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Lucien Scubla
In Press | « Pardès »
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PARDÈS N° 39
Pardès 39 23/01/06 17:21 Page 144
Le but du sacrifice est de renvoyer les choses, et surtout les choses les plus
sacrées ; de congédier les Dieux qui, sans le sacrifice, pèseraient indéfini-
ment sur le sacrifiant ; de détourner les dieux, en faisant ce qu’on doit pour
eux. C’est toute la notion de l’apotro-tropayon grec, qu’on retrouve en sans-
crit : l’homme s’acquitte, il sacrifie pour que le dieu s’en aille 6.
la victime sacrificielle soit souvent animale semble, il est vrai, plus favo-
rable à la théorie de Burkert, qui postule une continuité entre les activi-
tés cynégétiques et les pratiques rituelles. Mais, outre qu’il existe de
nombreux sacrifices humains, il faut remarquer que la victime animale
est toujours choisie pour sa proximité avec l’homme, soit qu’il s’agisse
d’un animal domestique (bœuf, cochon, etc.) soit qu’il s’agisse d’un
animal non domesticable, mais plus ou moins apprivoisé ou humanisé 18
(comme l’ours des Aïnou, élevé au sein par une femme).
En effet, si le rite sacrificiel constitue la réplique atténuée d’un meurtre
collectif spontané, il doit avoir pour victime un être situé, pour ainsi dire,
à la fois dans le groupe et hors du groupe qui procède à son immolation.
Telle est déjà la position de la victime émissaire au moment de son élimi-
nation violente, et telle doit être celle de la victime rituelle, pour que sa
mise à mort ne se confonde pas avec le meurtre d’un proche. C’est ce
que la théorie girardienne exige, et c’est bien ce que l’on constate. Lorsque
la victime est prise à l’intérieur du groupe, il s’agit soit d’un être humain
situé en marge de son peuple (comme le pharmakos des Grecs anciens,
le roi sacré ou encore un enfant), soit d’un animal domestique visant en
symbiose avec les humains. Lorsqu’elle est prise à l’extérieur, il s’agit
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Deux choses montrent qu’il en est bien ainsi chez les Moussey. Le sacri-
fice est offert à un dieu qui se nomme sulukna. Or, sulukna ne signifie rien
d’autre que « vengeance », comme si c’était la violence elle-même que le
sacrifice visait à amadouer. Comme si le dieu des Moussey, comme celui
de la théorie girardienne, n’était rien d’autre que la violence hypostasiée
et maintenue à bonne distance des hommes par une succession régulière
de sacrifices. Et, bien entendu, c’est parce que le sacrifice est un jeu dange-
reux avec la violence que le sacrificateur risque d’être « consumé par < sa
> puissance » et que l’on confie cet acte périlleux à un esclave, c’est-à-dire
à un être marginal, que l’on est prêt à «sacrifier», lui aussi, comme le chien
offert à sulukna, pour la survie de la collectivité.
Sacrifice et meurtre : le paradoxe de Caïn. L’histoire de Caïn et Abel,
rapportée dans le chapitre IV du livre de la Genèse, nous fait passer brus-
quement de la scène du sacrifice à celle du meurtre, et elle renferme un
double paradoxe dont la solution consolide notre hypothèse. Des deux
fils d’Adam et Ève, nous apprenons seulement qu’ils font des offrandes
à Dieu. Abel, qui est éleveur, des offrandes animales (il sacrifie les
premiers-nés de son troupeau), Caïn, qui est agriculteur, des offrandes
végétales. Or, si Dieu accepte les offrandes d’Abel, il refuse celles de
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NOTES
1. G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1967, p. 29.
2. D. Sperber, Le Savoir des anthropologues, Paris, Hermann, 1982, p. 29-41.
3. H. Hubert et M. Mauss, « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » (1899) in
Mauss, Œuvres, I, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 193-307.
4. A. Testart, Des dons et des dieux, Anthropologie religieuse et sociologie comparative,
Paris, Armand Colin, 1993, p. 27.
5. « Essai… », loc. cit., p. 304.
6. Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1967, p. 242.
7. Freud, Totem et tabou, trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1968, p. 159-160.
8. W. Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semites, Edinburgh, Adam and
Charles Black, 1889, p. 266-267.
9. Voir, par exemple, les sacrifices humains observés au XIXe siècle chez les Khonds de
l’Inde, et décrits par Frazer dans le Rameau d’or, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins,
vol. 3, 1983, p. 163-166.
10. « Essai… », loc. cit., p. 197-198.
11. Ibid., p. 198.
12. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1979, p. 495-496.
13. « D’une part, les névroses présentent des analogies frappantes et profondes avec les
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19. Ces différents cas de figure ne constituent pas des types irréductibles. Un animal domes-
tique est un ancien animal sauvage habitué à vivre en compagnie des hommes. Un roi
sacré, pourrait-on dire, est une sorte d’ennemi domestiqué. Comme Frazer l’avait
relevé, il passe souvent pour un étranger et son palais ressemble à bien des égards à
une prison (Rameau d’or, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, vol. 1, 1981, « Le
fardeau de la royauté »).
La théorie girardienne ne fournit donc pas seulement une explication plausible du
sacrifice. Elle permet de mieux comprendre l’origine religieuse de maintes techniques
et institutions, déjà postulée par des auteurs tels que Durkheim et Hocart.
20. Sur cette importante figure du sacrificateur, « exécuteur sacré » et « bourreau émis-
saire », voir H. Maccoby, op. cit., et M. Anspach, « Les fondements rituels de la tran-
saction monétaire ou comment remercier un bourreau » in M. Aglietta et A. Orléan,
La Monnaie souveraine, Paris, éditions Odile Jacob, 1998, p. 53-83.
21. Nous reprenons ici des analyses déjà présentées dans « “Ceci n’est pas un meurtre”
ou comment le sacrifice contient la violence » in De la violence II, Séminaire de
Françoise Héritier, Paris, Éditions Odile Jacob, 1999, p. 135-170. Le lecteur trouvera
dans ce texte d’autres exemples pertinents.
22. Voir La Vengeance, sous la direction de R. Verdier, Paris, éditions Cujas, 1981-1986.
23. Voir R. Verdier, « Le système vindicatoire » in La Vengeance, op. cit., vol. I, p. 11-42,
et L. Scubla, « Vengeance et Sacrifice : de l’opposition à la réconciliation », Droit et
Cultures n° 26 (1993), p. 77-101.
24. Igor de Garine, « Les étrangers, la vengeance et les parents chez les Massa et les
Moussey » in La vengeance, op. cit., vol. I, p. 97.
25. Spinoza dit, dans son Traité théologico-politique, que le texte comporte ici une lacune,
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