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LE SACRIFICE A-T-IL UNE FONCTION SOCIALE ?

Lucien Scubla

In Press | « Pardès »

2005/2 N° 39 | pages 143 à 159


ISSN 0295-5652
ISBN 2848350873
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Le sacrifice a-t-il une fonction sociale ?


LUCIEN SCUBLA

Il n’est pas facile d’établir la fonction d’une institution. Même celle


d’un organe est souvent problématique, car une fonction manifeste peut
cacher une fonction latente. C’est ainsi que « l’ablation de l’estomac ne
retentit pas seulement sur la digestion mais aussi sur l’hématopoièse 1 ».
La fonction que les hommes attribuent à leurs rites est donc une chose,
les effets qu’ils produisent une autre chose. Or, pour déterminer ceux-
ci, l’anthropologue n’a pas la possibilité, comme le biologiste, de faire
des ablations et d’étudier leurs conséquences. Il peut seulement obser-
ver des sociétés qui font des sacrifices, d’autres qui n’en font pas. Il est
dans la position d’un naturaliste qui pourrait seulement constater que tel
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animal possède un estomac et que tel autre en est dépourvu. Avec cet
inconvénient supplémentaire que, si l’estomac est un organe bien iden-
tifié, le sacrifice reste une pratique mal définie et sujette à controverses.
Pour certains anthropologues rigoristes, « sacrifice » serait un « terme
interprétatif synthétique », sans objet précis, amalgamant des représen-
tations disparates liées à des pratiques fort diverses. Chercher la fonc-
tion du sacrifice serait donc tenter répondre à une question mal posée 2.
Comme le phlogistique de l’ancienne physique, le sacrifice proviendrait
d’une analyse maladroite de la réalité, et il serait voué à disparaître dès
que l’anthropologie aura su établir les propriétés fondamentales des
phénomènes culturels.
D’autres, sans contester l’existence même du sacrifice, en donnent
une définition très restrictive qu’ils estiment justifiée par le célèbre essai
de Hubert et Mauss 3. C’est, par exemple, la position d’un spécialiste de
l’Australie pour qui tout rite sacrificiel comporte nécessairement trois
termes : « 1° un homme ou un groupe d’hommes qui offre le sacrifice,
c’est le sacrifiant ; 2° une victime, et 3° un ou plusieurs dieux auxquels
le sacrifice est offert. Un seul de ces trois éléments vient-il à manquer et
ce n’est pas un sacrifice 4. » Il s’ensuit qu’étudier la fonction du sacri-
fice, c’est déterminer les raisons qui conduisent les hommes à faire des

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offrandes aux dieux, et que les aborigènes australiens, n’ayant ni dieux


ni offrandes, ne sauraient rien nous apprendre sur le rite sacrificiel.
Ni l’une ni l’autre de ces deux thèses ne nous semblent satisfaisantes.
On peut accorder à la première que le sacrifice n’est pas une réalité immé-
diatement donnée, mais non qu’il soit un objet imaginaire. La seconde
thèse est, en ce sens, plus recevable, mais privilégie une interprétation
particulière du rite qui en borne arbitrairement l’extension et la compré-
hension. Nous proposons donc de partir d’un fait indéniable et massif :
dans la plupart des sociétés, présentes ou passées, les hommes organi-
sent des cérémonies au cours desquelles ils mettent à mort des êtres
vivants ou, plus généralement, procèdent à leur destruction totale ou
partielle. C’est l’ensemble de ces pratiques qui constitue l’objet naturel
d’une théorie du sacrifice. Le sacrifice est un acte de violence ritualisé
et, réciproquement, il y a sacrifice dès lors qu’il a destruction rituelle,
complète ou non, d’un être vivant.
Cette définition élargie n’est d’ailleurs pas nouvelle. Elle est impli-
citement présente chez Hubert et Mauss qui, n’ayant pas la passion clas-
sificatrice de nos contemporains, n’hésitaient pas, dans les dernières
pages de leur essai, à illustrer un point crucial de leur analyse du sacri-
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fice par un mythe d’origine de la circoncision.
Moïse n’avait pas circoncis son fils : Iahwe vint « lutter » avec lui dans une
hôtellerie. Moïse se mourait lorsque sa femme coupa violemment le prépuce
de l’enfant et le jeta aux pieds de Iahwe en lui disant : « Tu m’es un époux
de sang. » La destruction du prépuce a satisfait le dieu qui ne détruit plus
Moïse racheté 5.

L’idée centrale est, en effet, celle de violence rituelle, c’est-à-dire


d’une violence légitime parce qu’à la fois salutaire et sacrée, où il en va
de la vie et de mort des individus et des groupes qui sont tenus l’exer-
cer. C’est le cas dans le passage de la Genèse qui vient d’être évoqué.
La destruction du prépuce n’est pas une offrande à un dieu protecteur,
c’est elle qui protège l’homme d’un dieu menaçant, qu’elle sert à éloi-
gner. Même si l’épouse de Moïse « troque », pour ainsi dire, le prépuce
de son fils contre la vie de son mari, Iahwe n’apparaît pas, dans cette
scène, comme le récipiendaire d’un don, ou le partenaire d’un échange,
mais seulement comme un danger que le rite sanglant permet de désa-
morcer. Or, c’est dans les mêmes termes que Mauss décrit le sacrifice en
général dans son Manuel d’ethnographie :
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Le but du sacrifice est de renvoyer les choses, et surtout les choses les plus
sacrées ; de congédier les Dieux qui, sans le sacrifice, pèseraient indéfini-
ment sur le sacrifiant ; de détourner les dieux, en faisant ce qu’on doit pour
eux. C’est toute la notion de l’apotro-tropayon grec, qu’on retrouve en sans-
crit : l’homme s’acquitte, il sacrifie pour que le dieu s’en aille 6.

On ne saurait rejeter de manière plus concise les deux principales


théories du sacrifice, celle de Tylor, qui le définit comme un don aux
dieux, celle de Robertson Smith, qui le caractérise comme une commu-
nion avec eux. Mais comme ces théories ont toujours des adeptes, nous
allons en reprendre brièvement la discussion, moins pour les réfuter une
nouvelle fois, que pour tirer, de leurs insuffisances mêmes, les éléments
d’une explication plus probante des rites sacrificiels.
Les deux théories en question ont, d’un point de vue formel, un trait
commun. Concevoir le sacrifice comme une offrande à la divinité ou
comme une communion avec elle, c’est se représenter le rite comme une
relation ternaire dont les éléments constitutifs, le sacrifiant, la victime et
le dieu, sont en quelque sorte homogènes. Or, si les deux premiers
éléments de la relation sont immédiatement donnés à l’observation, l’exis-
tence et le statut du troisième ne vont pas de soi. Entre le sacrifiant et la
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victime, il y a bien, si l’on veut, un troisième terme irréductible et surplom-
bant, mais ce n’est pas le dieu, c’est-à-dire un tiers extérieur, c’est tout
simplement la relation rituelle qui associe le sacrifiant et la victime et
détermine chacun d’eux en tant que tel.
À quoi on objectera sans doute que, si les dieux eux-mêmes ne font
pas partie de la réalité ethnographique, la croyance en ces dieux est une
donnée tout aussi objective que celle du sacrifiant et de la victime sacri-
ficielle. Nous ne contestons évidemment pas la chose, même si ce n’est
pas toujours le cas. Mais le problème n’est pas là. Ce qui est en cause,
ce n’est pas la réalité des croyances religieuses, c’est la place qui leur
revient dans une explication satisfaisante du fait religieux. Décrire le
sacrifice comme un don aux dieux, ou un acte de communion avec eux,
est une chose, construire une théorie du sacrifice, une tout autre chose.
Car une bonne théorie ne doit pas expliquer les pratiques des hommes
par les croyances qui les accompagnent, mais remonter aux causes
communes des unes et des autres. C’est un point de méthode sur lequel
des auteurs aussi divers que Marx, Freud et Pareto, s’accordent, et que
l’on peut tenir pour acquis, même si l’on rejette par ailleurs toutes leurs
thèses sur la nature de la vie sociale ou de la vie psychique.
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Rien donc n’autorise le théoricien à identifier la portée et le sens d’un


rite accompli par des hommes avec les raisons que ceux-ci peuvent invo-
quer pour le justifier. Au demeurant, dans maintes religions, les croyances
et les dogmes se réduisent à l’idée qu’il faut accomplir scrupuleusement
les rites traditionnels. Par ailleurs, lorsqu’elle fait l’objet d’une élabora-
tion théologique, la croyance aux dieux apporte plus d’obscurité que de
lumière sur les rites sacrificiels. Si les dieux sont immortels et bienheu-
reux, disait Épicure, ils n’ont besoin ni de prières ni de sacrifices, car ils
se suffisent à eux-mêmes. S’ils sont créateurs ou ordonnateurs de toutes
choses, observent d’autres, on ne saurait rien leur offrir qui ne leur appar-
tienne déjà. De plus, la victime est souvent consommée par les fidèles,
et même quand elle est brûlée en leur honneur, il s’agit moins d’un don
que d’une destruction tant soit peu sacrilège, et souvent accompagnée
de précautions rituelles significatives. L’idée de communion avec les
dieux pourrait sembler plus rationnelle, mais implique souvent une
consommation du dieu par ses fidèles qui présente, elle aussi, un carac-
tère sacrilège.
Même si les notions d’offrande ou de communion sacrificielle sont
effectivement présentes dans nombre de systèmes religieux, elles n’ont
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donc aucun pouvoir explicatif, mais exigent elles-mêmes d’être éluci-
dées. Du moins, si l’on suppose que l’ensemble des rites et des croyances
qui les accompagnent forment un système cohérent, justiciable d’une
explication globale. Car, il arrive que l’étude scientifique des pratiques
sacrificielles se limite à montrer la cohérence des sacrifiants, c’est-à-dire
la conformité de leurs actions aux croyances qu’ils tiennent pour vraies,
mais non la plausibilité ou même la cohérence de ces croyances elles-
mêmes. Telle est, semble-t-il, la position implicite de la plupart des ethno-
graphes et des historiens des religions. Sans croire le moins du monde
aux dieux du sacrifice, ils les décrivent comme des partenaires effectifs
de leurs informateurs, et ils expliquent, par leurs exigences supposées,
les pratiques de ces derniers. Leur attitude est plus charitable que celles
des philosophes des lumières, qui dépeignaient les rites sacrificiels comme
des superstitions absurdes et criminelles (voir, par exemple, l’entrée
« Prêtres » de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot), mais, elle ne
saurait, selon nous, constituer le dernier mot de la science. D’où vien-
nent, en effet, les croyances des sacrificateurs et pourquoi sont-elles si
robustes? D’où vient, en particulier, qu’elles semblent cautionner l’étrange
parenté du sacrifice et du meurtre, qui intriguait à bon droit la critique
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rationaliste de la religion ? Toute étude du sacrifice qui élude cette ques-


tion nous semble bien superficielle.
Au lieu d’expliquer les rites sanglants par une théologie du sacrifice
énigmatique, il faut donc procéder dans l’ordre inverse, et décrypter cette
théologie à partir d’une théorie générale des rites sanglants qui se suffit
à elle-même. Il faut partir des activités rituelles elles-mêmes et de leurs
effets, pour en saisir la fonctionnalité, et comprendre ainsi les croyances
qu’elles peuvent induire et leur rationalité. C’est la voie suivie par les
fondateurs de l’anthropologie religieuse, et il est bon de leur emboîter
le pas.
Dans ses Lectures on the Religion of the Semites, Robertson Smith
montre que le sacrifice est un rite d’agrégation qui renforce la solidarité
du clan, car il établit entre ses membres un lien plus solide que la parenté
ou qu’une simple commensalité. L’autel est une table et le sacrifice, un
repas communautaire, mais ses effets sont plus puissants qu’un festin
profane, car les hommes mangent à la table des dieux ou plutôt reçoi-
vent les dieux à leur table. Ils ne font pas une offrande à la divinité, car
celle-ci est présente dans la victime, mais ils participent avec elle à un
acte communiel, qui refait et consolide périodiquement l’unité du groupe.
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L’idée de don sacrificiel serait apparue plus tard. Elle aurait pour modèle
le tribut versé au chef ou au roi dans les sociétés hiérarchisées. Loin d’ex-
primer l’essence du sacrifice, elle en dissimulerait la fonction principale,
celle de consolider le lien social.
Les arguments avancés par Robertson Smith en faveur de cette thèse
emportent la conviction, tout en laissant une impression d’inachèvement.
On comprend que la présence du dieu au repas communiel renforce l’unité
du groupe, mais on ne voit pas pourquoi le rite exige que la victime soit
parfois démembrée et consommée avec une sauvagerie extrême, comme
c’est le cas dans le sacrifice du chameau qu’accomplissaient jadis les
Bédouins du Sinaï. Rappelons la scène, que Freud a résumée de façon
saisissante :
La victime, un chameau, était étendue liée, sur un grossier autel fait de
pierres ; le chef de la tribu faisait faire aux assistants trois fois le tour de l’au-
tel en chantant, après quoi il portait à l’animal la première blessure et buvait
avec avidité le sang qui en jaillissait ; ensuite, toute la tribu se jetait sur l’ani-
mal, chacun enlevait avec son épée un morceau de la chair encore palpitante
et l’avalait tel quel et si rapidement que dans le bref intervalle qui s’écou-
lait entre le lever de l’étoile du matin, à laquelle ce sacrifice était offert, et
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le pâlissement de l’astre devant la lumière du soleil, tout l’animal de sacri-


fice était détruit, de sorte qu’il n’en restait ni chair, ni peau, ni os, ni entrailles 7.

Chose étrange, Robertson Smith soutient que la mise à mort de la


victime n’est pas centrale dans le sacrifice, mais il accorde une très large
place et une valeur exemplaire à ce rite, où elle est particulièrement
violente.
Ce n’est pas tout. Son analyse des rites sémitiques fait ressortir une
ressemblance étroite entre le sacrifice et le meurtre ou, plus précisé-
ment, entre l’immolation d’un animal et l’exécution d’un criminel. Au
sein du clan, aucun individu n’a le droit de faire couler le sang, que ce
soit celui d’un parent ou celui d’une victime sacrificielle. La mise à mort
de la victime, comme celle d’un membre du clan, coupable d’un crime,
exige non seulement le consentement mais la participation de toute la
communauté 8.
Tout en ayant conscience d’être ainsi parvenu au cœur du système
sacrificiel, Robertson Smith n’arrive pourtant pas à tirer parti de ses décou-
vertes les plus troublantes : la surdétermination de la victime sacrificielle,
susceptible de ressembler tant à un dieu qu’à un criminel, et la parenté de
son immolation avec un meurtre collectif, ou même un lynchage, des plus
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sauvages, révélée par l’exemple du chameau et les cas voisins de sacri-
fice humain9. Ses successeurs souligneront telle ou telle faiblesse de son
argumentation mais, excepté Freud et, plus près de nous, René Girard,
sans faire de progrès notable. Il faudra au total près d’un siècle pour
dénouer l’entrelacement de la violence et du sacré, qui ressort de ses
analyses, et en tirer la première théorie acceptable du sacrifice.
Si l’on reconstitue les moments clés de cette aventure intellectuelle,
on s’aperçoit que toutes les pièces du puzzle étaient déjà réunies à la
veille de la Première Guerre mondiale. Il manquait seulement le moyen
de les assembler en un tout cohérent et plausible.
Dans leur Essai de 1899, Hubert et Mauss avaient fait grief à Robertson
Smith de donner une interprétation trop restrictive du rite. Il est impos-
sible, disaient-ils, de réduire le sacrifice à ses aspects communiels, c’est-
à-dire à la commensalité des hommes et des dieux. Comme Robertson
Smith lui-même le relève, le rite comporte aussi « une sorte d’exorcisme,
d’expulsion d’un caractère mauvais ». Mais il ne s’agit pas, comme il le
croit, d’un élément « magique » secondaire et surajouté : « l’élimination
d’un caractère sacré, pur ou impur, est un rouage primitif du sacrifice,
aussi irréductible que la communion 10 ».
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On n’aurait su mieux dire. Mais les auteurs brûlaient les étapes en


concluant trop vite que : « si le système sacrificiel a son unité, elle doit
être cherchée ailleurs 11 ». Ils ne voyaient pas qu’il était possible de conci-
lier, et même d’expliquer l’un par l’autre, les deux aspects opposés du
rite, sans recourir à un facteur externe, mais en s’appuyant sur le seul
fait que « l’expulsion d’un caractère mauvais », si elle est collective, suffit
à réaliser l’unité d’un groupe humain, dont tous les membres commu-
nient dans une même exécration. Nous y reviendrons.
Dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, qui ont paru en
1912, Durkheim montrait qu’on pouvait rendre intelligible l’idée d’of-
frande sacrificielle, présente dans de nombreux systèmes religieux, et
trop rapidement écartée par Robertson Smith. Certes, interprétée dans
un sens théologique, une telle idée fait problème. Car, si les hommes ont
besoin des dieux, ceux-ci, du fait même de leur divinité, ne devraient pas
avoir besoin des hommes et de leurs dons. Mais on peut donner une inter-
prétation sociologique de cette relation des hommes et des dieux qui la
rend parfaitement plausible et cohérente. Car, si la divinité est seulement
une représentation symbolique des institutions sociales, qui transcendent
les individus, et leur apportent non seulement la sécurité matérielle mais
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les qualités spécifiques qui les distinguent des animaux, tout devient clair.
La société, les dieux, et les rites où ils demeurent présents, ont autant
besoin, pour subsister, des hommes et de leurs activités cultuelles, que
les individus, de leur côté, ont besoin de la société et de ses dieux pour
mener durablement une vie proprement humaine.
D’une part, l’individu tient de la société le meilleur de soi-même, tout ce
qui lui fait une physionomie et une place à part parmi les autres êtres, sa
culture intellectuelle et morale. Qu’on retire à l’homme le langage, les
sciences, les arts, les croyances de la morale, et il tombe au rang de l’ani-
malité. Les attributs caractéristiques de la nature humaine nous viennent
donc de la société. Mais d’un autre côté la société n’existe et ne vit que dans
et par les individus. Que l’idée de société s’éteigne dans les esprits indivi-
duels, que les croyances, les traditions, les aspirations de la collectivité
cessent d’être senties et partagées par les particuliers, et la société mourra.
On peut donc répéter d’elle ce qui était dit plus haut de la divinité : elle n’a
de réalité que dans la mesure où elle tient de la place dans les consciences
humaines, et cette place c’est nous qui la lui faisons. Nous entrevoyons main-
tenant la raison profonde pour laquelle les dieux ne peuvent pas plus se
passer de leurs fidèles que ceux-ci de leurs dieux ; c’est que la société, dont
les dieux ne sont que l’expression symbolique, ne peut pas plus se passer
des individus que ceux-ci de la société 12.
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Même si cette interprétation peut paraître réductrice à un esprit reli-


gieux, elle montre le bien-fondé des pratiques et des croyances reli-
gieuses, tout en donnant de celles-ci une explication parfaitement ration-
nelle. Indéniablement, les sociétés comme les hommes sont mortelles
et, faute d’un attachement religieux des individus à leurs institutions,
elles sombrent corps et biens, et leurs divinités avec elles.
Toutefois, si Durkheim permettait de comprendre comment l’idée de
dette envers les dieux avait pu prendre naissance, et s’il ramenait ainsi,
du ciel sur la terre, la composante divine de la relation sacrificielle, il
laissait sans explication cette relation elle-même. Car, il ne montrait pas
pourquoi la destruction rituelle d’un être vivant constituait aussi souvent
la pièce maîtresse des cérémonies nécessaires aux sociétés pour se perpé-
tuer, ni pourquoi la reconnaissance des hommes à l’égard des dieux
exigeait parfois des pratiques extrêmement violentes. Quelle était la
raison d’être de ces rites sanglants ? L’homme devant son humanité à la
possession du langage, et son identité culturelle à la langue particulière
de son groupe, on comprenait sans peine, par exemple, le culte national
de l’orthographe et le rite de la dictée institués par l’école républicaine.
Mais pourquoi les dieux de la nation exigeaient-ils, en outre, « qu’un
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sang impur abreuve nos sillons » ? À de telles questions, Durkheim ne
pouvait pas répondre. Au bout du compte, l’existence même du sacrifice
et des rites apparentés demeurait chez lui une énigme.
C’est Freud qui, à la même époque, fit un pas important vers la solu-
tion de cette énigme. Dans Totem et tabou, qui parut en 1912, et s’ap-
puyait sur une connaissance étendue de l’anthropologie de son temps, il
comprit que la sauvagerie apparente du sacrifice du chameau, rapporté
par Robertson Smith, et d’autres immolations similaires, était le signe
que ces rites constituaient une répétition délibérée d’un meurtre collec-
tif spontané, particulièrement violent ; et puisque les hommes commé-
moraient périodiquement cet acte de violence, il conjectura qu’il avait
dû être à l’origine des règles fondatrices de l’ordre social. On compre-
nait ainsi beaucoup mieux la théologie du sacrifice et la fonction du rite.
Le dieu ne représentait plus seulement une société abstraite hypostasiée,
il résultait de l’apothéose de la victime originelle, qui avait soudé contre
elle le groupe unanime de ses meurtriers. On établissait, pour la première
fois, un lien plausible entre les rites sacrificiels et la divinité qui était
censée les exiger. Par ses offrandes sanglantes, le groupe renouvelait son
pacte fondateur.
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Malheureusement, l’hypothèse freudienne était entachée de plusieurs


défauts qui la rendaient fort vulnérable. Le premier, à lui seul, était, de
l’avis général, rédhibitoire. En supposant que les rites tendaient à repro-
duire un meurtre unique, antérieur à toute l’histoire de l’humanité – le
meurtre du père de la horde primitive – Freud donnait à son explication
du sacrifice la forme d’un nouveau mythe d’origine et non d’une théo-
rie scientifique. Et ce, d’autant plus que la horde, soumise à la férule du
père, présupposait déjà, par sa structure même, l’ordre social que le
meurtre originel était censé produire. Par ailleurs, en interprétant ce
meurtre collectif comme un crime générateur d’une culpabilité inex-
piable, transmise d’âge en âge à tous les hommes, Totem et tabou rendait
sa répétition rituelle difficilement intelligible. Pourquoi aurait-on répété,
depuis la nuit des temps, un geste dont le souvenir, à lui seul, était censé
provoquer une horreur sacrée ? Cela revenait à attribuer une structure
pathologique aux pratiques religieuses, après avoir soutenu, fort juste-
ment, la thèse inverse : à savoir qu’un rite n’était pas une névrose agran-
die à l’échelle de la société mais au contraire, la névrose, une religion
déformée à des fins asociales 13. Sans compter qu’il n’y avait aucune
raison d’assimiler le sacrifice à l’accomplissement d’un crime collectif,
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après avoir relevé, chez Robertson Smith, qu’il obéissait aux mêmes
règles que la punition collective d’un crime 14, et supposé que le père de
la horde, dont le rite commémorait la mort, avait justement les traits d’un
être brutal et despotique et nullement d’une victime innocente 15.
Malgré ses défauts, on aurait pu amender la théorie de Freud pour la
rendre plus plausible, mais on préféra jeter le bébé avec l’eau du bain.
Lorsque, vers 1920, l’anthropologie entendit se constituer en science à
part entière, elle ne se contenta pas d’ignorer les spéculations hasardeuses
du fondateur de la psychanalyse, elle jeta le discrédit sur l’ensemble de
ses sources. Toutes les hypothèses des pionniers de la discipline furent
considérées comme nulles et non avenues, et leur ambitions théoriques
furent abandonnées au profit quasiment exclusif de l’engrangement des
données recueillies sur le terrain 16.
Il fallut attendre plus d’un demi-siècle pour voir des chercheurs à
l’esprit libre replacer la question du sacrifice au cœur des sciences sociales,
et rouvrir, pour ainsi dire, le dossier à l’endroit même où Freud l’avait
laissé. C’est, en effet, en 1972 que Walter Burkert, dans Homo necans,
et René Girard, dans La Violence et le sacré, reprirent, indépendamment
l’un de l’autre, l’idée que l’immolation de la victime renouvelait et prolon-
geait les effets d’une forme particulière de violence qui avait permis aux
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152 LUCIEN SCUBLA

hommes de canaliser leur agressivité et de coordonner leurs actions 17.


Mais, chez eux, cette violence, génératrice des rites sacrificiels et, de
proche en proche, de toute la civilisation, n’était plus confinée dans un
événement de la lointaine préhistoire, au caractère accidentel et quasi-
ment mythique. Elle dépendait de traits constitutifs de la nature humaine
et s’étendait sur la longue durée.
Pour Burkert, les rites sanglants prolongeaient l’œuvre civilisatrice
d’une très longue pratique de chasse collective, qui avait peu à peu trans-
formé les hommes de proies fragiles en prédateurs redoutables, en les
obligeant à développer leurs techniques, leur vie sociale et toutes leurs
qualités intellectuelles et morales les plus spécifiques. C’est parce que
les hommes devaient leurs principales institutions à cette activité cyné-
génique immémoriale que, dans les sociétés sédentaires, ils organisèrent
leur vie cérémonielle autour de consécration d’un animal, mis à mort
rituellement, puis consommé par toute la collectivité.
Pour Girard, le sacrifice et les rites apparentés (initiation, royauté
sacrée, etc.), mais aussi la chasse elle-même, avaient pour origine, ou
plutôt pour principe, un mécanisme d’autorégulation de la vie sociale –
le « mécanisme victimaire » – qui se déclenchait spontanément en cas de
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crise, et permettait aux hommes de surmonter leurs antagonismes en se
liguant contre un tiers – la « victime émissaire ». La mise à mort collec-
tive de cette victime, en purgeant le groupe de la violence intestine qui
risquait de le détruire, et en réconciliant ses membres autour de la victime,
ne rétablissait pas seulement la paix, mais apparaissait après coup comme
l’acte fondateur de l’ordre social. C’est pourquoi, sans comprendre le
mécanisme même auquel ils devaient leur salut, mais au seul vu de ses
effets bénéfiques, les hommes s’efforcèrent-ils d’en reproduire le cours,
en immolant des victimes sacrificielles, chaque fois qu’un désordre grave
menaçait la collectivité ou pour en conjurer la venue. Tous les rites, et
toutes les institutions les plus caractéristiques des sociétés humaines,
avaient pour source cet effort pour s’approprier les vertus du mécanisme
victimaire et le mettre délibérément en œuvre.
Burkert et Girard montraient ainsi tous les deux, beaucoup plus clai-
rement que Freud, comment l’aptitude à ritualiser son pouvoir de tuer
avait permis à l’espèce humaine de s’auto-domestiquer, c’est-à-dire
d’exercer un empire sur elle-même en même temps que de maîtriser la
nature. La théorie de Girard est cependant plus élégante, car elle déduit
d’une source commune, non seulement la chasse et le sacrifice, mais
l’ensemble des pratiques sanglantes ritualisées ou codifiées. Le fait que
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LE SACRIFICE A-T-IL UNE FONCTION SOCIALE ? 153

la victime sacrificielle soit souvent animale semble, il est vrai, plus favo-
rable à la théorie de Burkert, qui postule une continuité entre les activi-
tés cynégétiques et les pratiques rituelles. Mais, outre qu’il existe de
nombreux sacrifices humains, il faut remarquer que la victime animale
est toujours choisie pour sa proximité avec l’homme, soit qu’il s’agisse
d’un animal domestique (bœuf, cochon, etc.) soit qu’il s’agisse d’un
animal non domesticable, mais plus ou moins apprivoisé ou humanisé 18
(comme l’ours des Aïnou, élevé au sein par une femme).
En effet, si le rite sacrificiel constitue la réplique atténuée d’un meurtre
collectif spontané, il doit avoir pour victime un être situé, pour ainsi dire,
à la fois dans le groupe et hors du groupe qui procède à son immolation.
Telle est déjà la position de la victime émissaire au moment de son élimi-
nation violente, et telle doit être celle de la victime rituelle, pour que sa
mise à mort ne se confonde pas avec le meurtre d’un proche. C’est ce
que la théorie girardienne exige, et c’est bien ce que l’on constate. Lorsque
la victime est prise à l’intérieur du groupe, il s’agit soit d’un être humain
situé en marge de son peuple (comme le pharmakos des Grecs anciens,
le roi sacré ou encore un enfant), soit d’un animal domestique visant en
symbiose avec les humains. Lorsqu’elle est prise à l’extérieur, il s’agit
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soit d’un prisonnier de guerre incorporé au groupe (comme le captif des
Tupinamba, qui vivait plusieurs années et prenait femme chez ceux qui
allaient l’immoler), soit d’un animal sauvage humanisé 19 (comme l’ours
déjà cité ou l’aigle de certains Indiens de Californie).
Dans tous les cas, on s’arrange pour que la victime rituelle soit aussi
semblable que possible à la victime émissaire, tout en se gardant bien
d’une identité parfaite, pour éviter que sa mise à mort soit assimilable à
un meurtre, car on déclencherait alors la crise même que le rite a pour
fonction de prévenir. La société est, en effet, frappée de crise, non seule-
ment quand les conflits s’enveniment entre les individus et les groupes,
mais surtout lorsque la frontière se brouille entre le sacrifice et le crime,
et plus généralement entre la violence légitime et la violence pure, entre
la violence canalisée et bridée par des règles et des institutions, et la
violence aveugle et déchaînée. C’est ce que montre admirablement la
tragédie grecque, qui a d’ailleurs servi de point de départ aux analyses
de Girard.
Le soin apporté au choix des victimes n’empêche cependant pas le
sacrifice de conserver une parenté inévitable, et d’ailleurs indispensable,
avec le meurtre. D’où les infinies précautions, souvent requises pour
mettre à mort la victime, le fait que cet acte est souvent considéré comme
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154 LUCIEN SCUBLA

impur et dévolu à un être situé, comme la victime, en marge du groupe,


ainsi que la méprise de Freud, qui assimilait l’immolation à la commé-
moration d’un crime. Tout cela serait difficilement compréhensible si la
victime sacrificielle était, dans son principe, le substitut d’une proie
animale, comme le voudrait la théorie de Burkert. C’est, au contraire,
lumineux, s’il s’agit d’un substitut de la victime émissaire et, partant,
d’un membre du groupe, comme le suppose Girard. Le sacrificateur ne
ressemble pas à un vaillant chasseur accueilli en triomphe par les siens,
mais à un exécuteur des hautes œuvres tenu à l’écart de la collectivité ;
comme la victime émissaire endossait tous les maux du groupe, il se
charge du péché de mettre à mort la victime sacrificielle 20.
Il est clair que, dans cette perspective anthropologique, le sacrifice
est, par essence, tout autre chose qu’un don aux dieux. Il s’agirait plutôt
d’un procédé d’autorégulation de la vie sociale, d’un des moyens les plus
efficaces que les hommes aient découvert pour contenir la violence, pour
borner la violence par la violence. Mais l’idée de divinité en découle
aussitôt. Les dieux du sacrifice – sinon le Dieu des philosophes et des
savants, voire de certaines religions – ne sont rien d’autre que la violence
extériorisée, réifiée et tenue à distance par de nouveaux actes sacrificiels
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qui canalisent vers elle toute celle qui émane du groupe. Nous retrou-
vons ainsi les idées de Hubert et Mauss d’où nous étions partis, mais
mieux articulées. Expulsion et communion ne sont pas seulement deux
traits distincts du sacrifice. L’une est la condition de l’autre : c’est en
réitérant périodiquement l’expulsion de la victime émissaire que le sacri-
fice tisse le lien social et crée une union stable entre les hommes. L’idée
de dette religieuse est également légitimée. Car les hommes ne doivent
pas leur salut collectif à leur volonté et à leur raison, comme l’imagine
la philosophie des lumières, mais à un mécanisme qui les transcende et
aux institutions religieuses qui en découlent. Des institutions qui ont fait
les hommes bien plus que ceux-ci ne les ont faites : principe qui consti-
tue le commun dénominateur de toutes les religions.
Après avoir établi la plausibilité de ces hypothèses, il resterait à montrer
qu’elles s’accordent avec les faits et contribuent à les rendre intelligibles.
Nous ne pourrons ici qu’amorcer cette démonstration, à l’aide de deux
exemples 21 : un rite et un mythe qui montrent comment le sacrifice contri-
bue à pacifier les sociétés humaines, soit en arrêtant un processus violent
soit en prévenant son déclenchement.
Vengeance et sacrifice. De nombreuses sociétés sont divisées en sous-
unités qui entretiennent entre elles des relations de coopération et de riva-
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LE SACRIFICE A-T-IL UNE FONCTION SOCIALE ? 155

lité. Elles se livrent à des échanges matrimoniaux, économiques ou céré-


moniels, de nature paisible, mais souvent aussi à des échanges violents :
rapt de femmes ou de bétail, défis sanglants et affrontements meurtriers,
régis par un code de l’honneur. Tous ces échanges se conforment à un
principe de réciprocité, si bien que la vengeance, qui est d’ailleurs un
devoir d’honneur pour la partie lésée, est tout à fait licite dans ce type
de société. Mais elle est assujettie à une règle de talion qui tend à restau-
rer, par un règlement de compte strictement mesuré, l’équilibre momen-
tanément perturbé par les hauts faits de l’adversaire 22. Il arrive cepen-
dant que la passion vindicative transgresse les normes du système
vindicatoire et que la violence déchaînée risque de mettre à mal toute la
société. Or, pour sortir de ces situations de crise, le scénario est presque
toujours le même : ce sont des sacrifices, accomplis par des médiateurs
rituels, qui mettent fin aux débordements violents 23. Voici, à ce propos,
le témoignage d’un africaniste 24 :
Au pays des Moussey, pour faire la paix, les gens de Domo et Berté délé-
guèrent un esclave, dont il était peu important qu’il fût consumé par la puis-
sance du sacrifice qu’il manipulait. Parvenu à la frontière des deux groupes,
il coupa un chien vivant en deux, disant : « Voici sulukna, affaire très puis-
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sante, nous t’égorgeons un animal, que personne ne soit plus tué ! »

Ce récit très sobre donne, en quelques mots, une illustration complète


de la théorie du sacrifice dont nous nous faisons ici l’avocat. Deux choses
montrent clairement que la fonction du rite est bien de rétablir des rapports
paisibles entre les composantes de la société. D’abord, la prière adres-
sée à la divinité : « nous t’égorgeons un animal » pour « que personne ne
soit plus tué ». Ensuite, le geste sacrificiel lui-même, qui explicite la
fonction du rite : si le sacrifice doit être accompli sur la frontière des
deux groupes hostiles, et si la victime doit être coupée en deux, c’est
parce qu’il est, dans son principe, un acte séparateur, destiné non seule-
ment à mettre fin aux affrontements sanguinaires des deux groupes, mais
aussi à les replacer à bonne distance l’un de l’autre.
Le sacrifice qui met fin au processus de contagion violente est cepen-
dant lui-même un acte violent. Mais, au lieu de répondre, comme la
vengeance, à un acte violent, par un acte violent symétrique, il détourne
la violence vers une victime de substitution, et fait ainsi sortir les hommes
du cercle de la réciprocité négative, en chassant la violence par la violence.
Il ruse, en quelque sorte, avec la violence, pour mieux la retourner contre
elle-même.
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156 LUCIEN SCUBLA

Deux choses montrent qu’il en est bien ainsi chez les Moussey. Le sacri-
fice est offert à un dieu qui se nomme sulukna. Or, sulukna ne signifie rien
d’autre que « vengeance », comme si c’était la violence elle-même que le
sacrifice visait à amadouer. Comme si le dieu des Moussey, comme celui
de la théorie girardienne, n’était rien d’autre que la violence hypostasiée
et maintenue à bonne distance des hommes par une succession régulière
de sacrifices. Et, bien entendu, c’est parce que le sacrifice est un jeu dange-
reux avec la violence que le sacrificateur risque d’être « consumé par < sa
> puissance » et que l’on confie cet acte périlleux à un esclave, c’est-à-dire
à un être marginal, que l’on est prêt à «sacrifier», lui aussi, comme le chien
offert à sulukna, pour la survie de la collectivité.
Sacrifice et meurtre : le paradoxe de Caïn. L’histoire de Caïn et Abel,
rapportée dans le chapitre IV du livre de la Genèse, nous fait passer brus-
quement de la scène du sacrifice à celle du meurtre, et elle renferme un
double paradoxe dont la solution consolide notre hypothèse. Des deux
fils d’Adam et Ève, nous apprenons seulement qu’ils font des offrandes
à Dieu. Abel, qui est éleveur, des offrandes animales (il sacrifie les
premiers-nés de son troupeau), Caïn, qui est agriculteur, des offrandes
végétales. Or, si Dieu accepte les offrandes d’Abel, il refuse celles de
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Caïn, mais sans qu’on sache pourquoi. Le texte sacré est muet sur ce
point. C’est le premier paradoxe : l’attitude du Très-Haut paraît arbi-
traire, comme celle d’un despote capricieux et imprévisible.
Toutefois, apercevant le visage sombre de Caïn, Dieu lui adresse la
parole, comme pour le consoler ou le mettre en garde : « Si tu agis bien,
lui dit-il, ne te relèveras-tu pas ? Mais si tu agis mal, le péché te guette
et risque de te faire trébucher. » Mais l’avertissement de Dieu reste sans
effet. Pour toute réponse, Caïn se précipite sur son frère et le tue 25. Tout
se passe comme si le meurtrier, faute de pouvoir se révolter contre Dieu,
assouvissait sa colère sur son frère, dont le succès rend sa propre disgrâce
encore plus cuisante. Très bel exemple, dirait Girard, de la capacité qu’a
la violence à trouver un objet de rechange, c’est-à-dire du mécanisme
qui, selon lui, constitue le ressort du rite sacrificiel. Mais revenons au
texte : le meurtrier est banni pour son crime et condamné à errer sur la
terre, mais contrairement au sacer romain que tout le monde pouvait tuer
en toute impunité – et c’est le second paradoxe –, Caïn est protégé par
Dieu. Bien plus, il devient fondateur de la première ville (tout comme
Romulus, qui a lui aussi tué son frère, est fondateur de Rome), et père
d’une famille qui est à l’origine de la métallurgie, de la musique et de
l’élevage, c’est-à-dire de toute la civilisation.
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LE SACRIFICE A-T-IL UNE FONCTION SOCIALE ? 157

Au total, le texte biblique associe, ou du moins rapproche, sacrifice


et violence, et il renferme la double énigme d’un Dieu qui distribue au
hasard ses bénédictions et protège les meurtriers. Comment résoudre
cette énigme, si l’on se refuse à reléguer les textes religieux du côté de
l’irrationnel, et à y voir un simple florilège des faiblesses et des égare-
ments de l’esprit humain ? La solution qui s’impose est la suivante. Dieu
n’agit pas de façon arbitraire, car il y a bien une différence entre les sacri-
fices offerts par les deux frères. Il accepte le sacrifice d’Abel parce qu’il
est sanglant, il refuse celui de Caïn parce qu’il n’est pas sanglant. Dire
qu’il accepte le premier est une manière théologique de dire que celui-
ci est approprié et efficace, dire que le second est refusé, de dire qu’il est
inapproprié et inefficace. La suite de l’histoire montre aussitôt en quoi
consiste l’efficacité du sacrifice. C’est parce qu’Abel met à mort les
premiers-nés de son troupeau, qu’il ne devient pas meurtrier, et parce
que Caïn ne fait pas de sacrifice animal qu’il est homicide. Il s’agit là
d’une loi naturelle qui s’impose à Dieu lui-même, et qui explique la
protection accordée à Caïn. Au fond, tout se passe comme si, faute de
victime animale, la mise à mort d’Abel était ou valait un sacrifice, et
donc comme si Caïn était une sorte de sacrificateur, c’est-à-dire un être
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à la fois indispensable et pourtant impur 26.
Pour saisir toute la portée de ce passage de la Genèse, il faut le rappro-
cher de l’épisode non moins célèbre du sacrifice ou de la « ligature »
d’Isaac. Cet épisode, ainsi que le thème récurrent du rachat des premiers-
nés, montrent que chez les Hébreux, comme ailleurs, la victime sacrifi-
cielle idéale est un être humain, mais aussi qu’il est possible de détour-
ner la violence rituelle et, avec elle, toute la violence humaine, sur une
victime animale. En revanche, l’histoire de Caïn et Abel laisse entendre
qu’il serait dangereux, ou du moins prématuré, de vouloir se soustraire
totalement de l’ordre sacrificiel et s’affranchir de toute violence. Qui
veut faire l’ange fait la bête. On peut sacrifier un animal à la place d’un
homme, mais en voulant remplacer le sacrifice animal par des offrandes
végétales, on prend le risque de retomber dans la violence même que
l’on voulait éviter.
Bref, et pour répondre à la question qui nous était posée, le sacrifice
a bien une fonction sociale, et elle est essentielle. Car, c’est un moyen
violent de tromper la violence, de lui céder localement du terrain pour
mieux la dominer globalement, de la contenir dans les limites les plus
étroites possibles. Mais sans que cette violence, probablement, puisse
être réduite à zéro. Telle est la conjecture qui ressort de nos analyses et
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158 LUCIEN SCUBLA

de nos exemples. Jusqu’à preuve du contraire, elle semble corroborée


par l’histoire pleine de bruit et de fureur des sociétés humaines.

NOTES
1. G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1967, p. 29.
2. D. Sperber, Le Savoir des anthropologues, Paris, Hermann, 1982, p. 29-41.
3. H. Hubert et M. Mauss, « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » (1899) in
Mauss, Œuvres, I, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 193-307.
4. A. Testart, Des dons et des dieux, Anthropologie religieuse et sociologie comparative,
Paris, Armand Colin, 1993, p. 27.
5. « Essai… », loc. cit., p. 304.
6. Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1967, p. 242.
7. Freud, Totem et tabou, trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1968, p. 159-160.
8. W. Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semites, Edinburgh, Adam and
Charles Black, 1889, p. 266-267.
9. Voir, par exemple, les sacrifices humains observés au XIXe siècle chez les Khonds de
l’Inde, et décrits par Frazer dans le Rameau d’or, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins,
vol. 3, 1983, p. 163-166.
10. « Essai… », loc. cit., p. 197-198.
11. Ibid., p. 198.
12. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1979, p. 495-496.
13. « D’une part, les névroses présentent des analogies frappantes et profondes avec les
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grandes productions sociales de l’art, de la religion et de la philosophie ; d’autre part,
elles apparaissent comme des déformations de ces productions. On pourrait presque
dire qu’une hystérie est une œuvre d’art déformée, qu’une névrose obsessionnelle est
une religion déformée et une manie paranoïaque un système philosophique déformé.
Ces déformations s’expliquent par le fait que les névroses sont des formations asociales,
qu’elles cherchent à réaliser avec des moyens particuliers ce que la société réalise par
le travail collectif. » (Totem et tabou, p. 88)
14. « La règle qui ordonne à chaque convive qui assiste au repas du sacrifice de goûter de
l’animal sacrifié, a la même signification que la prescription d’après laquelle un membre
de la tribu ayant commis une faute doit être exécuté par la tribu entière. » (Totem et
tabou, p. 157)
15. À la décharge de Freud, il y a cependant le fait, bien attesté, que l’exécution des hautes
œuvres, la mise à mort de la victime sacrificielle, comme celle du condamné à la peine
capitale, ont toujours des connotations négatives, qui rejaillissent d’ailleurs sur celui
qui a la charge d’y procéder. Sur cet aspect du sacrifice, voir notamment H. Maccoby,
L’Exécuteur sacré, Paris, Éditions du Cerf, 1999.
16. Voir sur ce point P. Jorion, « Reprendre à zéro », L’Homme 97-98 (1986) et L. Scubla,
« L’anthropologie a-t-elle fait des progrès depuis Hocart ? », Revue du MAUSS semes-
trielle, n° 18 (2001) et n° 19 (2002).
17. W. Burkert, Homo necans, The Anthropology of Ancient Greek Sacrificial Ritual and
Myth, traduit de l’allemand par P. Bing, Berkeley, Los Angeles et Londres, University
of California Press, 1983 ; R. Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
18. Ce qui conduit Girard à voir dans le sacrifice l’origine de la domestication.
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19. Ces différents cas de figure ne constituent pas des types irréductibles. Un animal domes-
tique est un ancien animal sauvage habitué à vivre en compagnie des hommes. Un roi
sacré, pourrait-on dire, est une sorte d’ennemi domestiqué. Comme Frazer l’avait
relevé, il passe souvent pour un étranger et son palais ressemble à bien des égards à
une prison (Rameau d’or, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, vol. 1, 1981, « Le
fardeau de la royauté »).
La théorie girardienne ne fournit donc pas seulement une explication plausible du
sacrifice. Elle permet de mieux comprendre l’origine religieuse de maintes techniques
et institutions, déjà postulée par des auteurs tels que Durkheim et Hocart.
20. Sur cette importante figure du sacrificateur, « exécuteur sacré » et « bourreau émis-
saire », voir H. Maccoby, op. cit., et M. Anspach, « Les fondements rituels de la tran-
saction monétaire ou comment remercier un bourreau » in M. Aglietta et A. Orléan,
La Monnaie souveraine, Paris, éditions Odile Jacob, 1998, p. 53-83.
21. Nous reprenons ici des analyses déjà présentées dans « “Ceci n’est pas un meurtre”
ou comment le sacrifice contient la violence » in De la violence II, Séminaire de
Françoise Héritier, Paris, Éditions Odile Jacob, 1999, p. 135-170. Le lecteur trouvera
dans ce texte d’autres exemples pertinents.
22. Voir La Vengeance, sous la direction de R. Verdier, Paris, éditions Cujas, 1981-1986.
23. Voir R. Verdier, « Le système vindicatoire » in La Vengeance, op. cit., vol. I, p. 11-42,
et L. Scubla, « Vengeance et Sacrifice : de l’opposition à la réconciliation », Droit et
Cultures n° 26 (1993), p. 77-101.
24. Igor de Garine, « Les étrangers, la vengeance et les parents chez les Massa et les
Moussey » in La vengeance, op. cit., vol. I, p. 97.
25. Spinoza dit, dans son Traité théologico-politique, que le texte comporte ici une lacune,
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ce qui ouvre évidemment la porte à de nombreuses conjectures. Il nous semble, toute-
fois, que, sous la forme que nous lui connaissons, le texte constitue un récit cohérent
et complet.
26. Dans le livre de Maccoby déjà cité, Caïn est le prototype de l’« exécuteur sacré ».

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