisme présentait d’emblée une limite, nulle-
ment ignorée des pouvoirs publics. En effet, en faisant des RPS une question de santé
au travail, c’est-à-dire à un sujet relevant du préventeur, du médecin du travail et du
CHSCT, un certain nombre de déterminants se trouvaient difficilement appréhendés
car se discutant dans d’autres lieux et mobilisant d’autres leviers et d’autres acteurs
que les spécialistes des risques professionnels dans l’entreprise. Ces déterminants
avaient été particulièrement mis en évidence par le rapport Lachmann, remis au
Premier ministre. Ce rapport faisait résolument un pas de côté vis-à-vis de l’approche
4 Une évaluation des risques apparait d’autant plus réalisable qu’on dispose depuis 2011 du rapport du Collège
d’expertise « Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser », dit « rapport Gollac »,
faisant consensus et proposant six axes sur lesquels faire reposer cette évaluation : l’intensité du travail et
le temps de travail, les exigences émotionnelles, le manque d’autonomie, la mauvaise qualité des rapports
sociaux au travail, la souffrance éthique, l’insécurité de la situation de travail.
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par les risques, explicite dès son intitulé : « Rapport sur bien-être et efficacité au travail ».
Focalisé sur le déficit de management constaté à tous les niveaux de la hiérarchie,
il formulait dix propositions directement adressées aux employeurs et pouvant se
résumer par la formule programmatique suivante : « restaurer le dialogue profes-
sionnel dans l’entreprise »5. Cette dernière approche se voulait proactive en privilégiant
une vision développementale du travail, vu comme constructeur de santé plutôt que
nécessairement source de souffrance à combattre. Elle a préfiguré le courant français
de la qualité de vie au travail (QVT).
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Au cœur de la QVT se trouvent les trois acteurs que sont le client, l’entrepreneur/
employeur et le salarié. Au cœur de l’action se trouvent les irréductibles tensions
entre leurs attentes respectives6. Chacun d’eux a ses propres exigences et s’estime
légitime dans les contraintes qu’il impose à l’autre. Jusqu’ici rien de nouveau et la
production de biens et services résultait de l’équilibre qui durant des décennies a pris
la forme stable du fameux compromis fordiste, censé satisfaire chacune des parties
en associant un haut niveau de consommation pour le client, de productivité et de
profit pour l’entrepreneur, de revenus pour le salarié. Mais toute modification dans
les attentes de l’un des trois protagonistes affecte bien évidemment les autres. Si
de surcroit les trois connaissent simultanément de fortes évolutions, l’équilibre est
fragilisé par les mouvements tectoniques qui en résultent, jusqu’à l’émergence d’un
nouveau compromis. La QVT est la recherche de ce compromis.
C’est précisément ce qui caractérise la période contemporaine. Les exigences et
les attentes du client ont fortement évolué au cours des trois dernières décennies.
La réponse de l’appareil économique, fortement concurrencé à l’échelle mondiale, a
conduit les entreprises à modifier leur modèle productif pour s’adapter à ces nouvelles
contraintes. A leur tour, ces nouveaux modèles productifs ont modifié les conditions
concrètes de réalisation du travail, substantiellement impactées par les changements
d’organisation du travail7.
L’exemple de la vente par correspondance (VPC) permet d’illustrer la rapidité avec
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laquelle un modèle économique stable et installé peut être contraint de s’adapter très
rapidement, transformant par la même occasion le travail des salariés en profondeur.
Avec l’arrivée du commerce digital, le client ne se satisfait plus de commander des
vêtements sur un catalogue deux fois par an, par courrier, et d’être livré dans les
trois semaines alors qu’il peut accéder en ligne à des offres d’enseignes renouve-
lées jusqu’à 8 fois dans l’année et être livré en 24 heures. Les entreprises de VPC,
contraintes d’adapter leur ancien modèle, ont dû agir sur tous les paramètres de leur
chaine de valeur : logistique, marketing, gestion de données, moyens de paiement,
relation client…en vue de répondre à cette exigence d’instantanéité. Ces transforma-
tions ont nécessairement eu un effet sur l’organisation du temps de travail, impli-
quant par exemple travail du dimanche et travail nocturne, ainsi que sur les conditions
concrètes de réalisation du travail : préparation des commandes dans les entrepôts,
optimisation physique des flux et des tâches via les méthodes de Lean management,
6 sigma, 5S… auxquelles les salariés ont dû s’adapter.
Enfin, ceux-ci eux-mêmes ont vu leurs propres attentes évoluer à raison de
bouleversements sociétaux majeurs. La part croissante de personnes en situation
monoparentale et les contraintes d’organisation personnelle qui en découlent, l’aug-
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mentation des maladies chroniques liées au vieillissement des populations au travail,
celle de salariés aidants liée à la montée du quatrième âge et de la dépendance, les
contraintes de mobilité liées à l’éloignement géographique entre lieu de travail et lieu
d’habitation, complexifient l’articulation entre vie privée et vie professionnelle. Ces
paramètres nouveaux contraignent à leur tour les employeurs à s’adapter, ne serait-ce
que pour contrer des phénomènes de turnover, de perte d’attractivité et d’absentéisme.
La demande croissante de télétravail est une des manifestations de ces attentes.
Dans cette période de transformations, catalysée en dernier lieu par la transition
numérique et tous ses possibles, le maître mot a été et reste flexibilité. Passer d’un
système de production de masse programmée, illustrée par la constitution de stocks
à écouler, à une réponse en temps réel et personnalisée, incarnée par le zéro-stock
et le juste- à-temps de la ligne de production puis par les multiples innovations des
sciences de gestion ou du marketing, a entrainé des horaires flexibles, des systèmes
de rémunérations variables, des critères classant subjectifs. Faut-il s’étonner que de
tels bouleversements, s’ils sont conduits sans précaution, produisent à terme des
effets sur le rapport au travail ?
D’autant qu’en pratique, face aux demandes respectives accrues de flexibilité du
triptyque client/entrepreneur/salarié, les arbitrages ont prioritairement joué en faveur
de l’économique, avec une moindre considération pour leur impact sur le travail.
Cette préférence a été justifiée par la nécessité d’adapter notre appareil productif à
la compétitivité mondiale, consacrée sur le plan social par le primat de l’emploi sur
le travail. Mais l’arbitrage systématique en faveur de la seule efficacité économique,
synonyme d’intensification, a pu conduire à des déséquilibres excessifs, au détriment
de la santé des salariés. Quelques décennies plus tard, les effets sur les conditions
de travail n’ont pas manqué de se faire sentir et la question de l’accès à l’emploi a été
rejointe comme un choc en retour par celle du maintien en emploi, axe majeur de la
Stratégie nationale de santé et du PST3. Le lien entre santé et travail, entre travail et
performance, dans un contexte de forte augmentation des dépenses d’arrêt maladie
liées aux troubles musculosquelettiques et aux dépressions, associées à l’allonge-
ment de la vie professionnelle, finit logiquement par s’inviter dans l’agenda politique.
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IV- UN REGISTRE D’ACTION POUR CHAQUE APPROCHE
Résumons-nous. Cette lecture rétrospective des mutations du travail et de de leur
décryptage progressif par les politiques publics permet d’apporter quelques réponses
aux questions posées en introduction.
Elle suggère en premier lieu que l’émergence des RPS résulte de la généralisa-
tion de transformations conduites sans égard pour le volet travail. Ceci explique que
parmi les six facteurs psychosociaux de risque du rapport Gollac, quatre au moins
peuvent être associés de manière récurrente à des contextes de changements : le
sentiment d’insécurité consécutif à toute modification importante conduite sans un
cadre permettant de se projeter dans la future organisation, les conflits de valeur
inhérents à des transformations dont les salariés désapprouvent ou ne perçoivent pas
le sens, l’accroissement de la charge de travail, au moins temporaire, propre à toute
réorganisation et les exigences émotionnelles renforcées par l’attention croissante à
l’égard de la satisfaction du client. La présence de ces différents facteurs de manière
simultanée peut produire un syndrome diffus complexe à démêler.
Second enseignement, le passage du harcèlement moral aux RPS puis à la QVT
est en fait celui d’une transition de la prévention tertiaire à la prévention primaire.
La question n’est pas d’abandonner l’une pour l’autre mais de les articuler tout en
privilégiant la prévention primaire car elle seule est de nature à agir durablement sur
les causes, non seulement en évitant les risques mais en créant un environnement de
travail propice au développement de la personne. Dans cette optique, une organisation
du travail régulée concourt concomitamment à l’efficacité et à la promotion de la santé,
au sens le plus large qu’en donne l’OMS.
Dernier enseignement, selon le prisme par lequel les acteurs abordent une même
situation de travail, celle-ci sera traitée différemment et plus ou moins efficacement
car les leviers mobilisés et les résultats escomptables ne sont pas les mêmes.
Dans le registre du harcèlement moral, la régulation est avant tout disciplinaire
et médicale (sanction pour le harceleur, inaptitude médicale pour la victime). Il y a
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peu de place pour la prévention ou au mieux une prévention de type tertiaire. Dans un
deuxième registre, le modèle de gestion du stress, on privilégie une approche compor-
tementale. Elle se centre sur la personne c’est à dire sur les salariés, manageurs et
collaborateurs, dont on tentera de modifier les comportements par des actions de
formation adaptatives (apprendre à gérer son stress, recourir à un numéro d’urgence,
un coach…etc.). Ces deux premiers registres n’interrogent pas l’organisation du travail.
Ils s’intéressent certes au management des hommes mais pas à celui du travail. On se
situe au mieux en prévention secondaire.
Le troisième registre est celui des RPS. Comme son nom l’indique, cette approche
est centrée sur les risques. Elle n’esquive pas les facteurs organisationnels mais
tend en revanche à spécialiser la question de la santé mentale et surtout du bien-être
professionnel en en faisant prioritairement un sujet de santé au travail. Les principaux
ressorts mobilisés sont alors l’évaluation des risques, sa transcription dans le docu-
ment unique d’évaluation des risques, un programme de prévention, dont les princi-
paux acteurs sont le CHSCT, le médecin du travail, le responsable HSE, au risque de
restreindre le champ des déterminants sur lesquels il y aurait lieu d’agir.
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Le quatrième registre est celui de la QVT. Pour ses promoteurs, « l’enjeu de la
prévention n’est plus seulement de réduire les risques, mais de développer des conditions
d’organisation pour bien travailler » … et de « considérer le dialogue social comme une
composante essentielle de la prévention » … « en s’appuyant sur l’activité concrète des
salariés, leur vécu et leur expression ». Ainsi, sans les exclure, la QVT ne se centre pas
tant sur les caractéristiques individuelles des personnes et sur les risques générés
par certains contextes de travail que sur le travail proprement dit.
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d’élaborer des arrangements satisfaisants. Le manageur est celui qui qui doit « dealer
avec l’idéal ». Ce n’est pas un exercice de style mais une compétence qui s’acquiert.
Outiller, c’est donc former.
Autrement dit, la QVT, à bien des égards, consiste à définir des règles de méthode
pour la conduite des discussions, pour la transparence des processus décision-
nels, pour la sécurisation et l’équité des procédures (conditions de retour après une
absence de longue durée, gestion des alertes, évaluation et régulation de la charge de
travail, règles d’accès au télétravail…), pour décider conjointement les règles qui vont
effectivement encadrer l’action productive. Le résultat attendu, fruit de la confronta-
tion entre les logiques et les préférences des uns et des autres, puis des modifications
de ces préférences consenties par tous, enfin de la recombinaison de l’ordre de ces
préférences10, doit être, rappelons-le, la perception positive qu’ont les salariés des
« conditions dans lesquelles ils exercent leur travail et leur capacité à s’exprimer et à agir
sur le contenu de celui-ci »
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POURQUOI ET COMMENT TRAVAILLER AUTREMENT ?
Est-ce à dire que rien n’a changé ? Les données de la DARES révèlent des résul-
tats contrastés, ce qui n’est pas surprenant. Les changements ne se produisent pas
dans tous les secteurs au même moment, avec la même profondeur et certains se
produisent heureusement dans de bonne conditions. Ainsi note-t-on dans les enquêtes
une perception de l’intensité du travail stabilisée à un niveau élevé, un recul persistant
de l’autonomie mais aussi, depuis 2010, un recul de certains facteurs de RPS tels que
la charge mentale, le manque de reconnaissance ainsi que des violences morales au
travail. La France occupe néanmoins une position défavorable en Europe sur le plan du
soutien social, de la violence morale et de la participation des salariés aux décisions.
Sur ce dernier point, les études montrent aussi l’existence d’un risque accru d’épisode
dépressif en cas de changement organisationnel survenu dans les 12 derniers mois,
conduit sans information ni consultation11. Enfin, il existe un lien fort entre l’exposition
à une ou plusieurs contraintes psychosociales et la proportion de salariés absents
pour raisons de santé12.
Le bien-être au travail est affaire de perception, et donc éminemment subjectif. On
pourrait certes déplorer un discours ambiant défaitiste, qu’on qualifie souvent de fran-
co-français, mais, même en admettant qu’il l’est par excès, il resterait à comprendre
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pourquoi une telle complaisance continue à se diffuser. Peut-être parce que les
repères nouveaux ne sont pas encore créés et que l’accélération du numérique ne
facilite pas la pause ? En outre, la bataille entre comportemental et organisationnel
n’est pas achevée et réapparait constamment sous de nouvelles formes. La dernière
en date est la promesse de bonheur au travail, incarnée par le chief happyness officer
ou le full mindness, qui tendent à nouveau à rendre chaque individu responsable de son
état d’esprit. Pourquoi pas, mais ces recettes sont-elles à la hauteur des enjeux ? Et
puisque nous sommes confrontés à des transformations profondes, objet de tensions,
ne devrions-nous pas plutôt les transformons en projets ?
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