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Il me faut tout d’abord expliquer la perspective dans laquelle j’ai abordé cette
réflexion sur l’éco-socialisme dans le cadre de ce séminaire sur
« Environnement et politique »
Nos sociétés néolibérales sont entrées dans ce que Gramsci appelle une
« crise organique »: « La crise consiste en ceci que l’ancien est en train de
mourir alors que le nouveau n’arrive toujours pas à naître : dans cet
interregnum se manifestent toute une série de symptômes morbides » [1].
Nous n’allons pas dans le mur, nous sommes dans le mur. Comment sortir du
mur ?
S’il faut distinguer socialisme et gauche, il ne faut pas pour autant les opposer –
comme le fait Jean-Claude Michéa[5]. Il y a tout de même, en plus des
convergences politiques conjoncturelles, un point de convergence idéologique
et un point de convergence épistémique :
C’est autour de cette opposition (on ne peut plus rebattue) entre romantisme
et Lumières, naturalisme et anti-naturalisme, que Serge Audier a construit sa
somme, La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de
l’émancipation (2017), dans le but de montrer qu’il existe au XIXe toute une
riche tradition d’auteurs « pré-éco-socialistes » ayant réussi à dépasser ce
clivage, et à avoir envisagé, « utopisé » une société à la fois écologique et
progressiste (Fourier, Blanqui, Elisée Reclus, Raspail, Thoreau, etc.) – tradition
cachée qui aurait été étouffée par la tendance « productiviste » dominante
(notamment dans le marxisme). Le livre n’est pas du tout convainquant (FT en
a d’ailleurs fait un compte-rendu très critique) – notamment parce que les
rapports entre l’écologie scientifique et le souci « littéraire » de la nature ne
sont pas thématisés, mais aussi parce que Audier n’explique pas pourquoi le
socialisme a été si longtemps, si profondément « productiviste » – pourquoi la
critique du capitalisme ne s’est pas faite du point de vue d’une défense de la
nature ou de l’environnement, ni pourquoi le mouvement socialiste n’a pas (ou
peu) soutenu les luttes environnementales, ou pourquoi il ne les a pas
reconnues comme telles.
Dans ce texte, Marx ne doute pas (1) de l’unité politique de ce bloc dissensuel,
révolutionnaire : c’est le communisme ; il ne doute pas non plus (2) que le
moteur de la contradiction réside dans la libération des forces productives.
Alors que Gramsci, dans ce court article extraordinaire écrit il y a pile 100 ans
en pleine révolution russe, disait en substance : non, la révolution des
bolcheviks est partie de l’idéologie, pas de l’infrastructure ; de la « volonté
sociale, collective » et non du développement économique : c’est elle la matière
tellurique en ébullition » (« La révolution contre le Capital » (24/11/17).
de travail (seule activité où l’on peut faire des choses intéressantes avec
des gens qui ne sont pas « sympathiques »), et (3) des « métiers » (le
travail bien fait, la belle ouvrage) – permettant de donner un sens à ce
que l’on fait.
Sous cet angle, il faut à mon sens requalifier ce qui est le cœur de la pensée
marxienne, à savoir la contradiction entre forces productives et rapports de
production. Cette contradiction éclate, selon Marx, quand les forces
productives, à un moment du développement économique, deviennent trop
puissantes, trop rapides, trop inventives pour des formes de production
devenues, elles, des freins, des entraves. Qu’il y ait ici un préjugé progressiste,
« accélérationniste », une forme de fascination pour l’innovation
technoscientifique, cela est incontestable, alors que ce qui se donne à voir
d’abord comme dissensus chez les travailleurs, c’est une résistance, une
contre-force qui persévère, qui conserve – conservation de soi, de ses propres
forces, préservation de son corps, de son temps, mais aussi conservation et
préservation de son monde vécu, de son habitus de travail (rythmes, gestes).
Le sociologue Harmut Rosa a bien montré la force destructive qu’il y avait dans
l’accélération continuelle qui caractérise la modernité.
Qu’est-ce que Marx entend par « libération des forces productives » ? En quoi le
capitalisme est-il une entrave aux forces productives ? Pour le montrer, Marx,
dans Le Capital, procède en trois temps.
modes de vie traditionnels, etc.) que Marx considère comme allant dans le
sens contraire de la roue de l’histoire. Le problème réside donc moins dans un
économisme/productivisme coupable de Marx que dans son attachement
indéfectible à la logique dialectique. En fait, Marx et le marxisme orthodoxe
ont toujours tendance à subsumer la critique empirique de la destruction sous
la critique de l’exploitation. Inversement, un courant comme l’Ecole de
Francfort va, lui, subsumer la critique marxiste de l’exploitation sous une
critique plus vaste de la technique et/ou de la réification.
Tous ces processus convergent vers un seul et même procès historique « de
séparation du producteur d’avec les moyens de production » (p.805). Car telle est
la condition, la présupposition historique du capitalisme : que soit consommé
« le divorce entre les travailleurs et la propriété des conditions de réalisation du
travail »[8].
Et pour être bien clair qu’il ne s’agit pas de lutter pour conserver les modes de
production anciens, Marx cite en note un passage du Manifeste où le
prolétariat est présenté comme la seule classe révolutionnaire, par opposition
aux classes moyennes (qui formaient pourtant le noyau dur des militants
socialistes) (petits artisans, paysans) réputées incapables de lutter
efficacement contre le capitalisme car « conservatrices », « réactionnaires »,
« cherchant à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire ».
En apparence, la réponse est claire : c’est le temps libre : « Le règne de la liberté
ne commence en fait que là où le travail, qui est déterminé par une nécessité et une
Or, c’est ce que permet, en partie du moins, la pensée de Karl Polanyi, qui fait
l’objet depuis quelques années d’un réinvestissement théorique et politique
massif.
Polanyi n’a pas l’envergure de Marx, ni sur le plan théorique (il n’est pas
l’auteur d’une « œuvre », la GT étant son seul ouvrage majeur) ni sur le plan
politique (il ne fonde ni n’appartient à aucun courant idéologique majeur). C’est
un enseignant-chercheur indépendant.
C’est parce qu’il s’est trompé que la GT va faire un retour fracassant sur la
scène théorique. Polanyi soutient en effet que le libéralisme « utopique »
(celui de Hayek – qui fut son étudiant) (= la croyance dans le marché
autorégulé) est mort avec le « cataclysme » de la WW2 et du fascisme.
Polanyi était convaincu que plus jamais l’utopie libérale ne pourrait à
nouveau s’imposer. « Nous avons vécu le pire, (mais) le système de marché
ne sera plus autorégulateur » (p.339). Or, le néolibéralisme des années
1980/aujourd’hui est l’exacte répétition du libéralisme utopique de la fin
XIXe /début du XXe, avec les mêmes conséquences – et c’est bien
pourquoi nous relisons Polanyi aujourd’hui ;
Il va devenir « the master theorist of the welfare state » (Dissent), la caution
rétrospective de la Sécurité sociale, dont il n’a pourtant pas connu ni
défendu les institutions. Polanyi était un socialiste coopérativiste (dans la
lignée de Robert Owen) qui se méfiait de l’emprise de l’Eat sur la société.
Et pourtant il va inspirer les sociologues de l’Etat social, notamment G.
Esping-Andersen, qui va explicitement appliquer les catégories de
démarchandisation de l’existence et d’encastrement de l’économie
comme critères d’identification et « d’intensité » de l’Etat social
Toujours est-il que « Polanyi has become a totem for social democracy, much like
Marx for communism or Hayek for neoliberalism » (revue Dissent).
« L’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle
institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et
naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en
désert. Inévitablement, la société prit des mesures pour se protéger, mais toutes ces
mesures, quelles qu’elles fussent, compromirent l’autorégulation du marché,
désorganisèrent la vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d’autres dangers.
Ce fut ce dilemme qui força le système du marché à emprunter dans son
développement un sillon déterminé et finit par briser l’organisation sociale qui se
Ici, nous pouvons suivre Marx et Polanyi en parallèle : Polanyi évoque en effet
longuement les enclosures des biens communaux anglais, décrites comme une
« révolution des riches contre les pauvres » (p.77), avec comme conséquence que
le « tissu social se déchirait ». En un sens, ce que Polanyi appelle la « grande
transformation », c’est ce que Marx appelle « l’accumulation primitive » Mais la
différence, précisément, c’est que pour Polanyi, cette marchandisation
forcenée de la terre, du travail et de l’argent n’est pas la précondition
historique du capitalisme : c’est le capitalisme lui-même ! Celui-ci s’origine, non
pas dans « l’infrastructure » économique, mais dans la superstructure
NB : Bentham occupe une place de choix chez Polanyi, qui montre combien
l’obsession du marché autorégulateur est indissociable chez lui d’un projet de
quadrillage total de la population. Le fameux panoptique devait aussi
s’appliquer aux Industry-Houses où Bentham comptait envoyer tous les
travailleurs sans emploi – dont il fit une classification qu’on trouve (presque en
toutes lettres) chez Marx : « stagnation accidentelle », « périodique », « main-
d’œuvre démobilisée », etc. Bentham avait conçu un plan complet de mise au
travail forcé des chômeurs : une totale « commercialisation du chômage »
(p.165).
« (Owen) saisit que ce qui apparaît d’abord comme un problème économique est
essentiellement un problème social. Du point de vue économique, l’ouvrier est
certainement exploité : dans l’échange, il ne reçoit pas ce qui est dû. Certes, c’est
important, mais ce n’est pas tout, loin de là. En dépit de l’exploitation, l’ouvrier
pourrait être financièrement plus à l’aise qu’auparavant. Mais un principe tout à
fait défavorable au bonheur de l’individu et au bonheur général ravage son
environnement social, son entourage, son prestige dans la communauté, son
métier ; en un mot, ces rapports avec la nature et l’homme dans lesquels son
existence économique était jusque-là encastrée. La Révolution industrielle est en
train de causer un bouleversement social de proportions stupéfiantes, et le
problème de la pauvreté ne représente que l’aspect économique de cet événement.
Owen a raison d’affirmer que, sans une intervention ni une orientation législatives,
des maux graves et permanents se produiront. A cette époque, il ne peut prévoir
que cette autodéfense de la société, qu’il appelle de ses vœux, se montrera
incompatible avec le fonctionnement même du système économique » (p.192).
Ce que dit ici Polanyi, c’est que la critique du capitalisme requiert certes une
théorie de l’exploitation (une théorie du capitalisme comme mode de
production menant à l’exploitation des travailleurs), mais avant tout (et plus
fondamentalement) une théorie de la destruction (une théorie du capitalisme
comme mode de destruction de la société en général).
Et c’est bien ce qu’il s’emploie à faire (aux chap. 11-18 regroupés sous le titre
« L’autoprotection de la société »). Il y soutient trois thèses :
Née en 1947, Nancy Fraser est une philosophe américaine (New School for
Social Research NYC), qui a débuté par des études de genre ; puis débat avec
Honneth (Qu’est-ce que la justice sociale ?: conception bidimensionnelle :
redistribution et reconnaissance)
Pour que le travailleur produise (et soit exploité), il faut qu’il se ressource
dans des liens sociaux, familiaux, dans des communautés ; comme il faut
aussi, en amont, qu’il ait été élevé, aimé, soigné, éduqué – à travers
toutes sortes d’activités qui se déroulent pour la plupart hors-marché, et
qui sont d’ailleurs anthropologiquement irréductibles à des activités
marchandes : soin, éducation, amitié, sexualité, etc. ;
[1] Cahiers de prison, III, cité in E. Balibar, L’Europe : crise et fin ?, Le Bord de
l’eau, 2016, p.28.
[8] Cette scission est une « libération » – au sens (« positif ») où les individus «
n’appartiennent plus aux modes de production » (comme l’esclave ou le serf),
mais aussi au sens (beaucoup moins positif) où « le mode de production ne leur
appartient plus » (comme c’était le cas du paysan indépendant) (p.804). Ainsi
tous les individus deviennent-ils des « propriétaires de marchandises » – soit «
[9] Rosa Luxembourg, L’accumulation du Capital, Maspéro, 1967, t. II, ch. 31.
[12] Ibid.
Matérialités de la Professeur de
politique philosophie politique.
Codirige l’Unité de
Textes
Recherches
l'homme et du
"Matérialités de la
Cours à l’ULg citoyen.
politique".
Introduction à la
L’invité(e) Références
philosophie politique
philosophiques
majeures: Machiavel,
Ecrit sous forme de
Spinoza, Marx,
dialogue vivant, cet
Foucault, Balibar.
ouvrage est à la fois
Ancien directeur-
une introduction à la
adjoint du Centre pour
philosophie et une
l’égalité des chances et
réflexion critique sur la
la lutte contre le
politique.
racisme (2007 - 2013).
Editions de boeck
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complète