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au temps de la
résurrection
par Olivier Cheval
L
a hauteur blanche du ciel au-dessus des visages ne suffit pas à figurer la
solitude des grandes abandonnées de Dieu. Et tout réveil des morts ne fait
pas se lever le jour sur la longue nuit du monde. La grâce ne s’hérite pas.
Et pourtant, qu’hériter de Dreyer, si ce n’est son art du miracle – plus encore, son
idée de l’art comme miracle ? Mais y a-t-il chose qui soit moins transmissible que cette
idée-là ? C’était une pensée du film comme événement – comme solitude aussi. Une
partie du cinéma contemporain semble avancer dans cette impasse : marcher dans les
pas d’un promeneur solitaire indisposé à révéler le fond du mystère qu’il a sondé.
On me dira que de grands cinéastes ont su hériter du maître danois : Robert
Bresson, Ingmar Bergman, Andreï Tarkovski. Mais chacun l’a mené vers lui, comme
à contre-courant. En 1962, Bresson tourne, avec Le Procès de Jeanne d’Arc, le négatif,
sec et juridique, de La Passion 1, juste avant que Dreyer et lui n’atteignent l’épure
ultime, l’un en étirant comme jamais l’espace-temps, l’autre en le fragmentant
toujours davantage (Gertrud sort en 1964, Au hasard Balthazar en 1966). Bergman
a repris à Dreyer des cadres, des transparences, des violences du blanc, mais pour
les transposer dans la profondeur nocturne, archaïque et païenne des rêves et des
mythologies nordiques ou dans la fureur athée du monde moderne. Tarkovski a aimé
ces trois-là, mais à l’intensivité du cadre il a préféré la pression de la durée dans le
plan, inventant comme la ruine flottante de ce cinéma de l’esprit. Hériter de Dreyer
désormais, c’est toujours aussi s’inscrire dans cette lignée.
Tarkovski meurt en 1986. Depuis, seuls Alexandre Sokourov et Béla Tarr semblent
continuer le mouvement d’approfondissement et de ralentissement de ce cinéma spiri
1. Jean Sémolué, « Passion et Procès (de Dreyer à Bresson) », Études cinématographiques, n° 18-19,
« Jeanne d’Arc à l’écran », 1962. 1
1. Serge Daney, « Le chant du coton », 3 janvier 1985, repris dans La Maison cinéma et le monde. 2. Les
années Libé 1981-1985, P.O.L, coll. « Trafic », p. 255. Serge Daney insérait cet état des lieux dans un article
sur Cotton Club de Coppola, qu’il louait a minima pour être passé de l’académisme au maniérisme, qui
2 avait sa préférence.
Des ciels bouchés de lourds nuages et des corps crevant d’humeurs. Trop d’absence
là-haut, trop de présence ici-bas : la grâce s’est retirée au-dessus de l’épaisse boue du
monde. Ce programme binaire, sans autre horizon que ce départ absolu du ciel et de
la terre, du sublime et de l’obscène, deux films l’annonçaient au seuil de leur très beau
titre : Batalla en el cielo (2005) et Hors Satan (2011). Avec eux, Carlos Reygadas et
Bruno Dumont semblaient avoir visé tout particulièrement la grâce inchoative des
grands films de Dreyer. Les chefs-d’œuvre du Danois ont en effet cette évidence des
premières fois : avant Jeanne d’Arc, nous n’avions jamais vu de visage ; avant Ordet,
nous n’avions jamais su la mort ; avant Gertrud, nous n’avions jamais aimé l’amour.
Mais aujourd’hui, comment filmer comme au début de l’art ? S’y risquer, c’était hériter
d’une promesse intenable : la répétition d’un commencement. Ordet s’était fini sur le
miracle agi par un simple, une enfant et une sainte dans un monde d’hommes trop
humains. Un ciel s’était levé sur Terre, in extremis. Reygadas et Dumont ont essayé
quelque chose comme l’abstraction de ce scénario : le durcissement de l’opposition du
profane et du sacré allait paradoxalement avec sa mise en série. L’héritage comme 3
1. Jacques Rancière lui en faisait déjà le reproche à propos de L’humanité, pourtant plus subtil, dans
« Le bruit du peuple, l’image de l’art. À propos de Rosetta et de L’humanité », Cahiers du cinéma, n° 540,
novembre 1999.
2. La scène évoque alors davantage Bresson que Dreyer, la crise d’épilepsie qui frappe Monsieur
Arsène dans Mouchette (1967) pendant la nuit d’orage. L’homme tombe d’un coup, crache du sang, puis
6 une salive surabondante ; il violera ensuite la jeune fille.
1. Voir Alain Bergala, « Le miracle comme événement cinématographique », in Agnès Devictor et
Kristian Feigelson (dir.), CinémAction, n° 134, « Croyances et sacré au cinéma », avril 2010, p. 37.
L’auteur explique que les miracles d’Ordet et de Sous le soleil de Satan ont nécessité l’invention d’un
personnage crédule – la petite fille chez Dreyer et la mère chez Pialat. 7
1. Jacques Aumont, « Vanités (Migrations 2) », Cinémathèque, n° 16, automne 1996, repris dans
8 Matière d’images, Éditions Images modernes, 2005.
1. L’expression, magnifique, est employée par Jacques Rivette à propos de Gertrud, avant d’être
popularisée par Deleuze. Voir Jacques Rivette, Sylvie Pierre et Jean Narboni, « Montage », Cahiers du
Cinéma, n° 210, mars 1969, p. 33. 9
Entre 1952 et 1954, alors que Carl Theodor Dreyer s’apprête à tourner Ordet d’après
la pièce de Kaj Munk qu’il a découverte vingt ans auparavant au Det Kongelige
Teater de Copenhague, Manoel de Oliveira rédige la première version du scénario de
L’Étrange Affaire Angelica, qu’il réalisera près de soixante ans plus tard. À l’époque
de l’écriture, Manoel de Oliveira connaissait et admirait déjà Dreyer. Il avait
notamment découvert La Passion de Jeanne d’Arc à sa sortie en salles – privilège de
l’âge. Si l’auberge spectrale de Vampyr, avec ses durées effilochées et ses trans
parences irréelles, a pu influencer la pension d’Isaac, l’idée d’ouvrir son film par une
veillée funéraire fantastique ne doit donc rien à Ordet – elle lui a en fait été inspirée
par une expérience vécue dans sa jeunesse. L’Étrange Affaire Angelica s’ouvre la
nuit, alors qu’on vient chercher un jeune photographe pour immortaliser l’image
d’une jeune fille de bonne famille, comme cela se faisait encore au début du xxe siècle
– le film a la temporalité flottante des derniers Oliveira. Isaac pénètre dans la grande
demeure bourgeoise, impressionné par la beauté des lieux, franchit des couloirs, croise
un père effondré, et finit par accéder au salon où la veillée a lieu. Le corps d’Angelica
est exposé dans une mise en scène somptueuse, inspirée des photographies du
pictorialiste anglais Henry Peach Robinson (She Never Told Her Love, Fading Away).
Alors que le rituel funéraire qui concluait Ordet était la forme cérémonielle où tous
les conflits comparaissaient, dans une incroyable condensation morale du drame, tout
ici indique une fiction d’image : le photographe commence par réclamer une lumière
plus forte, il se brûle d’ailleurs en voulant changer l’ampoule ; c’est dans le viseur de
son appareil que le visage de la défunte s’animera d’un gracieux sourire. La morte ne
se lève plus devant la communauté des vivants : elle salue l’artiste. La suite du film est
un conte d’amour fou entre le photographe obsédé par la survivance des phénomènes
du monde et le fantôme d’Angelica, transparence en noir et blanc qui apparaît à
plusieurs reprises. Angelica fait écho à Ordet comme une version mineure et fantas
tique, avec son miracle descendu de la sphère religieuse de la foi et de la grâce à la
sphère éthique et esthétique de l’amour de la beauté et de l’apparition des images.
Manoel de Oliveira n’est pas un esprit nordique : il n’a pas la gravité austère du
protestantisme, c’est un catholique méridional, sceptique en son fond et un peu farceur
sur les bords. Présentant dans une salle de cinéma Gertrud – le film de Dreyer qui l’a
le plus profondément marqué –, le cinéaste portugais s’interrogeait sur cet héritage :
« J’admire beaucoup Dreyer. Je ne sais pas s’il a exercé sur moi une influence. Je crois
être plus proche de Buñuel, qui est ibérique, comme moi. Le Nord, c’est autre chose, un
autre esprit, mais j’admire Dreyer pour sa recherche de profondeur, de ce qui est 11
1. Pour cette citation et les suivantes : Manoel de Oliveira, « Éloge de Gertrud », Cahiers du cinéma,
n° 557, mai 2001, p. 102-103.
2. L’expression est de Véronique Taquin, « Sur Dreyer et le neutre », Cinergon, n° 6-7, 1999, et a été
popularisée par Gilles Deleuze, qui l’a définie ainsi : « la Momie, cette instance démontée, paralysée,
pétrifiée, gelée, qui témoigne pour “l’impossibilité de penser qu’est la pensée” », in L’Image-mouvement,
Minuit, 1980, p. 217. Deleuze a montré que la momie n’était pas une conception narratologique du
12 personnage, mais une question de forme – la création de la figure par la planéité de l’image.
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