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Sommaire Droit

et
Société
n° 27–1994

Editorial 289

Dossier
Production de la norme juridique
Coordonné par André-Jean Arnaud

Le droit comme produit. Présentation du dossier


André-Jean Arnaud 293

La production des normes juridiques par les administrations


André J. Hoekema 303

La production de la norme en droit du travail :


quelques aspects des accords collectifs en Allemagne
et en France au regard du Traité de Rome
Klaus Moritz 323

Pour une approche socio-juridique de la production des normes


dans les relations de travail
Jean-Pierre Bonafé-Schmitt 337

Recherche et justice
Justice et jeunesse
Revue publiée avec le
concours du Centre
Politique de la ville et protection de la jeunesse national de la recherche
Thilo Firchow 351 scientifique (France) et du
ministère de la Justice
(France)

285
Adolescents criminels : aspects psychopathologiques
Bernard Zeiller, Simone Couraud 365

La départementalisation de l’institution judiciaire en débat.


Réaction à l’article de Bernard Brunet
Jean-Luc Bodiguel 375

Études

La tradition juridique française et la diversité culturelle


Norbert Rouland 381

Karl Renner et l’État multinational. Contribution juridique à


la solution d’imbroglios politiques contemporains
Stéphane Pierré-Caps 421

Réflexions autour de la conception post-moderne du droit


Pauline Maisani, Florence Wiener 443

Nouvelles du monde
Congrès, colloques, rencontres. Activités des associations 465

Chronique bibliographique 481

Les opinions émises dans


cette revue n’engagent
que leurs auteurs

Résumés en anglais
revus par
John Westbrook

286
Contents Droit
et
Société
n° 27–1994

Editorial 289

Special Theme
Production of Legal Norms
Edited by André-Jean Arnaud

Law as a Product. A Presentation of the Papers


on the Production of Legal Norms
André-Jean Arnaud 293

The Production of Legal Norms by Civil Service Sector


André J. Hoekema 303

The Production of Norms in Labour Law :


Some Aspects of Collective Agreements in Germany
and Fance from the Viewpoint of the Treaty of Rome
Klaus Moritz 323

For a Socio-legal Approach to the Production of Norms


in the Field of Work Relations
Jean-Pierre Bonafé-Schmitt 337

Research and Justice


Justice and Youth
Review published with the
support of the National
Urban Policy and Youth Protection Center for Scientific
Thilo Firchow 351 Research (CNRS, France)
and the Ministry of
Justice (France)

287
Juvenile Offenders : Psychopathological Aspects
Bernard Zeiller, Simone Couraud 365

The Departmentalisation of the Judicial System Debated.


A Reaction to Bernard Brunet’s Article
Jean-Luc Bodiguel 375

Studies

Cultural Diversity and French Legal Tradition


Norbert Rouland 381

Karl Renner on the Multinational State. A Jurist’s Contribution


to the Solution of Contemporary Political Imbroglio
Stéphane Pierré-Caps 421

Thoughts upon the Post-Modern Conception of Law


Pauline Maisani, Florence Wiener 443

International News
Congresses, Symposiums, Meetings. Association Activities 465

Book Reviews
Books Received 481

The opinions expressed


in this Review are the
sole responsibility of
their authors

English summaries
revised by
John Westbrook

288
Droit et Société 27–1994
Éditorial (p. 289-290)

La richesse d’un contenu peut parfois rendre superflue sa pré-


sentation. Il se suffit à lui-même. Sagesse passagère de l’éditoria-
liste qu’on aura l’indulgence de ne pas interpréter comme une re-
cherche de justification de sa paresse. Nous nous contenterons
donc, cette fois-ci, de donner le ton de ce numéro en disant qu’il a
en quelque sorte un caractère bifocal. Il porte sur des objets ; il
fournit des éléments de réflexion sur les conditions de production
de connaissance et sur les outils de connaissance dans ce qui pré-
tend être le domaine de compétence de la revue.
Les objets, c’est d’abord par le recours à l’observation partici-
pante, l’étude des mises en œuvre du droit administratif (article
d’André J. Hoekema) ou l’analyse du jeu complexe des normes, de
leur production ou de leur application en droit du travail (article de
Klaus Moritz) ; ce sont aussi les réflexions sur l’appareil de Justice,
dans ses relations avec d’autres institutions y compris celles qui
tentent de surmonter les tares des cloisonnements ou des incom-
patibilités formelles (article de Thilo Firchow), ou autour de la
question controversée de sa modernisation (article de Jean-Luc
Bodiguel) ; ce sont encore des observations sur une population
particulière qui relève de la Justice : les adolescents criminels (arti-
cle de Bernard Zeiller et Simone Couraud) ; c’est enfin une interro-
gation sur les redéfinitions probables du modèle juridique français
face à l’hétérogénéité socio-culturelle (article de Norbert Rouland).
Mais la recherche sur le juridique, la recherche juridique ou la
recherche socio-juridique (nous aurons certainement l’occasion de
revenir sur cette polysémie ou ces spécialisations en la matière),
plus que d’autres sans doute, ne cessent de revenir sur les condi-
tions de production de leurs connaissances et ne cessent d’en ré-
véler la variété et de témoigner d’une quête de voies nouvelles.
C’est ainsi que nous interprétons les réflexions sur le sens même
de l’expression « production de la norme juridique » et sur ce
qu’elle ouvre comme perspective d’analyse pour la recherche (arti-
cle d’André-Jean Arnaud) ; c’est probablement ainsi qu’il faut éga-
lement recevoir le plaidoyer pour une approche interdisciplinaire
de la production des normes à partir du constat de démarches spé-

289
Éditorial cifiques, respectivement par les juristes, les sociologues et les éco-
nomistes (article de Jean-Pierre Bonafé-Schmitt). La perspective
critique qui nous est offerte par Jean-Luc Bodiguel sur la façon
d’analyser le projet de départementalisation de la Justice s’inscrit
également dans cette orientation dans la mesure où elle prend
pour cible ce qui est d’abord reçu comme un discours d’acteur de
l’institution judiciaire (article de Bernard Brunet paru dans le n° 26
de la revue). Le recours au concept d’« État multinational » pour
résoudre le problème de l’organisation politique européenne (arti-
cle de Stéphane Pierré-Caps) ou le travail effectué sur la validité du
paradigme post-moderne et ses éventuelles limites (article de Pau-
line Maisani et Florence Wiener) représentent eux-mêmes des
exemples de démarche sur les outils.
Si la prospérité d’un domaine de recherche ou d’une discipline
se mesure à ce qu’elle produit mais aussi à sa capacité à faire in-
lassablement le travail critique sur ce qu’elle produit et sur ce qui
détermine cette production, nous avons tout lieu ici d’être opti-
miste...

La Rédaction

290
Dossier

Production de la
norme juridique
Droit et Société 27-1994
Le droit comme produit.
Présentation du dossier sur
la production de la norme juridique

André-Jean Arnaud*

Résumé L’auteur
Directeur de recherche au CNRS.
L’auteur discute, dans les lignes qui suivent, de l’expression « production Directeur du Réseau Européen
de la norme juridique ». Droit et Société (GDR 1036 du
CNRS). Ancien Directeur scienti-
fique de l’Institut International
Alternatives – Complexité – Conflits (résolution des) – Normes – Production de Sociologie Juridique (Oñati,
du droit – Régulation. Espagne). Professeur d’histoire
de la culture juridique euro-
péenne à l’Académie de Théorie
du Droit de Bruxelles. Président
de l’Association Droit et Société.
Summary Nombreuses publications dans
le domaine de l’approche so-
ciale, historique et philosophi-
Law as a Product. A Presentation of the Papers on the Production of Le- que du droit et de la justice.
Parmi ses ouvrages récents :
gal Norms — Pour une pensée juridique eu-
In the following article, the author opens a debate concerning the state- ropéenne, Paris, PUF, 1991 ;
ment « production of legal norms ». — On Complexity and Socio-
Legal Studies : some European
Examples (ouvrage coll. édité en
Alternative law – Complexity – Conflict resolution – Norms – Production of collab. avec V. Olgiati), Oñati,
law – Regulation. IISL, 1993 (coll. Oñati procee-
dings, vol. 14) ;
— Niklas Luhmann observateur
du droit (recueil organisé avec P.
Guibentif), Paris, LGDJ, 1993
« Production de la norme juridique » : il y a peu d'années, en- (coll. Droit et Société, vol. 5) ;
core, il n'était pas question de prononcer sérieusement cette ex- — Da giureconsulti a tecnocrati.
Diritto e Società in Francia dalla
pression dans l'enceinte d'une faculté de droit — où l'on ne pro- codificazione ai giorni nostri
fère, comme chacun le sait, que des choses éminemment sérieuses. (trad. F. di Donato), Naples, Jo-
Je me demande d'ailleurs comment serait reçue, par un examina- vene edit., 1993.
— Dictionnaire encyclopédique
teur, la copie où l'étudiant la consignerait. de théorie et de sociologie du
Il y a des exceptions, certes ; exceptions de personnes, comme droit (direction de l’ouvrage), 2e
ed., Paris, LGDJ, 1993 ;
il en existe toujours — mais il faut être un Jean Carbonnier auréolé (Voir aussi Droit et Société,
de sa réputation de civiliste et fort d'une stratégie à toute épreuve, n° 11/12, 1989, p. 94 et n°
17/18, 1991, p. 55).
pour échapper à la marginalisation ; exceptions de disciplines, aus-
si, car les juristes les plus en prise sur la vie quotidienne, ceux qui
naviguent dans les interstices où l'affrontement est le plus violent
entre le pouvoir et la rue, savent bien que le droit venu d'en haut
* REDS, GDR 1036 du CNRS,
est loin de tout régler. En matière de droit du travail, par exemple, Domaine Saint-Louis,
cela est flagrant. F-11160 Rieux-Minervois.

293
A.-J. Arnaud Aujourd'hui, on peut entrer dans une faculté de droit et y évo-
Le droit comme produit. quer la production de la norme juridique sans s'attirer les foudres.
Présentation du dossier Tout au plus le désintérêt. Car il ne faudra pas s'attendre à y faire
sur la production de la un tabac. Mais on sera bien reçu par un certain nombre de collè-
norme juridique
gues. Ils n'iront pas jusqu'à conseiller à leurs étudiants de doctorat
de choisir pareil thème pour sujet de thèse. Les professeurs aiment
et respectent trop leurs étudiants pour les conduire au suicide.
Eux-mêmes, d'ailleurs, après quatre ou cinq années de formation
juridique — ou de déformation, comme on voudra — ne sont pas
spontanément motivés par ce type d'approche. Si nous en avons
rencontré un certain nombre au cours du Séminaire sur la produc-
tion de la norme juridique, c'est qu'ils avaient été conviés — ou vi-
vement incités... qui sait ? — par des collègues progressistes ou lu-
cides, ou simplement bienveillants, à participer de nos débats.
Le Séminaire auquel je me réfère a été organisé sous les auspi-
ces de la Maison des Sciences de l'Homme, par le Réseau Européen
Droit et Société, Groupement de recherche européen du CNRS 1. Il
s'intitule « Séminaire itinérant inter-Universités Droit et Société ».
Chaque mois, il visite une institution qui a bien voulu l'inviter. Un
orateur — généralement venu de l'étranger, afin de confronter dif-
férentes approches culturelles sur un même thème — prononce
une conférence. Des collègues appartenant à l'institution invitante,
ou proches d'elle, lui répondent de manière à entamer un débat. Le
thème général du Séminaire est uniforme ; chaque institution choi-
sit un domaine spécifique d'analyse de ce thème selon les intérêts
des organisateurs locaux. En 1993, le thème était, précisément,
« production de la norme juridique ».

1. On comprend que le juriste ne soit pas sensible, de prime


abord, à un tel sujet. Pour lui, professionnel du droit, il y a un État,
une constitution et des lois. Voilà le droit. Point d'états d'âme. S'il y
a réflexion, c'est sur l'interprétation — notamment celle qu'en font
les tribunaux — ou, si l'on remonte à la source, sur le contrôle de
légalité des textes. On le comprend et il a raison. La vie n'est pas
faite pour les amateurs, et rien ne vaut le professionnalisme. Nous
ne sommes pas ici pour prétendre le contraire.
Mais de là à soutenir que tout questionnement sur la produc-
tion du droit est dès lors inutile, ne serait-ce pas méconnaître le
fait — qui est un fait — que, par pans entiers, des secteurs de ré-
gulation de la vie juridique échappent progressivement au droit de
l'État, à sa constitution et à ses lois. Que cela puisse être regretta-
ble, telle n'est pas, pour l'instant, la question : il s'agit, d'abord, de
reconnaître que cela est.
1. Informations sur les activités : On ne peut le nier en évoquant la déviance. Il n'y aurait nulle-
CNRS, Réseau Européen Droit et ment production marginale de droit ; on se trouverait simplement
Société, GDR 1036, Domaine en présence de comportements contraires au droit en vigueur, que
Saint-Louis, F-11160 Rieux- ce soit méconnaissance ou refus de ce dernier. Or, telle n'est pas
Minervois [télécopie :
68782304].
l'hypothèse : les chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur

294
le droit et la justice rencontrent, dans leurs études, des cas de ré- Droit et Société 27-1994
gulation de comportements juridiques qui ne relèvent pas du droit
en vigueur sans constituer pour autant une déviance.
On ne peut le nier, non plus, sur le fondement du principe de
l'autonomie de la volonté, en vertu duquel se trouve « juridicisée »
a priori toute relation sociale qui ne serait pas expressément prise
en compte par le droit en vigueur. « Les conventions légalement
formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » : l'art. 1134
du Code Napoléon, toujours en vigueur dans la même rédaction
limpide et sculpturale, demeure l'expression du plus pur juridisme.
En bref, il ne saurait y avoir de régulation sociale autre que par le
droit. Des individus convenant de quelque chose, fût-ce en privé,
s'érigent, de ce seul fait, en législateurs. La loi, partout la loi. En-
core faut-il que ces conventions soient conformes à la loi. La loi,
rien que la loi. Voilà bien l'omnipotence de la loi étatique, qui étend
son voile sur toute entente entre les citoyens qui lui sont soumis,
et son opprobre sur celle qui ne lui serait pas conforme.
Si l'on s'en tient à de telles argumentations, une éventuelle ap-
proche socio-juridique du droit, si elle ne s'avère pas absolument 2. Il existe, dans la perspective
inutile, ne saurait servir que d'adjuvant, un peu à la manière d'une socio-juridique, un certain nom-
photographie aérienne dont on se sert pour « reconnaître » le ter- bre de recherches en pointe, en
rain. On comprend qu'elle ait si peu de place dans les facultés de France même, sur la production
du droit de l’État lui-même, par
droit. Un tel abord, en tout cas, ne saurait se permettre, de l'opi- exemple autour de Jacques
nion des juristes, d'instaurer un questionnement sur la production COMMAILLE. Citons son livre inti-
du droit. Nous avons, sur le vu d'études récentes qui couvrent des tulé L’esprit sociologique des lois.
cas repérés dans des cultures juridiques très diverses, parié sur la Essai de sociologie politique du
droit (Paris, PUF, 1994), ainsi
proposition inverse.
que les recherches qu’il conduit
avec Pierre LASCOUMES sur la
2. Production de la norme juridique : mais pourquoi donc par- production gouvernementale du
ler de « norme juridique » là où il est si simple de parler de droit ? droit — un bilan critique des
Disons-le tout net : par souci de rigueur, cette rigueur si familière recherches au niveau internatio-
nal — et avec Louis ASSIER-
précisément aux juristes, en vertu de laquelle on doit reconnaître ANDRIEU, dans le cadre du Ré-
pour droit et pour seul droit ce qui est reconnu comme tel dans seau Européen Droit et Société,
une société — droit de l'État, dans les nôtres 2. Soit. Mais cette sur une comparaison euro-
même rigueur impose aussi que l'on reconnaisse qu'il existe fré- péenne de modèles de produc-
quemment, dans le même temps et dans la même société, d'autres tion de la loi dans le domaine
des personnes et de la famille.
modes de régulation et de solution des conflits, qui se jouent de la
3. On se reportera, en dernière
centralité de l'État 3. De tels modes de régulation ou de solution des analyse, à l’excellent dossier
conflits sont normatifs 4 et concernent des relations juridiques. On coordonné par Boaventura DE
est donc en droit de parler de production de la norme juridique, ce SOUSA SANTOS dans Social and
qui englobe le droit officiellement reconnu comme tel, mais aussi Legal Studies, vol. 1, n° 2, 1992.
bien d'autres situations nées d'absence de régulation juridique ou Lui-même introduit cette livrai-
son par un article intitulé
d'une politique de décentralisation ou de dérégulation. Le dévelop- « State, Law and Community in
pement de la polycentricité (existence simultanée de plusieurs cen- the World System. An Introduc-
tres de production de la norme juridique) fait d'ailleurs l'objet de tion ».
débats contemporains importants. 4. Cf. Dictionnaire Encyclopédi-
C'est tout cela que nous souhaitions vérifier lors du Séminaire que de Théorie et de Sociologie
du Droit, 2e éd., Paris, LGDJ-EJA,
qui, en 1993, est passé par Nantes et Lyon, Clermont-Ferrand, 1993, V° « Norme ».

295
A.-J. Arnaud Montpellier et Toulouse 5. On espérait y entendre parler de ce qui
Le droit comme produit. se développe aujourd'hui sous le nom d'alternatives. De nombreux
Présentation du dossier auteurs ont montré, ces dernières années, comment des popula-
sur la production de la tions vivent une régulation juridique et des solutions aux conflits
norme juridique
dites « alternatives », soit que l'État lui-même ait abandonné un
secteur de la régulation juridique à un autre type de régulation so-
ciale, soit que, des relations quotidiennes des individus et des
groupes, dans une société donnée, soit née une régulation juridi-
que en marge du droit officiel, voire contre lui. Ces phénomènes,
leurs conséquences puis leurs effets pervers, qui sont apparus
progressivement, comme la permanence de la centralité de l'État ou
la demande de re-régulation de la part des citoyens eux-mêmes,
ont été amplement développés par des travaux aujourd'hui deve-
nus des classiques des études socio-juridiques 6.

3. On savait depuis beau temps la distance qui sépare le droit


en action du droit des livres, selon la formules des juristes du cou-
5. On ne trouvera, dans le dos-
sier qui suit, que quelques-unes
rant réaliste américain 7. Ce que le Séminaire a contribué à montrer
des communications présentées — on en aura un aperçu significatif dans les pages qui suivent —
lors des séances de ce Sémi- c'est que, même dans le droit en action, et très précisément dans le
naire. Les conférences données processus de la production de la norme juridique, rien n'est sim-
par Ph. SCHMITTER à Nantes et ple. A commencer par la place prise par les acteurs sociaux dans le
Antonio Anselmo MARTINO à
Montpellier feront prochaine- processus de création des normes juridiques.
ment l'objet d'une publication. Dans sa contribution intitulée « La production des normes ju-
Les actes de la séance de Tou- ridiques par les administrations », André Hoekema met l'accent,
louse, dont la richesse dépassait par exemple, sur le rôle central des fonctionnaires dans la création
le cadre d'un dossier de revue,
du droit. Klaus Moritz montre, pour sa part, comment, en droit du
constituent le volume 8 de la
collection « Droit et Société », travail, non seulement les magistrats, mais encore les divers ac-
sous le titre : De la bioéthique au teurs au sein de l'entreprise, agissent, en coopérant à la régulation
bio-droit, sous la dir. de Claire des relations de travail, comme des producteurs de normes juridi-
NEIRINCK (Paris, LGDJ, 1994). ques. Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, évoquant, dans cette même ma-
6. Afin de ne pas répéter encore tière, les nombreuses petites décisions et para-négociations au ni-
la liste des travaux fondamen-
taux auxquels il convient de se
veau des ateliers, va jusqu'à parler d'une véritable construction
référer, on se reportera, par sociale qui met en vedette la crise des systèmes normatifs. Les
commodité, à la dernière édition analyses de ces phénomènes peuvent être nuancées d'un auteur à
du Dictionnaire Encyclopédique l'autre ; le fond demeure : que nous assistons à une prise en mains
de Théorie et de Sociologie du par les acteurs sociaux d'une régulation jusque là tenue en bride
Droit (Paris, LGDJ, 1993) au mot
« Alternatif (Droit), Alternative dans les limites étroites du droit étatique. Mieux, ces acteurs pro-
(Justice) », sous la plume de duisent des normes juridiques, non seulement en mettant en œu-
spécialistes de ces thèmes : J.-P. vre les règles du droit en vigueur, mais aussi en utilisant des
BONAFÉ-SCHMITT, Chr. moyens non conventionnels (très clair pour la régulation juridique
HARRINGTON, S. BURMAN, W.
en matière de travail) ou même hors des procédures requises dans
SCHÄRF, W. CAPELLER, E.
JUNQUEIRA. des cas précis (application du pouvoir discrétionnaire de certains
7. Eod.loc., V° « Réalisme juridi- fonctionnaires).
que américain », par Françoise Ce phénomène peut révéler des dangers. Il y a toujours, dans
MICHAUT ; on consultera aussi les la mise en œuvre du droit, un certain péril provenant de la marge
mots « Juridicisation », d'interprétation des textes. Ce risque s'accroît lorsqu'il s'agit d'une
« Dérégulation », « Régulation »
et leurs corrélats.
« prise en mains » de la régulation juridique par les acteurs, sur-

296
tout quand elle n'est pas le fait des citoyens eux-mêmes. Si l'on Droit et Société 27-1994
peut se réjouir du fait que les travailleurs interviennent pour régler
eux-mêmes leur vie quotidienne dans les ateliers, on ne peut que
rester vigilants quand ce sont les fonctionnaires qui créent du
droit, car cela n'a rien de rassurant. Au moins est-il bon d'en être
conscient. Et d'être conscient, surtout, que le droit est un « pro-
duit ». Que sa production soit enserrée dans des règles constitu-
tionnelles ne change rien au fait qu'il soit le produit — immédiat
ou non — de relations qui, pour être spécifiques, n'en appartien-
nent pas moins au champ social. Le droit est, comme toute produc-
tion d'un champ, le résultat d'un jeu de forces qui s'affrontent
dans cet espace. Si le droit en vigueur ne correspond pas à la réali-
té de sa production au point de laisser entendre qu'il y a crise (du
droit et de la justice), peut-être convient-il de revoir les règles mê-
mes de sa production, et non pas de procéder selon ce mode dont
abusent nos politiciens législateurs, qui est de replâtrages succes-
sifs du contenu.

4. Ce Séminaire a également mis en valeur la complexité des


modes de régulation et de solution des conflits. On savait depuis
longtemps que l'on ne pouvait plus se satisfaire de la simplicité de
la formule : « le droit, c'est la loi ». Mais on s'est borné à y inclure
au fil des ans la production jurisprudentielle. Les fameuses petites
notes, qui se développent avec le temps, sous chaque article des
petits codes Dalloz, par exemple, témoignent de cette extension
toujours croissante de la prise en compte, par les praticiens du
droit, des décisions judiciaires. Qui s'en tiendrait, aujourd'hui, à
ces additions et à leurs gloses ferait probablement encore un bon
professionnel du Palais — au fond, quel plaideur en demande da-
vantage ? Mais une bonne partie de la vie juridique, pour ne pas
dire l'essentiel, lui échapperait. Par un curieux retournement des
choses, tandis que, à l'origine, la vocation du droit était de régler
des conflits, on peut considérer maintenant que le droit qui se pré-
sente dans les prétoires est la partie « malade » des relations juri-
diques. Le reste, la partie saine, est dans la rue, et ne va pas jus-
qu'au conflit. Or, de toutes ces relations, beaucoup font l'objet
d'une régulation qui naît — n'est-ce pas le doyen Carbonnier qui
utilisa le premier l'expression ? — entre les interstices du droit éta-
tique. Bien des conflits trouvent, en outre, une solution sans passer
par le Palais, selon des voies que ne maîtrise pas l'État, médiation,
conciliation, instances informelles — ce qu'on évoque ici, bien sûr,
n'a rien à voir avec les cas de médiation ou de conciliation prévus
par nos codes 8.
André Hoekema parle de pluralisme. Voilà encore un mot qui
était banni du langage officiel en usage dans les facultés de droit. 8. Voir encore le mot
Un droit ne saurait être pluriel. Il est vrai qu'avec l'irruption des « Alternatif (Droit), Alternative
règles et de la jurisprudence européennes, un certain pluralisme (Justice) », au Dictionnaire Ency-
clopédique de Théorie et de So-
réapparaît. Encore est-il largement un pluralisme de façade. Des
ciologie du Droit, op.cit.

297
A.-J. Arnaud créations de concepts, tel celui de « subsidiarité », témoignent
Le droit comme produit. d'une volonté des autorités de hiérarchiser les sources officielles
Présentation du dossier du droit, ce qui réduit d'autant la marge de possibles heurts entre
sur la production de la elles, qui est la marque du pluralisme.
norme juridique
Pluralisme il y a, cependant, comme le dévoilent, chacun à leur
manière, les divers auteurs de ce dossier. Parfois, même, la plurali-
té des normes juridiques provient d'une inadapation des textes à la
pratique. Puisque André Hoekema me fait l'honneur d'illustrer, par
les exemples qu'il donne, une partie de la thèse exposée à ce pro-
pos dans le premier volume de ma Critique 9, on me pardonnera de
répondre ici en quelques lignes à un doute qu'il évoque à ce pro-
pos. Pour juger de la déviance d'un comportement, se demande-t-il,
suffit-il de se référer au droit en vigueur ? Et de donner des exem-
ples où une apparente déviance selon ce critère constitue en réalité
un comportement conforme à la pratique officielle d'une adminis-
tration. La réponse à cette importante question mérite d'être dé-
doublée. S'agit-il de savoir à quelle aune apprécier le comportement
qui peut être dit « déviant » ? Ou bien ce qu'il faut entendre par
« droit en vigueur » — celui qui sert de référent pour apprécier le
comportement déviant ? C'est à cette dernière question que l'on
commencera par répondre. Le droit en vigueur n'est pas unique-
ment le droit inscrit dans livres, mais le droit des textes ainsi que
des prolongements de ces textes. Une administration ne saurait
avoir une pratique officielle contraire au droit — sans quoi cette
pratique serait passible des tribunaux, et condamnée bien vite. Si
cette pratique officielle paraît non conforme aux textes quoique ne
leur étant pas contraire, c'est qu'elle s'appuie, d'une certaine ma-
nière, sur des principes généraux du droit, ou profite d'un flou des
textes, et constitue, avec le temps, un droit coutumier qui vient
compléter le droit des textes. Voilà le droit en vigueur : un corps de
droit constitué par les textes législatifs et réglementaires, la juris-
prudence produite sur ces textes et la pratique issue de leur inter-
prétation quotidienne et de leur mise en œuvre. Et la déviance
s'apprécie — réponse à l'autre question — par rapport à cet en-
semble systématique. Mais le plus intéressant, dans tout cela, c'est
que André Hoekema a démontré non seulement que la pratique est
bien créatrice de régulation juridique, mais qu'il y a de permanents
va-et-vient entre les divers modes de régulation, le droit de l'État et
la régulation juridique opérée sur le terrain par les acteurs.
Il existe, en effet, tout un jeu complexe de récursivités entre
ces divers systèmes, un jeu qu'il revient aux études socio-
juridiques de dévoiler, de décrire et de modéliser, ce qui n'est en-
core que très partiellement fait. Dans le cadre des droits nationaux,
l'affaire est loin d'être claire. Quand on ajoute, comme le fait Klaus
Moritz, la dimension européenne, on mesure l'étendue du pro-
blème. Ces récursivités, Klaus Moritz et J.-P. Bonafé-Schmitt en
donnent des exemples pratiques. La norme juridique ne peut être
9. Critique de la raison juridique,
produite — du moins dans nos sociétés, sur lesquelles raisonnent
Paris, LGDJ, 1981.

298
nos auteurs — sans recours à des corps de règles de droit ; mais Droit et Société 27-1994
elle se produit aussi en dehors d'eux, dans la dynamique des rela-
tions sociales. Il y a des récursivités entre les divers modes de ré-
gulation juridique, et, à l'intérieur d'un même mode de régulation
juridique, entre les divers niveaux de production de la norme. Un
tableau présenté par Klaus Moritz lorsqu'il expose les acteurs, les
buts et les résultats des diverses normes en droit du travail, est
très évocateur sur ce point. Il conviendrait d'ajouter ici les récursi-
vités qui naissent des politiques de dérégulation et de re-
régulation, qui ne font qu'ajouter à la complexité de la production
normative.
Un dernier trait, moins perceptible à première vue, qui diffé-
rencie le droit étatique des autres modes de production d'une ré-
gulation juridique, c'est la vertu téléologique de ces derniers. Le
droit officiel est produit selon une logique millénaire : essayer de
régler d'éventuelles situations afin d'éviter des conflits. Dire le
droit est traditionnellement considéré, surtout dans la tradition
judéo-chrétienne, et encore plus dans les pays soumis de longue
date à la pensée protestante ou janséniste, comme un acte d'humi-
lité. C'est un geste statique, effectué avec toute la réserve possible,
devant une situation qui mérite avant tout la méditation, et pour
éviter le pire. La production normative de terrain apparaît au
contraire plutôt comme la réalisation d'un plan d'action susceptible
de permettre la réalisation la plus satisfaisante possible des buts
de la vie quotidienne. Dans le cas de conflit, la décision alternative
cherche précisément à tirer le meilleur parti possible pour les pro-
tagonistes d'une contestation qui les oppose, alors que la décision
de justice conventionnelle vise à discerner celui qui a raison de
celui qui a tort, ce qui ne fait qu'aggraver la situation de discorde
en développant au moins chez l'un d'eux un sentiment d'échec qui
hypothèque toujours l'action future. Au fond, nous avons affaire là
à deux conceptions paradigmatiques radicalement opposées, in-
conciliables 10.

5. Ce que ce Séminaire nous aura enseigné, encore — et l'on


terminera par là, bien qu'on soit conscient de n'être point exhaustif
— c'est que nous aurions avantage, nous autres, juristes, à adopter
— ou au moins à accepter — une approche socio-juridique qui ne
revendique pas le statut de discipline mais se présente comme un
champ dont nous ne pouvons plus, désormais, faire l'économie.
Est-il réellement de mise de se braquer encore, de nos jours,
contre l'approche socio-juridique ? Il faut savoir que ce que des
pionniers ont introduit, voici près d'un demi-siècle — depuis au
10. Cf. l'opposition entre pers-
moins trente ans, chez nous — sous le nom de « sociologie juridi- pective positiviste et perspective
que » ou de « sociologie du droit » est maintenant, même si les tra- constructiviste dans Droit et So-
vaux qui en sont issus constituent des points de passage obligés, ciété, n° 20/21, 1992, p. 17-37 :
très marqué d'une empreinte vieillotte. Ce qu'on souhaitait impo- « Droit et société : du constat à
la construction d'un champ
ser, alors, comme une discipline à part entière est trop estampillé commun ».

299
A.-J. Arnaud du sceau des débats qui ont entouré sa naissance et sa petite en-
Le droit comme produit. fance. Étant née d'une réaction, inspirée par la sociologie naissante,
Présentation du dossier contre le dogmatisme des juristes, elle s'est largement perdue dans
sur la production de la des querelles de clocher. C'est à cause de cela que sociologues et
norme juridique
juristes continuent de faire mauvais ménage, et pas seulement en
Europe, aux États-Unis, même, où les juristes traitent volontiers les
membres de la Law and Society Association de « sociologues », ce
qui est évidemment péjoratif dans leur bouche.
La critique du droit s'étant formée, quant à elle, à partir du
constat, chez un certain nombre de juristes, que même la sociolo-
gie juridique n'accordait pas assez de place à la dimension politi-
que du droit, les études qui sont effectuées dans ces milieux sont
immédiatement soupçonnées de subjectivisme et d'idéologie 11.
On est alors passé aux études du style « droit et société », is-
sues d'une volonté d'ancrer la régulation juridique dans son tissu
naturel, qui est la vie quotidienne. Mais l'expression « droit et so-
ciété » désigne des réalités complètement différentes d'un conti-
nent à l'autre. Aux États-Unis, bien sûr, cela vise les productions de
la Law and Society Association. Mais il existe, depuis 1991, une
« Fédération mondiale des associations droit et société » qui mon-
tre bien la disparité des groupements portant ce nom. Ici, il s'agit
d'une équipe de recherche ; là, d'une association nationale dont les
dimensions n'ont rien à voir avec son homologue américaine ; ail-
leurs encore, d'un simple « mouvement » sans adhérents, mais ba-
sé sur un réseau informel de collègues travaillant sur ce champ.
Par le terme « études socio-juridiques » on englobe sous une ex-
pression générique l'ensemble des chercheurs intéressés par le
11. Une réflexion inter-culturelle
plus petit commun dénominateur aux diverses tendances qui se
a été entamée sur ce thème. Elle
a conduit quatre équipes, nord- sont fait jour depuis qu'on a osé parler de l'importance de l'apport
américaine, latino-américaine, potentiel, pour les juristes, d'une approche sociale du droit. On dé-
d'Europe centrale et d'Europe signe donc par là une sorte de moyen terme entre toutes les li-
occidentale (cette dernière cons- gnées existantes qui préconisent un regard sur le droit qui ne né-
tituée au sein du Réseau Eu-
ropéen Droit et Société) à se
glige pas le contexte social global. Les études socio-juridiques
rencontrer à l'Institut Internatio- constituent aujourd'hui une sorte de sociologie juridique renouve-
nal de Sociologie Juridique (Oña- lée, où les dimensions économique et politique se sont ajoutées
ti, 8-10 juin 1994) pour débattre aux revendications réalistes des premiers sociologues juristes.
en commun sur le sujet : Dans cette occurrence, parler de production de la norme juri-
« Approches critiques et études
socio-juridiques : quels rap- dique n'a pas de quoi faire bondir. C'est, au contraire, redonner au
ports ? ». droit toute sa dimension que de lui reconnaître qu'il n'est pas pro-
12. L'une des raisons pour les- duit d'en haut pour des masses soumises, qu'il n'est pas détaché
quelles le thème du Séminaire de la réalité de la société à laquelle il est destiné, qu'il est un mo-
retenu pour l'année 1994 a été ment dans une dialectique permanente de la pensée et l'action, la-
« les politiques publiques ». L'in-
quelle est à son tour l'objet d'une dialectique permanente entre le
térêt provoqué par ce thème l'a
fait reconduire pour l'année politique et le juridique 12. Dans semblable remise en question,
1995. Les résultats feront l'objet tranquille, sereine, gît, actuellement, du moins, une véritable prise
d'une ou plusieurs publications de position critique, beaucoup plus efficace qu'une attitude provo-
dans les colonnes de cette revue catrice dans des circonstances où cette dernière, parfois indispen-
ou dans la collection « Droit et
Société » (Paris, LGDJ).
sable, ne s'impose pas.

300
Droit et Société 27-1994
La production
des normes juridiques
par les administrations *

André J. Hoekema**

Résumé L’auteur

Professeur de sociologie du droit


Dans les pages qui suivent, sont présentés les résultats d'une série d'étu- à l’Université d’Amsterdam. Ses
des empiriques du type « observation participante » sur l'exécution du thèmes de recherche : le rôle des
droit administratif par les fonctionnaires. Dans les États modernes occi- fonctionnaires dans la prise de
dentaux, la structure du pouvoir politique s'est développée de telle façon décision et la formation du
qu'il y a aujourd'hui un « État-fonctionnaire ». L'administration, dans sa « droit vivant » tel que le public
vie quotidienne, produit des règles, des images, des principes qui, pour le le rencontre ; le droit négocié ;
les droits et relations fonciers de
public, dévoilent et déterminent le droit comme un ordre imposé. Il s'agit
nature communautaire qui op-
de lois comme celles sur l'indemnité en cas de maladie, sur la protection
posent la conception de proprié-
de l'environnement, sur les conditions de travail, etc. Maints exemples de té privée ; les expériences des
ces règles vécues et conçues informellement par les fonctionnaires sont peuples indigènes avec des sys-
discutés et résumés dans une typologie. Des représentations comme celle tèmes d’auto-détermination.
du « type du client » sont exposées. Un appareil conceptuel est proposé. Parmi ses publications, on citera
Se discute amplement la condition moderne d'un État occidental qu'on a celle rendant compte d’un bilan
espéré contrôler par des principes et des pratiques constitutionnels, de la sociologie juridique néer-
comme celui de la légalité, alors que les pouvoirs de décision se sont mul- landaise (sous la dir. de
tipliés, voire fragmentés et surtout se trouvent cachés dans les replis de V. Ferrari, Developing sociology
of law, Milan, Giuffrè, 1990) ou
l'appareil administratif. L’auteur n'a pas l'ambition de supplanter Hayek,
encore Experiences with systems
mais il souhaiterait restituer aux citoyens le droit dans sa dimension of self-government by indigenous
d’entité spirituelle et dans sa force réelle. peoples (sous la dir., avec
W. Assies), Copenhague, IWGIA,
Acteurs du droit – Droit vivant – État-fonctionnaire – Fonctionnaires – Plu- 1994.
ralisme juridique – Production du droit – Raison juridique – Régulation.

Summary
* Conférence présentée dans le
cadre du Séminaire Droit et So-
The Production of Legal Norms by Civil Service Sector ciété/Maison des Sciences de
The following pages present the results of a series of « participant obser- l’Homme, Faculté de droit et des
vation » type studies of the application of administrative law by civil ser- sciences politiques, Clermont-
vants. In modern, western nations, the structure of political power has Ferrand, 5 avril 1993.
turned into that of an « administrative State ». In the day to day handling ** Universiteit van Amsterdam,
of cases, civil servants produce rules, images and principles that define Faculteit der Rechtsgeleerdheid,
law and which the public discovers as an imposed order. This concerns Postbus 1030, 1000 BA Amster-
laws such as those pertaining to sickness benefits, environmental protec- dam.

303
A. J. Hoekema tion, work conditions, etc. Many examples of these rules, which civil ser-
La production vants live out and conceive in an informal manner, are discussed and
des normes juridiques summarised as a typology. Representations such as that of « type of
par les administrations client » are presented. A conceptual framework is suggested. The author
discusses the condition of a modern western State which it was hoped,
would have been controlled through constitutional practices and princi-
ples, such as legality, when in fact, decision-making authorities have mul-
tiplied and become fragmented and, above all, are hidden in the folds of
the administrative bureaucracy. The author does not want to present him-
self as a new Hayek, but would like to return law to the citizens as a spiri-
tual entity and real force.

Actors of law – Administrative State – Civil Servants – Legal pluralism – Le-


gal reason – Living law – Production of law – Regulation.

« (...) on trouve, à côté du droit


imposé — et parfois contre lui —
des pratiques et des conceptions
que la sociologie juridique ne peut
pas ne pas prendre en considéra-
tion. »
A.-J. Arnaud, Critique de la raison
juridique, p. 258

Introduction
Le thème principal de cette rencontre, à savoir la création des
normes juridiques par l'administration, me renvoie à deux tendances
liées dans la structure du pouvoir politique des pays occidentaux
« modernes ».
Perte définitive de la « légalité », pour ce qui est des exigences à
poser aux actions administratives. C'est-à-dire qu'on ne peut plus
soutenir que, dans la plupart des actions administratives, la loi (ou
les lois) indique les limites dans lesquelles l'administration a la com-
pétence d'agir. Conséquence : l'administration elle-même se pose la
loi, forme et crée le droit. Je dirais même plus : au sein des com-
plexes administratifs, le centre de production des décisions ayant le
caractère de droit (sinon formellement, du moins par force de la ré-
alité pour les citoyens) s'est déplacé définitivement vers des groupes
de fonctionnaires compétents. C'est d'ailleurs une thèse bien connue
et largement répandue. C'est partant de cette thèse que, dans mon
département, mes collègues ont poursuivi une longue série d'études
sur le « droit » produit par les fonctionnaires. Il ne s'agit pas de droit
au sens dogmatique, mais bien au sens sociologique.
Deuxième tendance, attachée à celle que je viens de mentionner :
dans plusieurs cas de régulation administrative, l'administration —
selon mon hypothèse, un groupe de fonctionnaires — a recours à

304
des négociations permanentes. Il s'agit, là aussi, d'un phénomène qui Droit et Société 27-1994
se discute déjà ici et là, mais que l'on n'a pas apprécié dans toute
son ampleur. De plus en plus, les départements nationaux, les admi-
nistrations municipales et « régionales » ainsi que d’autres organes
administratifs ne reconnaissent plus les lois ou les règlements
comme le point de départ absolu de leurs actions. Au contraire, ils
sont en contact permanent avec les divers groupements et organisa-
tions influents de la société, pour contracter sur des mesures plus
ou moins ad hoc. Dans cette pratique, il n'existe pas de règles de
droit, mais seulement des mesures très concrètes prises de telle fa-
çon qu'il y a création de droits et obligations mutuels entre parties
bien spécifiques. En bien des cas ces « obligations » n'ont pas un ca-
ractère obligatoire du point de vue dogmatique, mais du point de
vue social. Ces obligations, on peut les appeler « droit » aussi, mais
on est loin de l'État libéral, très loin du principe de légalité, voire de
la position centrale du principe des règles générales dictant à l'admi-
nistration ce que (ou ne pas) faire.
Bien qu'elle soit également très importante, je ne m'occuperai
pas beaucoup, faute de temps, de cette deuxième tendance. En re-
vanche, je me concentrerai sur le premier point, à savoir la création
de droit par des groupes de fonctionnaires travaillant au sein de
l'organe administratif compétent.
J'aborderai donc les thèmes suivants : tout d'abord j'élaborerai
la thèse de la perte de la légalité (I), puis celle du rôle central des
fonctionnaires en tant que créateurs de droit administratif (II). En-
suite je donnerai des exemples, tirés de nos études empiriques, de
règles que suivent des fonctionnaires en délibérant sur leurs dos-
siers (III). Pour élaborer ce point, j'introduirai les catégories d'analyse
dont A.-J. Arnaud m'a fourni l'inspiration et je tenterai de prouver
que ces interactions sociales — car c'est aux interactions sociales
que je me réfère — forment des systèmes juridiques au sens de son
livre Critique de la raison juridique, où va la sociologie du droit ? En-
fin, j'aurai l'occasion de signaler un pluralisme juridique (IV), de po-
ser la question pertinente de savoir comment établir qu'un système
conforte ou s'oppose au système du droit « officiel » (V), et de termi-
ner par une conclusion (VI).

I. Perte de la légalité
Comme point de départ, j'ai choisi le fait bien attesté dans les
sociétés occidentales modernes, que dans le domaine de l'adminis-
tration publique, champ dans lequel s'exerce le pouvoir politique, il
n'existe guère de « légalité ».
La légalité veut tout d’abord dire, conçu dogmatiquement, que
l'administration dans tous ses actes de souveraineté ne fait qu'appli-
quer des lois formelles qui ne sauraient être dénuées de tout conte-
nu matériel.

305
A. J. Hoekema Dans cette phrase, il y a trois éléments qui, pour la littérature ju-
La production ridique néerlandaise, sont censés être essentiels pour définir la léga-
des normes juridiques lité administrative :
par les administrations 1. le principe d’exclusivité : pas de manifestation du pouvoir
administratif qui ne soit conforme à une loi ;
2. le principe de formalité : pas de manifestation du pouvoir
administratif sinon conforme à une loi formelle, la loi de « premier
rang » (aux Pays-Bas, faite et approuvée par le gouvernement et le
Parlement ensemble) ;
3. le principe de spécificité : réduction la plus complète possible
du pouvoir discrétionnaire et de la délégation de pouvoir à d'autres
organes de l'État.
Ni en France ni aux Pays-Bas, les juristes n'ont requis l'applica-
tion de ces principes avec beaucoup de rigueur. La théorie du droit
constitutionnel y ajoute des exceptions importantes. Maints actes de
l'administration ne sont pas guidés par des lois (de quelque rang que
ce soit) : l'on gouverne par subventions, ou par négociations avec des
organismes sociaux, par exemple dans le domaine de la politique des
salaires, la santé publique, etc. Très souvent, c'est même la pratique
normale, que les buts d'une loi, par exemple une loi sur les condi-
tions de travail, soient énumérés de manière sommaire et globale
dans une loi formelle, tout le corpus des règles détaillées se trouvant
dans des lois « de second rang » (mesures administratives, élaborées
par le gouvernement, c'est-à-dire par des équipes de fonctionnaires
de plusieurs départements, après des négociations ardues ; ou alors
par un ministre seul, c'est-à-dire par son équipe de fonctionnaires)
ou même dans des règlements non reconnus juridiquement ou re-
connus indirectement seulement, telles des brochures décrivant la
politique à suivre vis-à-vis des entreprises.
Dans ce cadre d'un système de lois dites « instrumentales »
s'inscrit aussi la tendance, d'ailleurs bien connue, de conférer géné-
reusement aux autorités publiques des pouvoirs discrétionnaires
délégués.
En plus de cette structure administrative officielle, vue et ap-
prouvée par les juristes, on rencontre une pratique administrative
qui, dans la réalité des actions administratives, manifeste une dé-
viance sensible par rapport au système esquissé ci-dessus. Le pou-
voir discrétionnaire n'est pas seulement un attribut formel des orga-
nes compétents, mais, dans l'optique d'un sociologue du droit, un
attribut du système de pouvoir administratif réel, tel qu'il se déroule
tous les jours. J'ai pu observer le déplacement du pouvoir réel des
organes représentatifs et des gouvernements vers le pouvoir exécutif
et au sein de ce dernier vers les fonctionnaires préparant des mesu-
res ou des lois, ou bien les « exécutant » en contact régulier avec les
citoyens (j'aurai l'occasion d'élaborer cette thèse plus amplement ci-
dessous). Par conséquence, la conception de la légalité, selon moi, n'a
guère de place dans la réalité de l'exécution du pouvoir politique ac-

306
tuel. Je me rends compte du fait que, bien sûr, dans des États Droit et Société 27-1994
comme la France ou les Pays-Bas, il existe tout un système de juridic-
tions auxquelles les justiciables peuvent faire appel, au nom des
principes d'une administration légale et raisonnable, et il me faut
souligner aussi que jusqu'à aujourd'hui il a existé des lois (formelles)
spécifiant quasi tous les droits et obligations auxquels les citoyens
s'intéressent (ainsi, par exemple, la loi sur l'assistance familiale).
Mais, quoi qu'il en soit, le cercle du pouvoir discrétionnaire des fonc-
tionnaires s'est étendu considérablement. Déjà la grande confiance
manifestée par l’État à la discrétion comme phénomène juridique
dogmatique, fait l'épreuve d'un changement très profond de la na-
ture et des méthodes des États modernes. Mais la confiance manifes-
tée par l'État moderne à la loyauté de ces employés publics indique
un changement plus radical encore. Mon point de départ, comme so-
ciologue du droit étudiant les problèmes des États et nations mo-
dernes, sera donc le suivant : il s'avère que dans les États modernes
de type occidental la structure du pouvoir politique s'est développée
de telle façon qu'il y a aujourd'hui un « État-fonctionnaire ».
Par là, on est bien éloigné de l'État libéral du temps de Max We-
ber. Il va sans dire que sa thèse selon laquelle la légitimité du pou-
voir politique dériverait de la légalité des actes du pouvoir, a fait
complètement faillite en ce qui concerne les société actuelles. Cette
thèse de Weber me paraît tout de même très intéressante par ses
motifs : fonder un système du pouvoir uniquement sur une forme
dans laquelle toute émanation du pouvoir doit être insérée, évitant
par ce biais un choc insoluble entre des visions du monde nécessai-
rement contradictoires et subjectives. Il va de soi que dans les États-
providence modernes avec leurs buts et fins matériels, avec leur ten-
dance à la réorganisation sociale permanente, la solution pacifique
des conflits entre des systèmes de valeurs opposés relève de la capa-
cité des groupes ou classes dominants à s'entendre sur la politique à
suivre. Le droit officiel manifestera les traces de la pluralité des sys-
tèmes de valeurs dans les sociétés modernes, en se fondant sur des
principes d'organisation sociale très divers. A mon sens, cette capa-
cité fait défaut à l'heure actuelle...
Voilà pour ce qui en est de la légalité disparue.
En passant, je constate que dans des textes de sociologues du
droit intelligents et lucides comme A. Hunt (1991, p. 258), on consi-
dère que le droit actuel a un rôle très important dans le processus de
légitimation des pouvoirs publics en tant que légitimation des rela-
tions sociales « de manière impersonnelle et formelle ou abstraite ».
A mon avis, ce n'est plus le cas.

307
A. J. Hoekema
La production
II. Rôle central des fonctionnaires, créateurs
des normes juridiques de droit
par les administrations
Pour prouver, si besoin est, le cas du pouvoir considérable et
presque incontrôlé des fonctionnaires, je voudrais tout d'abord citer
un ex-haut fonctionnaire d'un département, qui dit : « En raison de
l'absence de contrôle hiérarchique et politique des fonctionnaires
expérimentés, les "senior" officiers publics laissent une forte em-
preinte sur les lois de ce département. » Ou encore : « La possibilité
d'amender des projets de lois est beaucoup plus grande pour les
fonctionnaires que pour les membres du Parlement » (Huls, 1992, p.
184 et 186).
Dans le domaine de l'application des lois administratives il
existe aujourd'hui une longue série d'études où je peux puiser li-
brement. Toutes ces études ont pour objet la pratique ordinaire au
sein d'une organisation administrative qui formellement est au ser-
vice d'un organe administratif compétent pour l'application d'une
loi. Par exemple : la loi concernant les conditions de travail, les lois
sur la protection de l'environnement, la loi sur les indemnités en cas
de maladie, la loi sur l'incapacité de travail, la loi sur la prévention
des effets nuisibles des établissements industriels, les lois de sécuri-
té sociale (loi générale sur l'assistance sociale) et maintes autres.
Dans tous ces cas un de mes collègues a travaillé lui-même
comme fonctionnaire pendant quelques mois, souvent en portant
son attention sur plusieurs établissements d'un service, comparant
les décisions et plus particulièrement les motifs des différents fonc-
tionnaires, les considérant comme jouant leur rôle dans le cadre
d'un système social. Sur un plan plus abstrait, on a également com-
paré deux branches de la même organisation administrative.
Certes, les fonctionnaires n'ont pas officiellement de pouvoir de
décision. Leur tâche est de préparer les dossiers, de rassembler et
présenter « les faits », de suggérer les dispositions d'une loi à appli-
quer ou une interprétation satisfaisante, et ensuite de conseiller les
organes compétents (souvent un supérieur du même service qui dé-
tient un mandat officiel ou le pouvoir délégué). Je tiens à ne pas
tomber dans le travers qui consiste à ne pas savoir distinguer entre
l'image formelle et l'image réelle de ce qui se passe dans la vie quo-
tidienne des fonctionnaires. Toutes ces organisations ont une clien-
tèle énorme, souvent indéterminable, parce que chaque jour se pré-
sentent énormément de gens (cependant, il y a des administrations
qui savent très bien sélectionner les cas à traiter, par exemple celle
qui applique la loi sur les conditions de travail). Dans le déluge des
dossiers, ils développent des routines pour s’assurer très vite de la
nature, de la catégorie d'un cas. Par exemple, au sein de l'assistance
sociale on sait très bien distinguer entre un citoyen supposé tricheur
et un citoyen considéré comme sincère et digne de confiance (exem-
ple d'une étude de R. Knegt, 1987).

308
Presque toujours, on se forme une image du but de la loi en Droit et Société 27-1994
question, une idée de « l'esprit de la loi », par exemple considérant
que la loi sur l'indemnisation en cas d'incapacité de travail est « faite
pour » les gens qui ont travaillé toute leur vie de toutes leurs forces
et qui d'un seul coup souffrent d’une incapacité. Eux « méritent »
d'être aidés de la manière la plus généreuse. C'est (entre autres mo-
tifs) avec cette conception du mérite qu'on applique la loi (recherche
empirique par Mudde, 1992).
Souvent encore, un inspecteur du travail dresse le bilan des
conditions de travail d'une entreprise en tenant compte de sa situa-
tion économique et financière et de la mentalité générale de la gé-
rance. S'il existe une attitude positive — selon son opinion — vis-à-
vis de l'amélioration des conditions de travail, des machines dange-
reuses pourront être utilisées plus longtemps, bien que les règle-
ments en vigueur l'interdisent. Dans cet exemple, le règlement ainsi
que les faits sont clairs. Pourtant, le plus souvent, hormis des excep-
tions assez rares, ni les faits ni les normes à appliquer ne sont clairs,
et ainsi très souvent se déroule entre l'inspecteur et la gérance de
l'entreprise une négociation pour trouver un compromis, pour abou-
tir à une définition commune de la situation, en ce qui concerne les
dangers immédiats, les risques technologiques, la vigilance de l'en-
trepreneur, le « vrai sens » de la loi en vigueur, etc.
Normalement, les inspecteurs du travail ne se comportent pas
du tout comme le dit un manuel de l'Inspection du travail lui-même :
l'inspecteur qui entre dans l'entreprise, fait l'évaluation des condi-
tions de travail, applique les normes qui y sont relatives et constate
les infractions éventuelles ou les mesures à prendre. Cet inspecteur
existe, mais ce n'est pas le cas typique.
Cette situation ne change pas alors que les règlements formels
ou informels contiennent des exigences bien détaillées sur la sûreté
des machines, ou sur les conditions de travail, telles que l'entrée de
la lumière du jour, la lutte contre la poussière, les toxiques, les pré-
cautions à prendre avec un échafaudage, etc.
Parce que l'inspecteur du travail est le spécialiste et, plus impor-
tant, parce qu'il détient le monopole de l'établissement des faits, y
compris la présentation des faits conformément à une idée pré-
conçue sur le plan de l'action la plus efficace, les supérieurs, les or-
ganes administratifs formellement compétents, ne le contrôlent pas
ni ne le corrigent. En outre, les supérieurs favorisent une approche
restreinte et réservée envers les entreprises à surveiller. En consé-
quence, il n'existe pratiquement pas de contrôle hiérarchique.
Le contrôle judiciaire n'a pas beaucoup d’influence non plus.
Pour commencer, les tribunaux statuent assez rarement sur un cas
de contravention aux règlements sur les conditions de travail, ou sur
un cas dans lequel l'employeur a fait appel d'une mesure donnée. Les
inspecteurs n'aiment pas imposer des obligations strictes et formel-
les aux entreprises. Si une telle mesure a été ordonnée, l'entreprise

309
A. J. Hoekema peut présenter une réclamation et faire appel au tribunal. Dans ce
La production cas, les chances de n'être condamné qu'à une amende relativement
des normes juridiques basse (en cas de contravention), ou de gagner le procès (en cas de
par les administrations mesures d'hygiène ou de sécurité) sont relativement élevées. Les
inspecteurs savent tout cela et préfèrent suivre une « théorie de la
régulation » qui leur prescrit de toujours négocier et de ne jamais
perdre la confiance du patron sauf s'il est complètement sourd à la
prévention des accidents (tout cela tiré des recherches de Wilthagen,
1993).
Cependant, il y a des situations où le nombre de dossiers traités
de façon informelle et négociée est plus faible, situations dans les-
quelles la loi est claire et son application « mécanique ». En effet, il y
a des normes, telles la loi sur les allocations familiales ou quelques
articles de lois sur la sécurité sociale, qui appartiennent vraiment au
type de loi requis par le principe de légalité. Les faits pertinents sont
spécifiés aussi bien en détail que d'une manière « simple », qui ne
dépend pas trop des circonstances. De même, ce à quoi le justiciable
a droit est également prévu de manière précise. Mais même dans ce
cas, il existe des questions de fait ou de droit qui impliquent une dé-
libération et un processus d'interprétation quasiment incontrôlés
par les organes formellement compétents. En cas de refus, les justi-
ciables pourraient faire appel au tribunal mais, en l'absence de
connaissances sur les décisions en « pareils » cas, ils n'ont pas grand
chance de succès, hormis si un fonctionnaire ne leur a pas accordé
ce à quoi un article de la loi ou la jurisprudence leur donne norma-
lement droit.

III. Les règles suivies par les fonctionnaires ;


analyse de la nature des interactions
sociales en question
Après avoir présenté la thèse du pouvoir informel des fonction-
naires, je souhaite procéder à une analyse plus profonde des interac-
tions sociales parmi les fonctionnaires entre eux, parmi eux et les
justiciables, parmi eux et leurs supérieurs, etc. Ces interactions so-
ciales forment un système juridique au sens qu’A.-J. Arnaud donne à
ce mot, ainsi que je le montrerai plus bas (IV).
J'insiste sur le fait, bien connu, que l'existence réelle des « lois
formelles » nous ramène au domaine des interactions sociales. On ne
saurait connaître la vie réelle, les obligations réelles sans étudier plus
en détail ce que font chaque jour les fonctionnaires chargés
d'« appliquer » la loi. Cela est exactement l'inspiration avec laquelle
nous avons entamé la série d'études que je viens de mentionner.
Pour me procurer un appareil d'analyse de ce système social à
détecter dans les actions quotidiennes d'un groupe de fonctionnaires
dans un domaine précis, j'utiliserai les éléments suivants.

310
Les fonctionnaires attribuent au justiciable un statut spécifique, Droit et Société 27-1994
comme le statut moral que je viens de mentionner ci-dessus. C'est le
statut de quelqu'un qui mérite l'indemnisation que le fonctionnaire
est en état de lui fournir ou (cas plus rare et plus délicat) de lui refu-
ser (exemple de E. Mudde, 1992).
Ou, autre exemple — tiré d'un livre de Wilthagen (1993) — : le
statut, dans le cas de l'application de la loi sur les conditions de tra-
vail, de l'entrepreneur soucieux de la sûreté et du bien-être de ses
employés, respectueux des exigences de son personnel, et, par
conséquent, considéré comme l'employeur modèle. Modèle ici ne
veut pas dire que tout est en bon ordre dans cette entreprise (en ma-
tière de sécurité, par exemple) mais que la mentalité supposée, elle,
est bonne : l'entreprise est bien en route vers des conditions de tra-
vail plus sûres, moins risquées et plus bienfaisantes.
Prenons un autre exemple encore : le statut d'un employé qui se
comporte mal, par exemple celui qui ne connaît pas sa propre place
dans l'entreprise. En matière d'autorisation préventive de licencie-
ment, celui qui est considéré comme tel a plus de chance d'être li-
cencié (selon une étude de Knegt et Wilthagen, 1988).
Au fonctionnaire aussi est conféré un statut, bien connu par
ceux qui ont fréquemment affaire à lui ou à ses collègues. Par exem-
ple, le statut de fonctionnaire raisonnable « qui n'est pas là pour
fermer un établissement » (comparez ce résultat d'une étude par
Wilthagen avec celui de Bardach and Kagan, 1982). Ou encore le sta-
tut de quelqu'un qui veille assidûment aux intérêts du Trésor public
et qui, en tant que tel, contrôle très strictement les faits et docu-
ments apportés par les justiciables auxquels on confère le statut de
tricheur (étude de l'assistance sociale par Knegt, 1987).
Les deux statuts sont liés ; l'un définit l'autre. Suivant l'attribu-
tion de ce statut, littéralement on voit (et on fait — voir infra —) au-
tre chose qu'assumer un autre statut.
Dans la littérature on discute parfois ce processus sous le nom
de « typification ». Le type fournit l'acteur d'un schéma des événe-
ments, reliant un schéma de représentation avec un schéma d'action.
La formation des types suit des règles sociales souvent demi-
conscientes ou inconscientes, et ces règles structurent des schémas
d'attente ou d'anticipation : le fonctionnaire interprète son expé-
rience à l'aide de ces règles. Il « sait » que ce justiciable-ci dit la véri-
té, ou que celui-là ne possède pas des motifs suffisants et est donc à
mépriser par exemple en matière d'indemnisation pour incapacité de
travail. Ces règles définissent la signification spécifique d'un ensem-
ble de « faits divers » (comportements, apparences, événements dits
ou écrits, des faits de la vie antérieure) et permettent une conclusion
rapide : voilà un bon employeur ! Ces règles ont souvent un caractère
collectif et l'apprenti fonctionnaire les apprend vite.
Il y a ici une relation avec le stéréotype, mais les deux doivent
être distingués.

311
A. J. Hoekema Le processus d'attribution d'un statut terminé, tant le fonction-
La production naire que le client sont enfermés dans un rôle spécifiant en détail
des normes juridiques leurs comportements respectifs. J'aboutis là à une autre caractéristi-
par les administrations que de ce système social : des règles de comportement assez préci-
ses spécifient le comportement que l'on attend du fonctionnaire,
comme l’autorisation de licenciement, l’acceptation du fait que des
machines coûteuses (pour remplacer des machines dangereuses)
n'ont pas été commandées, etc.
J'aimerais donner un exemple un peu plus détaillé de ce compor-
tement « requis » par le rôle d'un fonctionnaire.
Il s'agit de l'application de la loi sur l'indemnisation pour incapa-
cité de travail. En statuant sur le degré de cette incapacité, le fonc-
tionnaire doit utiliser deux critères :
a. incapacité médicale (point que je ne discuterai pas) ;
b. possibilité d'exercer un autre emploi avec le handicap. Pour
déterminer ce point, il faut établir la liste des emplois théorétique-
ment disponibles, sans pour autant dire que dans un tel emploi il y a
des places vacantes. Dans ce but, l'on consulte une base de données,
dans laquelle on trouve tous les emplois disponibles dans une région
précise, classés suivant les exigences physiques (de façon très dé-
taillée). Tout en préparant sa décision, l'employé public s'empare du
pouvoir discrétionnaire de consulter ou de ne pas consulter les sys-
tèmes existant dans les districts voisins. Or, quand il s'agit de quel-
qu'un méritant une indemnisation totale (qui est financièrement la
plus favorable au justiciable) le fonctionnaire se limite à son secteur,
et ne consulte pas les autres districts. Par contre, si le justiciable
présente un comportement et une motivation suspects, le fonction-
naire tend à consulter les autres districts afin d'y trouver un emploi
que le justiciable pourrait exercer. Dans ce dernier cas, l'indemnisa-
tion sera calculée sur la base d'un montant plus faible (exemple tiré
d'une étude de P. Minderhoud, 1993).
Dans un tel ordre social, un acteur ne tient compte du compor-
tement de son co-acteur que dans la mesure où il doit le qualifier
d'après le statut acquis, afin de savoir que faire et qu' attendre l'un
de l'autre. Les expectatives sont enserrées dans une stratégie prééta-
blie. Voici un exemple (peut-être n’est-il plus actuel 10 ans plus tard),
tiré du livre d’A.-J. Arnaud : un patron qui sait très bien, selon la pra-
tique française, qu'en cas d'accident il n' y a qu'une chance infime
pour qu'il soit placé en détention provisoire (même s'il y a contra-
vention à une loi de sécurité). On sait exactement à quoi s'attendre.
De la même façon, aux Pays-Bas, le patron s'attend à une exécution
« raisonnable » de la loi sur les conditions de travail, c'est-à-dire qu'il
s'attend à ce que l’inspecteur lui accorde un délai pour se conformer
à la loi, ou qu'il s'attend à ce qu’il y ait discussion et négociation sur
la définition de ce que « la loi exige ».
Il convient de distinguer ces règles de comportement en plu-
sieurs catégories, selon le besoin :

312
— règles de comportement matérielles, telle la règle exposée ci- Droit et Société 27-1994
dessus : le patron d'un employé non conforme au type d'employé
raisonnable, en cas de requête d'un permis de licenciement, obtien-
dra facilement l'autorisation de le licencier ;
— règles formelles, procédurales, telle celle qui prévoit qu'en cas
d'indemnisation pour incapacité de travail, l'on fouille plus large-
ment dans les systèmes de données sur les emplois disponibles. Ou
encore : dans le cas d'une demande d'autorisation de licenciement
avec pour motif la récession économique, on ne contrôlera pas les
faits allégués.
Une variante importante est constituée par les règles qui défi-
nissent comment interpréter les règles de droit en vigueur. Dans un
grand nombre de cas, les fonctionnaires se forment une opinion qui
les « oblige » à appliquer une loi ou règlement de façon stricte, de fa-
çon libérale, etc. ou à ne pas appliquer les procédures requises dans
certains cas. C'est pour ainsi dire leur manière d'utiliser le pouvoir
discrétionnaire qu'ils possèdent (soit qu'il existe formellement, soit,
cas normal, que, tout simplement, on le « prend »).
De la même manière on attend de l'autre acteur un comporte-
ment qui corresponde à son rôle.
L'on retrouve ici la notion d'équilibre : il doit y avoir équilibre
entre les « obligations » de chaque partie. Par exemple, quelqu'un qui
se prétend détenteur d'un droit à une allocation et se présente au
bureau d'assistance sans se montrer coopératif en fournissant les
faits dont on a besoin, en présentant des motifs « convenables », en
se conformant aux exigences formelles, etc. rompt cet équilibre (et
parfois cela lui coûte cher : cf. Knegt, 1987). Ainsi, la relation sociale
entre le fonctionnaire et l'employeur peut être analysée, conformé-
ment à la thèse d’Arnaud, comme une relation d'opposition. Le fonc-
tionnaire dont je viens de parler, celui qui, en échange de l'attribu-
tion d'une allocation, attend du justiciable un comportement
coopératif, oppose à celui qui reçoit la prestation, la réception de sa
propre contre-prestation.
Il va de soi qu'il existe une multitude de règles de comporte-
ment, définissant toute une série de relations entre fonctionnaires
pris dans un statut spécifique et justiciables enfermés dans un sta-
tut complémentaire, le public, les supérieurs, les collègues, etc.
Ces règles forment un ensemble cohérent, un lacis. Les deux (ou
plusieurs) rôles et les règles pertinentes prennent le caractère d'un
contexte social. C'est la part subjective d'un ordre social.

Le conçu
Il faut aller plus loin dans l'analyse. L'étude des comportements
et des règles ne suffit pas pour expliquer un système social. Il s'y
ajoute le niveau des conceptions : les représentations, les images, les
croyances collectives. J'ai déjà eu l'occasion de parler des représenta-
tions : représentations d'un type de clients spécifiques relevant

313
A. J. Hoekema d'une multitude d'indications. C'est le niveau du « conçu », ainsi
La production qu’Arnaud (p. 333) l'appelle, à distinguer du niveau que je viens de
des normes juridiques traiter : le vécu (opinions et comportements). Par exemple, dans ce
par les administrations domaine de l'administration on a souvent mis en évidence le rôle
important que jouent les conceptions que le fonctionnaire a de sa
propre tâche. C'est-à-dire qu’il a une conception de ce que c'est que
d'être un fonctionnaire, quel comportement et quel type de raison-
nement relèvent de cette position. Ces conceptions forment un
contexte plus vaste, plus englobant. Ils influent sur le rôle à assumer.
« Entre » ces deux contextes on a souvent analysé, conformé-
ment à une étude de Kagan (1978), le style de fonctionnement typi-
que des fonctionnaires : ensemble complexe de comportements, rai-
sonnements, argumentations et façons de prendre des décisions
(Knegt 1987, p. 124). On trouve le style « légaliste », dans lequel le
fonctionnaire essaie de respecter le plus fidèlement possible le texte
de la loi (tel qu' il l'entend) et les directives de l'autorité légitime (voir
Kagan). On trouve également le style « politisé », à savoir celui d'un
fonctionnaire qui a ses idées propres sur le but et les fins des dispo-
sitions légales, les évalue politiquement en partant de sa vision du
monde et de la société, et essaie d'appliquer la loi favorisant le plus
possible les justiciables défavorisés. Et ainsi de suite, on a
« découvert » toute une série de « styles ».
Font partie de ces styles, mais se distinguent par leur caractère
« plus profond », des « principes constitutifs », tels que le principe
d'égalité, de loyauté à une autorité publique légitime, etc. Cela rap-
pelle les principes qu'a mis à jour Fuller (1964). Ces principes défi-
nissent les limites des comportements des fonctionnaires, qu'on
peut sinon approuver, du moins comprendre. Si un employé public
disait : « Voici un cas difficile ; je vais le trancher en jetant les dés »,
il serait rapidement considéré comme fou et écarté. Dans ces images,
représentations et conceptions de principes d'un comportement, il y
a sans doute ce qu’Arnaud appelle une raison juridique qui fournit
de la cohérence à ce système social.
Tout cela fonctionne de manière collective : on se contrôle, on
exige l'un de l'autre l'obéissance à ces normes. Il y a des déviances,
mais on en trouve dans tous les systèmes sociaux. Les supérieurs ne
peuvent ni ne veulent supprimer ces pratiques ou alors ne peuvent
pas contrôler tout ce qui se passe. Il en va de même pour les tribu-
naux ou les organes politiques. Par conséquent, ces actions et ces
idées forment un ordre social dans le vrai sens du terme, bien dis-
tinct et autonome. Il se forme des comportements collectifs, des
manières d'agir préétablies, dont la transmission se fait par le biais
de l'éducation (Arnaud, p. 329).
On pourrait également analyser cet ensemble de statuts et de
rôles en termes d'institution.
Songeons à l'institution de l'assistance familiale. Elle se rapporte
totalement ou partiellement à certains justiciables. Mais, en l'appli-

314
quant, les fonctionnaires en changent le contenu. Ainsi, on hésite à Droit et Société 27-1994
attribuer l'assistance familiale pleine et entière aux immigrants qui
ont des enfants à charge dans leur pays d'origine (le Maroc, la Tur-
quie), parce que le coût de la vie y est largement inférieur à celui des
Pays-Bas. Alors, les fonctionnaires changent l'institution et en créent
une autre, à laquelle, évidemment, les justiciables essaieront de
s'opposer. Dans cet exemple, les justiciables ne forment pas une
collectivité sociale puissante. Il en va autrement avec les employeurs.
Eux savent très bien influencer les règles du jeu de leurs relations
avec les autorités publiques. Ainsi, dans le domaine des conditions
de travail, il se forme une institution différente de l'institution pré-
vue par le droit officiel, et qui s'approche plus des vœux des em-
ployeurs que de ceux des syndicats. En outre, cette institution
« nouvelle » se caractérise non seulement par des règles matérielles,
mais aussi par des règles procédurales. Je songe à la « théorie de la
régulation » qui dit que les inspecteurs du travail ne sauraient rien
gagner en se comportant formellement, mais qu'ils arrivent à bien
des résultats par la voie de la négociation. Que tout cela aide le bon
déroulement de la relation en cours, comme le dit Arnaud (p. 285),
est évident. Mais de plus, ces règles de comportement formant les
institutions « vécues » aident beaucoup les fonctionnaires eux-
mêmes à survivre dans leur travail et à l'organiser d'une manière
souple. Cela contribue au bon déroulement des relations, spéciale-
ment sur le plan interne.
Dans mes exemples donc, on trouve des institutions qui parfois
s'opposent, parfois sont parallèles, parfois encore confortent le sys-
tème juridique en vigueur (Arnaud, p. 290).
Il est clair que beaucoup de règles de ce système social ont « la
vocation de devenir droit », qu'elles expriment la volonté — progres-
sive, conservatrice, tolérante, intolérante — de forcer le système de
droit en vigueur au changement. De plus, dans ce cas particulier des
fonctionnaires, nous nous trouvons en face d'une situation extraor-
dinaire : il s'agit ici des règles, et donc des images, des principes, des
« conçus » qui pour les justiciables montrent et déterminent le vi-
sage du droit. Le poids des fonctionnaires est tel que leur parole est
loi. Et les employés publics en sont bien conscients.
Pour toutes ces raisons et vu l'analyse que je viens de donner, je
n'hésite pas à conclure qu'il se manifeste ici une multitude de sys-
tèmes juridiques. Lesquels sont assez différents de celui du droit en
vigueur. Les fonctionnaires se constituent comme des groupes struc-
turés qui ont leur propre système juridique.
J'ai cru bon d'essayer de déceler le droit « vécu » et « conçu » par
les fonctionnaires. Certes, ces règles ne sont pas toutes écrites (il y
en a qui le sont), elles sont même dans la plupart des cas tacites.
Mais ceci n'empêche pas qu'elles définissent des statuts et des rôles
à accomplir. De cette manière je ne me contente pas d'une simple

315
A. J. Hoekema analyse sociale. Le point central sera d'y attribuer une valeur juridi-
La production que (voir Arnaud, p. 325, 342).
des normes juridiques
par les administrations
IV. Un pluralisme juridique
Maintenant, j'ai l'opportunité de poser les problèmes du droit
créé par les fonctionnaires en termes de pluralisme juridique, de
« polysystème simultané » (comme Arnaud l'appelle). Il existe plu-
sieurs systèmes de droit vivant, droit vécu, à côté, souvent en oppo-
sition avec le droit officiel, formant des ensembles jouissant de leur
propre rationalité (Arnaud, p. 26). En effet, ce point de départ me
paraît le seul moyen intellectuel de sortir d'une vision trop positi-
viste et formelle du droit et de la création et de la transformation du
droit. L'administration productrice de droit et, plus concrètement,
les fonctionnaires producteurs de droit, le sont tout en combattant
d'autres conceptions et règles de droit. La mise en évidence de ce
système juridique des fonctionnaires me paraît d'autant plus impor-
tante que ses promoteurs forment un groupe très puissant et bien
organisé. Comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, leur poids réel trans-
forme très sensiblement les relations officielles entre l'État (l'admi-
nistration) d'une part et les bénéficiaires d'une indemnité, d'une allo-
cation ou les entreprises d'autre part.
Je me rends compte que ce pluralisme se réfère le plus souvent
aux mouvements sociaux qui luttent pour faire valoir leurs concep-
tions et pour obtenir des statuts vécus autres que ceux imposés par
le droit existant (lutte des femmes, lutte des syndicats, « contre-
lutte » des classes dominantes, des groupes d’auto-défense, voilà les
exemples que nous donne Arnaud). Cependant, je suis de l'avis que
les fonctionnaires eux aussi peuvent être considérés comme formant
plusieurs groupes organisés et conscients (p. 298) ou organisations
ayant leur propre vision du monde, leurs propres intérêts, qu'ils
veulent faire valoir dans leur manière d'exécuter leurs rôles. Tout
cela est exposé dans des livres comme ceux de Lipsky, Prottas et au-
tres.
Sous deux aspects au moins, cette notion de pluralisme aide à
mieux comprendre les réalités de la création de droit. Premièrement
on voit bien que le droit constitutionnel officiel, tel qu'il est élaboré
dans la doctrine, dans la jurisprudence, dans les discours officiels, et
même dans les revues spécialisées, ne saurait être le droit « vivant ».
Il existe des pratiques conformes aux textes officiels du droit en vi-
gueur, mais aussi, en bien des cas, des oppositions (ou des parallé-
lismes, un cas dont je ne m'occuperai pas ici).
Par ailleurs, dans les études sur les fonctionnaires, les grands
groupes et organisations de la société n'entrent guère. Il serait très
avantageux de les y introduire, parce que pour savoir où va le droit
contemporain ou, plus modestement, pour déterminer quelle sera
l'influence sur le droit du système juridique des fonctionnaires, il

316
faut mettre en évidence la relation de ce système avec les systèmes Droit et Société 27-1994
juridiques des employeurs, des travailleurs, des bénéficiaires d'allo-
cations familiales ou d'indemnités en cas d’incapacité de travail.
« Une analyse de l’interaction juridique sans référence à l'interaction
des classes sociales serait vidée de tout contenu (...) » (Arnaud, p.
292).
Cependant, je dois avouer que, dans mes exemples, je me res-
treins aux systèmes juridiques existant au sein de l'administration,
et je ne pourrais que spéculer sur la question de savoir, par exemple,
si oui ou non « le grand public » accepterait les normes qui définis-
sent le crédit moral d'un justiciable et y attachent des conséquences.
Ces règles-là s'opposent au droit officiel (dans le sens que ce dernier
ne mentionne ni n'accepterait un tel critère parce que violant des
principes comme l'impersonnalité et l'égalité) ; mais elles ne s'oppo-
sent peut-être pas aux systèmes juridiques vécus de certains grou-
pes conservateurs. Ainsi, la façon dont les fonctionnaires traitent les
employeurs sera acceptée par l'imagination juridique de la classe des
employeurs et contestée par les syndicats (ceci se manifeste bien
clairement en Hollande aussi).

V. Question sur les critères de délimitation


entre systèmes juridiques « attaquant » ou
confortant le droit officiel
Il me reste à traiter d’un point assez compliqué. Il s'agit de la
question de savoir comment l'on peut établir si les actes des fonc-
tionnaires doivent être considérés comme déviant du droit imposé
ou non. Selon l'auteur de Où va la sociologie du droit ? (p. 279), il faut
se reporter à la raison du système de droit imposé, pour juger des
actes en termes de conformité ou divergence. Pour résoudre ce pro-
blème, il faut tout d'abord trancher une question qui m'a beaucoup
préoccupé : le droit imposé pris comme point de référence pour éta-
blir si l'exécution d'un rôle doit être classée comme déviante ou non,
comment le définir ? Comme le droit imposé tel qu'il est étudié et
conceptualisé par les juristes ? Comme un ensemble de normes for-
melles, dont le contenu sera mis en évidence par la doctrine seule,
tout en analysant la jurisprudence, l'intention du législateur, etc. ?
Ce serait un point de référence assez formel, et non pas tiré du droit
vécu. Il y a dans le livre d’A.-J. Arnaud quelques passages suggérant
qu'il n'y a pas de grande difficulté sur ce point. Que dire du passage,
en page 289, où il est question d'un vendeur et un acheteur qui, eux,
suivent les termes stricts des lois ? Ces « termes stricts » des lois
n'ont pas de signification précise hors du contexte social de la juris-
prudence, de la doctrine, des manières d'interprétation acceptées.
C'est pourquoi, à mon opinion, on ne saurait leur donner un sens
précis sans se référer à ce contexte social. Quoi qu'il en soit, le pas-

317
A. J. Hoekema sage clef me parait être celui-ci (p. 295) : « Quel comportement sera
La production regardé comme déviant, sinon celui qui dérègle le jeu organisé logi-
des normes juridiques quement dans ce système » (entendons : un système de droit impo-
par les administrations sé). De même, à la page 373, on nous dit qu'il y a des attentes (dans
un système opposé, ou du moins non conforme à celui du droit im-
posé) « différentes de celles logiquement déductibles de la lecture
des normes instituées ».
La question centrale est de savoir qui va décider de la logique du
système du droit imposé ?
Etudions le cas que présente Arnaud, à savoir le cas d'un magis-
trat qui, confronté avec une affaire d'accident de travail, privilégie
l'employeur au détriment de la victime même, lors qu'il y a contra-
vention grave aux règlements pertinents. Exécution déviant de son
rôle, manifestant une raison différente de la raison juridique du sys-
tème juridique où il opère (p. 298). Pourquoi ? Si tous les magistrats,
à l'exception des membres du Syndicat de la Magistrature, agissent
ainsi, comme Arnaud nous le raconte dans un autre contexte, com-
ment dire qu'il y a là accomplissement d'une attente non attendue ?
C'est plutôt le cas que toute personne étudiant sérieusement le droit
imposé attendrait. Selon l'auteur, il y a, outre les comportements et
décisions des juges, des fonctionnaires et des autres « personnages
du droit », un domaine dans lequel on pourrait puiser le vrai sens du
droit imposé, ou tout au moins la raison qui en donne sa cohérence.
Je renvoie ici aux remarques de la page 299 selon lesquelles, dans ce
temps-là (1981), la peine de mort, par exemple, est inscrite dans les
textes officiels mais est vivement critiquée et en voie de disparition.
Dans ce cas, un procureur général qui la requiert systématiquement
manifeste un hyperconformisme déviant. Les attentes prises comme
référence sont alors des attentes à trouver dans le discours critique
sur la peine de mort. Il faut se référer à l'imagination qui est suppo-
sée être inclue dans le système de droit en vigueur, dans sa logique.
En effet, dans cet esprit, les recherches sur les systèmes sociaux des
fonctionnaires ont classé certains types de délibération comme
« hyperconformistes ». En apparence, on est fidèle à l'esprit de la loi,
mais la discussion s'étant éloignée du sens littéral ou conventionnel,
y adhérer serait hyperconformiste, et donc déviant ! En conclusion, il
faut se référer à une vision floue et qui n'est pas susceptible d'être
fixée dans un texte, une vision des principes essentiels, des valeurs
essentielles à servir. Ainsi que je vais le démontrer, ce n'est pas un
critère simple.
Voici quelques exemples tirés de mes recherches. Le premier est
un exemple d'une distorsion claire de la raison juridique « en vi-
gueur ». Selon la loi définissant la procédure d'obtention d'une auto-
risation de licencier un employé, selon les manuels de l'organisation
administrative qui en fait l'application, selon les décisions (rares) des
juges en cas d'un licenciement de plusieurs personnes pour des rai-
sons économiques, les fonctionnaires sont censés examiner soigneu-

318
sement les motifs allégués. Mais ils ne le font pas, d'une part en rai- Droit et Société 27-1994
son du manque d'expertises, et d'autre part à cause de leur « théo-
rie » de la régulation : on suppose que les employeurs, à quelques
exceptions près bien connues dans le district, savent seuls apprécier
les conditions économiques et, en outre, qu'il ne faut pas faire
preuve de méfiance ou de formalisme à l'égard des entreprises.
Il s'agit là d'un cas de déviance clair, qui renvoie à une autre lo-
gique que celle du système du droit imposé.
Prenons maintenant l'exemple du « crédit moral ». Si les agents
publics n'acceptent que des clients méritants ou s'ils ont tendance à
les favoriser, cela indique une vision de la société et de sa structure
de base. Une vision autre que la vision « officielle ».
La situation s'avère un peu plus ambiguë dans le cas de l'appli-
cation des règlements sur les conditions de travail. Certes, il y a dé-
viance très nette si nous comparons, d'une part, les actions des fonc-
tionnaires à l'égard des entreprises et, d'autre part, ce que disent les
textes de loi, les manuels à l'intention des fonctionnaires eux-
mêmes, les déclarations de leurs supérieurs, bref le discours officiel.
Mais ces textes et ces discours ne disent pas tout. Il y a aussi de la
part des supérieurs et responsables, une connaissance de la pratique
quotidienne, et même la conviction qu'elle a ses mérites. Dans des
documents qui définissent le cadre de la politique à suivre, dans les
entretiens entre le ministre responsable (inspiré par l'Inspection du
travail) et le Parlement, il y a de nombreuses allusions à une politi-
que souple, fondée sur l'encouragement de la confiance entre le Ser-
vice et les entreprises. Alors, le fonctionnaire en absolvant l'em-
ployeur manifeste-t-il un statut non fondé ou bien fondé en droit
imposé (voir Arnaud, p. 286-288) ? Ou encore, son comportement
prend-il sa source dans une image différente de celle qui est donnée
par la pratique conforme au droit positif (p. 349) ?
J'ajouterai un autre exemple. Les fonctionnaires, en statuant sur
leur cas, se réfèrent eux aussi à des principes comme celui de l'égali-
té, de l'impersonnalité. Ils se forment, comme je l'ai déjà dit, une
idée, une image de leur tâche et de leur responsabilité comme fonc-
tionnaires loyaux à l'autorité légitime. Ils puisent là dans le réservoir
des images qui font partie du droit imposé. On ne saurait donc pas
sans problèmes attribuer un caractère conforme ou déviant aux
comportements et délibérations de « mes fonctionnaires ».
J'ai déjà fait allusion au cas de l’« hyperconformisme ».
On peut poser les mêmes questions en ce qui concerne, par
exemple, la pratique de l'entrepreneur qui essaie par tous les
moyens de résister à une responsabilité étouffante. Arnaud la juge
comme déviante (du droit imposé) mais elle ne l'est pas par rapport
à la politique officielle de l'Inspection du travail (aux Pays-Bas).
J'ajoute un autre aspect de cette situation, une complication
supplémentaire. Comme l'étude de mon collègue Wilthagen le dé-
montre fort bien, les inspecteurs du travail parviennent, par le pro-

319
A. J. Hoekema cessus de négociations informelles décrit plus haut, à des résultats
La production intéressants, dans des cas de négligence relativement innocente en
des normes juridiques matière de sécurité. Dans les cas d'une négligence grave, pourtant, il
par les administrations ne se manifeste pas beaucoup de progrès. Mais il reste à se deman-
der si, avec une prise de position plus formelle, plus conforme au
droit imposé (?), on aurait obtenu plus de succès dans ce dernier cas.
A propos de la politique de l'Inspection du travail, prise comme
point de référence, sinon officielle, du moins « acceptée » ou
« tolérée », il n'y a aucun doute que les fonctionnaires vont bien plus
loin que cela, et qu'ils ont tout le pouvoir nécessaire pour le faire et
l’emporter. Alors, s’agit-il de déviance ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une
logique imaginée en dehors de celle, officielle, du droit imposé ?
C'est un cas très intéressant pour qui veut comprendre mieux com-
ment se fait la création de droit par l'administration. On assiste là à
une lutte sociale entre plusieurs rationalités.

VI. En guise de conclusion


Il se trouve des déviances personnelles et accidentelles, et d'au-
tres qui confortent le système du droit en vigueur. Mais souvent la
déviance renvoie à des systèmes juridiques conçus, autres que le
système de référence. Ces conçus se réalisent, forment un vécu juri-
dique spécifique. Alors, les fonctionnaires se créent un vécu juridi-
que spécifique, pratiques déviantes qui renvoient à un conçu dont la
raison n'est pas isomorphe à celle du droit imposé. Ces pratiques-là,
et cette raison, l'emportent souvent et facilement. Je n'ai rien dit au
sujet des conditions sociales qui influencent les résultats de cette
lutte entre systèmes juridiques. Cependant, vu le rôle central joué
par les fonctionnaires dans toute évolution du droit, il faut bien,
comme sociologue du droit, se donner la peine de continuer à fouil-
ler ces systèmes juridiques.
L'apport important de ce type d'études peut être souligné en re-
venant très brièvement sur la deuxième tendance décrite en intro-
duction, à savoir le gouvernement par négociations permanentes.
Tout spécialement dans ce domaine des négociations, il existe
une pratique animée par une conception spécifique du rôle de l'ad-
ministration dans une société complexe. Cette conception est en
train de l'emporter sur la conception de l'autorité inhérente au droit
constitutionnel officiel : conception basée sur le principe des lois gé-
nérales, conception qui prescrit à l'administration de n’agir qu'en
conformité avec les règles, énoncées du haut de la souveraineté
d'État à l'aide d'une procédure démocratique. Evidemment, vu l'am-
pleur du domaine des négociations, il y a deux systèmes juridiques
qui se combattent. Pour savoir où va le droit constitutionnel, il faut
étudier le système juridique décelé dans les pratiques de gouverne-
ment par négociations permanentes.

320
Droit et Société 27-1994
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n° 2.

321
Droit et Société 27-1994
La production de la norme en
droit du travail : quelques aspects
des accords collectifs
en Allemagne et en France
au regard du Traité de Rome *
Klaus Moritz **

Résumé L’auteur

La structure du droit du travail est déterminée à la fois par des normes Professeur à la Faculté de droit
juridiques et sociales et par des normes particulières (conventions collec- de l’Université de Hamburg. Re-
tives ou accords d’entreprise) et générales. Un inventaire des acteurs, des cherches sur la politique de la
finalités et du contenu des différentes normes en droit du travail révèle justice (NS-Verbrechen vor Ge-
une hiérarchie complexe. Dans cet ensemble, les juridictions occupent une richt 1945-1955, Wiesbaden,
1978) et sur la sociologie de la
place importante. La thèse est avancée suivant laquelle la Cour Euro-
justice du travail en France et en
péenne de Justice soutient les pratiques des juges allemands contre toute Allemagne (Das französische
politique de discrimination sexiste, ceci dans le but de favoriser le droit Arbeitsgericht, Berlin, 1987).
des salariés à temps partiel. Certes l’interdiction de toute discrimination Deux projets actuels :
en fonction du sexe existe en Allemagne mais une interprétation extensive — l’influence de la Cour de Jus-
de l’article 119 du Traité de Rome a été nécessaire pour rendre effective tice des Communautés Euro-
l’application de ce principe dans les pratiques légales, les conventions péennes sur la relation entre les
collectives et accords d’entreprise. acteurs en droit du travail ;
— la méthode juridique face à
Cour de Justice des Communautés Européennes – Droit de l’anti- l’informatisation des données
discrimination – Droit du travail – Normes générales et normes particuliè- juridiques.
res.

Summary

The Production of Norms in Labour Law : some Aspects of Collective


Agreements in Germany and France from the Viewpoint of the Treaty
of Rome
The structure of labour law is determined by both legal and social norms,
as well as general and particular norms (collective agreements, factory
agreements). A list of the actors, goals and content of the different norms
in labour law reveals a complex, hierarchical structure. Jurisdiction plays
an important role in this series. The thesis put forward asserts that the
European Court of Justice supports the rulings of German judges against * Conférence présentée dans le
all sexually discriminatory policies in view of furthering the rights of part- cadre du Séminaire Droit et So-
time employees. Although sex discrimination is certainly prohibited in ciété/Maison des Sciences de
Germany, a wide interpretation of article 119 of the Treaty of Rome has l’Homme, MRASH, Lyon, 22
mars 1993.
proved necessary to effectively apply this principle in legal practice, and
collective and factory agreements. ** Fachbereich Rechtswissen-
chaft, Universität Hamburg, Ed-
Anti-discrimination law – European Court of Justice – General and par- mund Siemens Allee 1, D-2000
ticular norms – Labour law. Hamburg 73.

323
K. Moritz
La production de la norme en
Introduction : La production de la norme, une
droit du travail : quelques catégorie sociologique
aspects des accords collectifs
en Allemagne et en France L’expression « production de la norme » vise un processus qui
au regard du Traité de Rome s’accomplit dans une situation sociale, économique et politique
donnée, où certains acteurs poursuivent certains buts. Par norme,
on visera ici la norme juridique, quoiqu’il y ait beaucoup de nor-
mes sociales qui sont « juridicisées ». Souvent, les normes sociales
concernant le droit du travail font partie des normes juridiques :
quelques lois se rapportent explicitement aux usages des entrepri-
ses et parfois les usages sont interprétés comme relevant implici-
tement d’une norme étatique. Ainsi en Allemagne, par exemple, la
mise en demeure est une condition nécessaire du licenciement.
Il me semble pertinent de faire la distinction entre les normes
générales et les normes particulières. J’entendrai ici par normes
particulières les normes qui sont produites au sein des différents
secteurs de l’économie. Qu’elles soient conventions collectives ou
accords d’entreprise, ces normes ont une grande importance en
droit du travail. Deux principes pourraient réguler l’application de
ces deux catégories de normes, soit un principe de subsidiarité se-
lon lequel, pour les questions qui peuvent être régulées à un ni-
veau inférieur, les normes particulières auraient la priorité sur les
normes plus générales, soit, au contraire, un principe systématique
et hiérarchique : les normes générales domineraient les normes
particulières, la loi aurait la priorité sur les conventions. En réalité
les normes en droit du travail ne sont pas le produit d’une pensée
dogmatique parce qu’elles sont dépendantes des intérêts des syn-
dicats et du patronat. Seule la loi est au sommet de la hiérarchie.
Le droit du travail n’est pas le produit de la ratio, mais de la volun-
tas. Beaucoup de conflits ne sont pas réglés objectivement, car ce
sont les intérêts des organisations collectives qui tendent à s’impo-
ser.
Dans cette intervention, je voudrais présenter une ébauche du
conflit entre la volonté politique de l’État et les intérêts de ce que
je nommerai par la suite les organisations collectives — j’entends
par là le patronat et les syndicats. Cette analyse sera conduite à
deux niveaux. Dans un premier temps, j’examinerai l’influence du
droit européen sur les droits nationaux. L’article 119 du Traité de
Rome servira d’exemple de l’implémentation d’une norme euro-
péenne qui concerne un grand nombre d’acteurs et qui révolu-
tionne le droit national. Dans un deuxième temps, je présenterai
les acteurs et le contenu des accords d’entreprise. Les accords
d’une grande entreprise serviront d’exemple. Et il sera intéressant
d’étudier l’implémentation de l’article 119 dans le cadre de ces ac-
cords.
Mais tout d’abord je voudrais faire un court exposé sur la di-
versité des normes et des acteurs en droit du travail.

324
Droit et Société 27-1994
I. Acteurs, buts et résultats des différentes
normes en droit du travail

Normes acteurs buts et résultats


droit européen conseil des unification,
(Traité de Rome, ministres, assimilation
directives) commission,
parlement

lois, décrets parlement, politique étatique


administration,
partis politiques

jurisprudence Cour de Justice jugement des


des Communautés conflits individuels
Européennes (CJCE), et sociaux,
justice du travail, politique des
entrepreneurs, magistrats
salariés,
organisations
collectives
conventions organisations politique syndicale
collectives collectives et patronale,
règles au niveau
des branches
sectorielles

accords délégués du solutions des


d’entreprise personnel, conflits au niveau
direction de l’entreprise

règlements direction règlements


intérieurs autoritaires au
sein de l’entreprise

usages, tacite salariés règlement en


poignée de main ordinaires, chefs coopération
d’atelier

J’ai déjà fait la distinction des normes générales et particuliè-


res. Nous pouvons constater que les diverses sortes de normes
particulières sont nombreuses.
Au niveau le plus concret il y a les normes implicites. D’un cô-
té, les économistes caractérisent le contrat de travail de contrat à
long terme. Ils pensent à des salariés à plein temps qui sont moti-
vés par l’attente de carrière, d’ancienneté et de sécurité. L’entrepre-

325
K. Moritz neur attend du salarié qu’il soit prêt à faire des heures supplémen-
La production de la norme en taires et à participer à une formation professionnelle. Cette tacite
droit du travail : quelques poignée de main existe aussi avec les salariés à plein temps.
aspects des accords collectifs Les usages résultent d’une pratique. Mais la marge de liberté
en Allemagne et en France
qu’avaient autrefois les salariés, relative à la négociation de leurs
au regard du Traité de Rome
conditions de travail, est aujourd’hui diminuée. Ce ne sont donc
pas des normes formelles qui limitent la liberté du travailleur mais
la rationalisation de l’organisation et l’automatisation. Par consé-
quent la quantité des usages a diminué.
En Allemagne les accords d’entreprise jouent un rôle impor-
tant. La loi donne aux délégués du personnel des droits de partici-
pation. Et, afin d’apaiser les salariés, beaucoup d’entreprises saisis-
sent la chance de trouver un consensus avec les délégués. Il en
résulte des accords volontaires, externes à la participation obliga-
toire. En principe les délégués du personnel ne sont pas opposés à
la direction ; dans les faits, ils sont devenus une partie implicite de
la gestion. Formellement les syndicats ne participent pas à de tels
accords. Mais ils donnent des conseils quand ils leur sont deman-
dés et ils élaborent des modèles d’accord afin que les délégués
puissent suivre les intérêts des salariés lors des débats avec la di-
rection.
Les conventions collectives jouent un rôle important en Alle-
magne. Elles sont des normes abstraites, mais pas générales. C’est
à ce niveau-là qu’est née presque toute la protection des salariés.
Les syndicats allemands ont des buts modestes. C’est pourquoi ils
sont qualifiés de facteurs d’ordre.
Les normes générales sont bien connues. Autrefois, elles géné-
ralisaient le progrès qui était fait par les conventions collectives.
Aujourd’hui les conventions restent plus progressives que les lois.
Exemple extrême : les congés payés dont la durée est réglée par les
conventions à 6 semaines et par la loi à 3 semaines. Inversement,
dans quelques conventions, les délais de licenciement sont plus
courts que ceux prévus par la loi, ce qui, dans ce cas, est une déro-
gation à la norme générale, admise par la loi. L’idéologie de la pri-
vatisation est souvent discutée, mais rarement mise en œuvre en
droit du travail : parce que les conventions collectives sont un ré-
seau social, le législateur ne peut pas les remettre en cause.
Les droits sociaux ne sont pas bien développés dans le Traité
de Rome mais, bien qu’elles soient rares, les normes européennes
en matière sociale ont fortement influencé le droit national et dé-
rangé les juristes allemands et les organisations collectives d’une
manière assez extraordinaire. Les normes européennes ne s’in-
tègrent pas facilement au droit national. Elles semblent être une
provocation. C’est pourquoi la concrétisation des directives du
Conseil des ministres est un processus difficile.
La jurisprudence européenne et nationale peut jouer un rôle
déterminant au regard de l’implémentation du droit européen.
D’une manière générale, je ne crois pas la Justice soit bien capable

326
de régler les conflits du travail. Elle peut bien juger les procès indi- Droit et Société 27-1994
viduels. Mais les conflits du travail concernent souvent un grand
nombre de salariés et d’entreprises. Ils créent donc des conflits
politiques. Or, pour le juge il est très difficile de formuler des nor-
mes permettant de trancher un conflit politique quand il a à juger
un conflit privé. Le rôle des organisations collectives sera de veiller
à ce que la Justice ne statue pas en fonction des questions politi-
ques.
Je vous montre trois plans qui caractérisent les relations entre
les normes. D’un point de vue quantitatif, les normes particulières
sont beaucoup plus nombreuses. Mais si l’on regarde l’autorité et
le contenu des normes, il faut renverser la pyramide. Les normes
particulières ont des sujets limités. En effet, les décisions de base
sont prises au niveau des normes générales. Celles-ci sont concré-
tisées et adaptées dans les entreprises par des accords d’entre-
prise. Mais cela n’est pas fait de manière systématique.
Les syndicats et le patronat sont les moteurs de la production
des normes en droit du travail. A tous les niveaux normatifs, ce
sont eux les acteurs. Ils représentent le groupe de pression le plus
important sur la procédure législative. Depuis peu il leur a même
été reconnu une influence formelle au sein des institutions euro-
péennes. De plus, les accords d’entreprise s’orientent souvent vers
les modèles qui leur sont proposés parce que les délégués du per-
sonnel seraient en effet dépassés s’ils devaient formuler les ac-
cords eux-mêmes. L’influence des organisations syndicales sur la
jurisprudence est grande. Elles décident surtout, à partir des plain-
tes de leurs membres, de l’opportunité d’un procès modèle épui-
sant toutes les instances. A la fin des années 70, les syndicats al-
lemands ont essayé d’influencer la jurisprudence relative au droit
du lock-out. Il veillaient à ce que 30.000 salariés portent plainte
contre les entreprises y ayant eu recours. Ainsi chaque juge devait
prendre position sur cette question. Les syndicats ont eu un grand
succès : on n’est pas arrivé à l’interdiction du lock-out, mais la ju-
risprudence a formulé quelques limites non négligeables.
La Justice n’est pas un acteur puissant parce qu’elle est dépen-
dante de la force innovatrice des parties, en particulier du patronat
et des syndicats. C’est le droit européen qui a conféré, surtout aux
instances de base, une influence nouvelle. En effet, les juges
d’instance peuvent soulever la question préjudicielle devant la
Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) et, par ce
moyen, réaliser une politique juridique indépendante.
Autrefois, les syndicats, qui demandaient une meilleure pro-
tection des salariés, ont influencé les institutions étatiques. Le
droit européen est une nouvelle source de production normative.
Dans ce domaine, la CJCE joue un rôle important parce que nom-
bre de normes européennes, très abstraites, doivent être concréti-
sées par les législateurs nationaux. L’article 119 du Traité de Rome
est une de ces normes abstraites, et son établissement au sein des

327
K. Moritz normes générales et particulières prend du temps. En Allemagne,
La production de la norme en on peut parler d’une révolution du droit des salariés à temps par-
droit du travail : quelques tiel. En effet, ces salariés n’étaient presque pas soumis au régime
aspects des accords collectifs strict du droit du travail. Par la politique des juges d’instance et de
en Allemagne et en France
la CJCE, ils sont en train d’être mis au même rang que les salariés
au regard du Traité de Rome
ordinaires. Un dangereux vide juridique en matière de droit du tra-
vail a ainsi été comblé.

II. L’évolution du droit européen : la Cour de


Justice des Communautés Européennes,
instrument des magistrats nationaux pour
imposer le droit de l’anti-discrimination ?
Je voudrais à présent vous présenter quelques aspects de
l’implémentation de l’article 119 du Traité de Rome ainsi que des
directives concernant l’interdiction de la discrimination des fem-
mes.
On pourrait penser que la Cour de Justice des Communautés
Européennes a, pour seule fonction, celle d’uniformiser l’applica-
tion du droit européen. Il est, en effet, utile d’avoir une Cour su-
prême qui surveille l’application de ce droit dans le Marché com-
mun. Ce n’est pas là une tâche extraordinaire.
Mais la Cour de Justice européenne a une deuxième fonction.
Je formulerai ici deux hypothèses. La première est que la Cour de
Justice européenne aide surtout à imposer des buts aux magistrats
nationaux. Ceux-ci peuvent user de la Cour de Justice des Commu-
nautés Européennes comme d’un instrument stratégique parce que
ce sont eux qui ont l’initiative de sa saisine. Ma deuxième hypo-
thèse est que ce sont surtout les magistrats des tribunaux
d’instance qui saisissent la chance d’imposer leurs buts juridiques,
par le biais de la CJCE. Et cela est révolutionnaire. Les magistrats
d’instance disposent ainsi non seulement d’un forum pour une
discussion publique mais aussi de la possibilité de réaliser une ju-
risprudence sans que les instances supérieures nationales aient
une chance d’intervenir. Les magistrats allemands ont souvent pris
ce chemin et ils ont ainsi forcé l’évolution du droit du travail. Ils
étaient conscients qu’ils utilisaient la CJCE comme moyen stratégi-
que. Il ne leur était en effet pas nécessaire de faire appel à elle
puisque la Justice nationale peut appliquer le droit européen d’elle-
même. Les juges d’instance ont dû craindre que leurs jugements ne
soient cassés par la Cour de cassation nationale s’ils n’étaient pas
conformes à sa jurisprudence. L’appel à la Cour de Justice des
Communautés Européennes ouvre donc une possibilité directe de
modifier, au regard du droit européen, l’interprétation du droit na-
tional.
Le droit du travail de la CEE n’est pas très développé. Il n’y a
dans ce domaine que peu de normes communautaires. L’article 119

328
du Traité de Rome — et les directives correspondantes — est de Droit et Société 27-1994
grande importance. Ce sont les Français qui ont demandé cet arti-
cle qui interdit la discrimination par le sexe. Ils craignaient que les
Allemands aient un avantage dans le Marché commun parce qu’en
Allemagne la rémunération des salariés était moins élevée pour les
femmes que pour les hommes. Pourtant, l’article 3 de la Constitu-
tion allemande garantit l’égalité des sexes. Et, depuis 1985, il existe
une loi qui interdit la discrimination des salariés à temps partiel.
Mais toutes les lois — y compris l’article 119 du Traité de Rome —
n’ont pas été appliquées complètement jusqu’à aujourd’hui. De
plus, il existe encore maintenant une discrimination indirecte. Et
les Cours suprêmes n’ont pas statué dans le sens d’un change-
ment. C’est pourquoi il était nécessaire de faire un détour par la
Cour de Justice des Communautés Européennes. La relation entre
les instances judiciaires nationales fut ainsi inversée, tout comme
la relation entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif. Les
magistrats d’instance ont créé une jurisprudence nouvelle contre
les Cours suprêmes et contre le Parlement. Cela a été possible
parce qu’ils n’étaient pas dépendants des parties au procès pour
saisir la Cour de Justice européenne. Le droit européen a donc sou-
tenu la politique juridique des magistrats d’instance.
Selon l’article 177 du Traité de Rome, les magistrats d’instance
peuvent faire appel à la Cour de Justice des Communautés Euro-
péennes afin qu’elle tranche préjudiciellement une question de
droit. Les Cours nationales suprêmes doivent faire appel si elles
ont une question sur le droit européen. Le but du renvoi à titre pré-
judiciel est, en effet, l’interprétation d’une norme du droit de la
CEE (droit primaire : le Traité de Rome ; droit secondaire : les direc-
tives). La demande peut concerner le contenu et la portée d’une
norme, l’existence et le contenu des principes généraux ou bien
comment l’on doit « colmater une brèche » du droit européen. Gé-
néralement le juge veut savoir si le droit national est compatible
avec le droit communautaire. Mais une telle question ne peut être
posée. Le juge peut tout de même demander si le droit communau-
taire tolère l’effet de la norme nationale. En général, la Cour ac-
cepte facilement la décision du magistrat national qui juge la ques-
tion posée comme étant importante pour le procès. Au regard de
cette pratique de la Cour, les magistrats nationaux sont libres de
faire appel à elle s’ils veulent qu’elle tranche une question de droit.
La décision a force obligatoire. Mais les magistrats nationaux peu-
vent faire appel à la Cour plusieurs fois si la réponse leur semble
insuffisante. Les décisions de la Cour n’ont en effet pas la force
d’un précédent qui la lierait.
Je voudrais illustrer par trois exemples mes hypothèses sur la
Cour de Justice des Communautés Européennes comme moyen
stratégique à la disposition des juges d’instance ; ils seront tirés
respectivement de la discrimination des femmes à l’embauche, de
la discrimination relative à la pension de retraite des salariés à

329
K. Moritz temps partiel dans le règlement intérieur des entreprises, et de
La production de la norme en l’interdiction du travail de nuit pour les ouvrières.
droit du travail : quelques
aspects des accords collectifs
La discrimination des femmes à l’embauche
en Allemagne et en France
au regard du Traité de Rome Il existe encore, dans nos sociétés, une discrimination des
femmes à l’embauche. En Allemagne, la protection des femmes ne
s’est développée que récemment contre le Parlement allemand, et
avec l’aide des magistrats nationaux et de la Cour de Justice des
Communautés Européennes. Une loi de 1980 a précisé que la dis-
crimination des femmes à l’embauche est contraire au droit, mais
n’a pas formulé une sanction effective (§ 611a BGB). Deux ans plus
tard, les tribunaux d’instance de la justice du travail de Hamburg
et de Hamm faisaient appel à la Cour de Justice européenne 1. Celle-
ci décidait que l’article 119 du Traité de Rome et la directive
correspondante réclamaient une sanction effective dans le cas
d’une discrimination des femmes à l’embauche. Puisque le gouver-
nement allemand avait déclaré devant la Cour qu’une telle sanction
existait en droit allemand 2 —, ce qui était faux puisque le Parle-
ment allemand n’avait pas voulu la prévoir —, la Cour a exhorté les
tribunaux d’instance à appliquer cette sanction 3. En conséquence il
y eut une discussion véhémente parce qu’il fallut chercher le fon-
dement et le montant de la sanction effective. Aujourd’hui la juris-
prudence donne un droit d’un montant de 1 à 6 salaires mensuels
à la femme discriminée 4.

La discrimination relative à la pension de retraite des sa-


lariés à temps partiel dans le règlement intérieur des en-
treprises
En Allemagne, il existe normalement deux fonds de pension de
retraite. A la sécurité sociale s’ajoute un fonds d’entreprise dont
1. ArbG Hamburg 5.7.1982 BB
1983, 1858 ; ArbG Hamm bénéficient à peu près 50 % des salariés mais qui, en général, ne
6.12.1982 DB 1983, 1102. comprenait pas les salariés à temps partiel. Ceux-ci dépendaient de
2. BERTELSMANN/PFARR, Diskrimi- règlements issus des conventions collectives. A la suite de l’affaire
nierung von Frauen bei der Eins- des pensions du magasin Bilka a été créé le concept de
tellung und Beförderung, DB « discrimination indirecte 5 ». Aujourd’hui ce concept a une impor-
1984, 1297.
tance fondamentale. Suivant cette notion, tous les droits des sala-
3. EuGH (CJCE) 10.4.1984 — Rs
riés à temps partiel doivent être réexaminés et redéfinis en fonc-
C 14/83 — BB 1984, 1231.
tion des droits des salariés ordinaires. Dans le cas Bilka, c’est la
4. LAG Hamburg 11.2.1987 AiB
1987, 286 (6 salaires mensuels) ; Cour suprême nationale qui avait pris l’initiative, en 1984, de sou-
BAG 14.3.1989 AP Nr. 5 zu § lever la question préjudicielle devant la Cour de Justice des Com-
611a BGB (1 salaire mensuel) ; munautés Européennes. Elle ne voulait pas révolutionner le droit
ArbG (Bochum 12.7.1991 BB de l’anti-discrimination, mais elle se demandait si l’on pouvait
1992, 68 (2 salaires mensuels).
conserver un règlement contraire au droit. Le règlement intérieur
5. LUBNOW, Rechtsprechung zur
Gleichbehandlung von Teilzeit-
relatif aux pensions de retraite des magasins Bilka était, en effet,
beschäftigten in der betriebli- discriminatoire envers les salariés à temps partiel. Il semblait pro-
chen Altersversorgung, BB 1992, blématique à la Cour suprême allemande de décider que tous les
1204-1210.

330
salariés devaient avoir un droit à la retraite car cela aurait considé- Droit et Société 27-1994
rablement élevé les coûts de production de l’entreprise. La Cour de
Justice européenne, elle, condamna cette discrimination indirecte 6.
Par la suite, le concept de la discrimination indirecte modifia
tout le droit du travail à temps partiel. Tout d’abord, la jurispru-
dence, en accordant un droit de pension à ces salariés, a relevé leur
rémunération, ce qui produit une augmentation des coûts directs
de l’entreprise. Ensuite, les conventions collectives ont été réexa-
minées afin de supprimer toutes les autres clauses de discrimina-
tion indirecte qu’elles pouvaient contenir. Les syndicats n’y ont pas
défendu les droits des femmes. C’est pourquoi beaucoup de dispo-
sitions des accords collectifs discriminent celles qui travaillent à
temps partiel. Ainsi la convention collective pour le service public,
abrogée depuis quelques années, contenait des normes discrimina-
toires : certaines dispositions empêchaient les salariées à temps
partiel de faire carrière 7 ; dans le cas de licenciement pour cause
économique, ces salariées ne recevaient pas d’indemnités 8 ; les sa-
lariées à temps partiel déléguées du personnel étaient désavanta-
gées parce qu’elles ne recevaient pas une rémunération supplé-
mentaire quand elles suivaient une journée entière de formation
professionnelle 9... De même, et cela n’a toujours pas été abrogé, les
femmes professeurs qui travaillent à temps partiel sont discrimi-
nées lorsqu’elles participent à une journée d’excursion. Les exem-
ples de discrimination indirecte pourraient être multipliés.
Une autre question devrait être ici posée : doit-on faire une dif-
férence entre des salariés qui travaillent à mi-temps et ceux qui
travaillent seulement quelques heures par semaine ? L’égalité en
droit peut avoir des limites. J’aborderai à la fin de cet exposé les
conséquences, d’un point de vue économique, de l’égalisation des
droits des salariés.

L’interdiction du travail de nuit pour les ouvrières


Le dernier exemple que je voudrais présenter est la décision de
la Cour de Justice européenne contre la loi française qui interdit le
travail de nuit aux ouvrières. Un tribunal français avait soulevé à ce
propos la question préjudicielle devant la Cour — c’est un fait suf-
fisamment rare pour être souligné. L’explication de cette relative
rareté aurait pu être la conformité du droit français au droit com-
munautaire. Mais ne nous faisons pas d’illusion. La structure fran-
çaise de la justice du travail, en effet, empêche des initiatives sem-
blables à celles qui existent en Allemagne. La première instance est
6. EuGH 13.5.1986 — Rs C
composée de juges qui, n’ayant pas de formation juridique, 170/84 — BB 1986, 1509.
connaissent mal le fonctionnement de la Cour de Justice euro- 7. EuGH 7.2 1991 — Rs C
péenne et hésitent à se tourner vers elle. Elle leur paraît bien loin. 184/89 — EuZW 1991, 217-219.
Non pas qu’il s’agisse de soupçonner les juges des Conseils de 8. EuGH 27.6.1990 — Rs C
Prud’hommes de manquer d’ardeur. Bien au contraire, j’ai été fas- 33/89 — EuZW 1990, 316.
ciné par leur activité et leur enthousiasme lors de mes recherches 9. EuGH 4.6.1992 — Rs C
360/90 — BB 1992, 2073.

331
K. Moritz sur le fonctionnement d’une telle justice paritaire et non profes-
La production de la norme en sionnelle 10. Mais ce qu’il manque vraiment, c’est la formation et
droit du travail : quelques l’expérience juridiques nécessaires pour pouvoir mettre en œuvre
aspects des accords collectifs toutes les possibilités offertes par la Cour de Justice européenne. Il
en Allemagne et en France
n’est pas étonnant que ce soit le Tribunal de police de la ville
au regard du Traité de Rome
d’Illkirch — c’est-à-dire un magistrat — qui ait fait appel devant la
CJCE. La Cour décida que cette loi était contraire au droit euro-
péen 11.
En Allemagne, le travail de nuit faisait aussi l’objet d’un débat.
Les positions y étaient imprécises. D’une part, le patronat voulait
abolir ce privilège des femmes afin de flexibiliser les effectifs. Le
gouvernement suivit. Par ailleurs, cette question posait un dilemme
au Parti social-démocrate ainsi qu’aux syndicats. D’un côté, ils
voulaient l’égalité des conditions de travail des hommes et des
femmes ; de l’autre, ils étaient contre un élargissement du travail
de nuit. Il faut dire qu’en Allemagne, la situation était plus com-
plexe qu’en France puisque le travail de nuit était interdit aux ou-
vrières et permis aux femmes qui sont employées (§ 19 A70).
Quant aux féministes, elles avaient les mêmes problèmes. Elles
ne voulaient ni d’un statut particulier de la femme ni du travail de
nuit. Par conséquent elles plaidèrent pour l’interdiction de tout
travail de nuit.
Parallèlement au procès devant la Cour de Justice européenne,
une partie fit appel devant la Cour Constitutionnelle Fédérale. Il y
avait en plus deux tribunaux d’instance de la juridiction pénale qui
avaient interjeté appel devant la Cour Constitutionnelle parce
qu’ils ne voulaient pas appliquer la loi de 1905/1938. La Cour
Constitutionnelle Fédérale se prononça, comme la Cour euro-
péenne, contre le privilège des femmes selon la loi allemande 12.
Toutes les instances politiques furent soulagées de ne pas avoir à
régler ce problème épineux. Il est remarquable que les deux Cours
suprêmes aient été sollicitées et qu’elles aient tranché de manière
identique selon les deux droits : européen et national.
Ce cas montre encore une fois que l’appel à la Cour de Justice
européenne a un aspect stratégique. La Cour Constitutionnelle Fé-
dérale est saisie surtout par les parties aux procès puisqu’elle
forme, en quelque sorte, un quatrième degré d’instance. Les magis-
trats d’instance ne font pas beaucoup appel devant elle parce qu’ils
n’espèrent plus de décision innovatrice de la part d’une Cour im-
prégnée de tradition. La Cour de Justice européenne, elle, n’est ni
inscrite dans une telle tradition, ni submergée par les procédures
10. MORITZ, Das Französische d’appel des parties. Elle a au contraire des positions indépendan-
Arbeitsgericht, Berlin, 1987, tes.
p. 143-249. En résumé, l’égalisation de la position des femmes en droit du
11. EuGH 25.7.1991 — Rs C travail a surtout amélioré le statut des salariés à temps partiel
345/89 — BB 1991, 2194. puisqu’il concerne à 90 % des femmes. La Cour de Justice euro-
12. BVerfG 28.1.1992 — BvR péenne a aidé à intégrer ces salariés au droit du travail. Il fallait ac-
1025/82 — Beilage 3 zu BB
1992.

332
tiver le droit européen afin de réaliser les buts inscrits dans le droit Droit et Société 27-1994
national.

III. Les accords d’entreprise : initiative,


contenu, évolution
Les accords collectifs ont une dynamique particulière. Nous
avons vu que la grande quantité des normes particulières contraste
avec l’étroitesse de leur domaine d’application. En outre, il faut
dire qu’en matière d’emploi, les syndicats allemands ne jouent pas
un rôle dominant dans la revendication d’une égalité de l’homme et
de la femme. J’ai déjà énuméré nombre de dispositions de conven-
tions collectives qui contiennent une discrimination des femmes
qui travaillent à mi-temps ou moins. A un niveau plus bas — dans
les accords d’entreprise — la discrimination indirecte des femmes
travaillant à temps partiel est encore moins prise en compte.
Je voudrais le démontrer avec l’exemple d’une grande entre-
prise. La B.AG à Hamburg a un effectif d’environ 6000 salariés et
un chiffre d’affaires de 2 milliards de marks. Nombre d’accords
d’entreprise qu’elle a contractés contiennent des éléments obliga-
toires et volontaires — obligatoires parce que la loi impose ces ac-
cords entre la direction et les délégués du personnel, volontaires
parce que la direction de l’entreprise est intéressée par des accords
avec les délégués du personnel. Souvent, il est meilleur pour les in-
térêts de l’entreprise de réaliser un compromis avec les représen-
tants des salariés que d’imposer une politique autoritaire. Dix de
ces accords sont importants. Leur contenu est le suivant :

Rémunération :
— compte détaillé de la rémunération à la tâche (1964) ;
— compte détaillé des congés payés (1977) ;
— compte détaillé des salaires (1986) ;
— règlement de la caisse de retraite au sein de
l’entreprise.
Temps de travail :
— travail de six jours francs de continuité (1991) ;
— horaire mobile (1991).
Discipline :
— règlement du travail (1967) ;
— comité d’apprentissage (1974) ;
— procédure de sélection concernant l’embauche, la
mutation et le licenciement (1981) ;
— examen du dossier individuel (1984).

L’échelonnement dans le temps de la formulation des accords


nous indique qu’ils répondaient toujours à des circonstances parti-
culières qui ont provoqué des négociations sur les sujets concer-

333
K. Moritz nés. Parfois ce sont des conflits dans les ateliers qui sont à l’origine
La production de la norme en d’un règlement mais, en principe, les conventions collectives don-
droit du travail : quelques nent le champ libre aux entreprises pour régler le détail. Dans les
aspects des accords collectifs grandes entreprises, c’est surtout la rémunération qu’il faut régler
en Allemagne et en France
pour concrétiser la convention collective. Au contraire, le règle-
au regard du Traité de Rome
ment intérieur du travail contient des normes abstraites qui per-
mettent de régler les conflits individuels.
Beaucoup de normes des accords d’entreprise de la B.AG ont
été oubliées ; ou bien leur application a été adaptée aux besoins du
travail dans les différents ateliers de l’entreprise. Et il est normal
que le droit général ne soit pas toujours présent dans les normes
particulières. Ce sont surtout les salariés à temps partiel qui ne
sont pas pris en compte. Par exemple, ils ne touchent pas une ré-
munération supplémentaire quand ils travaillent plus que leur
temps contractuel. Un autre exemple : ils ne sont pas pris en
considération par la caisse de retraite de l’entreprise. Il y a un long
chemin à accomplir jusqu’à l’implémentation du droit européen
dans les droits nationaux, mais il est encore plus difficile d’intégrer
des principes généraux aux accords d’entreprise. On y arrive pour-
tant si les syndicats ont la ferme volonté de réaliser leur politique
dans les entreprises et si les délégués du personnel travaillent en
étroite liaison avec eux.

IV. Analyse économique du droit du travail


Enfin vous me permettrez d’analyser l’égalisation du statut des
salariés à temps partiel avec celui des salariés ordinaires d’un point
de vue économique, c’est-à-dire d’examiner les conséquences éco-
nomiques de ce nouveau droit. L’analyse économique du droit a
pour but d’apprécier les normes du point de vue du principe de
l’efficacité 13. Ce principe nous conduit aux considérations suivan-
tes.
L’égalisation des conditions des salariés à temps partiel a mis
fin à une fragmentation des effectifs de l’entreprise. Ces salariés —
qui sont généralement des femmes — constituaient une catégorie
de travailleurs non couverte par le droit du travail (tout comme les
salariés ayant le statut formel d’entrepreneur). Leur embauche di-
minuait les coûts du travail. Les entreprises étaient intéressées à
les embaucher car elles pouvaient ainsi éviter de signer des
contrats à long terme — ce qui caractérise le contrat de travail. Il
faut distinguer deux logiques reposant sur deux hypothèses diffé-
rentes :
— ou bien la valeur des salariés à temps partiel est identique à
celle des autres salariés. Et l’égalisation des rémunérations a
corrigé une pratique improductive pour l’économie nationale ;
13. SCHÄFER/OTT, Lehrbuch der — ou bien la valeur des salariés à temps partiel est inférieure à
ökonomischen Analyse des Zivi- celle des autres salariés ; la rémunération, alors, était équitable.
lrechts, Berlin und Heidelberg,
Son égalisation a fait des salariés à temps partiel des salariés non
1986, p. 1-11.

334
rentables pour l’économie nationale. Le droit ordonnant une redis- Droit et Société 27-1994
tribution, les entreprises n’embauchent alors pas ces salariés. Si
l’on veut sauver le travail à temps partiel, il faut subventionner les
entreprises.
Généralement nous nous trouvons en présence de la première
logique. De plus, il me semble que les salariés à mi-temps ont une
valeur plus grande que les salariés à plein temps car leur producti-
vité est plus élevée. En les rémunérant moins, les patrons ont ex-
ploité un vide juridique. Les magistrats d’instance avec l’aide de la
Cour de Justice des Communautés Européennes ont comblé ce
vide. C’est, pour l’économie nationale, rentable. Mais il faut crain-
dre que les entreprises ne trouvent d’autres moyens pour mettre à
leur disposition une partie du personnel.
Un autre point de vue pourrait être que le réseau juridique tis-
sé par le droit du travail est trop dense et qu’il pèse trop lourd sur
les entreprises. Dans ce cas, celles-ci suivraient une logique éco-
nomique en essayant de diminuer la protection des salariés. Et si
une brèche est comblée, les entreprises en ouvrent une autre. En
Allemagne, on peut remarquer cette tendance. Dans l’est de
l’Allemagne, suite à une productivité inférieure à celle espérée, le
patronat a résilié les conventions collectives qui avaient prévu une
augmentation des salaires de 26 % au 1er avril 1993. C’est un acte
inhabituel car, jusqu’à ce renversement de conjoncture, seuls les
syndicats avaient eu des problèmes avec les conventions à long
terme qui, en général, prévoyaient une augmentation des salaires
inférieure à celle de la production. Ici le patronat n’a pas trouvé de
moyens de contourner la protection juridique des salariés, ce qui
lui aurait permis de diminuer le coût des effectifs. Par cette résilia-
tion, il s’est attaqué de front au droit du travail. En guise de
conclusion, nous pourrions dire que l’enseignement qui devrait
être tiré de la jurisprudence européenne est la nécessité d’une ré-
flexion d’ensemble sur le contrat de travail, non la recherche, par
les entreprises, de nouveaux moyens de se soustraire au droit du
travail au détriment de la catégorie la plus faible des salariés.

335
Droit et Société 27-1994
Pour une approche
socio-juridique
de la production des normes
dans les relations de travail*
Jean-Pierre Bonafé-Schmitt**

Résumé L’auteur

Il existe un flou conceptuel dans le champ de la production des normes Chargé de recherche au Groupe
car les juristes, les économistes, les sociologues, les historiens ont une Lyonnais de Sociologie Indus-
trielle (CNRS/Université de Lyon
approche différente de la production normative. Les juristes défendraient II). Spécialisé dans la sociologie
une conception moniste de la création des règles alors que les sociologues juridique, il a particu-lièrement
et les économistes adopteraient plutôt une conception pluraliste du phé- axé ses recherches dans le do-
maine de la résolution des
nomène juridique en incluant les notions de coutumes et de pratiques conflits et de la production des
d’entreprises. Plaidant pour une approche interdisciplinaire de la produc- normes. Au cours de ces derniè-
tion des normes, l’auteur montre, à partir de l’analyse comparée des sys- res années, il a surtout étudié le
phénomène de la médiation à
tèmes français et américain de négociation collective, que les systèmes partir d’une approche compara-
normatifs sont des constructions sociales. Il souligne que la crise actuelle tive entre la France et les Etats-
des systèmes normatifs n’est pas la simple conséquence d’une proliféra- Unis. Ces travaux ont donné lieu
à des publications parmi les-
tion de la réglementation mais traduit aussi la remise en cause d’un mo- quelles :
dèle rationnel, formaliste, hiérarchisé de production des normes. — La médiation : une justice
douce, Paris, Syros-Alternatives,
1992 ;
Droit formel et informel – Négociation collective – Normes – Pluralisme ju- — « Penal and community me-
ridique – Règles. diation : the case of France » in
H. Messmer et H. U. Otto (eds),
Restorative Justice on Trial-
Summary pitfalls and potentials of victim-
offender mediation. Internatio-
nal research perspectives, Dor-
For a Socio-legal Approach to the Production of Norms in the Field of drecht, (Netherlands), Kluwer
Work Relations Academic Publishers, 1992 ;
— Une expérience de médiation
There is a lack of conceptual clarity in the field of the production of pénale à Boston », Déviance et
norms because jurists, economists, sociologists, historians all have a dif- Société, vol. 17, n° 2, 1993 ;
ferent approach to the question. Lawyers tend to defend a monistic con- — « La ou les médiations des
conflits », Migrants-formation,
ception of the creation of rules, while sociologists and economists are in- n° 92, 1993.
clined to adopt a pluralist concept of legal phenomena by including the
notions of business customs and practices. Arguing for an interdiscipli-
nary approach to norms production, the author shows, through compara-
tive analysis of French and American collective bargaining systems, that
normative systems are social constructs. The author stresses that the cur- * Conférence présentée dans le
rent crisis of normative systems is not simply the consequence of the cadre du Séminaire Droit et So-
proliferation of regulations but also an indi-cation of the failure of a ra- ciété/Maison des Sciences de
tional, formalist, hierarchical model of norms production. l’Homme, MRASH, Lyon, 22
mars 1993.
Collective bargaining – Formal and informal law – Legal pluralism – Norms ** GLYSI/MRASH, 14 avenue
– Rules. Berthelot, F-69363 Lyon cedex 7.

337
J.-P. Bonafé-Schmitt Dans le cadre de cette séance du Séminaire « Droit et Société »
Pour une approche socio- consacrée à « la production de la norme en droit du travail », je
juridique de la production voudrais introduire le débat en soulignant que la formulation du
des normes dans les relations titre m’apparaît contradictoire avec la volonté affichée par les or-
de travail
ganisateurs de ce Séminaire de développer une approche interdis-
ciplinaire de la production des normes. La formulation du titre, en
mettant l'accent sur le droit du travail, me semble trop restrictive
car elle est trop influencée par la dogmatique juridique et je préfè-
rerais parler de « la production de la norme dans le champ du tra-
vail ».
Afin de répondre à la vocation interdisciplinaire de ce Sémi-
naire, je propose trois pistes de réflexion.

I. Un flou conceptuel : de la norme à la règle


juridique
Je crois qu'il est nécessaire que l'on s'interroge dans un pre-
mier temps sur les notions, les concepts de normes, de règles, car
les économistes, les juristes, les sociologues, les historiens ont des
approches différentes de la production normative 1.
L'objet de la discussion n'est pas de demander à chacun de
donner sa définition de la norme et plus particulièrement de la
norme juridique, mais d'essayer, à partir d'une approche interdis-
ciplinaire, de cerner le « phénomène normatif ». J'évite de parler de
système normatif ou d'ordre normatif afin d'éviter toute connota-
tion car, comme je le démontrerai plus loin, la production des
normes se révèle être un processus plus complexe qu'on ne le croit
de prime abord.
Il n'est pas question pour moi de limiter mon propos à rappe-
ler que les sociologues, les économistes et les historiens dans leur
grande majorité se refusent à intégrer dans leur analyse l'examen
des règles juridiques et que bon nombre de juristes, au nom d'une
certaine dogmatique juridique, se refusent d'appréhender le pro-
cessus de création de règles comme un phénomène social. Il ne
s'agit pas non plus de se limiter, quand on s'interroge sur le pro-
cessus de création des règles, à la seule question de la définition
du droit, de la détermination d'un critère de juridicité.
Je voudrais plaider pour une approche interdisciplinaire du
phénomène normatif en démontrant, qu'au lieu de se retrancher
1. A.-J. ARNAUD, « Droit et Socié- derrière des « certitudes scientifiques » en fonction de sa spéciali-
té : du constat à la construction
d'un champ commun », Droit et
té, l'intérêt de développer une telle approche.
Société, n° 20/21, 1992 ; B. de Sur cette question de la production des normes, il est néces-
SOUSA-SANTOS, « Droit : une carte saire de prendre en compte l'ensemble des travaux réalisés par les
de la lecture déformée. Pour une juristes, mais aussi les économistes, les sociologues et les histo-
conception post-moderne du riens. Sans prétendre en faire un recensement, je voudrais simple-
droit », Droit et Société, n° 10,
1988 ; A. JEAMMAUD et E. SERVERIN
ment mentionner l'intérêt qu’il y a à adopter une telle démarche.
« Évaluer le droit », Dalloz, En matière de production de normes, ce sont surtout les juris-
Chronique, 34e cahier, 1992. tes qui se sentent concernés, il suffit pour s'en convaincre de se

338
reporter aux manuels de droit du travail, où l'on retrouve claire- Droit et Société 27-1994
ment exposée une certaine conception de l'ordre normatif de la 2. J. CARBONNIER, Sociologie juri-
dique, Paris, PUF, 1978 ; Y.
coutume d'entreprise à la directive européenne. Il découle de ceci, DELAMOTTE, « Le recours ouvrier :
qu'à l'exception de quelques individualités, la grande majorité des réflexion sur la signification
juristes défendent une conception moniste en matière de création psycho-sociologique des règles
de règles 2. Si les juristes du travail acceptent l'idée que l’État n'est juridiques », Sociologie du tra-
pas le seul acteur en matière de production de règles, avec la négo- vail, n° 2, 1981 ; P. RONGERE,
« Rôles et conflits des rôles en
ciation de conventions collectives par les organisations syndicales droit du travail : réflexions sur
et patronales, ils ont du mal à accepter l'idée d'un pluralisme juri- la jurisprudence », in Études of-
dique 3. C'est particulièrement le cas lorsque l'on analyse la produc- fertes à A. Brun, Paris, Librairie
tion de normes dans l'entreprise, les juristes, d'une manière géné- sociale et économique, 1974 ; J.-
C. JAVILLIER, « Droit au travail et
rale, s'en tiennent aux sources formelles c'est-à-dire les accords
sociologie », Année sociologique,
d'entreprise, le pouvoir normatif du chef d'entreprise à travers le vol. 27, 1976, p. 117.
règlement intérieur 4. Ils éprouvent toutefois des difficultés pour 3. G. LYON-CAEN et J. PELISSIER,
faire entrer dans leurs catégories juridiques un certain nombre Droit du travail, 16e ed., Paris,
d'« actes ou accords atypiques », pour reprendre leur terminologie, Dalloz, 1992 ; G. COUTURIER,
comme les accords signés par les Comités d'entreprises, les PV de Droit du travail, Paris, PUF,
1991 ; A. JEAMMAUD et A. LYON-
fin de conflit, mais aussi les notes de services, les codes d'entrepri- CAEN, « Droit et direction du
ses, les codes d'éthique... personnel », Droit social, n° 1,
À l'inverse, les sociologues se rallieraient plutôt à une concep- 1979.
tion pluraliste, c'est le cas d'un certain nombre d'entre eux qui 4. A. SUPIOT, « La réglementation
adopteraient implicitement une conception extensive du droit ne patronale de l'entreprise », Droit
laissant pas à la seule organisation étatique le monopole de la for- social, n° 3, 1992 ; M. VERICEL,
« Sur le pouvoir normatif de
mation des règles mais en l'étendant à un certain nombre d'autres l'employeur », Droit social, n° 2,
groupes sociaux 5. Ce sont surtout les sociologues du travail qui 1991.
ont accordé une plus grande attention que les juristes, à l'étude au 5. G. GURVITCH, Eléments de so-
sein des entreprises, à ce « foisonnement officieux de petites déci- ciologie juridique, Paris, Aubier,
sions et de para-négociations » au niveau des ateliers 6. 1940 ; J.-G. BELLEY, « L'État et la
régulation juridique des sociétés
Mais pour la grande majorité des sociologues du travail, le cri-
globales. Pour une problémati-
tère de juridicité — c'est-à-dire la distinction entre normes juridi- que du pluralisme juridique »,
ques et normes sociales — n'est pas au centre de leur préoccupa- Sociologie et sociétés, vol. XVIII,
tion. S'ils invoquent les notions de pratiques d'entreprises, de n° 1, 1986 ; F. CHAZEL et J.
coutumes sociales, ce n'est pas dans le même sens que les juris- COMMAILLE, Normes juridiques et
régulation sociale, Paris, LGDJ,
tes ; ils parlent plus volontiers de régulation sociale, de relations de coll. « Droit et Société », 1991 ;
pouvoir, d'identité... Ces travaux, le plus souvent de nature empiri- P. BOURDIEU, « La force du droit.
que, devraient être pris en considération dans notre réflexion sur Éléments pour une sociologie du
la production de normes car ils apportent une source d'informa- champ juridique », Actes de la
tions sur ces pratiques d'entreprises, sur ces règles de nature cou- Recherche en Sciences Sociales
n° 64, 1986.
tumière.
6. J.-D. REYNAUD, Les règles du
Dans le même esprit, on ne peut pas passer sous silence que ce jeu. L'action collective et la ré-
sont les économistes qui ont été à la pointe du débat sur la déré- gulation sociale, Paris, A. Colin,
glementation, la délégalisation, avec la dénonciation du carcan ju- 1989 ; G. ADAM, J.-D. REYNAUD et
ridique qui étranglerait la liberté d'entreprise, la critique de l'Etat- J.-M. VERDIER, La négociation
collective en France, Lyon, Ed.
providence 7. Sur un autre plan, ce sont aussi les économistes qui
Economie et Humanisme/Paris,
se sont le plus mobilisés sur le phénomène de normalisation sur le Ed. ouvrières, Paris, 1972 ; C.
plan technique, que ce soit sur le plan national ou communautaire, MOREL, « Le droit coutumier so-
car derrière la définition des standards techniques se profilaient cial dans l'entreprise », Droit so-
des conflits d'intérêts économiques entre les industriels et les cial, n° 7/8, 1979.
7. F. HAYEK, Droit, législation et
liberté, tome 3 : L'ordre politique
339 d'un peuple libre, Paris, PUF, coll.
« Libre-échange », 1989.
J.-P. Bonafé-Schmitt États. Contrairement à une idée reçue, les normes techniques peu-
Pour une approche socio- vent avoir une portée juridique, à travers les procédures de res-
juridique de la production ponsabilité, notamment en cas de non-conformité des produits, no-
des normes dans les relations tamment en matière d'hygiène et de sécurité 8.
de travail
Au delà de ces différentes questions, les travaux de certains
économistes du travail apportent des éclairages très pertinents
dans le domaine de la production des normes, car les juristes et les
sociologues, dans leur grande majorité, ont tendance à négliger la
dimension économique, les interactions entre les ordonnance-
ments normatifs et les systèmes de production 9.
À travers ces quelques remarques, je voulais plaider pour une
approche interdisciplinaire de la production des normes. Je voulais
également souligner que la réglementation des relations de travail
ne peut être limitée aux seules règles d'origine étatique ou conven-
tionnelle qui forment ce que j'ai appelé le « droit externe », élaboré
hors de l'entreprise, et cette réglementation doit être étendue à
8. I. VACARIE et A. SUPIOT, « Santé, une autre série de règles édictées à l'intérieur de l'entreprise ou
sécurité et libre circulation des « droit interne ». En effet, un certain nombre d'acteurs institution-
marchandises (règles juridiques nels, le patronat, les organisations syndicales sécrètent un certain
et normes techniques) », Droit
social, n° 1, 1993.
nombre de dispositions à caractère plus ou moins général et per-
9. R. BOYER, La théorie de la ré-
manent qui s'appliquent à l'ensemble ou à une partie des salariés
gulation sociale : une analyse de l'entreprise 10. De même, les études empiriques montrent que
critique, Paris, AGALMA-La Dé- l'ensemble de ces règles, qu'elles soient élaborées à l'intérieur ou à
couverte, Paris, 1987 ; L. l'extérieur de l'entreprise et qui forment le « droit formel » sont
BOLTANSKI, « L'Amour et la Jus- plus souvent qu'on le croit mises en porte à faux par une série de
tice comme compétences », Pa-
ris, Métailié, 1990 ; L. THEVENOT, règles, qui prennent la forme d'usages, de coutumes, de pratiques
« Les investissements de et qui constituent ce que j'ai appelé le « droit informel » 11.
forme », in Conventions Econo-
miques, Paris, PUF, 1986 ; R.
SALAIS, « Les formes de la négo- II. Le système normatif : une construction
ciation », in R. SALAIS et L.
THEVENOT, Le travail : marchés,
sociale
règles, conventions, Paris, INSEE, En plaidant pour une approche interdisciplinaire de la produc-
Economica, 1986.
tion des normes, j'ai jusqu'ici peu parlé de l'approche historique,
10. J.-P. BONAFE-SCHMITT, Le re-
cours ouvrier : les instances in-
mais c'est à dessein, car seule celle-ci nous permettrait de consta-
ternes et externes à l'entreprise ter que notre système normatif s'apparente à une construction so-
utilisées par les salariés pour la ciale. À ce titre on peut regretter en France le faible développement
défense de leurs droits indivi- d'une discipline équivalente à la « legal history américaine », qui
duels, Lyon, GLYSI, 1980.
nous permettrait de montrer, à partir d'une lecture juridique des
11. J.-P. BONAFE-SCHMITT, La créa-
tion des règles dans l'entreprise.
modes de production de normes, que ceux-ci sont des construc-
Etude comparative France-USA, tions sociales 12.
Lyon, GLYSI-Université Lyon II, L'existence d'une telle discipline nous permettrait de souligner
1984. que notre système normatif ne forme pas un ensemble homogène
12. L. COHEN-TANUGI, Le droit et cohérent, mais apparaît plutôt comme une superposition de
sans l'Etat, Paris, PUF, 1985. production de normes qui se sont greffées les unes aux autres
13. G. ADAM et M. LUCAS, « Les dans des conditions historiques différentes 13. La cohérence appa-
institutions de représentation
du personnel en France : bilan et
rente du système est en fait fabriquée par les acteurs, que ce soit le
perspectives », Droit social, mars législateur, les professionnels du droit, qui par le biais de modifica-
1976, p. 79. tions législatives ou d'une manière prétorienne pour les juges ten-

340
tent de rationaliser a posteriori les lignes de partage entre les diffé- Droit et Société 27-1994
rents modes de production de normes qu'elles soient internes (ac-
cords d'entreprise, réglement intérieur, pratiques...) ou externes
(lois, conventions collectives...) à l'entreprise.
Ce système normatif n'est nullement figé, ce qui explique
qu'au cours des décennies la place des différents modes de pro-
duction n'a cessé d'évoluer en fonction non seulement de l'évolu-
14. M. MAURICE, F. SELLIER et J.-J.
tion du contexte socio-économique mais aussi des stratégies dé- SILVETRE, Règles, contexte et ac-
ployées par les différents acteurs, que ce soit le patronat ou les teurs. Réflexions à partir d'une
organisations syndicales. comparaison France-Allemagne,
Pour saisir cette évolution, il importe que l'on ne se limite pas Communication au Congrès in-
à une simple analyse formelle des différents modes de production ternational de relations profes-
sionnelles, Kyoto,1983,
des normes mais que l'on procède aussi à une étude systématique LEST/CNRS, p. 3.
de la pratique sociale, des stratégies des acteurs. En l'absence 15. J. BUNEL, Le développement
d'une telle analyse, nous ne pourrions pas constater qu'il existe des relations industrielles de l'Es-
une interdépendance entre les modes de production des règles et pagne actuelle. La constitution
les stratégies des acteurs 14. En effet, la cohérence de chaque sys- du système et la formation des
acteurs, Document ronéoté,
tème normatif ne doit pas faire illusion car dans chaque pays l'arti- 1980, cf. les numéros spéciaux
culation entre les différents niveaux de production de normes, de de Droit social : « Conventions
l'entreprise à l'État, dépend en grande partie des stratégies des ac- et accords d'entreprise », Droit
teurs, ce qui n'exclut pas que des combinaisons nouvelles puissent social, n° 1, janvier 1988 ; « La
apparaître en fonction des modifications de l'environnement socio- négociation collective d'entre-
prise », Droit social, n° 7/8, juil-
économique. let-août 1990.
Ainsi en matière de production de règles conventionnelles, le 16. Sur cette question, cf. F.
choix du niveau de négociation est lié au type de rapports qu'entre- BARTOSIC et R. HARTLEY, Labor
tiennent les principaux acteurs à l'égard du système normatif. Au relations law in the private sec-
modèle central de négociation collective, comme en France, corres- tor, American Bar Association,
Committee on continuing Pro-
pond généralement un large développement du droit externe sous
fessionnal Education, 1977 ; X.
la forme législative et conventionnelle et un faible développement BLANC-JOUVAN, « La négociation
de la réglementation négociée au niveau de l'entreprise 15. Au d'entreprise en droit comparé,
contraire, dans le cadre du modèle décentralisé de négociation Droit social, n° 11, 1982 ; K.
collective, comme dans les pays nord-américains, si le droit externe KLARE, « Labor law as ideology :
toward a new historiography of
est réduit à sa plus simple expression, en revanche, il existe une in- collective bargaining law », In-
tense négociation au niveau de l'entreprise qui favorise le dévelop- dustrial Relations Law Journal,
pement d'une réglementation négociée au niveau de celle-ci 16. Cette 1981 ; F. EYRAUD, « Le mouve-
opposition entre système centralisé et décentralisé ne doit pas être ment syndical américain face
poussée trop loin, car ces deux modèles de négociation collective aux sirènes de la compétitivité »,
Travail et Emploi, n° 31, 1987, p.
sont en crise et semblent connaître des évolutions sur lesquelles 8 ; O. KOURCHID, « Le déclin syn-
nous aurons l'occasion de revenir. dical », Travail, n° 9, 1985, p.
Sur ce point particulier de la négociation collective, l'exemple 42 ; W. GOULD, A primer on ame-
américain, peut-être plus que tout autre système, nous montre que rican labour law, Cambridge,
MITT Press, 1982.
la relation étroite existante entre l'aire de négociation et le milieu
17. J.-P. BONAFE-SCHMITT, « La
de travail, exerce une influence directe sur le contenu de la conven-
création des règles dans l'entre-
tion 17. Cette interdépendance explique que les syndicats améri- prise. Étude comparative France-
cains soient plus attachés que leurs homologues français à USA », in P. BOUVIER et O.
contrôler les règles qui fixent les conditions et le contenu du tra- KOURCHID (dir.), France-USA : les
vail des salariés qui appartiennent à l'unité de négociation. Ils veil- crises du travail et de la produc-
tion, Paris, Méridiens-
lent particulièrement à ce que l'employeur ne négocie pas des Klincksieck.

341
J.-P. Bonafé-Schmitt conditions distinctes de travail avec certaines catégories de sala-
Pour une approche socio- riés, qui risqueraient de faire éclater la cohérence et l'homogénéité
juridique de la production de l'unité de négociation. Dans ce pays, le système de négociation
des normes dans les relations collective permet de contrôler, d'une manière plus précise qu'en
de travail
France, le processus de création des règles.
Dans le cadre de ces accords d'entreprise, les syndicats améri-
cains se sont efforcés de fixer, de la manière la plus précise, les
18. B. CORIAT, « Technologies,
emploi, salaire dans l'automo-
conditions de l'exécution du travail afin de limiter le pouvoir pa-
bile », Travail, n° 9, 1985, p. 18 ; tronal aussi bien en matière de salaires que de promotion ou de
M. DEBOUZY, « La classe ouvrière classification. C'est ainsi que le contenu des emplois, c'est-à-dire
américaine aujourd'hui », Tra- les tâches effectuées, font l'objet d'une description détaillée, que
vail, n° 9, 1985, p. 8. chaque emploi est répertorié et affecté d'un cœfficient donnant
19. S. HILL, « Norms, groups and lieu à un système de classification trés hiérarchisé mais aussi très
power : the sociology of work
place industrial relations », Bri- rigide 18.
tish Journal of Industrial Rela- Sur le plan normatif, il découle de ceci que les accords d'entre-
tions, juillet 1974, p. 226. ; J. prise, en raison de leur liaison étroite avec le milieu de travail, font
KHUN, Bargaining in grievance souvent référence aux « past practices » ou aux « local working
settlement. The power of indus-
trial work group, New York, Co-
conditions » 19. Cette référence multiple aux « past practices » dans
lumbia University Press, 1961 ; les clauses de l'accord fait de celles-ci une source importante et au-
MELVILLE DALTON, « Unofficial tonome du droit. Cette source du droit, contrairement à la situa-
union management relations », tion française, est socialement reconnue par l'ensemble des ac-
American Sociological Review, teurs, ce qui explique que les arbitres n'hésitent pas à consacrer
XV, oct. 1950 ; M. DERBER et R.
STAGNER, « The labor contract : certaines pratiques comme règles coutumières s'imposant à l'em-
provision and practice », Insti- ployeur. On retrouve ainsi sur le plan juridique, une autre manifes-
tute of Labor and Industrial Re- tation de cette interdépendance entre systèmes de règles et acteurs
lations, University of Illinois avec le statut donné aux pratiques et coutumes comme source de
Bulletin, reprint n° 58, 1958. ; W.
droit dans les différents systèmes. Si dans les pays nord-
BROWN, « A consideration of
"custom and practice" », British américains les « customs and practices » jouent un rôle important
Journal of Industrial Relations, comme source de droit, il n'en est pas de même en France, où les
vol. X, n° 1, mars 1972 ; M. règles coutumières ont une existence plus clandestine. Elles résul-
TERRY, « The inevitable growth tent, le plus souvent, d'une négociation informelle avec la hiérar-
of informality », British Journal
of Industrial Relations, vol. XV,
chie de base, ce qui « les rend d'une grande fragilité et limite for-
n° 1, 1977. tement leur extension » 20.
20. G. ADAM, J.-D. REYNAUD et J.- On peut ainsi regretter que dans notre pays l'étude du proces-
M. VERDIER, La négociation col- sus d'élaboration des règles se limite à la seule analyse des procé-
lective en France, op. cit. ; J. dures formelles, sans réellement prendre en compte des procédu-
DEPREZ, « Naissance de la norme res moins institutionnalisées de création de règles. Ces types de
dans l'entreprise : interprétation
de la volonté de l'employeur et recherche, en s'en tenant au seul cadre formel, ont délaissé l'ana-
constatation de l'usage », Droit lyse de cadres moins institutionnalisés, comme l'atelier ou le ser-
social, n° 9/10, 1987 ; J. vice, en matière d'élaboration de règles. C'est, en effet, à ce niveau
GUILLEMOT, « Les avantages ac- de l'entreprise que se produit un « foisonnement officieux de peti-
quis en droit du travail », Droit
tes décisions et de para-négociations », qui donnent naissance à ce
ouvrier, octobre 1978 ; H.
THUILLIER, « L'usage en droit du que nous avons appelé le droit interne 21.
travail », J.C.P., 1975, Ed. CI II —
11619.
21. J.-P. BONAFE-SCHMITT, « La
création des règles dans l'entre-
prise. Étude comparative France-
USA », op. cit.

342
Droit et Société 27-1994
III. Dysfonctionnements ou crise des systè-
mes normatifs
Pour expliquer la crise des systèmes normatifs, on avance le
plus souvent comme principale cause, la prolifération de la régle-
mentation, ce qui aurait pour conséquence d'accroître leur com-
plexité 22. Sans nier l'importance de ce phénomène de surproduc-
tion normative, je pense que la crise que semble connaître
l'ensemble des systèmes de production de normes est la consé-
quence des logiques de rationalisation et de formalisation continue
des procédures d'édiction des règles et de régulation des conflits 23.
Or ce modèle rationnel, formaliste, hiérarchisé, connaît de plus en
plus de difficultés pour prendre en compte et réguler la complexité
des rapports sociaux nés de la modification des systèmes produc-
tifs à la suite de la crise du mode taylorien de production, des
changements technologiques et plus généralement de la crise éco-
nomique.
À partir du constat de crise de ce « modèle rationnel », on ne
peut donc faire l'économie d'un débat sur la recomposition des
systèmes normatifs dans un sens de la reconnaissance d'une plus
grande pluralité, décentralisation, différenciation des modes de
production des normes.
En premier lieu ces changements passeraient par une modifica-
tion des rapports entre les différents modes de production des
normes comme en témoigne le débat sur la reconnaissance de l'en-
treprise (et même de l'atelier) comme lieu pertinent de la négocia-
tion de nouvelles règles. L'objet de la recomposition porterait non
pas sur une quelconque déréglementation ou délégalisation, mais
sur une nouvelle articulation entre les sources législatives et
conventionnelles en matière de réglementation des relations de
travail. On évoluerait ainsi d'un droit étatique vers un droit plus
conventionnel, l'État se bornant simplement à fixer des « normes
de procédures, en laissant aux individus ou aux groupes l'adapta-
tion des contenus ».
Le débat sur la reconnaissance de l'entreprise (et surtout de
l'atelier) comme lieu de la négociation de nouvelles règles, témoi-
gne non seulement de la recomposition de notre système normatif
dans le sens d'une plus grande décentralisation, mais il traduit 22. A. SUPIOT, « Délégalisation,
normalisation du droit du tra-
aussi une évolution dans le sens d'une plus grande participation
vail », Droit social, n° 5, 1984
active des individus ou groupes dans la production des normes.
23. J.-P. BONAFE-SCHMITT, « La
Sur le plan normatif, on ne mesure pas encore à sa juste valeur création des règles dans l'entre-
l'impact de la remise en cause du mode taylorien d'organisation du prise. Étude comparative France-
travail. La mise en œuvre des différentes formules participatives USA », op. cit.
sous le couvert de ce que l'on appelle « la mobilisation des res- 24. J. GAUTRAT, « La participation
sources humaines », entraîne des répercussions sur la production directe : pratiques et interpréta-
tions », Travail, n° 24, 1991/92 ;
des normes 24. Sous le règne du modèle taylorien, le contenu de la J.-L. LAVILLE, « Pour une typolo-
négociation se limitait simplement aux formes de rémunérations et gie des formes de participa-
tions », Travail, n° 24, 1991/92.

343
J.-P. Bonafé-Schmitt aux règles collectives de travail, alors que tout ce qui concernait
Pour une approche socio- l'organisation du travail relevait du pouvoir du chef d'entreprise.
juridique de la production Avec le développement des formules du management partici-
des normes dans les relations patif, ou encore sous l'impulsion de l'État, comme avec les textes
de travail
sur l'expression directe, on assiste à une modification du contenu
de la négociation avec l'intervention plus grande des individus ou
groupes dans des domaines qui relevaient jusqu'ici du domaine ré-
servé du chef d'entreprise comme l'organisation du travail, les
changements technologiques. Mais de plus en plus, ce type de né-
gociation ne passe plus par la médiation des représentants du per-
sonnel, mais relève de l'intervention directe des individus ou grou-
pes concernés.
Ce type de négociation directe implique aussi une remise en
cause de la définition classique de l'acteur collectif et plus particu-
lièrement des systèmes de représentation du personnel. Ne doit-on
pas s'ouvrir sur d'autres concepts : espace de rassemblement,
agrégation d'intérêts basés sur des solidarités primaires (défense
d'un service, d'avantages particuliers...), conscience positive ou né-
gative de l'identité du groupe 25
Sur un plan normatif, il conviendrait aussi de réfléchir sur les
conséquences de ces formes de participation qui se traduisent par
l'édiction de « micro-décisions techniques et productiques » qui
participent à la modification des capacités productives.
Enfin, je voudrais terminer par le point qui me semble le plus
intéressant, celui du passage — pour reprendre l'expression de Ro-
bert Salais — d'une « régulation de type taylorien » à une
« régulation de type négociatoire », qui nécessiterait « la construc-
tion sinon préalable du moins progressive, d'accords consensuels
entre individus et groupes sur les règles et conventions » 26.
Sur un plan normatif, la transition d'un modèle de négociation
conflictuelle vers un modèle plus consensuel, n'est pas sans consé-
quence comme en témoigne le développement des procédures ou
des institutions de médiation dans les entreprises. L'émergence de
ce type de structure, surtout dans les entreprises américaines,
25. J.-L. LAVILLE, « Pour une typo- substitue une forme de régulation faisant appel à l'équité plutôt
logie des formes de participa-
tions », op. cit. ; J.-P. BONAFE-
qu'aux seules règles juridiques 27. Dans le même sens, le dévelop-
SCHMITT, « La création des règles pement des codes de déontologie ou d'éthique dans les entreprises
dans l'entreprise. Étude compa- traduisent aussi l'évolution de celles-ci vers la recherche, pour la
rative France-USA », op. cit. réalisation de leurs « objectifs de coordination et de contrôle par
26. R. SALAIS, « Les formes de la des modes de régulation plus neutres (la technique...) et/ou plus
négociation », in R. SALAIS et
axiologiques (la morale...) que les modes de régulation juridi-
L. THEVENOT, Le travail : mar-
chés, règles, conventions, op. cit. que » 28.
27. J.-P. BONAFE-SCHMITT, « La
médiation : une justice douce »,
Paris, Syros, 1992.
28. X. ARBOS, « Notes sur la crise
de la régulation étatique », Re-
vue interdisciplinaire d'études
juridiques, n° 26, 1991, p. 140.

344
Recherche et justice

Justice et jeunesse
La rubrique Recherche et Justice de ce numéro a été réalisée
sous la responsabilité de Pierre Grelley
(Mission de Recherche Droit et Justice, ministère de la Justice)
Droit et Société 27-1994
Présentation (p. 349–350)

Avec ce sixième cahier « Recherche et Justice », s'affirme une


dynamique d'échanges qui était souhaitée depuis la création de la
rubrique et qui justifie dans une large mesure sa création. Le lec-
teur trouvera en effet, sous la forme d'une réponse à un papier pu-
blié dans le dernier numéro mais également à travers les proposi-
tions d'un texte élaboré dans le cadre d'une autre demande, des
éléments de réflexion relatifs à la légitimité et aux moyens d'une
participation des divers niveaux d'expression des pouvoirs publics
à l'administration de la Justice. La question peut être posée de dif-
férentes manières et se décliner sur plusieurs registres probléma-
tiques et disciplinaires. Il s'agit de la notion d'indépendance de
l'institution que certains conçoivent comme un absolu, d'autres
comme un principe participant de l'organisation démocratique de
la société et, à ce titre, devant s'articuler avec d'autres impératifs
de la vie publique. A cette nouvelle pièce versée au débat courant
s'ajoutent, comme à l'ordinaire, des articles rendant compte soit de
recherches remises à la Mission, soit de questionnements destinés
à ouvrir des voies d'échanges entre praticiens et chercheurs.

La première contribution à ce cahier « Recherche et Justice » se


rapporte à la fois au thème particulier de cette rubrique, Justice et
jeunesse, et au débat ouvert sur les coordinations entre la Justice
et les autres administrations puisqu'il traite de la politique de la
ville en matière d'intervention en faveur de la jeunesse en diffi-
culté. Cet article s'inspire très largement d'une contribution pro-
duite pour alimenter la réflexion d'un séminaire qui s'est tenu en
1993 et 1994 sous l'égide de la Mission de recherche « Droit et Jus-
tice » avec le concours du bureau de la Formation et de la Recher-
che de la Protection judiciaire de la jeunesse (ministère de la Jus-
tice). Ce séminaire avait pour but d'établir un inventaire des
problématiques liées à la question des frontières entre l'action ju-
diciaire et l'action sociale dans le domaine de la protection de la
jeunesse. Conçu dans la perspective d'une identification des enjeux
scientifiques engagés dans ce champ, il a réuni au cours de quatre
journées organisées successivement à Paris, Lyon, Lille et Toulouse
des chercheurs, des universitaires et des praticiens (magistrats,
administratifs, médecins, travailleurs sociaux, personnels d'éduca-

349
Présentation tion...) dont l'intérêt et les activités se rencontrent sur ce thème.
L'analyse qui est développée dans la réflexion de Thilo Firchow
souligne l'ambiguïté d'une situation caractérisée par la confronta-
tion de deux logiques contradictoires, logique d'interactivité voulue
par la loi entre les secteurs « social » et « judiciaire » en matière de
protection de la jeunesse et logique de discontinuité liée au cloi-
sonnement de fait entre les départements d'activité qui sont char-
gés de ces missions. A ces obstacles institutionnels la politique de
la ville coordonnée par la Délégation interministérielle à la ville
(DIV) tente, dans le cadre du XIe Plan, d'apporter des réponses ori-
ginales sous la forme des synergies encouragées par les contrats de
ville. Au-delà d'une présentation du dispositif mis en place, c'est en
élargissant sa perspective aux questions de fond qui sont posées
par l'invention de telles pratiques que l'article de Thilo Firchow ap-
porte un éclairage au débat ouvert sur les rapports entre l'institu-
tion judiciaire et l'ensemble des instances qui participent à la mise
en oeuvre des politiques publiques.

Le deuxième des textes proposés est un rapport de synthèse


portant sur un travail réalisé par une équipe de l'INSERM (Institut
national de la santé et de la recherche médicale) placée sous la di-
rection du docteur Zeiller. L'objectif poursuivi était de rechercher
l'existence de facteurs psychopathologiques communs parmi un
échantillon d'une centaine de mineurs coupables de crimes contre
les biens, les mœurs ou les personnes. La démarche consistait en
outre à replacer le comportement criminel dans la cohérence psy-
chologique de leur auteur afin non seulement d'en saisir la ratio-
nalité mais aussi d'en tirer des indications utiles pour le diagnostic,
la prévention et l'aide thérapeutique, objectifs permettant d'envi-
sager dans tous ses aspects l'intervention judiciaire pénale.

Réponse polémique à un texte d'opinion qui a été publié dans


le précédent numéro de Droit et Société, l'article signé par Jean-Luc
Bodiguel met l'accent sur la diversité des facteurs qui interviennent
dans les processus de réforme administrative, et particulièrement
lorsque ceux-ci concernent la Justice. En la matière, dit en subs-
tance l'auteur, il convient de tenir à distance raisonnable les sujé-
tions liées aux cultures socio-professionnelles qui peuvent consti-
tuer des facteurs d'immobilisme faisant obstacle aux nécessités de
l'adaptation des institutions aux besoins sociaux. De nouveaux
éléments pourront être apportés aux observations déjà livrées sur
le sujet depuis le n° 23/24. Il revient à ceux des lecteurs qui sou-
haitent s'exprimer, de s'enhardir à le faire.

La Mission de Recherche
Droit et Justice

350
Droit et Société 27-1994
Politique de la ville
et protection de la jeunesse *

Thilo Firchow **

Résumé L’auteur

Magistrat, ancien juge des en-


L’analyse développée dans cet article a pour but de délimiter les logiques fants à Rouen.
d’intervention des systèmes administratif et judiciaire de protection de la A travaillé, en qualité
jeunesse. Portés par des autorités politiques différentes, à des niveaux d’allocataire du ministère de la
distincts de positionnement territorial, les systèmes considérés fonction- Recherche, dans l’équipe de re-
nent de manière cloisonnée voire, dans certaines situations critiques, de cherche sur la politique crimi-
façon incompatible. La politique de la ville (urban policy) et ses méthodes nelle de l’Université de Montpel-
d’action fondées sur une démarche de contrat et de projet constituent lier, sur les politiques
criminelles de lutte contre les
une alternative heureuse à ce type de fonctionnement. La mise en place
toxicomanies. Mis à disposition
des contrats de ville du XIe plan (1994-1998) représente à cet égard un en- de la Délégation Interministé-
jeu de tout premier ordre. rielle à la Ville depuis 1993, il
coordonne les actions liées à la
Aide sociale à l’enfance – Contrats de ville – Politique de la ville – Protection prévention des toxicomanies
judiciaire de la jeunesse. dans le champ du développe-
ment social urbain.
Ancien membre du Groupe de
travail national sur les métho-
Summary des de la protection judiciaire de
la jeunesse au ministère de la
Justice, il a publié divers articles
Urban Policy and Youth Protection sur la protection de l’enfance
The goal of this article is to define the various principles governing ad- dans les revues Droit et Société
ministrative and judicial intervention to protect young people. Controlled et Droit de l’Enfance et de la
by different political authorities at separate territorial levels, the systems Famille.
studied function in a compartmentalised — and in crisis situations —
* Cet article est également paru
sometimes incompatible manner. A positive alternative to this is provided
dans la revue Droit de l’Enfance
by urban policy and its methods based on a contract and project type ap- et de la Famille, n° 39, 1994,
proach. The implementation of urban contracts (« contrats de ville ») as sous le titre « L’intervention so-
outlined in the XIth Plan (1994–1998) is in this respect a highly important ciale et judiciaire en faveur de la
issue. jeunesse en difficulté ».
** Délégation interministérielle
Legal protection of youth – Social assistance for children – Urban contracts à la ville (DIV), 194 avenue du
– Urban policy. Président Wilson, F-93217 La
Plaine St Denis cedex.
Nota : Les opinions exprimées
par l’auteur n’engagent que lui-
même et ne sauraient constituer
la position officielle de la DIV.

351
T. Firchow La politique de la ville endosse une responsabilité immense
Politique de la ville dans le champ du développement social urbain pour la période du
et protection de la jeunesse XIe Plan (1994-98) en choisissant le slogan de « lutte contre les ex-
clusions ». L'interpénétration des champs d'action de cette politi-
que publique, transversale « par essence », va questionner désor-
mais les dysfonctionnements sociaux les plus variés.
La « ville », entendue comme système social complexe, est un
lieu de vie et d'échanges pour la majeure partie de la population.
Au-delà des aspects sociaux et politiques, l'approche de la ville est
aussi spatiale et économique. En France, les crises urbaines écla-
tent surtout dans les « banlieues » qui sont des zones de
« relégation », pour reprendre le mot de Jean-Marie Delarue. Les
politiques publiques des gouvernements qui se sont succédés de-
puis une décennie tentent de développer la vie sociale dans les
quartiers défavorisés, au sein d'une « géographie prioritaire » qui
implique la territorialisation précise et objective des crédits pu-
blics. L'un des enjeux majeurs des principales politiques sectoriel-
les est de réduire les écarts de socialisation qui existent dans les
villes. La politique de la ville et du développement social urbain se
fonde sur le présupposé qu'il est possible de parvenir à une plus
grande harmonie des conditions de vie sociale, sous les contraintes
de ce qui est économiquement désirable. Il est patent, en outre,
que l'espace urbain focalise l'urgence d'une telle stratégie. En effet,
par la concentration des populations sur un même territoire, la
ville rend plus visibles les contrastes et les contradictions sociales
qu'elle exacerbe parfois, au grand dam de la légitimité des gouver-
nants de toutes tendances interrogés sur leur capacité à faire ré-
gner la paix sociale et notamment l'Ordre public.
Il n'est pas anodin, dans cet ordre de préoccupations, que la
jeunesse (c'est-à-dire en comptant les « interminables adolescen-
ces » : les 13-25 ans) fasse l'objet d'un intérêt tout particulier de la
part des pouvoirs publics, dans la mesure où elle représente à la
fois l'espérance du modèle de socialisation, mais aussi le levain
d'une contestation sérieuse des politiques menées et des résultats
obtenus. Avec la crise économique et sociale, une violence urbaine
s'est matérialisée dans de nombreux quartiers, et elle n'est pas, de
loin, le seul fait des jeunes. Bien plus grave encore est la violence
institutionnelle et administrative qui gouverne, d'exclusions en ex-
clusions, le procès de socialisation de ces jeunes majoritairement
confrontés au chômage, à l'échec scolaire, à la précarité économi-
que, à l'absence de logement, à l'exclusion des systèmes de soins
ou de protection de la loi.
Au sein d'une société médiatiquement sur-valorisée dans l'éco-
nomie de consommation, le marché se referme, par la prohibition
du coût des articles de luxe à la mode, face aux jeunes provenant
des familles les plus démunies. D'autres portes se refermeront à
leur tour : celle de l'école, qui a pour vocation de transmettre un
capital de savoir, mais qui ne peut produire des alternatives dura-

352
bles à l'acculturation des jeunes issus de ces quartiers où domi- Droit et Société 27-1994
nent absentéisme et faible niveau de diplômes ; celle de l'emploi,
dans la mesure où la majorité d'entre eux viendra renforcer les
rangs des demandeurs d'emploi sous-qualifiés ; celle de la prison,
pour certains, qui jalonnera une suite de conduites multi-
récidivistes ou de « comportements limites » faisant vase commu-
niquant avec la psychiatrie institutionnelle, essentiellement compé-
tente pour les toxicomanies, les anorexies, les tendances suicidai-
res...
Si le tableau noir des exclusions de la jeunesse laisse apparaî-
tre des traits jugés excessifs, divers observateurs des micro-
territoires « sensibles » peuvent rendre compte à tout moment et
ce de manière prégnante, qu'une telle réalité se déroule en France,
ici et maintenant, dans des espaces sociaux, dont la majorité des
citoyens de ce pays n'ont pas la première idée. Le professeur Ot-
tenhof écrivait, dans un texte évocateur, que « l'intifada des ban-
lieues » préoccupait peu de monde, au regard des travaux de la
criminologie traditionnelle, et il faut bien dire qu'il en va de même,
actualité réactionnelle et médiatique mise à part, de la plupart des
autorités scientifiques et des décideurs de tous ordres. Tout se
passe en somme comme si l'on se bornait à signaler, de temps en
temps, la face émergée de quelques « icebergs » d'asocialité, ici ou
là, sans faire le lien pourtant assez évident avec les premiers signes
avant-coureurs de l'essoufflement des processus traditionnels de
socialisation des jeunes dans ces espaces sociaux. D'ailleurs, les
« exclusions de la jeunesse », si l'on nous passe l'expression, ne se
cantonnent pas aux quartiers de la géographie prioritaire de la po-
litique de la ville. De nombreuses villes, petites et moyennes, souf-
frent de difficultés identiques et ce n'est pas la politique incitative
de développement en espace rural qui représentera une alternative
sérieuse à la relance de l'insertion sociale des jeunes.
Nous parlions en liminaire de responsabilité « immense » pour
la politique de la ville sur le terrain de la lutte contre les exclu-
sions... Peut-être aurions-nous dû parler de responsabilité « impru-
dente » ? Dans l'immense chantier de la citoyenneté pour tous,
inauguré par le XIe plan, notre intention sera de contribuer aux in-
dications mises en place à une maîtrise d'œuvre très modeste :
celle de l'intervention sociale et judiciaire en faveur de la jeunesse
en difficulté et plus particulièrement de la manière dont celle-ci,
compte tenu de ses logiques d'intervention, peut s'articuler aux
nouveaux dispositifs de la politique de la ville. Il conviendra de
procéder de trois manières distinctes aux fins de faciliter la com-
préhension du travail prospectif qui sera proposé.
En effet, nous nous attacherons, dans un premier temps, à
considérer les modalités de correspondance voulues par la loi entre
les secteurs « social » et « judiciaire » de la protection de la jeu-
nesse (I). Une seconde direction nous conduira à énoncer un en-
semble de raisons qui permettent de saisir les difficultés liées au

353
T. Firchow cloisonnement de fait de ces deux logiques d'intervention « spéci-
Politique de la ville fiques » (II). La partie purement prospective et technique de notre
et protection de la jeunesse itinéraire s'achèvera par des indications de méthodologie destinées
à expliciter la démarche contractuelle et la maîtrise d'oeuvre pro-
posées par la politique de la ville (III).

I. L'intervention sociale et l’action judiciaire


auprès des jeunes en difficulté : des logiques
d’intervention qui se correspondent
Dans le cadre de ce travail, le concept d'« intervention sociale »
utilisé fait référence au système d'acteurs et d'institutions qui par-
ticipent à la protection de l'enfance sur le fondement de l'article 40
du Code de la famille et de l'aide sociale, compétence réservée, de-
puis les lois de décentralisation, aux services du Conseil Général. Il
s'agit, en fait, d'aide sociale aux familles qui rencontrent des diffi-
cultés matérielles ou morales « susceptibles de compromettre gra-
vement leur équilibre ». Cette assistance se prolonge, dans l'esprit
du texte et c'est aussi le cas en pratique, d'une mission générale de
développement social des conditions d’existence de ces familles. A
cet endroit précis, se noue le sens de la relation étroite entre ce
premier niveau de l'intervention sociale et le plan beaucoup plus
global de la politique de la ville.
Bien entendu, le secteur d'intervention privilégié des travail-
leurs sociaux est déjà, à ce premier niveau, très structuré autour
des poches d'habitat « sensible », c'est-à-dire des zones où les pré-
carités de tous ordres sont concentrées, ce qui ne veut pas dire que
les zones rurales soient oubliées. Un phénomène à circonscrire, sur
le mode du « service créant le besoin », est tout de même la très
large implantation de proximité des centres sociaux, à l'intérieur
même des quartiers défavorisés, dans la mesure où l'histoire de
l'intervention sociale a longtemps trouvé du sens au maillage étroit
des sites urbains déshérités, dans le cadre des circonscriptions
d'action sociale et des priorités de leur équipement. Il y a dans le
soubassement institutionnel et administratif de cette politique du
« regard permanent », des enjeux de contrôle des populations pro-
blématiques très largement dénoncés par les théories du contrôle
social des années 1970. Beaucoup a été fait, depuis, dans le cadre
de la réflexion sur le sens de l'action sociale, jusques et y compris
dans la formation de base des travailleurs et décideurs sociaux,
mais l'éducation des jeunes se fait encore sous le couvert d'une as-
sistance-surveillance dont les délimitations concrètes sont parfois
difficiles à opérer dans l'intervention sociale sur les quartiers.
Les dysfonctionnements éducatifs prennent corps au premier
rang de ces « difficultés matérielles et morales » rencontrées par
les familles. Tout se passe comme si les questions de survie a mi-
nima occupaient sans cesse le premier plan de préoccupation des

354
parents et ne leur offraient pas suffisamment de disponibilité pour Droit et Société 27-1994
assurer l'éducation de leurs enfants. La « consolidation de la géné-
ration adulte » en tant qu'objectif de la politique de prévention de
la délinquance fait écho à cette constatation et, dans une formule
un peu « incantatoire », renvoie à un proche passé où condition
modeste et bonne éducation ne dysfonctionnaient pas, loin s'en
faut. Mais les phénomènes qui changent fondamentalement le
paysage de la famille traditionnelle ont partie étroitement liée avec
les mutations qu'elle a récemment subies : familles monoparenta-
les, familles éclatées en ruptures multiples.
Aujourd'hui les familles (et donc les jeunes qui les habitent)
entrent dans le champ de la protection sociale et judiciaire par le
biais de dysfonctionnements graves de l’autorité parentale plus ou
moins connotés sur le plan psycho-pathologique, voire « socio-
pathologique ». Cette dernière caractéristique provient du fait que
la sur-représentation des familles présentant de sérieuses diffi-
cultés éducatives dans les quartiers défavorisés de la politique de
la ville, correspond aussi en général à la sur-représentation des tra-
vailleurs sociaux de divers mandats (service social de secteur, pro-
tection maternelle et infantile, service de l'aide sociale à l'enfance...)
sur ces mêmes territoires. Correspondance ne signifiant pas for-
cément corrélation, nous pouvons prolonger l’explication du pro-
cessus par le fait que la législation sur l'assistance éducative (arti-
cle 375 et suivants du Code civil) et l'ordonnance du 2 février 1945
relative à l'enfance délinquante instituent toutes deux un système
judiciaire de protection des mineurs (construit autour du procu-
reur de la République et du juge des enfants) en soutien autoritaire
de cette « prévention administrative », notamment lorsque des at-
tributs de l'autorité parentale doivent être limités ou retirés aux
parents.
Si la linéarité de ce processus de prise en charge de l'éducation
des jeunes en difficulté par la puissance publique échappe quel-
quefois à l'analyse, c'est que la multiplicité des acteurs et des ni-
veaux de décision est telle qu'elle rend difficile l'appréhension glo-
bale. La correspondance entre les logiques d'intervention s'incarne
dans le passage à un ordre autoritaire de protection dès que les
services sociaux ne parviennent plus à travailler avec l'accord des
familles dysfonctionnantes. Ce passage de l'ordre administratif
d'intervention à un mode judiciaire est systématique, soit d'une al-
tération plus grande des capacités éducatives des parents, soit
d'une altération plus grande de la communication entre les tra-
vailleurs sociaux et les parents. L'objectif qui rassemble les logi-
ques d'intervention des acteurs est la cessation du danger, la res-
tauration de la paix sociale et la promotion de l'enfant. Dès lors, la
finalité de l'intervention éducative va venir questionner fortement
le champ de la politique de la ville : si l'enfant doit continuer à vi-
vre dans sa famille, dans son quartier, cette finalité sera plus diffi-
cile à garantir. La montée en puissance du nombre des interven-

355
T. Firchow tions éducatives en milieu ouvert et le bon chiffre des enfants pla-
Politique de la ville cés dans les milieux sociaux considérés montrent que la gestion
et protection de la jeunesse des risques en site social « sensible » peut se faire avec un seuil
maximal d'exclusion éducative. Ce phénomène est à mettre immé-
diatement en parallèle avec l'« économie souterraine des enfants
non signalés », chaque groupe social ayant tendance à créer dans
sa manière de vivre (déménagements, hébergements alternatifs,
non-inscription au centre social...) des opacités réelles aux travail-
leurs sociaux sur les vraies difficultés qu'ils ont à élever leurs en-
fants : peur du placement oblige.
Il y a donc de réelles difficultés pour les politiques publiques à
organiser un système de protection de la jeunesse qui soit en me-
sure, tout en corrigeant les carences éducatives, de consolider véri-
tablement la génération adulte. Cette constatation opère surtout en
ce qui concerne les dysfonctionnements familiaux les plus graves
et les moins « socialement régulables. » En effet, de nombreuses
familles vivent d'une assistance sociale très harmonieuse avec le
centre social, les infirmières de la protection maternelle et infantile
ou les enseignants du collège de quartier... Alors, lorsque les en-
fants dysfonctionnent aussi, c'est le milieu environnant, l'effet
« quartier » qui est mis en cause. L'exemple de la délinquance des
mineurs illustre bien ce concept ; les phénomènes de violence col-
lective qui s'expriment souvent sous cette forme, même si les
« bandes » se réduisent à deux ou trois protagonistes, montrent
bien que les pères sont évacués au profit des « pairs » et que l'ap-
proche éducative individuelle, comme la protection « rapprochée »
de l'enfant, prennent rarement en compte cette dimension collec-
tive. La correspondance avec l'intervention judiciaire s'opérera soit
par un placement, soit par une incarcération en bout de chaîne.
L'effet sociétal sera toujours, à terme, d'entretenir une communau-
té de jeunes dysfonctionnants sociaux en les homogénéisant, mais
sans avoir pu agir à un moment quelconque sur un groupe social
multiforme. L'impossibilité d'ordonner le multiple explique sans
doute l'absence de politique coordonnée entre le champ « social »
et le champ « judiciaire » ; ce dernier n'intervient, la plupart du
temps, qu'en bout de chaîne d'épuisement des travailleurs sociaux
avec la famille, au détriment d'un vrai travail préventif sur le sens
et le rappel de la loi. Notre première hypothèse formulée à partir
de ces quelques approches sera d'énoncer que les logiques
« sociale » et « judiciaire » ne se correspondent que dans la mesure
d'une conformité de surface qui provient de délimitations institu-
tionnelles arbitrées à partir des pratiques locales et de l'interpréta-
tion des textes. Le chaînon manquant serait, dans ce domaine, l'ab-
sence de projet « partagé » entre les acteurs pour faire que les
logiques de protection s'emboîtent l'une l'autre. L'examen des pro-
cès de fonctionnement des deux logiques sur le terrain semblerait
conforter, a priori, l'absence de politique globale et intégrée.

356
Droit et Société 27-1994
II. L’intervention sociale cloisonnée au regard
de l’intervention judiciaire : des logiques
incompatibles ?
Les logiques d'acteurs des deux ordres de protection de l'en-
fance ne se laissent pas réduire à une explication simple. Si la dé-
limitation entre intervention « administrative » et intervention
« judiciaire » fait l'objet de protocoles à géométrie variable, c'est
sans doute moins à cause de difficultés purement textuelles et
techniques qu'en raison d'enjeux socio-politiques divergents entre
une autorité locale et une autorité nationale.
L'action sociale dépend essentiellement du Conseil Général de-
puis les lois de décentralisation alors que l'action judiciaire de-
meure une mission régalienne de l'État central. Cette donnée per-
met de comprendre que les logiques de soutien électoral des
politiques menées ne font pas vibrer de la même façon la corde des
enthousiasmes suscités par la protection de l'enfance, intimes
convaincus mis à part. Sans développer plus avant cette analyse, il
est aisé de comprendre que les moyens dégagés par le Conseil Gé-
néral sur le champ de la protection de la jeunesse et, au delà, dans
une politique de développement social urbain seront proportion-
nels aux intérêts urbains de son espace électoral. Nous ne pouvons
pas imaginer, compte tenu du caractère cantonal de la désignation
de ses membres, qu'une telle entité soit concernée partout de la fa-
çon la plus achevée. A l'inverse, le sous-développement social,
même au profit d'une ruralité dynamisée, contredit les logiques
d'intervention de l'État central, certes soucieux d'une réparation
des efforts (c'est le principe même de la géographie prioritaire)
mais responsable tout de même d'un certain équilibre des dispari-
tés territoriales. Sans forcer le trait, nous pouvons avancer une
évidence a priori : les logiques d'intervention sociale et judiciaire
sont peu compatibles au strict niveau de la motivation politique et
des enjeux électoraux qui s'y attachent. Or cette évidence est à
rapprocher quelque part du fait que les enjeux électoraux ne peu-
vent pas être absents d’un ensemble de politiques sociales qui
mettent en cause, par la visibilité de leurs carences, la légitimité
même de l'intervention de l'État en matière sociale.
La protection administrative de la jeunesse décline son inter-
vention en « services » aux vocations uniques : le secteur social in-
tervient en « prévention » sur le quartier, la protection maternelle
et infantile s'occupe des jeunes mères et des enfants de 0 à 6 ans,
l'aide sociale à l'enfance propose des interventions éducatives en
milieu ouvert, des travailleuses familiales... Chaque « service », s'il
a vocation a être coordonné par un même attaché, ne relève pas
moins d'une hiérarchie verticale qui peut, dans certains cas, être
extrêmement pesante et très éloignée des préoccupations immé-

357
T. Firchow diates des travailleurs sociaux de terrain qui ne comprennent déci-
Politique de la ville dément pas grand-chose aux impératifs de maîtrise des dépenses...
et protection de la jeunesse Ces logiques de fonctionnement interne sont difficiles à inté-
grer dans une démarche globale de développement social urbain.
En effet, un projet d'intervention cohérent dans un quartier néces-
siterait que l'on puisse délibérer de manière très souple sur les di-
vers outils mis au service des populations en difficulté. Or, nous
nous heurtons souvent à des fonctionnements qui ne sont pas
adaptés à la réalité des familles, parce que la sur-occupation de tel
outil préventif (par exemple, le recueil temporaire en famille d'ac-
cueil le soir ou en fin de semaine) rend obligatoire l'utilisation de
tel outil plus lourd et plus coercitif (recueil temporaire préparant
un placement administratif). Ce contexte s'aggrave bien évidem-
ment en cas de pénurie des moyens qui est, dans certains dépar-
tements ruraux, à la limite du politiquement supportable, dans la
mesure où la gestion des flux aura pour effet de rigidifier inévita-
blement les modalités d'intervention.
De la même façon, l'« interactivité » externe aux services du
Conseil Général qui pourrait, et devrait, être souhaitée avec les ser-
vices relevant de la protection judiciaire pose, en maintes occa-
sions, des difficultés sérieuses d'articulation. La complémentarité
entre les deux sphères d'action s'opère de facto comme entre des
vases communiquants : la surcharge de prises en charge adminis-
tratives entraînant une montée des saisines du juge des enfants
sur le fondement du danger. Un effet pervers cumulatif de cette
manière de fonctionner vient du fait que cette « communication »
s'aggrave d'autant plus que la sur-occupation de la prévention ad-
ministrative aura considérablement retardé sa capacité d'interven-
tion sur les dysfonctionnements familiaux en gestation. Signalée
avec retard, sans traitement préventif, la crise familiale ira se dé-
rouler dans les prétoires « au correctionnel et aux enfants » pour
les violences, au « juge des affaires familiales » pour les ruptures et
les divorces. Nous comprenons bien, en outre, qu'un tel contexte
ne permet pas de se coordonner entre éléments d'une même
sphère d'intervention (la protection proprement dite), mais égale-
ment que la mission de promotion sociale des jeunes et de leurs
familles, qui est tout de même sous-jacente dans les textes de loi,
ne pourra être que très partiellement assumée. En effet, une telle
prétention supposerait qu'une articulation cohérente ait lieu entre
les dispositifs de protection et les structures d'éducation et d'in-
sertion dans la ville : l'école et les missions locales pour n'en citer
que deux.
Du côté de l'action judiciaire, la scène aurait, dans bien des
cas, tendance à se complexifier davantage. L'intervention judiciaire
est « viscéralement » indépendante des pouvoirs en place et cette
donnée constitutionnellement garantie entraîne parfois des consé-
quences singulièrement fâcheuses dans le cadre de la politique de
la ville.

358
Le « judiciaire », envoyé en possession (tardive!) du traitement Droit et Société 27-1994
plus autoritaire des dysfonctionnements familiaux qui n'ont pu
être régulés par l'« administratif » — surcharge des effectifs ou
manque de coordination oblige —, suit sa propre logique d'inter-
vention. Sa compétence sera de faire cesser le danger encouru par
l'enfant ? Un rapport éducatif viendra conclure qu'il n'y a pas de
danger à coloration judiciaire dans la famille ?... Le juge des en-
fants prendra, comme c'est son devoir, une ordonnance de non-lieu
à assistance éducative, qui mettra fin à la prise en charge. Mais cet
épilogue ne fait pas toujours l'objet d'une concertation avec les
services de prévention spécialisée et de suivi administratif du
Conseil Général, alors que la fin de la saisine du juge des enfants,
si elle ponctue la disparition d'un danger actuel, imminent et cer-
tain pour l'enfant, ne signifie pas la fin des difficultés dans la fa-
mille. Que l'on se rassure, il restera un pourcentage non négligea-
ble de nouvelles saisines sur la base d'un autre danger à plus ou
moins long terme. L'absence de continuité entre ces stratégies de
protection vient sans doute du cloisonnement des interventions et
de l'incompatibilité des logiques. Elle signe, en outre, une absence
consciente de concertation qui repose sur des querelles de pou-
voirs dont les vérités sont indévoilables... Pendant ce temps, les
mineurs d'âge et les jeunes majeurs essaient de conquérir leur
place dans les villes, au sein d'un système social qui a été pensé
avec obstination dans un esprit de compartiment et qui ne cesse de
s'affirmer, de bouche à oreille, comme un amoureux bêlant de la
solidarité.
Sur le plan des interactions avec les autres institutions publi-
ques, divers exemples de coordinations manquées existent, au sein
desquelles un travail interactif entre protection sociale et protec-
tion judiciaire aurait été indispensable dans les banlieues. Que
n'avons-nous pu expliquer, par exemple, à la police que sa logique
compréhensible de traitement exclusif des gros dealers dans le tra-
fic de stupéfiants au sein des cités avait rendu « visible » une im-
punité de fait pour les trafics de fourmis, souvent diligentés par
des jeunes avec lesquels nous étions en action éducative en milieu
ouvert, depuis des années ?... Et ces vols en récidive commis par tel
jeune en institution scolaire, qui vont être « traités » en interne par
des remontrances, voire par une exclusion, sans référence à la jus-
tice perçue comme dangereuse pour l'avenir du jeune alors qu'un
dossier est ouvert au cabinet du juge des enfants et que des éduca-
teurs interviennent ?... La plupart des situations évoquées se re-
trouvent dans le fonctionnement « cloisonné » des institutions
administratives en fonction de leurs logiques propres de fonction-
nement, sans réelle articulation à un projet global d'intervention
dans la ville. Les perspectives mises en oeuvre par les contrats de
ville du XIe plan constituent, à notre sens, un ensemble de vérita-
bles alternatives au cloisonnement des interventions, pour peu que

359
T. Firchow l'on conçoive bien les dispositifs qui permettraient les conditions
Politique de la ville de possibilité d'une telle action.
et protection de la jeunesse

III. La politique de la ville comme alterna-


tive : démarche contractuelle et maîtrise
d’œuvre urbaine et sociale
Les liens entre les niveaux de compétence des organisations de
protection de la jeunesse et la politique de la ville ne sont pas seu-
lement le fait de l'histoire récente de cette politique, essentielle-
ment réactionnelle à ses débuts aux violences collectives des jeu-
nes des banlieues. Ils proviennent, en outre, de deux ordres
d'objectifs qui voisinent en filigrane des déclarations d'intention
des contrats de ville du XIe plan. La lutte contre la ségrégation ur-
baine rejoint toujours la recherche d'une plus grande cohésion so-
ciale. Cette action conjointe à opposer aux éventuels prétendants
aux illégalismes les plus variés, fait de la politique de la ville le la-
boratoire immense de la socialité harmonieuse débarrassée de ses
exclusions. Voici, de facto, toute l'organisation de l'État et des col-
lectivités territoriales qui se réorganise autour de champs plus vas-
tes les uns que les autres : la santé, l'emploi, le logement, l'école,
l'environnement, la petite enfance... autant de ressources pour un
dossier où se joue et se perd le postulat qui consiste à énoncer que
l'on peut réduire l'exclusion à laquelle semble nous conduire tout
droit un système économique et social insuffisamment pensé et
mal maîtrisé. L'idée d'un consensus sur cette lutte serait trom-
peuse et prendrait en défaut une analyse élémentaire des intérêts
en présence ; beaucoup soutiennent la politique de la ville par sou-
ci de « maintenance sociale » (contenir les écarts) et d'autres par
militantisme de « promotion sociale » (développer la solidarité).
Notre travail est de faire que cet archaïque clivage ne se départisse
jamais de l'une et de l'autre de ses extrémités.
Ces conceptions s'imbriquent particulièrement bien dans le
concept de « revenu minimal d'insertion » ; un revenu minimal
pour maintenir la vie et puis une insertion lointaine, hypothétique
et confuse quand reviendront des jours meilleurs. Et s'ils ne reve-
naient pas ? Il faudrait alors disposer d'une capacité d'appréhen-
sion globale des problèmes sociaux à résoudre. La politique de la
ville serait-elle une alternative à la barbarie des exclusions socia-
les ?
Les élus locaux et les représentants de l'État auront demain un
pressant besoin d'associer les professionnels de l'action sociale à la
définition de leurs objectifs, parce que les économies de réflexion
sur ce champ ne seront plus compatibles avec un maintien politi-
que aux commandes... Sans doute vaudrait-il mieux s'entraîner à ce
que cela devienne une préoccupation « naturelle » plutôt qu'à de-
voir l'organiser dans l'urgence obligée ? Or, force est de constater

360
que la plupart des professionnels de la protection sociale et judi- Droit et Société 27-1994
ciaire sont assez absents des processus d'aide à la décision urbaine
et des structures de concertation qui y président. Cela est particu-
lièrement exact pour les professionnels et services relevant du
Conseil Général, mais cela l'est aussi, fonctionnaires de la protec-
tion judiciaire de la jeunesse et magistrats du Parquet mis à part,
des magistrats du siège et des travailleurs sociaux associés à la
mission de service public de la protection de la jeunesse.
Une politique ambitieuse se met en place dans notre pays pour
le XIe plan sur 214 sites urbains, et 9,65 milliards de francs de cré-
dits incitatifs de l'État sont programmés sur la durée du plan
(1994–98). Avec le contrat de ville qui est, du point de vue techni-
que, un instrument de concertation locale et de programmation fi-
nancière au plan urbain, la mise en cohérence des stratégies d'in-
tervention, dans le champ social en général et dans celui de la
protection de la jeunesse en particulier, devient envisageable. Un
point est particulièrement important à signaler : le contrat de ville
s'intègre au contrat de plan, dont il constitue l'un des volets en
« noyau dur ». La mise en synergie des objectifs prioritaires de dé-
veloppement pour l'État, négociés avec les Conseils Généraux et
Régionaux, doit permettre d'inviter ces collectivités locales à la né-
gociation sur leurs critères spécifiques de compétence. La protec-
tion sociale de la jeunesse, loin d'être interrogée sur une nécessité
d'augmentation ou de transfert des charges, pourrait l'être sur la
manière de voir son action coordonnée, prolongée, complétée par
les autres dispositifs publics et privés qui ont des missions com-
plémentaires. L'aspect « privé » fait naturellement référence au sec-
teur associatif, auquel des pans entiers d'intervention de service
public sont confiés (alcoolisme, toxicomanie, écoute et prise en
charge des adolescents difficiles...) et qui se trouve trop fréquem-
ment ignoré des dispositifs de développement social urbain.
A côté des représentations institutionnelles, l'insertion des
professionnels de la protection de la jeunesse peut se faire de ma-
nière ordonnée au sein des comités de pilotage des contrats de
ville. Cette instance « décisionnaire » est essentielle pour la défini-
tion d'une politique concertée mais ne peut indéfiniment être
étendue par l'agrégation des multiples représentants de secteurs
professionnels. La présence du procureur de la République, du pré-
sident du Conseil Général et de l'animateur du conseil communal
de prévention de la délinquance est déjà un gage de concertation
minimale dans notre pôle d'intérêt. Il y aurait un moyen simple de
rendre effective une concertation plus élargie, celui de constituer
un groupe de suivi de la protection de la jeunesse dans le contrat
de ville. L'organisation d'un tel groupe peut se faire sur l'initiative
du préfet avec la collaboration des autorités judiciaires et du
Conseil Général, et peut être financièrement soutenue par les cré-
dits d'animation des programmes au niveau déconcentré. Plusieurs
groupes de suivi peuvent être envisagés en fonction des difficultés

361
T. Firchow traitées et des acteurs en présence. Dans une perspective vraiment
Politique de la ville globale, et ce, notamment, dans les agglomérations les plus impor-
et protection de la jeunesse tantes, les groupes de suivi peuvent être animés de manière trans-
versale, l'élément important étant d'embrasser le plus largement
possible les enjeux sociaux des politiques locales mises en place.
Ce soutien thématique au comité de pilotage est essentiel et ne
se recoupe pas avec la mission des techniciens au sein du comité
technique du contrat de ville. En effet, l'orientation stratégique est
un exercice qui doit, certes, avoir des liens avec ses conditions
techniques de faisabilité, mais qui ne doit pas pour autant s'y can-
tonner, car des objectifs à plus long terme peuvent échapper à titre
prospectif aux maîtrises d'œuvre sur le terrain. Par contre, l'ad-
jonction de professionnels porteurs de la réalité des quartiers en
soutien du comité de pilotage permet de mettre en phase les ré-
aménagements politiques nécessaires et d'accroître le jeu des pos-
sibles à court, moyen ou long terme dans l'espace urbain.
Au plan du comité technique du contrat et de la maîtrise
d'oeuvre urbaine et sociale (MOUS), des sous-comités techniques,
formés d'experts très « pointus » sur ces questions, peuvent être
organisés à partir des institutions existantes et surtout des expé-
riences éducatives mises en place localement. La logique de sous-
traitance peut être évoquée ici d'autant plus facilement que le co-
mité technique du contrat, compte tenu de ses échelles d'interven-
tion, devra « emboîter » les savoir-faire (mission de coordination) à
des micro-niveaux d'action (mission de réalisation concrète des
projets mis en perspective globale). Pour disposer de personnes-
ressource efficientes dans ce domaine, l'expérience démontre que
l'outil formation est particulièrement adapté pour produire du ré-
seau, à condition qu'il fasse l'objet d'une étude d'adaptabilité aux
besoins et qu'il soit construit et pensé à partir des intervenants lo-
caux. L'utilisation judicieuse des crédits publics consacrés à des
actions d'animation et de qualification des acteurs trouve ici son
écho le plus fort. L'autre avantage indéniable de cette approche, à
côté de la visibilisation et de la motivation des personnes-
ressource, est de penser la réalisation des projets de développe-
ment social urbain avec une représentation indirecte des habitants,
pour lesquels il faut reconnaître qu'il est très difficile d'induire une
participation effective sur des sujets trop techniques.
L'approche « micro », déclinée suivant le processus évoqué, au-
ra le mérite d'être plus articulée aux besoins et aux réalités immé-
diates de la vie des habitants. A terme, les relations de confiance
qui existent entre les habitants et leurs interlocuteurs naturels
(travailleurs sociaux de quartier, enseignants de l'école la plus pro-
che, îlotiers, permanents d'une maison de justice...) pourront être
le support d'une déconcentration des formations « politique de la
ville » intériorisées par les seconds au bénéfice des premiers. Cette
méthodologie de circulation de l'information et de la formation aux
aspects si complexes de l'action sociale peut entraîner une sensibi-

362
lisation des habitants à une démarche de citoyenneté. Nous ne Droit et Société 27-1994
manquons pas de « bancs d'essai » des dynamiques sociales locales
qui s'inspirent d'une telle méthodologie d'action, le tout étant de
ne pas les cantonner à une action de quartier sans prise avec les
niveaux les plus élevés de décision et vice-versa. Les méthodes du
Mouvement de développement social local (MDSL) à partir de fo-
rums-théâtre diligentés notamment par le Centre du théâtre de
l'opprimé (CTO) sont de bons fils d'Ariane pour une démarche lo-
cale participative et transversale.
La pratique du « Forum » inscrite dans le cadre d'une forma-
tion négociée, avec une évaluation précise des apports respectifs,
permet une mise en présence des différents niveaux de protagonis-
tes (débiteurs, associations, habitants...) et une mise en parole des
conflits et des contradictions sociales qui sont responsables des
crises urbaines.
En conséquence, la synergie entre le comité de pilotage, le co-
mité technique et les exécutants et destinataires de la politique de
la ville peut s'inscrire dans une double démarche : une démarche
de conseil politique prospectif et technique et une démarche de
relais d'information et de communication par l’utilisation judi-
cieuse des méthodes d’animation et de formation des acteurs lo-
caux.
Hors géographie prioritaire, ce montage peut fonctionner aussi
à partir des conseils communaux de prévention de la délinquance
et des différents services de la préfecture et de la commune, qui
peuvent décider « avant l'heure » de se doter de structures de
concertation et de négociation locales comparables aux contrats de
ville.

*
* *

L'apport original de la politique de la ville et notamment des


contrats de ville du XIe plan n'est pas la création de politiques
« miracles et spectacles » au service d'une socialisation des jeunes
en dérive. Cet apport réside plutôt dans la mise à disposition d'ou-
tils pragmatiques de politique globale et concertée, dont les méca-
nismes sont tirés de l'expérience du développement social urbain
et de la transversalité qu'elle a créée entre des logiques de travail a
priori incompatibles. Des directions restent à creuser encore plus
avant. Nous ne réussirons pas l'insertion des jeunes si nous ne
parvenons pas à développer la citoyenneté des familles. Certes, une
part des réponses se trouve du côté de la modernisation du Service
public mais l'implication des acteurs économiques que sont les en-
treprises et les professionnels du commerce et de l'artisanat est
aussi indispensable. Pour que cette société des villes ait envie de

363
T. Firchow s'engager dans la voie de la solidarité, il faut expliquer, rendre visi-
Politique de la ville ble et compréhensible ce qui fait que les exclusions sont liées à la
et protection de la jeunesse marche globale de la société et non pas à la « mauvaise volonté »
d'une frange asociale de la population, dont les jeunes seraient au
premier rang les victimes émissaires ?

364
Droit et Société 27-1994
Adolescents criminels :
aspects psychopathologiques *

Bernard Zeiller **, Simone Couraud

Résumé Les auteurs

Bernard Zeiller
Les auteurs ont étudié les dossiers de 106 jeunes poursuivis pour crime Psychiatre. Chargé de recherche
devant des tribunaux de la région parisienne, à partir des documents ju- à l’Institut national de la santé
diciaires d'affaires criminelles de mineurs (de moins de 18 ans). Au terme et de la recherche médicale
d'une recherche consistant en quatre entretiens semi-directifs séparés par (INSERM). Consacre, depuis vingt
un intervalle de trois mois et comportant des tests de personnalité (Rors- ans, ses recherches à la psycho-
chach et T.A.T.), ils ont tenté de dégager les facteurs psychopathologiques pathologie des enfants et des
adolescents présentant des
communs à ces jeunes criminels ainsi que des directives en vue du dia-
troubles du comportement, vic-
gnostic (précoce), de la prévention et de l'aide thérapeutique. times de carences et de maltrai-
tances.
Adolescents – Criminalité – Diagnostic – Prévention – Psychopathologie.
Simone Couraud
Psychologue clinicienne à la Pro-
Summary tection judiciaire de la jeunesse
(ministère de la Justice). A ap-
porté son expérience clinique à
Juvenile Offenders : Psychopathological Aspects ce travail de recherche concer-
nant des mineurs criminels.
Using legal documents pertaining to criminal cases involving minors (un-
der 18), the authors studied the files of 106 young people prosecuted in
the courts of the Paris region. In conclusion to their research, consisting
of four semi-directive interviews seperated by a three month period and
which included personality tests (Rorschach and T.A.T.), they have at-
tempted to uncover the psychopathological factors common to these
young criminals and formulate guidelines for (early) diagnosis, prevention
and therapeutic help.
* Synthèse du rapport de recher-
Adolescents – Criminality – Diagnosis – Prevention – Psychopathology.
che de B. Zeiller, T. Lainé, S.
Tomkiewicz et al., Morbidité
psychopathologique des enfants
et adolescents criminels remis au
L'objectif de cette recherche était d'étudier la morbidité psy- ministère de la Justice (Mission
chopathologique d'enfants et d'adolescents criminels, âgés de de recherche Droit et Justice) en
moins de 18 ans au moment de l'infraction, tant sur le plan du dia- 1993.
gnostic que des réponses thérapeutiques et préventives. En faisant ** INSERM, Fondation pour la
appel notamment aux concepts psychanalytiques, il s'agissait d'ap- recherche en action sociale,
1 rue du 11 novembre,
préhender non seulement l'anamnèse de ces jeunes mais aussi F-92120 Montrouge.

365
B. Zeiller, S. Couraud leurs comportements et leur personnalité lors de la survenue de
Adolescents criminels : as- l'acte criminel et leur vécu de la réponse judiciaire au cours des
pects psychopathologiques mois suivants.
La méthodologie du travail peut être ainsi résumée en insistant
sur les difficultés liées à une telle recherche : quels concepts choi-
sir pour définir une population de mineurs criminels et quel terri-
toire géographique retenir pour une telle recherche ? En optant
pour les cas exclusifs de jeunes déjà jugés à l'issue de procédures
« ouvertes au criminel » et en se limitant aux affaires de mineurs
jugés par les tribunaux du ressort de la Cour d'appel de Paris, cette
conjonction a eu pour effet de rassembler des affaires criminelles,
au sens pénal du terme (les délits accompagnés de « fantasmes
criminels » ont été écartés), au sein d'une population d'environ
7 500 000 habitants résidant dans une région très urbanisée mais
aussi dotée de zones rurales.
Les résultats statistiques portent sur les affaires jugées en
1984 et 1985 et ont abouti à recenser puis à dépouiller le contenu
de 106 dossiers judiciaires (Tableau I).
Tableau I : Répartition par tribunaux

Départements Tribunal N = 106


75 Paris 22
77 Melun et Meaux 20
89 Auxerre 1
91 Evry 25
93 Bobigny 22
94 Créteil 16
Cet effectif ne prétend pas être exhaustif puisqu'il ne com-
prend pas les affaires correctionnalisées durant cette période au
Tribunal de grande instance de Paris au sein duquel les seules af-
faires jugées en Cour d'assises ont pu être retrouvées. Ces 106 in-
fractions criminelles se répartissent en 25 contre les biens, 49
contre les mœurs et 32 contre les personnes, dont 7 homicides
volontaires. En même temps, un second recensement, effectué au-
près des services de psychiatrie de la région Ile-de-France, a permis
de retrouver 3 mineurs ayant fait l'objet d'un non-lieu au titre de
l'article 64.
Les dossiers judiciaires dépouillés mettent en évidence plu-
sieurs caractéristiques :
— sur les 106 jeunes recensés, 100 sont des garçons et 6 des
filles ;
— le tableau II indique la répartition par âges au jour de l'in-
fraction et montre que 84 sujets de la population étaient âgés de
plus de 16 ans (dont 58 âgés de 17 à 18 ans) ; un seul était âgé de
moins de 13 ans ;
— ces mineurs ont-ils déjà commis un ou plusieurs délits avant
leur passage à l'acte criminel ? L'anamnèse judiciaire, telle qu'elle

366
figure dans les dossiers, concerne la délinquance officiellement Droit et Société 27-1994
connue et non tous les délits réellement commis : 39 jeunes
avaient déjà eu affaire à la justice, mais pour 65 autres, le passage
à l'acte criminel semblait être la première infraction. Pour 2 enfin,
l'information n'a pu être précisée.
Tableau II : Répartition par âge au jour de l’infraction

Âge à l’infraction N = 106


< 13 ans 1
13 à 14 ans 1
14 à 15 ans 6
15 à 16 ans 14
16 à 17 ans 26
17 à 18 ans 58

Le tableau III présente la nature des infractions recensées. Pour


les jeunes qui ont fait l'objet de plusieurs chefs de renvoi devant
une juridiction, nous n'avons inscrit ici que le plus grave d'entre
eux. Par exemple, lorsqu'un même adolescent était jugé pour viol
et vol, c'est le viol que nous avons retenu comme critère le plus
grave.
Tableau III : Nature des infractions
et juridictions de comparution
Juridiction de
Nature de l’infraction N = 106 comparution N = 106
C. assises T. enfants
Contre les biens 25
- Tentative de vol - 1 1
- Vol qualifié 13 4 17
- Vol avec violence 4 3 7
Contre les mœurs 49
- Complicité d’attentat à la pudeur 1 1 2
- Attentat à la pudeur 1 9 10
- Tentative de viol 2 1 3
- Complicité de viol 3 1 4
- Viol 13 9 22
- Viol en réunion 8 - 8
Contre les personnes 32
- Non assistance à personne en danger - 4 4
- Séquestration avec ou sans torture 1 4 5
- Coups et blessures sans séquelle 1 - 1
- Coups et blessures volontaires avec 2 - 2
incapacité permanente
- Coups et blessures ayant entraîné la 3 - 3
mort sans intention de la donner
- Homicide involontaire - 1 1
- Tentative d’homicide volontaire 3 3 6
- Complicité de meurtre 1 - 1
- Infanticide 1 1 2
- Homicide volontaire 7 - 7

367
B. Zeiller, S. Couraud Que peut-on déjà observer à l'examen de ces éléments statisti-
Adolescents criminels : as- ques et des renseignements consignés dans les dossiers judiciaires,
pects psychopathologiques en précisant ici que n'y figurent pas les infractions criminelles qui
ont été « correctionnalisées » au seul Tribunal de Paris :
— 7 cas d'homicides volontaires, tous jugés en Cour d'assises,
ont été recensés au sein de cette population de 106 mineurs. Il
convient d'y ajouter trois autres cas d'homicides volontaires qui
ont relevé de l'article 64 du Code pénal, et dont les auteurs se
trouvaient alors en hospitalisation psychiatrique ;
— pour 65 mineurs, l'acte criminel était la première infraction
les ayant conduits devant la Justice. Ce résultat tendrait ainsi à in-
firmer l'hypothèse suivant laquelle tous les mineurs, jugés pour un
crime, constitueraient une population homogène du fait d'un passé
constant de délinquance ou encore que l'acte criminel surviendrait
toujours à l'acmé d'une « carrière » de délinquance.

Le tableau IV présente quelques éléments relatifs au traitement


judiciaire de ces affaires.
Tableau IV

Pseudonyme Âge Antécédent Nature acte criminel Peine emprisonnement Entretiens Tests
délinquance N= N=

Farouk 17,5 oui Vol + port d’arme 4 ans (2 ans sursis) 4 2


Pierre 17,5 oui Vol + port d’arme 3 ans (30 mois sursis) 4 2
Sébastien 16,5 oui Vols + violence + arme 5 ans sursis 4 2
Renaud 16,5 oui Vols + violence + arme 5 ans sursis 2 0
Mustapha 17 oui Vol à main armée 5 ans (1 an sursis) 4 0
Julien 17,5 oui Tentative vol + arme 3 mois sursis 2 0
Karim 16,5 oui Vol à main armée 3 ans (18 mois sursis) 4 2
Albert 17 oui Vols + violences 6 mois ferme 4 2
Elhadi 16 oui Recels vols + effraction 3 mois sursis 4 0
Pascal 16,5 oui Viol + complicité + 3 mois sursis 2 0
attentat pudeur
Roger 17 oui Viol 5 ans (4 ans sursis) 1 0
Juan 17 oui Viol à plusieurs 8 ans réclusion criminelle 4 2
Pierre-Marie 16,5 non Vol + complicité meurtre 8 ans ferme 4 2
Rémy 17,5 oui Séquestration + torture + 2 ans (1 an sursis) 4 0
vol
Amar 16 non Homicide volontaire 6 ans réclusion criminelle 4 2
Serge 17,5 fugues Homicide volontaire 5 ans ferme 4 2
Joël 15 oui Homicide volontaire article 64 dossier
Roland 17,5 oui Homicide volontaire article 64 dossier
Vincent 19 non Homicide volontaire article 64 dossier

Les résultats cliniques sont issus des entretiens semi-directifs


avec les jeunes et/ou leurs familles (quatre entretiens espacés de
deux à trois mois) et de deux tests de personnalité (Rorschach et
T.A.T.). Sur 22 jeunes choisis de façon aléatoire, 16 ont accepté ces
entretiens mais pour 7 d'entre eux, les tests n'ont pu être réalisés.
Pour 3 autres, hospitalisés au titre de l’article 64, seuls les dossiers

368
médicaux ont pu être consultés. Au total 19 jeunes ont apporté un Droit et Société 27-1994
matériel clinique important.
La synthèse des données recueillies au plan clinique conduit à
observer les similitudes du dysfonctionnement familial, de la
structure de la personnalité et du fonctionnement intellectuel, af-
fectif et social.
On retrouve généralement chez eux des images de père déchu
ou barré dans sa fonction paternelle, que ces pères soient présents
ou non dans la réalité ; le plus souvent, ils ne le sont pas (morts ou
vivant ailleurs) ; ce sont des pères déchus, délinquants, alcooliques
ou déprimés, qui n'assurent pas leur rôle de protection de l'enfant
par rapport à des pulsions. Ce sont des pères avec lesquels on ne
communique pas, on ne parle pas. Le manque au niveau de la pa-
role est constamment évoqué au cours des entretiens. Ces pères ne
constituent pas pour l'enfant un modèle identificatoire. Ils ne peu-
vent l'introduire dans une filiation, dans une culture, dans une so-
ciété dont ils sont eux-mêmes écartés. La difficulté du processus
identificatoire, l'absence de barrage par rapport à la mère et aux
désirs incestueux engendrent l'incapacité de vivre l'Œdipe et, par là
même, rend impossible une intégration positive des pulsions et la
constitution d'une véritable identité. De même, l'intégration de la
loi, notamment œdipienne, est impossible d'où le développement,
sous des formes cliniques diverses, d'éléments traduisant une fixa-
tion pulsionnelle prégénitale. L'histoire infantile du père, lors-
qu'elle peut être évoquée, montre également, en ce qui le concerne,
des carences d'autorité paternelle qui l'empêchent d'aménager la
position parentale.
L'image de la mère renvoie soit à un vide, la « dame blanche »,
soit à l'image archaïque de la mère toute puissante : fusionnelle,
dévoratrice ou menaçante. Mères déprimées ou mères fusionnelles,
elles n'ont pu permettre à l'enfant, à travers leur regard, leur atten-
tion, leurs soins, de se créer un espace qui lui soit propre et dans
lequel il puisse se développer et se reconnaître. Ces mères présen-
tent en effet un double aspect :
— d'une part, pour des raisons diverses parfois inconnues (dé-
pression, instabilité psychique dans leur présence auprès de l'en-
fant, séparation précoce), elles n'ont pas pu apporter à l'enfant l'at-
tention et la gratification nécessaires à son développement, le
nourrir narcissiquement ;
— d'autre part, elles ne lui ont pas laissé un espace suffisant
pour qu'il se constitue en tant que personne autonome, le père
n'étant pas là pour faire écran et apporter son soutien à la fois à la
mère et à l'enfant. Ceci engendre des enfants en état de détresse,
d'insuffisance, paradoxalement collés à la mère dans une demande
impossible.
Une fonction maternelle, dénuée de sa fonction de parexcita-
tion contenante et stable, favorise la confrontation de l'enfant à
des représentations de « mère archaïque » particulièrement mena-

369
B. Zeiller, S. Couraud çantes et angoissantes. L'aménagement de défenses propres aux
Adolescents criminels : as- pathologies narcissiques graves aboutit fréquemment à une réduc-
pects psychopathologiques tion de la vie fantasmatique. Le passage à l'acte en est une consé-
quence. Les formes cliniques de ces problématiques narcissiques
sont fréquemment dépressives (et assorties alors de mécanismes
de désir et de lutte contre la dépression) ou parfois perverses.
C'est la conjonction de deux figures parentales défaillantes
dans leur rôle de soutien et de protection qui semble être la source
des difficultés de ces jeunes. Nous nous trouvons devant une pro-
blématique prégénitale. L'absence de triangulation engendre une
incapacité de séparation psychique par rapport à la mère, et des
difficultés pour renoncer à l'illusion de toute puissance infantile et
s'adapter aux exigences de la réalité. Il n'y a pas de croissance psy-
chique mais maintien d'un fonctionnement archaïque corres-
pondant aux premières années de la vie. L'incapacité au niveau de
la représentation des images parentales rend dangereux et chaoti-
que le rapport à la pulsion. Il n'y a pas de rempart, rien à quoi ils
puissent se raccrocher.
Leur image de soi n'a pu se construire à travers des expérien-
ces réelles de gratifications apportées par l'entourage. Elle manque
d'assises. Très fragile, elle oscille entre l'illusion de toute puissance
infantile, bénéfique ou maléfique, et le rien. Il y a une opposition
constante entre leurs exigences de pouvoir, de perfection et le sen-
timent négatif qu'ils ont d'eux-mêmes. De ce fait la confrontation
avec la réalité ne peut être que décevante et frustrante.
Pourtant, ces jeunes témoignent d'un fonctionnement intellec-
tuel, affectif et social bien adapté à la réalité extérieure ; ceci, tant
que cette réalité ne les met pas en péril. Mais leur narcissisme dé-
faillant, leur sentiment de « non-valeur » les placent constamment
dans des situations vécues comme périlleuses, que ce soit dans le
monde scolaire, professionnel ou dans leur vie sentimentale. Et de-
vant la moindre frustration vécue comme un échec ou un rejet,
c'est le repli sur soi, la fuite ou l'éclatement.
Au niveau de leur intégration sociale, les repères manquent
dans le temps et dans l'espace de la même manière que dans leur
histoire personnelle. Leur propre passé n'est pas intégré. Leurs re-
lations sont difficiles, ne tiennent pas dans la durée et cèdent au
moindre conflit. Leur potentiel intellectuel, normal ou même au-
dessus de la moyenne, reste inexploité. La pensée paraît muselée
par des défenses trop rigides. Elle ne peut prendre source et
contenu dans un vécu affectif vivant et relationnel.
À propos de l'histoire, la fréquence et la place des traumatis-
mes psychiques et émotionnels doivent être soulignées non seule-
ment dans le passé des mineurs examinés mais également dans
celui des ascendants. Ces traumatismes semblent en effet connaî-
tre un destin particulier. L'élaboration ne parvient pas à être effec-
tuée de sorte que la charge émotionnelle demeure intacte et étroi-
tement associée à la représentation. Ces traumatismes s'intègrent

370
moins bien dans la mémoire intellectuelle et biographique que Droit et Société 27-1994
dans un niveau de mémoire liée davantage aux expériences senso-
rielles ou pulsionnelles et corporelles. Ils constituent alors, sous la
chape du refoulement, des sortes de « bombes à retardement »,
sensibles à un signal extérieur quand il reproduit l'une des condi-
tions de leur survenue et susceptibles alors, sous l'effet de la
charge émotionnelle, de produire un passage à l'acte aussi impor-
tant qu'un acte criminel.
Cette même hypothèse, concernant le destin du traumatisme,
peut être prolongée par une interrogation concernant les mesures
pénales qui peuvent intervenir après jugement : l'absence de condi-
tions favorisant une élaboration, un « métabolisme » de la charge
émotionnelle, une réinscription de l'acte. La mémoire consciente ne
devrait-elle pas être considérée comme élément favorable évitant le
recours à de nouveaux passages à l'acte ?
Si l'on retient l'hypothèse qu'une valeur traumatique s'attache
également à la réalisation d'un geste criminel, on est tenté de subs-
tituer à des situations répressives, où tout est mis en œuvre pour
ne plus parler ou oublier le crime, des situations où seraient mises
en place les conditions d'une élaboration psychique de ses effets.
Les actes criminels des mineurs sont commis majoritairement
entre 16 et 18 ans. Les difficultés antérieures, maintenues plus ou
moins au cours de la période de latence, éclatent. Chez tous, appa-
raît la nécessité d'une rupture, d'un risque à prendre, d'un affron-
tement avec la vie. À travers l'acte criminel, on peut voir une tenta-
tive de mise à distance d'une situation trop pénible, trop proche.
L'acte criminel équivaut à une séparation. Le passage à l'acte cri-
minel, référé à l'histoire personnelle et à la psychopathologie du
mineur, semble souvent symboliser et psychiquement équivaloir
soit au meurtre du père par le fils, soit au vol de la puissance ma-
ternelle, soit au viol incestueux, soit encore à la tentative violente
de suppression d'une emprise de représentation archaïque non
mobilisable dans un travail et une élaboration fantasmatiques.
Quels sont les effets de la Justice et de ses jugements sur les
jeunes adolescents criminels, lorsqu'on s'entretient avec eux plu-
sieurs mois après le terme de toutes les procédures ? Le jugement,
confrontation à la loi, est vécu comme un moment important ; c'est
un moment fort où ils sont confrontés à leurs responsabilités par
rapport à l'acte posé et à leur passé. Cette constatation paraît
moins évidente lorsqu'il s'agit du tribunal pour enfants où l'acte
criminel est davantage « banalisé ». Par contre, le jugement en Cour
d'assises peut apparaître comme un moment de passage qui resi-
tue l'acte criminel dans l'histoire du sujet. Par sa pompe, son rituel,
l'attention apportée à la parole du sujet sur lui-même, son histoire,
son acte, le jugement pourrait être équivalent à une expérience ini-
tiatique s'il ouvrait sur une perspective, mais ce n'est pas le cas ac-
tuellement. Le discours de la loi soulage, apaise l'angoisse et la
culpabilité du sujet. Mais le jugement une fois clos, le jeune est

371
B. Zeiller, S. Couraud abandonné à lui-même, à sa « peine », sans soutien ni projet, sans
Adolescents criminels : as- visée réelle et personnalisée de réparation et de réinsertion dans
pects psychopathologiques une société.
S'il n'y a pas de perspective dite, il n'y a pas d'expérience initia-
tique. Un accompagnement porteur d'une image identificatoire, qui
soutienne le mineur dans la construction d'un projet et la traversée
de cette épreuve, serait nécessaire. Par ailleurs, il serait important
de dissocier l'aspect positif du jugement (dire aux jeunes en quoi
ils sont responsables) et sa visée correctionnelle, c'est-à-dire la
peine. Pour ces jeunes qui ne trouvent, contre leurs pulsions, au-
cune protection ni à l'intérieur d'eux-mêmes, ni à l'extérieur, la pri-
son apparaît comme une enveloppe protectrice, un havre de paix.
Mais c'est une enveloppe qui empêche toute croissance et toute ré-
solution des difficultés. Payer sa dette en prison, c'est une illusion.
On ne peut payer sa dette sans rien résoudre. Devant la culpabilité
écrasante, il y a fuite en avant et répétition. Non seulement il n'y a
pas de changement, mais il y a détérioration. Les longues peines
infligées à ces jeunes ne peuvent avoir que des effets négatifs sur
leur structure psychique déjà fragile et hypothèquent lourdement
leur avenir psychologique et social. L'incarcération au moment de
l'adolescence les maintient dans un état d'enfance : la prison équi-
vaut à une mise entre parenthèses (le plus souvent entre trois et
six ans pour les jeunes rencontrés). Aussi, faire vivre, pendant plu-
sieurs années, dans un univers carcéral homosexuel, un jeune
adolescent à ce moment précis où il doit se choisir et se reconnaî-
tre en tant qu'homme ou femme, apparaît dénué de sens, en tout
cas contraire à une volonté réelle d'insertion de ces jeunes dans la
société. Par ailleurs, la perte des droits civiques, militaires et d'en-
treprises pour certains, les renvoie à leur vide, à leur sentiment
qu'ils n'ont de place nulle part et participe également à la perte
d'une identité déjà menacée.
Quelles propositions de prévention et d'aménagement de la
trajectoire judiciaire peut-on formuler tant pour pallier l'émergence
de l'acte criminel que pour favoriser, après celui-ci, l'insertion et
l'épanouissement de l'adolescent ? Nous n'évoquerons ici que les
mesures d'ordre général.
Dans la première et seconde enfance des adolescents de notre
recherche, nous avons souligné leur histoire souvent cahotique ou
parsemée de ruptures. Du fait des dysfonctionnements familiaux,
des séparations, des placements multiples, l'histoire de l'enfant
semble tôt imprégnée des avatars du « roman » familial et des fail-
les vécues dans sa filiation. Il nous a semblé impossible de dépar-
tager la réalité du vécu fantasmatique, à ceci près que celle-là est
plus quantifiable et objectivable que celui-ci. Ici, les mesures de
prise en compte de la santé mentale, des troubles précoces des re-
lations nouées entre les parents et l'enfant s'inscrivent dans celles
plus générales de prévention sans qu'il paraisse possible de distin-
guer déjà ce qui relèverait plus tard de comportements spécifiques

372
de la transgression. On peut néanmoins souligner l'attention parti- Droit et Société 27-1994
culière à porter sur la place et le rôle précoce du père dans sa fonc-
tion d'autorité et de détenteur de la loi, dans son aptitude à la dire
et dans celle de la mère, si le père est absent, à la transmettre.
L'école est l'un des lieux privilégiés de l'éducation et de la so-
cialisation de l'enfant. Nous avons repéré la fréquence des échecs
et des ruptures scolaires dans la biographie de ces jeunes. Mais la
rencontre de l'enfant avec l'instituteur ou l'enseignant n'est pas
seulement moment d'éducation : elle est, ou devrait être, moment
et lieu de parole. Il s'agit bien pour le jeune d'une rencontre avec
des adultes sachant l'inciter à parler et répondant à son désir de
savoir. À titre préventif, cette place de l'école comme lieu privilégié
de parole et d'expression nous semblerait devoir être développée.
Après le jugement, et pendant la durée de la peine, nous pro-
posons un certain nombre d'aménagements, avec pour objectif que
cette peine ait valeur de réhabilitation et constitue une préparation
à une autre vie :
— une réforme des conditions de détention, avec notamment
une plus grande ouverture vers l'extérieur, à travers des échanges
avec l'Education nationale, la Jeunesse et les Sports, le monde du
travail, les associations culturelles, sportives, etc. ; une continuité
qui permette la mise en place de projets et leur réalisation (moins
de transferts) pendant l'incarcération, mais aussi après la sortie ;
— un tutorat permanent auprès de chaque mineur, lui offrant
ainsi une personne référente unique à laquelle il pourrait avoir re-
cours quels que soient ses lieux de détention successifs ;
— l'aménagement d'un soutien thérapeutique, s'il est souhaité,
pendant la détention et de sa poursuite après celle-ci ; ce soutien
suppose naturellement l'existence, spontanée ou à encourager,
d'une demande thérapeutique associée à des capacités d'insight et
de transfert, à un désir de changement ;
— la diminution des durées de détention au profit de peines
substitutives utiles, celles-ci permettant l'étayage d'une élaboration
de la dette que le mineur doit payer et la valorisation de l'effort so-
cial lié à ce paiement ;
— la préparation d'une réhabilitation ayant in fine valeur d'ac-
quittement signifié par les magistrats ;
— la restitution des droits civils et civiques à l'issue de la
peine.

Conclusion
Ces propositions, en ligne directe avec les éléments recueillis
sur le plan clinique, constituent surtout une base de réflexion et ne
sont pas exhaustives. Il serait intéressant qu'à partir de ce travail,
les professionnels issus de champs différents — magistrats, éduca-
teurs, personnels de l'Administration pénitentiaire —, auxquels
pourraient s'adjoindre des responsables de l'Éducation nationale,

373
B. Zeiller, S. Couraud du ministère du Travail, etc., continuent à réfléchir ensemble pour
Adolescents criminels : as- concrétiser ces propositions et initier d'autres projets : l'objectif
pects psychopathologiques étant de mettre en place des conditions qui favorisent une recon-
naissance et un engagement de la responsabilité de ces jeunes en
difficulté et permettent leur réinscription sociale.

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374
Droit et Société 27-1994
La départementalisation de
l'institution judiciaire en débat.
Réaction à l’article de Bernard Brunet *

Jean-Luc Bodiguel **

L’auteur
Bernard Brunet analyse le projet de départementalisation de
Directeur de recherche au CNRS.
l'institution judiciaire comme une tentative de concentration ad-
Directeur du Centre de recher-
ministrative et juridictionnelle dont l'enterrement aurait été une ches administratives de la Fon-
bonne chose. En effet, il toucherait les relations de pouvoir au sein dation nationale des sciences
de la Justice, introduirait une confusion des rôles et se révélerait politiques (FNSP).
contradictoire. Il a publié de nombreux travaux
sur l’administration et la fonc-
Peut-on parler de paranoïa ou d'incompréhension ? Toujours tion publique et notamment :
est-il que toute modification, si minime soit-elle, de l'équilibre ins- — Les anciens élèves de l’École
titutionnel atteint apparaît, aux yeux de la magistrature, comme le nationale d’administration, Paris,
fruit d'une volonté perverse. Toute tentative du pouvoir exécutif Presses de la FNSP, 1978 ;
pour améliorer le fonctionnement des services judiciaires est res- — La haute fonction publique
sous la Ve République, Paris, PUF,
sentie comme le souci de se renforcer au détriment du pouvoir ju- 1983 (avec Jean-Louis Quer-
diciaire et, corrélativement, comme l'intention d'attenter à l'indé- monne) ;
pendance des magistrats. À partir de cette problématique — Le fonctionnaire détrôné ?,
fondamentale, tout ce qui peut conduire à modifier l'équilibre at- Paris, Presses de la FNSP, 1991 ;
teint est considéré comme intrinsèquement mauvais. L'indépen- — Les magistrats, un corps sans
âme ?, Paris, PUF, 1991.
dance n'est pourtant pas indépendance en soi ; elle n'est pas la
propriété des magistrats, elle ne leur est accordée que dans un but
parfois oublié. L'action des groupes de pression locaux constitue
un second facteur d'immobilisme. Tout essai d'une meilleure adé-
quation de la carte judiciaire aux réalités du moment trébuche sur
les situations acquises des professions judiciaires. Toucher à la
carte des implantations judiciaires suppose la conjonction d'une
très forte volonté politique et du consensus des magistrats.
L'article ne retient des principales orientations du projet de
modernisation de la Justice que ce qui concernait le renforcement
et la valorisation des moyens par la départementalisation de l'or-
ganisation et de la gestion. Il ne traite pas de la redéfinition des
métiers et de l'adaptation des statuts, de la simplification des pro-
cédures et de leur meilleure accessibilité comme du renforcement * Article paru dans Droit et So-
ciété, n° 26, 1994, p. 95-107.
des garanties pour le citoyen. Ce choix est légitime mais il dénature
** Centre de recherches admi-
déjà la signification du projet. Il ne retient qu'une partie du projet nistratives de la FNSP,
de réforme de l'organisation judiciaire, celle qui traite du finance- 27 rue Saint-Guillaume,
ment des dépenses de fonctionnement et d'équipement des juri- F-75337 Paris cedex 07.

375
J.-L. Bodiguel dictions en raison de leur reprise par l'État depuis 1987. Le renfor-
La départementalisation cement de l'autorité judiciaire et l'adaptatation de l'institution aux
de l’institution judiciaire en demandes des justiciables, autres motifs de la départementalisa-
débat. Réaction à l’article tion, sont pratiquement passés sous silence. Au delà de la nécessi-
de Bernard Brunet
té de trouver des mécanismes déconcentrés permettant une bonne
gestion de ces dépenses, ce qui était en cause était autrement plus
important. Lorsque le projet souligne que « la Justice est affaiblie
par son éclatement et souffre d'une absence de représentation dé-
partementale cohérente... », je ne puis que me souvenir de conver-
sations avec des magistrats soulignant les difficultés de leurs par-
tenaires administratifs pour trouver le représentant compétent de
la Justice. En renforcant l'autorité d'un représentant de la Justice
au niveau départemental, on renforçait l'autorité judiciaire face au
préfet et le nécessaire partenariat entre les deux autorités aurait
été plus équilibré. L'article soutient une analyse inverse. La margi-
nalisation dont se plaint parfois la Justice trouve pourtant, en par-
tie, son origine dans ce manque de clarté et de lisibilité du sys-
tème. Présenter le partenariat comme « exemple de la soumission
de la fonction judiciaire à l'autorité administrative » méconnaît la
réalité actuelle du fonctionnement des organisations. Plus per-
sonne ne peut exercer la plénitude de ses compétences dans la so-
litude, elle a besoin des autres comme les autres ont besoin d'elle.
Ignorer cette donnée élémentaire ne contribue pas à renforcer le
système judiciaire.
L'autre aspect, évacué de l'article, est celui de l'adaptation aux
demandes des justiciables. La réforme devait permettre « l'adapta-
tion de la répartition des contentieux traités par les différentes im-
plantations judiciaires du département aux besoins des justicia-
bles, ce qui nécessite à la fois la recherche de spécialisations juri-
dictionnelles et le maintien d'implantations de proximité ». Elle
souhaitait « attribuer à chaque implantation judiciaire du tribunal
départemental une compétence juridictionnelle spécifique déter-
minée en fonction des besoins locaux et modifier ces attributions
compte tenu de l'évolution des dits besoins ». Derrière ces formu-
lations se profile le problème de la charge de travail à l'intérieur
des tribunaux (l'un des motifs des réformes de 1958). L'un des
freins majeurs à la mobilité des magistrats réside dans cette diver-
sité des charges, et les situations courtelinesques révélées par un
rapport du Comité central d'enquêtes dont j'ai repris quelques
éléments dans mon ouvrage Les magistrats, un corps sans âme ?
restent, avec les transpositions nécessaires, encore vraies aujour-
d'hui. La recherche de meilleures structures, d'une organisation
plus performante n'est pas manichéisme d'administrateurs fous
d'idéologie managériale. Le discrédit dont souffre malheureuse-
ment la Justice tient à cette inadéquation entre la demande et l'of-
fre de justice. Dans cette recherche d'adaptation le projet était
peut-être insuffisant et il pouvait être perfectionné mais je crains
qu'il n'ait été dénaturé.

376
Soutenir que c'est au niveau des Cours d'appel qu'il fallait si- Droit et Société 27-1994
tuer l'échelon de déconcentration est un peu provocateur. Peut-on
à la fois prétendre qu'un projet qui conduit à ôter quelques préro-
gatives aux tribunaux d'instance et à certains tribunaux de grande
instance ainsi qu'aux Cours d'appel aboutirait à une concentration
et dire que le bon niveau serait le niveau supérieur ? N'est-ce pas
alors qu'on aurait pu parler de centralisation ? N'aurait-il pas fallu,
dans ces conditions, toucher à la carte des Cours dont la distribu-
tion n'est pas la meilleure possible ?
Tenter enfin de mettre en contradiction et d'opposer la dé-
concentration au niveau départemental et la possibilité de création
de centres de responsabilité et soutenir qu'on aboutissait ainsi à
un système renforçant le contrôle de l'administration centrale est
une lecture biaisée de la politique de rénovation du service public
lancée par Michel Rocard et de l'actuelle politique de déconcentra-
tion. Il est exact que la déconcentration exige une modification
profonde du fonctionnement de la Chancellerie et l'auteur le rap-
pelle fort justement. Rares sont les ministères aussi fortement cen-
tralisés alors qu'elle ne devrait assurer que des attributions limita-
tivement énumérées : conception, animation, orientation, évalua-
tion et contrôle. Les centrales sortiraient enfin de ce qui, trop sou-
vent, les caractérisent, la surproduction réglementaire, le pointil-
lisme technique, la gestion directe et les mesures de « conformité
administrative » qu'elles présentent comme l'évaluation des résul-
tats. Appuyer les services, assurer la cohérence de l'action et ap-
précier les résultats, ne sont-ce pas des attributions autrement in-
téressantes ?
Un tel changement donnerait aux services déconcentrés des
espaces d'autonomie à l'intérieur desquels ils pourraient, à leur ni-
veau, penser et conduire l'application des politiques publiques ;
des circuits courts de décision permettraient des adaptations aux
spécificités locales et régionales. Que, par ailleurs, l'ensemble des
tribunaux, même si certains reçevaient des compétences gestion-
naires plus étendues que les autres, fonctionnent comme de véri-
tables centres de responsabilité, n'y aurait-il pas là, en partie, la
possibilité d'un renouveau de cette notion trop galvaudée « d'indé-
pendance » ? Faut-il cependant que les magistrats, et en particulier
ceux qui sont appelés à exercer des fonctions de direction à la tête
des tribunaux, accordent plus d'importance à la gestion avec la-
quelle ils ont rarement fait bon ménage. Les magistrats prétendent
gérer et se gérer mais ils ne sont guère faits actuellement pour cela
et n'ont pas, dans ce domaine, une formation suffisante. La Justice
souffre moins d'une sur-administration que de sous-administra-
tion. Combien de présidents ne sont que des juges, de très bons
juges certainement, alors qu'il faudrait qu'ils soient aussi de bons
gestionnaires. Comment ne pas évoquer le fiasco du plan informa-
tique 1990-1994 et ses conséquences pour certains magistrats. Est-
il impertinent de dire qu'il existe des spécialistes pour la gestion et

377
J.-L. Bodiguel que les magistrats ont sans doute mieux à faire ? Mais n'est-ce pas
La départementalisation aussi reposer le problème de la répartition des compétences entre
de l’institution judiciaire en la troïka président/procureur /greffier ?
débat. Réaction à l’article
de Bernard Brunet

378
Études
N. Rouland
La tradition juridique fran- La tradition juridique française
çaise et la diversité culturelle
et la diversité culturelle *

Norbert Rouland **

L’auteur Résumé

Professeur à l’Université d’Aix-


Marseille III. Auteur de : La plupart des sociétés occidentales sont aujourd’hui confrontées aux dif-
— Anthropologie juridique, Pa- ficultés nées de l’hétérogénéité socio-culturelle. Mais chacune de ces so-
ris, PUF, 1988 ; ciétés réagit en fonction de ses propres traditions historiques et mytholo-
— « Les colonisations juridi- gies juridiques. Le modèle français se distingue par son attachement à
ques », Journal of Legal Plura- une certaine uniformité juridique, la négation de l’existence juridique des
lism, 29, 1990, p. 39-135 ;
— « Les fondements anthropo-
minorités et de la forme collective de leurs droits. Cependant les modifi-
logiques des droits de cations des contextes interne et international conduisent la France à réin-
l’homme », Revue générale de terpréter certains de ces principes fondateurs.
droit, 25/1, 1994, p. 5-47 ;
— Manuel de droit des minorités Autochtones – Différence – Droits de l’Homme – France – Intégration – Mi-
et des peuples autochtones (dir.), norités – Pluralisme.
Paris, PUF, à paraître en 1995.

Summary

Cultural Diversity and French Legal Tradition


Most western societies are confronted by problems due to socio-cultural
heterogeneity. But each of these societies reacts according to its own his-
torical traditions and legal mythologies. The French model is marked by
its insistence on legal uniformity, the denial of the legal existence of mi-
norities and the collective form of their rights. However, changes in the
national and international context compel France to reinterpret some of
its founding principles.

Assimilation – Difference – France – Human rights – Minorities – Native


peoples – Pluralism.

* Cet article est tiré d’un rapport


adressé à la Commission fran-
çaise pour l’Unesco, le 27 avril
1993.
** Domaine des Vences,
F-13122 Ventabren.

380
« Les grandes déclarations des droits de l'homme Droit et Société 27-1994
ont, elles aussi, cette force et cette faiblesse
d'énoncer un idéal trop souvent oublieux du fait
que l'homme ne réalise pas sa nature dans une
humanité abstraite, mais dans des cultures tradi-
tionnelles où les changements les plus révolution-
naires laissent subsister des pans entiers et s'ex-
pliquent eux-mêmes en fonction d'une situation
strictement définie dans le temps et dans l'es-
pace. »
C. Lévi-Strauss, Race et Histoire

Introduction : Repenser l’universel


Trois grandes questions traversent l'histoire de l'humanité :
« D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Qui sommes-nous ? »
Aux deux premières, la science moderne a fourni bien des ré-
ponses au cours de ces dernières décennies. Elles s'inscrivent dans
le temps cosmique. L'univers a une histoire, nous en faisons par-
tie ; il aura probablement une fin, si lointaine que nos descendants
risquent fort d'en être exclus. Mais à nous, êtres éphémères, la
troisième question se pose avec plus d'insistance, car elle nous ins-
crit dans la dimension du temps qui nous est perceptible.
Chaque individu est biologiquement unique, en partie déter-
miné par l'héritage génétique dont il est porteur. Mais il appartient
à une espèce vivante, l'humanité, définie par un certain nombre de
caractères repérables dans tout homme. Par ailleurs, le développe-
ment de ses facultés intellectuelles lui donnent plus qu'à tout être
vivant une marge d'autonomie par rapport à ces déterminants
biologiques, individuels ou collectifs. L'homme est en effet un être
de culture, au sens anthropologique du terme, soit « un ensemble
complexe incluant les savoirs, les croyances, l'art, les mœurs, le
droit, les coutumes ainsi que toute disposition ou usage acquis par 1. Définition donnée en 1871
l'homme vivant en société 1 ». Ce type de définition entraîne au par l’anthropologue E. B. TYLOR
moins deux conséquences. D'une part il relie la notion de culture à et reprise dans son ouvrage, La
civilisation primitive, Paris,
la dimension sociale de l'homme : il s'agit des créations qu'opère Reinwald, 1876-1878. A rappro-
l'homme vivant en société, et pour que cette existence sociale se cher de celle avancée par la Dé-
réalise et reproduise. Si chaque individu doit se voir reconnaître le claration de Mexico sur les politi-
ques culturelles (en 1982) : « ...
droit d'accepter, refuser ou modifier son héritage culturel, la
la culture peut aujourd’hui être
culture possède une dimension collective essentielle. D'autre part, considérée comme l’ensemble
cette dimension collective peut viser des groupes de dimensions des traits distinctifs, spirituels
très variables, définis à partir de critères non moins divers, pourvu et matériels, intellectuels et af-
fectifs, qui caractérisent une so-
qu'ils possèdent un degré de cohérence et de légitimité nécessaire.
ciété ou un groupe social. Elle
Sous réserve de cette dernière condition, on pourra donc parler de englobe, outre les arts et les let-
culture, et de droits culturels, appartenant aux habitants d'une ré- tres, les modes de vie, les droits
gion, à des autochtones, des migrants, à la société d'accueil, à des fondamentaux de l’être humain,
les systèmes de valeurs, les tra-
croyants, etc.
ditions et les croyances. »

381
N. Rouland Il s'ensuit que nous retrouvons inscrite au sein même de la
La tradition juridique fran- culture la tension dialectique entre le particulier et l'universel. La
çaise et la diversité culturelle conscience réflexive permet à l'homme de se penser, par rapport à
son environnement et à lui-même, et de définir son unicité, voire sa
transcendance. Mais cette unicité ne se découvre qu'à partir des
usages particuliers que l'homme fait de son humanité. Elle ne
consiste pas que dans le solde (éventuellement) positif d'une com-
paraison entre les cultures. Leur mise en contact, à travers com-
plémentarités et antagonismes, peut produire leurs réinterpréta-
tions respectives. Les cultures sont d'autant moins statiques
qu'elles s'interconnaissent. C'est en ce sens que l'universel naît non
seulement des expériences particulières, mais de leurs transforma-
tions interactives. Le pluriculturel doit conduire à l'interculturel.
Les transformations de cette fin de siècle plaident en faveur de
cette vision dialectique. Le monde n'est certes pas un « village glo-
bal », mais plutôt un archipel planétaire, dont l'unité doit se faire
non par l'uniformité, mais dans la gestion de l'hétérogénéité. L'in-
tensité des flux migratoires, la rapidité de la circulation des infor-
mations, l'affaissement des grandes idéologies, la fin des systèmes
philosophiques de déconstruction... tout cela nous renvoie de fa-
çon obsessionnelle à la question : « Qui sommes-nous ? » Elle n'est
pas nouvelle, mais le contexte dans lequel nous devons nous la po-
ser apparaît sans précédent : le monde est devenu plus complexe.
La pensée française de l'universel, matrice de la théorie occi-
dentale des droits de l'homme, se nourrit d'une représentation
homogène et rationnelle de l'humanité. En l'homme, l'unité l'em-
porte sur la diversité, d'où l'affirmation que tout être humain a des
droits inaliénables et imprescriptibles, du seul fait qu'il appartient
au genre humain. Par ailleurs, ces droits de l'homme sont décou-
verts par le travail de la Raison, beaucoup plus que par l'expérience
de la tradition, souvent assimilée à l'arbitraire. La pensée juridique
française décrète donc l'universel avant de l'expérimenter. Notre
droit constitutionnel (et la jurisprudence du Conseil constitution-
nel) affirment la prééminence de l'indivisible sur le pluriel ; de
l'égalité de droit sur toute distinction fondée sur l'origine, la race
ou la religion ; il se refuse à reconnaître la prééminence d'une reli-
gion et se déclare incompétent quant au fond du débat religieux.
Enfin, c'est par l'individu que la tradition française accède à l'uni-
versel : les droits individuels sont la claire expression de la trans-
cendance de l'homme, alors que les droits collectifs l'obscurcis-
sent.
Le monde doit pour toujours à la France d'avoir cru et rendu
possible une pensée de l'homme et de ses droits en termes univer-
sels. Mais le monde actuel n'est plus celui du XVIIIe siècle. La pro-
fondeur des mutations nous oblige à réinterpréter l'imaginaire ju-
ridique sur lequel repose notre tradition. Il faut repenser l'univer-
sel dans un monde pluripolaire. Un monde qui ne se conçoit plus

382
comme homogène : pour longtemps, l'unité devra se frayer un Droit et Société 27-1994
chemin dans la diversité. Un monde dont la Raison classique n'est
plus le seul démiurge : d'autres rationalités le parcourent, notam-
ment celle qui s'attache à l'expérience, issue des traditions, tou-
jours réinterprétées.
Cette prise en compte de la diversité et de l'expérience se tra-
duit de diverses façons. D'une part, nous voyons se multiplier les
déclarations et conventions internationales visant la protection des
droits des minorités ou des peuples autochtones. D'autre part,
l'Unesco se préoccupe avec une insistance nouvelle de la gestion
des identités et droits culturels. En 1992, elle proclame que dé-
sormais les facteurs culturels seront considérés comme détermi-
nants dans l'élaboration des stratégies de développement écono-
mique 2. Par ailleurs, le directeur général de cette organisation met
l'accent sur la prise en compte des diversités dans l'élaboration du
programme culturel pour 1994-95 : « Les activités visant à enrichir
les diversités culturelles devront être réorientées de façon qu'elles
soient centrées sur les principaux problèmes auxquels sont
confrontées les sociétés contemporaines, à savoir : comment créer
les conditions d'un vrai pluralisme culturel, qui permette aux
communautés aux identités culturelles diversifiées de vivre en-
semble et de développer librement leurs cultures, tout en acceptant
et en comprenant les cultures des autres. » Notons que l'accent, à
juste titre, est mis sur l'inter-culturalité : il s'agit de permettre à
des communautés de vivre ensemble, et d'éviter à tout prix les
crispations identitaires. Constatons également un fait nouveau :
par « sociétés contemporaines », il faut désormais entendre aussi
les sociétés développées de l'hémisphère nord, alors que le droit à
l'identité culturelle avait jusqu'ici surtout été reconnu au Tiers-
Monde, comme une sorte de compensation aux aspects négatifs de
la colonisation. Enfin, remarquons que la notion de « communautés
aux identités culturelles diversifiées » cristallise fortement l'enjeu
du débat autour du problème des minorités. Car à l'heure actuelle,
ce sont très souvent les minorités qui sont constitutives d'identités
culturelles diverses. Mais comment les définir ? La seule taille des
effectifs démographiques ne suffit pas (les Noirs d'Afrique du Sud,
démographiquement majoritaires, ne constituaient pas moins, jus-
qu'ici, une minorité dans l'État ; une minorité dominante n'est plus
une minorité, mais une oligarchie). La situation minoritaire
consiste surtout dans un rapport structurel défavorable. En latin,
minor signifie moindre ; dans notre droit civil, le mineur est celui
qui ne dispose que d'une capacité juridique atrophiée ou amputée.
Les minorités sont donc des groupes qui, sur le plan juridique
et/ou social et/ou économique et/ou culturel, souffrent d'une rela-
tion défavorable par rapport à une majorité, uniforme ou plurielle.
2. cf. Javier PEREZ DE CUELLAR,
Mais ces éléments objectifs ne suffisent pas : une minorité est aus- « Le Contrat », Le Monde, 12 déc.
si un groupe qui est conscient de son identité et l'affirme, à des 1992, p. 19.

383
N. Rouland degrés divers, à la fois sur le plan interne, et par rapport à son en-
La tradition juridique fran- vironnement externe (on verra ainsi davantage dans les Basques ou
çaise et la diversité culturelle les Bretons des minorités que les Picards ou les Savoyards). Une
minorité sera donc particulièrement portée à revendiquer la recon-
naissance de son identité et de ses droits culturels. On en dira au-
tant des autochtones, qui se distinguent cependant des minorités
par leur haute antériorité historique proclamée par rapport à la so-
ciété dominante, la consubstantialité avec leurs territoires (alors
qu'il existe des minorités déterritorialisées) et leur revendication
d'être non des minorités, mais d'authentiques peuples.
Pour un juriste français de stricte obédience, tous ces propos
sonnent comme le tocsin. Les notions de pluralisme, de commu-
nautés, de spécificités culturelles sont perçues comme autant de
menaces graves par rapport à la mythologie juridique fondatrice
du régime républicain. Car en France les communautés, minorités
et autochtones n'ont pas de permis de séjour dans la cité du droit.
Les meilleurs théoriciens de l'antiracisme l'affirment : « Le
droit à la différence ne doit pas être compris comme un droit col-
lectif, un "droit des communautés", mais comme "un droit du sujet
à l'insertion communautaire" : chaque sujet a droit à sa culture,
aucune culture n'a de droit sur le sujet. [...] Il faut penser les droits
culturels comme des droits individuels 3. »
Les juristes les plus renommés nous avertissent, à juste titre,
des dangers inhérents à la reconnaissance des droits de certains
groupes : « Lorsqu'il s'agit de collectivités qui ne reposent pas sur
l'adhésion volontaire, le danger augmente, à la mesure de leur
puissance et de leurs ambitions. Face aux intérêts du groupe, les
droits de l'homme comptent peu. [...] Sur les droits des collectivi-
3. P.A. TAGUIEFF, « Le nouveau tés, la fumée des fours crématoires projette la plus grande des
racisme de la différence », in M. menaces, car leur reconnaissance risque de donner le sceau de la
BETTATI et B. KOUCHNER (dir.), Le justice à la domination du fort sur le faible 4. »
devoir d’ingérence, Paris, De-
noël, 1987, p. 261. Sur le plan politique, il existe en France un vaste consensus en-
4. J. RIVERO, in Les Droits de tre les principaux partis politiques et l'opinion publique. La gauche
l’homme. Droits collectifs ou in- avait un temps valorisé le « droit à la différence ». Soumise à la
dividuels?, Actes du Colloque de pression de l'opinion publique, elle y renonça vite. L'actuelle majo-
Strasbourg, 11-14 mars 1979,
rité, dans son programme de gouvernement, a expressément
Paris, LGDJ, 1980, p. 23.
condamné la référence au multiculturalisme 5.
5. «... nous sommes attachés à
une conception de l’école qui Dans ces conditions, on comprend qu'il paraisse singulière-
favorise non pas le ment difficile d'adapter la position française au nouveau contexte
« multiculturalisme », mais la défini par l'Unesco. Car cette position s'articule sur un ensemble de
transmission d’une morale, de
représentations si structurées qu'elles forment une véritable my-
valeurs et d’une culture com-
mune [...] à une idée de la fa- thologie juridique. Il faut préciser le sens de ces concepts, que
mille et de la vie commune qui nous utiliserons dans leur acception anthropologique, et non point
respecte nos traditions et qui en pour atténuer leur force en les situant dans l'imaginaire. Bien au
particulier exclut la polygamie
contraire, même, car l'historien G. Duby a écrit à juste titre que « la
dans la distribution des presta-
tions sociales », Libération, 10 trace d'un rêve n'est pas moins réelle que celle d'un pas ».
février 1993, p. 7.

384
La représentation est « l'image mentale d'un objet donné 6 », et Droit et Société 27-1994
fait intervenir largement les systèmes de valeurs et les croyances.
Parmi eux, l'appartenance culturelle constitue une variable impor-
tante : les personnes issues d'un même ensemble culturel vont
tendre à produire des représentations semblables. Une représenta-
tion peut s'exprimer par des symboles. Dans notre tradition, qui
est celle de l'ordre imposé, le droit se manifeste par certains ins-
truments : la balance, qui sert à effectuer la pesée des actes ; le
glaive, qui tranche, et par là décide en usant de la puissance.
Un mythe est un récit fondateur que les membres d'une société
se transmettent de génération en génération ; il sert à donner un
sens au monde existant et peut voir son contenu évoluer si les cir-
constances l'exigent : « Qu'ensuite, à partir d'un état d'équilibre
toujours hypothétique, le "climat" de la société change, la création
mythique entreprend aussitôt de réajuster ses images au nouvel
environnement géographique, social ou intellectuel dans lequel la
société se trouve plongée. C'est dans ces moments de crise, quand
la société est touchée, ses plans bouleversés, sa réorganisation de-
venue urgente, que ressortent le mieux les aspects idéologiques et
les enjeux politiques des mythes... 7. »
Prenons un exemple concret. On sait que le Conseil constitu-
tionnel a statué négativement sur la constitutionnalité de l'expres-
sion « peuple corse, composante du peuple français » 8. Il a ainsi
tranché par une décision de qualification un conflit de représenta-
tions. L'objet donné était la communauté corse. On devait savoir
6. Cf. D. JODELET (dir.), Les repré-
laquelle de deux images était conforme à la constitution : la com- sentations sociales, Paris, PUF,
munauté formant juridiquement un peuple, lui-même partie d'un 1989. Pour une application aux
peuple plus vaste ; la communauté formant seulement une collec- phénomènes juridiques du
tivité territoriale et culturelle, fût-elle très spécifique. Le choix ef- concept de représentation, cf.
I. QUIQUEREZ-FINKEL, Représenta-
fectué l'a été à partir de l'interprétation d'un récit historique don- tions et stratégies juridiques des
nant son sens à l'état présent : la Nation et sa souveraineté insti- migrants d’Afrique noire, Thèse
tuées par la Déclaration des droits de l'homme de 1789, elle-même Droit Paris I, 1992, p. 43-73.
liée à la Révolution ; une République qui en est née et s'est affirmée 7. P. BIDOU, s.v. « mythe », in
une et indivisible. Il s'agit là en somme d'un authentique totem P. BONTE et M. IZARD (dir.), Dic-
tionnaire de l’ethnologie et de
constitutionnel. La réaffirmation du mythe, nous le verrons 9, ne si- l’anthropologie, Paris, PUF, 1991,
gnifie pas qu'aucune relecture n'en soit possible. Mais à l'heure ac- p. 499.
tuelle, la tradition juridique française reste fermement attachée 8. Décision n° 91-290 DC, 9 mai
aux principes qui découlent de cette vision globale : le peuple fran- 1991, relative à la loi portant
çais est composé de l'universalité des citoyens 10, il constitue une statut de la Collectivité territo-
riale de Corse.
catégorie unitaire insusceptible de toute subdivision ; l'individu-
9. Cf. infra, partie II.
citoyen constitue une entité interchangeable au nom du principe
10. L’article 7 de la Constitution
d'égalité civique. Remarquons que nous sommes parfaitement ha- de 1793 stipule que « le peuple
bitués à ces représentations et aux fictions qui les sous-tendent souverain est l’universalité des
alors que tout ou presque, dans la réalité sociale, les dément. citoyens français ». Mais d’une
part cette constitution ne fut
Preuve supplémentaire de leur efficacité, renforcée par la sanction
jamais appliquée ; d’autre part
que leur donne le droit. Mais quels sont les principaux organes de elle ne fait pas partie du bloc de
cette tradition juridique ? Essentiellement la majorité de la doc- constitutionnalité.

385
N. Rouland trine constitutionnelle et la jurisprudence du Conseil constitution-
La tradition juridique fran- nel.
çaise et la diversité culturelle
Mesurer la spécificité de cette tradition ; déterminer la nature
des mutations qui tendent à l'infléchir ; indiquer les modalités de
ses réinterprétations : telles seront les étapes en lesquelles s'or-
donnent les lignes qui suivent.

I. La spécificité de la position française


L'insistance de la tradition française sur la notion d'égalité ci-
vique, son refus de reconnaître une existence juridique aux minori-
tés, son attachement à l'unicité du peuple français lui donnent des
caractères singuliers parmi les autres pays occidentaux. La Grande-
Bretagne, les Pays-Bas obéissent à la logique des communautés. Les
constituants italien et espagnol sont beaucoup moins réticents
qu'elle à reconnaître l'existence de collectivités infra-nationales. Au
Canada, la Constitution reconnaît depuis 1982 aux Amérindiens le
statut de « peuples fondateurs » ; la notion de discrimination posi-
tive (et les programmes de soutien concrets aux minorités défavo-
risées qui en découlent) est largement reconnue.
Cette position a sa logique, et même ses justifications, fondées
sur des facteurs historiques et idéologiques, dont l'efficacité est
encore très sensible en cette fin du XXe siècle.

A. Les facteurs explicatifs


Certains sont d'ordre strictement historique, d'autres plus
idéologique.

Facteurs historiques
Comme les autres pays européens, la France connut longtemps
une diversité culturelle et géographique juridiquement consacrée ;
le pluralisme juridique s'exprimant notamment dans la diversité
coutumière (d'abord personnelle, puis territoriale) fut le trait ma-
jeur du droit médiéval français. Mais contrairement à ce qui se
produisit souvent en Europe, c'est en France l'État qui a construit
la Nation et non l'inverse. Dès le milieu du Moyen Âge, la monar-
chie française commence à donner à l'État français ses traits cen-
tralisateurs et autoritaires. En 1454, l'ordonnance royale de Mon-
tils-les-Tours prescrit la mise par écrit officielle de toutes les cou-
tumes : progressivement figées, elles se transformeront au cours
des siècles en droit étatique. Cette date annonce, à long terme, la
fin du pluralisme juridique. Sous Louis XIV et Louis XV, la monar-
chie fera procéder à des codifications partielles, qui commenceront
à unifier le droit avant le grand œuvre napoléonien.

386
À une époque plus récente interviennent des facteurs démo- Droit et Société 27-1994
graphiques. À partir de la fin du XIXe siècle, la France est le pays eu-
ropéen qui a dû accueillir le plus d'étrangers. La voie choisie fut
celle de l'assimilation (comme dans nos colonies où ce principe
laissa cependant subsister un dualisme entre les citoyens de sou-
che métropolitaine et les sujets) : elle était peut-être la seule possi-
ble.

Facteurs idéologiques
Comme tous les États occidentaux, la France hérita de la tradi-
tion culturelle chrétienne une vision autoritaire du droit. Mais les
conditions historiques de l'avènement du régime républicain, la na-
ture de son idéologie en accentuent plus qu'ailleurs les traits.

La France et la conception monothéiste du droit. Comme l'a


démontré l'anthropologie juridique française 11, il existe un parallé-
lisme entre la pensée juridique et la pensée religieuse. Les religions
monothéistes croient à un Dieu créateur, qui intervient activement
parmi les hommes, par la Révélation transmise par des prophètes,
ou son incarnation. Y correspond une vision du droit comme d'un
ordre imposé, visant à l'application la plus fidèle possible des rè-
gles juridiques, conçues comme des commandements. Lors de la
Révolution, la France a certes laïcisé son droit : mais l'État a pris la
place laissée vacante par Dieu et s'est arrogé le quasi-monopole de
la définition du droit, en s'opposant à toute idée de pluralisme ju-
ridique (ailleurs, dans les sociétés asiatiques ou d'Afrique noire, le
droit est moins valorisé comme mode de contrôle social, de même
que l'idée d'un Dieu créateur est inconnue, ou qu'on pense que
celui-ci s'est éloigné des hommes).

La mythologie juridique républicaine a pleinement intégré cet


héritage culturel ancien, en le réinterprétant en fonction de ses be-
soins qui étaient ceux de la destruction de l'ordre ancien, encore
largement fondé sur les particularismes corporatifs. L'Ancien Ré-
gime représentait la société comme un emboîtement d'ordres et de
corps coordonné par la puissance royale. La République privilégiera
une vision inverse : celle d'un corps social homogène, composé
d'individus libres et égaux en droits, unis dans le respect d'un droit
uniforme émanant de la volonté d'un et du peuple, au sein d'une
République indivisible. L'individu ne devait plus chercher de pro-
tection dans l'affiliation à des groupes multiples, mais dans la pro-
11. Cf. M. ALLIOT,
clamation de droits garantis par l'État. La liberté, l'égalité, et moins
« L’anthropologie juridique et le
encore la fraternité ne pouvaient se concevoir dans un cadre plu- droit des manuels », Archiv für
riel. En attestent plusieurs grandes figures de ce temps. Pour Ro- Rechts und Sozialphilosophie,
bespierre, la seule source du droit est la loi. Il faut en finir avec la n° 24, 1983 ; N. ROULAND, An-
thropologie juridique, Paris, PUF,
doctrine et la jurisprudence, qui n'expriment que des points de vue
1988, p. 401-407.

387
N. Rouland particuliers, et ne s'enracinent pas dans le peuple. Quant à la cou-
La tradition juridique fran- tume, le Code civil — pourtant marqué par l'apaisement des ar-
çaise et la diversité culturelle deurs révolutionnaires — ne lui laissera jouer qu'un rôle subsi-
diaire. Siéyès quant à lui nous livre dans Qu'est-ce que le Tiers-
État ? une représentation du nouveau régime parfaitement fidèle à
l'esprit du temps, qui a la religion de la loi 12, et qui a persisté jus-
qu'à nous dans la croyance à l'intégration : « Je me figure la loi au
centre d'un globe immense ; tous les citoyens, sans exception, sont
à la même distance sur la circonférence, et n'y occupent que des
places égales. »
L'hostilité à toute autre forme de déclaration des droits qu'in-
dividuelle est par ailleurs très nette dans le fameux discours tenu
par le Comte de Clermont-Tonnerre devant la Constituante : « Il
faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs
comme individus ; il faut refuser la protection légale au maintien
des prétendues lois de leur corporation judaïque ; il faut qu'ils ne
fassent plus dans l'État ni corps politique, ni ordre ; il faut qu'ils
soient individuellement citoyens. » Deux siècles plus tard, la déci-
sion du Conseil constitutionnel du 9 mai 1991 invalidant la notion
de « peuple corse, composante du peuple français » lui fait un écho
apparemment fidèle : la spécificité culturelle de la Corse n'est pas
niée par le Conseil, mais celui-ci refuse de la qualifier pour autant
juridiquement de peuple, cette dénomination n'appartenant qu'à
l'ensemble des Français.

Ajoutons enfin que la plupart des juristes français se représen-


tent le droit comme un système ordonné 13, dont les traits viennent
accentuer ceux légués par notre culture et notre histoire républi-
caine. L'ordre juridique ainsi conçu projette l'image d'une société
unifiée, obéissant à la Raison, et soumise à l'intérêt général. Il se
présente comme cohérent et hiérarchisé. L'exigence de cohérence
est le produit du travail de la Raison juridique ; elle postule que les
normes juridiques ne soient pas antinomiques, et que l'autonomie
des acteurs (groupes ou individus) ne soit admise qu'à titre relatif.
D'où la nécessité d'une hiérarchie entre les normes, qu'illustre la
théorie de Kelsen, faisant remonter cette hiérarchie jusqu'à la
Constitution et à une « norme fondamentale ». En soi, ces analyses
n'ont rien de scandaleux : on aurait de la peine à définir le droit par
les concepts inverses. Mais on doit insister sur l'aspect cumulatif
12. Cf. J. CARBONNIER, « La pas-
des différents facteurs que nous avons cités. La somme de la
sion des lois au siècle des Lu-
mières », in du même auteur, conception monothéiste du droit, du legs républicain, de la systé-
Essais sur les lois, Répertoire du misation de la notion de droit (surtout sensible dans les systèmes
Notariat Defrénois, 1979, p. 203- juridiques romano-civilistes, auxquels la France appartient, et à la
223.
différence des modèles anglo-saxons) finit par produire un résultat
13. Cf. les analyses de J.
où l'unité tend à être comprise comme l'uniformité.
CHEVALLIER, « L’ordre juridique »,
in Le droit en procès, Paris, PUF, Le système juridique résiste en effet — non sans succès — à la
1983, p. 8-49. montée de sa propre complexité, comme l'a récemment signalé un

388
juriste spécialiste de la hiérarchie des normes, D. de Béchillon : « Le Droit et Société 27-1994
Droit de nos sociétés modernes, quoi qu'on en dise, s'inscrit avant
tout dans le registre de l'écriture, de la sécurité, du pouvoir pur, de
la hiérarchie. Tous ces concepts sont anticomplexes par définition,
et ils font l'ordinaire du Droit, sa réalité première 14. [...] Un ordre
est donné, puis répliqué, amplifié et concrétisé par une autorité as-
sujettie. Tout vise ici à supprimer la moindre velléité d'écart. Or,
nous ne savons — en Occident pour le moins — produire le juridi-
que qu'en cette forme-là 15 [...] la hiérarchie possède aussi sa face
effrayante, celle du commandement, de la soldatesque et du pou-
voir absolu [...]. Mais ce n'est pas tout. Parallèlement à cela, la hié-
rarchie incarne aussi une certaine représentation de la justice et de
la sécurité. Tout, dans la décision hiérarchique, doit pouvoir se ra-
mener au principe d'une autorité suprême presque transcendante ;
univoque en tous cas. D'où notre apaisement... 16. »
Or la prise en compte de la diversité passe par un effort d'où la
remise en question, le doute et l'inconfort ne sont pas absents. La
réception du pluralisme — qu'il soit culturel et/ou juridique — est
donc dans ce contexte particulièrement difficile. Comme l'ont à
juste titre remarqué J. Lenoble et F. Ost 17, le droit est une « mytho-
logique », dans la mesure où la force attractive de la logique juridi-
que provient de ce qu'elle est articulée à un mythe. La Raison y
compte au moins autant par ce qu'elle représente que par ce
qu'elle permet.
Dans ces conditions, le constat de la persistance du legs révo-
lutionnaire n'a rien de surprenant.

B. La persistance du legs révolutionnaire


Un fait, à lui seul, suffirait à la démontrer. D'après la jurispru-
dence du Conseil constitutionnel, la Déclaration des droits de
l'homme de 1789 ne constitue pas seulement une référence histo-
rique ou philosophique : elle fait partie du droit positif français,
c'est-à-dire du droit actuellement applicable (ce qui n'est pas le cas
de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948).
Mais d'autres preuves abondent. Notre ordre juridique interne
s'appuie toujours sur des représentations issues de l'époque révo- 14. Cf. D. DE BECHILLON, « L’ordre
lutionnaire. Deux d'entre elles sont particulièrement importantes : juridique est-il complexe ? »,
l'homogénéité du corps social ; l'identification entre l'État, le peu- Egdikia, Revue du Centre inter-
national de philosophie et de
ple et le droit. théorie du droit (Athènes), n° 2,
1992, p. 40-41.
L'homogénéité juridique du corps social 15. Ibid., p. 45.
16. Ibid., p. 47.
Comme nous l'avons noté plus haut, les notions d'unité et
17. Cf. J. LENOBLE et F. OST, Droit,
d'égalité sont susceptibles de plusieurs interprétations : elles ne se mythe et raison. Essai sur la dé-
confondent pas nécessairement avec l'uniformité. La Révolution rive mythologique de la rationa-
opéra cependant cette identification, qui colore toujours le « noyau lité juridique, Bruxelles, Fac.
Univ. St Louis, 1980.

389
N. Rouland dur » de notre droit constitutionnel (que les juristes nomment « le
La tradition juridique fran- bloc de constitutionnalité ») :
çaise et la diversité culturelle — Article 1 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 :
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ; les
distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité
commune. »
— Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « ... le
peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans
distinction de race, de religion, ni de croyance possède des droits
inaliénables et sacrés. »
— Article 2, alinéa 1 de la Constitution de 1958 : « La France
est une République laïque, démocratique et sociale. Elle assure
l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine,
de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »
Ces sentences sont doublement remarquables.
D'une part, l'intégration de leur première formulation (celle de
1789) à notre droit positif démontre qu'elles transcendent les
conditions historiques qui les ont engendrées : elles valent, hic et
nunc, et même davantage. Car la tradition française proclame la
validité universelle de ce modèle : les droits proclamés en 1789 et
depuis réaffirmés sont ceux de tout homme. Or, si estimable qu'elle
soit (ce qu'on n'entend pas ici nier), cette affirmation découle d'une
représentation de la société parmi d'autres. Comme nous l'avons
montré ailleurs 18, dans la majeure partie du monde (Afrique noire,
Asie, Inde), la notion de droits subjectifs et uniformément recon-
nus à tous est difficilement recevable dans des sociétés qui se
conçoivent comme l'emboîtement hiérarchisé et/ou complémen-
taire de statuts, censé assurer l'harmonie de l'homme avec ses
semblables et même l'ensemble du cosmos. On ajoutera qu'en Asie
le recours à la règle juridique, au jugement et au monde des juris-
tes pour régler les conflits est en général fort mal vu : l'autodisci-
pline, les rites, la médiation et la transaction sont davantage à
l'honneur. La prise en compte de la diversité culturelle exige qu'on
tienne compte de la diversité de ces représentations. Certaines
sont-elles plus estimables que d'autres, le « modèle français » l'em-
porte-t-il sur le dharma indien ou les giri japonais ? Ou décidera-t-
on que la recherche de l'harmonie vaut bien qu'on mette une sour-
dine à la détermination du juste et de l'injuste ? Chaque société
18. Cf. N. ROULAND, « Les fon- doit certes choisir son archétype, dont elle valorisera les avantages,
dements anthropologiques des et passera sous silence les inconvénients. Les tenants de la moder-
droits de l’homme », Revue gé-
nité insisteront sur la libération de l'individu et la conception dy-
nérale de droit (Ottawa), 25/1,
1994, p. 5-47 ; E. LE ROY, « Les namique de l'histoire qu'autorise la conception française. Ceux qui
fondements anthropologiques la critiquent dénonceront la solitude de l'homme moderne et prô-
des droits de l’homme. Crise de neront les vertus de l'enracinement.
l’universalisme et post-
Interminable et faux débat. D'abord parce que l'histoire ne
modernité », Revue de la recher-
che juridique, n° 1, 1992, p. 139- permet pas de hiérarchiser ces modèles. La barbarie, la guerre, le
160. mépris de ce que nous nommons les droits de l'homme, l'injustice

390
sociale se manifestent hélas tout autant dans les sociétés de l'har- Droit et Société 27-1994
monie que celles de la justice : les modèles deviennent ce que les
hommes en font. Ensuite parce que toute société voit en fait jouer
en elle plusieurs modèles, même si l'un apparaît plus nettement
que les autres. Si la France valorise le droit, tout spécialement dans
son acception de l'ordre imposé, l'ordre négocié s'exprime aussi à
différents niveaux : dans la haute administration, où la répartition
des postes se règle davantage par des accords de compensation en-
tre les grands corps que par l'application du droit administratif ;
dans la justice des mineurs, où le juge « négocie » la norme stricte
avec le mineur ; dans le milieu des affaires, où le recours au juge
est exceptionnel ; dans les familles, où la moitié des couples qui
divorcent le font selon une procédure d'où a disparu la notion de
faute, etc. Enfin, la prise en compte de la diversité culturelle
(qu'elle soit interne ou externe à la société considérée) doit dépas-
ser le stade du dialogue pour accéder à l'interculturalité, démarche
qui tend à découvrir ou construire la complémentarité entre des
traditions culturelles distinctes. De la conception française, on re-
tiendra ainsi l'affirmation d'une communauté entre les hommes, et
de leur égale dignité. Dans les cultures non occidentales, on souli-
gnera l'affirmation de devoirs corrélatifs aux droits ; la notion de
personne, qui tient compte des appartenances sociales multiples
dans lesquelles s'insère tout individu ; l'extension du binôme
droits-devoirs au vivant non humain et même aux éléments inani-
més du cosmos (comme nous le découvrons dans l'écologie).
On ne reprochera donc pas à la tradition française son univer-
salisme : sa grandeur en procède. Mais le temps paraît venu pour
elle d'accepter le risque de son auto-réinterprétation, par intégra-
tion de certains apports venus d'autres cultures.
Mais les principes républicains définissant l'égalité possèdent
un autre caractère également remarquable. L'égalité proclamée est
juridique : l'état de droit peut ne pas coïncider avec l'état de fait.
Or la reconnaissance juridique implicite de ce décalage peut en-
gendrer le pire comme le meilleur. La proclamation de l'égalité de
droit peut servir l'égalité de fait : les Juifs de France ont beaucoup
gagné de la Révolution. Mais elle peut aussi laisser subsister et se
développer les inégalités de fait. Or la France, comme les autres
pays développés, voit s'installer une société dite « à deux vites-
ses », où la différenciation statutaire de professions exposées ou
non au chômage est déterminante. Dans ce contexte, l'exigence de
non-discrimination négative traditionnellement déduite du principe
d'égalité demeure plus que jamais nécessaire : le fait d'appartenir à
des ethnies, races ou confessions minoritaires ne doit pas se tra-
duire par des désavantages consacrés par le droit (comme le statut
des Juifs sous Vichy). Mais la montée des phénomènes d'exclusion
et de marginalisation exige des thérapeutiques supplémentaires.
Parmi elles la notion de discrimination positive que, dans une ré-

391
N. Rouland cente étude, le ministère (français) de la Justice définit ainsi :
La tradition juridique fran- « toute mesure prise en faveur d'une catégorie ou d'un groupe
çaise et la diversité culturelle considéré comme défavorisé et destinée à rendre effectif le prin-
cipe d'égalité 19 ». Autrement dit, le fait d'appartenir à des catégo-
ries socialement défavorisées (en raison de critères divers, tels que
le sexe, l'état physique, l'âge, mais aussi : la race, la religion, l'ori-
gine) pourrait justifier des avantages spécifiques, des statuts déro-
gatoires au droit commun juridiquement consacrés, comme c'est
fréquemment le cas dans d'autres pays occidentaux (au Canada no-
tamment).
Or l'interprétation actuelle du principe d'égalité ne le permet
pas, ou si peu, et contribue à empêcher une prise en compte de la
diversité culturelle. Le juge constitutionnel et le juge administratif
font une interprétation stricte du principe d'égalité, et ne laissent
qu'une place modeste aux discriminations positives. Le Conseil
constitutionnel a ainsi jugé inconstitutionnel l'instauration d'un
quota de 25 % de femmes sur les listes de candidats aux élections
municipales, qui avait pour but de pallier leur sous-représentation
dans les assemblées électives 20. Le juge administratif admet ce-
pendant que la loi 21 ou le traité international régulièrement incor-
poré dans l'ordre juridique interne 22 peuvent tenir en échec le
principe d'égalité devant le service public. Mais cette réception de-
meure conditionnelle : les discriminations positives contenues
dans des dispositions législatives ou dans des règlements peuvent
toujours être éventuellement soumises au feu du contrôle de cons-
titutionnalité, ou à la censure du juge de l'excès de pouvoir, ou en-
core à l'exception d'illégalité soulevée par le juge administratif ou
le juge pénal.
L'homogénéité juridique du corps social est donc largement
assurée par les décisions des tribunaux français. On perçoit aussi
la permanence de cette représentation dans le consensus reformé
autour de la notion d'intégration.
Les quelques années qui suivirent l'accession de la Gauche
19. »Les discriminations positi- française au pouvoir (1981) firent du « droit à la différence » une
ves », in Commission nationale
consultative des droits de thérapeutique possible de la lutte anti-raciste. Parallèlement, ce
l’homme, 1991, La lutte contre thème était récupéré par l'extrême-droite, qui déduisait de la spéci-
le racisme et la xénophobie, Pa- ficité culturelle des communautés distinctes leur impossibilité à
ris, La Documentation française, vivre ensemble. Par ailleurs, l'opinion publique ne suivit guère. Une
1992, p. 127.
grande partie d'entre elle voit en effet dans la « différence cultu-
20. Décision n° 82-146, DC du
18 nov. 1982, Rec. p. 66. relle » des immigrés maghrébins le motif principal de leur difficulté
21. Conseil d’État, Section, 4 d'acclimatation à la société française. Bien entendu, il s'agit encore
déc. 1964, Syndicat général du là d'une représentation, que la réalité dément sur bien des points :
commerce en fruits et légumes de même tradition culturelle que la nôtre, les immigrés italiens
du marché des Capucins de Bor-
suscitèrent à la fin du XIXe siècle des réactions xénophobes d'une
deaux et de sa région et autres.
grande violence ; la communauté asiatique, de tradition culturelle
22. Conseil d’État, Section, 13
mars 1964, Sieur Vassile, Rec. très différente, bénéficie au contraire actuellement d'une opinion
p. 178. très favorable ; en ce qui concerne les immigrés maghrébins, on

392
sait qu'à la seconde génération la spécificité culturelle tend à dé- Droit et Société 27-1994
croître (une minorité de jeunes se rend à la mosquée ; le « mal des
banlieues » vient de phénomènes socio-économiques d'exclusion et
non de la différence culturelle, même si la persistance de ces phé-
nomènes risque en effet d'engendrer une récupération « cultu-
relle » par des mouvements fondamentalistes) ; à l'heure actuelle,
l'immigration officielle maghrébine en France est le fait de couches
moyennes et bourgeoises, largement « occidentalisées ». Il s'est
ainsi développé en France tout un imaginaire négatif de l'immigra-
tion 23. La gauche revint donc vite à des positions plus classiques,
réaffirmées par la droite traditionnelle, au pouvoir depuis mars
1993. Celles-ci s'articulent autour du concept d'intégration.
Ce concept a été défini par le Haut Conseil à l'Intégration (ins-
tallé le 9 mars 1990) 24. Celui-ci tient à le distinguer de l'assimila-
tion : l'intégration ne doit pas se traduire par la dissolution pure et
simple des minorités dans la majorité. Idéalement, elle devrait ré-
sulter de la mise en commun des éléments compatibles des patri-
moines culturels des immigrés avec les valeurs dominantes de la
société d'accueil. À juste titre, le Haut Conseil insiste sur les as-
pects dynamique et inter-actif de ce processus : « Il n'y a pas lieu
de concevoir celles-ci [les cultures] comme des entités achevées [...].
C'est avant tout un processus continu à effets réciproques, par le-
quel les individus réinterprètent leurs traditions, leurs croyances,
leurs valeurs en fonction de leur environnement social et de leur
histoire personnelle [...] les émigrés participent aussi à l'élaboration
de la culture nationale 25. » Par ailleurs, le Haut Conseil recom-
mande que les médias et les éducateurs diffusent une image plus
positive des cultures des étrangers désireux de s'installer en
France, et contribuent notamment à une meilleure connaissance de
la culture musulmane.
Fort louables, ces diverses propositions correspondent parfai-
tement au programme tracé par l'Unesco, qui s'attache à permettre
à des communautés différentes de vivre ensemble.
Cependant, on peut craindre que les orientations définissant
les conditions de cette communauté d'existence traduisent de no-
tables différences. L'Unesco se place dans le cadre de l'existence de
« communautés aux identités culturelles diversifiées » qui puissent
« développer librement leurs cultures, tout en acceptant et en 23. Cf. infra.
comprenant les cultures des autres » 26. Orientation qu'a récem- 24. On lira avec intérêt ses rap-
ports, publiés depuis 1991 par
ment confirmée M. Javier Pérez de Cuellar, lors de la réunion inau- la Documentation française, no-
gurale de la Commission mondiale de la culture et du développe- tamment le rapport de 1992 sur
ment. Pour lui, non seulement le développement doit reposer avant Les conditions juridiques et
tout sur les facteurs culturels, mais ceux-ci doivent être entendus culturelles de l’intégration.
25. Troisième rapport, janvier
dans le respect des diversités qu'ils expriment. Plus explicitement,
1992.
celui-ci suggère qu'une des pistes de travail de la Commission sera
26. Programme de l’Unesco en
la recherche de la conciliation entre l'interdépendance et le respect matière de culture pour 1994-
des identités. Il faudra notamment se demander « comment pré- 1995.

393
N. Rouland server dans le cadre d'États de droit les cultures minoritaires et les
La tradition juridique fran- cultures indigènes 27 ».
çaise et la diversité culturelle Ces formulations laissent supposer que l'unité visée doit aller
de pair avec une certaine hétérogénéité, s'exprimant par le fait que
les communautés, même si elles vivent ensemble et coopèrent, doi-
vent voir leurs spécificités préservées. Or telle n'est pas la logique
française, même si les formulations citées plus haut définissent
l'intégration avec souplesse. D'autres passages des rapports du
Haut Conseil, qui exprime certainement l'opinion de la majorité
des Français, l'établissent clairement :
— « ... les expressions de "droit à la différence" ou de "société
multiculturelle" recèlent trop d'ambiguïtés pour être acceptables
[...] il n'est pas possible de laisser croire que les différentes cultu-
res peuvent développer en France tous leurs traits spécifiques 28. »
— « La logique d'égalité s'oppose à ce que l'installation durable
sur notre sol de personnes étrangères ou d'origine étrangère soit
recherchée et vécue sous le mode de regroupements communau-
taires, constitués sur une base ethnique ou confessionnelle et né-
gociant leurs espaces propres et des droits spécifiques 29. »
Le Haut Conseil donne des exemples concrets des diversités
juridiquement inacceptables au nom de la conception française de
l'ordre public : la polygamie, la répudiation, l'excision. Il affirme
notamment que : « La polygamie étant contraire à l'ordre public,
l'état de polygame ferait à l'avenir obstacle à l'acquisition du droit
au séjour à titre de résident permanent 30. »
Deux limites sont ainsi tracées : l'incompatibilité de certaines
coutumes avec le droit français ; l'incompatibilité d'une représenta-
tion communautaire des minorités et de leurs cultures avec ce
même droit. La première s'admet assez facilement : les droits
culturels ne peuvent conférer à leurs titulaires qu'une autonomie
relative, dans la mesure où nous nous trouvons en situation inter-
culturelle. La seconde, tout aussi impérative par rapport à la logi-
que française, pose plus de difficultés. Car l'expérience accumulée
au cours de ces dernières décennies en ce qui concerne le statut
des cultures minoritaires et autochtones montre que dans la plu-
part des cas, leur absence de représentation collective a permis aux
inégalités de fait de croître derrière l'égalité de droit. L'intégration,
contrairement aux vœux du Haut Conseil, risque donc de devenir
27. Allocution de M. Javier PÉREZ
DE CUELLAR lors de la réunion un nouvel avatar de la loi du plus fort, ou du plus nombreux, sous
inaugurale de la Commission les apparences juridiques les plus respectables. Enfin, une logique
mondiale de la culture et du dé- purement individualiste paraît difficilement compatible avec la no-
veloppement, Unesco, 19 mars tion même de « droits culturels » ou de « droit à l'identité cultu-
1993.
relle ». Car même si la culture est sans cesse modifiée par les in-
28. Troisième rapport du Haut
Comité à l’Intégration, janvier terprétations que les individus en font, elle est aussi un patrimoine
1992, p. 25. collectif, l'attribut d'une communauté.
29. Ibid, p.64. L'assimilation n'est d'ailleurs pas devenue tout à fait un vain
30. Ibid, p. 24. mot. Pour certains peuples de la France d'outre-mer, il s'agit même

394
d'une réalité très tangible. Peu de Français savent que depuis près Droit et Société 27-1994
de trente ans, les Indiens de Guyane française sont soumis à un
programme d'assimilation unilatérale. Il s'est notamment traduit
par l'instauration d'un régime d'assistance à leur égard, qui a en-
gendré les maux bien connus qui lui sont inhérents 31. Un certain
nombre d'ONG projetaient de remettre à la fin de l'année 1993 aux
autorités françaises un Livre Blanc sur les populations indigènes
des DOM-TOM » 32. Il est vrai que la Guyane est un département, de
ce fait soumis à un régime d'uniformité juridique plus contrai-
gnant. Mais même dans le cas des TOM, l'article 74 de la Constitu-
tion ne permet pas davantage que la prise en compte « de leurs in-
térêts propres dans l'ensemble des intérêts de la République 33 ». En
conséquence, le Conseil constitutionnel n'a pas admis la représen-
tation privilégiée de la population canaque dans le cadre des ré-
gions de Nouvelle-Calédonie.
L'homogénéité juridique du corps social est donc toujours lar-
gement présente dans notre droit. Celui-ci est également marqué
par son identification avec l'État et le peuple.

L'identification entre l'État, le peuple et le droit


L'homogénéité juridique s'exprime également dans l'affirma-
tion de la consubstantialité entre l'État, le peuple et le droit 34, ce
qui ne laisse guère de place à une prise en compte des phénomènes
de pluralité culturelle par le droit, et explique la faible réception en
France des théories du pluralisme juridique.
Le peuple s'identifie à l'État. Pour Kelsen, dont les théories sont
largement acceptées par les juristes français, le peuple n'a d'autre
moyen d'expression politique que ceux prévus par la Constitution
et résultant de l'expression individuelle de libres opinions et l'exer-
cice des libertés traditionnelles. Dans l'ordre interne, l'État résume
le peuple ; dans l'ordre externe, il est son seul représentant quali-
fié. Ce qui revient à fonder l'unité sur l'uniformité, et à nier toute
possibilité de systèmes juridiques produits par d'autres instances
que l'État. 31. Cf. J. HURAULT, « Pour un sta-
Le droit s'identifie à l'État. Cela signifie non seulement qu'étant tut des populations tribales de
Guyane française (1968-1984) »,
régi par le droit, l'État est un État de droit, mais que celui-ci est la Ethnies, n° 1/2, mai 1988, p. 42-
source exclusive du « vrai » droit. Tous les phénomènes de juridici- 53.
té non étatique se trouvent ainsi niés, ce qui ôte quasiment toute 32. Les nouvelles de Survival In-
possibilité à la notion de diversité culturelle de s'exprimer sur le ternational, n° 9/10, 1992/93, p.
plan juridique. Le syllogisme de la tradition française est donc 1.
clair : la conception française du peuple est indivisible, seul l'État 33. Comme le rappelle
L. FAVOREU, « Il faut réformer la
représente le peuple et produit le droit, donc le droit ne peut être Constitution », Le Monde, 22
lui-même qu'indivisible et uniforme. nov. 1990, p. 2.
Dans ces conditions, on comprend mieux les particularismes 34. Cf. F. RIGAUX, Pour une dé-
de la procédure française d'élaboration des lois. On sait que depuis claration universelle des droits
des peuples, Lyon, Chronique
la Révolution, le système légaliste est légitimé par l'affirmation se-
sociale, 1990, p. 33-50.

395
N. Rouland lon laquelle « la loi est la volonté du peuple ». Ces termes ne sont
La tradition juridique fran- pas à prendre selon le sens commun, mais bien dans l'acception
çaise et la diversité culturelle particulière procédant des identifications dégagées plus haut. Car
les processus d'élaboration de la loi privilégient largement les or-
ganes étatiques par rapport aux représentants de la population. Un
texte de loi peut en effet avoir deux origines. Soit il provient de
l'initiative d'un parlementaire : on parlera alors de proposition de
loi. Soit il provient de l'initiative du gouvernement : on parlera de
projet de loi. Quelques chiffres sont éloquents. Pour la période al-
lant de 1988 à 1993, 1529 propositions de loi ont été déposées, et
seulement 32 promulguées (soit un taux de « réussite » de 2,1 %) ;
450 projets de loi ont été déposés, 373 promulgués (soit un taux
de succès de 83 %). Le bilan est clair 35. D'autant plus que dans le
système français (à la différence du monde anglo-saxon) le gouver-
nement dispose d'une arme redoutable : la maîtrise de l'ordre du
jour, qui lui permet de repousser indéfiniment l'examen par les
parlementaires des propositions de loi qu'il juge inopportunes.

Il semblerait donc que la position française soit radicalement


incompatible avec les questions posées par l'Unesco. Cependant,
l'anthropologie nous apprend que les mythes ne demeurent pas in-
tacts : soumis aux frottements de la réalité, ils peuvent s'éroder,
changer de contours et de contenus. Et depuis la Révolution fran-
çaise, le monde a changé.

II. Les modifications du contexte


La modification des circonstances historiques ne suffit pas à
rendre périmées les idéologies qu'elles ont engendrées. Le juriste
sait fort bien que le droit n'évolue pas seulement par adjonction de
règles nouvelles, mais par réinterprétations de règles anciennes (au
XIXe, le grand juriste allemand Ihering sut résoudre à partir des
principes du droit romain des problèmes juridiques relatifs aux
constructions des voies de chemin de fer). En ce sens, l'actualité de
principes et représentations issus d'événements datant de deux
siècles n'a en soi rien d'illogique. Mais nous devons cependant
prendre la mesure des modifications intervenues depuis pour pré-
35. On objectera que les projets
sumer des capacités de la tradition française à maintenir intactes
de loi sont infiniment mieux ré- de façon durable les représentations sur lesquelles elle s'appuie.
digés que les propositions de Ces modifications sont constatables soit sous l'angle interne,
loi, qui n’émanent pas toutes de soit sous l'angle international.
juristes, d’où la disproportion
finale. Mais l’argument ne fait
que confirmer l’inégalité des A. Modifications dans l'ordre interne
partenaires : l’État dispose d’une
assistance juridique (notam- Celles-ci sont d'ordre philosophique et sociologique.
ment celle du Conseil d’État) Notre époque vit la critique de la modernité, la défiance envers
dont sont dépourvus les parle-
mentaires.
le progrès et la Raison, éprouve la solitude des individus, tandis

396
que l'obsession de l'identité réduit l'espace de la participation so- Droit et Société 27-1994
ciale 36. Nous avons le sentiment que les logiques unitaires n'abou-
tissent qu'à des impasses, à des ordres précaires. En même temps,
nous sentons bien que les crispations identitaires, l'abandon de la
Raison au profit des morales de l'enracinement sont porteurs de
périls dont certains se concrétisent sous nos yeux. D'où notre diffi-
culté à nous situer entre l'un et le multiple, et la quête d'un ordre
pluraliste qu'on discerne bien dans les questions posées par les
instances de l'Unesco.
Ce mouvement, dont on ne peut prévoir l'issue, a produit des
effets, qu'on peut louer ou critiquer, mais dont il est impossible de
ne pas tenir compte.
Le thème de la distinction entre la société civile et l'État en est
un exemple. Il traduit en fait un phénomène très profond, sans
doute de longue durée. Celui de la pluralité et de la diffusion des
légitimités partielles dans nos sociétés, qui vivent la crise de la
modernité. Les normes collectives y sont produites non plus seu-
lement à partir des institutions centrales et étatiques, mais des in-
dividus et des groupes. Ce qui tendra à affaiblir de plus en plus les
théories monistes du droit dont le modernisme juridique a été le
principal producteur 37. Les identifications entre l'État, le peuple et
le droit propres à la tradition française voguent vers des eaux agi-
tées.

B. Modifications dans l'ordre international


L'anthropologie nous apprend que, selon le précepte de Rous-
seau, la condition d'un regard plus perçant est souvent celle d'un
certain éloignement par rapport à l'objet considéré : une trop
grande proximité, comme une distance exagérée, le font perdre de
vue.
Or, considérée de l'étranger, la spécificité française, motif de
fierté nationale, engendre des décalages par rapport au contexte
international qui justifient l'inquiétude. La résurgence du fait reli-
gieux pose à la laïcité à la française de nouveaux défis. On a long-
temps cru au déclin des religions, ce qui facilitait la stricte délimi-
tation du religieux et du politique. Or les choses en vont autre-
ment. Si, comme le croient les anthropologues, le droit vise ce
qu'une société considère comme essentiel pour sa cohérence et sa
reproduction, et voit donc les champs de la juridicité varier en
fonction des circonstances historiques, il est évident que la religion
pénètre davantage qu'auparavant dans la sphère du droit. D'où la 36. Cf. A. TOURAINE, Critique de
probable nécessité de trouver de nouvelles limites et de réinterpré- la modernité, Paris, Fayard,
ter notre principe de laïcité (la jurisprudence du Conseil d'État sur 1992, p. 429.
les « foulards islamiques » le montre bien). 37. Cf. A.-J. ARNAUD, « Repenser
un droit pour l’époque post-
Autre changement, celui qui affecte la souveraineté juridique
moderne », Le Courrier du
de l'État, notamment en raison de la constitution d'un ordre juridi- CNRS, n° 75, 1990, p. 81-82.

397
N. Rouland que européen. Dès 1963, un arrêt du droit communautaire pose en
La tradition juridique fran- principe que « la Communauté constitue un nouvel ordre juridique
çaise et la diversité culturelle de droit international » et que les sujets en sont « non seulement
les États-membres, mais également leurs ressortissants ». En 1989
(arrêts Alitalia et Nicolo) le Conseil d'État, par un revirement de ju-
risprudence, a reconnu la primauté du droit communautaire sur le
droit interne : les traités s'imposent à des lois postérieures qui leur
seraient contraires. À l'heure actuelle, la moitié environ de nos lois
relèvent d'un champ de compétence partagé entre l'État national et
la Communauté européenne. Or le droit européen connaît actuel-
lement des orientations en ce qui concerne la prise en compte des
diversités culturelles qui pourraient de plus en plus s'éloigner de la
tradition juridique française.
En 1992, le Conseil de l'Europe annonce qu'il va s'atteler à la
rédaction d'une Convention européenne des droits des minorités
(rappelons que la France se refuse à reconnaître l'existence juridi-
que de minorités sur son sol). En octobre de la même année, le
Conseil adopte une Charte européenne des langues régionales ou
minoritaires (soit les « langues non officielles pratiquées tradition-
nellement dans un État par ses propres ressortissants, qui consti-
tuent un groupe numériquement inférieur au reste de la popula-
tion de l'État, en excluant les dialectes »). Celle-ci a été adoptée par
la quasi-totalité des États-membres, à l'exception de : la Turquie, la
Grèce, Chypre, le Royaume-Uni et la France. Celle-ci, quelques mois
auparavant, avait d'ailleurs solennellement affirmé son monolin-
guisme en ajoutant à la Constitution la disposition selon laquelle
« la langue de la République est le français » (nouvel article 2, ali-
néa 2 de la Constitution) 38. Un sénateur du Haut-Rhin avait présen-
té un amendement consistant dans l'adjonction de quelques mots :
« ... dans le respect des langues et cultures régionales de France ».
Celui-ci fut refusé 39. Or on sait que les droits linguistiques sont
38. Cf. R. DEBBASCH, « La recon- parmi les droits culturels ceux dont la reconnaissance paraît au-
naissance constitutionnelle de la jourd'hui la plus importante.
langue française », Revue fran- Mais plus largement, c'est aussi au niveau du droit internatio-
çaise de droit constitutionnel, n° nal que la position française paraît de plus en plus singulière. Ce-
11, 1992, p. 457-468.
lui-ci a également connu une double évolution : dans le cadre euro-
39. Dans le même sens, dans
une décision du 15 avril 1992, le péen, et en dehors de celui-ci, la protection des droits des minori-
Conseil d’État a justifié la déci- tés en Europe est de plus en plus conçue en termes collectifs, et
sion des services postaux qui pas seulement de manière individuelle, comme l'exige la tradition
avaient refusé d’acheminer du française 40. En 1975, l'Acte final de la Conférence sur la sécurité et
courrier dont l’adresse était ré-
digée en langue bretonne. la coopération en Europe (CSCE) ne retient encore que la qualifica-
40. Cf. J. SYMONIDES, « Collective tion individualiste, et fait référence aux droits des personnes ap-
Rights of Minorities in Europe », partenant à des minorités. Mais les choses changent entre 1986 et
Communication au Colloque 89, lors de la Conférence de Vienne : le paragraphe 19 du docu-
The Changing Political Structure
ment final fait obligation aux États d'assurer « la promotion de
of Europe : Aspects of Interna-
tional Law, Amsterdam, 14-15 l'identité culturelle, linguistique et religieuse des minorités natio-
déc. 1990. nales résidant sur leur territoire ». En 1990, la Conférence de Co-

398
penhague sur les dimensions humaines de la CSCE réitère ces prin- Droit et Société 27-1994
cipes. Au mois de mai de la même année, la Commission euro-
péenne pour la démocratie par le droit reconnaît également les
droits des minorités en termes collectifs. D'un niveau plus large
que la protection des seules minorités en Europe, le droit interna-
tional a connu une évolution similaire au cours de la dernière dé-
cennie, qui tranche avec le passé. Car au lendemain du second
conflit mondial, les conceptions communément admises sont très
proches de la tradition française. Dans les grands textes fonda-
teurs de l'ONU ne figure aucune protection particulière des droits
des minorités et des peuples autochtones. On pensait que l'avenir
verrait leur pacifique disparition, par intégration aux sociétés do-
minantes. Cette intégration s'effectuerait par deux voies parallèles :
le développement économique qui assurerait à tous une commune
prospérité ; le développement juridique, basé sur la garantie accor-
dée à tous les individus du respect des droits de l'homme. On re-
connaît là le modèle homogène cher à la tradition française. Mais
ces prévisions optimistes ne furent pas vérifiées par les faits. Un
peu partout dans le monde, minorités et autochtones furent sou-
vent les oubliés des développements économique et juridique. On
s'en aperçut il y a environ quinze ans, juste avant que vienne le
temps de l'affaiblissement des États, et que le problème ne prenne
parfois les dimensions dramatiques que l'on sait. Depuis, la posi-
tion des organisations internationales a évolué dans un sens très
différent de la tradition française. Il n'est plus question d'assimiler
les minorités et les peuples autochtones, mais au contraire de re-
connaître leurs droits au maintien et au développement de leurs
spécificités culturelles, dans le respect des droits de l'homme et
des libertés fondamentales. Les droits culturels apparaissent de
plus en plus comme une nouvelle catégorie des droits de
l'homme 41, et c'est sans doute eux qui juridicisent le mieux la prise
en compte des diversités culturelles 42. Par ailleurs la dimension
collective des droits des minorités et des peuples autochtones ap-
paraît de plus en plus fréquemment dans les instruments interna-
tionaux :
— en décembre 1992, l'ONU a adopté une Déclaration sur les
droits des personnes appartenant à des minorités nationales, eth-
niques, religieuses et linguistiques. L'expression « des personnes »
semble consacrer un retour à des conceptions individualistes. Mais, 41. Cf. P. MEYER-BISCH (ed.), Les
droits culturels, Fribourg
par ailleurs, la Déclaration reconnaît que certains droits (au respect
(Suisse), Centre interdiscipli-
et au développement de l'identité ethnique, culturelle, religieuse et naire d’éthique et des droits de
linguistique ; de participer effectivement aux affaires de l'État et l’homme, 1993.
aux décisions les concernant) ne peuvent être exercés que collecti- 42. Cf. N. ROULAND, « La France
vement par les minorités, et donc les attribuent aux minorités en dans l’archipel des droits de
l’homme », Libération, 22 mars
tant que groupes ;
1993, p. 9 ; « Le développement
— en 1989, l'OIT a adopté une Convention (n° 169, révisant le devrait-il tuer la culture ? », Le
texte de la Convention 107 qui datait de 1957 et reposait sur le Monde diplomatique, juin 1993.

399
N. Rouland principe d'assimilation) sur les peuples indigènes et tribaux pro-
La tradition juridique fran- clamant leur droit au respect de leurs spécificités culturelles et
çaise et la diversité culturelle leur libre choix du type de développement leur convenant ;
— en 1995, l'ONU devrait normalement adopter une Déclara-
tion universelle des droits des peuples autochtones (en chantier
depuis 1985) qui énonce plusieurs droits collectifs et individuels,
ou collectifs, et met l'accent sur les droits culturels, territoriaux, et
à l'autodétermination.
Est-il besoin de préciser que nous nous situons là quasiment à
l'inverse de la tradition française (même si plusieurs dispositions
de ces mêmes textes veillent à protéger les droits des États) ?
Car celle-ci s'est exprimée à plusieurs reprises de façon très
claire dans différents forums internationaux : la France ne recon-
naît pas, en ce qui la concerne, l'existence juridique de minorités
ou d'autochtones ; elle s'oppose d'autant plus à toute reconnais-
sance collective de leurs droits. En conséquence, elle refuse de si-
gner les textes internationaux prévoyant une protection des droits
des minorités, ou ne le fait qu'en multipliant les réserves.
En témoignent de nombreuses déclarations de ses représen-
tants, dont on peut citer quelques exemples :
— « Le peuple français [...] n'admet aucune distinction établie
sur des caractères ethniques, et écarte par là-même toute notion de
minorité 43. »
— « [La France] ne peut reconnaître l'existence de groupes eth-
niques, qu'il s'agisse ou non de minorités. En ce qui concerne les
religions et les langues — autres que la langue nationale — le gou-
vernement français estime que ces deux domaines relèvent non du
droit public, mais de l'exercice privé des libertés publiques recon-
nues aux citoyens. Le rôle du gouvernement se limite à garantir
aux citoyens l'exercice libre et complet de ces libertés dans le cadre
43. Lettre de la mission perma-
nente de la France au directeur
défini par la loi et le respect des droits de l'individu 44. »
de la division des droits de — « [La France n'est] constituée que de citoyens, et n'a donc
l’homme de l’ONU, 16 septembre pas de populations autochtones 45. »
1976. Cit. par J. DESCHENES, — À l'occasion des débats parlementaires relatifs à la ratifica-
« Qu’est-ce qu’une minorité ? »,
Les Cahiers de droit, 27/1, mars tion par la France de la Convention sur les droits de l'enfant (la
1986, p. 286. France refusait de se voir appliquer l'article 30 de la Convention,
44. Cit. par F. CAPOTORTI, Study qui prévoyait une protection spécifique des droits des enfants ap-
on the Rights of Persons Belon- partenant à des minorités ethniques, ou d'origine autochtone), H.
ging to Ethnic, Religious and Dorlhac déclarait au nom du gouvernement français : « Notre cons-
Linguistic Minorities, New York,
ONU, 1991, p. 13. titution, très complète, reconnaît les droits individuels, bien sûr,
45. Cit. par F. MORIN, « Vers une mais ne fait pas de notre pays un État fédéral, et nous ne souhai-
déclaration universelle des tons pas qu'il le devienne 46. »
droits des peuples autochto- — « Conformément à son ordre constitutionnel, la France a été
nes », in H. GIORDAN (dir.), Les
amenée à préciser, chaque fois que de besoin, qu'il n'existait pas de
droits des minorités en Europe,
Paris, Kimé, 1992, p. 505. minorités juridiquement reconnues sur son territoire [...]. La France
46. Sénat, 21 juin 1990, J. O. intervient en outre toujours fermement pour faire préciser que
déb., p. 2152. seuls les individus sont détenteurs de droits et d'obligations [souli-

400
gné dans le texte] et non les groupes de personnes [...]. D'une ma- Droit et Société 27-1994
nière générale, il conviendrait d'écarter toute référence aux droits
collectifs des minorités 47. »

Au niveau international, la position de la France est donc très


nette. On lui reconnaîtra le mérite d'une fidélité intégrale et cons-
tante à sa tradition. On remarquera également que son insistance
est à visée essentiellement interne : la France ne s'oppose pas à la
reconnaissance des droits des minorités et autochtones dans d'au-
tres États, mais à l'affirmation de l'existence juridique de ces grou-
pes (et donc de leurs droits) sur son sol. Il n'en reste pas moins
qu'on doit voir là un très sérieux obstacle à la prise en considéra-
tion par le droit français des diversités culturelles. Cependant, des
réinterprétations de la tradition juridique française sont certaine-
ment nécessaires, et peut-être possibles.

III. La nécessité d’une réinterprétation de la


tradition juridique française
Une stratégie de rupture avec la tradition juridique française
ne serait ni justifiée, ni réaliste. D'une part parce qu'il s'agit d'un
système de représentations ancré dans notre histoire, et qui orga-
nise encore puissamment notre perception de la société française.
D'autre part parce qu'en raison de cet ancrage et de sa perma-
nence, l'opinion publique et la majeure partie des groupes diri-
geants y sont profondément attachés. Cependant, l'importance des
mutations que nous avons identifiées nécessite une adaptation de
la position française aux nouvelles contraintes nées de la prise en
compte de la diversité culturelle, y compris au niveau juridique.
C'est pourquoi on devra dans les années qui viennent procéder à
une réinterprétation de la tradition juridique française, si l'on veut
éviter que la position et le message de la France ne soient progres-
sivement atteints d'obsolescence, surtout par rapport aux pro-
grammes de l'ONU, de l'Unesco et des institutions européennes.
Une démarche procédant à la fois de l'anthropologie et du droit
paraît ici appropriée à tracer les voies de nouvelles alliances, que ce
soit au niveau interne, ou sur le plan international.

A. Les réinterprétations dans l'ordre juridique in-


terne
47. Rapport du ministère fran-
Les sociétés humaines ont toujours eu à mettre en place des çais des Affaires étrangères, cit.
systèmes d'alliance pour préserver leur cohésion et assurer leur dans : Commission nationale
consultative des droits de
reproduction ; l'anthropologie, et en particulier les théories de l’homme, 1991, La lutte contre
C. Lévi-Strauss, l'ont bien montré. Il faut donc se demander com- le racisme et la xénophobie, Pa-
ment incarner ces principes dans notre système juridique. ris, La Documentation française,
1992, p. 208-209, p. 346.

401
N. Rouland Anthropologie de l'alliance
La tradition juridique fran-
çaise et la diversité culturelle Pour certains anthropologues, les rapports entre les sociétés
traditionnelles sont avant tout marqués par l'agressivité.
P. Clastres y voit même « une propriété essentielle de la vie inter-
nationale dans la société primitive : la guerre y est première par
rapport à l'alliance 48 ». Et pour cet auteur cette tendance est béné-
fique : la quasi-permanence de l'état de guerre empêche, sur le plan
interne, la complexification de la société et l'apparition de l'État,
mécanisme d'oppression. À l'appui de la constatation d'une mé-
fiance (sinon d'une hostilité) primordiale envers ce qui est autre, on
rappellera que l'étranger (l'« étrange ») est a priori un être dénué de
droits. C. Lévi-Strauss lui-même rappelle que « la notion d'humani-
té, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les
formes de l'espèce humaine, est d'apparition fort tardive et d'ex-
pansion limitée [...] pour de vastes fractions de l'espèce humaine et
pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît totalement
absente. L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe lin-
guistique, parfois même du village ; à tel point qu'un grand nombre
de populations dites primitives se désignent d'un nom qui signifie
les hommes (ou parfois — dirons-nous avec plus de discrétion —
les bons, les excellents, les complets), impliquant ainsi que les au-
tres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus — ou
même de la nature — humaines, mais sont tout au plus composés
de mauvais, de méchants, de singes de terre ou d'œufs de pou. On
va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré de réalité
en en faisant un fantôme ou une apparition 49 ».
La plupart des anthropologues du XIXe siècle voyaient dans la
différence culturelle un fait irréductible, car découlant d'une radi-
cale altérité biologique : tout métissage, physique ou culturel, ne
peut qu'engendrer la désorganisation de l'ordre naturel des cho-
ses 50.
Pourtant, à l'heure actuelle, la majorité des anthropologues in-
sistent davantage sur la nécessité et l'universalité des phénomènes
d'alliance. On remarquera tout d'abord que l'histoire de l'Europe
48. P. CLASTRES, Recherches s'inscrit en faux par rapport aux théories de P. Clastres : les États
d’anthropologie politique, Paris, s'y sont constitués dans et par la guerre. Mais surtout, la constata-
Le Seuil, 1980, p. 197.
tion d'une réaction primordiale d'hostilité envers l'autre n'est nul-
49. C. LEVI-STRAUSS, Race et His-
toire, Paris, Denoël, 1987, p. 20- lement contradictoire — au contraire — avec les nécessités de l'al-
21. liance : celle-ci permet de transformer en partenaire celui qui n'est
50. Cf. le tableau dressé par G. d'abord ressenti, à tort ou à raison, que comme un danger poten-
BOËTSCH et J.-N. FERRIÉ, tiel. Les sociétés traditionnelles ont ainsi tissé un réseau d'échan-
« L’immigration comme do-
ges s'exprimant sur des registres divers, et portant soit sur des
maine de l’anthropologie », in J.-
N. FERRIÉ et G. BOËTSCH (dir.), conjoints (la prohibition de l'inceste oblige les groupes humains à
« Anthropologie de communiquer en créant entre eux les flux matrimoniaux), soit sur
l’immigration », Cahiers de des biens (relations commerciales), soit sur des forces surnaturel-
l’Iremam (Aix-en-Provence), n° 2,
les (les dieux, eux aussi, s'échangent), soit sur des mythes (en se
1992, p. 7-17.

402
déplaçant d'un groupe à l'autre, le contenu des mythes subit des Droit et Société 27-1994
variations). Autrement dit l'alliance n'est sans doute pas « natu-
relle » : il s'agit d'un construit, d'un acquis de la culture. Mais
l'homme lui-même n'est-il pas surtout un être de culture ?
Comme l'énonce la Déclaration de Mexico sur les politiques
culturelles (1982) : « La culture donne à l'homme la capacité de ré-
flexion sur lui-même. C'est elle qui fait de nous des êtres spécifi-
quement humains, rationnels, critiques et éthiquement engagés.
C'est par elle que nous discernons des valeurs et effectuons des
choix. C'est par elle que l'homme s'exprime, prend conscience de
lui-même, se reconnaît comme un projet inachevé, remet en ques-
tion ses propres réalisations, recherche inlassablement de nouvel-
les significations et crée des œuvres qui le transcendent. »
Par ailleurs, les anthropologues actuels ne croient plus aux
dangers du métissage biologique. Le thème de l'irréductibilité des
différences culturelles a eu plus longtemps des partisans. Dans les
années cinquante, des culturalistes (comme M. Mead) font primer
l'incommensurabilité des cultures sur les aptitudes cognitives. Ce-
pendant, à l'heure actuelle, la plupart des anthropologues insistent
sur le caractère dynamique et interactif des contacts entre les
cultures : celles-ci ne constituent pas des essences irréductibles,
mais se modifient à travers un continuum de processus adaptatifs.
Parallèlement, comme nous avons essayé de le montrer 51, l'anthro-
pologie juridique nous incline à penser que les clivages entre socié-
tés de la tradition et de la modernité sont beaucoup plus relatifs
qu'on ne l'imaginait. D'une part les sociétés traditionnelles
connaissaient des concepts prétendument « modernes » (la famille
conjugale, la propriété individuelle, le contrat, la peine, etc.). D'au-
tre part, à l'heure actuelle, il est de plus en plus vain d'opposer tra-
dition et modernité : l'acculturation généralisée, la diffusion des
informations, les flux migratoires font qu'il faut concevoir leurs
rapports non en termes de clivages, mais d'adaptations dialecti-
ques.
Notre époque nous incite donc à rentrer de plain-pied dans le
grand jeu des réinterprétations de nos traditions respectives, et à
modifier nos mythologies, sans les abandonner. Quand les sociétés
traditionnelles sont soumises à des mutations importantes, elles
ne procèdent pas autrement.
C. Lévi-Strauss rappelle que la mythologie amérindienne, au
XVIe siècle, a tenté d'intégrer la découverte des Blancs en procla-
mant la commune origine divine des conquérants et des autochto-
nes 52. On sait que les Néo-Guinéens pensèrent d'abord que les
Blancs étaient leurs ancêtres revenus du pays des morts, d'où le
« culte du cargo » : des cargos chargés de marchandises « moder-
51. Cf. N. ROULAND, Anthropolo-
nes » et affrétés en réalité par les ancêtres devaient bientôt arriver
gie juridique, Paris, PUF, 1988 ;
et les combler de richesses. De nos jours encore, les groupes au- Aux confins du droit, Paris, O.
tochtones d'Amérique menacés d'extinction par les grands projets Jacob, 1991.

403
N. Rouland de « développement » réactivent leurs mythologies pour y intégrer
La tradition juridique fran- les changements et les menaces :
çaise et la diversité culturelle — au Brésil, un des leaders de la lutte pour la démarcation des
terres indigènes s'exprime ainsi : « L'humanité entière, aussi bien
les Indiens que les Blancs, a la même origine. Quand la pirogue de
transformation est arrivée aux rapides d'Ipanoré, sur le Rio Uau-
pés, les ancêtres de l'humanité ont commencé à en sortir. L'ancêtre
des Blancs était aussi dans la pirogue. Il en sortit le dernier. Yebá-
Goabï, le créateur, l'envoya alors en direction du sud, en lui disant
qu'il devait faire la guerre, qu'il devrait voler et attaquer les autres
pour vivre. À nous, qui sommes les frères aînés de l'homme blanc,
il donna l'ordre d'être calmes, d'être unis et de mener une vie paci-
fique 53 » ;
— pour les Indiens Hopi, il existe une communauté de destin
entre les Blancs et les autres peuples : «Le temps passa, les gens
passèrent, et les prophéties annonçant les choses à venir passaient
de bouche en bouche. Les tablettes de pierre et les inscriptions ru-
pestres portant le plan de la vie étaient souvent réexaminées [c'est
nous qui soulignons]. Les Hopi ont été placés sur ce côté de la
Terre pour prendre soin d'elle à travers leurs obligations cérémo-
nielles, tout comme d'autres races de gens ont été placées ailleurs
autour de la Terre pour en prendre soin à leur manière. Ensemble,
nous maintenons le monde en équilibre, tournant comme il faut. Si
la nation hopi disparaît, le mouvement de la terre deviendra excen-
trique, l'eau avalera la terre et les gens périront. Seuls un frère et
une sœur survivront pour commencer une nouvelle vie 54. »
Ces différents récits prouvent que l'identité culturelle est dy-
namique. Loin de constituer seulement un « héritage », l'identité se
construit en remodelant le patrimoine culturel à sa disposition, en
abandonnant des éléments, en y incorporant d'autres. C'est lorsque
les identités se figent qu'elles sortent de la culture : constatation es-
sentielle pour notre propos.
On doit en dire autant du lien juridique 55. Le lien qui unit l'in-
dividu ou son groupe au droit qu'il utilise n'est pas donné une fois
pour toutes : il se crée, se rompt, se modifie. L'État n'en est pas le
seul artisan, comme le voudraient les théories monistes : le droit
est une partition à plusieurs voix, où comptent aussi celles des
52. Cf. « Chroniques d’une
conquête », Ethnies, n° 14,
groupes et des individus. L'anthropologie de l'immigration montre
1992/93, p. 7. d'ailleurs l'importance de l'organisation des acteurs sociaux du
53. Ibid., p. 19. droit. Le bon déroulement des processus adaptatifs suppose en ef-
54. Ibid., p. 45-46. fet que les individus ne soient pas isolés. L'existence de « réseaux »
55. Cf. I. QUIQUEREZ-FINKEL, Re- à la disposition des immigrés est ainsi primordiale 56 : ceux-ci per-
présentations et stratégies juri- mettent aux nouveaux arrivants de s'adapter plus vite et plus exac-
diques des migrants d’Afrique
tement à la société d'accueil. Ces réseaux sont souvent fondés sur
noire, Thèse droit, Paris I, 1992,
p. 336. une organisation parentale, trait caractéristique des sociétés d'ori-
56. Cf. G. BOETSCH, J.-N. FERRIE, gine, mais modifiée en fonction de la culture de la société d'ac-
op. cit., p. 10-12. cueil : il s'agit fréquemment de groupes familiaux non institution-

404
nalisés par le mariage ; les relations d'amitié entre parents sont Droit et Société 27-1994
également très importantes. Dans le même sens, on a pu noter que
« l'emprise de traditions fortement structurées est, contrairement à
l'intuition que l'on peut en avoir, un gage d'adaptabilité dans la
mesure où ces traditions sont animées par des processus de mise
en œuvre souples et pluraux, et qui permettent ainsi l'incorpora-
tion et/ou le détournement de procédures étrangères 57 ».
Les théories du pluralisme (qu'il soit envisagé au niveau cultu-
rel ou juridique) n'entraînent pas pour autant cette expropriation
de l'État par rapport au droit, tant redoutée par la tradition fran-
çaise.
En effet, l'anthropologie politique paraît montrer que l'hétéro-
généité sociale et culturelle, la complexification constituent les
principaux facteurs de l'apparition et du développement de l'État.
Contrairement aux théories de P. Clastres, son invention serait
alors un progrès, ou en tout cas le seul moyen jusqu'ici trouvé par
les sociétés dont la cohérence se trouverait en péril : en en assu-
rant l'unité, l'État en permettrait la pérennité. Un tel point de vue
n'est nullement inconciliable avec les théories pluralistes et la prise
en compte des diversités culturelles. Car, comme l'observe A. Tou-
raine, la démocratie politique suppose que les acteurs sociaux
soient représentables : « ... la démocratie représentative a toujours
été renforcée à la fois par une forte décentralisation du pouvoir,
par un régime parlementaire plutôt que présidentiel et a fortiori
plébiscitaire, et par l'existence de groupes d'intérêts conscients et
organisés, car il ne suffit pas, pour que la démocratie soit repré-
sentative, qu'elle repose sur le libre choix des représentants ; il faut
aussi que les électeurs soient représentables, c'est-à-dire qu'il
existe en amont des choix politiques une organisation autonome
des acteurs sociaux. La démocratie représentative n'a jamais été
aussi solide que dans les pays où la lutte des classes, propre à la
société industrielle, a été vive, où l'organisation des travailleurs en
syndicats, mutuelles et coopératives, d'un côté, celle des em-
ployeurs en associations diverses, de l'autre, ont donné une base
sociale solide à l'opposition de la gauche et de la droite. La social-
démocratie mérite parfaitement son nom : la démocratie y repose
sur l'organisation préalable d'acteurs sociaux. La démocratie est
faible, au contraire, partout où l'État contrôle, voire même consti- 57. I. QUIQUEREZ-FINKEL, op. cit.,
tue les acteurs sociaux, comme ce fut le cas dans presque tous les p. 338. L’auteur s’appuie no-
pays d'Amérique latine, en particulier au Brésil ou au Mexique, où tamment sur une étude compa-
rée des migrants d’Afrique noire
syndicats ouvriers et grandes entreprises ont été créés par l'État et
au Québec et en France. Les
n'ont eu que peu d'existence autonome. En France, les catégories structures d’accueil étant inexis-
du politique ont presque toujours dominé les catégories du social. tantes au Québec (à la différence
[...] l'individualisme dans le domaine politique est la contrepartie de la France), les migrants se
trouvent en situation de dé-
de la concentration du pouvoir et l'association de ces deux élé-
culturation, étrangers à la fois à
ments menace une démocratie représentative qui suppose au leur propre culture et à celle du
contraire l'intégration de l'individu dans des groupes d'intérêts, Québec.

405
N. Rouland professionnels mais aussi régionaux, religieux ou autres, et la su-
La tradition juridique fran- prématie du pouvoir législatif et des coalitions entre ses élus sur le
çaise et la diversité culturelle pouvoir exécutif 58 ».
La France doit donc inventer une nouvelle citoyenneté. Le droit
constitue un outil essentiel à cette entreprise.

Le droit de la différence
Sur le plan juridique, deux observations d'ordre général s'im-
posent. D'une part, la réinterprétation de notre tradition juridique
suppose que la doctrine française opère progressivement une ré-
ception des théories du pluralisme juridique 59, condition indispen-
sable pour qu'une relation de partenariat puisse s'instaurer entre
l'État et les acteurs sociaux du droit 60. D'autre part, la conception
française des droits de l'homme doit intégrer la notion de devoirs,
ce qui lui permettra d'accéder plus facilement à l'universel. En effet
on retrouve dans un grand nombre de cultures l'idée de justice
commutative selon laquelle droits et devoirs sont les deux versants
d'une relation de réciprocité (qui seule permet l'accès à l'intercultu-
ralité) : dans le confucianisme et la Grèce antique, dans l'épopée
nationale indienne du Mahabharata, dans l'Ancien et le Nouveau
Testament, et dans le Coran 61.
58. A. TOURAINE, « Un nouvel âge Plus concrètement, la tradition juridique française nous paraît
de la politique ? », Le Magazine
littéraire, n° 264, avril 1989,
susceptible de se modifier sans se rompre, si l'on veut bien distin-
p. 24. guer entre les principes et leur application, cela essentiellement
59. Cf. A. SERIAUX et N. ROULAND grâce à l'évolution de la jurisprudence (plus qu'à l'intervention di-
(dir.), « Le droit face au plura- recte du législateur et, a fortiori, du constituant).
lisme », Actes du Colloque L'anthropologie juridique enseigne que si les normes cristalli-
d’Aix-en-Provence, nov. 1991,
Revue de la Recherche juridique,
sent le droit, les pratiques et les représentations l'humanisent, en
1993. les confirmant ou les adaptant. On peut résumer ainsi l'attitude ac-
60. Ce qui suppose des modifi- tuelle de notre droit face à la différence culturelle : « Le refus du
cations dans l’enseignement du principe de la différence, jamais démenti, coexiste de plus en plus
droit, où des matières telles que nettement avec une gestion pragmatique des différences, qui sont
la philosophie, la sociologie,
l’anthropologie du droit, ou en- désormais non plus seulement tolérées mais reconnues, voire insti-
core le droit comparé devraient tutionnalisées. Si la revendication d'un droit à la différence se
être généralisées, alors que leur heurte encore à une conception de l'égalité assimilée à l'uniformité,
place actuelle est inexistante. on n'en voit pas moins apparaître un véritable droit de la diffé-
61. Cf. O. HÖFFE, Les principes rence 62. » Autrement dit, la France nie le droit à la différence, mais
universels du droit et la relativité
culturelle. organise un droit de la différence. Citons quelques exemples : la
62. D. LOCHAK, « Les minorités et réglementation de l'abattage rituel, l'affirmation par la Cour de
le droit public français : du refus cassation que la qualité cacher d'une viande constitue une qualité
des différences à la gestion des substantielle de la marchandise visée, la reconnaissance par la
différences », in A. FENET et G.
même juridiction de la licéité du licenciement par des établisse-
SOULIER (dir.), Les minorités et
leurs droits depuis 1789, Paris, ments d'éducation confessionnels de certains de leurs enseignants
L’Harmattan, 1989, p. 111-112. dont les convictions et pratiques n'étaient pas en accord avec les
Cf. également D. LOCHAK, « La croyances desdits établissements, etc.
race : une catégorie juridique? »,
Mots, n° 33, 1992, p. 291-303.

406
Ce droit de la différence concerne largement les travailleurs Droit et Société 27-1994
immigrés, surtout d'origine maghrébine ou africaine. Plusieurs
exemples en témoignent :
— la jurisprudence des juridictions pénales concernant les af-
faires d'excision a certes tendance à s'alourdir : la qualification ju-
ridique de l'excision renvoie les accusés devant les Cours d'assises
(et non plus les tribunaux correctionnels), les peines s'allongent et
incluent la prison ferme 63. Cependant, dans la majeure partie des
cas, les juges nous paraissent jusqu'ici avoir adopté la solution ap-
propriée : la condamnation (l'excision n'est en effet pas compatible
avec l'ordre public français), mais à des peines de principe (la plu-
part avec sursis) ;
— depuis une dizaine d'années, des jurisprudences parallèles
du Conseil d'État (arrêt Montcho du 11 juillet 1980) et de la Cour
de cassation ont ouvert la voie à une reconnaissance, en France, de
la validité juridique du mariage polygamique des étrangers venus
s'y installer (après s'être mariés à l'étranger). Des conventions in-
ternationales allant dans le même sens avaient été conclues par la
France avec certains pays du Maghreb. Bien que la polygamie ne
touche qu'un nombre limité de ménages et disparaisse pratique-
ment dans la seconde génération, elle est devenue un enjeu sym-
bolique (comme l'excision) dans l'imaginaire français de l'immigra-
tion : on doit donc s'attendre à des mesures restrictives (et en ef-
fet, l’article 30 de la loi du 2 août 1993 a prohibé la présence
simultanée sur le sol français de plusieurs co-épouses, disposition
ne visant cependant pas les ménages polygames installés en France
antérieurement à la promulgation de la loi) ;
— récemment, le Conseil d'État, dans la ligne d'un avis donné
au gouvernement en 1989, a profondément réinterprété le principe
républicain de laïcité, en statuant par la décision Kherouaa du 2
novembre 1992 sur la licéité des « foulards islamiques ». D'après
cette décision, la liberté d'expression, l'égalité d'accès à l'ensei-
gnement entraînent que « le port par les élèves des signes par les-
quels ils entendent manifester leur appartenance à une religion
n'est pas lui-même incompatible avec le principe de laïcité », à
condition que ceci ne constitue pas « un acte de pression, de pro-
vocation, de prosélytisme ou de propagande ». Le Conseil d'État a
donc rendu là une décision très pluraliste. Notons cependant qu'il
n'a pas clairement répondu — à moins que le sens de sa décision
constitue la réponse — à la question de savoir si l'on peut ou non
63. Cf. les chapitres consacrés à
interdire le port d'un insigne religieux manifestant la croyance de
l’excision dans E. RUDE-ANTOINE
l'élève en des valeurs contraires à celles de la société française — (dir.), L’immigration face aux lois
comme le principe d'égalité entre les hommes et les femmes. Le de la République, Paris, Khartala,
Conseil d'État n'est pas entré dans le problème de la perception du 1992, p. 133-203. Le point de
vue des anthropologues du droit
signe religieux, mais il a en tout cas infléchi de façon incontestable
sur ce problème est notamment
la mythologie juridique républicaine. exprimé dans Droit et Cultures,
n° 20, 1990, p. 146-215.

407
N. Rouland Comme on le voit, la jurisprudence joue dans ce processus un
La tradition juridique fran- rôle déterminant, et continuera à le faire. Cependant, la doctrine
çaise et la diversité culturelle peut aussi y contribuer. Nous avons vu le rôle que peut jouer la
démarche anthropologique appliquée au droit. Mais une discipline
plus classique, telle que le droit international privé, peut aussi être
sollicitée, dans la mesure où depuis longtemps, grâce aux théories
de qualification, elle permet d'incorporer dans les catégories juri-
diques françaises des institutions étrangères, notamment dans le
droit familial 64.

Mais le droit de la différence trouve aussi à s'appliquer en


France en ce qui concerne les spécificités régionales.
Comme on l'a vu plus haut, le monolinguisme a depuis 1992
en France valeur constitutionnelle. Il n'en reste pas moins que de-
puis la loi Deixonne (1951) l'Éducation nationale a mis en place une
politique de promotion des langues locales et régionales, actuelle-
ment enseignées à 130 000 élèves (dont 82 432 pratiquant l'alsa-
cien, 16 662 le corse, 6 756 le basque) 65.
En mai 1991, le Conseil constitutionnel a jugé que sur le plan
juridique, le peuple corse n'existait pas. Cependant, dans la même
décision, il a entériné une organisation administrative territoriale
de la Corse qui fait d'elle en ce qui concerne son degré d'autono-
mie une collectivité plus proche de la Polynésie que des autres ré-
gions françaises.
De plus, d'après certains commentaires de la même décision 66,
le Conseil a remis en question la classique identification de la doc-
trine française entre le peuple et l'État en instituant le « peuple
français » en tant que réalité juridique distincte de l'État, et en
64. Pour plus de détails, cf. E.
donnant comme contenu à ce concept juridique l'ensemble des ci-
RUDE-ANTOINE, « Le droit interna- toyens français, sans distinction d'origine, de race ou de religion. Il
tional privé et les migrations s'agit bien là d'une réinterprétation, si on suit le raisonnement de
maghrébines », in E. RUDE- S. Pierre-Caps, pour qui, dans ce processus, « le juge constitution-
ANTOINE (dir.), op. cit., p. 111-
129.
nel, toujours soucieux d'adaptation de la société française au
65. Cf. J.-M. DUMAY, « Le para-
temps présent, entreprend de rénover le fondement même de
doxe des cultures régionales », l'identité nationale sans remettre en cause la tradition révolution-
Le Monde, 21 janv. 1993, p. 17. naire dont elle procède 67 ».
66. Cf. S. PIERRE-CAPS, « Le Fermeté sur les principes, souplesse dans leur application...
conseil constitutionnel, gardien On remarquera aussi que le préambule de la Constitution de
de l’identité française », Revue
de science administrative de la 1946 (qui fait partie du bloc de constitutionnalité) affirme une dis-
Méditerranée occidentale, n° 31, tinction entre le peuple français et les peuples des territoires d'ou-
1990, p. 147-148. tre-mer 68 (sans distinction de race ou de religion). La jurisprudence
67. Ibid., p. 147. du Conseil constitutionnel la confirme. Dans une décision sur la
68. Cf. T. CELERIER, « Peuple et consultation de la population de Nouvelle-Calédonie 69, celui-ci a
peuples en droit français », Les
considéré que les principes de libre détermination et de libre mani-
petites affiches, n° 39, 1er avril
1991, p. 13-15. festation de la volonté des peuples bénéficient également aux peu-
69. Décision n° 87-226 D. C. du 2 ples des TOM. Cependant ceux-ci font partie du peuple français,
juin 1987. puisqu'ils constituent des collectivités territoriales de la Républi-

408
que (article 72 de la Constitution de 1958) et que leurs ressortis- Droit et Société 27-1994
sants font partie de l'ensemble des citoyens français (cf. article 80
de la Constitution de 1946). Plus récemment, le Conseil constitu-
tionnel, dans sa décision sur le statut de la Corse, a souligné le par-
ticularisme des peuples d'outre-mer en le fondant sur leur droit à
leur libre détermination : « ... la Constitution de 1958 distingue le
peuple français des peuples d'outre-mer auxquels est reconnu le
droit à la libre détermination. »

Tout ceci montre que le Conseil sait adapter sans les rompre
les cadres hérités du récit fondateur de la République.
Dans le même sens, nous avons vu que la France ne reconnaît
pas la catégorie juridique d'autochtones. Cependant, notre droit
opère des distinctions parmi les habitants des territoires d'outre-
mer qui confirment implicitement l'existence de cette catégorie 70 :
— les textes distinguent dans les TOM entre la population de
statut local (qui peut conserver son statut personnel) et la popula-
tion de statut de droit commun, distinction qui se superpose à peu
près à celle existant, de fait, entre autochtones et Européens ;
— le législateur a consacré l'existence des ethnies comme caté-
gories juridiques spécifiques en adoptant diverses mesures :
— la loi du 9 novembre 1988 portant statut de la Nouvelle-
Calédonie a institué des conseils consultatifs coutumiers ;
— la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers
et aux libertés interdit de faire figurer des données concernant les
origines raciales dans les fichiers. Cependant, la Commission Na-
tionale Informatique et Libertés a admis que, pour les besoins de la
politique sociale et économique, l'origine ethnique des personnes
puisse figurer parmi les informations recueillies en vue du recen-
sement de la population dans les TOM. Ces derniers textes visent
les TOM : en ce sens, la qualification d'ethnies englobe les autoch-
tones, sans s'y identifier totalement, dans la mesure où ces terri-
toires peuvent comprendre des populations non européennes, mais
qui ne possèdent pas toutes des liens ancestraux avec le territoire.
Mais par ailleurs, il semble bien que l'ethnie, depuis une dizaine
d'années, apparaisse de plus en plus dans le droit public français 71,
ce qui constitue là aussi une réinterprétation importante de notre
mythologie juridique, d'autant plus que l'article 2 de notre Consti-
tution prohibe toute distinction fondée sur l'« origine ».

Comme on le voit, le droit, souvent traité de façon ancillaire


par les autres sciences sociales, devrait retenir de plus en plus leur
attention dans la mesure où celles-ci, à juste titre, font aujourd'hui
de la diversité culturelle (objet traditionnel de l'anthropologie) un
70. Cf. les données présentées
de leurs champs d'étude privilégié. Sans doute les juristes de-
par D. LOCHAK, « La race : une
vraient-ils aussi être davantage associés au travail d'institutions catégorie juridique ? », op. cit.,
telles que l'Unesco. D'une part parce qu'il en résulterait pour eux p. 295-296, p. 301-302.

409
N. Rouland une ouverture à la diversité culturelle et aux dimensions interna-
La tradition juridique fran- tionales des problèmes qu'elle pose qui leur est nécessaire, compte
çaise et la diversité culturelle tenu de leur tradition. D'autre part parce qu'en retour, le droit peut
contribuer à répondre aux questions posées par l'Unesco. À travers
elles en effet apparaît la nécessité de définir de nouvelles citoyen-
netés, et le besoin de formuler autrement le lien juridique, essen-
tiel à la cohésion et à la reproduction de toute société. De plus, le
droit n'opère pas qu'au sein des assemblées parlementaires, des
ministères et des tribunaux. Il agit sur les structures des imaginai-
res, que ce soient ceux des juristes ou des divers groupes de la po-
pulation. Quelques données issues de l'anthropologie juridique de
l'immigration le démontrent bien.

Anthropologie juridique de l'immigration


On perçoit un décalage entre la conception souple de l'intégra-
tion 72 prônée par le Haut Conseil à l'Intégration et les représenta-
tions mentales populaires, l'intégration risquant d'être perçue de
manière beaucoup plus brutale, et d'engendrer ce qu'elle entend
éviter. En effet, quelques études suggèrent que bien des difficultés
demeurent pour qu'elle soit le fruit du croisement de réinterpréta-
tions réciproques entre les cultures en présence, comme le sou-
haite le Haut Conseil. Car d'un côté s'est mis en place un imagi-
naire négatif de l'immigration 73. Les maghrébins seraient d'une fer-
tilité envahissante (entre 1962 et 1982, la taille des familles
d'origine algérienne vivant en France a diminué de moitié, même si
ces familles comportent en moyenne quatre enfants) ; une large
partie d'entre eux pratiquerait la polygamie (elle est le fait d'une
minorité de maghrébins plutôt aisée qui émigre rarement ; en re-
vanche elle semble toucher environ la moitié des négro-africains
résidant en France, surtout dans la région parisienne). Parallèle-
71. Ibid., p. 298-303.
ment, l'immigré maghrébin concentre sur sa tête trois représenta-
72. Cf. supra. tions négatives : le clandestin, le marginal-délinquant, l'intégriste.
73. Cf. C. WIHTOL DE WENDEN, Étrange amalgame, car ces statuts, dans la pratique, ne corres-
« Immigration et imaginaire », pondent guère les uns aux autres. Mais ces identifications procè-
in E. RUDE-ANTOINE, op. cit., dent d'une réelle efficacité symbolique 74, et expliquent que l'immi-
p. 69-81. gration soit devenue un enjeu essentiel du débat politique français.
74. On objectera la sur- On doit également s'interroger sur l'image de la société d'ac-
représentation des maghrébins
dans la population carcérale (le cueil chez les immigrés. Elle semble assez bonne chez les étrangers
même phénomène est constata- d'origine européenne ou asiatique, qui adhèrent volontiers à la
ble au Canada en ce qui théorie officielle de l'intégration (quitte, comme les Asiatiques, à
concerne les autochtones). Bien conserver un genre de vie largement distinct). Bien qu'ils soient
entendu, elle provient non de
facteurs ethniques, et encore principalement victimes des attitudes xénophobes, les musulmans
moins culturels, mais de méca- pensent majoritairement que le maintien de leur identité est conci-
nismes socio-économiques. liable avec l'intégration 75 (93 % d'entre eux jugent que la pratique
75. Cf. les chiffres du sondage privée de la religion musulmane n'empêche pas une parfaite inté-
publié par Le Monde, 30 nov.
gration à la société française, 66 % sont d'avis que le droit français
1989.

410
ne doit pas leur reconnaître un statut propre dérivé de leur religion Droit et Société 27-1994
en ce qui concerne le mariage, le divorce, et la garde des enfants).
Cependant, ce désir d'union passe par le souhait d'une forme
communautaire de représentation, qui ne concorde pas avec l'inté-
gration « à la française » et correspond davantage à une logique
pluraliste des minorités 76. Dans la mesure où l'imaginaire de la so-
ciété d'accueil est défavorable aux immigrés (outre les représenta-
tions précédemment signalées, on notera que pour 80 % des Fran-
çais, la religion musulmane est synonyme de fanatisme et d'ar-
chaïsme), on peut craindre que la contradiction s'approfondisse
entre, d'un côté, le désir accru d'une organisation communautaire,
par un souci de protection contre ces visions défavorables et, de
l'autre côté, une interprétation rigide de la notion d'intégration. La
situation paraît moins tendue en ce qui concerne les migrants
d'Afrique noire (encore que l'excision puisse polariser sur eux une
hostilité certaine). Cependant, ceux-ci perçoivent assez souvent la
société française et son droit comme des univers distincts des
leurs 77. La loi étatique n'est pas intériorisée : si elle est respectée,
c'est principalement par crainte de la sanction ; elle est entourée
d'un imaginaire de peur, d'où la conviction des migrants qu'on doit
et peut vivre en dehors de tout contact avec elle, surtout en ma-
tière familiale, où l'intervention de l'État est ressentie comme par-
faitement illégitime. Corrélativement, le recours à la justice est
profondément dévalorisé (c'est le signe de l'échec des modes
« normaux » de prévention et résolution des conflits 78). Les tribu-
naux sont conçus comme essentiellement répressifs (on ne pense
pas spontanément à la justice civile). Par opposition, le « bon juge »
76. « Dans l’échantillon musul-
serait quelqu'un en qui les parties peuvent avoir confiance parce man, on rencontre en effet des
qu'elles sauraient qu'il a personnellement connu le type de pro- majorités très favorables à des
blème qui les amène devant lui. propositions identitaires aussi
précises et variées que la cons-
truction de mosquées (90 % de
Ce cloisonnement des imaginaires n'est pas pour autant défini- réponses positives),
tif. La coexistence avec la société française engendre en effet un l’aménagement de cantines sco-
processus d'acculturation, dont les femmes et les jeunes sont les laires respectant les obligations
éléments dynamiques, les hommes se crispant plus facilement sur alimentaires rituelles (87 %), la
transformation en jours fériés
les « traditions » afin d'amortir le choc des remises en question de de fêtes religieuses musulmanes
leurs rôles. Petit à petit, un nouveau type de famille émerge, inter- (73 %), la participation des
médiaire entre celle de la société d'origine et la famille nucléaire étrangers non européens aux
« moderne » : la famille « large » compte moins, mais elle ne dispa- élections locales (75 %) ou le
droit à des représentants quali-
raît pas totalement. fiés comme interlocuteurs des
C'est sans doute par ces transformations progressives, la créa- pouvoirs publics » (Ibid.).
tion de modèles alternatifs, que la rencontre entre les cultures peut 77. Cf. I. QUIQUEREZ-FINKEL, op.
s'opérer pacifiquement, et les imaginaires négatifs se dissoudre de cit., p. 98-152.
part et d'autre. Pour cela, il convient que les juristes — et surtout 78. D’après un témoignage re-
cueilli par I. QUIQUEREZ-FINKEL,
les juges — tout en protégeant les valeurs fondamentales de la so-
op. cit., p. 148 : « Ici le recours [à
ciété française (car celle-ci possède aussi des droits culturels) se la justice] est plus facile parce
montrent le plus tolérants possible quant à l'application de ces que les gens sont plus seuls. »

411
N. Rouland principes, qui devrait être conçue dans une optique pluraliste. Par
La tradition juridique fran- ailleurs, il serait souhaitable que les minorités représentables (tou-
çaise et la diversité culturelle tes n'ont évidemment pas une égale dignité et vocation à la repré-
sentation : on ne mettra pas sur le même pied une association de
malfaiteurs et celle regroupant des victimes) le soient effective-
ment, par le biais d'institutions communautaires, ce qui faciliterait
le dialogue entre les groupes. Nous savons bien que sur ce point, la
tradition juridique française nous est contraire. Pourtant, nous
pensons que nier les groupes peut faciliter les crispations identitai-
res. C'est pourquoi notre avis demeure identique à propos de la
réinterprétation de la position française sur le plan international.

B. Les réinterprétations dans l'ordre juridique in-


ternational
Compte tenu de la rigidité des positions françaises à ce niveau,
on peut craindre que l'effet de rupture soit ici beaucoup plus af-
firmé que dans l'ordre juridique interne. En effet, comme nous
l'avons vu, la France nie tout simplement en ce qui la concerne
l'existence de minorités ou d'autochtones, et refuse a fortiori toute
reconnaissance des droits de ces groupes sous forme collective.
Dans ces conditions, on ne peut que répéter le constat de di-
vorce entre la position française et les orientations de l'Unesco.
Comme nous l'avons écrit ailleurs 79, la logique des droits de
l'homme chère à la France et celle des droits des minorités sont
conciliables si trois conditions au moins sont respectées :
1) établissement d'une hiérarchie des normes juridiques : les
droits, notamment culturels, des minorités doivent respecter les
droits et libertés fondamentaux énoncés dans les principaux ins-
truments internationaux ;
2) le droit des groupes ne doit pas l'emporter sur ceux des in-
dividus : chacun a le droit de choisir sa propre culture, ou de s'en
séparer. Les théories les plus récentes du pluralisme juridique in-
sistent ainsi sur le fait qu'il doit être envisagé de façon dynamique,
et au niveau des acteurs : le pluralisme juridique consiste notam-
ment dans la faculté reconnue à chacun de pouvoir revendiquer
des appartenances multiples, comme tend à le montrer l'idée que
nous évoluons vers une société politique marquée par la coexis-
tence de citoyennetés multiples ;
3) la représentativité des leaders des groupes minoritaires doit
être assurée et contrôlée par des mécanismes de sélection ayant
recueilli l'accord de toutes les parties.

La position française nous paraît donc devoir évoluer de cette


79. Cf. N. ROULAND, « La France
dans l’archipel des droits de
manière. Il est probable que l'intégration européenne la sollicitera
l’homme », Libération, 22 mars en ce sens, mais de fortes résistances sont à prévoir. Il paraît en
1993, p. 9. tout cas difficilement concevable, à long terme, que la France reste

412
totalement figée sur ses positions. Sans doute, là encore, convien- Droit et Société 27-1994
dra-t-il que la pratique infléchisse progressivement les principes.

Conclusion : La fidélité à la tradition fran-


çaise
Les questions de l'Unesco posent de redoutables difficultés à la
tradition juridique française, et la soumettent à d'inévitables réin-
terprétations dont peut naître quelque inquiétude.
Mais d'une part, le juriste sait bien que le propre de toute tra-
dition, fût-elle nationale, est de devoir et pouvoir s'adapter aux né-
cessités du changement historique. C'est un des avantages tou-
jours reconnus au mode coutumier de formation du droit, et la
condition de la persistance de toute tradition. « Coutume se re-
mue », disait déjà un adage médiéval français.
D'autre part, cette tradition juridique peut trouver dans la
théorie du droit et son histoire des matériaux susceptibles de faci-
liter cette évolution : la tradition juridique française ne résume pas
toutes les théories du droit, elle en constitue seulement une sélec-
tion et des interprétations 80. Au début de ce siècle, le grand juriste
M. Hauriou énonce l'idée suivant laquelle ce sont les organisations
sociales qui créent les règles de droit, et non l'inverse (théorie de
l'institution), ce qui ouvre la voie à l'idée de pluralisme juridique,
vigoureusement reprise dans les années trente par G. Gurvitch. Ce
dernier est largement ignoré par les juristes français, qui n'y voient
qu'un « philosophe ». Ils lui préfèrent d'autres auteurs, notamment
Carré de Malberg, dont les théories reproduisent parfaitement les
représentations auxquelles ils sont habitués :
« Le droit n'est pas autre chose que l'ensemble des règles impo-
sées aux hommes par une autorité sur un territoire déterminé par
une autorité supérieure, capable de commander avec une puissance
effective de domination et de contrainte irrésistible. Or, précisément,
cette autorité dominatrice n'existe que dans l'État ; cette puissance
positive de commandement et de coercition, c'est proprement la
puissance étatique. Dès lors, il apparaît que le droit proprement dit
ne peut se concevoir que dans l'État une fois formé, et par suite, il
est vain de rechercher le fondement ou la pensée juridique de l'État.
L'État, étant la source du droit, ne peut avoir lui-même sa source
dans le droit 81. »
H. Kelsen, autre référence obligée de la doctrine constitution- 80. Cf. M. BOUDOT-RICOEUR, Le
naliste française, met aussi l'État au centre de sa construction du refus du pluralisme juridique
droit. Cependant, sa position est plus souple qu'on ne l'imagine dans la doctrine française, Mé-
moire pour le DEA de Théorie
communément. D'une part, il ne nie pas le rôle des fictions : « La juridique, Aix-en-Provence,
communauté de pensées, de sentiments et de volontés, la solidari- 1992.
té d'intérêts où l'on veut voir le principe de son unité [celle du 81. CARRÉ DE MALBERG, Contribu-
peuple] sont, non pas des faits, mais de simples postulats d'ordre tion à la théorie générale de
l’État, vol. II, p. 450.

413
N. Rouland éthique ou politique que l'idéologie nationale ou étatique donne
La tradition juridique fran- pour réalités grâce à une fiction si généralement reçue qu'on ne la
çaise et la diversité culturelle critique même plus [...] le peuple n'apparaît un, dans un sens quel-
que peu précis, que du seul point de vue juridique : son unité —
normative — résulte au fond d'une donnée juridique, la soumission
de tous ses membres au même ordre étatique 82. » Par ailleurs et
surtout, une interprétation pluraliste de la théorie de Kelsen de-
meure possible, car celle-ci n'est pas strictement étatiste. Pour Kel-
sen en effet, la condition nécessaire à l'existence de la norme fon-
damentale, à partir de laquelle s'organise toute la hiérarchie des
normes juridiques, réside dans l'efficacité sociale de l'ordre juridi-
que lui-même 83. L'efficacité n'est pas le critère du droit, mais celui-
ci ne peut exister si les règles qu'il édicte ne s'inscrivent pas dans
la réalité sociale 84.
Les systèmes monistes eux-mêmes peuvent donc contenir une
certaine marge de pluralisme. Mais d'autres théories du droit le
consacrent davantage. Par exemple, les théories phénoménologi-
ques du droit (qui inspirent bien des démarches propres à l'an-
thropologie du droit) sont par nature pluralistes, puisqu'elles défi-
nissent le droit non pas par rapport à sa nature normative spécifi-
que, mais en fonction de l'étude empirique des objets qui le
composent. Ceux-ci sont représentés comme un ensemble d'ordres
normatifs, les communautés constituant souvent des ordres nor-
matifs. Étant en général membre de plusieurs communautés, le su-
jet construit son espace juridique et son identité en agençant ces
affiliations multiples. L'approche phénoménologique du droit peut
donc constituer à notre sens un cadre adapté à la construction
d'une théorie juridique de la prise en compte des diversités cultu-
relles.
Comme on le voit par ces trop rapides allusions, la théorie du
droit, dans la pluralité de ses courants, constitue certainement un
des instruments de la réinterprétation de la tradition juridique
française.
Réinterprétation ou trahison ? Nous pensons que le second
terme de cette alternative n'est nullement justifié. En effet, à notre
sens, les questions posées par l'Unesco incitent la France à rester
fidèle à la mission qu'elle s'est elle-même donnée il y a deux siècles
et dont nous sommes à juste titre fiers : exprimer ce qui, en
l'homme, est universel. Or l'universel s'est aujourd'hui dilaté et
doit prendre en compte les expériences de cultures autrefois in-
connues, méprisées ou niées. Repenser l'universel s'inscrit dans le
82. H. KELSEN, La démocratie, sa droit fil du génie français.
nature, sa valeur, Paris, Econo-
mica, 1988, p. 26.
83. Cf. H. KELSEN, Théorie pure
du droit, Paris, Dalloz, 1962, p.
280-281.
84. Ibid.

414
Droit et Société 27-1994

Bibliographie

Alliot M. Clastres P.
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418
Droit et Société 27-1994
Karl Renner et l’État multinational.
Contribution juridique
à la solution d’imbroglios politi-
ques contemporains *

Stéphane Pierré-Caps **

Résumé L’auteur
Professeur de droit public et
La politique européenne est aujourd’hui confrontée à deux forces antago- membre du Groupe de recher-
ches et d’études politiques
nistes et inextricables : l’intégration supranationale et la désagrégation (GREP) à l’Université de Nancy II,
nationaliste. Cette constatation amène à penser le rapport de la nation et où il assure notamment un
de l’État d’une autre manière que celle délivrée par le modèle de l’État- cours sur « l’État multinatio-
nal ». L’auteur poursuit ses re-
nation. Cette pensée alternative s’incarne dans l’État multinational, œuvre cherches sur l’État, la nation, la
du jurisconsulte autrichien Karl Renner au tournant de ce siècle. Sou- citoyenneté et les identités
culturelles. Il est également
cieuse de concevoir un statut constitutionnel favorisant la cohabitation membre de l’URA 892 du CNRS
des différents groupes nationaux mêlés au sein d’une Autriche-Hongrie (Société, droit et religion) à
rénovée, cette pensée repose sur le principe de l’autonomie personnelle et Strasbourg et contribue au Trai-
té de droit français des religions
ouvre la voie à un nouveau type de société politique fondé sur la sépara- (à paraître).
tion de la nation et de l’État, l’État des nationalités. Prétendant aussi four- Parmi les publications de ces
dernières années et les travaux
nir une solution globale à l’aménagement constitutionnel du pluralisme en cours, on citera :
national, cette réflexion peut contribuer efficacement à l’organisation po- — Nation et peuples dans les
litique européenne en question depuis la chute du mur de Berlin. Constitutions modernes, Nancy,
Presses universitaires de Nancy,
2 vol., 1987 ;
Autonomie personnelle – Droit à l’autodétermination – État multinational – — « Les "Nouveaux cultes" et le
droit public », Revue du droit
Minorités nationales – Nation juridique. public, n° 4, 1990 ;
— « Le principe de l’autonomie
personnelle et l’aménagement
constitutionnel du pluralisme
Summary national : l’exemple hongrois »,
Revue du droit public, n° 2,
1994 ;
— Contribution au Manuel de
Karl Renner on the Multinational State. A Jurist's Contribution to the droit des minorités et des peuples
Solution of Contemporary Political Imbroglio autochtones (dir. Norbert Rou-
land), Paris, PUF, coll. « Droit
European politics are today faced with two currents which are at the same fondamental », (à paraître en
time inextricably linked and antagonistic : supranational integration and 1995) ;
— Un essai juridique sur le sta-
nationalistic disintegration. This state of affairs leads us to consider the tut des minorités en Europe cen-
relationship between State and Nation in a different manner than that of- trale et orientale, Paris, Odile
fered by the Nation State model. An alternative notion – that of the multi- Jacob, 1994 (à paraître).
national State – was thought out by the Austrian jurisconsult Karl Renner * Version remaniée d’une com-
munication faite à la Conférence
at the beginning of the century. Concerned with designing a constitutional internationale de Budapest (3-5
framework allowing the different national groups within a rebuilt Austria- décembre 1993) sur La question
nationalitaire et les nouvelles
Hungary to live together in harmony, this theory rests on the principle of approches de la problématique
personal autonomy and leads to a new type of political society based on des minorités.
** Faculté de Droit, Sciences
the separation of State and Nation : the State of Nationalities. This theory économiques et Gestion, Groupe
de Recherches et d’Études poli-
tiques, 13 place Carnot,
Case officielle n° 26,
421 F-54035 Nancy cedex.
S. Pierré-Caps can efficiently contribute to European political organisation which has
Karl Renner et been in question since the fall of the Berlin Wall, by providing a global
l’État multinational solution to the constitutional organisation of national pluralism.

Judicial nation– Multinational state – National minorities – Personal auton-


omy – Right to self-determination.

« Toutes choses étant causées et causan-


tes, aidées et aidantes, médiates et immé-
diates, et toutes s'entretenant par un lien
naturel et insensible qui lie les plus éloi-
gnées et les plus différentes, je tiens im-
possible de connaître les parties sans
connaître le tout, non plus que de connaî-
tre le tout sans connaître particulièrement
les parties. »
Pascal, Pensées
Interrogeant l'identité européenne à l'aune de « la pensée com-
plexe 1 », le sociologue Edgar Morin constatait : « La difficulté de
penser l'Europe, c'est d'abord cette difficulté de penser l'un dans le
multiple, le multiple dans l'un : l'unitas multiplex. C'est en même
temps la difficulté de penser l'identité dans la non-identité 2. »
Ces remarques ne relèvent pas d'un simple jeu de mots. Il suf-
fit, en effet, d'observer la réalité politique présente de l'Europe
pour constater que s'y côtoient deux mouvements antagonistes : le
premier, auquel s'identifie tant bien que mal l'Europe de Maas-
tricht, est celui de l'intégration et de la supranationalité ; le second,
qui déchire l'Europe « désoviétisée », l'« Autre Europe » chère à
1. Edgar MORIN, Introduction à la
pensée complexe, Paris, E.S.F., Czeslaw Milosz, est celui de la désagrégation et du nationalisme.
1990, 158 p. Naturellement, cela ne signifie pas que l'Europe communau-
2. Edgar MORIN, Penser l'Europe, taire soit à l'abri des tensions nationalitaires : qu'il suffise d'évo-
Paris, Gallimard, 1987, 221 p. quer, à des degrés divers, l'Irlande du Nord britannique, la nouvelle
3. Selon l'art. premier, annulé Belgique fédérale ou l'État espagnol des Autonomies, voire l'affaire
par le Conseil constitutionnel du « peuple corse, composante du peuple français 3 ». Cela ne signi-
(déc. n° 91-290 DC du 9 mai
1991) de la loi portant statut de
fie pas non plus que l'Europe centrale n'éprouve pas les nécessités
la collectivité territoriale de d'un rapprochement interétatique — comme le montrent les efforts
Corse adoptée le 12 avril 1991. du « Groupe de VISEGRAD 4 » ou, sur un autre plan, les traités bila-
4. Ce groupe, que réunit un ac- téraux de bon voisinage dont l'accord germano-polonais du 17 juin
cord de libre-échange signé le 21 1991 fait figure de modèle 5 ; si ce n'est celles de rechercher un
décembre 1992, comprend la modus vivendi entre minorités nationales et nation majoritaire, à
Hongrie, la Pologne, la Slovaquie
et la République tchèque. l'exemple de la loi hongroise du 7 juillet 1993 sur les droits des
5. Cf. Pierre KOENIG, « Le traité minorités nationales et ethniques.
germano-polonais sur "les rela- C'est dire que l'antique dialectique platonicienne de l'un et du
tions de bon voisinage et de multiple est aujourd'hui à l'œuvre sur l'ensemble du continent eu-
coopération amicale" du 17 juin ropéen. Or, celle-ci intervient dans des sociétés politiques qui tou-
1991 », Annuaire français de
tes revendiquent l'État-nation comme modèle d'organisation, ceci
droit international., 1991, p.
291-295. en raison d'une dynamique intrinsèque dont il est porteur ab initio

422
et qui explique largement sa vocation à l'universalité : fleuron des Droit et Société 27-1994
Lumières et de la Révolution française de 1789, ce modèle repose,
en effet, sur une démonstration élémentaire, à savoir que la nation
est tout entière porteuse de l'idée de liberté. C'est pourquoi la sou-
veraineté nationale devait fournir le nouveau fondement de la légi-
timité étatique, et le principe des nationalités inviter un peuple à
dissoudre les liens politiques qui l'attachaient à un autre ou à un
État qui n'était plus légitimement habilité à le représenter, selon les
propres termes liminaires de la Déclaration d'Indépendance des
États-Unis d'Amérique du 4 juillet 1776.
À chaque nation, son État : cette alchimie politique conjugue le
droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ou droit à l'autodéter-
mination, version moderne du principe des nationalités inscrite au
fronton de la Charte des Nations Unies et érigée depuis la décolo-
nisation en un dogme du droit international public, et le principe
non moins intangible de l'unité de l'État. Ce dernier vaut aussi bien
pour l'État que pour la nation, puisque « l'État est la personnifica-
tion juridique de la nation 6 ». Cette formule résume toute la doc-
trine française du droit public, selon laquelle l'État est le fruit de la
délégation de la souveraineté aux organes du pouvoir politique — y
compris la nation — mis en place par la Constitution. C'est pour-
quoi la nation n'existe pas juridiquement en dehors de l'État. La
doctrine allemande, en dépit d'un cheminement différent, ne dit
pas autre chose avec la théorie de la nation-organe de Jellinek.
C'est cette doctrine que perpétue le Conseil constitutionnel fran-
çais en signifiant que « la Constitution... ne connaît que le peuple
français, composé de tous les citoyens français, sans distinction
d'origine, de race ou de religion 7 » ; voire, pour son propre compte,
la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui met en avant le
concept de « peuple d'État » (« Staastsvolk ») à la fois sujet et objet
du pouvoir étatique 8.
Pourtant, nombreuses sont les situations où le droit à l'autodé-
termination trouve à s'opposer à l'unité de l'État. Cette opposition
est à l'origine du phénomène des minorités nationales, dans la me-
sure où les deux principes ne peuvent pas coexister au sein d'un 6. A. ESMEIN, Eléments de droit
même État. De deux choses l'une, en effet : si le droit à l'autodé- constitutionnel français et com-
paré, Paris, Sirey, tome 1, 1927,
termination était formellement appliqué, il ne devrait pas y avoir p. 1-2.
de minorités nationales, ce qui n'est évidemment pas le cas. Force 7. Décision du 9 mai 1991, pré-
est alors de contenir le droit des peuples en lui préférant un statut citée : cf. S. PIERRE-CAPS, « Le
constitutionnel des minorités nationales. Conseil constitutionnel, gardien
Mais un tel statut est-il compatible avec le principe de l'unité de l'identité française », Revue
de science administrative de la
de l'État, avec le modèle politique de l'État-nation ? C'est un fait
Méditerranée occidentale, n° 31,
que l'État-nation est à l'heure actuelle la seule forme d'organisation p. 141-151.
capable de réduire à l'unité la société politique, le concept de na- 8. Cf. Albrecht WEBER,
tion apparaissant alors comme l'expression d'une société politique « Commentaire des arrêts de la
unifiée et homogène dont la composante indivise n'est autre que le Cour constitutionnelle fédérale
citoyen. Il s'agit d'accréditer l'idée que la nation est une et tend à du 31 octobre 1990 », Revue
française de droit constitution-
coïncider parfaitement avec l'État qui l'incarne. Cette unité est as- nel, 1991, p. 553-555.

423
S. Pierré-Caps surée par ce que Maurice Hauriou appelait la « Constitution so-
Karl Renner et ciale 9 », c'est-à-dire le système de protection et de garantie des
l’État multinational droits et libertés qui, dans une démocratie libérale, est de nature
individuelle et repose sur les principes d'égalité et de non-
discrimination. Il en résulte que, si tel groupe humain à l'intérieur
de l'État se singularise par sa langue ou sa religion, la garantie in-
dividuelle des droits de l'homme et du citoyen permettra à chacun
d'en user librement. Partant, le droit de parler librement sa langue
ou de pratiquer son culte ne relèveront pas du droit public, mais
de l'exercice privé des libertés publiques. Point n'est besoin, dans
ces conditions, de reconnaître officiellement l'existence collective
de minorités nationales.
Cette conception rationaliste, assurément, est ingénieuse : elle
possède l'avantage de protéger la singularité des minorités natio-
nales tout en évitant de leur conférer une existence collective offi-
cielle ; un tel refus de reconnaissance ne traduit pas une attitude
négative de l'État à l'égard de ses minorités, puisqu'il n'empêche
pas de garantir, par ailleurs, les droits et libertés individuels. En-
core faut-il que la population de l'État soit suffisamment homo-
gène pour se prêter à un tel statut.
Justement, qu'en est-il dans l'hypothèse — fréquente de la Bal-
tique à l'Adriatique — où une nation se trouve partagée par une
frontière d'État, majoritaire au sein de son propre État, mais mino-
ritaire dans l'État voisin ? C'est précisément là qu'apparaît la tenta-
tion irrédentiste de la Grande Nation, qui consiste à réaliser à son
profit exclusif l'exacte adéquation du droit à l'autodétermination et
de l'unité étatique et justifie ainsi ce qu' Istvan Bibo appelle la
« conception "territorio-centriste"... qui caractérise si bien l'Europe
centrale et orientale », laquelle « fait dépendre la force, la puis-
sance et l'épanouissement de la nation de la possession de certains
territoires » 10. Le seul moyen d'y parvenir est le recours à la chirur-
gie du « nettoyage ethnique », qu'Ernst Gellner aura pu évoquer par
anticipation, constatant qu'une « unité politique territoriale ne de-
vient homogène que dans certains cas : si elle tue, expulse ou as-
simile tous les non-nationaux » 11.
Faut-il se résigner à cette logique mortifère, quitte à boulever-
ser chaque demi-siècle (dans le meilleur des cas) la cartographie
européenne au gré des rapports de force et consentir périodique-
ment aux tragiques mouvements de population qu'elle implique
inévitablement ? À l'heure où le continent européen se tourne vers
9. Précis de droit constitutionnel,
Paris, Sirey, 1929, p. 611-613. une Union européenne qui proclame, dans son acte fondateur, son
10. Misère des petits États d'Eu- respect des « droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la
rope de l'Est, Paris, Albin Michel, Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et
1993, p. 171. des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et
11. Ernst GELLNER, Nations et na- tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes
tionalisme, Paris, Payot, 1989, p. aux États membres, en tant que principes généraux du droit com-
13.
munautaire 12 », une telle logique est évidemment inacceptable,
12. Traité sur l'Union euro-
péenne, art. F.

424
sauf à nier les valeurs communes sur lesquelles l'Est et l'Ouest eu- Droit et Société 27-1994
ropéen aspirent à se retrouver.
Il faut donc tenter d'en sortir par la conciliation des deux prin-
cipes qui la constituent — le droit des peuples à disposer d'eux-
mêmes et l'unité de l'État. Ce qui suppose une manière de penser le
rapport de la nation et de l'État autrement qu'en termes d'inélucta-
ble coïncidence, au rebours du modèle de l'État-nation et de sa pré-
tention à l'universalité. Cette pensée alternative existe, qui s'in-
carne dans l'État multinational, dont la théorie la plus achevée doit
être portée au crédit de la pensée politique et juridique austro-
hongroise au tournant de ce siècle.
Soucieuse de concevoir un statut constitutionnel favorisant la
cohabitation des différents groupes nationaux mêlés au sein d'une
Autriche-Hongrie rénovée et préservée dans son intégrité, cette
pensée fait du principe de l'autonomie personnelle le pivot de sa
démonstration. Mais, dans l'esprit de son plus illustre promoteur,
le jurisconsulte autrichien Karl Renner, ce principe devait aussi ou-
vrir la voie à un nouveau type de société politique, l'État des natio-
nalités (Nationalitätenstaat). C'est dire que l'évocation d'une telle
tradition est bien loin de relever de la seule histoire des idées poli-
tiques et constitutionnelles. Prétendant fournir une solution glo-
bale aux rapports de la nation et de l'État dans le cadre des socié-
tés politiques hétérogènes, cette évocation paraît d'autant plus ur-
gente que l'effondrement de l'empire soviétique tend à démontrer
que les dramatiques problèmes posés par la disparition de l'Autri-
che-Hongrie ne sont toujours pas résolus.

I. Le principe de l’autonomie personnelle ou


la nation comme concept juridique (« Die Na-
tion als Rechtsidee »)
Tout commence au congrès du Parti social-démocrate autri-
chien, qui se tint à Brünn du 24 au 29 septembre 1899, à l'issue
duquel fut adopté un programme en cinq points en vue de la trans-
formation de l'Autriche-Hongrie en un État fédéral des nationalités
(Nationalitätenbundesstaat). Le futur État devait reposer sur le
principe de l'autonomie nationale, en vertu duquel les pays histori-
ques de la Couronne, les Kronländer, seront remplacés par des
corps administratifs autonomes (Selbstverwaltungskörper) dotés
d'organes représentatifs élus au suffrage universel direct et consti-
tués en fonction du principe de personnalité 13. On retrouve là la
marque du programme du Parti social-démocrate slovène, qui sti-
pulait : « Les découpages territoriaux n'ont qu'un caractère pure-
ment administratif et n'ont aucune influence sur la situation des 13. Cf. Otto BAUER, La question
nations. » des nationalités et la social-
Ce programme politique devait constituer le prétexte d'une démocratie, 1907, trad. fr., 1987,
théorie achevée d'organisation de l'État multinational sur la base Paris-Montréal, E.D.I.-Guérin Lit-
térature, p. 532.

425
S. Pierré-Caps de l'autonomie personnelle. Si son auteur s'inscrivait d'abord dans
Karl Renner et le cadre de l'Autriche-Hongrie, la disparition de la Double Monar-
l’État multinational chie, en 1918, ne l'empêchera pourtant pas de donner à ses thèses
une tout autre ampleur 14. Partant du principe de personnalité, Karl
Renner entendait faire du droit à l'appartenance nationale ou droit
à l'autodétermination un droit exclusivement individuel. Ce droit
individuel était lui-même au principe d'une nouvelle institution ju-
ridique, la nation.

A. Le droit individuel à l’autodétermination na-


tionale
D'un point de vue pratique, le principe de l'autonomie person-
nelle concerne les situations où les communautés nationales ne
sont pas spécifiées sur des territoires bien individualisés, mais
sont inextricablement mêlées sur un même territoire. Il s'agira,
dans ces conditions, d'opérer une dissociation entre le territoire et
son administration en donnant à l'autonomie un fondement indivi-
duel, en tout état de cause indépendant du lieu de résidence. Si le
statut d'autonomie s'applique donc à l'individu en tant que tel, il
ne s'applique pas indifféremment à l'ensemble des habitants d'un
territoire donné, mais seulement à ceux qui ont librement et indi-
viduellement choisi leur appartenance nationale. En d'autres ter-
14. Sous le pseudonyme de
mes, l'autonomie ne repose pas sur la configuration nationale
SYNOPTICUS, Karl RENNER expo- d'une région, mais sur un choix personnel, d'où le nom d'autono-
sera les prémices de sa démons- mie personnelle.
tration dans un premier opus- À la base du raisonnement se trouve une analogie religieuse
cule, paru à Vienne en 1899 : que Renner aura puisée dans un ouvrage du Hongrois Jozsef Eöt-
Staat und Nation (État et Na-
tion) ; celle-ci sera systématisée,
vös, Die Nationalitätenfrage (La Question des nationalités) paru à
sous le pseudonyme de Rudolf Pest en 1865 : de même que le choix d'une confession est affaire
SPRINGER, dans un ouvrage plus de conscience individuelle, le choix d'une nationalité, au sens d'ap-
substantiel : Der Kampf der ös- partenance à une communauté nationale, est également affaire de
terreischichen Nationen um den
volonté individuelle. Cette idée avait été dictée à Eötvös par l'expé-
Staat (La Lutte des nations autri-
chiennes pour l'État), Leipzig rience de la révolution nationale hongroise de 1848-1849 et le sou-
und Wien, Deuticke, 1902, ci de trouver un compromis entre la force du principe des nationa-
252 p., réitérée à l'heure même lités et le maintien du droit d'État de la Hongrie historique. C'est
de l'effondrement de l'Autriche- pourquoi l'appartenance nationale ne doit pas contrarier les rap-
Hongrie, en 1918 : Das Selb-
stbestimmungsrecht der Natio-
ports du citoyen avec l'État, dont l'unité repose sur l'égalité des
nen (Le droit à l'autodétermina- droits individuels. Au fond, cette idée participe d'une conception
tion des nations), Leipzig und extensive de la laïcité de l'État, où celui-ci ne connaît également
Wien, Deuticke, 293 p. ; enfin, que les citoyens désincarnés, tout en respectant la libre expression
dans un ouvrage posthume, Karl de leur identité nationale ou religieuse.
RENNER continuait à se faire
l'avocat de l'État supranational, Au reste, cette analogie religieuse tient surtout au fait que le
en attendant l'organisation juri- principe de personnalité des lois, dont dérive celui de l'autonomie
dique universelle, qu'il appelait personnelle, est lui-même d'essence religieuse, comme cela est le
l'« Oecumène » : Die Nation, My- cas de la conception juridique musulmane. Nul doute, à cet égard,
thos und Wirklichkeit (La Nation,
que le système pratiqué au sein de l'empire ottoman n'ait pas
mythe et réalité, Wien, Europa
Verlag, 1964, 138 p. manqué d'exercer son influence sur les promoteurs de l'autonomie

426
personnelle, dans la mesure où celui-ci l'aura pratiqué sous la Droit et Société 27-1994
forme du millet. Il s'agissait de communautés nationales à base
confessionnelle, soumises à leur propre autorité religieuse, y com-
pris sur le plan juridictionnel. C'est cette organisation qui permet-
tra, par exemple, aux Grecs et aux Serbes orthodoxes de conserver
une identité minimale à l'heure de l'irruption des nationalités au
cours du XIXe siècle.
Cependant, Karl Renner va faire de ce droit individuel un usage
radicalement opposé à celui de son devancier. Pour ce dernier, en
effet, seule importe la préservation de l'unité nationale ; il n'est
donc pas question de faire du principe de personnalité la base de
l'autonomie des nationalités de Hongrie. Pour le social-démocrate
autrichien, il s'agit, à partir d'une critique en règle de l'État national
et de son obsession territoriale, qui l'amène à rechercher active-
ment la coïncidence d'un seul État avec une seule nation, de rom-
pre ce rapport univoque de la nation à l'État en instituant juridi-
quement la nation. D'où le recours au principe de personnalité, qui
apparaît ainsi, non comme une fin en soi, mais comme « un simple
moyen de saisir juridiquement la nation 15 ».
De fait, le droit à la nationalité est bien plus qu'un simple droit
individuel dans son acception libérale originaire ; il est surtout un
principe dynamique qui transforme la nation en une institution ju-
ridique. C'est pourquoi le droit individuel à l'appartenance natio-
nale s'exprime dans un double mouvement concomitant :
— dans un premier temps, il exprime le choix librement 15. « ... ein blosses Mittel, die Na-
consenti d'une identité nationale. Concrètement, Renner proposait tion rechtlich zu erfassen », Das
Selbstbestimmungsrecht der Na-
de diviser l'Autriche en « associations nationales », rassemblant tionen, op cit., p. 79.
tous les individus de même nationalité à partir d'une libre déclara- 16. Cf. David ERDSTEIN, Le statut
tion de chaque citoyen majeur, quel que soit son lieu de résidence, juridique des minorités en Eu-
constatée sur un « cadastre national ». C'est ce que l'on peut appe- rope, Paris, Pédone, 1932, 231 p.
ler le droit d'option active, qui fait de l'inscription sur le registre de 17. Les rares textes de droit po-
nationalité un droit constitutionnellement reconnu, un droit public sitif qui se sont inspirés du
principe de l'autonomie person-
subjectif qui, pour cette raison même, permet à celui qui s'en pré-
nelle, comme la loi estonienne
vaut de sortir, le cas échéant, du déterminisme objectif de sa du 12 février 1925 (Journal Offi-
culture d'origine. Ainsi entendu, le droit d'appartenance nationale ciel de la Société des Nations,
devient « un phénomène juridique objectif 16 », à l'inverse du droit juin 1925, p. 788-791) ou la ré-
d'option passive où l'appartenance nationale est établie d'office et a cente loi hongroise du 7 juillet
1993, tendent à combiner ces
priori en fonction de critères objectifs (langue, religion) et numéri- deux modes d'accès à l'autono-
que, voire d'une antériorité historique 17 ; mie.
— mais dans un second temps, ce choix individuel de nationa- 18. Das Selbstbestimmungsrecht
lité s'entend d'un authentique droit de l'individu à l'autodétermina- der Nationen, op. cit., p. 111 :
tion, comme le qualifie lui-même Karl Renner (« das Selbstbestim- « Über die Nationszugehörigkeit
kann nichts anderes entscheiden
mungsrecht ») : « Seule la libre déclaration de nationalité faite par
als die freie Nationalitätserklä-
l'individu devant l'autorité compétente peut décider de l'apparte- rung des Individuums vor der
nance nationale. Ce droit à l'autodétermination de l'individu s'op- dazu Kompetenten Behörde. Die-
pose au droit à l'autodétermination de la nation 18. » ses Selbstbestimmungsrecht des
Individuums bildet das Gegens-
tück jedes Selbstbestimmung-
srechts der Nation. »

427
S. Pierré-Caps Cette dernière réflexion est essentielle, en ce qu'elle introduit
Karl Renner et la première ligne de fracture avec l'État-nation. Elle appelle, en
l’État multinational conséquence, deux remarques :
19. Die Rechtsinstitute des Pri- 1. la volonté de l'individu ainsi exprimée est directement
vatsrechts und ihre soziale Funk- source de droit, il ne se trouve pas enfermé dans un cadre national
tion, Stuttgart, Fischer Verlag, préétabli, qui façonne et organise son allégeance à l'État. Le juriste
1965, 291 p. autrichien exprime ici une idée qui lui est chère et qu'il développe-
20. Staat und Nation, op. cit., ra dans son maître ouvrage de sociologie du droit 19, selon laquelle
p. 8 : « Der erklärte Wille der
Person, der juristischen und der « la volonté déclarée de la personne, morale et physique, est l'âme
natürlichen, ist die Seele des de la vie juridique. Tous les rapports juridiques supposent des re-
Rechtslebens. Alle Rechtsbezie- lations de volonté 20 ». Transposée dans le domaine du droit consti-
hungen nehmen die Form der tutionnel, cette idée-force gouverne directement le rapport de l'in-
Willensrelation an. »
dividu nationalement organisé à l'État : « Il importe à l'individu lui-
21. Das Selbstbestimmungsrecht
der Nationen, op. cit., p. 112 :
même d'exprimer dans quelle langue il entend recevoir son droit de
« Es kommt darauf an, dass das l'État 21 » ;
Individuum selbst erkläre, in 2. le droit à l'autodétermination, qui supporte et exprime juri-
welcher Sprache es vom Staate diquement cette volonté individuelle, est bien l'antithèse du prin-
sein Recht nehmen will. » cipe des nationalités dans sa forme absolue de principe de consti-
22. Cf. Antonio CASSESE, « The tution des États — une nation, un État. Dès 1899, en effet, Renner
Self-Determination of peoples »,
in Louis HENKIN (ed.) The Inter- délivrait une critique appuyée du principe des nationalités en lui
national Bill of rights. The Cove- opposant le principe des nationalités comme principe d'organisa-
nant on civil and political Rights, tion interne de l'État multinational. Cette substitution ne recouvre
New-York, 1981, 92 (96). pas la distinction avancée aujourd'hui par certains auteurs entre
23. Le § 1 de l'art. 1 dispose : autodétermination externe et autodétermination interne 22 sur la
« Tous les peuples ont le droit
de disposer d'eux-mêmes. En
base de l'article 1 du Pacte international relatif aux droits écono-
vertu de ce droit, ils détermi- miques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 23. Ainsi l'auto-
nent librement leur statut poli- détermination externe, c'est-à-dire le droit à l'indépendance natio-
tique et assurent librement leur nale, devient-elle l'ultime ressource d'un peuple qui s'est vu dénier
développement économique, le droit à l'autodétermination interne, c'est-à-dire le droit à l'auto-
social et culturel. »
nomie politique nationale. Outre que cette distinction introduit un
24. Cf. André FONTAINE, Le
Monde, 5 octobre 1991 : « Le difficile problème de définition de la notion de peuple, elle laisse
problème fondamental est celui intacte la logique intrinsèque du droit des peuples à disposer
de la protection des identités d'eux-mêmes — un État, une nation — et son irrépressible propen-
nationales ou régionales : la ré- sion à la scissiparité. Ici, il s'agit de tout autre chose, d'une formu-
ponse ne saurait consister dans
lation renouvelée du droit des peuples, véritable droit à ne pas de-
un droit automatique à l'indé-
pendance. Pourquoi ne pas don- venir un État. Celui-ci s'entend d'un droit constitutionnel et non
ner la priorité à la garantie des plus international, sur la base d'un droit d'option individuel. Il y a
droits des minorités ? » ; cf., incontestablement là matière à réflexion, au moment où certains
également, Philippe ARDANT, commencent à se demander, à la lumière des crises nationalitaires
« Que reste-t-il du droit des
peuples à disposer d'eux-
nées de la décommunisation, comment refermer la boîte de Pan-
mêmes ? », Pouvoirs, n° 57, dore, comment endiguer le droit des peuples 24.
1991, p. 53 : « Le droit des peu- En fin de compte, c'est une véritable conception existentielle de
ples à disposer d'eux-mêmes ne la nationalité, du droit à l'identité nationale, que l'on pourrait aussi
se traduit pas nécessairement
qualifier d'élective, qui est ici proposée par Renner. La profonde
dans l'affirmation d'une indé-
pendance intransigeante mais originalité de cette conception, fondée sur une libre détermination
au contraire dans le choix de se individuelle extra-territoriale, est qu'elle se démarque aussi bien de
fondre dans un ensemble multi- la nationalité de résidence, qui s'exprime matériellement dans les
national où la communauté de critères du jus soli, que de la nationalité d'origine, le jus sanguinis.
culture et d'intérêts paraît se
prêter mieux à l'épanouissement
de chacun. » 428
Cela tient surtout à ce qu'elle s'inscrit tout entière dans le domaine Droit et Société 27-1994
du droit, tandis que les deux autres conceptions sont avant tout
des données matérielles objectives, le territoire, la filiation, juridi-
quement informées.
Cela tient aussi au fait que la communauté nationale, ainsi
créée par ce droit public subjectif (subjectives öffentliches Recht)
qu'est le droit individuel à l'autodétermination, est une commu-
nauté de droit juridiquement instituée.

B. L'institution juridique de la nation


C'est bien à ce niveau que se situe le projet essentiel du futur
Chancelier de la République d'Autriche, celui « de réaliser le
concept juridique de nation, d'abord dans le cadre étroit de l'État
des nationalités, et de créer un modèle pour le futur ordre national
de l'univers 25 ». Cette idée est inconcevable pour le constitutionna- 25. Das Selbstbestimmungsrecht
lisme classique qui a fait sienne la doctrine traditionnelle française der Nationen, op. cit, p. 36 :
du droit public, laquelle, avec Carré de Malberg, considère « qu'il y « Die Rechtsidee der Nation vo-
rerst im engen Rahmen des Na-
a identité entre la Nation et l'État, en ce sens que celui-ci ne peut tionalitätenstaates zu verwirkli-
être que la personnification de celle-là 26 ». D'où l'unicité du peuple chen und der einstmaligen na-
français, récemment rappelée par le Conseil constitutionnel dans tionalen Ordnung der Welt ein
sa décision précitée du 9 mai 1991 relative à la loi portant statut Vorbild zu schaffen berufen
ist... »
de la collectivité territoriale de Corse 27. C'est bien dire que la na-
26. Contribution à la Théorie
tion ainsi juridiquement instituée s'inscrit dans un nouveau rap- générale de l'État, Paris, Sirey,
port de l'État à la nation. tome 2, 1920, p. 13.
Plus précisément, ce rapport renouvelé tient à la reconnais- 27. C.C., 91-290 DC, 9 mai 1991,
sance au profit de la communauté nationale de la personnalité mo- J.O., 14 mai 1991, p. 6350 ; cf.
rale de droit public. Jusque-là, en effet, l'État-nation, où la nation supra, p. 2 ; il reste que les
n'existe pas juridiquement en dehors de l'État, ne connaît que le commentateurs de cette déci-
sion n'ont peut-être pas suffi-
citoyen pris isolément, cet être rationnel révélé par Rousseau qui a samment prêté attention au fait
un droit égal à concourir à l'expression de la volonté générale. Il en que la notion de « peuple fran-
résulte que le peuple ou la nation, c'est l'universalité des citoyens, çais » se trouve désormais érigée
ceci valant aussi bien pour la souveraineté nationale que pour la en une catégorie juridique du
droit constitutionnel, puisqu'il
souveraineté populaire. Nation et peuple, en effet, sont faits du
est fait référence, en l'espèce, au
même matériau, le citoyen, même si, au sein de la première, le ci- « concept juridique de "peuple
toyen s'abîme dans un corps abstrait et transcendant, tandis que français" », c'est-à-dire, en toute
dans le second il figure l'irréductible unité d'un atome. logique, à une réalité juridique
Pour Renner, au contraire, entre l'individu et l'État s'insère un distincte de l'État. Il resterait
alors à savoir quelles peuvent
corps juridique intermédiaire, la communauté nationale. La portée être les implications de cette
de cette irruption de la nation dans la sphère du droit est considé- construction jurisprudentielle.
rable, ne serait-ce que parce qu'elle l'émancipe de la tutelle étati- 28. Das Selbstbestimmungsrecht
que. Ceci explique aussi le retentissement singulier qu'entend der Nationen, op. cit., p. 118 :
donner son promoteur à cette institution juridique de la nation : « Die Konstituierung der Nation
« La constitution de la nation en tant que personne juridique, no- als juristische Person, im beson-
deren als geschlossene Körpers-
tamment en tant qu'unité corporative de droit public, est le préala- chaft öffentlichen Rechts, ist die
ble à tout ordonnancement des rapports nationaux et le postulat Voraussetzung jeder Ordnung
de base à toute architecture de la nation 28. » der nationalen Verhältnisse und
das Hauptpostulat jeder organis-
chen Auffassung der Nation. »

429
S. Pierré-Caps Mais sur quoi repose cette appréhension de la nation par le
Karl Renner et droit, à quoi correspond sa transformation en unité corporative de
l’État multinational droit public ? C'est ici que l'on retrouve les effets du principe de
personnalité. Le droit individuel à l'autodétermination nationale, en
effet, a pour conséquence de constituer juridiquement des associa-
tions d'individus réunis par une identité culturelle partagée et la
volonté de préserver cette identité. Cet objectif trouve sa garantie
dans la « personnification » du groupe national ainsi constitué et
qu'exprime, en droit public, la notion de personnalité morale et,
plus largement, celle d'institution corporative. Cette dernière était
très en vogue au tournant du siècle, particulièrement en France 29 ;
elle est même à l'origine du droit associatif moderne. Institution de
droit public, comme les chambres professionnelles, aussi bien que
de droit privé, comme les ordres professionnels ou les caisses de
sécurité sociale, l'institution corporative est ainsi définie par le Pro-
fesseur René Chapus comme « un groupe humain particulier, sans
caractère territorial déterminé » dont la « raison d'être est de re-
présenter, défendre et gérer les intérêts propres à ce groupe » 30.
Plus largement, elle correspond à cette idée que l'individu est un
être social et, comme tel, capable d'ordonner collectivement un ob-
jectif partagé en le « personnifiant » par le droit. Cette osmose ju-
ridique entre le particulier et le collectif est au fondement de toute
organisation sociale. On le voit : le vieux principe de subsidiarité
n'est pas très loin...
On mesure mieux, ainsi, la raison profonde de l'institution ju-
ridique de la nation et sa « personnification ». L'attribution de la
personnalité morale de droit public à un groupe national est la ré-
sultante d'un besoin socialement exprimé par une association d'in-
dividus sur la base du droit de chacun à l'autodétermination natio-
nale. Par là même se trouve annihilée la question des droits recon-
nus aux collectivités nationales, qui oppose les « individualistes »
aux « collectivistes » et qui explique aujourd'hui la pusillanimité du
droit international en matière de reconnaissance et de protection
29. Le Doyen Maurice HAURIOU des minorités nationales.
s'en était fait l'ardent théoricien Nul ne doute aujourd'hui, comme le constate G. Malinverni,
dans le cadre de sa théorie géné- que « les minorités ne sont pas uniquement une somme d'indivi-
rale de l'Institution : cf. Yann
TANGUY, « L'Institution dans dus, mais représentent également un système de rapports entrete-
l'œuvre de Maurice Hauriou », nus entre eux 31 ». Seulement, lorsqu'il s'agit de traduire cette cons-
Revue du droit public, 1991, p. tatation dans le droit positif, la prudence, pour ne pas dire la rete-
61-79. nue, sont de mise : le droit à la différence est considéré comme un
30. Droit administratif général, droit individuel s'exerçant dans un environnement collectif, comme
tome 1, 4e éd., Paris, Montchres-
l'exprime l'article 27 du Pacte international relatif aux droits civils
tien, 1988, p. 412.
et politiques de 1966 : « Dans les États où il existe des minorités
31. Giorgio MALINVERNI, « Le pro-
jet de Convention pour la pro- ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant
tection des minorités élaboré à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en com-
par la Commission européenne mun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie cultu-
pour la démocratie par le relle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d'em-
droit », Revue universelle des
droits de l’homme, 1991, p. 163.
ployer leur propre langue. » Le projet de Convention européenne

430
lui-même, qui est pourtant, à l'heure actuelle, le plus audacieux sur Droit et Société 27-1994
cette question, ne consacre qu'un seul article à la reconnaissance
de droits aux groupes minoritaires en tant que tels : droit des mi-
norités d'être protégées contre toute activité susceptible de mena-
cer leur existence, droit au respect, à la préservation et au déve-
loppement de leur identité (article 3). Tels qu'ils sont formulés, ces
droits ne sont assurément pas justiciables. On touche précisément
là aux limites de la reconnaissance de droits collectifs aux minori-
tés en dehors de la personnalité morale.
Or, l'institution juridique de la nation prônée par Renner ne
pose pas le problème de cette façon. À vrai dire, le problème ne se
pose même plus, dès lors que le regroupement national s'effectue
en quelque sorte à la base, en fonction d'une volonté individuelle
librement exprimée et directement source de droit. Dans ce
contexte, il devient impossible de spécifier l'individuel et le collec-
tif : l'individu, une fois exercé son droit constitutionnel à l'autodé-
termination nationale, est déjà membre d'une association natio-
nale. Au fond, cette collectivisation de l'individuel et cette indivi-
dualisation du collectif qu'opère l'institution juridique de la nation
n'est pas sans rappeler l'univers monadologique de Leibniz, où les
différents points de vue de chaque Monade ne sont qu'aspects
d'une seule et même perspective 32, la « personnification » de la na-
tion s'appréhendant aussi bien à partir de l'ensemble du groupe
national considéré que de chaque associé particulier.
Mais il est une autre question que résout directement l'auto-
attribution de la personnalité juridique de droit public à la natio-
nalité considérée, c'est celle relative à la « justiciabilité » de ses
droits collectifs. Il suffit, comme Renner, d'examiner le contenu de
ce « droit public subjectif » qu'est le droit à l'autodétermination
nationale 33. Celui-ci comporte trois éléments, qui s'entendent d'au-
tant de prérogatives juridiques :
1. l'appartenance à la nation, c'est-à-dire le droit de participer à
la vie culturelle nationale, assortie du devoir d'en acquitter les
charges financières par l'impôt ;
2. le droit d'agir en justice, soit à l'encontre d'un individu
membre d'une autre communauté nationale, soit contre une com-
munauté nationale ès qualités, c'est-à-dire en tant qu'unité corpo-
rative de droit public ;
3. le droit de la nation juridique de défendre son domaine de
compétence face à l'État et face aux autres nations juridiques.
Naturellement, ceci requiert une organisation juridictionnelle
adéquate, ce qui tend bien à renforcer l'idée que la nation selon
Karl Renner est d'abord une communauté de droit. Au reste, les
compétences et les institutions représentatives dont est dotée
cette communauté nationale en tant que corporation nationale au- 32. Cf. LEIBNIZ, La Monadologie,
tonome, ne sont pas sensiblement différentes de ce que l'on peut Paris, Le Livre de Poche, 1991,
317 p.
trouver dans un État pratiquant l'autonomie politique régionale
33. Cf. Staat und Nation, op. cit.,
territoriale, comme en Espagne, voire dans le cadre d'un fédéra- p. 10-11.

431
S. Pierré-Caps lisme territorial nationalitaire, comme en Belgique. Ce dernier
Karl Renner et exemple est d'autant plus significatif qu'il emprunte partiellement
l’État multinational au principe de personnalité, puisque, depuis la révision constitu-
tionnelle de 1980, les compétences des Communautés — française,
flamande et germanophone — s'étendent de manière significative
aux matières dites « personnalisables », c'est-à-dire « celles où la
langue et donc l'appartenance à une Communauté joue un rôle dé-
terminant » 34. En outre, les compétences des Communautés, lors-
qu'elles s'appliquent au sein de la région de Bruxelles-Capitale, se
répartissent sur une base personnelle et non pas territoriale dans
la mesure, précisément, où néerlandophones et francophones vi-
vent entremêlés. Le recours au principe de personnalité apparaît
ainsi subsidiairement chaque fois que l'application du principe ter-
ritorial se révèle impossible.
Seulement, on ne saurait perdre de vue que le système imaginé
par Renner s'inscrit dans une perspective de renouvellement de
l'isomorphisme de l'État-nation, laquelle vise justement à démon-
trer que, si État et nation sont logiquement complémentaires, ils ne
doivent pas fatalement coïncider. Face à l'État national se dresse
alors l'État des nationalités (Nationalitätenstaat), l'État multinatio-
nal.

II. De l’État-nation à l’État multinational


L'institution juridique de la nation, que nous venons d'évo-
quer, ne peut manquer de bouleverser le cadre étatique dans lequel
elle s'inscrit. Plus précisément, elle tend à définir un nouveau rap-
port de la nation à l'État. Quelle que soit la tradition politique et
constitutionnelle dans laquelle on se situe, ce rapport, depuis la
Révolution française et le parachèvement des concepts modernes
de nation et d'État, s'entend d'une parfaite coïncidence, si ce n'est
d'une absorption de la nation par l'État. Sous toutes les latitudes,
l'objectif reste le même : il s'agit d'asseoir l'unité de la base sociale
34. Rusen ERGEC, « Un État fédé- de l'État, de construire une société politique unifiée et homogène.
ral en gestation : les réformes Au plan juridique, la Constitution est le lieu par excellence où la
institutionnelles belges de 1988-
1989 », Revue du droit public,
nation projette son devenir commun et où l'État affirme sa voca-
1991, p. 1595. tion à unifier le corps social 35. Car, comme l'écrivait Marcel Prelot,
35. Pour une étude des procédés « un État n'est pas constitué lorsque le statut de l'autorité politique
constitutionnels de construction y est seul fixé. Il ne le devient qu'à partir du moment où, par le sta-
de la nation juridique, qu'il nous tut des nationaux, est circonscrite la collectivité humaine dont il
soit permis de renvoyer à S. est l'expression 36 ». Et de qualifier de « droit constitutionnel démo-
PIERRE-CAPS, Nation et peuples
dans les Constitutions modernes, tique » cette branche du droit constitutionnel qui s'attache à la
Nancy, Presses universitaires de composition humaine de la société étatique 37. Or, l'apparition d'un
Nancy, 2 vol., 1987, 948 p. médiateur juridiquement institué entre l'individu et l'État boule-
36. M. PRELOT et J. BOULOUIS, Ins- verse la conception classique de l'État-nation et rend plus néces-
titutions politiques et droit cons- saire l'étude du droit constitutionnel démotique.
titutionnel, Paris, Dalloz, 11e éd.,
1990, p. 30.
En effet, l'État n'est plus la « personnification juridique de la
37. Op. cit., p. 32.
nation », puisque cette dernière existe désormais en tant que per-

432
sonne juridique distincte. De ce fait, la nation se détache de l'État Droit et Société 27-1994
pour mener sous son égide sa vie propre. À la nation désétatisée
correspond un État dénationalisé. C'est cette dualité institution-
nelle qui manifeste ce nouveau rapport de la nation à l'État et pré-
figure ainsi un modèle d'organisation politique à l'usage du conti-
nent européen en vue de la résorption des nationalismes.

A. La nation désétatisée, l’État dénationalisé : un


nouveau rapport de la nation à l’État
Dès lors, en effet, que les nations se constituent juridiquement
sur la base personnelle, elles deviennent, comme l'on sait, des as-
sociations d'individus. En conséquence, elles perdent leur référence
territoriale et, partant, étatique, puisqu'il ne saurait exister d'État
sans territoire. Si Karl Renner entend bien détacher la nation de
l'État, il reste assez largement fidèle à la théorie classique des élé-
ments constitutifs de l'État, puisqu'il considère qu'un État est im-
pensable sans souveraineté territoriale exclusive. Il en résulte que
l'État et son territoire sont inséparables : « Un État n'est pas pensa- 38. Staat und Nation, op. cit.,
p. 16 : « ... ist ein Staat nicht
ble sans domination exclusive du territoire 38 » ; l'État se confond denkbar ohne ausschliessliche
tout entier avec la souveraineté territoriale, même si Renner prend Gebietsherrschaft. »
soin de préciser qu'il s'agit aussi d'un pouvoir territorial soumis au 39. Das Selbstbestimmungsrecht
droit 39. Par contraste et de façon abstraite, la nation n'est pas une der Nationen, op. cit., p. 106 :
corporation territoriale : « ... les nations se mélangent sur le terri- « Der Staat ist rechtliche Territo-
rialherrschaft.... »
toire en fonction de leurs intérêts matériels, la lutte pour l'exis-
40. Staat und Nation, op. cit.,
tence les imbrique les unes dans les autres 40. » C'est pour cela p. 16 : « Die Nationen... mengen
même que les nations doivent être détachées du territoire et cons- sich im Gebiete, indem sie ihren
tituées en corporation de droit public sur une base personnelle. Il materiellen Interessen folgen ;
ne saurait être question, pour autant, de nier le fait qu'une popula- der Kampf ums Dasein wirbelt
tion ne saurait exister sans territoire et, sur ce plan, le principe de sie durch einnander. Die Nation
ist begrifflich nicht Gebietskör-
personnalité ne peut pas fonctionner sans principe territorial. Les perschaft. ».
deux principes se rapportent même dialectiquement l'un à l'autre : 41. K. RENNER, Die Nation als
— le principe personnel individue les nations en même temps Rechtsidee und Die Internatio-
qu'il les fait exister juridiquement ; nale (La nation comme concept
— le principe territorial organise les nations en même temps juridique et l’Internationale) Vor-
trag gehalten in der Freien Ve-
qu'il les fait coexister juridiquement. reinigung sozialistischer Stu-
Car c'est le même droit à l'autodétermination qui constitue la denten an der Wiener Universi-
nation et la soumet librement à la souveraineté territoriale étati- tät am 7. Marz 1914 für den
que. Ce droit à l'autodétermination nationale confère à l'individu Druck erweitert, Wien, 1914, p.
qui en est le titulaire une double fonction : 16.
— en premier lieu, « l'auto-administration interne » (« das Selb- 42. Id., p. 16.
stbestimmungsrecht im Innern ») 41 ; 43. Das Selbstbestimmungsrecht
der Nationen, op. cit., p. 84 :
— en second lieu, la « co-détermination dans les affaires com- « Ich verstehe unter nationaler
munes » (« das Mitbestimmungsrecht im Ganzen ») 42, c'est-à-dire Autonomie die staatsgleiche
des affaires étatiques. Konstitution der Nation, ihre
Cette double fonction caractérise ce que Renner appelle Einrichtung als Gliedstaat und
die Ordnung des gesamten Staa-
« l'autonomie nationale » et qu'il définit de la manière suivante : tes als Nationalitätenbundess-
« J'entends par autonomie nationale la constitution de la nation sur taat. »

433
S. Pierré-Caps le modèle de l'État, son organisation en unité étatique et l'ordon-
Karl Renner et nancement de l'ensemble étatique en tant que fédération de natio-
l’État multinational nalités 43. » On mesure également, à travers cette définition, la dette
de Renner envers Jellinek et la théorie de la « nation-organe », dette
qu'il reconnaît d'ailleurs explicitement à plusieurs reprises, no-
tamment en rapprochant le concept de « Nationalitätenstaat » de
ce que Jellinek appelait « das innerstaatliche Völkerrecht 44 » et,
d'autre part, en écrivant : « La citoyenneté active fait de la nation
un organe de l'État supranational et lui accorde un droit égal à la
cogestion des affaires communes 45. » En fin de compte, l'unité cor-
porative nationale est autonome — non pas indépendante — dans
la mesure où elle participe d'une unité supérieure, l'État, mais aussi
en ce qu'elle s'auto-administre dans le cadre même de cette auto-
nomie.
44. Ce que l’on pourrait traduire Par ailleurs, cette séparation tranchée de l'État et de la nation
approximativement par « le se fait sentir dans l'ordre des compétences, puisqu'elle induit elle-
droit des gens infra étatique » ; même une séparation des affaires politiques, que conserve l'État en
cf. Georg JELLINEK, L’État mo-
derne et son droit, Paris, Giard et
sa souveraineté territoriale exclusive, et des affaires nationales,
Brière, tome 1, 1911, 574 p., c'est-à-dire culturelles, remises aux nations juridiquement consti-
tome 2, 1913, 593 p. ; et, du tuées. Dans ce dernier sens, Renner insiste sur le fait que c'est la
même auteur, Allgemeine Staat- nation en tant que communauté de culture qui appelle le principe
slehre, Berlin, O. Häring, 1900, de personnalité. C'est la raison pour laquelle il parle aussi bien
726 p.
d'autonomie nationale que d'autonomie culturelle. Cette dernière
45. Das Selbsbestimmungsrecht
der Nationen, op. cit., p. 150 :
considération est fondamentale : elle exprime la raison d'être de
« Die aktive Staatsbürgerschaft l'autonomie nationale et du détachement de la nation par rapport à
macht die Nation zum Organ der l'État, tout autant que la nature des compétences de la nation au-
übernationaler Staates und ver- tonome.
leiht ihr das gleiche Mitbestim-
mungsrecht in der Gesamtheit. »
Il n'est, à vrai dire, pas surprenant qu'un auteur de culture al-
46. Das Selbstbestimmungsrecht
lemande, au demeurant soucieux de la préservation de l'influence
der Nationen, op. cit., p. 101 : allemande dans le cadre rénové de l'Autriche-Hongrie, intègre la
« Die Nation ist eine Gemeins- notion de « Kulturgemeinschaft » dans ses analyses : « La nation est
chaft von Individuen. Aber keine une communauté d'individus. Pas une société (societas) organisée,
organisierte Gesellschaft (socie- mais une communauté (communitas) véritable. Par conséquent, le
tas) sondern blosse Gemeinschaft
(communitas). Denn, das Indivi- principe d'individuation n'est pas ici une quelconque volonté géné-
duationsprinzip ist hier nicht ir- rale ; la communauté ne ressort pas, du moins au premier abord,
gendein Gesamtwille ; die Ge- du domaine de la volonté, mais de la pensée et du sentiment, ainsi
meinsamtkeit ruht, wenigstens in que de ce qui se communique et s'exprime : la langue et la littéra-
erster Linie, nicht im Bereich des
Wollens, sondern des Denkens
ture nationales, dans lesquelles s'incarnent cette unité 46. » La na-
und Fühlen sowie des Gedanken- tion culturelle est entendue ici au sens d'un « substrat » sans le-
und Gefühlsausdruckes : der na- quel la nation juridique ne saurait exister en tant qu'« institution ».
tionalen Sprache und Literatur, On voit donc bien ici ce que Renner doit à la conception alle-
in denen diese Einheit verkörpert
sich. »
mande de la nation, plus précisément à la notion de Volk (peuple)
47. Cf. J.-G. HERDER, Une autre
selon Herder 47 : pour ce dernier, en effet, chaque communauté
philosophie de l'histoire pour culturelle, chaque peuple exprime à sa manière un aspect de l'hu-
contribuer à l'éducation de l'hu- manité. Au rationalisme des Lumières, qui ne connaît que l'indivi-
manité. Contribution à beaucoup du humain et l'espèce humaine dont il croit au progrès linéaire,
de contributions du siècle, trad., Herder oppose la richesse et la diversité des cultures réelles, dont
notes et intr. Max ROUCHÉ, Paris
Aubier-Montaigne, 1964, 369 p. le jeu contrasté constitue l'histoire même de l'humanité.

434
On sait que cette conception est à la base de la théorie ethni- Droit et Société 27-1994
que de la nation. Cependant, Renner ne rejette pas, au contraire, la
théorie élective française et le principe des nationalités, puisqu'il
fait du droit à la nationalité un droit individuel. Il est remarquable
que celui-ci ait réalisé une synthèse entre les deux conceptions de
la nation et de la nationalité en s'efforçant d'intégrer le principe
des nationalités au modèle politique de l'État multinational. De-
puis, les travaux de Louis Dumont et sa dialectique du « holisme »
et de l'individualisme nous auront démontré que semblable tâche
n'était pas insurmontable pour peu que l'on veuille bien admettre
que « la conception herdérienne est un Janus. D'un côté, c'est une
défense et illustration de la culture germanique et une application
de la perception holiste ; de l'autre, elle considère les cultures du
point de vue d'un universalisme individualiste simplement trans-
posé. Par ce dernier aspect, elle s'intègre dans l'individualisme et le
prolonge 48 ».
48. L'idéologie allemande, Paris,
En fin de compte, le futur Chancelier de la République d'Autri- Gallimard, 1991, p. 25.
che entendait bien dépolitiser la question nationale en la réduisant 49. Das Selbstbestimmungsrecht
à sa dimension culturelle, seul moyen, selon lui, de concilier l'unité der Nationen, op. cit., p. 234 :
étatique dans la diversité de ses cultures. Bien évidemment, cette « Da aber die Nationen solche
démarche est d'essence fédérale, mais il s'agit d'un fédéralisme natürlich gesonderte Elemente,
die für uns sogar die Sonderele-
d'un type nouveau, qui s'exprime à la base en ce qu'il fait coexister mente ersten Ranges sind, da
le principe territorial, qui exprime l'intérêt étatique général, et le diese sich in Gemeinde, Bezirk,
principe personnel, qui exprime les intérêts communautaires et Kreis, Land, Staat mischen, so
culturels nationaux : « Comme les nationalités sont de tels élé- beginnt der wahre Föderalismus
ments naturellement séparés et qui sont pour nous même les élé- unten in der Gemeinde und hört
oben beim Staate auf... Die ge-
ments de premier ordre, comme elles se mélangent dans les muni- mischtsprachige Gemeinde...
cipalités, districts, provinces et État, le véritable fédéralisme com- muss selbst schon eine Födera-
mence à la base, dans la municipalité, et se termine au sommet, tion zweier Gemeinden sein. »
dans l'État... Même la municipalité habitée par des populations lin- 50. Karl RENNER se réfère d'ail-
guistiquement mêlées... doit être une fédération de deux munici- leurs explicitement à la sépara-
tion des pouvoirs de Montes-
palités 49. » Il en résulte qu' État et nation sont contraints d'aller de quieu.
concert, pour paraphraser Montesquieu 50, mais ne coïncident nul- 51. On trouvera un résumé de
lement. Ceci tient aussi à ce que nation et État ne se situent pas ju- cette organisation institution-
ridiquement sur le même plan : l'État est un pouvoir souverain, la nelle de l'Autriche in Christian
nation un pouvoir subordonné. MERLIN, La Nation dans l'austro-
Cette nouvelle conception de l'État, opposée à l'État national, marxisme, Thèse Science politi-
que, Paris I, 1986, p. 546 et s. ;
n'est autre que la théorie de l'État multinational ou des nationalités la moitié de son ouvrage de
(Nationalitätenstaat), voire supranational, dont la pierre de touche 1918, Das Selbstbestimmung-
réside dans la dissociation de l'unité politique et de l'unité natio- srecht der Nationen, op. cit., y
nale, en d'autres termes dans la nation désétatisée, une corpora- est consacrée.
tion de personnes (Personenkörperschaft) dotée de la personnalité 52. Le district était l'unité terri-
toriale de base pour l'application
morale de droit public.
du principe de l'autonomie per-
Certes, cette théorie très élaborée de l'État multinational était sonnelle ; il devait remplacer les
spécialement destinée à l'Autriche-Hongrie. C'est pourquoi elle est anciens Pays de la Couronne
assortie de solutions institutionnelles circonstanciées à seule fin de (Kronländer) fondés sur les États
résoudre la question nationale au sein de la Monarchie dualiste 51. historiques. Ce district aurait été
administré par un Conseil élu au
Le système national proposé au nouvel État multinational austro- suffrage universel direct.

435
S. Pierré-Caps hongrois faisait coexister des districts (Kreise) 52 à population na-
Karl Renner et tionale homogène, où devaient coïncider administration nationale
l’État multinational et administration étatique, et des districts à population mixte, où
fonctionnerait le système du double district avec, d'une part, un
Conseil de district et, d'autre part, des Corporations d'auto-
administration nationale dont la compétence serait limitée aux af-
faires culturelles. L'ensemble aurait relevé, au sommet, d'un
Conseil national, assemblée représentative de la nation au niveau le
plus élevé et disposant, à ce niveau, d'un pouvoir réglementaire,
d'organes exécutifs et de ressources fiscales. Enfin, les Conseils na-
tionaux élisaient, à leur tour, des représentants qui, eux-mêmes,
devaient former un Conseil consultatif fédéral auprès du Chance-
lier.
La disparition de la Double Monarchie, en 1918, ne rendra pas
ce système obsolète. Les États nés sur ses décombres étaient tous
des États à population hétérogène, bien que constitués officielle-
ment sur la base du principe des nationalités. Si l'on adopte la ty-
pologie binaire établie par le Secrétaire général des Nations Unies
dans un memorandum de 1950 consacré à la classification et la dé-
finition des minorités, ces États étaient bien eux-mêmes des États
multinationaux, mais non pas sur le modèle austro-hongrois où il
n'existait pas de groupe national dominant, où l'État ne représen-
tait pas une culture majoritaire. Il s'agissait bien plutôt d'États de
minorités nationales, relevant d'une catégorie où l'État s'identifie à
la culture de la nation dominante et où, par conséquent, les autres
groupes nationaux sont considérés comme des minorités 53. De fait
et quelle que fût la catégorie concernée, la théorie de Renner
conservait tout son intérêt. Ce n'est pas là son moindre mérite que
de pouvoir s'adapter aux différentes situations d'hétérogénéité na-
tionale. Cela tient très certainement au caractère synthétique de la
démarche employée, laquelle repose elle-même sur une méthodo-
logie inductive.
On ne sera donc pas surpris de constater que son auteur reste-
53. Cf. Definition and classifica- ra attaché sa vie durant à l'État multinational, comme l'atteste son
tion of minorities, memorandum ouvrage posthume, Die Nation, Mythos und Wirklichkeit 54, qui pré-
submitted by the Secretary Ge- sente le grand intérêt de s'attacher aussi bien au phénomène des
neral, United Nations, Commis- organisations internationales (cf. le chapitre intitulé « Die rechtliche
sion on Human Rights, Sub-
Commission on prevention of Geburt der Internationale », « La naissance juridique de l'Interna-
discrimination and protection of tionale », p. 57-63) qu'à celui des minorités nationales (« Die natio-
minorities, Lake Success, New- nale Minderheit als innerstaatliche Rechtseinrichtung », « La minori-
York, 1950, 51 p. ; cf. égale- té nationale en tant qu'institution juridique infra-étatique », p. 93-
ment, R.-A. KANN, The Multina-
tional Empire, Nationalism and
99 ; « Der Minderheitsstaat im Mischstaat », « L'État de minorité
National Reform in the Habs- dans l'État mixte », p. 101-106). C'est dire que l'État multinational
burg Monarchy 1848-1918, peut figurer un modèle pour l'organisation politique du continent
tome 1 : Empire and Nationali- européen.
ties, New-York, Columbia Uni-
versity Press, 1950, p. 33-35.
54. La Nation, mythe et réalité,
op. cit.

436
B. Un modèle pour l’organisation politique euro- Droit et Société 27-1994

péenne
L'idée politique multinationale est aujourd'hui au cœur de la
réalité européenne, ceci sous les deux variantes ci-dessus évo-
quées, minoritaire et supranationale :
— en premier lieu, la question des minorités nationales est
omniprésente ; elle appelle désormais des réponses globales, soit
de la part du droit international et européen, qui sont déjà active-
ment engagés dans cette voie, mais surtout de la part du droit
constitutionnel, qui se situe au plus près de la réalité minoritaire
en ce que celle-ci lui pose un problème de fond, celui de l'organisa-
tion politique de la société nationale hétérogène ;
— en second lieu, la supranationalité exerce une puissante
force d'attraction. Certes, celle-ci est liée essentiellement au mieux-
être économique qui, en dépit d'une crise multiforme et d'un chô-
mage endémique, aura caractérisé l'intégration européenne,
d'abord sous la forme des Communautés européennes, désormais
sous celle de l'Union européenne. Or, l'intégration européenne, qui
a vocation à rassembler l'ensemble du continent, se pose désor-
mais en termes politiques. Plus exactement, le Traité d'Union euro-
péenne s'achemine vers une organisation politique supranationale
à vocation étatique 55 constituée par addition de compétences
transférées progressivement par les États-nations membres.
Il apparaît ainsi que ces deux variantes sont susceptibles de
converger au sein de ce processus d'intégration européenne sous-
tendu par une logique fédérale, au sens très large du terme : on en-
tend ici par fédéralisme ce phénomène politique et sociologique
d'association de deux ou plusieurs sociétés politiques, de deux ou
plusieurs États, en vue de gérer en commun leurs affaires commu-
nes pour se renforcer et, en même temps, pour préserver la liberté
des membres, des sociétés politiques composantes, c'est-à-dire la
possibilité de gérer les affaires propres. Le fédéralisme est donc
fondé sur une dualité, une relation dialectique : il s'agit de cons-
truire un grand ensemble et en même temps de préserver les peti-
tes communautés. Telle est la problématique du fédéralisme, qui
consiste en la tentative d'établissement d'un équilibre plus ou
moins stable entre ces deux exigences. Ceci vaut aussi bien pour la
construction d'une entité politique supranationale que la recon-
naissance du fait minoritaire. Autrement dit, l'une ne va pas sans
l'autre.
Au reste, l'article F du traité de Maastricht ne dispose-t-il pas, 55. Cf. Maryvonne HECQUARD-
THERON, « La notion d'État en
dans son premier paragraphe : « L'Union respecte l'identité natio- droit communautaire », Revue
nale de ses États membres, dont les systèmes de gouvernement trimestrielle de droit européen,
sont fondés sur les principes démocratiques » ? À quoi fait écho la 1990, p. 693-711 ; Astéris
Déclaration des chefs d'État et de gouvernement des États mem- PLIAKOS, « La nature juridique de
bres du Conseil de l'Europe, réunis à Vienne le 9 octobre 1993 : l'Union européenne », Revue
trimestrielle de droit européen,
« Dans cette Europe que nous voulons bâtir, il faut répondre à ce 1993, p. 187-233.

437
S. Pierré-Caps défi : assurer la protection des droits des personnes appartenant à
Karl Renner et des minorités nationales au sein d'un État de droit, dans le respect
l’État multinational de l'intégrité territoriale et de la souveraineté nationale des États. À
ces conditions, ces minorités apporteront une précieuse contribu-
tion à la vie de nos sociétés » ; et de préciser : « Les États devraient
créer des conditions de nature à permettre aux personnes apparte-
nant à des minorités nationales de développer leur culture tout en
préservant leur religion, leurs traditions et leurs coutumes... »
Même si ces exhortations figurent en annexe de la Déclaration pro-
prement dite, cette dernière n'en reconnaît pas moins que « la pro-
tection des minorités nationales est essentielle à la stabilité et à la
sécurité démocratique [du] continent ». Le fait qu'un État comme la
France puisse souscrire à de telles dispositions constitue en soi
une avancée considérable, dont la délégation auprès de la Commis-
sion des Droits de l'Homme des Nations Unies pouvait encore dé-
clarer : « L'unité du peuple français et l'égalité des citoyens écar-
tent toute possibilité de distinction fondée sur des critères ethni-
ques 56. »
C'est dire l'actualité des réflexions de Karl Renner : au moment
où, partout en Europe, l'identité nationale est en question, la dé-
monstration est ainsi faite que l'unité politique de l'État n'est pas
fatalement synonyme d'unité nationale, que l'une et l'autre peuvent
coexister sous une forme étatique renouvelée, où l'État figure
l'union de communautés culturelles nationales (Nationalitätenbun-
desstaat). Que restera-t-il, en effet, une fois accomplis les transferts
de compétences des États nationaux à l'Union européenne, sinon
des communautés culturelles nationales ? Ainsi et à propos d'une
affaire mettant en cause la politique linguistique d'un État membre
— l'Irlande en l'occurrence, faisant obligation aux professeurs des
écoles publiques d'enseignement professionnel de posséder une
certaine connaissance de la langue irlandaise — l'avocat général
Darmon ne déclarait-il pas : « La défense de la langue participe de
ces questions de principe que l'on ne saurait écarter sans atteindre
56. Cité in Z. ILIC, Rapport du
groupe de travail chargé d'étu- ce qui fait le cœur même de l'identité culturelle. Appartient-il dès
dier les droits des personnes ap- lors à la Communauté de décider que telle ou telle langue a ou non
partenant à des minorités natio- le droit de survivre ? Lui appartient-il de figer le patrimoine linguis-
nales, ethniques, religieuses et tique de l'Europe dans son état actuel, en un mot, de le fossili-
linguistiques, E/CN4/1991/53, 5
mars 1991, p. 7 ; ce qui fonde
ser 57 ? »
toujours le refus français de ra- Plus précisément, la pensée de Renner se situe au cœur du dé-
tifier la Charte européenne des bat qui s'engage aujourd'hui autour de la redistribution des com-
langues régionales et minoritai- pétences souveraines par delà ou par deçà les États-nations euro-
res. péens. Que l'on songe, par exemple, au principe de subsidiarité,
57. Conclusions sur Cour de jus- dont on sait la place éminente qu'il occupe dans la doctrine consti-
tice des Communautés euro-
péennes, 28 novembre 1989, tutionnelle allemande et qui s'entend d'abord d'un principe de ré-
Anita GROENER contre Minister partition et d'allocation des compétences : à chaque niveau d'orga-
for Education and the City of nisation publique ce qu'il est le mieux à même d'accomplir avec ef-
Dublin Vocational Educational ficience. Mais on ne saurait oublier que ce principe est avant tout
Committee, C 379/87, Rec.,
1989-10, p. 3982, § 19.
un « principe d'éthique politique », en ce qu'il s'articule sur une

438
« vision organisciste de la société » dont il exprime l'aspect « com- Droit et Société 27-1994
munautaire » : « Celle-ci n'est pas tant formée d'individus que de
communautés diverses dans lesquelles l'individu se situe et qui en
permet l'épanouissement 58. » Or, l'autonomie nationale conçue par
Renner intègre l'idée de subsidiarité, dans la mesure où elle repré-
sente l'étalon et le principe d'un équilibre institutionnel fondé sur
la complémentarité entre les affaires culturelles, remises aux cor-
porations nationales auto-administrées et les affaires communes,
remises à l'État fédéral multinational souverain. L'État imaginé par
Renner est un État subsidiaire 59, ce qui ne saurait vraiment étonner
de la part d'un juriste de langue et de tradition allemande. Voilà
qui pourrait contribuer puissamment à nourrir les réflexions pré-
sentes, dans la mesure où la subsidiarité « devrait déboucher sur la
recherche de nouvelles relations institutionnelles entre les régions
et la Communauté 60 ».
Mais l'apport du concept d'État multinational ne se ramène pas
seulement à une répartition optimale des compétences au sein des
sociétés politiques nationales hétérogènes. S'il peut favoriser l'in-
tégration à l'Union européenne des États d'Europe centrale en ap-
portant ses propres solutions institutionnelles, il présente aussi
l'immense avantage de proposer une solution idoine aux conflits
nationalitaires qui minent ces derniers. Le fait est d'autant plus
remarquable que l'État multinational est lui-même le produit d'une
tradition politique et constitutionnelle centre-européenne et non
un modèle importé, comme l'État national, dont on aura pu consta-
ter l'inadéquation.
Les États de l'« Autre Europe » ont hérité de frontières issues,
pour l'essentiel, des découpages territoriaux des deux guerres
mondiales. Ces frontières sont elles-mêmes l'expression de la vo-
lonté des vainqueurs, selon la logique pratiquée par le droit inter-
national classique. Faut-il remettre en cause ces frontières au nom
d'une dynamique inhérente à l'État national et qui l'amène à œu-
vrer sans cesse pour réaliser l'exacte adéquation de l'État et de la
nation ? Les dirigeants serbes ont choisi cette solution, qui n'est
réalisable que par la force et, là où les groupes nationaux sont en-
tremêlés, prend la forme du « nettoyage ethnique ». Poursuivre
dans cette direction, c'est prendre le risque d'une guerre euro-
péenne généralisée. C'est demeurer fidèle à une politique de puis-
sance d'un autre âge et perpétuer l'instabilité du continent : même
si une situation d'équilibre s'installe provisoirement au gré des 58. Vlad CONSTANTINESCO, « Le
principe de subsidiarité : un
rapports de force, elle est toujours porteuse d'un prochain conflit,
passage obligé vers l'Union eu-
celui de la revanche du vaincu territorialement mutilé. ropéenne ? », in Mélanges Jean
Or, le modèle politique conçu par Renner s'inscrit en faux Boulouis, Paris, Dalloz, 1991,
contre ce déterminisme territorial. S'il respecte les frontières exis- p. 38.
tantes, il tend aussi à les relativiser, à les spiritualiser en favorisant 59. Cf. Chantal MILLON-DELSOL,
le rapprochement culturel d'une nation partagée par une frontière L'État subsidiaire, Paris, PUF,
1992, 231 p.
d'État. Le système de l'autonomie personnelle, en effet, conforte les
60. V. CONSTANTINESCO, art. cit.,
frontières existantes, puisqu'il fait de l'allégeance étatique une p. 40.

439
S. Pierré-Caps condition de l'exercice du droit individuel à l'autodétermination
Karl Renner et nationale. Sa généralisation aux États de minorités nationales, où la
l’État multinational nation étatique majoritaire est aussi une minorité nationale chez le
voisin, permettrait un rapprochement transfrontière de la nation
partagée et ouvrirait la voie à une perspective confédérale pour les
nations imbriquées. Il reste, sur ce plan, à réaliser par le droit ce
que les moyens de communication permettent déjà. Objectera-t-on
que cette idée relève de la pure utopie ? Il s'agit avant tout pour
l'Europe centrale de faire par la nation ce que l'Europe occidentale
aura fait par l'économie, les deux approches, au demeurant, n'étant
pas exclusives l'une de l'autre. Au reste, tel est bien l'objectif pour-
suivi par la Hongrie, dont la loi du 7 juillet 1993 sur les droits des
minorités nationales et ethniques s'engage partiellement sur la voie
de l'autonomie personnelle et se veut exemplaire aux yeux des mi-
norités magyares des États limitrophes.
Il faut enfin souligner que la question nationalitaire ne peut
être résolue que dans un cadre démocratique. C'est ce qu'ont par-
faitement compris les États participants à la Réunion de Copenha-
gue sur la dimension humaine de la Conférence sur la Sécurité et la
Coopération en Europe (CSCE), en juin 1990, en reconnaissant que
« les questions relatives aux minorités nationales ne peuvent être
61. Cf. sur ce point, Bela FARAGO,
résolues de manière satisfaisante que dans un cadre politique dé-
« La démocratie et le problème mocratique se fondant sur l'État de droit, avec un système judi-
des minorités nationales », Le ciaire efficace ». Cette constatation pose elle-même d'immenses
Débat, n° 76, 1993, p. 6-24. difficultés 61. Or, les solutions proposées par Renner constituent la
62. A. LIJPHART, Democracy in base des réflexions sur le concept de « démocratie associative »,
plural societies. A comparative forgé par les politologues américains, lequel s'entend d'un correctif
exploration, New Haven, Yale
University Press, 1977, 248 p. ; de la démocratie majoritaire classique à l'usage des sociétés natio-
Democracies. Patterns of majori- nales plurales 62. En un mot et partant de l'idée que le rapport nu-
tarian and consensus Govern- mérique qui sous-tend la démocratie majoritaire doit être corrigé
ment in Twenty-one countries, lorsque celle-ci évolue dans une société politique hétérogène, la
New Haven, Yale University
Press, 1984 ; « Majority rule ver-
« démocratie associative » repose ainsi sur un « ensemble de mé-
sus democracy in deeply divided canismes et d'arrangements institutionnels permettant d'établir un
societies », Politikon, 4 (2) dé- modus vivendi dans des sociétés divisées par des clivages pro-
cembre 1977 ; cf. aussi Kenneth fonds » 63. Elle repose sur le principe de la recherche d'un équilibre
D. MCRAE (ed.) Consociational entre les éléments constitutifs de la société nationale. Celle-ci
democracy. Political accommo-
dation in segmented societies, prendra alors la forme d'un partage du pouvoir sur la base de
Toronto, 1974, 311 p. l'équilibre ainsi réalisé et s'ordonnera en fonction de la combinai-
63. B. de WITTE, « Minorités na- son de deux principes : en premier lieu, la co-gestion des affaires
tionales, reconnaissance et pro- communes, c'est-à-dire des affaires nationales ; en second lieu,
tection », Pouvoirs, n° 57, 1991, l'autonomie de gestion des affaires propres à la minorité nationale
p. 126-127.
considérée. Outre le fait que cette approche, qui met l'accent sur le
64. Cf. Antoine MESSARA, « La
concept de proportionnalité (proporz) — qui contient lui-même le
démocratie de concordance, ap-
proche comparative », in Minori- principe de discrimination positive 64, de sur-valorisation compensa-
tés. Réalités et aspirations, 27 toire de la minorité — au sein de la « démocratie de concordance »,
août-16 septembre 1990, Ecole rejoint les réflexions sur la subsidiarité, point n'est besoin d'insis-
universitaire de droit pour les ter sur ce qu'elle doit à Karl Renner.
pays méditerranéens, Liban,
1991, p. 83-135.

440
Dans un texte qui vient d'être publié pour la première fois 65, le Droit et Société 27-1994
philosophe Alexandre Kojeve se livrait à une analyse de la situation
européenne au lendemain de la guerre et esquissait l'ébauche d'un
ordre européen en partant du constat du dépassement historique
de l'État national : « Il n'y a pas de doute qu'on assiste actuellement
à un tournant décisif de l'histoire, comparable à celui qui s'est ef-
fectué à la fin du Moyen Âge. Les débuts des Temps modernes sont
caractérisés par le processus irrésistible de l'élimination progres-
sive des formations politiques "féodales", qui morcelaient les uni-
tés nationales, au profit des royaumes, c'est-à-dire des États-
nations. À l'heure actuelle ce sont ces États-nations qui, irrésisti-
blement, cèdent peu à peu la place aux formations politiques qui
débordent les cadres nationaux et qu'on pourrait désigner par le
terme d'"Empires". Les États-nations, tout-puissants encore au XIXe
siècle, cessent d'être des réalités politiques, des États au sens fort
du mot, tout comme cessèrent d'être des États les baronnies, les
villes et les archevêchés médiévaux. L'État moderne, la réalité poli-
tique actuelle, exigent des bases plus larges que celles que repré-
sentent les Nations proprement dites. Pour être politiquement via-
ble, l'État moderne doit reposer sur une "vaste union impériale" de
Nations apparentées. L'État moderne n'est vraiment un État que s'il
est un Empire... L'époque est aux Empires, c'est-à-dire aux unités
politiques trans-nationales, mais formées par des Nations apparen-
tées. »
On peut, certes, se demander si cette observation est prématu-
rée ou prémonitoire. Pourtant, le temps n'est-il pas venu, pour le
salut de l'idée européenne, d'un autre modèle d'organisation poli-
tique , qui ne récuse ni l'État, ni la nation ? L'heure n'est-elle pas à
l'État multinational ?

65. « L'Empire latin. Esquisse


d'une doctrine de la politique
française » (27 août 1945), La
Règle du Jeu, n° 1, mai 1990,
p. 89-123.

441
Droit et Société 27-1994
Réflexions
autour de la conception
post-moderne du droit

Pauline Maisani *, Florence Wiener **

Résumé Les auteurs

Pauline Maisani
La rationalité, l’effectivité et la légitimité de la règle de droit posent au- Diplômée de l’Institut d’Études
jourd’hui problème. Afin de rendre compte de ces évolutions du champ Politiques de Paris. DEA d’Études
juridique, divers auteurs proposent l’avènement d’un nouveau paradigme Politiques de l’IEP de Paris : La
post-moderne. Ce projet, également militant puisqu’il s’inscrit dans une controverse entre EDF et une as-
sociation de riverains : logiques
volonté de démocratisation du droit, s’incarne dans la notion de com-
d’interaction et analyse de
plexité, et invite à une rupture épistémologique. Cette analyse, indénia- l’entreprise comme acteur so-
blement stimulante, laisse pour autant certaines questions en suspens, cial..
qui concernent aussi bien la conception théorique et pratique du droit
que la validité du saut épistémologique proposé. Florence Wiener
Diplômée de l’Institut d’Études
Complexité – Crise du droit – Démocratisation du droit – Post-modernité – Politiques de Paris. DEA d’Études
Régulation juridique. Politiques de l’IEP de Paris : Le
Conseil d’État : acteur ou auteur
de la régulation juridique ? Trois
illustrations : la laïcité de
Summary l’institution scolaire, les droits de
l’enfant et la bioéthique.

Thoughts upon the Post-Modern Conception of Law


Today, the rationality, effectiveness and legitimacy of law is in question.
In order to account for this evolution, some authors call for the develop-
ment of a new post-modern paradigm. This project, which is also political
as it is founded in the desire for a more democratic law, invites us to
make an epistemological break. Although such analysis is undoubtedly
stimulating, it leaves unanswered several questions concerning the theo-
retical and practical definition of law as well as the validity of the pro-
posed epistemological break.

Complexity – Crisis of law – Democratisation of law – Legal regulation –


Post-modernism.

Le débat autour de la post-modernité touche aujourd'hui l'en- * 106 rue Caulaincourt,


semble des branches de la connaissance. Les sciences dures F-75018 Paris.
comme les sciences sociales sont confrontées à la question de ** 130 rue Amelot,
F-75011 Paris.

443
P. Maisani, F. Wiener l’entrée dans une ère post-moderne. Assistons-nous à une transi-
Réflexions autour de la tion paradigmatique et historique qui verrait les conditions du sa-
conception post-moderne voir et de la régulation du réel modifiées ? Jacques Derrida et plus
du droit encore Jean-François Lyotard ont attaché leur nom à ce débat en
contribuant à le lancer, avant qu'il ne se particularise au sein de
chaque spécialité. C'est donc dans le cadre d'une réflexion globale
que s'est également engagée la discussion dans le champ juridique
sur l'avènement d'un nouveau paradigme, débat dont nous nous
proposons dans cet article de rendre compte, même s'il est encore
difficile d'en proposer un bilan.
Divers théoriciens du droit ont en effet défendu la thèse d'une
rupture d'envergure, d'un basculement entre modernité et post-
modernité. L'évolution actuelle dans le domaine juridique conduit
à une redéfinition de la nature de la norme et de sa place dans
l'ordre social. Il semble désormais qu'il faille prendre en considéra-
tion une relativisation du droit, ce qui revient à mettre radicale-
ment en cause la conception de la règle juridique jusqu'ici com-
munément acceptée. Les tenants du post-modernisme proposent
par conséquent de se donner les outils conceptuels pour penser un
droit relatif. Cette démarche comporte des enjeux de taille, le plus
important d'entre eux étant peut-être la démocratisation sociale
par le droit. Le droit post-moderne serait en effet la voie pour une
norme plus accessible, rendue à de justes proportions et désacrali-
sée, de même qu'il signifierait la politisation du champ juridique.
La conception post-moderne du droit renvoie donc à une réflexion
politique sur l'État, dont la souveraineté doit être conçue nouvel-
lement dans des sociétés de plus en plus éclatées.
La problématique qui semble guider la réflexion de ce courant
théorique révèle un dilemme dont les termes sont bien exposés par
Boaventura de Sousa Santos 1. L'évolution de la société vers davan-
tage de fragmentation mais aussi de globalisation étant considérée
comme un fait acquis, la question juridique se pose en ces termes :
ou bien le droit demeure inchangé au risque d'être bientôt ignoré,
ou bien il reste en phase avec les dynamiques sociales, mais alors il
lui faudra consentir à se trouver dévalué en tant que référence
normative. Confrontés à cette alternative, les tenants du post-
modernisme se prononcent pour la deuxième solution, motivant
leur engagement pour penser une rupture paradigmatique dans le
domaine juridique. Finalement, leur ambition est double. D'une
part, ils affirment leur volonté de continuer à rendre compte du ré-
el, ce qui nécessite un renouvellement des outils théoriques et des
cadres de pensée. D'autre part, ils souhaitent transformer le réel en
stimulant une dynamique de démocratisation, en encourageant une
banalisation du droit comme mode de régulation sociale équitable.
1. Boaventura de SOUSA SANTOS, Avant de considérer ces propositions, il convient d'en exposer
« Towards a post-modern un- brièvement les termes. Quel constat de crise constitue leur point
derstanding of law », in Legal de départ ? De ce constat dépendent les ambitions et les concep-
culture and every day life, Oñati
tions de la théorie post-moderne. Dans cette perspective, parce que
Proceedings, 1989.

444
le courant post-moderne se fonde sur l'idée d'une rupture histori- Droit et Société 27-1994
que majeure, et suggère pour la penser de renouveler l'appareil
conceptuel et théorique, c'est une véritable rupture épistémologi-
que qui est avancée.
Pourtant, ces suggestions théoriques appuyées parfois par des
arguments militants laissent plusieurs questions en suspens. On
peut s'interroger tout d'abord sur le devenir de l'objet droit dans
cette théorie. Ne doit-on pas craindre une certaine dilution de la
norme juridique ? Sa relativisation ne vient-elle pas ébranler son
statut, et par là même menacer son autorité ? Au delà des réper-
cussions pour l'objet droit stricto sensu, quelles sont les consé-
quences pour la société tout entière ? Comment envisager un pro-
cessus de démocratisation sociale par cet outil affaibli ? Enfin,
nous voudrions revenir sur les termes de la controverse à propre-
ment parler, entre modernité et post-modernité, sur la pertinence
de l'opposition de ces deux notions.
Toutes ces questions sous-tendent le débat post-moderne ; il
convient de les aborder avec une double réserve : tout d'abord, il
semble bien téméraire de vouloir présenter aujourd'hui des conclu-
sions définitives à propos d’une controverse encore mouvante et à
peine initiée. Ensuite, nous ne prétendons ni à l'exhaustivité, ni
même au renouvellement du questionnement théorique. Nous invi-
tons le lecteur à recevoir les pages qui vont suivre comme de sim-
ples réflexions, à l'occasion polémiques, suscitées en réaction à un
débat parfois bien ésotérique.

1. Vers une révolution théorique ?


Parce que les théoriciens du droit post-moderne prennent acte
de l'incapacité de la conception moderne du droit à rendre compte
de la réalité actuelle du champ juridique, ils contestent les fonde-
ments théoriques et épistémologiques utilisés dans le cadre de la
recherche sur le droit et la régulation juridique.

1.1. Les crises du droit moderne


La conception moderne du droit est en effet jugée obsolète par
nombre de théoriciens en raison d'une triple crise qui affecte ses
principaux fondements : l'État connaît des difficultés dans l'exer-
cice de sa fonction de régulation et partant dans la production des
règles juridiques ; la règle de droit elle-même est confrontée à une
crise de rationalité suscitée par son incapacité croissante à rendre
compte du réel et à le façonner ; enfin l'outil juridique voit de ce
fait sa légitimité contestée comme source de régulation sociale.
Le rôle dominant sinon exclusif de l'État dans la production du
droit et donc dans la maîtrise de la régulation sociale globale s'ef-
face au profit de nouveaux acteurs, publics comme privés. Les ins-
truments et les méthodes d'action de l'État libéral comme de l'État

445
P. Maisani, F. Wiener social ne garantissent plus une orientation efficace des faits so-
Réflexions autour de la ciaux ; c'est pourquoi Pierre Rosanvallon en appelle à une « im-
conception post-moderne mense révolution de nos représentations juridiques et politiques
du droit qui rend nécessaire le dépassement de l'État-providence comme
forme unique d'expression et de réalisation de la solidarité collec-
tive ». Selon lui, en effet, « l'hypersocialisation par le haut ne per-
met plus de répondre aux demandes induites par la désocialisation
à la base 2 ». Dans le champ juridique, on constate en réalité que de
nouvelles sources de droit ont émergé, qui ont porté atteinte au
monopole étatique en la matière ; et sur le plan institutionnel, il est
désormais classique de noter la double concurrence que subit l'État
dans l'exercice de la production normative, de la part d'autorités
infra-étatiques (collectivités locales) et supra-étatiques (organisa-
tions internationales dotées d'un pouvoir normatif auxquelles
2. Pierre ROSANVALLON, La crise
l'État est partie, à commencer par la Communauté européenne).
de l'État-Providence. Paris, Éd. du Malgré cela, l'ordre normatif issu de l'œuvre du législateur n'a pas
Seuil, 1992. disparu, et tend de plus en plus à être infléchi par l'administration
3. On peut souligner avec André- et le juge 3. Mais il faut également souligner l'apparition d'acteurs
Jean ARNAUD que l'avènement privés parmi les sources du droit — des entreprises, des associa-
d'un droit jurisprudentiel porte tions, voire des particuliers, qui attestent la vitalité et même la re-
déjà atteinte à la validité de la
conception moderne du droit :
vendication de la société civile en ce qui concerne sa participation à
Pour une pensée juridique euro- l'établissement des règles destinées à régir les comportements de
péenne, Paris, PUF, 1991. ses membres.
4. Alain CHOURAQUI, « Normes Il y a donc désormais une pluralité des sources du droit, y
sociales et règles juridiques : compris en ce qui concerne la production des normes macro-
quelques orientations sur des
sociales ; A. Chouraqui l'a mis en évidence dans le domaine des
régulations désarticulées », Droit
et Société, 1989, n° 13, p. 417- relations du travail où le rôle du législateur est désormais subsi-
434. diaire. Il ne consiste qu'à poser des règles générales, de manière à
5. Michel Rocard affirmait en- préserver l'autonomie des acteurs pour ce qui concerne la détermi-
core récemment au cours d'une nation des dispositions particulières 4. Si les différents domaines
intervention télévisée que la ré- d'intervention du droit et donc de l'État sont inégalement atteints
duction de la durée du travail ne
pourrait être réalisée que par
par ce mouvement, rares sont ceux qui y échappent complète-
des accords négociés par les par- ment 5 ; sans doute convient-il de conclure avec F. Ost que le droit
tenaires sociaux sur les lieux de libéral généré par l'État de droit, aussi bien que le droit social pro-
travail ; en aucun cas la voie lé- duit par l'État-providence sont en crise 6. Ce processus se situe au
gislative « autoritaire » ne de- cœur de la complexification des faits sociaux mise en évidence par
vrait s'y substituer, tout au plus
pourrait-elle fixer un cadre gé- M. Crozier. Celle-ci résulte aussi bien du progrès scientifique et
néral pour de telles négocia- technique que du développement des communications (de manière
tions. générale, Crozier évoque « l'accroissement des interrelations entre
6. François OST, « Jupiter, Her- les hommes 7 ») et des revendications d'autonomie de la part d'un
cule, Hermès : trois modèles du nombre croissant de groupes ou d'individus isolés. Un tel mouve-
juge », in Pierre BOURETZ, La
ment implique la caducité de l'idée weberienne selon laquelle la ré-
force du droit. Panorama des
débats contemporains. Paris, Éd. gulation légale-rationnelle permet sinon d'éradiquer, au moins de
Esprit, 1991, p. 241-272. maîtriser la complexité des faits sociaux. L'émergence de nouvelles
7. Michel CROZIER, « La crise des sources de régulation juridique s'explique parce que l'État ne do-
régulations traditionnelles », in mine plus une réalité de plus en plus mouvante et rétive aux sché-
Henri MENDRAS, La sagesse et le mas normatifs uniformes ou trop généraux. Ce processus affecte
désordre. Paris, Gallimard, 1980,
p. 376.
donc la rationalité unitaire de la règle juridique, qui est mise à mal

446
par la pluralité des sources de droit, et atteint la légitimité du droit Droit et Société 27-1994
comme instrument de régulation. La règle juridique, contestée au 8. Jean-François LYOTARD, La
condition post-moderne. Paris,
nom de son incapacité à rendre compte de la complexité du réel et Éd. de Minuit, 1979.
donc à le façonner, voit son autorité s'éroder. D'une part, elle est 9. Boaventura de SOUSA SANTOS,
concurrencée par des modes de régulation non juridiques, et d'au- « The post-modern transition :
tre part, les rationalités concurrentes qu'elle reflète lui font perdre law and politics », in A. SARAT et
sa spécificité : elle est de plus en plus difficilement considérée T. R. KEARNS (eds), The Fate of
comme l'expression sacralisée de la volonté générale, incarnant la law, Ann Arbor, University of
Michigan Press, 1991. Sousa
raison universelle et matérialisée par le Code. La thèse de J.-F. Lyo- Santos expose ici une théorie
tard s'applique à cet égard parfaitement au domaine juridique renouvelée de la révolution so-
dans lequel, là aussi, « le grand récit a perdu sa crédibilité 8 ». ciale dans le contexte post-
La pertinence de la conception moderne du droit est donc dis- moderne. Il écrit : « La dispari-
tion progressive de l’aura sym-
cutable pour rendre compte de la réalité du champ juridique dans
bolique du droit va créer un vide
les sociétés avancées. La règle de droit ne peut plus désormais être dans notre imaginaire social.
correctement conçue selon la visée positiviste, c'est-à-dire comme Après un siècle de réformisme
l'instrument rationnel d'un progrès social maîtrisé. Il convient donc juridique par petites touches, il
d'adopter un nouveau paradigme pour appréhender le droit. est cependant impossible de
remplir ce vide en usant du
vieux concept de révolution so-
1.2. L'alternative post-moderne ciale à grande échelle. Une révo-
lution sociale post-réformiste ne
Avant d'aborder à proprement parler ce nouveau paradigme, il peut être qu’un réseau de micro-
peut être utile de préciser la démarche des théoriciens du post- révolutions, opérées localement,
modernisme. Au delà du même constat empirique de l'inadéqua- au sein des communautés poli-
tiques, où qu’elles soient
tion du paradigme moderne dont nous venons de rendre compte, créées » (p. 116). Et il conclut
ces auteurs partagent également l'idée d'une rupure majeure dans l’article par ces mots : « Il im-
le domaine juridique, tant historique qu'épistémologique. C'est porte peu que ces micro-
ainsi qu'il faut comprendre les appels en faveur d'un « nouveau rationalités soient réduites, ou
même de faible envergure,
sens commun juridique » (B. de Sousa Santos), ou d'une « nouvelle
pourvu qu’elles explosent à
raison juridique » (A.-J. Arnaud). Dans cette prise de position, une proximité de nous. »
part d'engagement, voire de militantisme, est à prendre en considé- 10. Voir André-Jean ARNAUD,
ration. Les termes de modernité et post-modernité ne sont en effet Pour une pensée juridique euro-
pas neutres, pas plus que l'affirmation d'une rupture épistémolo- péenne. Paris, PUF, 1991.
gique. Pour reprendre l'exemple de B. de Sousa Santos, le droit 11. Nous rejoignons ici Michel
post-moderne est la promesse d'une démocratisation politique et MIAILLE qui écrit dans un article
intitulé « La critique du droit » :
sociale 9. Pour André-Jean Arnaud, le rapprochement du droit post- « Une position critique en Droit
moderne et des progrès du droit européen témoigne d'aspirations fait le lien entre un mode de rai-
qui vont certainement au delà de la prise de position théorique 10. sonnement et ce qui excède ce-
L'engagement est sans doute indissociable de la critique du droit, lui-ci, ce qui apparaît en dehors
surtout lorsque cette critique soutient l'idée d'une rupture épisté- de lui : son point de départ ef-
fectif. Elle ne s'arrête pas au seul
mologique et historique avec la « Modernité » 11. contenu d'une position ou d'une
Enfin, on peut souligner un dernier trait commun qui réside interprétation : elle veut, en
dans la démarche qu'empruntent ces théoriciens de la post- même temps, la réinsérer dans
modernité. Désireux de rompre avec les outils théoriques propres un jeu de formes, sociales et po-
litiques, qui en sont l'origine ré-
au paradigme moderne et de tenir compte de l'aléa, ils font appel à elle. [...] On comprend que dans
la théorie des jeux 12. Les termes de jeux, de ludisme, de cartogra- une telle perspective, la seule
phie, comme moyens de mise en forme des faits sociaux sont fré- position tenable par la critique
quents sous la plume de ces auteurs qui cherchent à rendre est celle de la polémique et non
compte de la multitude de mini-rationalités à l'œuvre dans les rela- du surplomb. » (Droit et Société,
n° 20/21, 1992, p. 80).

447
P. Maisani, F. Wiener tions sociales. André-Jean Arnaud montre par exemple que l'on as-
Réflexions autour de la siste au passage d'un « jeu fermé entre individus appartenant à des
conception post-moderne statuts en nombre limité, pour faire des opérations également en
du droit nombre limité, [...] à un modèle ouvert, où l'informel gagne du ter-
rain, et où les acteurs jouent un rôle jusque dans l'élaboration de
la décision complexe qui fonde la règle du jeu 13 ». Dans les interac-
tions entre le juridique et le social, une règle du jeu continue
d'exister mais elle se fait plus fluctuante, et devient ouverte à une
« négociation » entre les participants. François Ost met également
en avant la théorie des jeux, qui est seule selon lui à pouvoir ren-
dre compte d'une rationalité paradoxale et éclatée 14. Boaventura de
Sousa Santos préfère quant à lui la cartographie pour appréhender
12. Jacques LENOBLE confirme la le droit 15, mais il s'agit du même effort théorique pour trouver une
pertinence de cet outil dans une forme appropriée à la théorie post-moderne dans le domaine juri-
perspective de rénovation épis- dique. Dans cette perspective, les tenants du post-modernisme
témologique : « Le modèle de ra- proposent de partir des observations empiriques qui semblent dé-
tionalité de la théorie des jeux
bute lui aussi sur de l'indécida-
montrer la pertinence d'un changement radical dans la pratique et
ble, qui oblige non pas à verser corrélativement, dans la théorie juridique.
dans je-ne-sais quel irrationa- Le paradigme post-moderne abandonne donc l'univocité et la
lisme, mais à en redessiner le simplicité pour adopter le parti de la complexité. Entre les espaces
modèle et les présupposés. » juridiques local, étatique et supra-national, des recoupements
(« Le juge et la modernité », Le
Débat, n° 74, mars-avril 1993, p. s'opèrent. Apparaît ainsi l'un des concepts clefs de la théorie post-
175-183). moderne, à savoir la pluralité juridique — entendue comme coexis-
13. André-Jean ARNAUD, « Du jeu tence au sein d'un même champ politique de différents espaces ju-
fini au jeu ouvert. Réflexions ridiques superposés et combinés dans l'esprit et les actions de
additionnelles sur le Droit post- chacun16. Du fait de la porosité juridique actuelle, les réseaux juri-
moderne », Droit et Société,
diques se superposent et s'entrecroisent, donnant naissance à un
n° 17/18, 1991, p. 38-55.
phénomène d'interlégalité, processus dynamique de combinaison
14. François OST, « Jupiter, Her-
cule ou Hermès : trois modèles irrégulière et instable des systèmes juridiques. La réflexion axée
du juge », op. cit.. sur la définition d'un nouveau paradigme juridique part donc de la
15. Boaventura de SOUSA SANTOS, nécessité d'englober la complexité et la flexibilité dont témoigne la
« Droit : une carte de la lecture recherche empirique. Le droit post-moderne est finalement fluc-
déformée. Pour une conception tuant, banalisé et étendu, pluriel et souple17. Selon Sousa Santos,
post-moderne du droit », Droit
et Société, n° 10, 1988. Sousa
s'il est encore marginal, à mesure qu'il gagne du terrain il affecte le
Santos propose dans cet article symbolisme de la légalité moderne en la forçant à la matérialité du
de remplacer le paradigme mo-
derne simple corres-
pondance/non correspondance
entre le droit et la société par un
paradigme complexe post- 16. Jacques Commaille propose de distinguer pluralisme normatif et pluralisme ju-
ridique. Il définit le premier comme la relativisation de la place du droit dans l'éco-
moderne inspiré de la cartogra-
nomie normative des sociétés marquées par l'existence de zones de recouvrement
phie. Ce nouveau concept, axé de plus en plus importantes entre le juridique et le social. Le pluralisme juridique,
sur les notions de projection, par ailleurs, consiste en l'affirmation d'une multiplicité de lieux de production et de
d'échelle et de symbolisation, gestion de la norme juridique, cf. J. COMMAILLE, « Normes juridiques et régulation
conceptualise de manière plus sociale : retour à la sociologie générale », in F. CHAZEL et J. COMMAILLE, Normes juri-
adéquate les relations entre le diques et régulation sociale, Paris, LGDJ, 1991.
droit et la société, bien plus 17. La définition que donne Boaventura de SOUSA SANTOS du droit post-moderne
compliquées qu'une simple rela- dans l'article « The post-modern transition » est la suivante : « Il s’agit d’un droit
sans aura, interstitiel et presque informel, qui reflète les relations sociales au lieu
tion de décalage ou de corres-
de les modeler, de telle sorte que la distinction entre connaissance juridique pro-
pondance, de congruence ou pas fessionnelle et non professionnelle perd sens (de même que le décalage entre droit
entre les deux entités. théorique et droit pratique disparaît). »

448
hic et nunc 18. Par ailleurs, la théorie post-moderne invite à se dé- Droit et Société 27-1994
partir des recherches qui se concentrent sur le contenu normatif
du droit et ne prêtent pas une attention suffisante à sa dimension
non normative, notamment symbolique. Celle-ci est en effet essen-
tielle à une bonne compréhension du droit qui, au delà de la règle,
est également représentation de la réalité.
La rupture qui s'opère avec le paradigme moderne est donc to-
tale et achevée selon les tenants de la post-modernité. Mais en
quels termes est expliquée cette rupture, à la fois pratique et épis-
témologique ? Il apparaît que c'est dans ce domaine que les diver-
gences entre les théoriciens de la théorie post-moderne du droit
apparaissent le plus clairement.

1.3. La question épistémologique


L'affirmation d'une rupture majeure est partagée par l'ensem-
ble du courant de la post-modernité, sans pourtant que ses postu-
lats et ses implications soient toujours similaires. Si la nécessité
heuristique et logique d'une telle rupture est affirmée, on peut re- 18. « Slowly but steadily, modern
procher à certains auteurs de l'affirmer sans l'expliquer. La pro- law transits from planning to ra-
clamation d'un « nouveau sens commun juridique » est parfois un tification, from duration to co-
moyen pratique de faire l'économie d'une démonstration logique. presence, from generality to par-
ticularism, from abstraction to
Ce n'est cependant pas le cas de tous les tenants du post- rematerialization », cf. Boaven-
modernisme, André-Jean Arnaud étant sans doute l'un de ceux qui tura de SOUSA SANTOS, « Toward
a le plus développé sa réflexion sur ce point 19. a post-modern understanding of
La rupture épistémologique se justifie par les phénomènes law », op. cit.
nouveaux qu'il convient d'expliquer et analyser. Dans cette pers- 19. Nous nous référons ici à l'ar-
ticle où la réflexion épistémolo-
pective, François Ost se montre partisan de penser la complexité en gique est la plus explicite, intitu-
soi et non plus comme « amendement et complication de modèles lé « Droit et Société : du constat
simples » hérités du paradigme moderne 20. Au monisme moderne il à la construction d'un champ
faut maintenant substituer le pluralisme, dit-il, à l'absolutisme de commun », Droit et Société,
la règle juridique, il convient de préférer les principes de relati- n° 20/21, 1992, p. 17-37.
visme et de gradualité 21. De manière comparable, A.-J. Arnaud sou- 20. François OST, « Jupiter, Her-
cule, Hermès : trois modèles du
haite que l'on mette fin à l'épistémologie moderne, à l'opposition juge », op. cit.
entre jusnaturalisme et positivisme. La voie pour y parvenir pour- 21. On retrouve une ambition
rait résider dans les paradigmes organisationnel et systémique, comparable chez Sousa Santos
bien que d'autres puissent se révéler pertinents (il cite notamment qui estime que les oppositions
les analyses interactionniste et fonctionnaliste). binaires entre État et société, po-
litique et économique, et d'au-
Les difficultés commencent après l'affirmation de la nécessité
tres encore, sont autant d'obsta-
d'une telle rupture car les théoriciens du post-modernisme ne cles épistémologiques à la
prennent pas en considération les mêmes évolutions pour la justi- connaissance. Progresser dans la
fier. Sousa Santos part d'une critique du paradigme moderne qui, connaissance et l'explication de
du fait de son principe fondamental simpliste selon lequel la ques- notre réalité nécessite par
conséquent de mettre fin à cette
tion première se pose en terme de congruence (ou correspondance) « orthodoxie conceptuelle », cf.
entre formes juridiques et structures sociales, faillit à rendre B. de SOUSA SANTOS, On modes of
compte de la complexité contemporaine. Pour A.-J. Arnaud, le production of social power and
constat d'un retour à un certain esprit pluraliste dans le système law, Madison, Wisconsin, Insti-
juridique européen explique la rupture entre modernisme et post- tute for Legal Studies, « Working
Papers », 1986.

449
P. Maisani, F. Wiener modernisme. Par delà leurs cheminements différents, ces auteurs
Réflexions autour de la s'accordent tout de même sur la réalité de la révolution paradigma-
conception post-moderne tique qui est en train de s'opérer et sur la nécessité de l'accompa-
du droit gner sur le plan théorique.
Il s'agit de rompre avec l'épistémologie positiviste jusqu'alors
prévalante pour fonder une épistémologie nouvelle qui tienne
compte de l'ensemble des phénomènes observables dans la mesure
où les tentatives précédentes de critique par la sociologie du droit
se sont montrées insuffisantes. La recherche sur la pluralité juridi-
que, ainsi que les études critiques du droit, comme « distanciation
critique des auto-conceptions des professionnels du droit 22 », ont
en effet achoppé sur la question épistémologique. Les travaux
concernant les obstacles qui restreignent l'effet de la société sur le
droit aussi bien que ceux du droit sur la société — par une ré-
flexion sur la correspondance entre les formes du droit et les
structures sociales — déçoivent pour la même raison. En faisant
l'économie d'une réflexion épistémologique de fond, ces réflexions
sont restées prisonnières des cadres de pensée positivistes, vouant
à l'échec l'entreprise qu'elles avaient engagée. Ces efforts n'au-
raient finalement conduit qu'à une connaissance améliorée du
droit sans pouvoir fonder une nouvelle discipline. Si leur mérite
est, selon André-Jean Arnaud, d'avoir favorisé la constitution d'une
science sociale du droit, ils n'ont pas permis de forger une épisté-
mologie critique suffisamment solide.
L'épistémologie positiviste avait pour principes la dualité du
sujet et de l'objet, la hiérarchie des sources du droit, le postulat
déterministe selon lequel le droit est « programmé » et évolue dans
22. Boaventura de SOUSA SANTOS,
« Droit : une carte de la lecture le sens du progrès, pour finalement devenir une sorte de science
déformée. Pour une conception infaillible. À l'épistémologie positiviste doit succéder une épisté-
post-moderne du droit », Droit mologie « constitutive » pour reprendre le terme d'A.-J. Arnaud,
et Société, n° 10, 1988. fondée sur de nouveaux concepts de référence : l'interdisciplinari-
23. Boaventura de SOUSA SANTOS, té, l'interlégalité (conçue comme espace de chevauchement de dif-
« The post-modern transition :
law and politics », op. cit., p. 98 :
férents systèmes juridiques), la pluralité juridique, la notion de
« Le fait que, dans une période systèmes juridiques, la prise en compte de l'imaginaire et du vécu,
de transition paradigmatique, la la justiciabilité, l'idée de condition de légalité translocale... Pour
question de la vérité ne puisse éviter d'être rattrapé par les cadres de pensée positivistes, la seule
être résolue qu’en termes prag- démarche possible consiste, comme le rappelle Sousa Santos, à
matiques et rhétoriques expli-
que l’échec des définitions de la
partir de l'expérience 23. Il convient ensuite d'éclaircir deux points
post-modernité usant de catégo- majeurs qui sont, selon A.-J. Arnaud, au cœur de l'ensemble des
ries abstraites. En un sens, ces concepts « révélés » par l'observation pratique et font le lien entre
tentatives de définition sont une eux ; il s'agit d'une part du « choix du mode de régulation et de
façon moderne de vouloir ap-
solution des conflits (notamment le développement en ces matières
préhender le post-moderne ; ce
sont des filets qui ne peuvent du formel et de l'alternatif) », et d'autre part de la « production de
attraper le poisson. » la norme juridique (pluralisme des sources du Droit, établissement
24. André-Jean ARNAUD, « Droit de politiques, complexité de la décision) » 24.
et Société : du constat à la cons- Les tenants du post-modernisme proposent donc d'achever un
truction d'un champ commun », processus de rupture qui doit être radical. Pourtant, en l'état actuel
Droit et Société, n° 20-21, 1992,
p. 28.

450
des choses, des doutes subsistent quant à la possibilité même Droit et Société 27-1994
d'abandonner l'épistémologie positiviste.
Quels sont en effet les outils que nous avons à notre disposi-
tion pour opérer la révolution paradigmatique qui marquerait
l'avènement du post-modernisme ? La nécessité de se fonder sur
l'observation pratique pour échapper aux cadres de pensée positi-
vistes fait sens, mais n'est-ce cependant pas retomber dans l'empi-
risme, qui reste attaché à l'épistémologie moderne ? Le recours à la
théorie des jeux n'est-il pas le moyen de supposer une rationalité
globale à partir de micro-rationalités qui ne se laissent pas facile-
ment appréhender ? Le risque est dans ces conditions de se
contenter de signaler l'existence de ces micro-rationalités sans véri-
tablement poser le problème suscité par le double mouvement de
fragmentation/globalisation du droit. Faut-il alors renoncer à un
sens global ? Le nouveau sens commun juridique laisse tout de
même supposer qu'une sorte de grille de lecture post-moderne
pourrait être esquissée. La réalité de cette rupture épistémologique
n'est donc pas sans poser problème. Peut-être faudrait-il se conten-
ter de revisiter le paradigme moderne, en lui insufflant plus de
souplesse de manière à tenir compte du pluralisme et de la com-
plexité actuels, sans toutefois le déclarer périmé. Après tout l'épis-
témologie moderne ne repose-t-elle pas à la fois sur le doute insti-
tué comme principe et le positivisme universaliste ?
Finalement, la rupture ne semble pas s'imposer d'elle-même.
Peut-être convient-il de lui préférer un élargissement des possibles,
une évolution du cadre moderne allant de pair avec la complexifi-
cation de la représentation de la réalité. Pour autant, une fois ceci
posé, une question majeure reste en suspens : où se situe le glis-
sement des catégories classiques de réflexion aux catégories
« post-modernes » ; s'opère-t-il différemment selon les domaines
de la vie sociale ? À travers cette interrogation, il apparaît que le
problème de la limite de la pertinence du paradigme moderne n'est
pas correctement résolu par la théorie post-moderne.

2. Les limites de la proposition post-moderne


Nous avons essayé de montrer que le projet des tenants d'une
conception post-moderne du droit est double : élaborer un cadre
conceptuel pertinent pour la compréhension du droit, mais égale-
ment promouvoir une vision militante du champ juridique comme
lieu d'expression de rapports de pouvoir. Cependant, cette théorie
n'est pas sans ambiguïté. La rupture opérée avec la conception
moderne, mais aussi avec les théories critiques, est telle que la dé-
finition post-moderne du droit semble caractériser un objet dont la
nature juridique n'est guère évidente. De plus, l'aspiration à une
démocratisation réelle du champ juridique emprunte des voies
dont il n'est pas certain qu'elles contribuent à forger un droit plus
citoyen. Enfin, la question se pose de l'aptitude d'une théorie

451
P. Maisani, F. Wiener « révolutionnaire » à rendre fidèlement compte d'un champ juridi-
Réflexions autour de la que qui évolue sans doute plus qu'il ne se transforme radicale-
conception post-moderne ment.
du droit

2.1. Le risque de dilution de l'objet


Quelle que soit l'approche théorique empruntée pour affirmer
l'existence d'un droit post-moderne, la rupture à laquelle invite
cette pensée implique la question de l'objet : qu'est-ce que le droit
dans la théorie juridique post-moderne, et quelle est sa place en
tant qu'instrument de régulation sociale ?
La définition même du droit pose problème dans la théorie
post-moderne. L'origine de la norme réside en partie dans le cons-
tat de pluralisme juridique, et surtout d'évolution de la règle de
droit qui, dans certains domaines, est concurrencée voire supplan-
tée par des règles para-juridiques informelles et parfois contradic-
toires avec le droit existant. Dès lors se pose la question de la na-
ture de ce nouvel ensemble normatif : constitue-t-il encore du
droit ? La réponse détermine le mode de régulation sociale
qu'opère ce droit post-moderne, mais aussi son intensité, son auto-
rité et finalement sa légitimité. La régulation tend-elle à basculer de
la règle imposée à la norme négociée, et dans l'affirmative, cette
évolution peut-elle être qualifiée de contractualiste, ou ne faut-il y
voir qu'une nouvelle forme de domination sociale ?
Si l'on reprend la définition du droit que propose A.-J. Ar-
naud 25, la règle juridique doit susciter dans l'esprit de ceux qui y
sont assujettis un certain nombre de croyances : en la légitimité de
l'autorité dont elle émane ; en la valeur et la supériorité de la règle
et sa correspondance aux valeurs de civilisation dans laquelle elle
émerge ; en son caractère obligatoire et en la nécessité et la légiti-
mité d'une sanction et d'une autorité chargée de l'appliquer. Or, à
cet égard, un droit post-moderne dont l'origine peut se situer aussi
bien dans une institution que dans une entreprise ou dans la vo-
lonté d'un ou plusieurs individus, implique que la légitimité de la
source de la norme repose selon les hypothèses, sur des construc-
tions démocratiques ou sur la force. Il en va de même en ce qui
concerne l'autorité chargée de sanctionner l'inobservation de la rè-
gle. Par ailleurs, rien n'empêche la double adhésion par ses destina-
taires à la validité de la norme et à l'obligation qui en découle, dans
la mesure où ils n'ont pas toujours conscience du rapport de for-
ces instituant la règle de droit.
La théorie post-moderne du droit ayant une ambition fonda-
trice, son objet contredit nécessairement la définition classique de
la règle juridique ; mais force est de constater par ailleurs la fai-
25. André-Jean ARNAUD, Diction- blesse d'une définition alternative sur laquelle les théoriciens du
naire Encyclopédique de Théorie droit post-moderne ne parviennent pas à s'accorder. Le pluralisme
et de Sociologie du Droit, Paris, juridique sur lequel repose leur vision du droit invite en effet à
LGDJ, 1993, Article « Droit », p. l'envisager selon une conception très extensive, par ailleurs varia-
191.

452
ble selon les auteurs. Sousa Santos par exemple distingue quatre Droit et Société 27-1994
sources essentielles du droit (l'État, la famille, l'entreprise et l'ordre
international) 26 qui couvrent un champ très large ; d'autres n'en li-
mitent pas le domaine. Ainsi, F. Ost évoque-t-il un droit « inter-
stitiel et informel » voire « liquide », pour rendre compte de l'idée
que le droit, avant même d'être une règle ou une institution, est un
discours qui s'articule entre « la règle (qui n'est jamais entièrement
normative) et le fait (qui n'est jamais entièrement factuel) » 27. Mais,
à ce stade, comment déterminer la juridicité de telles normes ? Et
le droit en tant que tel est-il compatible avec des dispositions dont
la spécificité semble céder le pas au caractère régulatoire ? La théo-
rie post-moderne du droit qui se fonde par définition sur une
conception extensive de la norme juridique, n'élude pas le risque
de dilution de son objet. Certains auteurs sont d'ailleurs conscients
de cette contradiction entre d'une part, la nécessité d'élargir le
champ du droit par rapport à la définition qu'en donnent les théo-
ries classiques sous peine de ne pas saisir l'ensemble du phéno-
mène juridique ; et d'autre part, le risque ainsi encouru d'en perdre
de vue la spécificité. B. de Sousa Santos par exemple souligne que
« si le droit est partout, il est nulle part 28 » ; F. Ost quant à lui,
tente de concilier le droit post-moderne dont il affirme qu'il est in-
compatible avec tout discours d'autorité, et la légitimité de la règle.
Pour y parvenir, il se fonde sur deux attributs essentiels de la
norme juridique : en premier lieu, le droit détient une légitimité
procédurale, dans la mesure où « il est avant tout une procédure
de discussion publique raisonnable, un mode de solution des
conflits équitable et contradictoire » ; en second lieu, le respect des
procédures garantirait celui des droits fondamentaux 29. Cependant,
ces caractéristiques de la règle de droit ne sont-elles pas plus re-
vendiquées qu'avérées ? La théorie post-moderne prétend reposer
sur le constat de formes de droit non reconnues par la pensée juri-
dique dominante, qui produisent des effets pourtant bien réels (on
peut relever en ce sens les travaux empiriques que Sousa Santos a
menés au Brésil ou aux îles du Cap-Vert). Mais ces règles souvent
informelles détiennent-elles une véritable légitimité procédurale ?
De plus, la force sur laquelle nous avons dit que le droit pouvait
reposer ne garantit pas que les droits fondamentaux soient préser-
vés, notamment dès lors que le rapport de forces est suffisamment
intériorisé par les partenaires les plus faibles. L'existence d'une 26. Boaventura de SOUSA-SANTOS,
procédure pré-établie de négociation du contenu de la règle de On modes of production of social
power and law, op. cit.
droit n'est pas contradictoire avec l'établissement de normes ini-
27. François OST, « Jupiter, Her-
ques. cule, Hermès : trois modèles du
Cette difficulté à préserver la juridicité de l'objet d'étude rend juge », op. cit.
en outre la mesure de la place du droit post-moderne dans les pro- 28. Boaventura de SOUSA-SANTOS,
cessus de régulation sociale problématique. On modes of production of social
Les théoriciens du droit post-moderne militent pour la plupart power and law, op. cit.
en faveur d'un droit modeste, dont la banalisation et la simplifica- 29. François OST, « Jupiter, Her-
cule, Hermès : trois modèles du
tion sont par ailleurs affirmées. La juridicisation des rapports so- juge », op. cit.

453
P. Maisani, F. Wiener ciaux est jugée excessive, ce qui porte atteinte à l'autonomie des
Réflexions autour de la individus qui ne sont pas maîtres des règles auxquelles ils sont
conception post-moderne soumis. Ainsi, Sousa Santos prône-t-il un retour du droit « qui a été
du droit chargé de toutes les valeurs ou croyances de l'humanité 30 » à de
justes proportions. Le droit doit voir son influence bornée, relativi-
sée, afin de correspondre plus strictement aux besoins sociaux et à
l'idéal démocratique. Pour cela, il convient de solliciter les sociolo-
gues-juristes afin de déterminer si, selon les domaines, l'interven-
tion de règles de droit s'impose ou non 31. L'appel aux sociologues
du droit est nécessaire pour se garder d'une définition du système
juridique posée par des juristes qui acceptent le monopole étati-
que sur la production du droit. Il permet en outre une appréhen-
sion des relations entre droit et société plus complexe que le choix
réducteur entre correspondance et non-correspondance, qui est
par ailleurs corrélatif du monisme juridique.
Cependant, la réalité de la sphère juridique ne reflète pas exac-
tement un tel mouvement de relativisation du droit. S'il est vrai
que la Loi n'est plus souveraine et voit son pouvoir sur les faits so-
ciaux s'éroder, le droit demeure un instrument privilégié de régula-
tion. On assiste à une explosion de la demande de droit dans de
nombreux domaines, et celle-ci s'accompagne parfois même d'un
appel à l'État dont l'intervention est seule jugée apte à poser des
règles indépendantes des intérêts particuliers. La sphère juridique
connaît donc des évolutions contradictoires dont la conception
post-moderne a du mal à rendre compte : la demande sociale de
30. Boaventura de SOUSA SANTOS, droit ne s'accompagne pas nécessairement de la dévalorisation de
« Droit : une carte de la lecture
la norme, et la source étatique connaît à certains égards un renou-
déformée. Pour une conception
post-moderne du droit ». Droit veau 32. Certains auteurs tiennent compte de ces difficultés, tel B.
et Société, n° 10, 1988, p. 363- de Sousa Santos qui pointe le problème de l'évaluation du droit
388. étatique, et affirme que le processus de relativisation n'affecte pas
31. On pourrait, par exemple, tant le droit en général que celui de la séparation entre l'État et la
concevoir une telle consultation société civile ; c'est pourquoi il considère le droit post-moderne
à propos de la pertinence de l'in-
tervention du législateur dans le
non pas comme une dérégulation des rapports sociaux, mais
domaine de la bioéthique. comme un mouvement de re-régulation. Il y a selon lui une recom-
32. Même si, il est vrai, les mo- position des régulations sociales entre les différentes formes de
des d'intervention de l'État évo- droit, qui voit les normes de production domestiques ou systémi-
luent pour tenir compte des as- ques se substituer dans certains cas à la loi territoriale, et devenir
pirations à la démocratisation parfois hégémoniques dans les pays dominants. La question de-
de la production du droit ; on
peut mentionner en ce sens le meure donc, sans doute inhérente à une approche qui estompe les
développement de la contractua- frontières entre les différentes sources du droit, de mesurer ce
lisation du droit de l'État, la mouvement, dès lors que la relation binaire et quasi-exclusive entre
consultation sinon la participa- le droit et l'État est écartée. En outre, n'y a-t-il pas une contradic-
tion croissante des groupes d'in-
tion entre le projet de relativisation du droit et un appel parfois
térêt à l'élaboration des règles,
leur contenu moins prescriptif pressant qui émane du corps social en faveur de la régulation juri-
qui laisse place à une plus dique, de surcroît dans une visée démocratique ?
grande autonomie des compor- La conception post-moderne du droit ne parvient donc pas
tements... Autant de tendances mieux que d'autres courants théoriques à résoudre le problème du
qui conditionnent désormais la
légitimité du droit.
critère de la juridicité des normes ; elle y est même confrontée de

454
manière particulièrement aiguë dans la mesure où le principe de Droit et Société 27-1994
pluralisme interdit toute recherche dans le domaine de l'origine
institutionnelle de la règle. Cette limite théorique certaine affecte
la validité de la réflexion sur la nature de la règle de droit et sa
place dans les processus de régulation. En outre, l'ambition démo-
cratique n'est pas sans contradictions avec le projet post-moderne
dont elle est pourtant consubstantielle.

2.2. Les contradictions de la démocratisation du


droit
Le projet post-moderne est, comme nous l'avons dit, indubita-
blement militant. Héritier dans une certaine mesure des théories
critiques du droit, il s'inscrit dans le cadre conceptuel d'une néces-
saire démocratisation de la sphère juridique, et partant, de la réap-
propriation du droit par ceux à qui il s'adresse. B. de Sousa Santos
comme F. Ost soulignent que leur ambition politique est l'instaura-
tion d'une démocratie à l'échelon mondial. Sousa Santos construit
son analyse à partir d'une critique des régulations réelles qui sont
à l'œuvre dans les sociétés capitalistes. Selon lui, bien que quatre
sources de droit coexistent, celui qui est issu de la « sphère ci-
toyenne », celle des institutions publiques nationales, est érigé en
forme exclusive du droit par les constructions sociales dominantes
ainsi que par la doctrine. Cette source est également la seule à
avoir réellement fait l'objet d'une démocratisation des procédures
qu'elle utilise. Les trois autres sont occultées en tant que lieux de
production normative, alors même que le droit qui en est issu est
nécessairement oppressif, en particulier celui issu de l'entreprise,
nationale ou internationale. En effet, celui-ci est déterminé par la
logique de maximisation du profit qui l'emporte toujours sur les
autres intérêts : « la « libération » politique sert à légitimer l'« op-
pression » économique 33. » Les sociétés capitalistes sont donc par
nature antidémocratiques. Pour le mettre en évidence, la théorie
post-moderne se propose de rompre avec les doctrines classiques
et de tenir compte de toutes les formes juridiques à l'œuvre dans
la société et milite pour leur réappropriation par les citoyens, au
terme d'un processus révolutionnaire qui doit transformer le mode
de contrôle social dominant. Le droit moderne réifiait la forme ju-
ridique et permettait l'oppression ; le droit post-moderne, par une
attention moins marquée à la juridicité, doit se focaliser sur les
droits des citoyens : « The modern understanding of law made law
sacred and trivialized rights. The postmodern understanding of law
trivializes law and makes rights sacred 34. » Ce projet connaît un
double volet, politique et juridique. Le premier souligne la relation 33. Boaventura de SOUSA SANTOS,
forte qui existe entre le droit et le pouvoir, la démocratisation de On modes of production of social
power and law, op. cit.
l'un supposant celle de l'autre ; le second étudie à quelles condi-
34. Boaventura de SOUSA SANTOS,
tions l'élaboration démocratique des règles juridiques est réelle- « The postmodern transition :
ment concevable et surtout réalisable. Mais, dans les deux cas, les law and politics », op. cit., p. 11.

455
P. Maisani, F. Wiener solutions proposées sont parfois en contradiction avec les buts af-
Réflexions autour de la fichés, ou au moins suscitent des interrogations quant à leur carac-
conception post-moderne tère opératoire.
du droit Sur le plan politique, le droit étant l'un des moyens de contrôle
social les plus efficaces, la maîtrise de son élaboration est un enjeu
de pouvoir important. En ce sens, lorsque la théorie post-moderne
soulève la question de la démocratisation de la règle de droit, elle
pose de manière plus globale le problème du pouvoir. Le débat est
celui du mode de régulation juridique le plus à même de préserver
l'autonomie des citoyens, et leur participation à l'élaboration des
règles de droit. La critique de la démocratie formelle, à savoir en
matière juridique la conception moderne du droit, se conjugue
avec un appel en faveur d'une démocratie réelle, conditionnée par
la participation des destinataires du droit à l'élaboration des choix
consacrés par les normes. Derrière cette ambition se profile le sou-
hait d'une société politique auto-régulée, qui ne nécessite pas la
35. André-Jean ARNAUD, « Du jeu présence d'institutions, par définition attentatoires à la liberté des
fini au jeu ouvert. Réflexions
additionnelles sur le Droit post-
citoyens et donc oppressives. Cette « autogestion juridique » sem-
moderne », Droit et Société, ble cependant difficilement réalisable comme projet global.
1991, p. 46. Sur le plan macro-juridique en effet, une question n'est guère
36. André-Jean ARNAUD, Pour évoquée par le projet post-moderne : celle de la cohérence d'un
une pensée juridique euro- système juridique pluraliste. Par définition, il suppose la coexis-
péenne, Paris, PUF, 1991. Il tente tence de plusieurs rationalités, qui peuvent être contradictoires, et
de remédier à cette situation par
l’élaboration et la modélisation
donc engendrer des situations de crise. A.-J. Arnaud note que
d’un processus de décision « l'intelligibilité d'un système est liée à la découverte de sa rationa-
complexe. Celui-ci repose sur les lité » ; or, sous l'empire du droit post-moderne, « un problème
récursivités entre plusieurs grave de polysystémie simultanée se pose, lié à l'existence de sys-
sous-systèmes qui rendent
tèmes juridiques concurrentiels » 35. Ainsi, la prévisibilité de ces
compte des interventions des
divers participants à la décision évolutions normatives est-elle faible et les risques de crise impor-
juridique, et notamment celle de tants. Mais rien n'est dit quant au mode de résolution de ces crises.
la « base » à savoir les particu- A.-J. Arnaud lui-même n'est guère convaincant lorsqu'il étudie les
liers, les familles et les mouve- modalités d'élaboration d'un ordre juridique européen post-
ments sociaux. Voir également :
André-Jean ARNAUD, « Vers un
moderne : il propose de « créer une raison nouvelle à partir des rai-
processus de décision complexe sons en conflit » (des différents systèmes juridiques européens),
en droit », in Danièle BOURCIER et mais reconnaît que « le plus souvent, ce sont des groupes d'inté-
Pierre MACKAY, Lire le droit. Lan- rêts qui orienteront la recherche d'une régulation de leur secteur
gue, texte, cognition, Paris, LGDJ, d'activité davantage vers la découverte d'une raison technique que
1992, p. 71-84.
d'une raison symbolique ». Dans la mesure où ce sont les groupes
37. Peut-être même l'interven-
tion des sociologues-juristes que
d'intérêt qui sont au premier chef les promoteurs du droit, la dé-
les tenants du droit post- mocratisation de son élaboration par la participation des citoyens
moderne appellent de leurs paraît bien aléatoire. Arnaud reconnaît, malgré certaines proposi-
vœux constituerait-elle, à l'en- tions qu'il formule pour contrecarrer cette tendance, que « la parti-
contre de leur projet, une en-
cipation de la base n'est souvent que symbolique 36 ». D'autre part,
trave à la démocratie participa-
tive, dans la mesure où la parole la question de la responsabilité croissante des experts dans la pro-
instituante de ces spécialistes de duction du droit, en réponse à la technicisation des problèmes qu'il
la régulation par le droit pour- traite, n'est pas abordée, alors même qu'elle s'oppose à la pleine
rait révéler une nouvelle forme maîtrise de l'outil juridique par les individus 37. Sousa Santos quant
d'expertise et s'opposer à la vo-
lonté des individus.
à lui, conscient que la fin du monopole de la légalité implique que

456
les relations de pouvoir sont au cœur des relations juridiques, en Droit et Société 27-1994
appelle à « une nouvelle forme d'activisme juridique » qui consiste
en des luttes « micro-révolutionnaires » 38 pour les droits. Mais il ne
précise pas toujours ces notions, par delà l'incontournable prise de
conscience par chacun de la nécessité de lutter pour la défense de
ses droits, qu'il est par ailleurs illusoire de tenir pour acquis. Les
modes de résolution des conflits connaissent la même incertitude,
puisque les procédures informelles auxquelles la vision post-
moderne fait appel risquent d'être « accaparées par les dirigeants
et de servir de prétexte au non respect du formalisme juridique
dans ce qu'il a de protecteur pour le citoyen 39 ».
La démocratisation « politique » du droit s'avère donc aléa-
toire, qu'il s'agisse de son élaboration ou des modalités de son ap-
plication et de son contrôle. D'autres limites doivent être relevées
au cœur du projet démocratique post-moderne, cette fois sur un
plan plus strictement juridique.
Le projet post-moderne cherche à se défaire des traits caracté-
ristiques du modèle juridique moderne, mais de ce fait il est sur
certains points amené à se priver de garanties que ce dernier assu-
rait, même imparfaitement, aux citoyens.
Le pluralisme juridique induit par le droit post-moderne impli-
que peut-être avant tout la complexité du système juridique, et
partant son opacité. Il en résulte que c'est un droit difficilement
connaissable et donc contestable (notamment par ceux à qui il ne
s'adresse pas directement et qui n'auront pas participé à son éla-
boration). Faire valoir ses droits risque ainsi d'être une opération
malaisée. Ni l'adage « nul ne doit ignorer la loi », ni l'ambition de
freiner l'inflation normative ne semblent davantage en voie de ré-
alisation que sous l'empire du droit moderne. De plus, et Sousa
Santos le reconnaît, le droit post-moderne n'est pas moins oppres-
sif que le droit national unitaire : il évoque même « des formes in-
sidieuses et préjudiciables d'oppression 40 », qui sont de facto plus
difficiles à combattre que celles générées par le droit moderne. Re-
prenant la critique marxiste du droit, il développe la thèse de la
domination qu'il applique aux différentes sources du droit. Par
exemple dans les relations internationales, le pouvoir avéré des
firmes multinationales est tel que les normes nationales des États
dans lesquels elles sont implantées et le droit international public
n'ont bien souvent qu'une valeur supplétive pour ces entreprises,
qui ne les respectent que dans la mesure où elles ne contrecarrent
38. Boaventura de SOUSA SANTOS,
pas leurs projets. La question se pose alors de la garantie des
On modes of production of social
droits des assujettis. Ceux-ci se sont développés, même si des la- power and law, op. cit.
cunes subsistent, à l'encontre du droit national dans le cadre de 39. Boaventura de SOUSA SANTOS,
l'État de Droit. Mais rien de tel ne se profile apparemment dans ibid.
l'ordre juridique post-moderne. D'une part, les solutions des 40. Boaventura de SOUSA SANTOS,
conflits peuvent passer par des modes de règlements informels, « Droit : une carte de la lecture
dont certains sont déjà apparus dans quelques systèmes juridi- déformée. Pour une conception
post-moderne du droit ». Droit
ques (médiation, conciliation, arbitrage...). Or, outre le risque que et Société, n° 10, 1988, p. 383.

457
P. Maisani, F. Wiener nous avons souligné d'appropriation de ces procédures par les ac-
Réflexions autour de la teurs dominants, leur mode de fonctionnement n'est guère
conception post-moderne convaincant. P. Lascoumes dénonce ainsi trois illusions de ces for-
du droit mes de justice informelles : celles de la nouveauté, de la simplicité
et de l'efficacité, et conclut même que « le recours in fine au juge
demeure la garantie à laquelle très peu de justiciables acceptent de
renoncer 41 ». Le développement de ces pratiques aurait donc un ef-
fet positif en cas de succès, mais n'aboutirait qu'à complexifier et à
allonger les procédures de règlement des litiges en cas d'échec, ce
qui semble être la situation la plus fréquente 42. D'autre part, l'œu-
vre de la sociologie du droit que Sousa Santos évoque comme
étape importante du processus de transformation du droit en
« bien humain » sera certainement utile à l'appropriation des phé-
nomènes juridiques par les chercheurs, mais il est permis de dou-
ter de son utilité à l'égard de la préservation des droits des assujet-
tis. Sur ce point, une réflexion sur la manière de contraindre
réellement les nouveaux producteurs de droit est indispensable.
Les deux principales conditions d'une réappropriation des sys-
tèmes de droit par les citoyens, à savoir la démocratisation de l'ac-
cès aux lieux d'élaboration des normes donc à la décision, et celle
de leur contrôle, sont présentées comme les enjeux majeurs de la
construction d'un droit post-moderne. Cependant, les solutions
proposées par ses théoriciens ne semblent pas toujours en mesure
de répondre aux ambitions proposées, et révèlent peut-être le prin-
cipal point d'achoppement du projet post-moderne, qui ne parvient
pas à dépasser la contradiction de la norme juridique. Celle-ci ré-
side dans le fait que la nature coercitive, donc potentiellement op-
pressive du droit moderne, par la visibilité de l'objet qu'il suppose
(sources de droit identifiables, publicité et diffusion des textes...) a
permis la démocratisation de l'ordre juridique. La théorie post-
moderne du droit se révèle donc en un certain sens trop ambi-
tieuse, qu'il s'agisse de la définition de son objet, de sa finalité dé-
mocratique, mais également de sa pertinence comme grille d'expli-
cation du champ juridique.

2.3. Une opposition réductrice


Au terme de ce survol des questions suscitées par la post-
41. Pierre LASCOUMES, « De nou- modernité juridique et des problèmes laissés en suspens, il pour-
veaux lieux pour le réglement rait être utile de revenir sur deux points qui constituent le cœur de
des conflits », Le Courrier du ce débat. Ces critiques sont le prolongement d'une interrogation
CNRS, n° 75, avril 1990, p. 72. relative à la complexité, concept central dans la théorie post-
42. Voir, par exemple dans le moderne, qui, selon Arnaud, se « manifeste volontiers sous la
domaine de la protection de
forme de paradoxes ». Cette notion est utilisée pour appréhender
l’environnement, E. JOLY-SIBUET
et P. LASCOUMES, Conflits de les contradictions inhérentes à l'ordre juridique post-moderne. Ce-
l’environnement et intérêts pro- pendant, l'on peut s'interroger sur la valeur explicative de ce
tégés par les associations de dé- concept : s'il décrit avec justesse les évolutions actuelles du droit,
fense, Paris, Ministère de peut-il valablement les expliquer ? La globalité dont il est porteur
l’Environnement, 1988, 270 p.

458
permet en effet de rendre compte de manière exhaustive des évo- Droit et Société 27-1994
lutions qui traversent le droit, mais ne risque-t-elle pas de s'opérer 43. Pour André-Jean Arnaud, la
complexité « renvoie à l'idée de
au détriment de la spécification de leurs causes ? Or, seule cette récursivités et enchevêtrements
opération analytique permet une réelle compréhension du champ de relations d'un niveau institu-
juridique et constitue donc le préalable nécessaire à la fondation tionnel à un autre. La complexi-
d'un paradigme opérationnel pour le droit en devenir 43. té ne dépend pas tant du nom-
Cette réserve posée, il convient en premier lieu d'examiner les bre ou de la densité des
éléments (ou des sous-systèmes)
phénomènes sociaux qui ont motivé la formulation d'une nouvelle qui le constituent que de l'origi-
conceptualisation du droit. Dans quelle mesure ces phénomènes de nalité de la configuration topo-
complexification justifient-ils une rupture épistémologique ? En se- logique des éléments dans le
cond lieu, nous voudrions revenir sur la notion même de moderni- système », cf. André-Jean
ARNAUD, « Vers un processus de
té. Comment définir ce terme qui, plus qu'un cadre rigide de pen-
décision complexe en droit », in
sée, renvoie à une aspiration ? En ce sens, ne peut-on soutenir que Danièle BOURCIER et Pierre
la post-modernité a été portée par la modernité comme son appel- MACKAY, Lire le droit. Langue,
lation même semble le suggérer ? texte, cognition, Paris, LGDJ,
Les observations sur lesquelles se fondent les tenants du post- 1992, p. 73. La complexité serait
également d'après lui une dé-
modernisme sont indéniablement pertinentes. Pour autant, peut-on marche « qui ne se ramène pas
assurer qu'une révolution est en train de s'accomplir, peut-on aussi au franchissement d'une étape
sûrement proclamer la mort du positivisme ? Deux points sont à supplémentaire dans la compli-
considérer ici. En premier lieu, le positivisme a su faire preuve cation ; il ne s'agit pas non plus
d'adaptabilité. Celui-ci a su intégrer une part d'idéalisme dans la d'un enchevêtrement de compli-
cations qu'on pourrait espérer
construction de l'État de Droit, exemplairement illustrée par l'in- ramener à la simplicité par la ra-
corporation des droits de l'homme au droit positif. Il n'est pas tionalisation », ibid., p. 74.
question de remettre en cause l'importance de cet aspect de la mo- 44. N'oublions pas que c'est au
dernité, au contraire 44. Lorsqu’André-Jean Arnaud souligne que nom des droits de l'homme que
l'un des héritages du modernisme conservés par le post- s'opère peut-être aujourd'hui un
tournant dans les relations in-
modernisme réside dans les droits de l'homme 45, il semble bien
ternationales, l'ONU se donnant
d'accord sur ce point. Mais n'est-il pas contradictoire dans cette le droit d'intervenir dans un
perspective d'évoquer le déclin de l'universalisme et du jusnatura- pays plongé dans une guerre ci-
lisme? Par ailleurs, le droit positif se développe dans une large me- vile — par conséquent sans
sure autour des Principes généraux du droit, qui permettent une agression d'un pays souverain
par un autre — au nom de ces
certaine souplesse de la norme juridique. En second lieu, certains droits. C'est ce qui se passe dans
aspects propres à la tradition juridique positiviste font preuve le cas de la Yougoslavie, c'est
d'une vigueur nouvelle. Ainsi en est-il du constitutionnalisme, qui également le débat qui a été dé-
repose sur une stricte interprétation des normes dont la conformi- clenché à propos de la situation
té aux règles supérieures est étroitement contrôlée. Nous en reve- des Kurdes en Irak.
nons à l'idée que la caducité du droit moderne n'est pas telle que la 45. Voir André-Jean ARNAUD,
Pour une pensée juridique euro-
présentent les tenants du post-modernisme. Peut-être même péenne, op. cit.
l'évolution vers plus de souplesse des instruments d'action de 46. Boaventura de SOUSA SANTOS,
l'État est-elle au moins aussi importante que la concurrence de « Droit : une carte de la lecture
nouveaux ordres juridiques. De plus, le courant post-moderne déformée. Pour une conception
élude la mesure des phénomènes qu'il met en évidence. Ainsi, le post-moderne du droit », op. cit.
La question qui se pose corrél-
pluralisme ne cesse d'être affirmé et analysé, mais il ne saurait être
ativement concerne l'ordre juri-
considéré comme une tendance nouvelle. La question de son dé- dique infra-étatique : le droit
veloppement relatif est donc posée ; B. de Sousa Santos reconnaît étatique continue-t-il d'y avoir
lui-même que, « dans une légalité mondiale polycentrique, la cen- un rôle majeur ? Si oui, la ques-
tralité du droit étatique reste un facteur politique décisif 46 ». L'ap- tion de la radicalité de la rupture
se trouve de nouveau posée avec
préciation du changement mérite donc d'être affinée dans la me- acuité.

459
P. Maisani, F. Wiener sure où la domination du droit étatique n'a jamais été exclusive, et
Réflexions autour de la où elle connaît même un certain renouveau.
conception post-moderne Ne convient-il pas de nuancer la thèse post-moderne, pour en
du droit retenir un juste constat des évolutions récentes survenues dans le
domaine juridique, et plus largement dans celui des relations so-
ciales — de la famille au monde du travail ? Au delà même de ce
bilan prudent, ne peut-on pas dire que les tendances qui ont moti-
vé la thèse post-moderne ont renforcé certains des principes fon-
dateurs de la doctrine moderne ? Après tout, il semble que l'émiet-
tement du droit, sa délocalisation et sa pluralisation, s'accom-
pagnent d'un mouvement de radicalisation de la norme juridique,
qui continue de relever du paradigme moderne. En témoigne la vi-
gueur du constitutionnalisme qui gagne à la fois en étendue puis-
que les normes contrôlées sont toujours plus nombreuses (dans le
cadre national des démocraties pluralistes aussi bien que dans le
nouvel espace juridique que constitue la Communauté euro-
péenne), et en raison de l'approfondissement et de l'affinement des
techniques de contrôle (normes de référence, déclarations de
conformité assorties de réserves...). Le champ du droit connaîtrait
donc une dualisation, entre des normes micro-juridiques confor-
mes au modèle post-moderne toujours plus nombreuses et des rè-
gles macro-juridiques illustrant la persistance de la modernité du
droit. Mais peut-être cette évolution est moins contradictoire qu'il
n'y paraît si l'on considère que la seconde catégorie de règles que
nous avons évoquée constitue en quelque sorte le rempart contre
le délitement des principes généraux de l'ordre juridique étatique
(à commencer par les droits de l'homme) auquel conduirait une ex-
tension trop importante de la première catégorie. L'hypothèse
semble confortée par la profondeur des causes du développement
du droit post-moderne : complexification des faits sociaux, efface-
ment de l'État et aspiration démocratique. Quelle que soit sa por-
tée, elle peut constituer une piste pour l'interprétation de la coexis-
tence des droits moderne et post-moderne.

Il est d'ailleurs intéressant de noter que les théoriciens du


post-modernisme n'ignorent pas ces contradictions, même s'ils ne
les résolvent pas toujours. Nous avons dit que plusieurs d'entre
eux tenaient compte de la permanence, voire de la centralité du
droit de l'État. Par ailleurs, A.-J. Arnaud relève que le déclin du
droit étatique n'empêche pas que celui-ci continue d'être un canon
pour établir ce qui est du droit de ce qui n'en est pas. Il note éga-
lement le paradoxe concernant le pragmatisme, qui « paraît à la
fois lié intimement à une conception moderne du droit, en même
temps que le témoignage de la fin du modernisme 47 ». En effet,
47. André-Jean ARNAUD, « Droit celui-ci est l'attribut des professionnels du droit moderne, à com-
et Société : du constat à la cons- mencer par le juge qui rapporte des situations particulières à des
truction d'un champ commun », règles générales ; mais il est également, par l'observation qu'il sup-
Droit et Société, n° 20/21, 1992,
pose, la condition du constat de la caducité du droit moderne, et
p. 24.

460
de l'avènement du droit post-moderne. Finalement, l'idée plus sou- Droit et Société 27-1994
ple d'une évolution à l'intérieur même du cadre moderne semble
48. Anthony GIDDENS, The
plus vraisemblable que celle d'une révolution paradigmatique. En Consequences of Modernity, Ox-
fait, il semble que le débat entre modernité et post-modernité re- ford, Polity Press, 1990, 181 p.
pose largement sur l'idée que l'on se fait de la modernité, en parti- 49. A. GIDDENS écrit notamment :
culier de sa capacité à s'adapter. « La globalisation se réfère es-
Il s'avère nécessaire, en fin de parcours, de formuler quelques sentiellement à ce processus de
remarques sur la modernité. À ceux pour qui nous assistons au déploiement [de l’espace et du
temps], dans le cadre duquel les
passage historique de la modernité à la post-modernité, d'autres contextes sociaux et régionaux
rétorquent que loin d'observer la fin de la modernité, nous en vi- sont interconnectés à travers
vons la radicalisation. Ces derniers avancent notamment que les toute la surface du globe. [...] Et
évolutions qui semblent accréditer, selon les tenants du post- alors que les relations sociales
se font plus étendues, on cons-
modernisme, l'idée de changement paradigmatique sont au
tate le renforcement des pres-
contraire le parachèvement des principes et ambitions de la mo- sions pour davantage
dernité. De plus, toutes ces tendances étaient bien en germe dans d’autonomie locale et pour la re-
ce qu'il est convenu d'appeler la philosophie moderne. C'est la connaissance d’une identité
thèse que développe A. Giddens dans son ouvrage intitulé The culturelle régionale. » Il écrit
également : « De fait, l’une des
Consequences of Modernity 48. Selon ce sociologue, l'affirmation de conséquences fondamentales de
l'avènement d'une nouvelle « ère », d'une révolution paradigmati- la modernité est la globalisation,
que ne fait guère sens. S'il est d'accord pour reconnaître l'existence processus de fragmentation qui
de phénomènes nouveaux, il ne saurait être question d'y voir génère de nouvelles formes
l'épuisement de la modernité en tant que cadre épistémologique et d’interdépendance et de cons-
cience planétaire. »
aspiration philosophique. La modernité est suffisamment riche
50. Op. cit. Évoquant les évolu-
pour englober ces phénomènes nouveaux, précisément parce tions récentes servant de point
qu'elle est un concept dynamique et pluriel. A. Giddens s'attache de départ pour fonder la théorie
au concept de disembeddedness (délitement) qui caractérise la mo- post-moderne, A. GIDDENS écrit
dernité, et qui est lié à la définition de l'espace et du temps propre également : « Les disjonctions
qui se sont opérées devraient
à la période moderne. Le développement des technologies de
plutôt être conçues comme la
communication au sens le plus large a conduit, depuis Newton, à résultante de l’autoclarification
une définition de l'espace et du temps plus abstraite. Tout est de la pensée moderne, au mo-
proximité, tout est immédiateté. Et cela a bien sûr des conséquen- ment où les vestiges de la tradi-
ces au niveau de notre perception de la réalité et de la façon même tion et l’horizon providentiel
disparaissent. Nous n’avons pas
de vivre en société. Dans cette perspective, les phénomènes de glo- dépassé la modernité, nous en
balisation et de fragmentation/localisation ne sont pas en rupture vivons au contraire la radicalisa-
avec la modernité selon Giddens. Ils en sont au contraire le prolon- tion », ibid., p. 51 [C'est nous qui
gement, voire le parachèvement. La globalisation est interprétée soulignons].
comme l'aboutissement de la définition standardisée et abstraite 51. Ainsi, lorsqu'André-Jean
des dimensions espace/temps, et la montée en puissance du local ARNAUD écrit : « Il faut un réfé-
rent relevant de l'ordre de la
et du particulier est perçue comme une sorte de réaction à cette pensée qui permette à chacun
tendance 49. Et il conclut ainsi : « Rather than entering a period of de se reconnaître et joue le rôle
post-modernity, we are moving into one in which the consequences de principe d'identité suscepti-
of modernity are becoming more radicalised and universalised than ble de mobiliser les énergies
dans une marche vers l'unité. »
before 50. » (Pour une pensée juridique eu-
Finalement, le débat entre modernité et post-modernité est ropéenne, p. 9). L'aspiration vers
ramené à la définition que l'on retient de la modernité, entre un l'unité au delà de la diversité du
cadre rigide ou adaptable. Et sous la plume même des tenants du réel était en effet inhérente au
post-modernisme, on trouve parfois des formules rappelant le pro- projet moderne ; elle n'est appa-
remment pas absente du projet
jet moderne 51. Au delà de ces liens entre modernité et post- post-moderne.

461
P. Maisani, F. Wiener modernité, on peut également faire un rapprochement entre post-
Réflexions autour de la modernité et pré-modernité. Leurs points communs sont en effet
conception post-moderne nombreux, notamment en ce qui concerne les représentations
du droit macro-sociales qui sont dans les deux cas fondées sur une concep-
tion pluraliste de la société : celle-ci est fragmentée, divisée en or-
dres verticaux et le local y tient une place importante 52 . Ce rap-
prochement appelle une réflexion sur la signification de la post-
modernité et de son corrélat pour bon nombre d'auteurs, à savoir
la démocratisation de l'ordre social. Ne doit-on pas craindre en ef-
fet que la fragmentation des droits n'induise un risque de régres-
sion plus qu'elle ne constituerait une assurance de progrès vers la
démocratie ? Une telle fragmentation, même sous couvert de pré-
servation des Droits de l'homme, et par delà l'accusation d'ethno-
centrisme, a en effet déjà pu conduire à l'intolérance, voire à l'op-
pression.

*
* *

Sur le plan théorique, les tenants d'une conception post-


moderne du droit militent pour une ré-adéquation entre la réalité
du champ juridique et la théorie du droit, et à ce titre leur ré-
52. André-Jean Arnaud décrit flexion est sans doute incontournable dans la mesure où ils dé-
d'ailleurs la société européenne
moyenâgeuse comme une socié- montrent de façon convaincante les limites des conceptions classi-
té pluraliste, dont le système ju- ques du droit. À ce titre, le post-modernisme juridique est un
ridique est marqué par le plura- courant de pensée qu'il est difficile d'ignorer. De plus, il emporte
lisme des sources du droit et la une conséquence fondamentale sur la démarche de recherche en
polysystémie, mais aussi par
sciences sociales : l'exigence de décloisonnement disciplinaire, qui
une aspiration universaliste et
unitaire, avant que la modernité est posée comme une condition de la validité de l'observation et
ne mette fin à cette ère. Le rap- donc des conclusions qui en sont déduites. En effet, la diffusion
prochement avec la citation pré- des règles de droit dans la société civile et leur souplesse de circu-
cédente légitime la comparaison lation rendent partiellement caduques les outils propres aux scien-
entre post-modernité et pré-
modernité.
ces juridiques, adaptés à la compréhension du droit tel que la
53. Cornélius Castoriadis qui
théorie moderne le décrit. Le recours à d'autres instruments
milite contre le dogmatisme des d'analyse s'impose donc désormais pour saisir l'objet juridique.
sciences juridiques estime que Cette exigence est particulièrement nette dans la mesure où des
« le juriste doit être à la fois po- pans entiers du système juridique ne sont pas élaborés par des
litique, psychologue et sociolo- professionnels du droit. Elle concerne les chercheurs, mais égale-
gue, autant que logicien capable
de préserver la cohérence d'un
ment les praticiens du droit, chargés de son élaboration, de sa mise
système (juridique) qui obéit à en œuvre, et du contrôle de son application. Nous avons dit que les
d'autres fins » (que le système théoriciens du droit post-moderne préconisaient l'intervention de
social), cf. C. CASTORIADIS, juristes-sociologues pour déterminer dans quelle mesure le recours
« Science moderne et interroga- même à l'instrument juridique était pertinent dans un processus
tion philosophique », in Ency-
clopaedia Universalis, Organum, de régulation donné ; par ailleurs, la compréhension du droit sup-
vol. 17, 1968, p. 61-62. Cité par pose un élargissement de la formation intellectuelle des juristes,
A.-J. ARNAUD, « Droit et Société : qui devront faire appel aux méthodes d'analyse des différentes
du constat à la construction sciences sociales 53 . La théorie post-moderne ambitionne donc, en
d'un champ commun », Droit et
Société, n° 20/21, 1992, p. 18.
matière de recherche, de saisir le plus fidèlement possible la réalité

462
du champ juridique, mais également de comprendre son mode de Droit et Société 27-1994
fonctionnement, sa dynamique ; et cette opération est inséparable
d'une appréhension globale des phénomènes sociaux.
Au delà de ce programme novateur de recherche, le post-moder-
nisme appliqué au droit est également une doctrine en même
temps qu'un projet militant relatif à la démocratisation des modes
de régulation sociale. À cet égard, les analyses sont séduisantes,
mais connaissent certaines limites qui tiennent aux fondements
même du projet. Celui-ci ne parvient pas en effet à concilier la spé-
cificité de la norme juridique — éludée d'une certaine manière par
la double affirmation de pluralisme et de banalisation, mais qui
demeure pourtant réelle — avec l'ambition de fondre le droit dans
le plus vaste ensemble des normes sociales. La présentation post-
moderne achoppe sur la résistance du droit dont la démocratisa-
tion est depuis fort longtemps recherchée mais semble toujours
inaccessible. Il faut donc poser la question de la nouveauté de ce
courant de pensée, dont certains aspects centraux ont déjà été lar-
gement pris en compte par la théorie juridique. Ainsi en est-il de
l'idée de pluralisme juridique, que Weber avait envisagé dans le ca-
dre limité du droit étatique, et que Gurvitch avait étendu à l'en-
semble des acteurs sociaux. De manière générale, l'ambition d'un
droit démocratique instrument d'une régulation « par le bas », qui
mette fin au monolithisme de l'État et des classes dominantes, est
sérieusement posée depuis le XIXe siècle et la formulation de la cri-
tique marxiste de l'outil juridique. La spécificité de la théorie post-
moderne se situe donc sur un autre plan. Elle ne fait guère de
doute en tant que projet global de connaissance et de transforma-
tion sociale révolutionnaire. Mais ce second objectif doit certaine-
ment être compris au regard de la configuration du droit contre le-
quel la théorie s'est construite. Il s'agit certes du droit tel que
l'entend la conception moderne, donc potentiellement oppressif ;
mais celui-ci a fait l'objet d'une démocratisation qui, bien qu'in-
complète, n'en est pas moins remarquable. C'est pourquoi la dis-
tanciation radicale par rapport au droit existant conduit parfois à
en éluder les caractéristiques positives, voire complémentaires de
l'ambition post-moderne. C'est peut-être cette ambivalence de l'ob-
jet étudié qui rend l'exercice critique dans une certaine mesure
aléatoire. S'il est temps de penser la complexité en tant que telle
sans plus chercher à amender les cadres de pensée anciens, la né-
cessité d'abandonner la modernité n'est pas démontrée de façon
convaincante. À cet égard, la tâche des théories critiques précéden-
tes était sans doute plus aisée, dans la mesure où le droit pouvait
encore être globalement considéré comme un instrument de domi-
nation unilatérale. 54. André-Jean ARNAUD, Pour
Il faut enfin souligner une ambition propre à la théorie post- une pensée juridique euro-
moderne, à savoir l'accompagnement de la transformation actuelle péenne, op. cit.
des systèmes de droit. La plus importante est certainement celle 55. Mireille DELMAS-MARTY, En-
tretien au journal Le Monde, 25
issue de la construction du droit européen ; c'est également la plus
mai 1993.

463
P. Maisani, F. Wiener originale dans la mesure où elle s'opère par confrontation de plu-
Réflexions autour de la sieurs systèmes juridiques, et non seulement par un mouvement
conception post-moderne de substitution d'un droit aux ordres juridiques existants. Si, sur
du droit ce point, les propositions avancées par certains tenants du droit
post-moderne ne semblent pas toujours opérationnelles, elles ont
le mérite incontestable de rappeler la nécessaire prise en considé-
ration des citoyens en tant qu'acteurs de ce processus. Il s'agit en
effet d'une exigence démocratique, mais c'est également une condi-
tion essentielle de la réception, voire de l'acceptation du droit par
ses destinataires. Ainsi, pour André-Jean Arnaud qui a dressé un
parallèle entre l'élaboration d'un droit européen et celle du droit
moderne, le mouvement aujourd'hui en cours peut conduire à une
construction juridique originale grâce aux principes d'action que
préconise la théorie du droit post-moderne 54. Dans la même ligne,
Mireille Delmas-Marty souligne que l'Europe devient un « labora-
toire du pluralisme juridique » et milite en faveur d'un « droit ac-
cessible aux non juristes pour éviter d'abandonner aux seuls juris-
tes cette transformation du droit, qui devrait être l'affaire de
tous » 55. Par conséquent, la conception post-moderne du droit pré-
sente peut-être avant tout l'avantage de constituer à la fois un outil
de compréhension des évolutions contemporaines des systèmes
juridiques, et un garde-fou contre le risque de reproduire les er-
reurs qui, acceptées par le passé, conduiraient aujourd'hui à l'inef-
fectivité du droit.

464
Nouvelles du monde
Droit et Société 27-1994
Nouvelles du monde

Section 1 — Congrès, Colloques, Rencontres


Centre d’Étude et de Recherche sur la Théorie de l’État (CERTE). Pro-
gramme de recherche 1993-1997, Montpellier.
Thème : « Les transformations de la sphère publique ». Groupe 1 :
« Les transformations de l’État » ; groupe 2 : « Les transformations de
la sphère administrative et la puissance publique » ; groupe 3 : « Les
citoyennetés et nouvelles modalités de socialité ».
Renseignements : Michel Miaille, Faculté de droit, 39 rue de
l’Université, 34060 Montpellier cedex.
Tél. 67 61 54 57 ou 67 61 54 29 ; Fax 67 60 32 19.
Italian Sociological Association / Institute of International Sociology of Go-
rizia / World Futures Studies Federation, in collaboration with Italian
National Research Council. 3rd International Summer School, Gorizia
(Italie), 5-17 septembre 1994.
Thème : « The problems of the New Europe. Future studies, simula-
tions and scenarios for Europe.
Renseignements : Institute of International Sociology of Gorizia (ISIG),
via Mazzini 13, 34170 Gorizia, Italie.
Tél. I-481 - 533632-32580 ; Fax I-481 - 532094.
Università Cattolica del Sacro Cuore, 64e Corso di aggiornamento cultu-
rale, Bergamo, 14-18 septembre 1994.
Thème : « La famiglia, quale idea, quale politica ».
Renseignements : Segreteria del Corso di aggiornamento, Università
Cattolica del Sacro Cuore, Via Sant’Agnese 2, 20123 Milano, Italie.
Tél. 02/7234-2816 ; Fax 02/7234-2827.
Centre de Recherches Critiques sur le Droit (Université Jean Monnet, Saint-
Etienne / CNRS). Forum, Saint-Etienne (Maison des avocats), 4 octobre
1994.
Thème : « Recherches sur la justice ».
Renseignements : Madame Boniteau, CERCRID, 35 rue du 11 novem-
bre, F-42100 Saint-Etienne.
Tél. 77 42 16 69.
Centre d’Étude et de Recherche sur la Théorie de l’État (CERTE) / Société
française pour la Philosophie et la Théorie politiques et juridiques
(SFPJ). Colloque, Montpellier, 7-8 octobre 1994.
Thème : « Changement et droit ».

467
Nouvelles du monde Renseignements : Michel Miaille, CERTE, Faculté de droit, 39 rue de
l’Université, F-34060 Montpellier cedex.
Tél. 67 61 54 57/67 61 54 29 ; Fax 67 60 32 19.
Università degli Studi di Roma « La Sapienza », Facoltà di Sociologia.
Congrès italo-russe, Rome, 27-29 octobre 1994.
Thème : « Società e istituzioni russe : quale transizione, quali para-
digmi alle soglie del terzo millennio ».
Renseignements : A. Della Seta, M. De Luca et R. Bettini, Cáttedra di
Sociologia del Diritto, Via Salaria 113, 00198 Roma, Italie.
Tél. 8548895 / 88327066 ; Fax 8552631.
Ligue Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (LADHP). Colloque
international, Tunis, 3-4 novembre 1994.
Thème : « Les droits de l’homme et la transition démocratique en
Afrique ».
Renseignements : Béchir Khalfallah, LADHP, 10 rue Sambre et Meuse,
F-75010 Paris.
Tél. 42 49 53 55 ; Fax 42 49 17 22.
Association Française d’Anthropologie du Droit (AFAD). 1er Congrès, Paris,
École Nationale de la Magistrature / Institut des Hautes Études sur la
Justice, 24-26 novembre 1994.
Thème : « Le juge. Approches anthropologiques d’une figure
d’autorité ».
Renseignements : Melle Noret, Université de Paris XI, Faculté de Droit,
service de la formation continue, 57 boulevard Desgranges, 92330
Sceaux.
Tél. 40 91 18 20 ; Fax 40 91 18 24.
Socio-Legal Studies Association (SLSA). Annual Conference, University of
Leeds, 27-29 mars 1995.
Thème : « Value and Commitment in Diversity ».
Renseignements : Adam Crawford, David Wall, Faculty of Law, Univer-
sity of Leeds, Leeds LS2 9JT, Grande-Bretagne.
Tél. [44] (0)532 335045/335023 ; Fax [44] (0)532 335056.
International Association for Philosophy of Law and Social Philosophy. 17th
IVR World Congress, Bologne (Italie), 16-21 juin 1995.
Thème : « Challenges to Law at the End of the 20th Century ». Ses-
sions principales : « Rights and other legal protections ; New forms of
sovereignty and citizenship ; New and ancient sources of law ; Law,
technology and the environment ».
Renseignements : Enrico Pattaro, Centro Interdipartimentale di Ricer-
ca in Filosofia del Diritto e Informatica Giuridica « H. Kelsen »
dell’Università degli Studi di Bologna (CIRFID), Via Zamboni 27/29, I-
40126 Bologna, Italie.
Tél. [39] (0)51 228207/261062/225176 ; Fax [39] (0)51 260782.
Research Committee on Sociology of Law of the International Sociological
Association. Congrès, Kobe (Japon), 1-4 août 1995.
Thème : « Legal Culture : Encounters and Transformations ».
Renseignements : Prof. Shozo Ota, Faculty of Law, University of To-
kyo, 7-3-1 Hongo, Bunkyo-ku, Tokyo 113, Japon.
Fax : 81-3-3816-7375.

468
ou : Prof. Shiro Kashimura, Faculty of Law, Kobe Uni- Droit et Société 27-1994
versity, 2-1 Rokkodaicho, Nada-ku, Kobe 657, Japon.
Fax : 81-78-802-3614.

Section 2 — Nouvelles de l’étranger


BELGIQUE

L’Université libre de Bruxelles (ULB) annonce la vacance externe à la


Faculté de Droit, à partir du 1er octobre 1994, d’un poste de chargé de
cours à temps plein titulaire d’une chaire internationale dans le do-
maine des disciplines métajuridiques.
Le titulaire de cette chaire se verra confier le cours de Sociologie juri-
dique (30 h), enseignement obligatoire de 2e année (1er cycle) et celui
de Théorie du droit (30 h), enseignement obligatoire de 5e année (2e
cycle).
En outre le titulaire dispensera un enseignement de 3e cycle dans un
domaine à convenir avec la Faculté et éventuellement en concertation
avec d’autres Facultés, Écoles ou Instituts.
Enfin, le titulaire se verra confier des recherches dans le domaine des
matières métajuridiques et, le cas échéant, la direction de thèses.
L’objectif de la Faculté de Droit de l’ULB consiste à développer
l’enseignement et la recherche dans le champ de la sociologie, de
l’anthropologie et de l’épistémologie juridiques, ainsi que la réflexion
sur le phénomène juridique.
L’énumération des branches évoquées ci-dessus n’est donc pas limita-
tive.
Les candidats devront maîtriser une ou plusieurs des disciplines
mentionnées. Ils fourniront un curriculum vitae de haut niveau inter-
national.
Tout renseignement peut être obtenu auprès de M. Léon INGBER,
Doyen de la Faculté de Droit, 50 avenue F.D. Roosevelt, C.P. 137, 1050
Bruxelles, Belgique (Tél. 02/650 39 39).

Les demandes des candidats doivent parvenir à Madame le Recteur,


50 avenue F.D. Roosevelt, B-1050 Bruxelles, accompagnées d’un curri-
culum vitae avant le 30 septembre 1994.

BRESIL

Manifestations scientifiques :

XVe Congresso da Ordem dos Advogados do Brasil, Foz do Iguaçu (Bré-


sil), 4-8 septembre 1994.

Encontro Brasileiro de Direito e Psicanálise, Curitiba (Brésil), 26-29 oc-


tobre 1994.

469
Nouvelles du monde SUISSE
(De notre correspondant Jean-François Perrin)

Bilan et perspectives de recherche en sociologie juridique*

I. Mise en œuvre de l’obligation de coordination en matière


d’environnement et d’aménagement du territoire**

Le droit de l’aménagement et de l’environnement, au sens large de


l’ensemble des textes régissant la matière, pose le problème de la ges-
tion d’une réalité complexe au moyen de dispositions non nécessai-
rement harmonisées entre elles, susceptibles, fréquemment, de se su-
perposer, voire de se contredire ; des questions délicates se posent
ainsi aux administrations qui doivent mettre en œuvre les instru-
ments complexes et toujours difficiles que sont la coordination for-
melle, la coordination matérielle, et la pesée d’intérêts.
Dans une jurisprudence qui s’est développée ces dernières années, le
Tribunal fédéral suisse a établi un certain nombre de principes appli-
cables à de telles situations, ainsi l’exigence d’une décision de pre-
mière instance unique, et d’une pesée des intérêts à effectuer le plus
tôt possible ; les procédures doivent être coordonnées et les exigen-
ces matérielles appréciées comme un tout cohérent. S’agissant de la
coordination formelle, tout en marquant sa préférence pour le mo-
dèle de la procédure directrice, le Tribunal laisse aux cantons le choix
entre plusieurs solutions.
L’objectif de la recherche est de voir comment il a été répondu par les
cantons à ces exigences jurisprudentielles, ceci, dans un premier
temps, par l’analyse des dispositions prises sur les plans législatif, ré-
glementaire et opératif, puis, principalement, par l’examen approfon-
di de décisions significatives de première instance, dans la perspec-
tive d’une contribution à la réflexion sur l’amélioration de l’efficacité et
de la cohérence des politiques publiques.
L’étude de cas où une coordination a été nécessaire vise à retracer le
plus précisément possible la manière dont, au cours du processus
administratif, la décision a pris corps, et d’établir à quels moments,
par qui, et comment, des actes impliquant coordination — aux diffé-
rents sens indiqués ci-dessus — se font ; l’analyse d’un dossier doit
ainsi documenter, pièce par pièce, le moment et les modalités de la
détermination, et de la pesée, des intérêts pris en compte, le mode de
coordination appliqué et l’agencement des rapports entre les diffé-
rents services.
Après l’analyse approfondie de la jurisprudence du Tribunal fédéral,
le relevé des modes d’organisation que se sont donnés les cantons, et
de nombreux entretiens avec des acteurs et usagers du droit, la re-
cherche s’est tournée vers son objet principal, à savoir l’analyse en
* Texte paru dans la Notice profondeur des dossiers.
d’information du CETEL, n° 32, Ces derniers ont été mis à disposition par les administrations canto-
février 1994, p. 11-19.
nales, mais aussi par des organismes tiers ; ils se présentent sous des
**La présente note informe sur formes et en des états très variables.
l’état actuel de la recherche me-
Une grille d’analyse a été mise au point, permettant de faire apparaî-
née par le Centre d’Étude, de
Technique et d’Évaluation Légi- tre les articulations principales et les argumentations employées dans
slatives (CETEL, Genève) sur ce le processus décisionnel.
thème.

470
Les dossiers proviennent de l’ensemble des cantons romands ; la re- Droit et Société 27-1994
cherche a été étendue dès le début 1994 à des cantons de Suisse alé-
manique. Actuellement sont à l’étude des dossiers concernant des
gravières, des terrains de golf, des projets de parking ; divers dossiers
concernent des routes de contournement, ainsi que des installations
d’intérêt public.
Il en résultera une typologie qui pourra être interrogée par thème,
mais aussi par canton. Enfin, la recherche pourra déboucher sur des
propositions d’optimisation et de simplification.
Au stade actuel il est tout à fait prématuré de présenter des hypothè-
ses même provisoires. Il apparaît toutefois que la concertation en
phase de pré-procédure et la recherche de la négociation entre les dif-
férentes parties soit la caractéristique dominante de la gestion de dos-
siers complexes, gestion marquée par ailleurs par le contexte politique
(faire aboutir les projets) et scientifique (gérer avec peu de moyens une
situation incertaine). La formation, et la position, des responsables de
la coordination joue également un rôle certain.
Le Séminaire de Crans est directement ancré dans la problématique
de la recherche. En 1993, il a été consacré à la mise en évidence des
différents niveaux de complexité rencontrés dans le droit de
l’environnement et de l’aménagement (complexité due à la matière
elle-même et à ses incertitudes, aux nombreux intérêts en présence,
aux procédures et modes d’organisation choisis, etc.) et à une pre-
mière discussion de possibilités de simplification (voir texte spécifi-
que).
Le Séminaire 1994 portera sur les modalités et la faisabilité de la pe-
sée globale des intérêts. En effet, si les règles de coordination maté-
rielle sont bien fixées, leur respect n’est nullement assuré, la compa-
raison des intérêts en présence comportant des imprécisions et
difficultés méthodologiques évidentes, et les autorités politiques
étant d’abord soucieuses de faire aboutir leurs projets par des voies
pragmatiques, plutôt que de parvenir à peser en fonction d’une mé-
thodologie rationnelle et à froid les intérêts en présence.
Dans le débat scientifique et politique sur la mise en œuvre du droit
de l’aménagement et de l’environnement, on s’est parfois demandé si
la complexité des situations qui se présentent était encore gérable
avec les instruments disponibles, ou si elle ne nécessitait pas des ins-
truments nouveaux, ne conduira pas à l’exigence d’un pilotage global,
ou ne risquait pas de pousser au développement de l’arbitraire, drapé
dans une extrême scientificité.
Parallèlement des démarches sont actuellement entreprises, dans des
perspectives non dépourvues d’ambiguïté, pour introduire des simpli-
fications dans le droit de l’aménagement et de l’environnement (ci-
tons à titre d’exemple le projet de modification de la LAT mis en
consultation en automne 1993 par le DFJP ou les travaux du Contrôle
administratif du Conseil fédéral).
Dans ces conditions le fait de documenter avec précision comment
les cantons font face aux exigences légales et jurisprudentielles im-
posées à leurs administrations acquiert une actualité toute particu-
lière, et permettra de fournir à cet égard des références factuelles
importantes.
René LONGET

471
Nouvelles du monde II. Politiques en matière de stupéfiants

Durant l’année 1992-1993, le CETEL a engagé plusieurs initiatives


concernant les politiques en matière de stupéfiants, en particulier
dans le domaine des législations et de leur mise en œuvre.

a) Les politiques législatives en matière de stupéfiants et leur mise en


œuvre

Un programme de recherche sur les politiques publiques en matière


de stupéfiants (usage en particulier) a été initié, en collaboration avec
de nombreux partenaires européens.
La première phase, de pré-recherche, a porté sur les motivations des
choix législatifs, sur la comparaison des dispositifs actuellement en
œuvre et sur les problèmes de méthodologie concernant la possibilité
d’une évaluation des politiques en vigueur.
Deux études interdisciplinaires sur les politiques développées en Eu-
rope ont été menées.

b) Étude comparative sur les politiques législatives en matière de pré-


vention des toxicomanies en Europe

Cette étude a été menée sous la direction de M.L. Cesoni, dans cinq
pays : France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas et Suisse. Elle a été fi-
nancée par la Commission des Communautés Européennes (DG V)
pour ce qui est des pays de la CE, et par l’Office fédéral de la santé
publique pour la Suisse.
Elle a duré un an et s’est terminée avec un séminaire de trois jours en
septembre 1992 (cf. Notice CETEL n° 31). Le rapport final est en cours
de publication conjointe dans la série « Travaux CETEL » et dans le
Bulletin du Centre national de documentation sur les toxicomanies
(Lyon). Ces textes seront publiés aux Éditions Synthélabo (Paris) du-
rant le premier semestre 1994.
L’étude met en évidence les principaux facteurs qui semblent avoir
influencé les choix et qui pourraient expliquer les oscillations des ap-
proches, répressive et médicale, constatées au niveau tant législatif
que des pratiques.
Elle affronte les problèmes posés par l’évaluation de politiques com-
posées de normes si différentes, prévoyant à la fois des interventions
répressives et thérapeutiques.

• Les législations et leur mise en œuvre


La comparaison de l’évolution des législations nationales concernant
l’usage et/ou la détention de stupéfiants met en évidence une cer-
taine synchronie, qui peut être en relation avec l’évolution du droit
international en matière de stupéfiants.
Bien que les données concernant l’évolution des usages de produits
stupéfiants soient imprécises, une comparaison des chiffres avancés
pour la consommation d’héroïne dans les différents pays permet de
constater que l’interdiction de la détention et/ou de l’usage précède
partout (à l’éventuelle exception de la Grande-Bretagne) la diffusion
significative de l’héroïno-dépendance.

472
Cela conduit à émettre l’hypothèse que le phénomène de consomma- Droit et Société 27-1994
tion d’héroïne que nous connaissons à l’heure actuelle s’est dévelop-
pé indépendamment de la législation. Celle-ci a, par contre, été par-
fois modifiée à cause de l’évolution du phénomène.
Les politiques en vigueur oscillent partout, dans le temps, entre
l’approche médicale et l’approche répressive, alors que les « toxico-
manes » font l’objet en même temps de mesures répressives et médi-
co-sociales. La superposition de ces normes contrastées produit de
nombreux effets négatifs pour les usagers, effets dont plusieurs
consistent en une atteinte à leur santé.
Relativement aux motivations de l’adoption des normes en matière
d’usage de stupéfiants, les finalités de santé publique sont très effa-
cées. Une série de motivations opposées se reproduisent, égales à el-
les-mêmes, pour justifier chaque oscillation entre répression et
soins ; en particulier, le choix répressif n’est jamais vraiment motivé.
On peut par contre identifier dans tous les pays étudiés la même sé-
rie de facteurs qui ont contribué à déterminer les choix politiques : la
prédominance de l’ordre médical, la diffusion de la consommation
dans des milieux plus visibles, les nécessités de reproduction de
l’ordre social et celles des institutions spécialisées, les intérêts éco-
nomiques de l’industrie pharmaceutique, les intérêts liés aux carriè-
res politiques et aux échéances électorales, l’émergence du sida, en
représentent les principaux, avec le poids des relations internationa-
les et du droit international.

• L’évaluation
L’imbrication des interventions pénales et médico-sociales et les ef-
fets négatifs qui en découlent, ainsi que les objectifs différents, voire
divergents, de ces interventions, rendent particulièrement difficile
une évaluation.
Car, en effet, par rapport à quelles finalités législatives et politiques
faut-il évaluer ? Comment identifier les effets et les relier à l’une ou
l’autre intervention en établissant une relation de causalité ?
Le manque de connaissances globales des différentes populations
d’usagers et des activités développées par les acteurs qui appliquent
les normes juridiques nécessite par ailleurs d’être comblé, si l’on veut
d’une part connaître la vraie portée des normes en vigueur et identi-
fier d’autre part les effets prétendus de ces normes, avant de les
évaluer.
Quelques conditions ont été définies pour progresser vers une activi-
té d’évaluation :
— toute évaluation, notamment comparative, devra être précédée par
une définition consensuelle des concepts et des indicateurs à utiliser
et la mise en place de dispositifs d’observation ;
— afin de définir le champ d’évaluation, il sera nécessaire d’effectuer
des choix concernant : les buts, l’objet et l’échelle de l’évaluation ; le
niveau des normes à évaluer et les objectifs à leur attribuer ;
— une évaluation globale paraît difficilement envisageable ; il faudrait
par conséquent privilégier des indicateurs aptes à produire une
connaissance qualitative des usagers, des usages et des produits.
Cette démarche permettrait de situer les utilisateurs de stupéfiants

473
Nouvelles du monde dans un contexte de vie autre que celui des prisons ou des centres de
soins spécialisés.
Il serait ainsi possible de mieux cerner les liens multiples qui lient les
utilisateurs à leurs produits et de déceler les impacts que certaines
prévisions normatives et/ou actions publiques, répressives ou médi-
co-sociales, ont pu avoir sur certains comportements ou conditions
de vie.
Il serait opportun de développer des recherches ponctuelles en pro-
fondeur, de type ethnographique, concernant des populations spéci-
fiques d’usagers et ayant pour objet les modifications de leurs com-
portements. Elles devraient être effectuées « en grappe » pour
permettre une comparaison des résultats. L’étude a aussi pris en
considération le domaine de l’analyse économique, pour suggérer le
développement d’études de type « public choice ».
En définitive, la finalité des évaluations devrait être d’évaluer la com-
patibilité entre les politiques répressives et les politiques de santé
publique.

c) Étude sur la politique législative suisse en matière de prévention des


toxicomanies

Sur mandat de l’OFSP, une étude plus approfondie concernant les po-
litiques en matière de prévention de l’usage de stupéfiants en Suisse
a été menée sous la direction de M.L. Cesoni et Ch.-N. Robert. Le
groupe de travail, interdisciplinaire, était composé de :
— Pierre-Yves Aubert, Infor-Jeunes, Bureau d’information sociale
(BIS) ;
— Maria Luisa Cesoni, CETEL, Faculté de droit, Université de Genève ;
— Yves Fricker, Département de sociologie, Faculté des sciences éco-
nomiques et sociales, Université de Genève ;
— Miranda Liniger, Département de droit pénal, Université de Ge-
nève ;
— Jean-Louis Martin, Institut universitaire de médecine légale, Ge-
nève ;
— Georges Peters, Institut de pharmacologie, Faculté de médecine,
Université de Lausanne ;
— Christian-Nils Robert, CETEL — Département de droit pénal, Uni-
versité de Genève ;
— Alain Schoenenberger, Eco’diagnostic, Genève ;
— Stefano Spinelli, Faculté des sciences économiques et sociales, Uni-
versité de Genève.

Le rapport final, rédigé en octobre 1993, comprend une réflexion gé-


nérale et des annexes thématiques.
Dans sa première partie, le rapport situe d’abord la Suisse dans un
contexte comparatif européen, sur la base de l’étude susmentionnée.
Il effectue ensuite un état des lieux en Suisse, concernant le proces-
sus législatif qui a conduit à la révision de la loi fédérale sur les stu-
péfiants de 1975. Il se penche sur les dispositifs répressifs, préventifs
et médico-sociaux actuellement en œuvre. Il identifie les principaux
problèmes posés par l’interaction entre les différents dispositifs et
explore le domaine des allocations publiques pour les activités liées
aux stupéfiants.

474
Dans sa deuxième partie, le rapport développe une réflexion sur la Droit et Société 27-1994
possibilité d’une évaluation de la loi fédérale de 1975 sur les stupé-
fiants et de sa mise en œuvre.
Il souligne, d’abord, la nécessité d’approfondir les connaissances
avant de tenter une évaluation. Il est notamment nécessaire de
connaître dans les détails le fonctionnement des dispositifs de mise
en œuvre de la loi, de préférence à une échelle géographique limitée.
Il met ensuite en évidence quelques problèmes que pose un pro-
gramme d’évaluation qui affronte l’efficacité des normes et non celle
des services, dont la principale difficulté consiste à repérer des liens
de causalité univoques entre les normes et les comportements visés.
Les annexes thématiques portent sur les sujets suivants :
— la législation en matière d’usage de stupéfiants ;
— le statut légal des substances psychotropes ;
— les médias et l’opinion ;
— les dispositifs de prévention et de soin ;
— les dépenses publiques.
Le rapport devrait être diffusé, après accord de l’OFSP.

d) Enquête sur les substances psychoactives en Afrique

Cette enquête exploratoire a été menée par le CETEL (M.L. Cesoni) en


collaboration avec plusieurs organismes genevois (Institut Universi-
taire d’Études du Développement [IUED], Terre des hommes) et fran-
çais (Toxicomanies : Recherches-Actions Nord-Sud [TRANS], Centre
National de Documentation sur les Toxicomanies [CNDT]), dans le ca-
dre des travaux préparatoires de l’Observatoire européen des drogues
et des toxicomanies (cf. Notice CETEL n° 31).
L’enquête prévoyait l’envoi de questionnaires dans les pays africains
afin de constituer un réseau d’interlocuteurs pour des échanges
d’information, de formation et de recherche dans le domaine des
substances psychoactives (usage notamment).
Elle visait aussi la récolte de quelques informations directes dans
trois secteurs :
— la consommation des substances et leur disponibilité sur les mar-
chés locaux ;
— les organismes spécialisés dans le suivi des usagers ou concernés
par le problème ;
— les politiques publiques mises en œuvre.
Le rapport sera publié dans le premier semestre 1994.

Les contacts, établis en passant par des organismes ou des person-


nes-relais intervenant sur le terrain en Afrique, ont été de 174, dans
51 pays. Les réponses obtenues (60) proviennent de 28 pays.
Les organismes qui ont répondu à notre questionnaire ont exprimé
une forte demande d’échanges avec les pays occidentaux, qui concer-
nent surtout le domaine de la prévention, des soins et des politiques
publiques.
Les substances les plus utilisées varient selon les pays. Dans les ob-
servations de nos interlocuteurs, on constate toutefois une prédomi-
nance des dérivés du cannabis, de l’alcool et des médicaments psy-
chotropes. L’héroïne et la cocaïne sont apparues au cours des années
1980-1990.

475
Nouvelles du monde Les substances traditionnelles n’ont été mentionnées que rarement.
On peut penser que l’intégration sociale de l’utilisation de ces subs-
tances rend leur consommation moins visible, ou que cette intégra-
tion conduit à ce qu’elles ne soient pas considérées comme
« drogues ».
Les services spécialisés pour la prise en charge des usagers ayant des
problèmes semblent s’être développés surtout suite à l’apparition des
dites drogues dures. Les usagers (de toutes substances) ayant des
problèmes sont le plus souvent pris en charge dans les services psy-
chiatriques hospitaliers.
Si plusieurs pays développent des activités d’information et de pré-
vention, les politiques mises en œuvre par les États africains sont,
pour l’essentiel, des politiques répressives. En effet, dans la quasi-
totalité des pays dont nous avons reçu des réponses, les usagers peu-
vent faire l’objet d’une procédure pénale en raison de leur consom-
mation.

e) Groupement de recherche « Psychotropes, politiques et société »

Une demande de création d’un groupement de recherche centré sur


les substances psychoactives a été déposée au Centre national de la
recherche scientifique français. Une décision devra être prise avant
fin 1993.
M.L. Cesoni a participé à la préparation du projet, qui réunit les cen-
tres de recherche suivants :
— Centre d’études transdisciplinaires sociologie anthropologie his-
toire (CETSAH) ;
— Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions
pénales (CESDIP) ;
— Institut de recherche et d’information socio-économique - travail et
société (IRIS-TS) ;
— Groupe de recherche et d’analyse sur le social et la sociabilité
(GRASS), Université Paris VIII ;
— Centre international de recherche sur l’environnement et le déve-
loppement (CIRED) ;
— Groupe de recherche sur l’État, l’internationalisation des techni-
ques et le développement — Centre d’étude sur les dynamiques in-
ternationales (GREIDT — CEDI), Université de Paris XIII ;
— Institut de recherche en épidémiologie de la pharmacodépendance
(IREP) ;
— Centre de sociologie urbaine (CSU).

Le GdR a une composition interdisciplinaire. Les axes de travail pro-


posés sont :
1. La construction sociale de la dépendance : approches historique
(responsable : Véronique Nahoum-Grappe), sociologique (responsa-
bles : Alain Ehrenberger et Patrick Mignon) et économique (François-
Rodolphe Ingold).
2. Les trafics et leurs réseaux : approches ethno-sociologique (respon-
sables : Michel Joubert et Monique Weinberger) et économique (res-
ponsables : Pierre Kopp, Pierre Salama et Michel Schiray).
3. Les dispositifs d’élaboration et de mise en œuvre des politiques pu-
bliques : urbaines, sanitaires et sociales (Monique Weinberger, Albert

476
Ogien et Michel Joubert), approches de sociologie juridique (Claude Droit et Société 27-1994
Faugeron) et juridique (Maria Luisa Cesoni).

Outre le développement de recherches communes, le GdR prévoit


l’organisation de séminaires de recherche thématiques, la constitu-
tion d’un fonds documentaire, la diffusion d’une newsletter. Il est à
vocation internationale : une fois sa création décidée, il sera donc ou-
vert à l’adhésion de centres de recherche non français. Le CETEL po-
sera sa candidature en temps voulu.

Maria Luisa CESONI

III. Recherche sur la libération conditionnelle des détenus et la ré-


intégration des libérés

Cette recherche, inscrite au départ au programme du séminaire de


droit pénal 1991-1992, arrive à son terme. L’ouvrage qui fera la syn-
thèse des différents résultats de l’enquête est en voie d’achèvement
et la publication est prévue pour cette année.
Cette publication a pour ambition de cerner les profils juridique et
historique de l’institution et de recenser les dispositions légales ré-
glant les procédures en matière de libération conditionnelle et de ré-
intégration dans les différents cantons romands s’étant prêtés à
l’enquête (Genève, Vaud, Neuchâtel, Fribourg et Jura).
En outre, grâce aux autorisations accordées par les départements de
justice cantonaux, l’enquête sur le terrain a permis, par
l’intermédiaire d’un questionnaire standardisé, de relever des infor-
mations dans les dossiers de libération conditionnelle — ou à défaut
dans les protocoles de décision de libération conditionnelle — de
l’année 1990. Nous avons donc pu procéder à l’analyse de ces déci-
sions. Une partie non négligeable de l’ouvrage traitera donc de la pra-
tique même de la libération conditionnelle ; il s’agit de l’étude de
l’aspect procédural de la décision, de l’étude de la décision elle-même
et des différentes variables, individuelles ou pénales, qui pourraient
l’influencer, de l’analyse des mesures qui accompagnent la libération
conditionnelle. Chaque fois que cela s’est avéré intéressant nous
avons tenté une comparaison intercantonale — Genève et Vaud s’y
prêtant le mieux par le nombre de décisions recensées dans ces deux
cantons.
Enfin, les motifs retenus à l’appui des décisions de libération condi-
tionnelle ont également donné lieu à une analyse approfondie.
L’ouvrage contient aussi une étude des procédures de réintégration
dans les cantons romands en 1990.

Noëlle LANGUIN

477
Nouvelles du monde IV. Évaluation de la récupération des vapeurs d’essence

À la suite d’un entretien avec Jean-Daniel Delley sur la mise en œuvre


de l’Ordonnance sur la protection de l’air (OPAIR), un projet de re-
cherche a été déposé auprès de l’Office fédéral de l’environnement,
des forêts et des paysages. Ce projet visait à réaliser une évaluation
pluraliste et récapitulative sur l’effectivité de l’application de l’annexe
2, chiffre 32 & 33 de l’OPAIR sur les installations de transvasements
d’essence. Ce texte cherche à prévenir la formation d’ozone de basse
altitude et limiter l’évaporation de benzène, substance cancérigène,
dans l’atmosphère. Il impose en conséquence un taux de récupération
de 90 % des vapeurs d’essences émises lors d’activités impliquant une
possible évaporation de celles-ci.
Ce thème de recherche a été accepté et un mandat nous a été confié.
Sa durée est de six mois, soit de janvier à juin 94. Cette recherche est
supervisée par M. Eric Monnier et effectuée par M. Christophe Keller-
hals et M. Yann Boggio.
Notre activité consistera à élaborer et mettre en place, en relation di-
recte et constante avec le système d’acteurs concernés, une structure
d’évaluation de l’impact de cette mesure. Cette structure sous-entend
trois niveaux d’organisation : une instance d’évaluation composée à
part égale de membres de chaque sphère d’activité (légitimeurs, opé-
rateurs et public-cible) et qui est responsable du choix des lignes
d’évaluation, un maître d’ouvrage qui assure la programmation et la
coordination, et des chargés d’évaluation qui récoltent les données en
fonction des choix effectués par l’instance d’évaluation.
Ce type d’organisation devrait permettre aux acteurs concernés, par-
tie prenante des conclusions de notre travail, de mieux intégrer les
résultats de cette évaluation et d’augmenter donc l’utilité de celle-ci.
Cette approche méthodologique, d’essence pluraliste, s’inspire des
travaux du Professeur E. Monnier (École Nationale des Travaux Pu-
blics de l’État, Lyon).
Cette recherche aboutira, suite à l’étude préparatoire, à la rédaction
d’un cahier des charges, validé par un test d’évaluation in situ. Le
mandant aura ainsi connaissance non seulement de l’état
d’avancement de l’application de cette politique publique, mais aussi
des difficultés rencontrées par les acteurs concernés. Il sera alors à
même de commander l’évaluation à proprement parler.

Christophe KELLERHALS,
Yann BOGGIO

V. Fait et droit en matière de crédit à la consommation

Les travaux exploratoires pour une recherche sur le thème de la pra-


tique en matière de crédit à la consommation ont débuté en octobre.
Les travaux sont dirigés par MM. Jean Kellerhals et Jean-François Per-
rin. Y participent M. Massimo Sardi, Mmes Sandrine Tornare et Da-
niela Werffeli.
Les objectifs de ces travaux sont, premièrement, de saisir la pratique
contractuelle existante, sur la base de l’analyse du contenu de
contrats effectivement employés dans les relations commerciales.

478
Le deuxième objectif est de cerner la possibilité de compréhension Droit et Société 27-1994
que peuvent avoir les personnes de ces contrats de crédit ainsi que
leur attitude face à la conclusion et à la validité de tels contrats
d’adhésion.
Finalement, il s’agira de répertorier les différentes procédures for-
melles et informelles de mise en œuvre forcée du contenu des
contrats. Ce dernier point, plus particulièrement, sera traité en pa-
rallèle avec l’organisation d’un séminaire de formation continue sur
le désendettement.
Jusqu’à présent, un certain nombre de contrats de crédit ont été ré-
coltés auprès des différents prédisposants : banques, grands maga-
sins, émetteurs de cartes de crédit ou directement auprès de
consommateurs ou dans des dossiers litigieux. Ces contrats ont été
analysés du point de vue de leur mode de conclusion, du contenu de
leurs conditions générales et de l’utilisation qui en est faite dans les
relations commerciales, de façon à établir une typologie du crédit à la
consommation tel qu’il existe en pratique.

Daniela WERFFELI

479
Responsables de rubriques :
— André-Jean Arnaud,
Jacques Commaille :
sociologie du droit (ouvrages
généraux)/régulation
— Alain Bancaud :
professionnels du droit
— Jean-Pierre Bonafé-Schmitt :
travail, relations industrielles,

Chronique
droit et justice
— Jacques Commaille :
politique et droit

bibliographique — Anne Devillé :


famille, droit et justice
— Juan Garcia Amado : philoso-
phie du droit
— Pierre Guibentif :
méta-sociologie juridique
— Étienne Le Roy : his-
toire/anthropologie du droit
— Jean-François Perrin : sociolo-
gie judiciaire
— Michel Troper :
théorie du droit/épistémologie
Au fil des revues :
— André-Jean Arnaud,
— Mariannick Cornec
Chronique Bibliographique

482
Droit et Société 27-1994
Lu pour vous

Anuario de filosofía del derecho, Nuova Epoca, tome X, Madrid, Centro de


Publicaciones del Ministerio de Justicia, 1993, 663 p.

Le tome X de l’Annuaire de philosophie du droit consacre sa section


monographique au thème Droit et État : entre le libéralisme et la social-
démocratie, réunissant sous cet épigraphe huit articles empreints d’un ca-
ractère nettement économique. Ainsi, J. Montoya et P. González Altable
mènent à bien une étude de la philosophie politique de Hayek, à partir
d’une exposition de sa théorie de l’évolution et de sa conception des rè-
gles et du droit dont il est le fruit, de sorte que le meilleur test de légitimi-
té de la loi est génétique, c’est-à-dire qu’il surgit d’un processus
d’éclaircissement de normes implicites dans la société, qui sont parvenues
jusqu’à nous, grâce à leur capacité de réduction de l’incertitude et de
création d’expectatives. La doctrine politique de Hayek s’attaque aux fon-
dements de l’État social et défend l’État libéral, mais, comme les auteurs
se chargent de le démontrer, il ne s’agit pas d’un libéral acharné, mais
bien plutôt d’un social-démocrate modéré admettant qu’incombent à
l’État des fonctions telles que la prévision des biens collectifs, l’aide à des
groupes particulièrement défavorisés, la garantie d’une rente minimum, la
promotion de l’éducation, etc., même si, dans la réalisation de ces fonc-
tions, Hayek signale des restrictions typiquement libérales comme les im-
pôts non redistributifs, l’absence de monopole de l’État, etc. Ce qui, sans
doute, a mis Hayek « à la mode », de l’avis des auteurs, c’est sa prévision
des dangers et corruptions de la démocratie. En ce sens, Hayek est parti-
san d’une « démocratie limitée », où l’on respecterait toujours des princi-
pes généraux de justice, au-delà du pouvoir illimité de la majorité (idée
qui peut aller à l’encontre de sa conception évolutionniste et anthropolo-
gique du droit), focalisant ses critiques sur l’absence actuelle de sépara-
tion des pouvoirs étant donné que le Parlement, qui légifère, gouverne et
que la création des lois se transforme en un « processus accepté de chan-
tage et de corruption ». À titre de solution, il propose de créer une se-
conde assemblée, qui se chargerait uniquement de la législation. Dans une
même perspective d’analyse économique, appliquée au comportement pu-
blic, à la structure politique et du droit, nous trouvons l’article de M. Eló-
segui Itxaso sur J. Buchanan. « Le développement économique est indis-
solublement lié au cadre juridique que fournit la démocratie constitution-
nelle. » L’auteur approfondit la critique, que fait Buchanan, de l’interven-
tionnisme étatique qui implique la négation de la supposition selon la-
quelle « l’intention équivaut au résultat ». C’est ainsi qu’il s’oppose à
l’intervention qui s’appuie sur la « nécessité sociale », qui est indéfinie,

483
Chronique bibliographique choisissant de délimiter « l’intérêt public », qui coïncide avec « l’intérêt
Lu pour vous individuel » de l’État efficient. Profondément enraciné dans « l’individua-
lisme radical », il pactise avec l’inégalité, qualifiant d’utopiques les théo-
ries de Rawls. Buchanan défend le « libéralisme capitaliste de la société de
libre marché ». L’accord, dans le contrat constitutionnel, sur les règles li-
mitant l’activité politique, légitime la relation politique individu-État ; la
constitution économique implique la participation directe des citoyens,
tout spécialement dans le domaine fiscal. Elósegui met en exergue la dif-
férence opportune entre libre marché et capitalisme. À titre de conclusion,
il signale que, tout en partageant quelques-unes des critiques que Bucha-
nan adresse à « l’État du bien-être », le binôme économie de marché-
démocratie admet les politiques redistributives auxquelles s’oppose la
« révolution constitutionnelle » si nécessaire pour Buchanan. Ruiz-Gálvez
analyse, dans son article, les critiques que, depuis le néo-libéralisme, on a
adressées à l’égalité, tout en se préoccupant de trouver les voies grâce
auxquelles cette égalité pourrait être compatible avec la liberté. En ce
sens, il défend un concept d’égalité matérielle en tant qu’exigence de sa-
tisfaction des nécessités fondamentales de toutes les personnes, étant
donné qu’il s’agit d’une condition indispensable à l’exercice de la liberté,
et un concept d’égalité formelle comme reconnaissance de l’identité de
chaque personne et par là même, de la différence.
Des problèmes spécifiques du droit et de l’État sont traités par F. Puy
(l’idéologie social-démocrate), E. Bea Pérez (la crise de l’État du bien-être),
J.-M. Rosales (la démocratie et l’Union européenne) et J.L. Serrano Moreno
(l’écologie, l’État de droit et la démocratie).

La section que l’Annuaire consacre aux diverses études débute par un


ensemble intitulé Sur la philosophie du droit, d’où il convient de détacher
un article de Hernández Marín, présentant sa propre conception en la ma-
tière. Pour cet auteur, la philosophie du droit s’occupe du droit en tant
que phénomène isolé, et comprend deux parties : la théorie générale du
droit et la théorie de la science juridique. La théorie générale du droit se
divise en une théorie générale des normes juridiques, où les idées intéres-
santes de H. Marín sur l’interprétation, le langage juridique, l’ontologie
juridique retiennent notre attention, et en une théorie de l’ordre juridi-
que. Une troisième théorie peut encore être incluse dans celle des normes,
et c’est ce que H. Marín dénomme « théorie des corps juridiques », étroi-
tement liée à la technique législative. L’article renferme, également, une
analyse de l’introduction au droit, de la théorie fondamentale du droit et
de la théorie du droit en tant que « substituts illégitimes de la théorie gé-
nérale du droit » ; ainsi qu’une référence aux finalités du droit et à la
technique législative. M. Gascón Abellán aborde, par la suite, l’étude de
l’objet de la philosophie juridique, tout en se demandant si l’on peut par-
ler d’une unité d’objet et de méthode ou si, au contraire, cette philosophie
juridique est présidée par une notion d’hétérogénéité, pour conclure en
plaidant en faveur d’une conception unitaire où, bien que le même objet
admette des points de vue différents, on tende vers une philosophie du
droit qui offrirait plus qu’une simple connaissance empirique sans laisser
de côté la réalité. Toujours à propos du même thème, F. Galindo, J.A. Mo-
reno et J. Félix Muñoz proposent une approche du concept de droit, grâce
aux techniques de l’argumentation communicative ; de même F. Garrido
Peña fait quelques considérations sur la matière Théorie du droit.

484
La seconde partie de la section consacrée aux études, se réfère au Droit et Société 27-1994
Droit et langage. R.J. Vernengo y réalise une analyse intéressante à propos
de l’usage et la structuration grammaticale des typiques confrontations
verbales « sein/sollen » et leurs corrélatifs « être/devoir-être », de même
que de la proposition différenciatrice de Kelsen entre devoirs descriptifs
et prescriptifs ; à ce propos, on peut remarquer l’effort que Vernengo fait
pour montrer l’impossibilité grammaticale de l’existence de devoirs des-
criptifs, au-delà de ce qui serait de simples formules nominalisées. Ce
même thème, à partir de points de vue différents, est abordé par C. Alar-
cón Cabrera, qui analyse le paradoxe logique de Lewis Caroll ; G. Zaccaria,
qui traite des relations entre herméneutique et analytique ; et C.-I. Massini
Correas, le droit naturel et certaines considérations sur Kalinowski.
Sous le titre Droit et valeurs, se détache l’analyse fouillée de
J.A. Garcia Amado sur le positionnement de F. González Vicén par rapport
à l’obligation en regard du droit. Il s’agit d’un travail de technique de
compréhension et de synthèse des différentes réactions que suscite la
formule de la désobéissance éthique proposée par Vicén. Garcia Amado
interprète Vicén comme l’accès à la conscience individuelle, qui définit et
différencie le sujet en tant qu’être autonome, en aucun cas lié moralement
aux normes juridiques hétéronomes. L’obéissance à l’appel moral à la dé-
sobéissance de la loi constitue la voie de définition et de maintien du su-
jet autonome dans la société. Ainsi, avec une volonté de dépasser les au-
tres analyses, l’auteur délimite le domaine marqué par Vicén, le domaine
éthique de l’obligation morale, en éludant le thème de « l’obligation poli-
tique et juridique ». La lecture de ce travail pourra nous éviter un grand
nombre de tergiversations et d’ambiguïtés que la « désobéissance éthique
de Vicén » a suscité, et nous permettre de franchir un degré de plus vers
la vision non anarchisante du sujet autonome par rapport au droit.
L’article de J. Rodriguez-Toubes sur John Finnis sert de conclusion au su-
jet.
De la partie consacrée à l’Histoire de la pensée juridique, il faut rete-
nir l’article de B. Rivaya García, intitulé « Introduction à la philosophie ju-
ridique de Salvador Lissarrague » surtout parce qu’il constitue une étude
sérieuse de l’influence d’Ortega y Gasset sur les philosophes espagnols de
l’après-guerre. Après une minutieuse étude de la figure de Lissarrague, il
conclut en mettant en valeur sa conception du droit en tant que produit
social dérivé de la cohabitation et, par là même, historiquement condi-
tionné. Les articles de J. Calvo González, M. Segura Ortega et S. Rus Rufi-
no complètent cette partie.

L’Annuaire recueille, dans sa troisième section, d’intéressants débats


sur des thèmes dont l’importance et l’actualité sont indubitables. R. Her-
nández Marín et R.J. Vernengo confrontent leurs positions à propos des
droits humains. Si le premier nie l’existence de droits subjectifs, humains
ou naturels, au-delà du domaine positif, Vernengo, lui, se réfère à
l’incapacité de la technique juridique actuelle, à l’heure d’élaborer des
théories satisfaisantes sur les droits en question. Les positions prises par
L. Prieto Sanchís, dont l’œuvre reflète une vision nettement positiviste où
tous les principes possèdent un caractère normatif, donnent lieu à une
autre confrontation intéressante avec J.A. Ramos Pascua, qui critique le
refus du premier de considérer que les principes opéreraient en tant que
véhicule de la morale. Cette partie consacrée aux débats s’achève sur la
critique que fait M. Escamilla Castillo de l’œuvre de López Calera Moi,

485
Chronique bibliographique l’État, où il découvre une description injustifiée de l’État comme « ration-
Lu pour vous nel » et « tendantiellement bon » qui tendrait à se superposer à l’« irra-
tionnelle » société civile. López Calera réplique que son unique prétention
est de réaliser une analyse de l’État et de la Société civile d’une nature
telle qu’elle puisse fournir au lecteur les racines, motivations et justifica-
tions des diverses options dialectiques souvent opposées.

Les sections consacrées aux renseignements, chronique bibliographi-


que et critique bibliographique mettent un terme à une publication dont
la qualité croissante est indiscutable.

Maria José GARCIA SALGADO


et M. Leonor SUAREZ LLANOS
Université d’Oviedo

BAUDOUIN Jean-Louis et BLONDEAU Danielle, Éthique de la mort et droit


à la mort, Paris, PUF, coll. « Les voies du droit », 1993, 127 p.

Ce livre comprend quatre parties distinctes (l’introduction, deux cha-


pitres, la conclusion) auxquelles nous avons consacré un paragraphe de
brèves remarques, avant de noter, finalement, quelques réflexions que
nous a suggérées la lecture de cet ouvrage.

Une introduction concise sert à exposer au lecteur les prémisses ser-


vant de point de départ aux auteurs ; c’est ainsi qu’ils considèrent que (1)
dans les sociétés contemporaines, à l’inverse de ce qui se produisait à
d’autres époques, les valeurs matérielles prévalent sur les humaines, la
quantité sur la qualité ; (2) ceci conduit à une distorsion dans l’estimation
de la vie et de la mort ; en effet les moyens techniques et scientifiques
qui, apparemment, permettent de combattre la mort, renferment de gra-
ves dangers pour la vie elle-même, étant donné qu’ils (i) permettent
d’augmenter la quantité de vie mais au détriment de la qualité ; (ii) aggra-
vent le drame de la mort, en l’isolant de la vie et en la convertissant en
une pure agonie assombrie par le risque d’être victime de l’acharnement
thérapeutique.

Il s’impose donc de trouver des solutions juridiques et morales per-


mettant une nouvelle humanisation de la mort. Mais, avant cela, il
convient de décrire les diverses pathologies que doit affronter le discours
juridique et moral. Aussi le chapitre suivant traite-t-il (1) d’une part, de
l’incapacité d’offrir une solution claire aux conflits dérivés des boulever-
sements que les nouveaux moyens technologiques ont engendrés dans la
médecine traditionnelle. Il s’agit, concrètement, (i) du problème des morts
vivants, ou des personnes présentant des signes de vie purement biologi-
ques, mais dont le cerveau est mort, (ii) des morts en sursis, personnes
conscientes pour lesquelles la médecine et la science ne peuvent offrir de
guérison, mais de simples moyens de prolonger l’existence. (2) Le chapitre
traite, d’autre part, des dérivés de la stigmatisation de la mort, rejetée et
humiliée par les valeurs qui triomphent dans la société. Les auteurs analy-
sent en premier lieu les causes d’une telle situation, liée au choc frontal
entre la mort et la société de production et de consommation, ainsi que la
perte du caractère instrumental de la science qui transforme son objet en
son propre développement et fait reculer le bien-être de l’être humain ;

486
nous en avons un clair exemple dans l’acharnement thérapeutique (dont Droit et Société 27-1994
ils parlent longuement dans les pages 88 à 92). Les auteurs passent en-
suite aux conséquences : (a) l’aliénation de la mort et des mourants eux-
mêmes ; le conflit entre l’idée de mort et les valeurs sociales crée un
conflit menant à la séparation structurelle ou institutionnelle des vivants
et des morts ; ainsi, aujourd’hui, on meurt à l’hôpital ou ailleurs, mais ja-
mais chez soi ; (b) parallèlement, on désacralise la mort, on oublie les va-
leurs contenues dans le rituel traditionnel de la mort ; (c) finalement, la
négation de la mort conduit à ce que les auteurs dénomment le jeu de la
comédie ou des demi-vérités, qui se reflète dans la négation par le patient
de son propre état, la conspiration du silence de ses proches et l’absence
d’une norme, dans les pays continentaux, concernant l’attitude devant
être adoptée par le personnel médical. Cette conspiration du silence est
nettement contraire aux exigences des relations sociales et contribue à
attenter à la dignité de l’être humain qui n’exerce plus aucun contrôle sur
sa propre vie et la continuation de cette dernière, qui est bien évidemment
la mort ; à leur tour, des conflits se nouent entre les différentes parties
impliquées dans ce tournant décisif et délicat : le malade, les parents et le
personnel médical.

Une nouvelle réflexion doit précéder la recherche de solutions


concrètes, qui concerne l’estimation sociale de la mort, par le passé. Après
avoir analysé brièvement le rôle joué par la mort dans les cultures non
chrétiennes (ce sur quoi nous reviendrons plus loin), les auteurs analysent
la culture chrétienne, où il distinguent trois phases : (1) de la prohibition à
la tolérance, où perdure une attitude de résignation devant la souffrance
et de stigmatisation du suicidaire ; (2) de la tolérance à la liberté, présidée
par l’idée de liberté face à la souffrance, ce qui entraîne un assouplisse-
ment dans l’attitude face au suicide, bien que demeure le caractère répré-
hensible de toute aide au suicidaire (ce qui suppose une négation de la
possibilité de planification, de ritualisation du suicide) ; (3) de la liberté au
droit, fruit de la prise en charge, par l’homme, de sa pleine liberté, de son
auto-détermination, ce qui permet au sujet d’assumer son avenir et, peut-
être même, d’exiger une conduite positive de la part des autres. Cepen-
dant, dans cette troisième phase, il faut distinguer différentes solutions
culturelles (avec un plus grand degré de paternalisme dans le cas français,
par exemple) et des options conséquentes quant à la dépénalisation de
l’aide au suicide ou du contrôle, exercé par le patient, sur le traitement
médical. Cela permet aux auteurs d’enchaîner avec le débat, actuel et
contemporain, sur ces questions.

Sur le point d’entreprendre le travail qu’ils ont en vue, les auteurs


commencent par offrir une brève analyse des solutions possibles ou ju-
gements du raisonnement éthique et juridique, fruit du développement
d’un nouveau regard sur la vie et la mort. C’est le propre de cette troi-
sième étape de reconnaissance du droit à l’auto-détermination de l’indi-
vidu en ce qui concerne sa vie et sa mort, à laquelle nous avons fait allu-
sion dans le paragraphe antérieur : (i) le testament de vie ; (ii) l’euthanasie
ou mort douce ; (iii) l’apparition d’institutions médicales spécialisées qui
assistent le malade dans ses derniers moments, le soulageant dans cette
phase terminale.
(i) En ce qui concerne le testament de vie, « c’est un document conte-
nant des directives écrites, faites devant témoins, par une personne ma-

487
Chronique bibliographique jeure et capable. Le document porte sur les traitements à ne pas entre-
Lu pour vous prendre ou à interrompre » dans les cas où la personne, le testateur,
« deviendrait incapable de prendre par elle-même les décisions qui s’im-
posent » (p. 92). Les auteurs nous rappellent le caractère intéressé que
présente, au départ, le testament de vie (dans la mesure où il est promu
par les hôpitaux américains eux-mêmes, afin d’éviter d’éventuelles intro-
ductions d’instances en responsabilité civile contre eux). Ils montrent,
également, comment ce dernier peut se convertir en l’instrument ad hoc
de lutte contre l’acharnement thérapeutique ou même pour éviter la stan-
dardisation du suicide médicalement suivi, sans oublier de nous signaler
les difficultés et problèmes qu’il présente. C’est pour cette raison,
concluent les auteurs, que, malgré les aspects positifs qu’il présente, « il
n’est ni une solution idéale ni un remède universel, lorsqu’on sait que la
dignité humaine devant la mort ne se négocie pas » (p. 98).
(ii) En ce qui concerne la mort douce ou euthanasie, (a) les auteurs la
définissent, d’une façon générale, comme une intervention sur la santé du
patient, qui prétend non pas en finir avec la vie de ce dernier mais lui fa-
ciliter le passage de la vie à la mort, lui éviter la douleur et la souffrance
(p. 99) ; (b) immédiatement, se pose le problème de la charge négative que
le terme comporte, que les auteurs attribuent à la « solution finale » em-
ployée par la barbarie nationale-socialiste allemande des années trente, où
on utilisait, par euphémisme, le terme « euthanasie » pour se référer à une
authentique extermination ; (c) les auteurs résolvent les difficultés que
renferme la question en défendant l’idée force de la dignité humaine, de
la nécessité d’une distinction entre l’euthanasie active et l’euthanasie pas-
sive.
(iii) Et quand ils se réfèrent à l’apparition d’institutions médicales
spécialisées assistant le malade dans les derniers instants de vie, les au-
teurs insistent sur le fait que, dans une certaine mesure, l’institutionna-
lisation de la mort peut contribuer à une aliénation chez les mourants au
sein du royaume des vivants.

Vient ensuite le moment d’articuler un discours éthique et juridique


sur le fait social et individuel que constitue la mort.
Le principe fondamental sur lequel les auteurs se basent est celui de
l’affirmation de la nécessité de reconsidérer le fait social et individuel de
la mort à partir des valeurs et des besoins de l’être humain, et, plus
concrètement, du mourant, en établissant à partir de ces derniers, les so-
lutions éthiques et juridiques les plus adéquates.
Cela implique, dans l’immédiat, l’établissement, comme prémisse, de
l’autonomie personnelle de l’individu (qu’ils avaient déjà définie p. 108 ;
« comme sujet responsable de sa vie, la personne humaine est aussi res-
ponsable de la fin de sa vie et les décisions d’autrui ne peuvent, même à
ce moment, se substituer aux siennes »), pour se demander sur le champ
quels peuvent être les profils concrets de l’autonomie personnelle dans ce
domaine, ou plus concrètement, si cela suppose le droit de réclamer la
non-intervention ou le droit d’exiger la mort ou de mourir en paix (le
principe de l’autonomie de la personne permet-il de revendiquer plus
avant le principe de la non-interférence et d’exiger la cessation des soins
courants, essentiels à la vie ? (p. 113), concepts déjà précisés p. 108 : « le
droit de mourir en paix [est] le droit de mourir dans la dignité, c’est-à-dire
de mourir comme un être humain (...), le droit à la mort [est] la sollicita-
tion de l’interventionnisme. »

488
Pour répondre à cette question que les auteurs eux-mêmes se posent, Droit et Société 27-1994
ils avancent deux solutions : (1) la première, qui s’avère impossible,
consiste à mettre en relation les pouvoirs inscrits dans ce droit d’auto-
nomie avec la distinction entre traitement ordinaire et traitement extraor-
dinaire ; l’option n’est pas viable, étant donné qu’il est très difficile
d’établir une distinction objective, ce qui, en tant que règle orientative,
manque d’opérativité ; (2) la seconde, pour laquelle optent les auteurs,
consiste à affronter la question du caractère licite ou illicite de
l’euthanasie active ; (i) partant de l’absence d’une solution claire dans le
domaine législatif, (ii) ils signalent, par la suite, les risques que comporte
la reconnaissance d’un droit à l’euthanasie active, qui, outre ceux que
peut fournir la mémoire historique, sont essentiellement constitués par (a)
le risque qu’en se basant sur lui-même, on finisse par avoir tendance à ne
pas appliquer les moyens médicaux et pharmacologiques disponibles en
visant seulement des critères de rentabilité économique ; (b) de même,
l’apparition de programmes d’euthanasie active servant à en faire la pro-
motion, une telle décision finissant par se caractériser, socialement,
comme un acte altruiste, généreux et socialement non seulement valorisé,
mais bien vu ; (c) la dépénalisation de l’aide au suicide, où il s’avère très
difficile de faire la distinction entre une supposée authentique aide au
suicide et l’imposition de la volonté d’une autre personne ; (iii) la proposi-
tion d’une série de critères fondamentaux, qui sont sans doute les der-
niers fruits de la recherche menée dans ce livre ; (a) en ce qui concerne les
relations entre médecin et patient, elles doivent reposer sur deux axes
fondamentaux : (aa) le droit du malade à savoir la vérité ; (bb) le respect
des décisions du malade ; (b) quant à la prise de décisions, (aa) primauté
du testament de vie ou du mandat rédigé en cas d’incapacité ; (bb) au cas
où de tels documents n’existeraient pas, rôle primordial du médecin qui
doit prendre une décision, tout en tenant compte des intérêts et du dos-
sier médical du patient ; (c) en ce qui concerne d’autres aspects collaté-
raux, ils considèrent comme absolument nécessaire de recourir aux (aa)
techniques psychologiques permettant d’éviter l’aliénation ou conduisant
à la récupération de l’altérité ; (bb) aides à bien mourir, avec une mention
spéciale faite aux techniques permettant de diminuer la douleur et la
souffrance.

Approfondissons, à présent, quelques petites considérations ayant


surgi au fil de la lecture du livre ; nous commencerons par la question du
rôle joué par la mort dans d’autres cultures.
Probablement, la brièveté de l’essai empêche-t-elle un long dévelop-
pement sur des questions comme celle-ci. Les auteurs effleurent la ques-
tion de la mort dans les cultures non chrétiennes ; ils se limitent à indi-
quer que l’euthanasie, « pour certaines civilisations, s’inscrit comme une
pratique usuelle et acceptée, comme une mesure de prophylaxie sociale,
destinée à maintenir l’équilibre entre les générations ». Par la suite, ils
parlent des pratiques des Esquimaux du Canada, qui « abandonnaient
leurs vieillards sur les glaces jusqu’à ce que le froid et l’épuisement aient
raison d’eux », du Japon où « ils les emmenaient sur la colline de la
mort », avant de conclure par une référence à Sparte, « aux nouveau-nés
déformés ou atteints de maladies graves dont la société impuissante en-
tendait ne pas supporter le poids » (p. 72). Face à cette considération, les
auteurs parlent de la culture chrétienne comme étant celle qui refuse to-
talement l’euthanasie (les choses ont beaucoup changé depuis), dans la

489
Chronique bibliographique mesure où on valorise positivement la souffrance, le courage, etc. sans
Lu pour vous compter la négation de la possibilité qu’a l’homme de disposer de ce qui
n’est pas à lui mais à Dieu 1.
Nous ne sommes pas d’accord avec une telle affirmation. Nous osons
1. Nous pourrions rappeler, à dire que beaucoup d’autres cultures partagent cette position chrétienne
cette occasion, la figure de Jorge face à la mort. Il suffit de se référer à deux exemples choisis au hasard, et
MANRIQUE ainsi que les vers sui- qui sont le fruit de lectures totalement aléatoires. Ainsi, nous dit Big Elk,
vants extraits des Coplas a la
Muerte de su Padre : « que que-
chef des Ohamas : « Ne te désespère pas. Les meilleurs hommes et les plus
rer ombre vivir/cuando Dios sages subissent aussi des coups du sort. La mort, toujours inopportune,
quiere que muera/ es locura. » un jour les surprendra. Ainsi le veut le Grand Esprit, toutes les nations et
2. Voir Native American Wisdom, tous les peuples doivent obéir. On ne doit pas se lamenter sur ce qui doit
San Rafael, New World Library,
1991, p. 57.
arriver et ne peut être évité... Le destin ne s’acharne pas sur nous spécia-
3. Le Time du 30 août 1993. lement : les malheurs sont présents partout 2 » ; et nous avons, d’autre
4. Acte V. i. 1, 8 : First clown : Is part, un exemple japonais : Juzo Itami nous raconte que les Japonais
she to be buried in Christian bu- « avaient une culture très riche dans le domaine de la mort. C’est ainsi
rial when she wilfully seeks her que la fleur de cerisier est la plus populaire au Japon parce qu’elle fleurit
own salvation ? — Second
clown : I tell thee she is, there- d’une manière éphémère, et se fane presque aussitôt. Les gens se sentent
fore make her grave straight. attirés par cette mort si esthétique. Mais l’esthétique de la mort a totale-
The crowner hath sat on her and ment disparu. Ce qui signifie que quand tu meurs, on t’éloigne de ta fa-
finds it Christian burial. — First mille comme si tu étais pestiféré et on t’enferme dans un hôpital. Ce n’est
clown : How can that be, unless
she drowned herself in her own qu’en incluant, de nouveau, la mort dans nos vies, que nous parviendrons
defence ? —Second clown : Why, à améliorer la vie que nous vivons (cette idée a d’ailleurs été développée
‘tis found so. — First clown : It dans son livre intitulé Mourir dans un hôpital) 3 ».
must be se offendendo, it cannot Il faut prendre en considération cette référence terminologique au
be else. For here lies the point : if
I drown myself wittingly, it ar- christianisme, grandement discutable et simplificatrice ; il est impossible
gues an act, and an act hath de parler du christianisme, ni même du catholicisme, comme d’une
three branches - it is to act, to do culture homogène quant à l’idée de la souffrance et de la mort ; il suffit
and to perform. Argal, she de signaler que la culture espagnole est une culture totalement différente
drowned herself wittingly. — Se-
cond clown : Nay, but hear you, sur ce point de celle d’autres pays catholiques ; c’est la culture du senti-
Goodman Delver. — First clown : ment tragique de la vie, du Christ agonisant dont parle Unamuno et que
Give me leave. Here lies the wa- nous retrouvons dans toutes les cathédrales de Castille et dans le reste de
ter - good. Here stands the man - l’Espagne, et, à un degré moindre, au-delà des Pyrénées.
good. If the man go to this water
and drown himself, it is, will he
D’autre part, le caractère de stigmatisation est toujours vivant, ce qui
nill be, he goes, mark you that. entraîne, entre autres, la pénalisation du suicidaire, qui ne sera pas enter-
But if the water come to him and ré au cimetière ; dans Hamlet de Shakespeare, nous retrouvons cette
drown him, he drowns not him- même idée, quant à la stigmatisation sociale du suicidé 4 ; il faudrait revoir
self. Argal, he that is not guilty
of his own death shortens not his
également La Regenta de Clarín, tout spécialement les chapitres XXII et
own life. — Second clown : But is XXVI, du fait des références à la mort de l’athée converti du roman et à
this law ? — First clown : Ay, l’impression qu’il cause sur un autre personnage, athée convaincu qui fi-
marry, is’t, crowner’s quest law. nira par embrasser la foi catholique à la suite de la forte impression cau-
5. « A su espalda, a veinte pasos sée par ce qui est arrivé au premier 5.
tenía la tapia fúnebre. Allí detrás
quedaba el mísero amigo, aban-
donado, pronto olvidado del D’une manière réitérée, on affirme le caractère neutre de la science,
mundo entero ; estaba a flor de l’inéluctable nécessité d’insister sur la neutralité des moyens techniques.
tierra... separado de los demás Cela peut-être n’est pas totalement vrai ; il suffit de rappeler ce qui a été
vetustenses que habían sido, por
un muro que era una deshonra ; dit par Fernandez Christeleb : « Les idées de neutralité, d’objectivité et de
perdido, como el esqueleto de un rationalité scientifique appartiennent à cette épistémologie [de la dis-
rocín, entre ortigas, escajos y tance] selon laquelle le sujet et l’objet sont deux instances séparées, deux
lodo... Por aquella brecha pene- choses à part, distinctes et étrangères l’une à l’autre (...). Le sujet décide
traban perros y gatos en el ce-
menterio civil... A toda profana- de ne plus être sujet et s’efface pour devenir automatiquement objet, de
ción estaba abierto... Y allí sorte que sa vie finit par faire partie du monde des choses, qui sont régies
estaba don Santos ». (Tiré de par une logique obscure et inconnue (...) ; de même qu’il y a des adora-
Leopoldo ALAS, La Regenta, Ma- teurs de Jupiter ou de l’argent, de même, il y a ceux qui croient à la
drid, Cátedra, 1991, II, p. 337.

490
science 6 » La science n’est que partiellement neutre, dans la mesure où Droit et Société 27-1994
des progrès déterminés imposent un comportement déterminé ou, du
moins, le favorisent.

Agustín José MENENDEZ


Université d’Oviedo

BONAFE-SCHMITT Jean-Pierre, La médiation : une autre justice, Paris, Sy-


ros-Alternatives, coll. « Alternatives sociales », 1992, 279 p.

Tant par l’expérience qu’il a acquise comme médiateur dans le cadre


des boutiques de droit de Lyon et des Minguettes à Vénissieux que par les
nombreuses études qu’il a déjà publiées sur la médiation, J.-P. Bonafé-
Schmitt est incontestablement devenu aujourd’hui l’un des meilleurs spé-
cialistes de ce phénomène que J.F. Six n’a pas hésité à présenter comme
caractéristique de notre temps (Le temps des médiateurs, Paris, Seuil,
1990). C’est dire si la parution de cet ouvrage était à la fois attendue et
bienvenue.
Dressant, selon sa propre expression, un « état des lieux » de la mé-
diation, il s’attache, au-delà d’une présentation simplificatrice du phéno-
mène qui y verrait une réponse homogène aux dysfonctionnements ac-
tuels de l’institution judiciaire, à en souligner à la fois la diversité et la
complexité.
La diversité du phénomène est illustrée dans une triple perspective.
La première consiste dans une approche comparative de la médiation
en France et aux États-Unis. Traversant l’ensemble de l’ouvrage, elle pré-
sente le grand intérêt de révéler de manière constante comment des
contextes socio-politiques distincts peuvent assigner à une même institu-
tion des enjeux et des contours partiellement différents. Notre seul regret,
à cet égard, est que cette dimension comparative ne soit pas clairement
indiquée dans le titre ou le sous-titre de l’ouvrage qui, par son silence sur
ce point, suggère soit une approche exclusivement française du sujet, soit
une approche superficiellement « universelle », qui, l’une comme l’autre,
risquent d’être perçues, au moins par certains lecteurs potentiels, comme
incontestablement moins riches que l’approche effectivement suivie.
La deuxième perspective consiste à couvrir, sinon tous les champs,
du moins les principaux, dans lesquels des procédures de médiation se
sont développées des deux côtés de l’Atlantique. Les premiers chapitres
de l’ouvrage sont ainsi consacrés à l’étude de la médiation successivement
dans les relations de travail, le secteur public, le domaine de la consom-
mation, le contexte judiciaire civil et pénal, le cadre communautaire et
scolaire, ainsi que le domaine de la famille. La diversité de ces champs, on
le devine, ne peut que retentir à son tour sur les formes de médiation
correspondantes, ce que l’auteur ne manque d’ailleurs pas de mettre en
lumière de manière extrêmement nuancée. On se permettra de regretter
cependant que ces nuances essentielles soient largement gommées par un
sous-titrage des chapitres (justice évitée, justice négociée, justice dérivée,
justice déléguée, etc.) sans doute « accrocheur », mais extrêmement sim-
plificateur et peu compatible avec la complexité des phénomènes dont
l’auteur rend d’ailleurs parfaitement compte.
La troisième perspective, enfin, consiste à mettre en lumière la diver- 6. « El Conocimiento Encanta-
sité des acteurs — étatiques ou privés ; professionnels ou associatifs —, do », Archipiélago, n° 13, p. 120-
de même que la variété des techniques utilisées, eu égard aussi bien au 121.

491
Chronique bibliographique mode de saisine des structures de médiation qu’au mode de choix du mé-
Lu pour vous diateur, aux lieux utilisés et aux processus suivis.
Quant à la complexité proprement dite de la médiation, elle se révèle,
à nos yeux, à la fois en creux par quelques lacunes et de manière positive
par des développements synthétiques extrêmement convaincants.
Du côté des lacunes, on regrettera que l’auteur n’ait pas tenté
d’expliciter d’abord les critères qui lui permettent de délimiter, au moins
abstraitement, des modes non juridictionnels de règlement des conflits
tels que la médiation, la conciliation et l’arbitrage, tout en admettant en-
suite l’existence éventuelle d’« hybridations » concrètes multiples par rap-
port à ces catégories « idéal-typiques ». Le fait de renvoyer le lecteur à des
définitions données ailleurs (p. 17, note 3), s’il n’est pas, comme nous, un
habitué des Annales de Vaucresson, n’est pas de nature à lui faire com-
prendre la complexité réelle d’un mécanisme tel que celui de la
« conciliation/réparation » par exemple (p. 104-107), à propos duquel
l’auteur n’hésite d’ailleurs pas à reconnaître que « la multiplication de ces
expériences nécessite une réflexion sur le plan conceptuel, car il existe
des confusions entre les notions de réparation, de médiation et de conci-
liation » (p. 120). On regrettera également que l’auteur se soit contenté, de
manière incidente et purement allusive, de citer, sans les développer da-
vantage, différentes formes de médiation dont la diversité illustre parfai-
tement l’hétérogénéité des fonctions susceptibles de lui être assignées :
« médiation-conciliation », « médiation-réparation », « médiation-connais-
sance », « médiation-traduction », « médiation-thérapie », « médiation-
communication », etc. (en particulier p. 141-143).
En revanche, il nous semble que la perspective à la fois la plus nova-
trice et la plus féconde de l’ouvrage consiste à dépasser l’analyse de la
médiation en termes de mode alternatif de règlement des litiges pour
l’envisager en termes d’émergence d’un nouveau mode — ou peut-être
vaudrait-il mieux parler de nouveaux modes, en raison du caractère plu-
riel de la médiation — de régulation sociale, et cela corrélativement à la
crise des mécanismes de régulation traditionnels propres, non pas seule-
ment à l’institution judiciaire, mais encore à l’entreprise, à l’administra-
tion, au quartier ou à la famille. Ici encore, cependant, on s’étonne de ce
que cette perspective ne soit pas mieux annoncée par le sous-titre de
l’ouvrage qui, curieusement d’ailleurs, change entre la page de couverture
(« une justice douce ») et la page de titre (« une autre justice ») et suggère,
par l’absence de point d’interrogation (contrairement à l’intitulé du chapi-
tre 7), que l’auteur adopte précisément la perspective inverse.
Quoi qu’il en soit, c’est ainsi que la médiation dans les relations de
travail apparaît comme le vecteur d’une nouvelle politique d’intégration
des salariés dans l’entreprise, face au déclin du syndicalisme et à la re-
mise en cause d’un certain pouvoir hiérarchique. Dans le secteur public, la
médiation inaugure un tournant dans les relations entre administration et
administrés et amène progressivement les organismes publics à réduire
leurs privilèges exorbitants du droit commun. Dans le domaine de la
consommation, la médiation tend à favoriser une meilleure institutionna-
lisation des rapports entre consommateurs et producteurs. Dans le do-
maine judiciaire lui-même, la médiation ne répond pas seulement à une
logique de délégation à des instances extra-judiciaires, mais encore,
comme en matière pénale, à une logique de réparation du préjudice subi
par la victime ou à une logique de réinsertion de l’auteur de l’infraction.
En matière communautaire ou sociale, la médiation cherche à contribuer à

492
l’amélioration des relations sociales, particulièrement dans les quartiers Droit et Société 27-1994
où les tensions sociales sont les plus fortes, voire à restituer partiellement
aux acteurs sociaux la responsabilité d’une régulation autonome. Cette
logique d’intégration sociale est également caractéristique de la médiation
scolaire qui tente de combler les déficits du modèle disciplinaire tradi-
tionnel. Enfin, la médiation familiale s’inscrit dans une tendance à la pri-
vatisation des relations familiales et apparaît comme le vecteur de nou-
veaux modèles de rapports familiaux, tels que l’idéal du « partage
parental ».
À travers ces différents champs d’application, la médiation apparaît
dès lors non seulement comme un nouveau « paradigme » possible —
consensuel plutôt que conflictuel — de résolution des conflits, mais en-
core comme le lieu de formation éventuel de nouvelles « règles de com-
portement » constitutives d’un « droit vivant » ou « à peu près droit », ap-
pelé à se substituer au moins partiellement au droit étatique et à
contribuer ainsi à l’extension du pluralisme juridique. Il va de soi cepen-
dant, et l’auteur ne dissimule pas ses préférences à cet égard, que la na-
ture et l’importance de ces effets novateurs est fondamentalement tribu-
taire du modèle « judiciaire », « professionnel » ou « communautaire »
auquel on se réfère. Si ce dernier modèle permet en effet, selon l’auteur,
une véritable « recomposition des rapports entre la société et l’État », les
deux autres risquent d’aboutir davantage à une extension et à une diversi-
fication des modes traditionnels d’intervention étatique ou à de nouvelles
formes de normalisation des comportements, qui, pas plus que les modes
traditionnels d’intervention, ne permettent aux citoyens de se réappro-
prier la gestion de leurs intérêts et de leurs conflits.
En conclusion, malgré les quelques critiques que nous avons formu-
lées, qui tiennent peut-être à des contraintes d’édition auxquelles le scien-
tifique est trop souvent appelé à se soumettre, nous ne pouvons
qu’insister sur les qualités de l’ouvrage que tant les spécialistes que les
non spécialistes auront certainement plaisir et intérêt à découvrir.

Michel van de KERCHOVE


Facultés universitaires Saint-
Louis, Bruxelles

CARBONNIER Jean, Sociologie juridique, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,


1994, 416 p.

Croquée à main levée, admirablement expressive, une esquisse du


doyen Jean Carbonnier au format d'une photo d'identité illustre la pre-
mière de couverture, rouge et noire comme la toge du civiliste — simple
hasard dû à la maquette de la collection « Quadrige ». Sans doute la re-
production d'un crayon. Quel regard ! L'auteur aurait mérité que son nom
fût cité.
« Qu'est-ce donc que ce droit auquel nous ne devrions pas croire ? »
interroge l'image. La phrase souligne le médaillon comme une devise. Est-
ce une sentence, un axiome, une maxime, un aphorisme, un apophtegme ?
La question n'est pas sans intérêt, puisque le précepte introduit le lecteur
à l'ouvrage. Pour qui connaît l'auteur, il est probable que le genre lui aura
été imposé, que la citation lui aura été arrachée, pour être placée là —
alors qu'elle constitue l'intitulé de la seule troisième partie — ou qu'il ne

493
Chronique bibliographique l'aura choisie, sur demande, que pour illustrer la tonalité générale du pro-
Lu pour vous pos, qu'il l'aura livrée comme une pensée propre à donner le ton.
Vingt-deux ans après sa première parution chez Armand Colin 1, près
de vingt ans après sa transformation en manuel dans le cadre de la collec-
tion « Thémis » 2, c'est un livre apparemment nouveau que donne l'auteur
— même s'il nous prévient lui-même, dans un avertissement, que le livre
ne renie pas sa filiation, « bien qu'au fil des ans la ressemblance se soit
estompée ». Et de déclarer que l'introduction et les trois parties de la nou-
velle édition intègrent les divisions des éditions antérieures. Le procédé
n'est pas nouveau : Renato Treves avait déjà transformé une « Intro-
duction à la sociologie du droit » 3 en un ouvrage très élaboré, pour ainsi
dire méconnaissable 4. Reste à savoir cependant si, réellement, le change-
ment ne consiste qu'en une infime restructuration et une sophistication
des intitulés de parties et de chapitres, ou si la modification ne serait pas
plus profonde.
L'auteur s'en défend, et, toujours aussi modeste, prétend encore, lui
dont l'ouvrage a été traduit aux quatre coins du monde, qu'il ne donne là
qu'un produit élémentaire, une « simple invitation », comme il dit joli-
ment, « à pratiquer la discipline qui s'est progressivement constituée sous
le nom de sociologie juridique ». Pourtant, le lecteur ne s'y trompe pas : la
matière a été profondément repensée. Même si l'auteur persiste à ne pas
mettre en cause des questions fondamentales comme celle de savoir si la
sociologie juridique peut prétendre au titre de « discipline », on voit dis-
paraître la division assez commune : histoire – objet – méthode – fonction
de la sociologie juridique, au profit d'une problématique beaucoup plus
élaborée : racines – technique – spécificité.
Dans la charpente nouvelle de l'ouvrage, les intitulés majeurs devien-
nent les suivants :
— La sociologie juridique dans l'arbre de la connaissance
(Introduction) ;
— La sociologie juridique en quête de ses racines (Première partie) ;
— La sociologie juridique. Un métier pour sociologues et juristes
(Deuxième partie) ;
— Qu'est-ce donc que ce droit auquel nous ne devrions pas croire ?
(Troisième partie).

On regrettera, autant qu'on puisse se le permettre, que l'introduction


et la première partie demeurent largement descriptives. Il est vrai que
nous avons affaire à un manuel, nécessairement élémentaire. La problé-
matisation, selon un usage auquel tient l'auteur, se fait plutôt dans les
états des questions qui s'insèrent, en petits caractères, au fil des dévelop-
1. Jean CARBONNIER, Sociologie pements. Reste que la description donne un aspect évolutionniste à un
juridique, Paris, Armand Colin, historique de la matière qui eût probablement gagné, tout rudimentaire
1972, 320 p. qu'il se veuille, à être conçu sous forme d'opposition entre les paradigmes
2. Jean CARBONNIER, Sociologie qui ont progressivement structuré ce champ, au travers des œuvres ma-
juridique, Paris, PUF, coll. jeures qu'on y rencontre.
« Thémis », 1978, 423 p. Les deux parties suivantes sont de plus en plus problématisées ; pro-
3. Renato TREVES, Introduzione bablement s'y prêtaient-elles mieux. La question de la « demande » de so-
alla sociologia del diritto, Milan, ciologie juridique (demande scientifique et demande de la part des prati-
Einaudi, 1977 et 1980.
ciens — 2e partie, ch. 2) remplace fort à propos l'énumération des
4. Renato TREVES, Sociologia del fonctions de la discipline, qu'on trouvait énumérées dans les éditions pré-
diritto. Origini, ricerche, proble-
cédentes. Comme l'annonçait l'auteur lui-même, cependant, peu de chose
mi, Milan, Einaudi, 1987; 2e ed.,
1988. a changé au fond. La « fonction » est devenue « demande », ce qui prête

494
moins à confusion avec les « fonctionnalismes » qu'on rencontre inévita- Droit et Société 27-1994
blement en sociologie juridique dans la mesure où ils sont un mode d'ap-
proche de la sociologie. « Demande » introduit plus de « flexibilité »,
comme l'apprécie l'auteur. Plus de rigueur peut-être, pour le cas où le
terme « fonction » n'aurait pas été utilisé spécifiquement dans les éditions
antérieures.
La problématisation probablement la plus neuve apparaît dans la
troisième partie. Cette fois, l'auteur pose nettement la difficulté : le droit,
« nous ne devrions pas y croire, puisque, lorsque nous sommes entrés en
sociologie du droit, nous avons fait vœu de non-citoyenneté, d'extranéité
au droit national ». D'où naît la structure de cette portion de l'ouvrage : au
nombre des normes qui structurent le lien social, comment se révèlent
celles qui peuvent être dites « de droit » ? (ch. 1); comment, par ailleurs,
phénomènes et systèmes juridiques s'entrecroisent-ils et s'entremêlent-ils
en réseaux complexes ? (ch. 2). Ces deux questions, l'auteur les aborde —
c'est un manuel que nous lisons — en s'efforçant de réduire la complexité
pour une meilleure compréhension des mécanismes. Alors, de conclure
(ch. 3) sur la gravité du droit (« grave est plus, pire peut-être que sérieux »,
p. 387). Nous sommes parvenus au chapitre sur lequel se clôt l'ouvrage.
De la manière dont l'auteur y traite de la gravité, il est difficile au lecteur
de ne pas sortir de là convaincu de la suprématie du droit.

De l'objet, on s'attendait, puisqu'il disparaît de cette nouvelle édition,


qu'il fût remis en cause. Définir l'objet d'une discipline, c'est intégrer cette
dernière dans un contexte épistémologique. Il y a là un point essentiel. Si
juristes et sociologues ne s'entendent pas, et de manière chronique, n'est-
ce pas d'abord parce qu'ils définissent différemment l'objet « droit » ? Un
travail pluridisciplinaire — et si possible transdisciplinaire — ne pourra
commencer qu'au moment où les uns et les autres se seront débarrassés
de cet obstacle liminaire que constitue la définition de l'objet. On pouvait
donc penser que le fait de remplacer une partie consacrée à l'objet de la
sociologie juridique par une partie consacrée à décrire la sociologie juri-
dique comme métier pour sociologues et juristes, allait conduire l'auteur à
opter pour un type d'épistémologie qui ne mettait pas l'accent d'entrée de
jeu sur l'objet. En fait, la nouvelle organisation du livre, sur ce point, per-
met surtout à l'auteur d'échapper au problème, ainsi escamoté — mais ne
dit-il pas lui-même que la sociologie juridique doit éviter de philosopher...
surtout dans un manuel ? Quand même, dans les petits caractères, quel-
ques réflexions n'auraient pas été mal venues, à côté de celles qui, déjà, y
ont été introduites, même timidement, notamment à propos des catégo-
ries (p. 38 sq. plus encore que p. 228) et des classifications (p. 228, 233,
332).

On reste, par contre, stupéfait de l'importance de l'information accu-


mulée par l'auteur. Peut-on imaginer comment, en dix ans, évolue une bi-
bliographie ? Quand on pense que la sociologie juridique ne représente
qu'une partie de l'activité de l'auteur, on reste admiratif de trouver tant de
visages nouveaux dans cette édition : Philippe Ariès, Roger Bastide, Ro-
nald Dworkin, Michel Foucault, Jürgen Habermas, Émile Levasseur, Niklas
Luhmann, Helmut Schelsky, Jean Stoetzel, Renato Treves (dont on trouve
un émouvant portrait à la page 152).
Les grandes figures ne sont pas les seules à avoir rejoint les dévelop-
pements qu'on trouve dans le manuel, surtout en petits caractères. Bien

495
Chronique bibliographique des concepts font leur apparition, qui renvoient à des études très
Lu pour vous contemporaines en sociologie juridique. Par l'étude des systèmes, celui de
5. Dans le même ordre d'idées,
on déplorera peut-être la conci-
complexité — quoique pas exactement au sens strict où l'entendent les
sion du traitement accordé à la sciences de la complexité — et, au travers de Niklas Luhmann, bien sûr,
science politique (p. 59) et à la celui d'autopoïèse ; celui de flou, également, quoique, comme il le signale
sociologie politique (p. 55-56), lui-même, cette notion soit considérée d’une toute autre manière que ne
non seulement rudimentaire le fait Mireille Delmas-Marty, qu’il cite à ce propos (p. 146) — mais dont
(alors que nous nous trouvons on regrettera de ne pas rencontrer le nom au paragraphe dédié aux politi-
ici dans les passages imprimés
en petits caractères) mais su- ques criminelles 5. Des politiques, d’ailleurs, qui ont pourtant pris une telle
ranné (en dépit d'une référence importance dans la littérature socio-juridique contemporaine 6, il n’est pas
à un ouvrage de 1992). Spécifier question globalement, mais à l’occasion de la politique législative (où l’on
la sociologie juridique, c'est trouve mentionnés Thoenig et Lascoumes 7), de la politique criminelle, de
d'abord la bien distinguer de ce la politique familiale 8, de la politique jurisprudentielle, et brièvement. En
qui prétend souvent l'englober,
matière de sociologie pénale, par contre, on voit apparaître les termes
sinon l'absorber : voir Jacques
COMMAILLE, « Sociologie de l'art d'étiquetage social, de labellisation, de stigmatisation. L'auteur ne s'étend
juridique : le droit comme pas là-dessus, notant au passage que ces concepts n'ont pénétré qu'un pe-
science du politique », dans L'art tit cercle de pénalistes en France. C'est probablement vrai... et c'est bien là
de la recherche. Essais en l'hon- le drame ! Il y a cinquante ans qu'on en parle ailleurs.
neur de Raymonde Moulin, tex- Les professions juridiques se voient accorder un espace qu'elles
tes réunis par P.-M. MENGER et J.-
C. PASSERON, Paris, La Documen-
n'avaient pas jusque-là. Et, fait marquant, au delà des « agents du droit »
tation Française, 1994, p. 29-46. proprement dits, il est question de « toute la population » (p. 396) : entrée
6. Voir Jacques COMMAILLE, v° remarquée des individus dans la participation au droit — ce fut une idée
« Politique » ; Jean-Claude toujours présente, au moins de manière sous-jacente, dans la littérature
THOENIG, v° « Politique publi- passée de l'auteur, qui, toutefois, borne leur rôle dans la création du droit,
que », au Dictionnaire Encyclo- à l'élaboration de contrats. Le civiliste ne cesse de guider la plume du so-
pédique de Théorie et de Socio-
logie du Droit, 2e ed., Paris, LGDJ ciologue juriste.
/EJA, 1993, abondamment cité Les nouvelles formes de solution des conflits trouvent ici et là un
par ailleurs de la première à la écho, la médiation (six occurrences dans le livre), la négociation (deux oc-
dernière page de l’ouvrage qu’on currences, mais avec un développement plus conséquent surtout p. 343).
analyse ici. On est cependant surpris de voir si peu de références aux pratiques alter-
7. Le renvoi à ces auteurs, bien natives dont les nombreuses études contemporaines menées à l'étranger
que placé restrictivement sous
« politique législative », nous montrent l'importance quotidienne 9. L'absence du concept d'alterna-
concerne bien des travaux sur tive semble significative. L'auteur est un juriste qui pratique la sociologie
les « politiques publiques ». Un juridique ; reconnaître que les alternatives entrent dans le champ de la
coup d’œil aux importantes bi- « discipline » serait méconnaître la spécificité du droit. À moins qu'il ne
bliographies en langues étrangè- s'agisse, au fond, dans un grand élan de pan-juridisme, de n'y voir que des
res citées dans les deux textes
phénomènes de droit ou de mœurs, dont l'auteur traite abondamment. Il
mentionnés à la note précéden-
te, dévoile probablement plus reste que, sur ce point — si caractéristique que la réflexion peut être
un parti-pris qu’une lacune dans étendue à l'ensemble de l'ouvrage — les développements résonnent d'une
le livre du doyen Carbonnier. sonorité très française, le recours à la littérature ou aux exemples étran-
8. Là encore, on rencontrera une gers étant relativement ancien, voire daté, et le plus souvent connu par
disproportion, qui n’est pas non l'intermédiaire d'articles de revues françaises, ou de traductions dans no-
plus un hasard, entre la place
attribuée aux politiques familia-
tre langue.
les (p. 280-281, au titre de la po- Cela se note clairement dans le traitement, entièrement renouvelé, du
litique législative) et à la socio- marxisme (p. 124-128), remarquable de mise à jour pour ce qui regarde la
logie de la famille et du droit de France, mais qui méconnaît systématiquement des tendances et des tra-
la famille (p. 40, 42-43, au titre vaux aussi fondamentaux que ceux d'Alan Hunt, Paul Hirst, Sol Picciotto,
des ramifications de la sociolo- sans parler de l'École italienne, des auteurs latino-américains et d'une
gie juridique).
9. Voir la copieuse entrée fraction des Crits 10.
« Alternatif (Droit – ), Alterna- Autre entrée remarquée : celle de « norme » et de « régulation ». On
tive (Justice – ) » au Diction- trouvera à ce propos une critique de la substitution par nombre de socio-
naire... précité. logues, du mot « norme » au terme « règle » (p. 306). Il y a là de quoi réflé-
10. La mise à jour, par Duncan chir. À tel point qu'on y trouve même les éléments d'une introduction à
Kennedy, du mot «Critical Legal
Studies» au Dictionnaire précité,
et la bibliographie qui l'accom- 496
pagne, sont assez éclairantes sur
ce point.
l'expression anglo-saxonne « soft-law ». Il est vrai que le lecteur, s'il Droit et Société 27-1994
consent à se rendre aux renvois que suggère l'auteur, saura bien trouver
assez de matière pour exercer son propre jugement.
Témoignage supplémentaire de la puissance de lecture de l'auteur : la
référence qu'il esquisse aux approches contemporaines du droit fondées
sur le « postmodernisme » (p. 144). Une fois encore, ce petit livre rend
compte au lecteur de pistes possibles, sans que jamais l'auteur le prive
d'éléments d'appréciation « pour rêver encore après », comme il le dit lui-
même dans l'une de ses formules si délicates.
Citons encore — mais on a parfaitement conscience de ne pas être
exhaustif en présentant ces nouveautés majeures — les développements
consacrés à la notion de « temps ». On trouve (p. 290 sq., 350 sq.) une
considérable amplification de l'exposé initial. Encore le concept continue-
t-il d'être lié essentiellement à la question du « changement » juridique.

Saura-t-on assez remercier le doyen Jean Carbonnier de nous avoir


donné, avec ce livre, un exemple de modestie et de ténacité. Il n'avait cer-
tes nul besoin, pour sa notoriété, de passer tant d'heures à repenser une
matière, à mettre à jour bibliographie 11 et réflexions sur l'état de la ma-
tière. Mieux : il a su, malgré le prestige dont son nom est entouré, ne per-
dre le contact ni avec la littérature qui paraît dans ce champ, ni avec le
premier public destinataire de l'ouvrage. Pour les étudiants, il a choisi
avec soin les développements qu'ils peuvent absorber entre deux leçons
de droit dogmatique ; à ceux qui souhaiteraient plus ample information, il
a mis une foule de remarques, d'annotations, de réflexions, de pistes,
comme toujours, à leur disposition. Et puis, il est resté lui-même, grave,
sceptique, plein d'humour, se méfiant de la beauté trompeuse de celui qui
vient de loin, loin de la France et loin du droit. Qu'il nous permette, à
nous les enfants un peu fous de cette fin de siècle, de transgresser la le-
çon. Non que nous cherchions à nous départir de cette gravité et de cette
prudence qui seules siéent à qui touche aux questions de relations juridi-
ques et de justice ; mais les études socio-juridiques ont trop changé struc-
turellement dans ces dernières années pour qu'on ne s'efforce pas
d'agrandir portes et fenêtres. Ce faisant, et sans pour autant céder à une
mode, nous voudrions — mais je vois votre sourire sceptique se dessiner
dans un visage empreint de douce sollicitude, car vous voudriez bien, au
fond, que nous ayons raison, n’est-ce pas, Monsieur le doyen —rapprocher
la justice des justiciables et leur voir reprendre le rôle qu'ils n'auraient
jamais dû perdre, le plus démocratique des rôles, celui qui exige le plus
d'éthique, le rôle de diseurs de leur propre droit.
11. Au milieu d'une si abon-
dante bibliographie, on sera mal
André-Jean ARNAUD
venu à signaler des coquilles : le
CNRS, Paris lecteur devra cependant avancer
prudemment au fil des référen-
DAUCHY Serge et MARTINAGE Renée (eds), Pouvoirs locaux et tutelle, Vil- ces, un certain nombre de noms
leneuve d’Ascq, Centre d’histoire judiciaire, 1993, 200 p. propres ayant subi des altéra-
tions orthographiques — chacun
La Société d’histoire du droit et des institutions des pays flamands, pi- sait que les nouvelles techni-
ques de composition et de
cards et wallons est une aimable institution ayant son siège à Lille et qui
correction des épreuves ne lais-
réunit de manière internationale et confraternelle des chercheurs, ensei- sent malheureusement plus l'au-
gnants et universitaires belges, français et néerlandais. Annuellement, la teur maître de ses propres
Société se réunit en congrès pour débattre d’un thème central et suivre corrections, si minutieuses
l’évolution des travaux de ses membres. Le présent ouvrage est le fruit de soient-elles.

497
Chronique bibliographique la rencontre des 28 au 31 mai 1992 à Furnes, petite ville belge de la Flan-
Lu pour vous dre méridionale proche de la frontière française. Selon la remarque de son
président, O. Moormans van Kappen, son thème vaste « Pouvoirs locaux et
tutelle(s) » fut aussi « fécond » car « toute une série de communications
sur toutes sortes de tutelles — tutelles administratives, judiciaires et
même législatives — nous fut offerte, s’étendant chronologiquement du
Moyen Âge au XIXe siècle inclus » (p. 7).
Si d’un point de vue historique chaque lecteur peut y trouver du blé à
moudre, surtout s’il est intéressé par l’histoire locale et par les chroniques
de ces « bas-pays » qui auraient pu devenir ou rester « Pays-Bas », on peut
regretter que la tentative de systématisation ou de généralisation intro-
duite par Renée Martinage n’ait pas été poussée plus avant. Son avant-
propos (p. 9-13) présente les communications publiées mais ne tire pas les
enseignements de ce que représente l’intervention d’un pouvoir supérieur
dans le champ d’intervention des pouvoirs locaux. Face à la très grande
diversité des situations, face également à l’extrême éparpillement des ju-
ridictions ou des pouvoirs féodaux — ce qu’illustrent les communications
sur le Comté de Luxembourg au XIIIe siècle ou la Mairie de Mont-Saint-
Guibert en Belgique au XVe siècle —, le lecteur attendait une analyse de la
notion juridique de tutelle puis sa mise en contexte institutionnel et
« idéologique ». C’est, en effet, dans ces conditions qu’il était possible
d’apprécier la conclusion de R. Martinage selon laquelle « l’ensemble des
travaux nourrira, à travers l’exemple régional, la réflexion de tous ceux
qui se préoccupent de décentralisation » (p. 13). L’idée qu’on retire de la
lecture de ces communications, et qui est sans doute contraire à l’objectif
visé, tient en effet aux risques de la décentralisation, cette décentralisa-
tion étant synonyme d’une opposition entre différentes légitimités, d’un
affermissement de pouvoirs féodaux et d’une exploitation des dominés. À
un moment où, par exemple en France ou en Belgique, certains critiquent
une décentralisation comme renaissance de féodalismes ou de régiona-
lismes, il aurait été judicieux d’appréhender aussi ce que recouvrent ces
formes de tutelles et les dangers qu’elles ont impliqués pour la démocra-
tie participative. Je n’en soulignerai au moins qu’un seul qui transparaît
assez clairement dans les communications, celui de l’uniformisation des
dispositifs institutionnels. Que ce soit en matière de poids et mesures, de
procédures pénales ou d’organisation administrative locale, l’intervention
d’un pouvoir de tutelle a pour objectif de réduire une diversité au profit
d’une unification associée à l’égalité des statuts donc à l’égalisation des
chances. L’affirmation de l’égalité par l’uniformité est fondée sur des
conceptions religieuses et politiques et deviendra progressivement majo-
ritaire à l’époque moderne avec le développement d’un archétype puisé
dans le christianisme (le dogme trinitaire) et que nos travaux récents
d’anthropologie juridique ont qualifié d’« unitariste ». Nous entendons
par là un principe d’organisation réduisant la diversité des situations à
l’unité imposée de l’instance qui en condense les attributs, l’Église jus-
qu’au XVIIIe siècle, l’État depuis le XIXe siècle, peut-être l’Union euro-
péenne au XXIe siècle.
Cet archétype unitariste étant strictement contradictoire avec l’idée
de pluralisme juridique, elle-même associée à la décentralisation, on de-
vine la somme de problèmes que peut poser une décentralisation qui n’a
pas critiqué l’archétype qui a fondé l’exercice du pouvoir de tutelle et les
mécanismes de centralisation des pouvoirs.

498
L’ouvrage resterait ainsi, selon une formule sportive à la mode, un Droit et Société 27-1994
« essai non transformé » s’il ne s’achevait pas sur une histoire, par Phi-
lippe Godding, de cette aimable société d’historiens du droit qui en dit
plus long qu’il n’y paraît sur la conception réelle qu’ont les juristes du
droit. Cette Société a près de soixante-dix ans, ce qui est déjà beaucoup au
regard de nombre d’autres sociétés savantes. Mais son historien actuel ne
peut trancher ni à propos de la date de sa fondation (1927 ou 1928), ni à
propos de son fondateur, sans doute H. Lévy-Bruhl qui devint son premier
président. Plus intéressante est la mention que la presque totalité des
structures de la Société, « imposantes » aux dires de Ph. Godding, ont été
progressivement oubliées. « De toutes ces structures, une seule a fonc-
tionné sans faille jusqu’à nos jours : l’assemblée générale, parce que sa
tenue est liée à l’organisation de journées annuelles » (p. 185).
Plus significative encore est la modification de l’intitulé et de l’objet
de la Société qui connaît plusieurs titres (du type « journées d’histoire des
institutions ») pour n’adopter l’intitulé actuel qu’en 1978 et sans aucune
conformité de la loi française sur les associations. « (...) c’est en vain qu’on
cherche à repérer l’assemblée qui aurait décidé cette modification. Il est
vrai que nous nous trouvons dans les anciens pays coutumiers ; et il s’agit
bel et bien de la formation d’une coutume ayant fini par prévaloir sur les
statuts » (ibidem). Derrière l’humour de l’historien, il y a cependant une
petite erreur qui met en évidence la méconnaissance qu’ont les historiens
des institutions de la coutume, comme je l’ai, par ailleurs, vérifié en tra-
vaillant sur les coutumes picardes. Le changement qu’évoque Ph. Godding
n’est pas fondé sur une coutume mais bien sur un « habitus », au sens de
P. Bourdieu. C’est un « système de dispositions durables », selon la défini-
tion que le sociologue donne de l’habitus, qui est ici en question et non
un modèle original de conduites et de comportements au fondement
d’une coutume particulière. De ce fait, comme le révèlent également les
autres communications, les historiens des institutions restent prisonniers
d’une conception du droit réduite à son expression légale et étatique. Ils
sous-estiment ainsi les autres sources (la coutume et l’habitus) ou n’en
ont qu’une connaissance superficielle.
Parmi d’autres curiosités, notre historien relève « qu’en 1992 encore,
l’invitation aux journées (dont la présentation et le format n’ont pas varié
depuis plus de trente ans) émane du Bureau... et d’un conseil d’adminis-
tration supprimé en 1957 ! » (p. 187). Si Ph. Godding conclue en souli-
gnant l’intérêt de telles rencontres en matière d’enrichissement de rela-
tions interpersonnelles, on pourrait également souligner combien, pour
ces juristes historiens, le droit n’est pas ce que disent les textes fonda-
teurs (dans le cas, les statuts de leur société) mais ce qu’ils mettent en
pratique prosaïquement lors de leurs rencontres annuelles. Plus généra-
lement, ne doit-on pas se demander si ces attitudes ne sont pas
l’expression d’une conception tacite du droit où, par exemple pour les ju-
ristes praticiens dans l’application au quotidien des procédures judiciai-
res, le droit de la pratique l’emporte sur le « droit des manuels » et des
codes ? On remerciera donc l’auteur pour cette belle leçon
d’anthropologie, sans doute involontaire et inattendue, mais riche de
conséquences scientifiques.
Étienne LE ROY
Laboratoire d’anthropologie
juridique de Paris,
Université de Paris I

499
Chronique bibliographique DEZALAY Yves, Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique
Lu pour vous international par les multinationales du droit, Paris, Fayard, 1992, 293
p.

Le livre d’Yves Dezalay constitue le premier essai d’analyse, à partir


de l’observation comparative des pratiques en matière de faillite et d’OPA,
de ce phénomène que l’on a pu qualifier de legal big bang et qui se mani-
feste par une juridicisation du monde économique et la constitution d’un
marché international du droit des affaires sur le modèle américain. Phé-
nomène conduisant, plus qu’à une réactualisation des textes juridiques à
une remise en cause des monopoles juridiques nationaux, ou encore à
une redéfinition des modèles professionnels, de la structure du champ
des professionnels des affaires et du mode de production du droit. Ce qui
apparaît ainsi en jeu, c’est le renversement de la hiérarchie structurant la
division du travail juridique avec la revalorisation des praticiens (avocats,
juges, juristes d’entreprise) ; c’est l’organisation artisanale et le culte du
« droit pur » avec l’irruption des impératifs marchands ; ou c’est encore le
repositionnement des juristes dans le champ du pouvoir économique où
ils intervenaient à la marge et même au-delà dans le champ du pouvoir
politique puisque se met en place un mode de régulation économique et
sociale marqué par la réévaluation des juristes spécialistes de la représen-
tation et de la gestion des intérêts privés par rapport à la haute fonction
publique et, à un degré moindre, au personnel politique.
Mais si Y. Dezalay traite de l’américanisation des pratiques juridi-
ques, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’une transformation radi-
cale des pratiques juridiques, c’est aussi parce qu’un tel séisme lui permet
de tenter d’élaborer une sociologie du champ juridique fondée sur les en-
jeux et stratégies professionnels. Combinant P. Bourdieu et A. Abbott, ce
dernier ayant montré que le terrain d’analyse pertinent n’est pas défini
par la fonction ou le statut d’une catégorie de professionnels mais par
l’espace de concurrence où plusieurs savoir-faire se livrent en permanence
une lutte pour conforter leurs positions de pouvoir, l’auteur part des stra-
tégies des professionnels du droit dans leurs relations de concurrence
avec d’autres professionnels (les fameux « big six », les banquiers, les diri-
geants des services juridiques d’entreprise...) sur un marché de l’expertise
aux entreprises où la compétition devient de plus en plus sévère.
Sans doute pourra-t-on discuter le déterminisme par trop exclusif des
intérêts professionnels qui conduit à abuser des métaphores guerrières et,
plus fondamentalement, à réduire le phénomène normatif ou à sous-
estimer le rôle du politique dans le droit. Il n’en demeure pas moins qu’en
s’intéressant à ce qui est en général le point aveugle des recherches sur le
droit (les juristes, leurs intérêts mais aussi la division du travail dans la-
quelle ils se trouvent pris), Y. Dezalay s’inscrit, avec une rare capacité de
théorisation, dans un mouvement récent qui vise à sortir la sociologie du
droit de son statut de science dominée, « auxiliaire » selon le mot du ju-
riste J. Carbonnier, et offre une possibilité de repenser les relations du
droit et de l’économie. Par rapport à la théorie des champs, il présente
également des développements novateurs, en particulier en ce qui
concerne la notion souvent mystérieuse d’homologie. Il montre ainsi tout
le travail de conversion radicale de la communauté juridique qui vise à
répondre mais aussi à susciter ce que l’on appelle la « demande de droit ».
Travail d’adaptation–anticipation menée par les law firms américaines qui
tendent à constituer le pôle dominant et structurant de ce nouveau mar-

500
ché international en même temps qu’elles fonctionnent en symbiose avec Droit et Société 27-1994
leurs clients, les grandes entreprises internationales. Elles servent d’au-
tant mieux ces dernières qu’elles sont elles-mêmes, comme le révèle
l’auteur, des entreprises soumises aux lois du marché.
Cette évolution conduit Y. Dezalay à terminer sur quelques interroga-
tions fondamentales. Quelles sont les chances des élites juridiques natio-
nales de tradition romano-juridique d’accéder à ce nouveau marché inter-
national ? Mais aussi à quelles conditions les chercheurs parviendront-ils
à étudier de tels phénomènes mondiaux ? Au-delà, que peut-on penser
d’une situation réservant aux groupes dominants de l’économie l’essentiel
des ressources de la compétence juridique ?

Alain BANCAUD
Institut d’histoire du
temps présent, Paris

DORSEY Gray L., Jurisculture, vol. 3 : China, New Brunswick, Londres,


Transaction Publishers, 1993, XIII + 182 p.

Ce livre est le troisième titre de la série lancée par Gray L. Dorsey en


1988 et intitulée Jurisculture. Après Greece and Rome (1988), puis India
(1990), voici donc un nouveau volume consacré à l’autre civilisation ma-
jeure de l’Asie, la Chine.
L’entreprise est gigantesque et méritoire que de vouloir, en huit vo-
lumes, présenter sous une même plume, les racines de la « culture juridi-
que » des principales sociétés humaines de notre planète. Professeur émé-
rite de jurisprudence et de droit international à la Washington University
Law School de St. Louis, Gray L. Dorsey est probablement l’un des juristes
les mieux placés pour entreprendre, et maîtriser, une telle aventure intel-
lectuelle.
Cependant, la construction d’une véritable encyclopédie des fonde-
ments de la culture juridique actuelle requiert non seulement une
connaissance approfondie 1) de la culture et 2) de la tradition juridique
de chaque civilisation étudiée mais aussi 3) l’élaboration d’une probléma-
tique commune qui permette de dégager à la fois les principaux traits
d’une culture juridique donnée et 4) d’en mesurer le poids relatif dans le
monde contemporain. Bref, une œuvre de titan, pour ne pas dire inhu-
maine. C’est pourquoi, si le premier et, dans une moindre mesure, le
deuxième objectifs semblent, pour ce qui concerne le volume sur la Chine,
avoir été globalement atteints, le troisième et le quatrième objectifs se si-
tuent hors des limites de l’entreprise dont nous allons parler.
Mais peut-être n’était-ce pas le but de l’entreprise. Dans une synthèse
parfois brillante de 170 pages, l’auteur dresse un panorama assez complet
de la philosophie, et en particulier de la philosophie politico-juridique, de
la Chine ancienne. L’étude est divisée en deux parties : une première,
consacrée à la période « ancienne » — des temps les plus anciens à la
naissance de Confucius (VIe siècle avant Jésus-Christ) —, qui s’efforce de
mettre à jour les caractéristiques les plus fondamentales du mode de
pensée des Anciens Chinois (yin/yang, correspondance entre l’ordre natu-
rel et l’ordre social, culte des ancêtres, principes de gouvernement, en
particulier du Mandat du Ciel, etc.) ; et une seconde partie portant sur ce
que l’auteur appelle la période « classique » — de l’époque de l’auteur des
Entretiens, dite des Royaumes Combattants, à la fin de la dynastie des Han

501
Chronique bibliographique (220 après J.-C.) — dans laquelle les principales écoles philosophiques
Lu pour vous sont présentées (confucianisme, moïsme, taoïsme et surtout légisme dont
la courte expérience de gouvernement — sous le règne du célèbre empe-
reur Qin Shihuang, l’unificateur de la Chine, 221-206 av. J.-C. — est l’objet
d’une description plus détaillée).
Nous ne ferons pas le reproche à Gray L. Dorsey de ne pas être un
spécialiste de la Chine. Au contraire, un œil extérieur sur un domaine en
général défriché par les seuls lecteurs de la langue de Lao Zi devrait per-
mettre de stimuler une réflexion comparatiste que trop de sinologues,
plus souvent par humilité et par prudence que par paresse, se refusent de
développer. Néanmoins, si elle s’appuie sur les meilleurs auteurs (Fair-
bank, Granet, Hucker, Needham, etc.), l’analyse est en général sans origi-
nalité ; elle n’est pas non plus autant rehaussée que l’on aurait pu
l’espérer par les plus ou moins régulières références à la Grèce, à la Rome
et parfois à l’Inde anciennes. En fait, il s’agit plus d’une présentation des-
criptive et juxtaposée des différentes facettes de la pensée de la Chine an-
tique que d’une approche analytique et historique de la formation de la
culture politique et juridique traditionnelle de ce pays. Et lorsqu’une pro-
blématique semble percer, celle-ci n’appréhende pas les questions qui de-
vraient être celles d’un comparatiste du droit mais tend à magnifier la
pensée et la culture des Anciens Chinois. Ainsi, p. 78-79, l’argument que
l’auteur développe à la fois contre Lucien Lévy-Bruhl et contre Joseph
Needham paraît mû par un a priori « anti-ethnocentrique » qui tient plus
du credo de la « rectitude politique » (political correctness) que d’une ana-
lyse sérieuse de la réalité historique : en effet, si l’on peut émettre certai-
nes réserves sur l’idée de Lévy-Bruhl selon laquelle, sans la science mo-
derne, l’homme vivait dans un monde de magie et de superstition (en
particulier en raison du fait qu’avec la science moderne, ceci reste encore
souvent vrai !), la thèse essentielle de Needham — la science chinoise an-
cienne n’était pas une « vraie science » (a « true » science) — paraît plus
difficilement contestable. Une multitude de découvertes et de prouesses
techniques s’appuyant sur l’expérience sensible n’ont jamais fait une
science moderne ; et si un lien peut être établi entre la philosophie et la
science chinoises, il est probablement inverse à celui que l’auteur tente de
mettre à jour : ce sont les obstacles philosophiques et moraux de la pen-
sée confucéenne — en particulier la difficulté des penseurs chinois de
s’élever à un certain niveau d’abstraction théorique — qui expliquent pour
une large part l’incapacité de la science classique chinoise à accoucher
d’une science moderne. N’oublions pas que ce sont ces véritables œillères
intellectuelles qui constituent une des principales causes du déclin de la
Chine à partir du XVIIIe siècle et de l’échec de son développement cent ans
plus tard. Toutes les civilisations ne sont pas égales. Au contraire, quel
que soit le bien fondé du rêve moderne, occidental et « ethnocentrique »
d’égalité, c’est l’inégalité entre les sociétés et les cultures qui a constam-
ment dominé l’histoire humaine.
Mais la critique essentielle n’est pas là. Elle est que cet ouvrage ne fait
qu’effleurer le sujet qu’il prétend étudier. En effet, la culture juridique
d’un pays n’est pas seulement faite des fondements philosophiques d’une
civilisation : ceux-ci sont importants mais le juriste comme l’honnête
homme peuvent se tourner vers les écrits d’un Marcel Granet ou d’un
Charles Hucker pour s’en imprégner. La deuxième couche de cette culture
juridique est formée par deux mille années d’application — de déforma-
tions et de transformations — de ces principes de pensée et de gouver-

502
nement. Or, sur la tradition juridique de l’Empire, le livre de Gray L. Dor- Droit et Société 27-1994
sey reste muet. La troisième couche, non moins importante, est constituée
de la confrontation entre la culture juridique chinoise telle qu’elle était
structurée à la fin de la dynastie mandchoue et les écoles de pensée juri-
dique et politique occidentales. La quatrième couche est la résultante de
la sédimentation de ces trois couches : de quels principes philosophiques,
de quelles théories juridiques la culture juridique chinoise contemporaine
est-elle formée en cette fin du XXe siècle ? En d’autre termes, les Chinois
croient-ils encore en Confucius ? Estiment-ils que l’approche légiste
contient encore des éléments de pertinence ? Quelle que soit la société
chinoise que l’on observe, la Chine populaire, Taiwan, Hong-kong ou Sin-
gapour, le moins que l’on puisse dire c’est que les principes et les techni-
ques juridiques occidentaux — libéraux, marxistes, utilitaristes ou positi-
vistes — ont modifié l’attitude traditionnelle des Chinois à l’égard du
droit. Un exemple parmi cent : le châtiment du « caning » dont on a beau-
coup parlé à Singapour au printemps 1994 (et qui était en vigueur à Hong-
kong jusqu’au milieu des années 80) tient-il plus de la bastonnade chi-
noise que de la tradition que les boarding schools britanniques affection-
naient de pratiquer il n’y a pas si longtemps encore ? Inutile de dire que
Jurisculture – China n’aborde aucune de ces questions.
Il ne s’agit pas de gommer l’importance des différences culturelles.
Mais celles-ci ont été depuis plus d’un siècle constamment bousculées par
la multiplication des relations intellectuelles internationales. Ce phéno-
mène sans précédent ne peut que compliquer la problématique de ceux
qui s’attellent à la difficile question de la spécificité d’une culture juridi-
que donnée. C’est pourquoi, si la lecture de l’ouvrage de Gray L. Dorsey
permettra à de nombreux lecteurs de mieux appréhender en peu de temps
les principaux fondements de la culture juridique chinoise, il leur faudra
se tourner vers d’autres études, dont certaines ne sont pas encore écrites,
pour mesurer l’importance de ces modes de pensée sur la culture juridi-
que vivante de la Chine d’aujourd’hui.

Jean-Pierre CABESTAN
IRCID / CNRS

SHATTUCK Petra T. et NORGREN Jill, Partial Justice. Federal Indian Law in


a Liberal Constitutional System, New York/Oxford, Berg, 1991, 208 p.

P. Shattuck et J. Norgren apportent leur contribution à une littérature


assez abondante sur le sujet de la politique fédérale indienne des États-
Unis. Son originalité se trouve dans leur manière d’interpréter le rôle des
décisions de la Cour Suprême et de la législation dans la formulation du
droit fédéral indien. Les auteurs ne se contentent pas de faire un nouvel
énoncé du développement de la doctrine juridique. Ils s’efforcent plutôt
d’illustrer à travers une analyse historique et juridique comment la loi,
supposée autonome par rapport à la politique dans l’idéologie constitu-
tionnelle américaine, est en fait sujette aux exigences des pressions poli-
tiques, sociales et économiques d’un pays poussé par la notion de
« progrès ». Et, dans nul autre domaine, le défi de l’autonomie du droit ne
fut plus prononcé que dans les domaines de la souveraineté indienne et
de leur droit à la terre.
Organisé en cinq chapitres, outre l’introduction et la conclusion,
l’ouvrage présente chronologiquement, à travers un examen de la législa-

503
Chronique bibliographique tion et de la jurisprudence fédérales, le façonnement progressif des prin-
Lu pour vous cipes originaux du droit indien jusqu’à aujourd’hui.
L’analyse prend son ampleur avec les décisions du juge J. Marshall au
début du XIXe siècle, qui construisent le cadre général du corpus du droit
indien. La trilogie de Fletcher, Wilson et Johnson 1 établissait que le droit
1. Fletcher v. Peck, 10 U.S. (6 des Indiens à leur terre était limité à un droit d’utilisation. Ce principe
Cranch) 87 (1810) ; New Jersey trouva sa légitimité dans la « Discovery Doctrine » qui statua que les pre-
v. Wilson, 11 U.S. (7 Cranch) 164 miers occupants ont le droit absolu d’occupation et d’usage de la terre en
(1812) ; Johnson v. M’Intosh, 21
question, mais toute aliénation est sujette au consentement de la
U.S. (8 Wheat) 543 (1823).
« discovering nation ». Les auteurs voient cette décision comme une sorte
2. Le concept légal de cette poli-
de compromis de la part de la Cour entre les intérêts du gouvernement
tique « ... centered upon an "ex-
change" of aboriginal land title
national et les nations indiennes.
in eastern lands for fee simple Ce type de compromis n’est plus possible avec l’avènement de la poli-
title, guaranteed by treaty, in tique de « removal » 2 soutenue par le président Jackson dans les années
homelands to be west of the Mis- 1820, étant donné que les partisans de Jackson menaçaient de destituer la
sissippi... », p. 39-40. juridiction d’appel de la Cour. Lors de la décision Cherokee Nation v.
3. Pour être juste, bien que les Georgia, dans laquelle les Cherokee contestèrent le droit de l’État de
auteurs n’aient pas mis en lu- Georgie à les déplacer de leur patrie, J. Marshall évita avec tact la question
mière ce facteur, ils l’ont men- en proclamant que la Cour n’a pas juridiction de décider ce cas en toute
tionné en passant. Voir pour objectivité car les Cherokee ne sont pas une nation étrangère. Mais J.
exemple p. 27 où les auteurs Marshall abandonne cette politique intéressée dans Worcester (sa
constatent, en référence au gou-
deuxième décision impliquant les Cherokee) où la Cour reconnaît la sou-
vernement révolutionnaire, que
« The use of the law [as opposed
veraineté des gouvernements tribaux sujets à l’autorité primordiale fédé-
to force] also expressed an un- rale mais libres essentiellement de tout contrôle des États. Néanmoins, le
derstanding of the power of the fait que les Cherokee soient finalement déplacés de leur terre contre leur
large North American tribes and volonté en violation directe de Worcester, révèle manifestement les limites
of the new Republic’s limita- de la loi face aux exigences politiques.
tions », et p. 29-30 « ... men like Dans la mesure où les auteurs centrent leur analyse des décisions du
Washington, Jefferson and Knox juge Marshall sur les rapports de force entre les branches judiciaire et
respected the large inland Native exécutive, leur examen est quelque peu partiel. On peut soutenir qu’une
American tribes and assessed
autre force agît sur ces décisions : la menace militaire et démographique
any attempt at subjugating In-
dians by force as too costly and
des Indiens 3. Plus précisément, les décisions Marshall sont rendues à une
too uncertain of success. The époque où les Indiens ont encore un pouvoir militaire et une présence
price of avoiding violent démographique considérables. Comme l’histoire le démontre, c’est au fur
confrontation was respect for et à mesure que leur capacité militaire s’affaiblit et que leur nombre dimi-
Indian land and tribal sovereign- nue, que l’on assiste à une érosion concomitante de leurs droits.
ty. » Ce processus d’érosion prend son essor au milieu du XIXe siècle avec
4. Les auteurs révèlent l’introduction d’une politique assimilatrice. Les réformateurs de cette
l’idéologie derrière le Dawes Act époque, imbus de la mission de « destin manifeste », considèrent les In-
en citant l’annonce de M. DAWE diens comme une race inférieure en voie de disparition. Par conséquent, il
en faveur de son acte : « They faut définir un projet social pour transformer la culture des aborigènes et
have got as far as they can go,
ainsi éviter leur extinction. Le Dawes Act de 1887 était supposé accomplir
because they own their land in
common... under [such a system]
cette transformation en donnant naissance au « citoyen-Indien ». Plus pré-
there is no enterprise to make cisément, les réformateurs croyaient que la propriété privée possédait une
your home any better than that qualité innée qui amènerait les Indiens à s’assimiler à la culture occiden-
of your neighbor’s. There is no tale 4. Désormais on assiste à une parcellisation des terres indiennes et à
selfishness, which is at the bot- une répartition des lots entre les membres de la nation à laquelle ces ter-
tom of civilization. Till this peo- res appartiennent à titre de propriété privée. Outre cela, à la fin du XIXe
ple will consent to give up their siècle, deux tiers de la terre indienne dite de « surplus » sont désignés
lands, and divide them among pour être vendus aux colons non Indiens. Cette dépossession a eu pour
their citizens so that each can
effet la destruction de la culture et de la structure sociale indiennes.
own the land he cultivates, they
will not make much more pro- Cette période de réforme se termine avec le développement de la
gress » (p. 98). « trust doctrine » qui, selon les auteurs, « formalise légalement la relation

504
de déséquilibre de pouvoir entre les nations indiennes et les États-Unis » Droit et Société 27-1994
(p. 102). Le concept légal de « fidéicommis » sape désormais l’autonomie
indienne et l’exigence de consentement comme élaborés dans le Worces-
ter, rétrogradant le statut des nations indiennes à des pupilles dépendan-
tes sous tutelle du gouvernement fédéral américain. Cette relation fut
marquée par une absence totale de définition des devoirs fiduciaires de-
vant être exercés par le gouvernement fiduciaire. De plus, le pouvoir plé-
nier exclusif du gouvernement fédéral et la « political question doctrine »,
exemptant la politique fédérale indienne de presque toute révision judi-
ciaire, ne servit qu’à étayer la nature exceptionnelle du pouvoir fédéral
sur les Indiens.
Les deux derniers chapitres traitent de l’Indian Claims Commission
(ICC) et l’Indian Civil Rights Act (ICRA). Les auteurs montrent comment
l’ICC, qui permettait aux Indiens d’obtenir des dommages et intérêts pour
les injustices passées, n’a pas toujours servi les intérêts des Indiens mais
plutôt les exigences du pouvoir politique. Enfin, le dernier chapitre
concernant l’ICRA est spécialement intéressant en évoquant l’incompa-
tibilité implicite entre les normes constitutionnelles américaines et les
valeurs indiennes.
Pour faire un tableau complet et juste de la politique fédérale in-
dienne, l’ouvrage fait également mention de cas où la Cour a protégé les
droits des Indiens contre diverses formes de régulation et de taxation par
les États. De même, la Cour a décidé que des dommages et intérêts soient
versés par le gouvernement fédéral dans les cas où les terres avaient été
appropriées illégalement dans le passé.
Les auteurs concluent en précisant la « two-tiered » nature du droit
fédéral indien : un premier niveau caractérisé par un cadre extra-
constitutionnel basé sur la « trust doctrine », le pouvoir plénier et la
« political question doctrine », et un deuxième niveau inférieur où des
principes légaux de « fairness » et « due process » ont été maintenus et où
les droits indiens ont été protégés. C’est en raison de ce deuxième niveau
que les auteurs considèrent que le traitement des Indiens a abouti à une
justice partielle. Néanmoins, ils reconnaissent que cette justice n’est pas
assurée aussi longtemps que les acquis légaux du second niveau ne sont
pas assurés contre toute manipulation politique provenant du premier ni-
veau.
Si j’avais des critiques à faire, elles seraient au nombre de deux.
D’abord, bien que l’ouvrage se présente comme une étude sur le droit fé-
déral, l’analyse aurait été rehaussée en intégrant l’examen du rôle politi-
que et économique que des États jouèrent dans les affaires indiennes et
du niveau d’influence que les décisions judiciaires des États exercèrent
sur la Cour Suprême 5.
Ensuite, comme D. Days semble l’indiquer dans sa préface à
l’ouvrage, on ne peut que s’interroger sur le fait que les Indiens ont fait
moins de progrès dans les tribunaux que des Américains-Africains et des
femmes. Tout cela est lié d’une façon ou d’une autre à leur stratégie légale
de réclamer la reconnaissance de leur souveraineté nationale, une appro-
che qui est plus difficile à faire accepter qu’une demande pour la recon-
naissance des droits individuels protégés par la Constitution américaine. 5. Cf. C. WILKINSON, American
Une interrogation plus élaborée sur cette question aurait été appréciée. Indians, Time, and the Law : Na-
tive Societies in a Modern Consti-
Dans son ensemble, l’ouvrage doit être recommandé pour sa clarté et
tutional Democracy, New Haven,
son analyse perspicace qui dépasse une simple élaboration à travers la lé- Londres, Yale University Press,
gislation et la jurisprudence d’une politique fédérale indienne et qui 1987.

505
Chronique bibliographique s’efforce plutôt d’illustrer la relation intime entre l’histoire, la politique et
Lu pour vous la loi.

Elizabeth C. GRAGG
DEA d’études africaines op-
tion anthropologie juridique
et politique,
Laboratoire d’anthropologie
juridique de Paris,
Université de Paris I

SZABO Denis, De l’anthropologie à la criminologie comparée, Paris, Librai-


rie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque criminologique », 1993,
128 p.

Composé de quatre leçons données au Collège de France sur l’état de


la recherche en criminologie, le livre de Denis Szabo se présente comme
un vaste panorama où sont invoquées des théories, brassées des problé-
matiques et indiquées des perspectives d’action qui justifient aux yeux de
l’auteur l’importance de sa discipline scientifique dans le champ du savoir
contemporain et dans les questions sociales, juridiques et politiques aux-
quelles notre monde est confronté.
La première leçon porte sur la situation de la criminologie dans ses
relations avec les sciences naturelles et sociales. D. Szabo a tenté de la
présenter de manière synthétique en évoquant les grandes théories scien-
tifiques dont elle dépend.
Les deuxième et troisième leçons mettent l’accent sur le rapport exis-
tant entre criminologie, société, anthropologie et système juridique. La
criminologie est liée au champ social dans son ensemble et aux grandes
dynamiques qui la traversent et elle structure les relations entre
l’intelligence qu’une société a du crime et du criminel ainsi que la réaction
qu’elle développe dans les mécanismes du contrôle social et du système
pénal.
Selon D. Szabo, chacune des approches qui tissent la criminologie au-
jourd’hui a contribué à éclairer les problèmes de la criminalité et du sys-
tème de droit à mettre en œuvre dans le champ de la justice pénale.
Ces considérations sur les théories de la criminologie conduisent à
un autre aspect sur lequel D. Szabo attire l’attention : les contextes histo-
riques et socioculturels dans lesquels s’inscrivent les systèmes pénaux et
les différentes formes de droit qui régissent les relations du crime et du
criminel dans la société.
L’auteur distingue trois types de sociétés dont les conceptions res-
pectives du droit déterminent le rôle spécifique que la criminologie joue
dans le champ social. Il s’agit des sociétés intégrées, partiellement inté-
grées et non intégrées. Dans chacune des sociétés, la criminologie occupe
une place spécifique. Dans les sociétés post-industrielles partiellement in-
tégrées, par exemple, il s’agira pour la criminologie d’assumer un rôle
d’analyse critique et d’accumulation des connaissances. Pour les sociétés
intégrées de type socialiste, la criminologie sera essentiellement un outil
de planification et aura un caractère essentiellement utilitaire. Dans les
sociétés éclatées, comme c’est le cas dans les pays du Tiers Monde, la cri-
minologie ne peut être que critique, au service des exigences de justice

506
sociale au cœur de toutes les inadaptations entre les besoins des justicia- Droit et Société 27-1994
bles et la protection sociale dispensée par l’État.
Quand on considère ces lignes de partage, cette diversité et ces situa-
tions différentes où il est nécessaire d’intégrer la criminologie afin d’en
mieux saisir la fonction et le sens, peut-on parler d’une mission univer-
selle de cette discipline comme science appliquée ? N’est-ce pas là un
leurre quand on considère les contradictions entre les diverses approches
de la criminologie, les fonctions hétérogènes des criminologues et l’idée
même d’une mission universelle ?
Pour D. Szabo, cette mission existe. Elle a deux orientations, l’une po-
sitive et l’autre normative.
Au fond, « la mission primordiale de la criminologie est actuellement
la recherche scientifique », note D. Szabo (p. 91). « Le criminologue ne
peut s’accommoder de solutions simplistes. Il trace une image peu flat-
teuse de l’homme, mais c’est au service de cet homme-là qu’il offre ses
talents » (p. 92).
Dans la dernière leçon, D. Szabo a tourné son regard vers l’horizon
de l’an 2000. Pour ce faire, il a identifié les grandes forces qui vont façon-
ner l’homme et la société et, du même coup, la criminalité. Des réformes
s’imposent où devront être pris en compte à la fois la crise même des sys-
tèmes pénaux des sociétés occidentales modernes et le champ global du
monde où il faudra gérer des problèmes de plus en plus complexes.
Comme panorama du champ de la criminologie, le livre de D. Szabo
est une bonne présentation des théories et des problèmes. Mais il en em-
brasse tellement qu’il en arrive à de simples évocations, là où on se serait
attendu à un exposé clair des points de vue et des méthodes. Les allusions
à des auteurs deviennent alors des présupposés qui ne sont pas explicités
et dont la présentation souffre d’un certain flou.
L’auteur, de façon générale, fait de bonnes analyses et tire les conclu-
sions qui s’imposent mais parfois le choix de ses illustrations lui porte
quelque peu préjudice. Ainsi en est-il dans l’exemple du vagabond alcoo-
lique et du « vagabond noir » : ce sont deux situations différentes qui en
aucun cas ne pouvaient être comparables. En effet, « un vagabond, sans
abri, abîmé par l’alcoolisme chronique..., décédé de mort violente, sera
classé par la police dans la catégorie des "death by misadventures" qui est
presque la catégorie des morts accidentelles » (p. 58). « Un vagabond noir
ayant violé une femme blanche, par contre, risque la peine capitale » (p.
59). On voit bien que le premier vagabond est victime et que le second est
l’auteur de l’acte. On se trouve donc face à deux logiques différentes. De
plus, si le premier est devenu alcoolique il a, sans doute, quelque part une
certaine responsabilité. Tandis que le second vagabond, est-il responsable
de ses origines ? C’est dommage que l’on puisse introduire dans la même
grille de lecture le taux d’alcoolémie et le taux de mélanine même si le so-
ciologue a pour mission de « relativiser la règle de droit en la plaçant dans
des contextes historiques et socioculturels spécifiques » (p. 58).
La présentation des idées manque de clarté de sorte qu’il est difficile
de situer l’auteur et de bien cerner sa pensée. De fait, sur les conclusions
anthropologiques et sociologiques que l’auteur tire, on a l’impression qu’il
se rapproche de la pensée de M. Alliot sur le phénomène de la diversité.
Aujourd’hui avec le nouvel ordre mondial, il y a une nouvelle perception
du droit où la diversité surgit comme une valeur. Il en découle une diver-
sité dans la façon d’appréhender les problèmes juridiques.

507
Chronique bibliographique Mais l’analyse que l’auteur consacre aux types de sociétés et au rôle
Lu pour vous de la criminologie n’est pas très explicite et semble s’éloigner des théories
de la diversité.
Dans sa façon de catégoriser les sociétés, D. Szabo donne l’impres-
sion de prolonger la pensée évolutionniste et ethnocentrique et de ne te-
nir aucun compte de la complémentarité des cultures dans un monde de
plus en plus plural.
Faisons ainsi remarquer qu’il est d’usage, lorsque l’on se réfère aux
sociétés soi-disant primitives, de mettre le mot primitif entre guillemets.
Or il nous semble que les guillemets soient passés dans l’oubli quand
l’auteur écrit : « La sanction y est rarement dispensée par les instances ju-
diciaires séparées : les sociétés primitives refusent volontairement au chef
le pouvoir de coercition » (p. 78).
À propos de l’universalisme que les pays occidentaux ont tenté
d’imposer, notamment au travers des droits de l’homme, S. Abou démon-
tre bien 1 qu’« aucune culture n’incarne à elle seule l’universel, mais
l’universel en tant qu’horizon naturel de la raison est le principe régula-
teur qui préside à la comparaison différentielle des cultures et au discer-
nement de ce qui, dans chacune, est moralement bon ou mauvais... » (p.
116).
De la sorte, quand D. Szabo écrit : « L’histoire demeure ainsi la source
de l’explication tant de l’universalité que de la singularité des cultures »
(p. 52) ou encore : « ... à société éclatée, à culture éclatée correspond in-
contestablement une criminologie éclatée » (p. 77), on se demande où il
veut en venir.
Alors que les conjonctures interculturelles actuelles mettent en rap-
port le monde occidental avec le reste du monde, l’acculturation ne peut
être envisagée unilatéralement ni de façon uniquement négative.
Selon R. Bastide, « c’est l’acculturation qui transforme les sociétés
fermées en sociétés ouvertes : la rencontre des civilisations... est facteur
de progrès, et la maladie, quand maladie il y a, n’est que l’envers de la dy-
namique sociale ou culturelle » 2.

Andjelani KASSEYET K.
DEA d’études africaines op-
tion anthropologie juridique
et politique, Université Paris
I

1. S. ABOU, Cultures et droits de


l’homme, Paris, Hachette, coll.
« Pluriel », 1990, 140 p.
2. R. BASTIDE, Le rêve, la transe et
la folie, Paris, Flammarion, 1972,
231 p.

508
Droit et Société 27-1994

509
Droit et Société 27-1994
Repères

Quels juristes pour demain ? La formation juridique des juristes


d’entreprise et des fonctionnaires
Association pour une Fondation Nationale des Études de Droit (ed.)
Paris, LGDJ, coll. des travaux de l’AFNED, 1994, 207 p.

L’Association pour une Fondation Nationale des Études de Droit


(AFNED) présente dans cet ouvrage les travaux des deuxième et troi-
sième Journées nationales du droit, qui se sont tenues sous la prési-
dence de Monsieur le Doyen Georges Vedel. Ces deux journées ont
réuni de nombreuses personnalités, tant universitaires que juristes
d’entreprise et membres de la Fonction publique, pour une réflexion
approfondie sur le contenu de la formation juridique et son adéqua-
tion aux exigences des professions correspondantes.
(Présentation de l’Éditeur)

Le droit des salariés à la négociation collective, principe général du droit


Marie-Laure Morin
Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit social », 1994, 683 p.

Le droit des salariés à la négociation collective a été affirmé par la loi


du 13 juillet 1971. Élément essentiel de la démocratie économique,
c’est un principe général du droit qui fonde aujourd’hui l’ensemble
des règles de la négociation collective. En partant de cette analyse, cet
ouvrage propose une lecture de ce droit pour comprendre ses élé-
ments fondateurs, tels que l’histoire les a forgés, et la façon dont il se
réalise en droit positif.
Son affirmation comme un principe général rend compte de la cons-
truction progressive de notre droit de la négociation collective. Elle
marque aussi le passage du droit de l’accord, fruit de la liberté
conventionnelle des partenaires sociaux, à la négociation conçue
comme un droit des salariés dont la procédure doit être organisée. La
promotion de la négociation d’entreprise, la modification des rela-
tions de la négociation collective et de la loi, l’évolution de sa fonc-
tion dans la mutation économique contemporaine, contribuent éga-
lement à modifier le sens de ce droit dont la construction se poursuit.
Sa portée contemporaine et les interrogations qu’il suscite peuvent
être lues sur les deux axes qui forment la trame du droit des salariés
à la négociation comme un principe général : droit des salariés, il est
un droit d’action collective exercé dans leur intérêt collectif par les

509
Chronique bibliographique syndicats représentatifs ; droit à la détermination collective des
Repères conditions de travail, il est une variété de participation, au sens du
préambule de la constitution, source d’ordres collectifs négociés.

(Présentation de l’Éditeur)

Fondements éthiques du droit, livre 2 : Ontologie


Jean-Claude Rocher
Paris, FAC, coll. « Réfléchir », 1994, 212 p.

Les fondements éthiques du Droit s’élaborent à travers trois étapes


majeures : phénoménologie ; ontologie (ce livre) ; anthropologie (livre
3).
Ainsi peut émerger de la réflexion philosophique une théorie géné-
rale du Droit. Au prix d’une confrontation... Il s’agit de concilier deux
épistémologies, sans que l’une n’entraîne de dérive par rapport aux
exigences de l’autre.
(Présentation de l’Éditeur)

Le rôle de la chambre d’accusation et la nature de son avis en matière


d’extradition passive
Eileen Servidio-Delabre
Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de sciences criminelles », 1993, 207 p.

La loi du 10 mars 1927 a ajouté une dimension judiciaire à la procé-


dure d’extradition passive rappelant que celle-ci ne concerne pas
seulement les relations diplomatiques entre deux États mais aussi la
liberté individuelle de la personne réclamée. Son article 16 impose
que la chambre d’accusation « statuant sans recours, donne son avis
motivé sur la demande d’extradition ». Cette juridiction doit donc vé-
rifier que les conditions légales de l’extradition sont satisfaites par la
demande de l’État étranger.
L’imprécision du texte quant à la nature de cet « avis », juridictionnel
ou simplement consultatif, a créé de nombreuses difficultés et en-
traîné une jurisprudence parfois contradictoire.
La Cour de cassation, qui, d’abord, refusait tous les recours contre cet
« avis » à l’initiative des parties intéressées, les accepte depuis 1984,
semblant reconnaître à « l’avis » un caractère juridictionnel.
Le Conseil d’État, tout en admettant formellement le recours devant
la Cour de cassation, continue pour sa part de traiter « l’avis » comme
une simple opinion, élément de la procédure administrative.
L’analyse de la jurisprudence de la chambre d’accusation peut mener
au constat que ses « avis » remplissent les critères habituellement
admis d’un acte juridictionnel.
Cette étude analyse l’importance de l’intervention de la chambre
d’accusation dans la procédure de l’extradition passive, en cherchant
à déterminer le rôle joué par cette chambre et la nature, juridiction-
nelle ou non, de sa décision sur la légalité de la demande
d’extradition.
(Présentation de l’Éditeur)

510
Droit et Société 27-1994
Reçu au bureau de la rédaction

Reçu en outre...
AGUIAR SERRA Carlos Henrique, O Sentido Histórico da Puniçao, Cadernos
do CEUEP, n° 3, 1993, 19 p. (Brésil).

ALERTA A LA APERTURA. Boletín sobre libre comercio y respuestas popu-


lares en América Latina y el Caribe, ILSA, vol. 2, n° 8-9, 1994 (Colom-
bie).

BEYOND LAW. Stories of Law and Social Change From Latin America And
Around the World, ILSA, issue 9, 1994 (Colombie).

BONELLO Yves-Henri et FÉDIDA Jean-Marc, Le contentieux de


l’environnement, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994, 128 p.

CAPITULO CRIMINOLOGICO, Facultad de Ciencias Jurídicas y Políticas,


Universidad del Zulia, Maracaibo, n° 21, 1993 (Venezuela).

CHAMOUX Jean-Pierre, Droit de la communication, Paris, PUF, coll. « Que


sais-je ? », 1994, 128 p.

CORREAS Oscar, Introducción a la Sociología Jurídica, México, D.F., Edicio-


nes Coyoacán, 1994, 305 p. (Mexique).

CRITICA JURIDICA. Revista Latinoamericana de Política, Filosofia y Dere-


cho, n° 12, 1993, 314 p. (Mexique).

DIREITO, ESTADO E SOCIEDADE, Departamento de Ciências Jurídicas,


Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro, n°4, 1994, 133 p.
(Brésil).

DOCUMENTOS. Sistema Interamericano para la protección de los Derechos


Humanos : Aportes para una evaluación, ILSA, n°9, 1994 (Colombie).

EL OTRO DERECHO, Revue publiée par l’ILSA (Instituto Latinoamericano


de Servicios Legales Alternativos), vol. 5, n° 3, 1994 (Colombie).

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ros Editores, 1994, 155 p. (Brésil).

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Chronique bibliographique FONTETTE François de, Les grandes dates du droit, Paris, PUF, coll. « Que
Reçu au bureau sais-je ? », 1994, 128 p.
de la rédaction
JOURNAL OF SOCIAL SCIENCE (THE), Institute of Social Science, University
of Tokyo, vol. 45, n° 4, janvier 1994 ; n° 5, février 1994 ; n° 6, mars
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