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institutionnelle de l’art
G EORGE D I C K I E
TRADUI T D E L’ ANG L AI S ( AMÉRI C AI N ) PA R B A R B A R A TU R Q U I E R
ET PIER RE SAI NT- G ERMI ER.
PRÉS ENT É PAR P I ERRE SAI NT- G ERMI E R .
George Dickie (né en 1925 en Floride) fait partie des philosophes qui, depuis le début
des années soixante, ont profondément renouvelé la philosophie de l’art anglophone en
introduisant dans les discussions esthétiques la clarté et la rigueur caractéristiques de la
philosophie dite « analytique »¹. Ce courant, généralement identifié sous l’appellation
d’« esthétique analytique », est aujourd’hui relativement bien connu du public franco-
phone, grâce notamment aux traductions de ses textes fondateurs dans les anthologies
de Lories (2003), Genette (1992) et Cometti, Morizot et Pouivet (2005).
Outre des contributions importantes sur la notion d’attitude esthétique (1964b),
sur le thème de l’évaluation de l’art (1988) ou sur l’esthétique du xviiie siècle (1996),
George Dickie compte parmi les acteurs principaux de l’introduction de la probléma-
tique des institutions dans la philosophie analytique de l’art, et plus généralement dans
l’étude de l’art². L’idée fondamentale de l’approche institutionnelle de l’art est que pour
expliquer ce qui fait qu’un objet donné est ou non une œuvre d’art, il faut s’intéresser
non seulement aux propriétés intrinsèques de cet objet, mais aussi, et surtout, à la place
qu’il occupe au sein du contexte institutionnel fourni par ce que l’on peut appeler « le
monde de l’art ».
Cette conférence a été publiée pour la première fois en anglais dans George Dickie, « he new
institutionnal theory of art », Proceedings of the 8th Wittgenstein Symposium, no 10, 1983, p. 57-64.
Nous remercions vivement l’Austrian Wittgenstein Society et George Dickie de nous avoir
donné leur accord.
Les idées de Dickie ont en effet eu des échos en dehors du cercle de l’esthétique philosophi-
que. Le sociologue Howard Becker, par exemple, reconnaît avoir été influencé par l’approche
institutionnelle de Dickie, dans son livre Les Mondes de l’art (Becker, 1988).
Une définition institutionnelle de l’art apparaît pour la première fois³ sous la plume
de George Dickie en 1969 dans l’article « Defining Art ». Par la suite, Dickie donne, dans
l’ouvrage Art and the Aesthetic. An Institutional Analysis (1974), une formulation plus
détaillée et légèrement remaniée de sa théorie de l’art. Un trait marquant de la réflexion
de Dickie sur l’institution de l’art est en effet sa constante évolution. Plutôt que de
défendre inlassablement la même conception de publication en publication, Dickie s’est
montré très attentif aux réactions critiques suscitées par ses travaux et a régulièrement
modifié sa théorie en conséquence. Après une décennie de débats consacrés à la discus-
sion de son ouvrage de 1974, Dickie publie dans he Art Circle (1984) une nouvelle ver-
sion de sa théorie institutionnelle de l’art. Le texte, dont nous proposons la traduction,
est la transcription d’une conférence donnée à Vienne au mois d’août 1983 à l’occasion
du 8th International Wittgenstein Symposium, où Dickie donne en avant-première un
aperçu de la toute dernière version de sa théorie.
Le problème général que la théorie institutionnelle se propose de résoudre est celui
de la définition de l’art : y a-t-il un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes tel
qu’un objet donné soit considéré comme une œuvre d’art, si et seulement s’il satisfait
ces conditions ?
Au moment où Dickie s’empare de cette question, à la fin des années soixante, l’opi-
nion selon laquelle le concept d’art serait indéfinissable jouissait d’une certaine popula-
rité chez les esthéticiens de langue anglaise. Des auteurs comme Paul Ziff (1953) et Mor-
ris Weitz (1956) avaient affiché un certain scepticisme envers la possibilité de fournir des
conditions nécessaires et suffisantes de l’application du concept d’art. La popularité de
cette approche peut s’expliquer d’une part, par l’influence de la philosophie de Witt-
genstein, et d’autre part, comme une conséquence de la difficulté qu’avaient les théories
traditionnelles de l’art à rendre compte des œuvres produites par les avant-gardes du
xxe siècle et du Pop Art naissant. En outre, quand bien même on parviendrait à rendre
compte de ces œuvres à l’aide de nouvelles théories, on voit mal comment réunir l’en-
semble des productions artistiques du passé et du présent au sein d’une seule et même
définition de l’art. Les théories traditionnelles avaient la particularité de construire leurs
définitions autour d’une certaine propriété caractéristique des œuvres d’art. Par exemple,
la théorie mimétique s’appuyait sur la propriété de représentation, la théorie formaliste
sur la possession d’une forme signifiante, la théorie expressive sur le fait d’exprimer des
états mentaux ou des émotions. Mais il est difficile, sinon impossible, d’identifier une
propriété caractéristique qui soit commune à tous les objets que nous rangeons dans la
classe des œuvres d’art et qui rende compte de l’unité de cette classe.
Toutefois, le scepticisme envers toute entreprise définitionnelle n’était pas la seule
réponse possible à cette « crise » de la théorie. On pouvait reconnaître les difficultés des
Dickie, il faut le préciser, n’est pas le seul à avoir proposé à la fin des années soixante une défi-
nition institutionnelle de l’art. Contemporain de l’article de Dickie, « Defining art » (1969),
T. J. Diffey affirmait explicitement la nature institutionnelle de l’art dans un article intitulé
« he republic of art » (1969). Dickie reconnaît également avoir été inspiré par l’article d’Arthur
Danto, « he artworld » (1964).
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définitions traditionnelles, sans pour autant renoncer dans son ensemble au projet de
définir l’art. D’une part, le fait que le concept d’art soit caractérisé par une grande flexi-
bilité n’implique pas forcément que les œuvres d’art n’aient absolument aucune propriété
minimale en commun. Contre Ziff et Weitz, Dickie soutient par exemple que les œuvres
ont toutes en commun le fait d’être des artefacts, et que c’est là une condition nécessaire
de l’art. Pour que sa thèse soit pleinement convaincante, cependant, Dickie doit mon-
trer que les ready-made ou les œuvres du found art sont bien des artefacts, ce qui ne va
pas immédiatement de soi. Autrement dit, Dickie a besoin d’une théorie de l’artefactua-
lité. Une seconde stratégie pour contrer la thèse sceptique consistait d’autre part à attirer
l’attention sur un certain type de définitions qui sont utilisées en contexte institutionnel,
à savoir les définitions procédurales. Les institutions comme les États, les universités ou
les clubs d’œnologie ont en effet la capacité d’attribuer des statuts aux personnes ou aux
entités qui les composent. Or ces statuts ne se définissent pas par une propriété caracté-
ristique commune, mais par une certaine procédure. Par exemple, ce qui définit le statut
de président d’un État, d’une université ou d’un club d’œnologie n’est pas une propriété
caractéristique de la personne considérée, mais une certaine procédure de désignation,
généralement une élection. Le contexte des institutions permet donc de voir qu’il y a
d’autres façons de définir un statut que par des caractéristiques communes. Une raison de
l’échec des théories traditionnelles serait ainsi qu’elles cherchaient des propriétés commu-
nes là où il suffisait d’identifier une certaine procédure. En adoptant une approche insti-
tutionnelle, on pouvait donc espérer construire une théorie de l’art qui, articulée autour
d’une définition procédurale, éviterait les écueils des théories traditionnelles.
Dans son livre de 1974, Dickie aboutissait ainsi à la définition suivante :
Une œuvre d’art au sens classificatoire est (1) un artefact (2) tel qu’un ensemble de ses
aspects fait que le statut de candidat à l’appréciation lui a été conféré par une personne ou
un ensemble de personnes agissant au nom d’une certaine institution sociale (le monde
de l’art). (Dickie, 1974, p. 34)
On retrouve tous les éléments d’une définition en bonne et due forme. D’abord, ce qui
est défini, c’est le terme d’œuvre d’art dans son acception classificatoire, c’est-à-dire des-
criptive et non évaluative. Ensuite, cette définition juxtapose une condition nécessaire
(1) et une condition suffisante (2), ou encore, ce qui revient au même, un genre (1) et
une différence spécifiques (2). On a bien, enfin, une définition procédurale, puisque la
condition suffisante (2) repose in fine sur l’attribution d’un statut par des agents manda-
tés par une institution. En vertu de cet aspect procédural, la définition peut s’appliquer
en principe à toutes sortes d’objet, pourvu que ce soit un artefact et qu’il remplisse la
condition (2). C’est ainsi qu’elle peut rendre compte de la plasticité de l’application du
concept d’art, tout en en proposant une définition.
Cette définition de 1974 a fait couler beaucoup d’encre. De nombreuses objections
ont été soulevées par les lecteurs de Dickie. Certains ont reproché à la définition d’être
circulaire. La notion d’œuvre d’art, en effet, est définie à l’aide de la notion de monde
de l’art. Cette notion toutefois n’est pas expliquée. Si l’on comprend le monde de l’art
comme le contexte institutionnel qui entoure les œuvres d’art, alors on utilise le terme
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défini (l’œuvre d’art) pour expliquer une partie de la définition (celle du monde de
l’art), ce qui revient à entrer dans un cercle vicieux. D’autres objections concernaient la
conception des institutions qui accompagne la théorie de Dickie. Dans son ouvrage de
1974, Dickie caractérise le monde de l’art comme un type d’institution informelle, dont
le fonctionnement repose sur des règles implicites. Mais les notions de « conférer un sta-
tut » et « d’agir au nom de » qu’il utilise dans sa définition n’ont de sens que lorsqu’elles
s’appliquent à des institutions particulières, et en particulier à des institutions formelles,
dont le fonctionnement repose sur des règles explicites. Il y aurait donc une incohérence
dans la description que Dickie donne du monde de l’art, ce qui est plutôt gênant dans la
mesure où ce sont ces procédures qui définissent les œuvres d’art comme œuvres d’art.
Tel est le contexte dialectique dans lequel Dickie élabore sa « nouvelle théorie insti-
tutionnelle », dont la conférence que nous traduisons fournit un exposé synthétique.
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reconnue est la seule manière de devenir de l’art, alors le retour dans le temps
de l’œuvre d’art A à l’œuvre d’art B, puis de l’œuvre d’art B à l’œuvre d’art
C, engendre une régression à l’infini vers un passé toujours plus lointain. Si
la ressemblance avec une œuvre d’art préalablement reconnue était le seul
moyen de devenir de l’art, alors il ne pourrait y avoir aucune première œuvre
d’art et par conséquent, il ne pourrait pas y avoir d’art du tout. Il faut donc
postuler une seconde manière de devenir de l’art pour que la ressemblance
avec une œuvre préalablement reconnue fonctionne comme une manière de
devenir de l’art. On peut désigner les œuvres d’art qui deviennent de l’art en
vertu d’une ressemblance suffisante avec des œuvres préalablement recon-
nues par l’expression « art par ressemblance ». Pour qu’il y ait de l’art par res-
semblance, il doit y avoir au moins une œuvre d’art qui n’ait pas acquis ce
statut par sa ressemblance avec une œuvre d’art préalablement reconnue. La
nouvelle conception de l’art doit par conséquent postuler deux manières de
devenir de l’art : par la ressemblance et par une forme de non-ressemblance.
La nouvelle conception est une « double » théorie de l’art qui s’ignore.
Quelle est la nature de cet art par non-ressemblance, que la « nouvelle
conception de l’art » est amenée à postuler ? Dans la mesure où ni Ziff, ni
Weitz n’étaient conscients de la nécessité, pour leur conception, de postuler
un art par non-ressemblance, il n’est pas surprenant qu’ils n’en aient rien dit.
La nature de cet art devra donc être inférée de la théorie telle qu’elle est énon-
cée. Premièrement, l’art par non-ressemblance est primaire dans la théorie
– il ne pourrait y avoir d’art par ressemblance s’il n’y avait pas d’abord un
art par non-ressemblance. Deuxièmement, la classe des œuvres d’art, selon
la « nouvelle conception », consiste en deux sous-ensembles distincts, dont
l’un (l’art par non-ressemblance) est plus fondamental que l’autre (l’art par
ressemblance). Enfin, il n’y a rien dans la « nouvelle conception de l’art »,
ou en dehors d’elle, qui nous oblige à penser que l’art par non-ressemblance
soit une chose à usage unique dont la seule fonction est de bloquer la régres-
sion et de permettre au processus de l’art de se mettre en marche. Bien que
rien dans la « nouvelle conception » n’y conduise obligatoirement, je ne vois
pas d’autre manière plausible de rendre compte de la nature de l’art par non-
ressemblance que celle qui consiste à dire que des œuvres d’art sont de l’art
en vertu de la création d’un artefact. Ceci, bien entendu, ne prouve pas que
l’art de non-ressemblance doive être identifié avec ce que l’on peut appeler
« l’art artefactuel », mais mis à part l’art artefactuel, il ne semble pas y avoir
d’autres alternatives recevables. La nouvelle conception de l’art implique
deux sortes distinctes d’art – l’art artefactuel et l’art par ressemblance – le
premier étant primaire. Il est clair que l’art artefactuel ne se confine pas à
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la mise en route du processus de l’art, car des œuvres d’art artefactuel sont
créées aujourd’hui, et l’ont été durant toute l’histoire de l’art.
Ziff et Weitz exigent de toute tentative de théorisation de l’art qu’elle
débouche sur une théorie qui comprenne tous les membres de la classe des
œuvres d’art. Or selon eux, les membres de cette classe n’ont aucun trait
commun. Par conséquent, ils soutiennent qu’on ne peut théoriser l’art de
la manière traditionnelle qui consiste à découvrir des conditions nécessaires
et suffisantes. La seule manière de s’en approcher, pour eux, consiste à dire
qu’il est pertinent d’appliquer les termes « art » et « œuvre d’art » à une cer-
taine classe d’objets, mais qu’il est impossible de mener plus loin la caracté-
risation théorique de cette classe.
L’examen que nous venons de faire de la « nouvelle conception de l’art »
a montré que la classe des objets auxquels il y a un sens à appliquer les
termes « art » et « œuvre d’art » se divise en deux sous-classes d’art distinctes.
Cette division montre qu’il est possible de pousser plus loin la caracté-
risation théorique de cette classe. La première chose à noter à propos de
ces deux sous-classes est qu’elles résultent d’activités très différentes. C’est
l’activité humaine de la fabrication qui donne naissance à l’art artefactuel.
L’art par ressemblance est issu de l’activité humaine consistant à remarquer
des ressemblances. Cette différence frappante entre les activités qui donnent
naissance à ces deux sous-classes suggère qu’elles ne sont pas littéralement
les sous-classes d’une classe unique. On peut voir ces deux classes plutôt
comme, d’une part, une classe déterminée par les emplois littéraux d’un
terme et, d’autre part, une classe dérivée déterminée par les emplois méta-
phoriques du même terme. Cependant, je ne suivrai pas ici cette voie.
Même si l’on s’accordait à dire, avec Ziff et Weitz, que l’art artefactuel
et l’art par ressemblance sont tous deux littéralement de l’art, pourquoi
cela devrait-il persuader les philosophes d’abandonner leur souci tradition-
nel de théoriser ce qui est en fait de l’art artefactuel ? Depuis Platon, les
philosophes de l’art se sont souciés de théoriser la classe des objets issus
d’un certain type de fabrication humaine. Les philosophes se sont intéres-
sés à ces objets précisément parce qu’il s’agissait d’artefacts humains. Le fait
qu’il existe une autre classe d’objets qui, d’une certaine manière, est dérivée
par ressemblance de la classe des objets qui les ont traditionnellement inté-
ressés n’est pas surprenant et ne justifie pas que les philosophes de l’art se
détournent de leur activité traditionnelle : tenter de décrire correctement
la nature de la création de l’art artefactuel et, par conséquent, la nature des
objets créés. L’artefactualité est, en effet, une caractéristique « intégrée » de
l’intérêt que les philosophes portent aux œuvres d’art.
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N.d.t. Le found art renvoie à la notion de found object (objet trouvé) et désigne les objets dont
l’usage premier n’était pas artistique, mais qui ont ensuite acquis le statut d’œuvre d’art.
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Beardsley a raison de noter que c’est une erreur d’utiliser le langage des
institutions formelles pour décrire une institution informelle comme l’est,
selon moi, le monde de l’art. Il soulève la question suivante :
Y a-t-il un sens à dire que quelqu’un agit au nom d’une pratique ? L’autorité
consistant à délivrer un statut peut être située [dans une institution formelle],
mais les pratiques, en tant que telles, semblent être dépourvues de la source
d’autorité requise. (Beardsley, p. 202)
Suivant la critique de Beardsley, j’ai abandonné comme étant trop formelles les
notions de « conférer un statut » et d’« agir au nom de », ainsi que tout ce qui,
dans la version antérieure de ma théorie, avait partie liée avec ces notions. Être
une œuvre d’art est bien un statut, c’est-à-dire une position occupée au sein de
l’activité humaine qu’est le monde de l’art. Néanmoins, le statut d’œuvre n’est
pas conféré, mais plutôt atteint à la suite de la création d’un artefact au sein du
monde de l’art ou avec le monde de l’art pour arrière-plan.
La thèse que je défends est donc que les œuvres d’art sont de l’art en
conséquence de la place qu’elles occupent au sein d’une pratique établie, à
savoir le monde de l’art. Cette thèse soulève deux questions cruciales : (1) est-
elle vraie ? (2) Si elle est vraie, comment le monde de l’art doit-il être décrit ?
Cette thèse porte sur l’existence d’une institution humaine, et le test
de sa vérité est le même que pour n’importe quelle autre organisation
humaine : le test de l’observation. « Voir » le monde de l’art et les œuvres
d’art prises dans ses structures, cependant, n’est pas aussi simple que de
« voir » quelques-unes des autres institutions humaines auxquelles nous
sommes plus habitués à réfléchir.
Arthur Danto a conçu un argument qui aide à « voir » la structure dans
laquelle les œuvres d’art sont prises (je dois noter, cependant, que ce que
Danto lui-même « voit » grâce à cet argument est assez différent de ce que
je « vois », mais je ne chercherai pas ici à réfuter la théorie de Danto). Ma
version de l’argument de Danto se présente comme suit. Considérons une
peinture et un autre objet exactement semblable qui a été produit acci-
dentellement et qui, par conséquent, n’est pas une œuvre d’art. Ou bien
considérons Fontaine et un urinoir qui est son jumeau, mais qui n’est pas
une œuvre d’art. Nous avons deux paires d’objets ayant des éléments visuel-
lement indiscernables, mais dont le premier, dans chaque paire, est une
œuvre d’art et non le second. Le fait que le premier élément de chaque paire
soit une œuvre d’art et non le second, bien que les éléments de chaque paire
soient visuellement indiscernables, montre que le premier objet de chaque
paire doit être pris dans les mailles d’une structure ou d’un réseau de rela-
tions auxquelles le second échappe. C’est le fait d’être pris dans cette struc-
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ture qui rend compte du fait qu’elle est une œuvre d’art, et c’est le fait d’y
échapper qui rend compte du fait que le second n’est pas une œuvre d’art.
La structure en question n’est pas, bien évidemment, visible à l’œil nu, à la
manière dont les couleurs des deux objets le sont.
Certains objecteront que la paire Fontaine/urinoir ne démontre rien
parce que Fontaine n’est pas une œuvre d’art. Heureusement, l’autre paire
hypothétique suffit à faire fonctionner l’argument. On peut montrer cepen-
dant que la paire Fontaine/urinoir suffit, quand bien même Fontaine ne
serait pas une œuvre d’art. Fontaine n’a pas en fait besoin d’être une œuvre
d’art pour mettre en évidence la nécessité d’un contexte ou d’un cadre envi-
ronnant. Il suffit pour l’argument qu’à un certain moment une personne
ait pensé, à tort, que Fontaine était une œuvre d’art. Le cadre dans lequel
Fontaine avait apparemment une place expliquerait dans ce cas l’erreur. Or
certaines personnes ont pensé que Fontaine était une œuvre d’art.
L’argument de Danto montre qu’une œuvre d’art existe dans un contexte
ou au sein d’un cadre, mais il ne révèle pas la nature des éléments qui consti-
tuent ce cadre. En outre, les cadres peuvent être de différentes natures. Cha-
cune des théories traditionnelles de l’art, par exemple, implique son propre
cadre particulier. Pour prendre un exemple, la théorie de Susanne Langer
selon laquelle « l’art est la création de formes symboliques du sentiment
humain » implique un cadre reliant un artiste – celui qui crée – et un type
spécifique de sujet sur lequel porte la création – le sentiment humain (Lan-
ger, 1953). Et comme je l’ai noté au début de cet article, la théorie mimé-
tique et la théorie expressive impliquent toutes deux un cadre particulier.
La théorie de Langer et les autres théories traditionnelles s’exposent ouver-
tement à des contre-exemples et par conséquent, aucun des cadres qu’elles
impliquent ne peuvent être les bons. La raison pour laquelle les théories
traditionnelles s’exposent à ces contre-exemples est que les cadres qui sous-
tendent ces théories, plutôt que de prendre en compte tous les éléments du
cadre, sont trop étroitement centrés sur l’artiste et sur des caractéristiques
des œuvres qui sont plus faciles à discerner d’emblée. C’est pourquoi il est
si facile de trouver des œuvres d’art auxquelles les propriétés qu’une théorie
traditionnelle tient pour universelles et définitionnelles font défaut.
Sous un certain rapport, cependant, les cadres des théories tradition-
nelles vont dans la bonne direction. Chacune des théories traditionnelles
conçoit le fait de faire de l’art comme une pratique humaine, comme une
façon établie de se comporter. Le cadre de chacune de ces théories est dès
lors conçu comme un phénomène culturel qui persiste dans le temps, sus-
ceptible de se répéter. Le fait qu’un cadre persiste en tant que pratique
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requises diffèrent d’un public à l’autre. Par exemple, une des connaissances
nécessaires au public du théâtre est de comprendre ce que cela signifie de
jouer un rôle. Tout membre donné d’un public détiendra un grand nombre
d’éléments d’information de ce genre.
Les rôles d’artiste et de public constituent le cadre minimal de la créa-
tion et l’on peut appeler ces deux rôles corrélatifs « le groupe de présenta-
tion ». Le rôle de l’artiste comporte deux aspects centraux : premièrement,
un trait général qui caractérise tous les artistes, la conscience que ce qui est
créé pour être présenté est de l’art ; et deuxièmement, la capacité à utiliser
une ou plusieurs techniques artistiques qui permettent de créer un art d’un
certain type. De la même façon, le rôle du public comporte deux aspects
centraux : premièrement, un trait général qui caractérise tous les publics, la
conscience que ce qui est présenté est de l’art ; et deuxièmement, les capaci-
tés et les sensibilités qui permettent de percevoir et de comprendre le type
particulier d’art qui est présenté.
Dans presque toute société existante où la création artistique est insti-
tutionnalisée, on trouvera, en plus du rôle de l’artiste et du public, un cer-
tain nombre d’autres rôles liés au monde de l’art tels ceux de critique, de
professeur d’art, de directeur, de commissaire, de chef d’orchestre et bien
d’autres. Le groupe de présentation, c’est-à-dire les rôles corrélatifs d’artiste
et de public, constitue néanmoins le cadre essentiel de la création.
Une des critiques les plus fréquemment adressées à Art and the Aesthetic
était que le livre ne parvenait pas à montrer que la création est institution-
nelle parce qu’il ne parvenait pas à montrer que la création est régie par des
règles. Le présupposé de cette critique est que c’est le fait d’être régi par des
règles qui distingue une pratique institutionnelle comme, par exemple, la
promesse, d’une pratique non institutionnelle comme, disons, le fait de
promener son chien. Il est vrai que Art and the Aesthetic ne mettait pas en
évidence le fait que la création est régie par des règles et ceci demande à être
corrigé. La théorie développée dans ce précédent ouvrage comporte des
règles implicites que je ne suis malheureusement pas parvenu à rendre expli-
cites. Il ne sert à rien d’examiner les règles implicites qui régissent la créa-
tion au sein de cette ancienne théorie, mais on peut énoncer celles qui sous-
tendent la théorie présente. J’ai avancé plus haut que l’artefactualité était
une condition nécessaire à la définition d’une œuvre d’art. Cette affirma-
tion de nécessité implique une première règle pour la création : si l’on veut
créer une œuvre d’art, on doit créer un artefact. J’ai aussi affirmé plus haut
que le fait d’être propre à être présenté à un public du monde de l’art était
une condition nécessaire au fait d’être une œuvre d’art. Cette affirmation
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de nécessité implique une seconde règle pour la création : si l’on veut créer
une œuvre d’art, on doit créer quelque chose qui soit propre à être présenté
à un public du monde de l’art. Ensemble, ces deux règles sont suffisantes
pour créer une œuvre d’art.
On peut naturellement se demander pourquoi c’est le cadre décrit
comme institutionnel, plutôt que tel ou tel autre, qui est le cadre essentiel
que nous cherchons. Le cadre des théories traditionnelles est clairement
inadéquat, mais son inadéquation ne prouve pas la justesse de celui de la
version présente de la théorie institutionnelle. Prouver qu’une théorie est
vraie est notoirement difficile, bien qu’il soit parfois aisé de prouver qu’une
théorie est fausse. On peut dire de la version présente de la théorie institu-
tionnelle qu’elle conçoit un cadre dans lequel les œuvres d’art sont claire-
ment intégrées et qu’aucun autre cadre plausible n’apparaît à l’horizon. À
défaut d’un argument plus concluant pour prouver que le cadre de la théo-
rie institutionnelle est le bon, je serai forcé de me reposer sur la description
que j’en ai faite comme d’un argument en faveur de sa justesse. Si l’analyse
est correcte, au moins approximativement, alors le lecteur ressentira, d’une
façon ou d’une autre, que « c’est juste ». Dans la suite de cet article, j’essaie-
rai en effet de poursuivre ma description du cadre essentiel de la création.
Dans Art and the Aesthetic, j’ai beaucoup parlé des conventions et du
rôle qu’elles jouent dans la théorie institutionnelle de l’art. Dans ce livre, j’ai
tenté de distinguer ce que j’ai appelé la « convention primaire » de « conven-
tions secondaires » impliquées dans la création et la présentation de l’art.
Une des conventions secondaires que j’y exposais était celle qui consiste,
dans le théâtre occidental, à dissimuler les machinistes derrière le décor. Je
comparais cette convention occidentale à celle du théâtre chinois classique,
où le machiniste (que l’on nomme l’accessoiriste) entre en scène durant la
pièce et réagence les accessoires et le décor. Ces deux façons différentes de
répondre à la même nécessité – l’emploi de machinistes – révèle une carac-
téristique essentielle de la convention. Ce qui est fait par convention aurait
toujours pu être fait différemment.
L’incapacité de voir que de telles choses sont bel et bien des conventions
peut engendrer des confusions dans la théorie. Selon une autre convention
du théâtre occidental, les spectateurs ne participent pas à l’action de la pièce.
Certains théoriciens de l’attitude esthétique ne sont pas parvenus à recon-
naître que cette convention précise était une convention, et en ont conclu que
la non-participation des spectateurs était une règle dérivée de la conscience
esthétique et que cette règle ne devait pas être enfreinte. Ces mêmes théori-
ciens sont scandalisés lorsque Peter Pan demande aux spectateurs d’applau-
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dir pour sauver la vie de la fée Clochette. Cependant, cette demande revient
à rien moins qu’à introduire une nouvelle convention que les enfants, au
contraire de certains esthéticiens, comprennent immédiatement.
La création et la présentation de l’art impliquent d’innombrables
conventions, mais contrairement à ce que j’affirmais dans mon précédent
ouvrage, il n’y a pas de convention primaire par rapport à laquelle toutes
les autres conventions seraient secondaires. En effet, dans Art and the Aes-
thetic, j’affirmais non seulement que la création et la présentation de l’art
impliquent de nombreuses conventions, mais aussi qu’au fond l’activité
dans son ensemble est totalement conventionnelle. Seulement le théâtre, la
peinture, la sculpture ou les autres arts ne constituent pas une façon de faire
quelque chose qui pourrait être fait différemment, et c’est pourquoi ils ne
sont pas conventionnels. Cependant, s’il n’y a pas de convention primaire,
il y a un quelque chose de primaire au sein duquel les innombrables conven-
tions qui existent ont une place. Ce qui est primaire, c’est la compréhension,
partagée par tous ceux qui sont impliqués, qu’ils participent à une activité
ou à une pratique établie au sein de laquelle on trouve des rôles divers : des
rôles d’artistes, de public, de critique, de directeur, de conservateur, etc.
Notre monde culturel comprend la totalité de ces rôles, où les rôles d’ar-
tiste et de public occupent une place centrale. Pour le décrire de façon un
peu plus structurée, le monde de l’art consiste en un ensemble de systèmes
de mondes de l’art individuels, qui contiennent chacun leurs propres rôles
d’artiste et de public, ainsi que d’autres rôles. Ainsi, la peinture est un sys-
tème constituant un monde de l’art, le théâtre en est un autre, etc.
Dès lors, l’institution de l’art repose sur des règles de types très diffé-
rents. Il y a des règles conventionnelles qui dérivent des conventions diverses
employées dans la présentation et la création de l’art. Ces règles sont sujettes
à changement. Il existe des règles plus fondamentales qui régissent la parti-
cipation à une activité et ces règles ne sont pas conventionnelles. La règle de
l’artefact – si l’on veut faire une œuvre d’art, on doit créer un artefact – n’est
pas une règle conventionnelle. Elle pose une condition à la participation à
un certain type de pratique.
Comme je l’ai noté plus haut, la règle de l’artefact et la seconde règle non
conventionnelle suffisent à créer de l’art. Et, comme chacune de ces règles
est nécessaire, elles peuvent servir à formuler une définition de « l’œuvre
d’art » : une œuvre d’art est un artefact dont la spécificité est d’avoir été créé
pour être présenté à un public du monde de l’art.
Cette définition contient explicitement les termes « monde de l’art » et
« public », termes qui ont été évoqués mais non définis dans cet article. Cette
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GEO RGE D ICK IE
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LA N O UV E LLE THÉ O RIE I N ST I T U T I O N N E L L E D E L’ A R T
exemple, ou lorsque l’on nous enseigne comment être membre d’un public
du monde de l’art – en apprenant comment regarder un tableau présenté
comme la production intentionnelle d’un artiste. Ces deux approches nous
enseignent à la fois des choses sur les artistes, les œuvres et les publics, car
ces notions ne sont pas indépendantes les unes des autres. Je suppose que de
nombreux champs du domaine culturel possèdent la même nature infléchie
que l’institution de l’art, par exemple le champ qui comprend les notions de
loi, de législature, d’exécutif et de judiciaire.
Selon l’idéal de la définition non circulaire, les ensembles de définitions
circulaires ne peuvent être informatifs. Cela est peut-être vrai de certains
ensembles de définitions, mais à mon avis cela n’est pas vrai des définitions
de la théorie institutionnelle. Car ces définitions ne font que refléter des
éléments mutuellement dépendants qui constituent l’entreprise artistique,
et qui par là nous informent de sa nature infléchie.
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