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Université Paris-Sorbonne

Paris IV
Faculté de Philosophie

Ecole doctorale V : « Concepts et langages »

DEA de sciences sociales et philosophie de la connaissance

LA RECEPTION EN FRANCE D’HERBERT MARCUSE


Phénoménologie d’une conscience critique

Première partie : Les premiers médiateurs de Marcuse


(1956-1968)

Réalisé sous la direction de :

Jean Michel BERTHELOT

Manuel Quinon
N° Etudiant. : 19905541

ANNÉE 2002-2003
2
Sommaire

Introduction………………………………………………………………………………….…….. 5

Première Partie : Les médiateurs de Marcuse en France……………. 13

Première section : le réseau Fraenkel-Axelos-Goldmann.


Le décor interactionnel de la réception……………..…………………….. 15

1 / Boris Fraenkel……………………...……………….…………………………….…….… 15
2 /La revue Arguments……………………………..…………………………………………. 17
3 / Lucien Goldmann et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes……………………….………... 19

Deuxième section : les premières publications de Marcuse en France.


Sens commun et objectivation de celui-ci dans des institutions………….. 23

1 / « L’Homme-problème »………………………………………………………….………... 23
2 / Boris Fraenkel, médiateur de Marcuse à l’O.C.I., aux C.E.M.E.A. et à l’E.N.S.E.P……... 27
3 / Vers Eros et civilisation…………………………………………………………………… 31
(a) Les éditions de Minuit……………………………………………………………… 31
(b) La question de la sexualité…………………………………………………………. 32
4 / La revue Partisans : la question du corps et de la répression sexuelle……………………. 37
5 / Un nouveau programme de recherche…………………………………………………….. 45

Troisième section : une nouvelle ontologie et une nouvelle schématisation du réel……………. 57

1 / De quelques procédures typiques de raisonnement


dans l’argumentation freudo-marxiste…………………………………….. 59
2 / La fonction économique du discours marcusien dans le processus de
connaissance de la réalité sociale…………………………………………. 66
3 / « Une nouvelle dimension de l’aliénation » (aperçu analytique)…………………………. 70
(a) Une nouvelle schématisation……………………………………………………….. 70
(b) Une nouvelle ontologie…………………………………………………………….. 72
4 / Une forme inédite de critique sociale en France :
« Une nouvelle dimension »… de la domination…………………………... 77

Quatrième section : tentatives d’explication de la première phase de réception


de Marcuse en France…………………………………………………….. 105

1 / Essai d’explication (I) : un ethos philosophique de moyenne durée……………………… 106


(a) La dialectique des Lumières………………………………………………………... 106
(b) La déconstruction de l’autonomie de la subjectivité……………………………….. 111
(c) Une éthique de l’indicible………………………………………………………….. 115
(d) La pulsion comme « au-delà du logos »………...………………………………….. 121
2 / Essai d’explication (II) : une problématique et une ontologie de longue durée…………... 124

Conclusion et nouvelles pistes de recherche…………………………………...…………………. 137

3
Deuxième Partie : Les différentes réceptions de Marcuse…………. (à venir, thèse)

Evénementielle journalistique………………………………………………………………. (ibid.)


Evénementielle non journalistique………………………………………………………….. (ibid.)
Philosophique……………………………………………………………………………….. (ibid.)
Psychanalytique……………………………………………………………………………... (ibid.)
Marxiste et communiste…………………………………………………………………….. (ibid.)
Actionniste – libérale………………………………………………………………………... (ibid.)
Religieuse…………………………………………………………………………………… (ibid.)
Esthétique…………………………………………………………………………………… (ibid.)
Pédagogie et vulgarisation…………………………………………………………………... (ibid.)
Inclassables………………………………………………………………………………….. (ibid.)

Troisième Partie : la réception de Marcuse


et la recomposition des normes….…………………… (ibid.)
Conclusion : pour une archéologie du pathos (postmoderne)
de la scission (moderne)……………………………………. (ibid.)

Bibliographie (tome 1)………………………………………. 145

A/ l’œuvre de Marcuse et sa traduction française…………………………………………….. 145


B/ Corpus (réception française de Marcuse)………………………………………………….. 147
C/ Cadre théorique et analytique……………………………………………………………… 158

Annexes (tome 2)

A/ Retranscription des entretiens et notices biographiques…………………………………... 3

Boris Fraenkel………………………………………………………………………….. 5
Jean Cabrol…………………………………………………………………………….. 23
Christian Lidove……………………………………………………………………….. 25
Jean-Marie Brohm……………………………………………………………………... 29
Michel Maffesoli……………………………………………………………………….. 49
Pierre Fougeyrollas…………………………………………………………………….. 59
Jean Duvignaud………………………………………………………………………… 77
Kostas Axelos………………………………………………………………………….. 83
Edgar Morin……………………………………………………………………………. 93

Protocole d’entretien………………………………………………………………………. 99
Quelques remarques sur la méthode………………………………………………………. 100
Notices biographiques……………………………………………………………………... 101

B/ Tableaux récapitulatifs de la réception française de Marcuse……………………………... 107


C/ Les ventes en librairies de l’été 1968 d’après la Quinzaine littéraire……………………... 115
D/ Quelques documents et publicités…………………..……………………………………... 123

Remerciements Boris Fraenkel pour son aide,


Jean-Michel Berthelot pour sa patience,
Julien pour ses corrections,
Arnaud pour ses blagues,
Et Paula… pour des raisons tautologiques, donc indicibles (cf. Tractatus, 4.1212 et 6. 43)

4
Introduction

« La lecture de cette transcription ne trouverait son sens véritable que si elle


déclenchait une mise en question permanente du monde établi, et surtout la ferme
volonté d’approfondir par une théorie et une praxis conformes aux questions
fondamentales, évoquées que trop succinctement dans une conférence ;
approfondissement nécessaire quels que soient les aboiements des imbéciles de tous
bords quand leurs moulins à formules refusent de moudre la vérité, cette vérité que
l’esprit indépendant se doit de conquérir — pour mieux la défendre — sur la foule
moutonnière et les béni-oui-oui de tous poils, bords et couleurs, tout juste capables de
changer l’image d’un chef quelconque bien craint pour lécher de nouvelles bottes
ramassées — oh non ! même pas dans les fameuses poubelles de l’histoire, mais dans
les déchets de kitchenettes politiques (et “révolutionnaires ” bien-sûr) — et dont les
meilleures énergies passent à s’excommunier mutuellement… Dans ces étables et
échoppes malodorantes, la pensée savante de H. Marcuse apporte un agréable vent de
l’aventure intellectuelle, et nous engageons vivement les lecteurs de ce texte de s’y
laisser emporter. »

Boris Fraenkel1

Par rapport à ses anciens collaborateurs de la Zeitschrift für Sozialforschung et de


l’Institut de Recherches sociales de Francfort — en comparaison avec les autres membres les
plus connus de ce qu’il est convenu d’appeler « l’Ecole de Francfort » —, Herbert Marcuse a
bénéficié en France d’une écoute bien particulière. Contrairement à l’œuvre de Walter
Benjamin, traduite dès 1935, qui semble exercer une sorte de fascination croissante sur les
lecteurs français depuis plus d’un demi-siècle2, et qui est encore aujourd’hui à la source de
très nombreuses publications — et à l’origine d’un dossier récent du Magazine Littéraire
(avril 2002), ce qui, compte tenu des impératifs économiques du mensuel, est un signe assez
probant d’une reconnaissance partagée qui excède le strict cadre universitaire3 —, l’œuvre de
Marcuse a été l’objet d’un intérêt important, mais sur une bien plus courte période : si elle a
suscité un intérêt considérable à la fin des années 60 et durant les années 70, il semble bien
que Marcuse soit aujourd’hui pour une part « oublié » des lecteurs enthousiastes de l’après
684. Son nom, qui figurait parmi les trois « M » (« Marx, Mao, Marcuse ») scandés dans les
1
Texte d’introduction à une retranscription ronéotée d’une conférence que Marcuse fit à la Sorbonne en 1962,
sur le thème « Répression sociale et répression psychologique : actualité politique de Freud ». Cette
retranscription, jointe à un texte du psychanalyste marcusien Igor A. Caruso, fut proposée gratuitement sous le
titre Eléments pour une critique révolutionnaire de la répression sexuelle, lors d’une exposition sur W. Reich à
la librairie « La Nef de Paris », en janvier 1967. Elle contribua à la diffusion de la pensée de Reich et Marcuse
dans le Quartier Latin. Pour plus de détails, voir l’entretien avec Boris Fraenkel, et la notice biographique en
annexe.
2
Les rapports privilégiés de Benjamin avec Paris et la France, son intérêt pour la littérature française comme
pour la « capitale de la modernité », son œuvre éclatée, sa fin tragique et son image de flâneur toute auréolée de
« mystère » et « d’étrangeté », ont fait de lui un auteur étudié et apprécié dans les milieux littéraires français bien
avant Adorno, Horkheimer ou Marcuse. Pour une courte étude de la réception en France de l’Ecole de Francfort,
voir G. Raulet et G. Höhn, (1978), « L’Ecole de Francfort en France. Bibliographie critique », in Esprit, n° 5 (n°
spécial : « Ecole de Francfort »), mai 1978.
3
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons recensé, en plus de l’édition de poche des Œuvres (Gallimard,
« folio », 2000), quinze études ou publications en langue française concernant Benjamin entre 2000 et 2002 !
4
Notre interprétation de « l’intérêt » et du « désintérêt » pour Marcuse de la part du lectorat français repose sur
la recension systématique des études et des références faites au philosophe et à son œuvre. Nous admettons
comme principe méthodologique de base que l’intérêt du lectorat est plus ou moins proportionnel au nombre de
références faites à Marcuse dans l’ensemble des publications françaises, périodiques ou non. Pour avoir une idée

5
manifestations étudiantes allemandes en 1967-19685, ainsi que les idées de « Grand Refus »,
de « désublimation institutionnalisée » ou de « tolérance répressive » qui lui sont associées,
n’interviennent que très rarement dans les débats publics, et, à titre d’exemple trivial mais
significatif, il est fréquent de trouver dans les librairies d’occasion une demi-douzaine
d’exemplaires de Eros et civilisation et de L’Homme unidimensionnel6. Et, contrairement à
Adorno et Horkheimer — les deux autres membres les plus connus de l’Ecole de Francfort,
qui, à défaut de bénéficier de la largeur et de la constance du lectorat de Benjamin, attirent en
tout cas l’attention des philosophes —, Marcuse ne semble pas être un objet d’étude
philosophique spécialement « légitime » au sein du champ intellectuel7 : les sept thèses qui
portent sur l’auteur de L’Homme unidimensionnel ont toutes été soutenues entre le milieu des
années 70 et le dernier tiers des années 80, et quant aux articles le concernant dans les revues
académiques de philosophie, ils deviennent rarissimes. Ainsi, par contraste avec Benjamin,
Adorno et Horkheimer, les deux grandes spécificités de la réception de Marcuse en France
sont d’une part son intensité, c’est-à-dire la concentration de réactions dans le temps (autour
de mai 68), et d’autre part la diversité des échos qu’a suscité Marcuse.
En ce qui concerne le premier point, l’intensité des réactions, on observe l’émergence
d’un intérêt à la fin des années 50 et au début des années 60 — intérêt qui reste cantonné à
une section bien précise de l’espace intellectuel français : celui de quelques marxistes
dissidents, à la recherche d’autres facteurs historiques de changement social que le « Parti » et
le « prolétariat » —, puis une véritable explosion à la suite des événements de mai 68 : alors
que Eros et civilisation, traduit en 1963, qui est pourtant l’ouvrage programmatique de
Marcuse, n’a pas dépassé les mille cinq cents exemplaires l’année de parution, L’Homme
unidimensionnel, qui paraît fin avril 1968, se vend lui à cent mille exemplaires huit mois après
sa sortie8, et même, selon Le Monde, à raison de cinq cents exemplaires par jour à la fin du
mois de juin 689. Les traductions et les éditions de poche se multiplient : si seul deux
ouvrages sont parus dans les deux premiers tiers des années 60 (Eros et civilisation, aux

globale de la réception de Marcuse en France de 1956 à nos jours, voir le tableau récapitulatif en annexe (les
noms renvoient aux réactants — i.e. les auteurs d’une monographie sur Marcuse, d’un article, d’un compte rendu
ou d’une simple référence à l’auteur de L’Homme unidimensionnel sur tout type de support écrit —, et leurs opus
sont référencés dans la section « corpus » de la bibliographie).
5
Voir à ce sujet U. Bergmann, R. Dutschke, W. Lefèvre, B. Rabehl, (1968), La révolte des étudiants allemands,
trad. Paris, Gallimard, « Idées ».
6
C’est avec les librairies d’occasion présentes sur Internet que le phénomène est le plus marqué : sur le site de
chapitre.com, une importante librairie française en ligne, on trouvait au 5 février 2003 quarante cinq exemplaires
de L’Homme unidimensionnel, quarante exemplaires de Eros et civilisation, et vingt exemplaires de Vers la
libération.
7
Il faut bien-sûr excepter de ce constat le travail du philosophe Gérard Raulet et celui de ses collègues du
Groupe de Recherche sur la culture de Weimar (Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme). Voir G.
Raulet, (1992), Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF ; et le colloque international de
1989, organisé sous la direction de G. Raulet pour le quatre-vingt dixième anniversaire de Marcuse, sur le
thème : « Faut-il oublier Marcuse ? », publié dans les Archives de philosophie, t. 52, juil.-sept. 1989.
8
Voir l’entretien avec Kostas Axelos (en annexe), directeur depuis sa création en 1960 de la collection
« Arguments » aux éditions de Minuit. Selon M. Trebitsch, qui ne cite malheureusement pas ses sources, Eros et
civilisation est tiré à 2500 exemplaires à sa sortie, et il ne se vend que 1000 exemplaires la première année
(1963). Cf. M. Trebitsch, (2000), « Voyages autour de la révolution. Les circulations de la pensée critique de
1956 à 1968 », in G. Dreyfus-Armant et alii (dir., 2000), Les années 68. Le temps de la contestation, Paris,
éditions Complexes / IHTP-CNRS.
9
Voir Le Monde des livres, 17 juillet 1968. Le journaliste du Monde fait par ailleurs une faute de frappe —
oserait-on dire « significative » ? — en écrivant que L’Homme unidimensionnel s’est vendu, en un peu plus de
deux mois, à 350 000 exemplaires. Rectification dans Le Monde des livres de la semaine suivante (20 juillet 68) :
le livre s’est vendu à 35 000 exemplaires… Michel Trebitsch (ibidem) indique de son côté, toujours sans préciser
ses sources, que L’Homme unidimensionnel s’est vendu à sa sortie à raison de 1000 exemplaires par semaine.

6
éditions de Minuit, et Le marxisme soviétique, chez Gallimard, tous deux traduits en 1963 —
avec respectivement cinq et huit années de retard sur les éditions américaines originales), on
ne compte pas moins de dix traductions de Marcuse au cours des cinq années qui suivent les
événements de Mai. Les études, les commentaires et les articles de presse se multiplient en
68 : Marcuse, connu jusque-là par un petit nombre de philosophes et d’étudiants portés sur la
pensée critique allemande, et diffusant quelques-uns de ses articles à travers des revues
contestataires, marginales par rapport au monde politique et universitaire (Arguments à la fin
des années 50 et au début des années 60, Partisans dans la seconde moitié des années 60),
Marcuse devient donc, dès le 3 mai, sous la plume avisée de Georges Marchais, en première
page de L’Humanité, le « maître à penser des étudiants gauchistes », de ces « pseudo-
révolutionnaires à démasquer », parmi lesquels il faut compter le devenu célèbre « anarchiste
allemand Cohn-Bendit »10. Quelques jours plus tard, Marcuse est « L’idole des étudiants
rebelles » en couverture du Nouvel Observateur11, le « maître à penser des révoltés » dans
France-Soir12, le « “maître à penser” des étudiants en colère » dans Le Monde13. Parmi les
trois best-sellers de l’été 1968, L’Homme unidimensionnel côtoie dans les librairies françaises
L’œuvre au noir de Marguerite Yourcenar et Le réveil de la France de J.-J. Servan-
Schreiber14. Les éditions de Minuit (qui éditent L’Homme unidimensionnel et Eros et
civilisation) ainsi que Gallimard (Le marxisme soviétique) insèrent des encarts publicitaires
dans les colonnes du Monde et du Nouvel Observateur : Marcuse, visiblement, fait vendre15.
Roger Garaudy — alors membre du bureau politique du Parti Communiste —, inspiré par
Engels et son Anti-Durhing, n’hésite d’ailleurs pas à sous-titrer son dernier ouvrage, Peut-on
être communiste aujourd’hui ? : « L’anti Marcuse »16, ouvrage qui ne contient aucune
référence à l’auteur de L’Homme unidimensionnel. La réception de Marcuse à la fin des
années 60 est donc massive : au départ strictement politico-philosophique, elle s’élargit en 68
et devient pour une part grand-public et journalistique — car il faut bien trouver,
parallèlement aux condamnations de la droite et du premier secrétaire du PC, une légitimation
« intellectuelle » aux mouvements étudiants —, mais aussi psychanalytique, religieuse,
anarchiste, pédagogique, esthétique, heideggerienne, etc.
C’est ici — deuxième point — que Marcuse se distingue des lectures françaises des
autres membres de l’Ecole de Francfort : il est lu aussi bien par les philosophes que par des
prêtres catholiques révolutionnaires17, aussi bien par les étudiants d’extrême gauche que par
des enseignants adeptes de la méthode Freinet et soucieux de le rendre accessible à leurs
classes de terminales18, aussi bien par des surréalistes19 que par un rédacteur de la Revue
Thomiste20, aussi bien par des membres d’Esprit21 que par ceux d’Arguments22 et de

10
G. Marchais, (1968), « De faux révolutionnaires à démasquer », in L’Humanité, 3 mai 1968.
11
S. Mallet, (1968), « L’idole des étudiants rebelles : Herbert Marcuse », in Le Nouvel Observateur, 8 mai 1968.
12
E. Bergheaud, (1968), « Le maître à penser des “révoltés” : un philosophe bien tranquille de 70 ans », in
France-Soir, 10 mai 1968.
13
P. Viansson-Ponte, (1968), « La société de l’opulence en procès. Le philosophe Herbert Marcuse, “maître à
penser” des étudiants en colère », et « Un philosophe qui réconcilie Marx et Freud », in Le Monde, 11 mai 1968.
14
Voir en annexe les bilans des ventes en librairie durant l’été 68, tirés de la Quinzaine Littéraire.
15
Voir ces publicités en annexe.
16
R. Garaudy, (1968), Peut-on être communiste aujourd’hui ?, Paris, Grasset.
17
R. Domergue, (1969) « Herbert Marcuse et la révolution », in Frères du monde, n° 57 (« Blocages dans
l’Eglise »), Bordeaux, éditions de l’épi, 1969 ; H. Chaigne, (1968), « Herbert Marcuse : critique de la société
industrielle », in Frères du monde, n° 53 (« Eléments pour une critique »), 1968 / 3, Bordeaux, éditions de l’épi.
18
A. Nicolas, (1975), « Herbert Marcuse », in BT2. Magazine illustré, Publication de l’Ecole moderne française
(Pédagogie Freinet), n° 73, nov. 1975.
19
J. Schuster, (1967), « A l’ordre de la nuit. Au désordre du jour », in L’Archibras, n° 1 (« Le surréalisme en
avril 67 »), avril 1967.
20
M. Corvez, (1968), « Chronique d’anthropologie », in Revue thomiste, 1968, n° 68.

7
Partisans23. Marcuse, contrairement à Adorno, Horkheimer et Benjamin, bénéficie en France
d’une vulgarisation du type « Profil d’une œuvre » portant sur L’Homme unidimensionnel et
rédigée par un universitaire de renom24, ainsi qu’une présentation et un recueil d’extraits
destinés aux premiers cycles universitaires25 — à en croire un lecteur du Monde, René Daude,
agrégé de philosophie, Eros et civilisation aurait même été au programme de plusieurs
Grandes Ecoles à la rentrée 1968-196926. Et si L’Homme unidimensionnel et Eros et
civilisation ont donné lieu à des comptes rendus académiques dans les Etudes
Philosophiques27, dans la Revue française de Science politique28 ou dans les Cahiers
internationaux de sociologie29, ils ont aussi été à l’origine d’une pièce de théâtre en deux
actes de Charlotte Delbo30, d’une nouvelle littéraire31, d’un pamphlet du lettriste Isidore
Isou32, et, en Italie cette fois-ci, de deux réalisations cinématographiques33.
Marcuse va donc faire brutalement sens à la fin des années 60 et durant la première
moitié des années 70 : sa réception française, bien loin d’être réductible à une opération
éditoriale ou à l’emphase de quelques journalistes mal informés, va impliquer une réflexion et
une discussion très large. Si l’on va acheter en juin 68 L’Homme unidimensionnel après avoir
21
F. Chirpaz, (1969), « Aliénation et utopie », in Esprit, janv. 1969, n° 377 ; et dans le même numéro d’Esprit,
A. Clair, (1969), « Une philosophie de la nature » (analyse de Eros et civilisation).
22
K. Axelos, (1959), « Adorno et l’Ecole de Francfort », in Arguments, n° 14, 1959 (repris dans Arguments pour
une recherche, Paris, Minuit, « Arguments », 1969).
23
J.-M. Brohm, (1966 a), « Sociologie politique du sport », in Partisans, n° 28, avril 1966 ; G. Vigarello, (1966),
« Entraîneur-éducateur », in Partisans, n° 28, avril 1966 ; J.-P. Famose (pseud. Th. Münzer), (1966), « Sexualité
et travail », in Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et répression I »), oct.-nov. 1966 ; B. Fraenkel, (1968), « Essai
sur Marcuse et le marcusisme », in Partisans, n° 44, oct.-nov. 1968.
24
M. Haar, (1975), L’homme unidimensionnel. Marcuse : analyse critique, Paris, Hatier, coll. « Profil d’une
œuvre ».
25
A. Vergez, (1970), Marcuse, Paris, PUF, coll. « Sup » (Philosophes).
26
R. Daude., (1968 b), « Marcuse et le mouvement étudiant », in Le Monde, 11 sept. 1968 (réponse à l’article de
Y. Bourdet, 1968 b).
27
A. Jacob, (1964), compte rendu de la trad. française de Eros et civilisation, in Les Etudes philosophiques,
avril-juin 1964 ; A. Jacob, (1968), compte rendu de la trad. française de L’Homme unidimensionnel, in Les
Etudes philosophiques, juil-déc. 1968 ; A. Jacob, (1969), compte rendu de la trad. française de Vers la libération,
in Les Etudes philosophiques, juil-sept. 1969 ; A. Jacob, (1970), compte rendu de la trad. française de Raison et
révolution, in Les Etudes philosophiques, janv.-mars. 1970.
28
S. R. Schram, (1959), compte rendu de l’édition anglaise du Marxisme soviétique, in Revue française de
science politique, déc. 1959 ; S. R. Schram, (1965), compte rendu de la traduction française de Eros et
civilisation et de l’édition américaine de L’Homme unidimensionnel, in Revue française de science politique,
déc. 1965.
29
M. Rubel, (1969), compte rendu de L’Homme unidimensionnel, in Cahiers internationaux de sociologie, n°
46, janv.-juin 1969.
30
Ch. Delbo, (1969), La théorie et la pratique. Dialogue imaginaire mais non tout à fait apocryphe entre
Herbert Marcuse et Henri Lefebvre, Paris, Anthropos, 1969.
31
V. Delaunay, (1977), « Marcuse », in Esprit, juil-déc. 1977.
32
I. Isou, (1968), Entre Isou et Marcuse : les différences entre le système rigoureux et profond de l’économie
nucléaire et l’ersatz sociologique sous-sous-freudiste et sous-sous-marxiste d’Herbert Marcuse, Paris, Centre de
Créativité.
33
Dans la rubrique « Spectacles » du Monde du 22 août 1968, on peut lire l’encadré suivant : « Le philosophe
Herbert Marcuse inspire deux metteurs en scène italiens. Le premier, Salvatore Sampieri, commencera la
semaine prochaine les prises de vues de “Cœur de mère” interprété par Johanna Shimkus. Ce film racontera
l’histoire d’une femme qui a mal assimilé les théories de Marcuse et rejette sa condition de bourgeoise pour
s’unir à un groupe de terroriste. Le second, Bruno Baratti, tournera un film intitulé “La Marcusienne ou la
Femme unidimensionnelle ”. On y verra une milliardaire qui, ayant lu de façon superficielle l’œuvre de Marcuse,
décide de jouer la révolutionnaire. Actrices pressenties : Silvana Mangano et Lucia Bosè ». La réception de
Marcuse en Italie semble avoir été considérable ; un auteur italien voit d’ailleurs dans le philosophe « le chef
d’orchestre de Mai 68 ». Voir Leonardo Cassini, (1981), Marcuse, maestro del’68, Il Poligono.

8
lu les éditoriaux « marcusiens » de Françoise Giroud dans L’Express34, ou à la suite des
analyses de Henri Lefebvre dans Le Monde35, il est aussi probable que le numéro spécial de la
revue La Nef : « Marcuse, cet inconnu »36, les articles de Michel de Certeau37, de François
Chirpaz et d’Alain Clair38 dans Esprit, l’analyse approfondie de Dominique Janicaud dans les
Etudes Philosophiques39, et bien-sûr, l’indispensable travail préparatoire des revues
Arguments et Partisans (premières traductions et références à Marcuse), auront motivé bien
des lecteurs à connaître la pensée de « l’idole des étudiants rebelles ».

Face au contraste entre l’engouement massif de l’intelligentsia de gauche et d’extrême


gauche il y a une trentaine d’années et le délaissement actuel de la pensée de Marcuse, la
sociologie de la connaissance se trouve devant une double énigme à élucider. Une énigme
événementielle, synchronique, tout d’abord : comment expliquer la phase « positive » de la
réception, c’est-à-dire l’intérêt soudain dont fait preuve une communauté intellectuelle pour
un auteur et le système de conceptualisations et de représentations qui est le sien40 ? Cette
énigme « événementielle » nous conduit bien-sûr à une deuxième énigme, diachronique :
comment comprendre la dynamique de la réception, c’est-à-dire, dans le cas de Marcuse, la
succession assez rapide d’une phase positive (engouement) et d’une phase négative
(délaissement) ? Pourquoi Marcuse, après avoir été lu massivement, ne l’est-il plus
aujourd’hui ?

Nous nous attacherons dans ce mémoire à considérer — à défaut de l’élucider — la


première énigme : la réception et la médiation de Marcuse en France, depuis les tous premiers
comptes rendus et les premières traductions d’articles (1956-1960), jusqu’à la veille des
événements de mai 1968. Les autres phases de la réception (1968 à nos jours) seront étudiées
dans un travail de troisième cycle à venir. Notons qu’à l’exception d’une courte et très
pertinente étude de Michel Trebitsch sur la période 1956-196841, la réception de Marcuse en
France n’a, à notre connaissance, jamais fait l’objet d’un travail de fond, malgré l’intérêt
sociologique évident d’une telle étude.

Quelques considérations théoriques sont maintenant nécessaires avant de présenter


l’organisation générale de notre travail. Dans l’étude de la réception d’un philosophe, la
sociologie de la connaissance offre plusieurs pistes de recherches, nullement exclusives les
unes des autres.

34
F. Giroud, (1968 a), « Les esclaves dorés », in L’Express, 22 avril 1968 ; F. Giroud, (1968 b), « La société en
question », in L’Express, 13 mai 1968 ; F. Giroud, (1968 c), « Le sens du bonheur », in l’Express, supplément n°
1, mai 1968.
35
H. Lefebvre, (1968 b), « Société close ou société ouverte. “L’Homme unidimensionnel” d’Herbert Marcuse »,
in Le Monde, 16-17 juin 1968.
36
La Nef, n° 36, janv.-mars 1969 : « Marcuse, cet inconnu » (9 articles).
37
M. de Certeau, (1968), « Savoir et société. Une “inquiétude nouvelle”, de Marcuse à Mai 68 », in Esprit, oct.
1968.
38
in Esprit, n° 377 : « Connaissez-vous Marcuse ? », janv. 1969.
39
D. Janicaud, (1969 a), « Marcuse hors de la mode », in Etudes philosophiques, avril-juin 1969.
40
Notre distinction entre une phase « positive » ascendante et une phase « négative » descendante dans la
réception française de Marcuse est basée sur la quantité de références faites à l’auteur de L’Homme
unidimensionnel dans la presse, dans les revues académiques de philosophie et de sciences humaines, et dans des
monographies. Nous n’avons malheureusement pas pu avoir accès aux détails des ventes des ouvrages de
Marcuse, les éditions de Minuit souhaitant garder le secret sur le sujet. Pour avoir une idée de l’évolution
quantitative des références faites à Marcuse, voir le tableau récapitulatif en annexe.
41
M. Trebitsch, (2000), « Voyages autour de la révolution. Les circulations de la pensée critique de 1956 à
1968 », in G. Dreyfus-Armant et alii (dir., 2000), Les années 68. Le temps de la contestation, Paris, éditions
Complexes / IHTP-CNRS.

9
— Une première approche, à tendance objectiviste-interactionniste, pourrait porter sur
les acteurs qui les premiers ont médiatisé la pensée de l’auteur (qui sont-ils ? D’où
viennent-ils ? Où vont-ils ? Comment perçoivent-ils le monde ? Comment sont-ils
situés dans l’espace intellectuel français de l’époque ? Quels sont leurs « biens
cognitifs » ? etc.), et sur les institutions, formelles ou informelles, dans lesquelles
ont évolué ces acteurs (universités, revues, lieux de réunion, organisations politiques
ou syndicales, etc.). Il s’agirait alors de comprendre les rapports qu’entretiennent les
acteurs entre eux du point de vue de leurs trajectoires sociales, et les rapports électifs
qu’entretiennent ces mêmes trajectoires sociales avec des institutions spécifiques.
Cette question des interactions et des institutions nous conduit immédiatement à une
perspective complémentaire, à tendance subjectiviste-phénoménologique :
— Si des acteurs s’entendent pour considérer un philosophe comme intéressant et
digne d’être diffusé, c’est donc qu’ils partagent une même connaissance implicite
qui seule leur permet d’obtenir un consensus. Sans la mise au jour de ce sens
commun, sans la reconstitution de cet ensemble d’évidences intersubjectives, il n’est
pas possible de comprendre, premièrement, ce qui lie les membres d’une
communauté entre eux, et, deuxièmement, ce qui fait que cette communauté
reconnaît comme « vrai », comme pertinent, un message donné. On peut donc ici
s’attacher à reconstituer l’horizon d’attente des récepteurs, afin d’indiquer dans
quelle mesure la réception d’un texte, d’un système de représentations, est
directement fonction de son degré de correspondance avec ce Lebenswelt, ce monde-
vécu des lecteurs42. Cette piste sociologique, ainsi que celle présentée
précédemment, ont par exemple été suivies, grosso modo, par Michel Trebitsch dans
son étude sur Marcuse et la pensée critique en France entre 1956 et 1968.
— Une troisième approche enfin, qui elle tend davantage vers l’épistémologie et
l’histoire des idées, est à la fois plus ambitieuse et plus périlleuse. Elle consiste à
désindexer le monde-vécu assimilé précédemment à une communauté de sens
donnée (cette désindexation n’est donc possible qu’à partir d’un travail préalable
d’identification : communauté de sens donnée ↔ système de représentation donné),
et à repérer dans l’histoire des idées la répétition et la recomposition d’un
questionnement, d’une problématique princeps — ce que Gadamer et Jauss appellent
un « processus de tradition »43, et qui n’est pas sans évoquer la « problématologie »
de Michel Meyer et de son école en théorie de l’argumentation44. Cette démarche est
donc en même temps une analytique et une herméneutique : une analytique,
puisqu’il s’agit d’identifier synchroniquement, dans un discours à prétention
cognitive situé dans le temps et dans l’espace, une ontologie (quelles sont les entités
utilisées ?) et une métaphysique (quelles sont les relations qui lient ces entités ?)45 ;

42
Ce cadre phénoménologique est essentiellement inspiré de Husserl, (1954), La crise des sciences européennes
et la phénoménologie transcendantale, trad. Paris, Gallimard, 1976 ; de Schütz, (1987), Le chercheur et le
quotidien, trad. Paris, Méridiens, et de Berger et Luckmann, (1966), La construction sociale de la réalité, trad.
Paris, Armand Colin, 1985.
43
Cf. H.-G. Gadamer, (1976), Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad.
Paris, Editions du Seuil, 1996 ; et H. R. Jauss (1975), Pour une esthétique de la réception, trad. Paris, Gallimard,
« Tel », 1990.
44
Voir notamment M. Meyer, (1986), De la problématologie. Philosophie, science et langage, Bruxelles,
Mardaga ; ainsi que le collectif sous la direction de C. Hoogaert, (1996), Argumentation et questionnement,
Paris, PUF, « L’interrogation philosophique ».
45
« Ontologie » renvoie donc ici aux entités de dernière instance mobilisées dans le discours, et
« métaphysique » aux relations de dernière instance qui lient ces entités. Sur cette distinction analytique entre

10
et une herméneutique dans la mesure où il s’agit ensuite d’interpréter des discours
divers et parfois très espacés dans le temps et dans l’espace (diachronie) comme
relevant d’une même structure ontologico-métaphysique. C’est dans cette part
interprétative que réside la difficulté : des systèmes de significations distincts seront
envisagés par la subjectivité du chercheur en fonction des entités et des relations qui
lui apparaîtront communes — en faisant le pari qu’elles apparaîtront aussi comme
telles à tout autre chercheur.

Dans cette étude sur la réception française de Marcuse, nous allons tenter d’articuler ces
trois démarches qui sont le plus souvent disjointes. On voit tout de suite que le phénomène de
réception sera plutôt envisagé du point de vue synchronique, puisqu’on s’attachera pour
l’essentiel à la phase positive de la réception. Mais l’on peut d’ores et déjà proposer quelques
pistes, à titre d’hypothèses, qui seront envisagées en conclusion et développées dans une
deuxième partie à venir de ce travail sur Marcuse. Si la première énigme était : « Pourquoi et
comment Marcuse fait-il sens à un moment donné pour une communauté intersubjective
donnée ? », la deuxième pourrait se résumer ainsi : « Pourquoi Marcuse, après avoir fait sens,
ne le fait-il plus aujourd’hui de manière globale ? ». Contrairement au schéma explicatif de
type relativiste (pour lequel un système de représentations considéré comme valide ne peut
l’être que relativement à la communauté qui l’institue comme tel, et pour lequel le sociologue
doit adopter une attitude de symétrie et d’impartialité en ce qui concerne la rationalité des
justifications fournies par la communauté de réception46) ou agonistique (qui interprète le
système de représentations comme l’objet d’une lutte symbolique des agents dans le champ
intellectuel afin d’imposer leurs ressources symbolico-cognitives comme capital légitime au
sein du champ47), nous voudrions insister, dans une perspective habermassienne, sur le
phénomène sociologique de réception en tant que s’inscrivant dans un processus de mise en
forme historique et rationnelle des normes d’acceptabilité d’un discours à prétention
cognitive. Dans le cas de Marcuse, cela reviendrait à étudier sa réception française comme
inscrite dans un processus historique, argumentatif et réflexif, de problématisation sémantique
et syntaxique — ou, pour reprendre notre terminologie précédente, de problématisation
ontologique (entités utilisées) et métaphysique (relations postulées entre les entités). Si la
problématique marcusienne de l’aliénation, de la répression et de la libération ne fait plus
écho à l’heure actuelle, ce n’est peut-être pas simplement en raison d’une nouvelle
« idéologie positiviste » ou d’un nouveau « rapport de forces » qui tendrait à dévaloriser toute
critique radicale : on peut faire l’hypothèse que le procès de recomposition des normes
d’acceptabilité d’un discours en sciences sociales ne peut plus aujourd’hui intégrer dans son
système l’ontologie et la métaphysique marcusienne. En d’autres termes : ce qui apparaissait
comme un problème pour Marcuse et ses récepteurs français, n’apparaît plus comme tel
aujourd’hui en raison d’une activité communicationnelle de clarification et de redéfinition
permanente des règles sémantiques et syntaxiques du jeu de langage philosophique, règles qui
permettent de constituer un problème comme problème intersubjectif.

métaphysique et ontologie, nous renvoyons à K. Mulligan (2000), « Métaphysique et ontologie », in P. Engel


(dir. 2000), Précis de philosophie analytique, Paris, PUF, « Thémis » ; et à J.-M. Berthelot, (2000), « Sociologie
et ontologie », in P. Livet et R. Ogien (dir.), L’enquête ontologique. Du mode d’existence des objets sociaux,
Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, coll. « Raisons pratiques », 2000. Voir aussi,
sur la question entité / relation, J.-M. Berthelot, (1996), Les vertus de l’incertitude, Paris, PUF, chap. 4, section
2 : « Formes argumentatives et structures logiques ».
46
Pour une présentation de ce programme, voir l’ouvrage devenu classique de D. Bloor, (1976), Sociologie de la
logique : les limites de l’épistémologie, trad. Paris, Pandore, 1983.
47
Nous faisons ici bien-sûr référence au schéma explicatif de type bourdieusien. Voir, entre autres, P. Bourdieu,
Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris, INRA, 1997.

11
Plan général du mémoire

Sur la base d’un corpus de documents écrits qui tend à englober le maximum d’études,
d’analyses, de comptes rendus, d’occurrences et de références faites à Marcuse et/ou à ses
écrits, en France et dans tout pays francophone, sur une période la plus large possible ; et sur
la base complémentaire de neuf entretiens semi-directifs réalisés avec des acteurs clefs dans la
réception de Marcuse en France48, nous allons proposer une première partie d’analyse de la
réception française de Marcuse, couvrant la période 1956-1968.
Nous étudierons dans les deux premières sections le réseau des médiateurs de Marcuse
en France, les institutions dans lesquelles ils évoluent ainsi que l’horizon d’attente de ces
premiers récepteurs. On s’intéressera tout particulièrement aux revues médiatrices de Marcuse
ainsi qu’aux différentes formes de diffusions de ce dernier qu’elles proposent, de la fin des
années 50 jusqu’à la veille de mai 68. Une troisième section consistera en une analyse interne
et formelle du discours freudo-marxiste marcusien en France. Cette étude « argumentativiste »
nous permettra d’esquisser quelques premières hypothèses concernant la dynamique générale
de la réception française de Marcuse, et dans une quatrième et dernière section, nous mettrons
de nouveau l’accent sur le contenu de la critique marcusienne de la modernité, afin de situer
cette dernière dans un ethos philosophique français d’après-guerre ainsi que dans l’histoire
européenne des idées.
La dimension programmatique du mémoire sera mise en avant en conclusion : une
sociologie de la réception qui, dans une perspective quasi braudelienne, tente d’articuler
l’analyse rigoureuse du socle ontologique, axiologique et problématologique, de « moyenne »
ou de « longue durée », à la source d’une posture intellectuelle critique présente en Occident
depuis la fin du 18ème siècle (celle du « romantisme anticapitaliste », pour reprendre la notion
de Lukács), avec une histoire « événementielle » (les années soixante et mai 68) où jouent à
plein réseaux d’acteurs, champ intellectuel, structures institutionnelles, décisions politiques et
économiques — et cela sans jamais perdre de vue l’un des deux pôles, afin d’éviter aussi bien
les réductionnismes historicistes qu’interactionnistes, holistes et individualistes,
herméneutiques et objectivistes —, cette sociologie de la réception donc, à l’intersection de
disciplines connexes (histoires des idées, sociologie de la connaissance, épistémologie
analytique), et appliquant à l’histoire des idées le principe de Lavoisier selon lequel « rien ne
se gagne, rien ne se perd, tout se transforme », propose un cadre d’analyse ontologiquement
« allégé », qui, comme nous essaierons de le montrer, permet d’appréhender de manière
renouvelée un système de représentations éthiques et politiques. Une telle « archéologie du
savoir », dénuée d’une théorie globale (et unilatérale ?) de la modernité et du procès de
rationalisation comme « destin » — ce qui la distingue de l’archéologie foucaldienne —,
rejoint ainsi certaines démarches contemporaines, pour lesquelles la mise au jour des strates
de significations et des régularités gnoséologiques qui constituent l’histoire intellectuelle
passée éclaire la contemporanéité et ce que d’aucuns nomment la « postmodernité » — qui
n’apparaît comme période de rupture, comme « après-modernité », qu’à condition de passer
sous silence l’origine strictement moderne et critique des concepts dont usent ceux qui
veulent la décrire49.

48
Ces entretiens sont retranscrits, pour huit d’entres eux, en annexe.
49
Nous renvoyons ici à divers ouvrages : G. Raulet (dir., 1984), Weimar ou l’explosion de la modernité, Paris,
Anthropos ; Jürgen Habermas, (1985), Le discours philosophique de la modernité, trad. Paris, Gallimard, 1988 ;
M. Löwy et R. Sayre, (1992), Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris,
Payot, « Critique de la politique ».Trois autres ouvrages représentent encore de façon paradigmatique cette
démarche d’archéologie « allégée » (en mythologies — au sens wittgensteinien du terme — déconstructivistes :
soit en présupposés historico-métaphysiques et en conceptions unilatérales de la modernité) que nous entendons
suivre : il s’agit de Système et critique. Essais sur la critique de la raison dans la philosophie contemporaine, de
Luc Ferry et Alain Renaut (Bruxelles, Ousia, 1984-1992) ; des deux même auteurs, La pensée 68. Essai sur

12
PREMIERE PARTIE : Les médiateurs français de Marcuse

La phase positive de la réception de Marcuse en France peut être distinguée entre une
première sous-phase « active », couvrant la période allant de la fin des années 50 jusqu’à mai
68, caractérisée par une lecture attentive, les premières traductions de Marcuse et les
premières exploitations constructives de ses thèses, accompagnée d’une volonté politique de
diffuser ses idées de la part d’un réseau assez étroit de médiateurs actifs, et entre une
deuxième sous-phase débutant avec mai 68 — que l’on pourrait qualifier de « réactive » par
contraste avec l’activisme de la première période —, qui consiste davantage en une multitude
de réactions hétérogènes face à l’œuvre de Marcuse, réactions elles-mêmes conditionnées par
sa traduction et sa diffusion préalables. Cette distinction comporte bien-sûr quelque chose
d’artificiel, puisque les deux sous-phases empiètent l’une sur l’autre, et qu’une médiation
(traduction et volonté de diffusion) est toujours-déjà une réaction et une interprétation, de
même qu’une réaction, aussi hostile soit-elle, peut contribuer involontairement à la diffusion
d’un auteur et de son œuvre — cf. la condamnation de George Marchais dans L’Humanité du
3 mai. Cette distinction entre « médiation active » et « réaction » doit être moins considérée
comme une réalité historico-factuelle que comme un idéal-type méthodologique —
nécessairement réducteur — à prétention heuristique.

[+ // distinction Chiara, réception « formative » (active) et « informative » (réactive), de


l’italien Barbano]

Nous allons, dans la section qui va suivre, étudier la première phase de réactions à
Marcuse, c’est-à-dire sa première médiation et interprétation par une communauté de sens,
dont il s’agira de mettre au jour le champ d’expérience et l’horizon d’attente intersubjectifs :
rendre compte d’une part de son « passé actuel dont les événements ont été intégrés et
peuvent être remémorés » (l’expérience comme mémoire), et d’autre part de sa ligne
d’horizon temporelle, « cette ligne derrière laquelle va s’ouvrir un nouveau champ
d’expérience dont on ne peut encore avoir connaissance » (l’attente comme espoir)50. On
proposera encore, dans cette partie, une analyse socio-épistémologique des premières
médiations de Marcuse dans les revues française, afin de rendre compte de la constitution
durant les années 60 d’un programme de recherche sociologique alors inédit en France : le
freudo-marxisme.

l’anti-humanisme contemporain, (Paris, Gallimard, 1988) ; et toujours des deux philosophes français, l’analyse
critique Heidegger et les Modernes (Paris, Grasset, 1988, tout particulièrement les deux derniers chapitres).
50
Voir, sur le binôme conceptuel champ d’expérience / horizon d’attente, R. Koselleck, (1979), « “Champ
d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories historiques », in Le futur passé. Contribution à la
sémantique des temps historiques, trad. Paris, Editions EHESS, 1990, pp. 307-329.

13
14
Première section : le réseau Fraenkel-Goldmann-Axelos. Le
décor interactionnel de la réception

« Aux jeunes étudiants qui ont assisté à mes cours en France et


m’ont considérablement aidé à clarifier et à développer mes
idées. »

H. Marcuse, dédicace de l’édition française d’Eros et


civilisation, Minuit, « Arguments, 1963.

La réception de Marcuse en France a été amorcée par un petit nombre d’acteurs,


parisiens pour l’essentiel, évoluant en marge du Parti communiste et en marge de l’institution
universitaire51. C’est dans une section étroite du champ intellectuel de la fin des années 50 et
du début des années 60, dans une frange « contestataire » de l’intelligentsia « contestataire »,
i.e. de gauche et d’extrême gauche, que Marcuse est devenu pour la première fois en France
un auteur lu et discuté. Aussi anecdotiques et historiographiques que puissent paraître les
éléments qui vont suivre, il est impossible de passer sous silence les détails de la structuration
d’un réseau intersubjectif, puisque c’est de ce réseau de médiateurs que seront issus les
premiers articles et les premières traductions complètes de Marcuse : Eros et civilisation, en
1963, et le retentissant Homme unidimensionnel, en 1968. Il nous faut donc planter en premier
lieu le décor sociologique qui va être celui des premiers réactants, avant de lier entre eux
Marcuse, ses écrits et son réseau de récepteurs.

1 / Boris Fraenkel

Le propre des tout premiers médiateurs français de Marcuse, sans lesquels il est à peu
près certain que le nom du philosophe n’évoquerait que peu de choses aujourd’hui, réside
dans leur intérêt pour la culture allemande et leur appartenance à une même génération
d’intellectuels européens de gauche, réfugiés en France et nés peu avant ou peu après la
Première Guerre mondiale. Sans des exilés germanophones tels que Boris Fraenkel (né à
Dantzig en 1921), Lucien Goldmann (né à Bucarest en 1913) ou Kostas Axelos (né à Athènes
en 1924), il n’y aurait eu ni les séminaires de Marcuse en France à la fin des années 50 et au
tout début des années 60, ni les premières traductions dans les revues Arguments et Partisans,
ni la parution d’ouvrages de Marcuse aux éditions de Minuit. Mais procédons par ordre
chronologique.
Aussi étrange que cela puisse paraître, la réception française de Marcuse commence à
Bâle, en Suisse, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Boris Fraenkel, réfugié russe
germanophone, militant trotskiste et passionné par le freudo-marxisme de Wilhem Reich, fait
la rencontre de deux autres réfugiés : Laurent Stern, un jeune juif hongrois destiné au
rabbinat, et Kostas Axelos, réfugié de gauche d’origine grecque, condamné à mort dans son
pays52. A Bâle, Fraenkel fait lire Lukács et Trotski à Laurent Stern, avec la volonté d’en faire
un militant trotskiste53, et celui-ci conservera tout son intérêt pour l’œuvre de Lukács et le

51
Pour une présentation générale et des informations complémentaires en ce qui concerne les acteurs dont il va
être question par la suite, voir les notices biographiques en annexes.
52
Pour plus de détails en ce qui concerne les biographies et les parcours individuels, voir les entretiens et les
notices biographiques en annexe.
53
Voir l’entretien avec Boris Fraenkel en annexe.

15
marxisme critique après avoir gagné les Etats-Unis, où il deviendra sociologue, et écrira dans
la revue Dissent des articles sur le marxisme hongrois et les membres de l’école de Francfort.
De leur côté, Fraenkel et Axelos rejoignent Paris à la fin des années quarante. Boris Fraenkel,
marxiste apatride, archétype de « l’étranger » simmelien ou de « l’homme marginal » dont
parle l’Ecole de Chicago54, à la croisée de différentes cultures et de différentes sociétés, va
trouver dans l’œuvre de marxistes hétérodoxes (Lukács, R. Luxemburg, Reich) des
équivalents à sa propre « marginalité culturelle » — au sens étroit de Park —, et va cultiver
l’habitus critique-réflexif qui résulte de ce décentrement culturel, de cette appartenance
simultanée à plusieurs univers et traditions de pensée. Laurent Stern, cet autre apatride
critique qui réside aux Etats-Unis après la Guerre, découvre avec stupéfaction Eros and
civilization, lorsque le livre paraît en 1955 (Boston, Beacon Press. « J’ai su immédiatement
que c’est ce que je cherchais », nous a déclaré Laurent Stern dans un entretien réalisé à Paris,
fin mars 2002). D’enthousiasme, il envoie un exemplaire à Boris Fraenkel, en 1956, et ce
dernier, bien qu’éprouvant quelques difficultés avec la langue anglaise, comprend vite qu’il
s’agit d’un livre « entre très important et génial »55. A Paris, Fraenkel retrouve Lucien
Goldmann — dont il avait fait la connaissance dans un camp d’internement en Suisse, durant
la Guerre —, et lui emprunte la traduction allemande de l’ouvrage de Marcuse (traduite sous
le titre Eros und Kultur, et publié à Stuttgart, en 1957). Eros et civilisation lui est maintenant
familier et lui « ouvre des horizons tout à fait nouveaux »56. Son ami Laurent Stern passe l’été
1957 à Paris, et les deux hommes conversent sur le « génial » Eros et civilisation. Fraenkel,
en relation avec Roland Barthes par l’intermédiaire de Lucien Goldmann (Barthes assiste
alors aux cours de Goldmann à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes) et avec son autre contact
de Bâle, Kostas Axelos, fréquente l’équipe de la récente et « dissidente » revue Arguments (E.
Morin, R. Barthes, Colette Audry, J. Duvignaud), fondée en 56 et composée pour l’essentiel
de membres exclus du Parti communiste. Il y fait publier un article de Laurent Stern sur
Lukács, sous le pseudonyme collectif de « Thomas Münzer » (pseudonyme utilisé par
Fraenkel, Stern, Claude Meillassoux, et dans le projet, Roland Barthes). Se construit donc
autour de la revue Arguments, à la fin des années 50, un réseau étroit d’individus passionnés
(Fraenkel) ou simplement intéressés (Goldmann, Morin, Duvignaud, et un peu plus tard,
Axelos) par l’œuvre de Marcuse.
Notons encore que l’un des fondateurs de la revue, Edgar Morin, connaît
personnellement Marcuse depuis leur rencontre lors d’un colloque organisé à Princeton, au
début des années 50. Intéressé par son « marxisme ouvert avec introduction de la
psychanalyse », il va publier Marcuse dans la revue avec d’autant plus de facilité
qu’Arguments s’inscrit précisément dans cette perspective d’un « marxisme ouvert », et que
les rapports amicaux entre les deux hommes se doublent d’un intérêt commun pour la
question de la « culture de masse »57.

54
Cf. G. Simmel, « Digression sur l’étranger » (1908), in Y. Grafmeyer et I. Joseph (dir., 1990), L’Ecole de
Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier. On trouve dans cet ouvrage des références à l’article de
1923 de R. Park, sur « La migration humaine et l’homme marginal ».
55
idem : entretien avec Boris Fraenkel.
56
idem.
57
Voir l’entretien avec Edgar Morin, en annexe.

16
2 / La revue Arguments

La revue Arguments rassemble des intellectuels nés pour la plupart au début des années
58
20 , ayant connu la Résistance et ayant appartenu au Parti communiste. La répression
hongroise de 1956, le rapport Khrouchtchev et la guerre d’Algérie constituent les divers
événements qui vont motiver leur éloignement et leur rupture avec le Parti : les futurs
membres d’Arguments, critiques vis-à-vis du marxisme institutionnalisé, créent alors en 1956
ce « bulletin de recherches, de discussions et de mises au point ouvert à tous ceux qui se
placent dans une perspective à la fois scientifique et socialiste. [Ce bulletin] prend tout son
sens à l’heure où l’éclatement du stalinisme incite chacun à reposer les problèmes et à rouvrir
les perspectives »59. Revue « marginale », dans le sens où elle ne dépend d’aucune autorité
politique, scientifique et universitaire, et d’une audience limitée — elle tire entre 1000 et 4000
exemplaires60 —, Arguments va innover de multiples manières et s’imposer, malgré sa courte
vie (1956-1962), comme une anticipation heureuse des futurs mots d’ordre de mai 68, et
imprègnera de manière durable le paysage intellectuel français : une grande partie de ses
collaborateurs, habitués ou occasionnels, seront les intellectuels (de gauche) majeurs des
années 60 et 70 (E. Morin, R. Barthes, K. Axelos, J. Duvignaud, H. Lefebvre, L. Goldmann,
G. Lapassade, O. Paz, C. Lefort, G. Deleuze, B. Cazes, A. Touraine, M. Blanchot, G.
Friedmann, etc.). Les rédacteurs d’Arguments sont relativement jeunes, ne bénéficient pas
encore d’une reconnaissance intellectuelle et universitaire établie (le CNRS, où travaillent
Morin et Axelos, ainsi que l’Ecole Pratique des Hautes Etudes qu’ils fréquentent61, sont dotés
à la fin des années 50 d’une faible légitimité intellectuelle62), et constituent une
« communauté existentielle », selon la juste formule de Rémy Rieffel, qui assouplit la
pratique traditionnelle de la pensée politique et critique. Morin, Axelos, Duvignaud, Barthes
et les autres membres plus ou moins proches de la revue prennent l’habitude de se réunir
autour de repas conviviaux, dans lesquels sont discutés les articles et les auteurs à publier :

« Je vois encore Duvignaud habiter une sorte de grenier — mais un beau grenier ! —, dans le
13ème arrondissement, qui était bien aménagé, enfin bref, et là on tenait nos réunions.
Malheureusement, c’était dur pour les gens qui habitaient au-dessous, parce qu’on faisait pas
mal de bruit et ça se passait la nuit… Il y avait là Axelos, Duvignaud, Morin, Fejtö et moi-
même, à certains moments Perec, à certains moments Barthes. Alors là, on débattait
éperdument, et le whisky coulait à plein bord. Il était question de Marcuse à cette époque, il n’y
a pas de doute. Avec réserves et précautions, je pense que Morin était très marcusien, que
Duvignaud avait aussi d’assez grandes sympathies pour Marcuse — il s’agit là d’Eros et
civilisation —, qu’Axelos penchait beaucoup plus vers Heidegger, et que par conséquent,
Marcuse n’était peut-être pas aussi aimé par lui que par les autres, et moi je devais aussi faire
des réserves dans la discussion, je donnais la réplique dans un sens critique. Peut-être que
Morin, ou Axelos, ou Duvignaud, ont rencontré Marcuse. Je me demande si Marcuse n’est
même pas venu à Arguments, parce qu’il fréquentait Paris, il n’était pas uniquement en
Californie. Comme pour Histoire et conscience de classe de Lukács, traduit pour la première

58
Edgar Morin et Jean Duvignaud sont nés en 1921. Pierre Fougeyrollas est né en 1922 et Kostas Axelos en
1924.
59
Présentation du premier numéro d’Arguments, déc. 1956 – janv. 1957.
60
« Vers le n° 5 ou 6, il y avait un millier [d’abonnés], après il y en a eu 1500, mais le nombre des ventes au
numéro augmentait sans cesse : il est passé de 1000 à 4000, certains numéro se faisant réimprimer. » Kostas
Axelos, entretien pour les 30 ans d’Arguments, à France Culture, août 1987, reproduit dans La revue des revues,
n° 4, automne 1987, p. 17.
61
Dorénavant abrégée « EPHE ».
62
Voir sur ce point le chapitre concernant Arguments dans R. Rieffel, (1993), Les intellectuels sous la 5ème
République, Paris, Hachette, « Pluriel », t. 2, pp. 76-89.

17
fois, par chapitres isolés, dans Arguments — par Axelos je crois ? 63 —, on parlait
effectivement de Marcuse, d’Eros et civilisation dont nous n’avions pas la connaissance
complète — dont moi en tout cas je n’avais pas la connaissance complète —, mais dont il y
avait des passages traduits, puisque ça donnait lieu à des publications dans Arguments. Morin y
était très favorable, Duvignaud assez favorable, Axelos réservé, et moi-même critique, par
exemple. Quant à Barthes je ne me souviens pas… »64

« Le principal du travail se faisait autour des repas. On se réunissait soit chez Edgar Morin, soit
là où habitait Duvignaud, soit là où j’habitais avec mon ex-femme Réa, et là, en mangeant, en
buvant, on travaillait aussi à la composition du prochain numéro… Ce qui primait, c’était les
relations d’une chaude camaraderie, ça se passait dans de petits appartements, avec les moyens
du bord, mais il y avait une joie d’être ensemble. Même les dissensions se faisaient avec un
esprit joyeux. Il n’y avait pas d’aigreur, il n’y avait pas de principe d’exclusion. Personne n’a
jamais été exclu du groupe Arguments, soit au sens restreint du terme, soit au sens plus large…
Pour nous, la question de l’amour était liée aussi à la vie érotique de la revue où il n’y avait pas
qu’une circulation des idées. C’était l’époque aussi où beaucoup de couples se défaisaient. »65

« … les gens boivent, mangent, discutent… On parlait. On discutait, on s’engueulait, on se


foutait de soi, on rigolait, on ne se prenait pas au sérieux, mais il y avait des choses qui
sortaient. Il en est sorti plusieurs choses : les numéros d’Arguments, etc… »66

Parallèlement à un refus de la hiérarchie et de l’organisation traditionnelle du travail


rédactionnel — refus qui se manifeste, à en croire Axelos, par une forme « d’érotisation » des
rapports entre les collaborateurs —, l’équipe d’Arguments forme une communauté de sens qui
se caractérise par un mouvement réflexif global : une critique des fondements du marxisme
comme de son institutionnalisation en Parti, aussi bien en URSS qu’en France, ainsi qu’une
déconstruction des philosophies classiques du sujet rationnel. Anciens résistants, éprouvés par
la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, les membres fondateurs de la revue sont des
critiques et des sceptiques : sceptiques par rapport à la perspective communiste d’une
révolution prolétarienne, à l’idée d’un progrès même dialectique, et critique par rapport à la
conception du sujet souverain tel que l’entendait la tradition cartésienne :

« Nous formions une communauté qui avait pour dénominateur commun une attitude critique
généralisée — critique à l’égard du marxisme, critique à l’égard de la société occidentale, bien
entendu, critique à l’égard de la colonisation. »67

« Il y a la terrible expérience de la Deuxième Guerre mondiale — ça il n’y a pas de doute, on


n’y échappe pas —, qui fait que pour les gens de ma génération et pour ceux qui sont venus
après, on ne peut plus croire comme ça à un progrès linéaire. Il y a ça qui a marqué. Donc,
l’irrationnel existe, on ne peut pas faire l’impasse sur lui. On le voit de toute évidence chez
Freud avec l’inconscient, il n’y a pas de doute : le ça. L’irrationnel, on le voit naturellement
chez Nietzsche et chez Heidegger ; et on le voit chez Marx : ces forces productives et ces

63
Le premier chapitre de Geschichte und Klassenbewusstsein, « Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ? », est
traduit dès le troisième numéro d’Arguments (avril-mai 1957), par un certain Thomas Münzer (pseudonyme de
Laurent Stern, en l’occurrence. Comme nous l’indiquions plus haut, « Thomas Münzer » est un pseudonyme
collectif : sous l’invitation de Boris Fraenkel, « Thomas Münzer » en chef, le sociologue Laurent Stern et
l’anthropologue Claude Meillassoux ont signé quelques articles dans Arguments). Deux autres chapitres de
Histoire et conscience de classe seront traduits par la suite : le deuxième, « Rosa Luxembourg, marxiste » (in n°
5, déc. 1957), et la première partie du quatrième chapitre, « Le phénomène de la réification » (in n° 11, déc.
1958), tous deux traduits par Kostas Axelos et Jacqueline Bois.
64
Entretien avec P. Fougeyrollas, membre d’Arguments à partir de 1958.
65
K. Axelos, entretien pour les 30 ans d’Arguments, à France Culture, août 1987, reproduit in La revue des
revues, n° 4, automne 1987, p. 17.
66
Entretien avec Jean Duvignaud, en annexe.
67
Entretien avec Pierre Fougeyrollas, en annexe.

18
rapports sociaux fondamentaux qui conduisent les individus sans que les individus en aient
conscience. »68

« On s’intéressait beaucoup à Marx, Nietzsche et Freud, comme démystifications. Il y a une


critique du sujet, de la Raison qui triomphe, du prolétariat qui résout tous les problèmes. »69

Le champ d’expérience de ces futurs médiateurs de Marcuse reste marqué par la


pratique et la conscience de l’injustice sociale, mais aussi par celle de l’irrationnel
(bureaucratique, communiste, pulsionnel, etc.). Rien d’étonnant que les membres
d’Arguments se tournent alors électivement vers les philosophies dites « du soupçon », qui
indiquent que ce qui nous apparaît dans un premier temps comme rationnel est, en réalité, le
produit de facteurs irrationnels (l’inconscient, la pulsion, les rapports de domination, la
volonté de puissance, la volonté de volonté, etc.)70. Arguments va ainsi traduire et publier,
parfois pour la première fois en France, des textes de philosophes comme Heidegger,
Nietzsche, et Marcuse.
Et en ce qui concerne l’horizon d’attente des membres d’Arguments, il contraste avec
l’optimisme du Grand Soir communiste : ce n’est pas du Parti sclérosé qu’il nous est permis
d’espérer la libération, mais bien plutôt du soi désaliéné, libéré des appareils et des doxas
moralistes, quelles soient théologiques ou athées (communistes). La dimension collective des
phénomènes sociaux apparaît comme répressive, aliénante. Sans abandonner la critique
radicale du système établi, c’est d’une certaine manière dans le rapatriement et
l’individualisation de la jouissance qu’il faut attendre la véritable « transformation » :

« C’est une chose que Marcuse nous a tout de même appris : c’est que le but de la réflexion, de
la dialectique, si vous voulez, ce n’est pas de former des concepts, mais de se transformer soi-
même. C’est la vie. Et ça, je crois que ça a joué un rôle assez considérable. C’est l’homme ou la
femme qu’il faut transformer. C’est nous qui sommes responsables […] Marcuse avait déjà
laissé tomber la grande attente globale du communisme — comme Ernst Bloch. Donc, cette
attente ne pouvait exister que d’une manière, non pas privée, mais peut-être en petit groupe. »71

Jean Duvignaud, se rappelant la période Arguments, parle comme si Marcuse était à


l’origine de cette problématique de l’individualisation et du rapatriement du plaisir. Mais il est
fort à parier que si Marcuse a fait sens pour l’équipe de Morin et Duvignaud, c’est justement
parce qu’ils portaient déjà en eux, de manière peut-être implicite — bien qu’effective dans la
pratique des réunions festives, où la politique et la philosophie se refusent à « l’esprit de
sérieux » dont parle Nietzsche, mais côtoient les joies culinaires et la camaraderie —, qu’ils
portaient déjà en eux donc, cette attente de transformation individuelle.

3 / Lucien Goldmann et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes

Avant de faire le lien entre Marcuse, Boris Fraenkel et Arguments, il nous faut encore
présenter une institution clef dans laquelle évoluent nombre d’acteurs de cette frange critique
et sceptique de l’intelligentsia parisienne de gauche : l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale est créée la 6ème section de l’EPHE (Section des
Sciences Economiques et Sociales), section qui va recruter, sous la direction de l’historien

68
idem.
69
Entretien avec Kostas Axelos, en annexe.
70
« Le deuxième point commun [entre Marx, Nietzsche et Freud], nous dira Pierre Fougeyrollas, c’est un
nouveau rapport entre le rationnel et l’irrationnel, et peut-être même entre les instincts et la raison ». Voir
l’entretien en annexe.
71
Entretien avec Jean Duvignaud. Souligné par nous.

19
Fernand Braudel, un ensemble éclectique d’enseignants de haut niveau — bien qu’aucun titre
ne soit formellement exigé des directeurs d’études. Les disciplines en constructions comme
les sciences humaines (linguistique, sémiologie, sociologie, anthropologie culturelle), non
encore pleinement reconnues comme légitimes dans le monde académique, trouveront en
l’EPHE un lieu alternatif à l’Université pour se diffuser, sous la forme originale du séminaire
dans lequel l’enseignant fait partager à un petit groupe d’étudiants ses recherches en cours.
Ouvert aux jeunes chercheurs, qu’ils soient étrangers et/ou hétérodoxes — aux convictions
politiques peu compatibles avec celles du corps enseignant en fonction —, l’EPHE attire de
nombreux chercheurs talentueux évoluant à la périphérie du système académique et des
contraintes symboliques et cognitives universitaires. « Le libéralisme de la 6ème section par
rapport à l’Université française dans le recrutement des enseignants, écrit Rémy Rieffel,
permet d’attirer de jeunes talents sans se soucier des critères traditionnels en vigueur.
L’absence de servitudes strictement scolaires, l’accueil de disciplines ignorées ou méprisées,
la prospection de chercheurs peu orthodoxes, l’ouverture vers l’étranger contrastent
singulièrement avec la routine académique ou le conservatisme pédagogique de l’Alma
Mater. On comprend mieux, dès lors, le pouvoir d’attraction exercé par la 6ème section de
l’EPHE, sur des universitaires en porte à faux vis-à-vis de la Sorbonne ou dont le champ de
préoccupations coïncide mal avec les exigences des Temples du savoir orthodoxe72 ». On
trouve en effet, à la fin des années 50 et au début des années 60, une homologie structurale
saisissante entre d’une part la position avant-gardiste (ou en « porte à faux ») de l’EPHE dans
le champ universitaire, d’autre part la position avant-gardiste-critique des sciences humaines
dans le champ scientifique — elles sont en même temps à la recherche d’une légitimité
scientifique et d’une légitimité axiologique : sans renoncer à la rigueur et à l’objectivité, les
sciences humaines sont investies d’une fonction critique, elles doivent pouvoir s’appliquer
aux multiples « mythologies » contemporaines de la société de consommation73 —, et enfin la
position avant-gardiste-critique des intellectuels de gauche en rupture avec le PC et rejetant
les contraintes de l’appareil — tels que les collaborateurs d’Arguments — dans le champ
politique. Alain Touraine, Roland Barthes, Pierre Bourdieu, Jacques Le Goff, François Furet,
Pierre Vidal-Naquet sont ainsi recrutés alors que tous sont loin d’avoir la renommée qu’ils
n’obtiendront que quelques années plus tard : l’EPHE et son directeur, Fernand Braudel,
pratiquent une politique de recrutement ouverte et ambitieuse, qui s’avérera payante par la
suite. L’EPHE, selon Jean Cabrol qui la fréquente au début des années 60, est « un foyer
vivant des idées », un « refuge anti-stalinien », et même « le seul pôle d’ouverture de
pensée », qui contraste avec « la Sorbonne sclérosée, livresque »74.
C’est dans ce contexte que Lucien Goldmann, directeur d’études à l’EPHE depuis 1959
et créateur d’une chaire de sociologie de la littérature et de la philosophie — axée sur
l’analyse de la pensée philosophique marxiste, sur la philosophie existentialiste et sur les
problèmes méthodologiques de la sociologie du roman —, qui semble connaître la pensée de
Marcuse depuis la fin des années 4075, invite le philosophe à venir y faire un séminaire pour

72
R. Rieffel, op.cit., t. 3, p. 31.
73
Les Mythologies de R. Barthes (1957), ou les premiers écrits de Michel Foucault, au début des années 60,
exemplifient cette double prétention à l’objectivité et à la critique, sous la forme d’une sémiologie et d’un
structuralisme (très) souple appliqués à « l’idéologie bourgeoise » et à « l’épistèmê » moderne.
74
Entretien avec Jean Cabrol, en annexe.
75
Impossible de savoir précisément quand L. Goldmann a découvert Marcuse, mais une chose est sûre : il écrit,
dans son article de 1969 pour La Nef, que cela fait vingt ans qu’il a lu les articles de Marcuse parus dans la revue
allemande Gesellschaft. Cf. L. Goldmann, (1969), « La pensée de Herbert Marcuse », in La Nef, janv.-mars
1969, n° 36.

20
l’année universitaire 1958-1959 sur « les tendances de la société industrielle »76, séminaire
qui se poursuivra jusqu’à l’année universitaire 1961-1962, où Marcuse interviendra, devant
une poignée d’étudiants proches de Boris Fraenkel, sur « la philosophie de Hegel et la théorie
de la société contemporaine », près de trente ans après le fameux cours de Kojève tenu à la
5ème section (« Sciences religieuses ») de la même institution.

[Développer sur Goldmann]


[université d’été de Korcula]

Notons enfin, pour achever de « planter le décors » sociologique et avant de nous


concentrer sur les premières publications françaises de Marcuse, un lieu de sociabilité où se
retrouverons à la fin des années 60 un grand nombre des médiateurs de Marcuse : l’île de
Korcula. Axelos, Lefebvre, Palmier, Goldmann, Marcuse…

[Cf article de Palmier in L’homme et la société n° 27]

76
Lucien Goldmann invitera encore, dans le cadre de son séminaire, d’autres grands noms internationaux issus
de différentes disciplines (l’historien britanique Eric Hobsbawm, le sémiologue italien Umberto Eco, l’écrivain
italien Edoardo Sanguineti, représentant du « Groupe 63 », l’écrivain et critique polonais Jan Kott, Louis
Althusser, Adorno, etc. Voir sur ce point S. Naïr et M. Löwy, (1973), Lucien Goldmann ou la dialectique de la
totalité, Paris, Seghers, p. 13). Le premier séminaire de Marcuse portera lui sur les grandes thématiques de
L’Homme unidimensionnel (cf. note 80). Faute de temps, nous n’avons pu effectuer des recherches dans les
archives de l’EPHE, afin de savoir avec précision à quelles dates et sous quelles formes Marcuse est venu
enseigner sous l’invitation de L. Goldmann. Selon G. Raulet et G. Höhn, « Marcuse est un parfait inconnu quand
Lucien Goldmann l’invite à Paris en 1960, 1962 et 1964 » (G. Raulet, G. Höhn, (1978), « L’Ecole de
Francfort en France. Bibliographie critique », in Esprit, n° 5 (spécial « L’Ecole de Francfort »), mai 1978).
Aucun de nos informateurs n’a pu se souvenir avec certitude des dates et du contenu des cours de Marcuse. Boris
Fraenkel nous a toutefois communiqué la retranscription dactylographiée par Jean Cabrol du séminaire de
Marcuse sur « La philosophie hégélienne et la théorie de la société contemporaine », séminaire tenu à l’EPHE
entre décembre 1961 et février 1962, et suivi, entre autres, par Boris Fraenkel, son réseau d’élèves de l’ENSEP
(Jean Cabrol, Jean-Guy Nény, Christian Lidove, Jean-Pierre Famose), Michael Löwy (dont nous avons pu
bénéficier des notes manusctites), ainsi que par un étudiant membre du Groupe d’Etudes de Philosophie de la
Sorbonne, le futur philosophe Vincent Descombes.

21
22
Deuxième section : les premières publications de Marcuse en
France. Du sens commun et de son objectivation dans des
institutions

« La réification du réel constitue un des fondements de notre


civilisation du 20ème siècle. Elle est significative de la magie
moderne. Nous ne pouvons que réduire cette réification mais non
pas l’abolir : nous ne pouvons vivre en nous passant vraiment de
l’idée de réel. La réification fait constitutionnellement partie de
l’expérience humaine en tant qu’expérience du réel. Il y a un noyau
de magie que nous ne saurions faire éclater sans faire éclater la
raison humaine. »

E. Morin, « Fragments pour une anthropologie », in


Arguments, n° 18 (« l’Homme-problème »), avril-juin 1960.

1 / « L’Homme-problème »

C’est maintenant que se rejoignent les différentes pièces du puzzle relationnel que
constitue la première phase de médiation de Marcuse en France : à l’exception d’Edgar Morin
qui avait fait sa connaissance aux Etats-Unis quelques années plus tôt, les membres
d’Arguments découvrent, par l’intermédiaire de Lucien Goldmann, l’auteur d’Eros et
civilisation et sa pensée, exprimée sous la forme d’un séminaire à l’Ecole Pratique des Hautes
Etudes. Jean Duvignaud se rappelle de sa première rencontre avec Marcuse :

« Dans ce deuxième étage des éditions de Minuit, je ne sais plus qui est venu nous dire — c’est
peut-être Morin, ou Goldmann, ou même Axelos — : « Venez voir ! Il y a un type très bien qui
fait actuellement une série de conférences aux Hautes Etudes ». A l’époque, il y avait un petit
bar, juste en dessous des éditions de Minuit. On descend, on boit un verre, et puis on voit un
petit bonhomme aux cheveux blancs : c’est Marcuse. On a parlé un peu, et il était tout à fait
surpris qu’on s’intéresse à lui »77.

Cette rencontre aboutira à une des toutes premières publications de Marcuse en France,
dans un numéro d’Arguments consacré à « l’Homme-problème », en 1960. Un autre article de
Marcuse, correspondant au deuxième chapitre d’Eros et civilisation, avait paru quatre ans plus
tôt (1956) dans un numéro de la revue La Table Ronde consacré au « Destin de la
psychanalyse »78, mais l’absence totale de présentation de l’auteur comme de sa
problématique dans la revue a fait que l’article est passé inaperçu. Dans le numéro
d’Arguments, l’article de Marcuse, « De l’ontologie à la technologie »79, s’insère à l’inverse
dans un sommaire cohérent, que nous reproduisons ici :

77
Entretien avec Jean Duvignaud.
78
H. Marcuse, (1956), « La théorie des instincts et la socialisation », trad. in La Table Ronde, n° 108 (« Destin de
la psychanalyse »), déc. 1956 (première trad. française du chap. II d’Eros et civilisation ).
79
H. Marcuse, (1960 b), « De l’ontologie à la technologie : les tendances de la société industrielle » (résumé du
6ème chap. de One-dimensional man (« De la pensée négative à la pensée positive : la rationalité technologique et
la logique de la domination », in Arguments, n° 18 (« L’homme-problème »), avril-juin 1960.

23
L’HOMME–PROBLEME
Anthropologie, marxisme, psychanalyse
Présentation de Louis Bolk (Georges Lapassade)
La genèse de l’homme (Louis Bolk)

Freud et le malaise dans la civilisation (Kostas Axelos)
La crise du marxisme et la psychologie (Joseph Gabel)
Wilhem Reich et l’économie sexuelle (André Frankin)

La crise des sciences humaines (Luc de Heusch)
Structuralisme et anthropologie (Louis Berthe)
Fragments pour une anthropologie (Edgar Morin)
Thèses sur le marxisme (Pierre Barrucaud)

De l’ontologie à la technologie (Herbert Marcuse)

Dans ce numéro de mai-juin 1960, l’homme est en effet « problématisé », comme le titre
l’indique, sous divers aspects : dans sa constitution ontogénétique (Lapassade et Bolk), dans
les rapports entre ontogenèse et phylogenèse — entre l’homme et la civilisation, entre
l’histoire individuelle et l’histoire sociale (articles d’Axelos, de Gabel et de Frankin) —, et
dans le caractère « total » de sa constitution, irréductible à l’image parcellée que peut en
donner telle ou telle science humaine spécialisée (articles de Heusch, Berthe, Morin,
Barrucaud). L’article de Marcuse, « De l’ontologie à la technologie. Les tendances de la
société industrielle », ponctue cet ensemble d’investigations anthropologiques par un cours
fait durant l’année 58-59 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes80. Il s’agit, grosso modo, d’un
résumé du sixième chapitre de L’Homme unidimensionnel, que Marcuse est en train d’écrire
et qui ne paraîtra que quatre années plus tard aux Etats-Unis (soit huit années plus tard en
France). Marcuse y critique de manière radicale la technicisation et la fonctionnalisation du
langage de la science moderne, la réduction que celle-ci opère de la réalité à « des structures
physico-mathématiques » quantifiables et maîtrisables, et établit un parallèle entre la volonté

80
Voici comment Marcuse présente son article :
« Les pages suivantes contiennent des idées développées lors d’un cours fait en 1958-59 à l’Ecole Pratique des
Hautes Etudes ; elles font partie d’un livre, à paraître, consacré à l’étude de certaines tendances de base de la société
industrielle la plus évoluée, aux Etats-Unis en particulier. Ces tendances paraissent engendrer un mode de pensée et de
comportement qui réprime ou rejette toutes les valeurs, les aspirations et les idées non conformes à la rationalité
dominante. C’est par conséquent une dimension qui permet aux individus et aux classes de développer une théorie et
une pratique du dépassement et d’envisager la « négation déterminée » de leur société. La critique radicale, l’opposition
efficace (intellectuelles aussi bien que politiques) se trouvent désormais intégrées au statu quo ; l’existence humaine
semble devenir « uni-dimensionelle ». Une telle intégration ne s’explique nullement par l’émergence de la mass
culture, de l’Organization man, des Hidden Persuaders, etc. ; ces notions appartiennent à une interprétation purement
idéologique qui néglige l’analyse des processus fondamentaux : les processus qui minent la base sur laquelle
l’opposition radicale pourrait se développer.
Cette atrophie de la base même du dépassement historique, cette neutralisation des forces négatrices, qui apparaissent
comme l’achèvement suprême de la société industrielle, sont-elles enracinées dans la structure même de la civilisation
technicienne, ou sont-elles seulement l’œuvre de ses institutions répressives ? La technicité a-t-elle si profondément
transformé le capitalisme et le socialisme que les notions marxistes aussi bien que les notions anti-marxistes du
développement se trouvent invalidées ? L’atrophie du processus de dépassement annonce-t-elle la possibilité d’une
absorption des forces négatrices, la maîtrise des contradictions inhérentes à celles-ci par la domination technologique
du monde, par un niveau de vie toujours plus élevé, par une administration universelle de la société ? Annonce-t-elle
plutôt la phase au cours de laquelle le changement quantitatif va devenir changement qualitatif ?
Telles sont les questions qui ont guidé notre analyse : celle-ci a pour point de départ la transformation politico-
économique de la société technicienne et examine, sur cette base, les différentes formes de l’atrophie du processus de
dépassement dans le comportement normal, dans le langage, dans la culture traditionnelle et dans la philosophie néo-
positiviste et analytique. »

24
de domination moderne de la nature et la domination moderne de l’homme par l’homme.
Marcuse développe en même temps les thématiques ontogénétiques de la métapsychologie
freudienne — l’homme est initialement structuré par « des instincts primaires qui ne
tendent qu’à l’assouvissement et au repos » —, les thématiques phylogénétiques — le
processus de civilisation canalise la réalisation de ces instinct en leur opposant un principe de
réalité sous la forme de travail et de labeur, principe de réalité qui est « le principe même de la
répression » —, et enfin les thématiques « épistémologiques » invalidant les saisies partielles,
réifiantes et fonctionnelles de l’homme. La position finale de l’article de Marcuse dans le
numéro d’Arguments n’est donc pas un simple hasard : le philosophe synthétise, en quelques
pages, l’ensemble des problématiques contenues dans le numéro. En insistant, dans sa
présentation, sur la « neutralisation des forces négatrices » par la société industrielle, il va
dans le sens du scepticisme des membres d’Arguments vis-à-vis d’une révolution
prolétarienne : le Grand Soir et le Parti relèvent eux-mêmes d’une vision fonctionnelle-
technologique du monde. Marcuse jette un soupçon radical sur l’espoir marxiste, né lui-même
d’un soupçon radical (l’individu est idéologiquement lié à sa position de classe) ; il opère une
démystification de second degré. Il pousse à l’extrême les thèses que Morin soutient quelques
pages plus tôt dans ses « Fragments pour une anthropologie » : « La plupart de nos états de
conscience, écrit Edgar Morin, sont des états de semi-simulation, de demi-possession ; nous
jouons une comédie sincère et nous sommes joués par des forces qui nous échappent »81. La
correspondance entre les thèses marcusiennes et le sens commun du groupe Arguments, son
horizon d’attente, est illustrée par le fait que Marcuse est l’objet de discussions avant même
d’être vraiment lu par les collaborateurs de la revue. Or une pensée ne peut faire sens — à
plus forte raison si elle n’est connue que partiellement — que pour une communauté qui a
déjà intégré dans son monde-vécu, même de manière plus ou moins parcellaire et implicite,
les significations qui composent cette pensée. C’est la question herméneutique que Heidegger
soulève dans Sein und Zeit, lorsqu’il dit que « toute explication se meut dans une structure à
préalable », et que « toute explicitation qui doit procurer l’entente doit avoir déjà entendu ce
qui est à expliciter »82. Jean Duvignaud et Pierre Fougeyrollas témoignent bien de cette fusion
des horizons d’attente83 que réalisent la discussion et la publication de la pensée de Marcuse
par le groupe d’Arguments :

« — […] Marcuse est un écrivain matrice, dans le sens que ce n’est pas tellement les citations
de lui qui vont marcher, ni même les allusions nominales, mais ce qu’il y a derrière tout ça. Ça
s’est diffusé, comme ça, par la parole, par la discussion, par les métiers, par le contact, par
l’affectivité. Par la rencontre de gens qui partageaient une attente. Il y a une chose qu’on oublie
généralement, c’est l’attente sociale. On oublie généralement de parler de ça. L’attente, c’est
beaucoup plus important que tout le reste. Qu’est-ce que c’est que l’attente ? Les gens qui
attendent quelque chose qui peut se passer, c’est-à-dire l’ouverture du possible […].
— Vous rappelez-vous votre première lecture de Marcuse ?
— Non… C’est pris dans le brouillard existentiel… Je ne sais même pas si… On l’a lu après
en avoir parlé. C’est Kostas qui a beaucoup insisté là-dessus, Goldmann aussi, qui était à la fois
contre et pour, c’était ambigu. Et Lefebvre était contre, mais en même temps… En même
temps, ça recoupait des choses dont ils avaient rêvé toute leur vie. »84

81
E. Morin, « Fragments pour une anthropologie » in Arguments, avril-juin 1960 (« l’Homme-problème »).
Souligné par nous.
82
M. Heidegger, (1927), Être et Temps, trad. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1986, § 32.
83
Sur ce thème de la fusion des horizons, voir H. G. Gadamer, (1976), Vérité et méthode. Les grandes lignes
d’une herméneutique philosophique, trad. Paris, Editions du Seuil, 1996, pp. 322-329, et H. R. Jauss, (1975),
Pour une esthétique de la réception, trad. Paris, Gallimard, « Tel », 1990.
84
Entretien avec Jean Duvignaud. Souligné par nous.

25
« Comme pour Histoire et conscience de classe de Lukács, traduit pour la première fois, par
chapitres isolés, dans Arguments — par Axelos je crois ?—, on parlait effectivement de
Marcuse, d’Eros et civilisation dont nous n’avions pas la connaissance complète — dont moi
en tout cas je n’avais pas la connaissance complète —, mais dont il y avait des passages
traduits, puisque ça donnait lieu à des publications dans Arguments. »85

Par sa déconstruction de second degré, sa reconnaissance ultra marginale par le champ


académique et le champ politique français des années 60, Marcuse s’insère donc bien dans
une triple avant-garde disciplinaire (freudo-marxisme), institutionnelle (l’EPHE), et politique
(Arguments), pour laquelle il fait sens de façon assez évidente, en se plaçant, à la manière de
Heidegger, à la fois à côté et au-dessus des herméneutiques « classiques » du soupçon (Marx,
Nietzsche, Freud)86. Il dépasse Marx avec Freud (en indiquant que la répression sociale est
avant tout une répression instinctuelle), et surpasse Freud avec Marx (en historisant le contenu
du ça, qui devient potentiellement une instance libératrice) :

« [Une] des idées essentielles de Marcuse, [c’est que] que l’Eros n’est pas là où on le dit, et
qu’il faut chercher au-delà des institutions et des autres une liberté perdue. »87

« [Ce qui me semblait novateur chez Marcuse], c’était surtout cette façon de lier un marxisme
ouvert avec un certain nombre d’idées issues de Freud et de la psychanalyse. C’est ça qui m’a
plu […] Même quand j’étais marxiste, quand j’ai écrit mon livre L’Homme et la mort, en 49-50,
j’intégrais de façon importante non seulement Freud, mais Rank, Jung… Enfin, beaucoup
d’apports intellectuels qui ne relevaient pas de l’optique marxiste. C’est pour ça que j’étais très
séduit par la pensée de Marcuse. Donc, j’étais déjà méta-marxiste tout en continuant à avoir ce
“badge”. »88

« [Marcuse] nous intéressait beaucoup comme critique de la société existante, pas comme
projection vers le futur […] On ne croyait pas qu’il puisse y avoir une révolution totale, et une
libération de l’homme. On était plus pessimiste que les communistes orthodoxes — on était
tous d’ailleurs exclu du PC… »89

« Je crois que je n’attendais pas, à l’échelle de ma vie, une révolution du type bolchevique ou
du type trotskiste. »90

De même que Heidegger s’inscrit dans un processus réflexif et critique — et ce en dépit


de toutes ses dénégations — par rapport à la tradition philosophique en prétendant à une
extra-métaphysique91, de même Marcuse s’insère dans un processus réflexif et critique92 en

85
Entretien avec Pierre Fougeyrollas. Souligné par nous.
86
Sur ce thème des herméneutiques du soupçon, cf. P. Ricœur, (1969), Le conflit des interprétations. Essais
d’herméneutique, Paris, Seuil.
87
Jean Duvignaud, entretien en annexe. Souligné par nous.
88
E. Morin, entretien en annexe. Souligné par nous.
89
K. Axelos, entretien en annexe.
90
B. Fraenkel, entretien en annexe.
91
Il ne s’agit pas ici, évidemment, de s’interroger sur la validité de l’entreprise critique heideggerienne, mais
juste d’indiquer qu’un méta-marxisme du type marcusien et qu’une extra-métaphysique de type heideggerienne
s’inscrivent dans une même démarche réflexive et critique, puisqu’il y a bien dans les deux cas (sous forme
explicite chez Marcuse, de par son engagement marxiste, et sous forme de dénégation chez Heidegger) une
problématisation de la tradition de pensée antérieure, et une prétention implicite à la vérité par un dépassement
des anciennes conceptions. Pour une lecture de l’axiologie (malgré elle) heideggerienne, voir L. Ferry et A.
Renaut, « Heidegger en question » et « L’éthique après Heidegger », in L. Ferry et A. Renaut, (1984), Système et
critique. Essais sur la critique de la raison dans la philosophie contemporaine, Bruxelles, Ousia, deuxième
édition augmentée, 1992 ; ainsi que l’article de Dominique Janicaud, (1976), « L’apprentissage de la
contiguïté », in Critique, n° 349-350, 1976.

26
développant un programme freudo-marxiste qui jette un double soupçon sur le « réel réifié »
— cette « magie moderne » dont parle Edgar Morin. D’après Jean Cabrol, qui connaissait
personnellement Marcuse, le philosophe aurait été enchanté, lors de ses séjours français, par
la pensée politique des étudiants qui assistaient à ses cours, à l’EPHE93. Marcuse dédicace
d’ailleurs la traduction d’Eros et civilisation « aux jeunes étudiants qui ont assisté à [ses]
cours en France et qui l’ont considérablement aidé à clarifier et à développer [ses] idées »94.
Ce dont témoigne Marcuse à travers cette dédicace, c’est qu’un consensus intersubjectif à
l’échelle de son séminaire à l’EPHE permettait non seulement un enseignement
philosophique, mais encore un échange communicationnel constructif, au sens où cet échange
l’a conduit à « clarifier et à développer [ses] idées ». Le partage de ce sens commun méta
critique, caractérisé par un champ d’expérience de l’irrationnel et de l’absurde (de la guerre,
des pulsions, de la bureaucratie…) et par un horizon d’attente sceptique, invalidant le report
(communiste) de la libération, ce partage de l’expérience quotidienne du monde-de-la-vie
donc, était la condition a priori de possibilité de la réception-médiation de Marcuse en
France.

2 / Boris Fraenkel, médiateur de Marcuse à l’O.C.I., aux C.E.M.E.A. et à


l’E.N.S.E.P.

Les séminaires de Marcuse à l’EPHE, à la toute fin des années 50 et au début des années
60, vont encore être l’occasion d’une diffusion des thèses de l’auteur d’Eros et civilisation à
l’extérieur du groupe des « argumentistes », et ce par l’intermédiaire de l’activité politique de
Boris Fraenkel.

[développer sur les CEMEA, avec par ex. entretien MQ et art. de Copfermann dans
Partisans]

Quelques éléments historiques doivent être ici mentionnés. En 1958, Boris Fraenkel,
alarmé par l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir, décide de rejoindre l’organisation
trotskiste naissante (la future O.C.I., Organisation Communiste Internationaliste) de Pierre
Boussel, dit « Lambert », afin d’opposer une résistance à la dictature militaro-policière qui,
selon lui, se profile95. A travers son activité d’instructeur dans des centres d’études
pédagogiques, les C.E.M.E.A. (Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active),
centres politiquement stratégiques car constituant une étape obligatoire dans la formation des
élèves des deux Ecoles Normales d’Instituteurs de garçons de la région parisienne96, Boris

92
Là encore, peu importe que le processus « réflexif et critique » ne le soit que formellement — dans le sens où
il ne se prend pas lui-même pour objet — et qu’il mène à des apories insurmontables : l’objet de ce travail n’est
pas une critique philosophique de la pensée de Marcuse, mais une sociologie de la connaissance philosophique,
pour laquelle il apparaît bien que Marcuse s’inscrit dans un mouvement global de radicalisation du soupçon —
soupçon tellement radical qu’il en oublie de se prendre lui-même pour objet et de problématiser ses conditions de
possibilité.
93
Cf. les notes d’entretien avec Jean Cabrol, en annexe. Christian Lidove nous dira aussi, au cours de l’entretien,
que Marcuse était « absolument ravi de son auditoire français ».
94
H. Marcuse, (1955 a), Eros et civilisation. Contribution à Freud, trad. fr. J.-G. Nény et B. Fraenkel, Paris,
Minuit, 1963.
95
Voir l’entretien avec Boris Fraenkel.
96
A la fin des années 50, lorsque B. Fraenkel va commencer à recruter des membres pour l’O.C.I., la région
parisienne se partage en deux départements : la Seine et la Seine-et-Oise. Chacun des deux départements possède

27
Fraenkel, personnage charismatique doté d’une vaste culture germanique et politique97, va
recruter des activistes pour l’organisation trotskiste de Lambert. Il rentrera ainsi en contact
avec Emile Copfermann, futur secrétaire de rédaction de la revue Partisans, et avec Jean
Cabrol, alors militant de gauche anti-stalinien et menant des luttes étudiantes contre le régime
gaulliste et son ministre de la Jeunesse et des Sports, Maurice Herzog. Par l’intermédiaire de
Jean Cabrol, élève à l’Ecole Normale d’Education Physique (E.N.S.E.P.), Fraenkel va
constituer un réseau de jeunes normaliens de gauche réceptifs aux problématiques du freudo-
marxisme, d’une génération (environ 20 ans) plus jeune que lui98 : Christian Lidove, Jean-
Guy Nény — futur traducteur d’Eros et civilisation —, Jean-Pierre Famose, Georges
Vigarello, Jean-Marie Brohm — un des rares sociologues français à se référer encore
aujourd’hui à Marcuse et aux thèses freudo-marxistes. De même que Lucien Goldmann,
Fraenkel distille un marxisme philosophique « très séduisant »99, car imprégné de toute la
tradition conceptuelle et philosophique allemande, qui apparaît comme assez exotique pour
ces élèves des Ecoles Normales d’Instituteurs et de l’E.N.S.E.P. Selon Jean Cabrol, sans « des
médiateurs de la culture allemande aussi efficaces que Fraenkel et Goldmann », cette tradition
philosophique lui serait restée complètement étrangère100. Si certains des membres de ce
réseau ne s’intéresseront que ponctuellement à Marcuse, davantage préoccupés qu’ils seront
par un militantisme et un syndicalisme au sein des Ecoles Normales d’Instituteurs ou à
l’E.N.S.E.P., ils assisteront tous, à l’exception de Jean-Marie Brohm, au séminaire de
Marcuse aux Hautes Etudes. Jean Cabrol, la première recrue de B. Fraenkel, aidera même
Marcuse à préparer en français son séminaire de l’année 1960101, et il organisera dans son
appartement parisien, cette même année, un séminaire informel de Marcuse réservé aux
membres de l’O.C.I. proches de Fraenkel, où sera discutée la dialectique de Hegel appliquée à
Marx102. Moins porté sur les problématiques strictement philosophiques que le réseau
Arguments, le groupe que Fraenkel constitue parmi la même génération d’élèves de
l’E.N.S.E.P. et des Ecoles Normales d’Instituteurs n’en sera pas moins influent dans la phase
préliminaire de médiation de Marcuse, comme vont l’illustrer la traduction d’Eros et
civilisation, et le rôle joué par la revue Partisans de l’éditeur François Maspero — qui sera
l’organe de diffusion le plus influent des thèses freudo-marxistes de la seconde moitié des
années 60 jusqu’au début des années 70.
Le sens commun du réseau Fraenkel est, comme pour le groupe Arguments, marqué par
une critique radicale du marxisme institutionnalisé — critique dans laquelle Marcuse apporte
des éléments théoriques —, accompagnée d’une réflexion (marxiste) sur les fondements et les
conditions de possibilités d’une société libérée :

alors son Ecole Normale d’Instituteurs : celle d’Auteuil pour la Seine, et celle de Versailles pour la Seine-et-
Oise.
97
Jean-Marie Brohm, une des recrues de Boris Fraenkel, dira ainsi de lui : « C’était un mage. » Cf. Le Monde, 6
juin 2001.
98
Jean Cabrol est né en 1936, Christian Lidove en 1938, Jean-Pierre Famose et Jean-Guy Nény entre 1936 et
1938, et Jean-Marie Brohm en 1941.
99
Notes d’entretien avec Jean Cabrol, en annexe.
100
Idem. Souligné par nous.
101
Toutes ces dates sont valables avec une tolérance de plus ou moins un an environ. Faute de documents écrits
sûrs et d’informateurs catégoriques sur le déroulement des événements — qui datent tout de même de plus de
quarante ans… —, nous n’avons pu établir avec certitude les années d’enseignement de Marcuse aux Hautes
Etudes. Mais le plus important, c’est-à-dire l’ordre de succession des événements, n’est pas entaché par cette
légère incertitude.
102
Selon Jean Cabrol, assistent à ce séminaire privé de Marcuse, B. Fraenkel, Ch. Lidove, J.-G. Nény, et
Lambert lui-même, qui interroge Marcuse sur la pertinence de la philosophie de Sartre. Ce dernier lui confie
trouver la philosophie en tant que telle sans intérêt, mais les prises de position politiques de J.-P. Sartre
remarquables. Voir les notes d’entretien avec J. Cabrol et la notice biographique, en annexe.

28
« On réfléchissait sur le marxisme — c’est vrai ou c’est pas vrai ? — ; sur la révolution — c’est
une perspective ou une idée morte ? —, sur la façon de se positionner par rapport au stalinisme.
C’était des grosses questions, à l’époque. Ce n’était pas une époque a-politique, comme
maintenant, alors on était vraiment pris par les interrogations : est-ce qu’on s’engage dans une
action militante ? Est-ce qu’on prépare la révolution ? Ou est-ce que c’est un piège à con ? Est-
ce qu’on va se retrouver embarqué comme l’ont été d’autres militants révolutionnaires, et puis
finir par faire des atrocités comme les staliniens ? Ça nous agitait fort, tout ça. Donc, tous les
éléments de réflexion, les gens qui avaient l’expérience et le niveau de réflexion comme celui
de Marcuse, c’était bon à prendre […] J’ai quitté le P.C. en 56, à cause de la Hongrie, et je ne
savais plus où j’habitais à partir de là. Quand je l’ai quitté, j’étais jeune — j’avais dix-huit ans,
j’avais adhéré à quinze ans : je n’ai pas eu le temps d’y rester très longtemps… Mais la
Hongrie, je n’ai pas avalé. Après, j’étais dans le désert, ne comprenant rien, et j’ai appris, par le
hasard de cette rencontre avec Fraenkel, qu’il n’y avait pas que le stalinisme qui existait. Mais
jusque là, je ne le savais pas. J’étais dans le désert, parce que j’étais profondément convaincu de
la nécessité de changer le monde. Et j’ai compris qu’on ne le fera pas avec le Parti communiste
français ou russe. »103

« […] J’ai toujours été opposant à toutes les idées selon lesquelles “ le socialisme réellement
existant ”, comme on a dit par la suite, n’ait jamais pu être qu’un Etat ouvrier dégénéré, un
socialisme même bureaucratiquement déformé. Pour moi, c’était toujours l’horreur… J’ai donc
trouvé dans l’ouvrage [Le Marxisme soviétique] de Marcuse des confirmations très fortes sur ce
qu’était le “diamat ” le dialectische Materialismus. Le “ diamat ” était l’idéologie officielle des
Partis communistes soviétiques, et Marcuse taille ça en pièces. Il montre très bien que le
matérialisme dialectique, le diamat, non seulement n’est pas dialectique, mais que c’est une
forme de métaphysique positiviste. »104

A la différence de l’équipe d’Arguments, le réseau Fraenkel105 est impliqué dans des


activités militantes étudiantes — ses membres sont plus jeunes : ils ont au début des années
60 un peu plus de 20 ans, lorsque la génération Arguments a 40 ans environ ; il s’agit pour eux
de lutter de manière concrète contre le régime du Général de Gaulle et les réformes du
système éducatif que celui-ci envisage106 —, et ces diverses activités seront un moyen de
diffusion de la pensée de Marcuse dans le Quartier Latin. En rapport avec Vincent Descombes
— qui est alors un étudiant membre du Groupe d’Etudes de Philosophie de la Sorbonne, et qui
suit en 1962 le séminaire de Marcuse sur « La philosophie hégélienne et la théorie de la
société contemporaine » —, Fraenkel, ami de Marcuse, va rendre possible la tenue d’une
conférence du philosophe le 14 mai 1962, à la Sorbonne — Marcuse sera officiellement invité
par le Groupe d’Etudes. Cette conférence, sur le thème : « Répression sociale et répression
psychologique : actualité politique de Freud » (il s’agit d’un résumé des thèses principales
d’Eros et civilisation), va être retranscrite, et d’après Boris Fraenkel, va circuler parmi les
étudiants. Dans un article de novembre 1968 sur Marcuse, Fraenkel écrit à propos de l’impact
de cette conférence : « Ce sont surtout les innombrables textes polycopiés qui véhiculeront les

103
Entretien avec Christian Lidove, en annexe.
104
Entretien avec Jean-Marie Brohm, en annexe.
105
Notons que malgré la différence de génération, le « réseau Fraenkel » entretiendra des relations avec certains
des membres du réseau Arguments — ne serait-ce que part le contact avec Boris Fraenkel, appartenant aux deux
réseaux, et par le suivie du séminaire de Marcuse à l’EPHE — : Jean Cabrol fréquentera ainsi les premières
réunions d’une revue née dans l’enceinte institutionnelle de l’EPHE, Communications, où seront présents Edgar
Morin et Rolland Barthes ; et Jean-Marie Brohm choisira au début des années 70 Pierre Fougeyrollas, alors
Professeur de sociologie à Paris 7, comme directeur de sa thèse sur « Sociologie politique du sport ».
106
Pour un exemple de critique du régime gaulliste par un des membres du réseau Fraenkel, voir infra, note 135,
l’extrait du premier article de Jean-Marie Brohm pour Partisans, paru en 1964, « “Forger des âmes en forgeant
des corps” ».

29
idées de Marcuse au Quartier Latin, résumant une conférence qu’il fit au groupe de
philosophie de la Sorbonne, au tout début des années 60 : “Répression sociale et répression
instinctuelle : l’actualité politique de Freud ”, quelques feuillets réédités à plusieurs reprises
qui le firent connaître de façon globaliste »107.
Peu avant 1968, Boris Fraenkel est encore en contact avec Daniel Cohn-Bendit —
auquel il fait lire Marcuse — et Richard Ladmiral108, un militant qui cherche à fédérer les
divers groupuscules de jeunes anarchistes de Paris et de la région parisienne. Ladmiral et
Fraenkel organisent en janvier 1967 une exposition sur Reich, dans une librairie anarchisante
du Quartier Latin, « La Nef de Paris »109, y distribuent gratuitement des reproductions d’un
texte de Reich sur la répression sexuelle110, et une brochure intitulée Eléments pour une
critique révolutionnaire de la répression sexuelle, qui contient la conférence de 1962 de
Marcuse avec une présentation de Fraenkel, adjointe à un texte du psychanalyste Igor Caruso,
présenté par J.-M. Brohm.
Que ce soit donc à partir de ses relations avec Axelos et les membres d’Arguments, avec
les élèves de l’E.N.S.E.P. et des Ecoles Normales d’Instituteurs, avec un étudiant en

107
B. Fraenkel, (1968), « Essai sur Marcuse et le marcusisme », in Partisans, n° 44, oct.-nov. 1968. Souligné par
nous.
108
Richard Ladmiral est le frère de Jean-René Ladmiral, théoricien de la traduction, maître de conférence en
philosophie à Paris 10 (Nanterre), traducteur germaniste et auteur de préfaces pour les premières traductions
françaises d’ouvrages de Habermas (La science et la technique comme « idéologies », Gallimard, 1973 ; Profils
philosophiques et politiques, Gallimard, 1974 ; Connaissance et intérêt, Gallimard,1976).
109
« La Nef de Paris » se trouvait au 25, rue des Boulangers, dans le 5ème arrondissement.
110
Nous reproduisons ici le manifeste de Reich, paru dans l’organe Sexpol en 1936, et reproduit dans Partisans,
n° 32-33 (« Sexualité et répression (I) »), oct.-nov. 1966 :
« Qu’est-ce que le chaos sexuel ?
— c’est devoir faire appel dans le lit conjugal à la loi du « devoir conjugal »,
— c’est contracter une liaison sexuelle à vie sans avoir connu sexuellement avant le partenaire,
— c’est “coucher ” avec une fille prolétarienne parce qu’elle ne vaut “guère mieux” et en même temps ne pas exiger
“une telle chose” d’une fille “convenable”,
— c’est la lubricité d’une vie de prostitution sordide ou l’attente, par suite d’abstinence, de la “nuit de noces”,
— c’est faire culminer la puissance virile dans la défloration,
— c’est à quatorze ans peloter mentalement avec avidité de haut en bas toute image de femme à moitié nue et ensuite,
à vingt ans, entrer en lice comme nationaliste pour “la pureté et l’honneur de la femme”,
— c’est rendre possible l’existence de détraqués et inculquer leurs fantasmes pervers à des dizaines de milliers de
jeunes,
— c’est punir les jeunes pour délit d’auto-satisfaction et faire croire aux adolescents qu’ils perdent, par éjaculation, de
la moelle épinière,
— c’est tolérer l’industrie pornographique,
— c’est exciter les adolescents par des films érotiques, en retirer des bénéfices, mais leur refuser l’amour naturel et la
satisfaction sexuelle en faisant appel, par dessus le marché, à la culture.
Ce que n’est pas le chaos sexuel !
— c’est désirer par amour réciproque l’abandon sexuel mutuel sans tenir compte des lois établies et des préceptes
moraux, et agir en conséquence,
— c’est libérer les enfants et les adolescents des sentiments de culpabilité sexuels et les laisser vivre conformément
aux aspirations de leur âge,
— c’est ne pas se marier ou se lier durablement sans avoir connu exactement le partenaire sur le plan sexuel,
— c’est ne mettre au monde des enfants que lorsqu’on les désire et peut les élever,
— c’est ne pas réclamer de quelqu’un un droit à l’amour et à l’abandon sexuel,
— c’est ne pas tuer le partenaire par jalousie,
— c’est ne pas avoir de rapports avec des prostituées, mais avec des amies de son propre milieu,
— c’est ne pas faire l’amour sous des portes cochères comme les adolescents dans notre société, mais désirer le faire
dans des chambres propres et sans être dérangés,
— c’est enfin ne pas maintenir un mariage malheureux et éreintant par scrupule moral, etc., etc…
Le bavardage culturel ne cessera pas et le mouvement culturel ne vaincra pas, si ces questions ne sont pas résolues. »

30
philosophie à la Sorbonne (Vincent Descombes), ou avec Richard Ladmiral et les jeunes
anarchistes de la région parisienne, Boris Fraenkel demeure le propagateur central et décisif
de la pensée de Marcuse en France.

3 / Vers Eros et civilisation

La première traduction intégrale d’un ouvrage de Marcuse, celle d’Eros et civilisation,


repose sur la collaboration du réseau Fraenkel, du réseau Arguments, et d’un éditeur d’avant-
garde : Jérôme Lindon, des éditions de Minuit.

(a) Les éditions de Minuit

Les éditions de Minuit, à la fin des années 50 et au début des années 60, représentent la
fraction avant-gardiste du champ éditorial français. Sans prétendre à de grands bénéfices, la
petite maison d’édition reprise et dirigée par Lindon depuis 1948 va au contraire miser sur les
profits symboliques que procure une « distinction » au sein de la partie progressiste du monde
éditorial : en se risquant à publier des auteurs alors marginaux dans la configuration générale
du champ littéraire et intellectuel sur le seul jugement de son directeur, les édition de Minuit
vont incarner une double avant-garde111. Une avant-garde littéraire — celle du Nouveau
Roman, avec les premières publications de Beckett, de Robbe-Grillet, celles de Nathalie
Sarraute, de Michel Butor —, et une avant-garde politique, caractérisée par un engagement
contre la torture en Algérie (publication en 1957 de La Question d’Henri Alleg, et en 58 de
L’affaire Audin, de Pierre Vidal-Naquet) et par la collection « Arguments »112, fondée en
1960 et dirigée par Kostas Axelos, qui publie les auteurs appréciés par l’équipe de la revue et
non (ou très partiellement) traduits en français. Citons à propos de cette collection un entretien
avec Kostas Axelos, réalisé en 1971 par Rolland Jaccard113 :

R. J. : « — Parlons tout d’abord, si vous le voulez bien, de votre travail au sein des Editions de
Minuit. Vous y dirigez une collection fameuse, la collection “Argument” qui n’est pas à
proprement parler “philosophique” (au sens traditionnel du terme), mais qui se situe sans
doute à l’avant-garde de la pensée contemporaine. On y trouve des auteurs divers dont
j’aimerais bien que vous précisiez tout à la fois ce qui les unit et les raisons pour lesquelles
votre choix s’est porté sur leurs noms.
K. A. : — La collection « Arguments » a été fondée parce que tous les éditeurs qui sont installés
et se promènent sur le marché culturel — spéculativement inconscients, financièrement
spéculateurs — ne pouvaient que refuser de publier des manuscrits ou des traductions qui
ne s’inscrivaient pas dans les orthodoxies dominantes, déclinantes ou délirantes. Les
Editions de Minuit acceptèrent ce risque. Ainsi s’édifia cette collection qui se propose de
contribuer à la recherche fondamentale — de ce qui n’a pas de fondement —, abordant les
problèmes cruciaux de la pensée philosophique et métaphilosophique, de l’histoire (qui va
de sa naissance à sa fin), de l’économie, de la politique, de la psychologie et de la
psychiatrie, du langage et des arts. Naturellement, c’est-à-dire historiquement, même à
l’intérieur de cette collection il y a des hauts et des bas. Mais le dictionnaire des idées — à
savoir des bêtises — reçues ou nouvelles a la vie dure ».

111
Pour plus de précisions sur ce point, voir R. Rieffel, op.cit., t. 3., pp. 59-65.
112
La graphie : « Arguments » renvoie à la collection aux éditions de Minuit, et celle : Arguments à la revue de
Morin, Duvignaud et Axelos.
113
Entretien avec Rolland Jaccard publié dans La revue des belles lettres, Genève, n° 2, 1971, et repris dans le
recueil de Kostas Axelos, Entretiens, Paris, Scholies – Fata Morgana, Bruno Roy éditeur, 1973.

31
La première publication de la collection « Arguments », en 1960, est tout à fait
représentative de cette avant-garde subversive que représente en même temps le groupe de la
revue Arguments, la collection du même nom et les éditions de Minuit dans le champ
littéraire. Il s’agit d’Histoire et conscience de classe, écrit hétérodoxe de Lukács (1923),
discrédité aussi bien par son auteur114 que par le marxisme orthodoxe, et apparaissant ainsi
comme d’autant plus subversif aux yeux des anti-staliniens et des critiques de la bureaucratie
communiste que sont les collaborateurs de la revue. Les livres qui vont succéder à l’ouvrage
de Lukács seront pour une part des rééditions d’ouvrages déjà parus chez Minuit : L’érotisme
de Georges Bataille (paru en 1957), Lautréamont et Sade de Maurice Blanchot (paru en 1949)
— textes eux aussi subversifs pour l’époque, quant aux questions de l’érotisme et de la
sexualité, de leur répression et de la transgression de cette répression par la « dépense
improductive » dont parle Bataille —, et pour ce qui nous intéresse dans ce mémoire, Eros et
civilisation de Marcuse115.

« Pour en revenir à Freud, ce n’était pas seulement un dialogue académique avec lui, mais
c’était aussi une tentative de contribuer à la libération sexuelle. On avait d’ailleurs consacré un
numéro d’Arguments à “l’amour-problème”116 […] On s’intéressait au rapport avec le monde,
au rapport avec le social, au rapport amical, au rapport érotique. On avait hérité ça du
marxisme : le logos qui devient praxis. Pas seulement ce qu’on dit, mais comment on vit aussi,
comment on fait l’amour… »117

(b) La question de la sexualité

[parler du numéro d’Esprit de nov. 1960, art. de Ricœur, etc, cours de Lefebvre à
Nanterre en 68 sur le thème (cf. Trebitsch) etc. !]

Il nous faut peut-être insister ici, avant de poursuivre avec la première traduction
intégrale de Marcuse, sur la présence de ces thèmes de l’érotisme et de la sexualité dans la
communauté intellectuelle française d’après-guerre — hors du cadre étroit d’Arguments, on
peut trouver un indicateur de cet intérêt, du phénomène de constitution d’une pertinence
thématique spécifique, pour reprendre le vocabulaire de Schütz118, dans l’engouement pour
l’œuvre de Sade propre à toute une génération intellectuelle et artistique, active de la fin des
années 50 aux années 70 : la lecture de Sade sera ainsi décisive pour Barthes, Bataille,
Klossowski, Blanchot, Debord, Sollers et le groupe gravitant autours de Tel Quel, Foucault,
en Italie Pasolini, etc.).
Le numéro d’Arguments du premier trimestre 1961, intitulé « l’amour-problème », et
dans lequel est traduit le dernier chapitre plutôt optimiste d’Eros et civilisation, offre un bon
aperçu de la réflexion sur la sexualité par les collaborateurs de la revue et les proches (et
futurs auteurs, comme Gilles Deleuze) des éditions de Minuit. Nous reproduisons le
sommaire :

114
Voir sur ce point l’entretien avec Pierre Fougeyrollas.
115
Voir en annexe la publicité pour la collection « Arguments », avec L’Erotisme de Bataille et Eros et
civilisation de Marcuse, publicité parue en quatrième de couverture du n° 32-33 de la revue Partisans sur
« Sexualité et répression », en oct.-nov. 1966.
116
Cf. Arguments n° 21, janv.-mars 1961.
117
Entretien avec Kostas Axelos, en annexe.
118
Voir sur ce point A. Schütz, (1966), « Quelques structures du monde-de-la-vie », trad. in A. Schütz, (1998),
Eléments de sociologie phénoménologique, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », pp. 103-123.

32
L’AMOUR–PROBLEME
A la recherche de l’amour
Les peuples sans amour (Luc de Heusch)
Le complexe d’amour (Edgar Morin)
L’au-delà érotique (Octavio Paz)
Pour une analytique de l’amour (François Châtelet)
L’errance érotique (Kostas Axelos)

Rêves et réalités
Fourier : l’organisation des libertés amoureuses (Pierre Gaudibert)
Les marxistes et l’amour (Jean de Leyde)
Léon Blum et le mariage (Abel Beressi)
De Sacher Masoch au masochisme (Gilles Deleuze)
Les surréalistes (Aragon, Breton, Bunuel, Eluard)

L’amour moderne
L’amour bref (Violette Morin)
Amour et érotisme dans la culture de masse (Edgar Morin)
Lettre sur l’amour moderne (Amédée Cassagne)
L’amour et la mort (Herbert Marcuse)

Dans la majeure partie de ces analyses, « l’amour » apparaît comme un enjeu de


l’époque, un enjeu culturel — ou même, civilisationnel —, car doté d’un véritable pouvoir
subversif : « Plus la vie devient monotone, écrit Edgar Morin dans son article sur “Le
complexe d’amour ”, [plus elle est] plate, bureaucratisée, plus l’amour apparaît comme
l’aventure d’un monde sans aventures, l’irrationnel sublime d’une société rationalisée, la
revanche de l’être des profondeurs ». L’érotisme, écrit Morin dans le même article, est une
« puissance irradiante qui part de la sexualité mais va au-delà » ; Octavio Paz, de son côté, le
décrit comme « un coup de feu tiré par l’imagination en face du monde extérieur » :
l’érotisme, comme chez Bataille, a donc une fonction transgressive119. On retrouve un certain
nombre de schémas heideggeriens dans l’article de Kostas Axelos sur « L’errance érotique » :
« Nous errons sur les chemins de l’amour, écrit le philosophe d’origine grec. Nous nous
trouvons engagés dans ces voies érotiques où aucune borne ne délimite avec précision la
prose et la poésie de la vie […]. Jamais, du début à la fin, nous ne comprenons l’amour —
toujours multidimensionnel, polyvalent et plein d’interrogation. C’est lui qui nous
comprend ». De même que l’homme subit les époques de l’Être ou est requit par lui, l’homme
est comprit (passif) par l’amour. L’amour est encore pour Axelos un accès à la totalité, à
l’Être : « Que cherchons-nous dans et par l’amour ? Atteindre l’Être à travers un être (bien
qu’aucun être ne saurait être le tout et l’ouverture de l’être), atteindre la Totalité à travers un
de ses fragments (qui jamais ne l’épuisent, encore qu’ils la présentifient), atteindre un moment
de la plénitude du Monde (dans un monde particulier), atteindre l’universel dans et par un
individu, atteindre la communication dans le dialogue (nullement complet), atteindre la sortie
extatique : être vraiment en cessant d’être et, hors de nous-mêmes, nous trouver et nous
perdre ». Chez Axelos, plus que chez les autres rédacteurs, « l’amour » est appelé à jouer un
rôle historique (ou plutôt historial, croyons-nous pouvoir ajouter sans trahir la pensée de
l’auteur) :

« De nos jours où le conformisme le plus plat, la restauration générale de tout ce qui a été mis
en question et le règne des institutions de cessent d’étouffer les forces vives de l’être humain —
à l’Ouest et à l’Est, et pas seulement celles de l’homme rapetissé de l’humanisme — et où,
conjointement, se développe un antiphilistinisme tout aussi plat et médiocre, le jeu des forces

119
Voir G. Bataille, (1957), L’érotisme, Paris, Minuit, « Arguments ».

33
de la sexualité, de l’érotisme et de l’amour est de la plus haute portée. Non que des oasis
érotiques se mettent à pousser dans le désert du nihilisme planétaire. Aujourd’hui, que la
permanence vermoulue des formes de vie “chrétiennes”, “bourgeoises” et “socialistes”
commence à être visible […], la mise en question de l’amour — et la libération de sa
problématique et de ses exigences — peut être destinée à jouer un rôle important. Il s’agit de
s’ouvrir aux forces productives de la poussée érotique et de la déception […]. La joie et la
tristesse, dans la mesure où elles existent encore, ont a accomplir un tournant décisif et nous
avons à surmonter également la simple dialectique de l’amour et de la haine pour comprendre le
noyau énergétique de l’amour : l’accord discordant. […] Chaque fois que deux êtres s’ouvrent
et se pénètrent, ils brisent les conventions oppressives des structures et des superstructures, ils
font voler en éclats les paroles mensongères que l’on profère dans l’habituelle grisaille. Aux
moments mêmes où nous obéissons aux voix souterraines du devenir, en nous mettant à
l’écoute de ce qui pèse lourdement sur notre cœur, nous faisons place à notre aspiration vers
une lueur terrestre autant que céleste, nous respectons une intériorité piétinée par le monde
empirique et par nous-mêmes et nous regardons dans les yeux le mirage vrai d’une figure
altière qui sera prise en charge par le temps. Se laisser être avec un autre être du monde […]
ouvre des possibilités inédites. L’entrée, même pour un moment, dans le monde du sexe, qui
n’est pas seulement celui du sexe, peut permettre le déploiement des puissances diurnes et
surtout nocturnes que d’habitude nous piétinons. Même là où ceux qui couchent ensemble ne
savent pas qui ils sont et ce qu’ils font, ils sont mûs par des forces fondamentales qui les
dépassent. Plus encore : dans les tout premiers attouchements qui assaillent deux êtres, chacun
reconnaissant dans l’autre la proximité et la distance, se révèle un monde dans l’horizon du
Monde — quoi qu’il advienne ensuite. Dans chaque nouvel amour le monde redevient nouveau
— étrangement réel et atrocement irréel — et l’étonnement nous rend sensible à ce que couvrait
la monotonie. L’invasion de l’amour renverse les atmosphères, fait accéder les êtres et les
choses à une certaine poéticité, les laisse succomber à l’éclair cosmique et à la violence
naturelle. Plus nous nous laissons assaillir par l’amour, plus le contact est direct et pénétrant,
plus la plaie se laisse ouvrir, plus le sexe devient un équivalent de l’Être, comme lui néantisant
et néantisé. La proposition qui dit : les humains peuvent et doivent se mettre ensemble chaque
fois que cela est exigé impérieusement d’eux — sans oublier pour autant que tout ce qui se
manifeste se retire également —, peut paraître contestable ; elle l’est en effet, mais elle est
surtout contestante […]. Il s’agit de secouer les vies humaines enfoncées dans le règne de la
moyenne terne, normale et morale »120 .

Enjeu de l’époque, force subversive pouvant concourir à la libération, « l’amour-


érotisme-sexualité », comme l’écrit Axelos, est à préserver de la société industrielle
contemporaine et de sa « technicité mondialisée », car la facticité n’est pas loin :
« Ce qui se lance, presque à brides abattues, dans une course errante, c’est le “pseudo”-
érotisme. Cet érotisme ne connaît même pas l’errance fondamentale, étant dépourvue de toute
portée. L’expansion de l’érotisme artificiel et mécanique, réifié et masturbatoire, axé sur la
subjectivité la plus bassement psychologique et, par conséquent, sur les objectivations les plus
arides, l’expansion de l’érotisme des rêves bêtes et des fades rêveries, opprime toute vraie
présence de l’Eros et se ferme à l’énigme de l’absence. La pseudo-libération érotique, aussi
bien dans la vie dite réelle que dans l’imagination infirme, ne fait qu’anéantir l’amour et la
sexualité […]. Le déferlement de l’érotisme fabriqué et techniciste va de pair avec le
puritanisme et le moralisme les plus insipides […]. L’amour meurt-il avec les dieux ? La
nature, devenant objet de la technique, se retire-t-elle ? La vie érotique succombe-t-elle à la
multiplication frénétique des impressions et des expressions ? […] Au cœur d’une époque sans
âme, où l’insatisfaction est destinée à croître, grâce précisément aux multiformes et informes
satisfactions, satisfaction et insatisfaction croissant proportionnellement, comment l’amour
peut-il poursuivre son impossibilité nécessaire ? » 121

120
K. Axelos, (1961), « L’errance érotique », in Arguments, n°21 (« L’amour problème »), janv.-mars 1961.
Souligné par nous.
121
K. Axelos, (1961), op.cit.

34
Résumons-nous : « l’amour-érotisme-sexualité », au sein de l’équipe d’Arguments, est
(a) assimilé à une force irrationnelle — « irrationnel sublime », « puissance irradiante »
(Morin), « puissances diurnes et nocturnes », « forces fondamentales », « éclair cosmique » et
« violence naturelle » (Axelos) — ; et cette puissance se manifeste, en quelque sorte, (b) dans
le dos des acteurs : bien plus que nous comprenons l’amour, « c’est lui qui nous comprend » ;
nous « obéissons aux voies souterraines du devenir » ; ceux qui couchent ensemble « sont
mûs par des forces fondamentales qui les dépassent » ; nous « nous laissons assaillir par
l’amour ». Comme l’écrit encore Axelos — qui vitupère de la même manière que Heidegger
contre « l’homme rapetissé de l’humanisme » et « la subjectivité la plus bassement
psychologique » —, « dans le monde de l’amour et de tous les amours, la volonté est battue
d’avance : plus nous voulons “quelque chose”, plus elle se dérobe. Et la conscience de soi est
illusoire. Les amours ne marchent que quand elles nous font marcher ; non pas quand nous
voulons les faire aller »122. L’irrationalité constitutive de cette force la rend par ailleurs (c)
subversive pour une société perçue comme foncièrement rationalisée : l’érotisme est « un
coup de feu tiré par l’imagination en face du monde extérieur » (O. Paz), l’amour est « la
revanche de l’être des profondeurs » sur la « société rationalisée » (Morin), et à travers leur
sexualité, les amants « brisent les conventions oppressives des structures et des
superstructures, ils font voler en éclats les paroles mensongères que l’on profère dans
l’habituelle grisaille » (Axelos). Ces trois dimensions (irrationalité, inconscience du sujet,
puissance subversive), vont précisément être au cœur de l’entreprise marcusienne
d’historicisation dialectique (puissance subversive) des pulsions de vie et de mort
(inconscience + irrationalité).
Comme pour le numéro de 1960 sur « L’homme-problème », la position terminale de
Marcuse dans le sommaire n’est donc peut-être pas le simple fruit du hasard. Non pas qu’il
synthétise les réflexions qui précèdent, mais il propose une anticipation originale et structurée,
tirée d’une analyse marxiste de la métapsychologie freudienne et du couple Eros-Thanatos,
des trois grands thèmes traités par les rédacteurs. Marcuse indique ce que pourrait être une
société dans laquelle le principe de plaisir ne serrait pas immédiatement « sur-réprimé » (car il
admet avec Freud l’existence d’une répression minimale qui est la condition de toute
civilisation), dans laquelle une « raison sensible » se refuserait à dominer et à nier l’homme et
la nature, et dans laquelle se réconcilierait principe de plaisir et Nirvâna pour renverser le flux
répressif du temps — qui rappelle à l’homme qu’il doit un jour mourir, neutralisant ainsi sa
capacité à s’opposer au système répressif — et instaurer une nouvelle rationalité, une
« rationalité libidineuse »123. L’imagination comme « grand refus » face au principe de réalité,
ainsi que la figure orphique de l’art, du jeu et de la réconciliation de l’homme et de la nature,
indiquent une alternative au « logos de la domination ». A travers ce texte, Marcuse, bien que
sous une forme philosophique un peu sophistiquée, rentre parfaitement en congruence avec
les problématiques de l’équipe d’Arguments. On trouve d’ailleurs, dans le numéro
d’Arguments sur « Les difficultés de la société du bien-être », qui succède à « L’amour-
problème », un écho explicite de cette correspondance, dans un article de George Buchanan
sur « La deuxième révolution » :

122
K. Axelos, (1961), op.cit.
123
H. Marcuse, (1961), « L’amour et la mort (Eros et Thanatos) » (dernier chap. de Eros und Kultur, trad. de
l’allemand par Hans Carle), in Arguments, n° 21 (« L’amour problème »), janv.-mars 1961. Notons au passage
que tous ces thèmes (temporalité répressive et « instant éternel », « raison sensible », « rationalité libidineuse »),
et parfois même exactement les mêmes formules oxymoriques (« raison sensible » et « rationalité libidineuse »
par ex.), structurent aujourd’hui le discours du sociologue Michel Maffesoli. Voir sur ce point l’entretien avec
M. Maffesoli, en annexe.

35
« Si la première phase d’une révolution est, et doit être économique, la phase suivante devrait
être dirigée contre les autres formes non économiques de la pauvreté : contre la médiocrité des
expériences vécues, contre le dénuement social (la solitude), contre la sous-alimentation
émotionnelle et esthétique, contre ce qui rend les hommes sous-humains […]. Herbert Marcuse
a proposé, en psychologie, une révision de la conception freudienne de l’opposition du principe
de plaisir au principe de réalité. Le vieux dénigrement du plaisir n’est désormais plus utile, est
en fait dangereux et anachronique dans les Etats techniquement avancés. […] Une grande partie
de la seconde révolution se situe au niveau du corps humain : après la nourriture (la première
révolution), d’autres choses sont vitales comme l’amour, l’amitié, la conversation, substances et
rencontres sans lesquelles le corps est profondément lésé. […] L’imagination que certains
politiciens ou économistes méprisent pourrait être l’instigateur pratique de ces changements.
Peut-être la poésie elle-même a-t-elle été un mouvement politique caché, attendant au travers
des siècles d’être socialement créative. En poésie nous désirons ce qui est absolument
nécessaire. Si, grâce au progrès scientifique, tout devient possible, il ne reste qu’à imaginer ce
qui est exiger. »124

Ainsi, l’ouvrage Eros et civilisation, qui n’est pas sans entretenir de profonds rapports
thématiques avec les précédentes publications de la collection dirigée par Axelos aux éditions
de Minuit, manifeste, de même que l’article « De l’ontologie à la technologie » paru trois ans
plus tôt dans Arguments, une sorte de concaténation des avant-gardes. Il superpose une avant-
garde thématique : il y est question du dépassement de la répression moderne de la sexualité
(cf. Bataille, Foucault) ; une avant-garde philosophique (le freudo-marxisme, qui porte
l’exercice du soupçon généralisé à la puissance deux) ; une avant-garde politique (une critique
radicale du marxisme dégénéré et répressif en URSS, doublée d’un programme émancipateur
fondé sur une libération des instincts) ; une avant garde-garde institutionnelle (Lucien
Goldmann et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes sont alors les seuls médiateurs institutionnels
de Marcuse), et une avant-garde éditoriale (les éditions de Minuit, la revue Arguments et la
collection du même nom). Il semble que ce soit en raison d’une surprenante et temporaire
homologie dans la structure des différents champs que les diverses fractions avant-gardistes
qui correspondent à ces champs vont valoriser des biens symbolico-cognitifs très proches les
uns des autres. Dans des espaces sociaux distincts (monde politique, éditorial, philosophique),
il y a la présence d’un consensus intersubjectif concernant les thématiques à valoriser (pour
faire court, celle de la domination du Logos et la répression de l’Eros), et sur les auteurs à
éditer (des critiques du marxisme institutionnalisé et des auteurs de théorisations
émancipatrices alternatives à l’eschatologie communiste).
Au début des années 60, Boris Fraenkel, qui milite pour la reconnaissance de Marcuse et
de Reich, propose à son ami Kostas Axelos de traduire et de publier Eros and civilization dans
la collection qu’il dirige aux éditions de Minuit. Ce sera une des recrues lambertistes de
Fraenkel, Jean-Guy Nény — ancien élève de l’Ecole Normale d’Instituteurs, condisciple de
Jean Cabrol et de Christian Lidove — qui se chargera de la traduction anglaise, et Fraenkel
sera en contact personnel avec Marcuse afin de superviser et d’ajuster la traduction. Aux
éditions de Minuit, Jérôme Lindon trouve le projet intéressant, et le livre paraît en 1963.

« On faisait Arguments aux éditions de Minuit, chez Lindon qui était un des plus grands
éditeurs qui soit — un bonhomme ouvert à tout, formidable. On se réunissait au deuxième étage
— au premier c’était la revue Critique. Lindon était aussitôt prêt à éditer ce qui était neuf,
nouveau, tout ce qui pouvait bouleverser. » 125

124
G. Buchanan, (1961), « Pour la seconde révolution », in Argument, n° 22 (« Les difficultés du bien-être »),
avril-juin 1961.
125
Entretien avec Jean Duvignaud.

36
Comme pour la parution de l’article de Marcuse dans Arguments, on ne peut que
constater l’importance décisive, dans le mouvement qui a conduit à la parution d’Eros et
civilisation, de l’existence d’une communauté de sens, de celle de réseaux entremêlés
partageant un même champ d’expérience (celui de la guerre et de la « dialectique de la
raison », de la bureaucratie aveugle conduisant aux pires « atrocités » (Lidove), à « l’horreur »
(Brohm), etc.) et le même horizon d’attente, qui en repoussant au loin la ligne d’horizon du
marxisme orthodoxe — en discréditant le thème de la révolution socialiste et l’idéal d’une
société sans classe —, ne rend que plus urgent la formulation d’autres horizons — celui par
exemple de libération de la répression sexuelle et de l’instauration d’une nouvelle « rationalité
libidineuse ».
Avec le cas exemplaire d’Eros et civilisation, on peut donc dire que différents facteurs
complémentaires ont joué dans les premières traductions de Marcuse. Sans la rencontre de
Lucien Goldmann, de Boris Fraenkel et de Kostas Axelos en Suisse dans les années 40, mais
aussi sans la flexibilité de réseaux relationnels cimentés par un même monde-vécu, et sans
une homologie structurale entre les différents champs dans lesquels émerge après la Guerre
une avant-garde active, critique et sceptique vis-à-vis du déploiement historique d’une vaste
instance libératrice (la Raison ou le Prolétariat), il est probable que Marcuse serait resté en
France un parfait inconnu.

4 / La revue Partisans : la question du corps et de la répression sexuelle

Les traductions d’Eros et civilisation et du Marxisme soviétique, en 1963, ne sont pas


suivies d’une réception notable en dehors du champ contestataire et des réseaux Arguments et
Fraenkel : selon Axelos, environ mille cinq cent exemplaires d’Eros et civilisation sont
vendus l’année de parution. La revue Arguments s’est arrêtée en 1962, ses animateurs
principaux (Fougeyrollas, Morin, Duvignaud) sont à l’étranger ou absorbés par de nouvelles
activités : il n’y a donc pas d’échos des parutions de Marcuse dans les colonnes qui lui ont
servi de tremplin. Le consciencieux André Jacob, des Etudes Philosophiques, rédige une très
courte note de lecture en avril 1964126, qui ne porte aucun jugement sur l’ouvrage de
Marcuse ; il esquisse juste, en conclusion, un rapprochement entre le thème marcusien « de la
raison comme rationalité de la satisfaction » avec le « contentement » dont parle Eric Weil.
Quelques comptes rendus, dont celui de Robert Castel dans Critique, celui de François
Châtelet dans l’Express, et celui de Hélène Gérard dans la revue Socialisme ou Barbarie,
marquent toutefois un intérêt marginal pour Marcuse. Robert Castel salue, dans un long article
qui paraît deux ans après la sortie d’Eros et civilisation 127, le courage de Marcuse dans son
combat contre le « révisionnisme néo-freudien » et décèle, dans cette « contribution à Freud »
— sous-titre d’Eros et civilisation —, non seulement « un retour à la pureté de l’enseignement
freudien en introduisant la théorie de la culture au cœur de l’œuvre », mais « une nouvelle
dimension de l’aliénation », qui comme la théorie de l’inconscient en son temps, « met au
jour une couche nouvelle du sens, plus objective, en deçà des apparences et des
rationalisations ». Ce qui fonde l’intérêt de l’ouvrage de Marcuse, aux yeux de R. Castel,
c’est donc, comme nous le signalions plus haut, une radicalisation du soupçon, la mise au jour
d’une « nouvelle dimension de l’aliénation » : l’aliénation est en même temps sociale —

126
A. Jacob, (1964), compte rendu de la trad. française de Eros et civilisation, in Les Etudes philosophiques,
avril-juin 1964.
127
R. Castel, (1965), « Une nouvelle dimension de l’aliénation », in Critique, n° 217, juin 1965. Souligné par
nous.

37
inscrite dans le mode de production capitaliste — et psychique — inscrite dans la structure
instinctuelle des individus.
François Châtelet, dans l’Express128, fait en janvier 1964 un compte rendu d’une page
du Marxisme soviétique, et conclut sur « le problème profond et grave posé par Marcuse
qu’est celui de la possibilité pour la société industrielle de continuer son développement
accéléré sans accroître — comme elle le fait actuellement — le phénomène de répression ».
Le philosophe évoque dans les dernières lignes de l’article la parution récente du « livre
capital » de Marcuse, publié aux éditions de Minuit, et « dont il faudrait reparler » (il s’agit
bien sûr d’Eros et civilisation).
Hélène Gérard, dans un article approfondi pour Socialisme ou barbarie — revue
« marginale »129 d’extrême gauche animée, entre autres, par Cornelius Castoriadis, Claude
Lefort et Jean-François Lyotard, et assez proche d’Arguments par son anti-stalinisme virulent
et sa critique de la bureaucratie —, fait un compte rendu assez critique d’Eros et civilisation :
elle reproche à l’ouvrage de Marcuse d’être « incapable de détecter dans la société elle-même,
les éléments d’une transformation radicale, bien qu’il ait compris que la société de masse
évoluait vers une domination à la fois plus directe et moins stable ». Marcuse est finalement
trop « académique » et trop pessimiste : il n’indique pas la possibilité d’une « esquisse d’une
prise de conscience, l’ébauche d’une lutte, le début d’une transformation de la société ». S’il
est difficile de savoir si l’auteur du compte rendu incarne vraiment la ligne de la revue, on
peut toutefois faire l’hypothèse que Socialisme et Barbarie est encore à la recherche d’un
agent révolutionnaire, et que la thèse marcusienne de l’intégration de la classe ouvrière, qui
fait sens pour l’équipe d’Arguments, lui apparaît comme une théorie fataliste, « académique ».
Axelos confirme cette idée :

« On trouvait aussi qu’ils [les gens de Socialisme ou barbarie] versaient dans une utopie
révolutionnaire : qu’enfin il y aurait la “vraie” révolution prolétarienne qui renverserait les
barrières bureaucratiques. »130

Enfin, un article très positif de Gamalot Mignot paraît dans la revue Partisans, en avril
1964. Toutes les thématiques d’Eros et civilisation sont approuvées : la relativisation
historique de l’antagonisme entre Eros et Thanatos (« L’instinct de mort, libéré de cette
agressivité soigneusement entretenue par la domination, et qui n’a rien d’instinctuelle,
perdrait une grande partie de ses fondements biologiques »131), l’opposition de l’Eros, du
« jeu » schillerien et de la fonction esthétique, au logos de la domination (« Marcuse retrace
un bref historique de l’asservissement de la fonction esthétique, des facultés réceptives,
intuitives et appétitives par le “logos de la domination” : seule la raison commande ; seule,
elle définit la réalité telle qu’elle est et doit être […]. Au contraire, la fonction esthétique
milite pour une liberté dans la réalité, “met en évidence les principes d’une civilisation non
répressive, dans laquelle la raison est sensible et la sensibilité rationnelle” »), et indique la
pertinence de l’utopie en tant que telle (« Bien-sûr, un travail libidineux devenant satisfaction
en soi, le bonheur, ce concept tant écrasé dont on ne parle plus, la “conquête du temps dans le
temps”, le chant paisible et réconciliateur d’Orphée, la beauté de Narcisse satisfait de lui-
même, la considération de l’être comme plénitude qui se déploie librement, cela n’est que de
l’imaginaire. Mais justement, s’il est vrai, comme le souligne Marcuse, que l’imagination est
encore notre seule faculté dont la grande vérité est de refuser l’adaptation servile au principe

128
F. Châtelet, (1964), « H. Marcuse : le marxisme soviétique », in L’Express, 30 janv. 1964.
129
Socialisme ou Barbarie tire à quelques centaines d’exemplaires. Cf. R. Rieffel, op.cit., t. 2., p. 89.
130
Entretien avec Kostas Axelos.
131
G. Mignot, (1964), compte rendu de la traduction française de Eros civilisation, in Partisans, n° 15, avril-mai
1964.

38
de réalité, s’il est vrai qu’elle garde encore le souvenir d’un passé subhistorique où l’individu
était heureux dans sa totalité et qu’elle est orientée vers l’avenir, pourquoi nos rêves ne
deviendraient-ils pas réalité ? »). La revue Partisans, dans laquelle G. Mignot écrit cet article
élogieux, va avoir la même fonction de médiation de Marcuse en France durant la seconde
moitié des années 60 qu’Arguments au tout début de cette même décennie. François Maspero,
directeur des éditions du même nom, fonde la revue en 1961. Partisans sera dans un premier
temps une tribune tiers-mondiste, avec un comité de rédaction constitué d’opposants à la
guerre d’Algérie (François Maspero, Maurice Maschino, Gérard Chaliand, Nils Anderson,
Georges Mattéi). Un tournant s’opère vers 1964-1965 : plusieurs des rédacteurs de la
génération de la guerre d’Algérie quittent la revue, et celle-ci, avec l’arrivée progressive
d’Emile Copfermann, de Pierre Vidal-Naquet, de Boris Fraenkel, de Jean-Marie Brohm et de
Jean-François Godchau au comité de rédaction, infléchit son orientation « partisane » et tiers-
mondiste vers des problématiques plus européennes, des études théoriques de fond et des
numéros spéciaux sur la pédagogie, la répression sexuelle, la folie, la libération des femmes,
etc. Boris Fraenkel va être très influent dans la réorientation de la revue : avant même d’être
au comité de rédaction, il est en constant rapport avec son ami des Centres pédagogiques
(C.E.M.E.A.), Emile Copfermann (secrétaire de rédaction), et il introduira dans la revue, via
Copfermann, son meilleur « élève » de l’E.N.S.E.P. en matière de freudo-marxisme : Jean-
Marie Brohm. François Maspero raconte ainsi l’arrivé de Fraenkel et de son réseau dans
Partisans :

« La troisième [tentative de prise de contrôle de la revue] a été l’investissement par un groupe


de trotskistes “lambertistes”. Elle a été réussie dans la mesure où, effectivement, Emile
Copfermann est devenu secrétaire de rédaction — plus tard rédacteur en chef —, avec en
arrière plan son gourou, Boris Fraenkel. Raté, dans la mesure où Emile qui était un personnage
indépendant, et, sous bien des aspects, généreux, ne s’est pas laissé manipuler par le groupe et a
joué rapidement sa propre politique. […] Je ne sais pas les péripéties, mais je me souviens
comment, par exemple, il a été insulté par ses anciens amis dans Vérité. Emile Copfermann a
rompu les ponts lambertistes et parallèlement, Boris Fraenkel, qui avait été un des fondateurs
du groupe lambertiste [l’O.C.I.], était exclu sur des bases restées pour moi ésotériques — et
pour cause [Boris Fraenkel est exclu de l’O.C.I. en 1967]. Il s’est donc trouvé “en disponibilité”
et s’est investi, de façon d’abord assez occulte, puis, hélas, ouverte, dans la manipulation de
Partisans. Parmi ses disciples il y avait, outre Copfermann, Jean-Marie Brohm. Ils ont rêvé un
temps de reconstituer un mouvement autour de la revue : il y a eu des réunions publiques
bizarres avec des “lecteurs” toujours orientés dans la même direction. »132

Emile Copfermann commence à écrire pour Partisans dès le n° 6 (sept.-oct. 1962), et


Boris Fraenkel, sous le pseudonyme de Johann Knief, apparaît dans le n° 10 (mai-juin 1963).
C’est dans le même n°15, d’avril-mai 1964, que Copfermann devient secrétaire de rédaction,
que G. Mignot rédige le compte rendu d’Eros et civilisation, que Robert Paris, collaborateur
d’Arguments, ami de Fraenkel et des « argumentistes », rejoint le comité de rédaction de la
revue de Maspero, et qu’on peut lire un article semi anonyme signé « J.-M. B. », intitulé :
« Forger des âmes en forgeant des corps ». Il s’agit bien-sûr de Jean-Marie Brohm, qui
montre, dans ce premier article rédigé pour la revue de Maspero, que « dans tous les pays à
régime de type bonapartiste, l’éducation physique est une base essentielle de l’embrigadement
des jeunes »133 : le réseau Fraenkel (Copfermann, Brohm et Fraenkel pour l’essentiel,
auxquels s’ajouteront par la suite d’autres élèves de l’E.N.S.E.P. : Georges Vigarello, Jean-

132
François Maspero, cité in F. Gabaut, (2001), Partisans. Une revue militante, de la Guerre d’Algérie aux
années 68, thèse de doctorat de 3ème cycle, sous la dir. de Cl. Liauzu, Université Paris 7 – Denis Diderot,
décembre 2001, p. 182.
133
J.-M. Brohm, (1964), « “Forger des âmes en forgeant des corps” », in Partisans, n° 15, avril-mai 1964, p. 54.

39
Pierre Famose, Ginette Bertrand, François Gantheret, Pierre Laguillaumie, etc.) commence
alors à peser sur la ligne éditoriale de la revue134. Mais revenons un instant sur l’article de
Jean-Marie Brohm. Dans ces « remarques publiées par un sportif », Brohm opère une critique
du régime gaulliste135 par le biais d’une critique marxiste du système sportif que le
gouvernement en place valorise. Citons Jean-Marie Brohm, qui résume ainsi les stratégies de
contrôle et d’embrigadement de la jeunesse par tout « régime bonapartiste » :

(σ) « — La société éduque la jeunesse en fonction des exigences de la classe au pouvoir et de son
économie interne. On met donc en place une réforme de l’enseignement destinée à former des
cadres futurs de l’économie et une main-d’œuvre mobile adaptée à l’automation et à la
transformation du capitalisme.
— La société embrigade la jeunesse en “fabriquant des citoyens”, c’est-à-dire des individus
soumis et intégrés à l’ordre régnant.
— Enfin la société propose à la jeunesse des activités de loisirs “neutres” et inoffensifs,
canalise ses pensées et ses actes dans le cadre de structures autoritaires et paternalistes et
136
étouffe ses aspirations et ses revendications. »

Si Marx, Lukács, Freud et Reich sont convoqués explicitement dans cet article, Marcuse
n’apparaît qu’en filigrane, à travers ses thématiques propres (J.-M. Brohm caractérise le sport
comme « une activité auto-répressive ») et son vocabulaire (plusieurs occurrences du
« principe de rendement » marcusien).
Jean-Marie Brohm ne se manifeste sous son nom complet que dans le n° 28 d’avril
1966, numéro qui marque une sorte de victoire éditoriale des proches de B. Fraenkel : à côté
d’articles tiers-mondistes propres à la ligne traditionnelle de la revue (« Les travailleurs
immigrés en Europe », « La grève des étudiants en Algérie » et « Révolution au Guatemala »),
on trouve un bloc d’articles « fraenkeliens »137. Une communication de Marcuse faite à
Radio-Salzbourg, tout d’abord, et retranscrite dans Europäische Perspectiven, est traduite —
probablement par Jean-Marie Brohm — sous le titre : « Sommes-nous déjà des
hommes ? »138.
[ … + // querelle de l’humanisme, cf. Goldmann 1968, Foucault / Heidegger, etc.]
Succède à cet article de Marcuse, qui traite de la nécessité d’un « nouvel humanisme »
et des thématiques de L’Homme unidimensionnel (société industrielle « fermée », aliénation et
répression par le travail, etc.), une analyse de Jean-Marie Brohm intitulée : « Socio-politique
du sport ». L’auteur, dans cet article, opère une critique radicale du sport, en tant que celui-ci
incarne un nouvel « opium du peuple ». L’analyse s’inscrit dans la continuité de Marcuse (qui

134
Cf. F. Gabaut, (2001), op.cit., pp. 170-183.
135
Citons le premier paragraphe de l’article, probablement représentatif de la critique du pouvoir établi par les
élèves de l’ENSEP proches de Fraenkel : « L’Etat gaulliste mandataire du grand capital français poursuit, depuis
son avènement, avec obstination et habilité, l’étatisation des structures administratives, l’intégration du
mouvement ouvrier et des syndicats dans des organismes nouveaux, la mise au pas de l’UNEF, de l’université et
des mouvements de jeunesse indépendants. Dans tous les secteurs échappant à son emprise, “l’objectif à
atteindre est de rendre à l’Etat des moyens de souveraineté qui ont été plus ou moins aliénés dans ce domaine”
(M. Guillon, Journées Parlementaires U.N.R. 1963). La doctrine est donc le rétablissement de l’autorité de l’Etat,
afin de briser les oppositions et de permettre à la bourgeoisie de surmonter ses contradictions et d’assurer sa
domination ». J.-M. Brohm, (1964), op.cit.
136
J.-M. Brohm, (1964), op.cit., p. 55. Pour ne pas surcharger notre propre cheminement argumentatif, nous
n’expliciterons que dans la section suivante l’utilisation des couleurs et des soulignages dans les extraits
d’argumentations freudo-marxistes qui vont suivre. Nous recommandons au lecteur de ne pas y prêter attention
pour l’instant.
137
Voir la reproduction du sommaire en annexe.
138
H. Marcuse, (1966), « Sommes-nous déjà des hommes ? », trad. in Partisans, n° 28, avril 1966.

40
est cité), de la critique de l’idéologie du jeune Marx (L’idéologie allemande) et de Histoire et
conscience de classe de Lukács. Citons quelques passages significatifs :

(β) « La fonction sociale et politique du sport lui est dictée par sa place dans le tout des rapports
sociaux. Les moments et les éléments particuliers du sport portent en eux la structure de la
totalité […]. Le sport est une activité du corps qui, en termes freudiens, réinstaure tous les
aspects aliénés du principe de réalité : la répression. […] Comme toute superstructure
idéologique, le sport tend à la cohésion de la société capitaliste minée par ses contradictions. En
tant « qu’expression des matériels dominants » (Marx, L’Idéologie allemande), l’idéologie
sportive, comme toutes les autres idéologies, a pour tâche de donner une réponse mystifiée aux
problèmes sociaux de son époque. Le sport s’insère dans la vaste mystification de la
“civilisation des loisirs”. Il détourne une revendication profondément juste en lui donnant un
contenu idéologique dont l’essence même est de ne pas remettre en question le fonctionnement
et le cadre de cette société déchirée. Le sport est devenu un puissant facteur de l’idéologie de
“la coexistence pacifique entre Etats à régimes sociaux différents”, selon l’expression
consacrée. Dans un univers impérialiste agonisant, rongé par ses terribles contradictions, le
sport n’a pas tardé à devenir l’opium de la fraternité entre les peuples, de la compréhension
universelle des oppresseurs et des opprimés. […] La compétition sportive n’est pas comme la
compétition économique anarchique, aveugle, brutale, elle est rationalisée, c’est-à-dire rendue
moralement acceptable, canalisée : elle n’est apparemment qu’un jeu librement choisi et
accepté ; on peut toujours après tout arrêter la compétition sportive, ce qui n’est pas le cas de la
compétition économique, qui elle, est vitale. Le sport ne fait donc que refléter, c’est-à-dire, en
termes dialectiques, reproduire en déformant, le fondement des rapports humains dans le
capitalisme par lequel le commerce humain, la coexistence, l’échange, etc… ne peuvent se faire
que sur le mode compétitif qui est la réification suprême de la forme marchande, comme le
montre Lukács. […] Le sport ne fait donc ici que refléter le processus d’objectivation du travail
par l’introduction du temps quantifié, du temps marchand, du temps salarié […]. Toute la
production est donc devenue une course au rendement par l’amélioration de la technique, par la
technicisation croissante de la production. Comme dit Marcuse (Le marxisme soviétique) : “…
les techniques fournissent la base même du progrès, la rationalité technologique fournit le
modèle d’esprit et de comportement pour les réalisations productives” […]. Le sport est, là
aussi, la perversion du jeu par l’introduction systématique du rendement corporel. Le sport est
la théorie et la pratique du corps comme rendement corporel. »139

Si nous avons si longuement cité Jean-Marie Brohm, c’est dans la mesure où cette
analyse d’orientation marcusienne et « jeune-marxienne » sera la matrice de ses futurs travaux
sur le sport, travaux dans lesquels Marcuse sera un des auteurs de référence140.
Mais poursuivons sur le numéro d’Arguments d’avril 1966. Les deux articles qui
succèdent à celui de Jean-Marie Brohm sont encore le fait du réseau Fraenkel : Georges
Vigarello, auteur de l’article « Entraîneur – Educateur ? », est de la même promotion que
Jean-Marie Brohm à l’E.N.S.E.P., et si Fraenkel n’a pas souhaité l’introduire à l’O.C.I.,
contrairement à son condisciple, G. Vigarello subira aussi sa « propagande » pro-
marcusienne141. L’article que ce dernier consacre à la figure de l’entraîneur sportif, dans la
139
J.-M. Brohm, (1966 a), « Sociologie politique du sport », in Partisans, n° 28, avril 1966, pp. 29-35. Souligné
par l’auteur.
140
A propos de cet article de 1966, J.-M. Brohm nous confirmera d’ailleurs son importance programmatique :
« Ça, c’est fondateur. Ça a été d’ailleurs la matrice de ma thèse, Sociologie politique du sport, soutenue en 77
[sous la direction de Pierre Fougeyrollas]. Ça a été absolument prédictif, prévisionnel. Désolé de le dire, mais
tout ce que j’ai écrit là s’est réalisé. Tout. L’emprise totale du capital sur le sport, la généralisation de la
violence, le dopage, le supporterisme de masse… ». Voir l’entretien avec J.-M. Brohm, en annexe.
141
Cf. l’anecdote que raconte Fraenkel, à propos de l’examen de sortie de l’E.N.S.E.P. de Georges Vigarello :
« Georges Vigarello, ça vous dit quelque chose ? Aux examens de sortie de l’E.N.S.E.P., l’Ecole Normale
Supérieure d’Education Physique, il a tiré un papier “ Marcuse ”. Il a commencé à parler. Le jury lui a dit :
“Ecoutez, arrêtez-vous, on vous donne 19, taisez-vous ”... [rires]. J’ai eu l’E.N.S.E.P. sous ma coupe, ça m’a

41
continuité des analyses de J.-M. Brohm, est une déconstruction marcusienne (plusieurs
renvois à Eros et civilisation) de l’activité sportive et de son encadrement par un corps de
spécialistes, de « contremaîtres » de l’exploitation :

« Dans son “malheur”, le sportif se sent secouru et protégé, quelqu’un veille sur lui, il est
“justifié”. Nous n’insisterons pas sur toutes les implications psychologiques que supposent cet
“esclavage” et ce besoin de protection. Nous n’insisterons pas également sur l’intérêt que
l’entraîneur trouve dans son rôle : il a une responsabilité, un pouvoir, possibilités non
négligeables dans une société où la passivité se fait grandissante. Plus intéressant nous paraît
être le fait que ces processus vont vers un renforcement du statu quo au niveau social et vers la
perpétuation de l’autorité sur la jeunesse. Ils cimentent le système existant. Le sport, comme
nous l’avons vu, naît de conditions sociales, est conditionné par elles, mais en retour, il va
favoriser leur existence. Né d’une forme de coercition, pratiqué parfois pour y échapper, il ne
peut, en fait, que la renforcer : le sportif doit se “discipliner”. Les sociétés sportives,
l’entraîneur, donnent le sens de la soumission et “…l’anéantissement de toute véritable
opposition au système établi ” (Marcuse, trad. française d’Eros et civilisation, p. 88). Ils sont
les agents de cette “extension des contrôles”, de cette “pétrification de la domination”. Nous
comprenons maintenant le rôle qu’ils peuvent jouer dans une société autoritaire […].
L’entraîneur devient le garant du conformisme et de la tradition en proposant un univers chiffré
basé sur la répression. La répression est la condition première de sa réussite : elle offre
l’apprentissage d’une technique toute industrielle et d’une discipline de travail au jeune
sportif. »142

Quant au dernier des quatre articles du « bloc fraenkelien », il s’agit d’un écrit d’Emile
Copfermann — le tout premier contact de Fraenkel aux Centres d’Etudes aux Méthodes
d’Education Active (C.E.M.E.A.). Vigarello et Copfermann ne vont pas systématiser par la
suite leurs analyses en termes freudo-marxistes, à la différence de J.-M. Brohm, mais il est
intéressant de remarquer que leur présence simultanée dans ce numéro de Partisans est issue
des efforts et du prosélytisme reicho-marcuso-lukácsien de Boris Fraenkel — qui lui
n’apparaît pas explicitement dans le numéro de Partisans.

Quelques mois plus tard, E. Copfermann et B. Fraenkel coordonnent un numéro


thématique décisif de Partisans, intitulé : « Sexualité et répression ». E. Copfermann présente
ainsi le numéro d’octobre-novembre 1966 :

« […] Une connaissance, aussi limitée soit-elle, des adolescents de tous les milieux sociaux
dément ces idées [selon lesquelles la “jeunesse” serait en quelque sorte le milieu d’une espèce
de contre-société]. On trouve une proportion à peu près égale de conformisme, de passivité,
chez les jeunes que chez les adultes, même si leur comportement extérieur proclame le
contraire. C’est que la répression, très tôt intériorisée, n’a plus besoin de prendre des formes
visibles : le modelage des esprits, le modelage des corps, à mesure qu’ils se font plus subtils,
semblent aller de concert avec la proclamation extérieure de l’autonomie. Brisée dès l’école,
l’individualité est soumise à partir de l’enfance à l’ordre social.»143

On est donc ici en plein dans le programme du soupçon de second degré qu’incarne
Marcuse : plus les individus croient être libres, plus la répression est en réalité efficace ; ils
sont d’autant plus aliénés qu’ils ont totalement intériorisé la répression et se proclament
autonomes. On trouve justement, en ouverture du numéro « Sexualité et répression », une

pris trois ans, mais c’était moi le maître de l’Ecole, le maître intellectuel, naturellement. ». Boris Fraenkel,
entretien en annexe.
142
G. Vigarello, (1966), « Entraîneur-éducateur », in Partisans, n° 28, avril 1966, pp. 41-42.
143
E. Copfermann, (1966), présentation de Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et répression I »), oct.-nov. 1966, p.
5.

42
nouvelle traduction, introduite par B. Fraenkel144, d’un article de Marcuse145, dans lequel
celui-ci s’attaque au « révisionnisme néo-freudien » (la psychologie sociale culturaliste
américaine, telle que celle que pratique un ancien membre de l’Ecole de Francfort, Erich
Fromm, qui n’exploite pas la métapsychologie freudienne et son contenu subversif), suivi
d’une critique par Fromm du « gauchisme instinctiviste » de Marcuse146. Boris Fraenkel nous
confiera les raisons de la publication de l’article de Fromm :

« J’ai publié la discussion et l’article de Fromm parce que je pensais que si les gens disposent
des deux articles, celui de Fromm et celui de Marcuse, ça coulera Fromm et personne ne le lira
en France. […] Je trouvais ses idées banales et stupides. En Allemagne, c’est un grand type,
Erich Fromm ! Alors je voulais prévenir qu’il devienne un grand type en France… C’était une
de mes manœuvres »147 .

La discussion Marcuse-Fromm est suivie par un article de Jean-Pierre Famose (alias


Thomas Münzer), condisciple de J.-M. Brohm et G. Vigarello à l’E.N.S.E.P., et proche du
réseau de Boris Fraenkel. Cet article de Famose, « Sexualité et travail », est un exposé
théorique typiquement marcusien portant sur la répression civilisationnelle de ce que Freud
appelle le « contenu primaire » de la sexualité. On retrouve tous les concepts et thèmes
directeurs du Marcuse d’Eros et civilisation : le « contenu révolutionnaire » de la
métapsychologie freudienne et la critique du « révisionnisme néo-freudien », la « canalisation
des instincts primaires » par le processus de civilisation et le travail-labeur, leur « sur-
répression » par la société industrielle capitaliste, la « désublimation répressive » qui
accompagne cette sur-répression afin de renforcer le statu quo qui caractérise la domination
totale, le « travail aliéné » et la possibilité de libération par une diminution du temps de labeur
et l’instauration d’un « travail libidineux » :

144
B. Fraenkel, (1966 a), présentation de H. Marcuse, (1963), « Le vieillissement de la psychanalyse », trad. in
Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et répression I »), oct.-nov. 1966.
145
H. Marcuse, (1963), « Le vieillissement de la psychanalyse », trad. in Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et
répression I »), 1966.
146
E. Fromm, (1955), « Les implications humaines du gauchisme instinctiviste. Une réponse à Herbert
Marcuse », in Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et répression I »), 1966.
147
Entretien avec Boris Fraenkel.

43
(θ) « Nous avons montré combien la nécessité du travail aliéné agissait sur la structure instinctuelle
de l’individu et nécessitait une répression de la fonction du plaisir. Nous avons montré le conflit
fondamental entre sexualité prégénitale (plaisir) et travail aliéné (labeur). Tout affaiblissement
de la théorie freudienne de la sexualité conduit nécessairement à un affaiblissement de la
critique radicale de la société. Le fait de lier la répression de la sexualité à la nécessité du travail
aliéné met par-là même au centre de cette théorie les rapports entre temps de travail et
possibilité de satisfaction sexuelle : entre travail aliéné et loisir. Le travail est non libidineux ; il
n’obéit pas au principe de plaisir. […] [Le travail-labeur] exige que les loisirs soient un simple
repos, un délassement, “une détente passive et une recréation de l’énergie en vue du travail
futur” (Marcuse). La théorie de la sexualité de Freud est donc, dans son contenu, une critique
radicale de la société capitaliste, du fait que la condition de la libération sexuelle est la
diminution du travail, de la journée de travail, la disparition de l’asservissante subordination des
individus à l’organisation capitaliste du travail […]. Dans la société communiste, “quand le
travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, lorsqu’il deviendra lui-même le premier
besoin vital” (Marx), l’activité productrice deviendra jeu. Le corps désexualisé par le travail
aliéné et douloureux se resexualiserait dans une activité jouée. Cette resexualisation du corps
d’un point de vue psychanalytique ne peut être qu’une “régression ” de la sexualité à un stade
antérieur de son développement. Cette “régression” d’un stade supérieur de développement à un
stade inférieur consisterait dans une réactivation de toutes les zones érotiques, donc en une
reconnaissance de la sexualité polymorphe prégénitale et un déclin de la suprématie
génitale. »148

Jean-Marie Brohm signe lui un article sur « La lutte contre la répression sexuelle » qui
fait écho à celui de son camarade de l’E.N.S.E.P., et renvoie aux deux ouvrages de Marcuse
alors disponibles en France (Eros et civilisation et Le marxisme soviétique). De même que
Famose, J.-M. Brohm indique que « jusqu’à présent, les rapports sexuels sont dans leur
ensemble rivés à la nécessité biologique de transmettre la vie, laquelle est médiatisée
socialement par l’obligation pour le Capital d’assurer la reproduction de la force de travail
vivante, source de plus-value »149. Mais, dans une perspective plus pragmatique que celle de
J.-P. Famose, l’auteur fait à la fin de son article quelques propositions révolutionnaires,
inspirées de Wilhem Reich, pour lutter efficacement contre la répression sexuelle : il faut
« ranger le problème sexuel dans la lutte révolutionnaire sur le plan de l’agitation et de la
propagande », il faut « créer une association de lutte contre la répression sexuelle », et il faut
enfin « donner la parole aux jeunes ».
Les derniers articles de ce numéro de Partisans consacré à « Sexualité et répression »
portent sur W. Reich : Boris Fraenkel signe une des toutes premières études approfondies en
France sur l’auteur de La fonction de l’orgasme, accompagnée d’une bibliographie complète.
Cette étude, « Pour Wilhem Reich »150, ainsi que l’article marcusien de Famose sur
« Sexualité et travail », seront réédités par Maspero en juin 1968, dans une plaquette
« dossiers partisans », tirée à trois mille exemplaires.151

148
J.-P. Famose (pseud. « Th. Münzer »), (1966), « Sexualité et travail », in Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et
répression »), oct.-nov. 1966, pp. 34-38.
149
J.-M. Brohm, (1966 b), « La lutte contre la répression sexuelle », in Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et
répression »), oct.-nov. 1966.
150
B. Fraenkel, (1966 b), « Pour Wilhem Reich », in Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et répression »), oct.-nov.
1966.
151
Cf. entretien avec Boris Fraenkel, en annexe.

44
5 / Un nouveau programme de recherche

Maspero et Partisans seront ainsi un important média des thèses reichiennes et


marcusiennes à la fin des années 60. Marcuse est lu avec attention par les membres du réseau
de Boris Fraenkel, et son œuvre fait non seulement sens pour cette génération de jeunes
intellectuels critiques, comme pour l’équipe d’Arguments, mais constitue de plus — c’est là la
différence avec Arguments — un véritable programme de recherche. Si les écrits marcusiens
qui paraissent au tout début des années 60 dans la revue de Morin et d’Axelos sont placés à la
fin des numéros, et font de cette manière échos aux questions soulevées par les collaborateurs
d’Arguments, les articles de Marcuse qui paraissent dans la revue de Maspero quelques
années plus tard sont eux placés au début des numéros, et font ainsi figure de paradigme —
entendu comme l’ensemble des croyances théoriques partagées par une communauté
intellectuelle et comme exemple au travers duquel ces croyances sont véhiculées — par
rapport aux développements qui leur succèdent.
Le philosophe des sciences Imre Lakatos, et à sa suite, Jean-Michel Berthelot — qui
semble aussi s’inspirer de Laudan152, bien qu’il n’y fasse pas référence de manière explicite
—, désignent par « programme de recherche » une théorie ou un enchaînement de théorie
inscrit dans le temps, défini par une ontologie (une axiomatique, au sens très large du terme)
et par une structure logique, identifiable dans un schème d’intelligibilité153. Un programme de

152
Voir I. Lakatos, (1970), Histoire et méthodologie des sciences, trad. Paris, PUF, 1994 ; L. Laudan, (1977), La
dynamique de la science, trad. Bruxelles, Mardaga, 1987 ; J.-M. Berthelot, (1990), L’intelligence du social, Paris,
PUF ; J.-M. Berthelot, (1996), Les vertus de l’incertitude, Paris, PUF ; et du même auteur, (2001), l’article
« Programmes, paradigmes, disciplines : pluralité et unité des sciences sociales », in J.-M. Berthelot (dir., 2001),
Epistémologie des sciences sociales, Paris, PUF.
153
Voir J.-M. Berthelot, (1990), L’intelligence du social, Paris, PUF. Nous pouvons dès maintenant expliciter les
concepts de « schème » et de « schématisation », dont il sera surtout question par la suite, concepts qui sont bien-
sûr hérités de Kant et de son « schématisme de l’entendement pur ». Dans la Critique de la raison pure (voir
notamment le deuxième livre, « Analytique des principes », de la deuxième partie consacrée à la « Logique
transcendantale »), Kant cherche à apporter une solution, praticable dans le cadre d’une analytique
transcendantale, à l’antinomie : rationalisme (existence d’idées générales universelles et intemporelles) versus
empirisme (toute idée n’existe que particularisée et temporalisée dans une conscience donnée). La notion de
schème intervient alors afin de maintenir solidaires les exigences de temporalisation et d’universalité, toutes
deux légitimes dans leurs versions faibles : le schème est le cadre a priori (« transcendantal » pour Kant) qui
permet de construire l’objectivité en rendant possible la particularisation de catégories a priori et universelles
dans une conscience empirique donnée, située dans le temps et dans l’espace ; il sert à opérer, pour reprendre la
formule kantienne, « la subsomption des phénomènes sous la catégorie » (E. Kant, (1787), Critique de la raison
pure, trad. A. Tremesaygues et P. Pacaud, Paris, PUF, « Quadrige », 2001., p. 151). A la question : « Comment
la subsomption des intuitions sous les concepts, et par la suite, l’application de la catégorie aux phénomènes est-
elle possible ? », Kant répond : « Il est clair qu’il doit y avoir un troisième terme qui soit homogène, d’un côté à
la catégorie, de l’autre aux phénomènes, et qui rende possible l’application de la première aux seconds. Cette
représentation intermédiaire doit être pure (sans aucun élément empirique), et cependant il faut qu’elle soit, d’un
côté, intellectuelle, et de l’autre, sensible. Tel est le schème transcendantal » (ibidem). La schématisation,
comme méthode ou « procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image » (Kant, op.cit.,
p. 152), est donc une forme de perception sans objet immédiat, une capacité liée à l’imagination de se représenter
des objets en leur absence. Si elle peut en ce sens être rapprochée, comme le font Luc Ferry et Alain Renaut (in
La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, « Folio-essais », 1998, pp. 327-332),
de la « précompréhension ontologique » propre au Dasein toujours-déjà plongé dans le monde, dont parle
Heidegger dans Sein und Zeit (1927 : § 31), nous désignerons par la suite par « schème » et « schématisation »
non pas le processus cognitif portant sur la nature (« l’être ») des entités explicatives (ontologie), mais celui
portant sur les relations a priori postulées entre ces entités explicatives. Nous maintiendrons cette distinction
entités / relation (ou ontologie / schématisation) pour des raisons analytiques, même s’il est évident que les deux
membres de la distinction ne sont pas sans entretenir des rapports étroits : telle schématisation peut impliquer de
manière élective telle ontologie, et inversement. Il nous semble enfin qu’une lecture cognitiviste des notions de
schème et de schématisation introduites par Berthelot en sciences sociales soit possible. En mettant de côté les
nombreuses références à Kant et à « l’objectivité comme réalité intersubjective fondée sur des principes a priori

45
recherche est donc un vecteur logico-cognitif d’intelligibilité d’un phénomène social donné,
vecteur dont l’armature ontologique et métaphysique154 est par principe préservée de la

de la connaissance » (op.cit., p. 229), Jean-Michel Berthelot insiste finalement sur « le renoncement à toute
perspective transcendantale et l’adoption d’une démarche analytique qui [lui] imposait de rechercher des
éléments cognitifs capables d’articuler pratiquement et dans des procédures assignables l’intelligible et le
sensible » (op.cit., p. 241, souligné par nous) ; ainsi que sur l’ancrage anthropologique des six schèmes qu’il
identifie (op.cit., p. 181 sq., « Les fondements anthropologiques de l’intelligibilité »). En effet, ces six schèmes
(causal, fonctionnel, structural, herméneutique, actanciel et dialectique), nous paraissent bien rendre compte,
comme le souligne Berthelot, des « grandes lignes de saillance du réel, tel qu’il semble se donner dans toute
expérience et pratique anthroposociale : [a] le réel semble structuré — il a une organisation, il résiste à toute
action intempestive, mais peut-être dominé lorsque l’on en saisit certaines propriétés comme l’appréhende dès
l’origine la pensée technique — ; [b] le réel a/est sens — il se donne, comme en témoigne la pensée sauvage
qu’à travers un langage et des catégories qui le désignent en le situant dans l’univers symbolique du mythe ; [c]
il est enfin devenir — même lorsque dans les sociétés de la tradition celui-ci est perçu comme rupture avec un
chaos initial ou comme risque que le rituel conjure » (op.cit., pp. 181-182, souligné par nous). Les six schèmes
peuvent donc être regroupés en trois classes (op.cit., p. 61) : (a) celle des schèmes de dépendance (causale ou
fonctionnelle, correspondant respectivement aux schèmes causal et fonctionnel : l’explanandum entretien une
relation de dépendance plus ou moins arithmétique avec l’explanans) ; (b) celle des schèmes de signification
(sémiologique ou symboliques, correspondant respectivement aux schèmes structural et herméneutique :
l’explanans fournit une signification — non quantifiable — à l’explanandum) ; en enfin (c) celle des schèmes de
composition (agrégative ou dialectique, correspondant respectivement aux schèmes actanciel et dialectique :
l’explanandum est le produit historique de l’explanans). Ces trois classes désignent respectivement trois
qualifications fondamentales, « anthropologiques », du réel : en termes de structure, de sens et de devenir. Ainsi
relié à leur fondement anthropologique, les six schèmes d’intelligibilité, en tant que « matrices d’opérations
permettant d’inscrire un ensemble de faits dans un système d’intelligibilité » (op.cit., p. 23), peuvent bien
apparaître comme un ensemble structuré et fini d’opérations cognitives (lato sensu) permettant de rendre compte
du réel dans sa globalité. Berthelot semble bien aller dans ce sens lorsqu’il écrit, à la fin de sa section sur les
« fondements anthropologiques de l’intelligibilité » : « Rompant, en tout cas à ce niveau de structuration de la
pensée scientifique avec les thèses discontinuistes, cette idée se prolongerait ainsi : ces schèmes, puisant au plus
profond de l’expérience anthroposociale se sont en quelque sorte déposés et sédimentés dans les systèmes
successifs de connaissance prenant ainsi le visage du mythe, de la religion, de la philosophie, de la sagesse
populaire, du savoir technique… et étant par là même, selon les cas, placés en situation dominante ou dominée.
Ainsi leur noyau explicatif encore mal isolé ne se donnerait le plus souvent à voir que dans le cadre du système
de croyances en les insérant ou, dans le meilleur des cas, dans celui d’une ontologie philosophique. L’avènement
de la pensée scientifique moderne serait alors rupture non pas au niveau des schèmes, mais à celui des conditions
et des exigences de leurs mise en œuvre : le raisonnement expérimental » (op.cit., pp. 182-183, souligné par
nous). Si l’on adhère à cette thèse continuiste, on est alors confronté au problème insoluble de la genèse des
schèmes. On peut alors suivre Berthelot sur une voie non naturaliste et constructiviste, du type phénoménologie
du langage (cf. les termes utilisés : « déposé », « sédimenté »), qui engage l’auteur dans un rationalisme
historique, légitime du point de vue de l’histoire des idées, mais plus problématique en ce qui concerne
l’explication des invariants. Mais il est aussi possible de suivre une voie naturaliste (les schèmes correspondent à
des structures cognitives innées, dont seul le macro-processus d’hominisation — ensemble des processus
évolutifs, physiques, physiologiques et psychiques qui caractérisent le passage du primate à l’Homo sapiens —
pourrait rendre compte), qui dispose elle d’un intérêt anthropologique indéniable, mais dont l’application à une
échelle plus restreinte, comme c’est le cas en sociologie (discipline qui, contrairement à l’anthropologie
physique et culturelle, dispose d’objets bien situés dans le temps et dans l’espace — tout au plus quelques siècles
répartis dans un même continent), n’entraîne pas forcement une réelle avancée heuristique (si l’hypothèse
cognitiviste permet de rendre compte de schémas argumentatifs présents chez l’ensemble des hommes depuis
plusieurs millénaires, comment pourrait-elle expliquer le fait que telle communauté située dans le temps et dans
l’espace raisonne et argumente selon d’autres modes que telle autre communauté — objet de l’enquête
sociologique — ?). Les deux voies ayant chacune leurs domaines de pertinence et leurs limitations, et dans
l’impossibilité que nous sommes de trancher entre l’une et l’autre, nous préférons n’en exclure aucune a priori et
les mobiliser tour à tour lorsqu’elle nous semblerons avoir dans le cadre explicatif une véritable portée
heuristique. Pour une tentative d’articulation des deux voies, cognitiviste-naturaliste et rationaliste-historique,
nous renvoyons aux stimulants travaux de Hilary Putnam (voir Raison, vérité, histoire, trad. Paris, Minuit, coll.
« Propositions », 1984 ; et Le réalisme à visage humain, trad. Paris, Seuil, 1994).
154
Nous reprenons ici la distinction ontologie / métaphysique telle que la développe Mulligan (voir l’article
« Métaphysique et ontologie », in P. Engel (dir. 2000), Précis de philosophie analytique, Paris, PUF), distinction

46
falsification empirique et de la contradiction logique — d’où l’emploi analytique des termes
ontologie et métaphysique, qui renvoient tous deux à cette idée d’a priori cognitifs (lato
sensu).
S’inscrire dans le programme de recherche, comme le font par exemple J.-M. Brohm
dans son article sur le sport et J.-P. Famose dans « Sexualité et travail », c’est accepter les
entités explicatives que mobilise Marcuse dans ses investigations, ainsi que la structure
logique qui lie ces entités. L’intérêt des articles de Famose et de J.-M. Brohm est en ce sens
exemplaire : il s’agit presque, dans les deux cas, d’exercices de style du genre pastiche
(« pastiches » très sérieux !), de « résumés de texte » au sens pédagogique du terme, de
l’œuvre de Marcuse. L’armature logico-cognitive d’intelligibilité n’en apparaît que plus
clairement : l’ontologie est en même temps issue de la métapsychologie freudienne (Eros et
Thanatos, principe de Nirvâna, principe de plaisir et principe de réalité, libido, instincts
primaires, sexualité polymorphe prégénitale, auto-érotisme, répression, refoulement,
introjection, et évidemment, inconscient), issue de l’ontologie marxienne (classe sociale,
domination, aliénation dans le travail, société capitaliste, idéologie, superstructure et
infrastructure, reflet, réification), et d’une combinaison de ces deux ontologies (principe de
rendement, désublimation répressive, sur-répression, travail libidineux, morale libidineuse,
resexualisation du corps). La structure logique qui lie ces entités est, de même que chez le
jeune Marx, plurielle, et donc très difficile à identifier sous forme simple155 : on peut la
supposer initialement dialectique (« l’idéologie » du sport, par exemple, est en même temps le
produit historique et le producteur de la base infrastructurelle), mais elle est aussi
nécessairement herméneutique (l’idéologie est un « reflet déformé » d’un rapport de
domination plus profond, de même qu’un rêve manifeste un conflit latent, des désirs refoulés
qui cherchent à faire surface sous forme de compromis), et surtout — c’est là l’apport
proprement marcusien —, fonctionnelle (les individus ont intériorisé le rapport de domination
et le reproduisent donc sans même en avoir conscience). La nouveauté marcusienne, qui est
reprise par le réseau Fraenkel, est donc double : une hybridation ontologique (l’axiomatique
freudo-marxiste), permet d’introduire une structure logique de type fonctionnaliste, qui n’est
présente à l’origine ni chez Marx, ni chez Freud. Voilà, en termes analytiques, ce que nous
avions appelé plus haut, en termes phénoménologiques, une « radicalisation du soupçon » (ou
soupçon « porté à la puissance deux »). Et voilà précisément « l’explication », si tant est qu’il
y en ait une, de l’intérêt porté à Marcuse par l’avant-garde sceptique et critique de gauche que
représente l’équipe d’Arguments, et par l’avant-garde non seulement sceptique et critique,
mais aussi explicitement freudo-marxiste156 que représente le réseau Fraenkel qui collabore à
Partisans : Jean-Marie Brohm et Jean-Pierre Famose ont explicité et dégagé l’originalité de
l’ontologie hybride et de la métaphysique fonctionnaliste, et c’est d’ailleurs avec eux et Boris
Fraenkel que le terme de « freudo-marxisme » va peu à peu s’imposer. L’adjectif
« fonctionnaliste » peut paraître excessif, quand on connaît la critique radicale du culturalisme
américain que font Marcuse et ses médiateurs de Partisans. En fait, la critique marcusienne
du « révisionnisme néo-freudien » est davantage axée, comme son nom l’indique, sur le refus
par les révisionnistes de l’ontologie des derniers écrits freudiens, plutôt que sur le caractère

qui correspond grosso modo à celle entre entités de dernière instance et relation postulée entre ces entités (ou
schématisation).
155
Sur cette pluralité « schématique » de mise en relation des entités marxiennes, voir l’exemple que donne J.-M.
Berthelot à propos de la théorie des systèmes de représentations dans L’Idéologie allemande, dans L’intelligence
du social (op.cit., pp. 95-102).
156
Boris Fraenkel nous dira ainsi : « [Marcuse], c’est pour moi le penseur freudo-marxiste le plus profond que je
connaisse. Pour autant que je me souvienne, j’étais cent pour cent d’accord avec lui. Il a exercé une très, très
grande influence sur moi, sur mon évolution. J’étais vraiment un disciple de Marcuse, et je l’ai dit. Je ne l’ai pas
caché ». Cf. entretien avec Boris Fraenkel, en annexe.

47
non dialectique de la psychologie sociale américaine. Marcuse articule certes les deux
critiques : les révisionnistes américains font l’économie des analyses « subversives » du
dernier Freud, et par conséquent, négligent le conflit Eros / Thanatos, pulsion de vie / pulsion
de mort, principe de plaisir / principe de réalité. La négligence de l’ontologie est la condition
préalable du conservatisme révisionniste, du caractère non dialectique de ses analyses. J.-P.
Famose illustre très bien cette priorité ontologique dans la critique — priorité indispensable
pour maintenir le fonctionnalisme marcusien, qui serait sans quoi contradictoire :

« Clara Thomson écrit : “On comprend mieux le développement biologique de l’enfant si on


rejette complètement le concept de libido”, et si l’on considère les différends stades “sous
l’angle de la croissance et des relations humaines”. La négation de l’importance de la petite
enfance (du fait que celle-ci renvoie à l’expérience généralisée dans tout le corps comme source
de plaisir), et l’accent mis sur les relations interpersonnelles, constituent le centre de ce qu’on
appelle “révisionnisme freudien”. La théorie de Freud met sans cesse l’accent sur la petite
enfance. Le complexe d’Œdipe qu’il décrit chez le jeune enfant, introjecte l’instance parentale,
ce qui a comme conséquence capitale la formation du surmoi, le sentiment de culpabilité
inconscient et la sublimation de la libido. Faire de ce conflit un conflit de relations
interpersonnelles à l’époque de la puberté est dévier le sens de la théorie. »157

Les révisionnistes reconnaissent l’existence d’un conflit, mais ils demeurent


révisionnistes précisément parce qu’ils ne situent pas ce conflit dans la sexualité infantile, non
encore assujettie au principe « répressif » de réalité. La critique est donc prioritairement
ontologique avant d’être « schématique » (i.e. logique, au sens d’un schème d’intelligibilité).

La médiation de Marcuse dans Partisans, peu avant mai 68, se caractérise donc par un
recours programmatique à ses œuvres. La radicalisation du soupçon se manifeste
épistémologiquement par une acceptation et une utilisation des entités hybrides marcusiennes,
et surtout par une coprésence des schèmes dialectique (la réalité sociale et la réalité psychique
sont toujours vues comme structurées par des contradictions) et fonctionnaliste (les
contradictions ne peuvent être dépassées puisque les individus ont introjecté le rapport de
domination).
A la même époque (avril 1967), un article de Marcuse sur Max Weber158 paraît dans le
sixième et dernier numéro d’Aletheia, revue d’étudiants en philosophie et sciences humaines
de l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud159, à laquelle collaborent des philosophes plus
157
J.-P. Famose (pseud. « Th. Münzer »), (1966), « Sexualité et travail », in Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et
répression »), oct.-nov. 1966, p. 35.
158
H. Marcuse, (1965), « Sur Max Weber. Industrialisation et capitalisme », trad. in Aletheia, n° 6, avril 1967
(art. traduit plus tard dans le recueil de Marcuse Culture et Société ).
159
Le comité de rédaction de la revue est composé, à sa création (janvier 1964), de Bernard Besnier, Christian
Cavaillé, Georges Sebbag, Jean-Pierre Cotten, Jean-Michel Rey, Georges Collonges, Michel Dupart, Francine
Combelles et Claude Soumoy. Serge Thion est rédacteur en chef, et Kostas Axelos, Maurice Godelier, Georges
Lapassade, ou encore Saùl Karsz, y écrivent épisodiquement. L’influence de Heidegger, dont est traduit par
fragments un article (« De l’essence et du concept de φύσις », (1940), trad. J.-L. Nancy et F. Warin, dans les
numéros 1 à 4), semble importante chez les jeunes rédacteurs, qui, selon le témoignage de Kostas Axelos,
entendent poursuivre le travail engagé par la revue Arguments (cf. entretien avec K. Axelos). Nous reproduisons
ici le sommaire ainsi que le court texte de (non)présentation du premier numéro (janvier 1964), texte qui nous
semble suggestif de l’ambiance intellectuelle-philosophique de l’époque présente chez ces récepteurs de
Marcuse :
« Absence de présentation. Nous comptions publier en exergue une analyse de la culture et de ses
contradictions, montrer comment les étudiants, paralysés par une Université aliénée, ne trouvent ni plaisir dans un
travail oiseux, ni intérêt à des loisirs besogneux. L’idée que nous nous faisons d’ALETHEIA s’inscrivait tout à fait
naturellement au terme de cet itinéraire ; l’oiseau de Minerve bien sûr. Mais outre le fait que ces prolégomènes
avaient tous les défauts de la tirade de Petit-Jean (remonter au déluge pour clore sur une couvée de chiots — vertu

48
« confirmés » tels que Kostas Axelos ou François Châtelet. Mais si cet écrit de Marcuse
participe de la diffusion de sa pensée, il ne donne pas lieu à des applications programmatiques
dans cette revue, contrairement à ce qui se produit dans Partisans, sous l’impulsion de
Fraenkel et de J.-M. Brohm.

Le numéro thématique « Sport, culture et répression » de Partisans, qui paraît en juillet


1968 — et qui sera réimprimé en 1972 dans la collection « Petite bibliothèque Maspero » —,
illustre bien le recours au freudo-marxisme marcusien comme véritable programme de
recherche. Dès les premiers paragraphes du texte introductif rédigé par Boris Fraenkel, Jean-
Marie Brohm et Pierre Laguillaumie, il est dit à propos des tout récents événements de
mai que

« la lutte révolutionnaire de la jeunesse ouvrière, étudiante, lycéenne, a posé de manière plus


aiguë que jamais le contenu de la culture de classe, le contenu des loisirs et des distractions de
la jeunesse. Elle a montré l’aspect profondément politique des revendications instinctuelles, et
des besoins physiques, de cet instinct de vie, de cet “instinct de liberté non sublimé” selon la
belle expression de Marcuse. En contestant une culture répressive la jeunesse a aussi contesté la
place assignée au corps dans l’actuel système. Elle a contesté les valeurs qui pétrifient et
asservissent le corps, le mutilent et le répriment (travail, productivité, agression, héroïsme,
etc.). »160

Les auteurs regrettent que durant la révolte étudiante, « l’essence répressive du sport
n’est pas apparue aussi clairement et nettement que celle des C.R.S. », et ajoutent, en
présentant un des articles à suivre, que

« l’éducation sportive, en transmettant des techniques corporelles codifiées et


unidimensionnelles [L’Homme unidimensionnel est paru quelques mois avant la rédaction de
cet article…], est l’éducation répressive par excellence d’une société qui cherche à préparer les
jeunes au travail aliéné, à étouffer leurs besoins sexuels et à les faire plier à l’autorité. […] En
ce sens, et cette thèse est capitale selon nous, le sport est un des plus puissants facteurs de
déludisation corporelle. »161

Comme pour « Sexualité et répression » (I) paru deux ans plus tôt, le numéro thématique
de Partisans sur « Sport, culture et répression » commence par un article de Marcuse,
« Liberté et théorie des pulsions », traduit de l’allemand par Jean-Marie Brohm162. Marcuse
va ainsi être le fil conducteur des principales analyses sur le sport. Pierre Laguillaumie — un
ancien élève de l’E.N.S.E.P., professeur de sport proche de Fraenkel et de Brohm —, dans son
article « Pour une critique fondamentale du sport », se propose de mettre au jour la base

dormitive) il n’y avait là que pétitions de principe et prétentions. Une revue naît toujours plus ou moins sous les
augures inquiétantes d’un “ pourquoi pas ? ” dont il faut vivement sortir mais qu’il convient de reconnaître. Disons
simplement qu’ALETHEIA est de gestion strictement étudiante et démocratique, qu’elle se propose comme
expérience et terrain de rencontre entre Faust et apprentis sorciers ; si elle s’installe résolument dans la sphère des
intérêts moyens et modes du temps ce n’est qu’à titre provisoire, afin d’y pressentir les linéaments d’une culture
libérée et peut-être, plus tard, d’y contribuer ».
Sommaire : Martin Heidegger, « De l’essence et du concept de φύσις » ; Jean Beaufret, « φύσις et
Tέχνη » ; Serge Thion, « La question kurde » ; Apartheid (documents) ; Jean-claude Quirin (dialogue
avec Alain Resnais) ; Jean-Patrice Marandel (« Sang par écume », poèmes), Edwin Guerard (poèmes),
Norbert Alcer (« nouvelles macabres »).
160
J.-M. Brohm, J. Knief (Boris Fraenkel), P. Laguillaumie, (1968), « Sport, culture et répression »
(présentation), in Partisans, n° 43 (« Sport, culture et répression »), juil.-sept. 1968, p. 6.
161
Ibidem, p. 8. Souligné par les auteurs.
162
H. Marcuse, (1955 b), « Théorie des pulsions et liberté », trad. J.-M. Brohm in Partisans, n° 43 (« Sport,
culture et répression »), juil.-sept. 1968.

49
infrastructurelle de l’institution sportive, de montrer « de manière synthétique le lien
d’ensemble, structurel, qui rattache le sport à tous les pores de la société bourgeoise,
capitaliste, industrielle, à l’univers du travail exploité, concentrationnaire »163. Marcuse
intervient à la fin de l’analyse de Pierre Laguillaumie, afin de dédialectiser le système de
contradictions identifié plus haut :

(φ) « Le sport, loin de contribuer à une culture collective émancipatrice, à la libre communauté
d’Eros dont parle Marcuse, représente l’assouvissement le plus totalitaire des masses par le
biais de la manipulation de leurs affects, de leurs esprits sous le règne de Thanatos. Nous ne
pouvons mieux faire qu’évoquer l’exemple du paysan brésilien qui s’identifie à Pelé [illustre
footballeur, MQ.] tandis que l’appareil clérico-féodal le maintient dans un état de servitude. »164

D’une analyse qui se réclame « du point de vue du matérialisme historique, [et,] du


point de vue de la lutte des classes, du prolétariat » en introduction, et qui fonctionne donc a
priori sous le régime du schème dialectique, l’auteur glisse progressivement et aboutit en
conclusion à un fonctionnalisme radical, totalement clos, qui ne semble invoquer que pour la
forme « une [article indéfini !] société communiste » :

(δ) « Toutes les dimensions, tous les secteurs, tous les niveaux du sport se conditionnent
réciproquement et sont conditionnés par le terrain qui les nourrit : la société d’exploitation de
classe. C’est pourquoi, il est impossible de réformer le sport dans le cadre actuel. Le
réformisme sportif est une illusion utopiste. Le sport comme forme de domination, de
répression disparaîtra dans une société communiste. »165

Jean-Marie Brohm signe lui un article sur « La civilisation du corps : sublimation et


désublimation », dans lequel il radicalise encore sa critique précédente du sport — ici du
corps — comme « reflet » des rapports de domination :

(γ) « Les structures sociales se matérialisent corporellement et l’activité générale ou particulière de


l’organisme, jusque dans ses fondements psycho-somatiques, reflète très exactement le
fonctionnement de la société, son principe d’organisation. […] La société détermine
technologiquement et institutionnellement le statut socio-culturel, la condition politique du
corps. Cette condition et ce statut représentent les fondements de la culture capitaliste du corps
et se résument en quelques mots : l’asservissement, la paupérisation physique, la répression
instinctuelle, l’abrutissement culturel. La culture du corps dans le régime capitaliste est
entièrement déterminée par les objectifs socio-politiques du système d’exploitation de classe,
de l’appareil de répression. C’est ce que nous voudrions analyser en montrant la nécessité
actuelle de l’institution du corps. »166

La théorie marcusienne de la désublimation répressive va structurer tout le


développement de Brohm autour de la question décisive : le rapport au corps contemporain
est-il à considérer dans ses manifestations explicites, comme une libération, où ce rapport
n’est-il en réalité que l’inverse de ce qu’il prétend être, c’est-à-dire un rapport tellement
répressif qu’il ne peut même plus apparaître comme tel ? La réponse arrive dès le
questionnement posé :

163
J.-M. Brohm, J. Knief (Boris Fraenkel), P. Laguillaumie, (1968), op.cit.
164
P. Laguillaumie, (1968), « Pour une critique fondamentale du sport », in Partisans, n° 43 (« Sport, culture et
répression »), juil-sept. 1968, p. 41.
165
Ibidem, p. 44.
166
J.-M. Brohm, (1968), « La civilisation du corps : sublimation et désublimation », in Partisans, n° 43 (« Sport,
culture et répression »), juil.-sept. 1968, p. 46. Souligné par nous.

50
(α) « La culture du corps dont nous examinerons quelques traits typiques démontre chaque jour son
unité répressive. Non seulement le corps, l’organisme, est de plus en plus mutilé dans le travail,
réduit à être une force abstraite, à rentabiliser ; non seulement il est plongé dans un univers
urbain hostile qui tue ses rapports et ses échanges organiques avec la nature, mais il est encore
investi, exploité mercantilement par le cycle des marchandises et le spectacle sexuel. Le
système capitaliste, l’univers de travail aliéné, doit donc nécessairement contrôler, manipuler,
administrer le corps, son énergie, ses pulsions, ses besoins, ses désirs pour l’intégrer à la
production, lui faire accepter ses normes de consommation et l’adapter à ses loisirs. Tel est le
fonctionnement de la culture capitaliste du corps. »167

Les liens logiques (soulignés) nous indiquent bien la progression et la radicalisation du


soupçon : la première partie du paragraphe s’inscrit dans un soupçon classique de premier
degré, de type marxien (aliénation dans le travail, « force abstraite », scission homme /
nature), et la seconde partie (« mais… ») innove dans le sens marcusien, en indiquant que le
système neutralise les éventuels ferments révolutionnaires, stabilise les contradictions en
modelant le corps et ses pulsions, en transformant la dialectique hégélienne de la conscience
malheureuse en une conscience heureuse unidimensionnelle — qui a perdu la « puissance du
négatif ». Le soupçon marxien de la fausse conscience et de l’idéologie est multiplié par le
soupçon freudien de la répression sociale de la libido et de sa dimension irrationnelle, non
productive. Le concept marcusien de désublimation répressive est la clef de voûte du
glissement schématique de l’analyse, qui se dédialectise et se fonctionnalise progressivement :
« La manipulation du corps s’inscrit essentiellement dans un double processus : celui de la
sublimation répressive, celui de la désublimation répressive. Ces processus concernent le
contrôle et la domestication des pulsions et des aspirations de l’organisme, notamment de son
énergie érotique. Ils aboutissent à la question centrale de la culturalisation de l’individu : la
répression du principe de plaisir dont le corps est l’agent et le porteur et qui résume l’aspiration
à une vie libre et pacifiée, la subordination du principe de plaisir au principe de réalité dont le
contenu est le condensé des impératifs et des normes de la société de classe. Si la sphère du
travail exploité est le domaine de la répression pure, le domaine des loisirs, de la culture de
masse est le règne de l’auto-répression “ librement consentie ”. »168

« La question centrale de la culturalisation de l’individu » marque de manière typique le


moment freudo-marxiste de l’analyse, car celle-ci emprunte désormais davantage à la
schématisation fonctionnaliste (« culturalisation de l’individu ») qu’à la schématisation
dialectique : l’histoire se « bloque », la liberté individuelle disparaît définitivement, puisque
les individus intériorisent et reproduisent d’eux-mêmes la domination. L’ontologie hybride
marcusienne et le concept de désublimation répressive permettent donc de comprendre les
phénomènes de servitude volontaire : si l’aliénation dans le travail (Marx) et le refoulement
de contenus inconscients (Freud) pouvaient apparaître dans un premier temps comme des
processus dialectiques, menant à la libération par le contrôle des instruments de travail et du
mode de production (Marx) et à la disparition du symptôme par la prise de conscience des
contenus refoulés (Freud)169 — ces deux processus impliquant donc nécessairement un sujet
réflexif, capable de se prendre lui-même pour objet, et disposant donc d’une marge de liberté
—, le programme hybride marcusien indique à l’inverse que la « prise de conscience » et la
« libération » ne sont en fait que des nouvelles ruses du système répressif, qui octroie aux
individus un minimum de liberté pour les maintenir dans leur illusion d’autonomie, et
conserver ainsi intacts les rapports de domination devenus inobjectivables pour une

167
Ibidem, pp. 47-48.
168
Ibidem, p. 50.
169
Sur la dimension « dialectique » de la cure analytique, cf. P. Ricœur, (1965), De l’interprétation. Essai sur
Freud, Paris, Seuil, p. 363 sq.

51
conscience « heureuse », rassasiée par les loisirs et la culture de masse. Si la sublimation
répressive est le corollaire des dominations de premier degré (la libido est canalisée dans des
productions socialement valorisées : la productivité dans le travail, la religion, etc.), la
désublimation répressive correspond elle à une domination totale, caractérisée par cet espace
dérisoire de liberté qu’octroie le système afin de neutraliser toute contradiction trop violente
et trop évidente, sujette à une prise de conscience révolutionnaire :

(π) « Pour que la machine animale continue à fonctionner normalement il faut lui accorder quelques
gratifications. C’est la récupération de la force de travail, sa reconstitution, qui exigent sa
désublimation sexuelle et physique. C’est donc la nécessité du travail qui implique que l’on
accorde quelques satisfactions libidinales. […] C’est pourquoi la société tolère un minimum de
désublimation. Mais les satisfactions ne sont plus des satisfactions réelles, c’est-à-dire qui ont
trait aux buts primaires du principe de plaisir, car ces buts sont incompatibles avec l’ordre
existant. […] C’est pourquoi les satisfactions accordées ne sont jamais que des satisfactions
substitutives entièrement intégrées à l’ordre établi. Bien plus, ces satisfactions contribuent
même à enchaîner l’individu à l’ordre établi et à consolider celui-ci. […] Le nudisme,
l’érotisme sémiologique des mass-médias, les multiples attractions sexuelles (strip-tease des
boulevards, concours de sexe, etc.), les innombrables marchandises sexuelles, les activités
physiques des camps exotiques de nature (Club Méditerranée, etc.), le soulagement organique
passif dans les parcages de camping populaire, le dévêtissement sur les plages, le tourisme de
banlieue, le libertinage juvénile dans les piscines, le flirt massif dans les dancings, l’évocation
suggestive des danses modernes yé-yé, etc., etc., tout cela témoigne effectivement d’une sorte
de retour massif de ce qui était refoulé. […] Mais cette apparente libération n’est que la
conséquence, le processus inverse de la sublimation répressive, c’est-à-dire le refoulement. La
désublimation répressive est le signe de la puissance du travail social du refoulement. Le corps
libéré est encore sous la domination de la société qui le réprime et qui lui permet à présent de
s’esbaudir. Les excès qu’on a coutume de signaler dans l’actuelle désublimation de la culture de
masse sont encore des excès administrés, contrôlés. La délivrance sensuelle, grossière, brutale,
massive, est corrélative de la domestication féroce d’Eros infantile, paradigme de tout plaisir
réel. La culture de masse est même l’organisation scientifique, manipulée, de cette
désublimation, de ce défoulement. […] Comme dit Marcuse, la désublimation répressive est
“une délivrance à l’égard de la répression, un soulagement du corps qui échappe
temporairement aux dépravations du labeur ; c’est même le soulagement d’un corps sensuel qui
jouit des bienfait de la culture de masse. Mais c’est néanmoins la délivrance d’un corps soumis
à la répression, d’un instrument de labeur et de divertissement dans une société qui l’organise
contre sa propre libération”. »170

On voit que cette paradoxale dialectique fonctionnaliste anti-culturaliste ne peut éviter


l’écueil de la contradiction qu’en invoquant en même temps une entité « libératrice » : c’est le
rôle de la réinterprétation ontologique des instincts primaires, de l’auto-érotisme et du
principe de plaisir non réprimé — « l’Eros, paradigme de tout plaisir réel ». La torsion de
l’ontologie freudienne réside dans cet Eros en tant que « paradigme » : l’auteur fait ici une
profession de foi sur la réalité — « les satisfactions réelles, écrit Jean-Marie Brohm, ont trait
aux buts primaires du principe de plaisir » —, sur la validité aussi bien théorique
qu’axiologique de l’entité explicative « Eros ». Il opère une décision sémantique qui, si elle
n’apparaît qu’à la fin du texte, est en fait le thêma171 directeur du programme marcusien : face

170
J.-M. Brohm, (1968), op.cit., pp. 55-57. La citation de Marcuse est tirée de la traduction française d’Eros et
civilisation, p. 13.
171
On trouve la notion chez Gerald Holton (dans L’imagination scientifique, trad. Paris, Gallimard, 1981) et J.-
M. Berthelot (dans L’intelligence du social, op.cit.). Gérald Holton désigne par « thêmata » (« thêma » au
singulier) des représentations fondatrices, le plus souvent organisées en couples antithétiques, chargées
affectivement et en relation étroite avec l’imagination individuelle du scientifique. Il s’agit donc de
déterminations exclusives et complémentaires de l’être qui viennent par paires et peuvent se penser en termes
topologiques d’ouvert et de fermé, comme le devenir et l’être, le continu et le discontinu, la diversité et l’unité, le

52
à une raison qui incarne le logos de la domination, face à cette instance qui apparaît comme
au fondement de la science « positive », de la division sociale du travail, et donc de
l’aliénation de l’homme moderne et de sa séparation avec la nature, seul un tout Autre de la
raison172, enraciné dans les profondeurs obscures du monde pulsionnel — préservé de toute
interaction communicationnelle et de la tyrannie du Logos —, peut prétendre à la libération
du corps et de l’esprit. La radicalisation du soupçon s’insère ainsi dans un modèle exclusif de
la raison173, en dépassant les idées de praxis marxienne et d’archéologie freudienne —
modèles encore inclusifs car tributaires d’un sujet révolutionnaire et d’un sujet névrosé
néanmoins potentiellement conscients — pour aboutir à l’invocation romantique d’un
archaïque a-communicationnel, d’un médiateur inconscient et transcendant : l’Eros.

Ginette Bertrand — professeur d’éducation physique, amie de Jean-Marie Brohm —, dans


un article sur « Education sportive et sport éducatif », reprend à la suite de l’analyse de J.-M.
Brohm les trois moments du schéma marcusien :
— (t1) répression sublimée dans le rendement (ontologie marxienne et freudienne ;
aliénation et soupçon de premier degré) ;
— (t2) intériorisation et reproduction de la répression (hybridation des ontologies) ;
— (t3) le régime de reproduction de la répression est lui-même stabilisé par la
désublimation répressive généralisée opérée par le système répressif (nouvelle
ontologie freudo-marxiste et schématisation fonctionnelle ; aliénation et soupçon
portés au second degré) :

« [t1] Dans ce “système homme-machine” sportif miniaturisé, le “modèle” de la classe sportive


est le modèle industriel où les sujets et les objets, les hommes et les choses sont intégrés en
fonction d’un seul principe d’organisation : le rendement collectif au sein d’un univers spatio-
temporel abstrait. Chronométrie, abstraction, quantification, contrôle institutionnel, autorité
technique, voilà l’essence du système sportif tel qu’il tend à s’établir à l’école […]. [t2] Les
éducateurs, eux-mêmes éduqués répressivement, transmettent une éducation répressive. La
morale est à ce point intériorisée, ses normes tellement “assimilées” qu’elles semblent venir de
l’individu lui-même. Celui-ci réclame “lui-même” la répression et se croit “libre” de se
réprimer. L’autorité morale, le contenu idéologique de la morale est absorbé dans la conscience

vide et le plein, l’analyse et la synthèse, l’évolution et l’involution, la variation et l’invariance, l’indéterminisme


et le déterminisme, le réductionnisme et le holisme, etc. (cf. Holton, op.cit., pp. 21-47).Ces thêmata, en tant
qu’arrière-fond de connaissance, sont source d’intelligibilité. Exemples d’oppositions thêmatiques dans les
sciences anthroposociales : individuel / collectif, communauté / société, intentionnalité / idéologie, idéel /
matériel, etc.
172
La notion est de Hartmut et Gernot Böhme (deux auteurs allemands que l’on pourrait qualifier de
« postmodernes », influencés qu’ils sont à la fois par les déconstructions allemandes de la raison — école de
Francfort — et par la philosophie française des années 60-70 : Derrida, Lyotard, Foucault, Deleuze…), dans leur
ouvrage de 1983, Das Andere der Vernunft : « L’Autre de la raison, c’est la nature, le corps humain,
l’imagination, le désir, les sentiments — ou mieux, c’est tout cela pour autant que la raison n’a pu se l’approprier
» (op.cit., p. 13). Cité par Habermas, dans Le discours philosophique de la modernité, op.cit., p. 362. On trouve
encore la notion « d’Autre de la raison » chez deux lecteurs critiques de Habermas, Vincent Descombes (cf.
Philosophie par gros temps, Paris, Minuit, 1989, p. 69 sq) et Johann Paul Arnason (voir l’article « L’autre de la
raison et la raison de l’autre », trad. in Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, (dir., 1996), Habermas, la raison, la
critique, Paris, Cerf).
173
Pour un exemple magistral de ce modèle exclusif, voir encore H. et G. Böhme (op.cit., p. 23) : « Coupée du
corps, dont les virtualités libidinales auraient pu contribuer à former des images du bonheur, coupée d’une nature
maternelle qui renfermait l’imago archaïque d’une totalité symbiotique et d’une protection nourricière, coupée
du féminin, auquel s’unir appartenait aux images originaires du bonheur — la philosophie de la raison dépouillée
d’images n’a fait qu’engendrer la grandiose conscience d’une supériorité principielle de l’intelligible sur la
nature, sur ce qu’il y a de bas dans le corps et dans la femme […]. La philosophie a conféré à la raison une
omnipotence, une infinitude et une perfection en devenir, en contrepartie de quoi a disparu le rapport perdu de la
filiation à la nature. » Cit. in J. Habermas, (1985), op.cit., p. 363.

53
(et comme nous le verrons plus loin, dans la musculature) et l’inconscient de l’individu, au
point qu’elle semble fonctionner comme si elle était sa propre autorité, sa propre morale, sa
propre personnalité. Comme dit Marcuse “y obéir devient instinctif et presque automatique.
Devoir, travail, discipline servent alors de fin en soi… Le renoncement devient partie intégrante
de l’univers mental de l’individu, transmise de génération en génération par l’éducation et le
climat social ” (Eros et civilisation) […]. [t3] Le plaisir d’exécuter une fonction avec succès, le
sentiment de progresser, d’apprendre sans cesse à se dominer, la prise de conscience que les
choses et le corps obéissent de plus en plus au Moi, bref, que celui-ci devient de plus en plus
“dominateur”, provoquent un vif plaisir. Le plaisir a été transformé en domination […]. Le
sport est un moyen d’obscurcissement intellectuel, un opium, au sens large du terme. Cette
fonction est une nécessité pour l’éducation actuelle qui organise le camouflage systématique
des réalités sociales et politiques. La répression de la sexualité infantile qui est le centre de
l’éducation précoce a aussi une fonction sociale précise, que Reich a analysée en détail dans La
lutte sexuelle des jeunes. En réprimant la curiosité sexuelle de l’enfant, l’éducation empêche les
premières manifestations d’indépendance intellectuelle et entrave le développement de l’esprit
critique. L’interdiction sexuelle est ainsi corollaire de l’interdiction de penser, l’inhibition
mentale est liée étroitement à l’inhibition sexuelle. »174

Nous achevons par cet exemple le rôle de diffusion programmatique de Marcuse


qu’exerce Partisans à la fin des années 60. D’autres numéros thématiques de la revue
poursuivront sur la voie lancée par Boris Fraenkel et Jean-Marie Brohm, en appliquant
l’ontologie et la schématisation marcusienne à d’autres objets que le sport : la psychiatrie par
exemple, qui sera envisagée comme « une institution du maintien de l’ordre, […] une agence
objective, non seulement de l’Etat bourgeois, mais aussi et surtout de la structure juridique et
bourgeoise »175, et le psychiatre sera compris comme « l’auxiliaire du juge et du procureur »,
celui qui réprime cet Autre de la raison qu’incarne le fou — qui par son discours a-normal,
décentré, peut « détruire non pas les biens ni les personnes, mais l’adéquation commune à des
systèmes communs, fondement éprouvé de l’exploitation de la classe ouvrière »176. Parmi
d’autres institutions, la psychiatrie participe de l’introjection symbolique qui est la condition
de reproduction du système répressif : « Le capitalisme moderne ne saurait tenir longtemps
par le seul jeu d’un esclavage pur et simple de la classe ouvrière ; il est nécessaire que, d’une
certaine manière, l’exploité soit consentant : c’est-à-dire qu’il reprenne à son compte, au
niveau de sa propre organisation mentale, les structures économiques qui l’aliènent »177.

Le réseau Fraenkel poursuivra donc sa médiation de la pensée de Marcuse à la fin des


années 60 et au début des années 70. En octobre 1968, Boris Fraenkel signe dans Partisans un
article théorique sur Marcuse et sa réception française178, et dirige, depuis son lieu de
relégation de Dordogne — il est arrêté en juin 1968 à Paris, avec une cellule d’étudiants
révolutionnaires allemands, et est placé en résidence surveillée —, un numéro thématique de
la revue L’Homme et la société sur le freudo-marxisme179. En 1971, Fraenkel reproduira
encore dans la revue de Maspero — où les « partisans » des débuts ont laissé progressivement
la place dans le comité de rédaction aux proches de Fraenkel — la conférence de Marcuse

174
G. Bertrand, (1968), « Education sportive et sport éducatif », in Partisans, n° 43 (« Sport, culture et
répression »), juil.-sept. 1968.
175
J.-M. Brohm, F. Gantheret, (1969), présentation à Partisans, n° 46 (« Gardes-fous, arrêtez de vous serrer les
coudes »), fév.-mars 1969, p. 4.
176
Ibidem.
177
Ibidem.
178
B. Fraenkel, (1968), « Essai sur Marcuse et le marcusisme », in Partisans, n° 44, oct.-nov. 1968.
179
B. Fraenkel, (1969), « Le freudo-marxisme (présentation) », in L’Homme et la société, n° 11 (n° thématique :
« Freudo-marxisme et sociologie de l’aliénation »), janv.-mars 1969 (réédité en 1974 au format 10/18, Paris,
U.G.E.).

54
faite à la Sorbonne en 1962180, et indiquera, dans un article intitulé « Aux origines
intellectuelles de mai 68 »181, l’importance décisive de la diffusion des tracts de Marcuse et de
Reich dans le prélude des événements de mai. Peu avant la disparition de Partisans à la fin de
l’année 1972, disparition décidée par son éditeur confronté à un hiatus de plus en plus marqué
entre ses propres préoccupations politiques et l’intellectualisation de la revue182, un nouveau
numéro thématique sur « Sexualité et répression » paraît. La discussion porte essentiellement
sur Reich, et en dehors de quelques références, on ne trouve qu’un article se référant
explicitement à Marcuse : il s’agit d’une étude théorique, qui paraîtra en deux parties, sur les
premiers écrits de Marcuse, de Jóhann Páll Arnason183, ami de Fraenkel et élève de Jürgen
Habermas. Malgré cela, Marcuse reste bien présent en tant que fond théorique implicite,
comme l’indique Fraenkel dans sa présentation du numéro : « Il est important qu’une
véritable discussion, si possible internationale, se déclenche à propos et à partir des thèmes
essentiels du freudo-marxisme et de sa problématique. Il me semble que Reich et Marcuse
sont, toujours, les points de départ »184. Et en ce qui concerne l’explication des phénomènes
de servitude volontaire et d’auto-répression, Marcuse demeure bien une référence, ce dont
témoigne l’article de Jean-Marie Brohm sur « La lutte contre la répression sexuelle » : « La
société bourgeoise est obligée de se prémunir contre la révolte des individus frustrés et
réprimés ; pour cela, elle modifie leur structure pulsionnelle dès la plus petite enfance […].
Dans le cadre de l’aliénation organisée par la dictature de classe de la bourgeoisie (ou de la
bureaucratie stalinienne), le travail capitaliste, le labeur en usine est une contrainte mutilante
qui s’oppose à tous les plaisirs de la vie. La société de classe doit donc préparer l’individu à
accepter de se voir transformer en force de travail, à accepter, comme dit Marcuse, le travail
en tant que contenu même de l’existence […]. Il s’agit donc, comme l’a montré Marie
Bonaparte, de transformer la libido en capacité de travail par le biais de la sublimation
répressive. Ces mécanismes sont assez connus pour qu’il soit utile de les développer ici
longuement. Reich et Marcuse ont largement exposé ces vues. L’essentiel consiste à réprimer
les pulsions sexuelles partielles et à les amener sous le primat de la génitalité procréatrice
dans le cadre du mariage monogamique. L’éducation par la Famille et par l’Ecole
désensualise les sens, désérotise la musculature (notamment par le sport), réprime férocement
la masturbation infantile, implante la morale des sphincters et rend taboues toutes les
manifestations de la sexualité infantile, ou de la curiosité pulsionnelle »185.

180
Cf. plus haut, la sous-section « Boris Fraenkel, médiateur de Marcuse à l’O.C.I. et à l’E.N.S.E.P. »
181
B. Fraenkel, (1971), « Aux origines intellectuelles de mai 1968 », in Partisans, n° 57, janv.-fév. 1971
(reproduction d’une conférence d’Igor A. Caruso et d’une conférence de Marcuse faite à la Sorbonne le 2 mai
1962, sous le titre « Répression sociale et répression psychologique : actualité politique de Freud »).
182
Cf. F. Gabaut, op.cit., pp. 336-349.
183
J. P. Arnason, (1971), « De Marcuse à Marx. Prolégomènes à une anthropologie dialectique », trad. J.-M.
Menière in Partisans, n° 66-67 (« Sexualité et répression II »), juil.-oct. 1972 ; trad. de la 2ème partie de l’article in
Partisans, n° 68, oct.-nov. 1972.
184
B. Fraenkel, (1972), présentation du numéro thématique « Sexualité et répression (II) », in Partisans, n° 66-67
(« Sexualité et répression (II) »), juil.-oct. 1972, p. 4.
185
J.-M. Brohm, (1972), « Encore une fois : la lutte contre la répression sexuelle », in Partisans, n° 66-67
(« Sexualité et répression (II) »), juil.-oct. 1972, p. 95.

55
56
Troisième section : une nouvelle ontologie et une nouvelle
schématisation du réel ∗

« Mais je crois avoir décrit l’endroit à partir duquel le levier marcusien a


surmultiplié l’impact marxiste auprès de la jeune génération intellectuelle. Par
rapport, le langage auquel nous, générations antérieures, fûmes accoutumés,
paraît être celui d’un “vieux socialisme”. Chaque génération a besoin d’un
nouveau langage, d’une formulation spécifique de ses besoins profonds, et la
dialectique marcusienne a servi de révélateur inconscient → conscient à une
élite intellectuelle, qui ne se complaisait pas du tout dans son rôle, mais
tendait et tend de toutes ses forces à être une avant-garde sociale, ayant une
conception unitaire — et non faussement élitaire — de son rôle et de ses
responsabilités historiques. »

Boris Fraenkel, (1968), « Essai sur Marcuse et le marcusisme », in


Partisans, n° 44, oct.-nov. 1968.

Nous allons, dans la section qui va suivre, proposer une analyse des schémas
argumentatifs mis en œuvre dans une partie bien délimitée de la réception française de
Herbert Marcuse, dans le but de montrer, à la suite de quelques auteurs contemporains, la
portée heuristique d’une telle démarche en sociologie de la connaissance, et tout spécialement
en sociologie de la connaissance philosophique. Le point de vue « argumentativiste » qui sera
le notre consistera à étudier les procédures et processus (logiques, rhétoriques,
praxéologiques, cognitifs, affectifs, etc.) susceptibles d’emporter la conviction d’un auditoire
— phénomènes qui concernent au premier chef la sociologie de la connaissance.
Dans une perspective « cognitiviste », au sens très large du terme, nous nous
intéresserons moins, comme nous l’avions fait jusqu’à présent, aux contextes micro- et
macro-structurels d’interaction et de réception de l’œuvre de Marcuse (deuxième section), ou
encore aux spécificités du contenu du discours marcusien et de sa réappropriation française
(deuxième et quatrième section), qu’aux procédures (intentionnelles et conscientes) et
processus (non intentionnels et « métaconscients »186) à l’œuvre dans l’intelligence de la
réalité sociale par un groupe donné de réactants. L’objet de notre exposé sera donc, en
contraste avec les pistes analytiques que nous avons privilégiées jusque-là, les formes a priori
— au sens simmelien et quasi kantien du terme187 — intervenant dans la compréhension du
monde social. Bien que l’accent sera mis sur le déploiement logique des schémas
argumentatifs, ceux-ci ne pourront être identifiés complètement indépendamment de la


Sur les concepts de schème et de schématisation dans tout ce qui va suivre, cf. supra, note 153.
186
Sur l’utilité du terme par rapport à celui d’inconscient, voir A. Bouvier, (1995 a), L’argumentation
philosophique. Etude de sociologie cognitive, Paris, PUF, pp. 116-117.
187
Voir par exemple Simmel, (1892), Les problèmes de la philosophie de l’histoire, trad. Paris, PUF, 1984, p.
102, cité par A. Bouvier, dans son article de 1994 sur « La catégorisation de l’action dans les argumentations
politiques (étude de sociologie cognitive) », in L’Année sociologique, vol. 44 (« Argumentation et sciences
sociales I »), 1994, p. 180 : « Notre esprit se livre constamment à une activité de mise en forme qui tisse des
totalités à partir d’éléments fragmentaires en utilisant différents systèmes de catégories ». Nous écrivons « quasi
kantien » au sens où la démarche naturaliste / cognitiviste ne prétend pas à une fondation catégoriale du savoir :
si les « catégories », au sens cognitiviste du terme, fonctionnent bien a priori, elles ne sont pas pour autant
« transcendantales » et fondatrice de la validité objective de la connaissance. Comme l’indiquent le Traité de
sociologie générale de Pareto (1916) où les écrits récents de Raymond Boudon (cf. L’art de se persuader des
idées fragiles, douteuses ou fausses, Paris, Fayard, 1990) marqués par la psychologie cognitive, certaines formes
a priori de raisonnement, caractérisées par des biais cognitifs, peuvent bien être à l’origine de paralogies et
d’adhésion à des idées « douteuses, fragiles ou fausses » (Boudon).

57
référence aux contenus valorisés dans le discours freudo-marxiste. C’est pourquoi nous
associerons toujours à l’analyse « formelle » une analyse « matérielle » — en essayant de
privilégier la première —, à l’examen des logiques argumentatives, une « enquête
ontologique » portant sur les spécificités des entités explicatives188 mobilisées dans le
discours freudo-marxiste d’interprétation de la réalité sociale. Dans cette double investigation,
formelle et matérielle, nous tenterons encore d’associer aux outils analytiques issus de la
linguistique189, de la théorie de l’argumentation190 et de leur association dans une perspective
cognitiviste en sociologie191, des outils plus traditionnels en sociologie de la connaissance,
d’orientation phénoménologique192, et indépendants des présupposés naturalistes du
cognitivisme — présupposés qui peuvent apparaître comme problématiques pour une
perspective davantage sociologique qu’anthropologique.
Nous allons dans un premier temps examiner certaines procédures de raisonnement
typiques à l’œuvre dans l’argumentation freudo-marxiste, en nous référant au modèle élaboré
par Stephen Toulmin (1). Nous tenterons ensuite de saisir la fonction économique de cette
argumentation dans le processus de connaissance de la réalité sociale (2) ; de rendre compte,
d’une manière légèrement formalisée, de sa portée explicative et de l’originalité du schéma
explicatif qu’elle fournit par rapport à d’autres schémas plus traditionnels en sciences
sociales (3 a et b) ; et enfin, de rendre compte de la spécificité de l’argumentation
marcusienne en tant que celle-ci articule en son sein — de manière, là encore, assez originale
par rapport aux formes traditionnelles d’argumentation pratique — les fonctions cognitive
(faire comprendre), épistémique (faire adhérer) et déontique (faire agir) 193 (4).
188
Nos références analytiques, pour cette enquête ontologique, sont puisées pour l’essentiel chez les auteurs
suivants : G. Holton, (1978), L’imagination scientifique, trad. Paris, Gallimard, 1981 ; J.-M. Berthelot, (2000),
« Sociologie et ontologie », in P. Livet et R. Ogien (dir., 2000), L’enquête ontologique. Du mode d’existence des
objets sociaux, Paris, Editions EHESS ; K. Mulligan, (2000), « Métaphysique et ontologie », in P. Engel (dir.
2000), Précis de philosophie analytique, Paris, PUF, « Thémis » ; P. Livet et R. Ogien (dir., 2000), L’enquête
ontologique. Du mode d’existence des objets sociaux, Paris, Editions EHESS.
189
Voir O. Ducrot, (1972), Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, 1980 ; et
J.-B. Grize, (1982), De la logique à l’argumentation, Genève, Droz.
190
Voir S. Toulmin, (1958), Les usages de l’argumentation, trad. Paris, PUF, 1993 ; O. Ducrot, (1984), Le dire
et le dit, Paris, Minuit ; J.-B. Grize, (1997), « Argumenter, c’est davantage montrer que démontrer », in A.
Borzeix, A. Bouvier, P. Pharo, (dir., 1998), Sociologie et connaissance. Nouvelles approches cognitives, Paris,
CNRS éditions.
191
Voir A. Bouvier, (1994), « La catégorisation de l’action dans les argumentations politiques (étude de
sociologie cognitive) », in L’Année sociologique, vol. 44 (« Argumentation et sciences sociales I »), 1994 ; A.
Bouvier, (1995 a), L’argumentation philosophique. Etude de sociologie cognitive, Paris, PUF ; et toujours du
même auteur (1997), « Argumentation et cognition en sociologie morale et juridique. Un exemple : les
procédures de catégorisation dans le processus de légitimation du prêt à intérêt », in R. Boudon, A. Bouvier et F.
Chazel (dir., 1997), Cognition et sciences sociales, Paris, PUF.
192
Voir A. Schütz, (1987), Le chercheur et le quotidien, trad. Paris, Méridiens Klincksieck ; P. Berger et Th.
Luckmann, (1966), La construction sociale de la réalité, trad. Paris, Armand Colin, 1985 ; et R. Koselleck,
(1979), Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. Paris, Editions EHESS, 1990.
193
Nous utiliserons par la suite le terme « cognitif », en suivant l’usage d’Alban Bouvier, en deux sens bien
distincts : « cognitif » au sens large (lato sensu), renvoyant à tout processus ou procédures de connaissance
médiatisée par le langage (nous postulerons qu’il ne saurait y avoir de connaissance non médiatisée par le
langage, ou, en d’autres termes, qu’une « connaissance » en tant que telle implique de façon nécessaire — et non
suffisante — la médiation d’un langage), et « cognitif » au sens étroit du terme (stricto sensu), désignant la
fonction du « faire-comprendre » au sein d’une argumentation, cette fonction se distinguant de deux autres
fonctions cognitives (lato sensu) essentielles, celle du « faire-adhérer » (fonction épistémique) et celle du « faire-
agir » (fonction déontique, ou praxéologique) — sur cette tri-distinction, voir A. Bouvier, (1995 a),
L’argumentation philosophique, op.cit.. Deux autres fonctions de l’argumentation peuvent encore être identifiées
: celle du « faire-éprouver » (fonction émotive-affective), qui consiste à susciter une émotion chez le récepteur, et
celle du faire-mémoriser / anticiper (fonction mnémonique / anticipatrice), par laquelle il devient possible pour le
récepteur de se représenter et d’anticiper le cheminement argumentatif du locuteur. Sur cette première fonction

58
1/ De quelques procédures typiques de raisonnement dans l’argumentation
freudo-marxiste

Il nous est possible, à ce stade de notre enquête, et en nous référant à la critique freudo-
marxiste du sport telle qu’elle s’illustre dans le numéro thématique de Partisans sur « Sport,
culture et répression » — numéro que nous avons examiné en détails à la fin de la section
précédente —, de rendre compte de certains schémas argumentatifs typiques à l’œuvre dans
l’argumentation freudo-marxiste
On peut distinguer, de façon idéal-typique, cinq thèses générales et complémentaires,
renvoyant à différentes dimensions (économique, sociologique, épistémologique,
anthropologique et métaphysique) de l’existence humaine signifiantes pour les récepteurs
français de Marcuse : (a) une thèse économique (marxiste) sur l’exploitation (thèse soulignée
en rouge dans les extraits de discours freudo-marxiste reproduits dans la section précédente),
(b) une thèse sociologique (holiste et déterministe) sur l’idéologie (soulignée en vert), (c) une
thèse épistémologique (sceptique) sur la valeur de vérité du discours explicite des agents
(soulignée en bleu), (d) une thèse anthropologique (méta-psychologie inspirée des derniers
écrits de Freud) portant sur les pulsions (soulignée en pointillés noirs), et enfin, (e) une thèse
que l’on pourrait qualifier de « métaphysique », concernant l’absence de liberté « réelle » des
agents (surlignée en jaune). Ces cinq thèses correspondent elles-mêmes aux conclusions de
procédures — plus on moins explicitées — de raisonnement de type syllogistique194. Le
modèle de Toulmin195, qui vise à un élargissement critique de la syllogistique de forme
aristotélicienne, nous permet de rendre compte de ces cinq argumentations — pour une
lecture syllogistique traditionnelle en trois temps, la « donnée » (« data » de Toulmin)
correspond à la mineure du syllogisme aristotélicien (premier moment), la « garantie »
(« Warrant ») à la majeure (deuxième moment, à précéder du lien logique « or »), et la
conclusion au troisième moment du syllogisme (à précéder du lien logique « donc »). C’est
l’élément commun à la garantie et à la conclusion qui nous permet de qualifier les thèses
suivantes « d’économique », de « sociologique », « d’épistémologique »,
« d’anthropologique » et de « métaphysique » :
:

complémentaire — le faire-éprouver —, voir notamment A. Honneth (2000 b), « La critique comme mise à jour.
La Dialectique de la raison et les controverses actuelles sur la critique sociale », trad. E. Renault in E. Renault et
Y. Sintomer (dir., 2003), Où en est la théorie critique ?, Paris, La Découverte. Sur la seconde — le faire-
anticiper —, voir plutôt A. Bouvier, (1996), « La cohérence de l’argumentation philosophique et les normes de la
communication », in F. Cossutta (dir.), Descartes et l’argumentation philosophique, Paris, PUF. En résumé, par
fonction cognitive lato sensu, nous désignerons l’ensemble des fonctions de l’argumentation présentées ci-dessus
(fonctions cognitive stricto sensu, épistémique, déontique, émotive et anticipatrice) :
— fonction cognitive stricto sensu (faire-comprendre)
— fonction épistémique (faire-adhérer)
— fonction déontique (faire-agir) fonctions cognitives lato sensu, inhérentes
aux procédures et processus argumentatifs
— fonction émotive (faire-éprouver)
— fonction anticipatrice (faire-anticiper)
194
Sur la distinction entre procédures (logiques) de raisonnement et procédures cognitives de construction, voir
A. Bouvier, (1995 a), op.cit., et infra, note 306.
195
Cf. S. Toulmin, (1958), Les usages de l’argumentation, trad. Paris, PUF, p. 115 sq. Pour un exemple
d’application du schéma de Toulmin dans le cadre d’un tout autre type d’argumentation pratico-politique, voir A.
Bouvier, (1994), op.cit., p. 202 sq.

59
a ) la thèse marxiste de l’exploitation capitaliste (dimension économique) — (soulignée en
rouge dans les extraits)

3/ Conclusion :
1/ Donnée :
[« Donc »] Le sport participe de
Le sport valorise une logique du l’exploitation économique d’une
rendement classe sociale par une autre dans le
cadre du mode de production
capitaliste

2/ Garantie :
[« Or »] En général, la logique du
rendement implique l’exploitation
économique d’une classe sociale
par une autre dans le cadre d’une
organisation socio-économique
capitaliste

Fondement :
En vertu de la théorie marxiste
de la plus-value, etc.

exemple : cf. supra, p. 48, extrait α


• donnée : semi-implicite dans cet extrait : « [le corps] est investi, exploité mercantilement par le cycle
des marchandises et le spectacle sexuel. »
• garantie : implicite dans cet extrait
• fondement : implicite dans cet extrait
• conclusion : « Le système capitaliste, l’univers du travail aliéné, doit donc nécessairement contrôler,
manipuler, administrer le corps, son énergie, ses pulsions, ses désirs pour l’intégrer à la
production, lui faire accepter ses normes de consommation et l’adapter à ses loisirs. Tel
est le fonctionnement de la culture capitaliste du corps. »

b) la thèse holiste-déterministe sur l’idéologie (dimension sociologique) — (soulignée en vert


dans les extraits)

1/ Donnée : 3/ Conclusion :
Le sport valorise une rationalité [« Donc »] Le sport rationalisé est
économique du rendement un reflet idéologique du mode de
production capitaliste

2/ Garantie :
[« Or »] En général, la
superstructure idéologique est
un reflet déformé de
l’infrastructure économique

Fondement :
En vertu de la théorie marxiste
de l’idéologie, etc.

60
Exemple n° 1 : cf. supra, p. 38, extrait β
• donnée : « La rationalité technologique fournit le modèle d’esprit et de comportement pour les
réalisations productives. Le sport est, là aussi, la perversion du jeu par l’introduction
systématique du rendement corporel. Le sport est la théorie et la pratique du corps comme
rendement corporel. »
• garantie : « Comme toute superstructure idéologique, le sport tend à la cohésion de la société
capitaliste minée par ses contradictions. En tant “ qu’expression des matériels dominants”
(Marx, L’idéologie allemande), l’idéologie sportive, comme toutes les autres idéologies, a
pour tâche de donner une réponse mystifiée aux problèmes sociaux de son époque. »
• fondement : brève référence explicite à Marx : « En tant “ qu’expression des matériels dominants”
(Marx, L’idéologie allemande), l’idéologie sportive, comme toutes les autres idéologies, a
pour tâche de donner une réponse mystifiée aux problèmes sociaux de son époque. »
• conclusion : « Le sport ne fait donc que refléter, c’est-à-dire, en termes dialectiques, reproduire en
déformant, le fondement des rapports humains dans le capitalisme par lequel commerce
humain, la coexistence, l’échange, etc…, ne peuvent se faire que sur le mode compétitif qui
est la réification suprême de la forme marchande. »

Exemple n° 2 : cf. supra, p. 47, extrait γ


• donnée : implicite dans cet extrait
• garantie : implicite dans cet extrait
• fondement : implicite dans cet extrait
• conclusion : « Les structures sociales se matérialisent corporellement et l’activité générale ou
particulière de l’organisme, jusque dans ces fondements psycho-somatiques, reflète très
exactement le fonctionnement de la société, son principe d’organisation. La société
détermine technologiquement et institutionnellement le statut socio-culturel, la condition
politique du corps. »
« La culture du corps dans le régime capitaliste est entièrement déterminée par les objectifs
socio-politiques du système d’exploitation de classe, de l’appareil de répression. »

c) la thèse sceptique sur la vérité (dimension épistémologique) — (soulignée en bleu dans les
extraits)

1/ Donnée : 3/ Conclusion :
Le sport est rationalisé en finalité [« Donc »] Le plaisir sportif
manifesté par les agents est
factice

2/ Garantie :
[« Or »] En général, le plaisir
réel ou « vrai » est incompatible
avec toute forme d’organisation
rationnelle en finalité

Fondement :
En vertu de la théorie
freudienne du principe de
plaisir, etc.

61
Exemple : cf. supra, p. 50, extrait π
• donnée : implicite dans cet extrait
• garantie : « [Les] satisfactions réelles […] ont trait aux but primaires du principe de plaisir […], [et]
ces buts sont incompatibles avec l’ordre existant. »
• fondement : implicite dans cet extrait
• conclusion : « Mais les satisfactions ne sont plus des satisfactions réelles. »

d) la thèse méta-psychologique sur les pulsions (dimension anthropologique) — (soulignée en


pointillés noirs dans les extraits)

3/ Conclusion :
1/ Donnée :
[« Donc »] La société capitaliste,
Les individus pratiquent en masse par le moyen du sport rationalisé
un sport rationalisé dans le cadre manipule les pulsions afin de
de la société capitaliste de classes conformer les individus à ses
exigences de rendement

2/ Garantie :
[« Or »] En général, les
pulsions sexuelles ne sont pas
intégrables dans une
organisation rationalisée

Fondement :
En vertu de la dernière
théorie freudienne des
pulsions, etc.

Exemple n° 1 : cf. supra, p. 50, extrait π


• donnée : « Les excès que l’on a coutume de signaler dans l’actuelle désublimation de la culture de
masse sont encore des excès administrés, contrôlés. »
• garantie : semi-implicite dans cet extrait : «La délivrance sensuelle, grossière, brutale, massive, est
corrélative de la domestication féroce d’Eros infantile, paradigme de tout plaisir réel. »
[« l’Eros infantile » ne semble pas pouvoir être ici, par principe, « domestiqué », intégré
dans une quelconque forme rationalisée. S’il l’est, ce n’est que de façon « féroce », donc
forcée. MQ.]
• fondement : implicite dans cet extrait
• conclusion : « La culture de masse est même l’organisation scientifique, de cette désublimation, de
ce refoulement […]. Comme dit Marcuse, la désublimation répressive est “une
délivrance à l’égard de la répression, un soulagement du corps qui échappe
temporairement aux dépravations du labeur ; c’est même le soulagement d’un corps
sensuel qui jouit des bienfaits de la culture de masse. Mais c’est néanmoins la
délivrance d’un corps soumis à la répression, d’un instrument de labeur et de
divertissement dans une société qui l’organise contre sa propre libération. »
[Voir aussi la conclusion de la thèse (a), tirée de l’extrait α]

62
Exemple n° 2 : cf. supra, p. 41, extrait θ
• donnée : implicite dans cet extrait
• garantie : semi-implicite dans cet extrait : « Nous avons montré le conflit fondamental entre
sexualité prégénitale (plaisir) et travail aliéné (labeur) »
« Le travail est non libidineux, il n’obéit pas au principe de plaisir »
• fondement : brève référence à Freud, sans véritable explicitation (ce « fondement » ne fonde pas la
garantie) : « La théorie de la sexualité de Freud est donc, dans son contenu, une critique
radicale de la société capitaliste, du fait que la condition de la libération sexuelle est la
diminution du travail, de la journée de travail, la disparition de l’asservissante
subordination des individus à l’organisation capitaliste du travail. »
• conclusion : « Nous avons montré combien la nécessité du travail aliéné agissait sur la structure
instinctuelle de l’individu et nécessitait une répression de la fonction du plaisir. »

e) la thèse sur la liberté (dimension métaphysique) — surlignée en jaune dans les extraits

1/ Donnée : 3/ Conclusion :
Le sport est un phénomène de [« Donc »] Le sport est
masse l’indicateur d’une non-liberté
généralisée, d’une domination
totale

2/ Garantie :
[« Or »] En général, des
individus libres et conscients ne
peuvent que s’opposer à
l’organisation sociale du sport.

Fondement :
En vertu du fait que le sport
réprime le plaisir et le bonheur
individuel

Exemple n° 1: cf. supra, p. 50, extrait π

• donnée : « Les excès que l’on a coutume de signaler dans l’actuelle désublimation de la culture de
masse sont encore des excès administrés, contrôlés. »
• garantie : implicite dans cet extrait.
• fondement : « La délivrance sensuelle, grossière, brutale, massive, est corrélative de la
domestication féroce d’Eros infantile, paradigme de tout plaisir réel. »
• conclusion : « C’est pourquoi les satisfactions accordées ne sont jamais que des satisfactions
substitutives entièrement intégrées à l’ordre établi. Bien plus, ces satisfactions
contribuent même à enchaîner l’individu à l’ordre établi et à consolider celui-ci. »
« Mais c’est néanmoins la délivrance d’un corps soumis à la répression, d’un
instrument de labeur et de divertissement dans une société qui l’organise contre sa
propre libération. »

Exemple n° 2: cf. supra, p. 47, extrait φ


• donnée : implicite dans cet extrait.

63
• garantie : implicite dans cet extrait.
• fondement : implicite dans cet extrait
• conclusion : « Le sport, loin de contribuer à une culture collective émancipatrice, à la libre
communauté d’Eros dont parle Marcuse, représente l’assouvissement le plus totalitaire
des masses par le biais de la manipulation de leurs affects, de leurs esprit sous le règne
de Thanatos. »

On notera que dans les extraits relevés plus haut chez les récepteurs français de
Marcuse, le raisonnement ne comporte jamais la totalité des quatre moments de
l’argumentation (conclusion, donnée, garantie, fondement). Le fondement même de
l’argumentation (« backing » chez Toulmin) est très rarement explicité : il fonctionne la
plupart du temps sur le mode de l’évidence implicite. La théorie marxiste de la lutte des
classes, de l’idéologie-superstructure et de l’accumulation du capital, de même que la
métapsychologie freudienne, la deuxième topique et la dernière théorie des pulsions, qui à
chaque fois sont fortement réinterprétées en fonction de l’optique freudo-marxiste et de la
finalité démonstrative du locuteur, fournissent la base (la « garantie ») de l’argumentation
sans pour autant être explicitées en tant que telles. Il n’est jamais démontré les raisons pour
lesquelles le plaisir « vrai », ainsi que la sexualité « infantile, polymorphe et prégénitale »,
s’opposent à toute forme de « routinisation » (Weber) et de rationalisation (il s’agit là,
respectivement, des garanties des thèses épistémologique et anthropologique), ni pourquoi le
principe de rendement implique nécessairement l’exploitation d’une classe sociale par une
autre (garantie de la thèse économique), etc. Ces prémisses tacites sont en fait « effacées »196,
de manière à minimiser le caractère éventuellement paralogique, paradoxal ou circulaire de
l’argumentation. Comme le remarque Alban Bouvier dans son analyse de la preuve
ontologique dans les Méditations métaphysiques de Descartes, l’effacement des prémisses,
qu’il soit intentionnel ou métaconscient (ce dont on ne saurait décider a posteriori sans
commettre un procès d’intention), n’a pas qu’une fonction d’économie cognitive (il est certes
laborieux et ennuyeux, dans le cadre d’une argumentation naturelle, d’expliciter toutes les
prémisses) : il permet encore de maintenir la cohérence d’un cadre argumentatif
problématique : « l’effacement du principe est important, et de ce fait, l’attention du lecteur
n’est pas attirée par le principe, de telle sorte que le lecteur peut être plus sensible au style
démonstratif global de la démarche et à la seule conclusion sans se poser trop de questions
concernant la nature des prémisses, surtout s’il est, de toutes façons, en accord avec la
conclusion ou si le degré de croyance qu’il accorde à celle-ci est déjà élevé »197. Pour
reprendre la distinction thème (élément le moins informatif dans un énoncé) / rhème (élément
le plus informatif) approfondie par Oswald Ducrot et Alban Bouvier198, si les processus de

196
Sur les notions d’implicite et « d’effacement » dans l’argumentation, cf. A. Bouvier, (1995 a),
L’argumentation philosophique, op.cit., chap. 4.
197
A. Bouvier, (1995 a), L’argumentation philosophique, op.cit., p. 128.
198
Voir O. Ducrot, (1972), Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, 1980, p.
59 sq ; ainsi que A. Bouvier, (1995 a), op.cit., p. 121 sq, et du même auteur, l’article de 1999, « Pragmatique et
rhétorique philosophiques versus point de vue argumentativiste en sciences sociales », in Pierre Livet (dir.,
2000), L’argumentation. Droit, philosophie et sciences sociales, Laval / Paris, Presse de l’Université de Laval /
L’Harmattan. Sur la distinction thème / rhème, citons l’exemple classique donné par A. Bouvier (1999, op.cit.),
qui reprend lui-même Michel Meyer (Question de rhétorique. Langage, raison et séduction, Paris, Le Livre de
poche, 1993, pp. 53-54). Dans la phrase : « C’est Napoléon qui a été vainqueur à Austerlitz », l’attention est
focalisée sur Napoléon, qui se trouve donc en position de rhème. Dans la phrase : « C’est à Austerlitz que
Napoléon battit les Autrichiens et les Russes le 2 décembre 1805 », Napoléon se retrouve en position de thème
(élément le plus informatif), et c’est Austerlitz qui est « rhèmatisé », qui focalise l’attention.

64
domination et d’incorporation de la domination sont rhèmatisés dans l’argumentation freudo-
marxiste, la théorie psychanalytique des pulsions comme celle du processus capitaliste
d’exploitation sont elles en position de thème. Les fondements théoriques de l’argumentation
s’effacent sous le « propos » (rhème), le « focus » axiologico-politique, qu’est celui de l’auto-
reproduction de la domination sociale. Mais dans la mesure où nous n’avons pris que des
extraits d’articles, nous ne pouvons parler que d’incohérences locales, à l’échelle de la
succession des phrases : ce n’est en effet que dans un même paragraphe, ou dans un court
ensemble de paragraphes successifs, qu’on observe l’absence de l’ensemble des étapes qui
caractériserait une argumentation « valide » selon le modèle de Toulmin. En appliquant
maintenant le « principe de charité » dont parle un auteur comme Davidson, autrement dit, en
postulant que non seulement les individus ne se contredisent pas, malgré les apparences, mais
que leur propos dispose par ailleurs d’un sens, et qu’ils ont raison d’y voir ce sens — leur
propos dispose d’une rationalité intrinsèque et d’une forme d’objectivité —, on pourrait dire
que les étapes argumentatives sont bien présentes, mais qu’elles sont soit réparties sur
l’ensemble de l’article, sans que des connecteurs logiques ne les fassent se coordonner, soit
qu’elles sont présentes dans un même fragment, mais sur un mode implicite. La dimension
paralogistique des cinq schémas argumentatifs que nous avons reconstruits a posteriori est
atténuée si l’on tient compte de cet implicite : les étapes manquantes dans les argumentations
des thèses sont implicitement présentes pour un lecteur disposant d’un sens commun proche
de celui de l’auteur, partageant une même « vision du monde » — dans ce qu’elle implique de
choix sur la nature de ce monde et sur les valeurs à lui attribuer. Les schémas argumentatifs
que nous avons examinés, pour apparaître comme « probants », doivent être lus par des
individus capables de fournir du sens là où il fait objectivement défaut ; le préconstruit
cognitif et épistémique du lecteur — son « stock de connaissance à disposition », pour
reprendre Schütz (1987), lui permettant non seulement de comprendre (préconstruit cognitif)
mais encore d’adhérer (préconstruit épistémique) au propos —, dans ses dimensions
ontologiques (ensemble d’évidences portant sur la nature du monde social et de
l’environnement), axiologiques (ensemble d’évidences portant sur les valeurs à attribuer à ce
monde) et problématologiques (questionnement princeps, lui aussi fonctionnant sur le mode
de l’évidence préréflexive, à partir duquel peut être envisagé de manière élective le monde
social : « Sur quels principes psychologiques reposent la domination et l’exploitation
capitaliste contemporaine ?», par exemple)199, doit être sensiblement le même que celui de
l’auteur de l’article.
Le rôle de l’implicite est d’autant plus important que les cinq thèses et leurs
argumentations respectives ne se trouvent jamais à l’état isolé, dans les fragments que nous
avons reproduits. Comme le montre le jeu des couleurs, les thèses, dont le plus souvent seules
les conclusions sont exprimées, sont fréquemment couplées deux à deux : la thèse
métaphysique avec la thèse anthropologique dans la seconde moitié de l’extrait π (p. 50) ; la
thèse économique avec la thèse anthropologique dans l’extrait θ (p. 41) ; et, cas le plus
fréquent dans ces analyses largement dominées par Marx, la thèse économique avec la thèse
sociologique (extrait σ, p. 37 ; extraits δ et γ, p. 47). Cette superposition des différentes thèses

199
Nous reprenons la notion de « problématologie » des divers travaux de Michel Meyer et de son école. Voir
notamment M. Meyer, (1986), De la problématologie. Philosophie, science et langage, Bruxelles, Mardaga ; et
C. Hoogaert (dir., 1996), Argumentation et questionnement, Paris, PUF. En sociologie de la connaissance, on
trouve un début d’analyse « problématologique » portant sur un moment de l’histoire des idées dans l’article de
Bouvier, (1998), « Histoire des idées, sociologie des croyances et processus argumentatifs. Scepticisme et
modernité d’après Richard H. Popkin », Revue de synthèse, n° 2-3, avril-sept. 1998.. Quelques pistes de
recherche sont encore proposées par Meyer dans son introduction à la traduction en langue française de
l’ouvrage de L. Laudan, (1977), La dynamique de la science, trad. Bruxelles, Mardaga, 1987..

65
permet d’économiser en matière de procédures argumentatives : un même élément du
discours, pour peu qu’il soit suffisamment polysémique, peut ainsi jouer différents rôles
argumentatifs pour différentes thèses. L’extrait π donne une bonne illustration de ce
phénomène : la donnée de la thèse anthropologique peut aussi servir de donnée pour la thèse
métaphysique ; la conclusion de la thèse anthropologique se confond partiellement avec celle
de la thèse métaphysique ; la garantie de la thèse anthropologique peut encore servir de
fondement pour la thèse métaphysique. L’imbrication des différentes thèses, si elle affaibli la
rigueur de la démonstration de chacune d’entre elles d’un point de vue logique, donne par
contre au lecteur les éléments pour anticiper le cheminement argumentatif général du texte, et
lui permet donc, en ayant à l’esprit l’horizon démonstratif du locuteur, de combler de manière
plus ou moins inconsciente les nombreuses lacunes dans l’argumentation.

2/ La fonction économique du discours marcusien dans le processus de


connaissance de la réalité sociale

A travers l’étude concrète des premières médiations et traductions de Marcuse en


France, on a vu que le philosophe issu de l’Ecole de Francfort va faire sens de manière de plus
en plus explicite au cours des années 60. Dans un premier temps discuté et diffusé par la
communauté existentielle que représente l’équipe de la revue Arguments, car s’inscrivant
pleinement dans leur critique du marxisme institutionnalisé et de la rationalité bureaucratique,
Marcuse va être progressivement explicité et intégré par la génération de proches de Boris
Fraenkel qui collaborent à Partisans, pour incarner un nouveau programme de recherche dès
1966, avec les articles de Jean-Marie Brohm et Jean-Pierre Famose. Si l’on peut parler en
terme de monde-vécu et de structure du champ intellectuel, l’analyse phénoménologique
comme l’analyse structurale-génétique tournent court lorsqu’il s’agit de comprendre la
réception programmatique de Marcuse. Celle-ci ne peut en effet être explicitée sans mettre au
jour les entités et la structure logique qui vont être mobilisées au centre du discours
d’inspiration marcusienne. Comme le dit avec une grande lucidité épistémologique Boris
Fraenkel, personnage central dans l’introduction et la diffusion de Marcuse en France — qui
parle donc en connaissance de cause —, « chaque génération a besoin d’un nouveau langage,
d’une formulation spécifique de ses besoins profonds, et la dialectique marcusienne a servi de
révélateur inconscient → conscient à une élite intellectuelle, qui ne se complaisait pas du tout
dans son rôle, mais tendait et tend de toutes ses forces à être une avant-garde sociale ». Le
langage marcusien est « nouveau » au sens où, sans abandonner l’ontologie marxienne, il
neutralise sa dimension logique fondamentale — l’Aufhebung hégélienne. La « dialectique »
marcusienne est bien ce révélateur d’un processus historique de radicalisation du soupçon,
radicalisation qui anime une « élite intellectuelle » qui, sans vouloir abandonner l’idéal d’une
société transformée et égalitaire, ne peut plus toutefois envisager une révolution de type
prolétarienne. Le paradoxe auquel est confrontée cette communauté de sens est qu’au terme
des Trente Glorieuses et du renforcement de l’Etat providence, les individus apparaissent en
effet comme plus autonomes vis-à-vis des multiples institutions (famille, travail), et semblent
disposer d’un accès facilité à la santé, à la culture et aux « biens de consommation ». La
réalité sociale perd en quelque sorte son aspect contradictoire. Marcuse et sa théorie de la
désublimation répressive permettent ainsi de faire l’économie d’une profonde dissonance
cognitive, selon le terme de Festinger, c’est-à-dire d’un état de tension intérieure résultant de
la coexistence discordante entre des opinions acquises antérieurement et des faits

66
nouveaux200. En indiquant que si les individus semblent plus libres, c’est qu’ils ont en réalité
intégré au niveau inconscient et pulsionnel les rapports de domination et le principe de
rendement, Marcuse rétablit la consonance cognitive tout en radicalisant la fonction
démystifiante de l’intellectuel critique, qui se place en même temps contre le système
capitaliste et contre sa prétendue alternative : la gauche traditionnelle incarnée par le Parti
communiste. Adopter le programme marcusien correspond ainsi à une forme de rationalité
cognitive et axiologique201 : c’est (1) rétablir au niveau cognitif-épistémique la consonance
entre des expériences contradictoires (domination et élévation globale du niveau de vie), c’est
(2) maintenir au niveau axiologique un idéal d’émancipation, et (3) conserver au niveau
symbolique le statut privilégié « d’avant-garde sociale » démystifiante (et donc pour ce faire
nécessairement éclairée), qui « prend en charge ses responsabilités historiques » (Fraenkel)202.

200
Cf. L. Festinger, (1957), A theory of Cognitive Dissonance, Standford University Press, et en langue
française, L. Festinger et E. Aronson, (1965), « Eveil et réduction de la dissonance dans les contextes sociaux »,
trad. in A. Lévy, (1965), Psychologie sociale. Textes fondamentaux anglais et américains, Paris, Dunod, pp.
193-211. Pour une étude en langue française sur le concept de dissonance cognitive, ainsi que des textes choisis
sur ce thème, voir J.-P. Poitou, (1974), La dissonance cognitive, Paris, Armand Colin, « collection U ».
201
Cf. R. Boudon, (1998), « Une conception cognitiviste de la rationalité axiologique », in A. Borzeix, A.
Bouvier, P. Pharo, (1998), Sociologie et connaissance. Nouvelles approches cognitives, Paris, CNRS éditions.
202
Notons que le principe « d’économie cognitive » (rétablissement d’une consonance cognitive) nous semble
pouvoir s’appliquer à une tout autre démarche philosophique, qui, dans son cheminement argumentatif, ne nous
paraît pas si éloignée qu’on pourrait le croire de l’émergence du freudo-marxisme : il s’agit du parcours
philosophique de Martin Heidegger ; du passage de l’analytique du Dasein (Heidegger I) à la thématisation de
l’oubli de l’Être (Heidegger II), en passant par la période du rectorat (1933-1934) et du Dasein collectif comme
« peuple » (Volk) qui s’autodétermine — en choisissant la voie nazie — (Heidegger I’). Sans recourir à la notion
socio-psychologique de dissonance cognitive, Habermas, à la fin de sa conférence sur Heidegger (in J.
Habermas, (1985), Le discours philosophique de la modernité, trad. Paris, Gallimard, 1989, pp. 186-190), nous
semble pointer un processus cognitif très proche que celui que nous venons de décrire en ce qui concerne le
freudo-marxisme en France :
« Comme le montrent les cours donnés pendant l’été 1935 [à l’Université de Fribourg-en-Brisgau ; ces cours,
publiés en 57 en Allemagne, seront reproduits dans l’Introduction à la métaphysique, traduit chez Gallimard en
1967], Heidegger est resté fidèle à cette profession de foi [envers le national-socialisme] au-delà de la courte
période de son rectorat. Lorsque enfin il ne se trompait plus sur la véritable nature du régime national-socialiste,
ses manœuvres précédentes l’avaient conduit à une situation philosophique bien difficile. Dans la mesure où il
avait identifié le Dasein à l’existence du peuple, le “propre pouvoir-être” à la prise du pouvoir et la liberté à la
volonté du Führer ; dans la mesure encore où il avait interprété la question de l’Être comme la révolution
nationale-socialiste […], il avait établit entre sa philosophie et les événements de l’histoire contemporaine un lien
interne, difficile à retoucher. Une simple transmutation des valeurs politico-morales du national-socialisme aurait
remis en question les fondements mêmes de l’ontologie régénérée et l’ensemble de l’approche théorique. En
revanche, s’il était possible d’élever la déception causée par le national-socialisme au-dessus de la sphère
superficielle du jugement et de l’action responsable, s’il était possible de la styliser en erreur objective, en une
erreur se révélant fatale, la continuité par rapport aux positions initiales d’Être et Temps pouvait être maintenue
sans danger. Heidegger traite son expérience historique avec le national-socialisme d’une façon qui laisse intacte
sa prétention élitiste revendiquant pour le philosophe un accès privilégié à la vérité. Il n’interprète pas ce qu’il y a
de contraire à la vérité dans le mouvement par lequel il s’était laissé entraîner, dans les termes d’un
assujettissement à “l’On”, dont il serait subjectivement responsable, mais comme une défaillance subjective de la
vérité. Que les yeux du philosophe le plus résolu ne se soient dessillés que petit à petit, quant à la nature du régime
— leçon à retardement donné par l’histoire mondiale —, eh bien, que le cours du monde en porte lui-même la
responsabilité ! Non pas, certes, l’histoire concrète, mais une histoire sublimée, élevée au niveau de l’ontologie.
La conception de l’histoire de l’Être vient ainsi de voir le jour. Dans le cadre de cette conception, l’erreur fasciste
de Heidegger revêt une signification relevant de l’histoire de la métaphysique. Jusqu’en 1935, Heidegger voyait
“la vérité interne et la grandeur” du mouvement national-socialiste dans “la rencontre, la correspondance entre la
technique déterminée planétairement et l’homme moderne” (Introduction à la métaphysique). Il croyait encore à la
révolution nationale-socialiste capable de mettre le potentiel de la technique au service du projet d’une nouvelle
existence allemande. Ce n’est qu’au cours de la discussion ultérieure avec la théorie nietzschéenne du pouvoir que
Heidegger développe le concept de la technique comme dis-positif (Gestell). Depuis cette époque, il était en
mesure de considérer le fascisme à son tour comme symptôme et de le ranger paisiblement à côté de
l’américanisme et du communisme, en tant qu’expression de la domination métaphysique de la technique. Ce n’est
qu’après ce tournant que le fascisme, tout comme la philosophie de Nietzsche, appartient à la période
objectivement ambiguë du dépassement de la métaphysique. Par la suite de cette réinterprétation, l’activisme et le

67
décisionnisme du Dasein qui s’affirme lui-même perdent leur fonction d’ouverture à l’Être, dans ses deux
versions, existentialiste ou nationale-révolutionnaire ; ce n’est qu’à partir de ce moment que le pathos de l’auto-
affirmation se change en caractéristique fondamentale d’une subjectivité qui domine la modernité. Ce qui s’y
substitue dans la philosophie tardive, c’est le pathos du “laisser-être” et de “l’écoute soumise” (Hörigkeit).
Résumons-nous : Heidegger I’ constitue un élargissement plus ou moins « politique » (car le contenu du projet
reste en tant que tel complètement indéterminé) du décisionnisme existentialiste propre à Heidegger I ; et lorsque
la conception du « peuple » qui s’autodétermine en choisissant la voie nazie devient insoutenable, elle ne conduit
pas à une révision interne de la philosophie ou à un abandon de celle-ci — autant de processus « lourds » du
point de vue cognitif —, mais au contraire à une surenchère herméneutique et démystificatrice qui intègre les
« erreurs » passées dans un mouvement historique global, mouvement surplombant qui épargne au philosophe un
examen de conscience et toute idée de responsabilité (puisque sa propre position est moins le produit d’un
quelconque libre arbitre qu’elle n’est elle-même déterminée par l’achèvement historial de la métaphysique dans
la technique). Comme pour l’intérêt soudain porté au freudo-marxisme, la philosophie de Heidegger II peut ainsi
être envisagée comme le choix le plus économique d’un point de vue cognitif (lato sensu), puisqu’elle (1)
maintient la validité de Heidegger I et déresponsabilise l’engagement de Heidegger I’ (niveau cognitif-
épistémique), (2) transforme au niveau axiologique le décisionnisme ambiguë — devenu politiquement incorrect
— en une attente indéterminée totalement dépolitisée, et (3) augmente encore au niveau symbolique le privilège
du philosophe qui « pense » et sait « entendre » l’Impensé, à l’inverse de la masse évoluant, sans même sans
rendre compte, dans les déserts dévastés de l’étantité.
Vincent Descombes, sans parler lui non plus en termes « d’économie cognitive », a très bien remarqué les
avantages symboliques et cognitifs que peut espérer tirer un intellectuel de l’adhésion à la critique
heideggerienne de la modernité — qui constitue, comme le freudo-marxisme marcusien, un soupçon de second
degré :
« Heidegger offre au philosophe le moyen de surenchérir dans la confrontation des offres contemporaines de
démystification. Le Tout est métaphysique est une prise de position radicale, qui l’emporte facilement sur toutes
les prétentions antérieures. Tant de partis annonçaient que la philosophie devaient être démasquée : elle exprimait
la vision d’une classe sociale, le désir paranoïaque, la faiblesse vitale. Ces propos ne font pas plaisir à quelqu’un
dont le métier est d’enseigner la philosophie. Le philosophe est alors bien content de trouver, dans
l’herméneutique des “paroles de l’être”, une pensée qui libère totalement la tradition philosophique de ses
attaches terrestres (ou applications), en même temps qu’elle équipe le lecteur pour la mise à découvert de
l’impensé des positions adverses. » (V. Descombes, (1989), Philosophie par gros temps, Paris, Minuit,
« Critique », p. 126)
Trois années avant la parution de cet article de Descombes dans Philosophie par gros temps, Alain Renaut,
dans une discussion-débat avec Alain Finkielkraut, Krzysztof Pomian et Luc Ferry, pointait lui aussi un
phénomène d’économie cognitive afin d’éclairer la réception française de Heidegger et d’expliquer d’un point de
vue quasi sociologique l’attrait qu’a pu exercer la philosophie heideggerienne sur les intellectuels français au
cours des années 60 :
Alain Renaut : « Pour comprendre cette utilisation de Heidegger, je crois qu’il faut la relier à ce qui a été dit tout à
l’heure de la figure de l’intellectuel hypercritique des années soixante. Car, de fait, la pensée de Heidegger permet
d’avoir, à assez peu de frais, une position globale à l’égard de la modernité, à l’égard de toutes ses valeurs, et, du
même coup, à l’égard de toutes les institutions où s’expriment les valeurs de la modernité, — et précisément une
position de rejet radical. Cela dans la mesure où la lecture heideggerienne de l’histoire occidentale depuis
Descartes permet de montrer à bon compte comment aussi bien la technoscience que le phénomène totalitaire,
aussi bien le règne des médias (Berlusconi !) que la bombe atomique, — tout s’explique par la manière dont le
principe de raison est devenu la loi du réel ! On peut donc, à partir de quelques idées dont je persiste à dire
qu’elles sont très simples, déconstruire non seulement toute l’histoire de la philosophie, mais même toute l’histoire
de la modernité à travers ses phénomènes en apparence les plus hétérogènes, et adopter alors une attitude de rejet
radical qui correspond parfaitement à l’attitude de l’intellectuel par définition irresponsable, hors institution,
marginal, qu’on évoquait tout à l’heure. De ce point de vue, c’était sans doute Heidegger qui donnait les moyens
de développer la critique de la modernité la plus puissante. » (L. Ferry, A. Finkielkraut, K. Pomian, A. Renaut,
(1986), « Y a-t-il une pensée 68 ? Luc Ferry, Alain Renaut, Alain Finkielkraut, Krzysztof Pomian : discussion »,
in Le Débat, n° 39, mars-mai 1986. Souligné par nous)
Comme l’ont enfin bien vu Luc Ferry et Alain Renaut, un tel processus économique sera encore à l’œuvre
dans la controverse française sur l’engagement nazi de Heidegger, durant la seconde moitié des années 80, à la
suite de la parution du livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme : l’interprétation par les heideggeriens
français aussi bien orthodoxes que « dissidents » (Derrida, Elizabeth de Fontenay, Philippe Lacoue-Labarthe)
des errances du Maître consistera pour l’essentiel à indiquer que si Heidegger s’est ainsi fourvoyé, c’est en
raison de la « métaphysique de la subjectivité » (Derrida) qui l’animait encore ; c’est « la subjectivité
humaniste » (E. de Fontenay) ou encore « l’infinitisation ou l’absolutisation du sujet qui est au principe de la
métaphysique des Modernes » qui l’auraient conduit à saluer la révolution nationale-socialiste ainsi que son chef

68
Parmi les principaux postulats d’une démarche sociologique qui tient compte du vécu et de la
subjectivité des acteurs (démarche que l’on peut identifier de façon programmatique chez
Max Weber), on trouve celui de l’existence d’une dépendance réciproque entre le monde de
l’effectivité et celui des valeurs. Il semble que cette thèse, dans sa version faible, soit
parfaitement défendable sans pour autant verser dans un relativisme sociologiste : un
philosophe analytique anti relativiste et partisan d’un réalisme « tempéré », tel que Hilary
Putnam, défend aujourd’hui l’idée selon laquelle « la manière dont nous pouvons percevoir la
réalité dépend de nos convictions axiologiques, de même qu’inversement ces convictions
axiologiques ne peuvent se former indépendamment de la manière dont nous percevons
factuellement le monde »203. On pourrait tirer d’une telle intuition méthodologique que le
« bond cognitif » dans la métaphysique et l’ontologie marcusienne opéré par ses récepteurs
français maintient une cohérence forte entre la perception de la « factualité » des rapports
sociaux et économiques — qui deviennent objectivement de moins en moins contradictoires
— et l’axiologie libératrice marxiste, qui repose elle de façon nécessaire sur une interprétation
de la réalité sociale comme contradictoire : le recours à Marcuse permet, dans un processus
cognitif dialogique, de renforcer l’axiologie eschatologique de la libération et de percevoir la
réalité comme fondamentalement contradictoire, puisque le statu quo doit être entendu, en
suivant Marcuse, comme le signe de l’absolutisation de la domination. La perception de la
factualité sociale comme contradictoire (malgré les apparences) est donc inséparable de
l’axiologie de la libération qui l’environne, et inversement, cette axiologie participe de la
perception de l’effectivité comme structurée par de profondes contradictions. L’adoption du
freudo-marxisme marcusien peut ainsi être envisagé à travers le prisme des théories
psychosociologiques dites « de l’engagement »204, qui poursuivent les analyses sur la
dissonance cognitive : un sujet déjà engagé, institutionnellement, intellectuellement et
affectivement, dans une axiologie libératrice et une interprétation dialectico-conflictualiste de
la factualité sociale, aura davantage tendance à surenchérir avec Marcuse à travers la lecture
freudo-marxiste qu’à revenir sur la validité de ses engagements et décisions antérieures, et
cela afin de maintenir, que ce processus soi conscient ou non, une cohérence dans le
déroulement de ses actions. Pour un marxiste hétérodoxe, à la fois réfractaire au Parti et à la
croyance en l’existence immédiate d’un sujet révolutionnaire crédible, adopter le programme

d’orchestre, Adolf Hitler — le postulat partagé et pour le moins discutable de cette interprétation étant que « le
nazisme est un humanisme, en tant qu’il repose sur une détermination de l’humanitas à ses yeux plus puissante,
c’est à dire plus effective, que tout autre » (Lacoue-Labarthe). On impute donc au Heidegger d’avant le
« tournant » d’être resté prisonnier de cette fameuse métaphysique de la subjectivité dont il se défera
(heureusement) par la suite ; comme l’écrivent Ferry et Renaut, on fait du nazisme de Heidegger « l’effet de la
déviation humaniste de sa première philosophie : si Heidegger avait pu être nazi, c’est qu’il confiait encore le
destin de l’époque à l’effort volontariste de l’homme (du sujet) pour revenir à lui-même (pour réaliser son
essence) ». On explique Heidegger I’ à partir de Heidegger II — qui reste valide —, et on sauve l’ensemble de
l’édifice qu’est la déconstruction heideggerienne de la modernité sans casser d’œufs (cognitifs) — et par la
même occasion, on préserve intact la croyance et le capital symbolique dont dépendent les heideggeriens
français et autres déconstructeurs de la « métaphysique occidentale ». Toutes les références sont contenues dans
l’ouvrage de L. Ferry et A. Renaut, (1988), Heidegger et les modernes, Paris, Grasset, pp. 76-120. Ainsi, comme
le montrent les extraits ci-dessus, on voit qu’un principe d’économie cognitive permet d’éclairer à la fois des
trajectoires individuelles (le parcours philosophique de Heidegger, par exemple) et des phénomènes
sociologiques de réception (la réception de Heidegger en France, « l’Affaire Farias », etc.). La portée heuristique
d’une telle analyse en termes d’économie cognitive nous semble donc assez évidente.
203
Voir H. Putnam, (1984), Raison, vérité et histoire, trad. Paris, Minuit, chap. VI et IX. La thèse de dépendance,
telle que nous venons de la présenter, est tirée d’un développement d’Axel Honneth sur Putnam, dans son article
« Über die Möglichkeit einer erschliessenden Kritik », in A. Honneth, (2000 a), Das Andere der Gerechtigkeit.
Aufsätze zur praktischen Philosophie, Frankfurt am Main, Suhrkamp.
204
Voir notamment J.-L. Beauvois et R. Joule, (1981), Soumission et idéologies. Psycho-sociologie de la
rationalisation, Paris, PUF

69
marcusien correspond bien à une action économiquement « rationnelle » du point de vue
interne : cela permet de conserver une « fidélité à soi », ou, en termes goffmaniens, de
« sauver la face »205.

3 / « Une nouvelle dimension de l’aliénation » (aperçu analytique)

(a) Une nouvelle schématisation

Comme on l’a vu, l’adoption de l’ontologie hybride marcusienne permet d’opérer une
torsion de la schématisation marxienne, qui tout en restant dialectique en hypothèses, se
fonctionnalise dans la pratique de l’analyse. Le « glissement schématique » peut être envisagé
assez simplement à l’aide d’une formalisation. On peut représenter la schématisation
dialectique — le schéma explicatif de type dialectique — sous la forme suivante206 :

X ∈ S, S (a et non a) → X

[où un objet sociologique à élucider (X) est expliqué par son insertion dans un système (S) mû
par une contradiction interne (a et non a) qui produit du devenir historique (→ X). Pour reprendre
l’exemple du sport, on pourrait dire que l’organisation contemporaine du sport est une conséquence
superstructurelle (→) historiquement située du mode de production capitaliste (S), lequel mode de
production repose sur des rapports sociaux antagoniques (a et non a) et sur l’exploitation d’une classe
par une autre] ;

et la schématisation fonctionnelle sous la forme :

X ∈ S, S → X → S

[où X est expliqué par la fonction qu’il remplit dans un système : l’organisation contemporaine
du sport (X) s’inscrit dans un système culturel et économique (S) — dont on met entre parenthèses le
devenir historique et la forme contradictoire —, et participe de la stabilisation et de la reproduction de
ce système (X → S)].

A partir de ces deux schèmes, on peut formaliser la schématisation freudo-marxiste de la


façon suivante :

X ∈ S, S (a et non a) → X → S (a et non a)

205
Au risque d’être réductionniste, il nous semble qu’une très grande part du parcours intellectuel de Heidegger
(cf. note 202) — de l’étudiant en théologie des débuts jusqu’à l’annonciateur de la « fin de la philosophie » et de
« l’Autre pensée » des années 50 et 60 —, avec toutes les aberrations philosophiques et politiques qui parsèment
ce trajet, peut être envisagé au travers de la théorie de l’engagement, du processus cognitif de « fidélité à soi » et
de la volonté (intentionnelle) de « sauver la face ». Il serait encore très intéressant d’analyser l’affaire Farias en
France dans le cadre explicatif de la théorie de l’engagement et de la dissonance cognitive, ce qui permettrait,
par exemple, de comprendre un peu mieux la « rationalité » interne des positions irrationalistes et moralement
scandaleuses (le nazisme est un humanisme, etc.) des heideggeriens et autres anti- et/ou post-modernes français.
206
Les propositions qui suivent s’inspirent de la formalisation des six schèmes d’intelligibilité d’un phénomène
social donné, que donne J.-M. Berthelot dans L’intelligence du social, Paris, PUF, 1990 ; et dans Les vertus de
l’incertitude, Paris, PUF, 1996. En ce qui concerne le terme de « schématisation » (mise en application d’un
schème d’intelligibilité), nous renvoyons au sens restreint que lui donne Berthelot, et nous mettons entre
parenthèses d’autres types d’utilisation du terme (telle que celle de Jean-Blaise Grize dans son
article « Argumenter, c’est davantage montrer que démontrer », in A. Borzeix, A. Bouvier, P. Pharo, (dir., 1998),
Sociologie et connaissance. Nouvelles approches cognitives, Paris, CNRS éditions, pp. 197-203).

70
où le X est expliqué par son insertion dans un système S, lequel système, mû par des
contradictions internes, produit un ensemble de pratiques et de représentations (X) qui est le
reflet des contradictions internes infrastructurelles, et cet ensemble de pratiques et de
représentations, une fois intériorisé par les individus, participe de la reproduction du système
infrastructurel dont les contradictions demeurent207 . Pour reprendre notre exemple,
l’organisation contemporaine du sport (X) est à considérer comme le produit historique (→ X)
du système de contradictions qu’est le mode de production capitaliste (a et non a), et
l’intériorisation de cette manifestation superstructurelle contradictoire (X) par les individus
aliénés permet la stabilisation et la reproduction du système infrastructurel fondamental (a et
non a) dont les contradictions ne peuvent plus être dépassées, puisque déjà admises
inconsciemment par les individus sous des formes plus ou moins sublimées.

Cette schématisation, tout en partant de l’axiomatique marxienne d’une totalité sociale


contradictoire, intègre le fait troublant du non-dépassement (dialectique) des contradictions.
J.-M. Brohm indique explicitement cette torsion dans la problématique marxiste :
« — Chez Marx, la dialectique est supposée être une opposition… enfin, l’unité des contraires — les
deux contraires étant le prolétariat et la bourgeoisie, pour l’essentiel —, à des contradictions
secondaires — voir les textes de Mao Tsé-Toung — qui n’a pas dit que des conneries là-dessus.
Mais Marcuse constate très justement que l’affrontement polarisé supposé central n’existe plus,
notamment aux Etats-Unis. Il demande donc : “ Où est passé le ferment négatif ?” […]. La
contradiction principale, elle reste principale. Tout ça — les outsiders, les hippies —, ce sont
des phénomènes périphériques, marginaux, qui sont aussitôt absorbés au moment où ils
apparaissent. Il y a là des conséquences politiques très importantes : c’est comme ceux qui
s’imaginent aujourd’hui que ce serait les « nique-ta-mère » des banlieues, les exclus, les
casseurs, les zonards, qui… Non ! C’est des purs produits de la contradiction principale. Il ne
peuvent pas mettre en cause la contradiction.
— Alors, comment peut-on penser la contradiction, tout en disant en même temps qu’il n’y a plus
d’Aufhebung possible ?
— Je pense que la question du sujet qu’a repensée Marcuse, c’est ça qui est aujourd’hui la question
centrale. Marcuse dit : “ Il n’y a plus de sujet révolutionnaire. Le prolétariat, en tant que sujet
révolutionnaire, a été intégré, parce que sa sensibilité corporelle fonctionne exactement de
manière homologue à ce que veut le système ”. Il n’y a donc plus de négation déterminée. Mais
chez Marx, c’est plus compliqué, la négation. Le sujet révolutionnaire n’est pas forcément un
sujet collectif réel. »208

Le programme marcusien dispose ainsi — à condition bien-sûr d’accepter son


axiomatique — d’une plus grande pertinence explicative : il rend compte d’un ensemble de
faits plus large que le marxisme orthodoxe, en produisant une intelligibilité totalisante de
l’époque moderne et contemporaine.

207
Puisque les contradictions demeurent, et que la schématisation tend plutôt vers l’explication de la
reproduction d’un rapport de domination que vers l’explication d’un devenir historique, on pourra objecter que
le schème freudo-marxiste est en dernière instance un schème fonctionnel, ce que nous admettons. Mais en se
privant d’une distinction entre schème fonctionnel et schème freudo-marxiste, on néglige en même temps trois
éléments du discours de type marcusien : 1/ la présence indéniable de l’ontologie marxienne, qui se manifeste
par la perception du monde social comme structuré par des contradictions, 2/ l’invocation dialectique d’un Autre
de la raison, d’une force élémentaire trans- ou présubjective (Eros, principe de plaisir, instincts partiels non
localisés, etc.), et 3/ l’axiologie téléologique-libératrice (dépassement historique) qui résulte de cette invocation.
Marcuse ne s’oppose pas que formellement au fonctionnalisme du révisionnisme néo-freudien…
208
Entretien avec Jean-Marie Brohm, en annexe. Souligné par nous.

71
(b) Une nouvelle ontologie

Comme nous l’avions indiqué plus haut, cette nouvelle schématisation du social découle
elle-même d’une nouvelle ontologie : pour que les individus reproduisent sans en avoir
conscience les rapports de domination, il faut dans un premier temps les supposer perméables
et manipulables par l’idéologie. Il faut minimiser leur capacité à entretenir un rapport réflexif
au monde et à leurs actions. Il faut postuler un élément irrationnel, qui échappe à l’activité de
la conscience et de la réflexion. Cet irrationnel a-discursif, a-réflexif, l’ontologie freudo-
marxiste l’emprunte à l’ontologie freudienne : il s’agit du couple Eros / Thanatos, pulsion de
vie / pulsion de mort. Le paradoxe méthodologique auquel nous avons été conduit, au cours
de nos entretiens avec les plus importants médiateurs de Marcuse qui ont largement accepté
son axiomatique, est précisément leur difficulté à objectiver cette axiomatique : Boris
Fraenkel par exemple, à la première lecture d’Eros et civilisation dans une langue qui ne lui
est pas familière, considère l’ouvrage entre « très important » et « génial ». Il a été « ébloui
par les thèses profondes sur l’érotisme et sur la sexualité », et le livre a été « un des grands
chocs » de sa vie209. Cependant, lorsqu’on lui demande ce qui lui a paru si nouveau à la
lecture de Marcuse, il n’arrive pas à formuler les causes du « choc », autrement qu’en termes
de profondeur, de révolution, d’éblouissement :

« — Je ne suis donc pas le seul à penser que Eros, c’est son ouvrage le plus important.
— Pourquoi plus important que l’Homme unidimensionnel, par exemple ?
— Je ne pourrais pas vous dire pourquoi, mais j’avais le sentiment que Eros et civilisation était
de loin le plus important. Si vous me demandez aujourd’hui ce qu’il y a dans L’Homme
unidimensionnel, je ne pourrais même pas vous résumer le livre. »
[…]
« — Quelles étaient les réactions à la lecture de Marcuse ?
— Ils devaient penser que ça relevait… du divin ! Que c’était quelque chose d’essentiel ! Que
comme à moi, ça ouvrait des horizons tout à fait nouveaux ! J’étais reichien, mais ayant lu
Marcuse, un nouvel horizon intellectuel s’est ouvert à moi.
— Qu’est ce qui vous a semblé si nouveau ?
— Là, je ne peux pas répondre, je ne sais pas. Ça me semblait beaucoup plus profond. On allait
beaucoup plus loin qu’avec le freudisme traditionnel. Tous les marxistes crachaient sur le
Todestrieb, la théorie de l’instinct de mort. Quand j’ai lu l’article, je me suis dit que j’étais
un con d’avoir partagé ces idées là. Et je m’en rappelle tout à fait nettement : c’était
bouleversant pour moi. »
[…]
« — Y a-t-il des choses qui vous semblaient critiquables, dans l’œuvre de Marcuse ?
— J’étais cent pour cent d’accord avec tout ce qu’il disait […]. Je suis cent pour cent, sans la
moindre réserve, derrière Marcuse. »210

Ce nouvel « horizon qui s’ouvre », et cette difficulté à objectiver la nouveauté qui le


constitue pourtant211, peuvent être compris comme l’acceptation inconditionnelle et anté-

209
Entretien avec Boris Fraenkel, en annexe.
210
Ibidem. Souligné par nous.
211
Dans un tout autre domaine d’argumentation pratique (le discours de Philippe Seguin fait à l’Assemblée
Nationale, en 1992, dans le cadre du débat consacré au projet de loi de révision constitutionnelle préalable à la
ratification des accords de Maëstricht), analysée par Alban Bouvier, on peut observer la même difficulté à
objectiver la dimension ontologique du discours — cf. A. Bouvier, (1994), « La catégorisation de l’action dans
les argumentations politiques (étude de sociologie cognitive) », in L’Année sociologique, vol. 44
(« Argumentation et sciences sociales I »), 1994, p. 198-199. Ph. Seguin, pour lequel la notion primitive,

72
réflexive d’une nouvelle ontologie. Si celle-ci ne peut être dite, pour reprendre la distinction
wittgensteinienne entre le « dire » et le « montrer »212, si elle se dévoile brutalement, c’est
peut-être parce que, en suivant l’intuition de l’auteur du Tractatus — intuition qui traverse
tous ses écrits des Carnets jusqu’aux Investigations philosophiques —, il ne saurait y avoir de
métalangage : l’adéquation entre la « forme de vie »213 — en termes plus
phénoménologiques : le monde-vécu intersubjectif, le Lebenswelt — d’un individu et un
système de représentations ne peut être clairement communiquée dans le langage, dans la
mesure où ce langage présuppose toujours-déjà cette forme de vie dans l’acte de
l’énonciation. L’impossibilité de dire correspond à un refus implicite de considérer comme
signifiant des énoncés tautologiques : pour objectiver l’adéquation : forme de vie (monde-
vécu) ⇔ nouveau langage, il faudrait pouvoir sortir de ce langage que l’on reconnaît
immédiatement comme adéquat à notre forme de vie ; en d’autres termes, il faudrait sortir de
notre forme de vie : chose impossible214. Le « choc » de Boris Fraenkel à la lecture d’Eros et
civilisation est en ce sens comparable au « déclic » dont parle Wittgenstein dans ses Leçons
sur l’esthétique215 : il y a correspondance, adéquation qui ne peut s’énoncer autrement que sur

« l’atome social », l’entité active, est bien davantage la nation que l’individu, ne peut en effet se référer à
l’ontologie « holiste » qu’il mobilise (le sujet de l’action est la nation et non les individus) sans en même temps
importer une certaine dose de mystère et d’approximation quasi mystique (au sens wittgensteinien et non
péjoratif du terme) : « La nation, dit Ph. Seguin, c’est quelque chose qui possède une dimension affective et une
dimension spirituelle, c’est le résultat d’un accomplissement, le produit d’une mystérieuse métamorphose par
laquelle un peuple devient davantage qu’une communauté solidaire, presque un corps et une âme » (cité par
Bouvier, (1994), op.cit., p. 198, souligné par nous). Par cette phraséologie indéterminée (« une dimension… »,
« le produit d’une mystérieuse… »), dualiste (« corps » / « âme ») et quasi chrétienne (comment ne pas penser,
avec cette « mystérieuse métamorphose », au dogme catholique de la transsubstantiation ?), le locuteur mobilise
le préconstruit cognitif stricto sensu (et non les capacités épistémiques) de l’auditeur, et tend bien davantage à
« montrer » qu’à « dire » quelque chose.
212
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. Paris, Gallimard, 1961 (trad. reprise en « Tel », 1999).
213
Cette notion wittgensteinienne, certes assez polysémique, apparaît surtout dans la deuxième partie des
Investigations philosophiques (trad. Paris, Gallimard, 1999, § 19, § 23, § 241, voir aussi pp. 309 et 359)). D’un
point de vue sociologique, on trouvera une fort intéressante étude de cette notion dans l’article de F. Clément,
(1996), « Une nouvelle “forme de vie” pour les sciences sociales », Revue européenne des sciences sociales
(Cahiers Vilfredo Pareto), t. XXXIV, n° 106, 1996.
214
Voir la préface du Tractatus logico-philosophicus : « Pour tracer une limite à la pensée, nous devrions être
capables de penser des deux côtés de cette limite (nous devrions donc être capables de penser ce qui ne peut être
pensé) » ; ou Tractatus, 4.121 : « La proposition ne peut représenter la forme logique, celle-ci se reflète dans la
proposition. Ce qui se reflète dans le langage, le langage ne peut le représenter. Ce qui s’exprime soi-même dans
le langage, nous-même ne pouvons l’exprimer par le langage. La proposition montre la forme logique de la
réalité. Elle l’exhibe » ; ou encore, les Investigations philosophiques, § 120 : « Quand je parle du langage (mot,
proposition, etc.), il me faut parler le langage de la vie quotidienne. Ce langage serait-il trop grossier, trop
matérialiste, pour ce que nous voulions dire ? Et comment en forme t-on un autre ? Et n’est-ce pas curieux que
nous puissions seulement faire quelque chose au moyen du nôtre ! Le fait que dans mes explications concernant
le langage, je suis bien obligé d’user du langage entier (non pas d’un préparatoire, d’un provisoire), indique à lui
seul que je ne puis produire quelque chose d’extérieur quant au langage ».
215
« 1. On se demande : “Mais qu’est-ce que cela me rappelle ?”, ou on dit que d’un air de musique : “C’est
comme une phrase, mais laquelle ? » Diverses choses me viennent à l’esprit, mais une seule provoque le déclic,
comme vous dites. “Il y a un déclic”, qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce qu’il se fait quelque chose que vous
pouvez comparer au bruit d’un cliquet ? Est-ce une cloche qui sonne ou quoi que ce soit de comparable ? 2.
C’est comme s’il vous fallait quelque critère — le déclic précisément — pour savoir que c’est la chose adéquate
qui est arrivée. 3. A l’origine de cette comparaison, il y a l’idée qu’il s’est produit un phénomène particulier
autre que mon exclamation : “C’est bien cela.” Vous dites : “Cette explication est la bonne, il y a déclic.”
Supposez quelqu’un qui dirait : “ Le tempo de la chanson sera juste quand je pourrai entendre distinctement telle
ou telle chose”. J’ai indiqué un phénomène qui, s’il se réalise, me satisfera. 4. Vous pourriez dire que le déclic,
c’est le fait que je sois satisfait. Prenez une aiguille qui est en train de se déplacer sur un cadran pour atteindre
une position opposée à l’autre aiguille. Vous êtes satisfait quand les deux aiguilles sont à l’opposé l’une de
l’autre ». Cf. L. Wittgenstein, (1966), Leçons et conversations, trad. Paris, Gallimard, 1971, pp. 47-48.

73
le mode de l’évidence et de la tautologie — il est évident que ceci est ceci. La découverte
bouleversante du Todestrieb dont parle Fraenkel, est de l’ordre de cette évidence : de même
que dans le passage brutal d’un paradigme scientifique à un autre décrit par Thomas Kuhn216,
l’ontologie marcusienne balaie subitement le matérialisme historique vulgaire, une nouvelle
ontologie hybride absorbe une ontologie plus restreinte :

« — Les thèses de Marcuse dans Eros et civilisation vous semblent donc toujours aussi fortes ?
— Oui. C’est ce qui reste de valable du freudisme, si je prends le freudisme comme une très
grande famille. Le dernier avatar, est l’avatar le plus… [réflexion]… le plus évolué et le plus
révolutionnaire du freudisme. Un détail peut-être qui vous intéressera : en bon marxiste, je
crachais sur la pulsion de mort freudienne. C’est Marcuse qui m’a convaincu que Freud avait
raison, et que le marxisme vulgaire, qui disait que Freud déconne, etc., avait tort. Autrement
dit, la lecture de Marcuse a eu une répercussion directe sur mon évolution personnelle. »217

Lorsque Fraenkel dit que « Marcuse [l’]a convaincu que Freud avait raison », on a une
excellente illustration de la force essentiellement cognitive (stricto sensu) du discours
marcusien, qui « montre » (Wittgenstein) une réalité donnée et la rend ainsi compréhensible
(au sens de : « Je comprends ce que vous voulez dire »). On constate aussi, vu le caractère
anté-réflexif et quasi fulgurant de la « monstration » marcusienne, à quel point
l’argumentation « montre plus qu’elle ne démontre », comme l’écrit Jean-Blaise Grize (sans
se référer à Wittgenstein) :

« [l’argumentation] construit, pour et avec ceux auxquels elle est destinée, une schématisation
[dans le vocabulaire de Grize : une mise en forme d’images, d’un référentiel commun aux
participants de la communication], elle leur fait voir à chaque fois un micro monde propre à
modifier leur représentations, elle montre plus qu’elle ne démontre. »218

Marcuse comble un vide ontologique, une région non explorée de la réalité sociale, et cet
espace vaquant saute subitement aux yeux des observateurs critiques et sceptiques que sont
Boris Fraenkel et Jean-Marie Brohm — rappelons que dans son article élogieux de 1965 sur
Eros et civilisation, Robert Castel écrit que Marcuse pointe « une nouvelle dimension de
l’aliénation », qu’il « met au jour une couche nouvelle du sens, plus objective, en deçà des

216
Citons ici Alban Bouvier, qui, dans un chapitre de L’argumentation philosophique (op.cit., pp. 172-173), isole
les passages de La structure des révolutions scientifiques de Th. Kuhn (1962, trad. Paris, Flammarion, 1983), où
ce dernier auteur insiste sur la transition brutale d’un paradigme « incommensurable » à un autre : « Le modèle
que l’on peut tirer de Tarde permet ainsi de resituer dans la perspective à la fois historique et sociologique qui
était implicitement les leurs certaines des analyses de Kuhn sur le passage d’un paradigme scientifique à un
autre : il s’agit bien d’une transformation de croyances communes (à la communauté des savants ou à une partie
de celle-ci) et qui s’opère à l’instigation d’un chercheur ; Kuhn décrit cette expérience en s’appuyant lui aussi sur
des hypothèses psychologiques qu’il emprunte à la psychologie de la forme ; il écrit par exemple : “ [Les crises
scientifiques] se résolvent […] par un évènement relativement soudain et non structuré qui ressemble au
renversement de la vision des formes” (Kuhn, op.cit., p. 172). Kuhn pense, du reste, beaucoup plus à des formes
perceptives qu’à des formes catégoriales ou à des types de catégorisation différents. Mais ce qui nous intéresse
ici, c’est la mention par Kuhn de la temporalité de cette transformation ; d’autant qu’il ajoute plus loin :
“Justement parce que c’est une transition entre deux paradigmes incommensurables, la transition entre deux
paradigmes concurrents ne peut se faire par petites étapes, poussée par la logique et l’expérience neutre. Comme
le renversement visuel de la théorie de la forme, il doit se produire tout un coup (mais pas forcement en un
instant), ou pas du tout” » (souligné par A. Bouvier).
217
Entretien avec Boris Fraenkel, en annexe. Souligné par nous.
218
J.-B. Grize, (1997), « Argumenter, c’est davantage montrer que démontrer », in A. Borzeix, A. Bouvier, P.
Pharo, (dir., 1998), Sociologie et connaissance. Nouvelles approches cognitives, Paris, CNRS éditions, p. 203.
Souligné par nous.

74
apparences et des rationalisations »219. Le « déclic » en question concerne une dimension
jusque-là négligée dans l’intelligence du social, un impondérable qui échappe au principe de
rendement, une dimension suffisamment enfouie dans les profondeurs de l’inconscient et
suffisamment réfractaire à l’objectivation pour être préservée de la rationalisation généralisée
et pouvoir apparaître dans son pôle positif comme un facteur potentiel de libération : l’Autre
de la raison, l’Eros. L’idée d’une « nouvelle dimension », au sens quasi spatial du terme —
découverte de la profondeur sous une surface plane —, est clairement illustrée par Jean-Marie
Brohm :

« Oui, les champs [dont parle la sociologie de Bourdieu], ça existe, mais les champs pour moi,
c’est une surface. Et sous la surface, il y a quoi ? Et sur la surface, il n’y a pas seulement des
individus, comme se l’imagine Boudon — parce qu’à mon avis, Boudon est très proche de
Bourdieu : il y a des individus calculateurs, il y a des monades liées par des forces. Bourdieu
était très leibnizien : une sorte de monadologie, avec des forces, des positions, qui s’attirent, qui
se repoussent, etc. Mais ces monades-là, elles sont organisées dans des masses, des foules, des
groupes concrets […]. Dans un champ, il y a des groupes. Il y a des cliques. Il y a des masses.
Comment peut-on étudier, par exemple, un match de football et ses supporters ? C’est un
phénomène social. Une foule en panique par exemple. C’est un mouvement collectif. Quand les
Français sont descendus des Champs-Élysées en juillet 98 : un million de gens dans la rue, c’est
quoi ça ? […]. Maffesoli a pointé un phénomène réel. Il appelle ça les “ tribus ”, bon… C’est
qu’il y a des recoupements collectifs, de petite taille, ou de tailles méso / micro / macro, etc.,
qui sont explicables ni par l’action agrégée, ni par le champ, ni par les structures, qui sont des
phénomènes d’un autre type […]. La question sexuelle est à mon avis le refoulé des sciences
sociales — Reich, Marcuse, Nietzsche, Freud, ont forcé à réintroduire cette question-là. Le lien
social, contrairement à ce que s’imaginent Bourdieu, Boudon, Touraine et tous les autres, le
lien social [les individus], ce ne sont pas des anges, ce sont des corps incarnés — la chair —,
donc sexués et sexuels. Si on récuse ça, ça a des conséquences drastiques, du point de vue
théorique et politique. Ça, c’est la grande idée de Marcuse. C’est fondamental, et je pense
irrécusable. Ça n’a pas besoin d’être prouvé par des chiffres, c’est de l’ordre de l’évidence
quasi husserlienne. Il y a des mâles et des femelles. D’âges différents. Les rapports de sexe et
les rapports de générations, ce sont deux structures fondamentales. Les ethnologues veulent
bien admettre que chez les primitifs, les rites d’initiation, les rapports de parenté et tous ces
machins, c’est important. Mais chez nous aussi. Et là, Marcuse, c’est le grand coup de poing,
c’est la grande révolution. » 220

C’est « la question sexuelle », ce « refoulé des sciences sociales », qui correspond donc
à la « nouvelle dimension de l’aliénation ». L’ontologie hybride de Marcuse apparaît ici
comme une ontologie qui en intègre plusieurs dans un même corps, et qui en ce sens les
dépasse, prises individuellement. La nouvelle ontologie se découvre de façon évidente sur le
mode anté-réflexif : comme le dit Jean-Marie Brohm, que « le lien social [les individus], ce ne
[soit] pas des anges, [que] ce [soit] des corps incarnés — la chair —, donc sexués et sexuels,
ça n’a pas besoin d’être prouvé par des chiffres, c’est de l’ordre de l’évidence quasi
husserlienne » — très précisément le déclic (ontologique) de Wittgenstein ! Très exactement
ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Schütz et de Husserl, l’épochè de l’attitude
naturelle philosophique221 : un système de représentations d’ordre conceptuel va être

219
R. Castel, (1965), op.cit.
220
Entretien avec J.-M. Brohm, en annexe.
221
« La phénoménologie nous a enseigné le concept de l’épochè phénoménologique, ou suspension de notre
croyance à la réalité du monde, comme instrument qui nous permet de dépasser en radicalisant la méthode
cartésienne du doute philosophique. Nous pouvons risquer de suggérer que l’homme dans l’attitude naturelle
utilise également une épochè spécifique, qui est bien-sûr tout autre que celle du phénoménologue. Il ne suspend
pas sa croyance au monde extérieur et à ses objets, mais au contraire, il suspend tout doute quant à son existence.
Ce qu’il met entre parenthèses est le doute que le monde et ses objets puisse être autre qu’il ne lui apparaît. Nous

75
considéré d’un point de vue réaliste — voilà ce qu’est la réalité, voilà ce que négligent les
autres systèmes d’interprétation, voilà comment il faut appréhender cette réalité négligée.

Avec l’apport ontologique freudien, le marxisme retrouve une seconde jeunesse, qui se
manifeste par une certaine fraîcheur axiologique et épistémologique : il n’est plus figé dans
une orthodoxie et une eschatologie de masse, il se tourne vers l’individu. Jean Duvignaud
comme Jean-Marie Brohm témoignent bien de cette réorientation « hygiénique » du
marxisme :

Jean Duvignaud :
« C’est une chose que Marcuse nous a tout de même appris : c’est que le but de la réflexion, de la
dialectique, si vous voulez, ce n’est pas de former des concepts, mais de se transformer soi-
même. C’est la vie. Et ça, je crois que ça a joué un rôle assez considérable. C’est l’homme ou la
femme qu’il faut transformer. C’est nous qui sommes responsables […]. Marcuse avait déjà
laissé tomber la grande attente globale du communisme — comme Ernst Bloch. »222

Jean-Marie Brohm :
« Marcuse a été un choc pour toute une série de gens, parce qu’ils se sont dit que le marxisme
n’était pas fossilisé, que le marxisme permet justement l’articulation avec ce qui était supposé
être son contraire : la psychanalyse freudienne […]. Chez Schopenhauer, oui : il y a une
métaphysique de l’Eros, comme force, élan vital, vouloir-vivre, etc. Chez Marcuse, non : chez
lui, c’est lié à des pulsions. C’est pas des forces transcendantales, c’est lié à des pulsions, qui sont
présentes chez l’individu. Marcuse étudie toujours l’individu, c’est le bonheur de l’individu qui
l’intéresse. Ça, on peut le lui reprocher : l’individu, mais quoi ? Il y a des classes sociales. Il y a
des… Mais c’est l’individu, c’est des pulsions, c’est des forces réelles. Marcuse accepte la
métapsychologie freudienne, qui signifie que les pulsions sont liées à des sources somatiques.
Marcuse, dans Eros et civilisation et dans d’autres textes, montre justement que c’est la libération
du corps qui est importante. C’est le corps, comme source de pulsions, qui sera l’objet et du
socialisme — il a écrit des textes là-dessus, sur « Socialisme et liberté » —, et d’une nouvelle
esthétique au sens kantien : esthétique transcendantale, et d’une nouvelle esthétique au sens
traditionnel : un nouvel art. Ça n’a rien à voir avec une position métaphysique, même s’il y a
aussi chez lui cette opposition entre Eros et Thanatos, qui est chez Freud une dimension
spéculative. Seulement Marcuse explique très justement que le côté spéculatif, chez Freud, et
qu’il reprend dans Eros et civilisation, c’est le côté qui vient de Hegel, et même avant, de Maître
Eckart, Leibniz, Schelling, toute la tradition philosophique allemande, qui est une pensée
conceptuelle. Et c’est pour cela que Marcuse a un côté subversif par rapport à la sociologie
positiviste française et américaine : c’est que rien ne pourra jamais expliquer ce qu’est un lien
social ou un groupe social dans une société par des chiffres, des statistiques, des enquêtes, si on a
pas forcément, auparavant, un cadre conceptuel. » 223

Cette question d’un tournant « individualiste » du marxisme aurait certes de quoi faire
sourire un adepte de l’individualisme méthodologique, mais comme le dit Jean-Marie Brohm,
on ne peut nier que d’une certaine manière, Marcuse s’intéresse à la libération du corps et de
l’individu, bien davantage qu’à la libération collective par l’action révolutionnaire d’un parti
de masse. Aussi provoquant que cela puisse paraître, Marcuse s’inscrit lui aussi dans un
mouvement historique de « rétrécissement » de l’ontologie propre à la discipline
sociologique : il n’est plus possible d’expliquer de manière unilatérale un fait social par un

proposons d’appeler cette épochè l’épochè de l’attitude naturelle ». A. Schütz, (1945), « Sur les réalités
multiples », trad. in A. Schütz, (1987), Le chercheur et le quotidien, trad. Paris, Méridiens.
222
Jean Duvignaud, entretien en annexe. Souligné par nous.
223
Entretien avec J.-M. Brohm, en annexe.

76
autre fait social, sans passer par l’individu. Bien que celui-ci ne soit pas, évidemment, postulé
comme acteur rationnel et conscient, contrairement au programme wéberien et à
l’individualisme méthodologique, il n’en demeure pas moins que les entités explicatives du
freudo-marxisme ne sont plus réductibles à la seule classe sociale, au seul mode de production
ou à la seule idéologie.

4 / Une forme inédite de critique sociale en France : « une nouvelle


dimension »… de la domination

« La conviction que la nature de la vie bonne ne peut vraisemblablement pas


faire l’objet d’un accord raisonnable est un trait distinctif de la pensée
moderne. Quand il s’agit du sens de la vie, toute discussion entre personnes
raisonnables ne tend pas naturellement vers le consensus, comme le pensait
Aristote, mais vers la controverse. Plus on parle d’un tel sujet, plus le
désaccord s’accroît, même en nous-mêmes, comme le fit observer Montaigne.
Le libéralisme a représenté l’espoir que, malgré cette tendance au désaccord
sur des questions d’une importance suprême, nous pourrions trouver le moyen
de vivre ensemble sans recourir à la force. Dans le libéralisme s’exprime cette
conviction que l’on peut s’accorder sur une morale élémentaire tout en
continuant de se trouver en désaccord sur ce qui donne un sens à la vie. »
Charles Larmore, Modernité et morale, Paris, PUF, 1993, pp. 190-191

Dans l’analyse de l’économie interne de l’argumentation marcusienne et de sa réception


française, nous devons encore indiquer un élément essentiel, avant de tenter une explication
sociologiquement pertinente de la phase de réception positive du freudo-marxisme. Nous
avons parlé à plusieurs reprises, à propos des thèses marcusiennes et de l’écho qu’elles ont pu
trouver en France, d’une « radicalisation du soupçon », ou d’un soupçon de « second degré ».
Une telle dénomination avait une fonction descriptive du point de vue épistémologique (la
validité de l’énoncé émis par un sujet critique est mis à son tour en question). Mais il nous
semble que ce soupçon de second degré fonctionne de façon complémentaire avec une forme
spécifique de critique sociale, forme de critique que l’on a vue mise en œuvre par les
récepteurs de Marcuse en France, sans pour autant l’avoir réellement caractérisée. On pourrait
dire, à titre de thèse que l’on va chercher à justifier par la suite, qu’à un soupçon de premier
degré, correspond une problématisation de la réalité sociale inscrite dans un horizon politique
et axiologique marqué par l’exigence de justice, par celle de la réalisation de cette dernière en
conformant les institutions et l’organisation de la société à la « volonté générale » ; et qu’au
soupçon de second degré, correspond un abandon relatif de l’horizon démocratique /
consensuel : puisque la critique elle-même est aliénée, dans la mesure où elle n’a pas
conscience d’où elle parle, on ne peut en effet plus attribuer à une quelconque conscience
collective — fut-elle réflexive et critique — aboutissant à une volonté générale, le rôle
émancipateur qui consiste à départager la vie « bonne » de l’existence aliénée.
La réception française de Marcuse est en fait des plus précieuses du point de vue de
l’histoire des idées, car il nous semble qu’elle inaugure dans notre pays — si l’on excepte la
critique de Bataille et de ses proches dans les années 30, 40 et 50, restée assez confidentielle
(ou en tout cas sans commune mesure avec l’écho que trouvera Marcuse dans les médias et la
pensée critique française des années 60) —, une critique sociale de gauche non-communiste
s’opérant non plus en fonction des impératifs de justice, d’équité, et inscrite en ce sens dans
l’horizon démocratique du bien fondé de la « volonté générale » — « le Bien de chacun voulu
à la fois par lui-même et par tous les autres », comme l’écrit Rousseau dans Du contrat social
—, mais en fonction d’une anthropologie métaphysique (l’homme est structuré par des

77
pulsions) définissant un critère attractif de vie « bonne », de vie « vraie », de « pleine
réalisation de soi », d’existence « réussie », en amont du critère de justice sociale. La
réception de Marcuse inaugure, en ce sens, une critique sociale de degré supérieur (de
« second degré »), entendu non plus prioritairement comme dénonciation de la répartition
injuste de ce que Rawls appelle les « biens sociaux primaires »224, mais comme mise au jour
des pathologies du monde social, mise au jour plus fondamentale encore que la critique de
l’injustice, puisque ce sont les pathologies dévoilées qui vont apparaîtrent désormais comme à
l’origine de l’intériorisation et de l’auto reproduction de l’injustice ; autrement dit, comme à
l’origine d’une conception injuste, aliénée et irrationnelle de la justice elle-même. Nous
reprenons ici la distinction qu’à récemment explicitée Axel Honneth, dans un important
ouvrage non encore traduit, entre la critique sociale comme dénonciation des injustices et la
critique sociale comme mise au jour des pathologies fondamentales225 :

« […] On part en général du principe que la tâche de la critique sociale est de dévoiler quelles
sont les situations sociales dont on peut raisonnablement soupçonner qu’elles sont en
contradiction avec des critères de justice […]. Toutes ces réflexions [propres à l’actuel débat
libéralisme / communautarisme, ainsi qu’aux problématiques contemporaines en philosophie
politique (fondation rationnelle universalisable des critères de justice versus fondation
herméneutique localisée, etc.) M.Q.] portant sur les questions normatives sont tributaires de la
présupposition, largement infondée, que seuls les états d’injustice sociale peuvent-être
légitimement considérés comme l’objet de la critique sociale. Mais cette prémisse restrictive est
loin d’être acceptable, comme en témoigne le fait que les sociétés libérales elles-mêmes
peuvent faire l’expérience de problèmes qui concernent des situations de nature totalement
différente : nous pouvons tout à fait soutenir que ce n’est pas seulement le mode de satisfaction
de nos revendications qui est “faux”, mais que celles-ci peuvent d’une certaine manière être
elles aussi considérées comme “fausses” ; de même, nous pouvons être convaincus que le
mécanisme par lequel nos revendications et nos désirs sont produits doit lui-même être mis en
question. La prétention à la validité qui s’exprime dans de telles réactions critiques se situe
encore en deçà du seuil normatif sur lequel reposent les jugements moraux quant au caractère
juste ou non d’un ordre social déterminé ; car ici, c’est le contenu et la direction même des
intérêts et des revendications qui sont interrogés, alors qu’ils ne peuvent être que présupposés
au sein du complexe argumentatif qui sert à diagnostiquer les situations d’injustice sociale. En
raison de prétentions à la validité différentes, le prédicat “faux” doit nécessairement être
entendu de façon différente suivant le type de jugement auquel il est associé : alors que dans le
premier cas il est synonyme “d’injuste” et qu’il désigne une violation de certains principes de
justice, dans le second cas il désigne plutôt quelque chose comme “insupportable”, ou “vicié”,
ce qui semble présupposer, à titre de critère, l’idée d’une sorte de perfection sociale. C’est
pourquoi la prétention à la validité qui s’élève dans le second type de critique sociale est d’un
type bien plus exigeant que celle qui est contenu dans la critique sociale conventionnelle.
Quand nous affirmons que les désirs et les intérêts caractéristiques d’une société prennent une
mauvaise direction, ou que nous mettons en question les mécanismes suivant lesquels ils sont
produits, nous défendons implicitement la thèse qu’une situation sociale ne remplit pas les
conditions que nous considérons comme les présupposés nécessaires de la vie bonne. Le

224
C’est-à-dire les biens qui sont distribués directement par les institutions sociales, comme le revenu et la
richesse, les opportunités et le pouvoir, les droits et les libertés. Ces biens se distinguent des biens premiers
naturels, tels que la santé, l’intelligence, la force et autres aptitudes naturelles, qui sont affectés par les
institutions sociales mais ne sont pas directement distribués par elles. Voir J. Rawls, (1971), Théorie de la
justice, trad. Paris, Seuil, « Points », 1997, pp. 93 sq.
225
Le traducteur d’Axel Honneth (voir références dans la note suivante) a traduit la plupart du temps le verbe
erschliessen (ouvrir, révéler, mettre à nu, dévoiler) par « mettre à jour » (qui signifie actualiser, et non pas
dévoiler). Par ce contresens, nous supposons qu’il voulait en réalité utiliser l’expression « mettre au jour », qui
correspond bien, elle, au sens de erschliessen (dévoiler). Dans les extraits suivants de la traduction française de
l’article d’Axel Honneth, nous remplacerons donc de manière systématique le « mettre à jour » employé par le
traducteur, par la formule « mettre au jour ».

78
concept général permettant de décrire les développements défectueux qui sont critiqués dans de
tels jugements me semblent correspondre au terme de “pathologie”. »226

C’est, selon Honneth, à la « philosophie sociale », telle qu’elle fut pratiquée par
l’hégélianisme de gauche — Marx et Engels, le jeune Lukács (celui d’Histoire et conscience
de classe), l’Ecole de Francfort dès le discours inaugural de Max Horkheimer en janvier
1931227 —, philosophie sociale qui dispose de façon indissociable d’une fonction descriptive
(qu’est-ce qui empêche de mener une vie bonne ?) et d’une fonction normative (quels sont les
critères des formes réussies de la vie sociale ?), que revient la tâche de mettre au jour les
« pathologies » sociales , de « diagnostiquer les processus sociaux de développement qui
doivent être compris comme des préjudices portés aux possibilités d’une “vie bonne” pour les
membres de la société »228. Si la théorie de la justice, dont traite la philosophie politique
traditionnelle, « se propose de définir quels sont les biens sociaux primaires [revenus,
richesses, pouvoirs, etc.], puis de déterminer les règles et les principes en fonction desquels
ces biens seront répartis et partagés de façon équitable »229, il demeure qu’une dimension
essentielle de la réalité sociale, telle que le sens ou la qualité qu’un groupe d’individus va
attribuer à l’existence, reste dans l’ombre. C’est pourquoi il est nécessaire, selon Honneth, de
« disposer d’un critère normatif qui soit plus englobant que celui d’une théorie formelle de la
justice »230. Ce critère de vie « bonne » (ou « réussie »), Honneth l’identifie à partir de la
problématique de la reconnaissance231. Les pathologies du social deviennent selon ce modèle

226
A. Honneth, (2000 b), « La critique comme mise à jour. La Dialectique de la raison et les controverses
actuelles sur la critique sociale », trad. E. Renault in E. Renault et Y. Sintomer (dir., 2003), Où en est la théorie
critique ?, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », pp. 59-73. Souligné par nous. (Traduction française du
chapitre « Über die Möglichkeit einer erschliessenden Kritik », d’Axel Honneth, que l’on trouve en version
originale allemande dans l’ouvrage de ce dernier auteur, (2000 a), Das Andere der Gerechtigkeit. Aufsätze zur
praktischen Philosophie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, pp. 70-87). Voir encore, sur ce concept de
« pathologie », l’article « Pathologien des Sozialen », dans le même ouvrage d’Axel Honneth, (2000 a), pp. 11-
69 ; et en français, A. Honneth, (1994), « La dynamique sociale du mépris. D’où parle une théorie critique de la
société ? », trad. in Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, (dir., 1996), Habermas, la raison, la critique, Paris,
Cerf, coll. « Procope », ainsi que l’article de Franck Fischbach, (2003 b), « Axel Honneth et le retour aux sources
de la théorie critique : la reconnaissance comme “Autre de la justice” », in E. Renault et Y. Sintomer (dir., 2003),
op.cit., pp. 169-184. Il nous faut mentionner que dans l’article duquel nous tirons l’extrait reproduit ci-dessus
(une traduction plus respectueuse du titre original pourrait donner quelque chose comme : « De la possibilité
d’une critique sociale comme mise au jour »), l’auteur développe la distinction entre « critique des injustices » et
« critique sociale comme mise au jour des pathologies » dans l’intention de montrer la relative légitimité de cette
dernière, et par là même, de la Dialektik der Aufklärung d’Adorno et Horkheimer (1947), donc de la Théorie
critique de l’Ecole de Francfort dont il semble assumer, bien plus radicalement que Habermas, la continuité.
Voir, sur cette question de la reprise du contenu normatif de la Théorie critique, l’article de Honneth (1994) sur
« La dynamique sociale du mépris », cité plus haut, ainsi que celui de Gérard Raulet, (2003), « L’aporie de la
théorie critique. Les stratégies de renouvellement du noyau théorique », in E. Renault et Y. Sintomer (dir., 2003),
Où en est la théorie critique ?, Paris, La Découverte, coll. « Recherches ».
227
Voir M. Horkheimer, « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches d’un Institut de recherche
sociale », in M. Horkheimer, Théorie critique. Essais, trad. Paris, Payot, 1978.
228
A. Honneth, (2000 a), Das Andere der Gerechtigkeit. Aufsätze zur praktischen Philosophie, Frankfurt am
Main, Suhrkamp, p. 13.
229
F. Fischbach, (2003 b), « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique : la reconnaissance
comme “Autre de la justice” », in E. Renault et Y. Sintomer (dir., 2003), op.cit., p. 174.
230
A. Honneth, (2000 a), op.cit., p. 7.
231
Voir plus spécifiquement A. Honneth, (1992), La lutte pour la reconnaissance, trad. Paris, Cerf, « Passages »,
2000 ; ainsi que la leçon inaugurale de Honneth donnée en 1993 à l’Institut Otto Suhr de l’Université libre de
Berlin, « La dynamique sociale du mépris. D’où parle une théorie critique de la société ? », trad. in Ch.
Bouchindhomme et R. Rochlitz, (dir., 1996), Habermas, la raison, la critique, Paris, Cerf, coll. « Procope », pp.
215-238. Il serait hors de propos de développer ici la reprise par Honneth du paradigme hégélien de la
reconnaissance. Nous pouvons toutefois reproduire un extrait de son article « Reconnaissance », pour le

79
des « expériences négatives faites par des acteurs sociaux confrontés à l’épreuve sociale du
mépris, c’est-à-dire qui éprouvent l’absence des conditions intersubjectives élémentaires
indispensables à la construction de soi »232. Les théories formelles de la justice sont alors
insuffisantes pour mettre au jour les pathologies entendues comme dénis de reconnaissance,
comme entraves à une subjectivation réussie d’un individu ou d’un groupe d’individus, car
ces disfonctionnements « pathologiques » « échappent très largement au regard d’une théorie
qui se préoccupe d’abord de la seule distribution des biens sociaux fondamentaux : une
revendication de reconnaissance ou d’estime ne se formule pas seulement ni immédiatement
sous la forme de l’exigence d’une certaine répartition des biens sociaux, elle est une demande
essentiellement qualitative portant sur des conditions qui doivent permettre un rapport positif
à soi, une construction réussie de son identité. Il ne s’agit pas seulement là d’une demande de
justice ou de réparation, mais d’une exigence morale porteuse d’une charge critique à l’égard
de la société existante. Aussi Honneth écrit-il :
“Dans le champ de la philosophie morale, il est recommandé d’effectuer un passage de ce genre
à “l’autre” de la justice, parce que la teneur morale de relations sociales non constituées
juridiquement, et pour ainsi dire affectives, ne peut être saisie de façon adéquate lorsque qu’on
se fonde uniquement sur le point de vue formel de l’impartialité” »233 .

Sans trop nous appesantir sur la lecture « communicationnelle » que fait Honneth des
pathologies, et en conservant simplement à l’esprit la différence de niveau et d’objet entre la
critique des injustices et la critique des pathologies sociales, entre la critique de ce qui
est « injuste » et la critique de ce qui est intrinsèquement « insupportable » ou « vicié »,
reconsidérons avec attention chacun des témoignages écrits ou oraux suivants provenant des
principaux récepteurs de Marcuse en France, témoignages que nous avons déjà eu l’occasion
de mentionner au cours de ce travail :

Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, sous la direction de Monique Canto-Sperber (Paris, PUF, 1996,
pp. 1272-1278), où le rapport entre « blessure morale » (qui devient « pathologie » à une échelle d’analyse
sociologique) et reconnaissance intersubjective est explicité de façon synthétique : « Si l’on cherche à généraliser
à partir de tels cas exemplaires, on obtient un ensemble de prémisses qui font apparaître le lien constitutif entre
la blessure morale et le déni de reconnaissance : a / Seules sont moralement vulnérables les créatures morales
qui se rapportent de manière réflexive à leur propre vie, et se soucient donc, de manière volontaire, de leur bien
être ; car sans la référence aux critères qualitatif de sa propre vie, on ne peut absolument pas expliquer ce qui
serait lésé ou compromis chez une personne quand elle est atteinte non pas par un simple dommage, par une
malchance ou par une contrainte, mais par une blessure morale. b / Si cette référence au rapport pratique à soi
même permet d’expliquer l’objet de la blessure morale, cela ne suffit pas encore à définir sa condition de
possibilité. Si les sujets humains sont, d’une manière générale, vulnérables dans leur rapport à eux-mêmes, c’est
qu’il leur faut, pour établir et préserver une relation positive à soi-même, le soutient que leur apportent les
réactions d’approbation ou d’assentiment d’autres sujets ; si l’on ne se réfère pas à ces conditions
intersubjectives, on ne peut absolument pas expliquer pourquoi une personne subit un dommage quand des actes,
des propos ou des circonstances définies détruisent un aspect spécifique de sa compréhension de soi. c / En
affirmant que la spécificité des blessures morales est de ne pas respecter une personne dans certains aspects de sa
relation positive à soi-même, tout en la renvoyant de manière élémentaire à la nécessité que cette relation soit
confirmée par d’autres sujets, on introduit aussi un fait psychologique : un ébranlement psychique va toujours de
pair avec l’expérience d’une injustice morale quand le sujet concerné perd un espoir dont l’accomplissement
était l’une des conditions de sa propre identité. Toute blessure morale constitue donc, parce qu’elle détruit un
présupposé essentiel de la faculté individuelle d’agir, un acte de lésion personnelle. »
232
F. Fischbach, (2003 b), op.cit., pp. 175-176.
233
F. Fischbach, (2003 b), op.cit., p. 176. L’extrait d’Honneth est tiré de Das Andere der Gerechtigkeit, (2000 a),
op.cit., p. 7. Souligné par nous.

80
(1) Fougeyrollas : « Nous formions une communauté qui avait pour dénominateur commun une attitude critique
généralisée — critique à l’égard du marxisme, critique à l’égard de la société occidentale, bien entendu,
critique à l’égard de la colonisation. »234

(2) Axelos : « On s’intéressait beaucoup à Marx, Nietzsche et Freud, comme démystifications. Il y a une critique du sujet,
de la Raison qui triomphe, du prolétariat qui résout tous les problèmes. »235

(3) Morin : « La réification du réel constitue un des fondements de notre civilisation du 20ème siècle. Elle est significative
de la magie moderne. Nous ne pouvons que réduire cette réification mais non pas l’abolir : nous ne pouvons
vivre en nous passant vraiment de l’idée de réel. »236

(4) Duvignaud : « [Une] des idées essentielles de Marcuse, [c’est que] que l’Eros n’est pas là où on le dit, et qu’il faut
chercher au-delà des institutions et des autres une liberté perdue. »237

(5) Morin : « Plus la vie devient monotone, [plus elle est] plate, bureaucratisée, plus l’amour apparaît comme l’aventure
d’un monde sans aventures, l’irrationnel sublime d’une société rationalisée, la revanche de l’être des
profondeurs. »238

(6) Axelos : « Chaque fois que deux êtres s’ouvrent et se pénètrent, ils brisent les conventions oppressives des structures
et des superstructures, ils font voler en éclats les paroles mensongères que l’on profère dans l’habituelle
grisaille. Aux moments mêmes où nous obéissons aux voix souterraines du devenir, en nous mettant à
l’écoute de ce qui pèse lourdement sur notre cœur, nous faisons place à notre aspiration vers une lueur
terrestre autant que céleste, nous respectons une intériorité piétinée par le monde empirique et par nous-
mêmes et nous regardons dans les yeux le mirage vrai d’une figure altière qui sera prise en charge par le
temps. Se laisser être avec un autre être du monde […] ouvre des possibilités inédites. L’entrée, même pour
un moment, dans le monde du sexe, qui n’est pas seulement celui du sexe, peut permettre le déploiement
des puissances diurnes et surtout nocturnes que d’habitude nous piétinons. […] Au cœur d’une époque
sans âme, où l’insatisfaction est destinée à croître, grâce précisément aux multiformes et informes
satisfactions, satisfaction et insatisfaction croissant proportionnellement, comment l’amour peut-il
poursuivre son impossibilité nécessaire ? »239

(7) Buchanan : « Si la première phase d’une révolution est, et doit être économique, la phase suivante devrait être dirigée
contre les autres formes non économiques de la pauvreté : contre la médiocrité des expériences vécues,
contre le dénuement social (la solitude), contre la sous-alimentation émotionnelle et esthétique, contre ce
qui rend les hommes sous-humains […]. Herbert Marcuse a proposé, en psychologie, une révision de la
conception freudienne de l’opposition du principe de plaisir au principe de réalité. Le vieux dénigrement du
plaisir n’est désormais plus utile, est en fait dangereux et anachronique dans les Etats techniquement
avancés. […] Une grande partie de la seconde révolution se situe au niveau du corps humain : après la
nourriture (la première révolution), d’autres choses sont vitales comme l’amour, l’amitié, la conversation,
substances et rencontres sans lesquelles le corps est profondément lésé. […] L’imagination que certains
politiciens ou économistes méprisent pourrait être l’instigateur pratique de ces changements. Peut-être la
poésie elle-même a-t-elle été un mouvement politique caché, attendant au travers des siècles d’être
socialement créative. En poésie nous désirons ce qui est absolument nécessaire. Si, grâce au progrès
scientifique, tout devient possible, il ne reste qu’à imaginer ce qui est exiger. »240

(8) Mignot : « Bien-sûr, un travail libidineux devenant satisfaction en soi, le bonheur, ce concept tant écrasé dont on ne
parle plus, la “conquête du temps dans le temps”, le chant paisible et réconciliateur d’Orphée, la beauté de
Narcisse satisfait de lui-même, la considération de l’être comme plénitude qui se déploie librement, cela
n’est que de l’imaginaire. Mais justement, s’il est vrai, comme le souligne Marcuse, que l’imagination est
encore notre seule faculté dont la grande vérité est de refuser l’adaptation servile au principe de réalité, s’il

234
Entretien avec Pierre Fougeyrollas, en annexe. Souligné par nous.
235
Entretien avec Kostas Axelos, en annexe. Souligné par nous.
236
E. Morin, (1960), « Fragments pour une anthropologie », in Arguments, n° 18 (« l’Homme-problème »), avril-
juin 1960, p. 47. Souligné par nous.
237
Jean Duvignaud, entretien en annexe. Souligné par nous.
238
E. Morin, (1961), « Le complexe d’amour », in Arguments, n° 21 (« L’amour problème »), janv.-mars 1961,
p. 8. Souligné par nous.
239
K. Axelos, (1961), « L’errance érotique », in Arguments, n° 21 (« L’amour problème »), janv.-mars 1961, p.
21 sq. Souligné par nous.
240
G. Buchanan, (1961), « Pour la seconde révolution », in Argument, n° 22 (« Les difficultés du bien-être »),
avril-juin 1961, p. 61. Souligné par nous.

81
est vrai qu’elle garde encore le souvenir d’un passé subhistorique où l’individu était heureux dans sa
totalité et qu’elle est orientée vers l’avenir, pourquoi nos rêves ne deviendraient-ils pas réalité ? »241

(9) Copfermann : « […] Une connaissance, aussi limitée soit-elle, des adolescents de tous les milieux sociaux dément ces
idées [selon lesquelles la “jeunesse” serait en quelque sorte le milieu d’une espèce de contre-société]. On
trouve une proportion à peu près égale de conformisme, de passivité, chez les jeunes que chez les adultes,
même si leur comportement extérieur proclame le contraire. C’est que la répression, très tôt intériorisée,
n’a plus besoin de prendre des formes visibles : le modelage des esprits, le modelage des corps, à mesure
qu’ils se font plus subtils, semblent aller de concert avec la proclamation extérieure de l’autonomie. Brisée
dès l’école, l’individualité est soumise à partir de l’enfance à l’ordre social. »242

(10) Famose : « Dans la société communiste, “quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, lorsqu’il
deviendra lui-même le premier besoin vital” (Marx), l’activité productrice deviendra jeu. Le corps
désexualisé par le travail aliéné et douloureux se resexualiserait dans une activité jouée. Cette
resexualisation du corps d’un point de vue psychanalytique ne peut être qu’une “régression ” de la
sexualité à un stade antérieur de son développement. Cette “régression” d’un stade supérieur de
développement à un stade inférieur consisterait dans une réactivation de toutes les zones érotiques, donc en
une reconnaissance de la sexualité polymorphe prégénitale et un déclin de la suprématie génitale. »243

(11) Brohm / Fraenkel / Laguillaumie : « […] la lutte révolutionnaire de la jeunesse ouvrière, étudiante, lycéenne, a posé
de manière plus aiguë que jamais le contenu de la culture de classe, le contenu des loisirs et des
distractions de la jeunesse. Elle a montré l’aspect profondément politique des revendications instinctuelles,
et des besoins physiques, de cet instinct de vie, de cet “instinct de liberté non sublimé” selon la belle
expression de Marcuse. En contestant une culture répressive la jeunesse a aussi contesté la place assignée
au corps dans l’actuel système. Elle a contesté les valeurs qui pétrifient et asservissent le corps, le mutilent
et le répriment (travail, productivité, agression, héroïsme, etc.) »244

(12) Comité de rédaction de la revue Aletheia : « […] Disons simplement qu’ALETHEIA est de gestion strictement
étudiante et démocratique, qu’elle se propose comme expérience et terrain de rencontre entre Faust et
apprentis sorciers ; si elle s’installe résolument dans la sphère des intérêts moyens et modes du temps ce
n’est qu’à titre provisoire, afin d’y pressentir les linéaments d’une culture libérée et peut-être, plus tard, d’y
contribuer. »245

(13) Laguillaumie : « Le sport, loin de contribuer à une culture collective émancipatrice, à la libre communauté d’Eros
dont parle Marcuse, représente l’assouvissement le plus totalitaire des masses par le biais de la
manipulation de leurs affects, de leurs esprits sous le règne de Thanatos [...]. Toutes les dimensions, tous les
secteurs, tous les niveaux du sport se conditionnent réciproquement et sont conditionnés par le terrain qui
les nourrit : la société d’exploitation de classe. C’est pourquoi, il est impossible de réformer le sport dans le
cadre actuel. Le réformisme sportif est une illusion utopiste. Le sport comme forme de domination, de
répression disparaîtra dans une société communiste.» 246

(14) Brohm : « La culture du corps dont nous examinerons quelques traits typiques démontre chaque jour son unité
répressive. Non seulement le corps, l’organisme, est de plus en plus mutilé dans le travail, réduit à être une
force abstraite, à rentabiliser ; non seulement il est plongé dans un univers urbain hostile qui tue ses
rapports et ses échanges organiques avec la nature, mais il est encore investi, exploité mercantilement par
le cycle des marchandises et le spectacle sexuel. Le système capitaliste, l’univers de travail aliéné, doit
donc nécessairement contrôler, manipuler, administrer le corps, son énergie, ses pulsions, ses besoins, ses
désirs pour l’intégrer à la production, lui faire accepter ses normes de consommation et l’adapter à ses
loisirs. Tel est le fonctionnement de la culture capitaliste du corps. » 247

241
G. Mignot, (1964), compte rendu de la traduction française de Eros civilisation, in Partisans, n° 15, avril-mai
1964, pp. 73-74. Souligné par nous.
242
E. Copfermann, (1966), présentation de Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et répression I »), oct.-nov. 1966, p.
5. Souligné par nous.
243
J.-P. Famose (pseud. « Th. Münzer »), (1966), « Sexualité et travail », in Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et
répression I »), oct.-nov. 1966, p. 38. Souligné par nous.
244
J.-M. Brohm, J. Knief (Boris Fraenkel), P. Laguillaumie, (1968), « Sport, culture et répression »
(présentation), in Partisans, n° 43 (« Sport, culture et répression »), juillet-sept. 1968, p. 6. Souligné par nous.
245
Comité de rédaction de la revue Aletheia, n° 1, janvier 1964.
246
P. Laguillaumie, (1968), « Pour une critique fondamentale du sport », in Partisans, n° 43, juil-sept. 1968, p. 41.
Souligné par nous.
247
J.-M. Brohm, (1968), « La civilisation du corps : sublimation et désublimation », in Partisans, n° 43 (« Sport,
culture et répression »), juillet-sept. 1968, pp. 47-48. Souligné par nous.

82
(15) Brohm : « La manipulation du corps s’inscrit essentiellement dans un double processus : celui de la sublimation
répressive, celui de la désublimation répressive. Ces processus concernent le contrôle et la domestication
des pulsions et des aspirations de l’organisme, notamment de son énergie érotique. Ils aboutissent à la
question centrale de la culturalisation de l’individu : la répression du principe de plaisir dont le corps est
l’agent et le porteur et qui résume l’aspiration à une vie libre et pacifiée, la subordination du principe de
plaisir au principe de réalité dont le contenu est le condensé des impératifs et des normes de la société de
classe. Si la sphère du travail exploité est le domaine de la répression pure, le domaine des loisirs, de la
culture de masse est le règne de l’auto-répression “ librement consentie ” »248 .

(16) Brohm : « Le nudisme, l’érotisme sémiologique des mass-médias, les multiples attractions sexuelles (strip-tease des
boulevards, concours de sexe, etc.), les innombrables marchandises sexuelles, les activités physiques des
camps exotiques de nature (Club Méditerranée, etc.), le soulagement organique passif dans les parcages de
camping populaire, le dévêtissement sur les plages, le tourisme de banlieue, le libertinage juvénile dans les
piscines, le flirt massif dans les dancings, l’évocation suggestive des danses modernes yé-yé, etc., etc., tout
cela témoigne effectivement d’une sorte de retour massif de ce qui était refoulé. […] Mais cette apparente
libération n’est que la conséquence, le processus inverse de la sublimation répressive, c’est-à-dire le
refoulement. La désublimation répressive est le signe de la puissance du travail social du refoulement. Le
corps libéré est encore sous la domination de la société qui le réprime et qui lui permet à présent de
s’esbaudir. Les excès qu’on a coutume de signaler dans l’actuelle désublimation de la culture de masse sont
encore des excès administrés, contrôlés. La délivrance sensuelle, grossière, brutale, massive, est corrélative
de la domestication féroce d’Eros infantile, paradigme de tout plaisir réel. »249

(17) Bertrand : « Le plaisir d’exécuter une fonction avec succès, le sentiment de progresser, d’apprendre sans cesse à se
dominer, la prise de conscience que les choses et le corps obéissent de plus en plus au Moi, bref, que celui-
ci devient de plus en plus “dominateur”, provoquent un vif plaisir. Le plaisir a été transformé en
domination […]. Le sport est un moyen d’obscurcissement intellectuel, un opium, au sens large du terme.
Cette fonction est une nécessité pour l’éducation actuelle qui organise le camouflage systématique des
réalités sociales et politiques. La répression de la sexualité infantile qui est le centre de l’éducation précoce
a aussi une fonction sociale précise, que Reich a analysée en détail dans La lutte sexuelle des jeunes. En
réprimant la curiosité sexuelle de l’enfant, l’éducation empêche les premières manifestations
d’indépendance intellectuelle et entrave le développement de l’esprit critique. L’interdiction sexuelle est
ainsi corollaire de l’interdiction de penser, l’inhibition mentale est liée étroitement à l’inhibition
sexuelle. »250

(18) Brohm : « La société bourgeoise est obligée de se prémunir contre la révolte des individus frustrés et réprimés ; pour
cela, elle modifie leur structure pulsionnelle dès la plus petite enfance […]. Dans le cadre de l’aliénation
organisée par la dictature de classe de la bourgeoisie (ou de la bureaucratie stalinienne), le travail
capitaliste, le labeur en usine est une contrainte mutilante qui s’oppose à tous les plaisirs de la vie. La
société de classe doit donc préparer l’individu à accepter de se voir transformer en force de travail, à
accepter, comme dit Marcuse, le travail en tant que contenu même de l’existence […]. Il s’agit donc,
comme l’a montré Marie Bonaparte, de transformer la libido en capacité de travail par le biais de la
sublimation répressive. Ces mécanismes sont assez connus pour qu’il soit utile de les développer ici
longuement. Reich et Marcuse ont largement exposé ces vues. L’essentiel consiste à réprimer les pulsions
sexuelles partielles et à les amener sous le primat de la génitalité procréatrice dans le cadre du mariage
monogamique. L’éducation par la Famille et par l’Ecole désensualise les sens, désérotise la musculature
(notamment par le sport), réprime férocement la masturbation infantile, implante la morale des sphincters
et rend taboues toutes les manifestations de la sexualité infantile, ou de la curiosité pulsionnelle. »251

On remarquera que dans toutes les parties soulignées par nous, la critique ne porte
jamais en premier lieu sur les injustices sociales, mais sur une dimension plus profonde de la
réalité sociale, sur une dimension quasi existentielle, qui à la fois contient et dépasse la
problématique de la justice. Si l’on suppose que cette dernière est le fil conducteur de

248
J.-M. Brohm, (1968), op.cit., p. 50. Souligné par nous.
249
J.-M. Brohm, (1968), op.cit., pp. 55-57. Souligné par nous. La citation de Marcuse est tirée de la traduction
française d’Eros et civilisation, p. 13.
250
G. Bertrand, (1968), « Education sportive et sport éducatif », in Partisans, n° 43 (« Sport, culture et
répression »), juil.-sept. 1968, pp. 79-87. Souligné par nous.
251
J.-M. Brohm, (1972), « Encore une fois : la lutte contre la répression sexuelle », in Partisans, n° 66-67
(« Sexualité et répression (II) »), juil-oct. 1972, p. 95. Souligné par nous.

83
l’analyse politique en modernité252, on peut dire que les critiques reproduites ci-dessus sont
elles d’ordre métapolitique. Qu’il s’agisse de celle de la « société occidentale » (1), du
« sujet » et de la « Raison qui triomphe » (2), de la « réification » (3), de la « vie monotone »,
d’un « monde sans aventures » et d’une « société rationalisée » (5), du « monde empirique »
qui « piétine l’intériorité » et d’une « époque sans âme » (6) ; qu’il s’agisse encore de la
critique de la « médiocrité des expériences vécues », de la « solitude » ou de la « sous-
alimentation émotionnelle et esthétique » (7), de celle du « principe de réalité » (8) et du
« modelage des corps et des esprits » par « l’ordre social » (9), de celle du « travail aliéné et
douloureux » (10), de celle du « contenu de la culture de classe, du contenu des loisirs et des
distractions de la jeunesse » (11), du « sport comme forme de domination » (13), de
« l’univers urbain hostile qui tue les rapports [de l’organisme] et ses échanges organiques
avec la nature », du « cycle des marchandises » et du « spectacle sexuel » (14), ou que ce soit
enfin la critique du « contrôle et de la domestication des pulsions et des aspirations de
l’organisme, notamment de son énergie érotique » et celle de la « répression du principe de
plaisir » (15), que ce soit la critique de « l’érotisme sémiologique des mass-médias »,
des « innombrables marchandises sexuelles » et de la « délivrance sensuelle grossière, brutale,
massive » caractéristique de cette société qui sous prétexte de libérer le corps, le « réprime »
en réalité (16), que ce soit celle du sport comme « opium » et « moyen d’obscurcissement
intellectuel » ou de « l’interdiction sexuelle » (17), que ce soit la critique de la « société
bourgeoise » qui « modifie la structure pulsionnelle [des individus] dès la plus petite
enfance » afin de « se prémunir contre la révolte des individus frustrés et réprimés », celle de
la répression « des pulsions sexuelles partielles », du « mariage monogamique » ou encore de
la « Famille » et de « l’Ecole » ; dans la totalité de ces très nombreuses critiques, donc, l’objet
de l’analyse n’est jamais en premier lieu la question de l’injustice, mais celle du sens, de la
valeur et de la qualité de la vie occidentale moderne en général — de ses modes de travail, de
loisir, d’éducation, de reproduction, de communication, d’information, etc. —, telles que ces
multiples propriétés qualitatives apparaissent à divers individus insatisfaits. La distinction,
devenue classique en philosophie morale, proposée par Henry Sidgwick à la fin du 19ème S. et
reprise aujourd’hui par Charles Larmore, entre une conception morale de type antique et
« attractive », posant le primat du bien personnel sur le juste, et une conception moderne,
législative et « impérative » de la morale, posant à l’inverse le primat du juste sur le bien,
nous apparaît ici comme très éclairante : tous les auteurs cités précédemment posent
implicitement la primauté du « bien » sur le « juste » ; ils valorisent en effet une conception
attractive et globalement pré-moderne de la morale (telle que l’illustre l’éthique des Anciens
— celle de Platon et d’Aristote par exemple — où le bien est assimilé à la pleine « réalisation
de soi », à l’intérêt bien compris de l’agent, i.e. à ce que ce dernier voudrait effectivement s’il
était suffisamment informé de ses désirs), au détriment d’une conception prescriptive,
législative et globalement moderne, pour laquelle il existe des droits et des devoirs moraux
catégoriques, indépendants des diverses conceptions individuelles (et souvent divergentes) du
bonheur, de la réalisation de soi ou de la perfection humaine — conception impérative
qu’incarne par exemple l’exigence de justice sociale dans un régime de démocratie libérale
(l’Etat libéral doit agir en fonction d’une morale minimale et commune à laquelle puisse
adhérer le plus d’individus possible ; il doit donc se limiter à accorder à chaque citoyen,
indépendamment de sa conception du bonheur ou de la perfection humaine, les mêmes droits
civils et politiques, et à lui garantir le minimum économique essentiel à la poursuite de cette

252
Nous nous inspirons ici librement de diverses analyses socio-historiques que l’on trouve notamment chez
Henry Sidgwick (The Methods of Ethics, Londres, Mac Millan, 1907), Charles Larmore (Modernité et morale,
Paris, PUF, 1993) et John Rawls (Leçons sur l’histoire de la philosophie morale, trad. Paris, La Découverte,
2002). Voir infra.

84
conception substantielle de la vie « bonne »)253. Ce qui est critiqué de manière radicale par les
récepteurs français de Marcuse, c’est bien le principe de neutralité du libéralisme politique,
principe selon lequel l’intervention de l’Etat doit pouvoir se justifier sans se référer aux
conceptions substantielles et controversées de la vie bonne, afin de respecter les idéaux
régulateurs modernes de liberté, d’autonomie et d’individualité — ou, plus modestement, les
normes minimales du dialogue rationnel et de l’égal respect des personnes qui structurent la
pensée occidentale depuis trois ou quatre siècles. Pour employer une autre distinction
classique en philosophie morale et politique, elle aussi heuristique en ce qui concerne notre
objet, la critique métapolitique caractérisée précédemment implique que, parmi les trois
grands principes moraux que l’on peut identifier, le principe de partialité (qui sous-tend les
obligations particularistes, non catégoriques, qui ne s’imposent à nous qu’en vertu d’un
certain désir ou intérêt que nous nous trouvons avoir) l’emporte en priorité sur le principe
conséquentialiste (qui exige que l’on fasse ce qui produira globalement le plus grand bien, eu
égard à tous ceux qui sont affectés par notre action) comme sur le principe déontologique (qui
exige que l’on ne fasse jamais certaines choses, même s’il doit en résulter globalement un
moindre bien ou un plus grand mal) — ces deux derniers principes répondant, contrairement
au principe de partialité, à des exigences universalistes et catégoriques254.
Mais reprenons le fil conducteur de la justice et de son « Autre », des conceptions
impérative (primat du juste) et attractive (primat du bien) de la morale. Dans les extraits vus
plus haut, les divers éléments de l’existence dans les sociétés occidentales modernes, avant
même d’être « injustes » (et relevant donc d’un critère moral d’évaluation à prétention
universaliste, tel que le principe conséquentialiste), sont donc fondamentalement « viciés » :
ils se révèlent foncièrement « mauvais » pour les divers individus qui formulent la critique
métapolitique, mais n’impliquent pas qu’ils apparaissent de manière nécessaire comme tels
pour un ensemble étendu de subjectivités — ensemble dont les représentations en ce qui
concerne les caractéristiques pertinentes de la vie « bonne » et de la « pleine réalisation de
soi » auront toutes les chances d’être d’une grande hétérogénéité, et de faire l’objet d’un
désaccord raisonné et raisonnable255. Ces divers éléments, propres aux sociétés occidentales
modernes et objets de la critique radicale, apparaissent en fait comme immoraux, au sens
précis (honnethien) où ils réduisent, et parfois interdisent, la possibilité pour les sujets de la
critique — qui sont, avant même d’être des sujets de droits, des sujets moraux, des sujets
pouvant formuler dans un mouvement auto-réflexif ce qui constitue l’intégrité de leur
identité256 — d’entretenir une relation positive à eux-mêmes257. L’extrait n° 7 (Georges

253
Sur cette distinction entre un idéal moral « attractif » (valorisant le bien), globalement antique, et un idéal
moral « impératif » (valorisant le juste), globalement moderne, voir les divers articles de Charles Larmore qui
composent son livre de 1993, Modernité et morale, Paris, PUF, « Philosophie morale », notamment le chapitre II
(« Le juste et le bien ») et le chapitre VII (« Du libéralisme politique »), dans lequel Larmore écrit : « La
conviction que la nature de la vie bonne ne peut vraisemblablement pas faire l’objet d’un accord raisonnable est
un trait distinctif de la pensée moderne. Quand il s’agit du sens de la vie, toute discussion entre personnes
raisonnables ne tend pas naturellement vers le consensus, comme le pensait Aristote, mais vers la controverse.
Plus on parle d’un tel sujet, plus le désaccord s’accroît, même en nous-mêmes, comme le fit observer
Montaigne. Le libéralisme a représenté l’espoir que, malgré cette tendance au désaccord sur des questions d’une
importance suprême, nous pourrions trouver le moyen de vivre ensemble sans recourir à la force. Dans le
libéralisme s’exprime cette conviction que l’on peut s’accorder sur une morale élémentaire tout en continuant de
se trouver en désaccord sur ce qui donne un sens à la vie » (pp. 190-191).
254
Voir sur ce point Charles Larmore, op.cit., chap. IV, « L’hétérogénéité de la morale ».
255
Sur le caractère controversé des conceptions de la vie « bonne » en modernité, voir Ch. Larmore, op.cit.,
chap. IV (« L’hétérogénéité de la morale ») et chap. VII (« Du libéralisme politique »).
256
Il s’agit d’une prémisse anthropologique qui nous semble s’imposer d’elle-même par son évidence. Comme le
résume Honneth, « la possibilité d’existence des blessures morales tient à l’intersubjectivité de la forme de vie
humaine : les créatures humaines sont vulnérables de cette manière spécifique que nous qualifions de “morale”
parce qu’elles doivent leur identité à la structure de cette relation pratique à soi-même qui, dès le premier instant,

85
Buchanan) illustre peut-être de la façon la plus explicite le passage d’une critique de premier
au second degré :

« Si la première phase d’une révolution est, et doit être économique, la phase suivante devrait
être dirigée contre les autres formes non économiques de la pauvreté : contre la médiocrité des
expériences vécues, contre le dénuement social (la solitude), contre la sous-alimentation
émotionnelle et esthétique, contre ce qui rend les hommes sous-humains […].Une grande partie
de la seconde révolution se situe au niveau du corps humain : après la nourriture (la première
révolution), d’autres choses sont vitales comme l’amour, l’amitié, la conversation, substances
et rencontres sans lesquelles le corps est profondément lésé. »

On voit ici très bien dans quelle mesure la critique des pathologies dépasse celle de
l’injustice ; comment une critique de type morale-attractive, qui problématise la « relation à
soi » d’un sujet (c’est-à-dire « la conscience ou le sentiment qu’une personne a d’elle-même
pour ce qui concerne les facultés et les droits qui lui reviennent »258), déborde la question de
la répartition quantitative des biens. Ce qui est critiqué, c’est bien la non-possibilité pour le
sujet moral d’entretenir un rapport positif à soi-même, en raison de la « médiocrité des
expériences vécues », de la « solitude », de « la sous-alimentation émotionnelle et
esthétique ». Pour palier à ces divers dénis de reconnaissance qui finissent par produire, par
effet d’agrégation, une « pathologie » sociale, il faut que les structures intersubjectives
primaires d’individuation, telles que « l’amour, l’amitié, la conversation », puissent remplir
librement leur fonction de constitution et de renforcement de la subjectivité. Il faudrait ainsi
que l’Etat (ou l’institution qui prendrait temporairement son relais en cas de révolution), à
l’inverse même du principe de neutralité qui caractérise le libéralisme politique depuis deux
cent ans (grosso modo, depuis la Révolution française de 1789), privilégie une conception
substantielle et controversée de la « vie bonne » (entendue en tant que structure complexe
comprenant des fins, des significations et des activités spécifiques, i.e. en tant que « forme de
vie », au sens wittgensteinien du terme) au détriment des autres ; qu’il abandonne les idéaux
autonomiste et individualiste afin de valoriser une forme sociale de vie, qu’il s’emploie donc à
défendre ce qui constitue le « bien » pour une communauté donnée au détriment des principes
liberté, de justice et de limitation de l’intervention étatique.
La critique « pathologique » qu’expérimentent les récepteurs de Marcuse est par ailleurs
« absolue », au sens où elle s’affranchit d’une contrainte « relative » majeure : celle de la
prétention à la validité intersubjective la plus large possible (voir, entre autres, l’extrait n° 9 :
« On trouve une proportion à peu près égale de conformisme, de passivité, chez les jeunes que

dépend de l’entraide et de l’approbation apportée par d’autres personnes ». A. Honneth, (1996), article :
« Reconnaissance », in M. Canto-Sperber, (dir., 1996), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris,
PUF, p. 1276. Sans cette aptitude humaine à entretenir un rapport pratique à soi-même, sans cette capacité
d’auto-réflexion rendue possible par l’échange communicationnel avec autrui et la structure même du langage
humain (qui diffère des langages non humains en ce qu’il intègre structurellement la possibilité de se prendre lui-
même pour objet), il ne serait pas possible de parler de « bien » ou de « mal ». Il serait par exemple absurde de
parler de moralité dans une conception purement mécaniste de l’esprit humain (puisque l’individu agit et produit
des représentations moins en raison d’interactions communicationnelles toujours-déjà en cours qu’en fonction
d’un mécanisme neuro-biologique donné, anté-réflexif et anté-discursif), tel que pourrait être tenté de le faire un
cognitivisme radical : les actions et représentations d’un tel « sujet » ne seraient ni « bonnes » ni « mauvaises »,
mais seulement « effectives » et « causées », telles que celles d’un animal (en supposant qu’un animal puisse
avoir des « représentations », ce qui n’est après tout pas impossible). Ce n’est que parce qu’un individu est
capable de comprendre et d’assimiler réflexivement l’idée abstraite de mal — ce n’est que parce qu’il peut
envisager qu’un rapport pratique à soi-même à été entravé ou dénié, chez lui-même ou chez autrui —, qu’il est
possible de qualifier une action de « mauvaise ».
257
Cf. note précédente.
258
A. Honneth, (1996), op.cit., p. 1275.

86
chez les adultes, même si leur comportement extérieur proclame le contraire. C’est que la
répression, très tôt intériorisée, n’a plus besoin de prendre des formes visibles : le modelage
des esprits, le modelage des corps, à mesure qu’ils se font plus subtils, semblent aller de
concert avec la proclamation extérieure de l’autonomie. » En passant du premier au second
degré, la critique métapolitique adopte le « point de vue de Dieu » (Putnam) et abandonne
l’horizon démocratique du droit et l’impératif d’un accord intersubjectif, obtenu sans
contraintes et à prétention universaliste259, puisque qu’il n’appartient qu’à une minorité
intellectuelle éclairée de pouvoir échapper à l’aliénation généralisée et de poser les conditions
de possibilité d’une existence « bonne », dotée de sens et d’attraits. Alors que la réflexion
philosophique immanente s’inscrit dans une démarche consensualiste en cherchant à statuer
sur ce qui peut-être juste du point de vue de la volonté générale, la déconstruction en terme de
pathologie déconnecte le rapport avec l’impératif du consensus intersubjectif, dans la mesure
où elle porte la critique non plus électivement sur la question de la justice, mais sur celle des
conditions même d’un discours sur la justice — ce second niveau de critique se situant « en
deçà » de l’argumentation rationnelle (il suppose en effet toute une anthropologie
métaphysique afin de définir les critères de vie « bonne ») et de l’accord intersubjectif obtenu
par la discussion (puisque le cadre lui-même de la communication est jugé biaisé).
L’argumentation métapolitique est donc toujours-déjà une argumentation métathéorique,
puisqu’elle implique non seulement la critique théorique d’un système social donné, mais
problématise encore les conditions mêmes de possibilité d’un débat théorique et pratique sur
un quelconque objet social.
La critique de second degré, la critique métapolitique des pathologies de la société, se
situe donc au-delà du juste et de l’injuste, afin de pouvoir problématiser ce qui fonde le juste
et l’injuste, le bien et le mal. Cette critique « transcendante »260 se découple volontairement du
monde-vécu intersubjectif de la communauté d’intérêt politique sur lequel repose encore la
critique immanente de l’injustice, afin d’accéder à un champ de signification plus profond.
Elle combine narration et argumentation, et sans pour autant se réduire ni à la critique
conservatrice de la culture (façon Spengler) ni à l’activité artistique et au dévoilement
esthétique (car l’ouverture de sens qu’elle propose n’est pas indéterminée, mais s’applique au
champ plus ou moins défini qu’est celui de la reproduction sociale de la domination), la
critique sociale de second type a pour fonction cardinale, comme l’a bien remarqué Axel
Honneth, « d’ouvrir un nouvel horizon de signification à la lumière duquel il est possible de
faire apparaître à quel point les rapports sociaux en vigueur ont un caractère

259
Sur la prétention implicite du discours de connaissance à l’universalité, voir par exemple J. Habermas, (1972),
« Théories relatives à la vérité », in Logique des sciences sociales et autres essais, trad., Paris, PUF, 1987 :
« Afin de distinguer des énoncés vrais des énoncés faux, je me réfère au jugement d’autres personnes, plus
précisément aux jugement de tous les autres avec lesquels je pourrais engager une conversation (en y incluant de
manière contrefactuelle tous les interlocuteurs que je pourrais rencontrer si ma biographie étais coextensive à
l’histoire de l’humanité). La condition de la vérité des énoncés est l’accord virtuel de tous autres. Toute autre
personne devrait être en mesure de se convaincre que je suis en droit d’attribuer à l’objet le prédicat en question,
et de ce fait de m’approuver. La vérité d’une proposition signifie la promesse d’aboutir à un consensus rationnel
sur ce qui a été dit » (p. 285). Voir encore Karl-Otto Apel, qui défend des positions très proches de celles de
Habermas, dans son article : « La question d’une fondation ultime de la raison », in Critique, n° 413, oct. 1981,
ou encore dans l’ouvrage Le logos propre au langage humain, trad. Paris, Editions de l’Eclat, 1994.

260
Nous utilisons l’adjectif dans le même sens que Hilary Putnam (voir Raison, vérité, histoire, trad. Paris,
Minuit, 1984, p. 141). Putnam désigne par théorie « transcendante » une théorie correspondant à une conception
externaliste de la vérité, et en ce sens au « point de vue de Dieu » — la vérité est une sorte de relation de
correspondance entre des mots ou des symboles de pensée et des choses ou des ensembles de choses
radicalement extérieures à l’esprit humain (op.cit., p. 61) —, théorie se posant comme indépendante des
contraintes épistémiques de justification et des critères d’acceptabilité rationnelle efficients à une époque et dans
une culture données. La critique « transcendante » est donc omnisciente, absolue et auto-référentielle.

87
pathologique »261 : toutes les activités de notre existence quotidienne et familière — activités
dans lesquelles nous sommes naturellement plongés de manière non problématique —,
apparaissent désormais sous un jour nouveau, et deviennent brutalement suspectes. Le
dévoilement de l’aliénation quotidienne a bien-sûr pour fonction d’ouvrir une brèche dans le
cycle de reproduction sociale, en conduisant à l’action pratique l’individu dominé devenu
sujet conscient, potentiellement révolutionnaire. Comme l’écrit un commentateur de Honneth,
« le but de la critique est alors de conduire les acteurs à une auto-réflexion sur l’expérience
qui constitue l’horizon intuitif quotidien de leur pratique, et de libérer ainsi un espace pour
l’action, pour cette action émancipatrice consciente de l’intérêt qui la motive et que l’on peut
appeler praxis »262. La critique sociale en termes de pathologie et la forme d’argumentation
qui lui correspond ont ainsi recours, pour aménager un espace praxéologique, à la fonction
apophantique du discours et à la conception apophantique de la vérité qui lui correspond263 :
la critique dévoile, elle « montre » (au sens wittgensteinien du terme), elle « met au jour »
(Honneth) une dimension enfouie du réel que la réflexion en termes de justice sociale ne
pouvait intégrer. Elle ouvre un nouvel horizon de sens, dans lequel sont liés de façon
inextricable un jugement normatif et une ontologie, une critique politique radicale et
l’anthropologie métaphysique sur laquelle elle s’appuie (cf. l’extrait n° 11 : « […] la lutte
révolutionnaire de la jeunesse ouvrière, étudiante, lycéenne, a posé de manière plus aiguë que
jamais le contenu de la culture de classe, le contenu des loisirs et des distractions de la
jeunesse. Elle a montré l’aspect profondément politique des revendications instinctuelles, et
des besoins physiques, de cet instinct de vie, de cet “instinct de liberté non sublimé” selon la
belle expression de Marcuse. »). Cette fondation du discours politique dans un « Autre de la
justice » — qui est aussi, dans le cas de Marcuse et de ses récepteurs, un Autre de la raison :
l’Eros, la sexualité polymorphe prégénitale, etc. — fournit en même temps le caractère
« transcendant » (Putnam) de la critique, et toute la difficulté de son application, en vertu de
l’exigence démocratique d’un consensus intersubjectif rationnellement fondé. Axel Honneth
poursuit ainsi son développement sur la critique sociale de second ordre (la critique des
« pathologies ») :

261
A. Honneth, (2000 b), op.cit., p. 62.
262
Y. Cusset, (2003), « Lutter pour la reconnaissance et/ou témoigner du différend : le mépris, entre tort et
reconnaissance », in E. Renault et Y. Sintomer (dir., 2003), Où en est la théorie critique ?, Paris, La Découverte,
coll. « Recherches », p. 203.
263
Nous nous inspirons ici librement de Heidegger (voir notamment Être et temps, (1927), trad. Paris, Gallimard,
1986 ; et « De l’essence de la vérité », in Question I, trad. Paris, Gallimard, 1968). Fonction apophantique du
discours (du grec apophantikos, dérivé de apophainein : faire voir, faire paraître à partir de), au sens de la
« monstration » et du « dévoiler » dont parle Heidegger dans Sein und Zeit (1927 : § 33) : je dévoile quelque
chose « à partir de lui-même » ; quelque chose qui, pour moi, va apparaître de manière évidente, mais à d’autres
de façon non évidente — ou ne pas apparaître du tout —, et cela en raison de leur conscience faussée par des
rapports de domination économiques, d’un processus inconscient de refoulement, d’une volonté de puissance,
d’un déploiement historial de l’Être (vaste instance indéterminée et indéterminable dont dépend le sujet
épistémique intra-mondain) comme oubli de sa propre occultation inhérente à la présentification de ce qu’il n’est
jamais, c’est-à-dire de tel ou tel étant, etc. Nous faisons donc ici de la conception apophantique de la vérité (cf.
Heidegger, 1927 : § 44) qui découle elle-même de la fonction apophantique du discours (cf. Heidegger, 1927 :
§33) une caractéristique des herméneutiques du soupçon de premier, et plus encore, de second degré. Cette
fonction apophantique du discours et cette conception apophantique de la vérité accompagne dans bien des cas
une posture épistémologique, celle du « réalisme métaphysique » tel que l’identifie Hilary Putnam (in Raison,
vérité, histoire, trad. Paris, Minuit, 1984, p. 61 sq), selon laquelle le monde est constitué d’un ensemble fixe
d’objets complètement indépendants de l’esprit, et pour laquelle il n’existe qu’une seule description vraie de
« comment est fait le monde ». Lié au réalisme métaphysique, le mode apophantique est donc associé de manière
élective à ce que Putnam appelle le « point de vue de Dieu », pour lequel il existe « Une Seule et Unique Théorie
Vraie ».

88
« Ces quelques remarques montrent d’elles-mêmes à quel point il semble peu pertinent
aujourd’hui de s’engager dans une entreprise visant à donner une quelconque fondation
rationnelle à cette seconde forme de critique sociale. En effet, quelle que soit la manière dont le
diagnostic critique est conçu dans le détail, il repose toujours sur des présupposés normatifs
dont l’accès est conditionné par des hypothèses métaphysiques. L’idée de perfection sociale ou
de vie bonne que présupposent nécessairement les jugements portant sur les pathologies
sociales ne peut en fait être justifiée que par deux voies qui, pour des raisons différentes,
semblent toutes deux impraticables. D’une part, les objections épistémologiques adressées à
l’affirmation objectiviste d’une nature humaine interdisent de parler sans plus de justification
des conditions universelles de la vie bonne ; d’autre part, s’agissant du bien, le constat d’un
pluralisme croissant des valeurs nous empêche de nous appuyer dans une perspective
herméneutique sur les convictions socialement partagées. Une forme de critique sociale
cherchant à diagnostiquer des pathologies plutôt que des injustices sociales semble donc ne
représenter qu’un vestige de ce passé où l’on pouvait encore parler de la nature humaine avec
insouciance. »264

Les hypothèses métaphysiques portant sur la « nature humaine », nous les avons
examinées précédemment en portant notre attention sur les entités explicatives mobilisées
dans le discours de type marcusien, et nous les avons encore retrouvées dans la majeure partie
des dix-huit extraits reproduits ci-dessus : il s’agit de la « question sexuelle » (J.-M. Brohm),
des couples « Eros » / « Thanatos », « pulsion de vie » / « pulsion de mort » (extraits n° 4, 11,
13, 14, 15, 18), du « principe de plaisir » (n° 7, 15, 17, 18 ), des « pulsions sexuelles
partielles » (n° 18), de la « sexualité polymorphe prégénitale » (n° 10) ou encore de
« l’imagination » (n° 7 et 8 ). Mais l’on comprend maintenant que le « déclic ontologique »
que nous avons analysé un peu plus haut — la question de la sexualité et de sa répression —
en mettant volontairement entre parenthèses le contexte axiologique dans lequel il est apparu,
on comprend, donc, que ce « nouvel horizon qui s’ouvre » (Boris Fraenkel), que cette
« nouvelle dimension de l’aliénation » (Robert Castel), ne peuvent être dissociés d’un autre
déclic, qui lui est de nature axiologique. Témoigne de cette dualité l’utilisation abondante de
termes « moraux-descriptifs », tels que les appelle Hilary Putnam265, c’est-à-dire de mots qui
sans changement de dénotation, peuvent être utiliser pour évaluer (moralement), pour décrire
(factuellement), pour expliquer (causalement), etc. : « réification » (extraits n° 3), vie
« monotone » (n° 5), société « rationalisée » (n° 5), « principe de réalité » (n° 8), « ordre
social » (n° 9), « spectacle sexuel » (n° 14), « répression » (sexuelle) (n° 15 et 16), « culture
de masse » (n° 15), etc. De par l’intrication essentielle des fonctions cognitive (faire
comprendre), épistémique (faire adhérer) et déontique (faire agir) qui caractérise
l’argumentation de type marcusienne, il nous est impossible, dans l’étude de la réception, de
découpler la « révélation » d’ordre ontologique procurée par la lecture de Marcuse, de la
« révélation » pratico-axiologique obtenue par la confrontation des réactants français à une
critique sociale de second degré, qui fonctionne pour une part sous un mode apophantique
trans-argumentatif. Le discours marcusien ainsi que celui de ses récepteurs français
impliquent ce que Alban Bouvier nomme, en suivant sa tri-distinction des fonctions de
l’argumentation, une « modélisation déontique de l’épistémique »266, c’est-à-dire que ce qui

264
A. Honneth, (2000 b), op.cit., p. 69. L’auteur renvoie, à la fin de l’extrait cité, à l’ouvrage de B. Williams,
(1985), L’éthique et les limites de la philosophie, Paris, Gallimard, « NRF-essais », 1990. Une fois encore, nous
devons recontextualiser le texte d’Axel Honneth : il ne s’agit pas pour lui de discréditer la critique sociale de
second ordre (puisqu’il insistera finalement sur sa légitimité), mais d’en fournir une typologie afin de proposer
une interprétation non réductionniste de l’ouvrage central de la Théorie critique, la Dialektik der Aufklärung
d’Adorno et Horkheimer.
265
H. Putnam, (1981), Raison, vérité, histoire, trad. Paris, Minuit, coll. « Propositions », 1984, p. 236.
266
Voir A. Bouvier, (1994), « La catégorisation de l’action dans les argumentations politiques (étude de
sociologie cognitive) », in L’Année sociologique, vol. 44 (« Argumentation et sciences sociales I »), 1994, p.

89
est dit de la nature de l’homme et de la société a intrinsèquement une valeur prescriptive (et
inversement, la prescription dispose intrinsèquement d’une dimension ontologique : on
retrouve là l’idée des « moraux-descriptifs » dont parle Putnam). La puissance de chacune des
deux formes de révélations ne peut d’ailleurs s’expliquer que par leur association à celle de
leur double ontologique ou axiologique : non seulement le discours marcusien produit un
modèle original de « nature humaine », non seulement il dévoile une dimension fondamentale
et pourtant négligée de l’humain, mais il rend en même temps possible une mise au jour toute
aussi bouleversante de la domination. On trouve par exemple cette dualité, et le primat donné
à l’anthropologique ( = l’ontologique), dans le discours de Boris Fraenkel :

« — Quelles sont les thématiques, les idées, les concepts, qui vous ont intéressés immédiatement
à la lecture de Marcuse ?
— J’ai été ébloui par les thèses profondes sur l’érotisme, la sexualité. […]
— Ce sont donc les thématiques autour de la sexualité et de la libération sexuelle qui vous ont
marquées ?
— Ce sont les thèses générales de Marcuse sur cette question. C’est un livre qui contient en
même temps de la philosophie, et des idées révolutionnaires sur la sexualité. […]
— Et si on vous demandait aujourd’hui : « Monsieur Fraenkel, êtes-vous toujours
marcusien » ?
— Oui, là oui. Je n’ai pas lu de chose plus évoluée que les écrits de Marcuse sur la sexualité.
[…]
— Les thèses de Marcuse dans Eros et civilisation vous semblent donc toujours aussi fortes ?
— Oui. C’est ce qui reste de valable du freudisme, si je prends le freudisme comme une très
grande famille. Le dernier avatar, est l’avatar le plus… [réflexion]… le plus évolué et le plus
révolutionnaire du freudisme. Un détail peut-être qui vous intéressera : en bon marxiste, je
crachais sur la pulsion de mort freudienne. C’est Marcuse qui m’a convaincu que Freud
avait raison, et que le marxisme vulgaire, qui disait que Freud déconne, etc., avait tort.
Autrement dit, la lecture de Marcuse a eu une répercussion directe sur mon évolution
personnelle. […]
— C’est Eros et civilisation qui a été très important pour vous ?
— Ah oui, c’est un des grands chocs de ma vie. J’admirais Freud, j’avais des critiques à faire à
Freud, et tout d’un coup je découvrais la profondeur de la psychanalyse renouvelée, en
quelque sorte, ou continuée par Marcuse. Marcuse est le « renouvelateur » de Freud. J’ai
l’impression que c’est Freud bis. Et avec une culture que Freud n’avait pas évidemment, il
n’était pas marxiste, etc. Marcuse avait donc une culture qui m’était plus proche et plus
sympathique que celle de Freud. J’ai toujours été pour la libération sexuelle, etc. »267

Le primat donné à la dimension ontologique du discours marcusien est clairement


illustré par Boris Fraenkel : celui-ci ne s’est réellement intéressé et ne conserve un souvenir
précis que d’Eros et civilisation — c’est-à-dire dit l’ouvrage de Marcuse qui donne le plus de
place à la dimension ontologique, au détriment de la dimension politique — ; il ne conserve
plus aucun souvenir de l’Homme unidimensionnel — ouvrage qui, à l’inverse d’Eros et
civilisation, privilégie la critique politique sur la dimension ontologique —, n’a pas lu Le
marxisme soviétique, qui est une critique politique du régime soviétique, et ne semble pas non
plus avoir pris la peine de consulter les ouvrages qui succèdent à l’Homme unidimensionnel,
dans lesquels la métapsychologie freudienne (dont dérive les fondements ontologico-
anthropologiques du discours marcusien à partir des années 50) n’est pratiquement pas
mobilisée. Au cours d’un entretien d’une durée d’environ cinq heures, le même Boris

187 ; et du même auteur, (1995 a), L’argumentation philosophique. Etude de sociologie cognitive, Paris, PUF,
107-108 et 182.
267
Entretien avec Boris Fraenkel, en annexe. Souligné par nous.

90
Fraenkel n’a, d’autre part, pratiquement jamais abordé la dimension strictement politique de
l’œuvre marcusienne.
A l’inverse, si le lecteur français d’Eros et civilisation est davantage frappé par la
dimension politique de l’ouvrage, par sa capacité à mettre au jour une dimension occultée de
la domination sociale, il ne sera pas non plus exempt d’une révélation d’ordre ontologique,
comme en témoigne J.-M. Brohm :

« […] Il y a quand même un implicite dans le texte de Marcuse, sur ce qu’est une société libérée.
[…] A mon avis, vous auriez intérêt à étudier le contexte invisible de la réception, et le contexte
invisible, c’est justement l’arrière-plan politique.
[…] On s’aperçoit que périodiquement, au sein même du marxisme, ressurgissent des courants de
ce qu’on a pu appeler la “philosophie de la praxis” : Gramsci par exemple, le marxisme du
sujet-objet, Lukács, Kosik, et des gens comme Marcuse. Dialectique et raison, par exemple,
qui insiste sur l’importance principielle de la dialectique révolutionnaire, comme unité du
sujet et de l’objet, de la théorie et de la pratique. C’est ça, Marcuse. Et c’est ça le background
politique, qui fait que Marcuse a été un choc pour toute une série de gens, parce qu’ils se sont
dit que le marxisme n’était pas fossilisé, que le marxisme permet justement l’articulation avec
ce qui était supposé être son contraire : la psychanalyse freudienne.
[…] Marcuse étudie toujours l’individu, c’est le bonheur de l’individu qui l’intéresse. Ça, on peut
le lui reprocher : l’individu, mais quoi ? Il y a des classes sociales. Il y a des… [rapports
sociaux de domination ? MQ.]
[…] Marcuse, dans Eros et civilisation et dans d’autres textes, montre justement que c’est la
libération du corps qui est importante. C’est le corps, comme source de pulsions, qui sera
l’objet et du socialisme — il a écrit des textes là-dessus, sur « Socialisme et liberté » —, et
d’une nouvelle esthétique au sens kantien : esthétique transcendantale, et d’une nouvelle
esthétique au sens traditionnel : un nouvel art. »268

Jean-Marie Brohm est par ailleurs un des seuls de nos interlocuteurs à avoir été marqué
par la critique intrinsèquement politique du Marxisme soviétique :

« — Le Marxisme soviétique, qui est paru en France la même année qu’Eros, en 63, vous l’avez lu
après ?
— Dans la foulée. Là aussi, c’est un ouvrage que je trouvais passionnant, puisque j’ai toujours
été opposant à toutes les idées selon lesquelles “le socialisme réellement existant”, comme on
a dit par la suite, n’ait jamais pu être qu’un Etat ouvrier dégénéré, un socialisme même
bureaucratiquement déformé. Pour moi, c’était toujours l’horreur… J’ai donc trouvé dans
l’ouvrage de Marcuse des confirmations très fortes sur ce qu’était le “diamat”, le dialectische
Materialismus. Le “diamat” était l’idéologie officielle des Partis communistes soviétiques, et
Marcuse taille ça en pièces. Il montre très bien que le matérialisme dialectique, le diamat, non
seulement n’est pas dialectique, mais que c’est une forme de métaphysique positiviste,
comme peuvent l’être là ici… [l’entretien se déroule dans un café de la place de la Sorbonne
: J.-M. B. jette un coup d’œil en direction de l’Université]… enfin bon, comme peuvent l’être
quelques-unes…[rires] »

Le discours marcusien peut donc être lu d’un point de vue qui privilégie l’anthropologie
métaphysique (la dimension ontologique : qu’est-ce qui constitue l’homme ?), et d’un point
de vue qui privilégie la critique sociale et le projet politique (la dimension axiologique :
comment les hommes doivent-ils s’y prendre pour vivre dans l’harmonie ?). Ces deux
orientations complémentaires constituent les principales ressources, en terme de flexibilité
interprétative, du discours marcusien. Mais celui-ci dispose encore d’une autre piste

268
Entretien avec Jean-Marie Brohm, en annexe. Souligné par nous.

91
d’interprétation, bien moins fréquemment empruntée, et se situant en marge de la piste
politique comme de la piste anthropologique : il s’agit de la lecture « ontologique » lourde, de
la lecture « historiale », au sens heideggerien du terme — la mise au jour de l’histoire de
l’Être, doublée du dévoilement de l’essence de la technique comme accomplissement de la
métaphysique occidentale269. C’est bien-sûr Kostas Axelos qui illustre le mieux cette
troisième lecture de Marcuse :

K. A. : « — […] Dans Eros et civilisation, la thèse que le bonheur est accessible, que la pulsion de
mort devient je ne sais pas quoi, ça nous paraissait relever du marxisme utopique. Mais
ça nous intéressait beaucoup comme critique de la société existante, pas comme
projection vers le futur. […]
— Vos positions vis-à-vis de l’œuvre de Marcuse ont-elles évolué dans le temps ?
— Non, je pense toujours que L’Homme unidimensionnel est un très beau livre, une très
belle analyse. Mais ce que je pensais d’emblée, c’est qu’il ne peut pas y avoir d’homme
polydimensionnel dans l’univers de la technique. Ce n’est pas un accident de l’histoire.
A l’ère de la technique correspond l’homme unidimensionnel. On entre dans la période
de la technique pour une durée indéterminée... […]
— Et que pensez-vous de la conjonction de Marx et Freud, chez Reich et Marcuse ?
— C’était une utopie qui ne pouvait pas prendre. C’est un dialogue de sourds. Les deux
perspectives sont foncièrement différentes. C’est méthodologiquement donné : pour
pousser les choses à l’extrême, il ne peut pas y avoir convergence entre une étude
botanique de la plante et une étude physique.
— Et pourtant Marcuse vous semble très intéressant, alors qu’il tente quand même de faire
fusionner les deux perspectives. Ou en tout cas, il “historicise ” Freud…
— Il historicise Freud, mais il enlève toute la violence des pulsions de mort, il dit que le
bonheur peut être une valeur culturelle… Tout ça me paraît de plus en plus biblique. […]
— Si vous aviez un seul livre à garder de Marcuse, ce serait lequel ?
— L’Homme unidimensionnel, comme analyse, ça va loin.
— Plus que Eros et civilisation ?
— Oui, c’est plus percutant. L’Homme unidimensionnel affronte le problème de la
technique. Mais Marcuse ne voit pas à quel point les idéologies salvatrices relèvent aussi
de la technique. […]
Entre la pluralité des ouvertures du monde qui se sont produites, la nature, Dieu,
l’homme lui-même, ce qui a pris le dessus, c’est la rationalité technicienne. La rationalité
technicienne comme organisation de l’irrationnel, du rêve… […]
Je me souviens encore lorsque j’avais sorti mon livre, Le jeu du monde, Marcuse m’a
dit : “Mais quel monde ? Pourquoi “jeu du monde” ? Il n’y a que le jeu de
l’homme ! ” »270

Ici, la dimension anthropologique (ce qui fait l’essence de l’homme) comme la dimension
explicitement politique et utopique sont congédiées au profit d’une dimension plus
fondamentale encore : celle de « l’époque (ou de « l’ère ») de la technique ». Dans cette
lecture, qui constitue le nec plus ultra de la radicalité et de la distinction philosophique271,
l’homme n’est plus considéré comme le moyen et/ou la fin de l’histoire, contrairement aux
deux lectures précédentes, mais comme le témoin d’une histoire parallèle qui se meut
indépendamment de lui (l’histoire de l’Être, l’histoire de la technique) et dont il hérite sans

269
Pour une courte présentation de la problématique heideggerienne, cf. note 202.
270
Entretien avec Kostas Axelos, en annexe. Souligné par nous.
271
Sur les intérêts socialement « distinctifs » du heideggériano-marxisme, voir Pierre Bourdieu, (1988),
L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, pp. 106-111.

92
même en avoir conscience (« Marcuse ne voit pas à quel point les idéologies salvatrices
relèvent aussi de la technique. »). Cette histoire surplombante dont dépend l’existence humaine
(« A l’ère de la technique correspond l’homme unidimensionnel ») récuse en même temps
l’idée que l’homme puisse être le simple maître de son histoire (« Dans Eros et civilisation, la
thèse que le bonheur est accessible, que la pulsion de mort devient je ne sais pas quoi, ça nous
paraissait relever du marxisme utopique. Mais ça nous intéressait beaucoup comme critique
de la société existante, pas comme projection vers le futur […]. Ce que je pensais d’emblée,
c’est qu’il ne peut pas y avoir d’homme polydimensionnel dans l’univers de la technique »),
et l’ontologie hybride issue de la métapsychologie freudienne (la conjonction théorique de
Marx et de Freud, « c’est une utopie qui ne pouvait pas prendre. C’est un dialogue de
sourds ». Marcuse « historicise Freud, mais il enlève toute la violence des pulsions de mort, il
dit que le bonheur peut être une valeur culturelle… Tout ça me paraît de plus en plus
biblique. »). Alors que le soupçon marcusien de second degré restait encore tributaire d’une
utopie de l’émancipation et d’une théorie de l’homme, la critique heideggerienne de la
modernité parvient à surenchérir dans le doute et à rejeter les reliquats d’humanisme (au sens
très large où l’homme peut décider des formes de son existence ; ou, comme le dit Marcuse à
Axelos, il n’y a pas d’autre jeu « que le jeu de l’homme ! ») qui encombraient encore le
discours marxisant, pour aboutir de manière assez problématique au rejet de toute valeur
jugée « métaphysique » :

« — Je ne crois ni à la vérité, ni à Dieu, ni à l’Être, rien de tout ça. Tout ça, c’est de la
métaphysique. Je n’ai jamais, depuis cinquante ans, employé une fois le mot “ vérité ”,
“ liberté ”… […]
— Comment pourriez-vous qualifier votre démarche propre ?
— Je l’appelle une pensée ouverte, fragmentaire, multidimensionnelle, ayant trait au jeu de
l’homme au monde, où il n’y va pas de la vérité, de la bonté, et de la beauté.
— Parce que ces questions restent métaphysiques ?
— Oui, oui. » 272

En tant que critique sociale de second degré, incluant en même temps une très forte
dimension ontologique et axiologique, anthropologique et politique, le texte marcusien peut
être qualifié de polysémique, polysémie qui se retrouve à travers l’analyse du discours des
récepteurs français et le primat que ceux-ci vont conférer à la dimension ontologique,
axiologique, ou parfois même à la dimension « historiale »273. Cette polysémie s’enracine

272
Entretien avec Kostas Axelos, reproduit en annexe. Pour être tout à fait fidèle à l’interviewé, il nous faut noter
que ce dernier se distingue explicitement de l’entreprise heideggerienne : « — Vous restez donc fidèle à la
dernière philosophie de Heidegger ? — Non, pas du tout, ce n’est pas Heidegger ». Mais force est pourtant de
constater (et sans avoir pour cela besoin d’emprunter à une quelconque philosophie du soupçon !) que la
conception d’une « ère de la technique » comme achèvement de la métaphysique, ainsi que « l’anti-humanisme »
affiché, relèvent strictement de la démarche heideggerienne.
273
Si le discours marcusien peut être qualifié de polysémique, il nous semble par contre difficile de parler de
polyphonie, dans le sens qu’ont donné à ce terme, à la suite du travail pionnier de Bakhtine (cf. Esthétique et
théorie du roman, trad. Paris, Gallimard, 1987), Oswald Ducrot (cf. Le dire et le dit, Paris, Minuit, coll.
« Propositions », 1984, chap. 8) et Alban Bouvier (voir l’ouvrage de 1995, déjà cité, et l’article de 1996, « La
cohérence de l’argumentation philosophique et les normes de la communication », in F. Cossutta (dir.),
Descartes et l’argumentation philosophique, Paris, PUF, 1996). Si l’on peut en effet observer que le lexique de
Marcuse s’intègre facilement à divers préconstruits critico-philosophiques, il n’est pas pour autant possible
d’affirmer que l’auteur de l’argumentation « intègre à son discours des objections éventuelles ou, plus
simplement, répond à des objections effectives [et] se fait inévitablement, du même coup, le porte-parole
d’interlocuteurs qui n’expriment pas sa pensée ». Si Marcuse réfute bien divers auteurs et thèses (le
« révisionnisme néo-freudien » dans Eros et civilisation, la philosophie analytique dans l’Homme
unidimensionnel), il n’est pas pour autant possible de déceler dans l’ensemble de son discours une pluralité de

93
dans la plasticité du lexique et des notions marcusiennes274, lequel lexique fait sens pour
divers préconstruits cognitifs (stocks de connaissances intersubjectives permettant de
comprendre une argumentation) et épistémiques (stock de connaissances intersubjectives
permettant d’adhérer à une argumentation)275 : comme on l’a vu, un marxiste, un freudien ou
un heideggerien peuvent retrouver dans le discours marcusien des problématiques qui leur
sont propres. Pour reprendre une notion grizéenne développée par Bouvier276, la critique
marcusienne est polyancrée, elle s’adresse à de multiples auditoires en mobilisant différents
topoï277, et sa capacité à se rendre cognitivement accessible (compréhensible) et
épistémologiquement acceptable (convaincant) pour diverses communautés de sens — dans la
limite, bien entendu, où la critique de second degré est elle-même ancrée dans le préconstruit
commun de ces communautés — accroît son potentiel réceptif.
Mais celui-ci est toutefois limité, comme on le verra par la suite, par le projet de
conversion du regard qui caractérise la critique marcusienne de second degré, métapolitique
et « transcendante », des pathologies sociales. Pour employer une image suggestive, la
manière de percevoir le monde et les valeurs qui sont attachées à la critique comme mise au
jour, forment les deux faces d’une même pièce de monnaie — comme nous l’avions déjà
remarqué en nous référant à Hillary Putnam —, mais l’utilisation de la pièce ne semble pas
pouvoir être définie par les pratiques établies du marché : son introduction effective, et donc
la reconnaissance de sa valeur, imposerait en même temps de reconfigurer les règles du jeu
économique. Une critique sociale telle que celle de Marcuse est d’autant plus
« bouleversante » (B. Fraenkel) pour ses récepteurs qu’elle impose une redéfinition des
caractéristiques syntaxiques (règles argumentatives) et sémantiques (type d’entités légitimes
mobilisées) du discours à prétention cognitive portant sur la société. Citons encore Axel
Honneth, qui est sur ce dernier point d’une remarquable clarté :

« Une critique sociale procédant par mise au jour qui tente de modifier nos convictions
axiologiques par l’évocation de nouvelles manières de voir peut difficilement utiliser le
vocabulaire de la fondation argumentative. En effet, elle ne peut produire ses effets que
lorsqu’elle applique des moyens discursifs qui permettent, par condensation ou transfert des
significations [effets que produisent des figures de style telles que l’hyperbole, la comparaison
et la métaphore, MQ.] de faire apparaître dans la réalité sociale des faits qui étaient jusque-là
restés inaperçus. L’exposition narrative comme la construction de métaphores suggestives
comptent parmi les figures rhétoriques qui rendent possibles de tels effets ouvrant de nouveaux
ensemble de signification ; dans un cas comme dans l’autre, on tente d’ouvrir un nouvel
horizon de sens par la concentration sur un ensemble de relations choisies qui font apparaître
sous un jour nouveau l’ensemble de nos activités […]. Une seconde spécificité de la critique

voix plus ou moins accordées. Pour reprendre la distinction kantienne entre les différentes modalités du
jugement (cf. la Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et P. Pacaud, Paris, PUF, « Quadrige », 2001,
p. 88 sq), le discours marcusien est dans sa forme essentiellement assertorique (il énonce des évidences de fait,
des vérités factuelles contingentes), mais fort peu dialogique ou problématique (au sens où le jugement
représente une proposition qui peut être vraie mais que le locuteur n’affirme pas expressément). Or le discours
polyphonique a justement pour condition une certaine problématicité des jugements, puisque différents locuteurs
(et non pas un unique locuteur explicite) cohabitent dans une même trame argumentative.
274
Nous reprenons l’idée de « plasticité » du lexique au théoricien de la « nouvelle rhétorique », Charles
Perelman (voir le Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, éditions de l’Université de
Bruxelles, 1983, pp. 185-190). Voir encore l’article de 1996 d’Alban Bouvier, cité plus haut, pp. 50-51.
275
Sur ces distinctions, voir A. Bouvier, (1995 a), L’argumentation philosophique. Etude de sociologie
cognitive, Paris, PUF, coll. « Sociologies ».
276
Voir J.-B. Grize, (1982), De la logique à l’argumentation, Genève, Droz ; ainsi que A. Bouvier, (1995 a),
op.cit., pp. 40-44 et 185 sq.
277
Sur la notion de topoï, on consultera notamment l’ouvrage collectif sous la direction de Ch. Plantin (1993),
Lieux communs, topoï, stéréotypes, clichés, Paris, Kimé.

94
sociale procédant par mise au jour résulte du caractère indirect qu’elle entretient avec la vérité
potentielle des nouvelles manières de voir qu’elle suggère. Pour clarifier ce point, il convient ici
de porter la plus grande attention à la manière dont James Bohman discute du lien interne de
l’ouverture du monde avec la vérité dans le cadre d’une confrontation critique avec
Heidegger278 . Si la fonction d’une critique sociale procédant par mise au jour est bien de
changer nos convictions axiologiques par l’évocation d’une nouvelle manière de voir le monde
social, ses affirmations ne peuvent élever directement une prétention à la vérité car les
paraboles, métaphores et narrations par lesquelles elle doit ouvrir de nouveaux contextes de
pertinences peuvent difficilement être dits vrais ou faux, étant donné que nous mesurons leurs
effets suivant le modèle de la persuasion rhétorique et non pas en suivant celui de la conviction
rationnelle. Il semble donc plus approprié de concevoir ce type de critique sociale comme une
tentative visant à changer les présupposés qui sous-tendent les discours évaluatifs sur les buts
de l’agir collectif dans une société donnée. Par l’effet rhétorique de la condensation et du
déplacement, de nouveaux faits doivent devenir visibles dans la réalité sociale. Les
destinataires de cette critique ne peuvent s’entendre sur la “vérité” de ces faits qu’après avoir
évalué leurs conséquences pour le développement de la société à la lumière de convictions
axiologiques concurrentes. » 279

Résumons-nous. L’intrication principielle entre l’anthropologie métaphysique et le


projet de vie bonne, que l’on retrouve chez Marcuse — rappelons juste qu’Eros et civilisation
commence par la phrase suivante : « Cet essai utilise des catégories psychologiques parce
qu’elles sont devenues des catégories politiques »280 — ainsi que dans le discours de ses
récepteurs français, est marquée par le fait suivant : si la nouvelle ontologie est, du point de
vue logique, la condition de possibilité de l’axiologie (puisque celle-ci ne peut se déployer
qu’en fonction de ce que l’on aura préalablement entendu par « nature humaine », ainsi qu’en
fonction de la conception substantielle de l’existence sensée qui va dériver de cette nature),
inversement, l’axiologie définit les conditions de « vérité » de l’anthropologie métaphysique.
Sans être pour autant réductible à lui, la critique sociale de second degré partage avec
l’art la fonction que Paul Klee attribue à ce dernier : « L’art ne rend pas le visible, il rend
visible »281. La critique doit en effet transcender l’effectivité immédiate du réel afin de
pouvoir mettre au jour un réel jusque-là négligé ; elle « rend visible » de nouveaux faits dans
la réalité sociale. Elle dévoile alors en même temps une nouvelle dimension de l’humain, et un
nouveau projet d’organisation de la vie sociale. Si une telle forme de critique métapolitique
des pathologies apparaît dans le contexte français comme assez originale (cf. infra), il faut
rappeler que Marcuse poursuit en fait de manière très classique le programme de la « Théorie
critique », que Horkheimer avait explicité dès le début des années 30, lors de la fondation de
l’Institut de recherche sociale à Francfort et de son accession à la chaire de « philosophie
sociale » spécialement crée pour lui282. La « Théorie critique » de la société, inscrite dans la
tradition philosophique de l’hégélianisme de gauche, peut être définie comme

« une certaine forme de critique normative, plus précisément une critique capable d’indiquer
l’instance préscientifique à laquelle se rattache son propre point de vue, autrement dit un intérêt
empirique ou une expérience morale qui possède quelque ancrage extrathéorique […]. La
théorie sociale est en droit de soumettre son objet à la critique que dans la mesure où elle est
capable d’y découvrir un élément de son propre point de vue critique à titre de réalité sociale ;
les théoriciens ont, par conséquent, besoin d’un diagnostic de la société capable de mettre en

278
Honneth se réfère ici à l’article de James Bohman, (1993), « Welterschliessung und radikale Kritik », in
Deutsche Zeitschrift für philosophie, 3, 1993, pp. 563-574.
279
A. Honneth, (2000 b), op.cit., pp. 69-70.
280
H. Marcuse, (1955), op.cit., p. 9. Souligné par nous.
281
P. Klee, (1956), Théorie de l’art moderne, trad. Paris, « Folio/essais », 1998, p. 34.
282
Sur la conception de la « Théorie critique », voir M. Horkheimer, (1937), « Théorie traditionnelle et théorie
critique », trad. in Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, « Tel », 1996, pp. 15-92.

95
évidence quelque transcendance intramondaine, autrement dit immanente […]. Tant qu’il
s’agit de conserver le modèle de critique proposé par l’hégélianisme de gauche, il faut
réinventer un accès théorique à la sphère sociale dans laquelle un intérêt émancipatoire est
susceptible de posséder un ancrage préscientifique. Sans une quelconque démonstration du fait
que la perspective critique est favorisée, dans la réalité sociale, par un besoin ou un
mouvement, la Théorie critique ne peut être poursuivie, aujourd’hui, de quelque manière que ce
soit ; car elle ne se distingue plus d’autres approches de la critique sociale par une supériorité de
ses explications sociologiques ou par une démarche de justification philosophique, mais
uniquement par le fait qu’elle n’abandonne pas la tentative de conférer aux critères de la
283
critique une base objective existant dans la pratique préscientifique. »

Axel Honneth, qui résume ainsi le projet fondateur de l’Ecole de Francfort afin d’en
évaluer la pertinence et l’actualité à l’aube du 21ème siècle, pointe un trait que nous avons déjà
indiqué : axiologie et ontologie sont intriquées de façon indissociable dans la Théorie critique,
les fonctions cognitive, épistémique et déontique sont intrinsèquement dépendantes dans la
logique argumentative qu’elle mobilise, et la « vérité » de la théorie dans son ensemble est
fonction de l’ancrage de l’intérêt émancipatoire qui la guide dans une instance
préscientifique, dans une « transcendance intramondaine ». Cette transcendance
intramondaine aura de multiples visages au cours de l’histoire de la Théorie critique de
l’Ecole de Francfort : du prolétariat d’avant-guerre, elle devient, à partir des années 40 et de la
disparition de l’espoir dans un mouvement révolutionnaire de masse, de plus en plus
abstraite. L’acteur de l’histoire n’est plus une force sociale dominée, mais s’incarne dans le
concept même d’une expérience décentrée : chez Adorno et Horkheimer, période Dialectique
de la Raison (1947)284, la transcendance intramondaine n’est plus supportée par l’homme,
puisque c’est dans l’expérience de l’art moderne que se situe l’instance préscientifique. La
position des deux philosophes ne changera pas jusqu’à la fin de leur vie. Par la suite,
Habermas situera l’instance préscientifique qui confère une base sociale à sa perspective
normative dans les règles de langages sous-jacentes à l’activité communicationnelle ; et son
continuateur, Axel Honneth, critiquera l’absence de subjectivité consciente porteuse de ces
règles pragmatico-universelles, et renouera avec les premiers développements de la Théorie
critique en localisant dans les dénis pathogènes de reconnaissance — accessibles
intuitivement à toute conscience préscientifique — l’ancrage extrathéorique de sa critique
normative des « pathologies »285. Sans avoir besoin de se référer aux contributions récentes à
la Théorie critique pour comprendre son évolution passée, il nous faut cependant insister sur
l’intrication principielle de l’ontologique et de l’axiologique caractéristique de cette tradition
hégélienne critique de gauche à laquelle appartient Marcuse, et sur le fait que le modèle
théorique et argumentatif qui est le sien, qui peut bien apparaître dans la tradition de pensée
philosophique et politique française comme quelque peu abracadabrant (a t-on déjà vu dans
notre pays pareille exploitation d’une métaphysique anthropologique — métapsychologie du
dernier Freud —, pour le moins spéculative, afin de légitimer un projet social
d’émancipation ? A t-on déjà vu mobiliser un tel arsenal théorique dans la finalité d’une
critique sociale ?), que ce modèle théorique donc, dans lequel normativité et théorie, axiologie
et anthropologie, s’auto-légitiment de manière circulaire, est somme toute classique de l’autre

283
A. Honneth, (1994), « La dynamique sociale du mépris. D’où parle une théorie critique de la société ? », trad.
in Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, (dir., 1996), Habermas, la raison, la critique, Paris, Cerf, coll.
« Procope », pp. 216-217.
284
T. W. Adorno, M. Horkheimer, (1947), La dialectique de la raison, trad. Paris, Gallimard, « Tel », 2000.
285
Cf. A. Honneth, (1994), op.cit.

96
côté du Rhin depuis au moins deux siècles286. Chez Marcuse comme chez ses récepteurs
français, la « transcendance intramondaine » qui fait écho au normativisme de la critique,
n’est bien-sûr pas le prolétariat (intégré depuis longtemps au « système »), ni en premier lieu
une abstraite mimesis esthétique telle que celle mobilisée chez Adorno et Horkheimer durant
la même période287, mais comme on l’a vu (et revu), le corps humain lui-même, dans les
pulsions qu’il recèle, dans cet ineffable « instinct de vie non sublimé », apte à offrir une
résistance au principe de rendement qui envahit toutes les sphères d’activités humaines.

Achevons par quelques remarques générales cette section portant sur l’analyse interne
du discours de type marcusien en France. De la même manière que Nietzsche, les écrits non
strictement littéraires de Bataille, le second Heidegger, Adorno et Horkheimer, ou encore
Foucault, l’œuvre de Marcuse peut-être lue comme une critique radicale des pathologies de la
société. La mise au jour de ces pathologies nécessite d’adopter une posture surplombante, qui
se situe, pour reprendre Nietzsche, « au-delà du bien et du mal », au-delà du juste et de
l’injuste — bien que la critique, en tant que telle, soit elle-même nécessairement dépendante,
d’une manière parfois explicite à travers une « Théorie critique » (Ecole de Francfort), et
parfois sous la forme de dénégations véhémentes (cf. Heidegger et Foucault) en raison d’un
anti-humanisme méthodologique, d’une axiologie propre. Cette transcendance de la critique
est moins le résultat de l’abandon des idéaux de justice et d’égalité que de celui de l’idée
qu’une société juste puisse être le fruit d’une conscience largement partagée et d’une volonté
générale de transformation radicale de ses structures. Puisque la masse est aliénée à ce qui
seraient ses propres intérêts rationnels — si elle avait bien-sûr conscience de la domination —
, puisqu’elle n’est plus en mesure de se donner ses propres lois « justes », c’est-à-dire celles
qui seraient en accord avec ce que le critique de second degré juge par vie « bonne », ce
dernier recourt à une forme de critique de la société qui peut se déployer indépendamment de
l’exigence de validité intersubjective. Le discours s’affranchi partiellement des règles
syntaxiques (argumentation formellement cohérente, dans laquelle les prémisses se
distinguent de la conclusion : cf. supra) et sémantiques (objectivité du référent) ayant cours
dans l’existence sociale aliénée, il s’émancipe de l’univers de l’ordre établi et de son
épistémologie a-critique (sorte de vaste d’épistémè répressive, dont le terme de
« positivisme », dont usent les critiques radicaux, est supposé rendre compte dans sa
globalité), puisque la « vérité » des propositions émises est moins fonction de leur
correspondance avec une réalité empirique évidente que de l’inscription de ces vérités dans un
programme axiologique qui doit être préalablement adopté. Ce qui fait la « force » du
discours de type marcusien — et sans pour cela devoir l’indexer de façon nécessaire à un
contexte sociologique donnée —, est sa capacité à fournir un nouvel horizon de sens, à
« rendre visible » une réalité insoupçonnée, et à produire ainsi une intelligibilité globalisante
de l’époque contemporaine. Et ce désenchantement, ce dévoilement du monde opéré, mobilise
en même temps de nouvelles conceptions de la nature humaine (une nouvelle anthropologie
métaphysique) et de nouvelles représentations du projet de vie bonne (une nouvelle
axiologie). Selon la terminologie d’Alban Bouvier, les fonctions cognitive (faire comprendre),
épistémique (faire adhérer) et déontique (faire agir) sont, dans l’argumentation marcusienne,
irrémédiablement liées. Ces éléments internes au discours nous semblent devoir être
mentionnés, car ils participent aussi du phénomène de réception, en marge des effets
relationnels, institutionnels ou structurels. Le « choc » de Boris Fraenkel ou de Jean-Marie

286
Cf. la fonction esthétique invoquée par les romantiques allemands au tournant du 18ème et du 19ème siècle. On
reviendra plus en profondeur, dans la troisième section de ce mémoire, sur la critique des pathologies chez les
romantiques, ainsi que sur leur recours à une ontologie spécifique, de « longue durée ».
287
Cf. T. W. Adorno, (1970), Théorie esthétique, trad. Paris, Klincksiek, 2001, p. 85 ; et M. Horkheimer, (1947),
Eclipse de la raison, trad. Paris, Payot, 1974, pp. 122-125 et 185.

97
Brohm est certes le produit d’un ethos, d’une posture critique et d’une situation donnée dans
le champ intellectuel — autant d’éléments susceptibles d’une analyse sociologique —, mais il
ne saurait s’y réduire.
Nous indiquions, au commencement de cette section, l’intérêt de la réception de
Marcuse en France pour l’histoire des idées, en ce que le philosophe allemand introduit dans
notre pays une forme de critique sociale de gauche portant non pas sur les situations
d’injustice, mais sur les pathologies fondamentales des sociétés modernes occidentales.
Certes, Georges Bataille, dès la fin des années 30, proposait déjà une critique de second degré
caractérisée par une anthropologie métaphysique de type nietzschéo-dionysiaque, et d’un
projet révolutionnaire ouvertement anti-démocratique288. Après la Seconde Guerre, la
réception française des prolongements anti-humanistes de l’œuvre heideggerienne témoignera
encore de l’efficience d’une critique radicale de second degré. Mais dans ces deux exemples,
la critique des pathologies n’était connue que d’un cercle restreint de spécialistes ou de
philosophes, proches ou en marges de l’Université. Ni Bataille, ni le Caillois de la fin des
années 30, ni les traductions tardives de Heidegger en France, n’ont atteint les cent mille
exemplaires de L’Homme unidimensionnel, huit mois après sa sortie. Ni La part maudite, ni la
traduction des Vörtrage und Aufsätze (Essais et conférences) en 1958, ni celle des Holzwege
(Chemins qui ne mènent nulle part) en 1962, n’ont été les best-sellers d’un été (comme le sera
L’Homme unidimensionnel en 1968). Le succès éditorial marcusien, que nous examineront en
détail par la suite, peut être envisagé de bien des manières différentes : la sortie de L’Homme
unidimensionnel simultanément aux événements de mai 68, la présence de Marcuse en France
au plus fort des manifestations étudiantes, à l’occasion du colloque organisé par l’UNESCO à
Paris pour les cent cinquante ans de la naissance de Marx, le rôle amplificateur des médias —
et notamment de la presse hebdomadaire (L’Express, le Nouvel Observateur) alors en nette
expansion, presse qui n’était présente ni pour Bataille dans les années 30-40 ni pour
Heidegger dans les années 50 —, l’âge avancé, la simplicité et l’affabilité du personnage —
traits qui frapperont beaucoup les journalistes français en 1968 —, l’accessibilité de ses écrits

288
Citons quelques extraits du texte de Bataille, « La conjuration sacrée », qui ouvre en juin 1936 le premier
numéro de sa revue Acéphale :
« […] NOUS SOMMES FAROUCHEMENT RELIGIEUX et, dans la mesure où notre existence est la
condamnation de tout ce qui est reconnu aujourd’hui, une exigence intérieure veut que nous soyons
également impérieux. Ce que nous entreprenons est une guerre. Il est temps d’abandonner le monde des
civilisés et sa lumière. Il est trop tard pour tenir à être raisonnable et instruit — ce qui a mené à une vie sans
attrait. Secrètement ou non, il est temps de devenir tout autres ou de cesser d’être. Le monde auquel nous
avons appartenu ne propose rien à aimer en dehors de chaque insuffisance individuelle : son existence se
borne à sa commodité. Un monde qui ne peut pas être aimé à en mourir — de la même façon qu’un homme
aime une femme — représente seulement l’intérêt et l’obligation au travail. S’il est comparé avec les mondes
disparus, il est hideux et apparaît comme le plus manqué de tous. Dans les mondes disparus, il a été possible
de se perdre dans l’extase, ce qui est impossible dans le monde de la vulgarité instruite. Les avantages de la
civilisation sont compensés par la façon dont les hommes en profitent : les hommes actuels en profitent pour
devenir les plus dégradants de tous les êtres qui ont existé. La vie a toujours lieu dans un tumulte sans
cohésion apparente, mais elle ne trouve sa grandeur et sa réalité que dans l’extase et dans l’amour extatique.
Celui qui tient à ignorer ou à méconnaître l’extase, est un être incomplet dont la pensée est réduite à l’analyse
[…]. La vie humaine est excédée de servir de tête et de raison à l’univers. Dans la mesure où elle devient
cette tête et cette raison, dans la mesure où elle devient nécessaire à l’univers, elle accepte un servage. Si elle
n’est pas libre, l’existence devient vide ou neutre et, si elle est libre, elle est un jeu […]. L’homme a échappé
à sa tête comme le condamné à une prison. Il a trouvé au delà de lui-même non Dieu qui est prohibition du
crime, mais un être qui ignore la prohibition. Au delà de ce que je suis, je rencontre un être qui me fait rire
parce qu’il est sans tête, qui m’emplit d’angoisse parce qu’il est fait d’innocence et de crime : il tient une
arme de fer dans sa main gauche, des flammes semblables à un sacré-cœur dans sa main droite. Il réunit dans
une même irruption la Naissance et la Mort. Il n’est pas un homme. Il n’est pas non plus un dieu. Il n’est pas
moi mais il est plus moi que moi : son ventre est le dédale dans lequel il s’est égaré lui-même, m’égare avec
lui et dans lequel je me retrouve étant lui, c’est-à-dire monstre ».
Texte repris dans G. Bataille, Œuvres complètes, Paris, NRF-Gallimard, 1970, tome 1, pp. 442-446.

98
pour un public de non-spécialistes, etc. Mais l’on peut évoquer rapidement une autre
hypothèse, aux implications macro-sociologiques, et en rapport avec la forme même de la
critique marcusienne de la modernité (critique des pathologies).
En comparaison avec l’Allemagne, foyer depuis le romantisme de la fin du 18ème siècle
d’un grand nombre de critiques radicales de type « pathologique » — souvent nostalgiques
(les romantiques), parfois pré- ou anti-modernes (cf. Nietzsche, Spengler, Klages, Heidegger,
Jünger, Carl Schmitt, pour ne parler que des plus connus, et plus globalement, les tenants de
ce que l’on appelle la « révolution conservatrice » sous la République de Weimar289), mais
aussi bien souvent élitistes et anti-démocratiques290 —, la pensée politique française, marquée
de façon très profonde par la Révolution de 1789 ainsi que par les exigences de justice et
d’égalité qui s’y sont incarnées, semble assez peu ouverte à la critique de second degré, à la
priorité donnée à une morale attractive (et forcement sujette à des désaccords rationnels) de la
« pleine réalisation de soi » sur une morale impérative du juste, à l’abandon de l’horizon
démocratique et au recours à des solutions métapolitiques (esthétiques, organicistes, vitalistes,
mythologiques, etc.) pour endiguer la « crise spirituelle», abandon et recours qui caractérisent
ce type de critique sociale291. Non pas qu’il n’y ait eu de discours anti-modernes en France

289
Tels que le poète Gottfried Benn (1886-1956) ; l’écrivain Ernst Jünger déjà mentionné (1895-1998) ; le
journaliste Hans Zehrer (1899-1956), directeur depuis 1929 de la revue Die Tat (L’Action), qui jouit à partir de
la crise de 29 d’une grande popularité ; le philosophe, sociologue et économiste Othmar Spann (1978-1950) qui
exerce dans les années 20 / 30 une forte influence sur diverses disciplines scientifiques ; ou encore, le publiciste
Edgar Julius Jung (1894-1934), qui conseille à partir de 1932 le Chancelier von Papen. Voir sur ce point l’étude
de Gerhard Höhn, (1984), « Perversion de la modernité ou : de Iéna à Weimar », in G. Raulet (dir., 1984),
Weimar ou l’explosion de la modernité, Paris, Anthropos, pp. 47-61. Sur le “Kulturpessimismus” et la révolution
conservatrice, voir l’article de Louis Dupeux, (1984), « “Kulturpessimismus”, révolution conservatrice et
modernité », dans le même ouvrage collectif, pp. 31-45. Sous la direction de ce dernier auteur, on consultera
encore avec profit le collectif de 1992, La « révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar, Paris,
Kimé ; et plus globalement, sur la « Weltanschauung » spiritualiste allemande dans ses rapports avec le
politique, le recueil d’articles du même auteur, paru en 2001, Aspects du fondamentalisme national en Allemagne
de 1890 à 1945, aux Presses Universitaires de Strasbourg ; ainsi que sa synthétique Histoire culturelle de
l’Allemagne. 1919-1960, PUF, 1989.
290
Voir G. Höhn, (1984), op.cit. ; K. Sontheimer, (1962), Antidemokratisches Denken in der Weimarer Republik.
Die politischen Ideen des deutschen Nationalismus zwischen 1918 und 1933, Francfort, Suhrkamp, 1978 ; M.
Schneller, (1970), Zwischen Romantik und Faschismus. Der Beitrag Othmar Spanns zum Konservatismus der
Weimarer Republik, Stuttgart, Klett ; ainsi que les ouvrages de Louis Dupeux mentionnés dans la note ci-dessus.
291
G. Höhn, sans parler explicitement de pathologie ni de critique de second degré, rend très bien compte de la
problématique « métapolitique » qui anime les « révolutionnaires conservateurs » de la République (honnie) de
Weimar :
« Puisqu’ils considèrent la crise comme spirituelle en dernière instance, les “crisologues” de 1930, à la fois anti-
marxistes et anti-capitalistes, sont conséquents avec eux-mêmes lorsqu’ils rejettent toute solution politique
classique, qu’elle soit socialiste ou libérale. Pour eux, il est tout à fait illusoire de vouloir résoudre politiquement
une crise qui est essentiellement spirituelle, voire religieuse. C’est pourquoi ils prônent des solutions
métapolitiques, c’est-à-dire plus profondes et non pas tacticiennes, qui doivent finalement s’inscrire dans un au-delà
de la politique des partis, garantie d’une nouvelle radicalité. Inconsciemment ou pas, les néo-conservateurs des
années 20 vont alors reconduire des modèles de pensée et des stratégies qui furent développés au cours d’une
période antérieure. Leurs analyses aboutissent également à une double opposition, cette fois radicale, à l’égard de la
démocratie libérale et du socialisme, d’où surgit une ambitendance de type nouveau mais à fonction identique. En
effet, si les romantiques se définissent par une réaction ambitendancielle à l’égard de l’absolutisme féodal et de la
bourgeoisie capitaliste, les néo-conservateurs, eux, s’opposent fermement à la bourgeoisie et à la classe ouvrière. Ils
renvoient dos à dos les partis de droite et de gauche. C’est pourquoi l’on peut retrouver chez eux, quelque peu
modifiés, deux modèles (il y aurait encore celui du mythe et de la nature) qui orientaient déjà l’analyse de la crise
faite par les romantiques :
— le modèle esthétique, développé par Novalis, F. Schlegel et Schelling, investissait l’art et l’artiste d’un rôle
historique ; or, remis à jour, il se voit infléchi dans le sens d’une incarnation élitiste et agressive ;
— le modèle organiciste, développé en précurseur par Novalis, puis par le “vieux” Schlegel, A. Müller, J.
Grimm et J. Görres, insistait tout particulièrement sur l’idéal d’un Etat et d’une société qui seraient moins une

99
depuis la Révolution (cf. Joseph de Maistre, Baudelaire, l’anticapitaliste romantique et
chrétien Charles Péguy, etc.292), mais ceux-ci ne nous semblent pas bénéficier du potentiel
réceptif dont ils disposeront en Allemagne de la fin du 18ème jusqu’au second tiers du 20ème
siècle. Autrement dit : ces éventuels discours n’ont pas la capacité à faire sens en tant que
critiques des pathologies pour le macro-champ d’expérience et le macro-horizon d’attente
politique français. Les oppositions « culture / civilisation », « organique / mécanique »,
« dionysiaque / apollinien », avec la glorification du premier terme des couples et la
dévaluation du second ; les idées de « déclin de l’Occident », de « décadence », de
« dégénérescence » et de « régénération », ou encore, de « nihilisme moderne » ou de
« déracinement transcendantal » (E. Bloch), sont très loin d’avoir en France, où prédomine
globalement l’idéal de progrès, d’émancipation et d’arrachement à la tradition, le potentiel de
validité intersubjective dont disposent ces topoï, ces lieux communs, de l’autre côté du Rhin.
La distinction entre deux ethos politiques293 peut sembler quelque peu artificielle, pour ne pas
dire fumeuse. Mais réalisons l’expérience de l’esprit suivante : imagine-t-on vraiment sans
difficultés un Schiller rédiger ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme dans le pays
des Encyclopédistes ? Peut-on envisager que l’appel au mythe réconciliateur, ou que le
recours à la figure de Dionysos, ait un quelconque écho chez les contemporains de Voltaire et
de Diderot294 ? Imagine-t-on un Novalis, un Hölderlin, un Nietzsche écrire dans la langue de
Descartes, de Rousseau ou d’Auguste Comte, philosophe du Progrès s’il en est ? Imagine-t-on
Spengler rencontrer le succès qui fut le sien en Allemagne lors de la parution du Déclin de

machine froide qu’une communauté organique bâtie sur des fondements historiques et spirituels ; or,
reconduit, ce modèle est infléchi dans le sens autoritaire et répressif.
Mais une modification plus significative encore apparaît lorsque l’on analyse le champ d’application des modèles
d’origine romantique. Sous Weimar, il s’agit en vérité d’un processus qui obéit à une logique éliminatoire dont le
résultat est une double perversion. Par exemple, si l’on reconduit le modèle esthétique, on néglige quelque peu le
modèle organiciste (Gottfried Benn, Ernst Jünger). Ou bien, si l’on maintient en revanche le second, on peut
sacrifier le premier (le Tat-Kreis, Othmar Spann, Edgar Julius Jung). Mais tout cela n’est jamais schématique ni
exclusif, car une autre solution se propose encore. On peut s’inspirer du premier modèle, mais dans ce cas on lui
enlève tout contenu progressif. Parallèlement, on peut reprendre le modèle organiciste, mais alors il se voit amputé
de son contenu libéral. En définitive, on finit par choisir une seule composante d’un seul modèle. D’où le résultat
suivant : ce qui à la période romantique fut essentiellement ambitendanciel (c’est-à-dire progressiste et
conservateur) devient par la suite unitendanciel. »
Voir G. Höhn, (1984), op.cit., pp. 49-51. Inutile d’ajouter que Marcuse et ses récepteurs français empruntent eux
aussi aux modèles esthétique et organiciste dans leur critique métapolitique de la société contemporaine.
292
« Il n’y a de gouvernement raisonnable et assuré qu’aristocratique. Monarchie et république basées sur la
démocratie sont absurdes et faibles », écrit Baudelaire dans Mon cœur mis à nu, en mars 1952 à Ancelle.
Baudelaire parle encore du progrès comme d’un « fanal obscur » ; il est « cette lanterne moderne [qui] jette des
ténèbres sur tous les objets de connaissance » (Exposition universelle, 1855). Dans les Fusées, il écrit : « Quoi de
plus absurde que le Progrès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours
semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvage. […] n’est-il pas l’homme éternel, c’est-à-dire
l’animal de proie le plus parfait ? ». Voir l’article d’Antoine Compagnon, (2003), « Baudelaire antimoderne », in
Le Magazine Littéraire, n° 418, mars 2003. Du même auteur et sur cette même question, voir l’ouvrage récent
Charles Baudelaire devant l’innombrable, Paris, Presse Universitaire de la Sorbonne, 2003. Concernant l’anti-
modernisme virulent de Charles Péguy, voir M. Löwy et R. Sayre, (1992), Romantisme et mélancolie. Le
romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, pp. 241-257.
293
De même que lorsque Max Weber emploie le terme d’ethos dans L’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme, nous souhaitons indiquer par là davantage une agrégation de pratiques et de croyances individuelles
(une acceptation, comme on pourrait dire aujourd’hui — cf. infra), qu’une mystérieuse entité sui generis,
indépendante des consciences individuelles, à la manière de la « conscience collective » dont parle Durkheim
dans Les formes élémentaires de la vie religieuse.
294
Que l’appel à une puissance mythique réconciliatrice (du type Dionysos) ne s’inscrive pas dans la tradition de
pensée française depuis la Révolution, ne signifie pas pour autant que la France ignore complètement ce genre de
discours, comme on le verra dans la section suivante avec le cas de Bataille et des postmodernes français
contemporains.

100
l’Occident (1923), dans le Paris brillant des Années folles295 ? Peut-on envisager, toujours
dans la France de l’entre-deux guerres, un mouvement philosophico-spiritualo-politique,
réactionnaire et anti-républicain, de l’importance que fut celui de la « révolution
conservatrice » sous la république de Weimar, ainsi que l’aile pessimiste de ce mouvement, le
« Kulturpessimismus »296, franchement irrationaliste et triplement hostile à la modernité
culturelle (désenchantement du monde, rationalisation), sociale (individualisme) et politique
(démocratie représentative) ? Imagine-t-on sérieusement la possibilité d’une « école de Paris »
(ou de Marseille), qui réaliserait une critique de second degré de la culture, à la façon de
l’école de Francfort ? Imagine-t-on sans sourire un Heidegger enseigner l’achèvement de la
métaphysique dans la technique mondialisée et le nihilisme planétaire, à la Sorbonne, aux
cotés de rationalistes stricts tels que Léon Brunschvicg, Gaston Bachelard ou Jean Cavaillès
— ou même, au Collège de France, à la suite de Bergson ?297 Le champ d’expérience de la
nostalgie, du « désenchantement du monde » ; de la « fuite », de la « nuit » ou encore du
« dépouillement » des dieux ; de la « rationalisation » destructrice et de la « rationalité
instrumentale » — autant de notions d’origine strictement germanique —, semble marquer
davantage l’ethos politique allemand que français ; et, en conséquence, la critique sociale qui
prédomine dans notre pays fait une bien plus grande part à la critique immanente des
injustices qu’à la critique transcendante des pathologies, de même que l’idéal moral qui
prédomine à l’ouest du Rhin depuis deux siècles nous semble relever plus volontiers d’une
conception impérative (primat du juste sur le bien personnel) que d’une conception attractive
(primauté de l’exigence d’une « pleine réalisation de soi » sur celle de justice sociale). La
critique des pathologies ne s’inscrit pas en France dans une tradition de pensée établie, sur
laquelle elle puisse se reposer, et les solutions métapolitiques aux situations de crise feraient
bien plutôt sourire que frémir le « citoyen » de l’Etat libéral — Etat appliquant le principe de
neutralité du libéralisme politique, et dont l’intervention doit donc pouvoir se justifier sans se
référer aux conceptions substantielles et controversées de la vie bonne, afin de respecter les
idéaux régulateurs modernes (inscrit dans la Constitution française depuis 1789) de liberté,
d’autonomie et d’individualité. Si la scène intellectuelle parisienne a bien été, dans les années
60 et 70 du siècle qui vient de s’achever, la figure de proue de la « critique de la raison »298,
au point d’aboutir, selon certains, à un « anti-humanisme » pour le moins problématique299,

295
Sur la réception en Allemagne de Spengler, voir G. Merlio, (1984), « L’audience des idées de Spengler sous
la République de Weimar », in G. Raulet (dir., 1984), Weimar ou l’explosion de la modernité, Paris, Anthropos,
pp. 63-77. Pour trois réactions françaises caractéristiques au Déclin de l’Occident et à la philosophie de
Spengler, voir l’article incisif de l’historien Lucien Febvre (co-fondateur avec Marc Bloch des Annales) : « De
Spengler à Toynbee. Quelques philosophies opportunistes de l’histoire », in Revue de métaphysique et de
morale, oct. 1936 ; l’ouvrage d’André Fauconnet : Un philosophe allemand contemporain : Oswald Spengler (Le
Prophète du déclin de l’Occident) (Paris, Alcan, 1925), précédant d’une décennie la critique dévastatrice de
Lucien Febvre ; ainsi que la thèse de doctorat de Herbert Ludwig Kauffmann (réalisée sous la direction d’André
Lalande), et publiée en 1936 sous le titre : Essai sur l’anti-progressisme et ses origines dans la philosophie
allemande moderne (thèse Université de Paris, 1936, éditeur inconnu, mention « imprimé en Allemagne »).
296
Cf. L. Dupeux, (1984), op.cit.
297
On pourrait s’opposer à ces deux dernières interrogations en disant, avec Jean Grondin, qu’il existe une
« école heideggerienne de Nice » — cf. J. Grondin, (1987), « L’école heideggerienne de Nice », in Archives de
Philosophie, 50, 1987, pp. 271-280. Mais outre le nombre très limité de ses représentants (Dominique Janicaud
— décédé durant l’été 2002 — et Jean-François Mattéi, pour l’essentiel) et de ses auditeurs-récepteurs (une
faible partie de la communauté des philosophes professionnels français), cette « école » ne dispose ni d’un texte-
manifeste (tel que le discours inaugural de Horkheimer au début des années 30 en ce qui concerne l’école de
Francfort), ni d’une véritable reconnaissance nationale et internationale en tant « qu’école » (à l’inverse de
l’Ecole de Francfort et de l’Ecole de Chicago), ni d’une descendance intellectuelle et programmatique évidente.
298
Voir Habermas, (1985), op.cit.
299
Voir L. Ferry et A. Renaut, (1985), La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris,
Gallimard, « Folio-essais », 1998.

101
les critiques françaises de la raison sont restées le plus souvent, à quelques exceptions près et
en contraste avec la tradition intellectuelle allemande, des critiques crypto-normatives, sans
finalités politiques explicites300. La critique des pathologies, dans la pratique de la philosophie
politique française, apparaît alors comme anecdotique, marginale, sans conséquence véritable
pour la compréhension et l’action pratique dans la société. Si, comme l’écrit Putnam, « nos
critères de pertinence dévoilent notre système global de valeurs, et se fondent en même temps
sur lui »301, on peut dire que les catégories mobilisées dans la critique de second degré de type
marcusienne ne sont pas pertinentes pour notre système global de valeur : la déconstruction
marcusienne manifeste ainsi un défaut d’ancrage dans le préconstruit cognitif et épistémique
des individus302. Dans le cadre de cet ethos, Marcuse et sa théorie de la désublimation
répressive généralisée fait franchement office « d’o.p.n.i. » (objet philosophique non
identifié). Ils vont à l’encontre de l’acceptation collective303 (si l’on excepte les communautés
philosophiques, assez étroites dans le temps et dans l’espace social, d’inclination
nietzschéenne ou heideggerienne, et donc familières de la critique de second degré) selon
laquelle les sociétés contemporaines marquent un progrès évident par rapport aux anciennes
formes d’inégalités des chances et des richesses, d’injustices sociales et de dominations
diverses. On peut donc imaginer que l’intérêt qui va être porté à Marcuse par les médias et le
grand public cultivé de la fin des années 60 au début des années 70, est pour une part
déterminé par la volonté collective de se confronter à une tradition de pensée « exotique »,
afin de conforter, dans et par cette juxtaposition, ses propres conceptions de la critique
sociale — qui doit porter électivement sur les injustices constatées et constatables, et non sur
de prétendues pathologies identifiées par une minorité marginale. L’hypothèse macro-sociale
liant la forme de la critique marcusienne et sa réception massive durant les années 68 et 69 est
donc la suivante : si Marcuse est mobilisé par les médias comme le « maître à penser des
étudiants rebelles », c’est surtout parce que la nouveauté et l’étrangeté de sa critique de
second degré, de sa déconstruction métapolitique des sociétés industrielles avancées — bien
qu’en phase avec certaines revendications des étudiants : cf. « l’imagination au pouvoir » —

300
Voir sur ce point les chapitres consacrés à Derrida et à Foucault dans Habermas, (1985), op.cit.
301
Voir Putnam, (1981), Raison, vérité, Histoire, op.cit., p. 224.
302
Sur les notions « d’ancrage » et de « préconstruit », voir notamment Grize (1982, op.cit.) et Bouvier (1995 a,
op.cit.).
303
Nous reprenons ici la distinction faite par quelques auteurs contemporains — cf. P. Engel, (1997),
« Croyances collectives et acceptions collectives », in R. Boudon, A. Bouvier et F. Chazel (dir., 1997), Cognition
et sciences sociales, Paris, PUF, pp. 155-173 ; A. Bouvier, (2003), « Individual beliefs and collective beliefs in
science and philosophy. The plurial subject and the polyphonic subject accounts. Case studies », article inédit, à
paraître dans la revue Philosophy of the Social Sciences, 2004 — à la suite de l’épistémologue Jonathan L.
Cohen (cf. An essay on belief and acceptance, Oxford University Press, 1992), entre croyance collective et
acceptation collective. A la différence de la croyance collective qui implique l’adhésion effective de chacun des
individus à un corps de représentations, et cela indépendamment du contexte, une acceptation collective ne
présuppose pas que tous les individus adhèrent effectivement aux représentations, mais qu’ils les acceptent dans
une situation et dans une finalité pratique donnée (Kant, dans la Doctrine transcendantale de la méthode, parle
en ce sens de « croyance pragmatique »). Les membres du groupe acceptent une certaine ligne cognitive (stricto
sensu) et épistémique autorisée et reçue au sein de la communauté, parfois manifestée par des porte-paroles, sans
forcement y croire en leur for intérieur. Ils acceptent ainsi « conjointement » — cf. M. Gilbert, (2003), Marcher
ensemble. Essais sur les fondements des phénomènes collectifs, trad. Paris, PUF — un corps cohérent de
représentations prétendant à la vérité dans le but, le plus souvent, d’agir sur le monde. Les partis politiques, les
syndicats, ou même, dans certains cas, les communautés scientifiques — cf. A. Bouvier, (2002), « Un modèle
polyphonique en épistémologie sociale. Croyance individuelle, pluralité des voix et consensus en matière
scientifique », in Revue européenne des sciences sociales, t. XL, n° 124 —, bien que composés de croyances
individuelles distinctes et parfois divergentes, manifestent leur unité par l’acceptation collective d’un système
ordonné de croyances.

102
pour la conscience politique française prise dans son ensemble304, pour le préconstruit
commun des citoyens quant aux formes légitimes d’action politique, permet de se rappeler,
par contraste, les valeurs (« libérales », au sens de Larmore et Rawls) qui structurent le sens
commun de la critique sociale dans notre culture politique nationale. En constatant à quel
point la critique des pathologies sort des traditions de la pensée politique instituée depuis deux
siècles, on réaffirme en même temps notre adhésion collective à la critique de premier degré,
on se remémore les règles françaises du jeu de langage de la critique sociale. Ce que l’on
manifeste ainsi, c’est encore notre attachement à une certaine forme d’argumentation
pratique.
L’empoignade intellectuelle, connue sous le nom « d’affaire Farias », occasionnée en
France à la fin des années 80 par la publication du livre de Victor Farias sur l’engagement
nazi de Heidegger305, peut aussi être interprétée comme la confrontation entre deux
acceptations collectives, entre deux conceptions antinomiques de la critique sociale : en vertu
des valeurs rationalistes, démocratiques et progressistes qui fondent, dans l’ensemble,
l’exercice de cette dernière en France depuis deux cents ans, la critique heideggerienne des
pathologies de la modernité (oubli de l’Être, domination de la rationalité technicienne, errance
de l’humanité déchue dans les déserts de l’étantité, etc.), ainsi que l’esprit de soumission, le
piétisme anti-humaniste et « l’écoute » élitiste qui l’accompagnent, peuvent bien en effet
apparaîtrent comme potentiellement régressifs et fascisants.
Au terme de cette analyse interne du discours marcusien et de la forme de critique
sociale qu’il mobilise, on pourrait donc proposer l’hypothèse suivante : la réception
« médiatique » de Marcuse — à distinguer soigneusement de sa réception-médiation par
l’avant-garde critique et sceptique que nous avons étudiée jusque-là —, peut ainsi être
envisagée comme s’inscrivant dans un mouvement quasi rituel de « faire-mémoire », de
réaffirmation d’une culture politique nationale.
On espère avoir montrer, dans cette trop courte section — nous avons laissé de côté,
faute de temps et de place, l’analyse détaillée des procédures cognitives dites « de
construction »306, qui interviennent pourtant de manière importante dans l’argumentation
freudo-marxiste307 —, la portée heuristique d’un point de vue argumentativiste en sociologie
304
Cf. notes précédente et 293 : nous ne faisons pas de la « conscience collective » une entité sui generis, sujette
en elle-même d’action et de réflexion ; nous la considérons plutôt comme la somme agrégative de
comportements et de croyances individuelles, et pouvant donc s’expliquer en dernière instance avec les outils
théoriques de l’individualisme méthodologique.
305
Cf. le dernier paragraphe de la note 202. Pour une présentation complète de cette querelle, voir D. Janicaud,
(2001), Heidegger en France, Paris, Albin Michel, tome 1. Voir aussi L. Ferry et A. Renaut, (1988), Heidegger
et les modernes, Paris, Grasset, « Figures ».
306
Voir l’indispensable Dictionnaire de rhétorique de Georges Molinié (Paris, Le livre de Poche, 1992), ainsi
que le chapitre consacré aux procédures cognitives de construction dans L’argumentation philosophique d’Alban
Bouvier (1995 a, op.cit., pp. 71-82). Les procédures de construction sont des figures rhétoriques, de type micro
(tropes) ou macrostructural (allégorie, ironie, lieux — sur ces distinctions, cf. Molinié, 1992, op.cit., pp. 152-
153, 208 et 218), permettant d’introduire des idées nouvelles lorsque le pré-requit est supposé faire défaut chez
le récepteur. L’hyperbole, la litote, l’euphémisme et autres tropes (métaphore, métonymie, synecdoque,
oxymores, etc.), l’exemplification et l’illustration, la comparaison et l’analogie, sont ainsi des opérations
discursives qui possèdent, en plus de leur éventuelle fonction émotive et esthétique, une fonction cognitive
(stricto sensu) : elles permettent de faire comprendre des notions supposées nouvelles pour l’auditoire.
307
Pour une courte étude sur les procédés rhétoriques à l’œuvre dans La dialectique de la raison de Adorno et
Horkheimer (1947) — ouvrage qui contient les linéaments de la critique freudo-marxiste de type marcusienne —
, voir la dernière section de l’article de Honneth (2000 b, op.cit., pp. 70-73). Honneth identifie notamment, dans
le texte central de la Théorie critique de l’Ecole de Francfort, l’usage de la comparaison et de la métaphore, celui
de l’oxymore (qu’il confond étrangement avec le chiasme) et celui de l’hyperbole. Aussi frustre et imprécise soit
l’analyse d’Axel Honneth sur les quelques dernières pages de son article, notons toutefois que le philosophe
allemand ouvre ici une voie « argumentativiste » en sociologie de la connaissance philosophique qui nous
semble des plus prometteuses. Pour une étude « littéraire » de la Dialectique de la raison, Honneth renvoie à

103
de la connaissance. Nous avons vu que la problématique sociologique de la réception d’une
œuvre philosophique pouvait très bien s’autoriser, en complément de schémas explicatifs plus
traditionnels (phénoménologique, structural-génétique, actanciel, etc.), d’une perspective
internaliste, qui prenne en considération à la fois le socle ontologique du discours et la logique
de l’argumentation. Cette dernière nous semble bien avoir, en effet, une véritable portée
explicative308 : on peut ainsi comprendre la réception positive de Marcuse chez les marxistes
critiques et sceptiques d’Arguments et de Partisans en raison de l’existence, dans cette
communauté intersubjective, de filtres cognitifs et épistémiques309 qui rendent à la fois
compréhensibles et acceptables la critique « pathologique » de second degré ainsi que la
logique argumentative quelque peu circulaire suivie par Marcuse. De même que c’est encore
en considérant cette logique argumentative qu’il nous semble possible de comprendre la
réception massive de Marcuse sur une très courte période (1968-1972)310 — « l’exotisme » de
l’argumentation marcusienne et de la critique transcendante de la modernité culturelle et
sociale incite les individus à se confronter à cette œuvre, afin de réaffirmer dans le même
mouvement leur propre acceptation de la critique interne de l’injustice —, tout comme le
délaissement brutal du philosophe allemand (à partir de 1973) — la critique marcusienne
manifeste fondamentalement un défaut d’ancrage dans le préconstruit cognitif et épistémique
de la majeure partie de la communauté intellectuelle française.

l’article de Bert Van der Brink, (1997), « Gesellschaftstheorie und Übertreibungskunst. Für eine alternative
Lesart der “Dialektik des Aufklärung” », in Neue Rundschau, n° 1, 1997 (numéro consacré pour l’essentiel à
l’ouvrage de Adorno et Horkheimer).
308
Pour d’autres mises à l’épreuve du modèle, voir Bouvier (1995 a et b, op.cit, et 1996, op.cit.).
309
On trouve l’idée de « filtre cognitif » chez Grize (1982, op.cit.) et chez Alban Bouvier (1995 a, op.cit.), ce
dernier en proposant une application en sociologie de la connaissance.
310
Voir le tableau récapitulatif de la réception française de Marcuse, en annexe.

104
Quatrième section : tentatives d’explication de la première
phase de réception de Marcuse en France

« Trop souvent, les théories de l’argumentation d’hier, comme d’ailleurs


les plus récentes, partent de l’impératif d’adhésion, se concentrent sur
les techniques qui visent à obtenir celle-ci, et réduisent la définition ou
le champ de l’argumentation à une technique persuasive. En clair, elles
oublient ou laissent de côté ce qui en est le fondement inaugural : la
question soulevée. Sans elle, il n’y a pas de débat, ni même de
différence et de distance, car c’est pas une question que celle-ci
s’exprime et que les individus ne sont pas in-différents. Ils se
manifestent en propre, dans cette négociation de leur distance, qui n’est
en fin de compte qu’une résolution ou un traitement de ce qui est
problématique. »

Michel Meyer, « Les fondements de l’argumentation », in C. Hoogaert,


(dir.,1996), Argumentation et questionnement, Paris, PUF, p. 18.

Après avoir étudié les formes de l’argumentation freudo-marxiste en France, et après


avoir indiqué la dimension heuristique du telle analyse « formelle » en sociologie de la
connaissance, nous allons, dans cette dernière section, focaliser de nouveau notre attention sur
les modalités du contenu du discours freudo-marxiste. Nous mettrons cette fois-ci entre
parenthèses les questions interactionnelles et institutionnelles (section I et II), afin de nous
rapprocher d’une histoire sociologique des idées fonctionnant sous deux régimes distincts. Si
nous avions jusque-là, pour reprendre la distinction de Fernand Braudel311, privilégié
implicitement, à travers nos analyses sociologiques, le régime « événementiel » de la
temporalité (examen d’événements particuliers, produit contingent d’actions individuelles), et
si, comme dirait Braudel, « l’histoire événementielle est une agitation de surface, les vagues
que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement »312, il faudrait s’interroger sur le type
de « marée » problématologique (M. Meyer) qui préside aux « vagues » de la réception
française du freudo-marxisme. Il y aurait ainsi, toujours en suivant Braudel, deux échelles
complémentaires de temporalité disposant d’une portée explicative en sociologie de la
connaissance : celle d’une histoire sociale de « moyenne durée », correspondant grosso modo
à la durée d’un cycle économique, et celle d’une histoire de « longue durée », de type
civilisationnelle — cette longue durée délimitant le champ des possibles pour les évènements
à première vue contingents. Nous allons procéder par la suite à l’examen de ces deux échelles
en ce qui concerne les rapports qui relient le freudo-marxisme marcusien et sa réception
française à l’histoire des idées philosophiques.

311
Voir F. Braudel, (1969), Ecrits sur l’histoire, Paris, Flammarion.
312
F. Braudel, op.cit., p. 11-13.

105
1 / Essai d’explication (I) : un ethos philosophique de moyenne durée

« Peut-être que réellement quelqu’un de pensant a t-il crié là de


profundis ? Et l’ouïe de notre penser ? N’entend-elle toujours
pas le cri ? Elle ne l’entendra pas tant qu’elle n’aura pas
commencé à penser. Et la pensée ne commencera que lorsque
nous aurons appris que cette chose tant magnifiée depuis des
siècles, la raison, est la plus acharnée des adversaires de la
pensée. »

M. Heidegger, « Le mot de Nietzsche “Dieu est mort”, trad.


W. Brokmeier, in Arguments, n°15, juil.-sept. 1959.

La question sociologique qui se pose maintenant est donc celle qui consiste à
s’interroger sur les relations qu’entretiennent la nouvelle schématisation et l’ontologie hybride
marcusienne, analysées dans la section précédente, avec un état donné de la société française
durant les années 60. En ce qui concerne la neutralisation du schème dialectique, nous avons
déjà indiqué le processus global de radicalisation du soupçon émergeant après le traumatisme
de la Seconde Guerre mondiale : il n’est plus possible de considérer la raison comme inscrite
dans un perpétuel dépassement, que ce dépassement soit médiatisé par l’Esprit hégélien
(idéalisme dialectique) ou par la praxis d’un groupe social révolutionnaire (matérialisme
dialectique). La « négation de la négation » ainsi que l’enracinement idéaliste de la
schématisation dialectique semblent bien peu appropriés pour appréhender un monde social
où les contradictions ne se résolvent jamais par simples sauts qualitatifs dialectiques.
Un autre facteur réside, en ce sens, dans les transformations économico-sociales qui
apparaissent progressivement au cours du 20ème siècle, notamment après la Deuxième Guerre :
la diminution de l’importance du secteur primaire au profit des deux autres secteurs, la forte
croissance économique des Trente Glorieuses (le PIB augmente d’environ 4 % par an et par
habitant de 1950 à 1970) et l’augmentation du pouvoir d’achat qui l’accompagne (multiplié
par trois durant cette période)313, le renforcement de l’implication économique et sociale de
l’Etat (mise en place de l’Etat providence), notamment à la suite de la crise de 1929 et de la
Seconde Guerre mondiale (Sécurité sociale instaurée en 1945, budgets spécifiques pour
l’éducation, la culture et le logement), la planification de la production, ainsi que la
redistribution des richesses, sont autant de facteurs qui contribuent à minimiser les
contradictions sociales. La schématisation dialectique devient moins opérationnelle, et son
glissement progressif vers le schème fonctionnel permet de rendre compte du « statu quo »
dont parle sans cesse Marcuse et ses médiateurs français, sans pour autant abandonner
strictement le matérialisme historique et dialectique.

(a) La dialectique des Lumières

En ce qui concerne l’explication du « choc ontologique » — choc qui, comme nous


l’avons déjà mentionné, paraît logiquement conditionner le phénomène de glissement
schématique —, du fait que l’hybridation marcusienne va subitement faire sens durant les
années 60, il nous semble que l’expérience de la guerre et des diverses formes de totalitarisme
— fascisme, nazisme, stalinisme — va être décisive pour la conscience progressiste de
l’époque. L’absurde bureaucratique, dont Kafka est un redoutable analyste, la barbarie et
l’irrationnel le plus complet vont envahir en quelques décennies la vieille Europe, qui se
prévalait jusque-là — même pour justifier sa politique impérialiste — de son inscription dans

313
Voir J. Fourastié, (1979), Les Trente Glorieuses, Paris, Hachette, « Pluriel ».

106
une tradition de pensée éclairée par les feux de l’humanisme et du rationalisme. Cette
tradition de l’Aufklärung est brutalement mise à mal : la raison, qui était censée pacifier
l’humanité, est aussi celle qui a conduit aux pires atrocités. Ce thème de la « dialectique de la
raison », inauguré de manière explicite par Adorno et Horkheimer à la fin de la Guerre314, va
ainsi progressivement s’imposer dans une partie de l’espace intellectuel : dans son
déploiement historique, la Raison, de part la volonté de maîtrise qui l’accompagne, va être
perçue comme amenant avec elle son contraire — l’irrationnel de la domination de l’homme
et de la nature, l’irrationnel des totalitarismes, de la « société de bien-être », etc. « A la faveur
du traumatisme de l’après-guerre et de la critique de l’univers démocratique que ce
traumatisme put induire, l’idée d’une “dialectique des Lumières” parvint à obtenir, dans le
champ philosophique, une légitimité qu’elle n’avait jamais eue antérieurement : les Lumières,
qui prétendaient émanciper les hommes, se seraient en fait renversées dans leur contraire,
l’universalisme aurait engendré l’ethnocentrisme ou l’européocentrisme, et le rationalisme
aurait conduit à l’irrationalité absolue d’un monde dominé entièrement par cette raison
irrationnelle qu’est la raison instrumentale ou technique »315. Entre mille exemples
philosophiques pour illustrer cette thèse, puisés dans la tradition nietzschéenne,
heideggerienne, ou chez des marxistes sceptiques-hétérodoxes, citons Marcuse lui-même, qui
écrit dans les premiers paragraphes de l’introduction d’Eros et civilisation :

« Le développement du progrès semble être lié à l’intensification de la servitude. Dans tout


l’univers de la civilisation industrielle, la domination de l’homme par l’homme croît en étendue
et en efficacité. Cette tendance n’apparaît pas comme un recul accidentel et passager sur le
chemin du progrès. Les camps de concentration, les génocides, les guerres mondiales et les
bombes atomiques ne sont pas des rechutes dans la barbarie, mais les résultats effrénés des
conquêtes modernes de la technique et de la domination. L’asservissement et la destruction de
l’homme par l’homme les plus efficaces, s’installent au plus haut niveau de la civilisation, au
moment où les réalisations matérielles et intellectuelles de l’humanité semblent permettre la
création d’un monde réellement libre. » 316

Selon quels présupposés philosophiques s’organise cette représentation de la dialectique


de l’Aufklärung ? Adorno et Horkheimer, dans leur essai sur « Le concept d’Aufklärung »
écrit à la fin de la Seconde Guerre317, en donnent une claire explicitation ; explicitation qui
permet encore, dans une certaine mesure, de comprendre les fondements de la critique
heideggerienne, marcusienne ou foucaldienne de la modernité. Pour les deux philosophes
allemands, il y a au commencement un instinct d’auto-conservation du moi. Mû par cet

314
T. W. Adorno, M. Horkheimer, (1947), La dialectique de la raison, trad. Paris, Gallimard, « Tel », 2000.
L’ouvrage devenu célèbre, écrit entre 1943 et 1944, sera publié à Amsterdam en 1947.
315
L. Ferry, A. Renaut, (1985), La pensée 68, Paris, Gallimard, « Folio-essais », p. 16.
316
H. Marcuse, Eros et civilisation, op.cit., p. 16. Souligné par nous. Notons que Heidegger ne suit pas une
représentation différente de la dialectique de la raison — dans son versant anti-humaniste, certes, au sens où est
d’emblée discrédité toute action de l’homme sur lui-même, et donc tout projet « humaniste » d’autonomie —,
lorsqu’il déclare en 1955, dans son discours « Gelassenheit » — ici encore entre mille exemples —, « qu’on ne
considère pas que ce que les moyens de la technique nous préparent, c’est une agression contre la vie et contre
l’être même de l’homme et qu’au regard de cette agression l’explosion d’une bombe à hydrogène ne signifie pas
grand-chose. Car c’est précisément si les bombes n’explosent pas et si l’homme continue à vivre sur la terre que
l’âge atomique amènera une inquiétante transformation du monde ». Ou encore, un peu plus loin, dans le même
texte : « Aucun individu, aucun groupe humain, aucune commission, fût-elle composée des plus éminents
hommes d’Etat, savants ou techniciens, aucune conférence des chefs de l’industrie et de l’économie ne peut
freiner ou diriger le déroulement historique de l’âge atomique. Aucune organisation purement humaine n’est en
état de prendre en main le gouvernement de notre époque ». M. Heidegger, « Gelassenheit », trad. in Questions
III, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 143.
317
Pour tout ce qui va suivre, voir T. W. Adorno, M. Horkheimer, (1947), op.cit., pp. 21-58. La première version
de ce texte date de 1944.

107
instinct d’auto-conservation, l’individu va faire en sorte de maîtriser l’environnement dont il
dépend. Cette maîtrise passe par l’objectivation de la nature interne (la nature dans l’homme :
ses pulsions et affects) et, bien entendu, de son environnement matériel, la nature externe,
dont dépend directement ses conditions d’existence. Ce mouvement réflexif d’objectivation
va conduire à une séparation historique entre le sujet et l’objet, entre l’individu manipulant et
le monde manipulé, la conscience orientée vers une fin et la nature instrumentalisée. Mais
dans ce mouvement, la Raison comme procès — et c’est là la référence commune à un très
grand nombre de critiques de la modernité — oublie la différence qu’elle a elle-même institué
entre le sujet et l’objet ; elle assimile la totalité du monde à de simples objets voués à
l’instrumentalisation. Aux rapports d’affinité et de relative indifférenciation qui reliaient
l’homme au monde dans son ensemble, se substitue « la simple relation entre le sujet donateur
de sens et l’objet dépourvu de sens, entre la signification rationnelle et le porteur accidentel de
la signification »318 : la nature et le moi s’aliènent réciproquement, la Raison devient
monologique. Comme le thématise Max Horkheimer à la même époque, dans Eclipse de la
raison (1947) 319, la « raison objective » — qui maintient encore un équilibre dialogique entre
ego et phusis — cède le pas à la « raison subjective », qui réduit le monde à la conscience
instrumentaliste qu’en a le sujet dominateur.

« Cette forme de pensée qui, dans les différents secteurs scientifiques, se croit à l’abri des rêves
du visionnaire, devra rendre des comptes : la domination universelle de la nature se retourne
contre le sujet pensant lui-même, elle n’en laissera rien subsister que cet éternel Je pense,
toujours le même, qui doit être en mesure d’accompagner toutes mes idées. Le sujet et l’objet
s’annulent. Le moi abstrait qui légitime toutes les activités d’enregistrement et de
systématisation n’a plus affaire qu’à un matériel abstrait dont la seule propriété sera de
fonctionner comme le substrat d’un tel fonctionnement. » 320

En se repliant sur elle-même, en appréhendant le monde du seul point de vue des fins et
des moyens pour arriver à cette fin ultime qu’est l’auto-conservation du soi, la subjectivité
rationnelle nivelle la réalité, les différences et les singularités qui la constituent, et instaure le
principe économique d’équivalence : « La société bourgeoise est dominée par l’équivalence.
Elle rend comparable ce qui est hétérogène en le réduisant à des quantités abstraites. Pour la
Raison, ce qui n’est pas divisible par un nombre, et finalement par un, n’est qu’illusion ; le
positivisme moderne rejette tout cela dans la littérature. De Parménide à Russel, la devise
reste : Unité. Ce que l’on continue à exiger, c’est la destruction des dieux et des qualités »321.
« Ce qui pourrait se différencier est réduit à égalité. Tel est le verdict qui trace
dangereusement les limites des expériences possibles. L’identité de toutes les choses entre
elles se paie par l’impossibilité de chaque chose d’être identique à elle-même. La Raison
détruit l’injustice de l’ancienne inégalité — la souveraineté absolue — mais elle la perpétue
en même temps que la médiatisation universelle, la relation entre toutes les choses existantes.
Elle accomplit […] l’élimination de l’incommensurable »322. Pour cette Raison, qui « est plus
totalitaire que n’importe quel système »323, l’altérité devient un danger. De même que selon la
physique aristotélicienne, « la nature a horreur du vide », la Raison, chez Horkheimer et
Adorno, a elle aussi « horreur du vide », du dehors, de ce qu’elle ne peut réduire à des

318
T. W. Adorno et M. Horkheimer, (1947), op.cit., p. 28.
319
M. Horkheimer, (1947), Eclipse de la raison, trad. Paris, Payot, 1974. Sur ce thème de la raison objective et
de la raison subjective, voir encore l’étude de Guy Petitdemange, (2003), « L’Aufklärung : un mythe, une tâche.
La critique de Adorno et Horkheimer », in Philosophes et philosophies au 20ème siècle, Paris, Seuil.
320
T. W. Adorno et M. Horkheimer, (1947), op.cit., pp. 42-43.
321
Ibidem, p. 25.
322
Ibidem, p. 30.
323
Sur la Raison « totalitaire », ibidem, p. 24 et 41.

108
concepts — autrement dit à elle-même — : l’instinct d’auto-conservation conduit l’homme, à
travers l’histoire de la civilisation, à manifester une peur panique envers ce qu’il ne peut
objectiver, maîtriser, contrôler.

« Les dieux ne peuvent pas éloigner la peur de l’homme, cette peur dont leur nom est l’écho
pétrifié. L’homme croit être libéré de la peur quand il n’y a plus rien d’inconnu. C’est ainsi
qu’est tracée la voie de la démythisation, de la Raison, qui identifie l’animé à l’inanimé. La
Raison est la radicalisation de la terreur mythique. L’immanence pure du positivisme qui est
son ultime produit, n’est rien d’autre que ce qu’on peut qualifier de tabou universel. Plus rien
ne doit rester en dehors, car la simple idée du “dehors” est la source même de la terreur. »324

« Aux grands tournants de la civilisation occidentale, de l’avènement de la religion olympienne


à la Renaissance, à la Réforme et à l’athéisme bourgeois, chaque fois que des peuples ou des
classes nouvelles expulsaient fermement le mythe, la crainte que leur inspirait la nature
incontrôlée et menaçante — conséquence de sa matérialisation et de sa réification — était
rabaissée au niveau d’une superstition animiste, et le but absolu de la vie était la domination de
cette nature — en soi et en dehors. Lorsque enfin l’instinct de conservation fut devenu un
automatisme, les administrateurs de la production, qui avaient recueilli l’héritage de la raison et
craignait de la retrouver chez les déshérités, se débarrassèrent d’elle. L’essence de la Raison est
l’alternative, aussi inéluctable que la domination. Les hommes eurent toujours à choisir entre
leur soumission à la nature ou la soumission de la nature au moi. Avec l’extension de
l’économie bourgeoise marchande, le sombre horizon du mythe est illuminé par le soleil de la
raison calculatrice, dont la lumière glacée fait lever la semence dans de la barbarie. Sous la
contrainte de la domination, le travail a toujours éloigné le mythe dans la sujétion duquel la
domination le faisait toujours retomber. »325

Le paradoxe qu’indiquent ces deux extraits, est que plus la Raison manifeste son
éloignement par rapport au mythe, plus elle devient elle-même mythologique326 : aussi
statique et homogène que ce dernier, elle procède dans son essence d’une véritable terreur
pour le non-identique, et réifie la totalité du monde en catégories manipulables par la pensée
afin de désamorcer cette terreur primitive liée à l’instinct de conservation. Dans la prétention
démesurée à la clôture qu’elle manifeste, dans le refoulement qu’elle opère de l’hétérogène et
dans la violence qu’elle exerce sur le non-identique afin de préserver son identité auto-
constituée, la Raison s’apparente à la folie. En « mutilant », en « amputant » le monde, en
réalisant une scission radicale entre la nature et la subjectivité, entre la chose et la
représentation (le concept), entre le mot et l’objet, elle relève d’une logique
schizophrénique327. Dans ce processus d’auto-préservation par l’exclusion et la purification, la
Raison oublie le mouvement par lequel elle s’est constituée en objectivant et en manipulant le
réel ; elle occulte la distance, prise entre l’objet et le sujet, nécessaire à la manipulation. En
objectivant le monde et ses prochains, l’homme, pour Adorno et Horkheimer, ne peut en
même temps que les nier dans leurs singularités. C’est en ce sens que se déploie la

324
Ibidem, p. 33. Souligné par nous.
325
Ibidem, p. 48. Souligné par nous.
326
« Le fait a le dernier mot, la connaissance se contente de sa répétition, le pensé se réduit à une simple
tautologie. Plus la machinerie intellectuelle se soumet à ce qui existe, plus elle se contente de le reproduire
aveuglément. C’est ainsi que la Raison rejoint la mythologie dont elle n’a jamais pu se libérer. Car la mythologie
avait représenté dans ses figures l’essence de ce qui existe (cycles, destin, domination de la nature) comme la
vérité et renoncé à l’espoir. Dans la prégnance de l’image mythique comme dans la clarté de la formule
scientifique l’éternité des faits trouve une confirmation et la réalité brute est exprimée comme le sens qu’elle
entrave ». Ibidem, p. 43.
327
L’adjectif apparaît à plusieurs reprises dans le texte d’Adorno et Horkheimer.

109
« dialectique de la Raison » : « une des caractéristique de la rationalité a toujours été dès le
début, sa tendance à s’autodétruire »328 ; « le progrès devient régression »329.
Non seulement la Raison, dans son déploiement historique, est « totalitaire » et
« oublieuse » (« Sans égard pour elle-même, la Raison a anéanti jusqu’à la dernière trace sa
conscience de soi »330), mais elle conduit de plus à la réification généralisée et à une triple
domination : domination de la nature extra-humaine, de la nature sociale et de la nature intra-
humaine.

« Le rapport de dépendance de l’homme moderne avec la nature ne peut être séparé du progrès.
L’accroissement de la productivité économique qui, d’une part, crée les conditions d’un monde
meilleur, procure d’autre part à l’appareil technique et aux groupes sociaux qui en dispose une
supériorité immense sur le reste de la population. L’individu est réduit à zéro par rapport aux
puissances économiques. En même temps celles-ci portent la domination de la société sur la
nature à un niveau jamais connu. Tandis que l’individu disparaît devant l’appareil qu’il sert, il
est pris en charge mieux que jamais par cet appareil même. Au stade de l’injustice,
l’impuissance et la malléabilité des masses croît en même temps que les quantités de biens qui
leur sont assignés. L’élévation du niveau de vie des classes inférieures, considérable sur le plan
matériel et insignifiante sur le plan social, se reflète dans ce qu’on appelle hypocritement la
diffusion de l’esprit. Son véritable intérêt serait la négation de la réification. Mais l’esprit ne
peut survivre lorsqu’il est défini comme un bien culturel et distribué à des fins de
consommation. La marée de l’information précise et d’amusements domestiqués, rend les
hommes plus ingénieux en même temps qu’il les abêtit. »331

Résumons-nous. La représentation philosophique de la « dialectique de la raison »,


explicitée par Adorno et Horkheimer — mais que l’on peut encore retrouver chez Heidegger
ou un de ses lecteurs Français, Michel Foucault 332, comme nous l’avons déjà indiqué —, suit
grosso modo la progression suivante : (a) est posé dans un premier temps le primat donné par
l’homme à la subjectivité, primat qui conduit à une scission entre l’homme et le monde dans
sa globalité, car (b) la raison monologique qui se constitue ainsi objectivise et réifie le monde
dans une simple finalité instrumentale. Mais dans ce processus d’objectivation, (c) la
subjectivité objectivante oublie une différence fondamentale (entre la Raison et son Autre,
l’étantité et l’Être, etc.), et (d) ce mouvement d’occultation est consubstantiel au processus
historique de mise en forme rationnelle du monde : « l’oubli » se déploie depuis le prétendu
« miracle grec », qui peut aussi bien être lu comme le commencement du déclin. Corollaire
(e) : plus l’homme croit connaître et maîtriser le monde, plus il s’en éloigne et est le jouet
d’une force qui le dépasse (la Raison « oublieuse » comme procès, l’histoire de l’Être comme

328
Ibidem, p. 19.
329
Ibidem, p. 18.
330
Ibidem, p. 22.
331
Ibidem, p. 17.
332
Pour un rapprochement de la Dialectique de la Raison de Adorno et Horkheimer avec la critique foucaldienne de la
modernité, voir l’article d’Axel Honneth, (1986), « Foucault et Adorno. Deux formes d’une critique de la modernité »,
in Critique, n° 471-472, août-sept. 1986 ; ainsi que son ouvrage de 1985, Kritik der Macht. Reflexionsstufen einer
kritischen Gesellschaftstheorie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1988. Voir encore l’article d’Albrecht Wellmer,
(1985), « Dialectique de la modernité et de la post-modernité. La critique de la raison après Adorno », trad. in Les
Cahiers de philosophie, n°5 (« Jean-François Lyotard. Réécrire la modernité »), Lille, 1988, p. 126. Pour un
rapprochement entre Foucault et Heidegger, voir l’ouvrage de Jean Zoungrana, (1998), Michel Foucault. Un parcours
croisé : Lévi-Strauss, Heidegger, Paris, L’Harmattan, coll. «Ouverture philosophique » ; ainsi que l’article de H. L.
Dreyfus, « De la mise en ordre des choses », in Michel Foucault philosophe, Paris, Seuil, 1989, pp. 101-121. Pour un
rapprochement entre Adorno et Heidegger, voir l’ouvrage de Bourahima Ouattara, (1999), Adorno et Horkheimer :
une controverse philosophique, Paris, L’Harmattan. Pour des approches synthétiques portant sur le thème de la
dialectique de la raison chez les trois philosophes, voir L. Ferry et A. Renaut, (1985), op.cit. ; J. Habermas, (1985), Le
discours philosophique de la modernité, trad. Paris, Gallimard, 1989.

110
oubli de la différence ontologique, l’épistémè moderne comme mise en place de procédures
formelles d’exclusion, etc.).
Dans ce schéma global de la dialectique de la raison — le primat donné à la subjectivité
conduit à une réification instrumentalisante du monde, à l’oubli de cette réification, et, en
conséquence, à la négation de l’homme par lui-même, donc de la raison par elle-même), il
devient possible d’interpréter les totalitarismes et les horreurs du 20ème siècle comme inscrits
dans la logique même de la mise à disposition du monde et des hommes. C’est ce
qu’indiqueront de manière laconique aussi bien l’auteur d’Eros et civilisation (cf. la citation
ci-dessus) que ceux de la Dialectique de la raison333, ou encore celui de la Lettre sur
l’humanisme334 — dont Adorno fournira une critique acerbe du « jargon de l’authenticité »
qui, selon lui, le caractérise.

333
Voir sur ce point le premier paragraphe du texte sur « L’importance du corps », dans T. W. Adorno et M.
Horkheimer, (1947), op.cit., p. 250 : « L’Europe a deux histoires : l’une, bien connue et écrite, l’autre
souterraine. La seconde est constituée par le destin des instincts et des passions humaines refoulées, dénaturées
par la civilisation. Le régime fasciste actuel, où tout ce qui était caché apparaît au grand jour, révèle la relation
entre l’histoire manifeste et cette force obscure, négligée dans les légendes officielles des Etats nationalistes
autant que par les progressistes qui les critiques ». Voir encore la préface à la nouvelle édition (1969) du même
ouvrage : « En une époque où le monde se divise en blocs immenses qui sont entraînés objectivement à se
heurter, les horreurs continuent. Les conflits au Tiers Monde, le renouveau du totalitarisme ne sont pas
davantage de simples avatars de l’histoire que le fut en son temps le fascisme, ainsi que le constate la
Dialectique […]. L’évolution vers l’intégration totale que constate ce livre est suspendue, mais pas interrompue
définitivement ; elle menace de s’accomplir à travers les dictatures et les guerres. Le pronostic que nous
établissons sur le renversement de la Raison en positivisme, mythe de ce qui existe, et finalement l’identification
entre l’intellect et ce qui est hostile à l’esprit a reçu une confirmation éclatante ». T. W. Adorno et M.
Horkheimer, (1947), op.cit., pp. 9-10.
334
Quelques exemples marquants tirés de l’œuvre d’après-guerre de Heidegger : « Pour ce vouloir, tout devient,
de prime d’abord, et donc par la suite irrésistiblement — matériel de la production s’imposant à travers et contre
tout. La terre et son atmosphère deviennent matières premières. L’homme lui-même devient matériel humain que
l’on attelle aux buts proposés. L’installation inconditionnée de l’imposition intégrale de la production délibérée
du monde à la disposition du commandement humain, voilà un processus qui perce à partir de l’essence encore
en retrait de la technique […]. La science moderne et l’état totalitaire constituent, en tant que conséquences
nécessaires du déploiement essentiel de la technique, en même temps sa suite » (M. Heidegger, (1949),
« Pourquoi des poètes ? » [1946], in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Paris, Gallimard, « Tel », 1986, p.
348. Souligné par nous). Autre exemple : « Les “guerres mondiales” et leur aspect totalitaire sont des
conséquences de l’abandon loin de l’être. Ils poussent à mettre en sûreté, comme un fonds, une forme
permanente d’usure. L’homme se trouve pris, lui aussi, dans ce processus et il laisse voir désormais son
caractère : d’être la plus importante des matières premières […]. On pense que les chefs (Führer), dans la fureur
aveugle d’un égoïsme exclusif, se sont arrogés tous les droits et ont tout réglé à leur fantaisie. En vérité, ils
représentent les conséquences nécessaires du fait que l’étant est passé dans le monde de l’errance, là où s’étend
le vide qui exige un ordre et une sécurité uniques de l’étant. D’où la nécessité d’une “direction”, c’est-à-dire
d’un calcul qui par ses plans mette en sûreté la totalité de l’étant. Les “chefs” sont les ouvriers d’équipement qui
ont pouvoir de décision et qui surveillent tous les secteurs où l’usure de l’étant est mis en sûreté : parce que la
totalité du cercle (des districts) est sous leurs yeux et qu’ainsi ils dominent l’errance dans la mesure où elle est
calculable » (M. Heidegger, « Le dépassement de la métaphysique », in Essais et conférences, trad. Paris,
Gallimard, 1958, pp. 106-109. Souligné par nous). Dernier exemple, et non des moindres, où la référence au
national-socialisme s’inscrit explicitement dans la version heideggerienne de la « dialectique de la raison » : « Je
ne vois pas la situation de l’homme dans le monde de la technique planétaire comme s’il était en proie à un
malheur dont il ne pourrait plus se dépêtrer ; je vois bien plutôt la tâche de la pensée consister justement à aider,
dans ses limites, à ce que l’homme parvienne d’abord à entrer suffisamment en relation avec l’être de la
technique. Le national-socialisme est bien allé dans cette direction ; mais la pensée de ces gens était beaucoup
trop indigente pour parvenir à une relation vraiment explicite avec ce qui arrive aujourd’hui et ce qui était en
route depuis trois siècles » (M. Heidegger, (1976), Réponses et questions sur l’histoire et la politique [interview
de Heidegger réalisée par le Spiegel en 1966 et publiée à la mort du philosophe, en 1976], trad. Paris, Mercure de
France, 1988, pp. 61-62. Souligné par nous).

111
(b) La déconstruction de l’autonomie de la subjectivité

Parallèlement à la thématisation de la dialectique de l’Aufklärung, une part importante


de la pratique philosophique d’après-guerre va donc consister à réactiver la critique de la
conception classique de la subjectivité amorcée par les déconstructions nietzschéenne,
marxienne et freudienne : le sujet ne peut dorénavant plus apparaître comme transparent à lui-
même ; il devient insoutenable, à l’aune des deux Guerres mondiales et de l’industrialisation
de la destruction de la nature et des hommes, de l’envisager comme sujet potentiellement
« absolu » (au sens hégélien, s’inscrivant dans le mouvement du Savoir Absolu) : il ne saurait
y avoir de clôture sur soi du discours provenant du sujet connaissant — et ce sera par
exemple, à l’encontre de la « métaphysique » idéaliste ou matérialiste du sujet Absolu, de la
pleine conscience de soi et de la rationalité du réel dans sa totalité, la critique radicalisée du
paralogisme hégélien de l’identité, « l’apologie du particulier » 335 et la pratique de la
dialectique négative par l’Ecole de Francfort336, ou le topos heideggerien de la vérité comme
alèthéia, comme dévoilement-dissimulant337, topos intrinsèquement relativiste — en tout cas

335
T. W. Adorno, (1951), Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Paris, Payot, « Critique de la
politique », 1991.
336
Sur cette question de la critique du « paralogisme de l’identité », voir Paul-Laurent Assoun, (1990), L’Ecole
de Francfort, Paris, PUF, « Que sais-je », chapitre 1 ; ainsi que les articles lumineux sur l’école de Francfort
dans l’ouvrage de Guy Petitdemange, (2003), Philosophes et philosophies au 20ème siècle, Paris, Seuil, où est
aussi abordé la question de « l’apologie du particulier ».
337
La conception apophantique de la vérité comme alèthéia — l’Être ne peut que s’effacer en dévoilant l’étant ;
la vérité de l’Être ne peut que se dissimuler en rendant possible le monde objectif de la factualité — est bien-sûr
d’origine heideggerienne, mais nous préférons pour l’illustrer recourir à un des traducteurs français de
Heidegger, Roger Munier, qui en 1970 et sur un mode poétique, la rend peut-être plus intelligible que Heidegger
lui-même : « J’interroge le visible. Je cherche dans le visible une dimension perdue. Car le visible n’est pas tant
ce qu’on voit que ce qu’il donne à voir, en le dissimulant. La face du monde, en son éclat, reste voilée. Ou, si
l’on veut, le monde est le voile éclatant d’une splendeur qui se dérobe. Qui se dérobe en apparaissant. Telle est
l’énigme du visible. O monde lourd et impénétrable, succombant sous le poids de la profusion… Succombant
sous le poids du vide glorieux qui le fait monde, qui n’est ce vide que pour qu’il soit le monde que nous voyons.
Monde où la Présence toujours en retrait dans son dévoilement même ne peut être qu’absence. Mais aussi bien
monde où l’absence atteste une Présence ensevelie. Car la Présence ne s’y produit qu’en disparaissant, qu’en se
perdant en ce qu’elle fonde pour qu’il accède à l’apparence, qu’en s’abîmant et se prodiguant en lui pour qu’il
soit. Ainsi toute apparence n’est que le lieu d’un apparaître, la trace d’une puissance en elle-même abolie. Elle
est le voile, mais en même temps l’annonce de ce qui disparaît pour qu’elle soit apparence ». R. Munier, (1970),
Le Seul, Paris, Tchou éditeur, pp. 11-12. La « Présence » de R. Munier correspond ici à « l’Être » heideggerien,
« l’apparence » à « l’étant ». Nous venons de faire une distinction, pour une part arbitraire, entre l’Ecole de
Francfort qui pratiquerait la seule déconstruction du paralogisme de l’identité, et Heidegger qui, de son côté,
valoriserait une conception apophantique de la vérité. Mais cette distinction doit bien-sûr être lu comme idéal-
typique : elle désigne deux pôles thématiques, qui dans la réalité se confondent à des degrés divers. Heidegger va
lui aussi déconstruire la pensée identifiante (cf. « Identité et différence », in Question I, trad. Paris, Gallimard,
1968) ; et de leur côté, Adorno et Horkheimer vont déconstruire la conception « métaphysique » de la vérité-
correspondance — « La vérité, la plus haute parmi les idées métaphysiques », écrira Adorno dans la Dialectique
négative. Lorsque Max Horkheimer, dans Eclipse de la raison — publié à New York la même année que la
Dialectique de la raison, en 1947 (trad. Paris, Payot, 1974) —, critiquera le subjectivisme de l’ontologie
occidentale, la « raison subjective » et l’ego hypertrophié qui lui correspond, ainsi que le positivisme comme
aboutissement de cette raison « oublieuse », tout en valorisant parallèlement une « raison objective » (qu’on
imagine pré- ou non-moderne), on sera encore très proche de la déconstruction heideggerienne de la vérité et
d’une conception apophantique de cette dernière (à travers la catégorie de « vérité objective » qui ne nie pas la
nature par l’objectivation et qui conserve une harmonie dialogique entre langage, nature et raison). Autre point
commun : de même que Heidegger fait remonter la fausse route de la métaphysique occidentale à Socrate et
Aristote, Adorno et Horkheimer verront encore dans l’Odyssée homérique les linéaments de la dialectique de
l’Aufklärung (voir T. W. Adorno et M. Horkheimer, (1947), op.cit., « Ulysse, ou mythe et raison », pp. 58-91).
Sur les proximités et les différences chez Adorno et Heidegger, voir l’ouvrage de Bourahima Ouattara, (1999),

112
en vertu des normes épistémiques instituées : rappelons que pour Heidegger, « la science ne
pense pas »338 — que l’on retrouvera aussi bien à la base de la
« métaphilosophie transontologique et multidimensionnelle » de Kostas Axelos339, de
l’archéologie foucaldienne, de l’écriture de la « différance » de Jacques Derrida, ou encore de
la conception du sujet brisé chez Lacan340. Le paradigme archéologique et ses variations
déconstructionnistes et topologiques auront en commun la référence plus ou moins explicite à
la thématique de la « mort de l’homme »341 : celui-ci devient réductible, dans une bonne partie
des analyses de la frange la plus avant-gardiste des productions en « sciences humaines » des
années 60, à un lieu dans lequel se manifeste une instance surplombante (l’épistèmê,
l’idéologie, les rapports de productions, l’inconscient structuré comme un langage, etc.).
L’homme comme lieu apparaît donc, à l’inverse de l’idéal d’autonomie impliqué par
l’humanisme traditionnel (Kant, Fichte, Rousseau, Sartre), comme foncièrement hétéronome,
ou plus simplement, comme un « sujet » qui ne l’est pas vraiment, car en fait passif :
rappelons que l’homme est « requis » ou « interpellé » par l’Être, le Ge-stell ou l’Autre
Pensée (Heidegger), qu’il est encore « requis » par la différance (Derrida), qu’il est « le
jouet du jeu du monde » (Axelos), qu’il est « joué par des forces qui [lui] échappent »
(Morin), qu’il est aliéné dans son travail et ses loisirs, activités qui le dominent et qui
produisent et reproduisent sa conscience fausse (tout discours d’orientation marxiste), qu’il
est le support de pulsions qui le dépassent, et qui concourent en même temps à sa perte
(pulsion de mort) et à sa libération potentielle (pulsion de vie) (lecture marcusienne de Freud).
Dans tous les cas, la conscience et son activité d’appréhension réflexive et rationnelle du
monde, du Moi et d’autrui — le cogito cartésien, mais aussi le logos des Anciens —,
deviennent l’objet d’un soupçon radical, à ce point radical qu’il en oubliera de s’interroger sur
les conditions de possibilité de son propre déploiement, sur la légitimité théorique et pratique
— c’est-à-dire épistémologique, morale et politique — de son exercice342. On pourrait voir ici
une contradiction, entre d’une part la réification négatrice de la subjectivité que nous venons
de décrire, et d’autre part le primat donné à l’individuel sur le collectif, tel que nous l’avons
présenté un peu plus haut, avec l’intérêt porté au jeune Marx et au freudo-marxisme. Mais il
nous semble que la contradiction n’en est pas vraiment une. Individu et sujet autonome ne

Adorno et Horkheimer : une controverse philosophique, Paris, L’Harmattan ; ainsi que la postface de Guy
Petitdemange au Jargon de l’authenticité d’Adorno, repris dans G. Petitdemange, op.cit. pp. 195-233.
338
M. Heidegger, (1954 ), Qu’appelle-t-on penser ?, trad. Paris, PUF, 1983, p. 26.
339
« L’idée et le concept, la pensée et l’horizon, les critères et le fondement de la vérité n’empêchent pas que
celle-ci ait perdu son propre, se soit retirée. A jamais. Pour le temps constamment et unitairement
tridimensionnel en chacun de ses moments qui nous saisissent simultanément en tant que passé-présent-avenir.
Ce qui s’impose comme la source de toute vérité de naguère et jadis “doit” être reconnu comme errance, errance
dont l’inquiétante étrangeté et la chaude ou triviale familiarité ne sont que des signes distinctifs […]. Mais
l’errance elle-même et en tant que telle est occultée, remplacée et renouvelée par des “vérités” théoriques,
scientifiques, idéologiques, pratiques ». Kostas Axelos, Entretiens, op.cit., p. 104-105. Souligné par nous.
340
Il serait trop long ici de justifier nos propos par des extraits des œuvres concernées. Ce travail a de plus déjà
été fait par d’autres. Pour une analyse philosophique critique des différents auteurs mentionnés (à l’exception de
K. Axelos, que nous citons pour cette raison au-dessus), voir notamment L. Ferry et A. Renaut, op.cit., et J.
Habermas, (1985), Le discours philosophique de la modernité, trad. Paris, Gallimard, 1988.
341
Voir sur ce point l’entretien de Foucault avec C. Bonnefoy, in Arts et loisirs, n° 38, 15-21 juin 1966 (texte
repris dans Dits et écrits, Paris, 2001, Gallimard, « Quarto », pp. 568-572 du tome 1), entretien qui contient la
fameuse formule foucaldienne sur la littérature contemporaine : « …on peut dire que la littérature est le lieu où
l’homme ne cesse de disparaître au profit du langage. Où “ça parle”, l’homme n’existe plus ».
342
Une fois encore, nous ne pouvons trop nous appesantir ici sur les conséquences morales (anti-humanisme
patent) et épistémologiques (omniscience solipsiste et contradictions performatives multiples) de l’exercice du
soupçon généralisé, ce travail proprement philosophique ayant déjà été fait par d’autres (voir les références
citées dans la note 340, ainsi que les notes 91 et 92) et ne concernant que de façon marginale notre enquête
sociologique.

113
sont pas synonymes, et la valorisation de l’individuel sur le collectif n’est en aucun cas
incompatible avec une déconstruction radicale de l’autonomie de la subjectivité, comme l’ont
montré Luc Ferry et Alain Renaut dans leur reprise de l’interprétation « individualiste » de
Mai 68, telle que celle de Gilles Lipovetsky343 : « En un sens, Mai a bien été une révolte des
sujets contre les normes, à savoir au sens de l’affirmation de l’individualité contre la
prétention des normes à l’universalité. Mais en même temps cette affirmation hyperbolique de
l’individualité ouvre un processus qui a pour horizon prévisible la dissolution du Moi comme
volonté autonome, autrement dit : la destruction de l’idée classique de sujet […]. Le sujet
meurt dans l’avènement de l’individu. De ce point de vue, le rôle joué par les diverses figures
de la pensée 68 dévient compréhensible : de la psychanalyse lacanisée aux dérives nietzschéo-
marxiennes, la pensée 68 légitime philosophiquement l’hétéronomie au nom de laquelle le
Moi fluidifié se vide de toute substance. En critiquant comme “métaphysique” ou comme
“idéologique” le projet de maîtrise et de vérité sur soi-même qui fait partie intégrante de la
notion traditionnelle de subjectivité, en multipliant les variations sur le thème selon lequel “Je
est un autre”, les “sixties” philosophantes ont amorcé et accompagné le procès de
désagrégation du Moi qui conduit vers la “conscience cool et désinvolte” (Lipovetsky) des
années quatre-vingt […]. Ainsi, en dénonçant les illusions inhérentes, à leurs yeux, à l’idéal
de “conscience volontaire” que véhicule avec elle la notion classique de subjectivité, les
philosophies de 1968 auront par conséquent, comme le mouvement dont elles étaient
contemporaines, participé d’une promotion sans doute inédite de ces valeurs de l’individualité
qu’au moins certaines des figures intellectuellement dominantes des “sixties” croyaient
pourtant combattre. » [Les auteurs ajoutent en note de bas de page : « Il suffit de songer, par
exemple, à la dénonciation constante, chez Althusser, de l’individualisme comme
intrinsèquement “petit-bourgeois” »]344. Sans partager nécessairement dans tous ses
aboutissements l’horizon normatif des deux philosophes français, force est de constater, au
niveau sociologique, l’éclipse de la subjectivité autonome dans une partie influente de la
philosophie française des années 60. Un témoignage crédible de cette éclipse se retrouvera
dans les réactions intellectuelles qu’elle ne manquera pas d’occasionner, entre autres dans les
critiques de « l’anti-humanisme contemporain », telle que celle de Mikel Dufrenne et de son
ouvrage Pour l’homme345, publié en 1968 — qui précède donc de vingt ans les analyses de La
pensée 68 de Ferry / Renaut —, ou encore telle que celle que l’on retrouvera dans un numéro
spécial de la Revue internationale de philosophie de la fin de l’année 1968, tout entier
consacré à « la crise de l’humanisme »346. Hors de France, c’est surtout en Allemagne et au
cours des années 80 que se concentrerons les critiques les plus convaincantes — elles
semblent en tout cas faire aujourd’hui l’objet d’un consensus assez large — de l’éviction de la
subjectivité et de l’intersubjectivité dans une partie de la pensée française d’après-guerre347.

343
Voir L. Ferry et A. Renaut, (1987), 68-86. Itinéraires de l’individu, Paris, Gallimard ; L. Ferry et A. Renaut,
(1985), op.cit., pp. 120-125 ; et G. Lipovetsky, (1983), L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain,
Paris, Gallimard, « Folio », 1999.
344
L. Ferry et A. Renaut, (1985), op.cit., pp. 121-124.
345
M. Dufrenne, (1968), Pour l’homme, Paris, Seuil, coll. « Esprit ». L’auteur analyse les dimensions anti-
humanistes chez Heidegger, Foucault, Althusser, Lacan et le structuralisme « dur » de Lévi-Strauss.
346
Revue internationale de Philosophie, n° 85-86 (« La crise de l’humanisme »), 1968, fasc. 3-4. On trouve dans
ce numéro des articles des professeurs Eugenio Garin, Claude Bruaire, Abraham Edel, Mikel Dufrenne, Louis
Marin, Emmanuel Lévinas, Jean Brun, Pierre Trotignon, Jacques d’Hondt et Jean Lacroix.
347
Par ordre chronologique, mentionnons l’ouvrage de Manfred Frank, (1983), Qu’est-ce que le néo-
structuralisme ?, trad. Paris, Cerf, 1988 ; celui de Jürgen Habermas sur le discours philosophique de la
modernité (1985, op.cit.), qui poursuit dans la veine lancée par Frank ; les réflexions d’Albrecht Wellmer, que
nous avons déjà cité (1985, op.cit.) ; celles du collaborateur et du successeur de Habermas à Francfort, Axel
Honneth (1985, op.cit.), ou encore un autre ouvrage de M. Frank (1986, L’ultime raison du sujet, trad. Paris,
Actes Sud, 1988).

114
(c) Une éthique de l’indicible

Ainsi, ne pouvant recourir au logos qu’au prix d’une dissonance cognitive


insurmontable — comme le dit Pierre Fougeyrollas, « on n’échappe pas » à la « terrible
expérience » de la Seconde Guerre348 —, un certain nombre de critiques de gauche, à l’est
comme à l’ouest du Rhin349, vont rechercher une voie de libération en dehors du logos, en
dehors de la raison et de l’interaction communicationnelle, et cela à travers le modèle exclusif
de la raison que nous avons évoqué plus haut. Face à l’indicible de l’horreur nazie, toute une
génération intellectuelle va entretenir une forte suspicion vis-à-vis du discours à prétentions
« systématique » (au sens du « système de la science » dont parle Hegel350) et rationnelle,
soupçon accompagné — et c’est là le point cardinal pour notre investigation ontologique —
d’une forme d’impératif de l’ineffable — qui conduira par exemple Adorno à affirmer en
1949, dans une formule devenue célèbre, « qu’écrire un poème après Auschwitz est
barbare »351, ou, plus proche de nous, Marguerite Duras à écrire que « tout ce qu’on peut faire,
c’est de parler de l’impossibilité de parler d’Hiroshima »352.

348
Pierre Fougeyrollas, entretien en annexe.
349
Voir sur ce point le rapprochement très éclairant que propose Axel Honneth entre la critique foucaldienne et
la critique adornienne de la modernité, in A. Honneth, (1986), « Foucault et Adorno. Deux formes d’une critique
de la modernité », Critique, n° 471-472, août-sept. 1986.
350
Cf. Hegel, (1807), préface de la Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 8 :
« La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut être que le système scientifique de cette vérité ».
351
« Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la
réification par ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en
bavardage. La critique de la culture se voit confronté au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie :
écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est
devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ». T. W. Adorno, (1955), Prismes. Critique de la culture et
société, trad. Paris, Payot, « Critique de la politique », 1986, p. 23. Ou encore, dans un autre ouvrage :
« Auschwitz confirme le philosophème de la pure identité comme mort » (T. W. Adorno, (1966), Dialectique
négative, trad. Paris, Payot, «Critique de la politique », 2001, p. 348). L’anti-systématisme et l’anti-réflexivité
culminent surtout dans les aphorismes de Minima Moralia. Sur le thème de la tyrannie de la vérité, cf. le célèbre
et anti-hégélien : « Le tout est le non-vrai » (aph. 29), « Ne sont vraies que les pensées qui ne se comprennent
pas elles-mêmes » (aph. 122), « L’art est la magie délivrée du mensonge d’être vraie » (aph. 143). Sur le thème
de l’indicible : « […] Cette Seconde Guerre est absolument au-delà de toute expérience, tout autant que peut
l’être la marche d’une machine par rapport aux mouvements du corps, lequel ne se met à ressembler à la
machine que quand il se trouve dans un état pathologique. Autant la guerre est maintenant dénuée de continuité,
d’épaisseur historique, de dimension “épique” — au lieu de cela, elle recommence à zéro pour ainsi dire à
chacune de ses phases — autant elle laissera peu d’images durables et inconsciemment conservées dans la
mémoire. Partout, avec chaque explosion, elle a forcé l’écran protecteur des réactions sensorielles, derrière
lequel peut se constituer l’expérience, c’est-à-dire la durée qui s’écoule entre l’oubli salutaire et le souvenir
salutaire. La vie s’est transformée en une suite temporelle de chocs entre lesquels il y a des trous béants, des
intervalles vides et paralysés […]. Karl Kraus a bien fait d’intituler sa tragédie Les Derniers jours de l’Humanité
— ce qui se passe maintenant mériterait de s’appeler Après la fin du monde […]. L’idée qu’après cette guerre la
vie pourrait continuer “normalement” ou même qu’il pourrait y avoir une “reconstruction” de la civilisation —
comme si la reconstruction de la civilisation n’était pas déjà en elle-même la négation — est une idée stupide.
Des millions de Juifs ont été massacrés, et on voudrait que ce ne soit qu’un intermède et non pas la catastrophe
en soi » (aph. 33). Cf. T. W. Adorno, (1951), Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Paris, Payot,
« Critique de la politique », 1991. Souligné par nous.
352
« Impossible de parler de Hiroshima. Tout ce qu’on peut faire c’est de parler de l’impossibilité de parler de
Hiroshima. La connaissance de Hiroshima étant a priori posée comme un leurre exemplaire de l’esprit ».
Souligné par l’auteur. M. Duras, synopsis d’Hiroshima mon amour (publié chez Gallimard en 1960), premier
long métrage d’Alain Resnais, réalisé en 1959 — soit quatre années après son terrifiant court métrage sur les

115
Cet impératif de l’ineffable, comme nous l’indique l’exemple de Margueritte Duras,
n’est pas limité à la seule activité philosophique, et semble affecter une partie de la production
culturelle. Dans une étude sur la littérature française d’après-guerre, Philipe Mesnard rend
bien compte, notamment à travers la figure de Maurice Blanchot et de la posture de retrait que
celui-ci revendique353, de l’ethos philosophico-artistique alors dominant dans la fraction
sceptique (d’inclination plutôt nietzschéo-heideggerienne) du champ intellectuel français —
par opposition à l’activisme progressiste des marxistes ou à l’existentialisme plutôt optimiste
d’un Jean-Paul Sartre :

« Un des enjeux majeurs de la littérature, et de l’art aussi, se situe dans la mise en scène de
l’invisible, de l’impossible, de l’indicible ou du silence étouffé de la crise qui frappe l’identité
sous tout rapport, personnel, moral, politique, religieux. Une nouvelle rhétorique de
l’apocalypse voit le jour en faisant jaillir non plus les images du rien monstrueux, mais
l’aveuglement de la “folie du jour”, expression dont Blanchot se sert pour intituler un récit-
fiction qu’il écrit en 1947, où l’autobiographie se confond avec une sorte d’expérience
concentrationnaire. Meursault, dans L’Etranger, illustre un aveuglement de ce type, lui dont
l’existence est éblouie par la métaphore transparente du soleil chaque fois qu’il côtoie
l’étrangeté familière de la mort […]. “Tout ce que l’on peut faire, c’est de parler de
l’impossibilité de parler d’Hiroshima” écrit Marguerite Duras. Là encore, la lueur aveugle,
l’écrivain ne parvient à la contempler qu’avec les lunettes de la fiction, mais peut-être est-ce la
spécificité du rapport de l’écrivain à la fiction qui engendre le leurre de l’aveuglement ?
Margueritte Duras, dans un autre registre que celui de Blanchot, incarne un écrivain qui endure
la culpabilité du survivant, et, tout à la fois, éprouve une terrible fascination pour la mort […].

camps de concentration (Nuit et Brouillard, 1955), dans lequel la voix off laissent entendre, à la fin du film, que
vu la nature de l’homme, il n’est pas impossible que l’horreur se reproduise encore une fois. Sur le thème de
l’indicible, citons encore Marguerite Duras, qui déclare dans un entretien radiophonique réalisé en 1969 : « Dans
Hiroshima mon amour, j’ai voulu imposer l’impossibilité d’accrocher, d’amarrer à l’événement d’Hiroshima, à
la catastrophe fantastique que représente Hiroshima, une affabulation quelconque. Quand je fais dire au début
[du film] “Tu n’as rien vu à Hiroshima”, cela voulait dire, pour moi, “Tu ne verras jamais rien, tu n’écriras rien,
tu ne pourras jamais rien dire sur cet événement. C’est vraiment à partir de l’impuissance dans laquelle j’étais
de parler de la chose que j’ai fait le film » (passage cité dans le recueil Duras. Romans, cinéma, théâtre. Un
parcours 1943-1993, Paris, Gallimard, « Quarto », p. 534, souligné par nous). Notons enfin, pour faire écho aux
propos de Marguerite Duras, qu’à la fin du film Hiroshima mon amour, l’héroïne, qui se tient devant la glace
d’un lavabo, prononce ces paroles : « On croit savoir. Et puis, non. Jamais ».
353
« Du côté de Bataille et Blanchot, l’expérience combien moderne de la négation, de la destruction
contaminant sans appel le langage, l’ignorance nietzschéenne de l’avenir. Du côté de Sartre, le projet, la
possibilité d’édifier un monde nouveau, le déploiement d’une perspective qui ne soit celle ni celle du désastre ni
de l’apocalypse. Alternative que traduit le couple emblématique : engagement / dégagement […]. Ouvrant la
voie à ce que l’on peut nommer une terreur blanche, Blanchot imprime à la littérature un mouvement inverse à
celui de l’histoire. Quand l’histoire œuvre à l’avènement du sens et à la positivité du monde, la littérature
retourne vers le passé immémorial de son origine et entame une véritable passion du temps en incarnant la
négativité la plus absolue. Son destin la renvoie à la limite du sens pour rejoindre le lieu insensé où errent les
âmes à jamais perdues dans l’oubli — un oubli qui est aussi bien l’oubli de l’Être que celui de l’histoire ». Ph.
Mesnard, (1997), « Terreur ou Fiction chez les écrivains français de l’après-guerre », in Revue de Littérature
Comparée, avril-juin 1997 (pour une étude approfondie sur l’éthique de l’ineffable chez Maurice Blanchot, voir
encore l’ouvrage de Ph. Mesnard, (1996), Maurice Blanchot. Le sujet de l’engagement, Paris, L’Harmattan, coll.
« Critiques Littéraires »). Notons que l’opposition que repère ici Ph. Mesnard entre le scepticisme muet d’un
Blanchot et un certain optimisme caractéristique de l’humanisme existentialiste sartrien, se retrouve à une plus
grande échelle dans l’opposition analysée par Luc Ferry et Alain Renaut entre la critique nietzschéo-
heideggerienne de la modernité (Foucault, Derrida, et nous ajouterions Kostas Axelos) — critique qui fonctionne
sur le mode « destinal », et apparaît donc en droit comme radicalement sceptique par rapport à toute idée
d’émancipation et d’autonomie —, et la critique marxiste ou marxisante (Sartre, Althusser, et pour une part,
Bourdieu), pour laquelle il y va à l’inverse de la maîtrise de l’historicité par un sujet révolutionnaire —
opposition qui structure, à quelques exceptions près (Aron, Boudon, Ricœur, Stoetzel, Julien Freund, etc.) vite
cataloguées « à droite », la majeure partie de l’espace intellectuel et philosophique français des années 60. Cf. L.
Ferry et A. Renaut, (1985), op.cit.

116
Au plus intime d’elle, dans la suspension indéfinie de sa parole, voire de son désir, Marguerite
Duras est hantée par Auschwitz. L’idée d’“Auschwitz”, Auschwitz venant à l’idée en tant
qu’indicible, est le centre où se fondent les thèmes de cette génération d’écrivains »354.

La réalité aveugle, l’absurde éblouit (Camus), l’horreur ne peut se dire (Duras), la


culpabilité mine le projet artistique et politique (Adorno). Le domaine de la « positivité » —
pour employer une catégorie chère à l’hégélien Marcuse et à l’Ecole de Francfort —, que
celle-ci soit conceptuelle (philosophie analytique) ou sociale (réformisme parlementaire), va
faire l’objet d’une forme de négation / dénégation quasi névrotique355, au profit d’une
dialectique négative et d’une « apologie du particulier » (Adorno), du non-identique, du non
conceptuel, etc. en ce qui concerne les principaux membres de l’Ecole de Francfort, et d’un

354
Ph. Mesnard, (1997), op.cit, souligné par nous.
355
Névrotique au sens ou l’impératif de l’ineffable, l’apologie du particulier et l’horreur du consensus
intersubjectif (forcement « totalitaire »), dans l’irrationnel de leur radicalité, peuvent être compris comme des
expressions symboliques défensives, comme des « solutions de compromis » face au conflit interne entre le désir
légitime d’universalité (de justice et de reconnaissance) et le trauma causé par les totalitarismes, qui sous
prétexte d’universalité, nient dans les faits l’individualité et l’altérité. Cette « horreur du consensus » — pour
détourner, on l’aura compris, « l’horreur (névrotique) de l’inceste » dont parle Freud dans Totem et Tabou —, ce
culte de la différance / différence, cette phobie du Système et de la raison instrumentale, ne renvoient-ils pas
tous, de même que pour la question de l’inceste étudiée par Freud, à l’expérience primordiale d’un interdit,
d’une impossibilité (sexuelle ou autodestructive), sans laquelle serait ruiné le lien social ? On peut faire
l’hypothèse que cet impératif de l’indicible, propre à une partie de la production littéraire et philosophique
d’après-guerre, renvoie à l’expérience traumatique de la réalité-positivité de la destruction de l’homme par
l’homme ; et que, parallèlement, l’éloge de la singularité ou de la « différence » (aux multiples sens de
Heidegger (différence ontologique) et de ses épigones français, Derrida (la « différance » comme déploiement de
la différence ontologique) et Lyotard (le « différent », ou l’agonistique généralisée et l’incommensurabilité des
jeux de langages)) renvoie au trauma de la négation de l’altérité durant les funestes événements dont le 20ème
siècle a été le témoin. Notons que nous rejoignons ici Vincent Descombes, qui indique lui aussi — les
hypothèses psychanalytiques en moins, et qui insiste surtout sur le facteur explicatif que serait le désarroi
intellectuel d’avant-guerre à ne pouvoir comprendre, dans le cadre d’une représentation optimiste de l’histoire
comme déploiement du Progrès, la marche vers ces régressions catastrophiques que figurent le nazisme et la
perspective d’une nouvelle guerre mondiale) — l’idée d’un trauma à l’origine de l’horreur du consensus
caractéristique d’une frange de la pensée philosophique des années 60 :
« En 1938, un problème proprement philosophique se pose à quiconque acceptait de considérer sérieusement le fait
suivant : les régimes démocratiques paraissent, à cette date, incapable de mobiliser l’énergie des citoyens pour la
défense de ce qu’ils avaient de plus sacré. En revanche, des régimes manifestement tyranniques ont les plus grands
succès dans ce domaine […]. Comment expliquer qu’un peuple (ce que nous désignons du noble nom de peuple)
paraisse s’enflammer, sous un régime ouvertement tyrannique, pour des idéaux inhumains, tandis qu’un autre
peuple, sous le régime démocratique, se montre démoralisé ? Un tel problème est philosophique, puisqu’il faut,
pour parvenir à enregistrer la simple possibilité de ce fait, procéder à une révision partielle, mais radicale, du
schème conceptuel qui organise la vision collective des choses […]. Tout se passe comme si un trauma avait été
infligé à la conscience française avant la dernière guerre, et qu’il fallait rejouer la scène dans toutes ses versions
jusqu’à ce qu’on lui trouve un dénouement acceptable. Il me semble peu éclairant de chercher la clé du moment
nihiliste de la philosophie française après Sartre dans le présent politique de cette philosophie. La révolte des jeunes
en 68 n’explique ni ne s’explique par le structuralisme et le post-structuralisme. Des auteurs comme Althusser,
Foucault ou Derrida (pour ne rien dire de Lacan, souvent traité dans ce contexte comme un philosophe honoris
causa) n’étaient nullement préparés intellectuellement à pressentir les idées de Mai, encore moins pouvait-il être
question pour eux d’y consentir. A mes yeux, ce qui éclaire le ton tour à tour désespéré, cynique, blasé ou scélérat
des auteurs de cette “génération” (en prenant le mot dans le sens vague d’une génération intellectuelle, constituée
comme telle par le public, plutôt que par l’âge ou la date des publications), il ne faut pas tant le chercher dans les
dix années de gaullisme ou dans l’essor des sciences humaines que bien plutôt dans les expériences formatrices de
l’enfance et de l’adolescence. La succession rapide de régimes réclamant tous l’obéissance à leurs lois, mais
s’accusant réciproquement d’illégitimité, n’est pas faite pour rendre plausible la notion de consensus. L’ordre
moral invoqué par le régime de Vichy n’est pas pour rien dans le désir de se placer par-delà le bien et le mal.
L’expérience du marché noir, de la dénonciation anonyme, et des hasards de l’épuration ne peut manquer
d’éveiller un intérêt pour la “microphysique des pouvoirs” ».
V. Descombes, (1989), Philosophie par gros temps, Paris, Minuit, « Argument », pp. 77-80. Souligné par
l’auteur, et par nous à la fin de l’extrait.

117
goût marqué pour le paradoxe, l’oxymore, l’opacité et la polysémie chez les philosophes
français des années 60 — songeons à ce que peuvent avoir en commun, non seulement au
niveau thématique (infrastructure heideggerienne), mais au niveau stylistique, des auteurs en
apparence aussi divers que Derrida, Axelos, Foucault ou Lacan356. Mentionnons, sur cette

356
Pour une étude sur l’éthique du silence chez Lacan, voir Françoise Fonteneau, (1999), L’éthique du silence.
Wittgenstein et Lacan, Paris, Seuil. Pour le reste, voir A. Renaut et L. Ferry, (1985), « Le type idéal des “sixties”
philosophantes », in La Pensée 68, Gallimard. La philosophie de Jacques Derrida incarne de façon magistrale la
combinaison, non pas d’une dialectique négative — puisqu’en bon heideggerien, il s’agit de traquer toute trace
de métaphysique occidentale, métaphysique qui culmine, comme chacun sait, dans la pensée dialectique —, mais
d’une paradoxale ontologie négative (Derrida compare d’ailleurs explicitement son entreprise à celle d’une
« théologie négative »), et de l’opacité la plus complète : la différance, cet indicible par excellence, l’indicible de
tous les indicibles — puisque apparition / disparition disparaissante, déploiement implicite de la différence
ontologique heideggerienne (qui elle-même resterait tributaire, selon Derrida, de la métaphysique de la présence)
— ne peut s’exprimer (problématiquement) qu’en termes de ni… ni… Citons la conférence programmatique et
« pédagogique » (compte tenu de l’obscurité entretenue des textes postérieurs) de 1968 sur « La différance », qui
ouvre le recueil Marges de la philosophie (Paris, Minuit, « Critique », 1972, pp. 1-29) : « […] Ce que
j’appellerai provisoirement [par] le mot ou le concept de différance n’est ni un mot, ni un concept » (p. 3, et
repris de nombreuses fois dans le texte). [La différence entre le a et le e] « ne peut s’entendre et nous verrons en
quoi elle passe aussi l’ordre de l’entendement. Elle se propose par une marque muette, par un monument tacite »
(p. 4). [Si] « la différ( )nce entre le e et le a se dérobe au regard et à l’écoute, cela suggère peut-être
heureusement qu’il faut ici se laisser renvoyer à un ordre qui n’appartient plus à la sensibilité. Mais non
davantage à l’intelligibilité, à une idéalité qui n’est pas fortuitement affiliée à l’objectivité du theorein ou de
l’entendement ; il faut ici se laisser renvoyer à un ordre, donc, qui résiste à l’opposition, fondatrice de la
philosophie, entre le sensible et l’intelligible » (p. 5). « Les détours, les périodes, la syntaxe auxquels je devrai
souvent recourir, ressembleront, parfois à s’y méprendre, à ceux de la théologie négative. Déjà il a fallu marquer
que la différance n’est pas, n’existe pas, n’est pas un étant-présent, quel qu’il soit ; et nous seront amenés à
marquer aussi tout ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire tout ; et par conséquent qu’elle n’a ni existence ni essence.
Elle ne relève d’aucune catégorie de l’étant, qu’il soit présent ou absent » (p. 6). « Il faut méditer ceci, dans
l’usage de notre langue, que la terminaison en ance reste indécise entre l’actif et le passif. Et nous verrons
pourquoi ce qui se laisse désigner par “différance” n’est ni simplement actif ni simplement passif, annonçant ou
rappelant plutôt quelque chose comme la voix moyenne, disant une opération qui n’est pas une opération, qui ne
se laisse penser ni comme passion ni comme action d’un sujet sur un objet, ni à partir d’un agent ni à partir d’un
patient, ni à partir ni en vue de chacun de ces termes […]. « Ce qui s’écrit différance, ce sera donc le mouvement
de jeu qui “produit”, par ce qui n’est pas simplement une activité, ces différences, ces effets de différence. Cela
ne veut pas dire que la différance qui produit les différences soit avant elles, dans un présent simple et en soi
immodifié, in-différent. La différance est “l’origine” non-pleine, non-simple, l’origine structurée et différante
des différences. Le nom “d’origine” ne lui convient donc plus » (p. 12). « La différance, telle qu’elle s’écrit ici,
n’est pas plus statique que génétique, pas plus structurale qu’historique » (p. 13). « La différance n’est pas. Elle
n’est pas un étant-présent, si excellent, unique, principiel ou transcendant qu’on le désire. Elle ne commande
rien, ne règne sur rien et n’exerce nulle part aucune autorité. Elle ne s’annonce par aucune majuscule. Non
seulement il n’y a pas de royaume de la différance mais celle-ci fomente la subversion de tout royaume » (p. 22).
Ou encore, à la fin du texte, où le thème de l’ineffable devient explicite : « Plus “vieille” que l’être lui-même,
une telle différence n’a aucun nom dans notre langue. Mais nous “savons déjà” que si elle est innommable, ce
n’est pas par provision, par ce que notre langue n’a pas encore trouvé ou reçu ce nom, ou parce qu’il faudrait le
chercher dans une autre langue, hors du système fini de la nôtre. C’est parce qu’il n’y a pas de nom pour cela,
pas même celui d’essence ou d’être, pas même celui de “différence” qui n’est pas un nom, qui n’est pas une
unité nominale pure et se disloque sans cesse dans une chaîne de substitutions différantes […]. Ce que nous
savons, ce que nous saurions s’il s’agissait ici seulement d’un savoir, c’est qu’il n’y a jamais eu, et qu’il n’y aura
jamais de mot unique, de maître-nom. C’est pourquoi la pensée de la lettre a de la différance n’est pas une
prescription première ni l’annonce prophétique d’une nomination imminente et encore inouïe » (pp. 28-29).
Dans les extraits qui précèdent, c’est nous qui soulignons les conjonctions, adverbes et adjectifs de négation,
ainsi que les termes relatifs au champ sémantique du silence. Tous les autres termes soulignés le sont par
l’auteur). Comme le montrent les exemples d’Adorno, de Derrida et d’Axelos (voir l’extrait qui suit, référencé
dans la note suivante), s’il est évident que dialectique négative et ontologie négative ne sauraient se réduire au
même, il reste que ces démarches ont en commun cette obsession de l’indicible, de l’au-delà ou de l’en deçà du
langage (Derrida dirait le « dehors du texte », Axelos « l’errance »), obsession que l’on pourrait encore attribuer
sans trop de difficultés — mais cela exigerait d’être justifié dans une étude qui déborderait le cadre de ce travail
— à cette « pensée 68 » dont parlent Alain Renaut et Luc Ferry.

118
question du « style de l’indicible », un des acteurs clefs dans la diffusion de Marcuse en
France, l’heideggero-héraclitéen Kostas Axelos, chez qui culminent en même temps les topoï
de l’ineffable et de la dialectique de la raison : « La figure disloquée de cette époque du
monde semble immonde, le tout est presque synonyme de rien […]. Car au travers du monde
visible se tient — pouvons nous dire : serein ? — le jeu du monde invisible. A aucun moment
nous ne pouvons oublier que nous vivons une époque où l’humanité a besoin pour survivre et
pour affronter ses tâches de faire le sacrifice de la pensée, ne tolérant pas la tentative — rare
— qui, plus encore que des arguments, met en mouvement des pensées qui venant du bout du
monde peuvent atteindre — à travers les “déformations” qu’elles subiront —, grâce à
l’orientation de la pensée en jeu, les confins ultimes de l’Un-Tout. Le travail de la recherche
ne peut que devenir encore plus souterrain, orienté par une étoile de minuit en général
invisible aux yeux nus ou armés de lunettes, aux micro- et aux macro-scopes. Poursuivre ce
travail de taupe que nulle collectivité ne veut et ne peut reconnaître, en liant si possible la
recherche d’un style de pensée à l’exploration d’une incontournable éthique problématique.
Mais la question demeure : comment élaborer une plus haute exigence en la rendant
supportable à soi et aux autres ? »357
Le philosophe-écrivain d’après-guerre358 — qui, comme l’a souligné Vincent
Descombes (cf. note 355), révèle une forme de culpabilité collective à retardement — va non

357
K. Axelos, op.cit, pp. 15-16. Souligné par nous.
358
Si les topoï heideggeriens de l’apparition-disparition elle-même disparaissante, de l’oubli de l’oubli et de la
vérité comme alèthéia, peuvent-être décelables dès Sein und Zeit (1927) et les textes de cette période, il reste
que, comme l’a noté par ailleurs Habermas, une « idéologisation » de l’ontologie existentiale du Dasein infléchit
la pensée de Heidegger au début des années 30 — Habermas souligne, à la suite de Pöggeler (1967), une césure
biographique en 1929 (redécouverte de Hölderlin et de Nietzsche, accompagnant la crise économique et le déclin
de la République de Weimar), mais il ne situe le « tournant » (la fameuse « Kehre ») que marque le passage de
l’analytique du Dasein à l’interprétation du destin de la métaphysique occidentale, qu’avec les conférences « De
l’essence de la vérité » (publiée 1943, sur la base d’un exposé de 1930) et « La doctrine de Platon sur la vérité »
(texte réécrit en 1940, sur la base de deux conférences publiques faites au début des années 30) —, pour aboutir
progressivement à une historialisation messianique de la dialectique déclosion / dissimulation — qui s’élargit
dans les années 30 du Dasein individuel (car encore marqué par le « souci » ou la « résolution ») au Dasein
collectif (le « peuple » de la période du rectorat), puis au destin de l’Occident —, et dans les années 40 et à partir
de la fin de la Guerre, à une thématisation systématique de l’histoire de l’Être comme celle d’un retrait ou d’un
oubli, ainsi qu’à une critique du langage philosophique comme intrinsèquement métaphysique, donc inapte à
saisir la vérité de l’Être. Cf. J. Habermas, (1988), Martin Heidegger. L’œuvre et l’engagement, trad. Paris, Cerf.
Voir sur ces différents points les textes clefs de Heidegger que sont la Lettre sur l’humanisme (1947), où l’auteur
laisse entendre que « le langage exige beaucoup moins l’expression précipitée qu’un juste silence » (souligné par
nous), et l’introduction à la conférence Qu’est-ce que la métaphysique, « Le retour au fondement de la
métaphysique » (1949), introduction dans laquelle Heidegger, en soulignant l’inscription du langage dans la
tradition métaphysique, lui dénie la possibilité de penser l’Impensé-à-penser : « […] La métaphysique ne fait pas
accéder au langage l’Être lui-même, parce qu’elle ne pense pas l’Être dans sa vérité, ni la vérité en tant que
décèlement, ni celui-ci dans son essence »). De même, le thème de la dialectique de la raison, présent dès les
années 30 chez les francfortois, ne devient complètement explicite dans sa version pessimiste qu’avec leur exil et
l’ouvrage d’Adorno et Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, écrit entre 1943 et 1944 et publié à Amsterdam en
1947 (sur la radicalisation de la Théorie critique, voir l’article de Gérard Raulet, (2003), « L’aporie de la théorie
critique. Les stratégies de renouvellement du noyau théorique », in E. Renault et Y. Sintomer (dir., 2003), Où en
est la théorie critique ?, Paris, La Découverte, coll. « Recherches »). De même que le font Vincent Descombes
(1989, op.cit), Philippe Mesnard (1997, op.cit) et surtout Enzo Traverso, dans son important ouvrage de 1997
(L’Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Paris, Cerf, « Passages »), il nous semble donc que
l’on peut faire de manière légitime l’hypothèse suivant laquelle les régimes totalitaires des années 30 et la
Seconde Guerre ont été des facteurs sociologiques décisifs dans le processus de radicalisation de la critique de
la raison ainsi que dans la constitution d’une éthique philosophique de l’ineffable qui a accompagné cette
critique radicale. Notons encore que cette interprétation sociologique de l’importance des totalitarismes et de la
Seconde Guerre dans l’histoire de la critique de la raison ne nous paraît non seulement pas incompatible, mais
complémentaire avec les hypothèses « cognitivistes » faites plus haut à propos de l’explosion du freudo-
marxisme dans les années 60 (ce dernier nous apparaissant comme une déconstruction de la modernité

119
seulement dévaluer l’homme en lui retirant son bien le plus précieux, la conscience
(thématique anti-humaniste de la « mort de l’homme », déni de la subjectivité et de son
autonomie), mais va encore projeter sur la réalité sociale l’innommable expérience
traumatique dont il a été le sujet-objet. Ses écrits et analyses seront ainsi pris en tenaille,
comme l’indique la dernière interrogation de Kostas Axelos359, entre leur fonction
pragmatico-transcendantale de reconnaissance intersubjective des prétentions à la validité —
écrire, c’est toujours-déjà prétendre dire quelque chose du Moi et du monde —, et le « mal du
langage » qui affecte les survivants360. Citons encore Philipe Mesnard, qui insiste avec une
certaine perspicacité sociologique sur ce paradoxe, bien situé dans l’histoire du mouvement
intellectuel européen, que constitue la volonté problématique de dire le non-dicible :

« Si l’écrivain français s’inflige alors une sorte d’auto-mortification, par le détour de son propre
langage, c’est qu’il s’est muré dans une conscience coupable qu’il assujettit au cadre du monde.
D’un monde devenu comme une prison, pour reprendre la comparaison dont use Adorno, en
1949, quelques lignes avant de dire que toute poésie après Auschwitz sera barbare. Or, pour
mettre en œuvre cette terreur tout en lui survivant et en produisant de l’œuvre — fut-elle
l’œuvre du désœuvrement, pour Blanchot, ou l’écriture de l’impossibilité d’écrire, pour Duras
— la fiction est nécessaire. C’est ainsi que l’identification de sujet à la terreur se fond
absolument dans le sujet de la fiction. Le sujet de la fiction devient la mise en abyme du sujet
lui-même, et la fiction, la condition de la terreur. » 361

occidentale cognitivement « économique » dans le cadre d’un marxisme critico-sceptique, de même que la
dernière philosophie de Heidegger (Heidegger II) peut aussi être lue comme une surenchère démystificatrice qui
maintient intact — économie cognitive — les étapes précédentes (Heidegger I et I’), ainsi qu’une représentation
monolithique, pour ne pas dire caricaturale, de l’histoire moderne).
359
Sans parler encore de contradiction performative (ou « pragmatico-transcendantale »), comme le feront plus
tard Apel et Habermas, le projet d’une « métaphilosophie », quoique nécessaire, apparaît toutefois ici comme
bien problématique. Pour faire écho à l’interrogation de Kostas Axelos, citons Pierre Aubenque, qui écrit
quelques années avant le philosophe d’Arguments, dans un article lumineux de 1969 portant sur la compulsion
«logologique » de la philosophie moderne — celle qui, inscrite dans un processus réflexif poussé à l’extrême,
consiste à se déclarer morte pour imposer une métaphilosophie tout autre — : « Comment dépasser le langage en
restant à l’intérieur du langage ? Et comment ne pas rester à l’intérieur du langage, si l’on veut que ce
dépassement du langage reste intelligible, donc communicable dans un discours ? ». Pierre Aubenque, (1969),
« L’auto-interprétation de la philosophie », in Les Etudes Philosophiques, 24/2, janv.-mars 1969, p. 64.
360
La formule est de Jean Paulhan, qui dans Le Fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres (Gallimard,
« Folio-essais », 1990, p. 36), évoque « le silence du permissionnaire » et regrette qu’on vît mal dans ce silence
le fait que les survivants se trouvaient, dit-il, « mystérieusement atteint d’un mal du langage ». Cf. Ph. Mesnard,
op.cit.
361
Ph. Mesnard, op.cit., souligné par nous. L’auteur de l’article concentre son analyse sur les figures phares du
monde littéraire français d’après-guerre que sont Blanchot et Duras, et ne fait pas de lien explicite avec le
Nouveau Roman. Il nous semble pourtant qu’une assez faible distance sépare, de manière paradoxale,
l’effacement de la subjectivité et l’éthique du silence dont il a été question plus haut, de l’hyper-subjectivité et du
réalisme psychologique que revendique, en bonne héritière de Proust, Joyce et Freud, Nathalie Sarraute, dans son
article de février 1950 pour Les Temps Modernes, article au titre significatif — vu tout ce qui précède — :
« L’ère du soupçon » (repris en 1956 dans le recueil du même nom, chez Gallimard, collection « Idées », pp. 67-
94). Si, pour N. Sarraute, la finalité de la littérature est bien de montrer une nouvelle réalité (p. 92), celle-ci ne
peut plus être rendue par les fastidieuses descriptions à prétentions objectives du réalisme, ni par le héros aux
contours délimités du roman traditionnel : c’est maintenant à travers le prisme d’une subjectivité indéfinie, par
« le ruissellement […] du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes
régions encore à peine défrichées de l’inconscient » (p. 79-80), ou encore, par la « destruction du personnage »
et le recours à un « je » anonyme, qu’il s’agit « de montrer la coexistence de sentiments contradictoires et de
rendre, dans la mesure du possible, la richesse et la complexité de la vie psychologique » (p. 86). Sans que la
Guerre ou l’anéantissement de l’homme ne soit invoqué comme chez Duras ou Adorno (bien que les thèmes
soient présents : « Quelle histoire inventée pourrait rivaliser avec celle de la séquestrée de Poitiers ou avec les
récits des camps de concentration ou de la bataille Stalingrad ? » (p. 82)), N. Sarraute s’inscrit dans une
radicalisation de la problématisation de la subjectivité, mouvement se réclamant lui-même explicitement du

120
(d) La pulsion comme « au-delà du logos »

En d’autres termes, et pour ce qui nous intéresse ici : le recours aux pulsions vitales,
sortes de points morts du discours-logos, du cogito et de la volonté — épochè extrême du
sujet dans son acception philosophique traditionnelle, i.e. du sujet pensant et désirant —, ce
recours à l’inobjectivable principe énergétique dual, peut être compris comme une mise en
abîme conceptuelle de l’expérience-vécue (Erlebnis) de l’inobjectivable poussée dans la
barbarie. Et c’est dans ce contexte socio-culturel d’une éthique de l’indicible — qui ruine la
transparence du langage et de la conscience —, que l’on peut comprendre le phénomène
historique d’hybridation ontologique et l’écho de sens que celui-ci a pu entraîner. Dans le
cadre cognitif d’un marxisme sceptique et du modèle exclusif de la raison, le dualisme de la
métapsychologie freudienne apparaît en effet comme providentiel : les pulsions de vie et de
mort, Eros et Thanatos, se situent justement en dehors des rationalisations du discours
humain, et tout en rendant compte de l’irrationnel et de l’auto-destruction de l’homme dans
leur face négative (pulsion de mort), elles laissent entrevoir la possibilité d’une véritable
libération par un « au-delà du logos »362, par une force élémentaire trans- ou présubjective
dans leur face positive : l’instinct de vie, l’Eros. L’ontologie des derniers écrits de Freud,
située en marge de la raison et respectant une éthique de l’indicible, devient ainsi le lieu
privilégié d’une conceptualisation de la dialectique de l’Aufklärung. Rien d’étonnant alors que
l’on retrouve la grande opposition entre ces Autres de la raison que sont Eros et Thanatos et la
rationalité instrumentale des sociétés contemporaines, parmi le discours de la plupart des
médiateurs français de Marcuse, tels que Kostas Axelos :
« Aussi bien la société bourgeoise et capitaliste que son autre — et même — versant, la société
dite socialiste et en marche vers le communisme, sont nécessairement moralisante et puritaines
(dans leurs principes au moins). Leur éthique est celle du scoutisme planétaire. Pulsions de vie
et de mort — éros et thanatos — doivent être réprimées, refoulées, canalisées, dirigées vers les
buts de la société industrielle et universelle de production-consommation qui a besoin du
rendement incessant et de l’arrangement de tout ce qui est, ne supportant pas le jeu érotique —
et mortuaire — profondément dérangeant. La technique de l’ère planétaire va de pair avec les
régimes totalitaires, plus ou moins démocratiques, qui ne peuvent pas tolérer l’errance érotique.
Jusqu’à ce que la dimension érotique elle-même soit dépassée. »363

« soupçon » pour lequel « le personnage [du roman traditionnel] n’est plus que l’ombre de lui-même » (p. 88).
« Le soupçon qui est en train de détruire le personnage et tout l’appareil désuet qui assurait sa puissance, écrit N.
Sarraute dans le dernier paragraphe de son essai, est une de ces réactions morbides par lesquelles un organisme
se défend et trouve un nouvel équilibre. Il force le romancier à s’acquitter de ce qui est, dit Philip Toynbee,
rappelant l’enseignement de Flaubert, son “obligation la plus profonde : découvrir la nouveauté”, et l’empêche
de commettre “son crime le plus grave : répéter les découvertes de ses prédécesseurs” ». De même que Sarraute
s’inscrit dans un mouvement historique marqué par une radicalisation de la déstructuration du cadre romanesque,
par le rapprochement, voire la confusion, des voix de l’auteur et du narrateur, ou encore par le primat donné au
« ruissellement du monologue intérieur » — autant d’innovations littéraires dont Proust et Joyce peuvent
apparaître comme les initiateurs emblématiques —, de même les généalogies de second degré (telles que le
freudo-marxisme marcusien ou la critique heideggerienne du monde moderne) s’inscrivent dans un mouvement
de radicalisation de la déconstruction de la subjectivité, déconstruction initiée par la triade du soupçon Marx-
Nietzsche-Freud.
362
En dehors du cadre limité du freudo-marxisme, le thème de « l’au-delà du logos » est une constante des
discours généalogistes / déconstructivistes de type nietzschéo-heideggérien. Pour un bel exemple dans la
philosophie française des années 60, cf. J. Derrida, op.cit., p. 23 : « Penser la différence ontologique reste sans
doute une tâche difficile dont l’énoncé est resté presque inaudible. Aussi, se préparer, au-delà de notre logos,
pour une différance d’autant plus violente qu’elle ne se laisse par encore arraisonner comme époqualité de
l’être et différence ontologique, ce n’est ni se dispenser du passage par la vérité de l’être ni d’aucune façon en
“critiquer”, en “contester”, en méconnaître l’incessante nécessité ». Souligné par nous.
363
K. Axelos, op.cit., pp. 29-30. Souligné par nous.

121
Marcuse n’est pas cité explicitement dans cet extrait, et l’on voit pour cette raison même
que le programme freudo-marxiste et les entités d’intelligibilité du monde que ce dernier
mobilise, en tant que fond conceptuel anté-réflexif et intersubjectif — ou « stock de
connaissance à disposition », comme dirait Schütz364 —, va s’inscrire de la manière la plus
adéquate qui soit dans l’horizon d’attente propre à la communauté de sens de ses premiers
récepteurs français, horizon caractérisé, comme on l’a vu, par la constitution d’une zone de
« pertinence thématique » (Schütz) autour de la question de la sexualité et de l’érotisme, ainsi
que par l’invocation de facteurs situés au-delà du logos, enracinés dans les profondeurs de ce
qui apparaît comme de véritables ressources pulsionnelles — qui « ne se laissent pas encore
arraisonner », pour reprendre le vocabulaire heideggerien de Derrida —, afin de contrer la
domination « totalitaire » de l’ordre social capitaliste existant.
Nous avons concentré notre analyse sur l’ethos philosophique d’après-guerre, sur les
affinités entre cet ethos et le couple pulsion de vie / pulsion de mort, mais il nous semble que
l’existence de ce dualisme ne serait pas très difficile à démontrer dans un certain nombre
d’œuvres marquantes et non strictement philosophiques des années 50 et 60. Sans même
parler d’un auteur évident comme Bataille, chez qui jouissance et mort sont indissociables
depuis l’Histoire de l’œil (1928)365 — L’érotisme (1955) s’ouvre sur la phrase suivante : « De
l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort » —, on
pourrait reprendre le cas de Marguerite Duras et de Hiroshima mon amour, déjà abordé à
propos de l’éthique de l’indicible, où comme le laisse déjà entendre le titre, sont juxtaposées
de manière problématique les idées de vie et de destruction — les paroles : « Tu me tues, tu
me fais du bien » sont sans cesse répétées durant le long-métrage réalisé par Resnais — ; ou
encore, comme le souligne Jean Sémolué dans la sous-section « Eros et Thanatos » de sa
contribution à l’article « Erotisme (arts et littérature) » de l’Encyclopedia Universalis, à quel
point le cinéma de Pasolini est hanté par la figure de la mort cachée juste derrière celle de
l’amour : le mystérieux visiteur toujours-déjà aimé et reconnu, « l’ange » de Théorème
(1968), n’est-il pas en effet celui « qui donne un sens à la vie et aux êtres et anéantit tout le
reste sans retour » ?366 La fonction subversive est ici évidente : dans la famille bourgeoise de
Théorème, dans l’usine du père ou la vie de la domestique, plus rien ne sera comme avant :
« l’érotisme chez Pasolini, si dynamique soit-il, détruit un faux ordre, mais n’est pas
ordre »367.

Mais revenons à notre questionnement initial sur l’ethos philosophique français d’après-
guerre — une étude sur les figures d’Eros et de Thanatos dans l’œuvre pasolinienne, et plus
généralement, dans la production culturelle européenne des années 50 aux années 70 méritant
à elle seule une thèse de sociologie de la connaissance (songeons seulement, pour en rester au
cinéma, à des réalisateurs clefs comme Bergman (Le silence, 1963 ; Persona, 1966),
Antonioni (L’Avventura, 1959 ; Le désert rouge, 1964), Visconti (Sandra, 1965 ; Mort à
Venise, 1971 ; Ludwig, 1972), ou en France, à grand lecteur de Bataille, Jean Eustache (La
maman et la putain, 1972) — autant de cinéastes dont les productions indiquées sont
marquées par la violence de la co-présence des thèmes de l’amour et de la mort, de la vie et de
la destruction.
En reprenant à notre compte la thèse de Ph. Mesnard selon laquelle « le sujet de la
fiction devient la mise en abyme du sujet lui-même, et la fiction, la condition de la terreur »,

364
A. Schütz, op.cit.
365
Voir notamment G. Bataille, (1955), L’érotisme, Paris, Minuit, « Arguments » ; et La part maudite, (1967),
Paris, Minuit « Critique ».
366
J. Sémolué, section « Erotisme et cinéma » de l’article « Erotisme (arts et littérature) » de l’Encyclopaedia
Universalis, version 5.1.2 pour CD-Rom.
367
J. Sémolué, op.cit.

122
on comprendra qu’il est néanmoins difficile d’établir une causalité univoque entre Erlebnis et
ontologie freudo-marxiste : si le langage de l’indicible renvoie bien à une expérience-vécue
incommunicable dans toute son horreur, inversement, ce langage participe de la
reconstruction du champ d’expérience et d’une vision inférentielle de la modernité — prise
dans sa globalité — comme déploiement lugubre d’une sorte de « ruse de la raison » inversée.
L’expérience de la Guerre et des totalitarismes peut apparaître dans un premier temps comme
la cause de l’hybridation ontologique et de la réception positive du freudo-marxisme, mais,
récursivement, l’expérience intersubjective de l’horreur et de l’indicible, une fois sédimentée
dans le langage et le sens commun philosophico-sociologique, contribue à produire et à
reproduire un récit quasi expérientiel de la modernité et du destin de l’Occident structuré par
l’idée d’une domination sans partage de la raison instrumentale sur les autres dimensions de
l’activité humaine368.

368
Sur ce thème des « récits » intellectuels de la modernité, voir notamment D. Martuccelli, Sociologies de la
modernité, Paris, Gallimard, 1999, l’introduction méthodologique et les divers chapitres concernant la matrice
sociologique de la rationalisation (Weber, Elias, Foucault, Marcuse, Habermas). Sur la dialogie représentations /
réalité sociale, voir l’ouvrage de référence de Peter Berger et Thomas Luckmann, (1966), La construction
sociale de la réalité, trad. Paris, Armand Colin, 1985.

123
2 / Essai d’explication (II) : une problématique, une ontologie et une axiologie
de longue durée
« Iéna revient véritablement sous Weimar dès lors que l’on admet que le
romantisme peut avant tout se définir comme crisologie, c’est-à-dire comme
réflexion approfondie, sans relâche, sur la crise qui inaugure la société
moderne, et sur les crises qui la caractérisèrent par la suite. Cette thèse de
départ demanderait une sensible réévaluation du concept, que l’on croit
pourtant bien connu, de “romantisme”, car elle désigne alors plutôt une
attitude contradictoire et critique ou se mêlent déception et révolte à l’égard
de la société bourgeoise dont elle traduit précisément les contradictions
internes. Née vers 1800, cette attitude se retrouve depuis, et pour ainsi dire
“éternellement” , parce que les crises que traverse la société bourgeoise, ne
cessent de produire des effets “romantiques”. A tel point q’une chose paraît
désormais indubitable : tant qu’il y aura des crises, il y aura forcement des
effets romantiques (et nos récentes expériences sociales illustrent
parfaitement cette thèse). »

G. Höhn, « Perversion de la modernité ou : de Iéna à Weimar », in G. Raulet


(dir., 1984), Weimar ou l’explosion de la modernité, Paris, Anthropos.

Notons pour finir que si l’ontologie dualiste Logos / Eros ; Raison / Autre de la Raison,
semble retrouver une nouvelle vigueur après la Guerre pour toutes les raisons indiquées plus
haut, elle est toutefois, nous semble t-il, consubstantielle au discours philosophique de la
modernité. A partir du moment où l’homme moderne — il serait plus juste de dire : le
philosophe moderne, ou mieux : le philosophe moderne allemand — va entretenir un rapport
critique avec la tradition de pensée (théologique et philosophique) qui est celle de ses
contemporains369, avec son époque, avec la transformation des rapports sociaux, et à partir du
moment où va être thématisée la question de la temporalité et où le philosophe va donc
s’inscrire consciemment dans un mouvement historique global — vaste processus de
problématisation de l’actuel qui caractérise la philosophie de l’Aufklärung —, à partir de ce
moment donc, que l’on pourrait situer dans le premier romantisme allemand, la philosophie ne
cessera de s’interroger sur ces « Temps Modernes » (die Neuzeit), dont parleront par exemple
Schiller370 et Hegel371 au tournant du 18ème et du 19ème siècle, de s’interroger sur la scission
qu’introduit cette modernité dans l’homme — scission entre l’homme et ses instincts, entre
l’homme et la nature, entre la raison et les sens, le travail et le plaisir, mais aussi entre la
civilisation et la culture, entre le mécanique et l’organique, la communauté (Gemeinschaft) et
la société (Gesellschaft), etc. —, et de s’interroger enfin sur la réconciliation nécessaire pour
que l’homme retrouve la paix. A la fin du 19ème siècle, dans l’Europe romantique, s’esquisse
une nouvelle problématique princeps, un socle interrogatif original, que l’on pourrait résumer
comme suit : « Comment réintégrer l’homme morcelé dans le Tout ? ». Face à la
« colonisation du monde vécu »372 par la raison instrumentale, contre le phénomène historique

369
On ne peut ici que penser à la « révolution copernicienne » opérée par la philosophie kantienne, ainsi qu’au
projet de Kant d’une « métaphysique de la métaphysique ». Voir, sur ce dernier point, la lettre de Kant adressée à
Marcus Herz, datée du 11 mai 1781, et citée par P. Aubenque, (1969), « L’auto-interprétation de la
philosophie », in Les Etudes philosophiques, janv.-mars 1969.
370
Voir Schiller, (1795), Lettres sur l’éducation esthétiques de l’homme, trad. Paris, Aubier, 1992.
371
Voir Hegel, (1807), préface à la Phénoménologie de l’Esprit, op.cit.
372
La formule est de Jürgen Habermas, et est employée dans un grand nombre de ses écrits. Voir notamment son
article politique : « La colonisation du quotidien. Sur la situation intellectuelle de l’Allemagne fédérale », trad.
G. Raulet in Esprit, déc. 1979, p. 43 sq. : « En partant de l’exemple historique de la naissance du prolétariat,
Marx avait montré ce qui se cache derrière la catégorie du travail salarié, à savoir l’adaptation d’un domaine de
vie, jusqu’alors socialement intégré, aux impératifs d’un système économique codifié par le droit et régi par la
valeur d’échange. Aujourd’hui, par le moyen de l’argent, de l’organisation et de la décision administrative, bien
d’autres domaines d’action se sont de la même façon autonomisés en systèmes ; ils phagocytent des modes de

124
de « rationalisation » — entendu, dans une perspective webero-habermassienne, comme le
cloisonnement des différentes sphères d’activité (art, politique, économie, science,
philosophie) et leur soumission à la seule rationalité formelle de la sphère économique
(principe de rendement) —, le discours critique de la modernité invoquera la nécessité d’une
réconciliation, le plus souvent en recourant à la puissance unificatrice d’un complémentaire
ou d’un Autre de la raison. Charles Taylor, dans ses études sur l’expressivisme romantique et
post-romantique373, et plus encore Jürgen Habermas, dans Le discours philosophique de la
modernité, ont montré de façon convaincante la récurrence de cette problématique princeps:

« Depuis la fin du XVIIIe siècle, le discours de la modernité n’a porté, sous des noms
changeants, que sur un seul sujet ; il traite de la paralysie des liens sociaux, de la privatisation et
de la désunion, bref, de ces déformations d’une pratique quotidienne unilatéralement
rationalisée, qui suscite le besoin d’un équivalent, tenant lieu de la puissance d’unification que
représentait la religion. Les uns ont placé leur espoir dans la force réflexive de la raison ; les
autres ont invoqué la force mytho-poétique d’un art appelé à constituer le centre de la vie
publique régénérée. Ce que Hegel avait appelé le besoin de la philosophie s’est changé — de
Schlegel à Nietzsche — en besoin d’une nouvelle mythologie, fondée sur une critique de la
raison »374.

« Les conceptions expressivistes ont trouvé leur seconde dimension dans la nature-source. La
vie selon la raison instrumentale manque de la force, de la profondeur, de la résonance, de la
joie qui procède de notre union à l’élan de la nature. Mais il y a pis. Elle ne manque pas que de
cela. L’attitude instrumentale à l’égard de la nature nous interdit de jamais pouvoir l’atteindre.
L’attitude instrumentale implique que nous objectivions la nature, ce qui signifie, comme je l’ai
dit plus haut, que nous devons la considérer comme un ordre neutre de chose. C’est-à-dire
qu’aucun fait relatif à la situation des choses dans cet ordre n’entraîne en lui-même une
considération en faveur d’une définition ou d’une autre de la vie bonne ; mais seulement, et si
cela se peut, par combinaison avec quelque valeur posée en prémisse et empruntée ailleurs. En
objectivant ou en neutralisant une chose, nous déclarons que nous en sommes séparés,
moralement indépendants. Le naturalisme neutralise la nature, à la fois hors de nous et en nous.
Cette attitude de séparation nous paralyse. Elle nous empêche de nous ouvrir à l’élan de la
nature, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. L’une des principales objections au désengagement
des Lumières était qu’il élevait des barrières et des divisions : entre les êtres humains et la
nature ; et, peut-être, de façon plus grave encore, à l’intérieur d’eux-mêmes ; et enfin, par voie
de conséquence, entre les êtres humains. Cette dernière division semble découler à la fois des
affinités atomistes du naturalisme et du fait que l’attitude purement instrumentale envers les
choses n’autorise aucune unité plus profonde dans la société que celle qui découle du partage de
certains instruments communs. Ainsi, parmi toutes celles qui nous viennent de l’époque
romantique, se trouvent les grandes aspirations à la réunification : reprendre contact avec la
nature, cicatriser les divisions internes entre la raison et la sensibilité, surmonter les division
entre les gens et créer une communauté. Ces aspirations sont toujours vivantes : même si les

vie et les dégagent de formes d’intégration sociale d’apparence démodée et coûteuse — une intégration qui
passait par les valeurs, par les normes et par un accord obtenu dans la communication […]. En se propageant à
des domaines d’existence qui obéissaient aux lois propres d’une rationalité pratique d’ordre moral et esthétique,
les formes de la rationalité économique et administrative conduisent à une sorte de “colonisation ” du monde
vécu social. J’entends par là l’appauvrissement des possibilités d’expression et de communication, lesquelles,
pour autant que nous puissions en juger, restent encore nécessaires dans les sociétés complexes pour que les
individus puissent apprendre à se trouver eux-mêmes, à maîtriser leurs conflits propres et à régler en
commun des conflits collectifs. »
373
Voir Ch. Taylor, (1975), Hegel, Cambridge University Press, chapitre 1, pp. 3-50 ; Ch. Taylor, (1989), Les
sources du moi. La formation de l’identité moderne, trad. Paris, Seuil, 1998, toute la quatrième partie et
notamment la section intitulée « Le tournant expressiviste », pp. 461-489 ; Ch. Taylor, (1998), Hegel et la
société moderne, trad. Paris, Cerf, 1998.
374
J. Habermas, (1985), Le discours philosophique de la modernité, trad. Paris, Gallimard, 1988, p. 166.

125
religions romantiques de la nature ont disparu, l’idée que nous sommes ouverts à la nature en
nous et hors de nous reste très puissante. Le conflit entre la raison instrumentale et cette
compréhension de la nature subsiste encore aujourd’hui dans les controverses sur les politiques
écologiques. Derrière les débats particuliers sur les dangers de la pollution ou de l’épuisements
des ressources naturelles, ces deux points de vue spirituels se trouvent confrontés […].
L’attitude instrumentale équivaut à nier le besoin de cette harmonisation. Elle constitue une
sorte de séparation, une déclaration a priori de notre indépendance morale, de notre
autosuffisance. Le conflit entre ces deux points de vue spirituels, qui débute au XVIIIe siècle,
se poursuit de nos jours. Et cela, en dépit du fait que les doctrines romantiques sur le courant de
la vie, ou sur le grand Tout de la nature, ont pour ainsi dire complètement disparu. Tout comme
l’humanisme des Lumières n’existe plus sous sa forme déiste mais survit dans le naturalisme,
l’idée de la nature-source ne renvoie plus à un Dieu ou à un esprit cosmique dans l’univers,
mais l’exigence que nous demeurions ouverts à la nature, ou que nous soyons en accord avec
elle, en nous et hors de nous, reste bien vivante. La perte de la croyance en un esprit de la
nature a été en elle-même, bien entendu, l’occasion de crises et de remises en question, mais la
conception de la nature-source survit toujours, même si ce qui la fonde est très incertain et
problématique. Ce débat entre diverses perspectives spirituelles est profondément inscrit dans
les conflits internes des sociétés industrielles capitalistes avancées. La raison instrumentale joue
un tel rôle dans leurs institutions et dans leurs pratiques que tout ce qui ébranle la confiance que
nous pouvons lui accorder en tant qu’attitude spirituelle entraîne du coup un malaise profond
dans ces sociétés. Il y a une relation circulaire de causalité entre les autres crises et difficultés
du capitalisme et ce malaise spirituel, que j’ai tenté de décrire ailleurs »375.

Ce « malaise spirituel » dont parle Taylor, cette thématique obsessionnelle de la scission


par la raison et de la réconciliation médiatisée par un Autre de la raison — dont l’esthétique
schillerienne fournit le paradigme, comme l’ont remarqué aussi bien Taylor que Habermas376,
et dont la poésie de Hölderlin donne aujourd’hui une image toujours aussi forte qu’il y a deux
siècles377 —, Marcuse va la réactualiser en recourant aux deux pulsions freudiennes : Eros
sera le grand réconciliateur, l’entité par laquelle l’homme divisé se réintégrera dans l’Un-
Tout. Si l’hybridation ontologique freudo-marxiste peut donc apparaître dans un premier
temps comme une nouveauté, il nous semble que le questionnement « crisologique » qu’elle
recouvre (« Comment réintégrer l’homme divisé dans le Tout ? ») est une constante de la

375
Ch. Taylor, (1989), op.cit., pp. 480-481. L’auteur fait, tout à la fin de l’extrait, une référence à l’un de ses
articles : « Legitimation Crisis ? », in Philosophy and the Human Sciences, Cambridge University Press, 1985.
376
Voir plus bas les nombreux extraits des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller, notamment
ceux de la sixième lettre. Voir encore Ch. Taylor, (1975), op.cit. p. 28 et pp. 37-38 ; Ch. Taylor, (1989), op.cit.,
p. 476, n. 26, et p. 518-519 ; J. Habermas, (1985), op.cit., chapitre II, section « Digression à propos des “Lettres
sur l’éducation esthétique de l’homme” de Schiller », pp. 54-60.
377
Dans l’extrait suivant des Sources du moi (op.cit., p. 483), Taylor cite avec justesse les toutes dernières
phrases d’Hypérion : « L’idée se développe que la rupture de la raison avec la nature était nécessaire ; que
l’homme devait l’opérer afin d’accroître ses pouvoirs de raison et d’abstraction. Schiller avance cette thèse dans
ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (6ème lettre, §.6), comme Hölderlin le fait dans le Fragment
d’Hypérion [cf. le premier paragraphe du « Fragment Thalia » d’Hypérion, paru en 1794 dans la revue Thalia de
Schiller, M.Q.]. On croyait que la destinée humaine consistait à retourner à la nature à un niveau supérieur, après
avoir opéré la synthèse de la raison et du désir. L’unité originaire suivait son cours suivant des voies séparées,
dans la raison et dans la nature, puis elle venait à maturité dans la réconciliation. Hölderlin évoque ce retour à
l’unité dans ce passage d’Hypérion :
Les dissonances du monde sont comme les querelles des amants. La réconciliation habite la
dispute, et tout ce qui a été séparé se rassemble. Les artères qui partent du cœur y reviennent : tout
n’est qu’une seule vie, brûlante, éternelle.
Voir Ch. Taylor, (1989), Les sources du moi, op.cit., p. 483. Pour l’extrait d’Hypérion de Hölderlin (la première
édition de la première partie du roman date de 1796), voir F. Hölderlin, (1967), Œuvres, trad. Paris, NRF /
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 273.

126
posture réflexive moderne378. En témoignent les grandes étapes de la pensée philosophique
depuis la fin du 18ème siècle : Hegel et les romantiques allemands bien-sûr, mais aussi Marx,
Nietzsche, Husserl (celui de la Crises des sciences européennes), l’Ecole de Francfort ou
encore Heidegger et ses continuateurs français, ont pensé autour — ou en travers — de ce
« drame de la séparation et de la réconciliation »379 — en fonction, bien évidemment, de leurs
propres présupposés ontologiques et de leurs orientations éthiques (concept fondamental de la
« réconciliation » (Versöhnung) chez Hegel ; séparation d’avec la nature et le monde chez les
romantiques ; thématique de « l’aliénation » chez Hegel et Marx ; séparation entre « l’auto-
activation (die Selbstbetätigung) et la production de la vie matérielle » (autrement dit la
sphère du travail aliéné) chez Marx380 ; « nihilisme » et « décadence » contemporaine chez
Nietzsche ; « oubli » d’une dimension fondamentale chez le dernier Husserl381 et chez
Heidegger ; scission entre la Raison comme procès et la nature chez l’Ecole de Francfort ;
« grande séparation » opérée par l’épistèmê moderne et sa raison monologique chez Michel
Foucault ; etc.). Les recours au concept de « réconciliation » (Versöhnung), aux figures de
Dionysos, d’Eros, d’Orphée ou de Narcisse (Marcuse) ; à l’Être, l’art, la mimesis, la

378
Comme le souligne Vincent Descombes (op.cit., chap. 3) à propos de Habermas et de son Philosophische
Diskurs der Moderne (1985), il est sûrement abusif de parler d’un projet moderne, d’un discours philosophique
de la modernité, ou d’une posture réflexive moderne. Les sarcasmes baudelairiens sur la prétention à la
réconciliation du Vrai et du Bien par le Beau (programme de l’idéalisme allemand), entre autres exemples,
témoignent bien de la nécessité de prendre en compte les particularités historiques et nationales (« Des hérésies
étranges se sont glissées dans la critique littéraire, écrit Baudelaire. Je ne sais quelle lourde nuée, venue de
Genève, de Boston ou de l’enfer, a intercepté les beaux rayons de l’esthétique. La fameuse doctrine de
l’indissolubilité du Beau, du Vrai et du Bien est une invention de la philosophaillerie moderne (étrange
conception, qui fait qu’en définissant la folie on en parle le jargon ! »). Mais si la problématique de la scission et
de la réconciliation est spécifiquement allemande en ce qui concerne son origine, il reste que la philosophie
française des années 30 jusqu’aux années 70 sera dominée, de manière plus ou moins successive, par les « trois
H » (Hegel, Husserl, Heidegger) et les trois « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud), autant dire par la
philosophie allemande moderne et contemporaine. Les cours de Kojève sur Hegel, peu avant la Seconde Guerre,
à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, auront une importance majeure sur nombre d’intellectuels français (parmi
les plus assidus au cours de Kojève, on trouve R. Aron, G. Bataille, A. Koyré, P. Klossowski, J. Lacan, M.
Merleau-Ponty…) ; et les philosophes critiques d’après-guerre seront abreuvés de la culture philosophique
germanique, et hériteront ainsi de ses multiples problématiques marxistes, phénoménologiques (Merleau-Ponty),
existentialistes (lecture décisive de Sein und Zeit pour Sartre), ontologiques (influence des conceptions
heideggeriennes de la différence ontologique et de la vérité comme alèthéia chez Derrida et Lacan), vitalistes
(influence de Nietzsche chez Foucault) ; problématiques qui chacune à leur manière — à l’exception de la
posture phénoménologique stricte —, déclinent les thèmes directeurs de la scission moderne et de l’homme
fragmenté. L’étrange est qu’après avoir présenté au conditionnel les grandes lignes du Discours philosophique
de la modernité, et après avoir formulé bien des réserves quant à l’analyse de Habermas, Vincent Descombes
reconnaît toutefois que « le plus étonnant est que cette construction aventureuse n’est pas sans force quant aux
auteurs français cités »… Pour les références à Baudelaire, cf. V. Descombes, op.cit. Pour un exposé stimulant
de la philosophie française des années 30 jusqu’à la fin des années 70, voir V. Descombes, (1978), Le même et
l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Minuit, « Critique ».
379
La formule est de Ch. Taylor, (1989), Les sources du moi, op.cit., p. 487.
380
K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, trad. Paris, éditions Sociales, 1968, p. 62.
381
Husserl peut apparaître comme un cas limite. Citons alors, pour mémoire, la conclusion de la conférence de
1935 sur « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » : « La crise de l’existence européenne ne peut
avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la
chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la
philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. Le plus grand danger
de l’Europe est la lassitude. Combattons en tant que “bons européens” contre ce danger des dangers, avec cette
vaillance qui ne s’effraye pas non plus de l’infinité du combat, et nous verrons alors sortir du brasier nihiliste, du
feu roulant du désespoir qui doute de la vocation de l’Occident à l’égard de l’humanité, des cendres de la grande
lassitude, le Phénix ressuscité d’une nouvelle vie intérieure et d’un nouveau souffle spirituel, gage d’un grand et
long avenir pour l’humanité : car l’esprit seul est immortel ». E. Husserl, La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, trad. Paris, Gallimard, « Tel », pp. 382-383. Souligné par nous.

127
Différe(a)nce ou le Jeu, nous apparaissent comme autant de symptômes conceptuels de la
représentation moderne d’une totalité fragmentée, de la conscience d’une perte, et du désir
nostalgique d’un « retour au fondement » — pour reprendre le langage heideggerien —, d’un
retour à une mythique « provenance essentielle ». Certaines des catégories sociologiques
classiques seront encore imprégnées de ce « spiritualisme diffus » dont parlais en son temps
Raymond Aron382, tels les couples « communauté » / « société », « culture » / « civilisation »
en ce qui concerne le niveau d’analyse conceptuelle, ou le couple « science de l’esprit » /
« science de la nature », pour le niveau méthodologique — autant de binômes notionnels qui
impliquent le projet de réintégrer l’homme fragmenté dans un Tout organique. Un fait
paradoxal peut justifier cette dernière idée d’une longue durée ontologique et
problématologique383 : les intellectuels qui prétendent aujourd’hui parler un autre langage que
le langage moderne, sont en fait ceux qui sont le plus enchaînés à la thématique (moderne) de
la scission et de la réconciliation384. En d’autres termes, et comme l’ont bien montré
Habermas et Wellmer385, les déconstructions de la rationalité instrumentale et de la
subjectivité objectivante « oublieuse » sont paradoxalement celles qui restent, de façon
négative, les plus attachées à la philosophie du sujet, à la polarité instituée entre « objet » et
« sujet » : pour introduire leurs multiples variations autour de la « synthèse non-violente du
multiple » adornienne386 — ce que nous avons appelé de façon générique la « réconciliation »
—, elles sont dans la nécessité d’hypostasier — de manière, disons-le, assez fantasmatique —
un sujet tout puissant, maîtrisant, contrôlant, réifiant, séparant, excluant, etc..., véritable
incarnation de la volonté divine387. Si la problématique qui sous-tend l’ontologie marcusienne
n’est déjà pas très originale, l’ontologie « post-moderne » (du type de celle du sociologue
français Michel Maffesoli), qui elle aspire à une grande originalité, est en réalité tout à fait

382
R. Aron, (1935), Sociologie allemande contemporaine, Paris, PUF, 1981.
383
Cf. note 199. Longue durée problématologique, au sens où une même problématique (celle de l’homme
moderne coupé du monde et fragmenté dans son unité par la fuite des dieux, le désenchantement du monde et le
primat donné à la rationalité instrumentale — procès dit de rationalisation), où cette problématique donc, va
structurer un grand nombre de discours critiques de la modernité, des romantiques allemands de la fin du 19ème
siècle jusqu’au discours postmoderne contemporain, et longue durée ontologique au sens où cette problématique
va entretenir des rapports électifs avec certaines entités qui permettent de rendre compte de la scission interne et
externe, ainsi que de la réconciliation de l’homme avec le Tout (par le « jeu », « l’imaginaire », « l’esthétique »
réconciliatrice, « Dionysos », « Eros », etc.).
384
Pour un bon exemple contemporain du pathos de la scission, voir le texte des frères Böhme, cité plus haut,
note 173. En ce qui concerne la récurrence de lieux communs issus de la tradition critique (notamment de l’Ecole
de Francfort) dans la pensée contemporaine à prétention métacritique, voir A. Wellmer, (1985), « Dialectique de
la modernité et de la post-modernité. La critique de la raison après Adorno », in Les Cahiers de philosophie, n°5
(« Jean-François Lyotard. Réécrire la modernité »), Lille, 1988, pp. 99-163.
385
Voir J. Habermas, (1985), op.cit., notamment les deux derniers chapitres, et A. Wellmer, (1985), op.cit, p.
136 et suiv.
386
T. W. Adorno, (1966), Dialectique négative, op.cit. ; et T. W. Adorno, (1970), Théorie esthétique, trad. Paris,
Klincksiek, 1974.
387
Plutôt que de citer le discours postmoderne (Lyotard, Vattimo, Maffesoli, Jameson…) dans lequel abonde
cette hypostase nécessaire à la déconstruction, mentionnons, sur la représentation hyperbolique de l’homme-
dieu, une de ses matrices conceptuelles, la Dialectique de Raison de Adorno et Horkheimer : « L’éveil du sujet
se paie de la reconnaissance du pouvoir comme principe de toutes les relations. Devant l’unité d’un tel
raisonnement, la distinction entre Dieu et l’homme se réduit à n’être plus ce qu’une raison impassible en faisait
déjà depuis la première critique d’Homère. En tant que souverains de la nature, le dieu créateur et la raison
organisatrice se ressemblent. L’homme ressemble à Dieu par sa souveraineté sur l’existence, par son regard qui
est celui d’un maître, par le commandement qu’il exerce. Le mythe devient Raison et la nature pure objectivité.
Les hommes paient l’accroissement de leur pouvoir en devenant étrangers à ce sur quoi ils l’exercent. La Raison
se comporte à l’égard des choses comme un dictateur à l’égard des hommes : il les connaît dans la mesure où il
peut les manipuler. L’homme de science connaît les choses dans la mesure où il sait les faire. Il utilise ainsi leur
en-soi pour lui-même ». Adorno et Horkheimer, (1947), op.cit., p. 27.

128
classique, pour ne pas dire banale. Il y a en effet une profonde continuité ontologique entre
les discours d’auteurs en apparence aussi éloignés que Schiller, Marcuse388 et Maffesoli,
continuité qui se manifeste par l’emploi explicite des mêmes entités « réconciliatrices » :
« Raison sensible », « contemplation du monde », « jeu esthétique », « Eros » (Schiller ne
thématise pas cette entité), « esthétique » sociabilisatrice. Un lecteur extra-terrestre, à qui l’on
ferait lire sans lui présenter les auteurs et les différents contextes de production, les Lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme de Schiller (1795 !), Eros et civilisation de Marcuse (1955)
et La contemplation du monde de Maffesoli (1993), pourrait éprouver une certaine lassitude
face à la répétition des mêmes thématiques. Citons juste, afin de justifier notre propos — qui
pourrait apparaître comme une extrapolation abusive —, un extrait d’un article de 1975 de
Michel Maffesoli, dans lequel le thème de la séparation et de la réconciliation est le fil
conducteur de toute l’analyse (Marcuse est cité, et il est de plus explicitement question dans
cet article de « l’individu séparé » et de la « réconciliation avec la totalité » par la médiation
de « l’imagination ») :
« Sans y insister longuement, on sait que Freud, quelles que soient d’ailleurs les conclusions
qu’il en tire, insiste sur la réduction que fait subir le “principium individuationis”, et n’hésite
pas à voir dans la sexualité la “seule fonction d’un organisme vivant qui dépasse l’individu et
assure son attachement à l’espèce” (cf. Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, 1967, p.
390), or l’on peut connaître à un niveau empirique à la fois la fonction totale que joue la
sexualité ou le principe de plaisir dans l’unité du particulier et de l’universel et le rôle de
l’imaginaire au sein de la sexualité (cf. G. Durand, Les structures anthropologiques de
l’imaginaire, Bordas, 1969, p. 153 et suiv.). Sous une forme allusive, on peut voir en quoi le
principe de plaisir rompant avec l’étroitesse de l’individu séparé et rationalisant, permet
d’envisager la réconciliation avec la totalité, et c’est l’imagination qui “conserve le souvenir
du passé sub-historique que l’époque où la vie de l’individu était la vie de l’espèce” (cf. H.
Marcuse, Eros et civilisation, Paris, Minuit, p. 130) […]. La restriction quantitative et
qualitative des pulsions libidinales, leur orientation déterminée, leur parcellarisation et par là
même leur rattachement à une idéologie productiviste constitue la forme manifeste de la
domination de la ratio, domination qui culmine aujourd’hui dans l’équivalence générale […].
C’est sur ces fondements que l’on peut essayer de comprendre ce que l’on peut appeler
l’efficace sociale de l’imaginaire, celle-ci s’appuyant en particulier sur le refus de la mutilation
ou de la séparation de l’individu, et par voie de conséquence du tout social » 389.

Lorsque Ian Hacking dit du postmodernisme qu’il est une « répétition banalisante du
romantisme allemand, sans la poésie »390, il ne s’agit pas que d’une pointe d’humour :
Schiller comme Marcuse ont problématisé, bien avant Michel Maffesoli, les thèmes qui

388
Schiller semble bien être une référence majeure pour Marcuse : en plus du chapitre IX d’Eros et civilisation
(« Le domaine esthétique ») qui lui est presque entièrement consacré, il faut noter que Marcuse est l’auteur trente
ans plus tôt (1925) d’une très longue bibliographie sur Schiller (Schiller-Bibliographie. Unter Benutzung der
Trömelschen Schiller-Bibliothek. Herausgegeben von Herbert Marcuse, Berlin, ed. S. M. Fraenkel, 1925, 130 p.
environ), bibliographie qui serait, à notre connaissance, sa toute première publication. Schiller est encore cité
dans divers écrits intermédiaires de Marcuse (voire par exemple le recueil d’articles Culture et société, trad.
Paris, Minuit, pp. 132-133 et 368-369. Difficile, ici encore, de ne pas faire un parallèle entre le recours à
Hölderlin par Heidegger, et le recours à Schiller par Marcuse : chez les deux philosophes du 20ème siècle, la
déconstruction radicale de la modernité trouve en même temps une confirmation et un « dépassement » (une
lueur d’espoir, à travers l’esthétique réconciliatrice schillerienne pour Marcuse, et dans les fameux vers
hölderliniens « Mais aux lieux du danger, croît / Aussi ce qui sauve » pour Heidegger) dans les œuvres poétiques
et philosophiques de leurs célèbres compatriotes du siècle précédent.
389
M. Maffesoli, (1975), « Imaginaire / réel dans le devenir historique », in Espaces et sociétés, n° 15, avril
1975. Souligné par nous.
390
Cf. l’article de Nathalie Levisalles consacré au dernier ouvrage du philosophe, in Libération, 11 juillet 2002.

129
structurent l’ensemble du discours de ce dernier : la « grande séparation » moderne391, la
« contemplation du monde » et « l’instant éternel »392, « l’esthétique » réconciliatrice comme
facteur de sociabilité (Maffesoli parle en ce sens de « socialité »)393, le « jeu » et

391
Cf. Schiller, op.cit., 6ème lettre : « Comme il en va tout autrement chez nous autres modernes ! chez nous aussi
l’image de l’espèce se réfracte, agrandie, entre les individus ; mais elle est fragmentée, non insérée de multiple
façon entre eux ; en sorte que pour recomposer la totalité de l’espèce, il faut aller d’un individu à un autre et
s’enquérir à la ronde. On est presque tenté d’affirmer que chez nous les facultés de l’âme se manifestent dans
l’expérience aussi divisées qu’elles sont séparées dans la représentation du psychologue ; et nous voyons non
seulement des individus mais encore des classes entières d’hommes ne déployer qu’une partie de leurs
dispositions, tandis que leurs autres virtualités sont, comme dans les plantes rabougries, à peine indiquées par de
faibles traces […]. Ce fut la civilisation elle-même qui infligea cette blessure à l’humanité moderne. Dès que
d’un côté une séparation plus stricte des sciences, et de l’autre une division plus rigoureuse des classes sociales
et des tâches furent rendues nécessaires, la première par l’expérience accrue et la pensée devenue plus précise, la
seconde par le mécanisme plus compliqué des Etats, le faisceau intérieur de la nature humaine se dissocia lui
aussi et une lutte funeste divisa l’harmonie de ses forces. L’entendement intuitif et l’entendement spéculatif se
confinèrent hostilement dans leurs domaines respectifs, dont ils se mirent à surveiller les frontières avec
méfiance et jalousie ; en limitant son activité à une certaine sphère, on s’est donné un maître intérieur qui assez
souvent finit par étouffer les autres virtualités. Tandis que sur un point l’imagination luxuriante dévaste les
plantations laborieusement cultivées par l’entendement, sur un autre la faculté d’abstraction dévore le feu auquel
le cœur aurait dû se réchauffer et la fantaisie s’allumer.
Ce bouleversement que l’artifice de la civilisation et la science commencèrent à produire dans l’homme
intérieur, le nouvel esprit des gouvernements le rendit complet et universel. Il ne fallait certes pas attendre que
l’organisation simple des premières républiques survécût à la simplicité des mœurs et des conditions primitives ;
mais au lieu de s’élever à une vie organique supérieure, elle se dégrada jusqu’à n’être plus qu’un organisme
vulgaire et grossier. Les Etats grecs, où, comme dans un organisme de l’espèce des polypes, chaque individu
jouissait d’une vie indépendante mais était cependant capable, en cas de nécessité, de s’élever à l’Idée de
collectivité, firent place à un ingénieux agencement d’horloge dans lequel une vie mécanique est créée par un
assemblage de pièces innombrables mais inertes. Une rupture se produisit alors entre l’Etat et l’Eglise, entre les
lois et les mœurs ; il y eut séparation entre la jouissance et le travail, entre le moyen et la fin, entre l’effort et la
récompense. L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne
se donne qu’une formation fragmentaire ; n’ayant éternellement dans l’oreille que le bruit monotone de la roue
qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de
l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession, de sa science ». Champ sémantique de la séparation
souligné par nous.
392
Cf. Schiller, op.cit., 25ème lettre : « La nécessité de la nature qui, lorsque l’homme était à l’état simplement
sensible, le dominait de sa force totale, relâche, quand il est à l’état de réflexion, son étreinte ; il se produit dans
ses sens un apaisement momentané ; le temps lui-même dans sa course éternelle s’arrête au moment où se
concentrent les rayons de la conscience, et un reflet de l’infini, la forme, projette un rayon sur le fond des choses
passagères. Aussitôt que la lumière se fait en l’homme, il n’y a plus de ténèbres en dehors de lui non plus ;
aussitôt que l’apaisement se produit en lui, la tempête se calme dans l’univers aussi, et les forces de la nature qui
étaient en conflit trouvent le repos dans des contours stables. » 15ème lettre : « L’instinct sensible réclame du
changement, un contenu pour le temps ; l’instinct formel requiert la suppression du temps, l’abolition du
changement. Par suite, l’instinct dans lequel les deux autres agissent de concert (qu’il me soit permis, en
attendant que je justifie cette dénomination, de l’appeler instinct de jeu), l’instinct de jeu donc viserait à
supprimer le devenir dans le temps, à concilier le devenir et l’être absolu, le changement et l’identité ». Voir
encore l’article de 1937 de Marcuse, publié dans la Zeitschrift für Sozialforschung sous le titre : « Réflexion
sur le caractère “affirmatif” de la culture » (trad. fr. in Culture et société, pp. 132-133) : « Parce que chaque
instant porte en lui la mort, il faut que l’instant de beauté soit éternisé en tant que tel pour créer tant soit peu de
bonheur. La culture affirmative éternise le bel instant dans le bonheur qu’elle offre ; elle éternise ce qui est
éphémère ».
393
Schiller, op.cit., 27ème lettre : « S’il est vrai que le besoin déjà contraint l’homme à entrer en société, et si la
raison lui inculque des principes de sociabilité, la beauté seule peut lui communiquer un caractère sociable. Le
goût seul met de l’harmonie dans la société parce qu’il crée de l’harmonie dans l’individu. Toutes les autres
formes de la perception fragmentent l’homme parce qu’elles se fondent exclusivement soit sur la partie de son
être qui est vie sensible, soit sur celle qui est vie spirituelle ; seule la perception de la beauté fait de lui une
totalité, parce qu’elle oblige ses deux natures à s’harmoniser en un tout. »

130
« l’apparence » comme autant de remparts à la tyrannie du logos394, ou encore, la paraît-il très
subversive (épistémologiquement parlant) « raison sensible »395. Les postmodernes396 font
souvent état de leur ambition de « déconstruire » la métaphysique moderne — au sens de la
Destruktion de l’histoire de l’ontologie dont parle Heidegger dans les premiers paragraphes de
Sein und Zeit 397 —, mais ils ne font en réalité rien d’autre que de simplement inverser les
dualismes usés de cette même métaphysique, issue pour l’essentiel de la tradition idéaliste
allemande et de sa critique (toujours allemande).
On objectera, non sans raison, que contre la déconstruction du présent par la critique, et
à l’inverse de son appel utopico-téléologique à un monde tout autre, les postmodernes
acclament l’ordre social existant — selon eux naissant —, avec moult invocations de
« neutralité axiologique » ou de « Verwindung » (le « rétablissement-surmontement » non
dialectique dont parle Heidegger398, repris notamment par Vattimo et Maffesoli). Quand le
demi-dieu Dionysos apparaît pour Nietzsche et les romantiques comme le dieu absent ou à
venir399, les postmodernes le voient eux présent, à l’œuvre dans les multiples festivités
contemporaines. Quand les critiques scandent : « Allons-y ! » (vers un autre monde, une
civilisation non répressive, ludique, dionysiaque, etc.), les méta-critiques rétorquent : « Nous
y sommes ! ». Quand les premiers s’écrient : « Luttons ! », les seconds affirment :

Citons encore, sur ce thème de l’esthétique réconciliatrice, le texte connu sous la désignation du « plus ancien
programme systématique de l’idéalisme allemand », texte de 1796 qui, copié par Hegel, serait en réalité de
Schelling, qui l’aurait lui-même écrit sous l’influence de Hölderlin : « Les Idées, avant que nous les ayons
rendues esthétiques, c’est-à-dire mythologiques, n’ont aucun intérêt pour le peuple ; et inversement une
mythologie, avant d’être rationnelle, est un objet de honte pour le philosophe. C’est ainsi que les hommes
éclairés et ceux qui ne le sont pas doivent à la fin se tendre la main, la mythologie doit devenir philosophie pour
rendre le peuple raisonnable, et la philosophie doit devenir mythologie afin de rendre les philosophes sensibles
[…]. Régneront alors la liberté et l’égalité universelle des esprits ». Texte traduit par Ph. Lacoue-Labarthe et J.-
L. Nancy dans leur ouvrage L’Absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 54, et repris par V. Descombes dans
Philosophie par gros temps, op.cit., p. 57.
394
Cf. Schiller, op.cit., 27ème lettre : « Au sein de l’empire redoutable des forces et du royaume sacré des lois,
l’instinct plastique de beauté travaille insensiblement à instaurer un troisième et radieux royaume, celui de
l’apparence et du jeu, dans lequel il affranchit l’homme des chaînes de toutes les circonstances et le délivre, dans
l’ordre de la nature comme dans celui de la morale, de tout ce qui s’appelle contrainte. » Cf. Marcuse, Eros et
civilisation, p. 165 : « Dans une civilisation vraiment humaine, l’existence humaine sera jeu plutôt que labeur, et
l’homme vivra dans l’apparence plutôt que dans le besoin. »
395
Cf. le texte de 1796 mentionné plus haut, de Hegel-Schelling-Hölderlin : « Car je suis convaincu que l’acte
suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique, et que vérité et bonté
ne sont sœurs qu’unies dans la beauté — le philosophe doit avoir autant de force esthétique que le poète ». Pour
un emploi explicite du terme de « raison sensible », cf. Marcuse, op.cit., p. 184 : « En outre, rien dans la nature
d’Eros ne justifie la notion selon laquelle “l’extension” de l’instinct est limitée au domaine corporel. Si la
séparation antagonique de la partie physique et de la partie spirituelle de l’organisme est elle-même le résultat
historique de la répression, le dépassement de cet antagonisme ouvrirait la sphère dite spirituelle à l’instinct.
L’idée esthétique d’une raison sensible suggère une telle tendance. Elle diffère essentiellement de la sublimation
dans la mesure où la sphère spirituelle devient l’objet “direct” d’Eros et demeure un objet libidineux : il n’y a
changement ni dans l’énergie, ni dans le but. »
396
Pour un petit aperçu de la littérature postmoderne, cf. J.-F. Lyotard, (1978), La condition postmoderne,
Minuit, coll. « Critique », du même auteur, Le Différend, Paris, Minuit, « Critique », 1983 ; G. Vattimo, (1985),
La fin de la modernité, trad. Paris, Seuil, 1985 ; M. Maffesoli, (1990), Au creux des apparences, Paris, Poche,
1993 ; M. Maffesoli, (1996), Eloge de la raison sensible, Paris, Grasset ; M. Maffesoli, (1993), La contemplation
du monde, Paris, Poche, 1996 ; M. Maffesoli, (2000), L’instant éternel, Paris, Denoël, 2000.
397
M. Heidegger, op.cit., § 6.
398
Voir par sur ce thème M. Heidegger, « Le dépassement de la métaphysique », in Essais et conférences, trad.
Paris, Gallimard, 1958.
399
Pour une étude sur le recours moderne à la figure dionysiaque, notamment au sein du romantisme allemand,
voir l’ouvrage de M. Frank, (1982), Le Dieu à venir, trad. fr. en 5 fascicules, Paris, Actes Sud, 1992.

131
« Jouissons ! ». Mais quelles que soient les divergences entre ces deux morales de l’actualité
— car il y a bien morale dans les deux cas, ce que les postmodernes ont une légère tendance à
oublier : la morale de la non morale reste une morale, tout comme l’éthique relativiste reste un
jugement de valeur, ou le « non-vouloir » (Heidegger) une volonté de Gelassenheit (sérénité)
—, quelles que soient ces deux morales donc, le socle anthropologique présidant à la
perception de la réalité socio-historique demeure le même : celui de la représentation d’un
homme moderne fragmenté par le procès de rationalisation, et réconciliable (ou déjà
réconcilié pour les plus optimistes) avec le monde par un au-delà du logos — ou, comme
dirait Michel Maffesoli, par un « au-delà de la rationalité, au sens de pensée économique qui
nivelle par équivalence généralisée »400 : le jeu (Schiller, Marcuse, Bataille401, Axelos,
Maffesoli), l’esthétique (Schiller, Novalis, Schlegel, Schelling, Marcuse, Maffesoli),
l’imagination créatrice (Coleridge, Blake, Shelley, Novalis402, Marcuse403, Castoriadis404,
Maffesoli), le symbole, ce médium entre le particulier et le Tout (Schlegel, Coleridge405,
Durand406, Maffesoli), le mythe (Schelling407, Schlegel408, Breton409, Bataille et Caillois410,
Jean-François Mattéi411), les figures d’Eros (Marcuse, Bataille412, Axelos, Maffesoli413), de
Dionysos (Hölderlin414, Nietzsche415, Bataille et la revue Acéphale416, Maffesoli417) ou

400
M. Maffesoli, (1975), dans l’article cité plus haut, p. 13.
401
Voir le texte de Bataille qui ouvre le premier numéro de la revue Acéphale, en juin 1936 : « La conjuration
sacrée ». Il y est dit que « si elle n’est pas libre, l’existence devient vide ou neutre et, si elle est libre, elle est un
jeu ». Reproduction fac-similé de la revue par les éditions Jean-Michel Place, Paris, 1995 ; voir encore G.
Bataille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, NRF, tome 1, pp. 442-446.
402
Pour ces quatre auteurs romantiques, voir les citations et les références correspondantes dans Ch. Taylor,
(1989), Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, quatrième partie, « Le tournant expressiviste »,
trad. Paris, Seuil, 1998, pp. 470-478.
403
H. Marcuse, (1955), Eros et civilisation, op.cit.
404
Voir, entre autres ouvrages, C. Castoriadis, (1975), L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil,
« Points », 2002.
405
Pour des citations et des références à ces deux auteurs, voir Ch. Taylor, (1989), ibidem.
406
Voir G. Durand, (1960), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992 ; G. Durand,
(1964), L’imagination symbolique, Paris, PUF, « Quadrige », 1998.
407
Voir F. W. J. Schelling, Le système de l’idéalisme transcendantal, trad. franç. Christian Dubois, Louvain,
1978.
408
Voir, entre autres, F. Schlegel, « Entretien sur la poésie », et sa section « Discours sur la mythologie », trad.
fr. in Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, op.cit., pp. 311-321.
409
Voir, entre autres, A. Breton, (1937), « Limites non frontières du surréalisme », in La Clé des champs, Paris,
J.-J. Pauvert, 1967 ; et A. Breton, (1944), Arcane 17, Paris, 10/18, 1965.
410
Voir R. Caillois, (1938), Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard, « Folio / Essais », 1987.
411
De J.-F. Mattéi, voir notamment l’article : « Le chiasme heideggerien ou la mise à l’écart de la philosophie »,
in D. Janicaud et J.-F. Mattéi, (1983), La métaphysique à la limite. Cinq études sur Heidegger, Paris, PUF,
« Epiméthée », pp. 49-162. Pour une présentation critique de « l’école heideggerienne de Nice » (D. Janicaud et
J.-F. Mattéi), voir l’article de Jean Grondin, (1987), « L’école heideggerienne de Nice », in Archives de
Philosophie, 50, 1987, pp. 271-280.
412
Voir le dernier texte de Bataille, (1961), Larmes d’Eros, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970, tome
10. Peu de temps avant sa mort, nous dit Francis Marmande dans son article sur Bataille pour l’Encyclopedia
Universalis, l’écrivain a indiqué que ce dernier texte pourrait être sous-titré : « Les Larmes d’Eros, ou l’Histoire
universelle à la lumière de l’érotisme »…
413
Voir M. Maffesoli, (1982), L’ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l’orgie, Paris, Le Livre de
Poche, « biblio-essais », 1991.
414
Deux ouvrages traitent de la figure dionysiaque dans l’œuvre de Hölderlin : M. Frank, (1982), op.cit ; et P.
Szondi, (1975), Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, trad. Paris, Gallimard, « Tel », 1991, pp. 163-289.
415
Voir F. Nietzsche, (1872), La naissance de la tragédie, in Œuvres, trad. Paris, Robert Laffont, « Bouquins »,
t. 1.

132
d’Orphée (Marcuse418), la transgression et le sacré (Bataille419, Caillois420 et le Collège de
sociologie421), etc. Ce qu’indique l’étude de la réception d’un philosophe comme Marcuse,
lorsqu’elle est élargie à l’histoire des idées, c’est que la métaphysique moderne de la scission
et de la réconciliation agite les esprits occidentaux — de manière aiguë de l’autre côté du
Rhin — depuis plus de deux cents ans422, et que vouloir inverser l’accent prétendument mis
sur un des pôles « thêmatique » (G. Holton) qui la constitue — en posant le primat de l’Eros,
de Dionysos, de l’esthétique ludique, de l’imaginaire, du sensible, etc., sur une « raison »
instrumentale perçue de manière parfaitement unilatérale comme le principe de toutes les
aliénations et de toutes les dominations423 —, est en fait la meilleure façon de rester tributaire
de cette métaphysique — tout en s’imaginant, non sans une surprenante naïveté (ou une
incroyable dissonance cognitive, digne d’une enquête de psychologie sociale) — la
dépasser424. Comme l’indique Heidegger à propos de Nietzsche et de Sartre, « le

416
La revue Acéphale (cinq livraisons de juin 1936 à juin 1939), fondée par Bataille, et dans laquelle écriront
Georges Ambrosino, Pierre Klossowski, Jean Wahl, Roger Caillois, Jules Monnerot…), a consacré ses numéros
3-4 de juillet 1937 au mythe de Dionysos. Reproduction fac-similé de tous les numéros par les éditions Jean-
Michel Place, Paris, 1995.
417
Voir, entre autres ouvrages, M. Maffesoli, (1982), L’ombre de Dionysos, op.cit.
418
H. Marcuse, (1955), Eros et civilisation, op.cit.
419
Voir G. Bataille, (1957), L’érotisme, Paris, Minuit ; et La part maudite (précédé de La notion de dépense),
(1967), Paris, Minuit, « Critique ».
420
Voir R. Caillois, (1939), L’Homme et le sacré, Paris, Gallimard, « Folio / Essais », 1988.
421
Voir sur ce point Denis Hollier, (1979), Le Collège de Sociologie, Paris, Gallimard, « Folio », 1995.
422
Nous pourrions encore citer un contemporain et ami de Schiller, Hegel et Schelling : Hölderlin, qui écrit en
1797, dans les premières pages de son roman Hypérion :
« Que n’ai-je pu éviter le seuil de vos écoles ! La science que j’ai suivie au fond de ses labyrinthes, dont
j’attendais, dans l’aveuglement de la jeunesse, la confirmation de mes plus pures joies, la science m’a tout
corrompu. Oui, je suis devenu bien raisonnable auprès de vous ; j’ai parfaitement appris à me distinguer de ce
qui m’entoure : et me voilà isolé de la beauté du monde, exilé du jardin où je fleurissais, dépérissant au soleil
de midi. L’homme qui songe est un dieu, celui qui pense est un mendiant ; et celui qui a perdu la ferveur
ressemble à l’enfant prodigue qui contemple au creux de sa main orpheline les quelques sous dont la pitié l’a
gratifié sur son chemin. »
F. Hölderlin, (1797), Hypérion, in Œuvres, op.cit, p. 138. Souligné par nous.
423
Le paradoxe est que la critique radicale (moderne ou postmoderne) de la raison monologique est le plus
souvent basée sur une conception elle-même unidimensionnelle de la raison (qui n’est qu’instrumentale, que
totalisante, qu’identifiante, ou qui devient alors un Autre de la raison — l’esthétique, la libido, le jeu, etc.). Ce
réductionnisme repose en réalité sur une totale négligence de l’hétérogénéité des contextes pragmatiques de
locution, de la multiplicité des « jeux de langages » et des « formes de vie » (Wittgenstein) dans lesquelles sont
mobilisés des termes tels que « raison », « rationalité », « vérité », « effectivité », « réalité ». A. Wellmer à bien
remarqué cette négligence pragmatique : « En un certain sens, il faut aussi, ainsi que l’exigeait Wittgenstein,
ramener les mots à leur usage normal. Il devient alors plus clair en effet que la philosophie vit de la totale mise à
nu de cette même métaphysique rationaliste qu’elle prétend déconstruire. Si par contre on ramène pour ainsi dire
des cieux vers la terre — où seulement elles ont leur place — les distinctions entre réalité et apparence, entre
véracité et mensonge, entre violence et dialogue, entre autonomie et hétéronomie, alors on ne peut plus affirmer
(sinon au sens d’une mauvaise métaphysique) que la volonté de vérité est une volonté de puissance, que le
dialogue est une violence symbolique, que le discours orienté vers la vérité est terreur, que la conscience morale
est un reflet de la violence intériorisée ou que l’homme autonome est soit une fiction soit un mécanisme d’auto-
oppression soit un bâtard patriarcal etc… ». A. Wellmer, (1985), op.cit., p. 136.
424
En fait, la dissonance cognitive est peut-être moindre qu’il n’y paraît à première vue. Passer, comme
l’illustrent les parcours de Jean-François Lyotard et de Michel Maffesoli (dans les années 60, le premier faisait
partie du groupe de Socialisme ou Barbarie, le second, selon son propre témoignage, écrivait pour
l’Internationale Situationniste), d’un manichéisme critique pro-révolutionnaire (socialisme ou barbarie), à un
manichéisme neutre, optimiste, ou comme dirait Habermas, « néo-conservateur » (l’époque contemporaine, dite
« postmoderne », est dorénavant comprise comme celle de la fin des méta-récits politiques, éthiques et
scientifiques, ainsi que celle de la fin de la « terreur » (le mot est de Lyotard) qui accompagnerait ces méta-récits
modernes, au profit relativiste de jeux de langage incommensurables, d’un polythéisme des dieux généralisé et

133
renversement d’une proposition métaphysique reste une proposition métaphysique »425. Nous
ne saurions mieux dire.

Avec un peu de recul, la grande problématique de la scission et de la séparation qui est


elle-même à la base de l’ontologie hybride marcusienne, ainsi que la critique de la raison
« identifiante », « totalisante », ou « instrumentale » qui l’accompagne, n’ont donc rien de très
novateur426, et nous ne sommes pas pour l’instant en mesure d’indiquer, en dehors des
quelques éléments mentionnés plus haut, les « causes » de sa réapparition périodique. Peut-
être même que la recherche d’une cause profonde n’est pas nécessaire, si l’on veut éviter de
reproduire une nouvelle mythologie explicative. On a décrit un ensemble de faits
concomitants, que l’on a interprétés comme inscrits dans un mouvement global,
caractéristique des « Temps Modernes »,de problématisation et de critique du monde social.
Si l’on peut voir dans l’hybridation marcusienne et l’écho qu’elle a trouvé en France une
énième mythologie secrétée par la conscience malheureuse moderne, toujours est-il que cette
mythologie est à sa façon réflexive, et naturellement, profondément critique.

‫٭‬
‫٭‬ ‫٭‬

On pourrait finalement s’interroger, de façon tout à fait légitime, sur le caractère


« explicatif » d’une démarche qui consiste pour l’essentiel à envisager la réception d’un
auteur (Marcuse) en fonction de la correspondance entre le système de significations
objectivé dans son œuvre et le monde-vécu des réactants, ou entre ce système de

d’un tribalisme festif), est toujours plus économique — on conserve intact le schéma temporel dualiste et son
utile fonction omni-explicative — que de passer de cette vision binaire du moment moderne à la reconnaissance,
autrement plus « modeste » (au sens où elle neutralise les grandes prophéties historicistes démystifiantes, du
genre « fin de - » (l’histoire, la philosophie…) ou du type « post- », ainsi que les gains symboliques (et non pas,
comme on le croit trop souvent, heuristiques ou cognitifs…) qu’entretient la posture romantique du penseur-
solitaire-qui-ouvre-la-voie-aventureuse-de-l’Autre-Pensée, bravant non sans témérité la-doxa-sclérosée et la
médiocrité-des-représentants-timorés-de-l’Institution-Académique…), à la reconnaissance plus modeste donc —
ou moins gratifiante —, telle que celle d’un Habermas, d’un Axel Honneth, d’un Albrecht Wellmer, ou en
France, d’un Jacques Bouveresse ou du duo Luc Ferry / Alain Renaut, de l’existence régulatrice d’un contre-
discours inhérent à la modernité. Si dissonance cognitive il y a, pour résumer, c’est moins au niveau de la
schématisation du réel (qui reste tout autant dualiste), que de l’axiologie et de la téléologie à imprimer à la
« nouvelle » interprétation du monde social — axiologie qui passe d’un refus radical de l’ordre social capitaliste-
libéral à son acceptation au nom d’un « pluralisme conciliant », comme dirait Jacques Bouveresse, et surtout,
auto-immunisant (le discours relativiste à l’intérêt d’être infalsifiable, puisque à en croire un de ses illustres
représentants en sociologie des sciences — Paul Feyerabend —, en matière de justification, « anything goes »).
425
Voir respectivement M. Heidegger, (1949), « Le mot de Nietzsche : Dieu est mort », trad. in Chemins qui ne
mènent nulle part, Paris, Gallimard, « Tel », 1986, p. 262 ; et M. Heidegger, (1946), Lettre sur l’humanisme,
trad. in Questions IV, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 85. Notons juste qu’il est dommage, comme le remarque
Habermas dans sa conférence sur Heidegger (Habermas, 1985, op.cit., pp. 180 et 190), que ce dernier ait
« oublié » d’appliquer cette maxime à sa propre méta-métaphysique. Décidément, pour reprendre Heidegger lui-
même, « on ne se défait pas facilement de la métaphysique »…
426
Voir sur ce thème J. Habermas, (1985), op.cit., A. Wellmer, (1985), op.cit. Comme l’indique Albrecht
Wellmer, la critique de la raison opérée par les diverses variantes du postmodernisme contemporain est bien le
seul élément qui permette de voir en ce dernier autre chose qu’une simple mode intellectuelle : « Je pense avec
Lyotard que dans ce thème [celui d’une critique de la raison et/ou d’une critique du langage] vient se réfléchir
une bonne partie des problèmes, des nœuds et des convulsions de notre époque : si quelque chose peut justifier
que l’on voie dans le postmodernisme plus qu’une mode fugace et éphémère, c’est cela et seulement cela » (A.
Wellmer, (1985), op.cit., p. 109).

134
significations et une problématique princeps — ainsi que l’ontologie qui lui correspond —,
problématique et ontologie que nous avons qualifiées « de longue durée ». En effet, pour qu’il
y ait « explication » au sens causaliste du terme, il faut, sous peine de circularité, disposer de
deux objets-variables (ou deux ensembles d’objets) distincts, ou en tout cas définissables
indépendamment l’un de l’autre, de manière à pouvoir constater l’influence de l’un (la cause)
sur l’autre (l’effet). En d’autres termes, l’explanans (l’ensemble des énoncés servant à
expliquer) doit être bien distinct de l’explanandum (ce qu’il faut expliquer). Une posture
globalement phénoménologique, qui à l’inverse s’emploie à indiquer les correspondances
qu’entretiennent (a) des vécus de conscience ou des procédures intersubjectives de
typification du monde-vécu, avec un système de significations donné (l’œuvre marcusienne) ;
ou encore, qui s’emploie à indiquer des affinités entre ce système de significations et (b) un
ethos philosophique — constitué par l’émergence d’une éthique de l’indicible, à la suite des
atrocités de la Seconde Guerre mondiale et de la prise de conscience des aspects totalitaires
des régimes communistes institués, ainsi que par le recours à des « Autres de la raison » ; par
l’élargissement d’une conception apophantique de la vérité427 ; et par l’intérêt porté au thème
de la dialectique des Lumières —, ou (c) une problématique moderne (celle de la
déstructuration du monde-vécu par un procès de rationalisation, doublée des moyens de
remédier à ce mouvement déstructurant) et les entités d’intelligibilité indissociables de cette
problématique (architectonique ontologique), cette posture phénoménologique donc,
« n’explique » rien au sens traditionnel du terme. Quel pourrait donc être la portée heuristique
d’une telle étude «correspondantiste » ? Notre réponse serait alors dans la continuité du
dernier Wittgenstein : sans aller jusqu’à affirmer que « toute explication doit disparaître et
n’être remplacée que par de la description »428, notre démarche consiste toutefois moins à
expliquer causalement la réception de Marcuse en France qu’à réorganiser, afin de produire
un effet de sens (une compréhension), « tout ce qui est étalé sous nos yeux »429. Comme
l’auteur des Investigations philosophiques, nous entretenons une certaine défiance
méthodologique et épistémologique vis-à-vis de l’idée selon laquelle le rôle du sociologue ou
du philosophe consiste à mettre au jour des rapports cachés et profonds entre les faits sociaux
— ou en tout cas cachés jusqu’à la venue du sociologue-Aufklärer et de sa démystification,
dont la « profondeur » est à la mesure du degré d’invisibilité des liens entre les phénomènes.
Dans bien des cas, les tentatives d’explication à la fois causale et démystifiante d’un fait
social par un autre ont eu pour principal effet de produire de véritables mythologies
intellectuelles, mythologies d’autant plus efficaces qu’on croit pouvoir appliquer en toute
tranquille scientificité le raisonnement causaliste des sciences de la nature à ces « choses »
que seraient les faits sociaux — songeons un instant à l’œuvre controversée de Pierre
Bourdieu, qui se revendique pourtant de l’épistémologie discontinuiste bachelardienne et de
son principe de « coupure » avec le sens commun. Sans nier l’éventuel apport cognitif d’une
explication causale, celle-ci nous semble trop souvent masquer un grand nombre de
phénomènes sociaux périphériques par l’intelligibilité totalisante qu’elle fournit —
intelligibilité qui recouvre de tout son poids les explications concurrentes. Comme dirait
Wittgenstein, « les gens qui demandent sans cesse “pourquoi” sont comme ces touristes
plongés dans leur Baedecker [le guide « Michelin » de l’époque où Wittgenstein écrit ces
lignes] au pied d’un édifice et qui, à force de lire l’histoire de sa fondation, etc., etc., sont
empêchés de le voir tout simplement »430. Bien davantage qu’à l’expliquer, ce travail aura

427
Pour une explicitation de la notion, voir infra, note 263 et 337.
428
L. Wittgenstein, (1953), Investigations philosophiques, op.cit., § 109.
429
L. Wittgenstein, op.cit., § 126.
430
L. Wittgenstein, Remarques mêlées (de 1941), trad. Paris, Flammarion, 2002.

135
donc consisté à faire voir, sur un mode non apophantique431, le phénomène de réception de
Marcuse en France — même si nous avons recouru à un certain nombre d’entités explicatives
sociologiques indépendantes de l’œuvre marcusienne : l’existence contingente « d’hommes
marginaux » (Fraenkel, Axelos, Goldmann), le phénomène singulier de concaténation des
avants-gardes dans le champ intellectuel français des années 60, le régime gaulliste, la
bureaucratie communiste, le principe d’économie cognitive, la Seconde Guerre et la
« culpabilité collective à retardement », l’Holocauste, etc.

431
Sur un mode résolument non apophantique, car il ne s’agit pas de dévoiler, mais de réorganiser la complexité
du réel toujours-déjà « étalé sous nos yeux » en un système significatif cohérent ; et que d’autre part, la
discussion des propositions est rendue possible par la référence à une base empirique et le recours à un discours
argumentatif qui prétend à la cumulativité, ainsi qu’à la validité intersubjective la plus vaste possible (sur ce
dernier point, voir la section « Quelques remarques sur la méthode », en annexe).

136
Conclusion et nouvelles pistes de recherches

« La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre
qui fasse disparaître le problème.
Que la vie soit problématique, cela veut dire que ta vie ne s’accorde pas à la
forme du vivre. Il faut alors que tu changes ta vie, et si elle s’accorde à une telle
forme, ce qui fait problème disparaîtra.
Mais n’avons-nous pas le sentiment que celui qui ne voit pas là de problème
est aveugle à quelque chose d’important ? Voire à ce qu’il y a de plus
important ? Ne suis-je pas tenté de dire qu’il vit sans but — et justement
“aveuglément”, un peu comme une taupe, et que si seulement il pouvait voir,
alors il verrait le problème ?
Ou ne dois-je pas dire que celui qui vit bien ne ressent pas le problème
comme quelque chose d’affligeant, et donc non plus comme problématique,
mais plutôt comme une joie — ou quelque chose de semblable à un éther
lumineux autour de sa vie, et non à un arrière-plan douteux ? »

Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, 1937.

En commençant cette étude sur la réception française de Marcuse, notre objectif était
presque autant d’ordre épistémologique que sociologique : nous voulions indiquer qu’un fait
social tel que la réception d’un philosophe ne peut être sérieusement étudié à travers les seules
lunettes d’un même programme de recherche — le pluralisme explicatif est la condition de ce
genre d’analyse, qui doit être effectuée de différents points de vue (holiste et interactionniste,
synchronique et diachronique, etc.), sous peine de sombrer dans le réductionnisme
sociologiste, et de donner ainsi prise aux critiques lancinantes qui dénient, parfois non sans
raison, toute légitimité scientifique à cette discipline décidément problématique qu’est la
sociologie. Une phénoménologie du monde-vécu des réactants, une analyse de la structure du
champ intellectuel comme une décomposition logique du discours reçu et interprété, nous
semblent être autant de points de vue complémentaires et indispensables dans l’intelligibilité
du phénomène de réception. Il faudrait encore ajouter à ces différentes perspectives une sorte
« d’histoire analytique des idées », dont l’objectif serait, à la manière de l’histoire sociale de
Fernand Braudel432, de repérer des structures logico-cognitives évoluant dans des temporalités
différentes, et de porter l’attention sur les ontologies de « longue » ou « moyenne durée » qui
délimitent le champ de l’intelligible — ce que nous avons esquissé avec la problématique
romantique de la scission et de la réconciliation, et avec l’ontologie « esthético-érotique » (qui
mobilise des entités réconciliatrices situées au-delà ou en deçà de la conscience et de
l’interaction communicationnelle), ontologie et problématique qui structurent aussi bien des
critiques radicales de la modernité comme celle de Marcuse que l’actuel discours
postmoderne français à prétention méta-critique.
Appliqué à notre objet et en reprenant l’ordre de progression de ce travail, le pluralisme
interprétatif que nous souhaitions déployer nous indiquait différentes pistes explicatives :
— celle d’un causalisme historique de type « événementiel », tout d’abord : sans
l’existence contingente de « l’homme marginal » qu’est Boris Fraenkel, sans sa
rencontre avec l’exilé grec Kostas Axelos, ainsi que celle avec Lucien Goldmann,
d’origine roumaine, en Suisse durant la Seconde Guerre ; sans leur intérêt commun
pour la culture politique et philosophique allemande ; sans leur choix de la France à
tous trois, à l’issue de la Guerre ; ou encore, sans l’envoi par Laurent Stern de
432
Voir notamment F. Braudel, (1969), Ecrits sur l’histoire, Paris, Champs Flammarion.

137
l’édition américaine originale d’Eros et civilisation à son ami Fraenkel, durant la
seconde moitié des années 50, et sans la rencontre quasi accidentelle de ce dernier
avec Lucien Goldmann, dans une rue parisienne — Goldmann ayant justement sous
le bras la traduction allemande d’Eros, lisible pour Fraenkel) —, sans tous ces
événements pour une part contingents donc, et l’enchaînement de circonstances
auquel ils donnèrent lieu (les toutes premières publications et la présence
institutionnelle de Marcuse en France à travers l’Ecole Pratique des Hautes Etudes),
il serait absolument impossible de prévoir ce qu’aurait pu être la réception française
de Marcuse — en imaginant bien-sûr que celle-ci ait eu lieu ;
— celle de deux schémas plus traditionnels en sociologie, le plus souvent présentés
comme des antagonismes irréductibles : un causalisme holiste de type structurel (qui
a consisté pour nous à analyser la structure de la fraction de gauche du champ
intellectuel français de la fin des années 50 et de la décennie suivante, marqué par
des luttes symboliques pour la définition de la téléologie marxiste légitime), de type
institutionnel (la position en porte-à-faux de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes par
rapport à l’Université française de l’époque), ou de type éditorial (position avant-
gardiste des Editions de Minuit) ; et un causalisme de type interactionniste, au sens
large du terme, qui va indiquer comment des logiques individuelles (celles de Boris
Fraenkel ou de Jean-Marie Brohm par exemple) peuvent s’inscrire, par la nécessaire
médiation d’un monde-vécu (Lebenswelt) sédimenté dans le langage, d’un champ
d’expérience et d’un horizon d’attente partagés par une communauté de sens —
autant de concepts phénoménologiques dont on serait bien en mal de rattacher à la
perspective holiste ou individualiste, se situant comme le langage à égale distance de
l’individuel et du collectif —, comment ces logiques individuelles donc, peuvent
prendre une configuration sociale à travers des réseaux intersubjectifs (nous avons
abordé le réseau Arguments, le « réseau Fraenkel » (élèves de l’ENI et de l’ENSEP)
et le réseau Partisans), réseaux qui passent de l’informel au formel par la
collaboration à une même revue ;
— la piste, peu courante en sociologie — car vite suspectée de brouiller les frontières
disciplinaires déjà précaires —, qui consiste à contrebalancer la tentation externaliste
propre au model explicatif structurel par une analyse interne du fonctionnement des
langages mobilisés par les acteurs afin de rendre intelligible le monde social. On a
vu comment une telle socio-épistémologie, en se focalisant pour un temps sur les
entités et les relations — en d’autres termes : sur la sémantique (ou « l’ontologie »,
au sens restreint de Mulligan) et la syntaxe (ou la « métaphysique ») — à l’œuvre
dans l’intelligibilité du réel, et sur les possibilités d’hybridation ontologique et de
glissement schématique rendus possible par la polysémie principielle des éléments
du langage naturel philosophico-sociologique, pouvait éclairer de façon substantielle
le processus cognitif par lequel se recompose le mouvement d’interprétation du
monde social. Nous avons ainsi vu comment la réception programmatique de
Marcuse par certains des proches de Boris Fraenkel collaborant à la revue Partisans
et se revendiquant du « freudo-marxisme » marcusien s’inscrivait dans un
mouvement historique de « radicalisation du soupçon » — mouvement déjà mis en
évidence au niveau de l’analyse phénoménologique, à partir des témoignages des
membres fondateurs de la revue Arguments —, en recourant à la dernière théorie
freudienne des pulsions et en fonctionnalisant le schème dialectique, mais encore
comment cette réception de Marcuse fournissait un programme opérationnel et
économique du point de vue cognitif pour une critique radicale du monde
contemporain formulée dans le cadre interprétatif d’un marxisme critico-sceptique ;

138
— enfin, une dernière piste d’explication de la réception de Marcuse en France
consistait elle à « sociologiser » et à réintégrer dans l’histoire des idées l’analyse
synchronique opérée précédemment, en indiquant dans un premier temps comment
le discours de type marcusien s’insère, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale,
dans un ethos philosophique spécifique — ou dans ce qu’on pourrait appeler une
« moyenne durée ontologique » —, horizon conceptuel partagé par une communauté
de sens étendue et caractérisé par : (a) une thématisation de la « dialectique des
Lumières », (b) une radicalisation de la déconstruction de la subjectivité autonome et
rationnelle, doublée de la valorisation d’une conception apophantique de la vérité —
et en conséquence, caractérisé par (c) une éthique de l’indicible, qui, comme on l’a
vu à partir de quelques exemples tirés de la production philosophique et artistique
d’après-guerre, oppose au discours fondé en raison des entités qui échappent à toute
objectivation ; ainsi que par (d) le recours électif à des « Autres de la Raison » (Eros
et Thanatos pour Marcuse et ses lecteurs, mais mentionnons aussi « l’errance
érotique » pour Kostas Axelos, la « différance » pour Jacques Derrida, la
« violence », la « consumation » ou la « part maudite » pour Bataille, l’antique
« souci de soi » pour Michel Foucault, etc.) qui neutralisent les attributs classiques
du sujet que sont la conscience et la volonté — ; et dans un deuxième temps,
comment le discours marcusien s’inscrit dans une « longue durée ontologico-
problématologique », comment celui-ci réactive la problématique moderne de
l’homme divisé, de l’homme morcelé en lui-même, séparé des siens et de son
environnement naturel par l’accentuation de la division sociale du travail,
l’affaissement d’une sociabilité communautariste et l’émergence des Etats de droit
libéraux-démocrates — bref, pour reprendre la typologie webérienne et la distinction
durkheimienne, par la substitution progressive d’une autorité rationnelle à une
autorité traditionnelle, ou le passage d’une solidarité mécanique à lien social
organique —, et enfin comment Marcuse mobilise des entités présentes dans le
discours philosophique depuis le romantisme allemand (« jeu », « raison sensible »,
« esthétique » réconciliatrice), entités que l’on retrouve encore aujourd’hui dans le
discours d’orientation postmoderne. Il s’agissait donc, dans ce second moment, de
relativiser la nouveauté de l’interprétation marcusienne de la modernité occidentale,
en soulignant l’inscription de Marcuse et de ses lecteurs français dans ce que le
courant herméneutique contemporain (Gadamer, Jauss) appelle un « processus de
tradition », c’est-à-dire un mouvement historique où se rejoignent des horizons de
précompréhension ontologique du monde situés dans des contextes socio-historiques
distincts, où est reprise et réinterprétée une problématique princeps, du type de celle
de Marcuse : « Qu’en est-il du sujet souverain ? ».

Si le pluralisme explicatif tel que nous venons de le résumer a pu être mis en œuvre sans
trop de difficultés, nous n’avons par contre pu, faute de temps, exploiter la totalité de notre
corpus (voir la bibliographie qui suit). D’un point de vue méthodologique cette fois-ci, le
projet initial était d’étudier la réception de Marcuse sur trois échelles socio-temporelles
distinctes : au niveau du réseau intersubjectif de ses premiers médiateurs français, de la fin
des années 50 jusqu’au prélude des événements de 1968, au niveau plus étendu de sa
réception massive à la suite de mai 68 et durant les années 70, et enfin, à un niveau
diachronique globalisant l’ensemble de la réception française, afin de tenter de comprendre
les raisons de l’engouement brutal et du délaissement actuel de la pensée de Marcuse, en
fonction de l’hypothèse directrice de l’existence d’un mouvement historique et rationnel de
recomposition des normes d’acceptabilité du discours en sciences sociales. Il s’agissait donc,
dans ce troisième moment, d’étudier non plus seulement la réception épistémique « locale »

139
de Marcuse — telle ou telle prise de position, ou tel ou tel idéal-type de réception de son
œuvre —, mais l’ensemble du processus de réception en tant que celui-ci inclurait une
dimension méta-épistémique, ou, en d’autres termes, en tant que ce processus historique, se
déployant sur un peu plus de quarante années, permettrait de dégager la constitution de règles
d’argumentation et de justification à prétention transhistorique. Nous souhaitions ainsi
essayer de concilier analyse interne (philosophique et épistémologique) et analyse externe
(sociologique), pour tenter de répondre à la question : « Pourquoi Marcuse n’est-il plus lu
aujourd’hui ? » en évitant à la fois les apories du relativisme contenues en germe dans
l’analyse sociologique externaliste, et celles d’un idéalisme abstrait faisant fi des divers
contextes de production, de réception et de diffusion de l’œuvre de Marcuse, qu’implique une
analyse purement interne des concepts. Bref, ce que nous souhaitions réaliser à travers cette
socio-épistémologie empruntant aussi bien à la théorie de l’agir communicationnel d’un
Habermas qu’à l’analytique et au rationalisme historique d’un Hilary Putnam ou d’un Jean-
Michel Berthelot433, c’était de souligner la fertilité théorique d’une association disciplinaire, et
d’insister sur l’irréductibilité des contenus de vérité propres aux démarches philosophique et
sociologique, présentées — et on sait avec quelle ardeur depuis Durkheim — comme deux
disciplines indépendantes l’une de l’autre434.

433
Les deux démarches ne sont d’ailleurs pas sans rapport, comme l’indique cet extrait de la conclusion
d’inspiration « communicationnelle » des Vertus de l’incertitude, de Jean-Michel Berthelot : « Dire […] avec
Feyerabend “que tout est bon”, que la science moderne n’a pas de vertu spécifiquement supérieure au mythe
archaïque et que chaque formation discursive ne doit être jugée qu’à l’aune du contexte où elle s’insère, c’est à la
fois mettre le doigt sur une vérité essentielle et en manquer simultanément une tout aussi décisive. La première
vérité est que la portée sociétale de la science, l’effet d’action et de représentation dont elle peut être porteuse ne
constituent pas une conséquence logique de sa systématique conceptuelle, mais un effet des systèmes d’action
historique concrets où elle peut se trouver inscrite. La seconde vérité est, cependant, que l’activité scientifique se
distingue de toutes les autres formations discursives en ce qu’elle institue la nécessité de jure d’un exercice
réflexif, problématisant en permanence ses propres conditions de validité et de mise en œuvre, et construisant par
là même des formes d’universalisation critique de son savoir. Travail réflexif susceptible d’interroger ses propres
fondements et ses propres critères, jusqu’à instituer si nécessaire le procès de ses formes antérieures, bien
différent du travail de gnose des traditions religieuses, où la distance prise à la lettre du dogme n’a parfois
d’autre signification que de réduire la discordance introduite par des situations socio-historiques nouvelles et
d’élargir à elles le champ d’application du texte originel ». J.-M. Berthelot, (1996), Les vertus de l’incertitude,
Paris, PUF, p. 257.
434
Voir notamment les premiers paragraphes de la conclusion des Règles de la méthode sociologique, (1895),
Paris, PUF, « Quadrige », 1997, pp. 139-141. Pour un exemple récent représentatif de cette querelle entre
analyse interne et externe portant sur un même objet, voir l’ironie mordante dont usent Luc Ferry et Alain
Renaut à l’encontre de l’analyse faite par Pierre Bourdieu de l’engagement pro-nazi de Martin Heidegger,
analyse qui, selon les deux philosophes, court-circuite tout bonnement les liens qui unissent l’engagement
politique et la conception de la modernité inscrite dans la philosophie de l’auteur de Sein und Zeit (analyse
interne), au profit d’une analyse structurelle externe des « déterminants sociaux » à la base de la production du
discours philosophique — qui apparaît comme un effet de sublimation en rapport avec la place (dominée ou
déclinante) du philosophe dans le champ social et philosophique (cf. L. Ferry et A. Renaut, (1978), « Heidegger
en question. Essai d’analyse interne », in Archives de philosophie, oct.-déc. 1978, repris dans Système et critique,
op.cit. ; et P. Bourdieu, (1975), « L’ontologie politique de Martin Heidegger », in Actes de la recherche en
sciences sociales, nov. 1975). De même, dans le chapitre consacré à Bourdieu dans La pensée 68, les deux
philosophes tournent en dérision la réduction « distinctiviste » du jugement esthétique opérée par Bourdieu dans
La Distinction, et pointent la vacuité de sa critique de Kant (cf. P. Bourdieu, (1979), La distinction. Une critique
sociale du jugement, Paris, Minuit). Si Ferry et Renaut ont raison contre le réductionnisme bourdieusien,
l’analyse externe de La distinction n’en est pas pour autant, nous semble t-il, discréditée dans sa totalité : on peut
reconnaître une dimension transcendante à l’art, l’existence d’une « esthétique pure » au sens kantien, sans que
cette reconnaissance annule dans son intégralité l’idée selon laquelle le jugement esthétique a aussi une fonction
distinctive. Il est possible d’accepter une version faible du paradigme distinctiviste (et récuser les généralisations
marxisantes non fondées du type : esthétique fonctionnelle (primat donné au contenu) comme le propre des
classes populaires ; esthétique « pure » (primat donné à la forme) comme le propre des classes dominantes), sans
pour autant nier l’universalité du Beau. De même, si l’analyse bourdieusienne des prises de position politiques

140
Cette dernière échelle d’analyse était l’objet majeur de notre intérêt pour la question de
la réception de Marcuse en France, et nous n’avons pas même pu l’effleurer : nous n’avons
fait qu’examiner, de manière non approfondie, la constitution d’un réseau de médiateurs actifs
de la fin des années 50 jusqu’au prélude de mai 68. L’analyse complète de la réception de
Marcuse fera donc l’objet d’un travail de troisième cycle.
On peut toutefois indiquer dès maintenant les lignes directrices du travail futur. Dans
une première partie, seront proposés, à travers de nombreux exemples, des types idéaux des
multiples réceptions de Marcuse à partir de mai 68. On analysera ainsi la réception
journalistique, la réception philosophique (et notamment la très intéressante réception par les
« concurrents » du soupçon de second degré que sont les heideggeriens), la réception
psychanalytique, la réception marxiste — qu’elle se revendique ou non du Parti communiste
—, la réception de type libérale, souvent associée à la réception webérienne-actionniste ; la
réception religieuse (quantitativement assez importante), et enfin la réception esthétique et
surréaliste. On s’emploiera à indiquer les « affinités discursives » qui rassemblent certains de
ces discours réceptifs, en faisant le lien entre tel type de discours, telle ontologie et telle
communauté réceptive.
Dans une dernière partie, on se penchera, du point de vue méta-épistémique (ou socio-
épistémologique) présenté plus haut, sur l’évolution de la réception de Marcuse en France, sur
la question de sa critique et celle de son délaissement actuel. Notre fil conducteur sera
habermassien : si le Lebensproblem marcusien n’apparaît plus comme très pertinent
aujourd’hui, c’est peut-être, comme l’indique Wittgenstein, qu’il a disparu en tant que
problème, par une activité historique, réflexive et rationnelle de questionnement du langage
(ontologie et métaphysique) sur lequel il est bâti. Si la problématique marcusienne de la
désublimation répressive, du modelage du corps et des désirs, est apparue comme tout à fait
pertinente en France il y a trente ou quarante ans — dans un article de 1966, Jean-Marie
Brohm écrivait : « Le problème sexuel, qui est contradictoire et complexe (mais quelle
question ne l’est pas ?), est réel et il serait criminel de fermer les yeux et de s’en laver les
mains »435 —, et s’il serait criminel en ce sens de ne pas considérer ce problème tel qu’il a fait
sens à une époque donnée pour une communauté intersubjective donnée, il reste qu’il serait
aussi réducteur d’endosser un relativisme sociologiste et de ne pas s’interroger sur les
dimensions rationnelles dans l’évolution de la réception de Marcuse en France. Si le discours
marcusien est bien de nature spéculative, il ne demeure pas pour autant soustrait à l’activité
réflexive et critique. C’est ce que souligne Wittgenstein, lorsqu’il écrit, dans les Investigations
philosophiques, que « [les problèmes philosophiques], il est vrai, ne sont pas empiriques, mais

de Heidegger en fonction de l’appartenance du philosophe à la fraction de classe des « révolutionnaires


conservateurs », ou en fonction du degré d’homologie « plus ou moins consciemment sentie entre la structure
des prises de position philosophiques et la structure des prises de position ouvertement politiques » (cf. P.
Bourdieu, (1988), L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, p. 53), ne rentre pas vraiment dans
le vif du sujet, et n’égratigne pas une seconde la valeur philosophique des thèses heideggeriennes, en se
contentant de ramener « le discours [heideggerien] à sa plus simple expression et par là aux déterminants sociaux
de sa production » (P. Bourdieu, (1975), op.cit.), il reste toutefois que le durkheimien Bourdieu, s’opposant avec
arrogance à l’interprétation interne des « professeurs de philosophie » au nom d’une science éclairée de l’illusio,
aussi réductionniste et sociologiste soit-il, n’éclaire pas rien à l’aide de son arsenal théorique habituel. Ce que
pointe Bourdieu, en matière d’homologie structurelle entre champs philosophique et politique, ne peut être réduit
à néant en raison de sa prétention excessive à l’intelligibilité du phénomène. Pour finir : on l’aura compris, ce
que nous voulions indiquer à partir ces deux exemples, c’est que les analyses interne et externe nous apparaissent
comme exclusives uniquement en raison de leur trop grande prétention à l’intelligibilité. En dehors de ces excès,
nous ne voyons pas de motifs autres que traditionnels au maintien de leur antagonisme.
435
J.-M. Brohm, (1966 b), « La lutte contre la répression sexuelle », in Partisans, n° 32-33 (« Sexualité et
répression »), oct.-nov. 1966. Souligné par l’auteur. On notera en passant la projection réalistique du schème
dialectique sur l’ensemble du monde social : toute question est contradictoire.

141
ils se résolvent par un examen du travail de notre langage et particulièrement de telle sorte
que ce travail soit reconnu : en dépit d’une impulsion qui nous porte à le méconnaître. Les
problèmes sont résolus non pas par la communication de nouvelles expériences, mais par
l’agencement de ce qui est connu depuis longtemps. La philosophie est la lutte contre
l’ensorcellement de notre entendement par les moyens de notre langage. »436 Dans cette triple
perspective historique, sociologique et analytique, on s’intéressera notamment à la question
du « retour de l’acteur » (du sujet conscient et a priori rationnel) dans les analyses en sciences
sociales à l’issue des années 70, et à l’interrogation critique que celles-ci vont opérer durant la
même période de la métaphysique de la fausse conscience et du modèle expressiviste-
esthétique de la praxis437. La réception du livre polémique de Luc Ferry et d’Alain Renaut, La

436
L. Wittgenstein, (1953), Investigations philosophiques, op.cit., § 109.
437
La notion est empruntée à Charles Taylor (in Hegel, op.cit. ; en français, voir Hegel et la société moderne,
trad. Paris, Cerf, 1998), et est reprise par Habermas (1985), dans Le discours philosophique de la modernité,
trad. Paris, Gallimard, 1988. On peut encore la trouver en filigrane chez Jacques Bouveresse (in Rationalité et
cynisme, Minuit, 1984, chap. 3), à travers sa critique des thématiques romantiques de « l’instabilité », de la
« paralogie » et de la « créativité » (en soi) chez J.-F. Lyotard ; et dans le livre de L. Boltanski et E. Chiapello
(Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999), à travers leur idéal-type de la « critique artiste » du
système capitaliste (chap. 3 et 7). On pourrait tenter la définition suivante : le « modèle expressiviste de la
praxis » s’inscrit (a) dans une critique de la modernité et du procès de rationalisation. Il opère (b) une distinction
axiologique, explicitée ou non, entre deux grandes familles de l’activité humaine : une « authentique » et une
« inauthentique ». L’authenticité de l’activité sera jugée (c) en fonction de l’excentricité radicale de la
subjectivité (ou individualité) créatrice / auto-poïétique qui est porteuse de cette praxis, et secondairement, en
fonction de son degré d’autonomie par rapport à toute finalité instrumentale. Comme l’a écrit Vincent
Descombes dans une comparaison éclairante entre « l’auto-institution » de Castoriadis, « l’auto-position »
fichtéenne et la « liberté radicale » chez Sartre, « le Moi n’est pas posé par autre chose, il n’est pas non plus
posant autre chose que soi, il est donc sui-posant » (V. Descombes, Philosophie par gros temps, op.cit., p. 156).
Le modèle expressiviste de la praxis contient donc une dimension pratique et une dimension ontologique ; il
implique une axiologie (authenticité / inauthenticité), elle même dépendante d’un choix préliminaire sur le statut
ontologique de l’humain : dans tous les cas, celui-ci s’auto-construit par une capacité proprement interne,
d’autant plus apte à offrir une résistance à la domination de la raison technico-instrumentale qu’elle se situera
dans les profondeurs inconscientes « préservées » de l’individualité, individualité dont on mettra soigneusement
entre parenthèses la dimension communicationnelle (encore asservie au logos) constitutive de son ontogenèse. A
un univers social perçu comme intrinsèquement coercitif, exerçant une pression ou une domination sur
l’individu, le modèle expressiviste de la praxis oppose un individu causa sui, « cause de soi » (cf. le « deviens ce
que tu es » nietzschéen, le « persévérer dans son être » heideggerien, etc.) ; une conception démiurgique de
l’activité humaine, qui revalorise les capacités individuelles (conscientes ou inconscientes) menacées par la
pression collective, la rationalisation et le désenchantement du monde, ainsi que par l’affaissement de la fonction
charismatique dans une organisation sociale rationalisée. Parmi les nombreuses déclinaisons du modèle
expressiviste de la praxis, mentionnons le « génie » romantique, « l’imaginaire » et « l’imagination » au sens de
Marcuse, G. Durand, et M. Maffesoli, « l’imagination radicale » et « l’imaginaire instituant » de Castoriadis,
« l’archétype » de Durand et Maffesoli, la « sexualité polymorphe prégénitale » au sens marcusien du terme, la
capacité de « dépense » et de « consumation » de Bataille, le « souci de soi » foucaldien, etc.
Il nous semble qu’il y a une véritable portée heuristique à distinguer clairement les notions d’Autre de la
raison (abrégée « AdlR », qui désigne le recours moderne — i.e. romantique et post-romantique — à une entité
inaccessible à la reconstruction rationnelle, à une force élémentaire trans- ou présubjective), d’éthique de
l’indicible (abrégée « EdI », que nous entendons ici comme l’inclination « traumatique » d’après-guerre à
mobiliser des AdlR dans le discours philosophique comme en sciences sociales) et celle de modèle expressiviste
de la praxis (abrégée « MEP », entendu comme l’ensemble des concepts pratico-ontologiques qui, dans le cadre
d’une critique de la modernité et du procès de rationalisation, désignent une auto-constitution de l’individu, le
plus souvent par un AdlR interne à l’individualité). Il y a des affinités discursives évidentes entre AdlR, MEP et
EdI, mais le recours à un AdlR et au MEP nous semble être plutôt des symptômes « modernes » (de longue
durée), et l’EdI une manifestation plus restreinte dans le temps et dans l’espace (moyenne durée).
Notons enfin que dans la mesure où le modèle expressiviste de la praxis opère ainsi une distinction tranchée
entre un agir authentique (auto-poïétique) et un agir inauthentique (technico-instrumental, rationalisé en finalité,
objectivant, réifiant, productivo-capitaliste, etc. ; oublieux du Monde, de la Nature, du Tout, de l’Être, du Jeu, de
la Liberté fondamentale, etc.), et dans la mesure ou cet agir peut éventuellement précéder toute idée de
subjectivité constituante (car elle-même comprise comme au fondement de la domination : cf. Heidegger,

142
pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, publié chez Gallimard en 1988, sera
pour nous un indicateur précieux en ce qui concerne les enjeux contemporains du statut
épistémologique, mais aussi politique, de la subjectivité.

Foucault, Adorno-Horkheimer, Axelos, Lyotard, etc.), il nous semble possible d’intégrer le modèle expressiviste
de la praxis dans un ensemble plus vaste, dans cette « ontologie moderne de l’agir » qu’a récemment mis au jour
Franck Fischbach, à travers son enquête brillante sur « les fondements de l’ontologie moderne de l’agir » (F.
Fischbach, L’Être et l’acte. Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de l’agir, Paris, Vrin, 2002). En
suivant cette lecture audacieuse, la métaphysique moderne serait moins à entendre comme une métaphysique de
la subjectivité — constat sur lequel se rejoignent finalement aussi bien Heidegger que son critique Habermas (cf.
Fischbach, 2002, op.cit., p. 18 sq) —, que comme une métaphysique de l’agir — sol ontologique qui nourrit la
« volonté de volonté » dénigrée avec force par Heidegger, comme l’agir communicationnel de Habermas. L’idée
d’une ontologie moderne de l’agir permet de comprendre ce fait troublant que des ontologies anti-subjectivistes
ou pré-subjectivistes (cf. l’ontologie heideggerienne et ses réinterprétations françaises, du type « post-
structuraliste » et post-moderniste), s’inscrivent en droite ligne dans la tradition romantique et subjectiviste de
l’idéalisme allemand : ces diverses ontologies reprennent en fait moins, dans la tradition philosophique, le primat
du sujet, que celui de l’acte. Ainsi s’explique les affinités surprenantes entre le postmodernisme, diluant la
subjectivité dans l’incommensurabilité des jeux de langage, dans la différance, les archétypes, etc., et le
romantisme allemand valorisant l’imagination en acte, l’acte de la conscience de soi, l’acte de la création, etc.
En gardant le fil conducteur de l’existence d’une ontologie moderne de l’agir, on comprend mieux cet « air de
famille » (romantique) qui marque des philosophies et des ontologies si diverses (subjectivistes, pré-
subjectivistes ou anti-subjectivistes), se présentant souvent elles-mêmes comme exclusives : Fichte-Schiller ; le
jeune Marx ; Nietzsche ; Heidegger ; Marcuse ; Castoriadis ; Foucault ; Lyotard ; Maffesoli ; etc.

143
144
Bibliographie ∗

A/ L’œuvre de Marcuse et sa traduction française


Articles de Marcuse publiés dans des revues françaises (l’année de la traduction française est en gras) :

Marcuse H., (1942 a), « Quelques implications sociales de la technologie moderne », trad. O. Bertrand in Tumultes, n°
17-18 : « L’Ecole de Francfort : la Théorie Critique entre philosophie et sociologie », dir. M. Abensour et
G. Muhlmann, mai 2002.
Marcuse H., (1942 b), « Qu’est-ce que le national-socialisme ? », trad. in Le Monde diplomatique, n° 559, oct. 2000.
Marcuse H., (1955 b), « Théorie des pulsions et liberté », trad. J.-M. Brohm in Partisans, n ° 43 : « Sport, culture et
répression », juil.-sept. 1968.
Marcuse H., (1956), « La théorie des instincts et la socialisation », trad. in La Table Ronde, n° 108 (« Destin de la
psychanalyse ») , déc. 1956 (première trad. française du chap. II d’Eros et civilisation )
Marcuse H., (1960 a), « Actualité de la dialectique », trad. J.-M. Béra in Diogène, Paris, n° 31, 1960 (Cet article
correspond à la préface de l’édition anglaise de Raison et révolution, traduite en 1968 (Minuit, « Le sens
commun »), sous le titre « Note sur la dialectique »).
Marcuse H., (1960 b), « De l’ontologie à la technologie : les tendances de la société industrielle » (résumé du 6ème chap.
de One-dimensional man (« De la pensée négative à la pensée positive : la rationalité technologique et la
logique de la domination », et exposé par H. M. lors d’un cours fait à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en
1958-1959), in Arguments, n° 18 (« L’homme-problème »), avril-juin 1960.
Marcuse H., (1961), « L’amour et la mort (Eros et Thanatos) » (dernier chap. de Eros und Kultur, trad. de l’allemand par
Hans Carle), in Arguments, n° 21, janv.-mars 1961.
Marcuse H., (1962), « Idéologie et société industrielle avancée », trad. H. Carle in Médiations. Revue des expressions
contemporaines, Paris, n° 5, été 1962.
Marcuse H., (1963), « Dynamismes de la société industrielle », trad. Mme F. Châtelet in Annales. Economies, Sociétés,
Civilisations, vol. 18, 1963 (correspond au chap. II de L’Homme unidimensionnel).
Marcuse H., (1963), « Le vieillissement de la psychanalyse », trad. in Partisans, n° 32 / 33 (« Sexualité et répression »),
oct.-nov. 1966 (texte traduit quatre ans plus tard dans Culture et Société)
Marcuse H., (1965 b), « Révolution et critique de la violence. Sur la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin », trad.
Y. Kobry in Revue d’Esthétique, n° 1, 1981.
Marcuse H., (1965 c), « Sur Max Weber. Industrialisation et capitalisme », trad. in Aletheia, n° 6, avril 1967 (art. traduit
plus tard dans Culture et Société, op.cit.).
Marcuse H., (1966), « Sommes-nous déjà des hommes ? » (conférence faite à Radio-Salzbourg, publiée dans
Europäische Perspectiven), trad. in Partisans, n° 28, avril 1966.
Marcuse H., (1967), « La fin de l’utopie », trad. L. Roskopf et L. Weibel, publié dans le recueil de Marcuse (1967 b), en
1968, et réédité dans la revue Agone, n° 21 (« Utopies économiques »), en 1999.
Marcuse H., (1968 a), « Réexamen du concept de révolution », in trad. in Diogène, n° 64, oct.-déc. 1968.
Marcuse H., (1968 b), « Perspectives du socialisme dans la société industrielle avancée », trad. G. C. in Christianisme
social, n° 5-6, 1968.
Marcuse H., (1968 c), « L’idée de progrès à la lumière de la psychanalyse », trad. J.-M. Brohm in L’homme et la société,
n° 11 (« Freudo-marxisme et sociologie de l’aliénation »), janv.-mars 1969 (cette conférence sera
retraduite en 1970 dans l’édition française de Culture et société).
Marcuse H., (1971), « Marxisme et liberté », in L’Homme et la société, n° 19 (« Sociologie et marxisme »), janv.-mars
1971.
Marcuse H., (1972), « Marcuse, Israël et les Juifs », trad. in Le Monde diplomatique, mars 2004.
Marcuse H, ( 1976) « Un nouvel ordre », trad. in Le Monde diplomatique, juillet 1976 (article repris dans Manière de
voir, n° 56 (« Sociétés sous contrôle »), mars-avril 2001).
Marcuse H., (1979 a), « La valeur politique de la subjectivité de l’art », trad. in Le Monde diplomatique, mars 1979,
(extraits de La dimension esthétique, traduit la même année).


Lorsqu’il s’agit d’une traduction française, la première date indiquée entre parenthèses correspond à l’édition
originale, bien que nous n’ayons pas reproduit le titre de cette première édition. La seconde date correspond à
l’édition française ou à la réédition d’un ouvrage déjà publié en langue française. Pour avoir une vue globale et
chronologique des différentes publications de Marcuse en France, voir le tableau récapitulatif en annexe.

145
Marcuse H., (1979 b), « Protosocialisme et capitalisme avancé », trad. J.-M. Menière in Les Temps Modernes, n° 394,
mai 1979.

Ouvrages traduits de Marcuse (l’année de la traduction française est en gras) :

Marcuse H., (1932), L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, trad. fr. G. Raulet et H. A. Baatsch, préface M.
Cranaki, Paris, Minuit, « Arguments », 1972, (réédition Gallimard, « Tel », 1991).
Marcuse H., (1954), Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad. fr. R. Castel et F. H. Gontier,
présentation de R. Castel, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1968.
Marcuse H., (1955 a), Eros et civilisation. Contribution à Freud, trad. fr. J.-G. Nény et B. Fraenkel, Paris, Minuit,
« Arguments », 1963. Réédité au format poche aux éditions du Seuil, coll. « Points », 1974.
Marcuse H., (1958), Le marxisme soviétique, trad. fr. B. Cazes, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1963.
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146
B/ Corpus
Réception française, académique et non académique, de l’œuvre de Marcuse (ensemble des articles,
des études sur HM ; des comptes rendus d’ouvrages de HM, des références faites à HM, des
occurrences de « Marcuse » sur tout type de support écrit. Voir encore le tableau récapitulatif de la
réception française de Marcuse en annexe)

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Numéros spéciaux de revues françaises consacrés à Marcuse :

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La Nef, n° 36, janv.-mars 1969 : « Marcuse, cet inconnu » (9 articles)
Archives de philosophie, t. 52 / 3 (actes du colloque « Faut-il oublier Marcuse ? », tenu les 26 et 27 juin 1987 à l’Institut
Goethe, à Paris), juil.-sept. 1989 (8 articles).

Thèses de troisième cycle consacrées à Marcuse (par ordre chronologique) :

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thèse sous la direction de Guy Forge, Université de Paris 3, 1976.
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René Scherer, Université de Paris 8.
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la direction de Louis Sala Molins, Université de Paris 1.
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Marcuse, sous la direction de Olivier Revault d’Allonnes, Université de Paris 1.
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sous la direction de Olivier Revault d’Allonnes, Université de Paris 1.

Autres travaux universitaires :

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d’Eros, mémoire de maîtrise de théologie protestante, Montpellier, 1994.

155
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Réception de l’Ecole de Francfort en France (articles et ouvrages divers sur « l’Ecole de


Francfort » prise dans sa globalité ou sur l’un de ses membres, à l’exception de Marcuse. Liste
non exhaustive)

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157
C/ Cadre théorique et analytique

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vue de la sociologie de la connaissance. Phénoménologie du Lebenswelt. Théorie de l’argumentation
et analytique du discours en sciences humaines. Réflexions sur le champ intellectuel

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Wittgenstein L., (1980), Remarques mêlées, trad. Paris, Flammarion, 2002.

2. Contexte(s) historique(s) : ouvrages et articles divers sur le contexte ou faisant partie du


contexte : romantisme allemand, philosophie et sociologie allemande, histoire des idées, école de
Francfort, champ intellectuel français des années soixante et soixante-dix, revues Arguments,
Partisans ou autres, Mai 68, « tradition » de la fausse conscience et philosophies du soupçon

Albert H., (1987), La sociologie critique en question, Paris, PUF.


Anonyme, (1795), « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand », trad. fr. in Ph. Lacoue-Labarthe
et J.-L. Nancy (1978), L’Absolu littéraire, Paris, Seuil (en ce qui concerne ce célèbre fragment
« programmatique », l’hypothèse communément adoptée, et reprise par les deux français, est que le
manuscrit, qui est de la main de Hegel, serait la copie (datant 1795) d’un texte rédigé quelque temps
auparavant par Schelling (la critique s’accorde au moins à y reconnaître son style) sous l’influence directe

160
de Hölderlin (Schelling fut, comme Hegel, condisciple et ami proche de Hölderlin depuis leur séjour
commun au Stift de Tübingen, entre la fin des années 1780 et le tout début de la décennie suivante).
Anonyme, (1987), « Arguments, 30 ans après », in La revue des revues, n°4, automne 1987.
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Divers :

Réédition intégrale de la revue Arguments, Toulouse, éditions Privat, coll. « Réflexion faite », 1983.

Toute la collection de la revue Partisans, éditée par François Maspero.

« Boris Fraenkel : parcours d’un militant engagé dans son temps », film documentaire de Sonia Combe, disponible à la
BDIC de Nanterre.

Cours de Marcuse fait à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, en décembre 1961 – février 1962, sur « La philosophie
hégélienne et la théorie de la société contemporaine », document dactylographié par Jean Cabrol, inédit.

Discussion Goldmann-Marcuse lors du séminaire de ce dernier à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, en décembre 1961
et février 1962, in S. Naïr et M. Löwy, (1973), op.cit.

Notes de Michael Löwy prises durant le séminaire de Marcuse fait à l’EPHE, de décembre 1961 à février 1962. Inédit.
Cahier de notes aimablement communiqué par M. Löwy.

3. Archéologie de la philosophie de Marcuse : ouvrages majeurs

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Adorno T. W., (1951), Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. Paris, Payot, « Critique de la politique »,
1991.
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2001.
Freud S., (1923), « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, trad. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001.
Freud S., (1930), Le malaise dans la culture, trad. Paris, PUF, 1995.
Freud S., ( ), L’avenir d’une illusion, trad. Paris, PUF.
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Heidegger M., (1949), Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Paris, Gallimard, « Tel », 1986.
Hegel, (1807), Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1991.
Horkheimer M., (1947), Eclipse de la raison, trad. Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1974.
Lukács G., (1923), Histoire et conscience de classe, trad. Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1960.
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