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Sida ~ Rites ~ Hospitalité

Aux croisements de la spiritualité et de la santé


Sida ~ Rites
Quels rapports au sens la maladie soulève-t-elle ? Quels liens les personnes
touchées par le VIH/sida établissent-elles entre la perception de leur mala-
Hospitalité
die et leur appartenance religieuse ou leur démarche spirituelle ? Comment
des médecins gèrent-ils la présence de manifestations religieuses dans la
Aux croisements de la
relation thérapeutique ? En quoi le rite est-il bon pour la santé, bon pour spiritualité et de la santé
le salut ? Quel lien la spiritualité et le bien-être entretiennent-ils ? Quels
enjeux spécifiques rencontre-t-on dans le monde de l’itinérance ou dans
celui de la jeunesse, dans la fréquentation des lieux de pèlerinage québécois
ou du vodou haïtien ? Accompagner par le toucher ? Accompagner par
l’Internet ? Voilà quelques-unes des pistes explorées par des chercheurs
et des praticiens d’horizons variés que vous propose ici la Chaire Religion,
spiritualité et santé.

On trouvera trois genres de textes : des réflexions théoriques précisant


les concepts, des recherches de terrain sur la rencontre des traditions
religieuses et spirituelles avec la médecine technoscientifique ou tradition-
nelle et, enfin, des comptes-rendus de pratiques de soin innovatrices ou de
prises en charge de personnes en situation de vulnérabilité individuelle et
sociale.

Divers terrains, divers regards. Dix-huit contributions aux croisements de


la spiritualité et la santé.

Illustration de la couverture
Détail de Moscou. La Place Rouge, 1916.Vassili Kandinsky.
Galerie Trétiakov, Moscou.

Sous la direction de
Guy Jobin
Avec la collaboration de

Sciences religieuses
Johanne Lessard
Sida • Rites • Hospitalité

Aux croisements de la spiritualité et de la santé


Sida • Rites • Hospitalité
Aux croisements de la spiritualité et de la santé

Sous la direction de
Guy Jobin

avec la collaboration de
Johanne Lessard
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et
de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière
pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du
Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

Mise en page : In Situ inc.


Maquette de couverture : Laurie Patry
Illustration de la couverture : Vassily Kandinski, Moscou. La Place Rouge, 1916.

© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.


Dépôt légal 3e trimestre 2011
ISBN PUL : 978-2-7637-9227-9
PDF : 9782763792286

Les Presses de l’Université Laval


www.pulaval.com

Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce
soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval.
Table des matières

Liminaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Guy Jobin

Première partie
Sida, exclusion et spiritualité . . . . . . . . . . . . . . . . 3

Chapitre 1
Le sida, révélateur des impasses sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Raymond Lemieux
Chapitre 2
La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida. . . . . . . . . . 33
Anne-Cécile Bégot
Chapitre 3
La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur
d’exclusion ? Perspective historique et étude de cas. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Anne-Cécile Bégot
Chapitre 4
Exclusion et ritualité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Francine Saillant
Chapitre 5
L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions
des traitements antirétroviraux des personnes infectées par le VIH. . . . . . . . . . . 89
Isabelle Wallach
Chapitre 6
Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises
vivant avec le VIH. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Joseph J. Lévy et collaborateurs
Chapitre 7
Spiritualité, liberté et modernité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Denis Jeffrey

V
Deuxième partie
Rites et santé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Chapitre 8
Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité, comment et en quoi
pouvons-nous dire qu’il y ait rite ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Luce Des Aulniers
Chapitre 9
Les rites comme modèles de comportement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
Denis Jeffrey
Chapitre 10
La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche
en psychologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
Gilbert Guindon
Chapitre 11
Ritualité et désespérance d’être soi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Michel Simard
Chapitre 12
La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires. Pratiques
et rhétoriques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
Sivane Hirsch
Chapitre 13
Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap
et l’Oratoire Saint‑Joseph. Un phénomène entre tradition et modernité. . . . . . . 229
Suzanne Boutin
Chapitre 14
Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien . . . . . . . . . . . . . . . . . 241
Nicolas Vonarx

Troisième partie
Maladies, soins et nouvelles formes
d’hospitalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257
Chapitre 15
Internet comme espace d’hospitalité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259
Joseph J. Lévy et Christine Thoër

VI
Chapitre 16
Limites de l’hospitalité. Réflexions autour de l’accueil des sans-abri. . . . . . . . . . 279
Béatrice Eysermann et Éric Gagnon
Chapitre 17
La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne. Enjeux
et perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293
Nicolas Moreau et Daniel Moreau
Chapitre 18
Accompagner par le toucher en oncologie. Une nouvelle modalité de soin . . . . 311
Florence Vinit et Marco Bonanno

Présentation des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319

VII
Liminaire

Guy Jobin

L a Chaire Religion, spiritualité et santé est en activité depuis janvier


2002, moment de son inauguration. Au cours de ces années d’exis-
tence, le professeur Raymond Lemieux1, premier titulaire de la
Chaire, a organisé une série d’activités scientifiques ayant pour objectif de
mettre sur pied et de consolider une tradition de recherche jusqu’alors inexis-
tante dans le monde francophone. En effet, la Chaire Religion, spiritualité et
santé est encore à ce jour, dans le monde universitaire francophone, la seule
chaire ayant comme mandat et mission d’étudier l’intégration des traditions
spirituelles et religieuses dans le monde du soin.
Pour réaliser cet objectif de consolidation, quoi de mieux que de regrouper
des chercheurs québécois et européens francophones intéressés par l’objet de
recherche premier de la Chaire ? Ainsi, c’est par le biais de colloques tenus selon
un rythme annuel et ayant des thèmes ciblés que cette tradition de recherche
fut instaurée. Les programmes des colloques ont été élaborés selon la mission
de la Chaire, que l’on vient tout juste d’énoncer, et selon la perspective d’un
croisement des regards anthropologiques (qu’il faut entendre ici en un sens
large) et théologiques. D’ailleurs, les thèmes des colloques : Sida, exclusion et
spiritualité (2005) ; Rites et santé (2006) ; Maladies, soins et nouvelles formes
d’hospitalité (2007)2 invitaient à ce croisement qui, on le verra au fil de l’ouvrage,
est certainement fertile. Les invitations furent donc lancées à des chercheurs de
différents horizons disciplinaires, qui répondirent généreusement. Parmi la

1. Raymond Lemieux fut titulaire de la Chaire de 2002 à mars 2007. Depuis, c’est le signataire de
ce texte qui occupe cette fonction.
2. Ces colloques furent respectivement organisés dans le cadre des congrès de l’Association franco-
phone pour l’avancement de la science de 2005 (Université du Québec à Chicoutimi), 2006 (Univer-
sité McGill, Montréal) et 2007 (Université du Québec à Trois-Rivières).

1
Sida • Rites • Hospitalité

cinquantaine de conférences entendues lors des trois colloques, dix-huit inspi-


rèrent les textes proposés dans le présent ouvrage.
On trouvera ici trois genres de textes : des réflexions théoriques cherchant
à préciser les concepts, des recherches de terrain sur le croisement des traditions
religieuses et spirituelles avec la « médecine »3 dans l’acte et l’offre de soin et,
enfin, des comptes-rendus de pratiques de soin innovatrices ou de prises en
charge de personnes en situation de vulnérabilité individuelle et sociale. Ces
trois types de contribution répondent et correspondent aux principaux objec-
tifs de recherche de la Chaire, soit la précision des concepts et l’illustration des
pratiques concrètes d’intégration des traditions spirituelles et religieuses dans le
soin. Le volume comporte trois parties, chacune correspondant à un des collo-
ques. Chaque partie est introduite par l’argumentaire rédigé lors de l’appel à
communication pour ledit colloque.
C’est avec gratitude que j’exprime ici me reconnaissance à Madame
Johanne Lessard pour son travail de préparation du manuscrit. En plus d’as-
surer le contact avec les auteurs, elle a mené à bien l’uniformisation stylistique
des textes retenus pour la publication. Sa patience et sa minutie furent exem-
plaires pour mener à bien ce projet de publication.
Avec la publication de ces études, c’est une page de la courte histoire de la
Chaire qui se tourne. Pour qu’une Chaire ait quelque espoir de durée, le temps
de sa mise sur pied et de sa consolidation est crucial4. Pour ce faire, il faut bien
sûr des donateurs et une équipe en appui au titulaire5. Mais il faut surtout
inscrire les travaux de la Chaire dans un rapport pertinent au monde de la
recherche et au monde du soin. C’est ce que Raymond Lemieux a réalisé
pendant les cinq premières années de vie de la Chaire Religion, spiritualité et
santé.
Guy Jobin, Ph.D., D.Th.

Titulaire Chaire Religion, spiritualité et santé


Faculté de théologie et de sciences religieuses
Université Laval, Québec.
Adresse courriel : Guy.Jobin@ftsr.ulaval.ca
Site web de la Chaire Religion, spiritualité et santé : www.crss.ulaval.ca

3. Les lecteurs verront bien au fil de leur exploration des textes que la médecine dont il est ici ques-
tion n’est pas seulement la médecine technoscientifique du monde nord-atlantique. Il est aussi ques-
tion de médecines traditionnelles dans quelques contributions.
4. Soutenues par des dons privés, les activités de la Chaire sont rendues possibles grâce aux
nombreux et généreux donateurs, et ce, depuis le début de son existence.
5. Je tiens ici à souligner l’apport de personnes qui furent successivement adjoints de Monsieur
Lemieux, jusqu’en 2004 : messieurs Luc Bouchard et Alain Ratté.

2
Première partie
Sida, exclusion et spiritualité

L e caractère pandémique du VIH\sida fait désormais de cette maladie


un signifiant privilégié de la mort, comparable à ce qu’a pu repré-
senter la peste en d’autres temps. Il provoque à ce titre des transfor-
mations majeures des représentations associées au sens de la vie. À l’instar de
toute maladie, le sida représente aussi une coupure incontournable dans le
déroulement normal de la vie, son association à des pratiques sexuelles considé-
rées comme risquées amplifiant par ailleurs cette coupure pour en faire une
véritable exclusion, interdisant d’autant les possibilités de parole et de symboli-
sation à son égard. On sait par ailleurs que les discours religieux et (ou) spiri-
tuels ont aussi une incidence évaluable sur ces possibilités de symbolisation,
tant par les morales qu’ils proposent que par les représentations du sens qu’ils
mettent en scène.
Comment la réalité du sida met-elle en cause l’imaginaire collectif et les
savoirs concernant les comportements humains ? Quelles reconstructions de
l’univers symbolique exige-t-elle ? La contribution des spiritualités et des reli-
gions à cette reconstruction est-elle pensable ? Jusqu’à quel point et comment
peut-on lui reconnaître un caractère opérationnel, tant dans la prévention et la
cure que dans le rétablissement rendu désormais possible par les
multithérapies ?
Ce sont les questions auxquelles les textes suivants tentent de répondre.

3
Chapitre 1

Le sida, révélateur des impasses sociales

Raymond Lemieux

En réduisant la culture à un ensemble de procédés,


[la production] laisse un reste, et qui devient d’autant
plus visible : la signification des actions et de leurs
visées par les sujets que nous sommes. Production et
signification s’opposent radicalement dans la culture
contemporaine, et c’est grâce à cette opposition qu’il
est loisible d’explorer plus avant la composition de
cette culture.
Fernand Dumont (1997 : 251)

P lusieurs certitudes de la pensée moderne conventionnelle ont été


bouleversées par la pandémie du sida dans le dernier quart du
vingtième siècle. La marche de l’humanité vers le bonheur grâce
au progrès indéfini des technosciences, le recul des frontières par la magie des
communications, la transparence et l’égalité dans les valeurs démocratiques, la
maîtrise de la violence, se sont avérés des idéaux fragiles, sinon utopiques. Le
VIH/sida a mis à vif un ensemble d’irritants socioculturels souvent anciens,
endigués par les prétentions à la toute-puissance des mythes modernes. Il aura
montré notamment que la rationalité dominant la modernité laisse bien des
terrains en friche. Loin d’être insignifiantes, ces terres forment alors autant
d’espaces pour des questions qui non seulement remettent en cause la gestion
de la modernité, mais forcent à se pencher sur la nature même de l’humain.
Nous en évoquerons ici quelques thèmes particulièrement délicats, dans la
mesure où, malgré leur importance, ils restent largement inexplorés.

5
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Dans un premier temps, nous considérerons les rapports au sens que


soulève la maladie. Les interrogations qu’on y trouve sont largement partagées
par l’ensemble du monde de la santé, toutes affections comprises, mais elles se
présentent d’une façon particulière dans le traitement du sida. En effet, grâce à
des protocoles de soins efficaces – la trithérapie –, l’infection par le VIH est
passée du statut de maladie létale à celui d’une affection chronique. Mais, si les
personnes survivantes peuvent jouir d’une espérance de vie du même ordre que
les autres, elles restent porteuses du virus et susceptibles de contaminer d’autres
personnes. L’organisation de leur survie prend donc ainsi un sens tout particu-
lier. Elle met en cause, notamment, les dispositifs de solidarité des groupes
humains impliqués.
Dans le deuxième temps, nous considérerons quelques fractures sociales
révélées par la pandémie, notamment son option préférentielle pour les plus
pauvres. Si le succès thérapeutique de la lutte contre le sida est vérifiable dans les
classes moyennes occidentales, il n’en va pas de même partout. Plus que toute
autre, cette maladie s’avère tributaire de facteurs socioculturels incontourna-
bles, à tous niveaux, dans sa prévention, dans la dispensation des soins et dans
ses possibilités de rétablissement. Elle est symptôme de disparités économiques
et sociales que le développement, celui des techniques comme celui de la
gouvernance, ne réussit pas à atténuer. Pointe émergée d’un iceberg, elle mani-
feste un des aspects du scandale que présente la gestion des richesses dans le
monde.
La république mercantile universelle imaginée par Adam Smith au dix-
huitième siècle s’avérerait-elle pleine de fissures ? Le village planétaire rêvé par
les héritiers de McLuhan1 serait-il trompeur ? Et la libération sexuelle supposée
acquise par les bourgeoisies émancipées serait-elle chimérique ? Quoi qu’il en
soit des réponses données à ces questions, la rationalité y est mise au défi et cela
mérite attention. Chacun des espaces qui viennent d’être évoqués, en effet,
impose à ses intervenants une pratique des limites qui, fussent-ils spécialistes de
la santé, scientifiques ou religieux, les met en posture ambiguë. Celle-ci les force
à confronter leurs pratiques et leurs savoirs à des facteurs mal contrôlés.
Soignants et malades, législateurs et citoyens, philosophes et charbonniers sont
affrontés à l’incertitude, ce qui se traduit encore par des souffrances inusitées
chez les uns et chez les autres.
Mais ces espaces limites fournissent aussi des occasions de créativité. Dans
les marges des institutions, dans la traversée des savoirs établis, dans le dépasse-

1. L’expression « global village », est de Marshall McLuhan (1967). L’auteur lui-même en a relativisé
la portée, cependant, et refusait de l’idéaliser pour y voir tout aussi bien le règne de l’envie et du mépris
que celui de la justice et de l’équilibre. Voir G.E. Stearn (1969 : 169).

6
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

ment du sens commun et la transgression des protocoles normatifs, s’épanouis-


sent parfois des solidarités humaines audacieuses.
La liminalité2 n’a-t-elle pas en effet pour fonction d’ouvrir à l’altérité ?
Affronter l’impasse est alors lieu, pour l’humain, de tester l’irréductibilité de
son désir, ce désir dont Spinoza disait qu’il est l’« essence de l’être » puisqu’il
actualise, précisément, l’« effort pour persévérer dans l’être » (1999 : 217), dans
une mobilisation qui va bien plus loin que les objets circonstanciels supposés le
satisfaire puisqu’elle représente rien de moins qu’une quête de la béatitude3.
Survivre au trauma que peut représenter la maladie, dès lors, consiste non pas à
chercher un au-delà de la vie, mais à choisir, ici et maintenant, « la vie la plus
intense possible » (Derrida, 2004 : 8). Ayant affronté la mort, marqué par l’ex-
périence des limites, le sujet doit en effet quitter les illusions tranquilles et les
ronrons du sens commun pour aborder le réel à la fois impitoyable et
libérateur.

1 La question du sens dans l’expérience de la maladie


Travaillant le corps et l’esprit contre sa volonté, la maladie assujettit le sujet
à une loi qui lui est étrangère. Elle brise ses espoirs d’autonomie et met en cause
l’intimité de son être. Elle s’accompagne, en conséquence, d’une double souf-
france, à la fois physique et morale. Si la première est vécue dans le corps et se
manifeste par la douleur et les dysfonctionnements organiques, la seconde se vit
d’abord dans l’esprit et est cause d’un mal-être qui, même quand il reste diffus
et général, n’en est pas moins profond. Provenant d’une rupture entre le réel et
les idéaux du moi, elle concerne l’identité du sujet, c’est-à-dire ce en quoi il se
construit lui-même comme un être singulier, dans l’articulation de son désir et
de son environnement. Elle le renvoie tant à la vérité profonde de son être qu’à
la culture dont il est dépendant. Bref un Je, actif, s’y confronte à l’instance de
l’altérité, l’Autre.
Le premier versant de cette dialectique concerne l’authenticité de l’être,
c’est-à-dire, selon les mots de Charles Taylor, le mode selon lequel chacun
possède « sa façon personnelle de réaliser sa propre humanité » (2003 : 80), dans
les contraintes de son histoire et de son environnement. Cette authenticité ne
consiste pas à afficher une quelconque perfection, puisque « la perfection, c’est

2. Sur ce concept, voir Victor Turner (1969 : 128) : « Communitas breaks in through the interstices
of structure, in liminality ; at the edges of structure, in marginality ; and from beneath structure, in
inferiority ».
3. « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même ; et nous n’en éprouvons
pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que en éprouvons la
joie que nous pouvons réprimer ces désirs ». (Spinoza, 1999, V, proposition 42)

7
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

l’acceptation et l’adoption de notre faiblesse » (Masson, 1997 : 72). Mais elle


suppose de puiser dans son intimité, « ce petit château fort dans l’âme où Dieu
lui-même n’a encore jamais pénétré de son regard », disait Maître Eckhart (cité
par Cugno, 2004 : 627), là où, au-delà des maquillages et des faux-fuyants, des
divertissements procurés par le pouvoir, l’argent et le sexe, il est question de
dignité et de vérité.
Le second versant concerne la reconnaissance dont chacun a besoin pour
vivre parmi les autres. La maladie, parce qu’elle révèle la fragilité foncière de
l’être, le rend étranger à lui-même. Elle devient ainsi véritablement trauma.
Subjectivation de la souffrance, sous l’impulsion de l’angoisse (Kègle et Gagné,
2007 :  25), elle est alors bien plus que physique. Dans ce trauma, étrange
devient le monde qui entoure le malade puisque sont altérés, sinon perdus, les
repères coutumiers qui pouvaient assurer l’équilibre de sa vie. Même les regards
les plus bienveillants, ceux des proches et des soignants par exemple, devien-
nent alors pour lui inquiétants. Ils l’aliènent, dans la mesure où ils traduisent
des savoirs et des maîtrises qui lui échappent, alors que son sort en dépend.
Nonobstant l’amitié et la solidarité dont ils cherchent à témoigner, ils représen-
tent autant d’intrusions irritantes.
Dans ce naufrage des repères habituels de l’existence, la maladie met en
cause non seulement l’équilibre du corps et de l’esprit, comme nous venons de
l’indiquer, mais les rapports de l’un et l’autre avec le temps. En effet, dans l’es-
poir d’un secours ou d’une accalmie, elle impose une attente. Lot commun aux
malades, aux soignants et aux proches, celle-ci représente, elle aussi, une rupture
du cours normal des choses, articulant à nouveaux frais le passé, le présent et le
devenir. Les rythmes du corps, les aléas de la nature, le vécu social, les opéra-
teurs de la culture, le rêve même (Chesneaux, 1006) y sont remodelés, dans une
sorte de reconstruction du monde habitable. C’est là sans doute que la question
du sens est le plus radicalement posée, parce qu’assumer un sens, dans la vie
humaine, consiste précisément à endosser cette habitation du temps et  à y
orienter son regard de façon à prendre un cap pour la poursuite du voyage.
Paradoxalement, si le vécu de la maladie se manifeste par un dépérissement
de l’être, il représente aussi un temps fort du désir. Confrontés à la maladie,
tous sont interpellés par des questions de sens, dans l’immédiat comme dans le
moyen et le long termes. Tous sont appelés à porter leur regard vers l’avenir, à
l’imaginer pour qu’il prenne cohérence et puisse être partagé. Pour le malade,
l’enjeu de l’attente est de survivre ; pour les soignants, il est de soulager dans
l’immédiat et de tout mettre en œuvre en vue de la guérison ; pour tous (patient,
soignants et proches…), il s’agit de prendre soin, de soi-même et de l’autre, en
accompagnant les efforts de chacun, en partageant le pain, en quelque sorte, de
la fragilité et du désir.

8
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

Le sens, en effet, naît et se développe dans la restriction de l’univers des


possibles, c’est-à-dire la conscience des limites. C’est pourquoi l’art de survivre
nécessite de se faire une image du désirable, entendu qu’une image est toujours
tributaire d’un cadre, donc d’une limite déterminant ce qu’elle inclut et ce
qu’elle exclut. L’appropriation d’un sens suppose un ordre, un nomos, « ornant
le chaos des choses d’une représentation désirable et ordonnée [où chacun peut]
sentir sa présence significative et sa culture en continuité avec l’univers » (Berger,
1971 : 55).Autrement règne l’anomie.
L’être humain « ne peut pas vivre au milieu des choses sans s’en faire des
idées d’après lesquelles il règle sa conduite » (Durkeim, 1963 : 15). Cette capa-
cité de faire sens, qui lui est spécifique, l’habilite à aménager le monde selon ses
idéaux, c’est-à-dire à créer, par l’inscription dans la culture de valeurs suscepti-
bles de présider au tri du désirable et de l’indésirable. Inquiétant défi. Et redou-
table liberté, parce qu’elle autorise aussi bien l’exploitation du monde que son
habitation, la destruction de l’environnement que son embellissement, l’anéan-
tissement de la vie que sa mise en culture. Puissance propre à l’humain, elle
interpelle constamment sa responsabilité.
Mais cette puissance est aussi symptôme de faiblesse. Le sens auquel l’hu-
main a accès – ou qu’il s’autorise à construire – s’appuie essentiellement sur ce
qui le met en souffrance, c’est-à-dire en manque4. Un défaut, dans son être, fait
en sorte que sa vie n’est pas totalement déterminée, ni par ses gènes, ni par son
histoire, ni par ses habitudes culturelles. Il doit constamment affronter l’incer-
titude, et en conséquence faire des choix. Ceux-ci définissent alors des espaces
de liberté, certes réels, mais toujours relatifs. Ainsi, au niveau le plus élémen-
taire de l’expérience du langage, est-ce essentiellement parce qu’il est fragile que
l’être humain articule des sons auxquels il attribue un sens. Il se croit alors
susceptible d’être entendu par d’autres. Il espère être reconnu dans son désir de
convivialité5. Mais si les mots favorisent l’entente entre les humains, ils sont
aussi des armes capables de tuer.
C’est pourquoi la mise en acte de la liberté requiert des calculs gérés par la
raison. Celle-ci estime et ordonne les stratégies les mieux aptes à satisfaire le
désir. Elle mesure aussi la distance entre les idéaux qui mobilisent l’action et la
réalité. Quels que soient sa grammaire et ses moyens, elle reste donc toujours
nécessaire. On ne peut jouir d’un mets ou de la lumière du soleil par la seule
opération de la raison, mais elle permet d’éviter de s’empoisonner ou de perdre
la vue en s’exposant à trop de lumière. Elle n’est jamais suffisante pour vérita-

4. Comme on disait autrefois, au magasin général, que la farine ou le sucre étaient en souffrance
quand on en manquait.
5. « […] on parle pour être entendu ; [...] nous devons tenir compte du sens dont [les sons] sont
chargés, car c’est pour être compris qu’on cherche à être entendu ». (Jakobson, 1976 : 41).

9
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

blement jouir du monde et elle reste inéluctablement faillible6. Mais sa mise en


sommeil engendre des monstres.
Ainsi, quelle qu’en soit la figure (autrui, la maladie, la nature, une culture
étrangère, etc.), la rencontre de l’altérité est-elle nécessaire à l’identité du sujet.
Elle lui impose une expérience qui le rend conscient de sa singularité en même
temps qu’elle relativise l’image qu’il se fait de lui-même. Ce faisant, elle peut le
régénérer tout aussi bien que le déprécier. Mais en tout état de cause, elle le
force à revisiter ses idéaux. Elle « lui interdit de s’installer chez lui –  dans sa
demeure ou dans son intériorité – ou de rentrer chez lui en abandonnant le
monde à sa détresse » (Chalier, 1993 : 86).

La rencontre du sida amplifie tous ces défis


Tout d’abord, au niveau élémentaire de la médication à laquelle doit s’as-
treindre le patient pour survivre, elle exige un niveau d’observance très élevé :
« supérieur ou égal à 95 pour cent des prises, soit pour deux prises par jour,
moins d’une erreur par semaine », selon Patrick Yeni (2008)7. Cette observance
comporte plusieurs déterminants, « mais reste très liée à la biographie et aux
conditions de vie du sujet ; elle doit ainsi être considérée comme un phéno-
mène dynamique, évoluant avec l’histoire de la personne »8. À elle seule, elle
engage donc le sujet dans une nouvelle histoire de vie.
Or, une telle histoire n’est pas faite seulement de réalités factuelles et de
routines. Elle doit se construire, s’inventer9. Elle se situe au confluent des repré-
sentations du sens qui peuvent mobiliser les efforts du sujet pour survivre et les
conditions effectives qui lui sont faites. Elle est produite d’une dialectique, à la
rencontre de l’idéal nourri au plus profond de l’être et des attentes des autres à
son égard10. L’être humain singulier apparaît ainsi comme « le produit d’une
histoire dont il cherche à devenir le sujet » (Gaulejac, 1992). Mais dès lors qu’il
prend conscience des ambiguïtés inhérentes à cette situation, s’impose à
nouveaux frais la question de l’authenticité de son être. Au creux de son inti-
mité comme dans les masques qu’il donne à voir, se joue alors, dans le présent,
une dramatique du sens qui est rencontre du singulier et du commun, du
réfléchi et du conventionnel, de l’histoire et du devenir.

6. Ce pourquoi la scientificité d’une proposition repose, selon Karl Popper, sur sa falsifiabilité, autre-
ment dit la mesure de ses limites (Popper, 1973).
7. Selon ce même auteur, le niveau d’observance requis de la plupart des autres maladies chroniques
est d’environ 50 %.
8. Idem.
9. Au premier sens du mot : faire advenir (in venire) à ce qui peut se dire, à la réalité du signifiant.
10. On reconnaîtra ici, réduite à sa formulation la plus élémentaire, la distinction freudienne entre
le moi idéal (Ich ideal) et l’idéal du moi (Ideal Ich).

10
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

Une telle discipline d’observance médicinale peut transformer radicale-


ment une identité. Quelles que soient les stratégies adoptées – cacher son état
ou, à l’autre pôle, mettre les autres à son service – elle implique un réaménage-
ment de l’économie quotidienne des rapports humains. Elle donne au sujet un
visage dont l’enjeu, désormais incontournable, est de se faire reconnaître dans
la vérité singulière de son histoire. Or, le visage ainsi offert aux autres, comme
les mots dans la parole, inaugure lui aussi une présence incertaine : il masque,
tout en donnant à voir. Il doit être désirable, de façon à ce qu’un terrain de
convivialité devienne possible, mais cette séduction peut aussi s’avérer mensonge
et entraîner l’autre à sa perte, à la manière dont en use Don Juan. Présenter un
visage implique d’emblée une éthique dont l’enjeu, même dans les situations les
plus banales, n’est rien de moins que la vie et la mort.
L’exigence d’observance manifeste ainsi le fait que le corps malade n’est pas
seulement un corps-objet, mais un corps pris dans une convivialité, c’est-à-dire
un sujet dont tous les actes sont signifiants, un sujet qui engage sa responsabilité
par le visage qu’il donne à voir. Ses gestes transforment et rappellent sans cesse
les exigences du vivre ensemble en humains. Son corps, quelle que soit la disci-
pline qu’il accepte ou refuse, est un corps parlant. Dans la mesure même où il
se trouve en quête d’authenticité, il doit tenir, selon le mot de Levinas, une
parole d’honneur (Levinas, 1996 : 38).
Or, cette parole, pour les survivants du VIH/sida, s’avère souvent acculée à
une histoire indicible.
Pourquoi indicible ? Le sens commun la renvoie trop facilement à la honte.
Spontanément associé aux pratiques sexuelles, le sida en effet est chargé des
tabous et refoulements liés à ces pratiques, sans considérer la plupart du temps
que celles-ci (et ceux-là) sont aussi des produits socioculturels et qu’à ce titre, ils
exigent également d’êtres soumis à la raison critique. En conséquence, l’indi-
cible auquel est confrontée la personne malade ne renvoie pas à sa seule respon-
sabilité, mais est produit d’une conjoncture beaucoup plus complexe.
Pour qu’une histoire puisse être racontée, en effet, une condition est néces-
saire : il faut que quelqu’un puisse l’écouter. Tous les traumatisés – soldats reve-
nant d’un théâtre d’opérations, victimes des génocides11, policiers témoins de
situations macabres, voire ambulanciers intervenants sur les scènes d’acci-
dents  – peuvent témoigner de la difficulté à trouver cette écoute dans leur
entourage normal, même quand on célèbre leur bravoure et leur abnégation.

11. Jorge Semprun (1994 : 15 ; 215) prendra ainsi quarante ans avant d’accepter de raconter son
expérience de la Shoah. Certes cette histoire, dit-il, « me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie »,
mais aussi « c’est l’horreur que révèle le regard des autres. Si leurs yeux sont un miroir, enfin, je dois
avoir un regard fou, dévasté ».

11
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Personne n’aime entendre les récits de la souffrance, du manque et du non-sens.


Personne n’apprécie que ces réalités deviennent familières, sans écran interposé
pour les tenir à distance. Dès lors, une histoire n’a pas besoin d’être honteuse
pour ne pas être racontable. Il lui suffit de mettre en scène une fragilité humaine
que la vie normale, la culture de sens commun, s’efforce de bétonner pour ne pas
devoir l’affronter.
Une écoute attentive et compatissante est la condition sine qua non pour
que la vérité du manque puisse commencer à se dire. Cette écoute, écrit Maurice
Bellet (1989 : 24-25), consiste à « faire hospitalité à l’autre ». Or, qui reçoit un
hôte chez lui doit commencer par libérer un espace qui lui fait place. Pour être
capable d’entendre l’autre, et par conséquent contribuer à libérer sa parole, il
faut donc quitter les savoirs acquis qui réduisent son altérité à du connu. Et
plus la souffrance du sujet en instance de parole est profonde, plus son écoute
requiert d’être inconditionnelle, sans jugement, sans grille d’interprétation, ni
morale ni même clinique. Toute grille, en effet, incite à se jouer de ses barreaux
et est un obstacle au dire vrai. Pour qu’une parole émerge sans faux-fuyants,
sans stratégies de séduction, elle a besoin d’une écoute inconditionnelle.
Ceux qui se donnent mission d’écouter les malades en fin de vie ou la
désespérance, les souffrances tous azimuts incrustées dans les villes, connaissent
l’ascèse que cela suppose. Il est en effet toujours plus facile d’incarcérer l’autre
derrière des interprétations connues, confortant les pseudo-savoirs et leurs
certitudes, que de prendre le risque d’un face-à-face avec lui. L’autre altère. On
ne peut plus parler de la même façon une fois qu’on l’a rencontré. C’est pour-
quoi, bien sûr, on le craint et on le garde à distance.
Les fins de non-recevoir opposées aux récits de souffrance des sidatiques
font symptômes de cette peur. Leur dépassement suppose, dès lors, d’accepter
le fait que personne n’est jamais seul avec ses propres valeurs. Le sens donné à
la vie est le produit d’une rencontre, dans un espace de solidarité où l’autre pèse
tout autant que soi-même. Or, cela contredit les postulats individualistes d’une
société de concurrence et de performance.
Ce rapport au sens est mobilisateur : il donne lieu à la projection d’un idéal
personnel, un « moi idéal », qui doit s’articuler – sans s’y confondre – aux idéaux
portés par son environnement. Le sens assumé est alors bien davantage de
l’ordre de l’invention que de la découverte : il s’agit moins de déterrer ce qui
serait enfoui que de faire advenir au langage, c’est-à-dire au partage, ce qui
n’existe pas sans partage. En conséquence, raconter l’histoire de sa vie consiste
moins à rapporter la réalité factuelle et « objective » d’événements passés, dans
une mise à jour de ce qui serait déjà là, qu’à inaugurer et entretenir un rapport
original au sens, à travers la représentation qu’on se fait de ces événements.

12
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

L’histoire de vie de chacun, dès lors, se donne comme cette capacité propre à
l’humain « par un retour réflexif sur son passé, de se projeter dans l’avenir »
(Gallez, 1996 : 23). Rétablir une histoire dicible suppose donc une conversion,
tant de la part de celui qui la raconte que de ceux qui l’entendent. Cela implique
de changer radicalement valeurs et styles de vie pour laisser croître des solida-
rités inédites.
Il faut pour cela visiter les cimetières du passé les yeux tournés vers l’avenir
(Giard, 1988 : 165). C’est bien là le défi qui habite le malade et ses proches, défi
qui est celui-là même de la condition humaine puisqu’il consiste à chercher à
devenir sujet, en partageant avec d’autres le pain de sa propre histoire. Face au
sida, à ses exigences d’observance et au regard qu’il suscite de la part des autres,
ce défi est impossible à évacuer. La blessure pousse à écrire, pour l’avenir, une
histoire neuve, dans laquelle le désir est interpellé à frais nouveaux. Elle
commande ainsi le mouvement par lequel continue de se créer l’espèce humaine.
Il n’existe pas, en effet, de créativité sans histoire. Le sujet n’existe pas ex
nihilo, mais à partir d’une histoire déjà là, dans laquelle il inscrit son désir.
Aussi, la conscience qu’il construit de lui-même se déduit-elle dans l’après-coup
de sa création, quand il en effectue la relecture pour lui attribuer une valeur et,
en conséquence, un sens. Déjà, dans la bible, Dieu se fait connaître (et se recon-
naît lui-même) à travers son acte créateur : « Au commencement, Il créa les
cieux et la terre » (Genèse 1, 1) […] et « Il vit que cela était bon » (Genèse 1, 10 ;
1, 12 ; 1, 17 ; 1, 21 ; 1, 25). Qu’est-ce qui se crée dans une histoire de vie ? Très
précisément cet espace de valeurs, toujours en transaction avec les autres,
permettant au sujet de prendre place, de s’inventer une identité et d’assumer sa
propre capacité de parole, c’est-à-dire sa responsabilité, en discriminant le dési-
rable de l’indésirable.
On insiste beaucoup, dans le contexte du rétablissement des personnes
atteintes du sida, sur le fait qu’elles restent porteuses du virus et, en consé-
quence, toujours susceptibles d’infecter d’autres personnes. Elles sont ainsi
appelées à une vigilance stricte dans la gestion de leur vie sexuelle, vigilance du
même type que celle de l’observance médicale et qui relève d’une visibilité
analogue, altérant les rapports aux autres. Mais l’intimité des corps partagée
dans les échanges sexuels va bien plus loin que d’autres rapports humains. Elle
engage une responsabilité immédiate et directe, responsabilité dont l’expression
la plus immédiate, ici, consiste à « protéger ses partenaires ».
Dans ce contexte, la question de la vérité du désir devient incontournable.
Elle engage cette responsabilité dont Levinas fait une exigence de l’humain : « Je
suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque... La réciproque c’est son
affaire et non la mienne » (1982 : 105). Le sida engage un rapport à la vie et à la
mort plus explicite que la plupart des autres maladies : un rapport qui concerne
13
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

l’intimité de l’être dans ses pratiques de sens, à travers ses relations sociales, et
que la poursuite de satisfactions circonstancielles ou de plaisirs immédiats ne
peut plus masquer.
L’imaginaire du sens que la maladie fait ainsi ressurgir, chez les patients,
chez leurs partenaires sexuels et tous ceux avec lesquels ils entrent en relation
–  autrement dit les populations qui se veulent « saines »  – met en cause la
construction sociale de la normalité, avec ses valeurs fonctionnelles (gagner sa
vie, être reconnu de ses pairs, réussir) et son cortège de jugements intempestifs,
de tabous et de préjugés. Elle concerne la normalité du sens, c’est-à-dire ce qui
constitue le cœur de l’entente entre les humains qui prétendent vivre ensemble.
Soumis à des observances visibles et hors du commun, éthiques autant que
thérapeutiques, le porteur du VIH rappelle à tous non seulement qu’il reste
potentiellement dangereux, mais qu’il est sujet d’une histoire tragique. Si, alors
même qu’il entend survivre dans la dignité, son état l’exile de la bonne société,
cette relégation n’est-elle pas celle que risque toute pratique de la différence,
telle que la connaît l’innombrable cohorte des marginalisés par les sociétés
contemporaines : psychiatrisés hantant les rues, « pauvres mal guéris »12, enfants
abandonnés, femmes exploitées, vieillards isolés, chômeurs oubliés, itinérants
refoulés, sans papiers privés d’identité, etc. ?
Ce que nous apprend l’expérience du sida, à ce propos, est dans un premier
temps que l’irrecevabilité d’un dire, dans une histoire personnelle, est une
présence envahissante, favorisant la mésestime de soi et coupant les ponts avec
les autres. Mais il y a davantage. Elle met en cause le sens commun, dans tous
ses états. Même s’il est devenu une maladie contrôlée et non létale dans les pays
développés, le sida y menace la représentation ordinaire du sens, celle qui fait
de sa production une responsabilité individuelle et l’attache, en conséquence,
aux mythes libertaires dominant les régulations économiques. Du même coup,
il démontre combien sont fragiles les structures de solidarités capables d’ac-
cueillir du sens. Dans la mesure où celles-ci reposent sur des affects, comme le
mettent en scène les réseaux sociaux sur Internet, « savants mélanges de vie
privée et de voyeurisme » (Rivière, 2010 : 28), en effet, on ne peut y concevoir
de responsabilité que par la manière dont chacun est affecté, personnellement,
par des histoires qui lui sont étrangères, mais se mettent, d’emblée, à le
concerner. Cliquez : j’aime.
On remarque aujourd’hui que les grandes initiatives religieuses, et avec
elles les spiritualités et les quêtes de sens, ont surtout pour fonction de combler
les manques vécus par les collectivités et les individus. L’abbé Pierre a donné
voix aux sans-abri, mère Teresa aux mourants oubliés, le dalaï-lama rappelle

12. L’expression est de Philippe Néri (1515-1595).

14
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

sans cesse l’importance du pardon... Toutes ces réalisations sont certes admira-
bles et témoignent de grands idéaux. Mais elles ont surtout comme fonction de
combler les vides laissés par l’incapacité de transmettre les valeurs de solidarités
fondamentales aux groupes humains. Elles corrigent les aberrations d’une
culture commune rendant la vie impossible à beaucoup de citoyens. Certes,
elles exercent en cela une fonction critique indispensable. Elles ont même voca-
tion thaumaturgique, permettant aux laissés pour compte de s’inscrire dans une
véritable histoire de salut, ici et maintenant, et de corriger une histoire qui les
avait rendus malades à force de les oublier. Mais l’importance de cette fonction,
malgré son indéniable caractère humanisant, laisse en plan beaucoup de
questions.
Les sociétés contemporaines sont-elles aptes à prendre en charge leurs
propres impasses ? Une société de l’attention aux autres – c’est-à-dire éthique –
est-elle possible ? Peut-on, par exemple, associer le care13, c’est-à-dire la compas-
sion, aux procédures de cure, hautement techniques et rationnelles, qui sont de
mises dans les institutions de santé ? Peut-on faire entendre la fragilité humaine
malgré la forclusion dont elle est l’objet quand la loi est celle de la performance
et de la réalisation de soi ? Peut-on passer de la dépendance à l’interdépen-
dance ? Peut-on gommer les inégalités ? Est-il possible de proposer des idéaux
communs – ce qui est la fonction du politique – qui dépassent les enjeux de
pouvoir et de domination des humains sur d’autres humains ? Bref, l’éthique
peut-elle être prise au sérieux par le politique, par le technique et par l’adminis-
tratif, tous ces lieux de contrôle des activités humaines qui se targuent de ratio-
nalité et se nourrissent de « données probantes » ?
Le sida porte, à ce propos, une charge affective plus lourde que la plupart
des maladies chroniques parce qu’il est la plupart du temps associé, dans les
communautés humaines conventionnelles, à des pratiques taboues. Il fait ainsi
éclater les frontières entre la vie privée et la vie publique. Il fait éclater les
clivages moraux et représentationnels qui fondent la subjectivité moderne dans
le refoulement, la réduisant à une intimité barrée de la place publique, c’est-à-
dire ob-scène. Il fait de l’expérience de la maladie une question éminemment
sociale, non pas parce que son traitement relève des fonds publics – ce qui est à
la limite un épiphénomène –, mais parce qu’elle met en cause les articulations
fondamentales de la convivialité et les modes communs de l’organisation
sociale, en effaçant, notamment, l’opposition entre la production et la significa-
tion qui caractérise les sociétés contemporaines. Cette expérience rend dès lors
caduque la réduction du sens à une affaire relevant du seul libre arbitre
individuel.

13. Cette notion a été d’abord développée par Carol Gilligan ([1982] 2008). Voir aussi Tronto
([1993] 2009).

15
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

2 Le sida et les fractures sociales contemporaines


Cette perturbation foncière des rapports sociaux, que nous avons consi-
dérée jusqu’ici d’un point de vue microsocial (à partir de ceux qui sont person-
nellement touchés), s’articule à l’ensemble des structures sociétales. C’est à ce
niveau plus général, d’ailleurs, que l’acronyme MTS trouve toute sa portée :
maladie non seulement à transmission sexuelle – ce à quoi on la réduit généra-
lement –, mais véritablement sociale (Lebouché, 2010). À ce niveau, la réduc-
tion du « S » à « sexuel » est tout à fait insuffisante. Elle risque de faire oublier
que la vie sexuelle est elle aussi une dimension de la vie sociale et n’échappe pas
à ses pressions. Mais si le « S » de MTS est insuffisant, le « T » l’est également. En
effet, le caractère social de la maladie ne se révèle pas seulement dans sa trans-
mission, mais il marque tout aussi profondément sa prévention, sa cure et ses
processus de rétablissement.
Considérons donc rapidement quelques dimensions de cette composante
macrosociale.

2.1 Un problème d’organisation sociale


Comme toutes les pandémies, celle-ci épouse les dynamiques des popula-
tions dans lesquelles elle sévit, notamment leur mobilité, les fractures existantes
entre les nantis et les plus pauvres, de même que l’état actuel de leur organisa-
tion sociale, c’est-à-dire, en gros, la cohérence, « l’arrangement global » (Rocher,
1969 :  144) de tous les éléments influençant l’agir dans un groupe humain,
quelle qu’en soit la nature. On est de plus en plus conscient, désormais, que
l’incidence de beaucoup de maladies, tel le cancer, est liée aux modes de vie :
tabagisme, habitudes alimentaires, inaction corporelle, stress, etc. On sait aussi
que la prévention de ces maladies, si elle veut prétendre à un minimum d’effi-
cacité, doit interroger ces modes de vie bien avant l’apparition des premiers
symptômes qui guident le diagnostic.
Dans cette perspective, il est encore pertinent, d’interroger l’expérience des
maladies infectieuses qui ont ravagé le monde dans l’histoire. Les maillages
sanitaires qui, petit à petit, ont réussi à les conjurer, sinon à les faire disparaître,
ont généralement misé sur variété de facteurs, non seulement bactériologiques
(dont la connaissance est tardive), mais hygiéniques au sens large : disposition
des déjections animales et humaines, qualité des eaux potables, etc. Le climat,
les ressources alimentaires, les guerres, les mouvements de population, la stabi-
lité sociopolitique, tout ce qui altère les rapports entre les humains et leur envi-
ronnement, deviennent dès lors des facteurs influant sur la santé.

16
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

Les grandes pestes du Moyen Âge furent réputées naître dans les ports et se
propager par les routes commerciales. Quoique fondée sur des observations peu
contrôlées, une telle présomption permettait d’en circonvenir minimalement la
propagation. Et, bénéfice collatéral, dans des sociétés où la crainte de l’autre,
toujours ennemi potentiel, restait atavique, il permettait aussi d’en imputer la
responsabilité à l’étranger, le marin en goguette ou quelque sombre inconnu.
La réception contemporaine des pandémies n’est pas substantiellement diffé-
rente, même si les observations d’aujourd’hui sont plus précises. On a pu noter,
ainsi, comment la propagation du sida au vingtième siècle, notamment en
Afrique, suit encore les mouvements de population liés aux guerres et aux aléas
économiques.
L’Afrique subsaharienne comptait 22 millions de séropositifs en 2007, soit
67 % du total mondial. Y sont apparues 1,9 million de nouvelles contamina-
tions et on y a déploré 1,5 million de décès14. Face à de telles informations, il
est logique de conclure que l’état général de cohésion des cultures est en cause.
Quoique cette fonction discriminante de la maladie soit moins visible en
Amérique et en Europe, cela ne signifie pas qu’elle y soit moins fondamentale.
Les segments de population marginalisés ou appauvris, tels les Afro-Américains
et les personnes âgées (Lebouché, 2010), y présentent toujours une vulnérabi-
lité particulière. Et ici encore, le VIH/sida s’inscrit dans une logique qui dépasse
la singularité de ses caractéristiques biomédicales et en rattache l’épidémiologie
à un ensemble de considérations sociales et culturelles. La pandémie présente
un choix préférentiel pour les plus pauvres, non seulement en termes de biens
matériels, mais en termes d’appropriation de leur culture.
L’épidémiologiste Richard Wilkinson note ainsi qu’aux États-Unis, les
femmes blanches des quartiers les plus riches ont une espérance de vie de 86
ans, contre 70 ans pour les femmes noires des quartiers les plus pauvres (Wilk-
inson, 2010). À Glasgow, l’espérance de vie à la naissance pour les hommes est
de 54 ans dans le quartier de Calton (proche banlieue) et de 82 ans dans celui
de Lenzie, distant de quelques kilomètres à peine (OMS, 2008). Pourquoi les
pauvres vivent-ils moins vieux que les riches ? Pour Wilkinson, la cause réside
essentiellement dans les inégalités sociales. Les maladies naissent de l’interac-
tion entre les humains et leur environnement. L’organisation sociale détermine
le vécu sanitaire de la même manière qu’elle influence le vécu moral, religieux
et légal.
La morphologie sociale des groupes humains devient, ainsi, une dimension
importante de la compréhension de la maladie. Elle pousse à considérer non
seulement leurs caractéristiques matérielles (nombre d’individus, structures

14. Source : Rapport OMS/ONUSIDA, août 2008.

17
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

d’âge, accès aux biens, etc.), mais les qualités relationnelles qu’ils entretiennent
et les valeurs qui mobilisent leurs membres. Pour Maurice Halbwachs, un
groupe est d’autant mieux positionné dans la société globale que ses membres
« participent davantage à la vie collective, telle qu’elle est organisée dans leur
société » (Halbwachs, 1913 :  9). La notion d’« organisation sociale », ainsi
amenée à contribution, s’accorde à l’idée générale selon laquelle les sociétés
fonctionnent à la manière de corps organisés, avec leurs organes et leurs fonc-
tions différenciés et articulés les uns aux autres. La cohérence de l’organisation
sociale, sa capacité à soutenir un « bien vivre », peut être saisie au plan local (par
exemple : un village, un clan, une lignée familiale) comme à divers niveaux de
globalisation  (un pays, une région, un continent, voire l’organisation sociale
planétaire). Physique ou mentale, la santé ne peut être dissociée de son état
actuel. C’est pourquoi son « institution » comprend bien plus que les pratiques
reconnues dans des organismes officiels, publics ou privés. Elle implique, en
fait, tout ce qui lie les êtres humains, dans un milieu donné15. Elle incorpore les
systèmes de représentation et de valeurs sur lesquels ils s’entendent et qui repré-
sentent, pour eux, un réservoir de sens commun. Sans même avoir besoin d’être
explicité, celui-ci dès lors « transcende les consciences individuelles et sert de
point de repère pour [les] jugements objectifs et normatifs » (Pharo, 1997 : 48).
Il intègre ainsi, à sa place relative, toute idée et tout idéal, quelle que soit l’auto-
rité dont il relève, quelle que soit la virulence des débats qu’il peut susciter. Il va
sans dire que si l’organisation sociale concerne la qualité de la vie dans toutes
ses dimensions, elle exerce aussi le contrôle assurant la régulation, plus ou moins
rigoureuse et efficace, des comportements.
Un des grands leurres idéologiques du monde contemporain, de ce point
de vue, est sans doute de poser que les sociétés modernes exercent moins de
contrôle que les traditionnelles, sous prétexte qu’elles présentent des figures
d’autorité plus floues et ne sanctionnent que faiblement les déviances par
rapport aux traditions. Certes les normes disciplinaires des Églises et de la
famille, autrefois en corrélation intime, sont en perte d’efficacité. Mais ne sont-
elles pas remplacées par d’autres institutions, plus diffuses et plus subtiles certes,
dont les régulations, essentiellement techniques et marchandes, c’est-à-dire
« rationnelles », ne sont pas moins contraignantes ?

2.2 Société de contrôle


Rationnelle et technique, la régulation des sociétés contemporaines se
mesure par sa capacité de viser l’efficacité optimale des actes posés dans un
certain cadre opérationnel – par exemple, un poste de travail sur une chaîne de

15. Sur ce concept d’institution, voir Malinowski (1968 : 38).

18
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

montage, ou une unité de soins dans un hôpital. Marchande, cette régulation


vise à procurer un maximum de satisfaction aux contractants d’un échange, en
optimalisant le rendement des ressources (temps, argent, stratégies de vente et
d’achat, etc.) qu’ils y investissent.
Dès lors, plusieurs caractéristiques de ce que Gilles Deleuze (1990) a appelé
les nouvelles « sociétés de contrôle » méritent l’attention. Tout d’abord, elles
fonctionnent moins par des interdits que par des impératifs de performance.
Elles peuvent sembler beaucoup plus permissives que les institutions ances-
trales, mais n’éliminent pas moins, sans état d’âme, ceux qui ne rencontrent pas
leurs standards. Ensuite, même quand elles favorisent des mécanismes techni-
ques flexibles et d’apparence aléatoire, elles ont tendance à les étendre de façon
illimitée, jusqu’à « occuper » la totalité de la vie du travailleur, le poussant « à
confondre son existence avec sa fonction, à prendre sa fonction pour son exis-
tence » (Bataille, 2004 : 35). S’absorbant dans une telle hypertrophie fonction-
nelle, le sujet ne peut alors qu’entrer « dans le royaume de la servitude », comme
le diagnostique Georges Bataille.
De plus, comme si cela n’était pas suffisant, leurs mécanismes de contrôle
échappent le plus souvent aux acteurs « de terrain », puisqu’ils relèvent de
conseils d’administration anonymes, avant tout au service de la santé financière
de leurs investisseurs. Ainsi a-t-on pu voir, en ce qui concerne le VIH/sida, la
production industrielle des formules pédiatriques de trithérapie être à peu près
abandonnée, sous prétexte que le nombre de cas en Amérique du Nord et en
Europe n’en justifiait pas les coûts, alors que des dizaines de milliers d’enfants
continuent d’être infectés en Afrique et en Amérique du Sud. Plus largement,
le directeur de l’Institut de recherche pharmacologique Mario-Negri de Milan
déplorait, en 1997, que « notre société ait presque entièrement délégué le déve-
loppement des médicaments à l’industrie pharmaceutique, ce qui fait que des
millions de personnes souffrant de maladies tropicales ne disposeront pas de
traitements efficaces tant que leurs gouvernements n’auront pas accumulé suffi-
samment de ressources pour garantir un marché de taille suffisante aux firmes
du secteur et pour rentabiliser leurs investissements dans la recherche » (Garat-
tini, 1997 :  47). Quand certains pays prennent le risque de transgresser les
conventions internationales sur les brevets pour produire des médications géné-
riques et améliorer leur efficacité préventive et curative, ils se rendent vulnéra-
bles à des sanctions économiques menaçant les autres secteurs de leur vie
industrielle.
Une implacable logique préside ainsi à la marche des sociétés contempo-
raines. Fernand Braudel (1967)16 a commencé à la démonter, voici un demi-

16. Voir surtout le volume 2, Les jeux de l’échange, 855 p.

19
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

siècle, en distinguant la réalité du marché et celle du capitalisme. Le marché,


avance-t-il en substance, fonctionne « sous le signe de l’échange naturel et sans
surprise », dans la concurrence. Le capitalisme – comme les crises de sa compo-
sante financière l’illustrent abondamment aujourd’hui – est animé par la spécu-
lation et la capacité de calcul dont dispose un petit groupe d’initiés. Parce qu’il
se fonde sur la puissance financière, avance Braudel, le capitalisme a toujours
pu se réserver les secteurs privilégiés de l’accumulation, secteurs changeants au
fil du temps : d’abord l’industrie, puis la banque et le négoce international
(idem). Cette logique est aujourd’hui associée à la mondialisation, dont elle est
sans doute autant la cause que l’effet, quoique celle-ci en décuple les forces. Elle
canalise les politiques internes et possède les moyens, il va sans dire, d’infléchir
celles des organisations internationales. « La globalisation est finalement le
produit des décisions prises par les firmes » avoue ainsi un rapport de la Confé-
rence des Nations Unies sur le commerce et le développement, en 1994.
« Cependant, les gains potentiels procurés par une intégration accrue dépen-
dent aussi de la coopération entre nations, dans le but d’abaisser les barrières et
d’organiser une gestion en douceur du processus d’intégration » (CNUCED,
1994 :  384). De cette manière, dans un langage feutré, s’expose sans honte,
comme un fait de nature, la dépendance des politiques internationales à l’égard
de puissances qui leur échappent. Quiconque tenterait de penser autrement se
trouve d’emblée disqualifié.
Aussi quoique les fractures sociales soient évidentes, elles ont toujours
tendance à être oubliées. Elles traversent pourtant autant les pays dits déve-
loppés eux-mêmes, comme nous l’avons vu dans les exemples évoqués plus
haut. Chez les autres : « Un tiers de la population de 104 pays en développe-
ment, soit 1,75 milliard de personnes, souffre de pauvreté multidimension-
nelle. Plus de la moitié d’entre elles vivent en Asie du Sud. Les taux sont
cependant plus élevés en Afrique subsaharienne, avec des variations impor-
tantes entre régions, groupes et populations indigènes » (PNUD, 2010 : 102).
Or, tous ces résidus de l’abondance sont les terrains privilégiés de propagation
des pandémies.
Le VIH/sida emprunte ainsi les traits d’une morphologie sociale mondia-
lisée. Quand hommes, femmes et enfants sont poussés sur les routes ou entassés
dans des camps, promiscuité et fragilité générale des conditions de vie font que
les modes traditionnels de régulation de leurs pratiques, sanitaires tant que
sexuelles, perdent leur acuité, sinon leur pertinence. Dans les camps de réfugiés,
dans les ports où débordent les marins, dans les mégapoles où survivent des
populations de toutes provenances, dans le voyage même, chacun se trouve
« libéré » des contraintes de son milieu d’origine. Les règles coutumières de la
vie sociale n’ont plus vraiment cours. Celles qui les remplacent ne visent plus la

20
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

cohérence des communautés, mais l’efficacité opérationnelle (la « réussite ») et


la « satisfaction » des individus.

2.3 Dérégulation et gestion du sens


Seuls les individus, en effet, peuvent prétendre  à quelque valeur sur le
marché. Ils se trouvent ainsi en situation de dérégulation, pour ne pas dire
d’anomie, par rapport à ce qui pouvait faire sens dans leur communauté d’ori-
gine. Affranchis d’attaches communautaires, déliés de leur histoire et souvent
incertains de leur avenir, ils restent certes en quête de valeurs. Mais celles qu’ils
trouvent dans l’immédiat, celles que suggère le sens commun, se présentent le
plus souvent sous forme d’opérations de survie à court terme, jugées à l’aune de
leur rapport coût/bénéfices et des satisfactions relatives qu’elles peuvent
procurer.
L’organisation sociale, en effet, qu’elle soit communautaire ou marchande,
n’est pas faite seulement de dispositions matérielles et de règles formelles. Elle
repose avant tout sur des systèmes de représentations articulés les uns aux
autres. Maurice Halbwachs, cité plus haut, en développe d’ailleurs trois niveaux
de repérage structurel : le religieux, l’économique et le politique (Halbwachs,
[1938] 1990). Chacun représente une « forme majeure d’activité humaine »
(Sue, 1994 : 29). La première, la forme religieuse, renvoie à un ordre supérieur,
au-delà de la réalité que les sens appréhendent et dont la raison évalue les
« valeurs ». Cet absent (Certeau, 1973), puissance dans laquelle s’atteste la
société selon Durkheim ([1925] 1960 : 322)17 et dont les sociologues recon-
naissent généralement la nécessité, se reconnaît dans l’articulation du langage
[et de l’expérience humaine] à un impossible à dire. Impossible et nécessaire se
trouvent ainsi en tandem. « Ce dont on ne peut parler » devient précisément « ce
dont on ne peut pas ne pas parler » (Certeau, 1973 : 153).
Nous appelons pour notre part instance de l’Autre, cette dimension de la
culture qui ne cesse de s’imposer aux humains, alors même que la raison leur dit
l’insuffisance de ses formes actuelles et qu’ils s’évertuent à la déconstruire pour
sans relâche la reconstituer. L’anomie causée par l’effritement des traditions
dans les espaces pluralistes, où s’impose la concurrence dans « l’ordonnance-
ment institutionnel des significations globales concernant la vie quotidienne »
(Berger et Luckman, 1967 :  117), renvoie foncièrement à la fragilité de ces
dispositifs représentationnels. Il n’est pas surprenant dès lors que l’effritement
des rapports traditionnels à la religion soit parmi les tout premiers symptômes
trahissant un processus de dérégulation sociale. Le même jeune marin qui va à
la messe quand il séjourne dans son village, oublie complètement cette préoc-

17. Voir aussi le texte fort d’Henri Desroche (1968 : 56-74), particulièrement le chapitre trois.

21
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

cupation quand il se trouve dans un port étranger. Et bientôt, quand il entre-


tiendra possiblement des femmes dans chaque port, il n’en continuera pas
moins à cultiver, intimement, le rêve impossible de celle qu’il mariera dans son
village et avec laquelle il fondera « sa » famille…
Réglée communautairement ou dérégulée, l’organisation sociale se struc-
ture ainsi dans les regards que les humains portent les uns sur les autres. L’indi-
vidu, écrivait déjà Georges Herbert Mead ([1934]  1963 :  118), « s’éprouve
comme tel, non pas directement, mais seulement indirectement en se plaçant
aux divers points de vue des autres membres du même groupe social, ou au
point de vue généralisé de tout groupe social auquel il appartient. Il entre dans
sa propre expérience […] seulement dans la mesure où il devient d’abord un
objet pour lui, de la même manière que les autres individus sont des objets pour
lui ». Chacun s’approprie sa propre vie, à travers les déterminations que lui
impose son histoire, les contraintes de son corps et les pressions de son
environnement.
On peut appeler conformisme cette aptitude quand elle devient une habi-
tude non réfléchie et pousse à adopter sans critique les idées et les pratiques
dominantes d’un milieu donné. Mais attention ! Le conformisme le plus banal
peut aussi recéler une subtile et insistante quête de sens. La consommation elle-
même, qui peut être jugée comme le symptôme d’un manque de vie spirituelle,
est toujours en même temps « une production de valeur/signe » (Baudrillard,
1972 : 128). Là même où elle semble complètement aliénée, elle peut recéler un
mouvement vital par lequel, comme l’écrit joliment Patrick Chamoiseau
(1992 : 95) à propos des rescapés de l’éruption du Mont Pelée, en 1902, « de
colliers en bijoux, de rubans en chapeaux, ils élevaient dans leur âme de ces
petites chapelles qui, le moment venu, exaltaient les ferveurs de leurs révoltes
d’un jour ».
S’il est vrai que la soumission des peuples à la logique du profit provoque
de terribles ravages en termes d’inégalités sociales (tout comme l’a régulière-
ment fait leur soumission à des princes despotiques), ses effets les plus profonds
se trouvent sans doute au niveau de l’éclatement des systèmes de représentation
structurant l’organisation des groupes humains et leurs idéaux mobilisateurs.
Elle en provoque la déstructuration, poussant les individus à s’accomplir
(s’éclater, dit un certain vocabulaire à la mode) dans des performances soi-disant
libérées, données à voir pour s’assurer d’une valeur dans le regard des autres et
sans cesse à reprendre puisque le dynamisme marchand qui les soutient suppose
logiquement leur péremption, de façon à devoir les renouveler.
Dans la formidable propension fabulatrice (Huston, 2008) qui le pousse
alors à imaginer sans cesse de nouveaux idéaux, de nouveaux moyens de trans-

22
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

cender ses limites, l’être humain appelle volontiers progrès (Lemieux, 2010) une
résilience dont il est difficile de saisir jusqu’à quel point elle est porteuse de
dépassement ou banale adaptation à un monde imposé (Manciaux, 2001). En
incitant chacun à polir sa représentation personnelle dans le miroir des sembla-
bles, par exemple, les réseaux sociaux sur Internet aménagent des espaces
complexes de pratiques identitaires, les uns et les autres étant appelés à se recon-
naître dans leur commune humanité en s’offrant mutuellement des traits singu-
liers. On y « vit » des relations à la fois « ouvertes » et « protégées » : ouvertes à
tous par l’affichage en façade, sur un « mur », protégées par des codes d’accès
prophylactiques séparant les « amis » des possibles prédateurs. S’y poursuit alors
un jeu à la fois symbiotique et différentiel requérant un subtil mélange de
conformisme et de transgression contrôlée. Chacun peut y référer à du sens
« commun », puisque partagé, tout en maintenant le polissage de sa singularité.
Chacun peut s’afficher tout en se sentant protégé contre la violence du monde.
La logique dite « sectaire » n’opère pas très différemment. Dans le miroir
des « croyants » présumés semblables, chacun est appelé à y approfondir une
expérience pourtant singulière dans la mesure où elle concerne « son » salut,
« son » rapport au sens, « son » manque, « sa » satisfaction. Le sens « commun »,
encore là, est protégé par des codes d’autant plus jalousement gardés qu’il pour-
rait autrement paraître ésotérique et fragile. Il va sans dire que de telles struc-
tures sociétales, même ludiques, sont des terrains privilégiés pour la perversion,
soit celle des jeux de pouvoirs sectaires transformant les croyants en galériens,
ou celle des jeux de séduction exploitant la naïveté des « amis ». Le « sens
commun » exerce toujours ainsi une double fonction : il permet au sujet d’affi-
cher des traits de sa singularité et offre une protection contre la violence du
monde. Tout le problème vient, bien sûr, du caractère totalitaire que peut en
venir à prendre cette double fonction dans une société foncièrement égotiste
puisque c’est toujours l’individu, en réalité, qui y cherche reconnaissance et
salut.
Quoique porteurs de quêtes eux aussi, l’errance urbaine et le piétinement
socio-économique semblent à l’opposé de ces modes de socialité : mettant en
scène la castration du désir, ils représentent des espaces de souffrance que
chacun tente d’éviter par les moyens à sa portée, y compris ceux de recomposi-
tions communautaires virtuelles ou ghettoïsées. Les communautés solidaires,
par contre, avec leurs contrôles sociaux traditionnels, s’en trouvent réduites au
statut de groupes attardés dans un tiers-monde anachronique, vestige du passé
incapable de retenir ses éléments les plus dynamiques. La tentation du ghetto
finit par s’y manifester ouvertement. On les voit alors soutenir des traditions
d’autant plus intransigeantes que leurs assises deviennent fragiles et désarticu-
lées de l’environnement capable d’en soutenir le sens.

23
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Le retour à la barbarie et aux conflits ethniques, la multiplication des crises


entraînant de brutales régressions sociales, la prolifération des malversations et
de la corruption dans les grandes entreprises, les passages à l’acte pulsionnels de
citoyens par ailleurs au-dessus de tout soupçon, sont eux aussi autant de symp-
tômes d’une régulation sociale fragilisée, tendue entre des conformismes immo-
tivés, aux fondements aléatoires sinon invisibles, et l’affirmation péremptoire
de l’identité. Assujetti au fantasme de la réussite économique, aussi bien qu’à
celui de la satisfaction sexuelle, le sujet est ainsi amené à oublier, sans même
sans rendre compte, principes de précaution et considérations éthiques. Il
consacre alors toute son énergie à la réalisation de son fantasme. La pulsion
submerge sa volonté et sa rationalité. Certes, pourra-t-il prétendre y trouver des
satisfactions à court terme, mais n’est-il pas du même coup plongé dans une
anomie telle qu’il risque d’y laisser la vie ?
Le fait qu’une pandémie à transmission sociale, tel le VIH/sida, suive les
routes commerciales et militaires, s’inscrivant en creux des brassages de popula-
tion et dans le fossé des fractures sociales, nous met ainsi en présence d’un trait
aporétique de la mondialisation culturelle. Le moins qu’on puisse en dire est
que celle-ci contrôle mal ses fabulations. Délesté des contrôles que lui impo-
saient les règles communautaires, l’imaginaire en est désormais soumis à des
régulations mécaniques plutôt que rationnelles et peut alors devenir paradoxa-
lement totalitaire. S’il arrive à la pensée de chercher à les critiquer, elle est
qualifiée d’archaïque et non pertinente. Quand elle s’enferme dans leur logique,
elle se voit par ailleurs refuser le loisir d’imaginer tout autre mode de rapports
sociaux, l’ordre des choses ne pouvant que s’avérer inéluctable.
Beaucoup de questions restent en suspens à ce terme du présent parcours.
Parmi elles, l’analyse des répercussions que la logique systémique en place peut
induire sur les pratiques de soins elles-mêmes. Nous les avons rapidement
évoquées en première partie. Resterait à explorer systématiquement la triple
dimension dynamique de tout rapport à la santé  : prévention, soin,
rétablissement.
Question sociale par excellence, la prévention de la maladie, telle que l’ex-
plorent déjà plusieurs initiatives en santé publique, est profondément marquée
par les éclatements culturels exilant les pratiques traditionnelles et communau-
taires à la marge de la médecine officielle alors même qu’elles conservent souvent
leur statut de premier recours pour les individus. Par ailleurs, devant la
complexité de son environnement, l’expertise « n’est plus seulement fondée sur
la validité de la connaissance et la caution scientifique qu’elle confère à la déci-
sion, mais sur la capacité à intégrer les incertitudes et à scénariser un avenir
incertain » (Kalaora, 1999 : 4). En prévention, il n’existe qu’une certitude : l’ab-
sence de précaution ne peut que laisser advenir le pire (Godard, 1997).

24
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

Les pratiques de soins elles-mêmes, aujourd’hui, sont de plus en plus


souvent victimes d’une rupture entre la cure, espace privilégié des technos-
ciences, et le care, espace de responsabilité intersubjectif où l’identité de chacun,
soignant et soigné, « s’élabore dans le cadre de relations interpersonnelles »
(Tronto, 2009). Dans les institutions de santé, sont concomitants la marginali-
sation du prendre soin et le développement exponentiel de la demande, alors
que l’on mise avant tout sur la performance technique et gestionnaire. On peut
penser que c’est là une des causes principales de la souffrance des soignants. Ils
sont amenés à vivre cette impasse comme un déficit du sens de leur pratique et
une déshumanisation qui se manifeste par des taux alarmants de détresse
émotionnelle et d’épuisement professionnel.
Le prendre soin ne serait-il pas encore, plus que jamais, la clé d’une vie
saine ? Il concerne en tout autant l’âme que le corps, l’esprit que la matière,
comme Platon, déjà, l’avait pressenti, jusqu’à en faire l’élément central de l’édu-
cation politique d’Alcibiade (Platon, 2008 ; Foucauld, 2001). Héritiers des
Grecs, les premiers chrétiens ont aussi fait du dire vrai (la parrhêsia, ou franchise
du discours) une condition d’authenticité des actions humaines. Ce « soin de
l’âme », ou « souci de soi » (Foucauld, 2001) indépendamment de toute visée
religieuse, est inhérent à la médecine. Il inaugure une quête de salut, non pas
dans l’au-delà, mais dans la prise de distance par rapport aux déterminations
fonctionnelles qui aliènent le bonheur dans la performance et la consomma-
tion. Questionnant les frontières (passages) entre morale et chose publique,
raison et sentiment, institution et subjectivité, le care peut ainsi devenir un
concept politique remarquablement fécond, poussant à repenser la démocratie
elle-même puisque, à moins de se satisfaire de l’exclusion et de l’injustice, celle-
ci n’est vraiment possible que dans l’authenticité du rapport à la vulnérabilité
de chacun de ses sujets.
Enfin, troisième temps dans la dynamique de santé, celui du rétablissement
qui, supposant une réinsertion sociale, appelle à la recomposition du rapport au
sens dont les données acquises ont été perturbées par la maladie. Quand il se
rétablit d’une maladie, le sujet est appelé à redéfinir les paramètres qui avaient
auparavant délimité sa vie et ont été perturbés. « L’expérience du rétablissement
consiste en la transcendance des symptômes, écrit ainsi Hélène Provencher.
[…] Par l’activation de processus personnels, interpersonnels et sociopolitiques,
la transcendance conduit à des changements dans divers domaines, tels que le
renouvellement d’un sens à l’existence, la performance de rôles sociaux signifi-
catifs, la promotion du bien-être, l’amélioration de la qualité de vie » (Proven-
cher, 2002 : 37). Se dessine alors un véritable espace de survie, c’est-à-dire d’un
vivre capable d’assumer, dans l’authenticité, l’expérience des limites à laquelle
le sujet a été confronté.

25
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

L’expérience de la maladie fait seuil dans l’existence. Elle introduit un avant


et un après. Elle est événement et avènement. C’est pourquoi elle pose toujours,
à nouveaux frais, la question de la vérité et de l’authenticité de l’être. Comment
aménager une vie nouvelle ? Comment y incorporer cette conscience des limites
– par ailleurs inéluctables – susceptible de redéfinir l’identité de chacun, c’est-
à-dire sa représentation dans le regard des autres. Les récits de survivance, issus
de la confrontation aux drames collectifs comme la Shoah, les génocides, les
guerres, montrent comment cela suppose un nouvel aménagement des rapports
au sens et, surtout, la possibilité de le partager avec d’autres, de le raconter
(Lemieux, 2007).
Autre domaine qui mériterait encore une exploration approfondie, à peine
amorcée ici : celui de la sexualité. Son aspect pulsionnel, comme nous l’avons
rapidement noté, en fait souvent un vecteur de maladie réfractaire aux morales,
tant laïques que religieuses, tant marchandes que communautaires. Il y a là une
question méritant une attention épistémologique et éthique toute particulière.
Traditionnelle ou moderne, toute société s’efforce de contrôler la pulsion (le
pouvoir, l’argent, le sexe, peu importe) pour la mettre au service de ses idéaux
collectifs. Les sociétés communautaires traditionnelles le faisaient en « ordon-
nant » la sexualité le plus strictement possible au service de la « communauté ».
Par exemple, sont considérées comme licites, dans la morale catholique et dans
celle de nombreux groupes religieux, les pratiques sexuelles contribuant à l’essor
de la famille, les autres devant être condamnées. Les sociétés primitives ont
inventé le tabou de l’inceste, qui a pu prendre diverses formes et que l’Église
médiévale a encore activé dans ses règles de validité du mariage chrétien, inter-
disant les unions trop endogamiques18. En même temps, la violence sexuelle
elle-même a pu être instrumentalisée – et elle l’est encore aujourd’hui – par les
armées conquérantes en train de soumettre leurs adversaires. Il s’agit souvent
par là, d’ailleurs, non seulement de favoriser le défoulement de la soldatesque,
mais d’inscrire dans la descendance même des vaincus un signe indélébile de
leur soumission. De son côté, la logique marchande des sociétés bourgeoises,
moins violentes extérieurement, instrumentalise la sexualité au service de l’épa-
nouissement (ou de la satisfaction) des individus. Sa principale régulation
consiste non pas à définir le licite et l’illicite, mais simplement à interdire ce qui
peut nuire aux autres ou forcer leur volonté de citoyens réputés libres. Elle fait
appel à une sorte d’éthique de la subjectivité plutôt qu’à une nosographie du
bien et du mal. Qu’en est-il du rapport au sens qu’induisent les pratiques
sexuelles ainsi « libérées » ? Comment, à travers tous les appareils de séduction

18. En certains lieux et à certaines époques, notamment au XIe siècle, celles-ci ont pu concerner
jusqu’au huitième degré de parenté.

26
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

dont disposent les sujets, peuvent-elles aussi témoigner d’un dire vrai ? On a vu
que le sida mettait dramatiquement en scène cette question.
Quelles qu’elles soient, les pratiques sexuelles induisent un rapport à la
vérité qu’elles explorent en même temps qu’elles le cachent. Cette vérité ne se
réduit certes pas à une conformité légale ou morale (selon les mœurs d’un
groupe humain donné). « Elle est de l’ordre de ce qui parle en l’homme quand
il répond de ce qui lui arrive » (Vasse, 1996 : 60), bref quand il assume sa vie
face aux autres, quand il exerce sa capacité d’en répondre – sa responsabilité.
Mise en scène de l’instance symbolique, à l’instar de la parole, la sexualité est
toujours un risque pris par un sujet, face à d’autres sujets, risque d’exposer sa
vulnérabilité à la puissance d’un autre. Elle est donc foncièrement, elle aussi,
quête de sens.
Encore ici, le sida s’avère révélateur. Son occurrence engage un rapport à la
vie et à la mort plus mystérieux, sinon plus complexe, que la plupart des autres
maladies. L’intimité de l’être s’y trouve plus qu’ailleurs exposée. Sans doute cela
explique-t-il partiellement pourquoi l’exclusion liée à l’expérience de la maladie
en est elle-même amplifiée et radicalisée : elle est non seulement physique, mais
morale. La représentation du sens que la maladie met en scène chez les patients,
mais davantage encore, souvent, dans les populations qui se veulent « saines »,
concerne la construction sociale de la normalité, avec son cortège de jugements
intempestifs, de tabous et de préjugés. Elle met en cause les espaces communs
du sens, c’est-à-dire ce qui constitue le cœur de l’entente entre les humains qui
prétendent vivre ensemble. Mis au ban de la bonne société, les malades du sida,
et parfois leurs proches eux-mêmes, se trouvent donc doublement exilés : du
cours de leur vie quotidienne par la maladie, du cours de la vie normalisée de la
société par l’infamie rattachée à leur état.
Alors même que la rationalité se croit émancipée et surtout émancipatrice
des mythes, croyances et représentations culturelles, les modes d’occurrence de
la maladie forcent à en reconsidérer l’importance. La confrontation à la maladie
rend inéluctable, ici, la conversion de la pensée. Dans certains cas, cette conver-
sion peut sans doute être évitée par l’élargissement des aires de contrôle de la
technique et de nouveaux investissements. Dans la plupart, cependant, elle
appelle à un changement de paradigme, poussant à quitter l’exclusivité des
postulats utilitaristes pour apprendre à gérer les exigences éthiques d’une véri-
table économie, c’est-à-dire des modes selon lesquels les humains habitent leur
environnement. Quels déplacements, quels risques – quels développements – la
raison doit-elle accepter pour devenir pertinente sur ces terrains qui lui sont
trop souvent étrangers ?

27
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

La maladie remet en cause le cours normal de l’existence, elle sollicite la


conscience à frais nouveaux. Se prolonge-t-elle, est-elle tant soit peu mena-
çante, qu’elle rend caduques les représentations du sens qui ont pu meubler
jusque-là la vie du sujet. Elle s’impose alors comme vérité rendant invraisem-
blable la dénégation de la mort qui accompagne la normalité de l’existence.
Mais cette vérité qui brise les constructions jusque-là admises est, pour celles-ci,
non-sens. Il faut donc inventer pour elle de nouveaux espaces de
vraisemblance.
Dans le cas du sida, le caractère éminemment social de la maladie (MTS,
maladie à transmission sociale, avons-nous avancé), appelle un « horizon de
fraternité » qui, pour reprendre une réflexion de Jacques Grand’Maison, « est
une exigence radicale, surtout au moment où nous sommes tous dans le même
bateau de survie et dans une requête de dépassement de toutes les frontières »
(Grand’Maison, 2010 : 112). La pandémie du sida suit d’évidence les marqueurs
des inégalités sociales mondiales. Elle épouse aussi, quoique d’une façon géné-
ralement plus discrète, les fractures sociales internes au monde développé lui-
même. Et elle en révèle, par le fait même, les impasses logiques. Elle pose dès
lors un ensemble de problèmes de justice sociale qui ne sauraient être évacués
au nom des prouesses de la technique.
« Nous autres humains, nous sommes toujours empêtrés dans des histoires »,
écrivait le philosophe et juriste Wilhelm Schapp (1992). Si la maladie fait
rupture dans le ronronnement normal de l’existence, elle inscrit aussi chaque
sujet dans une histoire spécifique tout en le rendant solidaire des autres. L’his-
toire qui en est racontée est toujours celle d’un survivant, vainqueur de l’adver-
sité. Peu importe la réalité de sa victoire, durable ou éphémère, elle nourrit la
quête de reconnaissance qu’il mène à l’égard des autres. Peu importe que son
récit soit réaliste ou farfelu, il sustente l’existence sociale et en tisse la trame. Son
enjeu est la construction d’une identité qui permet d’être là, avec d’autres. Dès
lors, même par ses nœuds de souffrances, cette histoire devient source de convi-
vialité, sinon de satisfaction.
Les impasses révélées par le sida nous mettent en présence d’une probléma-
tique qui n’est ni d’abord médicale ni religieuse, mais civilisationnelle. Elles
montrent que la réduction de l’humain à un quelconque déterminisme, reli-
gieux ou séculier, mythique ou scientifique joue le jeu non pas de la fraternité,
mais de la domination d’humains sur d’autres humains, passant au bilan des
pertes collatérales les effets ravageurs de son aveuglement.

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Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales

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30
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31
Chapitre 2

La dimension religieuse/spirituelle
des représentations du VIH/sida

Anne-Cécile Bégot

D es études réalisées sur les représentations sociales du VIH/sida,


certaines visent à déterminer le rôle joué par ces dernières sur
le comportement des individus, et ce, notamment pour
élaborer des politiques de prévention (Grémy, 2001)1. D’autres études tentent
de déceler le degré de connaissance qu’ont les individus de cette pathologie et
de dégager les « fausses croyances » pour mieux comprendre les rapports entre-
tenus avec les personnes touchées par le VIH/sida (Jodelet, Ohana, Biadi,
Rikou, 1994). Dans le cadre de cet article, on s’intéressera aux représentations
qu’ont de leur pathologie des personnes atteintes du VIH/sida. La particularité
de ces personnes est d’être inscrites dans une démarche spirituelle ou religieuse2.
Dès lors, on se donne pour objectif de saisir les liens entre appartenance reli-
gieuse ou démarche spirituelle et perception du VIH/sida et de répondre à la
question suivante : comment la religiosité et l’approche de la maladie s’articu-
lent-elles chez un individu touché par une pathologie chronique et létale ?
Pour répondre à cette question de départ, on s’appuiera sur les résultats
d’une étude menée à Paris, entre 2000 et 2002, auprès de personnes touchées
par le VIH/sida et inscrites dans une démarche spirituelle3. Parmi les trente-
huit personnes interviewées, vingt et une se trouvent dans la mouvance chré-

1. Les enquêtes KABP  (Knowledge, Attitudes, Behavior and Practices) portent sur les connais-
sances, les attitudes, les comportements et les pratiques des individus.
2. On différencie la démarche religieuse de la démarche spirituelle dans le sens où la première se
caractérise par un engagement au sein d’une organisation religieuse tandis que la seconde désigne une
recherche personnelle (sans lien ou attache à une organisation spécifique) marquée par un habitus,
lequel réduit l’autonomie de l’individu et oriente son parcours spirituel (Bégot, 2004 : 44).
3. Cette étude était intitulée La gestion spirituelle du VIH/sida : parcours biographique et construction
identitaire et a été réalisée pour le compte de l’Agence Nationale de Recherches sur le sida (ANRS).

33
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

tienne4, trois sont musulmanes, quatre sont dans la mouvance bouddhiste, neuf
s’inscrivent dans ce courant spirituel qu’est le Nouvel Âge et une autre personne
se définit comme agnostique.
L’articulation entre religiosité et représentations du VIH/sida sera envi-
sagée à partir de quatre cas de figure précis. Ces derniers sont relativement
représentatifs de l’échantillon de départ, sans pour autant épuiser la richesse des
témoignages recueillis. Le choix de cette présentation est avant tout lié au fait
qu’il permet d’inscrire la pathologie dans un parcours biographique spécifique,
c’est-à-dire de saisir les caractéristiques propres à chaque individu.

1 Le VIH/sida n’est pas là par hasard


Hubert5 est âgé d’une quarantaine d’années au moment de l’entretien
(mars 2001) et se sait séropositif au VIH depuis 1985. Il est issu d’une famille
catholique, de la bourgeoisie provinciale. Trois aspects permettent d’envisager
la manière dont il se représente le VIH/sida : son identité sexuelle, le vécu de la
pathologie et son rapport à la religion.

1.1 Une identité sexuelle en recherche


Durant son adolescence, quand il prend conscience qu’il est attiré par les
hommes, Hubert refuse d’admettre son homosexualité : « À l’âge de 18-20 ans,
je me faisais draguer dans la rue et, à chaque fois qu’un mec me demandait, je
lui disais : « Mais attends, je ne suis pas PD, je suis un mec » ». Et, quand il
commence à avoir des relations sexuelles avec des hommes, il éprouve un senti-
ment de culpabilité : « à l’intérieur [de moi], c’était le grand conflit ». Au
moment de l’entretien, Hubert est tiraillé entre ce désir qu’il a pour les hommes
et le fait qu’il soit aussi attiré par les femmes. Il a vécu cinq ans avec une femme
et éprouve toujours des sentiments pour elle. On perçoit ce dilemme à partir
des propos qu’il tient :

Quand j’ai quitté ma compagne, je savais très bien que je me débattais contre un
truc et, en même temps, cette femme, je l’aime et, d’une certaine façon, c’est une
connerie de se séparer, finalement, on s’entend plutôt bien, on s’apprécie, y’a pas
mal de choses sur lesquelles on se retrouve et, en même temps, y’avait cette énergie-
là qui était plus forte que tout le reste, il fallait que je sorte, que je prenne un peu
l’air, parce que c’était trop, il fallait que j’aille voir ailleurs, alors qu’en même

4. Ce groupe réunit dix catholiques, six protestants, deux personnes du groupe Invitation à la Vie,
deux sont orthodoxes et une appartient au groupe Témoins de Jéhovah.
5. Les prénoms des personnes ont été modifiés afin de préserver leur anonymat.

34
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida

temps, j’étais tout à fait conscient que je fuyais quelque chose [mais] c’est pas parce
que j’en étais conscient que ça m’évitait de partir.

La rupture avec sa compagne lui permet de se tourner vers les hommes,


mais il a besoin de se raisonner intérieurement avant d’entreprendre une rela-
tion avec l’un d’entre eux. « Là où j’en suis aujourd’hui, c’est de commencer à
me lâcher un peu ou de me dire si tu as envie d’avoir des relations avec des
mecs, vis une vraie relation d’amour avec un homme, vis une relation d’amour,
montre tes sentiments, et montre-les comme tu as envie de le faire vraiment, et
essaye d’être vrai ».
La difficulté qu’a Hubert à vivre et à assumer sa bisexualité ne tient pas
seulement à son éducation catholique ; elle est aussi liée au fait que cette forme
de sexualité est toujours un tabou (Mendès-Leité, 1996). La bisexualité fait
référence à l’homosexualité et à l’alternance entre les deux sexes. En ce sens, elle
brouille les cartes et met en cause les rapports sociaux de sexes. L’acceptation
sociale de la bisexualité se pose parce qu’elle transgresse les normes socio-
sexuelles dominantes : la fidélité au sein du couple et l’hétérosexualité. De ce
fait, elle reste le plus souvent dans le domaine de l’impensé social (Bégot, 2003).

1.2 Vécu de la pathologie


Hubert se sait séropositif au HIV depuis 1985. Il l’a su à la suite d’un don
de sang. Le centre de transfusion sanguine l’a convoqué quelques temps après
ce don sans qu’il en devine la raison. La médecin qui le reçoit n’ose pas lui
annoncer directement la nouvelle et fera en sorte que ça soit lui qui prononce
les mots (VIH/sida), alors synonymes d’une mort annoncée.
Le système immunitaire d’Hubert va s’effondrer au début des années 1990.
À partir de ce moment, explique-t-il, « j’ai vécu quatre ans sans système immu-
nitaire, sans rien attraper, aucune maladie opportuniste, rien, rien du tout ». Au
cours de cette période, il rencontre sa compagne et estime qu’elle lui a été d’une
grande aide : « c’est une personne qui m’a été d’un très très grand soutien ».
Par ailleurs, Hubert a très rapidement entamé une psychothérapie après
l’annonce de sa séropositivité au VIH. Au moment où l’on réalise l’entretien, il
a arrêté de consulter, mais il explique que cela lui a pris douze ans de sa vie. Il
fait le lien entre cette expérience en psychothérapie et sa compréhension du
VIH/sida. Ainsi, il s’étonne d’avoir pu vivre durant quatre ans, sans défense
immunitaire, et sans tomber malade.

C’était vraiment surprenant comme période, je ne pouvais pas m’empêcher de me


dire : « bon, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire : tu vis sans défense […], tu

35
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

te débats de tes défenses, tu te défais de tes défenses et quand tu n’as plus de


défense, et bien, finalement, ça ne va pas si mal, il ne se passe rien de dramatique
[…] cette confrontation avec son système immunitaire, avec un système sans
défense, c’est un mode de relation avec le monde et avec soi-même qui est en jeu ».

En lisant des ouvrages d’analyse transactionnelle6, il se reconnaît dans les


scénarii qui sont exposés et découvre que sa séropositivité n’est pas là par hasard :
c’était un moyen, selon lui, de se venger de sa mère qui était constamment
dépressive, mais aussi de sa famille, dans laquelle il ne trouvait pas sa place.

Quand j’ai commencé à fourrer mon nez dans ces bouquins de psycho, d’analyse
transactionnelle […], j’ai découvert que mon scénario c’était de me venger, c’était
de me foutre en l’air pour me venger, pour me venger de ma colère contre ma
mère, parce que ma mère était malade, dépressive, c’est une personne avec qui je
n’ai pas eu les contacts que j’aurais dû avoir quand j’étais enfant [mais aussi, parce
que] dans la famille, je n’étais pas reconnu, je n’ai pas l’impression d’avoir eu une
place, parce que dans ma famille, les sentiments c’était très tabou. […] Si j’accepte
que je suis séropositif et que je ne suis pas séropositif par hasard, si je vais au bout
de ce raisonnement-là, ça veut dire que, d’une certaine façon, c’est extrêmement
provoquant ce que je dis là, c’est que j’ai choisi ou une certaine partie inconsciente
de moi, à un moment donné dans ma vie, a désiré ça, à un moment donné, j’ai
choisi de me mettre dans des conditions qui ont fait que ça a pu paraître dans ma
vie, la séropositivité.

Hubert se considère responsable de sa pathologie, mais surtout, il envisage


sa séropositivité sous un angle positif ; il estime que cela doit lui servir à évoluer,
à changer, à se développer.

Ce que je crois fondamentalement, c’est que chaque personne séropositive malade,


de façon générale, on a chacun, toujours la liberté d’utiliser cette maladie de façon
constructive ou de façon destructive […]. J’ai toujours la liberté d’utiliser cette
séropositivité pour me construire, comme un marchepied, pour avancer […]. Je
crois que la séropositivité, elle est intervenue dans ma vie pour que je me déve-
loppe [et le] paradoxe, c’est justement ça, c’est ce que des thérapeutes connaissent
très bien, c’est comment je me mets en danger de mort pour, en fait, vivre, c’est-à-
dire qu’être malade, ce n’est jamais qu’un moyen pour arriver à résoudre un
problème psychologique, psychoaffectif, un problème intérieur.

6. Théorie de la personnalité et pratique thérapeutique qui permet de rendre compte et de modifier


les relations inter-individuelles. Éric Bernes (1910-1970), psychiatre et psychanalyste américain, en
est l’inventeur.

36
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida

Le discours d’Hubert est fortement teinté d’analyse psychologique et pour-


tant, on va le voir, cela va le rapprocher de l’Église catholique et le conforter
dans son engagement religieux.

1.3 Rapport à la religion


On le mentionnait précédemment, Hubert est issu d’un foyer catholique.
Durant son enfance, toutes les semaines, il se rendait avec ses parents à la messe.
Sa mère étant dépressive et son père étant souvent absent, ces derniers décident
de le placer dans un pensionnat jésuite. Il s’est rebellé contre son éducation
catholique, au moment de l’adolescence et a arrêté toute pratique religieuse à
l’âge adulte.
Il va reprendre contact avec l’Église lors d’un voyage à l’étranger, au tout
début des années 1990. Il devait partir avec un oncle, réparer des orgues chez
des frères jésuites. Finalement, il partira seul, durant six mois et il parle de ce
voyage comme d’une « retraite ». De retour en France, il décide d’arrêter de
travailler (période où son système immunitaire s’effondre) et, grâce à l’assu-
rance à laquelle a souscrit son employeur, il peut bénéficier d’une pension d’in-
validité. Celle-ci lui permet de subvenir à ses besoins et ainsi de s’investir, en
tant que bénévole, dans diverses activités : enseignement de la musique à des
enfants et gestion administrative et informatique d’une association de lutte
contre le sida.
Cette période (début des années 1990) est donc marquée par son retour à
la religion catholique. Habitant Paris, il se rend régulièrement dans une église
de son quartier. Cet investissement est relativement conséquent dans la mesure
où il s’y rend une fois par semaine7 et participe à des manifestations telles que
les JMJ (Journées Mondiales de la Jeunesse). Paradoxalement, c’est la psycho-
thérapie qui le ramène à la religion, notamment, car cela lui fait prendre
conscience de son identité :

C’est la psychothérapie qui m’amène à me rendre compte qu’au fond de moi, je


suis bon et qu’il n’y a que du bon, en tous les cas qu’il y a quelque chose de vrai-
ment divin, qui est la force de vie, c’est quelque chose que je reçois, qui m’est
transmis à un moment donné […]. J’arrive sur terre, dans une famille, dans un
environnement, dans un contexte et que là-dedans, y’a certainement une significa-
tion, si je suis venu sur terre, c’est pour quelque chose.

7. D’après une étude réalisée en 1989 sur les pratiques religieuses des Français, 7 % d’entre eux se
rendent une fois par semaine à la messe (Lambert, 2002 : 569).

37
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

L’accueil qui lui est réservé dans sa paroisse le rassure sur son retour vers la
religion.
Hubert envisage son engagement au sein de l’Église comme un « appel » et
sa séropositivité au VIH comme une étape initiatique. « Moi, d’une certaine
façon, je me sens appelé et la question est : est-ce que je réponds oui, ou est-ce
que je réponds non, ou est-ce que je n’ai rien entendu ? Moi, ce que je ressens,
c’est que je suis appelé à dire oui, j’ai envie de me laisser pétrir par ce truc, cette
énergie ». Et d’ajouter plus loin : « On dirait que ça serait comme si on avait été
séropositifs pour arriver à dire oui, quelque part, la séropositivité, ça serait
comme une espèce de chemin initiatique qui est justement un truc de passage
[vers Dieu, vers la religion] ».
L’engagement religieux d’Hubert est une réponse à un appel, mais c’est
aussi un moyen de faire le « deuil du deuil »8, de trouver la force de continuer à
vivre. Il envisage comme une forme de protection divine le fait qu’il soit passé
par une phase où il n’avait plus de défense immunitaire, alors que les traite-
ments efficaces contre le VIH n’étaient pas encore sur le marché
(antirétroviraux).

Durant ces quatre années où je pouvais mourir dans les trois mois qui suivaient,
chaque mois je faisais un bilan, ça va, peut-être que le mois suivant je suis encore
là, mais dans six mois, je ne suis peut-être plus là, avec ces questions, quand tu
mesures ça, tu te dis, je pense que, effectivement, je suis protégé […]. Je crois qu’il
y a, à l’intérieur de moi, une partie qui est bienveillante et qui veille extrêmement
bien sur moi. Alors c’est clair que si je n’avais pas pris ces traitements, si je n’avais
pas pris ces médicaments, peut-être que je ne serais pas là aujourd’hui, il ne s’agit
pas de dire, « il suffit d’aller à l’Église pour guérir du sida », ce n’est pas ça, mais je
pense qu’il y a une combinaison des deux.

L’engagement d’Hubert au sein de l’Église n’est pas simplement un retour


vers la religion. On peut l’envisager comme une conversion dans le sens où il
« découvre ou redécouvre une identité religieuse demeurée jusque-là formelle,
ou vécue a minima, de façon purement conformiste  » (Hervieu-Léger,
1999 : 124).
Il faut cependant constater que le rapport qu’entretient Hubert vis-à-vis de
l’Église catholique est, sur certains aspects, particulièrement ambigu. Ainsi,
quand on l’interroge sur le discours que tient l’Église sur les homosexuels, il dit
qu’il « ne le connaît pas bien ». Cette esquive lui permet de souligner, en fili-

8. Cette expression a été utilisée après l’arrivée des antirétroviraux (1996) pour désigner cette
démarche qu’ont dû entreprendre les personnes séropositives, celle de penser que leur mort n’était pas
inéluctable, que des traitements pouvaient leur donner un sursis face à la mort.

38
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida

grane, les nuances qui existent entre le discours officiel et la réalité. Lui, indique-
t-il, il est accueilli avec bienveillance par les paroissiens de son église tout en
omettant de préciser que ces derniers le connaissent comme hétérosexuel (il
s’est rendu avec sa compagne dans sa paroisse). Par ailleurs, il n’envisage jamais
sa contamination au VIH sous l’angle du péché. Et, quand il évoque les sacre-
ments de l’Église, tel que le mariage, il en parle avec emphase : il insiste sur la
nécessité, pour les couples, de dépasser les périodes orageuses, de se soutenir
l’un l’autre, etc. tout en sachant qu’il a lui-même décidé de rompre avec sa
compagne. D’une certaine manière, ses omissions sont une façon de s’accom-
moder à l’Église catholique, c’est-à-dire de pouvoir vivre sa bisexualité tout en
étant chrétien.
Le parcours d’Hubert permet de saisir comment s’articulent représenta-
tions du VIH/sida et appartenance religieuse. Fortement marqué par des années
d’analyse (analyse transactionnelle), Hubert envisage sa contamination au VIH
comme un événement positif qui va lui permettre de se développer et, notam-
ment, d’accepter Dieu dans sa vie. Cette conversion religieuse est possible, car
justement, la contamination au VIH n’est pas inscrite dans un registre religieux
(les pratiques homosexuelles, dans l’Église catholique, sont considérées comme
un acte contre nature9). Le rapport qu’Hubert entretient avec l’Église catho-
lique est fortement marqué par l’individualisation (autonomie du sujet à l’égard
des croyances et des pratiques choisies) et la subjectivation (choix des croyances
en fonction de ce qui convient ou pas). Dans cette perspective, Dieu est perçu
comme un être bon et bienveillant (Dieu d’amour) et les fautes sont gérées
individuellement, sans médiation ecclésiale (Lambert, 1985).

2 La maladie : entre sorcellerie et tradition


Lucien est également âgé d’une quarantaine d’années. Originaire du Came-
roun, il est venu en France, en 1997, pour résoudre des ennuis de santé
(problème cardiaque). Reçu, dans un premier temps, par de la famille éloignée,
il a ensuite dû être hébergé ailleurs. Cela l’a amené à dormir dehors, dans la rue.
Après une deuxième intervention chirurgicale, on lui annonce sa séropositivité
au VIH. Le médecin qui le soigne, avec l’assistante sociale de l’hôpital, vont lui
trouver un hébergement dans un appartement de coordination thérapeutique
(ACT)10. Il bénéficie de l’allocation adulte handicapé (AAH) qui lui donne un

9. Il faut rappeler que ce ne sont pas les personnes qui sont condamnées par l’Église catho-
lique, mais les actes.
10. Les ACT ont été mis en place en 1994 par la Direction Générale de la Santé (DGS). L’objectif
de la DGS était d’éviter de regrouper un trop grand nombre de malades du sida afin de ne pas encou-
rager la ségrégation des personnes souvent déjà marginalisées (Monlouis-Félicité, 1998 : 49). Au sein

39
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

petit revenu mensuel, mais il ne parvient pas à trouver un emploi, et ce, même
s’il a obtenu une carte de séjour temporaire. Travaillant dans les ressources
humaines au Cameroun, il ne peut pas faire prévaloir ses diplômes et ses compé-
tences en France. Il a effectué un stage en informatique de trois mois dans une
entreprise, mais cela reste insuffisant pour pouvoir travailler dans ce domaine.
De ce fait, il est à la recherche d’un emploi sans qualification. En dépit de cette
situation précaire, Lucien a noué des contacts avec des « gens de son pays » en
fréquentant certains quartiers de Paris, notamment le XVIIIe arrondissement.
« Nous nous retrouvons, dit-il, dans des réceptions, des boîtes de nuit, des
clubs, des pubs, des bars, y’a des Africains où on se rencontre, où on se raconte
des histoires du pays ».
Concernant sa contamination au VIH, Lucien l’envisage sous trois angles
différents.

2.1 Le registre médical


Lucien manifeste certains doutes sur la manière dont il a été contaminé au
VIH. Rien n’a été détecté au cours des premiers examens médicaux qu’il a effec-
tués en 1997. C’est à la suite d’une deuxième opération, réalisée en 1999, qu’on
lui annonce sa séropositivité. Il pense avoir été contaminé par voie sexuelle sans
en avoir la certitude : « je le pense [avoir été contaminé par voie sexuelle] parce
que moi je ne fume pas, je ne prends pas de drogue, je ne suis pas homosexuel,
je pense que ça soit de ce côté-là ». Cette incertitude peut être mise sur le compte
de l’oubli, mais aussi, on le verra, sur la manière d’appréhender les causes de la
contamination, lesquelles s’organisent autour de trois registres.
Le premier registre auquel se réfère Lucien, pour expliquer sa contamina-
tion au HIV, est donc d’ordre médical. Il évoque les modes les plus couram-
ment cités dans le discours médical (sexuel, voie intraveineuse), et ce, tout en
précisant qu’en tant que diplômé de l’enseignement supérieur, ce discours lui
est familier, mais qu’en tant qu’Africain, il ne peut se limiter à cette approche.
« Vous savez, dans le contexte africain, le problème se situe sur deux faces, y’a la
première face qui est scientifique, pour nous qui avons fait quelques études et
y’a une deuxième face qui est traditionnelle, qui se situe au niveau de nos
mœurs, des coutumes. »

des ACT, les malades sont pris en charge à plusieurs niveaux : médical, psychologique et social. Diffé-
rents intervenants (médecins, infirmiers, psychologues, assistantes sociales) sont amenés à y
intervenir.

40
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida

2.2 Le registre sorcellaire


La « face » que Lucien appelle « traditionnelle » fait référence à la sorcellerie.
« Le traditionnel, c’est typiquement africain parce que chez nous, quand vous
attrapez une maladie incurable, on se dit, c’est une malédiction qui part peut-
être des parents, qui part peut-être des ancêtres, c’est comme ça chez nous, par
moment, on parle de sorcellerie ». Et quand on lui demande s’il adhère à ce type
de croyances, il répond : « Je ne peux pas le rejeter parce que je suis de ce monde-
là, je suis entre deux cultures, la culture africaine, typiquement africaine, et la
culture européenne, je ne peux pas totalement les rejeter parce que tout au fond
de moi, y’a ce côté traditionnel qui reste très ancré en moi ». D’après lui, on lui
aurait envoyé un sort d’Afrique : « En Afrique, ce sont des réalités, vous pouvez
avoir un avenir très bien tracé, vous faites de bonnes études et puis, au niveau
du village, des gens qui se disent, « pourquoi le fils d’un tel va connaître cette
ascension ? » et ils font des pratiques occultes qui vous amènent à tomber
malade, qui peuvent carrément vous tuer. »
Ce registre étiologique exogène ne surgit pas de manière inopinée. D’après
l’ethnologue A. Zempléni,

Le seuil de l’angoisse sociale une fois franchi, certaines « maladies » – graves, aiguës,
atypiques, chroniques, répétitives, etc. – sont expliquées, légitimées et disculpées
de la même manière que les autres infortunes qui affectent les corps, les biens et la
vie sociale des individus […]. Tous ces événements [malheurs] peuvent renvoyer
les uns aux autres comme autant d’effets de la même chaîne causale ou comme
autant de coups portés à l’intégrité du même corps […]. Et si tous ces événements
néfastes sont connexes et enchaînables, c’est qu’ils sont interprétables au moyen
des mêmes schèmes étiologiques tels que, par exemple, la sorcellerie. (1985-2 : 17)

Dans le cas de Lucien, le recours à la sorcellerie lui permet de donner un


sens à cette série de malheurs qui l’accablent depuis plusieurs années : ennuis de
santé, annonce de la séropositivité au VIH, emprisonnement de son frère, deux
de ses enfants livrés à eux-mêmes au Cameroun, chômage, etc.

2.3 Le registre religieux


Lucien va évoquer un troisième registre étiologique pour expliquer sa
contamination au VIH, celui du péché.

Par rapport à ma religion [catholique], je me pose la question, est-ce que je n’ai pas
été très respectueux de la logique divine, de ce que Dieu prescrit, est-ce que je suis
sorti de cette voie pour pouvoir mériter cette maladie-là, est-ce que je n’ai pas

41
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

désobéi à Dieu au point où c’est pour moi une sorte de sanction divine qui tombe
sur ma tête, c’est dans ce sens que je réfléchis au niveau de la religion.

Issu d’un foyer catholique, Lucien a été baptisé et a fait sa communion.


L’église était à cent mètres de sa maison et il passera une partie de sa scolarité
dans une école catholique. Pour autant, son rapport à l’Église catholique a
évolué avec le temps. À plusieurs reprises, il a été témoin de scènes qu’il trouve
scandaleuses, celle de notables qui payent pour avoir les meilleures places dans
l’église ou celle de prélats qui détournent l’argent des fidèles. Compte tenu de
ces aspects, il préfère se définir comme chrétien plutôt que comme catholique.
En France, il fréquente des églises sans être attaché à aucune d’entre elles. Il y
apprécie le sermon du prêtre, mais refuse les sacrements (communion) ou de se
confesser (il dit le faire lui-même).
Cette distance avec l’institution ecclésiale ne l’empêche pas de penser à la
question du salut. Lucien dit réfléchir à la façon de se « rapprocher davantage de
Dieu, pas de bénéficier totalement de son pardon parce qu’on dit que cette
maladie, elle est incurable, peut-être de bénéficier d’un pardon pour l’avenir,
pour la fin de mes jours, pour que je puisse reposer en paix, le jour où ça
viendra ». Pour obtenir le pardon de Dieu, Lucien entreprend une sorte d’anam-
nèse et tente de saisir les fautes qu’il a pu commettre au cours de sa vie :

Pour obtenir le pardon de Dieu, c’est d’abord faire une rétrospective de ma vie,
voir ce que j’ai fait, quelles ont été mes erreurs, mes fautes, à partir d’où j’ai perdu
le fil même tracé par Dieu et quelles ont été mes plus grosses fautes que j’ai pu
commettre pouvant m’amener à subir cette sanction, c’est à partir de cette
recherche que je peux peut-être trouver des éléments pour demander à Dieu sa
miséricorde.

Sans pour autant croire au miracle ou plutôt à une guérison du sida, Lucien
effectuera un voyage à Lourdes. Cela lui permettra de faire le point sur sa vie.
Les trois registres étiologiques auxquels a recours Lucien (médical, sorcel-
laire, religieux) ne s’excluent pas, mais se complètent en articulant des sens
différents. Il dit adopter le discours médical en raison de sa formation dans
l’enseignement supérieur, mais aussi parce qu’il croit en l’efficacité des traite-
ments médicaux, traitements auxquels il n’aurait pas accès en vivant dans son
pays d’origine, le Cameroun11. Le recours à la sorcellerie est un moyen de cana-

11. Depuis 1998, les personnes étrangères affectées par une maladie grave ne pouvant bénéficier des
soins nécessaires au traitement de cette pathologie, dans leur pays d’origine, peuvent obtenir un titre
de séjour en France (Bonnet, 2000). Il faut cependant noter que, plus récemment (juillet 2005), deux
décrets ont été pris pour freiner la délivrance des autorisations de séjour pour soins, « Les associations

42
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida

liser l’angoisse suscitée par les problèmes qu’il rencontre et de leur donner un
sens. Quant à la religion, elle est l’occasion de reprendre et d’évaluer sa vie à
l’aune de principes moraux, mais aussi d’envisager un avenir plus radieux
(salut). L’importance accordée à ces deux derniers registres étiologiques permet
d’expliquer l’incertitude de Lucien quant au fait de désigner un mode de conta-
mination précis au VIH.

3 Le sida comme forme de « destin »


Aïcha est une jeune femme âgée d’une trentaine d’années. Originaire du
Mali, elle vit en France depuis 1998. Née dans un foyer musulman, elle y reçoit
une éducation religieuse. L’été, son père gère une école coranique dont elle
suivra les enseignements. À l’âge de seize ans, elle est mariée avec le fils d’un
cousin de son père, qui vit en Côte d’Ivoire. Elle part dans le pays d’origine de
son mari, vivre avec lui. Là, elle tient un petit commerce tandis que son époux
est chauffeur de camions. Ils ne pourront pas avoir d’enfant, mais Aïcha va
recueillir la fille de sa sœur, âgée de trois mois. Quelques années plus tard, le
mari d’Aïcha décède. Il avait de gros problèmes de santé, notamment au niveau
pulmonaire. Elle retourne au Mali, mais l’une de ses sœurs, vivant en France,
lui demande de venir la rejoindre. Réticente au départ, elle se laisse convaincre
et atterrit dans le XIXe arrondissement de Paris.

3.1 Annonce de la séropositivité et organisation de la vie quotidienne


En France, Aïcha va rencontrer un nouveau compagnon avec lequel elle va
se marier religieusement, le mariage civil ne pouvant avoir lieu, car elle n’a pas
les papiers administratifs nécessaires. Elle tombe enceinte et, un mois et demi
après, ne se sentant pas bien, elle effectue des examens médicaux qui révèlent sa
séropositivité au VIH. Son « mari » effectuera également un test qui s’avérera
négatif. À partir de là, il rompt sa relation avec Aïcha.
À la naissance de sa fille, Aïcha va être prise en main par une assistante
sociale. Celle-ci va lui trouver un appartement de coordination thérapeutique
(ACT) dans une maison de la banlieue parisienne (la maison abrite trois autres
personnes qui ont également des enfants) et va l’aider dans l’ensemble de ses
démarches administratives : trouver une place en crèche pour Animata, la fille
d’Aïcha, se rendre à la préfecture pour renouveler ses papiers (carte de séjour),
entreprendre des démarches pour effectuer une formation professionnelle

dénoncent le durcissement de l’accès à l’AME », Libération, mardi 2 août 2005. http ://www.libera-


tion.fr (archives).

43
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

(devenir aide à domicile), obtenir des aides sociales permettant de suivre cette
formation, etc. Au terme des quatre mois de formation, l’objectif d’Aïcha est de
trouver un travail et de vivre dans un logement indépendant, avec sa fille.
Aïcha, on l’a indiqué, est née dans un foyer religieux. Fille d’un marabout,
elle a reçu une éducation religieuse. Il n’existe pas a priori dans son parcours, de
rupture dans son engagement religieux. Elle dit pratiquer tous les jours (cinq
prières quotidiennes) et se réfère constamment à Dieu : « je me confie à Dieu
dans tout ce que je fais, je me confie à Dieu, Dieu est dans toutes mes activités ».
Elle s’est quelquefois rendue dans une mosquée de Paris, mais elle ne l’envisage
pas comme un lieu de sociabilité où elle pourrait parler de sa séropositivité. Ce
sujet est tabou et en parler la mettrait à l’écart : les gens auraient peur d’elle,
explique-t-elle. Elle n’a pas noué de relation particulière avec des fidèles et ce
genre de pratique religieuse (se rendre à la mosquée) lui semble difficilement
conciliable avec la gestion du quotidien (formation professionnelle, élever sa
fille).

3.2 Un mode de contamination « indéterminé »


Le recours à la religion permet à Aïcha de donner un sens à sa contamina-
tion au VIH. Elle dit ne pas savoir comment elle a été contaminée12 : fidèle à
son mari au Mali, elle s’est remariée (religieusement), en France, sans avoir
connu d’autre homme. Les relations extraconjugales sont pour elle un péché :
« pour nous, c’est un péché de coucher avec un homme comme ça, sans mariage
[…]. Avant (le mariage) tu commets un grand péché, tu seras puni, le fait que
tu as fait ça, moi, je n’ai jamais fait ça ». Il est possible que son premier mari, au
Mali, ait été atteint du VIH, mais étant décédé, rien ne permet de le déter-
miner. Elle est donc dans l’incertitude quant à la manière dont elle a été
contaminée.
Aïcha envisage sa séropositivité comme une maladie voulue par Dieu : c’est
son destin. « C’est Dieu qui fait toutes les maladies, ça dépend de Dieu, c’est le
destin, depuis le jour où tu es né, avant que tu ne viennes dans ce monde, ton
destin, il est déjà tracé, ça tu peux être sûre de ça. Moi, c’est ce que j’ai mis dans
ma tête, c’est le destin, c’est ton Dieu qui l’a voulu ». Plus tard, elle ajoute :
« c’est la vie, y’en a qui sont riches, d’autres qui sont pauvres, c’est Dieu qui a
décidé comme ça, tout ça, ça dépend de Dieu, ce n’est pas parce que tu as fait

12. Le cas d’Aïcha n’est pas isolé : parmi les cas nouvellement diagnostiqués VIH, en 2003-2004,
19 % d’entre eux sont mis dans la catégorie « Autre, indéterminé » quant au mode de contamination
(Cazein, Lot, Pillonel et coll., 2004 : 2). Et dans une étude réalisée auprès de 250 personnes originaires
de l’Afrique subsaharienne, le mode de contamination est qualifié « d’inconnu » dans 51 % des cas
(64 % pour les hommes) (Valin, Lot, Larsen, et coll., 2002 : 17).

44
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida

quelque chose et que Dieu te punit, c’est ton destin », tout en précisant, « ce
n’est pas parce que je cours [les hommes] à droite et à gauche que j’ai eu cette
maladie-là, c’est le destin, c’est la vie ».
La sentence de Dieu est inflexible : l’homme ne peut rien faire contre sa
destinée. Selon Aïcha, un cas semble trouver grâce aux yeux de Dieu : l’accumu-
lation des malheurs. Accablé par les problèmes, le fidèle peut implorer Dieu et
lui demander d’atténuer son fardeau. « Souvent on peut supplier Dieu, on peut
prier pour que Dieu modifie un peu ton destin, quand tu as eu que des malheurs,
tu peux prier Dieu, avec une bonne foi ». Aïcha l’a fait à diverses reprises. Tout
d’abord, pour éviter de souffrir et de mourir : « quand j’ai appris que j’étais
malade, j’ai prié toute la nuit pour que la maladie ne m’emporte pas, pour que
la maladie ne me tue pas, pour ne pas souffrir avant de mourir, j’ai prié Dieu
pour ça et j’ai eu très peur de cette maladie ». Ensuite, elle prie pour que sa fille,
Animata, ne soit pas contaminée par le VIH. Le fait que sa fille soit séronéga-
tive lui permet de « garder la tête haute » face aux autres et, surtout, vis-à-vis de
son deuxième ex-mari. Et, à propos de ce dernier, elle dira : « je vais trouver un
autre mari qui va être meilleur pour moi ».
Pour traiter le VIH/sida, Aïcha a eu recours à des lavements et à des ablu-
tions avec de l’eau imprégnée des lettres du Coran : un marabout, en l’occur-
rence son frère, a écrit des sourates sur un tableau, les a effacées avec de l’eau et
a recueilli cette dernière dans des calebasses qu’il a fait parvenir à sa sœur. L’ob-
jectif était que « Dieu élimine cette maladie [VIH] dans mon corps, je les faisais
[les lavements et les ablutions] tous les jours, tous les matins ». La baisse de sa
charge virale et le fait que sa fille soit restée séronégative l’ont confortée dans sa
foi en Dieu. Le recours à ces pratiques religio-thérapeutiques n’est pas du tout
exclusif : il est complémentaire à celui de la biomédecine (traitement antirétro-
viral). Mais, explique Aïcha, l’efficacité de l’un comme de l’autre dépend de la
foi du malade.
Pour Aïcha, l’explication religieuse lui permet de comprendre sa contami-
nation au VIH. Ne sachant d’où provient sa séropositivité, elle l’envisage
comme une épreuve voulue par Dieu et faisant partie de sa destinée. Elle tente
néanmoins d’adoucir son sort par des prières et des pratiques religio-thérapeu-
tiques (complémentaires au traitement biomédical).

4 Ne pas devenir une malade du sida


Solange est âgée d’une quarantaine d’années. Elle est issue d’un foyer
catholique non pratiquant. Pourtant, durant son enfance et son adolescence,
elle va beaucoup s’investir dans des mouvements catholiques : elle fera partie

45
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

des scouts (Éclaireurs de France puis Scouts de France), participera à l’aumô-


nerie de son collège puis de son lycée, se rendra en pèlerinage à Taizé, pour
finalement ne plus pratiquer.
Après l’obtention du baccalauréat, elle part dans une grande ville de
province pour faire des études universitaires (sociologie). Elle ne finit pas sa
première année de fac, mais rencontre celui qui deviendra son compagnon
pendant sept ans. À cette époque, celui-ci tente de se sevrer de la drogue. Elle y
touchera aussi, tout en précisant qu’elle parvenait à contrôler sa consomma-
tion. Elle pense avoir été contaminée au VIH par voie intraveineuse. Elle l’ap-
prend en 1985, quand son compagnon décide de se désintoxiquer. Ce dernier
ayant effectué un test qui s’est révélé positif, elle en fera également un qui s’avé-
rera aussi positif. Cette nouvelle lui parvient alors qu’avec son compagnon, ils
ont décidé de se séparer. Plus tard, quand son ex-compagnon décédera, elle sera
prise d’un sentiment de culpabilité, et ce, notamment parce qu’elle ne l’aura pas
accompagné jusqu’à la mort.
D’emblée, Solange décide de ne pas se laisser abattre par le VIH. Dans
cette perspective, elle préfère ne pas parler de sa séropositivité à ses parents et ne
les informera que lorsqu’elle se sentira affaiblie physiquement (entrée dans la
phase sida). Par ailleurs, elle va beaucoup s’investir dans son travail, notamment
en créant une petite société d’édition. Et, même si elle a fait faillite, elle souhaite
faire valoir son expérience et ses acquis professionnels pour trouver un nouvel
emploi.

4.1 Une spiritualité diffuse


L’annonce de la séropositivité au VIH ne suscite pas, chez Solange, un
retour vers sa religion d’origine. Son profil socioreligieux est assez proche de ce
que la sociologue Françoise Champion appelle l’adepte de la nébuleuse mystique
ésotérique (NMÉ). Selon cette auteure,

Cette expression [la NMÉ] recouvre une diversité de groupes et de réseaux qui
peuvent se rattacher à des religions – religions orientales (hindouisme, boud­
dhisme) ou plus « exotiques » (notamment le chamanisme) – ou bien réactiver
diverses pratiques ésotériques, en particulier le tarot et l’astrologie, ou bien encore
correspondre à de nouveaux syncrétismes psychoreligieux telle la « Psychologie
transpersonnelle » qui constitue une sorte de synthèse de la psychologie et de la
mystique. En fait également partie le Nouvel Âge qui se donne actuellement à voir
principalement sous la forme d’une subculture parlant de « méditation », de
« guérison spirituelle », de « rebirth », d’  « astrologie transpersonnelle », de tarot,
etc., tout cela est mêlé à une revendication portant à la fois sur une approche
globale, « holistique » de l’homme et du monde, ainsi que sur des valeurs de coopé-

46
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida

ration, de solidarité et de paix. Il y a dans la nébuleuse mystique-ésotérique des


groupes relativement bien constitués avec des membres dûment identifiables, mais
il y a, surtout, des réseaux plus ou moins lâches gravitant autour d’associations
organisatrices de stages, de conférences, de séminaires (payants) et autour de
revues, de librairies, de maisons d’édition. (Champion, 1995 : 13)

On retrouve, dans le parcours et les pratiques de Solange, certaines des


caractéristiques des adeptes de la NMÉ. Elle dit se sentir proche du boudd-
hisme, mais aussi du judaïsme et du christianisme. « J’ai vraiment une vision
assez générale de la religion, peut-être assez archaïque, panthéiste plutôt que
monothéiste ». Et, si elle se sent proche de plusieurs religions dont elle a lu des
ouvrages, elle n’en pratique aucune : « mon temple, c’est intérieur ou une
communion avec la nature, mon temple, c’est ça, un contact avec la nature ».
Quant à sa conception de la divinité, elle reste floue et indéterminée : « Dieu, il
existe ou il n’existe pas ? J’ai décidé qu’on ne pouvait pas le savoir, mais qu’à la
limite, on n’avait même pas besoin de réponse. J’ai toujours été intimement
persuadée que la vie, même les scientifiques ne peuvent pas l’expliquer ».

4.2 Le recours aux médecines parallèles


Une autre caractéristique commune à Solange et aux adeptes de la NMÉ
est le fait d’avoir une approche globale de l’homme. Ainsi, elle trouve auprès
d’autres cultures (par exemple, elle fera un voyage aux États-Unis pour rencon-
trer des Indiens Navajos), une approche plus globalisante, moins segmentée du
monde. En ce sens, Solange a eu recours aux médecines parallèles pour traiter
son VIH et a refusé de prendre de l’AZT, le premier antirétroviral anti-VIH à
avoir été commercialisé, en 1987.

On m’a proposé l’AZT, mais il fallait se réveiller toutes les deux heures pour
prendre le médicament, et moi, avec mon approche de l’automédication, moi, je
me refusais de me réveiller toutes les deux heures parce que j’estime que c’est la
nuit qu’on se ressource et c’était rentrer, plonger encore plus vite vers la mort, si je
me réveillais toutes les deux heures pour prendre un cachet.

En 1993, elle décide de consulter une acupunctrice qui, sans avoir recours
aux aiguilles, lui apporte un soutien important : « il y a une personne qui m’aide
beaucoup, c’est quelqu’un qui fait de l’acupuncture par massage, sans aiguille,
c’est le principe de la médecine chinoise, elle draine ma fatigue, j’estime que
c’est elle qui m’a permis de continuer, le fait que je continue à mener une vie
normale, sans traitement, sans le stress sur la tête ».

47
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

À partir de l’année 2000, Solange voit ses défenses immunitaires baisser


pour passer en dessous de la barre des 200 T413. Elle décide alors de prendre un
traitement antirétroviral, mais non sans avoir pris le temps d’y réfléchir : elle
décide, tout d’abord, de liquider sa société (qui a fait faillite), puis de passer des
vacances d’été tranquilles pour, au mois d’octobre, prendre rendez-vous avec
son médecin, à l’hôpital. Cette démarche thérapeutique, elle l’accompagne de
lectures des livres de Bernie Siegel sur l’approche globale/holistique de la
maladie, de séances chez une spécialiste de l’observance et chez un ethnopsy-
chiatre, Tobie Nathan. Elle aimerait poursuivre un travail thérapeutique avec ce
dernier, car il fait appel aux médecines traditionnelles, « tandis que nous, dans
nos médecines, on renvoie le malade à ses symptômes, on l’isole complètement
du groupe social ». Par ailleurs, dans le traitement antirétroviral qu’elle suit, elle
dit ne prendre que les molécules qui sont sur le marché depuis trois ans, car elle
ne veut pas être un « cobaye ».
Solange refuse d’être une malade du sida.

Dès le début, je ne me suis pas posée en victime, pourtant c’était l’idée dominante,
même pour mes amis, toxicomanes, la nouvelle [de la contamination au VIH],
pour eux, à la limite, c’était la fuite vers la mort, l’autodestruction, le refuge idéal.
Moi, je poursuis ma vie telle que je la mène, avec des projets, avec la formation
continue, j’étais inscrite à des cours par correspondance, je voulais reprendre des
études.

Cette attitude vis-à-vis de la maladie l’amène à porter un regard critique à


l’égard des associations de lutte contre le sida : « la vision que j’en ai, c’est plutôt
des gens qui pleurent, qui se complaisent dans la souffrance, même si ça a
changé […]. Je vois, ils viennent de temps en temps à l’hôpital [des bénévoles
d’associations], c’est toujours pour materner les gens, pour les assister, je n’ai
pas envie de ça ». Quant aux associations qui revendiquent l’accès aux traite-
ments avant leur autorisation de mise sur le marché (AMM), elle préfère s’en
éloigner : « la médicalisation à outrance, ça, je voulais m’en protéger ». Pour
Solange, l’équation « sida = mort » n’est pas forcément liée à des considérations
biologiques, mais plutôt sociales. « Le lien social, c’est ça qui tue les gens, parce
qu’on dit, sida = mort, mais c’est surtout parce qu’on a exclu les gens de la
société ».

13. Lorsqu’une personne est touchée par le VIH (virus de l’immunodéficience humaine), elle entre
dans la phase sida (syndrome de l’immunodéficience humaine), soit quand elle est touchée par une des
vingt-sept pathologies (dites maladies opportunistes) reconnues comme étant caractéristiques du sida,
soit par un taux de lymphocytes CD4 (défenses immunitaires) inférieur à 200/mm3.

48
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida

La dimension religieuse est peu présente dans la perception qu’a Solange


du VIH/sida, et ce, dans la mesure où elle préfère l’envisager sous un angle
socio-politique (décès lié au sida = perte du lien social). Néanmoins, on repère
des traces de spiritualité dans sa gestion du VIH, notamment quand elle envi-
sage la maladie dans une dimension holiste. Pour elle, l’individu ne peut être
traité séparément : corps, psychisme et esprit doivent être intégrés dans une
même démarche thérapeutique et, dans cette perspective, elle recourt à d’autres
médecines (acupuncture, ethnopsychiatrie, etc.)

Conclusion
Selon la sociologue Claudine Herzlich,

La maladie entraîne toujours la formulation de questions ayant trait à ses causes


[…] et plus encore à son sens : « pourquoi moi ? », « pourquoi lui ? », « pourquoi
ici ? », « pourquoi maintenant ? ». […] il serait faux de croire que ce besoin d’inter-
préter la maladie, de lui assigner des causes conçues en termes non organiques, de
lui donner un sens constitue une survivance : celle des époques où la médecine
scientifique n’ayant pas encore fourni les « vraies » réponses, l’homme fabriquait du
sens pour colmater ses ignorances. Nous croyons au contraire que ce besoin, s’il
prend aujourd’hui des formes spécifiques, est aussi fort qu’autrefois. (1986 : 201)

Le sens de la maladie, pour des personnes touchées par le VIH/sida, est une
question d’autant plus sensible que l’on est face à une maladie chronique, létale
et à caractère transmissible. Il se construit à partir de plusieurs paramè-
tres (origine socioculturelle de l’individu, héritage religieux, mode de contami-
nation au VIH, identité sexuelle, désir d’enfant, grossesse, vécu de la pathologie :
entrée dans la phase sida, condition physique et morale pour maintenir une
activité professionnelle, etc.) où la religion et la spiritualité occupent une place
plus ou moins importante.
Dans le cas d’Hubert, catholique, on constate une forte responsabilisation :
il envisage sa contamination au VIH comme un acte voulu par lui sans jamais
le rattacher (explicitement) à un registre religieux. Cette position lui permet de
renouer (conversion) avec le catholicisme, d’être dans un rapport serein avec
Dieu et de continuer à s’interroger sur sa sexualité. Dans cette perspective, la
notion de salut n’apparaît pas comme déterminante, et ce, à la différence de
Lucien. Ce dernier, également catholique, envisage sa contamination au VIH
sous l’angle du péché et tente d’obtenir la clémence de Dieu pour sa vie dans
l’au-delà. Lucien explique ne pas pouvoir faire abstraction de ses origines afri-
caines quand il recourt à la sorcellerie pour justifier sa contamination au VIH.

49
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Ce sort qui lui a été envoyé d’Afrique est un moyen de juguler l’angoisse suscitée
par les problèmes qui l’affectent (chômage, maladie, VIH, décès de son frère,
etc.)
Dans le cas d’Aïcha, la religion (islam) et plus précisément le recours à la
notion de destin, permet d’expliquer l’inexplicable : apprenant sa séropositivité
au cours de sa grossesse, elle ne sait pas comment elle a été contaminée. Elle dit
n’avoir jamais eu de relations extraconjugales et ne comprend pas dans quelles
circonstances elle a été atteinte au VIH. Quant à Solange, inscrite dans la
mouvance du Nouvel Âge, elle cherche moins à déterminer les causes de sa
contamination au VIH, qu’elle connaît (transmission par voie intraveineuse),
qu’à intégrer la pathologie dans sa vie quotidienne. Le recours aux médecines
parallèles lui permet d’avoir une approche globale de sa maladie, c’est-à-dire de
ne pas traiter juste un corps, mais aussi un esprit, une âme.
La dimension religieuse ou spirituelle des représentations de la maladie est
très fluctuante selon les individus. Des quatre parcours présentés dans le cadre
de ce texte, on se rend compte qu’elles donnent sens à la maladie de différentes
façons : humanisation des rapports à Dieu, normalisation des rapports au
monde, nommer l’inexplicable, globalisation du corps. Une dernière remarque
doit être faite : le registre religieux/spirituel est souvent insuffisant pour apporter
un sens à la maladie. Il est complété par d’autres systèmes de sens : psychologie,
sorcellerie, politique ou autres.

50
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida

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51
Chapitre 3

La gestion1 du fait religieux au sein de l’institution


médicale est-elle un facteur d’exclusion ?
Perspective historique et étude de cas

Anne-Cécile Bégot

A u cours de cet article, je vais évoquer les premiers résultats


d’une étude que je suis en train de réaliser pour le compte de
l’association Sidaction2. La question de départ de cette
recherche est la suivante : comment des médecins gèrent-ils la présence de
manifestations religieuses dans la relation thérapeutique ? Pour répondre à cette
question, j’ai réalisé une enquête qualitative par entretiens semi-directifs auprès
de quarante-quatre médecins exerçant, pour la plupart, à Paris ou dans la
banlieue parisienne3. Ces médecins traitent tous des patients touchés par le
VIH/sida.

1. La gestion du fait religieux est envisagée à partir de trois aspects : l’approche qu’ont les médecins
du fait religieux, la manière dont ils légitiment cette approche, et les modalités d’actions qu’ils enga-
gent pour y faire face. Dans le cadre de cet article, il ne sera question que des deux premiers aspects de
la gestion du fait religieux : l’approche du fait religieux et les formes de légitimation utilisées par les
médecins.
2. On peut trouver une présentation de cette association sur son site Internet : http ://www.sidac-
tion.org.
3. Le fait de circonscrire géographiquement l’enquête de terrain tient essentiellement à des
contraintes de temps (l’enquête doit être menée sur deux ans). Il faut cependant tenir compte de la
variable géographique dans la mesure où les caractéristiques épidémiologiques du VIH/sida indiquent
une incidence plus importante en Île-de-France que dans les autres régions de France. Ainsi, depuis le
début de l’épidémie jusqu’au 31 décembre 2003, 26 254 cas de sida domiciliés en Île-de-France ont
été diagnostiqués, soit plus de 45 % des cas déclarés en France (alors que la population francilienne ne
représente que 19 % de la population en métropole), (Halfin et coll., 2004 : 2). Cela signifie que les
manifestations religieuses doivent être plus importantes dans cette région (Île-de-France) qu’ailleurs,

53
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Le sujet de cette recherche m’est venu à la suite d’une précédente étude


menée pour l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida (ANRS), auprès de
patients touchés par le VIH/sida et inscrits dans une démarche spirituelle
(Bégot, 2004). Face à des pratiques telles que le jeûne du ramadan ou des
croyances comme la guérison du sida, je me suis interrogée sur la manière dont
les médecins peuvent appréhender ce type de manifestations religieuses.
Pour envisager la gestion du fait religieux dans la relation thérapeutique,
une approche historique a été privilégiée, et ce, dans la mesure où cette gestion
n’est pas purement conjoncturelle ; elle s’inscrit dans un cadre historique, celui
de la construction de l’institution médicale. En d’autres termes, les pratiques
des médecins gardent, aujourd’hui, une trace de ce qui s’est construit dans le
passé.
Après avoir envisagé l’évolution de la place et du rôle de la religion au sein
de l’institution médicale, je présenterai, à partir des résultats de mon enquête
de terrain, les différentes approches du fait religieux dans la relation thérapeu-
tique, par les médecins et la manière dont ils les légitiment.

1 L’évolution de la religion au sein de l’institution médicale


La place et le rôle de la religion au sein de l’institution médicale seront
envisagés à partir de trois aspects : la laïcisation de l’institution médicale, le
rapport des médecins à la religion et la reconfiguration des rapports entre
médecine et religions.

1.1 La laïcisation de l’institution médicale


Avant d’aller plus loin dans ma présentation, je voudrais apporter quelques
précisions quant au terme « institution médicale ». Une institution prend en
charge un domaine de la vie sociale et elle exerce sur les individus une contrainte
qui est socialement légitime4. Mon objectif est donc d’envisager comment la
médecine va progressivement s’imposer, au cours du XIXe siècle, comme l’ins-
tance légitime de soins, c’est-à-dire comment elle va devenir une institution. Il
s’avère qu’en France l’institution médicale se construit en même temps qu’elle

mais cela n’infirme pas l’hypothèse de départ (voir hypothèse de départ dans les pages qui suivent)
puisque les segments professionnels sont présents dans l’ensemble du champ médical.
4. Je reprends ici la définition que donne l’historien J. Baubérot de l’institution. Selon cet auteur,
« une institution prend en charge de façon plus ou moins contraignante, un domaine (un champ, en
terme sociologique plus resserré) de la vie sociale dont la valeur ne dépend pas, a priori, d’un choix
privé. La contrainte qu’exerce l’institution est une contrainte socialement légitime ; elle doit être plus
ou moins admise par l’individu quelle que soit son opinion personnelle ». (Baubérot, 2004 : 226)

54
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?

se laïcise. Pour présenter les choses de manière imagée, on peut considérer que
la construction et la laïcisation de l’institution médicale sont les deux faces
d’une même médaille.
Le processus de laïcisation de la société française est engagé avec la construc-
tion d’un premier seuil de laïcisation, au tout début du XIXe siècle. Il se carac-
térise par un changement de statut de la religion : celle-ci est reconnue comme
nécessaire (on reconnaît des besoins religieux aux populations), mais elle n’est
plus une institution englobante et plusieurs cultes sont reconnus (le catholi-
cisme et le protestantisme en 1802, puis le judaïsme, en 1808), alors qu’avant,
sous l’Ancien Régime, le catholicisme était la religion dominante. Le deuxième
seuil de laïcisation émerge sous la IIIe République dans les années 1880 (avec les
lois sur la laïcisation de l’enseignement public) et devient une nouvelle logique
dominante avec la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Ce
deuxième seuil se caractérise par une dissociation institutionnelle (ce n’est plus
la religion qui structure la société), par la privatisation de la religion (la religion
devient une affaire privée) et par la reconnaissance de la liberté de conscience et
de culte aux citoyens (Baubérot, 1990).
Au cours de cette période (passage du premier au deuxième seuil de laïcisa-
tion), on peut envisager la construction de l’institution médicale à partir de
trois processus : la médicalisation des populations, la professionnalisation des
médecins et la laïcisation de l’hôpital.

1.1.1 La médicalisation des populations


Elle consiste essentiellement à systématiser le recours des populations à la
médecine officielle5. Pour cela, des mesures vont être prises, dont la loi du 10
mars 1803 qui vise à officialiser le plus grand nombre de soignants en créant
deux ordres de médecins : les médecins et les officiers de santé.
La loi de 1803 introduit aussi la notion d’exercice illégal de la médecine
pour différencier les médecins reconnus officiellement des « empiriques », c’est-
à-dire les curés, les religieuses et les autres guérisseurs. Dans les faits, on se rend
compte que les « empiriques » sont largement plébiscités par les populations, car
ils allient des éléments de religion à des pratiques thérapeutiques, mais aussi
parce qu’ils sont présents dans les campagnes les plus reculées et, enfin, parce
que certains d’entre eux offrent des soins gratuits, notamment les religieuses qui
travaillent dans les hôpitaux (Léonard, 1992). Le ralliement de la population à

5. Selon l’anthropologue D. Fassin, la médicalisation « consiste à conférer une nature médicale à


des représentations et des pratiques qui n’étaient jusqu’alors pas socialement appréhendées en ces
termes. Elle est avant tout la redéfinition d’un problème existant dans un langage médical ». (Fassin,
1998 : 5).

55
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

la médecine officielle n’interviendra qu’au moment où la médecine deviendra


une profession, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle.

1.1.2 La professionnalisation des médecins


La médecine tend à devenir une profession au moment où elle obtient le
monopole sur les soins. Cela interviendra avec la loi Chevandier, votée en
novembre 1892, car elle accorde aux médecins le monopole sur l’exercice de la
médecine tout en prévoyant des sanctions pour exercice illégal de la médecine
(à la différence de la loi de 1803) et elle supprime l’Ordre des officiers de santé6.
La loi Chevandier a pu être votée pour au moins deux raisons. La première
tient aux progrès médicaux et aux découvertes scientifiques réalisés dans le
dernier quart du XIXe siècle. La seconde est liée à la mobilisation politique des
médecins sous la IIIe République et à leurs rapports avec l’État. Ainsi, sur la
période 1875-1902, les médecins vont représenter, en moyenne, plus de 10 %
des députés (Hassenteufel, 1997 :  36) dont la plupart sont républicains. Et,
écrit l’historien Jacques Léonard à propos de la IIIe République, « aucun régime
n’a autant réalisé en faveur de la science médicale » (1994 : 32).

1.1.3 La laïcisation de l’hôpital


C’est sous la IIIe République que les mesures les plus significatives vont être
engagées pour la laïcisation de l’hôpital. En 1878 vont être créés des cours
municipaux pour former des infirmières laïques7. L’objectif de cette initiative
est de remplacer les religieuses travaillant dans les hôpitaux, car elles n’ont pas
de formation médicale8. D’autres mesures vont être prises en faveur de la laïci-
sation des hôpitaux telles ces salles d’opération rebaptisées : les noms de saints
et de saintes vont être remplacés par ceux de médecins et d’inventeurs (Trous-
seau, Broca, Jenner) (Lanouette, 1991 : 34-35).
La laïcisation de l’hôpital ne signifie pas le rejet de toute forme de religio-
sité. La loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État assure la liberté de
conscience aux patients hospitalisés et prévoit le financement des aumôniers au
sein des hôpitaux.

6. D’un point de vue sociologique, la profession se définit à partir de deux critères, celui du mono-
pole sur les services et celui de l’autonomie dans l’exercice des activités. Le premier de ces critères sera
rempli en 1892 avec la loi Chevandier, le second en 1940 avec la création de l’Ordre des médecins.
7. Initiative prise par le docteur Bourneville, par ailleurs conseiller municipal de la ville de Paris.
8. La laïcisation du personnel médical a été très lente à se mettre en place : en 1939, les religieuses
représentent toujours 19 % du personnel hospitalier, et au lendemain de la seconde guerre mondiale,
certaines continuent d’exercer dans les hôpitaux.

56
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?

Au terme de la construction du deuxième seuil de laïcisation, c’est-à-dire


au début du XXe siècle, la médecine s’impose comme un recours socialement
légitime ; en ce sens, elle devient une institution sociale. Cette institution est
laïcisée dans le sens où l’acte médical tend à être dissocié de la religion. À partir
de ce constat, on va s’intéresser aux rapports qu’ont les médecins à l’égard de la
religion.

1.2 Les rapports des médecins à la religion


La question des liens entretenus par les médecins avec la religion est un
sujet peu étudié en France et pour cause, le Conseil de l’Ordre des médecins –
cette instance d’autorégulation de la pratique médicale et à laquelle doit s’ins-
crire tout médecin qui exerce des actes médicaux – interdit de questionner ses
membres sur leurs « actes, attitudes, opinions politiques ou religieuses » (Herz-
lich, Bungener, Paicheler et coll., 1993 : 10).
Il est possible d’étudier les liens entre médecins et religions en partant
d’une autre perspective – certes incomplète – celle de mouvements ou d’asso-
ciations réunissant des médecins qui affichent ouvertement leur appartenance
religieuse. Je vais donc l’envisager pour la Société médicale Saint Luc, Saint
Côme, Saint Damien, la première du genre, et d’autres groupements.

1.2.1 La Société médicale Saint Luc, Saint Côme, Saint Damien


Cette Société voit le jour en septembre 1884 dans un contexte marqué, en
France, par les lois sur la laïcisation de l’école. Elle est une réponse à l’appel du
pape Léon XIII qui demande de « s’unir contre le rationalisme et le matéria-
lisme athée qui imprègnent la société »9. Le médecin catholique veille à diffé-
rentes tâches : évangéliser les familles non croyantes, préparer le patient à une
mort chrétienne (derniers sacrements), ne pas fournir de certificat de complai-
sance pour les suicidés, éviter le recours aux anesthésiques pour les patients en
fin de vie …
Progressivement, le rôle du médecin catholique va évoluer. Dans les années
1960-70, on observe une rupture entre les positions du pape (Paul VI) et celles
des médecins catholiques à propos des lois votées en France sur la contraception
et l’avortement. Cette césure révèle l’évolution de la figure du médecin catho-
lique : celui-ci n’est plus un acteur encadré par des structures fortes et se soumet-
tant à la hiérarchie (Guillaume, 1990). La religion est devenue, pour ces

9. Voir le site Internet de cette société, aujourd’hui dénommée Centre catholique des Médecins
Français : http ://frblin.club.fr/ccmf/01histoire/hist.htm.

57
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

médecins, une affaire privée, une affaire de conscience individuelle. Cette


privatisation du croire, on va le voir, ne concerne pas tous les médecins.

1.2.2 Les médecins et les renouveaux religieux et spirituels


Pendant que des médecins manifestent leurs divergences avec le Vatican,
d’autres apparaissent sur le devant de la scène en intégrant le Renouveau Charis-
matique. Ce mouvement apparaît dans le paysage religieux français au cours
des années 1970 et se caractérise par le fait qu’il accorde une place importante
aux pratiques de guérison. Les médecins qui adhèrent à ce mouvement tentent
de concilier pratique médicale et engagement religieux10.
D’autres mouvements réunissant des médecins vont apparaître et favori-
sent une prise en charge religieuse ou spirituelle de la santé. Ainsi en est-il de
l’association Invitation à la vie (IVI) (Dericquebourg, 2001), qui émerge au
début des années 1980, ou de l’Association médicale Avicenne de France, créée
en 1997.
Aussi minoritaires soient-ils, ces mouvements permettent de saisir certaines
évolutions au sein du champ médical. La première concerne le fait que l’insti-
tution médicale est perçue comme une institution laïque. On le constate avec
les travaux de sociologues qui envisagent la prise en charge religieuse ou spiri-
tuelle de la santé comme une forme de protestation sociale (Cohen, 1995). La
seconde a trait aux différences existant entre les médecins exerçant en médecine
de ville et ceux qui travaillent à l’hôpital. Alors que les premiers peuvent ouver-
tement manifester leur appartenance religieuse, cela est interdit aux hospitaliers
qui sont soumis aux dispositions des agents publics, c’est-à-dire à la
neutralité11.
Pour avoir une vision complète de la place de la religion au sein de l’insti-
tution médicale, il est nécessaire d’envisager les reconfigurations des rapports
entre médecine et religion au cours de ces trente dernières années.

10. Le Renouveau Charismatique est composé de plusieurs tendances, lesquelles conçoivent


différemment les pratiques de guérison. À ce propos, voir l’article de Cohen, 1995.
11. L’obligation de neutralité est posée depuis 1948 dans la jurisprudence (Conseil d’État 8/12/1948
Delle Pasteau). Cette situation est confortée lorsque l’hôpital devient, en 1970, un établissement
public de santé.

58
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?

1.3 Les reconfigurations des rapports médecine/religion au sein de la


sphère médicale
J’envisagerai les reconfigurations des rapports médecine/religion au sein de
l’institution médicale à partir de deux aspects : l’émergence d’une « nouvelle »
médecine et l’évolution de la place de la religion au sein de l’hôpital.

1.3.1 Émergence d’une « nouvelle » médecine


La place grandissante occupée par les maladies chroniques, au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale, va contribuer à modifier les rapports entre
médecins et patients et donner lieu à une nouvelle médecine parfois qualifiée
de globale (Baszanger, 1995). Cette médecine souhaite faire davantage inter-
venir le patient dans le processus thérapeutique (établissement du diagnostic,
négociation du traitement) et incorporer son expérience de la maladie dans le
savoir médical. Le comportement du patient et parfois les aspects les plus
intimes de sa vie vont servir à établir le traitement du médecin.
Cette médecine présente deux visages : l’un est humain dans le sens où le
patient est pris en compte dans ses dimensions médicale, sociale, affective et
psychologique, l’autre est totalisant dans la mesure où le médecin ne fait pas
que prescrire des médicaments, mais aussi des comportements (gérer les situa-
tions provoquant du stress, les rapports relationnels, etc.) (Arney et Bergen,
1983).
Cette médecine apparaît dans les années 1950, aux États-Unis. En France,
elle va commencer à se développer dans les années 1980 avec l’apparition de
centres de la douleur et s’étendre à d’autres domaines : la cancérologie, la
chirurgie cardiaque, etc.
Une approche globale des patients touchés par le VIH/sida va également
voir le jour, dans les années 1990, avec l’arrivée des antirétroviraux. On peut
l’observer à partir des rapports commandités par les pouvoirs publics et menés
sous la direction du professeur Jean-François Delfraissy. Dans le rapport de
l’année 2002, on peut lire que, pour une meilleure adhérence du patient aux
traitements, le médecin doit tenir compte de trois facteurs : le traitement en
lui-même qui doit être intégré à la vie quotidienne du patient et toléré par
l’organisme, la prise en compte des conditions de vie du patient (aspects
sociaux, psychologiques et économiques) et la confiance du patient dans
l’équipe soignante (Delfraissy, 2002).
Ce qui se trouve au cœur de la gestion chronique du VIH/sida est l’obser-
vance. L’objectif poursuivi par les médecins est que le patient prenne régulière-

59
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

ment ses traitements, car tout échappement thérapeutique peut, selon le


rapport Delfraissy, mettre en cause l’efficacité de ces derniers (idem : 75).
Il faut cependant noter que la prise en charge globale du patient n’inclut
pas la dimension religieuse (aucune mention n’est faite de cette question dans
le rapport Delfraissy). Cette situation s’explique, on l’a vu, par la manière dont
s’est construite historiquement l’institution médicale (évincement de la dimen-
sion religieuse, faisant de la gestion religieuse de la maladie une pratique véhi-
culant des éléments de protestation, mais aussi une activité peu valorisante). Et,
cela signifie que les médecins sont plus ou moins livrés à eux-mêmes pour gérer
l’apparition de manifestations religieuses dans la relation thérapeutique.

1.3.2 Évolution de la place de la religion au sein de l’institution médicale


Depuis une trentaine d’années, on observe, au sein de l’institution hospita-
lière, la mise en place de dispositions pour tenir compte des croyances et des
pratiques religieuses des patients12. Ainsi, les praticiens hospitaliers sont tenus
de respecter les croyances et les pratiques religieuses de leurs patients, mais la
prise en charge effective de ces manifestations concerne surtout les infirmiers.
En effet, alors que les médecins ne reçoivent aucune formation sur ces ques-
tions, il est prévu, dans le cadre du diplôme infirmier, qu’une attention soit
apportée aux croyances et aux rites religieux du patient13. Dans la mesure où la
gestion du fait religieux apparaît comme une activité relevant de professions
« subalternes » (infirmier), cela signifie qu’elle peut être envisagée comme déva-
lorisante par les médecins qui auront à la prendre en charge.
Au terme de cette première partie sur la place et le rôle de la religion au sein
de l’institution médicale, on retiendra deux aspects. Le premier concerne la
construction de l’institution médicale. La médecine va s’imposer comme
instance légitime de soins, notamment en limitant les interférences religieuses
de son domaine d’action. Ainsi, l’acte médical ne relève plus de la religion et,
lorsqu’il sera question, à partir des années 1970, d’une prise en charge des
croyances et des pratiques religieuses des patients hospitalisés, cette tâche sera

12. Parmi ces dispositions, on notera que le règlement intérieur type des établissements hospitaliers
du 14 janvier 1974 recommande de respecter, dans la mesure du possible, les exigences alimentaires
liées à la pratique de certaines religions. Quant à la Charte du patient hospitalisé, annexée à la circu-
laire ministérielle no 95-92 du 6 mai 1995 (relative aux droits des patients hospitalisés), elle précise
que « tout établissement de santé doit respecter les croyances et convictions des personnes accueillies.
Un patient doit pouvoir, dans la mesure du possible, suivre les préceptes de sa religion (recueillement,
présence d’un ministre du culte de sa religion, nourriture, liberté d’action et d’expression, etc.). Ces
droits s’exercent dans le respect de la liberté des autres ». (Lévy, 2004 : 20-21).
13. Arrêté ministériel datant du 12 avril 1979 relatif au programme d’études préparatoires au
diplôme d’infirmier.

60
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?

essentiellement dévolue aux infirmiers, ce qui est une manière de signifier


qu’elle ne fait pas partie de la pratique médicale.
Le second aspect concerne la gestion globale des maladies chroniques.
Cette nouvelle approche consiste à prendre en compte les dimensions médicale,
sociale, économique et psychologique du patient. La dimension religieuse n’est
cependant pas explicitement mentionnée dans cette approche, excepté dans un
cas de figure, celui des soins palliatifs14. Sans formation, le médecin est donc
amené à gérer les manifestations religieuses dans la relation thérapeutique selon
des critères qui relèvent de son « segment professionnel »15 d’appartenance.
À partir de ces différents éléments (séparation des sphères de compétences,
absence de formation des médecins sur les questions religieuses), on émet l’hy-
pothèse suivante : la gestion du fait religieux dans la relation thérapeutique
dépend de la position occupée par le médecin au sein du champ médical16.
Livré plus ou moins à lui-même, le médecin va envisager le fait religieux et
légitimer son approche, à partir de plusieurs critères : son statut professionnel
(est-il en position de domination à l’égard de ses confrères ?), sa classification
professionnelle (exercer dans le secteur libéral ou en tant que salarié modifie les
rapports aux patients), les valeurs promues par le secteur d’activité (ces valeurs
sont différentes selon que le médecin travaille à l’hôpital, dans une association
ou dans un cabinet de ville), mais aussi son appartenance religieuse ou sa non-
appartenance religieuse.
À présent, il va être question de l’enquête de terrain proprement dite, c’est-
à-dire la manière dont les médecins gèrent le fait religieux dans la relation
thérapeutique, selon leur segment professionnel d’appartenance.

2 La gestion du fait religieux dans la relation thérapeutique


Durant l’année 2004, j’ai réalisé une enquête par entretiens semi-directifs,
auprès de quarante-quatre médecins. Dans le cadre de cette deuxième partie, je
vais m’intéresser à un aspect précis de mon enquête : l’approche qu’ont les

14. La Société française d’accompagnement et des soins palliatifs (SFAP) a adopté une charte où,
explicitement, la prise en charge globale du patient implique de prendre en compte les dimensions
médicale, psychologique, sociale et spirituelle du patient.
15. Selon les sociologues américains R. Bucher et A. Strauss, les segments désignent des « unités
sociales de base en mouvement à l’intérieur des professions. Les segments constituent donc des sous-
groupes ne se superposant pas à ceux formés par les différentes disciplines médicales. Les membres
d’un même segment partagent une identité professionnelle spécifique, ainsi que des idées similaires
sur la nature de leur discipline » (cité par Baszanger, 1981 : 22).
16. De manière plus précise on estime que, selon le « segment professionnel » d’appartenance du
médecin, la gestion du fait religieux est différente.

61
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

médecins du fait religieux dans la relation thérapeutique (questionnent-ils les


patients sur leur engagement religieux) et la manière dont ils légitiment cette
approche. Autrement dit, je vais surtout m’intéresser aux réponses qu’ils ont
faites à la question que je leur ai posée : « selon vous, est-ce qu’un médecin peut
ou doit se préoccuper des croyances et pratiques religieuses de ses patients ? » À
partir des propos tenus par les médecins, on peut dégager quatre types d’appro-
ches du fait religieux. Je tiens à préciser que dans le cadre de cet article, j’ai
volontairement accentué certains aspects pour mieux illustrer mon propos,
alors que parfois des nuances devraient être apportées.

2.1 Une approche distanciée


Cette approche caractérise les praticiens universitaires – praticiens hospita-
liers (PUPH) qui sont au nombre de sept (quatre femmes et trois hommes)
dans le cadre de mon enquête. Ces médecins exercent à plein temps à l’hôpital
et ont trois types d’activités : les soins, l’enseignement et la recherche clinique.
Ce premier groupe de médecins a une approche distanciée dans le sens où
le fait religieux n’est pas intégré à la pratique médicale. Différents extraits d’en-
tretiens permettent de rendre compte de cet aspect :

[…] dans un cadre hospitalier, [explique une médecin exerçant en banlieue pari-
sienne] moi, c’est vrai que je n’aborde pas ce problème-là avec eux. […] Ce n’est pas
quelque chose que j’intègre dans ma relation, je ne me dis pas que ça va être plus
simple pour eux s’ils ont une spiritualité riche ou il faut que je dise les choses
comme ça parce que je sais qu’ils ont telles ou telles croyances, enfin, je veux dire
que pour moi c’est pas quelque chose qui interfère dans ma pratique (e1)17. (Nous
soulignons.)

Un autre médecin, travaillant dans un hôpital du nord de Paris, dit : « on


n’a pas beaucoup d’informations sur ça [l’appartenance religieuse des patients],
parce qu’on ne va pas tellement au-devant de ces informations » (e2). Un autre
indique à propos de ses patients : « je ne les questionne pas beaucoup là-dessus,
ça n’intervient pas, si vous voulez, dans ma démarche médicale. […] À titre
personnel, j’essaye de rester le plus discret possible [sur cette question] » (e7).
Quant à ce médecin, exerçant sur la Rive Gauche, il est plus catégorique : « moi,
j’ai quasiment jamais de discussion d’ordre religieux avec des malades, j’ai eu
des discussions d’ordre religieux avec des milliers de personnes, avec les malades,
jamais » (e32).

17. Pour préserver l’anonymat des médecins, on a adopté une codification : chaque entretien est
numéroté et précédé de la lettre « e » (pour entretien) ; le tout étant mis entre parenthèses.

62
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?

Cette approche distanciée ne signifie pas que les médecins refusent


d’aborder le sujet. En fait, ils le font quand ça s’impose à eux (le patient évoque
le sujet malgré leurs réticences) ou alors quand ils ont établi, sur le long terme,
une relation de confiance avec le patient.
Ces médecins légitiment leur approche du fait religieux de différentes
manières. Certains sont athées ou agnostiques et estiment que leur propre
rapport à la religion les empêche d’aller plus avant sur ce terrain. D’autres
mettent en avant le « devoir de réserve » qui s’impose aux hospitaliers. Une autre
médecin évoque la difficulté de prendre des décisions médicales quand on entre
trop dans l’intimité des patients. Un autre estime que l’appartenance religieuse
du patient ou du médecin n’a pas à être connue, car cela pourrait avoir des
conséquences sur la manière d’administrer ou de recevoir les soins. Au cours de
l’entretien, ce médecin a manifesté son étonnement face à des médecins juifs
qui ont refusé de soigner Maurice Papon, un haut fonctionnaire de la Répu-
blique qui a déporté des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Pour ce
médecin, un malade reste un malade ; quels que soient les crimes qu’il ait
commis, il doit être soigné.
L’approche distanciée qu’ont ces médecins du fait religieux s’explique
surtout par la position qu’ils occupent au sein du champ médical. Ils y occu-
pent la position la plus prestigieuse en raison, d’une part, de leur statut, qui est
le plus élevé au sein de la hiérarchie hospitalière et, d’autre part, des rapports de
domination existant au sein de la profession médicale, où la médecine générale
est déqualifiée par rapport à la médecine hospitalière (Bungener et Baszanger,
2002 : 24). Ils ont acquis un habitus18 où, a priori, le patient n’est pas envisagé
comme un partenaire avec lequel on négocie. Ils peuvent éventuellement délé-
guer la prise en charge des croyances et des pratiques religieuses auprès d’autres
professionnels (infirmières, ethnopsychiatres, aumôniers, etc.), mais ils l’intè-
grent rarement à leur propre pratique.

2.2 Une approche sélective


Cette approche caractérise les autres médecins exerçant à l’hôpital. Dans le
cadre de mon enquête, ils sont au nombre de seize (douze hommes et quatre
femmes). Il y a cinq praticiens hospitaliers (PH), un chef de service (exerçant
dans un établissement participant au service public hospitalier), trois praticiens
contractuels (PCONT), six praticiens attachés (PATT) et une salariée d’un
centre de santé.

18. Selon P. Bourdieu, l’habitus désigne des « systèmes de dispositions durables et transposables,
structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant
que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations » (1980 : 88).

63
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Le statut de ces médecins recouvre des situations assez différentes. Les


praticiens hospitaliers (PH) sont nommés à titre permanent après avoir passé
un concours national et exercent leurs fonctions à temps plein à l’hôpital. Ils
consacrent une grande partie de leur activité professionnelle aux soins et
peuvent, éventuellement, enseigner ou exercer une activité de recherche. Les
praticiens contractuels (PCONT) et les praticiens attachés (PATT) sont dans
une situation plus instable et plus précaire dans la mesure où le contrat qui les
lie avec l’établissement hospitalier dans lequel ils travaillent est à durée déter-
minée. Ils consacrent l’essentiel de leur activité aux soins même si certains, mais
c’est plus rare, ont une activité de recherche.
La plupart de ces médecins ont une approche sélective du fait religieux
dans le sens où ils se préoccupent avant tout des croyances et des pratiques
religieuses qui sont susceptibles, selon eux, d’interférer dans leur pratique médi-
cale, notamment au niveau de leurs prescriptions thérapeutiques (observance
du patient). Deux manières de procéder existent.
Dans le premier cas de figure, les médecins font le choix de questionner
leurs patients. Pour un médecin exerçant en Seine-Saint-Denis (département
93), spécialiste des maladies infectieuses, la méthode qu’il adopte est sans
ambages : « quand je vois quelqu’un de séropositif, ma question [sur l’apparte-
nance religieuse du patient] fait partie des trente questions que je pose la
première fois que je vois quelqu’un » (e6). Pour lui, l’appartenance religieuse
fait partie d’une batterie de questions sur les conditions de vie du patient :

[…] c’est une question que je pose toujours aux gens de savoir avec qui ils vivent,
s’ils ont des enfants, combien y’en a, où sont leurs enfants, qu’est-ce qu’ils font
dans la vie, s’ils ont des papiers [pour les étrangers], s’ils n’ont pas de papiers, s’ils
croient, est-ce qu’ils croient en Dieu, comme ça au moins j’ai un panel de ce qui
leur est important, et ça se fouille ou ça ne se fouille pas (e6).

Dans le deuxième cas de figure, la manière de procéder est encore plus


sélective dans la mesure où les praticiens ne questionnent que les patients
susceptibles de faire le ramadan. Répondant à la question de savoir si un
médecin peut ou doit se préoccuper des croyances et les pratiques religieuses de
ses patients, une jeune femme (30-39 ans), praticien contractuel dans un centre
hospitalo-universitaire (CHU) parisien, répond de la manière suivante :

[…] on est un peu obligé parce que y’a certaines pratiques religieuses qui interfèrent
avec notre pratique médicale à nous, c’est vrai par exemple des musulmans très
croyants qui font le ramadan, qui ont des contraintes alimentaires, etc., quand on
est dans la maladie chronique avec des prises de médicaments […] on est obligé de
prendre en compte leurs croyances, leurs modes de vie (e25). (Nous soulignons.)

64
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?

Et pour savoir qui, de ses patients, est musulman ou pas, elle adopte une
méthode qui peut prêter à confusion dans la mesure où elle pose la question à
ceux qu’elle pense être musulmans, à savoir les Africains.

Parfois, je tombe sur un Africain qui n’est pas musulman, bon personne ne le
prend mal, « mais vous faites le ramadan ? », « ah non, je suis catholique », « bon,
ben excusez-moi », voilà, je pose la question, parce que je préfère qu’on me dise « ah
ben non, je suis catholique » plutôt que de ne pas la poser à quelqu’un qui est
musulman et qui fera n’importe quoi avec ses traitements (e25). (Nous soulignons.)

Le principal argument utilisé par les médecins pour légitimer leur démarche
est que certaines croyances et pratiques religieuses interfèrent sur leur pratique
médicale. Leur objectif est de déterminer précisément quelle place le patient
réserve à la religion et aux soins médicaux, c’est-à-dire est-ce que leur engage-
ment religieux est une démarche complémentaire ou alternative au traitement
biomédical.
Un autre argument utilisé par ces médecins est qu’ils considèrent que
certains patients sont plus croyants que d’autres, notamment les étrangers et
plus précisément les Africains. L’un de ces médecins estime que « 98 % des Afri-
cains disent croire en Dieu » (e6). Pour un autre, dans « 80 % des cas », les
patients africains ont une démarche spirituelle, mais ils ne l’évoquent pas d’eux-
mêmes (e29). Ce discours est d’autant plus récurrent que les praticiens exercent
dans des services où les nouveaux patients touchés par le VIH sont pour un
grand nombre d’entre eux africains ; cela peut atteindre 50 % des nouveaux
patients19.
La prise en charge des croyances et des pratiques religieuses des patients est
une activité relativement nouvelle pour ces médecins. Ils légitiment leur
démarche en invoquant le fait que certaines pratiques religieuses empêchent
une « bonne » observance ou provoquent des échappements thérapeutiques.
Cette démarche est aussi une manière d’asseoir ou de rétablir leur autorité à
l’égard de leurs patients, car il ne faut pas oublier que l’observance est une
forme de « soumission » du patient aux « ordres » (ordonnance) du médecin
(Fainzang, 2001 : 33). En investissant la vie du patient, en cherchant à connaître
ce qu’il en est de son engagement religieux, le médecin ne fait pas que mesurer
l’impact de la religion sur la vie du patient, il évalue et dit ce qui est bien ou pas
bien de faire. D’une certaine manière, il devient prescripteur des « bonnes » et
des « mauvaises » pratiques religieuses.

19. Cela concerne les hôpitaux du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne) et de Bobigny (Seine-Saint-


Denis). (Voir Valin, Lot, Larsen et coll., 2002 : 46 et 51.)

65
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

2.3 Une approche globale


L’approche globale concerne des médecins qui exercent l’essentiel de leur
activité liée au VIH/sida dans une association. Ces médecins sont au nombre
de sept. Les associations dans lesquelles ils travaillent gèrent des appartements
de coordination thérapeutique (ACT)20, d’autres mènent des actions de santé
envers les migrants et les précaires, d’autres enfin sont spécialisées dans les soins
palliatifs. Ils ont en commun de s’adresser à des populations précaires et souvent
immigrées21.
Quatre de ces médecins sont omnipraticiens et trois sont spécialistes (deux
en santé publique et un en soins palliatifs). La formation qu’ils ont reçue joue
un rôle important dans la prise en compte des croyances et pratiques religieuses
des patients. Sur les trois médecins spécialistes, tous ont reçu une formation en
sciences humaines (l’un a même un doctorat en anthropologie) et ont été sensi-
bilisés au fait que les représentations de la maladie, du corps, de la santé, etc.
varient d’un milieu socio-culturel à l’autre ; la religion pouvant avoir une
influence sur ces représentations. Pour les autres médecins, s’ils n’ont pas reçu
une telle formation, ils ont tous acquis une expérience professionnelle auprès de
publics précaires (en travaillant dans des prisons ou des associations de migrants,
etc.) et/ou ont exercé à l’étranger (l’un en effectuant des stages dans des pays
d’Afrique et d’Asie, l’autre parce qu’il est étranger).
La présence du fait religieux dans la relation thérapeutique ne présente pas
le même enjeu pour les médecins exerçant dans les associations que pour les
praticiens hospitaliers. En effet, à l’exception d’un seul d’entre eux, tous ces
médecins ne sont pas prescripteurs de traitements (antirétroviraux). Le suivi
thérapeutique (l’observance) fait partie de leurs préoccupations, mais leur acti-
vité n’est pas orientée vers les soins curatifs ; ils mènent des actions de préven-
tion (interventions dans des foyers de travailleurs immigrés ou des prisons,
permanence dans des foyers, etc.) ou coordonnent les soins. De ce fait, la rela-
tion thérapeutique se construit différemment qu’à l’hôpital, et ce, tant au
niveau des actions menées auprès des patients que dans le temps qui lui est
consacré. Ainsi, alors que la consultation d’un praticien hospitalier peut durer

20. Les ACT ont été mis en place par la Direction Générale de la Santé (DGS) et la Direction de la
Sécurité Sociale, suite à une circulaire datant d’août 1994. Au sein de ces appartements, sont reçues
des personnes séropositives au HIV, mais suffisamment autonomes pour pouvoir assurer elles-mêmes
leurs repas et autres gestes du quotidien. Là, ces personnes reçoivent un suivi médical, social et
psychologique.
21. On reprend ici la définition donnée par le Haut Conseil à l’Intégration. L’immigré est défini de
la manière suivante : « est immigrée toute personne née étrangère, dans un pays étranger, qui vit en
France, qu’elle ait ou non acquis la nationalité française » (Spire, 1999 : 54).

66
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?

entre trois et vingt minutes, celle du médecin associatif varie entre quarante
minutes et deux heures.
La plupart de ces médecins sollicitent peu les patients sur leur engagement
spirituel (ils ne les questionnent pas sur ce sujet), car l’approche qu’ils ont de la
médecine est globale, c’est-à-dire que la dimension religieuse est déjà intégrée à
leur pratique médicale, et ce, au même titre que les dimensions sociale, cultu-
relle ou psychologique.
Les médecins de ce groupe légitiment essentiellement leur approche
(globale) en invoquant le type de public auquel ils s’adressent, à savoir des
personnes précaires et souvent immigrées. Pour rendre efficaces leurs actions, il
leur semble nécessaire de prendre en compte les références culturelles et reli-
gieuses de ces populations.
Pour comprendre l’approche qu’ont les médecins associatifs du fait reli-
gieux, il faut s’intéresser à leur appartenance religieuse : six d’entre eux, sur les
sept, déclarent une appartenance religieuse (trois juifs, deux musulmans et un
catholique) et le septième déclare ne pas avoir de religion, mais se dit « déiste
d’extraction musulmane » (il croit en Dieu, mais estime que les religions sont
des créations de l’homme). À partir de ces données, peut-on établir un lien
entre l’approche globale qu’ont certains de ces médecins et leur appartenance
religieuse ? S’il n’existe pas de lien manifeste ou tangible entre leur appartenance
religieuse et le type d’approche qu’ils ont de la médecine (ces médecins ne
mettent pas en avant leur appartenance religieuse auprès de leurs patients), il
faut cependant constater qu’ils intègrent la religion dans leur pratique médi-
cale, soit en s’y adaptant, soit en l’instrumentalisant. Cette posture n’est pas
envisageable par tout le monde. Que l’on pense ici à certains PU-PH qui préfè-
rent ne pas intégrer la dimension religieuse à leur pratique médicale en disant
qu’ils sont athées ou agnostiques. En d’autres termes, dans un cadre associatif
(c’est-à-dire sans prescription médicamenteuse), on peut considérer que l’ap-
partenance religieuse du médecin participe à (ou facilite) la prise en compte des
croyances et des pratiques religieuses des patients.

2.4 Des approches diversifiées


Dans le dernier cas de figure, on est face à des médecins (douze) qui exer-
cent en cabinet de ville. Ils sont tous omnipraticiens et dix d’entre eux ont une
double activité : en plus de leur cabinet, ils effectuent des vacations à l’hôpital,
à la faculté (cours) ou dans une association. À l’exception de l’un d’entre eux,
tous ces médecins appartiennent à un réseau ville-hôpital. Ces structures ont
été créées entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. Elles avaient
pour vocation de former des professionnels de santé au VIH/sida et de coor-

67
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

donner les soins entre la ville et l’hôpital. Ces réseaux ont donc été, pour ces
omnipraticiens, un lieu de formation à la pathologie VIH.
On peut observer trois types d’approches des manifestations religieuses
chez ces médecins. La première, l’approche engagée, concerne des médecins qui
affichent ouvertement leur appartenance religieuse et recrutent une partie de
leur clientèle du fait de cette situation. Cela concerne trois médecins sur les
douze. L’un est bouddhiste, l’autre catholique et la troisième dit ne pas avoir
d’appartenance religieuse (selon sa fiche signalétique) tout en spécifiant qu’elle
est en « quête, en pèlerinage permanent » et participe à un groupe religieux
minoritaire, Invitation à la vie (IVI). La particularité de ces médecins est donc
d’afficher leur appartenance religieuse. Cela se manifeste par la présence de
signes ostensibles au sein de leur cabinet de consultation : on y trouve des repré-
sentations de Bouddha, des figurations de la Vierge Marie ou des ouvrages
religieux sur les rayonnages d’une bibliothèque. Ces médecins disent ne pas
solliciter leurs patients sur leur appartenance religieuse étant donné que ces
derniers ont suffisamment d’éléments pour évoquer d’eux-mêmes le sujet. Ils
ont en commun de ne pas envisager la maladie uniquement d’un point de vue
biomédical. Dans la pratique, ils envisagent le rôle de la spiritualité de manière
différente : l’un évoque une meilleure compréhension du patient, l’autre, la
possibilité de donner espoir au patient, le dernier, d’apporter une aide, une
consolation au patient.
La seconde approche a été qualifiée d’indifférenciée dans le sens où le fait
religieux est abordé, dans le cadre d’une consultation médicale, au même titre
que d’autres sujets de conversation : famille, enfants, scolarité, profession, etc.
Ici, on est face au médecin de famille qui noue des liens avec ses patients sur le
long terme et peut avoir une certaine intimité avec eux ; l’engagement spirituel
fait alors partie des sujets de conversation évoqués par le médecin ou le patient.
Ces médecins tentent d’adapter leur pratique médicale aux spécificités reli-
gieuses de leurs patients. Ainsi, un médecin exerçant dans les Hauts-de-Seine
(département 92) et dont la clientèle est composée à 70 % de musulmans a
suivi une formation sur le thème « ramadan et diabète ». Ces médecins légiti-
ment leur approche du fait religieux en mettant en avant la nécessité de
comprendre l’univers culturel ou religieux dans lequel évoluent leurs patients.
On ajoutera qu’eux-mêmes déclarent une appartenance religieuse.
La troisième approche est dite réservée dans le sens où l’on est face à des
médecins qui, tout en prenant en charge les croyances et des pratiques reli-
gieuses de leurs patients, manifestent des réticences à leur égard. Une médecin
exerçant en Seine-Saint-Denis s’exprime de la manière suivante : « je n’ai pas
envie que la religion envahisse ma pratique » (e38). Une autre considère « qu’il
y a un antagonisme entre la médecine et les pratiques religieuses » (e41).

68
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?

Ces médecins légitiment leur approche du fait religieux en invoquant les


dangers des interférences de la religion sur les pratiques médicales ou alors en
mettant l’accent sur le fait qu’ils ne veulent pas moraliser leurs rapports avec
leurs patients. À la différence des médecins adoptant une approche indifféren-
ciée, ils se définissent comme athées ou agnostiques.
Avec les généralistes exerçant en cabinet de ville, l’appartenance religieuse
apparaît comme déterminante dans la mesure où elle permet, à statut égal, de
différencier trois types d’approches du fait religieux. À la différence des prati-
ciens hospitaliers qui sont salariés de l’hôpital, ces médecins subissent davan-
tage le contrôle social de leurs patients. Ils sont évalués en fonction de critères
non professionnels et doivent s’adapter aux différentes situations qui se présen-
tent à eux (Freidson, 1970 : 231). Certains choisissent d’afficher ouvertement
leur appartenance religieuse, d’autres tiennent compte des attentes de leur
clientèle, tandis que d’autres disent subir ces situations. Dans ce dernier cas de
figure, la prise en charge des croyances et des pratiques religieuses peut être
envisagée comme une forme de déclassement. Ce sentiment est exacerbé par le
fait que certains de ces médecins vont perdre, à plus ou moins long terme, leurs
vacations à l’hôpital, du fait des restructurations au sein des réseaux
ville-hôpital.

Conclusion
Envisager de gérer les croyances et les pratiques religieuses de patients est
un fait relativement nouveau pour les médecins, un fait pour lequel ils n’ont pas
été formés. Cette situation est d’autant plus sensible et problématique que,
historiquement, le fait religieux a été évincé de l’acte médical et qu’aujourd’hui,
au regard des critères d’excellence de la profession médicale (rédaction d’articles
scientifiques, mener des recherches cliniques, etc.), la prise en charge des mani-
festations religieuses est une activité peu valorisante pour les médecins. Elle l’est
d’autant moins que certaines croyances et pratiques religieuses mettent en cause
l’autorité médicale, notamment celles qui rompent ou altèrent le suivi théra-
peutique, c’est-à-dire les prescriptions du médecin22.
Au regard des propos tenus par les médecins de l’enquête, on se rend
compte qu’ils sont surtout amenés à gérer les croyances et des pratiques reli-
gieuses de patients immigrés, surtout les Africains et les Maghrébins. Par

22. « Définie comme la mesure dans laquelle le comportement du patient (en termes de médica-
ments, suivi de régimes ou de changement de style de vie) coïncide avec l’avis médical » (Fainzang,
2002 : 33), l’observance renvoie bien à la soumission du patient aux ordres que contient l’ordonnance
établie par le médecin.

69
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

ailleurs, on se rend compte que le fait religieux apparaît davantage dans la rela-
tion thérapeutique lorsque le médecin exerce dans une zone où il y a une forte
densité d’immigrés, à savoir certains quartiers de Paris et les départements de
Seine-Saint-Denis (93) et le nord des Hauts-de-Seine (92). Peut-on envisager
ces aspects comme une forme d’exclusion ? Plutôt que d’exclusion, je pense
qu’il faut raisonner en terme de discrimination, car on se rend compte que
l’attitude de certains médecins n’est pas la même pour tous les patients. En
effet, certains praticiens hospitaliers décident d’interroger uniquement les
patients africains sur leur engagement religieux. Or, ces patients sont souvent
les plus démunis d’un point de vue socio-économique et donc ceux qui ont le
moins la capacité ou les moyens de se mobiliser contre le pouvoir des méde-
cins23, et ce, à la différence de certains homosexuels, bien insérés socialement et
participant à des associations de lutte contre le sida.
Cette situation est d’autant plus paradoxale que certains de ces médecins
sont aussi ceux qui visent à remédier aux difficultés socio-économiques de ces
populations, notamment en participant à des associations de lutte contre le sida
destinées aux migrants. Le mot de la fin sera donc que le pouvoir médical
n’exclut pas les valeurs humanistes.

23. Des études ont montré que, si la relation médicale est une relation de négociation, la possibilité
pour le patient de faire entendre son point de vue dépend de son statut social ; les personnes défavori-
sées disposent alors d’un moindre pouvoir de négociation (Parizot, 2003 : 6).

70
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?

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72
Chapitre 4

Exclusion et ritualité

Francine Saillant

J e ne suis pas une spécialiste du sida, mais cette maladie occupe une
place particulière dans ma trajectoire personnelle et professionnelle.
Alors que je faisais ma thèse de doctorat, au début des années 1980,
je me suis retrouvée dans une situation étrange. Tout mon projet de thèse
doctorale était centré sur une idée : durant le XXe siècle, le cancer est devenu le
symbole de mort le plus prégnant dans les sociétés occidentales et s’est substitué
à d’autres maladies symboles dans l’histoire, comme la lèpre, la peste, la tuber-
culose (Sendrail, 1981 ; Herzlich, 1984). En raison de sa prégnance symbolique
et de l’incertitude du savoir qui le marque en ce qui a trait à une thérapeutique
universelle connue et efficace pour tous les cancers, il semblait intéressant de
tenter de saisir comment s’explique cette « maladie symbole de mort » chez les
personnes atteintes, comment se vit de l’intérieur l’incertitude et le stigma de
mort. C’est en voiture que j’entendis la petite nouvelle qui allait changer le
monde : l’animateur – je me souviens parfaitement de ce moment – parlait
d’une maladie étrange qu’il fallait identifier, dont quelques hommes seulement
avaient été atteints et on cherchait de quoi il pouvait s’agir. Je me suis alors dit,
mais sans trop y croire : ce serait étrange, une maladie nouvelle qui s’étendrait
sur toute la planète. Peu de temps après, cette maladie eut un nom : le sida. J’ai
rapidement compris que, devenant une épidémie, cette maladie allait peut-être
supplanter le cancer comme symbole de mort et que d’autres anthropologues
spécialistes des sciences humaines et sociales (et pas seulement eux) allaient
devoir y travailler ; ce qui fut fait et se fait toujours. À coup de millions. Le XXe
siècle, d’ailleurs, nous a fourni plusieurs symboles de mort cohabitant les uns à
côté des autres, des maladies à caractère épidémique, aux génocides et de plus
en plus aux catastrophes dites naturelles. Dès les premiers mois où l’épidémie
se fit sentir au Québec, un très grand ami fut touché par le VIH. En 1986, je
soutenais ma thèse et cet ami était présent ; il avait abandonné sa propre thèse

73
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

doctorale et avait la certitude qu’il allait mourir quelques mois après. Presque
vingt ans plus tard, cet ami vit toujours ; il est l’un des témoins de l’épidémie du
sida à Montréal, un activiste reconnu et c’est peut-être bien plus grâce à lui plus
qu’à n’importe qui d’autre que je suis restée extrêmement sensible aux différents
aspects de cette réalité.
Évoquer d’abord le thème du sida et de l’exclusion revient pour moi à me
poser une grande question : comment les personnes atteintes vivent-elles leur
spiritualité, que veut dire vivre sa spiritualité lorsque la communauté dans
laquelle on vit vous charge d’un stigma si puissant que la position que vous
occupez finit par s’avérer celle d’un exclu ou d’un marginal ? Que veut dire
« vivre sa spiritualité » dans un contexte où la majorité des personnes atteintes
sont trop souvent déjà désignées, avant même que ne survienne la maladie, en
tant que marginales ou exclues ? Je ne pense pas nécessairement à la marginalité
et à l’exclusion consécutives à des pertes d’emploi ou à l’appauvrissement
(Fassin, 1996), mais à la marginalité et à l’exclusion en tant que mise en retrait
du monde social et symbolique défini par une majorité. Je pense ici à la réalité
des personnes homosexuelles qui constitue l’un des cas de figure de cette exclu-
sion, peut-être aujourd’hui vue comme pas si dramatique, car justement, l’épi-
démie fut pour beaucoup dans une certaine normalisation de l’homosexualité,
masculine surtout. Je pense aussi à un deuxième cas de figure, celui des gens de
la rue, drogués, toxicomanes et prostitués qui représentent une bonne majorité
des cas de sida dans les pays occidentaux maintenant. Je pense donc à ces gens
pour qui le sida ne fut souvent qu’un stigma de plus dans leur trajectoire de vie ;
les institutions religieuses, comme les autres institutions d’ailleurs, ne leur
offrent pas toujours l’espace pour vivre leur souffrance. Je pense enfin à un
troisième cas de figure, celui des femmes hétérosexuelles qui contractent le sida
par leur conjoint ou leur amant, qui vivent le stigma de la maladie souvent sans
groupe de référence, comme c’est au contraire devenu le cas pour les homo-
sexuels masculins. La question de la souffrance1, de la marginalisation et de
l’exclusion est au cœur de mes interrogations, souffrance personnelle et sociale
qui demande à être dite, reconnue et accueillie. La souffrance du sida est une
conséquence de l’exclusion dont sont victimes les malades et aussi leurs proches,
dans certains cas.
On se rappellera que la communauté homosexuelle a développé face à sa
propre marginalisation et au statut incertain qu’elle occupe devant les diverses
confessions religieuses des formes de ritualisation qui ont été des sources d’ins-
piration remarquables. Le rituel du patchwork des noms en est un, celui de

1. La souffrance sociale serait ainsi celle qui apparaît maintenant, comme l’énonce Didier Fassin,
dans le contexte « de la brutalisation du monde et de la circulation des images dont l’espace est la
planète » (2004 : 18) ; elle réfère aux violences extrêmes ; et au devoir de témoignage.

74
Chapitre 4. Exclusion et ritualité

l’arbre à ruban en est un autre. Le rituel du patchwork des noms, né en Cali-


fornie dans les premières années de l’épidémie et suivi ensuite un peu partout
dans le monde (Aids Memorial Quilt Project) est sûrement bien connu de nous
tous2. Ce rituel a permis à nombre d’amis de victimes de sortir la maladie et
l’exclusion de leurs proches sur la place publique, de créer un lieu actif de
mémoire pour les victimes du sida et d’ouvrir le chemin d’une forme de spiri-
tualité laïque ne passant pas par l’une ou l’autre des religions officielles, mais se
définissant davantage par la création de rituels sauvages ou de « nouveaux
rituels »3. Un rituel différent s’est développé en Afrique du Sud, dans les
townships : les milieux associatifs ont encouragé que les malades du sida prépa-
rent, durant leur vie, une boîte de mémoire, dans laquelle ils peuvent placer des
objets leur ayant appartenu, l’empreinte de leur main, une cassette contenant
des messages4. L’arbre des noms sur la rue Ste-Catherine à Montréal, en plein
cœur du quartier gai, fut entretenu dans le même esprit : chaque petit ruban
accroché à l’arbre par un ami, un amant ou un anonyme, représentait autant de
personnes décédées de la maladie, laissant ainsi une trace tangible et publique,
mais là aussi laïque, des morts du sida dans « le village » (ainsi se nomme le
quartier gai), traces du deuil individuel et collectif ; traces de la souffrance
personnelle et sociale. Ces exemples de rituels ont ceci de particulier qu’ils arri-
vent à un moment précis de l’épidémie et dans un contexte spécifique. Les
acteurs de ce type de rituels furent au point de départ des activistes issus des
milieux gais, organisés en réseau et groupes de pression visibles. Les familles et
les proches ont suivi ces rituels, mais les principaux acteurs ou promoteurs
n’étaient pas nécessairement parmi les victimes les plus exclues de la société,
ayant plutôt à leur compte un capital culturel et symbolique très fort. D’ailleurs,
il fut assez dit que la solidarité intra-communautaire qui s’est manifestée lors
des premiers moments de l’épidémie du sida devait beaucoup à cela, à ce capital
social et culturel des milieux dont les premières victimes étaient issues. Cela est
sans doute différent pour les catégories sociales que sont les toxicos, mais aussi
les femmes hétérosexuelles, moins visibles dans la sphère publique et muettes
politiquement. Je reviens donc sur ma rencontre de ces réalités, exprimées à
travers deux récits tirés de recherches antérieures. Ces deux récits sont excep-
tionnels à plusieurs égards et constituent la mémoire d’accompagnants en fin
de vie de personnes exclues entre autres en raison du sida.

2. Bien décrit dans le numéro d’Ethnologie française (1998). Voir aussi le site http ://www.aidsquilt.
org.
3. A propos des nouveaux rituels, voir entre autres Le Breton (1999). Les nouveaux rituels seraient,
par rapport à ceux que l’on retrouve dans les sociétés à régime traditionnel, ces rituels à caractère
moins codifié, moins prescriptif, plus spontané et semi privés que l’on retrouve à des degrés divers
d’élaboration dans le contexte des sociétés contemporaines.
4. On trouvera des informations intéressantes sur ce rituel dans le site http ://www.unicef.org/aids/
files/Framework_English.pdf.

75
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

J’ai ainsi travaillé pendant quelques années sur les situations de prise en
charge de malades chroniques dans divers contextes, au Québec et au Brésil5.
Les deux histoires que je vais raconter et commenter sont en fait tirées de maté-
riaux d’entrevues réalisées durant en 1999 et 2000, l’une au Québec et l’autre
en Amazonie brésilienne. Ces deux entrevues ont été réalisées dans le contexte
de travaux portant sur le thème de la prise en charge familiale de soins, de la
place occupée par les proches et la communauté dans ces soins. Derrière ces
travaux se profilait une vision critique de la manière dont l’État se déleste des
corps en trop que sont les malades chroniques ou encore offre ses « services »
dans un esprit fortement instrumental6. Si ce n’était que des programmes, plus
spécifiquement au Québec, l’accompagnement se réduirait à laver et faire
manger ; je caricature à peine. Heureusement, ce n’est pas seulement cela. C’est
dans le contexte de ces deux projets que j’ai trouvé sur ma route des situations
de sida et curieusement ce sont dans ces deux situations que la question reli-
gieuse et spirituelle est ressortie le plus fortement, alors qu’elle ne faisait pas
partie du questionnement de départ ; ce fut le cas dans le premier exemple dont
je discuterai, à travers l’expression d’une ritualité sauvage et semi-publique et
dans le deuxième exemple, à travers le repli sur une spiritualité réduite au lien
minimal avec Dieu, coupée de la sphère publique. C’est pourquoi j’ai pensé
présenter ces deux exemples qui amènent, je pense, plusieurs réflexions. Les
contextes québécois et amazoniens ont l’avantage d’être ici en principe très
contrastés. Nous faisons face, d’une part, à une autre société qui aime à se
penser comme sécularisée et, d’autre part, à une société qui en principe en serait
tout le contraire, empreinte de religiosité et, excusez-moi le néologisme, ultra-
ritualiste. Une société sécularisée qui se méfie de la ritualité officielle, le Québec,
jadis trop encadrée par le catholicisme devenu pour les ethnologues d’ici « reli-
gion de mémoire », une société à la recherche de sens et en quête de rituels. À
côté, le Brésil et, plus particulièrement, le nord du Brésil, l’Amazonie, en l’oc-
currence une société marquée par le pluralisme religieux et thérapeutique, mais
non moins traversée par la modernité. Dans ces deux cas, la souffrance consé-
quence de l’exclusion entraînée par le sida est au cœur du récit. La ritualité, on
le verra, est une expression de la spiritualité, mais selon qu’elle est ouverte et
affirmée ou réprimée et bloquée, elle offre des réponses très contrastées devant
le drame de l’exclusion.

5. Les données proviennent de deux projets de recherche dont j’ai assumé la direction : Restructura-
tion des services sociosanitaires et pratiques familiales de soins : composantes du travail, statut des savoirs et
enjeux éthiques (projet CRSH, 1998-2001) ; Pratiques, savoirs, trajectoires de santé des femmes de l’Ama-
zonie brésilienne (projet CRSH, 1998‑2001).
6. « Faire vivre et laisser mourir » est cette phrase de Foucault reprise aujourd’hui par Agamben,
dans Homo Sacer (1997). Cette phrase revient à signifier le mode d’exercice contemporain du pouvoir
et de la biopolitique, faisant de la vie un enjeu de pouvoir à travers la distinction arbitraire entre les
aptes et les inaptes, les dignes et les indignes.

76
Chapitre 4. Exclusion et ritualité

1 Le fils maudit
La première situation se passe il y a quelques années dans le contexte d’une
recherche7 que je réalisais sur les diverses formes de prises en charge familiales
dans les situations de soins à domicile au Québec. Il s’agissait d’interroger les
formes et le sens de la prise en charge d’aidants prenant soin de proches dans
divers contextes de maladies chroniques dégénératives. Il s’agissait alors de
comprendre également le sens de la prise en charge selon les types de liens entre
l’aidé et l’aidant, principalement le lien familial (par l’alliance ou par la filia-
tion) ; dans une moindre mesure, ont aussi été explorées les situations où des
amis prennent charge d’autres amis. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré
Maurice, à son domicile d’un quartier populaire de Québec, un homme d’une
quarantaine d’années ayant accompagné Luc, son ex-conjoint décédé du sida.
Luc est né d’une famille dysfonctionnelle. La vie de Luc illustre ce que bien
des sociologues nomment une trajectoire d’exclusion. Il a 16 ans lorsque son
père le jette hors de la maison familiale en raison de son homosexualité. Il se
met à boire et à consommer des drogues, douces, puis de plus en plus dures,
jusqu’à devenir toxicomane et à se prostituer. Père et mère sont eux-mêmes
alcooliques ; il a un frère avec qui il entretient peu de relations, lui aussi alcoo-
lique. Né à Montréal, il se retrouve vers ses 30 ans à Québec et rencontre
Maurice. Il vit alors de la prostitution de rue. Maurice cherche à le sauver de
l’enfer de la rue et de la drogue et il l’invite à vivre chez lui. Maurice est touché
par le fait de la situation familiale de Luc et cherche déjà à ce moment à donner
à Luc le moyen de tisser des liens avec sa famille, d’avoir une vie plus douce et
moins souffrante. Ils finissent par former un couple et Luc habitera avec
Maurice durant deux ans. Maurice invite à l’occasion la mère de Luc qui, à ce
moment, commence à devenir aveugle en plus de son alcoolisme. La visite de la
mère dans leur petit appartement tourne souvent en chicane de famille, car Luc
tolère mal la présence de sa mère en même temps qu’il la souhaite. Maurice
réussit à éloigner Luc des dealers et de la prostitution pendant deux ans. Mais
cette relation n’allait pas durer et Luc retourne dans la rue se droguer, se prosti-
tuer ; il contracte le sida. Dans un bar, Maurice revoit souvent Luc et souffre de
le voir mourir à petit feu ; Luc se présente souvent comme s’il ne connaissait
plus Maurice. Après ne plus avoir vu Luc pendant un certain temps, Maurice
est appelé par une professionnelle d’un centre hospitalier de la région, pour lui
demander d’assister Luc, à la demande de ce dernier. Maurice, malgré le
comportement de Luc, est touché par cette demande, encore attaché à lui. La
maladie faisant son chemin, Luc finit par entrer à la maison Marc-Simon, une

7. Il s’agit de Restructuration des services sociosanitaires et pratiques familiales de soins : composantes du


travail, statut des savoirs et enjeux éthiques.

77
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

maison de soins palliatifs pour les victimes du sida. La mère de Luc était décédée
depuis environ un an, alcoolique et aveugle. Maurice laisse alors son emploi de
cuisinier pour pouvoir s’occuper pleinement de Luc. Il se donne pour mission
d’éloigner les dealers et les « tout croches » (dixit) de l’entourage de Luc de
façon, dit-il, à lui laisser un peu de paix d’ici la mort. Il pense aussi qu’on ne
laisse pas mourir quelqu’un seul, « que ça ne se fait pas ». Maurice initie alors
une forme d’entreprise de pacification ; peut-être voulait-il aussi retrouver une
part de ce qu’il avait malgré tout connu avec Luc.
Lorsque Luc entre à Marc-Simon, Maurice pense toujours à la mère de Luc
que ce dernier n’avait pas pu revoir avant sa mort (à elle) et avant sa maladie (à
lui). Le père de Luc était déjà décédé depuis plusieurs années. Durant les
semaines où il prend soin de Luc – prendre soin, c’est-à-dire : se rendre tous les
jours à la maison Marc-Simon, le laver, l’aider à manger, lui apporter des gâte-
ries, veiller à ce qu’il ne manque de rien et surtout de présence – il se demande
comment aider Luc à renouer avec sa famille et avec quelle famille puisque tous
les plus proches sont disparus sauf son frère. Qui ? Ces extraits de l’échange avec
lui montrent comment Maurice a cherché à donner réponse à cette question,
en la rendant omniprésente dans tout le processus d’accompagnement et en la
répercutant sur une série de liens. Maurice cherchera d’abord le frère toujours
vivant, la mère déjà morte, l’amant, les amis absents et enfin, Dieu.

(Le frère)

Quand qu’on est dans une maison, on est rendu à la dernière étape de notre vie,
l’écoute, le pardon, toutes ces choses-là faut que ça soit exprimé. Luc parlait beau-
coup. Il disait : « J’veux voir mon frère, j’veux voir mon frère, j’veux voir mon
frère ». Personne ne savait où il habitait. On m’a finalement demandé, j’ai dit :
« Oui, je le connais son frère, je le connais son numéro de téléphone, je vais l’ap-
peler ». Pis j’ai faite une conférence à trois. […] Au téléphone avec Luc, son frère
pis moi. […] Luc parlait presque pas. Son frère y disait des niaiseries. Le climat
était pas chaleureux, mais pour Luc c’était important d’entendre la voix de son
frère.

(La mère morte)

Je savais que son frère n’aurait jamais enterré sa mère parce qu’il n’avait jamais
d’argent pour le faire. […] Je savais que j’avais deux mille cinq cents pour faire son
décès. Je me suis informé, ça coûtait 175 $ ; 175 $ plus 2 500 $, je me suis arrangé
pour les faire descendre [les cendres]. Je les ai gardées chez moi pendant trois
semaines, dans la garde-robe. Pis le matin de son décès… J’avais un gardien chez
moi là, un voisin qui venait rester chez moi le temps que j’ai habité à la maison

78
Chapitre 4. Exclusion et ritualité

Marc-Simon pour prendre soin de Luc. Le matin j’appelle, je dis : « Éric, peux-tu
aller dans ma garde-robe, y a un sac Jean Coutu. Amène-moi ça au salon funé-
raire ». Il dit : « Qu’est-ce qui a là-dedans ? ». « C’est les cendres de la mère à Luc ».
Y dit : « T ’es malade, t’es-tu fou ? ! ». « Non. Tu m’amènes les cendres de la mère à
Luc au salon funéraire je m’en vais avec le corps au salon funéraire. Tu m’amènes
les cendres de la mère à Luc là ». Cette personne a vécu ça très dur.

[…] Luc savait que sa mère n’était pas enterrée. Moi j’avais pris la décision de faire
descendre les cendres à Québec pour la faire enterrer avec lui en sachant que son
frère l’aurait jamais mise en terre. C’est une décision que j’ai prise en son nom.
[…] J’ai dit : « On ne laisse pas les cendres d’une personne dans une garde-robe.
Faut que ça soit mis en terre, faut qu’il y ait un service, n’importe quoi ». Je me suis
arrangé pour avoir les cendres. J’ai payé son frère pour qui me les amène par
autobus. Un jour, avant de quitter la maison Marc-Simon, j’ai demandé à la reli-
gieuse, j’ai dit : « Prends cette boîte-là, va les porter sur les genoux à Luc, mets les
mains à Luc sur le dessus de la boîte ». J’ai dit : « Dis lui… ». La religieuse a failli
échapper la boîte par terre. […] J’ai dit : « Là, sœur Denise, veux-tu aller porter
cette boîte-là sur le ventre à Luc, apposes-y les mains dessous et les tiennes ». Elle
dit : « Qu’est-ce qui a dans la boîte ? ». J’ai dit : « C’est les cendres de sa mère ». Elle
est devenue blanche, la religieuse, elle a failli échapper la boîte par terre. Luc était
pas décédé. C’était trois semaines avant son décès. La religieuse a posé la question
trois jours après, elle a dit : « Luc, tu sais-tu la boîte qu’est-ce qui avait là-dedans ? ».
Y dit : « Oui. C’était maman ». Il le savait. Il était content. Là on lui a dit : « Tu vas
mourir. T’es prêt ? ». Y dit : « Oui ». Elle a dit : « On va t’enterrer avec ta mère en
même temps ». Je le lui ai jamais dit que son frère n’avait pas le courage de le faire.
[…] J’ai lui ai épargné ce petit détail-là.

[…] J’ai dit à Luc : « Luc, si tu veux, à ton décès, tu la fais enterrer avec toi ». Y dit :
« Oui ».

(L’amant)

En dernier c’était très lourd, très lourd. Il n’avait pas de conversation. Il avait le
visage aigri, il parlait juste par les yeux ou par le toucher. Je le touchais pis y savait
c’était moi. On arrivait dans la chambre on se nommait. Là il faisait le lien. Mais
les quelques minutes avant qu’il donne son dernier soupir j’étais couché à côté de
lui, je l’ai pris dans mes bras pis y est mort dans mes bras. C’est ça qu’il voulait. Le
bon Dieu m’a permis de faire ça. C’est correct.

79
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

(Les amis)

Pour moi que sa mère soit enterrée avec lui. […] [dans le même lot]. Le lot des
enfants de Marie de la Fabrique St-Roch au cimetière St-Charles. Chaque fabrique
a ces lots-là, pas une fosse commune là, un lot là. […] [Pour] les personnes qui ont
pas les moyens d’avoir un lot ou des choses comme ça. Pis j’ai dit : « On va faire
graver son nom l’année prochaine ».

[…] Luc y a eu une fin heureuse à comparer à sa vie malheureuse. Y était entouré
d’amour, d’affection, de tendresse, des petites attentions qui a jamais eu de sa vie.
Y a jamais été choyé ce gars-là, y a jamais été compris. Mais les derniers moments
de sa vie il l’a eu. […] Pour moi, le 14 avril 2000 c’est une expérience que je ne
pourrai pas oublier. J’en parle souvent à qui veut l’entendre. Je sais que… Y a une
messe pour Luc le 13 mai à l’église St‑Roch. J’ai faite dire une messe, j’ai marqué :
« De ses amis ». Au lieu de marquer de moi, j’ai marqué de ses amis. Luc avait peu
d’amis mais quand même un être a besoin toujours des amis dans sa vie.

Depuis son décès, j’ai des choses qui étaient à Luc qui sont ici dans ma maison,
mais j’ai l’impression qui est toujours ici avec moi. Qui m’aide depuis ce
temps-là.

Lors des funérailles, Maurice pensa à faire jouer une pièce aimée de Luc,
Amazing Grace8, un negro spiritual écrit par un esclave américain, John Newton,

8. Le texte du negro spiritual est intéressant pour notre propos :


Amazing grace ! How sweet the sound
That saved a wretch like me !
I once was lost, but now am found ;
Was blind, but now I see.
’Twas grace that taught my heart to fear,
And grace my fears relieved ;
How precious did that grace appear
The hour I first believed.
Through many dangers, toils and snares,
I have already come ;
’Tis grace hath brought me safe thus far,
And grace will lead me home.
The Lord has promised good to me,
His Word my hope secures ;
He will my Shield and Portion be,
As long as life endures.
Yea, when this flesh and heart shall fail,
And mortal life shall cease,

80
Chapitre 4. Exclusion et ritualité

avant sa conversion au Christ. C’est sans doute de cette façon qu’il a aussi
nommé la présence divine dans l’accompagnement ; Luc n’était pas croyant
mais il aimait les anges et les negro spirituals.
De cette histoire, on peut dégager de l’accompagnement ici décrit en
plusieurs moments : un premier serait celui de la connexion lorsque l’amant fait
entrer en scène le frère. Il fallait pour qu’une socialité inclusive puisse se créer
dépasser le fonctionnement du système familial et accepter l’incongruité du
frère, n’en prendre que la parole qui sert ici de connecteur. Le deuxième est
celui de l’inversion, qui survient lorsque les cendres de la mère sont placées sur
le ventre du fils par l’intermédiaire de la religieuse. On assiste à une sorte de
naissance à l’envers puisque ce n’est pas le corps d’un enfant vivant qui est placé
sur le ventre de la mère, mais celui d’une mère morte sur le ventre d’un fils. Le
fils accueille la mère et c’est cet accueil qui permet une forme de réunification
dans la mort, la possibilité d’une pacification réparatrice et une mobilisation
plus fondamentale des liens, par l’entrée symbolique dans la lignée à travers le
rituel ici inventé. Le troisième est celui de la réaffirmation, par la place faite à
l’amant (quoique le lien amoureux fut nié) et aux amis (absents et imaginés). Ici
d’autres liens sont mobilisés et cumulés, un peu pour créer la micro-société à
laquelle Luc n’avait pas eu accès ou si peu. Enfin, le dernier moment, le dialogue
avec et dans l’au-delà. C’est le moment du negro spiritual, qui offre à l’exclu,
figuré dans l’hymne par l’esclave repenti, un espace pour le dialogue avec Dieu
après la mort. L’ensemble du rituel, dans toute sa laïcité, constitue aussi une
forme de dialogue avec l’ensemble des autrui significatifs qui auraient pu, si le
contexte de vie de Luc n’avait pas été celui qu’il fut, se manifester de toute autre
manière. Maurice se fait, sans être prêtre ou guérisseur, l’initiateur d’un rituel
de séparation et d’inclusion.

I shall possess, within the veil,


A life of joy and peace.
The earth shall soon dissolve like snow,
The sun forbear to shine ;
But God, Who called me here below,
Shall be forever mine.
When we’ve been there ten thousand years,
Bright shining as the sun,
We’ve no less days to sing God’s praise
Than when we’d first begun.

81
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

2 La fille innommable
La deuxième situation est très différente et se passe au Brésil, peu de temps
avant. L’entrevue se déroule dans le contexte d’un projet de recherche9 sur la
manière dont les familles prennent soin de leurs proches dans le double contexte
de très grande précarité sociosanitaire en termes de ressources biomédicales et
de très grande richesse de ressources thérapeutiques traditionnelles et locales.
Nous sommes à Marúda en 1999. Marudá est une municipalité de
­l’Amazonie côtière brésilienne séparée en deux par une route unique où vivent,
d’un côté, les plus anciens et les fondateurs du village et avec eux les Da Silva
et, de l’autre, les plus récemment arrivés. Du côté plus ancien, on trouve toute
la communauté proche des guérisseurs traditionnels et, de l’autre, ceux qui se
situent proche de l’implantation de certaines micro-ONG, dont un groupe de
revitalisation des savoirs traditionnels des femmes en matière de santé, une
association de pêcheurs, etc. À Marudá vivent des caboclos (Forline et Saillant,
2001), c’est-à-dire les descendants des mariages contractés entre Portugais et
Indiens et entre Portugais et Africains. Les caboclos sont des personnes en chair
et en os et ne forment pas vraiment un groupe ethnique ; ils sont aussi des
esprits des religions autochtones et des religions afro-brésiliennes et en
­particulier de l’umbanda10. Des esprits qui circulent, prennent les corps, se
manifestent. L’envahissement par un esprit caboclo ou une entité du panthéon
de l’umbanda se nomme « pegar o caboclo ». À Marudà il existe une famille, les
Dos Santos de Silva, dont la grand-mère, Dona Domingas, est parteira, sage-
femme et guérisseuse, au cœur du système local traditionnel de santé. Au
moment de ce terrain, j’ai bien sûr fait plusieurs entrevues avec elle et d’autres
membres de sa famille, descendants d’esclaves de propriétaires terriens de l’Île
de Marajó et de pêcheurs ; catholiques en principe, mais adhérant au catholi-
cisme populaire et empruntant à l’umbanda plusieurs éléments dans les cures et
les rituels. Dans les systèmes thérapeutiques locaux brésiliens et dans la région
où je travaillais, co-existent une série de figures importantes parmi les guéris-
seurs issus du catholicisme populaire et des religions de l’Amazonie : la parteira
(sage-femme), mais aussi la benzadeira (bénisseuse), la rezadeira (prieuse) et le
pajé (guérisseur-chaman). La benzadeira travaille avec les plantes et les prières,
s’occupe surtout des enfants en assurant leur santé et leur résistance. La reza-
deira prie pour toutes les maladies contractées par ceux qui la consultent en

  9. Il s’agit de Pratiques, savoirs trajectoires de santé des femmes de l’Amazonie brésilienne.


10. Umbanda : religion authentiquement brésilienne et métissée, associant candomblé, catholicisme
et rituels des Autochtones de l’Amazonie. L’ouvrage de Véronique Boyer (1993) décrit très bien l’um-
banda amazonien.

82
Chapitre 4. Exclusion et ritualité

« prenant sur elle le mal »11, mais travaille aussi avec quelques éléments empruntés
à la pajelance12. Elle est souvent umbandiste, proche des esprits caboclos et du
panthéon des entités de l’umbanda. Le pajé est un guérisseur empruntant aux
religions amazoniennes traditionnelles ses techniques de cure. Il n’est cepen-
dant pas nécessairement un Indien de l’Amazonie.
J’ai rencontré Domingas, la parteira et sa fille Chica, qui est rezadeira. Lors
des entrevues avec Domingas j’ai bien saisi qu’elle ne voulait pas me parler de
sa fille Chica dont elle fut pourtant très proche. Toutes les fois que, dans la
conversation, il était question de Chica, elle cherchait à fuir et à parler d’autre
chose. Elle a préféré m’amener visiter sa sœur évangéliste, gardienne de sa mère
dont plus personne ne se souvient de l’âge. Cette sœur évangéliste habite à trois
maisons de sa nièce rezadeira mais il ne fut pas plus question avec elle de cette
nièce lors des entrevues subséquentes.
Lorsque j’ai rencontré Dona Chica, fille de Dona Domingas, j’ai trouvé
une personne malade et asthmatique, abandonnée par son mari qui la battait
(psychodrame brésilien connu ! Et trop souvent, récit canonique familial pour
représenter les relations hommes-femmes). Malgré sa maladie, elle prend soin
de ses enfants et, comme elle le dit, leur donne des thés (manjericão, outras
plantas cheirosas, folha de limão, folha de cravo13), elle fait des poussées (massages,
puxar), des bains de tête aromatiques (banhos cheirosos) qui attirent la protec-
tion des esprits, elle prie ; tous des moyens qu’elle a appris de sa grand-mère et
de sa mère. Elle a aussi collaboré avec d’autres guérisseuses, « des spirites14 qui
parlent avec les morts », comme elle le dit dans ses propres mots. Mais son
travail à elle est de prier pour les autres (rezar) et de « prendre sur elle » les esprits
caboclos mais aussi les malheurs de sa communauté. Elle est un peu catholique,
un peu pajé, un peu rezadeira et un peu spirite, un mélange qui n’est pas rare au
Brésil. Elle fréquente l’Église catholique, car dit-elle, les églises catholiques,
sont belles (elle compare aux églises des crentes, ces grands hangars ouverts où
se rassemblent les néo-pentecôtises). Nous sommes dans un univers multireli-
gieux, syncrétique où la magie des esprits fait quotidiennement son œuvre.
Chica a eu une fille qui mourut du sida et dont elle a pris soin. Lors des
entrevues, elle n’a jamais voulu révéler le sida de sa fille. Plusieurs fois, elle
affirma que la cause du décès fut le mal de tête. Le mal de tête, il faut dire, est

11. Cette idée de « prendre le mal sur soi » est très répandue dans les divers systèmes de médecine
traditionnelle. Le guérisseur prend concrètement et symboliquement, à travers l’activité rituelle, la
part de malheur et de souffrance que représente la maladie.
12. La pajelance est le système thérapeutique des guérisseurs de l’Amazonie et dans laquelle l’in-
fluence des Autochtones chamanes est prépondérante.
13. « Basilique, autres plantes odorantes, feuilles de citronnier, bâton de girofle ».
14. Fait appel au spiritisme brésilien, le pays où cette religion est encore la plus répandue dans les
classes moyennes. Voir Aubrée et Laplantine (1990).

83
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

un mal dont beaucoup de femmes se plaignent en Amazonie, qui équivaudrait


ici à dire stress ou fatigue15 : qui veut à la fois tout dire et rien dire. Cette fille
mourut à l’hôpital de Belém, la plus grande ville de cette région ; Chica prit
soin d’elle jusqu’aux derniers moments. Mourir à l’hôpital n’est pas la norme
chez les pauvres de cette région du monde. Chica fut peu prolixe sur les circons-
tances qui entourèrent le décès de sa fille et sur les funérailles.
Depuis la mort de sa fille, Chica ne fréquente plus l’Église catholique. Elle
sent du rejet de la part des autres qui la fuient alors qu’elle était une personne
respectée dans la communauté en tant que guérisseuse et rezadeira. Les reza-
deiras officient des rituels pour les malades, leur touchent et jouissent d’un
statut et d’une estime élevés dans les communautés rurales de cette région. Elle
dit que, depuis la mort de sa fille, elle entre directement en contact avec Dieu
sans passer par l’Église. Elle ne pratique plus et ne prend plus les esprits caboclos.
Chica ne pratique plus son métier de guérisseuse : les gens ne veulent plus, dit-
elle, être touchés par elle. Touchés physiquement, car ils craignent sans doute
– ce qu’elle ne dit pas – la contagion de la maladie et du mal même si personne
n’évoque le sida dans cette communauté. Dona Chica, depuis ces événements,
a développé des problèmes d’asthme et fait des crises. Pour elle, si plus personne
ne vient la consulter, c’est parce qu’elle est pauvre et que les gens confondent la
maladie de sa fille avec celle qu’elle a, cette maladie qui paraît ne pas exister et
ne pas avoir de nom sauf celui de toutes les petites maladies ordinaires et
l’asthme. Elle dit qu’en tant que guérisseuse elle soignait les autres sans se
demander si la maladie était noire ou blanche16.

Agora eu fiquei doída assim, porque as pessoas me conheciam, vinham à minha casa…
Eu rezava, puxava, passava remédio.
Passava o dia por aí, puxando, rezando, para onde me chamavam, para eles fazerem
isso comigo… Eu senti, fiquei sentida.
Mas não tem problema não, que quando a doença vem eu não quer saber quem é, se é
preta, branca…17

Il est frappant de constater ce qui est arrivé à Chica suite à la présence dans
la famille de cette maladie sans nom. Celle qui combinait les ritualités et voya-

15. Donc un terme générique et polysémique pour parler du mal-être.


16. Passe-t-elle alors par le préjugé racial pour me parler d’autres préjugés ? On pourrait le croire.
17. « Maintenant que je suis malade […] pourquoi ces personnes qui me connaissaient, qui venaient
dans ma maison […]. Je priais, je massais, je donnais des remèdes. Je faisais passer la douleur, je
massais, je priais, là où on me demandait, pour eux et cela se faisait avec moi. Dans ces moments, je
sentais, je restais à ressentir. Mais il n’y avait pas de problèmes, non, quand la maladie était là, je ne
voulais pas savoir si la maladie était noire, blanche… »

84
Chapitre 4. Exclusion et ritualité

geait sans problèmes entre les mondes religieux ne se donne plus le droit de le
faire en même temps qu’on ne lui en donne plus la possibilité. Ayant perdu
prestige et notoriété, elle est devenue non point celle par qui le mal passe et se
dissout, mais celle par qui le malheur et la maladie pourraient arriver (et sont
arrivés). Il se peut que Chica ait aussi incorporé le mal-être et le sentiment de
menace de toute la communauté en prenant sur elle non pas le mal d’un indi-
vidu (sa fille), mais celui de toute la communauté et, qui sait – mais il ne fut pas
possible de le vérifier – se soit donné le pouvoir de retourner cette communauté
à elle-même en exerçant ses pouvoirs par la négative18. La famille des Da Silva,
dont les femmes sont guérisseuses de mère en fille, ne la reconnaît plus. Celle
dont le rôle social était justement d’inclure les autres dans la communauté
sociale s’en trouve exclue, enfermée dans des murs symboliques de silence. La
fille, morte au loin, la mère qui perd tout. Chica est exclue du rituel et de la
possibilité d’initier tout rituel public. Il ne lui reste plus – et c’est ce qu’elle fait
– qu’à prier seule et à s’adresser à un Dieu abstrait, détaché de tout système
religieux et thérapeutique. Chica, visiblement très triste, pleure sa solitude et se
retrouve ainsi seule face à un Dieu dont on ne sait trop bien de quoi il est fait,
entre les univers qu’elle fréquentait si bien jadis, esprits caboclos, spirites,
umbandistes et saints catholiques. Mais elle parle de Dieu, un Dieu, d’un Dieu.

Conclusion 
La souffrance sociale résulte de forces sociopolitiques et de structures qui
conduisent à divers processus préjudiciables pour des groupes et individus :
l’exclusion, la discrimination, la non-reconnaissance, par exemple. Dans le cas
qui nous concerne, ce sont les politiques reliées au sida qu’il faudrait mettre en
évidence, ce qui nous situe hors du cadre de cet article, mais aussi les politiques
plus générales de santé dans chacun des pays. Une faible accessibilité aux soins
selon le statut social du malade ou encore selon sa provenance géographique
accentue la stigmatisation et les diverses formes d’exclusion dont le malade
risque d’être victime au cours de sa maladie. La souffrance résulte tout aussi
bien de conditions structurelles que subjectives. Le fils toxico et prostitué est
bien resté dans la rue jusqu’aux moments des soins palliatifs ; il aurait pu y
rester et y mourir, cela est chose courante (Bibeau et Perreault, 1995). La fille
invisible et porteuse d’une maladie sans nom n’avait sans doute qu’une exis-
tence sociale fort réduite, là encore jusqu’aux soins palliatifs. Leurs voix ne
18. «  Fazer o mal, fazer o bem » (Faire le mal, faire le bien) sont des expressions courantes dans la vie
brésilienne et réfèrent le plus souvent à ces pouvoirs positifs ou négatifs des guérisseurs. Elle fait allu-
sion à ces pouvoirs négatifs et positifs dans la terminologie de la maladie qui peut être noire (d’origine
maléfique) ou blanche (naturelle) dans sa référence à son travail de guérisseuse (voir note
précédente).

85
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

furent accessibles que par leurs accompagnants, parce que ce sont eux qui assu-
rèrent les soins des proches en fin de vie ; ce sont aussi les témoins. Le même
raisonnement peut être appliqué à la culture : une société dont le régime est
plutôt traditionnel, tel le Marúda de Dona Chica, produit sa part de violence,
la non-conformité conduisant à son lot d’accusations et de mise au ban.
L’accompagnement des deux sidéens par leurs proches a été certes détermi-
nant dans la manière dont furent vécus ces moments de fin de vie. L’accompa-
gnement, plus ou moins ritualisé selon les deux cas, aurait contribué à réduire,
du moins nous permettons-nous de le poser comme hypothèse, la souffrance
globale de ces sidéens. Le degré de « soulagement » est toutefois difficile à
préciser. Dans un cas, celui de Luc, il s’agissait bien d’un accompagnement au
sens moderne de la chose, soit d’une décision personnelle de « prendre du
temps » pour « être là ». Il n’est pas certain que la fille de Chica (dont on ne sait
pas le nom) ait été accompagnée dans le même esprit ; le poids des rôles fami-
liaux et des obligations de la mère, dont l’identité est aussi celle d’une guéris-
seuse, agit fortement sur les comportements de soins (Saillant, 2003). Quoi
qu’il en soit, un encadrement professionnel assez limité, dans un moment et
dans des circonstances où la médecine technicienne peut se faire moins présente,
laisse une place à l’expression des accompagnants et des malades et, éventuelle-
ment, au rituel de séparation et de deuil. La place faite au rituel dans ces deux
cas peut être une caractéristique de l’accompagnement. Mais des différences
très fortes peuvent survenir selon les contextes et les deux exemples ici discutés
nous permettent de les mettre en évidence.
Le contexte québécois, « moderne » au sens de l’autonomie morale des indi-
vidus et du lien critique aux autorités religieuses (entre autres), rend possible
l’invention de ritualités dont les actes et les significations ne sont pas pré-établies
par une institution. C’est souvent à travers ces ritualités nouvelles que s’exprime
une certaine forme de spiritualité et de désir de transcendance. Ce fut ainsi le
cas pour Luc. Le statut d’exclu de ce dernier n’a pas empêché l’expression d’un
nouveau rituel aux valeurs réparatrices. Ce rituel fut en partie spontané, plutôt
fruit d’un bricolage et exercé de manière quasi privée. Bon nombre de ces
nouveaux rituels mis en place dans la modernité possèdent de telles caractéris-
tiques. Le contexte amazonien, plus traditionnel et « communautaire », n’a pas
permis cette expression, même privée. Au contraire, c’est d’un interdit rituel
dont est frappée l’accompagnante, dépossédée de son pouvoir d’action. Jusqu’à
quel point cet interdit aura-t-il contrôlé l’expression de Dona Chica, cela reste-
rait à voir. Les deux situations se rejoignent par la non-accessibilité des accom-
pagnants et des malades à un espace public. C’est dans le repli du privé ou dans
son retrait qu’ils sont l’un et l’autre confinés. L’espace privé est-il le seul lieu de
réparations des conséquences de l’exclusion et de la souffrance ? Le seul lieu

86
Chapitre 4. Exclusion et ritualité

souhaitable ? Les exemples de rituels publics et de travail sur la mémoire et la


réparation en contexte de deuil du sida sont certes plus convaincants (le
patchwork, l’arbre, la memory box) quant à leur capacité à dépasser la situation
d’individus pour rejoindre plutôt le seuil de la collectivité ; ces rituels publics
génèrent des représentations et des actions sur les marges de l’exclusion dépas-
sant le moment du rituel. La médiation rituelle de l’accompagnement aurait
certes été différente si reliée à l’espace public ; l’exclusion semble ici repousser
ses frontières, rejoignant l’après-vie. Il faut ici saisir que la socialité autorisée
constitue une socialité restrictive au niveau des relations entre le malade et sa
« famille » et, encore là, à quelques-uns des liens familiaux (fondamentaux il est
vrai) et à une relation directe à l’au-delà, selon les représentations que chacun
s’en fait. Cette socialité exclut la « communauté sociale », les toxicos indésirables
et les habitants de Marúda. Elle exclut de façon plus ou moins consciente
certains des juges et des témoins. La réparation et la réinsertion symboliques
dans le lien social élargi sont ainsi contraintes par le rituel lui-même ou par son
absence. Toutefois, la présence ou l’absence de rituel n’influe pas vraiment sur
la possibilité d’une expérience spirituelle des deux accompagnants.

87
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Bibliographie
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Aubrée, M. et F. Laplantine (1990), Le livre, la table et les esprits, Paris, Jean-Claude Lattès.
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88
Chapitre 5

L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi


et les perceptions des traitements antirétroviraux
des personnes infectées par le VIH1

Isabelle Wallach

L ’épidémie à VIH a pris un nouveau visage, en Occident, depuis l’avè-


nement des multithérapies antirétrovirales. En améliorant considéra-
blement la durée de vie et l’état de santé des personnes infectées par
le VIH, ces traitements ont transformé une maladie initialement perçue comme
rapidement mortelle en pathologie chronique avec laquelle il est désormais
possible de vivre au long cours. Ce changement historique s’est néanmoins
accompagné de nouvelles difficultés, dans la mesure où les médicaments
composant ces multithérapies se sont avérés très contraignants et générateurs de
multiples effets indésirables. Parallèlement, il est apparu qu’ils nécessitaient un
suivi quasi parfait pour obtenir une efficacité optimale, ce qui a placé la ques-
tion de l’observance au coeur des préoccupations du corps médical. Les études
cherchant à identifier les déterminants des comportements thérapeutiques des
personnes infectées par le VIH se sont donc multipliées, mettant au jour un
grand nombre de facteurs influant sur l’observance. Si divers facteurs liés au
patient ont été repérés, attribuant les difficultés d’observance à des questions
d’ordre psychologique, social et comportemental, les dimensions religieuse et
spirituelle, en revanche, sont totalement absentes de la littérature sur le sujet2.
Seules deux recherches réalisées aux États-Unis mentionnent l’impact de la reli-

1. Les résultats présentés dans ce texte s’inscrivent dans une recherche de doctorat qui a été financée
par l’Agence Nationale de Recherche sur le Sida en 2002, 2003, 2004 et par l’association Sidaction en
2005.
2. Voir les revues de littérature, Tourette-Turgis, Rébillon, 2002 ; Morin, 2001 ; Moatti et coll.,
2000.

89
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

gion ou de la spiritualité sur le comportement thérapeutique des patients sous


antirétroviraux. La première (Powell-Cope et coll., 2003) rapporte que la spiri-
tualité favorise le suivi du traitement antirétroviral de femmes séropositives
toxicomanes, tandis que la seconde (Meredith et coll., 2001) note que la prière
constitue une importante source d’influence sur les décisions des patients rela-
tives aux traitements contre le VIH.
La quasi-absence des dimensions religieuse et spirituelle dans les études sur
l’observance au traitement des personnes infectées par le VIH, surprend
d’autant plus qu’il existe en revanche une littérature fournie sur leur prégnance
et leur usage chez les individus atteints de maladies chroniques et notamment
de la pathologie à VIH.
De façon générale, la religion et la spiritualité sont reconnues comme un
moyen de coping face à la maladie, cette notion étant définie comme « un
processus par lequel des individus essaient de comprendre et de gérer des situa-
tions personnelles ou situationnelles significatives dans leur vie »3. En effet, la
spiritualité et la religion peuvent constituer une ressource pour les personnes
atteintes de pathologies chroniques, aussi bien en les aidant à trouver un sens et
un but à leur existence qu’en leur apportant un soutien social (Rowe et Allen,
2004 ; Pargament et coll., 2004). Certaines études ont également montré que
la pratique de la prière ou d’autres formes de traitements à caractère spirituel
pouvaient également être bénéfiques moralement et physiquement aux
personnes confrontées à des problèmes médicaux (Aldridge, 2001).
En ce qui concerne la pathologie à VIH, dès le début de l’épidémie, les
personnes infectées se sont tournées vers la spiritualité et la religion pour faire
face à la maladie et à la mort (Sowell, 2001 ; Pollak, 1988 :115-116). À l’heure
actuelle, où des traitements efficaces sont disponibles, des recherches montrent
que nombre de personnes séropositives ont encore recours à la religion ou à la
spiritualité selon diverses modalités et dans différents objectifs. Ainsi, Lévy et
coll. ont pu observer chez les hommes homosexuels montréalais un faible
rapport à la religion institutionnalisée, mais une spiritualité très développée. À
l’inverse, des études attestent de l’importance de la croyance en Dieu et de la
participation à des services religieux chez certaines personnes infectées par le
VIH (Pargament et coll., 2004 ; Siegel et Schrimshaw, 2002). Cette diversité
des modalités du rapport à la religion/spiritualité a été mise en exergue par
Bégot (2002) dans une recherche sur les parcours spirituels de personnes séro-
positives françaises, lesquels varient en fonction des appartenances et des
reconstructions identitaires induites par l’annonce de la séropositivité.

3. Ma traduction de la définition de Folkman et Lazarus (1988, « Coping as a mediator of


emotion. » Journal of personality and social psychology, 54 : 466-475) citée dans Rowe et Allen, 2004.

90
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux

Quant aux effets recherchés de la religion et de la spiritualité par les


personnes infectées par le VIH, ils peuvent être multiples : repousser un
diagnostic mortel (Miller, 2005), ressentir la paix et l’amour (Guillory et coll.,
1997), trouver un sens à son existence (Pargament et coll., 2004). Une recherche
réalisée auprès d’adultes vivant avec le VIH sur les bénéfices spécifiques retirés
des croyances et des pratiques religieuses et spirituelles (Siegel et Schrimshaw,
2002) a pu relever qu’ils s’inscrivaient dans plusieurs registres, tels le soutien
émotionnel, la force et le contrôle, le soutien social, le soutien spirituel, l’accep-
tation de la maladie, la préservation de la santé ou l’acceptation de soi.
À l’inverse, il importe de souligner que la religion peut aussi avoir une
influence néfaste sur le vécu de l’infection en véhiculant une représentation
stigmatisante de l’infection à VIH liée notamment à ses modes de transmission.
Au moment de l’apparition de l’épidémie du VIH, les discours de certains
représentants de l’Église chrétienne ont ainsi assimilé le sida à une punition
divine (Sontag, 1993). Ces représentations ont pu générer un sentiment de
culpabilité chez des personnes contaminées, notamment les homosexuels qui
peuvent vivre leur infection par le VIH comme un châtiment divin (Lévy et
coll., 2002).
Si l’influence de la religion et de la spiritualité sur le vécu de l’infection à
VIH a été documentée, leur impact sur le suivi et la perception des traitements
a, lui, été très peu étudié. Prenant appui sur une recherche plus large réalisée en
France sur l’observance aux antirétroviraux des personnes infectées par le VIH,
je me propose d’examiner dans ce texte de quelle façon des aspects spécifiques
de la religion et de la spiritualité peuvent influer sur le vécu et la prise de la
thérapie antirétrovirale.
Compte tenu de la multitude des acceptions des termes « religion » et
« spiritualité », il importe de préciser dans quels sens ils seront employés. Dans
le contexte de cette étude, la religion sera définie comme un ensemble de
croyances, de codes éthiques et de pratiques cultuelles qui unissent un individu
à une communauté morale4. Quant à la spiritualité, elle sera définie, reprenant
l’interprétation de Rowe et Allen de la définition de Smith et coll., comme la
recherche d’un sens à sa vie et d’une union avec l’univers et toutes les choses,
ainsi que la croyance en un pouvoir supérieur5. Je considérerai donc comme
relevant de la spiritualité l’adhésion à des doctrines et à des pratiques considé-
rées par les sociologues comme faisant partie des nouveaux mouvements reli-

4. Définition de Pargament et Jenkins (1995, « Religion and spirituality and ressources for coping
with cancer », Journal of Psychosocial Oncology, vol. 13, no 1 : 51-75) citée dans Rowe et Allen, 2004.
5. Définition de Smith, Stefanek et coll. (1993, « Spiritual awareness, personnal perspective on
death, and psychosocial distress among cancer patients : an initial investigation », Journal of Psychoso-
cial Oncology, vol. 11, no 3 : 89-103) citée dans Rowe et Allen, 2004.

91
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

gieux et plus spécifiquement du courant spirituel ou de la nébuleuse mystique


ésotérique6.
Après un bref exposé de la méthodologie utilisée, nous explorerons l’in-
fluence que peuvent exercer la religion et la spiritualité sur l’expérience et les
conduites relatives aux médicaments contre le VIH/sida, à travers quatre de
leurs composantes : les pratiques cultuelles, les êtres supraterrestres, la vision du
monde et les valeurs.

1 Méthodologie
Les données présentées ici sont issues d’entretiens qualitatifs semi-directifs
réalisés avec neuf personnes, dans le cadre d’un doctorat sur les pratiques des
patients et des soignants relatives à l’observance aux antirétroviraux. Ces
personnes ont été rencontrées au sein de deux hôpitaux publics et d’une asso-
ciation de lutte contre le sida situés en région parisienne. Deux séries d’entre-
tiens ont été conduites, à un an d’intervalle, en 2002 et 2003. La durée moyenne
des entretiens était de deux heures trente pour le premier et d’une heure trente
pour le second.
Les témoignages de neuf personnes ont été retenus pour cette étude parce
qu’ils évoquaient la thématique de la religion ou de la spiritualité. Ce groupe se
compose de quatre hommes et de cinq femmes dont trois sont originaires
d’Afrique subsaharienne (République démocratique du Congo, Côte d’Ivoire
et Bénin), âgés de 32 à 62 ans au moment de la première entrevue. Concernant
le mode de contamination, les femmes ont contracté le virus par voie sexuelle,
tandis que chez les hommes, trois l’ont été par voie sexuelle – dont deux par des
rapports avec d’autres hommes – et le dernier l’a été par usage de drogue. Leur
diagnostic a été connu entre 14 ans et 18 mois avant le premier entretien.
Quant au traitement antirétroviral, il a été initié entre 10 ans et 15 mois avant
notre première entrevue.
En ce qui concerne le contenu des entretiens, les quatre principaux thèmes
abordés étaient le vécu de la séropositivité, le vécu des traitements, l’observance
du traitement, la relation avec les soignants. Ces entretiens accordaient une
grande place à la forme du récit de vie, recueillant notamment le parcours
biographique lié à la séropositivité et à la thérapeutique. Le cadre narratif et la
forme peu directive de l’entretien ont permis que les patients évoquent sponta-
nément l’influence de la spiritualité ou de la religion sur leurs pratiques de
médication ou leur relation au traitement.

6. Voir Bégot, 2002.

92
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux

Pour ce qui est de l’analyse des données, elle s’est fondée, d’une part, sur
une approche diachronique, cherchant à reconstituer pour chaque patient le
rôle joué par la dimension spirituelle dans son parcours thérapeutique et,
d’autre part, sur une approche comparative afin d’identifier les points communs
aux différentes expériences et aux différents parcours relatés.

2 Les pratiques cultuelles


La prière a été mentionnée par plusieurs personnes comme constituant un
soutien face à la prise des médicaments. L’ensemble de ces personnes adhèrent
à la religion chrétienne, bien que leur appartenance prenne des formes multi-
ples. Pour l’une, il s’agit d’une religion catholique héritée qu’elle ne pratique
plus dans le cadre institutionnel de l’Église. Les autres personnes rapportent
fréquenter régulièrement des lieux de culte. Un homme homosexuel fréquente
plusieurs groupes chrétiens et, parmi les femmes d’origine africaine, l’une
fréquente l’église catholique située à proximité de son domicile, une autre, un
groupe chrétien de son ethnie d’origine et la dernière, un groupe pentecôtiste.
Bien que s’inscrivant dans des courants religieux divers, toutes ces personnes
ont évoqué la prière, parfois accompagnée de jeûnes, comme un élément qui
influe, de façon plus ou moins directe, sur leur expérience des traitements ou
leur comportement thérapeutique. Établissant un lien avec des êtres supra-
terrestres, les effets de cette pratique cultuelle peuvent se situer à différents
niveaux.
Les entretiens ont tout d’abord mis en évidence que, pour deux femmes, la
pratique religieuse constituait un soutien moral et physique face aux effets
secondaires. Ainsi, la prière apporte une aide pour endurer mentalement les
symptômes, mais vise aussi à apporter la guérison physique des effets indésira-
bles du traitement antirétroviral. Dans les deux cas, il s’agit d’une pratique
religieuse effectuée à leur domicile.
La première femme, d’origine française, catholique depuis son enfance,
trouve dans la prière un réconfort moral et la force mentale nécessaire pour
supporter les douleurs d’une ostéonécrose due à son traitement. Par ailleurs,
elle rapporte également utiliser cette pratique pour demander à des êtres supra-
terrestres d’intervenir sur ses douleurs physiques :

Il m’arrive de prier quelquefois, quand j’ai pas le moral. Je récite les prières que ma
grand-mère m’avait apprises et puis j’appelle tous les gens que j’ai aimés et qui sont
partis et je leur demande de m’aider à passer le truc. Et je pense que ça m’aide
réellement. Ça m’aide vraiment à supporter la maladie et tous les problèmes qu’im-
plique le traitement, c’est-à-dire les problèmes de hanche, les problèmes à venir. Ça

93
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

a un côté apaisant, c’est mieux qu’un somnifère. Je demande surtout à ne pas


­souffrir et je prie en repensant à mes grands-parents, à mes amis qui ne sont plus
là et c’est apaisant. Je m’endors mieux. 

La seconde femme, d’origine ivoirienne, se dit appartenir à un groupe


catholique originaire de son village, mais témoigne d’une pratique qui s’appa-
rente davantage à celle des Églises protestantes évangéliques où la guérison par
la voie spirituelle occupe une place prépondérante7. Elle utilise la prière, asso-
ciée au jeûne, afin de soigner les maux bénins causés par le traitement, comme
le montre son témoignage :

Quand je me sens pas bien, je prie, je passe tout mon temps à prier, ça passe. Ça
m’est arrivé de ne pas avoir de diarrhée pendant le traitement. Mais il faut avoir la
force, il faut jeûner toute une journée, prier, du matin jusqu’au soir et les voeux
sont exaucés, mais c’est très dur. On peut rester sans manger jusqu’au soir, mais
quand on parle de jeûne c’est fini, vous avez faim, mais faut supporter jusqu’au
bout. Je mange juste pour prendre mes médicaments, c’est-à-dire je diminue ce
que j’ai l’habitude de manger. J’ai le mal de ventre qui disparaît, tant que je
continue à prier intensément, à jeûner, c’est-à-dire à me priver de quelque chose
que j’aime manger. C’est comme si je prenais de l’ultralevure pour arrêter ma
diarrhée.

Dans le cas qui vient d’être évoqué, la prière à visée thérapeutique est
utilisée comme un adjuvant de la thérapie antirétrovirale qui permet de traiter
ses effets indésirables. Cependant, la pratique religieuse peut aussi parfois être
conçue comme un moyen de guérison du VIH à part entière et entrer en
concurrence avec le traitement biomédical. Cette situation fut rencontrée à
travers l’exemple de deux femmes d’origine africaine qui, pourtant, ne remirent
pas en question la prise du traitement médicamenteux. Dans ces deux cas,
l’usage de la prière comme voie d’accès à la guérison put cohabiter avec le suivi
du traitement antirétroviral.
La première, Mireille, a adhéré à l’Église Universelle du Royaume de Dieu
durant la période de l’enquête alors qu’elle était auparavant catholique prati-
quante. Ce mouvement pentecôtiste, comme d’autres venus d’Amérique latine,
promet la guérison divine à ses fidèles dans la mesure où toute maladie est
imputée à l’oeuvre de Satan. Dans ce contexte, la prière représente un des
moyens utilisés par les Églises pentecôtistes pour obtenir la guérison conçue
comme libération d’une malédiction par l’action de Christ (Laplantine, 1999).
En outre, la guérison par la prière est vue comme le juste retour des dons finan-

7. Il est probable que cette femme ait préféré dire qu’elle faisait partie d’une Église catholique par
crainte d’un jugement de valeur et de l’assimilation de son église à une secte.

94
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux

ciers réalisés. Comme l’explique Laplantine « La santé [...] peuvent être appré-
hendés comme le retour quasi-automatique de l’investissement effectué dans le
sacrifice de la dîme ». Selon lui, la dîme est « un acte qui consiste moins à se
conformer à la volonté de Dieu qu’à « exiger » de ce dernier qu’il « tienne ses
promesses » », au nombre desquelles figure la santé (idem : 107). Or, Mireille
avait parallèlement rapporté verser la dîme à l’Église, offrande qu’elle considé-
rait comme « un moyen d’annuler les malédictions ». S’inscrivant parfaitement
dans l’ensemble de cette démarche, ses prières ont pour objectif d’obtenir la
guérison de la pathologie à VIH qu’elle attribue, depuis son adhésion à ce
mouvement religieux, à l’action d’esprits maléfiques. Néanmoins bien informée
sur le VIH, puisqu’elle a été auparavant employée par une association de lutte
contre le sida, Mireille continue à suivre le traitement antirétroviral, attendant
de constater la disparition du virus sur ses résultats biologiques pour l’arrêter.

D’ici quelque temps, je serai plus malade. C’est le Bon Dieu, il va me guérir. Ils
vont me faire la prise de sang et ils vont voir que je suis plus malade. Avec mes
prières, je vais guérir. Il y aura un jour que je vais arrêter. Ils vont faire la prise de
sang, ils vont voir que je suis plus malade. Il y aura plus de virus. [...] Il faut avoir
la foi, quand vous priez, il faut le faire vraiment avec foi. Il faut être honnête avec
Dieu. Vraiment que vous vous donniez à Dieu, là vous allez avoir quelque chose.
Si vous priez pour la guérison, il faut être déterminé. Parce que Dieu, il a dit dans
Mathieu, chapitre 7 : « Demandez, on va vous donner ». Si je prie avec foi, il est
obligé de me donner.

Chez la seconde patiente, la prière à visée thérapeutique a paradoxalement


généré un espoir qui la motive pour prendre le médicament. Louise, une jeune
femme d’une trentaine d’années qui prenait son traitement avec irrégularité
depuis plusieurs années, changea de comportement thérapeutique et devint
observante à la prescription médicale.

J’ai fini par accepter petit à petit, ça n’a pas été facile. Je remercie Dieu qu’aujour­
d’hui j’arrive à l’accepter. J’ai commencé dans ma tête, la nuit quand je me couche,
j’ai fini ma journée, je rentre dans mes pensées et je dis : « ben voilà, je le suis et je
l’accepte ». Il faut que je l’accepte, il faut que je prends mes médicaments pour bien
me protéger, pour bien garder mes enfants, pour rester le plus longtemps possible
avec eux. 

Lorsque je la questionne sur ce qui l’a aidée à prendre son traitement avec
régularité, elle évoque notamment la pratique religieuse :

Je prie beaucoup aussi. Il y a la foi aussi. Tu sais il y a des choses spirituelles qui
arrivent dans ta vie, que tu n’arrives pas à expliquer. Je sais pas exactement, mais je

95
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

prie beaucoup. Je dis à Dieu : « tu es la seule personne qui peut me guérir, même le
médicament il ne peut jamais me guérir ». Tu sais il faut avoir la foi, il faut avoir la
confiance en Dieu, vraiment. Aussi je peux dire la prière m’a aidée. Parce que je
prie tous les jours. J’ai collé des prières partout dans la maison. Je garde les prières
même dans la tête. Je fais des neuvaines, je fais le carême, je fais des jeûnes deux
jours, trois jours pour vraiment prier. Je peux dire : « jeudi et vendredi il faut que je
fais un jeûne de deux jours pour prier pour demander à Dieu de me guérir ». 

Le deuxième élément qui a été mis en évidence par l’analyse des entretiens
est que les pratiques cultuelles peuvent contribuer à faciliter la prise du traite-
ment, en aidant la personne infectée par le VIH à mieux s’accepter.
Les difficultés passées de Louise à prendre son traitement antirétroviral avec
régularité s’enracinaient dans une impossibilité d’accepter sa séropositivité. La
jeune femme manquait souvent des prises afin de ne pas être confrontée aux
médicaments qui symbolisaient à ses yeux sa maladie. La prière joua aussi un
rôle dans le changement de son comportement de prise du traitement, en
modifiant son rapport à la séropositivité. Ainsi, elle explique que sa pratique
religieuse était parfois orientée vers l’acceptation de sa pathologie. « Je peux
dire, il faut que je fais une journée de jeûne pour demander à Dieu de m’aider
à accepter ce que je suis. »
Bruno, un homme homosexuel d’une quarantaine d’années a connu
pendant de nombreuses années des ruptures d’observance au traitement antiré-
troviral, qu’il interrompait parfois pendant plusieurs semaines. Son incapacité
à se traiter de façon régulière était liée à une difficulté à prendre soin de lui-
même, du fait de pulsions d’autodestruction et d’une difficulté à accepter son
homosexualité et sa pathologie. Pour cet homme, la pratique catholique de la
communion contribue à lui permettre de mieux supporter son statut séropositif
en lui donnant le sentiment d’être complètement accepté par le Christ, malgré
sa maladie :

En plus d’être chrétien, je suis catholique, donc je crois à la présence réelle dans
l’hostie, dans le pain, dans la matière, ce qui est important c’est que l’esprit est dans
la matière. Quand je me rends compte que ce Dieu qui m’a créé, que je sens
profondément, inconditionnellement, qu’il m’aime et qu’il vient d’une manière
aussi intime par l’absorption, donc ça vient dans toutes mes cellules... Dans
certaines églises, on peut aussi prendre le sang, pour moi c’est important, c’est très
fort comme symbole, pour moi c’est plus qu’un symbole. D’un seul coup je me
dis : « ce Dieu, on peut se sentir exclu, pestiféré et lui a fait ce choix, à travers le
Christ de venir. ». Et qu’il vienne être intimement lié à toutes mes cellules malades,
ça c’est un truc trop fort !

96
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux

Ce patient a également rapporté que la prière l’aidait à mieux vivre en


harmonie avec lui-même en lui permettant un moyen d’entrer en communica-
tion avec Dieu et de recevoir ses enseignements. La sagesse à laquelle il accède
ainsi l’aide à se transformer pour aller vers plus de sérénité dans son rapport à
lui-même, ce qui influe indirectement sur son aptitude à prendre en charge sa
maladie.

La spiritualité, ça permet de se délivrer des mensonges qui peuvent être écrits en


toi. Le travail de psychanalyse m’a aidé, mais aussi la prière parce que c’est
quelqu’un qui sait tout et qui voit tout, qui peut et puis qui a une sagesse, une
intelligence au-delà de tout et quand il te montre quelque chose ça devient lumi-
neux. [...] C’est comme un regard extérieur, tu te mets en présence, on l’appelle
aussi le Tout Autre, Dieu c’est le Tout Autre, à la fois il est très proche, mais en
même temps, il est tout autre, donc c’est vraiment un vis-à-vis complètement autre
qui, d’un seul coup, quand il te met la lumière sur une situation et sur toi-même,
peut t’aider vraiment. 

3 Les êtres supraterrestres


La croyance en l’existence et en l’action protectrice d’êtres ou d’une puis-
sance supraterrestres peut exercer une influence sur le comportement de prise
du traitement antirétroviral. Deux femmes interviewées ont ainsi relaté que
l’expérience d’une intervention miraculeuse avait constitué un tournant dans le
parcours thérapeutique, en les convainquant définitivement de prendre le trai-
tement. À l’inverse, pour un des répondants, le sentiment de bénéficier d’une
protection surnaturelle a renforcé son inobservance au traitement.
La première femme, Rachel, versée dans la spiritualité et les médecines
parallèles, rapporte avoir failli mourir d’une toxoplasmose par refus de
commencer une trithérapie du fait de son rejet de l’allopathie. Elle explique
que, alors qu’elle se trouvait dans un semi-coma et refusait la trithérapie, une
voix émanant d’une force supérieure lui a dicté de prendre ce traitement. Elle a
alors accepté de commencer une trithérapie, ce qui lui a sauvé la vie.

Je peux pas dire que j’ai pesé le pour et le contre, de toutes façons, j’étais pas en état
parce que j’étais dans un demi-coma. J’ai pas voulu pendant une semaine parce
que c’était ma démarche habituelle de pas vouloir prendre de l’allopathie et puis
un beau jour, pourquoi, hop, ça m’est venu, c’est-à-dire ça m’est venu, c’est-à-dire
que je pense qu’on m’a envoyé, il m’a été envoyé ce message-là, de dire oui. Parce
que c’était plus dur pour moi à l’époque, j’avais pas envie du tout, j’aurais préféré
mourir à l’hôpital que de prendre cette trithérapie. C’était un truc tellement diffi-
cile, presque insurmontable. Et quelque part il m’a été dit : « Tu dois vivre. ». C’est

97
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

pas que j’avais envie. Je peux difficilement expliquer parce que d’un seul coup c’est
venu. J’ai dit : « ben oui, je vais le prendre ». J’avais pas envie donc c’est venu d’en
haut je pense.

Mireille décrit une expérience semblable, lors du premier entretien, c’est-à-


dire avant qu’elle n’entre dans le mouvement pentecôtiste de l’Église Univer-
selle du Royaume de Dieu. À cette époque, souffrant encore des séquelles d’une
hémiplégie, elle me raconte avoir, un jour, subi un grave accident cardio-vascu-
laire suite à l’arrêt de son traitement anti-VIH dans un dessein suicidaire. Déjà
très croyante, elle attribua sa survie à une intervention du Christ : « J’allais
mourir, mes T48 étaient diminués, ma tension avait monté, je me suis retrouvée
hémiplégique, j’allais vraiment mourir, mais le Bon Dieu m’a aidée, c’est là que
j’ai trouvé que le Bon Dieu existe. Parce que les gens qui étaient avec moi hémi-
plégiques, maintenant ils sont paralysés. »
Le fait d’avoir échappé miraculeusement à la mort conféra un sens sacré à
son existence et constitua une motivation profonde pour se soigner. Alors que
je lui demande ce qui la stimule désormais pour prendre son traitement avec
régularité, elle répond : « J ‘ai vu que je suis tombée malade, j’ai fait un accident,
j’ai failli mourir, mais j’ai vu que le Bon Dieu il m’aime bien, il veut que je reste,
il veut pas que je meure, c’est pour ça, il a encore besoin de moi ».
L’analyse des entretiens a également mis en évidence que la religion pouvait
avoir un effet négatif si le pouvoir protecteur d’êtres supraterrestres supplante le
traitement, perçu comme inutile.
Un homme d’une quarantaine d’années, ancien usager de drogue, vivant
de façon précaire et marginale, s’inscrit dans ce schéma. Pendant plusieurs
années, ce jeune homme a vécu dans le déni de sa séropositivité parce qu’il se
pensait invincible du fait de la protection supraterrestre dont il bénéficiait.
Cette croyance s’enracinait dans une éducation catholique et la conviction que
l’esprit de son père, mort quand il était très jeune, veillait sur lui. La certitude
d’être sauvegardé par le pouvoir d’êtres transcendantaux a contribué à sa
mauvaise observance du traitement. Son attitude a changé juste avant notre
premier entretien, car la confrontation à des difficultés personnelles a soudaine-
ment mis en cause ce sentiment d’invulnérabilité. Mais ses propos illustrent le
raisonnement qu’il tenait à l’époque :

Quand je suis né, j’ai été mis sous la protection de la Vierge par ma grand-mère.
Donc, depuis que je suis petit, je pense qu’il y a une sorte d’ange gardien qui me
protège. Je pense qu’il y a un truc dans la Vierge, mais je pense que tous ceux qui

8. Taux de lymphocytes CD4 (défenses immunitaires).

98
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux

ont été attachés à toi sont là aussi. J’occultais la maladie en me disant : « pas moi,
je suis protégé ». Tu prends pas ton traitement et tu dis : « je passerai à travers, je
suis pas comme les autres, moi j’aurais rien ». 

4 Une vision du monde


Les religions traditionnelles et les nouveaux mouvements religieux s’inscri-
vant dans le courant spirituel véhiculent chacun une vision du monde, un
système symbolique qui donne un sens à l’existence au-delà de la seule condi-
tion terrestre. Porteurs de réponses sur la vie et la mort qui s’accompagnent
d’une conception très élaborée de l’univers et de l’homme, ils inscrivent l’indi-
vidu dans un système symbolique qui peut avoir divers effets sur la perception
et le vécu des traitements antirétroviraux. Comme nous le verrons, cet univers
de sens peut constituer un moteur ou au contraire entrer en contradiction par
rapport au suivi du traitement.
En contribuant à donner une signification à l’existence, la religion et la
spiritualité peuvent constituer une motivation pour vivre et, par conséquent,
pour se traiter. Le témoignage d’une femme française, Elizabeth, montre que la
spiritualité mêlée à son éducation catholique par le système d’explications
qu’elles fournissent sur le sens de l’existence la pousse à continuer à se battre
pour vivre. La vie est conçue comme une étape dans le développement indivi-
duel qui doit se prolonger après la mort. La spiritualité constitue une motiva-
tion en soi, car elle permet de poursuivre l’évolution humaine et spirituelle
avant de quitter le monde terrestre. Par ailleurs, le fait que l’existence soit dotée
d’une signification lui donne une valeur supplémentaire qui renforce le désir de
la poursuivre.

Je lis en ce moment l’Éloge de la mort. Ce livre sait expliquer pourquoi on est là,
comment on est là et le départ, c’est un départ qui est pratiquement programmé
dans nos gènes, nous on n’en a pas conscience, mais c’est programmé, en fait on
est là, il faut faire quelque chose de notre vie, quand on nous demande, par
exemple, dans la Bible il y a marqué : « Dieu demande au moment de la mort
qu’as-tu fait de tes talents ? ». On est là pour enrichir l’énergie qu’on nous a donnée.
J’ai été croyante, j’ai reçu une religion catholique, mais je suis pas pratiquante du
tout, donc moi c’est très amalgamé, c’est un mélange de tout, mais je me dis, je
pense pas qu’il y a un bon Dieu quelque part, mais je me dis que peut-être au
moment de partir, je vais rendre l’énergie. [...] Il faut que je la rende enrichie au
moment de mon départ. Parce que je veux pouvoir me dire au moment de mourir :
« qu’est-ce que j’ai fait, est-ce que j’ai apporté quelque chose à des gens autour de
moi ? » [...] La maladie m’a fait revivre. Je suis absolument stupéfaite, je m’extasie
du déroulement d’une vie. [...] Quels que soient les malheurs, les douleurs, moi je

99
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

suis reconnaissante à la vie, moi j’aime la vie et je lui suis reconnaissante, j’ai un
grand amour de la vie et je trouve ça magnifique de vivre. Je trouve que c’est un
don qui nous est donné et ce serait bête de la gâcher. 

Si la vision de l’homme et de l’univers transmise par la religion et la spiri-


tualité peut pousser les personnes à vouloir poursuivre leur existence et, partant,
à prendre leur traitement antirétroviral avec assiduité, elle peut aussi avoir l’effet
inverse, dès lors qu’elle entre en conflit avec le modèle de pensée biomédical.
Pour deux patients, l’adhésion à une représentation de l’univers et à un ensemble
de pratiques associées à la spiritualité a constitué une entrave à la prise du trai-
tement antirétroviral du fait de l’incompatibilité de cet univers de pensée avec
l’approche biomédicale sur le plan idéologique, pour la première et étiologique,
pour le second.
Rachel, dont le parcours a précédemment été évoqué, est une femme d’une
cinquantaine d’années dont l’intérêt pour le domaine spirituel et les médecines
naturelles a débuté suite à l’annonce de sa séropositivité en 1991. Les propos
qui vont être restitués ici relatent son état d’esprit avant qu’elle ait fait l’expé-
rience de l’intervention miraculeuse. Peu après sa contamination par le VIH,
cherchant un sens à sa maladie, Rachel s’est ouverte à la spiritualité par des
lectures sur le bouddhisme et par la pratique du magnétisme considéré comme
une manière d’être le canal d’une énergie supraterrestre. À la même période, elle
s’est tournée vers les médecines naturelles pour préserver son immunité, car
aucun traitement biomédical n’existait à l’époque. Elle s’est concentrée sur
l’amélioration de sa qualité de vie à travers une alimentation équilibrée, la
pratique de la randonnée et la consultation de praticiens de médecines paral-
lèles. De son point de vue, le magnétisme, les médecines naturelles et les
randonnées dans la nature contribuaient de façon complémentaire à une
recherche d’harmonie avec la nature qu’elle considérait comme « symbolique de
la spiritualité ». L’adhésion à cet univers de pensée l’a conduite à refuser pendant
de nombreuses années les thérapies ARV :

J’étais fortement opposée à ça. J’aimais mieux à l’époque utiliser l’homéopathie,


l’acupuncture, les plantes, les vitamines, les choses très naturelles et qui prennent
la globalité du corps. C’est ma vision globale de la vie. Par exemple, quand on fait
du magnétisme, on dit de pas prendre de médicaments. Parce que les médicaments
tels qu’ils sont, les antirétroviraux et l’allopathie en Europe, c’est des choses qui
sont chimiques, c’est une création de l’homme, c’est pas naturel. Donc, à la base,
j’étais contre ce qui est chimique. Ça aide d’un côté, ça apporte des troubles
importants de l’autre, donc j’étais foncièrement contre. Je pensais que je dégringo-
lais que ça allait être la fin, mais j’avais tellement pas envie de prendre ces médica-
ments. Ça allait à l’encontre de ma démarche profonde.

100
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux

Le second patient est un homme d’une soixantaine d’années dont la vie est
entièrement centrée sur la spiritualité et les médecines parallèles depuis une
trentaine d’années. Contaminé par le VIH en l996, il avait initialement accepté
de suivre une trithérapie qu’il interrompit trois ans plus tard en raison d’effets
secondaires lourds. Lors de notre rencontre, il ne prenait plus de médicaments
antirétroviraux depuis trois ans et refusait de recommencer un traitement du
fait de l’adoption d’une nouvelle interprétation de sa pathologie. En effet, la
consultation d’un médecin homéopathe pratiquant la radiesthésie l’avait récem-
ment convaincu qu’il ne souffrait pas de l’infection à VIH, mais d’un dérègle-
ment énergétique lié à un problème de stress. Cette étiologie de la maladie
correspond parfaitement à sa conception du monde selon laquelle l’univers, la
terre et les hommes sont constitués et reliés par nombreuses « énergies ».

Sur le plan énergétique, je vous ai dit en 1992-96 il y a eu tout un ensemble de vie


qui fait que mes défenses immunitaires ont baissé par rapport au stress. Donc j’ai
chopé quoi, je ne sais pas. Il se peut qu’il y ait pas vraiment de virus, mais des
organes qui fonctionnent mal. Pour ma part, je pense qu’il y a un problème de
régularisation énergétique sur le plan santé, mais d’où il vient ? Je pense que j’arri-
verai certainement à trouver ce qu’il me faut pour rétablir ce point énergétique.

Robert refuse donc de reprendre un traitement anti-VIH, malgré l’insis-


tance de son médecin spécialiste, dans la mesure où il ne pense pas être infecté
par ce virus. Pour lui, la guérison passera par le rétablissement de son équilibre
énergétique grâce à de multiples thérapies alternatives et à des pratiques
spirituelles.

5 Les valeurs
La religion est généralement le vecteur d’un système de valeurs et d’un
modèle de conduite à suivre. Les récits de quatre personnes ont mis en lumière
que la dimension morale des religions avait, pour certains, une influence sur
leur perception ou sur leur suivi de la thérapie antirétrovirale.
Le récit de Bruno, dont le cas a déjà été évoqué, a révélé que la foi chré-
tienne avait joué un rôle fondamental dans son cheminement vers le désir de
vivre et donc de se soigner. Cet homme homosexuel se décrit comme ayant une
tendance à l’autodestruction, ce qui l’empêche de prendre son traitement
correctement. La foi lui a cependant permis de progresser vers une meilleure
prise en charge de sa santé. En effet, après avoir fréquenté des groupes religieux
protestants dont le discours homophobe ne faisait qu’accentuer son mal-être, il
a découvert des mouvements catholiques plus ouverts, porteurs d’un message
différent qui l’ont fait évoluer vers une réconciliation avec lui-même.
101
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Leur approche c’est que si vous avez la foi, vous faites partie de l’Église, on n’a pas
à vous juger. Toute personne a un chemin à faire pour accéder à plus de liberté,
plus de vie, plus de vérité avec lui-même et les autres. C’est la personne dans son
entièreté qui doit faire un chemin. Ça m’a aidé à me réconcilier avec moi-même, à
regarder qui j’étais, mon évolution et à voir comment petit à petit faire un travail
sur moi. Il y a eu un changement de l’image de Dieu. Il est devenu quelqu’un qui
n’est pas dans le jugement, qui nous prend là où on est réellement. Il m’aide beau-
coup à accepter où j’en suis aujourd’hui et petit à petit à arriver à plus de vérité sur
soi. Et petit à petit à accepter la vie. Ma foi m’aide à ça. Le cursus n’est pas fini
parce que régulièrement j’arrête le traitement, mais là c’est plus des périodes
longues, c’est plutôt des jours.

Si sa foi l’a aidé par les valeurs de tolérance qu’elle véhicule, elle lui a égale-
ment permis un retour au soin en lui transmettant un modèle de conduite basé
sur la figure du Christ.

Quand on dit : « Jésus est venu sauver », le verbe « sauver » en grec c’est aussi 
« prendre soin ». Ma foi m’interpelle. Est-ce que moi je prends soin de moi et pour-
quoi je prends pas soin de moi ? Alors que ma foi c’est justement un Dieu qui
prend soin. Donc je dis : « Bon, alors il faut travailler tout ça ». C’est être animé des
mêmes sentiments ou des mêmes pensées que je pense que Dieu a envers l’huma-
nité, envers les personnes, il faut que je les aie déjà envers moi-même.

Pour Louise, c’est la valeur du pardon prônée par la religion chrétienne qui
a participé à son processus d’acceptation progressive de son infection et, partant,
à sa décision de suivre le traitement. En effet, comme nous l’avons vu précé-
demment, Louise n’arrivait pas à prendre ses médicaments antirétroviraux
parce qu’ils étaient la matérialisation de la séropositivité qu’elle n’acceptait pas.
Or, il est apparu que l’acceptation de son statut infectieux l’avait effectivement
rendue beaucoup plus observante au traitement. Le fait de pardonner à l’homme
qui l’a infectée semble être un des éléments qui l’a aidée à mieux vivre avec sa
séropositivité :

Comme dit un prêtre qui faisait la prédication, il dit : « ne cherchez pas trop à
accuser l’autre, même si vous savez que ce qu’il a fait est mal, pensez plutôt à vous
et demandez que Dieu le pardonne lui. En demandant ce pardon à Dieu, vous
Dieu vous pardonne plus, doublement que lui ». Donc j’ai voulu aller dans ce sens
aussi. C’était tout dernièrement, j’ai réfléchi à tout ça, j’ai commencé à le faire,
c’est pour ça, je l’accepte plus facilement maintenant. Je l’ai pardonné, ça fait que
maintenant quand je le vois je n’ai plus de haine. En le pardonnant, ça m’a aidée à
évoluer de l’autre côté, à accepter ce que je suis.

102
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux

À l’inverse, les normes de conduite véhiculées par les religions peuvent


également avoir une dimension culpabilisante dès lors que le comportement de
l’individu semble s’éloigner du discours normatif sur le bien et le mal. Comme
l’avaient aussi montré les recherches antérieures sur le vécu de la séropositivité,
les entretiens ont révélé que les discours moralisateurs de la religion chrétienne
relatifs à la vie amoureuse et sexuelle pouvaient être intériorisés par certains
patients et avoir un effet culpabilisateur. Deux patients, un jeune homme et
une femme d’une cinquantaine d’années ayant été élevés dans la religion catho-
lique, ont ainsi rapporté avoir interprété les effets secondaires dont ils souf-
fraient comme une sanction divine, ce qui n’a fait que rendre plus pénible leur
vécu du traitement.
Le premier est un homme homosexuel d’une trentaine d’années, élevé dans
la religion catholique bien qu’il se dise désormais non-croyant. Malgré son rejet
de cet héritage, il semble encore marqué par les valeurs morales qui lui ont été
transmises. Ainsi, il explique que les effets indésirables rendaient difficile la
prise du traitement, car il ne pouvait s’empêcher de les considérer comme une
punition divine de sa sexualité non conforme aux valeurs du christianisme.

Les effets secondaires c’était rappeler ma maladie, par quoi je l’avais eue, c’était la
conséquence, la punition. Le fait d’être séropositif, il fallait que je subisse certaines
conséquences. Quand je prenais les médicaments, j’avais les effets secondaires.
Donc je me suis dit : « c’est une punition divine, c’est bien fait pour ta gueule si t’as
des effets néfastes. » C’est pour ça que j’arrivais pas à prendre les médicaments
parce qu’à chaque fois que j’avais des effets secondaires ça me rappelait ma séropo-
sitivité que je reniais. Déjà que j’avais du mal à accepter que j’étais homo, séropo,
c’est la goutte qui a fait déborder le vase.

Pour la deuxième patiente, l’expérience de la lipodystrophie est d’autant


plus éprouvante qu’elle est perçue comme un châtiment pour la vie amoureuse
frivole qu’elle a menée après s’être séparée de son mari, période pendant laquelle
elle a contracté le VIH. La détérioration de son apparence physique lui apparaît
donc comme une punition divine dirigée contre le corps par lequel elle a péché.

Quand j’ai appris ma séropositivité, je me souviens avoir prié le ciel en disant :


« Mon Dieu, faites que je devienne laide, que plus personne ne me regarde, comme
ça je n’aurai plus de problèmes, je ne serai plus tentée. » Et quand est arrivée la
lipodystrophie, je me suis dit : « Bon Dieu, c’est pas possible, il m’a entendue ». [...]
Il y a cette éducation religieuse qui est en train de me rattraper. La notion de faute,
la notion de punition, de payer les fautes, tout ça c’est profondément ancré en
moi. Je me dis : « j’ai transgressé des lois, j’ai transgressé la morale et Dieu me
punit ».

103
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Conclusion
L’analyse des entretiens réalisés avec des hommes et des femmes sous
thérapie antirétrovirale a mis en lumière l’influence exercée par la religion et la
spiritualité sur leur vécu et leur suivi du traitement. Les pratiques cultuelles, les
croyances en des êtres ou en un monde supraterrestres tout comme l’adhésion
à des valeurs et à des modèles de conduites peuvent avoir un impact sur l’apti-
tude et le désir de prendre le traitement antirétroviral. Cependant, bien que les
éléments interférant avec l’observance médicamenteuse soient de plusieurs
natures, il semble que, pour les personnes interviewées, la foi en l’existence du
supraterrestre ou du divin ainsi que les relations établies avec ce monde et ses
êtres, jouent un rôle prédominant dans leur pratique de médication. Davantage
que des pratiques imposées par une communauté, il est apparu que ce sont les
convictions et l’expérience intime de l’individu relatives au spirituel ou au reli-
gieux qui agissent sur son comportement thérapeutique. Or, il est intéressant
de constater que cette expérience personnelle peut évoluer dans le temps, en
fonction de l’affiliation à de nouveaux groupes ou d’événements d’ordre spiri-
tuel ou personnel exposant la personne à des idées fluctuantes et parfois contra-
dictoires les unes par rapport aux autres. Il importe donc, si l’on veut comprendre
l’influence de la dimension religieuse et spirituelle sur une personne, de la resi-
tuer dans le contexte d’une étape précise, pour ensuite la replacer dans son
parcours global.
Un second point qui transparaît des diverses situations rapportées par les
patients est que la dimension religieuse ou spirituelle peut favoriser, mais aussi
défavoriser l’acceptation du traitement antirétroviral. Tant sur le plan des
croyances que sur celui des valeurs et des systèmes de significations dont elles
sont porteuses, la religion et la spiritualité peuvent à la fois servir ou desservir
la cure de l’infection à VIH. La conviction de bénéficier d’une intervention
supraterrestre peut tout aussi bien conduire à se soigner qu’elle peut au contraire
soustraire à l’approche biomédicale. Les théories relatives à l’homme et à l’exis-
tence véhiculées par la religion et la spiritualité peuvent être en harmonie ou, à
l’inverse, être incompatibles avec la prise d’un traitement médical. Le système
de valeurs proposé par la religion peut amener à une plus grande sérénité ou, au
contraire, à un sentiment de culpabilité dès lors que la personne s’éloigne des
normes édictées. Par conséquent, l’influence réellement exercée par la dimen-
sion religio-spirituelle sur le suivi du traitement anti-VIH mérite, elle aussi,
d’être replacée dans le contexte biographique et thérapeutique de l’individu
pour être appréhendée dans toute sa complexité.

104
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux

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Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

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106
Chapitre 6

Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida


chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH

Joseph J.Lévy, Lyne Massie, Mylène Fernet, Isabelle Toupin,


Joanne Otis, Johanne Samson, Normand Lapointe, Marc Boucher,
Germain Trottier, Robert Bastien, Marie Harerimana, Marlène Rateau

B ien que les modèles biomédicaux contemporains se fondent


sur une étiologie habituellement associée à la présence de virus
ou de bactéries, les patients s’interrogent souvent sur le sens à
donner à une maladie grave ou chronique et ils puisent souvent hors du champ
de la médecine des interprétations, des croyances ou des pratiques qui leur
permettent d’affronter la maladie (Laplantine, 1986). Les domaines du reli-
gieux ou du spirituel, qui restent difficiles à conceptualiser, sont ainsi une
source importante de références pour signifier la maladie. Nous choisirons ici,
suivant en cela les propositions de Rowe et Allen (2004), de définir le religieux
comme « le champ des croyances, des codes éthiques et des pratiques associé à
une divinité ou à un être supérieur et qui contribuent à rattacher les individus
à une communauté ». Ces croyances et les pratiques pourraient contribuer à
améliorer l’état de personnes malades (Aldridge, 2001).
Quant à la spiritualité, elle renverrait plutôt, comme le soulignent Hungel-
mann, Kenkel‑Rossi, Klassen et Stollenwerk (1996), à une évolution intérieure,
à une croissance qui aboutit à saisir la finalité ultime de l’existence et de son
sens. Plusieurs travaux suggèrent que l’orientation spirituelle pourrait contri-
buer à une meilleure adaptation face aux crises de vie, en particulier lors de
maladies graves (Pargament et Park, 1997 ; Woods et Ironson, 1999 ; Dingley
et Roux, 2003 ; Row et Allen, 2004). Cette notion s’apparente à celle d’auto-
transcendance que sous-tend l’approche existentielle-humaniste (Frankl, 1969 ;
Reed, 1991). Elle renvoie à une expérience réflexive associée souvent à une
épiphanie (Denzin, 1989), c’est-à-dire un événement qui transforme profondé-

107
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

ment l’individu, comme c’est souvent le cas à l’occasion du diagnostic d’une


maladie grave. Face à cette crise existentielle, les malades peuvent resituer leurs
priorités et leurs valeurs, redéfinir leur réseau social et leur rapport au temps,
faire l’expérience d’une union avec un Soi universel (Dieu, force, énergie) qui
vient réorienter les objectifs de vie et contribuer à une meilleure santé sinon à
une meilleure acceptation de la maladie. Cette perspective s’applique aussi aux
personnes vivant avec le VIH/sida. Plusieurs recherches montrent en effet que
leur perception de la santé semble s’être améliorée lorsque les dimensions
d’auto-transcendance (espoir, spiritualité) sont présentes (Coward, 1995 ;
Mellors, Erlen, Coontz et Lucke, 2001 ; Kylma, Vehvilainen-Julkunen, Lahde-
virta, 2001 ; Heinrich, 2003 ; Pargament et coll., 2004 ; Miller, 2005). Au
Québec, une étude qualitative réalisée auprès d’hommes gais vivant avec le
VIH/sida et sous thérapie antirétrovirale a permis de dégager un certain nombre
de constats rattachés aux dimensions du religieux et au spirituel (Lévy et coll.,
2002). Parmi ces hommes, nous ne retrouvons pas une forte adhésion aux
représentations et aux pratiques religieuses, mais les expériences d’auto-trans-
cendance sont plus prégnantes et s’organisent autour de plusieurs thèmes
(réflexion sur le sens de l’existence, rapport à la mort et à la souffrance, nouveaux
projets de vie, philosophie de vie axée sur les valeurs de sagesse, de tranquillité
d’esprit, de sérénité ; émondage du réseau social, qualité des rapports humains
réaffirmée ; espoir d’une guérison amplifié chez plusieurs par les effets positifs
des thérapies ; prise en charge de sa santé personnelle). Les résultats de cette
recherche mettent donc en évidence des rapports ténus avec les religions insti-
tutionnalisées alors que le diagnostic de la séropositivité devient une source
d’introspection, de croissance personnelle, d’accès à des ressources intérieures
jusque-là en veilleuse, de réorganisation personnelle et sociale qui contribuent
à mieux affronter une maladie devenue, pour ainsi dire, chronique. Dans la
perspective ouverte par ces travaux, nous nous proposons de prolonger l’analyse
de ces dimensions à partir d’entrevues de femmes montréalaises vivant avec le
VIH/sida et sous traitement antirétroviral pour la plupart d’entre elles.

1 Méthodologie
1.1 Caractéristiques de l’échantillon
L’échantillon se compose de 42 femmes infectées par le VIH/sida, âgées de
25 à 51 ans (âge moyen : 34,8 ans). L’origine ethnoculturelle est variée : 40,4 %
sont africaines, 28,6 % sont haïtiennes et 31 % sont d’origine québécoise. Au
plan familial, 52,4 % vivent avec un conjoint et un enfant, alors que 23,8 %
sont des mères monoparentales. La grande majorité des femmes (85,7 %) ont
au moins un enfant (nombre moyen : 1,7 enfant ; étendue : de 1 à 5). Quant au

108
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH

niveau de scolarité, 21,4 % avaient complété un baccalauréat, 26,2 % des études


collégiales, 31 % des études secondaires ; 21,4 % n’avaient pas terminé leurs
études secondaires ou avaient complété uniquement des études primaires. La
langue maternelle était le français pour 33,3 % d’entre elles, le créole (29,3 %)
ou des langues africaines pour les autres. La majorité des femmes (76,7 %) était
de religion catholique et le restant de confession protestante ou musulmane. La
grande majorité (71,4 %) a vécu la période de l’adolescence dans le pays d’ori-
gine ou à l’extérieur du Québec (France, autres provinces canadiennes). Au
moment de l’étude, parmi les femmes nées dans d’autres pays, 48 % avaient
obtenu leur statut de résidente permanente, 28 % étaient réfugiées, 16 %
avaient leur statut de citoyenne canadienne, 4 % étaient parrainées par leur
conjoint et 4 % étaient des immigrantes reçues. La période d’immigration au
Québec se situait entre 1979 et 2003.

1.2 Aspects socio-économiques


Au moment de l’entrevue, 38,1 % d’entre elles étaient sans emploi ou
femmes au foyer, 31 % occupaient un emploi rémunéré, 16,7 % étaient en
congé de maternité, 7,2 % étaient étudiantes et 2,4 % étaient bénévoles. Pour
l’ensemble des femmes rencontrées, le salaire annuel moyen se situait entre
20 000 $ et 29 000 $, provenant de la sécurité du revenu (40,5 %), d’un emploi
rémunéré (23,8 %), du revenu du conjoint (14,3 %) ou d’autres sources gouver-
nementales (21,5 %).

1.3 Expériences avec le VIH/sida et traitements antirétroviraux


Les femmes ont été informées de leur statut infectieux entre 1987 et 2003.
Quant à leur état de santé, la majorité des femmes rencontrées (71,4 %) étaient
asymptomatiques depuis le début de leur infection au VIH. Parmi celles qui
éprouvaient des symptômes, 19 % reconnaissaient ne pas vivre une perte
d’autonomie alors que 9,5 % avaient expérimenté cette situation, mentionnant
avoir vécu une à deux hospitalisations. Au moment de l’étude, 71,4 % étaient
en traitement et 28,6 % en arrêt de traitement. Parmi celles qui étaient en trai-
tement, 76,7 % étaient sous trithérapie, 20 % sous bithérapie et 3,3 % prenaient
plus de trois agents antirétroviraux. Plus de la majorité, 59,5 %, ont rapporté
des effets secondaires légers, 28,6 % ont rapporté des effets nuisant à leur qualité
de vie et 21,4 % ont signalé des effets intolérables ayant entraîné un change-
ment de médication ou un arrêt de traitement.

109
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

1.4 Collecte des données


Les données ont été recueillies à l’aide d’entrevues semi-dirigées dont la
durée moyenne se situait entre deux heures et deux heures trente minutes. L’en-
trevue visait à décrire les expériences de ces femmes dans leur quotidien (1) au
regard des thérapies ; (2) sur le plan social ; (3) sur le plan familial et domestique
et (4) sur le plan individuel et relationnel. Les entrevues ont été analysées et
interprétées en conformité avec la méthode proposée par la théorisation ancrée
(grounded theory). Cette approche a d’ailleurs été expérimentée et privilé­giée
dans l’étude sur le vécu de patients atteints de maladies chroniques (Charmaz,
1991). Les entrevues ont été codifiées à l’aide du logiciel Atlas-ti.

2 Le religieux dans le discours des femmes


2.1 Le rapport aux institutions religieuses
Plusieurs modèles du rapport au religieux peuvent être décelés dans les
discours recueillis. Pour des femmes, surtout d’origine québécoise, la maladie
n’a pas déclenché d’intérêt pour le religieux et, si nominalement elles se disent
catholiques, leur religion ne semble pas marquer leur cheminement personnel.
Non pratiquantes avant le diagnostic, elles le demeurent par la suite :

[La religion] n’avait pas d’importance dans ce temps-là. Et je ne vais pas davantage
à l’église. (Manon, Québécoise.)

J’ai été baptisée catholique, mais je n’ai pas d’association particulière. […] je ne
suis pas pratiquante. (Sophie, Québécoise.)

Pour une minorité de femmes, bien que croyantes, la participation aux


offices religieux peut se limiter à des moments signifiants dans le cycle litur-
gique (Noël, par exemple), accompagner une demande de protection de l’en-
fant lorsqu’elles se retrouvent enceintes ou après sa naissance, lors du baptême.
Coutumes ou formes de protection, ces pratiques sont quelquefois jugées à la
limite de la superstition :

Je sais qu’on allait, avec mon conjoint, à l’église. Je le traînais parce qu’il n’aime pas
ça, même s’il est catholique. Je lui disais : « Viens, on va allumer des lampions pour
que l’enfant, quand elle va naître, qu’elle n’attrape pas le virus ». […] On y allait
pour ça. Aller à la messe ou aller allumer des lampions pour ça. Oui. […] Il y a des
fois on s’accroche à n’importe quoi. (Mélanie, d’origine africaine.)

110
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH

Je fais baptiser mes enfants, mais c’est plus par coutume […] j’ai été élevée dans ça,
mais je ne pratique pas vraiment. Ce n’est pas quelque chose qui m’a vraiment
aidée dans mon cheminement. (Ginette, Québécoise.)

Pour d’autres, la fréquentation des lieux de culte avant le diagnostic était


importante et elle le reste par la suite, s’amplifiant dans certains cas. Les femmes
assistent ainsi aux offices religieux ou participent à des activités liturgiques de
façon irrégulière ou plus systémati­quement. Elles continuent aussi d’adhérer
aux rituels qui marquent le cycle de vie comme le baptême, soit en association,
soit en opposition à leurs partenaires. Elles peuvent aussi fréquenter l’église
pour y réfléchir et prier, en particulier lorsque les tensions quotidiennes sont
plus fortes :

J’ai grandi en étant tout de même pratiquante. Sauf que je ne suis pas une personne
qui exagère les choses, je suis modérée là-dedans.[…] je pratique encore la religion,
la preuve c’est que je dois faire baptiser nos enfants.[…] dans ma communauté, il
y a une chorale qui chante la messe. Ça fait longtemps que j’en fais partie, depuis
que je suis ici je fais partie de la chorale. (Lyne, d’origine africaine.)

Nous ne sommes pas réglés comme des horloges, mais nous y sommes allés, je
dirais, au moins à trois ou quatre reprises depuis que j’ai eu mon enfant […] Je ne
suis pas une fervente, mais cela occupe quand même une place.[…] Et puis je
dirais que lorsqu’il y a des situations qui sont davantage exigeantes au niveau
émotionnel, c’est souvent vers la religion que je me tourne. Je vais à l’église prendre
le temps d’aller m’agenouiller et de réfléchir. […] Alors, lorsqu’il y a quelque chose
qui va moins bien, je vais avoir tendance à y retourner. (Carole, Québécoise.)

La pratique de la confession n’est pas rapportée ou envisagée juste avant la


mort, tandis que la discussion avec les prêtres ou les pasteurs est très limitée. La
lecture de la Bible ou des Psaumes est peu développée et, pour les rares utilisa-
trices, elle constitue une façon de se ressourcer, de trouver dans des figures
religieuses ou des événements qui habitent ces textes, des sources de réflexion et
de consolation sur la condition humaine, la souffrance, la maladie et la mort.
Les textes des Psaumes, dont plusieurs expriment la détresse existentielle,
servent aussi à donner un sens à l’expérience personnelle de la maladie et à
soulager des tensions :

Des fois, je fais des dépressions. Je suis très émotive et, aussi, des fois, je pleure. Je
me dis : « Pourquoi moi, pourquoi, pourquoi ça, pourquoi ça ? ». Je me demande.
Mais dans la Bible, je connais certains passages, je vois les gens qui ont eu des
problèmes. Même le grand prophète Jean il a eu des problèmes. (Valérie, d’origine
africaine.)

111
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

J’ai vu une femme qui est entrée, elle m’a dit : « Ah pauvre toi, avec toute la misère
que tu as, ça doit être dur pour toi hein ? Va lire tel psaume ou tel psaume ». Depuis
97, je fais de mon mieux. Dès mon réveil, le lendemain matin, je m’en vais à la
toilette me brosser les dents. Mon café, ma cigarette, j’ai la Bible dans mes mains.
[…] Aussitôt que je le lis, on dirait que je prends du mieux.[…] C’est bon pour
moi, c’est comme ma prière du matin. (Dadou, d’origine haïtienne.)

2.2 Les croyances en Dieu


La croyance en Dieu est partagée par de nombreuses répondantes et
plusieurs représentations de la divinité coexistent. Certaines disent être
croyantes sans élaborer plus longuement sur leur foi, alors que d’autres insistent
sur leur relation à Dieu et sa proximité dans leur vie. Il est à noter qu’à part une
référence au « petit Jésus », la figure christique est absente du discours, tout
comme celles touchant la trinité, le Saint-Esprit et les saints. Les références à
l’au‑delà sont aussi minimes. Deux répondantes d’origine africaine font
mention d’une après-vie. L’une d’entre elles, Témoin de Jéhovah, fait référence
à la vie éternelle dans laquelle toute forme de maladie sera absente, alors qu’une
autre distingue la vie du corps malade, qui n’est qu’une enveloppe, de la vie de
l’esprit qui se prolonge après la mort. La croyance en Dieu s’accompagne d’un
sentiment de confiance en lui qui contribue à affronter les difficultés de façon
positive :

Ça prend plus de place, au jour le jour dans mon quotidien, dans ma vie. Je relie
le spirituel, la réalité de tous les jours et le spirituel. Oui, on en a besoin de ça !
Donc, je rejoins plus maintenant le spirituel. J’ai confiance en Dieu, j’ai confiance
en quelque chose de puissant, de spirituel qui peut m’aider dans les moments
difficiles. Ça grandit davantage ces temps-ci. (Jadelle, d’origine haïtienne.)

Contrairement aux discours des hommes gais (Lévy et coll., 2002), les réfé-
rences à Dieu, désigné aussi comme « Seigneur », sont fréquentes. Sans être
développées théologiquement, les représentations de la divinité sont multiples
et complémentaires. Plusieurs qualités lui sont attribuées ainsi que des pouvoirs
et des limites. On peut ainsi déceler la figure d’un Dieu vindicatif parmi des
répondantes d’origine haïtienne et québécoise, qui punit les péchés par la
maladie, une forme d’expiation pour des conduites jugées répréhensibles :

Je dis que j’ai payé pour les erreurs que j’ai faites. C’est ce que j’ai eu. Ma maladie
c’est pour toutes les niaiseries que j’ai faites que je n’aurais peut-être pas dû faire. »
(Lysanne, Québécoise.)

112
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH

Cette interprétation se retrouve également dans l’étude sur les hommes gais
(Lévy et coll., 2002), mais elle est peu fréquente. Le châtiment ne provoque pas
directement la mort, mais l’occurrence d’une maladie sert d’avertissement,
permettant ainsi de prendre conscience de certaines conduites et de les trans-
former. Cette conception de Dieu comme être Suprême qui punit ne semble
pas contradictoire avec la croyance qu’il est un Dieu d’amour, l’un des fonde-
ments de la perspective judéo-chrétienne que les textes bibliques et évangéli-
ques mettent en évidence. Cet attribut est associé à celui de la bienveillance et
de la compassion, signe de la proximité et de la sollicitude de Dieu qui ne peut
être source de mal. Ainsi, la thérapie antirétrovirale apparaît comme un don
d’amour :

Selon ma croyance, je crois que c’est Dieu qui m’a gardée. Il n’a pas voulu que je
meure vite sans savoir ce que j’avais. Il a voulu, d’abord, que je reste avec ça [le
VIH] tant d’années jusqu’au jour où je l’ai découvert. Après, il m’a donné la
thérapie et, durant ma thérapie, c’est là que j’aurai le temps de le louer. […] C’est
Dieu qui a voulu que je reste. Pourquoi ? Parce qu’il m’a aimée, parce qu’il sait
pourquoi. […] les médicaments aident, mais je sais que Dieu aussi m’aide à travers
ces médicaments-là. […] Je sais qu’il existe, je sais que l’amour existe. […] je me
dis que Dieu est merveilleux. Il m’aime beaucoup et je le remercie beaucoup.
(Monique, d’origine africaine.)

Parce que lorsque Dieu donne quelque chose, ça ne peut pas être mal. (Denise,
Haïtienne.)

Omnipotent et omniscient, deux autres attributs importants dans la tradi-


tion judéo-chrétienne, Dieu est à même de garder en vie les individus, en parti-
culier les enfants, et il connaît intimement les personnes, leurs forces et leurs
faiblesses :

Je fais tellement d’expériences avec Dieu, je me dis qu’il est tout-puissant. Il a


gardé en vie mes enfants, je n’ai rien à chercher d’autre ailleurs. (Denise, d’origine
haïtienne.)

Des fois, certaines choses nous arrivent, mais on ne peut pas accepter ça comme
ça. J’ai essayé aussi de voir ça comme ça. Je me dis des fois : « pourquoi moi ? ». Je
me dis que c’est peut-être moi parce que Dieu sait que si ça m’arrive, j’ai un assez
grand cœur pour supporter ça. (Rita, d’origine africaine.)

Une autre représentation met l’accent sur la protection divine, une pers-
pective prégnante dans la tradition judéo-chrétienne, présente aussi dans

113
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

l’islam. Ainsi, la croyance en Dieu permet d’éviter le mal et contribue en l’es-


poir de la guérison, une croyance que réfute une Témoin de Jéhovah, puisque
Dieu, selon sa conception, n’intervient pas dans l’ordre naturel.

Pour moi et mes enfants, ils sont encore en vie, ils ne prennent pas de médicaments
[…] Puis Dieu les a protégés et moi aussi. Pourquoi pas maintenant ou à l’avenir ?
(Denise, d’origine haïtienne.)

Je suis musulmane et pratiquante. […] Lorsque tu crois en Dieu, il n’y a rien qui
peut te faire du mal. Même si tu es malade, tu crois que tu vas guérir un jour. C’est
ça que je crois. (Odette, d’origine africaine.)

Une autre représentation renvoie à la volonté divine qu’il faut accepter,


même si des répondantes ont le sentiment d’être victimes d’une injustice. La
maladie devient ainsi une épreuve imposée par Dieu :

Au début, je me suis demandé : « pourquoi ça m’arrive à moi, pourquoi, pourquoi,


hein pourquoi ? […] c’est injuste, c’est injuste. » Alors je ne sais pas pourquoi je l’ai
et peut-être que je ne le saurai jamais. Je l’ai en moi mais en tout cas lui [Dieu] il
le sait. Alors, tout ce qui m’arrive je me dis : « Que sa volonté soit faite ». (Alysha,
d’origine haïtienne.)

Si c’est Dieu qui a voulu ça, je l’accepte comme je peux, j’accepte la vie comme ça.
Je ne me pose pas de questions à savoir si je n’étais pas malade comment la vie
aurait pu être pour moi. […] Je suis malade et ma vie est telle que je suis. Comme
elle est comme ça, je la prends comme ça. (Lucie, d’origine africaine.)

Les répondantes attribuent ainsi à Dieu, dispensateur des sanctions, les


décisions touchant la vie et la mort, la santé et la maladie :

Comme on dit chez nous, c’est Dieu qui décide de la mort ou de la vie. C’est lui
qui a décidé que je devais avoir le VIH. Donc, moi je suis atteinte. […] Ce n’est
pas le VIH qui tue, c’est Dieu qui décide. […] Je sais qu’être malade ou être en
bonne santé et vivre ou mourir, je sais que c’est Dieu qui décide (Gabrielle, d’ori-
gine africaine.)

Le pouvoir de vie et de santé a comme corollaire une conception de Dieu


comme celui qui guérit, une perspective que l’on retrouve dans les traditions
religieuses judéo-chrétienne et musulmane. Les répondantes sont ainsi convain-
cues que Dieu intervient dans leur santé par des voies mystérieuses qui lui
appartiennent. C’est lui qui maintient les individus en santé et leur permet de

114
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH

passer à travers leurs épreuves physiques en les accompagnant dans leurs


pérégrinations :

Je dirais que Dieu c’est lui qui a le pouvoir de donner la vie. […] C’est toute une
réflexion sur ma personne, il [Dieu] veut m’enlever la vie ou pas ? […] C’est très
fort en moi [la foi]. […] si je peux me permettre de vivre comme ça, je ne vais pas
être malade […] parce que je crois que Dieu va me guérir. C’est tout. Il va me
guérir. […] ça me donne comme une force de vivre. Dieu guérit des gens et c’est
vrai qu’il le fait. Comment il le fait ? Par sa façon, n’importe quoi, n’importe
comment. C’est vrai qu’il existe. Moi j’en ai déjà eu la preuve. (Éloïse, d’origine
haïtienne.)

Le développement des nouvelles thérapies apparaît ainsi comme l’expres-


sion de la puissance divine qui intervient sur le bien-être des patientes à travers
les découvertes scientifiques :

Mais je dois dire que Dieu m’a fait beaucoup de bien et j’y crois beaucoup. Je crois
beaucoup, je crois beaucoup. Je suis une chrétienne et je prie beaucoup. (Valérie,
d’origine africaine.)

Il ne faisait que me garder jusqu’à ce que je voie sa puissance. […] Mais il m’a
laissée avec cette maladie-là jusqu’à ce que je le découvre, après il m’a donné des
médicaments qui aident, mais je sais que Dieu aussi m’aide à travers ces médica-
ments-là. (Monique, d’origine africaine.)

Les répondantes insistent sur cette relation personnelle avec Dieu qui
comprend leurs besoins et leurs sentiments. Il leur donne ainsi force et espoir
et, malgré les épreuves, fait grandir leur foi :

La seule personne qui peut comprendre c’est Lui. Puis il me comprend. […] Plus
d’espoir et une force de continuer. Et puis de vivre plus longtemps avec lui.
(Stéphanie, d’origine haïtienne.)

Ma foi a grandi. Je pense que Dieu m’a permis que je le sache aussi, pour m’aider
à grandir dans la foi. Il a utilisé des moyens pour attirer l’attention. Et je sais que
je ne mourrai pas de ça, parce que Dieu me l’a promis, même si ce n’est pas comme
ça, mais ça ne me tuera pas. (Sylvie, d’origine africaine.)

115
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

2.3 Les prières 


Les religions ont recours à des procédés par lesquels leurs membres tentent,
par des intermédiaires ou par les prières, d’entrer en relation avec les esprits ou
les divinités. Chez les répondantes, les croyances en Dieu s’accompagnent de
pratiques de prières visant à établir une relation privilégiée avec la divinité. Pour
certaines répondantes, les prières sont une pratique régulière et fréquente,
accomplie le matin, le soir ou avant les repas, alors que pour d’autres, elles sont
davantage intermittentes :

Oui je prie, je ne suis pas pratiquante, mais je prie de temps en temps. »


(Lysanne, Québécoise.)

Au début [du diagnostic], oui, ça m’aidait. Je priais tous les matins, mais j’ai
diminué. Je fais encore ma prière le soir, je l’ai toujours faite. Ce n’est pas parce que
j’ai appris que j’étais séropositive au VIH, je l’ai toujours faite, ma prière. Et puis,
avec mon garçon, avant que nous mangions, on fait toujours notre prière. Oui ça
m’apporte un peu de réconfort. (Alexandra, d’origine haïtienne.)

Les prières institutionnalisées se fondent sur des invocations liturgiques


comme le « Notre Père », ou le « Je vous salue Marie ». Cette dernière prière est
quelquefois accompagnée de l’usage du chapelet égrené selon les instructions
ecclésiales. Les répondantes utilisent ce mode de prière, seules ou accompa-
gnées par une personne significative de leur entourage (parente ou amie), quel-
quefois en suivant le rituel à la radio ou même par téléphone :

Quand, j’ai un problème, comme lorsque j’ai appris la nouvelle, ma première


prière je l’avais faite dans la chapelle en haut. Puis, à force de prier le Seigneur :
« Fais-moi voir si on va mourir ». À chaque fois, je faisais une dizaine de chapelets.
À chaque soir, il y a une station de radio où l’on fait une dizaine de chapelets à tous
les soirs. À 8h00 du soir. Même quand je suis à l’hôpital, ma mère m’appelle puis
nous faisons cela ensemble au téléphone. (Marie-Pierre, d’origine haïtienne.)

D’autres modes plus personnalisés, sous la forme d’expressions verbales


improvisées ou plus ritualisées (demandes de protection, de pardon, remercie-
ments, louanges, dialogues avec Dieu, bénédictions) sont aussi privilégiés.

Je prie beaucoup. J’ai prié surtout pour les fois où j’avais besoin d’aide en disant :
« Mon Dieu, aide-moi. » Lorsque j’étais toute seule, que je n’avais pas de copain, je
lui disais : « Donne-moi quelqu’un au moins pour moi, quelqu’un qui va m’aimer
au moins. Tu m’as tout enlevé. » Il m’a enlevé mes enfants, je ne peux plus travailler,
je suis tout le temps sous médication. (Lysanne, Québécoise.)

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Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH

Moi, je suis catholique et je crois qu’il y a un Dieu. Je Lui dis : « Écoute, ça ne serait


pas possible que tu m’enlèves la vie pour rien. » J’ai tout le temps des réflexions
dans ce sens-là. Pourquoi il m’enlèverait la vie alors que moi, j’ai autant envie de
vivre, j’ai autant d’énergie. (Éloïse, d’origine haïtienne.)

Une répondante soutient qu’une bénédiction sur les médicaments est une
façon de donner un pouvoir supplémentaire à la thérapie, participant ainsi à la
guérison :

C’est comme donner le pouvoir justement aux médicaments. C’est comme les
consacrer, c’est toi qui les bénis. […] Tu fais une prière, c’est comme une prière que
tu dis. Tu dis : « Seigneur. Merci parce que j’ai eu la chance de pouvoir les acheter
[les médicaments]. » Parce qu’il y a beaucoup de gens qui ne peuvent pas les
acheter. Ça, c’est déjà comme une bénédiction que tu te fais. […] C’est comme si
tu te mettais à guérir. […] Tu participes à ta guérison. Et ça, j’y crois. (Éloïse,
d’origine haïtienne.)

Je suis toujours en forme, je n’ai pas eu de problèmes. Je ne suis pas allée à l’hô-
pital ; je n’ai pas été hospitalisée et je n’ai pas eu de rechutes. Je dis :  « Merci
Seigneur ». (Virginie, d’origine africaine.)

2.4 Les motivations associées aux prières


Les motivations qui sous-tendent la prière sont multiples et les répondantes
lui attribuent plusieurs effets sur leur existence. La prière a ainsi pour objectif
de maintenir la santé et d’augmenter leur énergie afin d’accomplir les tâches
quotidiennes. Elle aide aussi à développer la force intérieure, à renforcer
l’espoir :

Nous prions beaucoup, nous devons prier, nous avons besoin de la prière. […] Ça
nous donne de la force, ça nous donne de l’espoir. Moi je garde beaucoup espoir.
Je suis dans l’espoir. Même si pour moi on ne trouve pas de médicaments, pour les
enfants, un jour il y en aura. Il y a de l’espoir. (Marie‑Pierre, d’origine haïtienne.)

Elle contribue aussi à l’expression physique des sentiments, et elle aide à apaiser, à
supporter la maladie, voire même à continuer de vivre :

Nous pouvons nous exprimer en lui parlant, il ne rouspétera pas. C’est sûr que ça
peut aider moralement. Quand tu fais une prière, tu penses que ça ne marchera
jamais, mais j’ai eu un homme dans ma vie, j’ai eu mon enfant et puis là, mes

117
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

résultats sont bien. Dans le fond, ça fait du bien. De plus, tu as pleuré pendant ces
prières-là, tu as tout sorti ce que tu avais sur le coeur. Oui ça aide beaucoup. Ça
apaise un peu. (Lysanne, Québécoise.)

Ça aide de prier Dieu et on prie Dieu pour que ça nous aide. […] Quand on a la
foi, on essaie de supporter la maladie. […] Lorsqu’on est malade et qu’on n’a pas
la foi, c’est plus grave que la maladie elle-même. C’est ça. C’est ça qui donne
l’envie de continuer. (Gabrielle, d’origine africaine.)

La prière apparaît ainsi comme une activité susceptible d’influencer Dieu


et ses actions en faveur des personnes malades, afin de les renforcer dans leur
foi. La pénitence et la demande de pardon à Dieu se retrouvent comme moda-
lité d’expiation :

Le jour je prie. Je pleure devant Dieu ; j’ai pleuré beaucoup devant Dieu. Je
demande pardon à Dieu parce que je sais que ce que je suis en train de porter là
c’est à cause de mon péché. J’ai dit à Dieu : « C’est à cause de mon péché que je suis
en train de porter ce fardeau-là ». Dans la prière, rien n’est impossible. Tout ce qui
est impossible à l’homme est possible à Dieu. […] je lui demande de me donner la
foi pour continuer, pour résister, pour faire face à cette épreuve-là. Ce n’est pas une
épreuve facile, mais j’essaie de prier. (Madame, d’origine haïtienne.)

La prière sert aussi à s’assurer d’obtenir un diagnostic négatif, mais en cas


de confirmation d’un test sérologique positif, la croyance en Dieu peut être
rejetée et la fin des pratiques religieuses assumée.

3 La spiritualité dans le discours des femmes


3.1 Les enfants : un sens à leur vie
Le rapport à la prière que nous venons d’esquisser révèle la présence de
préoccupations qui se situent à la jonction du religieux et du spirituel. Par
ailleurs, les répondantes rapportent des transformations importantes dans leur
conception de l’existence. Ces changements, que l’on peut qualifier d’auto-
transcendants, leur servent de stratégies d’adaptation au statut sérologique ou à
la maladie. Parmi celles-ci, on peut noter l’amplification de l’altruisme orienté
vers les enfants. Les enfants deviennent, pour leur mère, un point d’ancrage
essentiel dans leur quête d’un sens à l’existence. On constate un attachement
profond à l’enfant et à son bien-être, en particulier lorsqu’il est lui-même
infecté. Les capacités d’assurer les fonctions maternelles sont ainsi l’objet d’in-
quiétudes constantes que la monoparentalité et les conditions économiques

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Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH

difficiles peuvent aggraver. Voir les enfants grandir et se projeter dans le court
et le moyen terme, leur donner le maximum d’attention, être disponible à leurs
besoins, jouir de leur présence et des moments passés en leur compagnie, se
sentir responsables d’eux sont des buts essentiels qui contribuent à maintenir
un bien-être, à favoriser une perspective positive sur la vie et à donner une
« force de vivre ». Lady, une répondante d’origine africaine, rend bien compte
de cette orientation :

Je remercie toujours mes enfants parce que […] c’était le but de ma vie. Je me
rappelle, au début [de son diagnostic], chaque fois je me disais : « ah mon Dieu, je
te remercierai si je vois mes enfants terminer la garderie, aller à la première année
à l’école ». […] Après, je me suis dit : « Si elles finissent le primaire, là vraiment,
j’aurais réussi ». […] De se fixer des échéances, ça donne une très bonne relation
avec les enfants et c’est mesurable. […] quand c’est à court terme, […] j’ai le temps
de vivre, de jouir des résultats que j’avais fixés. […] Mais, ces enfants-là m’ont
donné une force extraordinaire. Je me suis dit : « bon, là, il faut absolument que je
continue ». Puis, j’avais une petite voix à l’intérieur qui me disait : « ça va aller ». Je
pense que c’est comme ça que j’ai pu continuer. (Lady, d’origine africaine.)

Cette vision se trouve confirmée par d’autres entretiens qui insistent sur la
plus-value affective et thérapeutique des enfants dans l’acceptation de la maladie
et le bien-être mental :

Je me dis […] : « J’ai des enfants, je vais penser à mes enfants, je vais penser à mes
garçons, ils ont besoin de moi.  » Puis je me mets ça dans la tête.
(Alexandra, d’origine haïtienne.)

Mais quand j’ai su que j’étais comme ça, je voulais me suicider. Mais qui allait
prendre soin de mes enfants ? Je suis la mieux placée pour prendre soin d’eux. […]
Si moi, je m’enlève la vie, comment ils vont vivre ? Je dois continuer à vivre pour
mes enfants. Et cela a passé. Même quand j’ai été plus mal, jamais je n’ai repensé à
faire ça. (Denise, d’origine haïtienne.)

Le suivi quotidien des enfants contribue à orienter les femmes sur l’accom-
plissement des activités routinières qui les aident à détourner leurs réflexions
des préoccupations touchant la maladie et à leur donner un but à leur existence.
La responsabilité inhérente à l’éducation des enfants devient alors plus contrai-
gnante et incontournable et elle oblige à resituer les priorités, à s’investir plus
complètement et à retrouver le goût de vivre :

119
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

À chaque matin, je me lève, je me dis :  « bon, j’ai les enfants à nourrir, j’ai les
enfants à habiller pour aller à l’école ». […] si je n’avais pas d’enfants, je serais,
comment on peut dire ça, moins vivante. (Alexandra, d’origine haïtienne.)

[Les enfants] me donnent beaucoup de courage aussi. Ils me font avancer à chaque
jour. Je dois me lever, apporter mon fils à la garderie et aller le rechercher. Je me
sens comblée, je me sens comme tout le monde. Je n’ai pas le temps de m’asseoir
et de me plaindre. Je suis tout le temps occupée à faire quelque chose. (Léopard,
d’origine africaine.)

Les enfants […], je ne vis que pour eux. Je ne dis pas que ce sont mes béquilles
[…]. Je sais qu’ils me sont prêtés. Un jour, ils vont partir. Mais pour le temps qu’ils
sont à moi, je peux leur donner mes valeurs […]. Ce sont mes rayons de soleil, c’est
eux qui font que je vais mettre le pied sur le plancher le matin puis que je vais me
lever pour leur faire à déjeuner, les habiller et les mettre dans l’autobus. Et je suis
contente de les voir l’après-midi. (Manon, Québécoise.)

La disponibilité des médicaments antirétroviraux contribue aussi à envi-


sager l’avenir avec plus d’optimisme et à accroître le sentiment de contrôle de la
maladie :

Enfin, je me disais : « si les médicaments peuvent ralentir [l’évolution de son infec-
tion], je peux encore avoir 10 ans, 15 ans, 20 ans. Mon fils, il a 11 ans, il peut
encore avoir 10 ans de plus où il sera majeur. […] Je vais partir, mais au moins ils
auront grandi ». (Monique, d’origine africaine.)

L’adhésion au traitement peut être améliorée par l’engagement pris envers


les enfants dont la seule présence contribue à maintenir l’observance, malgré les
difficultés et les effets secondaires :

Je veux prendre mes médicaments. Si je reste en forme et qu’on trouve quelque


chose, peut-être que je pourrai guérir complètement. Et puis, c’est ça que j’ai
appris à mes enfants aussi. Ça nous donne le goût de vivre et de prendre notre
médicament avec fierté. (Denise, d’origine haïtienne.)

3.2 Accepter l’infection


L’acceptation intérieure, difficile, de l’infection ou de la maladie constitue
aussi une façon de mieux apprivoiser le VIH/sida et elle s’effectue après un
processus de réflexion au terme duquel plusieurs répondantes reconnaissent

120
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH

qu’elles n’ont pas d’autres choix. Le VIH/sida fait alors partie de leur existence
au même titre que d’autres contraintes incontournables :

La maladie, je pense qu’il n’y a pas de choix, on doit l’accepter là. Il n’y a pas
d’autres choix. (Nicole, d’origine africaine.)

J’ai accepté, je n’ai pas le choix. Oui, je vis bien avec [le VIH]. (Jacqueline, d’ori-
gine africaine.)

Cette acceptation est favorisée par l’absence de symptômes qui contribue à


réduire les préoccupations face aux conséquences de l’infection.

Je l’accepte parce que je n’ai pas de problème non plus. […] Pendant tout ce
temps-là, je n’ai jamais été malade. (Florence, d’origine haïtienne.)

Les craintes d’être rejetées par l’entourage en cas de dévoilement ralentis-


sent également ce processus d’assentiment intérieur :

Il y avait un jour où je me suis dit ça : « Moi-même je peux continuer à vivre avec
ça, il faut que j’accepte. » J’ai essayé d’accepter, mais ce n’est pas facile. J’ai essayé
d’accepter de vivre avec ma maladie, mais j’ai peur d’être rejetée. Tu vois, si tout le
monde accepte, si tout le monde connaît vraiment bien le VIH, ça devient une
autre chose. (Rita, d’origine africaine.)

La relativisation de l’infection est aussi une stratégie quelquefois utilisée


pour mieux l’accepter. En la comparant à d’autres maladies chroniques ou
terminales ou à des handicaps plus lourds (diabète, cancer, sclérose en plaques),
des répondantes se considèrent alors comme plutôt privilégiées, ce qui les aide
à conserver leur moral :

Des fois je me dis : « si je me promène, je vois peut-être un handicapé ou d’autres


personnes comme ça, je me dis, moi je suis bien ». […] Il y a des personnes dès la
naissance qui s’injectent tout le temps, les diabétiques. Ce sont des maladies
connues. J’ai déjà accepté de voir ma maladie comme ça. Je ne sais pas, si je me
trompe, mais pour accepter de vivre avec le VIH, je me vois comme [avec] une
maladie chronique. (Rita, d’origine africaine.)

3.3 S’accepter, apprécier et profiter de la vie


Accepter la maladie passe aussi par l’acceptation de soi et par une attitude
qui consiste à profiter de la vie et à prendre les choses comme elles sont. Porter

121
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

sur les personnes un regard dénué de jugement, les accepter, s’apprécier et


s’aimer, prendre les événements avec détachement, constituent des principes
philosophiques qui se sont mis en place après le diagnostic et qui servent à
guider les conduites existentielles :

Aujourd’hui, j’ai appris à ne pas juger, à accepter les gens comme ils sont, à m’ac-
cepter. Je m’acceptais toujours, mais j’ai appris à m’aimer plus, à me regarder tous
les jours dans le miroir et à me dire : « je m’aime ». Je m’aime. (Louise, d’origine
haïtienne.)

J’espère au moins que je pourrais faire ce que je veux, […] être heureuse le plus
longtemps puis ne pas faire de mal aux autres. De s’aimer aussi, ça c’est une chose
que je n’ai jamais su. […] j’ai décidé de m’aider moi-même pis de penser à moi un
petit peu plus. D’être un peu égoïste. (Chloé, Québécoise.)

À cette transformation du regard sur soi correspondent aussi une transfor-


mation du regard sur la vie et une atténuation des préoccupations matérielles
au profit d’une perspective plus simple sur le quotidien, sur la fragilité de l’exis-
tence, sur l’importance du moment :

À quoi ça sert le matériel ? Ça ne rachète pas la santé. […] Dans le fond, ça


conscientise beaucoup que la vie est fragile. Elle ne tient qu’à un fil, elle est
précieuse. […] Je crois que la vie on la voit d’une autre façon aussi, puis je crois
qu’on, c’est peut-être bizarre à dire, mais on acquiert une sagesse avec tout ça. J’en
connais des gens de mon âge qui se pensent immortels. Ils vivent leur vie comme
si la mort ne les concernait pas. […] On prend plus conscience que la vie est
précieuse puis que chaque moment compte. Il ne faut pas le gaspiller. (Chloé,
Québécoise.)

Cette réorientation sur l’ici et maintenant s’accompagne d’une volonté de


profiter de la vie, de continuer à la savourer, de « prendre les choses comme elles
sont » :

Je me suis dit à un moment donné : « il ne faut pas s’en faire avec la vie, il faut y
aller au jour le jour. Puis ce qui est là, est là. » […] Mon conjoint a aussi cette
vision-là : « profitons de la vie, profitons des gens, profitons de ce qu’on est, de ce
qu’on a. » (Carole, Québécoise.)

Ça m’a appris à apprécier la vie davantage. Ça m’a appris à être sage aussi. Ça m’a
appris à vivre chaque jour pleinement. […] Des fois, je me sens comme si j’avais
une sorte d’énergie avec laquelle je pourrais soulever le monde. Mais par contre

122
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH

aussi, ça m’a appris à être, comment je peux dire, à aimer la vie davantage […].
C’est comme si [je] réalise l’importance de la vie, l’importance de vivre chaque
jour pleinement. (Alysha, d’origine haïtienne.)

Cette importance du quotidien s’accompagne d’un souci de préserver sa


santé en faisant attention à son alimentation, à son sommeil et à ses temps de
repos :

J’ai commencé à prendre plus de responsabilités dans ma vie. Le repos et les repas
équilibrés c’est nécessaire et à tout moment. […] C’est important pour le maintien
de l’organisme de bien s’alimenter, de bien se reposer, d’éviter tout ce qui te rend
stressée. […] J’ai changé beaucoup de choses dans mes comportements. En fait, je
vis la vie d’une autre façon. […] En fait, j’ai réalisé que ne je faisais pas attention à
ma santé. On dirait que j’étais davantage une personne qui prenait pour acquis
qu’il y a la santé et c’est normal. Mais après j’ai découvert que finalement, la vie est
un cadeau de Dieu important à sauvegarder, à maintenir et à entretenir. (Déla,
d’origine africaine.)

Cette importance accordée à la vie se reflète aussi dans la volonté chez une
minorité de répondantes de témoigner de leur expérience dans différents
milieux de vie afin de provoquer une conscientisation des personnes rencon-
trées et favoriser une meilleure prévention.

3.4 Garder espoir


Parmi les modalités d’auto-transcendance, le maintien de l’espoir – dont
nous avons vu qu’il était aussi lié à la prière – constitue l’un des thèmes signifi-
catifs rapportés aussi par les hommes gais montréalais (Lévy et coll., 2002). Cet
espoir est fondé sur la présence d’un support médical, de protocoles de traite-
ments antirétroviraux qui prolongent la durée de la vie et qui empêchent l’ex-
pression complète de la maladie, malgré les effets secondaires. Cette situation
permet donc d’envisager l’avenir avec un certain optimisme, ce qui aide aussi à
mieux profiter des moments présents et à repousser l’horizon de la mort. Les
développements à long terme associés à l’anticipation de la mise au point de
médicaments qui pourraient permettre de réduire les contraintes du traitement
ou même la guérison participent aussi à cette perspective fondée sur l’espoir :

D’abord, c’est que, quand je suis venue ici, à l’hôpital, j’ai vu que tous les gens
étaient bien au courant de la maladie, de ce qu’il fallait faire. […] Maintenant, je
sais où et à qui m’adresser si j’ai un problème. […] D’abord, il y avait ça [l’espoir]
puis, il y avait aussi la confidentialité ; je pouvais appeler si j’avais un problème.
(Nicole, d’origine africaine.)

123
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

La thérapie actuellement est plus efficace et puis l’espérance de vie maintenant est
plus longue. Tu peux être atteint et tu peux vivre 30 ans, avec la thérapie. Il y a un
peu d’espoir. (Virginie, d’origine africaine.)

Il y a 10 ans, je n’avais pas espoir qu’on aurait fait des progrès. Aujourd’hui, je reste
optimiste. À un moment donné, on aura un médicament qu’on ne prendra pas
toute la vie. (Déla, d’origine africaine.)

Associé à ces espoirs, le développement de projets maritaux, familiaux ou


professionnels constitue une autre façon de s’arrimer à l’existence et de la
déguster :

La vie continue pleinement. Le virus qu’on porte ne peut pas empêcher quelqu’un
d’avoir des rêves. […] Je veux avoir une maison pour eux et je vais continuer à me
battre, continuer à travailler. (Marie‑Pierre, d’origine haïtienne.)

J’ai rencontré l’homme avec qui je suis maintenant, j’ai eu des enfants avec lui et
on prévoit en avoir un autre aussi. Ça va être une grosse famille. À date, mes rêves,
ceux-là, ne sont pas détruits. […] Si c’est possible, j’aimerais aussi avoir une
maison. […] Je ne veux pas mettre de date. C’est un rêve, mais quand ça sera le
temps, ça sera le temps. […] Les [projets] que j’ai, bien là, il va falloir que je les
bâtisse à la longue. Je veux bâtir une entreprise, je veux devenir une photographe.
Je veux pouvoir vivre de mon métier. (Manon, Québécoise.)

Les projets liés à des hobbies, à des activités physiques ou intellectuelles sont


aussi poursuivis comme moyens de transcender la maladie.

Tu te fixes des objectifs en regardant ce que tu aimes. Moi j’aime faire mon jardin,
c’est mon plaisir de faire un jardin, un beau jardin avec des plantes et des fleurs.
[…] Je prends mes projets comme si je n’étais pas malade. (Delà, d’origine
africaine.)

Je fais des cours par correspondance sur la bible. Je fais des cours sur le sens de la
vie et puis sur la santé aussi. Et puis, présentement, je me suis aussi inscrite pour
des cours de couture. Je me dis qu’il faut que je fasse quelque chose, il ne faut pas
que je me voie handicapée, il faut que je bouge, il faut que je travaille aussi, il faut
que j’aie [des projets]. (Valérie, d’origine africaine.)

124
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH

Conclusion
Cette étude qualitative auprès de femmes montréalaises vivant avec le VIH
permet de mettre en relief plusieurs dimensions religieuses et spirituelles qui
accompagnent le traitement. Au plan religieux, contrairement aux hommes
gais montréalais (Lévy et coll., 2002), les femmes vivant avec le VIH/sida conti-
nuent d’adhérer à des croyances en Dieu plus ou moins développées, en parti-
culier chez les femmes africaines et haïtiennes, et à des pratiques de prières
institution­nalisées ou personnalisées qui leur permettent de mieux vivre avec la
maladie et de se découvrir des ressources intérieures. Ces différences peuvent
s’expliquer par le fait que les répondantes proviennent de communautés ethno-
culturelles africaine ou haïtienne, où les idéologies et les relations avec les insti-
tutions religieuses continuent de jouer un rôle important. Au plan spirituel, les
expériences des femmes vivant avec le VIH/sida se rapprochent par contre de
celles des hommes gais. Les témoignages mettent en relief les thèmes associés à
l’acceptation de l’infection ou de la maladie, à l’acceptation de soi, à l’atténua-
tion des préoccu­pations matérielles au profit des dimensions plus relationnelles
et fondées sur l’ici et maintenant, ainsi qu’une responsabilisation plus évidente
face à sa santé. L’espoir et la projection dans l‘avenir sont aussi prégnants comme
modalités de dépassement de la maladie, accompagnés de formes d’implication
et de témoignages dans le milieu. Deux modes d’auto-transcendance différen-
cient cependant ces deux populations. La première est l’insistance sur la relati-
visation de l’infection suite à la comparaison à d’autres maladies chroniques. La
seconde porte sur l’importance majeure de la maternité et de la relation aux
enfants comme fondement du sens de la vie et sa centralité. Cette attitude
reflète l’enracinement dans un système de valeurs où la réalisation de soi ne
peut s’accomplir sans un rapport à la reproduction encore considérée comme
essentielle dans le projet de vie personnel, comme c’est le cas dans plusieurs
groupes d’immigrants encore attachés aux idéaux familiaux ; des idéaux qu’on
retrouve plus effacés chez les femmes québécoises. La religion et la spiritualité
continuent donc de marquer de façon significative le rapport à la maladie
qu’elles aident à interpréter.

125
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

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126
Chapitre 7

Spiritualité, liberté et modernité

Denis Jeffrey

P ostmodernité, surmodernité, hypermodernité, modernité


avancée, fin de la modernité ; plusieurs termes sont utilisés pour
nommer et décrire des phénomènes qui sont plutôt divers. La
notion même de modernité demeure ambiguë. Quand Baudelaire écrit qu’« il
faut être moderne », il pense alors à se libérer du conservatisme moral et reli-
gieux qui l’étouffe. Le sens de la modernité déborde amplement cet appel
baudelairien, mais le désir moderne de rompre avec un passé encombré de
moralisme demeure d’actualité. L’esprit de la modernité, dans les sociétés où la
religion et le conservatisme des traditions dominaient, incarne un projet de
libération : cesser de subir le destin de sa condition, des déterminismes identi-
taires, de l’assignation à un rôle social, afin de construire par soi-même son
propre style de vie. La libération de l’individu constitue un projet incontour-
nable de la modernité.
Dans son livre La transparence du mal, Jean Baudrillard (1990) lance dès la
première page : « Tout est libéré de tout ». Il n’y aurait plus rien à libérer. Mais
de quoi sommes-nous libres ? Pour répondre dans une formule lapidaire, mais
néanmoins troublante : de toutes contraintes à l’autonomie du sujet1. Cet indi-
vidu n’accepte plus que ses comportements soient définis et régis par des auto-
rités extérieures, que ce soit l’Église, l’État ou la loi. Ce qui est célébré par la
modernité, c’est bien l’accès de l’individu à sa souveraineté, que Nietzsche avait
définie en ces termes : « l’individu souverain n’est semblable qu’à lui-même »
(1993). Nous sommes cruellement marqués par le projet de modernisation des
mœurs devant mener chacun à fabriquer son propre destin.

1. On lira avec intérêt Vincent Descombes (2004) dans Le complément du sujet. Enquête sur le fait
d’agir de soi-même qui examine le débat philosophique sur la notion de « sujet ». Entre la fin du sujet
et le retour du sujet, les enjeux sont souvent mystificateurs.

127
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Trop longtemps, la modernité n’a été définie que par l’efficacité de la rationalité
instrumentale, la maîtrise du monde rendue possible par la science et la technique.
Cette vision rationaliste ne doit en aucun cas être rejetée […]. Mais elle ne donne
pas une idée complète de la modernité ; elle en cache même la moitié : l’émergence
du sujet humain comme liberté et comme création. (Touraine, 1992 : 265)

Nous devons être modernes, c’est-à-dire advenir comme sujet autonome ;


mais est-ce que nous pouvons être modernes sans défaillir ? En fait, l’autonomie
individuelle implique un risque réel : se constituer responsable de soi et
construire par soi-même le sens de son existence. Ce risque sera ici examiné non
pas uniquement pour souligner les périls et les formes d’insécurité qu’il sécrète,
mais pour indiquer également la part d’exigence et d’effort individuel et collectif
qu’il engage.

1 L’obsession de soi
L’individu qui se revendique de la modernité est-il vraiment capable de
cette infinie responsabilité ? Est-il capable de construire le sens de ses expé-
riences personnelles ? Ces questions nous amènent sur le terrain de la réflexion
postmoderne. Il ne faut pas utiliser le terme de « postmodernité » dans le sens
d’un dépassement de la modernité, dans celui de l’incrédulité à l’égard des
métarécits (Lyotard, 1976), de la fin de l’histoire, de l’avènement de la Raison
démocratique, de l’autonomisation du sujet ou de l’hédonisme libertaire (Lipo-
vetsky, 1983 ; 1987 ; 1992). Ce sont tous des phénomènes de modernité,
comme sont des phénomènes de modernité la culture individualiste, la société
de consommation, la séduction et la mode comme mode de régulation des
individus, le sacre du présent (Laidi, 2000), la frilosité vis-à-vis les religions, les
traditions et les hiérarchies héréditaires. Tout ce qui renvoie à une position
d’autorité, dans la modernité, a été sévèrement pris à partie. Nous sommes
encore modernes et la modernité n’est pas achevée (Latour 1991 ; 2002). Nous
n’assistons pas à une nouvelle rupture de la modernité et l’usage du mot « post-
moderne » d’indique en rien la fin d’une période historique.
Les quelques auteurs qui utilisent encore ce mot parlent d’une hypothèse
pour comprendre un monde qui, de plus en plus, nous échappe (Maffesoli,
2004). Ces derniers cherchent, à travers cette hypothèse, à proposer une
description inédite des activités de la vie quotidienne de leurs contemporains.
Les idées issues de la modernité conviennent de moins en moins pour dire ce
qui se passe autour de nous. Un nouvel homme dans un monde nouveau a
surgi sous nos yeux, et ces auteurs s’emploient à le décrire. En fait, la postmo-
dernité est un temps de pause pour les constats, un temps de pause pour les

128
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

questionnements sur les limites de la modernité. Un temps de pause aussi pour


une prise de distance vis-à-vis des idéaux de la modernité, une prise de distance
critique de l’intérieur même de celle-ci. Dans la mesure où nous avons pris nos
distances avec les grands projets modernes de libération – libérer l’humanité
(Marx, le progrès et l’historicisme), libérer l’individu (la Raison juridique, le
néolibéralisme, l’individualisme) –, il est possible de poser des questions que
Jean-Paul Sartre, notamment, n’aurait pu poser.
Si nous devons encore croire aux bénéfices moraux de la modernité, nous
devons tout de même reconnaître que la liberté, l’autonomie et la souveraineté
qu’elle lègue aux individus méritent d’être discutées. Les processus de moderni-
sation sont certes en train de produire un homme nouveau – un homme délivré
des soumissions du passé, supposé transparent à lui-même, attaché à sa
personne, chérissant son intimité et sa morale privée, détaché des innombrables
liens qui formaient la matrice même de son accès à l’autonomie – et cet indi-
vidu naissant est au cœur du questionnement postmoderne. Quel est cet indi-
vidu ? En devenant ce que la modernité propose qu’il devienne, n’y a-t-il pas
oubli de ce qui constitue l’homme dans son humanité, dans ce qui le fait
humain ? Lorsque ce nouvel homme fait le vide autour de lui pour se sentir plus
libre, plus autonome, plus souverain, ne crée-t-il pas en même temps les condi-
tions qui l’empêchent d’appartenir à l’humanité ? Les conditions, par surcroît,
qui l’empêchent d’être libre, autonome et souverain ?
Le progrès moderne ne rend pas nécessairement les individus plus aptes à
composer le sens de leur existence, ni par ailleurs à être plus responsables d’eux-
mêmes. Les individus qui se sentent obligés de se comporter selon les standards
de la modernité sont plutôt abandonnés à eux-mêmes, souvent sans ressources
ni moyens d’y parvenir. Dans L’individu incertain et La fatigue d’être soi, Alain
Ehrenberg (1995 ; 1998) affirme que les obligations de la vie moderne enfan-
tent une insécurité identitaire chronique. Ce spécialiste des toxicomanies
constate à quel point les individus sont malades de leur individuation. Les indi-
vidus exprimeraient, à travers leurs plaintes, leurs souffrances et leurs malaises,
un cri d’abandon semblable à celui d’Adam et Ève à la suite de leur expulsion
du paradis. Il appert que cet individu moderne qui doit décider de son action
dans tous les domaines de son existence ressent une certaine impuissance, et
même, un sentiment d’épuisement. En fait, il se sent démuni devant la lourde
tâche d’être moderne, c’est-à-dire autonome, souverain, transparent et libre de
toutes contraintes normatives. C’est un constat inquiétant qui met à rude
épreuve les credo de la modernité. La panne de futur, selon la belle expression
d’Edgar Morin, qui débouche sur la défiance à l’endroit des institutions norma-
tives, montre l’importance de la coupure vis-à-vis de nos traditions, surtout de
notre passé religieux. Nous rencontrons autour de nous des individus piégés, à

129
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

la fois inquiétés par la perte des repères anciens et hébétés par les nouvelles
obligations de la vie moderne.
Les revendications d’autonomie ont fait reculer dans la fosse du patrimoine
culturel les expressions spirituelles du catholicisme. Patrimoine défini comme
appartenant définitivement au passé2. Or, est-il possible de puiser dans les héri-
tages religieux du catholicisme sans trahir les idéaux de la modernité ? Quelle
place pour du religieux ou du spirituel dans la vie moderne ? Pouvons-nous
nous permettre de croire sans remettre en question les apports de la modernité ?
L’identité du sujet moderne se constitue-t-elle inévitablement par opposition
au religieux ? Sous un angle qui ne refuse pas de considérer la richesse du reli-
gieux, ne faut-il pas plutôt voir comment l’univers des croyances et des rituels
peut soutenir l’autonomie du sujet ? Louis-Vincent Thomas avait peut-être
raison lorsqu’il écrivait dans son Anthropologie de la mort : « Pour avoir liquidé
le symbolisme rituel sans avoir prévu de système de remplacement, nous assis-
tons à l’éclosion d’un imaginaire anarchique, parfois à la limite du pathos »3. La
modernité, dans son projet d’émancipation des individus, semble réduire à
néant les institutions du sens sans proposer d’alternatives aux individus, sinon
celle de fabriquer un sens personnel à la vie. Or, le sens ne peut être créé que par
des interactions entre les individus qui font intervenir dans leurs actes de
communication des récits symboliques qui dévoilent les mystères de la vie et de
la mort sans toutefois l’épuiser.

2 Le Québec moderne
Depuis la Révolution tranquille, c’est un truisme de le rappeler, les Québé-
cois se sentent mal à l’aise avec leur passé religieux. Un grand nombre d’entre
eux ressentent une honte à confesser publiquement leur appartenance à l’Église
catholique. Ceux qui ont le courage de s’exposer sont marginalisés, sinon ridi-
culisés. On se moque de leur crédulité. Je me souviens du malaise de collègues
universitaires suscité par les convictions religieuses d’un directeur de départe-
ment. « Il n’est pas encore moderne », disaient certains. « Il a dû vivre de grandes
souffrances », disaient les autres. Il fallait entendre que la souffrance retarde le
passage à la Raison moderne. Pour le dire avec la force du cynisme : la religion
serait l’abri des cœurs souffrants. Les autres, ceux qui se sentent prémunis
contre la souffrance, contre l’impétuosité du mauvais sort, pourraient aban-
donner la religion. Mais n’est-ce pas une souffrance qui les mène hors de la
religion ? C’est une autre question qu’il faudrait débattre.

2. René Rémond (2000), reprend tous les thèmes associés au blocage actuel du christianisme.
3. L.-V. Thomas, cité par Luce Des Aulniers (2002 : 77).

130
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

Ce qui semble les rendre si invulnérables à la souffrance, c’est l’adhésion


aux sources rationnelles de la maîtrise de soi. L’individu souverain et rationnel
serait apte à se limiter lui-même, apte à poser ses propres interdits, apte à conti-
nuellement s’adapter aux nouvelles règles de vie en société. Le pouvoir inhérent
à sa souveraineté, à bien des égards, serait incommensurable. Qu’advient-il de
la souffrance ? Comment se comporte-t-il lorsqu’il souffre ? La souffrance est
sans doute l’expérience humaine la plus commune, avec celle de la mort ; aucun
individu ne peut la nier ni prétendre mieux la comprendre. David Le Breton
(1995) souligne qu’il n’y a pas de souffrance sans tentative de la traduire pour
lui donner un sens. À moins de glisser dans la souffrance occultée, déniée ou
refoulée, pour emprunter les mots de Louis-Vincent Thomas lorsqu’il parle de
la place de la mort dans nos sociétés occidentales. Tout de même, lorsque la
souffrance se manifeste, le Moderne cherche un remède biomédical. Or, le
remède biomédical évacue la question du sens, c’est-à-dire la question de
l’orientation de la vie, du travail sur soi, du courage pour se délivrer des ruses
de Narcisse. La question du sens demeure entière. Les sciences de la santé ont
peu de réponses pour l’individu souffrant et l’univers religieux n’est plus senti
comme un prolifique fournisseur de sens.
Chez les Modernes, l’inquiétude pour le sens à la vie, à la souffrance, à la
mort est devenue une obsession diététique et cosmétique. Les thèmes du culte
de la santé et du culte de la pureté dominent la vie actuelle. Cultes qui dési-
gnent un nouvel état d’esprit, des nouvelles attitudes à l’égard de la souffrance
et de la mort, un nouveau consentement aux images qui représentent l’individu
moderne. Cultes aussi qui participent de la logique marchande. La pulsion
d’achat, qui peut être considérée comme un passage à l’acte, est régression dans
la jouissance du moment. Cette pulsion d’achat ne permet-elle pas l’expression
d’autres pulsions, d’autres passages à l’acte ? Toutefois, il y a encore lieu de
rappeler que le sens, ce qui donne sens à la vie, au fait d’exister, aux liens avec
autrui, à une promesse, à un serment de fidélité, ni ne s’achète, ni ne se
commande comme un bon repas au restaurant. Il nous est d’emblée légué à
travers le récit des expériences de ceux et celles qui nous ont précédés. Récits qui
servent de modèles pour coconstruire nos propres récits en interaction avec des
personnes qui comptent. Par le récit, les individus organisent et structurent
leurs représentations du monde qui, par conséquent, affectent leur monde inté-
rieur et leur identité. La force des récits tient au fait qu’ils parlent des hommes,
de leurs problèmes, des promesses qui préparent leur avenir. Les récits symbo-
lisent les événements forts de la condition humaine et les leçons de sagesse
qu’on peut tirer de ces événements. Un récit, essentiellement, concerne le
chemin parcouru par des hommes, les épreuves qu’ils ont relevées et leurs
attentes pour une situation meilleure. Par le récit, on accède à la vie intérieure
de ces hommes, à leurs intentions, à leurs motivations, leurs émotions, leurs

131
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

espoirs, leurs faiblesses. Par le récit, on entre dans leur vie, dans leur intériorité,
dans leur étoffe humaine. Cela ouvre la possibilité au récepteur du récit de
s’approprier sa propre intériorité. D’autant plus qu’un récit permet de trans-
cender la singularité des expériences individuelles. La modernité privilégie
largement la pensée logico-scientifique au détriment de la pensée narrative. À
ce titre, les compétences métacognitives axées sur la maîtrise des processus
mentaux prennent le pas sur l’expérience narrative qui fait appel aux contextes,
à la vie sentie, aux espaces intimes de l’intériorité. La question du sens acquiert
dorénavant, en modernité, une importance capitale.
Il n’est pas trop tôt pour faire le bilan ou, si l’on préfère, pour faire l’inven-
taire du legs des Trente Glorieuses au Québec. C’est au cours de ces fameuses
années d’abondance qui suivirent la Seconde Guerre mondiale que nous avons
vécu notre passage à la modernité. Passage qualifié de « tranquille » par les intel-
lectuels québécois. Tranquille, mais rapide. Nous avons enjambé les siècles
d’histoire pour rejoindre la vie moderne. Un saut gigantesque pour un si petit
peuple. Il fallait rattraper l’histoire européenne. Nous ne l’avons pas seulement
rattrapée, dans les années 1970, nous l’avons dépassée. Le mouvement de trans-
formation de nos mœurs n’a pas été ralenti, comme ce fut le cas sur le vieux
continent, par des traditions pérennes dans lesquelles un peuple se reconnaît.
Notre identité de Canadien français catholique n’avait pas le même enracine-
ment historique que celle d’un Européen. Les pays d’Europe ont connu des
crises profondes durant leur longue période de modernisation. Pour donner
une image forte de l’une des crises qui a accompagné leur accès à la vie moderne,
on se souvient, notamment en France, du combat anticlérical dirigé contre
l’hégémonie culturelle et politique du catholicisme. Ce combat s’appuyait sur
un nombre incalculable d’arguments, de débats, de déchirements politiques. Le
catholicisme s’était constitué comme une religion d’obligations et d’obéissance.
Durant la Deuxième Guerre mondiale, l’épiscopat français a prêché pour la
soumission au gouvernement de Vichy. Des Français ont dû désobéir pour
demeurer fidèles à leur patrie. Le sort était jeté, le clergé était dans l’erreur. La
France contestataire, au nom du discours républicain, se bagarre encore
aujourd’hui pour une laïcité dont les excès conduiront notamment à l’interdic-
tion du voile islamique à l’école. Au Québec, nous n’avons pas vécu la dureté
des luttes anticléricales.
La mise en retrait progressive des habitudes religieuses n’a pas sa source
dans un combat contre le catholicisme. Il faut plutôt faire appel, même si ce ne
sont pas les seules explications disponibles, à deux phénomènes qui touchent au
changement de mentalité vis-à-vis la religion : celui du décalage du sens et celui
de l’identification. On observe d’abord que l’interprétation de récits et de prati-
ques religieuses ne fournit plus le sens que les fidèles viennent y chercher. Appa-

132
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

raît un décalage entre la parole des prêtres et le vécu des croyants. Ce décalage
ouvre la porte à la perte de crédibilité à l’égard de l’institution catholique. Elle
est perçue comme une institution qui ne s’adresse plus à ceux et celles qui la
fréquentent. La communication est rompue. Le message de l’Église, même
dans l’ambiance d’une messe à gogo, ne passe plus.
Pourquoi les Québécois ont-ils été si prompts à déserter l’institution reli-
gieuse ? Si la modernité s’est opposée à la religion au Québec, à l’héritage judéo-
chrétien, c’est que le moralisme catholique sur les questions sexuelles et
conjugales, sur la planification des naissances également, ne convenait plus à
des individus qui refusaient de sacrifier leur liberté sur l’autel du péché. En fait,
un mouvement d’émancipation quant aux pratiques sexuelles aura eu raison de
la parole d’autorité du prêtre. Comment les Québécois pouvaient-ils s’identifier
à un corps de normes sexuelles dans lequel ils ne se reconnaissaient plus ? Quel
sens avait pour eux le refus de communion pour fornication, pour adultère,
pour divorce, pour usage du préservatif, pour, finalement, l’émancipation
sexuelle ? Plus l’Église se crispait sur ses positions morales, moins le sens profond
de son message était entendu.
On a souvent pensé que l’Église devait se moderniser, qu’elle devait faire
preuve d’ouverture. Les débats à ce chapitre ont été nombreux. À côté des
débats à l’intérieur de l’Église, il faut noter qu’une grande frange de la jeunesse
retrouvait dans la personne de Jésus une figure porteuse de sens. Ces jeunes se
voulaient proches de la voie de Jésus. Leurs expériences spirituelles s’enraci-
naient dans le message évangélique. Leur dévotion à l’amour, à la paix, à la
fraternité, à l’acceptation de l’autre, au respect de la nature a été mise en chanson
par John Lennon. Pour accéder à l’essentiel du message évangélique, ces jeunes
ont cru qu’ils devaient se retirer de l’institution catholique. Ils avaient l’impres-
sion que l’institution cachait l’essentiel du message évangélique. En fait, nombre
de jeunes et de moins jeunes ont quitté l’Église pour revenir à l’essentiel, c’est-
à-dire à une vie spirituelle plus en accord avec la parole de Jésus. Qu’est-ce à
dire ? Avaient-ils raison ? L’institution catholique doit-elle se moderniser pour
animer, donner de l’âme, à la parole sur laquelle est fondée son Église ?
Pour un Québécois, au moins à partir de l’année qui suivit l’Exposition
Universelle de Montréal en 1967, ça ne faisait plus sens d’aller à la messe domi-
nicale. Le rituel eucharistique n’attirait plus les foules. Le sens de la vie, de la
souffrance et de la mort qui s’y mettait en scène ne touchait plus les individus.
La participation à ce rituel s’est affaiblie parce que l’essentiel n’y était plus. Le
rituel était évidé de son sens profond. La joie de vivre n’était plus au rendez-
vous. Les fidèles en avaient assez d’entendre une liturgie dépouillée de son
mystère qui n’évoquait plus la présence de Jésus parmi les hommes. Était-ce le
cas ?

133
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Comment expliquer l’évidement du sens véhiculé par des récits et des


pratiques religieuses catholiques ? Le rituel religieux, lorsqu’on y adhère et
lorsqu’on y participe pleinement, donne à vivre du sens. Ce sens ne se justifie
pas, ne se prouve pas : il se partage. Il est de l’ordre de l’affection, de la séduc-
tion, de la croyance, du mystère. Ce qui fait sens touche à des fibres sensibles au
cœur de la personne humaine. Il est signe de vie, que la vie peut continuer. Le
sens est un stimulant très puissant. Au-delà de toute mesure rationnelle, il est
inducteur d’enthousiasme, c’est-à-dire de ce sentiment d’être possédé par
quelque chose qui nous dépasse, qui ne vient pas de nous. Une sorte de joie qui
touche la grâce. Le sens vécu lors d’un rituel génère et soutient cette joie de
vivre. Il suscite un sentiment spontané d’adhésion ou d’assentiment aux images
et aux gestuelles symboliques qui le représentent. Le sens vécu apparaît alors
comme une nécessité vitale. Le décalage du sens se signale par une panne du
croire, une panne d’amour de la vie, une panne d’espérance en la vie. Bruno
Latour (2002) fait remarquer que la parole religieuse est de l’ordre de la parole
d’amour. C’est une parole qui ne se prouve pas, mais qui demande un acte de
foi. En somme, on pourrait dire qu’un rituel est insignifiant lorsqu’il ne suscite
plus chez les fidèles un esprit de conversion, lorsqu’il n’est plus crédible.
L’autre phénomène pour comprendre le changement de mentalité vis-à-vis
de la religion est celui de l’identification. Notre identité, c’est-à-dire ce qui nous
singularise dans une certaine permanence, ce qui nous renvoie notre propre
image, les signes par lesquels on se reconnaît et on se fait reconnaître, ressort
d’un processus d’identification. Eugène Enriquez (1983) a montré que le
processus d’identification opère avec cet autre processus de différenciation. En
fait, ces deux processus fonctionnent lors d’une même opération. Un individu
ou un groupe d’individus s’identifie à un modèle en se différenciant d’un autre
modèle. Par exemple, un jeune garçon acquiert l’identité masculine en marquant
sa différence avec l’identité féminine. Il affirme ce qu’il est ou ce qu’il croit être
par différenciation avec ce qu’il n’est pas ou ce qu’il ne croit pas être. Il faut lire
Amin Maalouf qui, dans Les identités meurtrières (1998), propose un florilège
d’exemples pour confirmer la pertinence de ce processus d’identification/diffé-
renciation. L’identité moderne s’est constituée par différenciation avec ce qui
appartiendrait à une identité prémoderne. Ces identités sont bien sûr des
construits, des idéaltypes, des représentations plus ou moins justes de la réalité.
En fait, l’identité est avant tout une construction d’images. Partant, un antago-
nisme dresse l’un contre l’autre l’identité moderne et l’identité prémoderne. À
cet égard, l’adhésion à une religion instituée est perçue comme une consti-
tuante de l’identité prémoderne. Par conséquent, l’adhésion à l’identité
moderne demande un renoncement à ce qui apparaît prémoderne. C’est par
mode de différenciation avec ce que nous considérons ne pas appartenir à la
modernité, notamment la religion, le patriarcat, la pensée magique, l’hétéro-

134
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

nomie, les arguments d’autorité, le folklore et les traditions, que s’élabore le


devenir moderne. En fait, c’est ainsi que s’est constituée, du moins en partie,
l’identité moderne québécoise.
Ces quelques mots d’explication pour mettre en perspective le passage
accéléré à la modernisation des mentalités québécoises ne sont certes pas suffi-
sants. Pour rendre compte de ce moment historique hors du commun, il
faudrait encore approfondir les textes fondateurs de la modernité. Il faudrait
également, pour le Québec, accorder un intérêt spécial au mouvement fémi-
niste, au mouvement syndicaliste et au mouvement souverainiste. Mieux cerner
les discours politiques qui ont présidé à la création de toutes les institutions
modernes au Québec. Or, il n’est pas question ici de reprendre une à une les
étapes de la modernisation de la société québécoise, mais uniquement de mettre
en perspective comment cette modernisation a affecté nos manières de sentir et
de penser la question du sens.
L’Europe fut l’incubateur de la pensée moderne, nous sommes ses enfants
modèles. Si nous voulions revoir l’histoire de la modernité québécoise, du
moins de la modernisation de ses mœurs, il nous faudrait replonger dans l’his-
toire de la vieille Europe. Nous serions amenés à considérer certains grands
événements de son histoire qui ont affecté les images que se donne l’homme de
lui-même, tels l’invention de l’imprimerie, le schisme de Luther, la Révolution
française, la première industrialisation, la création d’États communistes, les
deux Grandes guerres, les mouvements de décolonisation, la chute du mur de
Berlin, pour ne nommer que ces quelques événements privilégiés. Nous serions
également amenés à considérer les théories qui ont affaibli les prétentions
humaines telles celles de Galilée, de Copernic, de Descartes, de Darwin, des
penseurs des Lumières, de Freud, de Nietzsche et de Marx, qui marquent défi-
nitivement le chemin de la modernité. On peut analyser l’histoire de la moder-
nité, au moins depuis l’invention de l’imprimerie, comme un enchaînement de
pertes de nos illusions civilisatrices. Pensons entre autres à la perte de notre
place au centre du monde, à la perte de notre position dans la hiérarchie des
créatures, à la perte d’une conception stable de la nature humaine, à la perte de
l’idée d’une évolution des sociétés vers une humanité pacifiée, à la perte de
l’idée de l’évolution de l’homme vers un esprit délivré à jamais de sa violence, à
la perte de notre pouvoir sur la nature et sur l’Histoire, etc. Chaque perte peut
être perçue comme une fenêtre ajoutée au château fort de nos certitudes.
Lorsque toutes les certitudes sont affaiblies, il ne reste que l’individu face à lui-
même, cet individu dont on chante aujourd’hui l’autonomie. Mais chaque fois,
pour chaque perte, il s’agit du deuil d’une conception de l’humanité.
Après tant de pertes et tant de deuils, que nous est-il permis d’espérer de cet
individu autonome ? Puisque l’époque des grandes idées qui devaient trans-

135
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

former l’humanité ou, du moins, soutenues par la Raison et le Progrès, la


conduire vers des lendemains heureux est à peine crédible depuis la destruction
du mur de Berlin, une ruse moderne nous propose de croire en la souveraineté
de l’individu, en sa raison, en sa transparence, en sa liberté. Dans la partie de la
modernité qui s’achève en 1989, deux cents ans après la Révolution française,
il n’est plus question de l’émancipation de l’humanité soutenue par la Raison et
le Progrès. On se souvient de l’époque des grandes idéologies inspirées du
marxisme. La modernité rêvait encore, il y a à peine quelques décennies, d’une
humanité délivrée de tous les pouvoirs anciens. L’humanité évoquait l’idée d’un
Nous souverain constitué de tous les individus du genre humain.
Dans la modernité la plus avancée, celle dans laquelle nous sommes présen-
tement, que certains qualifient d’hypermoderne ou de surmoderne, le rêve
d’émancipation de l’humanité a été remplacé par celui de l’émancipation infinie
de l’individu. La modernité est bien sûr plurielle, mais depuis le milieu du XIXe
siècle on peut, avec prudence, y observer deux phases. La première propose aux
individus des projets collectifs de libération. C’est le temps des grands récits,
des grandes idéologies dont Lyotard voit la fin dans les années 1970. Les idéaux
politiques fondés sur le progrès du genre humain, progrès prométhéen faut-il le
dire, ont alors connu une perte de légitimité. Ce qui ouvre la porte à la seconde
phase qui est marquée par les revendications de l’individu pour son émancipa-
tion. Ces revendications apparaissent certes au cours de la première phase, mais
en sourdine. Elles deviennent prédominantes avec l’effritement des convictions
dans les grandes idéologies. Dans la première phase, le Nous collectif précède le
Je individuel. Dans la seconde phase, l’individu prend toute la place. On peut
dire aujourd’hui que le processus d’individuation était inévitable, mais on ne
pouvait prédire son aboutissement. Dans la première phase, le bonheur et les
lendemains heureux se donnaient en partage, dans la seconde phase, le bonheur
devient une conquête individuelle. La lutte des classes, à cet égard, n’est plus au
goût du jour. Il ne reste que les rivalités interpersonnelles. La démocratie et les
chartes de droits et liberté de la personne ont par contre pris une valeur idéolo-
gique et semblent satisfaire le sujet moderne. Il faudrait peut-être se demander
si les logiques juridiques ne motivent pas, par ricochet, les requêtes excessives
du sujet pour son autonomie.
Au Québec, nous avons à peine eu le temps de nous apercevoir qu’un jour,
à la messe du dimanche matin, les bancs étaient vides. Cette modernisation des
institutions et des mœurs nous a complètement exorbités de nos points de
repères d’autrefois. Nous nous reconnaissons modernes, heureux de l’être, et
nous ne souhaitons pas, comme le vieux Ulysse, revenir en nos terres qui
évoquent la misère du dur labour. Nous sommes si convaincus des avantages de
la modernité que nous avons cadenassé la porte de derrière. En revanche, notre

136
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

maison québécoise n’avait peut-être qu’une porte. Plusieurs fenêtres ouvrent


sur le devant de la maison et le paysage y est magnifique, mais il n’y a pas de
porte en avant. Nous sommes peut-être devenus des bourgeois empotés qui
regardons, de nos canapés IKÉA, passer le temps. Il m’arrive de penser que nous
sommes, au Québec, prisonniers d’une belle grande maison prométhéenne,
mais que nous ne savons plus ce que nous sommes venus y faire. Le temps
s’étant arrêté après le dernier coup de marteau, nous nous sommes enkystés
dans un présent qui offre un bonheur bien tranquille, à l’image de notre Révo-
lution tranquille, loin des rumeurs du passé et de l’impétuosité de l’avenir.
Cette maison, c’est notre caverne de Platon, c’est notre modernité, avec ses
ombres et ses jeux de lumière diffus. À l’évidence, il est temps de décadenasser
la porte de derrière et de creuser une porte en avant.

3 Malheurs et misères de l’homme libre


Étaient-elles si glorieuses, ces trois décennies de modernisation de nos
mœurs qui ont brisé nos cadres traditionnels d’expérience des limites de la
condition humaine, que le cadre religieux d’expérience surplombait ? Cette
question, tout à fait étonnante, ne se veut pas une condamnation de la laïcité4.
Mais elle part d’un constat : nous avons vécu dans la surprise et l’improvisation
la transformation du catholicisme québécois. Du jour au lendemain, des
milliers de Québécois ne se sentaient plus à leur place dans la maison du Dieu
catholique. Ils ont abandonné cette maison pour se construire une maison
prométhéenne bien moderne. Toutefois, les matériaux issus des rationalités
instrumentales et utilitaires utilisés pour l’édification de cette maison ont eu
l’effet d’occulter, ou du moins de minimiser l’usage des logiques symboliques
qui n’appartiennent pas à la même catégorie de matériaux. Les logiques symbo-
liques sont entièrement préoccupées par la question du sens, des limites de la
condition humaine, des interdits, des finalités, alors que les rationalités instru-
mentales et utilitaires ne s’occupent que de mesures et de moyens. Pour garder
le cap, pour savoir où nous allons et d’où nous venons, pour savoir pourquoi
nous faisons ce que nous faisons, les logiques utilitaires et instrumentales ne
sont pas, justement, utiles. La persévérance de nos héritages et la préparation du
futur relèvent de la question du sens qui appartient pleinement à des logiques
symboliques. Mes préoccupations ne portent pas sur la fatalité d’un homme
libéré, mais sans ressources symboliques ; elles s’inscrivent plutôt dans un appel
à cette espérance qui demande un travail de mémoire, un travail sur soi, une
spiritualité, un réenchantement de l’âme.

4. Certains préfèrent parler de sécularisation, d’autres de déchristianisation. Selon les analyses et ce


qu’on veut faire valoir, on peut utiliser l’un ou l’autre mot.

137
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Les logiques symboliques, pour en simplifier la signification, proposent


une trame narrative qui ouvre un cadre d’expérience pour s’approprier les
limites de la condition humaine. Une trame narrative concerne tous ces récits
qui racontent des histoires sur ce que nous sommes, ce que nous étions et ce
que nous désirons être. Des récits où des femmes et des hommes de courage
traversent des épreuves qui mènent à une conversion, à un éveil, à une sagesse,
à une espérance. Ils tracent des chemins de vie à emprunter, d’autres chemins à
éviter. Des chemins de patience, des chemins de joie, des chemins de réconfort.
Ils sont porteurs de messages de salut, de valeurs et de sens. Ils posent égale-
ment les limites à l’intérieur desquelles nous pouvons cheminer. On n’y retrou-
vera pas de recettes pour être heureux tout seuls, mais pour être heureux avec
les autres, parmi les autres. C’est pour tous les hommes qu’ils entretiennent une
promesse d’avenir concernant les choses essentielles de la vie.
Pourquoi un cadre d’expérience de la condition humaine ? Un cadre, donc
des limites à l’intérieur desquelles l’individu peut jouer sa liberté, s’expéri-
menter. Au-delà de ces limites, le ticket de l’existence n’est plus valide. Des
limites qui annoncent sous une forme symbolique ce qui est permis et ce qui est
interdit. Limites qui posent la différence entre le divin et l’humain, entre les
morts et les vivants, entre le pulsionnel et le civilisé, entre le féminin et le
masculin, entre les parents et leurs enfants, entre l’enfant et l’adulte, entre moi
et les autres, entre l’identité et l’altérité, etc. Devenir humain, c’est être expulsé
du monde fusionnel, indifférencié, informe de l’existence. L’Humanité de
l’homme tient au respect de limites ; ce sont des limites qui le font humain. Une
limite remplit une fonction de contenant dans la mesure où elle se présente
avec un contenu de sens. On ne donne pas une limite à un enfant sans lui
raconter l’histoire qui en fonde le sens. Un enfant n’intériorise pas une limite,
il en intériorise le sens. Un monde absurde, selon la version de George Orwell
du roman 1984, additionnerait des limites qui n’ont pas d’histoire, qui n’ont
pas de sens. Quand l’histoire s’efface, par ailleurs, les limites qui font l’humain
deviennent insignifiantes. Il ne reste que des limites sans histoire, sans trame
symbolique de fond qui les enracine dans nos vies.
Les limites préexistent à ce que nous sommes. Chacun n’a pas à refaire
l’histoire de l’humanisation de l’homme. Lorsqu’il transgresse une limite,
lorsqu’il se confronte à ce qui est permis et interdit, lorsqu’il s’expérimente sur
les rives de la violence de l’indifférencié, il doit être ressaisi par une histoire qui,
racontée encore une fois, donne un sens à l’existence d’une limite. Si nous
n’avions pas ces récits par lesquels nous apprenons le sens des limites, que
serions-nous devant la souffrance, la mort, l’abandon, la solitude, la séparation,
l’échec, la déception, l’impuissance ? Un amas de violence, de frustrations
narcissiques, d’élans pulsionnels prêts à détruire le premier objet venu qui

138
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

représente ce qui nous rend malheureux. Nous chercherions, dans un esprit


vengeur, à détruire l’objet de notre souffrance au lieu de travailler, avec le
soutien des autres, sur ce qui en nous, pourra l’apaiser. Le chemin spirituel est
celui qui nous retient, même sous l’emprise de la violence, de poser un acte
fatal.
En somme, les logiques symboliques présentent, à travers une trame narra-
tive, le sens de limites que nous n’avons pas choisies, mais sans lesquelles l’huma-
nité retourne dans l’indifférencié, c’est-à-dire dans la violence (Jeffrey, 2001).
C’est notre fond commun, notre destin commun, qui nous est donné avant
même que nous puissions exercer notre liberté (Liiceanu, 1997) de sujet souve-
rain et autonome. Les récits sur les limites de la condition humaine sont la source
de la liberté ; récits qui nous sont parfois étrangers, parfois mystérieux, mais sans
lesquels nous ne pourrions nous concevoir comme des êtres libres. La liberté n’est
donc possible qu’à l’intérieur des conditions qui en déterminent les limites. Étant
donné que notre finitude, nos origines, notre sexe, notre langue, notre lieu de
naissance, notre ascendance, nos valeurs sont antérieurs à nos choix, il faut
accepter que nous naissions à la liberté sans choisir ce que nous sommes. Même
que la liberté nous est donnée sans que nous puissions en faire le choix. Mais
assumer cette liberté, c’est accepter de se mettre au travail pour retrouver les
sources qui la rendent possible. C’est un travail sur le sens même de cette liberté,
sur le sens des limites qui la déterminent. Le sens qui nous est venu des récits
dont nous ne sommes pas les auteurs. De fait, les logiques symboliques propo-
sent à cette liberté un contenant et des contenus, une sorte de destin de l’huma-
nité. Sinon, la liberté graviterait dans le vide. Les paroles du récit initient un
destin individuel dans le grand destin de tous les hommes. Elles rendent les
limites légitimes du fait qu’elles en indiquent le sens. Les limites sans le sens
deviennent paroles de soumission ; la liberté sans les limites risque l’excès.

4 Le destin de la liberté
La promotion de l’individu, son émancipation et son souci de soi prononcé,
sinon excessif, sous les notions notamment de réalisation de soi, d’estime de soi,
de confiance en soi, cache en fait une sorte de vide. Un vide magnifiquement
angoissant. Les êtres humains n’ont jamais joui d’autant de libertés, mais en
même temps, ils n’ont jamais été si désorientés, si dépourvus de repères symbo-
liques. Il incombe maintenant à l’individu de recomposer un tissu symbolique
sur son propre vide. Quand les anciennes formes de transcendance étaient
encore légitimes et disponibles, il n’y avait qu’à y consentir pour éviter cette
angoisse du vide dont Sartre, après Kierkegaard, disait qu’elle était la véritable
preuve de la liberté. On pouvait aussi y résister et combler son angoisse par des

139
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

actions de résistance. Quand la borne était donnée, au moins, chacun pouvait


se positionner dans un rapport d’opposition ou de conformité. C’est déjà moins
angoissant que l’absence de bornes symboliques.
En somme, l’individu moderne est-il véritablement capable de prendre en
main son propre destin ? Est-il capable, par sa propre initiative, de trouver
quelque ressource intérieure pour donner un sens à son existence ? Est-il capable
de trouver du réconfort dans quelque rituel personnel pratiqué hors de l’insti-
tution religieuse ? Et surtout, est-il capable de trouver des baumes symboliques
pour calmer ses désarrois et ses souffrances ?
Si l’on se permet d’observer les nouvelles quêtes de sens de nos contempo-
rains, on s’aperçoit qu’ils ne reconnaissent plus les limites à l’intérieur desquelles
ils peuvent expérimenter et questionner le sens de leur vie et de leur existence.
On a l’impression qu’ils désirent parcourir d’eux-mêmes le chemin déjà
accompli par ceux et celles qui les ont précédés. Plus d’un, sur cette route, se
sent désorienté, déboussolé, dépaysé. Dans le monde désenchanté qui est le
nôtre, on voit surgir des formes inédites d’expérimentation des limites de la
condition humaine. Il faut penser ici, bien sûr, à toutes les modulations des
conduites à risque chez les jeunes et les moins jeunes (Le Breton, 1991 ; 2005).
Le désenchantement du monde est, pour Max Weber, l’aboutissement de cette
longue chaîne historique qui va du lien communautaire le plus pénétré de reli-
gieux aux logiques sociales et politiques les plus instrumentales et les plus calcu-
latrices. Cette vision est tout à fait conforme au processus d’individuation
décrit par Norbert Élias dans La civilisation des mœurs. L’individu devenant
pleinement souverain, son propre salut dépendrait de ses initiatives person-
nelles (Etchegoyen, 1997 : 88). Cela signifie que la religion a cessé de fournir
aux individus et aux groupes l’ensemble des références, des normes, des valeurs
et des symboles qui leur permettait de donner un sens à leur vie et à leurs expé-
riences des limites de la condition humaine (Hervieu-Léger, 2002 : 118). Or,
l’individu moderne est-il capable de construire de lui-même les significations
qui donnent un sens à sa propre existence et aux limites qui le déterminent dans
sa liberté ?
L’une des quêtes de sens la plus prisée de l’individu moderne est celle de
son propre bonheur. Quel lourd fardeau pour un individu de travailler, de sa
propre initiative, à son bonheur. Le passage à ce bonheur obligé, selon l’expres-
sion de Pascal Bruckner (2002), semble incommensurable. Comment ne pas
plutôt voir cet individu moderne parcourant un chemin de croix, cherchant à
prouver qu’il peut être plus performant, plus autonome, plus raisonnable, plus
transparent à lui-même, plus en maîtrise de lui-même, plus réflexif, plus fort de
ses ressources intérieures, meilleur citoyen, etc. C’est bien la croix de son
bonheur qu’il porte sur son dos. Une croix, en somme, qu’il arrive difficilement

140
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

à porter seul. D’où, semble-t-il, son état d’excès permanent. L’expression « indi-
vidu hypermoderne » est aujourd’hui utilisée pour qualifier cet individu qui
désire réaliser le rêve moderne de la seconde phase. C’est son expérimentation
qui devient excessive. Il s’expérimente à l’excès. Excès dans toutes les modula-
tions de manque et de surplus, de jubilation et de souffrance, d’hyperexcitation
et de dépression, de défonce et d’ascèse, de demande protection et de prise de
risque, de jouissance et d’insatisfaction. Le préfixe « hyper » désigne cet excès.
L’expérimentation de soi-même débouche le plus souvent dans l’excès
parce que ni les limites ni le sens des limites ne sont connus. En fait, l’excès fait
signe à l’absence de limites, à l’illimité. L’individu hypermoderne cherche ses
limites, des limites, mais découvre au bout de son expérimentation l’impasse de
l’excès. L’excès devient un mode d’expérimentation de soi en l’absence de
limites. L’excès comme destin de l’autonomie du sujet !

5 Grands récits et petits récits


L’excès comme destin. Cette conclusion n’est pas pleinement satisfaisante.
Il fallait imaginer des portes de sortie de l’excès. Dans des travaux antérieurs5, il
était question d’un raisonnement fort simple : la perte de crédibilité dans les
Grands récits de la première phase de la modernité pouvait être remplacée par
la possibilité pour chaque individu de se composer un Petit récit personnel.
Cette belle notion de « Petit récit » était pleine de promesses, car elle embrassait
le sens moderne d’une privatisation ou d’une personnalisation du cadre d’expé-
rience des limites. Elle évoque, en outre, cette possibilité pour chacun de fonder
son existence sur une lignée de croyances, sur sa propre trajectoire d’identifica-
tion, sur sa propre histoire personnelle, sur les limites et les interdits qu’il
découvre de lui-même. Pour le Petit récit, il s’agit d’un travail personnel de
recomposition du sens. La vérité subjective devait primer sur les vérités pres-
crites, dont l’adhésion demande obéissance. Petit récit qui comporte, comme
pour tout récit, une intrigue narrative qui raconte l’origine, les buts à atteindre
et les moyens d’y parvenir. Il fallait penser que la mort, la souffrance, les diffé-
rences sexuées et les liens d’autorité pouvaient être symbolisés par le truche-
ment d’un Petit récit. La symbolisation est un processus civilisateur très puissant
puisqu’elle permet de nommer et de rendre significatifs les interdits qui balisent
la condition humaine. Quand ce n’est pas symbolisé, les interdits sont refoulés
ou forclos et les retours de refoulés sont souvent violents.

5. J’évoque ici mon travail en thèse doctorale dont la réécriture a été publiée sous le titre Jouissance
du sacré (Jeffrey, 1998).

141
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Ainsi, une logique pouvait nous amener à penser que l’effritement des
Grands récits de la première phase de la modernité renforcerait la capacité de
chacun de devenir un acteur autonome apte à choisir de lui-même les média-
tions symboliques qui répondraient le mieux à ses attentes existentielles, spiri-
tuelles et sociopolitiques. L’impératif moderne d’être soi, de se réaliser, de
donner sens à sa vie, de construire son identité personnelle, de se dépasser, de
performer, d’être fort, devenait possible dans la mesure où l’individu n’avait
plus à se conformer aux anciens modèles narratifs. Mais en même temps,
comment croire que la libération des individus de l’autorité des traditions, de
l’Église, des institutions familiales et scolaires, ce qu’Alain Touraine (2000)
qualifiait jadis de « garants métasociaux »6, n’avait pas que des avantages ? En
fait, les ressources d’un Petit récit inducteur de sens devaient prévenir l’enlise-
ment dans l’excès. Pourtant, il n’est pas donné à tous les individus de composer
leur Petit récit salvateur. Ils sont encore trop nombreux, ces gens autour de
nous, à être désenchantés, déprimés, stressés, fatigués, à la quête de repères
symboliques qui ne sont pas à leur portée. Ils sont fatigués de s’expérimenter,
de chercher des limites qu’ils ne trouvent nulle part, de cogner à la porte des
thérapies et des ateliers de croissance personnelle pour découvrir chaque fois
leur état de déréliction. On leur donne la liberté sur un plateau d’argent, mais
ils ne conservent que le plateau d’argent. Ils ne supportent pas l’angoisse intrin-
sèque à cette liberté. Est-ce une position réaliste ou cynique ? C’est du moins
une position qui cherche à y voir clair.
Il est éprouvant pour l’individu hypermoderne d’appartenir à son temps.
La perte de sens consécutive à la libération des mœurs induit une angoisse qui
paralyse la liberté, induit également plus d’enfermement sur soi-même que
d’émancipation de soi, plus de « fatigue d’être soi » que d’élans autonomistes.
L’individu hypermoderne peut-il être à la hauteur de ce qu’on attend de lui ?
Peut-il satisfaire, seul, en état de déréliction permanente, cette immense tâche
de trouver sa voie sans les secours de garants symboliques qui étaient autrefois
transmis en héritage ?
Jean-Claude Michéa, qui a préfacé le livre bien connu de Christopher
Lasch (2000) La culture du narcissisme, soutient que l’individu de la modernité
porte une attention pathologique à sa propre image. Pathologie qui ressort du
fait qu’il n’arrive pas à s’aimer. Il semble aussi difficile d’être aimé par autrui,
aussi fidèle soit cet amour, que de s’aimer soi-même. Il y a un problème de
« malamour » de soi. Moins un individu s’aime, plus il devient tyrannique à son
endroit. Cette attention pathologique à sa propre image est créée par l’effrite-
ment des figures d’autorité. Pour Michéa, lorsque disparaissent toutes les figures
d’autorité, et particulièrement celle du Père, ce qui advient, ce n’est jamais la

6. A. Touraine, en collaboration avec Farhad Khosrokhavar, La recherche de soi.

142
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

magnifique liberté que célébraient les disciples de Reich ; mais, au contraire, le


moi devient plus tyrannique. Cela signifie qu’un individu est plus sévère pour
lui-même qu’une autorité pourra l’être. Aussi, l’autorité sert de butoir et
contribue à soutenir un individu qui se sent parfois démuni. Quand on ne peut
compter que sur soi-même pour faire face à ses souffrances, à ses peurs et à ses
colères, le risque existe de ne pas pouvoir se contenir. À cet égard, la difficulté
de vivre est le prix à payer pour l’autonomie. Michéa note que les individus ne
sont pas plus autonomes qu’autrefois, mais qu’ils se croient plus autonomes.
C’est cette croyance en leur propre autonomie qui induit des sentiments
narcissiques.
Le sens de la mort, de la souffrance, des liens d’autorité et des différences
sexuées sont des construits collectifs. C’est un leurre de croire que chaque indi-
vidu puisse apprivoiser le sens des expériences ultimes de la vie, expériences qui
touchent aux limites de la condition humaine, en puisant à sa guise dans un
réservoir de croyances, de rites et de symboles. Le supermarché des croyances
religieuses n’existe pas. Une croyance, un rite, un symbole détaché de son fond
historique perd son sens. Sans un cadre bien établi d’expérience des limites de
la condition humaine qui opère avec des médiations rituelles et symboliques
interprétées pour notre temps, la mort, la souffrance, les liens d’autorité et les
différences sexuées sont renvoyés hors du sens. Le sens de ces expériences ne
peut être créé qu’à l’intérieur d’une communauté qui partage des croyances
communes. Dans une communauté de croyances, les individus font intervenir
dans leurs actes de communication des médiations rituelles et symboliques qui
en dévoilent le mystère sans toutefois l’épuiser. Le partage de la parole autour
de médiation symbolique et rituelle, en fait, permet de nommer les limites qui
balisent la condition humaine. Ces médiations sont léguées par les traditions.
Elles sont issues des expériences de tous ceux et celles qui nous ont précédés.
Elles constituent un héritage, une mémoire devant rester vivante pour être effi-
cace. On ne choisit pas ces choses-là, on les assume.

6 Liberté et spiritualité
Nous n’avons pas cette liberté de choisir les limites qui bordent la condi-
tion humaine, mais nous avons la liberté de travailler sur le sens de ces limites.
En d’autres mots, on ne choisit pas les limites de ce qui nous constitue dans
notre humanité. Ces limites sont données à l’avance. La présence en nous d’un
fond qui nous affecte avant toute initiative de les connaître, d’un fond que nous
n’avons pas choisi, ce fond qui nous constitue même dans notre identité d’hu-

143
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

main, apparaît comme quelque chose d’étranger à soi. Avant même de travailler
sur le sens de ces limites, il faut déjà les connaître et les reconnaître. Il faut déjà
connaître ce Nous humain qui nous précède. Un Nous qui détermine même les
limites de la liberté. La liberté est constitutive de limites qui n’ont pas été choi-
sies. Tout ce qui n’a pas été décidé par un individu lui est le plus étranger.
L’exercice de la liberté est d’abord une entreprise pour comprendre cette étran-
geté qui nous constitue humain, et là réside le propre de notre condition
humaine. Ce qui est étranger en nous devra devenir intime ; et ce qui précède
nos choix, être vécu comme si nous l’avions choisi7. Des limites sont miennes
sans que j’en sois l’auteur. Et la liberté s’exerce à l’intérieur de ces limites. Nous
sommes en quelque sorte condamnés à collaborer avec les limites qui détermi-
nent ce que nous sommes. À ce titre, tous les humains partagent un destin
commun.
La spiritualité commande un travail sur soi pour préserver notre liberté.
Non pas cette fausse liberté perçue comme le désir de faire ce qu’on veut, quand
on le veut, avec qui on veut, mais cette liberté qui s’exerce à assumer cette étran-
geté qui nous constitue dans notre humanité. Un travail spirituel qui nous
oblige d’abord à une grande humilité. L’humilité de considérer la part d’étran-
geté qui nous habite, cette part qui nous échappe, qui nous dépasse. C’est le
point de départ d’une démarche spirituelle. L’idée que tout ne dépend pas de
nous, que nos propres initiatives sont entrelacées dans les initiatives de ceux et
celles qui nous précèdent demande cette humilité. L’individu hypermoderne
peut-il accepter cette part de dépendance, cette part de lui-même qu’il ne
choisit pas ? Peut-on lui demander de ralentir son rythme de vie pour s’adonner
à un travail sur soi qui ouvre à la méditation, au pardon, au dialogue, à l’accep-
tation de la différence, à l’espoir, au travail pour le bonheur d’autrui, à la joie de
vivre ? Le travail spirituel, en fait, rend possible l’exercice de la liberté. La liberté,
dans cette version, n’est pas un acquis du sujet autonome, quelque chose dont
on pourrait jouir sans entrave. Elle est plutôt tributaire d’un travail sur soi, d’un
travail sur l’acceptation des limites et sur le sens des limites.
La liberté, du moins dans cette version, est conditionnelle à une démarche
spirituelle. Comment décrire l’état de cette liberté sinon par un sentiment de
paix de l’esprit ou de disponibilité aux autres et à soi. Une personne peut être
non disponible parce qu’elle est tourmentée par un sentiment de frustration, de
haine, de vengeance, d’orgueil, par une brisure de l’amour propre, un échec,
une angoisse, une souffrance, une crispation pulsionnelle. Plusieurs épreuves de
la vie obscurcissent l’esprit. Une démarche spirituelle permet justement de
retrouver une paix d’esprit, de l’entretenir, d’en témoigner. Sans cette paix inté-

7. Pour un approfondissement de ce thème, voir Liiceanu (1997).

144
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

rieure, la liberté est entravée, son exercice perverti et le sentiment d’étrangeté


grandit. On est d’autant plus étranger à soi-même quand l’esprit est obscurci.
Une démarche spirituelle ouvre sur la liberté ; mais quelle démarche ? Dans
l’épreuve existentielle éprouvante, un individu arrivera difficilement à s’en
sortir seul. Il doit alors faire confiance aux héritages du passé qui lui fournissent
des médiations rituelles et symboliques porteuses de sens. À vrai dire, les coups
sont moins durs à supporter lorsque nous sommes héritiers de grappes de sens
qui nous préparent et nous aident à les prévoir et à les surmonter. Les diffé-
rentes épreuves de la vie sont nombreuses, nul n’y échappe. En fait, une
démarche spirituelle est un legs, ça s’apprend difficilement par soi-même.
Chaque coup dur nous entraîne au bord de limites dont le sens nous est donné
par des récits qui nous rappellent d’où nous venons, où nous allons et ce que
nous devons faire. Les limites qui nous constituent dans notre humanité nous
parviennent à travers des histoires qui doivent être l’objet d’une transmission,
d’une éducation. Il est important de nous pencher sur la question de la trans-
mission de ces histoires qui fondent l’homme et son humanité.
La course effrénée de l’individu hypermoderne en quête d’autonomie et de
performance, débouche dans l’excès faute d’une éducation spirituelle, faute
d’une démarche pour assumer les limites et les épreuves qui le constituent
humain. C’est probablement le premier acte de liberté d’un individu, acte
d’humilité par excellence, que d’accepter ces héritages qui l’insèrent dans le
grand Nous du genre humain. La question que nous posions au départ,
« comment un individu moderne peut-il se débrouiller par lui-même dans une
société québécoise mal à l’aise avec son passé religieux ? » reste sans réponse
parce que les modèles de vie spirituelle sont rares, et ceux qui existent sont
souvent inadéquats. Pourtant, si on se permet de gratter derrière l’opacité de la
morale sexuelle léguée par le catholicisme, on y découvre les traces d’hommes
et de femmes, profondément croyants, qui méritent d’être suivies. L’essentiel de
la religion catholique est dans ces traces. On ne peut se penser soi-même sans le
Nous.

Conclusion
Les multiples questions laissées ouvertes dans ce texte montrent bien que la
réflexion n’est pas terminée. Parler du religieux, lorsqu’on a été comblé par la
modernité, comporte le risque d’en dire trop ou pas assez. On ne peut certes
plus demander à un Moderne de revenir aux traditions d’autrefois, mais il
semble qu’un travail de mémoire s’impose. J’aimerais terminer cette réflexion
en reprenant des propos que j’ai tenus lors du colloque Sida, exclusion et spiri-

145
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

tualité présidé par Raymond Lemieux en mai 2005 à Chicoutimi. Le présent


texte est une réécriture de la conférence que j’avais prononcée sur un ton très
personnel. Les lignes de la conclusion témoignent de mon sentiment lors de la
préparation de mon texte de conférence.
Au milieu des années 1980, un grand nombre de mes amis sont décédés du
sida. D’autres, nous tous, étions sans armes symboliques pour combattre notre
abattement. Nous avions fui l’Église, les traditions, les mouvements sociaux de
gauche et le projet souverainiste québécois. Nous avions cessé de croire dans la
Raison, dans le Progrès social, dans le scientisme, dans la rationalité instrumen-
tale, dans les institutions politiques. Très peu de nous allaient encore voter. Les
politiciens martelaient sans arrêt qu’il fallait se serrer la ceinture. Les taux d’in-
térêt montaient en flèche, tout comme celui du chômage. L’avenir semblait se
refermer sur un présent plutôt terne. Nous étions parvenus à la fin de l’État
providence, tournant historique difficile à accepter pour ceux qui n’ont pas
connu la manne de cette providence. Notre société québécoise s’était endettée
pour construire sa modernité, il fallait maintenant payer cette dette. Nous
étions jeunes, mais la jeunesse était devenue un problème. Il était bon d’avoir
20 ans dans les années 1960-1970. La jeunesse était l’avenir de la société. À
partir de 1980, la jeunesse est devenue un fardeau pour la société.
Jeunes, sans passé, sans avenir, sans référents symboliques, que pouvions-
nous faire devant ce virus qui apparaissait, tel un ennemi mystérieux et redou-
table. Il y avait beaucoup de souffrances autour de moi. Il était trop difficile
d’accepter la mort d’amis, de copains, de connaissances qui n’auront jamais pu
fêter leur trentième anniversaire de naissance. Nous aurions aimé avoir des
rituels et un héritage symbolique pour consoler notre détresse. Même l’Église
catholique fermait ses portes. L’homosexualité et le sida n’étaient pas, pour cette
Église, confessables et pardonnables. Nous étions, en fin de compte, des orphe-
lins du symbolique, orphelins d’un univers de sens partagé.
Ce qui frappe, quand on lit les anthropologues, c’est la découverte d’un
monde symbolique très riche dans les sociétés archaïques. Les régulations
symboliques sont toute puissantes. Un mythe très complexe raconte l’origine,
ce que chacun peut faire et doit faire, et ce qui adviendra après la mort. Ce qui
frappe également, ce sont les rapports de domination ; le chef domine sa tribu,
les hommes dominent les femmes, les adultes dominent les jeunes. Tous les
liens sociaux sont hérités et nul ne peut y échapper. Un principe généalogique
explique la place de chacun. Les rapports de parenté tiennent une place impor-
tante. Le mythe insiste sur la perdurance d’un Nous communautaire. Dans
notre société moderne, quand on lit les sociologues, ce qui frappe, c’est la
découverte d’un monde symbolique très pauvre. Les régulations symboliques
sont quasi absentes. Aucun mythe très complexe ne raconte l’origine, ce que

146
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

chacun peut faire et doit faire, ce qui adviendra après la mort. Ce qui frappe
également, c’est le caractère anonyme des rapports de domination. Le pouvoir
est diffus et il semble que chacun pense qu’il a un pouvoir qui pourtant lui
échappe. Son seul pouvoir se réduit bien souvent à un pouvoir d’achat. Tous les
liens sociaux sont construits. Les rapports de parenté gardent peu d’impor-
tance. Aucune sorte de mythe n’insiste sur la perdurance d’un Nous commu-
nautaire. Pourtant, plus nous reconnaissons autrui comme un semblable, plus
nous devenons humains. Qu’avons-nous perdu en fait ? Posons cette question
autrement. Avons-nous perdu quelque chose, quelque chose d’essentiel dont
nous ne pourrions nous passer ? Qu’est-ce que nous avons perdu dont nous ne
pourrions nous passer ?

147
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité

Bibliographie
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148
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité

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Touraine, Alain (1992), Critique de la modernité, Paris, Fayard.

149
Deuxième partie
Rites et santé

L e champ de la santé, par la pluralité des dynamismes qui l’animent,


forme un espace particulièrement propice à la composition et recom-
position de ritualités de toutes sortes. La maladie représentant, pour
l’humain, l’irruption d’une étrangeté qui vient briser l’ordre des choses, elle
force du même coup la conscience à considérer la fragilité de la vie et l’inéluc-
table de la mort. Liturgies d’inspiration religieuse ou séculière, rituels de
guérison ou d’accompagnement de la maladie, rites de survie ou de rétablisse-
ment, en marge de la rationalité biomédicale ou intégrés à ses procédures,
forment un ensemble désormais pluriel et bigarré de pratiques mal connues.
Sans séparer ici a priori les ritualités héritées des traditions religieuses de
celles qui sont inventées dans un esprit séculier, et sans prétendre épuiser la
question, les contributions qui suivent explorent quelques fonctions rituelles
observables dans les sociétés contemporaines, en rapport avec la quête de santé.

151
Chapitre 8

Entre ritologie classique et imaginaires actuels


de la ritualité, comment et en quoi
pouvons-nous dire qu’il y ait rite ?

Luce Des Aulniers

L e thème de notre colloque m’interpelle à maints égards. J’aurais pu


placer ma contribution dans le sillage d’une élaboration conceptuelle
sur l’émergence du rite en situation de maladie grave, faisant pivoter
les pratiques des premiers concernés entre résistance à la maladie et préparation
à la mort ; je ne m’attarderai pas à en préciser ici les sept fonctions relevées, non
plus que de vous parler de mes propositions théoriques quant à la situation de
liminarité impartie au statut même de malade1.
Je vais plutôt mettre en évidence le caractère sanitaire et salutaire du rite.
Pourtant, si structurellement le rite est de santé, il faut bien, comme pour la
santé, en examiner les traits originaires, les éléments d’appui, les risques qu’il
court, dont ceux du spectaculaire, du factice et d’une nouvelle
professionnalisation.
L’idée centrale que je vais développer devant vous et, je l’espère, avec vous
tient en ceci : l’appétence rituelle relève d’un trait universel de l’humanité aux
prises avec son destin. Quel est ce trait ? À partir de la suprême altération que
signe la finitude humaine, le destin se travaille dans le temps de la vie, au gré,
au vrai, bien relatif, de notre détermination. Tout rite est imprégné avec plus ou
moins de force de ce travail du destin et de ce en quoi ce destin nous fait
travailler.

1. Voir notamment sur le thème de la maladie grave et de l’émergence rituelle : Luce Des Aulniers,
1997.

153
Deuxième partie : Rites et santé

Structurellement donc, le rite renvoie à la conscience plus ou moins aiguë


d’une altérité. Cette conscience altéritaire s’amorce bien sûr dans l’expérience
infantile du temps de l’attente à ce que la demande adressée au parent soit satis-
faite et surtout, reflétée, nommée. Déjà, tout petits, nous pressentons des
enjeux de vie et de mort, ne seraient-ce que symboliques, puisque la vie
psychique en dépend. Tout petits, dans le manque, nous sommes confrontés
avec ce qui n’est pas soi et ce qui n’émane pas de soi, l’altérité qui marque l’écart
entre la volonté et la réalité qui y répond, voire y correspond. C’est donc non
pas simplement dans le manque, mais dans le « traitement » du manque par
l’adulte tutélaire que se forge le désir même... Et du coup, l’aptitude à désirer.
Or, cette aptitude à désirer se forge avec sa sœur jumelle, l’aptitude au deuil,
c’est-à-dire la capacité de créer un écart, une non-juxtaposition parfaite de mon
moi et du monde.
Ainsi, bien avant la figure réelle de la mort, nous ressentons la possibilité de
mourir. Et de la saluer comme de la conjurer par le rite.
L’altérité, c’est donc d’abord et avant tout la mort et cela le restera par-delà
les autres formes d’altérité ou d’altération fondamentales que l’humain
rencontre au cours de son existence. Quelles sont ces formes ? Son propre
inconscient, l’Autre dans tout autre et dans la personne de l’étranger, du hors-
norme, l’Autre dans l’expérience de l’inconnu, de l’incertitude, du change-
ment... L’altérité introduit la règle du trois (et non pas la règle de trois) la tierce
part2 qui laisse place à une médiation, une distanciation entre ma précieuse
individualité et le monde, entre une première perception et le tempo de la
représentation.
Or, quelle que soit l’ampleur de cette altérité avec laquelle composer ou de
ce changement se profilant, ladite altérité commande de la maîtriser symbolique-
ment. L’humain marque ainsi sa spécificité. Par « maîtrise symbolique », enten-
dons pour l’instant le fait de ne pas se laisser complètement dérouter, voire
abattre par la manifestation de cette altérité. Il s’agit de trouver l’action juste,
non pas tant sur l’événement, qu’il soit d’ailleurs menaçant ou prometteur,
mais plutôt sur ce que l’événement vient susciter.
Cette acception de la maîtrise symbolique nous conduit à une définition
synthétique du rite, élaborée en 1986 dans le cadre des pratiques mises en place
lors de la maladie grave, ce qui ne me semble pas contrevenir, justement, à un

2. Voir Serres (1991 : 79), dont ceci :


Comme sonne une corde vibrante, le tiers ne cesse d’osciller – de scintiller – entre les bonnes et
les mauvaises nouvelles, le profit et le mépris, l’indifférence et l’intérêt, l’information et la
douleur, la mort et la vie, la naissance et l’expulsion, le tout et le rien, le zéro et l’infini, le point
dont on ne parle jamais, entre les deux foyers, solaire et noir, et l’univers qu’il ensemence.

154
Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...

entendement des fondements transculturels et psychiques du rite. Aussi le rite


consiste-t-il en « un ensemble d’actes et de signes matériels à haute teneur
symbolique, marquant à la fois l’expérience d’un événement et d’une transfor-
mation perçus comme mystérieux – sinon menaçants pour la vie – ET appelant
le dépassement. » (Des Aulniers, 1997 : 554)3
Vous constaterez donc déjà deux idées-force, à savoir, d’une part, la
consubstantialité du rite avec le vivre, depuis belle lurette relevée par Arnold
Van Gennep4 et, d’autre part, le caractère dynamique de tout rite, puisqu’il
accuse le mouvement, contingent ou cyclique et, du coup, met en route la
détermination humaine.
Pour la première part, à savoir consubstantialité entre rite et vivre, le terme
« appétence » renvoie au caractère pulsionnel du rite, associé au principe de
conservation du vivant, de tout vivant, si bien qu’on peut trouver quelques
indices rituels dans l’éthologie, ne serait-ce que dans son caractère signalétique
qui, de reconnaissance des alliés dans les interactions quotidiennes5, qui, de
pavane amoureuse, qui, de danger à tromper6. Le rituel, on le verra, s’y cerne.
Dans la seconde part, celle dynamique, nous nous hissons d’un cran dans
« l’humanitude », parce que le rite en soi, chevillé sur la conscience, est une

3. Reprenant partiellement Luce Des Aulniers, sous la direction de recherche de Louis-Vincent


Thomas, (1986, Pour le dépôt du Projet de thèse d’État, 1989 pour la soutenance sous le titre Une
anthropologie de la menace. L’organisation de la vie avant la mort dans deux configurations culturelles
québécoises, Université René-Descartes, Paris V­‑Sorbonne, 913 p.)

Cette idée de dépassement est issue des travaux de Jean Cazeneuve (1985) qu’il résume lui-même :
Un moyen de régler les rapports entre ce qui est donné dans l’existence humaine et ce qui paraît
la dépasser, puisqu’on a affaire précisément ici à des conduites qui ne trouvent pas leur explica-
tion dans la condition matérielle de l’homme, mais qui pourtant lui sont étroitement liées. La
nécessité de ritualisation, telle qu’elle apparaît dans la société primitive, est donc impliquée dans
le fait que, par sa nature, l’homme ne peut ni s’enfermer dans sa condition, ni s’en échapper
totalement. 
4. Arnold van Gennep, (1909 : 22) :
C’est le fait même de vivre qui nécessite les passages successifs d’une société spéciale à une autre
et d’une situation sociale à une autre : en sorte que la vie individuelle consiste en une succession
d’étapes dont les fins et commencements forment des ensembles de même ordre : naissance,
puberté sociale, mariage, paternité [maternité et parentalité ?], progression de classe, spécialisa-
tion d’occupation, mort. Et à chacun de ces ensembles se rapportent des cérémonies dont l’objet
est identique : faire passer l’individu d’une situation déterminée à une autre situation tout aussi
déterminée. L’objet étant le même, il est de toute nécessité que les moyens pour l’atteindre,
soient, sinon identiques dans le détail, du moins analogues, l’individu s’étant du reste modifié
puisqu’il a derrière lui plusieurs étapes et qu’il a franchi plusieurs frontières.
5. Thématique bien investie par Goffman (1982). L’idée de la ritualité émaillant la vie quotidienne
a par la suite été abondamment traitée, dont par Rothenbuhler (1998).
6. Voir notamment Lorenz (1974) et Tort (2005).

155
Deuxième partie : Rites et santé

invention de l’esprit humain. Déjà, à la différence du rituel, il lancera le dépas-


sement imaginaire de la contingence, dans une conscience avivée du temps.
Je glisse d’emblée ici un doute. La post-modernité, à mon sens, ne peut
prétendre « inventer » de nouveaux rites. À la rigueur, de nouveaux rituels, sous
leurs aspects désormais convenus, de « célébration ». Ce disant, comme maints
aspects du « centrisme » de notre époque, la post-modernité pourrait bien
procéder d’une méconnaissance du noyau archaïque du phénomène du rite et
de ses fonctions élémentaires. Or, à partir de ces fonctions que nous allons
partiellement examiner ici, l’analyse transculturelle et historique nous révèle
qu’il y a toujours eu des variantes rituelles.

1 Les fonctions du rite, comme voie de compréhension


du caractère dynamique du rite
1.1 Fonctions : attention !
Si vous le permettez, je glisserais ici aussi un autre avertissement ; parler de
fonction du rite ne m’autorise pas à deux dérives : en amont, ce n’est pas parce
qu’on parle de fonction que l’on adopte une visée sociopolitique fonctionna-
liste, laquelle fait prédominer le caractère d’harmonisation sociale en vue de la
reproduction d’un ordre. Cela ne veut toutefois pas dire que l’on n’en tienne
pas compte, mais dans une proportion limitée. Par conséquent, en aval, parler
de fonction de rite ne conduit pas non plus à adopter une visée positiviste,
vérificatrice de ses « impacts ». On passerait ainsi d’efficacité à efficience. Si
c’était le cas et si, au demeurant, nous désignions un but précis au rite, nous
l’enfoncerions dans la technique. C’est ainsi qu’avec la meilleure bonne volonté
du monde, nous dénaturerions le rite.
Ces deux remarques liminaires à la fonction du rite rendent compte d’une
difficulté impartie à ce qu’on pourrait désigner comme une épistémologie du
rite. En effet, l’engouement des vingt dernières années pour le terme (engoue-
ment sur lequel on reviendra) s’avère un couteau à double tranchant.
Le côté créateur, c’est que la connaissance du rite nous autoriserait à plus
de discernement fin dans ses manifestations.
Le côté coupant – et à mon sens, dévastateur – tiendrait dans l’effet pervers
de la découverte tranchée menu des fonctions du rite : un de ces effets pervers
se manifeste dans la suggestion, puis dans la prescription et, enfin, dans l’in-
jonction au rite, dès lors que la situation serait susceptible d’en bénéficier. De
risque technique, nous passons ainsi au rite panacée. Or, ce n’est pas parce que
le rite est un universel qu’il doit être automatisé en remède universel ! Et ce n’est

156
Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...

pas non plus parce qu’une pratique nous tient à cœur qu’elle est rituelle, de la
même manière que ce qui tient lieu de la structure de trois temps, avant
pendant, après, procéderait forcément de la structure tripartite du rite de
passage (séparation (préliminaire) – attente (liminaire) – intégration ou réinté-
gration (post-liminaire)) !
Aussi, si je peux (encore) me permettre, les arpenteurs du rite que nous
serions devons également apprendre à nous tenir sur une frange délicate où le
décryptage des effets du rite, croisé avec les intentions de sa mise en place, bref
une frange par laquelle ledit décryptage ne nous entraîne pas dans la mise en
boîte de l’activité rituelle. Se trouve présenté là le paradoxe du savoir si cher à
Michel Foucault (1969) : comment rendre compte sans quadriller, comment
aussi, en observant des pratiques populaires et en les théorisant, ne pas en subti-
liser l’essence pour les premiers intéressés, parce que nous serions nous-mêmes
aux prises avec la pulsion que je qualifierais de légitimatrice, avec ses revers de
professionnalisation, voire d’instrumentalisation du rite, à savoir ici, à notre
service ?
Une manière de répondre à cette préoccupation théorique, pratique et tout
autant éthique tiendrait dans une démarche à double hélice, une de mes vieilles
propositions : aussi bien explorer les significations du rite qu’en respecter le
caractère mystérieux. La conduite que je vous propose tient par conséquent
dans un va-et-vient entre l’observation attentive d’un phénomène et le renon-
cement – le deuil – de notre épistémophilie.
Bref, d’un renoncement à ce que le savoir soit systématiquement appliqué...
Et bien plus, d’un renoncement à percer le secret.

1.2 Fonctions : contenu général


Globalement, si l’on part d’un plan général, on ritualise parce que le rite
aide à vivre ! (parfois en jouant la mort...) ; or, en mettant en place un rite, on
ne sait pas forcément qu’il aide à vivre, mais on en a l’intuition ou on le ressent
tel.
Quand je parle de ressenti, vous aurez deviné que je parle ici de rite mis en
place par tout un chacun et non pas d’abord des rites mis en place par les
tenants du pouvoir, de quelque ordre qu’ils soient. Mais quand même, quand
ces derniers les convoquent, peut s’y joindre le fait tout simple que le rite offre
un dépôt-repos.

157
Deuxième partie : Rites et santé

Car ce que l’on ressent parfois simplement – et en paraphrasant Pierre


Bourdieu7 – c’est qu’il n’y ait rien d’autre à faire que du rite. Et qu’en même
temps, ce « rien d’autre à faire » ne procède pas forcément du défaut ou du vide
de quelque autre activité, ou encore moins de l’ennui. Cette tension vers le faire
émane plutôt d’un savoir immémorial, si ce n’est archétypal, qui commande
d’abord de nous situer dans l’extra-empirie, l’extra à vue de nez, l’extra, juste-
ment, fonctionnel, dans cette brumisation subtile que l’on a appétence du rite
parce que l’on estime, que l’on croit, que l’on espère qu’il nous fera du bien et
du beau.
Le rite commande alors de passer à un autre registre que celui de la quoti-
dienneté – même éventuellement délicieuse et objet de petits rituels charmants
et signalétiques d’une manière d’être – ou de la civilité, pour se donner en
disponibilité d’un monde autre, de significations autres qu’à portée de cerveau.
Déjà se profile la propension à l’élan. Ou à l’altérité de quelque chose
d’inconnu.
Or, pour justement convoquer cet inconnu, il faut la pierre d’assise du
connu. Voilà pourquoi le fait même de croire à une portée humanisante du rite
renvoie à la chaîne humaine. Le rite vient labourer les significations du vivre :
de manière traditionnelle, il s’arc-boute à une croyance, laquelle codifie lesdites
significations : la croyance donne à interpréter et donc à affronter. Comment ?
D’abord en s’autorisant paradoxalement à partir de ce qui n’est pas elle, c’est-à-
dire à s’autoriser le temps de prendre acte de l’événement, en accusant réception
de ce qui advient ou se profile comme changement, comme irruption – parfois
violente – d’une différence. À partir de cet aveu d’une réalité, le rite peut ensuite
prendre à bras-le-corps les émotions suscitées par elle, de façon à composer avec
les risques que ce changement recouvre. Car les risques ne sont pas qu’événe-
mentiels, ils sont tout autant associés aux significations premières soulevées par
l’événement. Or, l’ambivalence se pointe comme caractère fondateur : entre
exaltation du nouveau et angoisse que ce dernier suscite. D’où l’effervescence et
le zigzag oscillatoire d’un affect à l’autre, histoire de décharger la tension créée
par cette ambivalence de base. C’est le caractère cathartique du rite, comme un

7. Qui nous offre ceci à réfléchir : « Les rites sont des pratiques qui sont à elles-mêmes leur fin, qui
trouvent leur accomplissement dans leur accomplissement même ; des actes que l’on fait parce que « ça
se fait » ou que « c’est à faire », mais aussi parfois parce qu’on ne peut faire autrement que de les faire,
sans avoir besoin de savoir pourquoi et pour qui on les fait ni ce qu’ils signifient, comme les actes de
piété funéraire. C’est ce que le travail d’interprétation, qui vise à leur restituer un sens, à en ressaisir la
logique, porte à oublier : ils peuvent n’avoir à proprement parler ni sens ni fonction, sinon la fonction
qu’implique leur existence même, et le sens objectivement inscrit dans la logique des gestes ou des
paroles que l’on fait ou dit « pour dire ou faire quelque chose » (lorsqu’il n’y a « rien d’autre à faire »),
ou plus généralement dans les structures génératives dont ces gestes ou ces mots sont le produit – ou,
cas limite, dans l’espace orienté où ils s’accomplissent. » (Bourdieu, 1980 : 36)

158
Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...

élément seulement de sa fonction éventuellement thérapeutique. S’adjoignent


toutes les autres formes de l’ambivalence : chagrin de la perte simultanément à
délivrance de la douleur, par exemple pour la mort.
Autrement dit, nous ne sommes pas faits tout d’un bloc ni transparents à
nous-mêmes, si bien que la conduite rituelle n’est ni volontaire et encore moins
parfaitement contrôlée. Bien plus, elle peut répondre à un désordre par un
surcroît de désordre... qu’il s’agisse du désordre sacré rendant compte de la
porosité des corps dans des échappées du temps social et laissant émerger des
sens qui ne sauraient être cernés (Clément et Kristeva, 1998), du chaos créateur
(Deschamps, 2002) ou encore du désordre constitutif de l’ordre et de la vitalité
sociale8.
Le génie humain consiste donc à traiter avec cette ambivalence et avec ses
modulations plus ou moins violentes, et cette violence, plus ou moins exta-
tique, ou encore plus ou moins féconde. Je ne peux dans les limites de cette
communication traiter du lien touffu entre violence et poussée rituelle, mais je
dirai simplement que c’est sur la présence de cette violence et de la désorgani-
sation qu’elle engendre que vont s’adosser les pouvoirs, tous les pouvoirs, qu’ils
soient temporels ou spirituels. Il leur faudra en cette opportunité attester de
leur bien-fondé.
Au minimum de leur importance, les pouvoirs vont être pédagogiques : ils
vont relier ce qui survient – voire ce qui trouble – à un ordre qui transcende le
caractère contingent de l’événement. Cet ordre se déploie en des volutes ouvrant
le passage vers des significata de plus en plus achevés : 1) temps cyclique et ordre
naturel écologique, ou encore ordre développemental de l’humain, tout aussi
naturel (d’où l’importance culturelle des rites de passage) ; 2) groupe et commu-
nauté (d’où l’entendement du rite comme activité collective dès lors que l’on
parle de fonction politique) inscrits dans une histoire ; 3) idéologie ou sélection
d’un ordre de valeurs dominant, si ce n’est sacré, comme part constitutive de la
transmission de l’institution culturelle ; 4) puissance surnaturelle pour laquelle
lesdits pouvoirs vont jouer un rôle magique.
Au minimum, ce rôle sera celui d’intermédiaire ou de médiateur. Quand
on tend vers le maximum, le simple énonciateur de possibles deviendra édic-
teur de significations, parfois en les récupérant à son propre profit ou au profit
de l’institution qu’il représente.

8. « L’inversion de l’ordre n’est pas son renversement, elle en est constitutive... Elle fait de l’ordre
avec du désordre, de même que le sacrifice fait de la vie avec la mort... » [...] « Sans reconnaître et gérer
le désordre qu’il ne peut pas ne pas engendrer, l’ordre réduirait la société à l’État d’astre froid. » (Balan-
dier, 1967 : 25, 63)

159
Deuxième partie : Rites et santé

Plus précisément, au maximum de leur importance, les pouvoirs temporels


et spirituels vont venir amplifier l’ambivalence, singulièrement en appuyant
fortement sur l’angoisse. On aura reconnu là un des mécanismes de défense
devant la peur, qui, en « l’externalisant », en amplifie la portée chez les autres.
C’est ainsi que l’on assistera à l’amplification du phénomène qui suscite le rite,
à la manipulation dramatisée des affects des membres du groupe et, dans la
brèche ainsi créée, au renforcement de la croyance salvatrice, voire à sa confis-
cation dans la logique de la réitération abandonnique. La signification est ainsi
monopolisée dans le sens des valeurs autant proférées que non dites de la part
des pouvoirs qui, ainsi, s’assurent de leur propre pérennité à travers le frisson
puis le tremblement associé à leur propre promotion dans l’édiction de sens.
Or, lorsqu’on rejette l’ordre et l’emprise de ces pouvoirs, on peut aussi
rejeter ce qu’ils prétendaient assujettir, à savoir l’angoisse, non pas l’ontolo-
gique, bien davantage la manipulée...
Si j’insiste aujourd’hui sur le caractère politique du rite, c’est pour deux
raisons : pour prendre à rebours la littérature actuelle, universitaire ou popu-
laire, qui me semble atténuer cette question ; et pour tenter de nous aider à
comprendre le rôle traditionnel des églises. Or, si nous avons débouté la main-
mise sur les significations qu’avaient ces dernières, au Québec, nous avons gardé
l’impression que seule l’Église donnait du sens et qu’elle était la seule à effectuer
du rite. Or, une analyse approfondie de la culture populaire viendrait nuancer
cette impression. Mais laissons cette question de côté.
Qu’il s’agisse de pouvoirs agissant sur une base minimale, diluée, ou sur
une base très forte, concentrée, nous allons néanmoins toujours retrouver une
mise en place, voire en scène plus ou moins élaborée dans laquelle nous allons
retrouver l’ensemble d’actes dont j’ai parlé d’entrée de jeu dans ma définition
synthétique.

1.3 Troisième point. Fonctions conditionnées par le repérage


des éléments constitutifs
Ce trait de mise en place, éventuellement de mise en scène, conduit forcé-
ment à vouloir repérer les éléments constitutifs du rite. À partir de prédicats
élaborés par Louis-Vincent Thomas9, j’ai pu depuis 1983, notamment à travers
les 45 heures de cours consacrées aux rites et rituels, faire évoluer divers indices
de repérage du rite, lesquels à la fois vont nous aider à préciser le portrait de ses
fonctions, mais peut-être oser espérer trouver une base de discussion sur ce qui,
entre extrême trivialité dans un pôle (par exemple, confusion avec l’habitude,

9. Texte non daté (1982) et non publié, partie de la correspondance Thomas – Des Aulniers.

160
Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...

puis l’us et coutumes) et extrême cérémonial dans l’autre pôle, nous faire mieux
discerner le caractère rituel dans une pratique. Et même distinguer rituel du rite.
Quel est ce fonds d’indices pour nommer une pratique « rite » ?
1)  La présence de plus d’une personne (quoique j’ai observé des conduites
rituelles en solos).
2)  Un lieu non banalisé, c’est-à-dire comportant une signification parti-
culière associée à ce qui se passe... Ou des lieux. Ou encore un lieu
usuel modifié dans son décor. D’ailleurs, cette modification peut
constituer une part de « l’objet » du rite.
3)  Un temps précis, à tempo ou rythme singulier, découpé en séquences
identifiables : moments de prise en acte de la réalité, d’aveu du
« manque » ou du trouble, de l’ambivalence entre insécurité et excita-
tion, d’interrogation des significations possibles, de dons à une puis-
sance, de recours à des significations autres que celles émergeant
spontanément, éventuellement à travers l’énonciation d’un récit
mythique fondateur et refondateur ; enfin, moments de demande et
d’actions de grâce. (On notera que le rituel ne reprend pas toutes ces
étapes)
4)  Une donation et un partage de temps entre participants.
5)  Des conduites du corps, des mouvements, des gestes, des présentations
qui ne sont pas habituelles. Des modifications du corps, soit en surface
(vestimentaire, maquillage, coiffure, voire marquage), soit en profon-
deur (modification de rythme cardiaque, transit, sudation, et caetera ;
image corporelle)
6)  Des objets investis symboliquement (signifiant plus que le sens percep-
tible au premier abord, c’est-à-dire le sens commun ou trivial), mani-
pulés et offerts. Le don se perçoit jusque dans la révérence, voire la
soumission en une puissance humaine et supra-humaine.
7)  Un équilibre entre la prise de parole et le silence. L’accent porte sur
l’être, même dans le faire, et oriente la répartition structurée de rôles et
de modalités de communication.
8)  Un rappel, un dépôt de l’expérience, voire une adhésion à des valeurs
communes, lesquelles transcendent l’individu-sujet  : destin, vie
commune, cause collective, écologie, religion, cosmos. En ceci, le rite
ne m’apparaît pas régler la question du sens, il encadre et supporte bien
davantage une tension vers la possibilité qu’il y ait significations et, qui
plus est, multiples.

161
Deuxième partie : Rites et santé

9)  Une implication affective et concrète des participants, une mise en


commun de cet investissement dans une dramatisation plus ou moins
poussée et, dès lors, plus ou moins cathartique et, dès lors, plus ou
moins canalisée.
10) La présence d’une personne initiatrice, guide du déroulement et éven-
tuellement énonciatrice de significations (d’hypothétiques – voir point
8 – à dogmatiques), non pas dans le cas d’un rite qui soit symbolique
intime à deux, mais plutôt micro social (moins de vingt personnes),
mésocial (groupal et communautaire), macrosocial (collectivité).
Vous aurez noté dans cette nomenclature l’absence d’un élément pourtant
généralement donné d’emblée comme indice de rite, à savoir le caractère répé-
titif d’une pratique, dans le temps et l’espace.
En effet, dans la pratique courante, ne dit-on pas volontiers, dès lors qu’un
acte se répète, en insistant sur son importance, qu’il s’agit d’un rituel ? Celui de
la doudou chez les petiots, du salut chez les adolescents, de l’apéritif ou du café
chez les grands ?
Alors ?
Si je ne l’ai pas placé comme élément constitutif du rite, c’est que, me
semble-t-il, la répétition peut faire problème. Et cela vaut sans doute le coup de
s’y attarder, précisément dans l’optique de notre colloque.

2 En quoi la répétition est-elle nécessaire et source de santé ?


À l’origine, vous le savez sans doute, le terme « rituel » désignait le lieu où
l’on conservait les règles, voire le Livre, qui fixait dans l’écrit l’ordonnancement
des actes : il fallait répéter cet ordre ne serait-ce que pour mémoriser l’ordonnan-
cement convenu dans la prestation du rite. Se plier à un ordre précis, un ordre
« à part », fait donc partie intrinsèque du caractère de distanciation de l’univers
courant qu’offre le rite.
Mais il y a plus qu’une sorte de protocole ou, dans son versant religieux, de
liturgie. Il y a plus que la hiérarchie, mise en gradation des êtres et des valeurs
selon leur importance publique. Cette mémorisation ouvre la voie à la mémoria-
lisation : le cognitif a alors pour objet la chaîne humaine. Et ce qu’il convient de
faire pour la consolider, de génération en génération. Autrement dit, le carac-
tère répétitif dans le temps et l’espace permet de se souvenir que le rite ne se
réalise pas entièrement de manière spontanée, qu’il a partie liée avec l’histoire
commune, voire la tradition, tout simplement parce que la réalité « rite », on le

162
Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...

répète, est un universel. Déjà donc, la situation rituelle ébauche une forme de
relativisation eu égard à l’objet même du rite. Ce qui se vit là s’est déjà produit.
Cela dit, le rite établit une tension entre, d’une part, les éléments connus,
répétés en séquence prédéterminée pour les besoins d’une codification et, par
conséquent, d’une transmission reconnue telle et, d’autre part, une forme d’im-
provisation, associée à la singularité de la situation et surtout associée aux réso-
nances de ladite situation pour la subjectivité des actants du rite (les
participants).
Premier trait donc, la répétition est essentielle pour se souvenir d’un ordon-
nancement des gestes qui contribue à la puissance du rite comme inscription
dans une historicité. Cette répétition est proprement rituelle, mais on ne le dira
pas assez, il nous faut nous garder du fait que le rituel « quotidiennisé » ne
vienne phagocyter le sens du rite, beaucoup plus large. Autrement dit, je le
soulignerai dans un moment, nous devons faire attention à ce que le rituel,
autant dans son acception traditionnelle que dans son acception contempo-
raine, par son caractère répétitif, ne serve d’indice majeur de la présence du rite.
Considérons ensuite le caractère de répétition par un humain des gestes
d’un autre humain dans le rite. Je me situe ici entre le mimétisme (Girard,
2004) qui est inconscient et l’imitation, qui est volontaire, dans cette zone où
de « faire comme l’autre » vient nourrir la part de soi qui admire un trait de cet
autre et désire le traduire pour soi. À travers l’observation, le caractère identifi-
catoire à l’autre renforce l’être tout en le laissant libre. On peut penser ici au
rappel de figures mythiques ou à la mise en valeur, chez un individu, de ce qui
vient orienter chez ses contemporains la coalescence du groupe, à savoir le
mieux vivre ensemble.
Si l’on envisage maintenant un besoin et un désir exprimés par le rite,
besoin et désir souvent groupés sous le terme de sécuriser, il est indéniable que
la répétition offre une vertu de structuration rassurante. D’abord, c’est la répé-
tition d’un geste, du fait même que le geste nous hisse de l’ordinaire, qui fait
assumer la scansion entre les composantes de l’activité rituelle. Puis, au sein
même de l’activité rituelle, la répétition de gestes, tel un mantra, prédispose à
l’accueil de ce qui se passe au sein même du rite puis à la disponibilité à la
qualité de ce moment suspendu. Bref, la répétition assure le dégagement de
l’univers ordinaire et concentre la vigilance sur le temps présent du rite et ses
potentialités insaisissables et indicibles.
En somme, la répétition s’avère saine dès lors qu’elle ne l’est pas à l’iden-
tique. On choisira alors la figure de la spirale, par laquelle la réitération, servant
de corde de rappel, retrouve ses marques pour s’ancrer dans la transmission

163
Deuxième partie : Rites et santé

intergénérationnelle et, aussitôt consolidée, s’en distancie avec le caractère


singulier du présent.
Vous le devinez déjà, le rite, ne serait-ce que sous ce trait, n’est pas le rituel.
La part d’invention, de nouveauté dans le rite est secondaire. Et elle l’est juste-
ment parce que les individus ne sont pas là qu’en leur propre nom, électrons
libres lâchés dans un univers de significata à la carte, échangistes autonomes.
Si c’est le cas, nous nous trouvons devant un bien curieux paradoxe. Se
rencontrant là, fiers de leurs moi-sujets, les participants n’ont ni butoir, ni tierce
partie, ni objet autre qu’eux-mêmes de quoi témoigner, si bien que se rogne le
caractère même de sujet. L’altérité historicisante aplatie, nous nous retrouvons
face au grand leurre de la post-modernité, l’individu souverain et auto-engendré,
sans attaches, sans forcément percevoir que la richesse du monde, ce n’est pas
un agglomérat d’égos, mais la limite que nous impose – by the way – notre
finitude et à partir de laquelle le rite vient justement, par sa mise en forme,
dynamiser du lien. Du lien social. À défaut, le rite n’est pas du rite, il est autre
chose et il n’est pas non plus un rituel, ici même pas quotidien. Il est autre
chose et ce n’est ni bien ni mal. Il relève peut-être d’un happening qui se déroule
dans l’infini astral des inter-reconnaissances disjonctées d’un code langagier et
forcément aliénées de la symbolique de l’altérité.
Ce dur constat introduit déjà le point suivant.

3 En quoi la répétition serait-elle nocive, en soi, pour les


participants au rite et pour la signification du rite même ?
Sur le plan de la répétition d’un procédé prédéterminé, le rite qui insiste
trop sur la répétition vient vider le sens même du rite, en ceci que le caractère
imitatif prend le pas sur le caractère proprement expressif et symbolique du rite.
Plus spécifiquement, l’imitation des gestes qui est non seulement suggérée,
mais prescrite peut bien servir davantage les « animateurs » du rite ou les « offi-
ciants » que les participants. À cet égard, le caractère d’assoupissement de la
vigilance dont je viens de parler peut tout à fait être observable quand il s’agit
de l’abandon du néophyte, abandon pas forcément souhaité, aux mains d’un
médium. Ce dernier peut alors venir confisquer la signification – ou voler le
sens pour l’autre – pour un non-dit ou un tabou qui est précisément tabou
parce qu’il permet au médium de gonfler ses bénéfices secondaires.
Autre danger qui guide le rite hypertrophié dans la répétition : en plus de
l’abdication de soi comme sujet, on trouve justement l’amplification de cette
abdication dans la non-pensée. Celle-ci peut prendre notamment deux figures.

164
Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...

Première figure, en témoignent aisément ici les conduites obsessives, voire


monomaniaques, qui posent par le menu la gestualité et dans une rigidité féti-
chiste, qui se donne souvent comme un fantasme magique.
Le terreau comme l’effet tiennent dans la résistance de la conscience à
quelque chose qui se passe justement in situ. Et dans l’agrippement à une struc-
ture préexistante qui s’est elle-même rigidifiée. Qui est morte ?
Par conséquent, et je l’ai évoqué déjà, un des substrats de l’impensé du rite
réside justement dans le fait qu’il puisse devenir un truc (« essaie, ça, ça marche »)
ou un chemin de raccourci pour régler un problème plutôt que de le poser.
Technocentrés, nous adoptons le pas pressé du résultat.
Enfin, un autre écueil réside justement dans le danger général de tout rite
rivé à la répétition, à savoir supporter la tendance actuelle à la consommation-
consumation de l’agir. Or, la répétition, quand elle se passe d’analyse, de méta-
bolisation, conduit forcément au passage à l’acte. Nous nous situons alors bien
loin de la fonction primordiale du rite qui permet de vivre. Pour reprendre une
expression de P. Baudry (1991), le rite est « détraqué ». Il est gauchi dans la
compulsivité qui jouxte l’expressivité commandée par le spectaculaire. Avec les
résultats que l’on sait sur les vertiges suicidaires.
Au bilan, nous avons culturellement tellement insisté sur la répétition d’un
geste comme indice de rite, que nous avons quelque peu perdu le fait que la
répétition même peut être absurde, abrutissante. Et dès lors complètement
a-rituelle. C’est-à-dire, sous prétexte de sécurisation, devenant allergique à l’im-
mixtion d’un trouble, d’un doute, d’une confrontation et, encore une fois, d’un
principe tiers entre soi et le signifiant du geste rituel.
Comment conclure ?
En premier lieu, il y a moins de rite parce que nous disposons de moins de
temps. C’est tout simple. Car le rite, on le répète, vient saluer les changements.
Or, le rythme des changements augmente. Alors, on n’a plus le temps de les
saluer !
Il se peut alors que la rareté de la possibilité du rite se rabatte dans le rituel :
agissant sous la force de la reproduction du même, nous voulons répondre au
changement rapide par la nouveauté systématique frénétique. Or, la surdose et
de spectaculaire et de pseudo neuf finit pas émousser les sensibilités. Au moins
deux voies s’ouvrent alors : de un, la fuite en avant, encore plus de nouveautés
affriolantes ou encore, la quête dans l’histoire...
Conclure, oui.

165
Deuxième partie : Rites et santé

La France d’aujourd’hui a consciencieusement détruit ses rites de passage


Le résultat est édifiant : aucune institution ne « prend ».
Un rite, c’est une sorte de mayonnaise.
Il ne suffit pas de mélanger les éléments, il faut les faire « monter ».
Un rite est une émulsion, et pour la réussir, il faut savoir la battre.
Un peu, pas trop, surtout pas trop longtemps, question de rythme, de durée, et de
température. On apprend sur le tas.
Si le rite est sacré en soi, c’est qu’il renvoie à cette sorte de mémoire. 

(Clément, 1998 : 114)

La valeur plurielle de la vertu du rite contribue à ce qu’il demeure rite.


À quelle appétence rituelle peut-elle donner écho et élan ? Comment intro-
duire dans la surmodernité fascinée d’elle-même la présence de ce pluriel dyna-
misant ? À quelle altérité l’appétence culturelle, transclassiste, transculturelle,
peut-elle alors donner place ?
Il faudrait d’abord tout bonnement convenir de la rareté du rite plutôt que
de forcer le sens du rite à la moindre occasion. Une rencontre entre proches
peut être agréable et intercongratulante, mais ce n’est pas du rite et même pas
forcément du rituel ; c’est un party.
Si le rite se situe hors temps, il faudrait le prendre à la lettre ! Il faudrait le
protéger de la traduction automatique des valeurs dominantes de notre temps,
des effets de mode.
Si le rite prend acte de l’altérité, il doit accuser le coup de sa dureté. Il doit
faire place au désarroi, aux sentiments dits négatifs plutôt que de nous plonger
derechef dans le lénifiant. On sait comment « par l’identité vient la guérison »
(Walter, 1977 : 55) et comment cette identité, pour se constituer, pour prendre
possession de sa nature propre, se laisse à la fois caresser et entamer par les
visages de l’Autre.
Si le rite créé du liant, c’est d’abord avant tout entre la singularité indivi-
duelle et la culture. Or, la culture ne se résume pas à la culture première, origi-
naire, ou aux cultures d’immersion. Elle ne se limite pas non plus au clan, de
même qu’aux héros locaux ou même, civilisateurs. La culture, c’est le lent et
long travail de civilisation. En ce sens, l’effectuation du rite nous oblige à la
curiosité du passé, à l’entrée en perspective et à l’entrée d’air.
Si la racine plonge dans le passé, c’est pour mieux désigner l’avenir et,
notamment, le destin. Corrélativement, c’est pour désigner ce qui se termine, ce

166
Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...

qui, au creux de ce qui se termine, nous trace un chemin. Bref, et dit triviale-
ment, idéalement le rite nous empêcherait de mourir idiots. Et comme signalé
à la fin de l’ouvrage à propos de la maladie grave (Des Aulniers, 1997), de
mourir avant notre temps !
Et enfin et peut-être surtout, si le rite crée de la beauté, c’est d’abord par le
recours à l’œuvre reconnue telle. Aucun sens en termes sémantiques ne peut
émerger du néant si d’abord le tâtonnement, l’hésitation, l’exploration ne sont
pas autorisés. Aucun sens en termes sémantiques ne peut se hisser du néant vers
la différenciation, si les sens ne sont pas placés au cœur de la beauté du monde.
Sans désignation, sans discours.
En silence. Dans l’immensité océanique du silence.

167
Deuxième partie : Rites et santé

Bibliographie
Balandier, Georges ([1967] 1992), Anthropologie politique, Paris, PUF.
Baudry, Patrick (1991), Le corps extrême, Paris, l’Harmattan.
Bourdieu, Pierre (1980), Le sens pratique, Paris, Éditions de minuit.
Cazeneuve, J. (1985), Encyclopédie Universalis.
Clément, Catherine et Julia Kristeva (1998), Le féminin et le sacré, Paris, Stock.
Des Aulniers, Luce (1997), Itinérances de la maladie grave. Le temps des nomades, Paris,
L’Harmattan.
Deschamps, Chantal (2002), Le chaos créateur, Montréal, Guérin.
Foucault, Michel (1969), L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard.
Girard, René (2004), Les origines de la culture, Paris, Desclée de Brouwer.
Goffman, Erving (1982), La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditons de Minuit.
Lorenz, Konrad (1974), Trois essais sur le comportement animal et humain, Paris, Seuil.
Rothenbuhler, Eric (1998), Ritual communication : from everyday conversation to mediated
ceremony, Thousand Oaks, Californie, Sage, 1998.
Serres, Michel (1991), Le tiers-instruit, Paris, François Bourin.
Tort, Patrick (2005), Darwin et le darwinisme, Paris, PUF.
Van Gennep, Arnold ([1909] 1969), Les rites de passage, New York, Johnson Reprint.
Walter, Jean-Jacques (1977), Psychanalyse des rites. La face cachée de l’histoire des hommes,
Denoël Gonthier.

168
Chapitre 9

Les rites comme modèles de comportement

Denis Jeffrey

Le rituel peut être à la fois la conséquence d’une


certaine instance affective, la réponse fournie et par
conséquent la fin de la tension. Ce qui se voit le
mieux, c’est la solution admise, la formule finale-
ment trouvée du traitement social d’une émotion
qui n’a plus de raison d’être. Retour au calme. Le
rituel prend en compte l’émoi primitif et l’apaise
dans un système de signes qui codifient ce que l’on
doit éprouver. Le rituel enserre l’émotion primitive,
l’exprime et l’exténue.
Henri Hatzfeld (1993 : 120)

L es études sur les rites jouissent d’une attention inédite. On utilise de


plus en plus le concept de rituel dans les champs du savoir où on
n’avait pas l’habitude de le rencontrer. Serait-ce un signe qu’il est
enfin parvenu à se frayer un chemin dans les lignes majeures de la pensée
contemporaine ? Parce qu’il est tellement difficile de s’accorder sur une défini-
tion du rituel, nous nous proposons ici d’y réfléchir.

1 Particularités de l’étude des rites


Le mot « rite » désigne habituellement des pratiques symboliques à carac-
tère répétitif. L’insistance sur le caractère répétitif des rituels a eu tendance à
mettre en retrait le fait qu’ils évoluent avec les sensibilités et les changements de
mœurs. Malheureusement, on les associe encore trop souvent à des cérémonies

169
Deuxième partie : Rites et santé

primitives ou à des gestes obsessionnels de nature religieuse. Il y a donc lieu de


distinguer la manière de pratiquer des rites dans des sociétés traditionnelles,
dans un contexte culturel où une religion domine et dans des sociétés où l’indi-
vidu hypermoderne affirme sa liberté. La manière de pratiquer le rite est déter-
minée par un contexte historique, social et culturel. Au niveau des interactions
entre individus, la manière de les pratiquer est aussi déterminée par la situation
dans laquelle se retrouvent les acteurs. Erving Goffman dans ses différents livres
(1973 ; 1974) a présenté des analyses approfondies de ces rites d’interactions
dont les mises en scène s’ajustent aux situations concrètes de la vie. La manière
de pratiquer un rituel dépend essentiellement du sentiment de liberté de l’ac-
teur, c’est-à-dire de sa capacité de jouer le rituel plutôt que de le subir. Cette
liberté devrait lui permettre d’accepter une plus grande part d’indéterminé lors
de la ritualisation.
Quoique la manière de pratiquer des rites diffère selon les trois contextes
que nous venons de nommer (sociétés traditionnelles, religieuses et hypermo-
dernes), on y décèle tout de même une certaine permanence dans leurs formes,
leurs fonctions et leurs motifs symboliques. Par exemple, les passages impor-
tants depuis le début de la vie jusqu’à la mort sont ritualisés quel que soit le
contexte. Leur forme en trois séquences, selon la typologie d’Arnold van
Gennep (1909) semble universelle. L’une des fonctions de cette ritualité serait
liée, toujours selon van Gennep, au risque qu’encourent l’individu et sa société
lors de la transition d’un passage important de la vie. Le rite apparaît ici comme
une mesure supplémentaire de protection contre l’adversité, l’imprévisible, les
dérapages émotifs et les désordres sociaux. En ce qui concerne les motifs symbo-
liques, pensons entre autres au vêtement qui acquiert une valeur symbolique
dans un rituel ou aux habits appropriés pour pratiquer un rituel. Le motif
symbolique qu’est le vêtement contribue au rite dans la mesure où l’acteur est
appelé à jouer un rôle, c’est-à-dire à paraître sous un jour différent. Les masques,
déguisements, costumes, parures et décorations corporelles permettent à auteur,
lors du rituel, de mieux incarner le rôle attendu.
On ne pourrait dire que notre compréhension des rituels s’est affranchie de
la représentation négative qui pesait sur eux. Toutefois, le développement des
sciences humaines a ouvert la porte à de nouvelles perspectives d’analyse.
Comme le souligne Christoph Wulf, on supposait que « les rituels avaient pour
objet de réduire l’autonomie des sujets, on les considérait comme des formes
d’action stéréotypées, non authentiques, limitant les possibilités d’évolution
des individus » (2008 :  123). À l’instar de Wulf et Gebauer (2004), il faut
montrer que les rituels sont essentiels à la vie, mais surtout qu’ils n’entravent
pas la liberté des individus. Konrad Lorenz (1969) et plusieurs autres auteurs
considéraient que les rites étaient rigides et obligatoires, très peu variables dans

170
Chapitre 9. Les rites comme modèles de comportement

leur forme et leur contenu. Ce constat n’est pas faux si on examine les rites sur
une courte période de temps. Dans le long terme, on s’aperçoit que des rites ont
radicalement changé, certains ont disparu, d’autres ont été créés.
Il existe une impressionnante quantité de rites puisqu’ils concernent la
totalité des activités humaines. Une anthropologie des rituels prendrait des
années à les décrire et à les classer. Le classement des rites, comme le fait remar-
quer Maurice Gruau (1999 : 11), ressemblerait au classement des animaux de
Borges que Michel Foucault présente dans Les mots et les choses. On retrouve
entre autres dans ce classement les animaux qui appartiennent à l’empereur,
ceux qui viennent de casser la cruche et ceux qui de loin semblent des mouches.
Certains spécialistes ont constitué des familles de rites à l’instar d’Arnold van
Gennep pour les passages. Malgré la dimension heuristique de son travail, il
fut, en son temps, très contesté par Marcel Mauss. On lui reprochait d’avoir
réuni dans une même famille des rites différents les uns des autres. Claude
Rivière a proposé deux grandes catégories : les rites religieux et les rites profanes.
Pour ce dernier, « les rites profanes sont en effet moins en liaison avec des
croyances fortes dont ils seraient la reviviscence comme dans les religions,
qu’avec des adhésions labiles, molles ou coutumières, à une culture ou sous-
culture déterminée, entendue comme style de vie, comme ensemble de valeurs
et de comportements. Ils indiquent plus une participation à un système insti-
tutionnel que l’intériorisation d’un ensemble de croyances » (1995 :  75). La
catégorisation de Rivière, qui mériterait un examen approfondi, n’est pas fonc-
tionnelle. Est-ce que les rituels militaristes hitlériens doivent être classés dans la
catégorie du profane et du religieux ? Comment évaluer l’intensité d’une
croyance sans le demander à l’individu qui l’éprouve au plus profond de lui-
même ? Comment évaluer l’engagement d’un acteur lors d’une ritualisation,
sinon, encore une fois, en lui demandant d’en témoigner ? La catégorisation de
Rivière appelle une enquête auprès des acteurs de rituels qu’il est alors obliga-
toire de mener. Laissons de côté ces questions de classification pour en venir à
une définition des rituels.
La tâche de comprendre les rites est d’autant plus ardue qu’un spécialiste
pourrait passer sa vie à étudier uniquement les rites funéraires ou les rites de
passage à l’adolescence. Proposer une définition du rite comporte donc le risque
d’en dire trop ou pas assez, de le réduire à peu ou d’universaliser certaines de
leurs fonctions, comme le fait René Girard avec le sacrifice.

171
Deuxième partie : Rites et santé

2 Définir le rite
Dans son livre devenu maintenant un classique, Jean Maisonneuve propose
une définition des rites  fort inspirante : « système codifié de pratiques, sous
certaines conditions de lieu et de temps, ayant un sens vécu et une valeur
symbolique pour ses acteurs et ses témoins, en impliquant la mise en jeu du
corps et un certain rapport au sacré » (1988 : 12). Décomposons cette défini-
tion dans ses éléments les plus simples : un système codifié de pratiques, une
condition de lieu, une condition de temps, un sens vécu, une valeur symbo-
lique, des acteurs, des témoins, une mise en jeu du corps et un rapport au sacré.
On retrouve dans cette définition, reprise notamment par Martine Segalen
(1998 : 20), des éléments essentiels pour comprendre le rite. D’entrée de jeu,
Maisonneuve ne cherche pas, fort heureusement, à distinguer le rite de ce qui
ne serait pas du rite. Il y a un piège épistémologique à définir le rite par ce qui
pourrait s’opposer au rite, tout comme un tel piège existe si on cherche à définir
une relation sociale par ce qui ne serait pas une relation sociale. On peut illus-
trer ce piège par cette distinction du sens commun entre ce que serait un
comportement humain et un comportement inhumain. On déclare qu’un
comportement cruel et barbare est inhumain alors qu’un comportement
altruiste serait essentiellement humain. En plus du jugement de valeur, cette
opposition réfère à une conception angélique de l’être humain. Pour éviter de
pénétrer dans une ère épistémologique où les controverses sont intellectuelle-
ment paralysantes, pour éviter également les spéculations stériles, il est préfé-
rable, par prudence méthodologique, de réserver notre jugement sur la
distinction entre ce qui est rituel et ce qui ne le serait pas.

3 Rapport au sacré
Penchons-nous sur deux éléments de cette définition : le sacré et le système
codifié de pratiques. D’abord, le sacré. Est-ce que tout rituel ouvre sur un
rapport au sacré ? Comment définir ce rapport au sacré ? Dans le sens de Mircea
Eliade (1974) pour qui le sacré se déplace pour investir des activités humaines
non religieuses comme l’art et la politique ? Ou dans le sens de Roger Caillois
(1970) ? Ce dernier propose de penser le sacré comme une catégorie de la sensi-
bilité humaine, au même titre que le beau par exemple. À partir du moment où
on désubstantifie le sacré, où on le considère comme un sentiment, on doit
ajuster la définition du rite en conséquence.
Doit-on conserver le rapport au sacré pour les rites religieux et le rapport
au profane pour les autres rites ? Doit-on considérer que tous les rites expriment
un sentiment de sacré ? Ce n’est peut-être pas ce que voulait signifier Maison-

172
Chapitre 9. Les rites comme modèles de comportement

neuve lorsqu’il écrivait que le rite est un système codifié de pratiques impli-
quant un certain rapport au sacré. Voulait-il uniquement souligner que certains
rites entretiennent un certain rapport avec le sacré ? Cela paraît tout à fait plau-
sible. Si on conserve l’élément « rapport au sacré » pour définir tous les rituels,
on risque d’exclure un grand nombre de ces derniers où la sensibilité à l’égard
du sacré (le sentiment de sacré) est très peu présente ou inexistante. Aussi, il
faudrait démontrer que tous les rituels entretiennent un rapport avec le sacré.
Cela apparaît comme une entreprise capricieuse et complexe puisque l’analyse
pourrait être forcée afin de suggérer qu’un sentiment de sacré est vécu sous un
mode inconscient par les acteurs d’un rituel. Erving Goffman, semble-t-il, s’est
prêté à cet effort. Ne voulant pas se départir de l’élément du sacré dans sa défi-
nition des rituels, il écrivait ceci : « J’emploie le terme de rituel parce qu’il s’agit
ici d’actes dont le composant symbolique sert à montrer combien la personne
agissante est digne de respect ou combien elle estime que d’autres en sont dignes
[…]. La face est donc un objet sacré, et il s’ensuit que l’ordre expressif nécessaire
à sa préservation est un ordre rituel » (1974 : 21). Est-ce que la pertinence de
son analyse aurait été amoindrie s’il s’était préservé de référer au sacré ? On peut
supposer que la référence au sacré est superfétatoire. Nous embrassons les
analyses de Goffman parce qu’elles permettent de mieux comprendre ce qui se
passe lors d’interactions entre individus. Un lecteur peu attentif, qui n’aurait
pas su que ces rituels conservent une dimension sacré, n’en est pas moins
instruit.
Si nous acceptons de considérer le sacré comme une catégorie de la sensibi-
lité, donc un sentiment qui peut s’épanouir dans diverses situations et varier en
intensité, on peut alors essayer de mieux définir le contenu de ce sentiment de
sacré et explorer ses expressions lors d’une ritualisation. Toutefois, il serait plus
sage de définir le rituel sans inclure un rapport au sacré. À cet égard, on peut
suggérer qu’un certain nombre de rituels permettent de vivre pleinement ce
sentiment de sacré à travers une expérience particulière. D’autres rituels permet-
tent l’expression des sentiments de sacré, d’autres encore permettent de se
protéger comme un tel sentiment. Or, on doit admettre que le sentiment de
sacré peut être absent d’une ritualisation.

4 Le code
Autant pour Maisonneuve que pour Segalen, le rite apparaît comme un
système codifié de pratiques. On peut, en s’inspirant des travaux de Goffman et
de Wulf, approfondir les caractéristiques de ce système codifié. Considérons
l’idée suivante : les rites proposent des modèles de comportement que les acteurs

173
Deuxième partie : Rites et santé

peuvent emprunter selon les contextes particuliers. Cette proposition permet


de concilier le rite avec la liberté des individus.
Les rites quotidiens de salutation et d’échange de politesse sont passable-
ment codifiés, mais conservent toutefois une grande souplesse. On permet
généralement une marge d’originalité personnelle dans les salutations matinales
entre collègues. Mais on questionnerait un comportement trop expressif où les
effusions émotives seraient trop grandes. Dans un contexte militaire, les rites de
salutations sont extrêmement codifiés et ne souffrent d’aucun écart. La valeur
symbolique du rite est liée à l’obéissance des soldats qui respectent la hiérarchie
militaire. La force du commandement tient à ce type de rites de salutation qui
confirme la place de chacun.
Ainsi, les rites de salutations déterminés par l’ordre militaire appartiennent
à un système très codifié, alors que les rites de salutations de la vie civile sont
plus ou moins codifiés selon les circonstances. Erving Goffman (1974), dans
son analyse des rites d’interactions, montre amplement comment la situation
détermine le rite. À vrai dire, un comportement est modelé par un rite parce
que la situation l’exige. Cette façon de comprendre le rite permet de considérer
à la fois la liberté de l’acteur, le cadre ou le contexte dans lequel se pratique le
rite et la part de détermination et d’indéterminé dans un rite.
Quand un militaire en salue un autre en tenant sa main droite ouverte et
bien ferme près de sa casquette, le risque d’ambiguïté dans la communication
est très faible. Tous les militaires comprennent immédiatement le sens de ce
geste. Il n’y a aucune part d’indéterminé dans ce geste. Il est entièrement
fabriqué, prévu, rigide et obligatoire. Il fait partie des comportements très
stéréotypés des militaires. Or, dans la vie civile, les rites de salutations ne sont
pas aussi rigides et contiennent une grande part d’indéterminé, ce qui laisse
place à de l’interprétation. Par exemple, dans un milieu de travail, un individu
donne la main à son collègue féminin en soutenant longuement son regard ou
en lui offrant un sourire admiratif. On pourra interpréter ce geste selon des
événements antérieurs et la situation que vivent ces deux individus. Parce que
le code pour ce rite de salutations dans la vie civile contient une grande part
d’indéterminé, il est sujet à de multiples interprétations. Dans le contexte d’un
bar où des jeunes vont draguer, les rites de salutations, qui répondent aussi à des
modèles préétablis, sont tout autres. Or, pour pratiquer les rites de séduction
dans une situation donnée, les individus doivent connaître le code. Sinon, des
gestes pour séduire pourraient être mal interprétés. Plusieurs étudiants nord-
africains qui fréquentent l’Université Laval pourront témoigner de l’ajustement
qu’ils ont dû apporter à leur rituel de séduction pour rencontrer une Québé-
coise. Le modèle de rituel qui leur servait de référence n’était pas du tout adapté
au contexte québécois. Par exemple, les jeux d’insistance et de refus diffèrent

174
Chapitre 9. Les rites comme modèles de comportement

radicalement. À bien des égards, les rites de séduction doivent être connus de
chacun pour éviter toute ambiguïté. Sans le code de séduction, nul ne pourrait
reconnaître les signes propres au désir de rencontrer l’autre.
En somme, le rite propose des modèles de comportement qui peuvent être
suivis à la lettre ou avec souplesse, selon l’aise de l’acteur et les situations. C’est
bien parce que les humains aiment s’amuser avec le code que les rites subissent
régulièrement des altérations qui leur permettent d’évoluer.

5 Une définition
Pour poursuivre notre analyse, nous suggérons la définition suivante qui
diffère légèrement de celle de Maisonneuve : un rituel est une manière de se
comporter ayant un sens vécu et une valeur symbolique, habituellement sous
certaines conditions de lieu, de temps et avec des accessoires de circonstance ; il
implique aussi un rapport implicite ou explicite à des interdits. Nous allons
nous en expliquer.
Un rituel est, dans son actualisation, une manière de se comporter. Toute-
fois, dans sa forme, il représente un modèle de comportement pouvant être
emprunté par des acteurs dans une situation singulière. Il n’existe pas un modèle
de rituel ajustable à toutes les situations. Les traditions nous ont légué un large
répertoire de rituels, transmis de génération en génération, que chacun peut
emprunter au besoin. Par exemple, si un individu désire apprendre à méditer,
le répertoire des rites à cet égard est très vaste. L’individu peut lire sur le sujet,
fréquenter un centre de méditation, partager les expériences de copains ou
fabriquer sa pratique à partir de ce qu’il en sait. Un rite fournit un mode d’em-
ploi. Le rite de méditation pourrait préciser comment choisir et utiliser un
mantra pouvant être répété au besoin, à des fréquences plus ou moins fixes,
dans un espace dédié, avec des accessoires de circonstance, dans des positions
corporelles particulières qui impliquent une série de gestes, un style vestimen-
taire, une attitude d’introspection et une disposition d’esprit. Selon le degré
d’engagement de l’acteur, un rite de méditation sera exécuté avec plus ou moins
de marge de liberté.
Lorsque les enjeux émotifs sont très importants – notamment la naissance,
la mort, la souffrance, la sexualité, le pouvoir, la maladie, un événement grave
– un acteur prend moins de liberté dans ses conduites rituelles. Les acteurs
préfèrent alors modeler leur comportement sur des rites éprouvés légués par les
traditions. C’est le cas pour le mariage, les anniversaires de naissance, les funé-
railles, les grandes fêtes calendaires. Il faut dire aussi que le rite subit une alté-
ration sévère uniquement lorsqu’il ne permet plus l’expression régulée de

175
Deuxième partie : Rites et santé

certaines émotions. Les enjeux de sens et la valeur symbolique d’un rituel sont
d’autant plus importants lorsqu’un événement sécrète de l’anxiété, de l’angoisse,
de la peur, en fait, des émotions très intenses. Le rite apparaît alors comme une
sorte de protection contre les dérapages émotifs pouvant conduire à des
comportements insensés. À cet égard, se comporter selon un modèle rituel
préétabli renforce le sentiment de confiance nécessaire à l’accomplissement
d’une action. En somme, le fait de mimer un modèle rituel réduit la part d’in-
déterminé, donc d’incertitude, dans un comportement. Cela, sans jamais
oublier que le rituel propose un modèle de conduite qui demeure modifiable.
Les fêtes d’anniversaire de naissance en sont un excellent exemple.
Les rites de fêtes d’anniversaire de naissance servent de modèles qu’il
convient socialement de suivre même s’ils n’ont pas un caractère obligatoire.
On retrouve un certain nombre de motifs symboliques dans une fête-anniver-
saire : rencontre autour d’un repas, échange de souhaits et de cadeaux, gâteau
d’anniversaire serti de bougies, éteinte des bougies dans un seul souffle après
avoir fait un souhait qui doit rester secret, chanson d’anniversaire. Les mises en
scène d’une fête-anniversaire sont ajustées selon l’âge ou le statut du jubilaire.
Les organisateurs de la fête peuvent miser sur un motif symbolique plutôt
qu’un autre. Par exemple, des parents préparent un gâteau d’anniversaire avec
une bougie pour le premier anniversaire de leur enfant. Quelques photos sont
prises dans la joie de voir bébé étonné, assis dans sa chaise haute, empoigner le
gâteau à deux mains pour en mettre des parts dans sa bouche et jeter d’autres
parts sur le plancher.
Le cadeau que l’on offre à un ami pour son anniversaire ne répond pas à un
standard particulier. On ressent une sorte d’obligation morale de donner un
cadeau, même si ce n’est pas une obligation. Le cadeau est choisi pour faire
plaisir à la personne fêtée. Des amis peuvent venir à une fête d’anniversaire de
naissance sans cadeau, selon le lien de proximité affective et les traditions dans
un milieu social. Pourquoi donner un cadeau ? Parce que le rituel d’anniversaire
de naissance engage les formes traditionnelles de l’échange : donner, recevoir,
rendre. L’engagement personnel dans les jeux de l’échange entre amis ne répond
pas à des modèles statutaires. Toutefois, l’échange de cadeaux et de souhaits
participe au maintien et au renforcement de l’expression affective, de la consi-
dération, de l’appréciation ou de l’admiration pour le jubilaire. Les gens qui
apportent un cadeau d’anniversaire modulent leur comportement selon un
rituel. Apporter un cadeau n’est pas un geste inapproprié. C’est au contraire un
geste très convenable reconnu par tous. Un thème symbolique peut se trans-
former, mais il en reste toujours quelque chose. Par exemple, la chanson de
Gilles Vigneault, « C’est à ton tour, mon cher ami, de te laisser parler d’amour »,
remplace fréquemment l’hymne rituel du « Bonne fête » ou du « Happy birthday

176
Chapitre 9. Les rites comme modèles de comportement

to you ». Cette chanson a été adoptée par nombre de Québécois parce qu’elle
témoigne mieux d’un lien affectif entre le jubilaire et son entourage. Mais le
thème symbolique qu’est une chanson dédiée à l’anniversaire de naissance
demeure.
Ainsi, le rite propose une manière de se comporter plus ou moins obliga-
toire, selon la pression morale ressentie par les acteurs. Les rites sont l’objet
d’une appropriation subjective de la part des acteurs. Néanmoins, même si les
marges de liberté dans les pratiques rituelles contemporaines sont plus larges
qu’autrefois, il ne faut pas sous-estimer la part de détermination. Que serait, en
effet, l’anniversaire de naissance sans le gâteau ou les échanges de souhait ? Les
motifs symboliques quasi obligatoires dans ce rituel, quoique non absolument
contraignants, sont tout de même fortement déterminants. Ces motifs symbo-
liques peuvent très bien varier d’une culture à une autre, d’une famille à une
autre ou d’un groupe d’amis à un autre, mais la transmission de ce rite, d’une
génération à une autre, ne génère pas autant de modifications qu’on pourrait le
penser. Les motifs symboliques réfèrent peut-être, dans le sens jungien du
terme, à des archétypes universaux, mais nous n’irons pas plus loin dans cette
voie empruntée notamment par Mircea Éliade.

6 Les interdits
Nous avons discuté de la pertinence de l’élément « rapport au sacré » dans
la définition générale des rituels. Nous préférons remplacer cet élément par
celui-ci : implique un rapport implicite ou explicite à des interdits. Qu’en est-il ?
C’est Boris Cyrulnik qui écrivait : « L’intensité émotive, dès qu’elle n’est
plus gérée par le rituel, laisse exploser la violence » (2000 : 117). René Girard a
construit sa thèse sur l’idée que le rite vise à réguler la violence. Plusieurs spécia-
listes, dont Roger Caillois (1970), Georges Balandier (1985), Michel Maffesoli
(1976) et Roger Dadoun (2001) insistent pour dire que le rite canalise ou
détourne la violence pour protéger la société contre le désordre. Freud se
demandait si les hommes allaient parvenir à vivre dans un monde pacifié, si la
raison allait avoir le dessus sur les pulsions. Or, il n’avait pas envisagé que le
rituel puisse être une réponse réaliste à ses inquiétudes. Probablement parce
que, comme Juif, il associait le rituel au ritualisme. En effet, la puissance régu-
latrice des pratiques rituelles vise à moduler les énergies corporelles et à proposer
des voies acceptables à son expression. En somme, les énergies pulsionnelles
sont interdites, c’est-à-dire qu’il leur est interdit de se manifester sans aupara-
vant être délestées de leur violence.

177
Deuxième partie : Rites et santé

Par fonctionnement, l’interdit refoule la violence d’une motion pulsion-


nelle alors que le rituel en permet l’expression sous une forme acceptable. Dans
son double sens, l’interdit défend et autorise, trace des barrières et ouvre des
espaces de vie, différencie et aménage les échanges. Céder à la pulsion repré-
sente le retour du désordre, du chaos et de la violence. L’espace de vie s’efface
pour devenir un espace de mort. L’interdit, en médiatisant la conduite spon-
tanée, instaure une distance à soi et à autrui, ouvre à la communication, à
l’échange, à l’exercice de la liberté, à une rencontre réglée entre les individus et
les groupes. En somme, l’interdit est la condition de la ritualisation. Lorsque les
interdits ne tiennent plus, comme l’a montré Caillois, on doit s’attendre au
retour de la violence. Par exemple, en temps de guerre, les pires atrocités sont
commises parce que les interdits ne font plus barrage aux pulsions. La fonction
de régulation des interdits fait défaut. La violence de la satisfaction immédiate
des pulsions empêche l’action rituelle. Pour qu’il y ait rituel, en somme, il doit
donc y avoir mise à distance des réactions pulsionnelles.
L’expression rituelle des émotions doit être préférée à leur expression
violente. Dans un rituel, il est toujours possible de rendre compte de l’interdit
qui se cache derrière une ritualisation. Les analyses de Girard sont très éclai-
rantes à ce sujet. Il montre que le rituel est le gardien des interdits. Dit autre-
ment, le rituel travaille pour maintenir le refoulement de la violence. On pourra
également lire les analyses de Goffman à l’aune de la thèse des interdits. Les
rites d’interaction, qui sont en fait des rites de civilité, permettent d’éviter les
micro-violences qui pourraient empoisonner notre quotidien. Ils ont une fonc-
tion de domestication de la violence pulsionnelle du fait qu’ils visent à rompre
avec la brutalité, la vulgarité et l’irrespect. Il s’agit, avec ces rites d’interaction
comme avec les rites de politesse et du savoir-vivre, d’adoucir les mœurs. Sans
les rites de politesse, les gens en viendraient rapidement aux coups. Ces rituels
nous protègent contre le retour de la barbarie. L’absence de rites de civilité
pourrait avoir comme effet de donner libre cours à la violence pulsionnelle.

Conclusion
Toute définition du rituel doit continuellement être raffinée parce qu’elle
contient toujours quelques insuffisances. C’était notre but ici de revoir une
définition classique du rituel aux fins de discussion. On ne pourrait dire que
nous soyons parvenu, par notre définition, à rendre compte du rite dans la
diversité de ses formes et de ses fonctions. En revanche, nous souhaitons que
nos réflexions puissent enrichir la compréhension de l’être humain lorsqu’il
ritualise.

178
Chapitre 9. Les rites comme modèles de comportement

Bibliographie
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Caillois, Roger (1970), L’homme et le sacré, Paris, Gallimard.
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Minuit, tomes 1 et 2.
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Wulf, Christoph (2008), Une anthropologie historique et culturelle. Rituels, mimésis sociale et
performativité, Paris, Téraèdre.

179
Chapitre 10

La spiritualité et la notion de bien-être :


évolution de la recherche en psychologie

Gilbert Guindon

L argement oubliée par les grandes écoles de psychologie au cours du


XXe siècle, la spiritualité a connu un regain d’intérêt avec l’essor de la
psychologie transpersonnelle dans les années 1970. L’étude des états
non ordinaires de conscience et des expériences religieuses devait transformer
radicalement la vision du monde de l’être humain. Incapable de répondre
adéquatement à ses ambitions de nouveau paradigme, la psychologie transper-
sonnelle est virtuellement absente de la littérature scientifique et produit surtout
une abondance de nouvelles méthodes de développement personnel à la valeur
scientifique souvent invérifiable. Toutefois, l’intérêt populaire grandissant pour
la spiritualité a obligé le courant dominant de la psychologie (psychologie
clinique, psychologie sociale, psychologie de la santé, psychologie de la reli-
gion) à explorer davantage les liens entre la spiritualité et la santé au même titre
que la médecine, la psychiatrie et les sciences infirmières. Stratégie d’interven-
tion pour le clinicien, facteur accru de protection de la santé du corps et de
l’esprit, catalyseur de sens et d’émotions positives, la spiritualité est examinée
sous l’angle d’un élément essentiel au bien-être. Parallèlement à la recherche
empirique, un nouveau mouvement en émergence, celui de la psychologie posi-
tive, entend également incorporer la spiritualité et le bien-être dans le cadre
d’une mise en valeur de l’expérience subjective centrée sur le bonheur, la sagesse
et les autres aspects positifs de la vie.
Lors du phénomène de la rencontre entre deux personnes dont l’un est
thérapeute et l’autre son client, on assiste également à la rencontre de deux
visions du monde avec leurs croyances, valeurs et modes de fonctionnement
dont la conjugaison déterminera le processus thérapeutique et son résultat.
D’un côté, le guide, le maître, l’accompagnateur ou les multiples facettes du

181
Deuxième partie : Rites et santé

rôle de thérapeute et de son éventail d’action : accueil, écoute, soutien, sugges-


tion, direction. De l’autre, le sujet aux prises avec ses désirs, ses lubies et ses
angoisses, témoin et acteur de son histoire personnelle et qui se languit de sens
et de guérison. Entre les deux, il y a l’axe médiateur de la parole, support
commun des deux êtres, qui permet à la souffrance de l’un d’éclore, d’exister
par des mots à la consonance imprécise et à l’autre, d’encadrer cette souffrance
dans des concepts, de la nommer, de la faire advenir à l’état d’objet sur lequel il
est possible de travailler.
De nos jours, avec l’émiettement du religieux, le psychologue est celui qui
dispose de la connaissance sur le bien-être en rapport avec des questions exis-
tentielles. La psychologie de la religion aborde ces deux aspects, mais sous
plusieurs facettes. Aux États-Unis, cette psychologie a progressé dans plusieurs
secteurs d’activités tant sous le couvert de la recherche empirique et son marché
faste de la recherche subventionnée en santé que celui de la thérapie et de ses
innovations religieuses.
Il n’y a rien de nouveau à affirmer que la spiritualité et la religion peuvent
avoir une influence positive et bénéfique sur la santé physique et mentale. Elles
deviennent une ressource et un réconfort pour les humains qui doivent
composer avec des événements stressants et la maladie et l’inévitable recherche
de sens qu’ils amènent. Ce lien est étudié depuis 1961 dans le périodique inter-
national Journal of Religion and Health. Ce qui est intéressant, par contre, est
d’observer la façon dont la recherche en psychologie de la religion aux États-
Unis a évolué autour de ces questions au fil des ans.

1 Psychologie, santé et spiritualité


La littérature scientifique contemporaine suggère un lien positif entre la
religion et la spiritualité en tant que facteur de protection contre l’apparition de
la maladie. Elles favoriseraient la longévité, elles offriraient un meilleur pronostic
de recouvrement de la santé lorsque la maladie survient – maladies cardiovas-
culaires, cancer  – elles procureraient une ressource additionnelle et seraient
même, dans certains cas, un facteur important et unique dans la capacité des
patients à faire face à des maladies sérieuses, des maladies chroniques ou à des
cas d’invalidité. Elles seraient au centre de la notion de coping (Koenig et coll.,
2001).
La relation entre spiritualité et santé est plus complexe qu’on pourrait le
penser. Il faut dire que la mosaïque des croyances chez les Américains diffère de
la nôtre. Régulièrement, les sondages Gallup dévoilent un taux autour de 95 %
en une croyance en Dieu ou une puissance supérieure. Ce chiffre n’est pas

182
Chapitre 10. La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche en psychologie

descendu sous les 90 % durant les cinquante dernières années (Thorensen et
Miller, 2003 ; Gallup, 2006). Tant sur le plan de la foi, de la prière que du ques-
tionnement spirituel, l’intérêt populaire est grandissant. Cet intérêt se reflète-t-
il à travers la littérature scientifique ?
Une consultation de la banque de données sur la littérature en psychologie
PsycLit révèle que sur près de 2  500 articles répertoriés avec les descripteurs
Spirituality et Health depuis l’existence de la banque de données (jusqu’à 2006),
plus de 2000 l’ont été entre 1996 et 2006, plus de 1500 entre 2001 et 2006 et
plus de 400 depuis 2005 et cette production ne cesse de croître.
La question n’est plus de savoir si on peut étudier la spiritualité en lien avec
la santé. Sachant qu’aux États-Unis, l’Office of Behavioral and Social Sciences a
formé un groupe de recherche sur la spiritualité, la religion et la santé sous
l’égide des National Institutes of Health à Washington, il n’est donc pas surpre-
nant de voir autant de recherches subventionnées sur ce sujet dans la littérature.
L’American Psychological Association a publié au cours des dernières années des
numéros spéciaux dans ses principales publications dont le prestigieux American
Psychologist (janvier 2003) et sa revue consacrée à l’actualité de la recherche, le
Monitor on Psychology (décembre 2003). On est là au cœur d’un intérêt crois-
sant parmi les chercheurs de la psychologie dominante ou le mainstream envers
les facteurs d’influence sur la santé que représentent la religion et la spiritualité
(George et coll., 2000 ; 2002).
D’aucuns reconnaîtront que la psychologie américaine a toujours été prag-
matique et qu’elle est fidèle à elle-même avec l’étude de la spiritualité. Elle est
de plus en plus subventionnée puisqu’elle peut apporter des retombées et des
ébauches de solution à des problèmes pratiques, particulièrement les soins
cliniques consacrés aux dépendances aux substances ou aux maladies cardiovas-
culaires ainsi que certaines maladies chroniques dont celles reliées à la douleur
comme l’arthrite ou des maladies incurables et potentiellement létales telle
l’infection au VIH (Newberg et Lee, 2006 ; Powell et coll., 2003).
Du même coup, le concept de santé a émergé comme quelque chose qui va
au-delà du fonctionnement biologique sans l’entrave de la maladie (Seeman et
coll., 2003). La santé est aux confluents de facteurs sociaux, culturels, philoso-
phiques, de cheminements existentiels et elle est tributaire de la qualité des
relations interpersonnelles. Rien d’étonnant à ce que la psychologie, et plus
spécifiquement la psychologie de la religion, en raison des études théoriques et
empiriques entourant les comportements, les croyances et les expériences reli-
gieuses, ait toujours eu un rôle privilégié pour comprendre l’impact de la reli-
gion et de la spiritualité sur l’existence.

183
Deuxième partie : Rites et santé

Si, du côté européen, la psychanalyse a joué un rôle déterminant dans l’éta-


blissement d’une structure théorique impressionnante avec Freud, Jung ou
encore Vergote, du côté américain, plusieurs chercheurs avaient débuté des
recherches empiriques colligées depuis plus de quarante ans dans le Journal for
the Scientific Study of Religion.
La mesure des concepts de nature spirituelle ou religieuse a été parfois
minimale ou simpliste, mais elle s’est raffinée avec le temps (Emmons et Palou-
tzian, 2003). Au cours des années 1990, avec la nécessité d’aller chercher des
fonds auprès des instituts de recherche en santé, les protocoles de recherche ont
dû être améliorés sensiblement (Hill et Pargament, 2003). Des numéros
spéciaux sont alors apparus fin 1990 - début 2000 sur la recherche entre la santé
et la spiritualité dans Behavioral Medecine, Health Psychology, Marital and
Family Therapy, Psycho-Oncology, etc. Ces quelques indices ne peuvent échapper
à tout observateur du développement de ce champ de recherche.
Pour les chercheurs, la principale difficulté sur le plan de la mesure a
toujours été de distinguer et de définir la religion de la spiritualité (Zinnbauer
et coll., 1997 ; Emmons et Paloutzian, 2003 ; Hill et Pargament, 2003). Si la
religion fait référence au cadre institutionnel qui la structure, la spiritualité a
toujours gardé son côté élusif et subjectif : être interpellé par un principe fonda-
mental ou vital provenant de la vie ; ce qui vient insuffler de l’énergie à la partie
matérielle de la personne ou de l’existence. Ce principe s’adresse directement à
l’expérience humaine. La façon de le nommer réfère au sacré, au divin, au holy.
Voilà qui en appelle à quelque chose qui se situe au-delà des limites ordinaires
du temps, de l’espace ou de la matière.
La spiritualité serait un attribut, une caractéristique de la personnalité, une
forme personnelle de relation à des réalités plus englobantes telles que Dieu ou
l’univers, quelque chose de plus universel, de plus humain que culturel, de plus
personnel que social, de plus émotif ou intuitif que rationnel. Elle constitue
une force motivationnelle affective qui anime, dirige et fait choisir des compor-
tements avec comme objectif un but ou une forme d’intelligence spirituelle.
La spiritualité est aussi décrite comme un principe ou un sentiment essen-
tiellement relationnel ; être en relation avec le sacré ou qui se situe au-delà de
soi. Elle se décrit aussi par ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire tout ce qui semble
ordinaire, accessoire ou purement matériel à l’exception de la nature. Le concept
est certes multidimensionnel et représente un défi à toute tentative de consensus
autour d’une définition opérationnelle surtout lorsqu’il est question de senti-
ment : feeling connected with the transcendent, feel closer to God (Hill et Hood,
1999 ; Hood, 1995). Cela ne positionne pas la spiritualité comme une excep-

184
Chapitre 10. La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche en psychologie

tion en termes de concept difficile à mesurer, il s’agit de penser à une définition


de l’amour, de la paix, de la santé, du bonheur ou du bien-être.
Évidemment, des caractéristiques de la spiritualité sont observables ou
même quantifiables (pratiques spirituelles, méditation, prière, réflexion, action
entourant le caring lorsqu’il est spirituellement motivé). Qu’importe la défini-
tion, la représentation du chercheur ne correspondra pas à celle du participant,
du répondant-croyant qui fait part de ses croyances, sentiments ou perceptions
entourant le thème du spirituel (Marler et Hadaway, 2002).
Sur le plan conceptuel, spiritualité et religiosité apparaissent très similaires.
La plupart des recherches n’ont pas fait la distinction entre la spiritualité ou la
religiosité ou même la religion dans un concept général et similaire ou qui est
perçu de la sorte par les répondants (Zinnbauer et coll., 1997). Par exemple, des
comportements observables et publics comme « aller à l’église » versus « prier »,
qui reste une activité privée. Les chercheurs ont surtout mesuré la religion ou la
religiosité, l’appartenance, la teneur du religieux plutôt que des variables spiri-
tuelles, et ce, avec plusieurs dizaines de questionnaires, d’inventaires de person-
nalité ou de différents types d’échelles de mesure (Spilka et coll., 2003).
Il y a donc un constat à propos de la complexité des définitions entourant
la religion et la spiritualité. Il existerait une forme de polarisation entre les
deux : la spiritualité fait référence au côté personnel, subjectif de l’expérience
religieuse ou transcendante, c’est-à-dire une capacité pour l’individu lui permet-
tant d’aller au-delà d’un strict point de vue immédiat par rapport au temps et
de percevoir la vie dans toute son immensité.
La religion est plutôt perçue en fonction des aspects plus sociaux, institu-
tionnels avec des systèmes encadrés de pratiques, de règles et de croyances.
Ainsi mesurée, la religiosité chez les individus est une appropriation de
croyances, de pratiques, de rituels associés à une institution, une communauté
ou à une forme d’organisation sociale. La religiosité se caractérise par un enga-
gement et des sentiments religieux marqués par des balises associées à de l’ins-
titutionnel (pratique, prière, lecture) et du culturel et constitue un bagage de
ressources apprises. De cette absence de consensus conceptuel sur une défini-
tion de la spiritualité ou de la religiosité, la plupart des recherches livrent des
relations corrélationnelles et non causales sur la contribution de la religion ou
de la spiritualité sur des facteurs de santé et les données ne permettent pas
d’affirmer si la spiritualité ou la religion influence toujours directement le senti-
ment de bien-être (subjective well-being) étant donné l’absence récurrente de
comparaison avec un groupe contrôle composé de non-croyants (Spilka et coll.,
2003). Toutefois, la recherche semble indiquer que la religion et la spiritualité
sont une dimension spécifique sur le plan psychologique qui amène des hypo-

185
Deuxième partie : Rites et santé

thèses supplémentaires de prédiction relativement à des effets bénéfiques sur la


santé (Hill et Pargament, 2003).

2 Psychologie clinique et stratégie spirituelle


Convaincus que la dimension spirituelle peut amener un bénéfice pour la
santé et le bien-être des personnes, des psychologues cliniciens recherchent des
façons de faire qui auraient des répercussions pratiques d’amélioration de la
santé en général.
Pour fonder la psychologie sur des bases scientifiques, les principales écoles
de psychologie comme la psychanalyse, le behaviorisme ou la psychologie
cognitive ont rejeté et critiqué une vision du monde qui ferait intervenir une
dimension spirituelle. Il y avait d’autres moyens de recadrer les croyances ou les
comportements dans le but de soigner les patients.
Toutefois, depuis une vingtaine d’années, plusieurs psychologues et psycho-
thérapeutes américains ont trouvé insoluble la situation clinique de ne pas tenir
compte des croyances de leurs patients ou de ne pas les intégrer dans une stra-
tégie de soins de santé (Bergin, 1991). Ainsi est née la psychothérapie théiste
(theistic psychotherapy) (Richards, 2005). Elle est un cadre de référence pour
adopter une posture d’ouverture et d’encouragement à la vie spirituelle pour
ceux qui recherchent une aide professionnelle en santé mentale. Selon cette
approche, le postulat est le suivant, un peu à la manière de Pascal : faisons
comme si Dieu, quel qu’il soit, existe : les humains sont la manifestation d’une
intention divine et il existe des liens spirituels invisibles par lesquels le lien entre
Dieu et l’humanité est maintenu.
La stratégie est jugée intégrative puisqu’elle s’associe sans contradiction à
une ou des techniques reconnues en thérapie, psychodynamique, humaniste ou
autre. Elle est aussi empirique : le thérapeute doit être au courant de ce qui se
fait dans le domaine de la contribution du spirituel à la santé. De plus, elle
serait œcuménique, car elle s’applique à tous ceux qui manifestent des croyances
religieuses. Enfin, elle est conçue sous un angle généraliste en ce sens que le
thérapeute peut adapter des interventions sur mesure selon le profil du client
que l’on cherche à inspirer, à réconforter, à aider et à éventuellement guérir.
Le thérapeute peut utiliser une variété d’interventions spirituelles telles
que : prière, méditation et relaxation, dialogue de questions spirituelles, aider le
client à mettre en pratique ses valeurs spirituelles, etc. Tant le client que le
thérapeute peuvent bénéficier de ces stratégies d’intervention. Pour atteindre
un changement thérapeutique spirituellement stimulant, le client doit être en
contact avec sa propre nature spirituelle axée sur l’éternité et sortir de ses repré-

186
Chapitre 10. La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche en psychologie

sentations de finitude. En définitive, pense-t-on, le client aura l’aide divine vers


une voie de transformation. Ces approches semblent en appeler à l’influence
d’une psychologie chrétienne qui est à l’œuvre pour promouvoir ce type de
stratégies. Tout le mouvement d’une stratégie spirituelle se développe au sein et
avec l’appui de l’American Psychological Association qui a publié plusieurs livres
sur ce sujet depuis quelques années (Richards et Bergin, 2004 ; 2005 ; Sperry et
Shafranske, 2005).

3 Une psychologie positive


Un autre mouvement en pleine émergence s’intéresse à la santé et au bien-
être psychologique, il s’agit de la psychologie positive. En 2000, l’American
Psychologist publiait un numéro spécial sur la psychologie positive (Seligman et
Csikszentmihalyi, 2000). Une psychologie qui s’occuperait dorénavant de faire
l’étude des expériences subjectives ayant des qualités positives à l’opposé de la
pathologie et basée sur les éléments qui font la force et les vertus de l’être
humain : le sentiment de bien-être, le contentement, la satisfaction à l’égard de
la vie, la persévérance, l’optimisme, la sagesse, la créativité et, bien entendu, la
spiritualité.
Le sentiment de bien-être personnel ou le subjective well-being (SWB)
comprend l’évaluation cognitive et affective que font des participants à propos
de leur satisfaction face à la vie (Diener et coll., 2003). La partie affective touche
au bonheur personnel ressenti, une forme d’appréciation de l’humeur et des
émotions. Des facteurs externes tels que la santé, les revenus, le niveau d’éduca-
tion ou des relations interpersonnelles riches viennent affecter l’évaluation.
Des recherches ont fait ressortir que les variables religieuses et spirituelles
ont une corrélation positive avec le SWB (sentiment d’appartenance à une
communauté, fréquentation des lieux de culte, prière, proximité perçue avec
Dieu, identité animée de sentiments religieux). Il existerait de possibles média-
teurs entre la spiritualité et le SWB : sens à la vie, but, certitude que ces croyances
sont importantes, sentiment d’optimisme (Spilka et coll., 2003).
La psychologie positive aborde la relation spiritualité/santé sous l’angle du
support social, de la qualité des soins de santé, des ressources psychologiques
comme l’estime de soi, le sentiment d’efficacité envers sa vie (self-efficacy) et de
la structure de croyances en lien avec un sens de cohérence et de force. Le sens
de la cohérence consolide le sentiment de sens, une valeur prédictive sur l’avenir
et une capacité de gérer sa vie selon certains principes qui aident à percevoir ou
ressentir moins de stress dans certaines situations et augmentent la résistance et
la protection contre certaines maladies induites par le stress. C’est sans compter

187
Deuxième partie : Rites et santé

plusieurs patients qui souhaiteraient que le personnel soignant aborde et discute


des aspects spirituels de leur maladie, et ce, particulièrement parmi ceux qui
pratiquent régulièrement (Miller et Thorensen, 1999). Le pari de la psychologie
positive est de pouvoir établir les fondements empiriques d’une voie de
recherche prometteuse et centrée sur des interventions efficaces dans le milieu
de la santé.

4 La psychologie humaniste et la psychologie transpersonnelle


La psychologie humaniste est, en quelque sorte, l’un des ancêtres de la
psychologie positive. Elle a toujours prôné un développement personnel qui
s’accomplit par l’optimisation du potentiel humain. Elle favorise une libération
des potentialités de croissance et d’épanouissement. Elle vise l’expression de la
créativité et l’accomplissement de soi. Dans le débat actuel, elle est relativement
laissée pour compte. Néanmoins, sous le leadership de Kirk Schneider (1998 ;
2006), elle a tendance à dénoncer ces recherches à caractère opportunistes et
opérationnelles sur le bien-être comme étant une course au bonheur au détri-
ment de recherches plus approfondies sur l’expérience humaine. Évidemment,
il y a place pour la spiritualité, mais séculière, il faut redécouvrir le sentiment
plus universel d’émerveillement (du awe), sentiment du mystérieux et du terri-
fiant d’être un participant unique à une entreprise cosmique. Schneider critique
la psychologie à recettes qui s’inspire trop de l’American way of Life et ses quick
fix models of living, autrement dit, un modèle de l’existence à comblement
rapide. Il faut alors répondre immédiatement à ses besoins, se prémunir contre
la maladie ou l’anxiété, s’offrir un traitement curatif ou une thérapie avec des
résultats instantanés, adopter un modèle de croyances interchangeables puisque
le marché des biens symboliques est un bien de consommation parmi d’autres.
Schneider constate que dans cette course au bonheur, le bien-être se limite à se
protéger du mal et à évacuer la souffrance, alors que l’on devrait apprendre à
vivre avec l’anxiété comme étant une inévitable composante de la vie.
De son côté, la psychologie transpersonnelle, d’abord influencée par la
psychologie humaniste, veut contribuer, elle aussi, à une nouvelle compréhen-
sion globale de l’humain. En pleine révolution de la contre-culture, il existe un
attrait pour la recherche sur les nouvelles formes d’expériences de la conscience
(les états dits altérés ou non ordinaires) par le biais des pratiques sociales émer-
gentes dont la méditation, l’usage de drogues douces ou hallucinogènes, les
expériences mystiques et les expériences paroxystiques de l’ordre de la fusion
des corps, fusion avec la nature ou avec l’Altérité. Le bien-être est alors une
transformation spirituelle.

188
Chapitre 10. La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche en psychologie

Plusieurs mouvements alternatifs, s’inspirant du Nouvel Âge et de la


psychologie de l’Être, s’organisent autour de formes de guérison parfois exoti-
ques du corps et de l’esprit telles le yoga, l’acupuncture, la méditation, le
massage, la relaxation, etc. De ces formes de guérison découle une volonté de
modifier la logique causale du modèle médical pour une forme plus globale et
holistique. Semblable à la synthèse désirée par Jung entre les modèles orientaux
et occidentaux, toute une génération de psychologues et de thérapeutes s’ins-
pire du leitmotiv inaugural de l’institut Esalen en Californie en 1961 ; nous
sommes à l’aube d’une synthèse entre la science, la psychologie et la spiritualité
et d’une conquête de la vérité ultime.
Malgré l’intérêt grandissant pour la spiritualité dans la société, on remarque
que la psychologie transpersonnelle est virtuellement absente de la littérature
scientifique et qu’on y retrouve une abondance de nouvelles méthodes en déve-
loppement à la valeur scientifique invérifiable ou douteuse (MacDonald et
Friedman, 2002 ; Guindon, 2005). S’il y a un lieu où la psychologie transper-
sonnelle n’est pas soumise aux règles de la démarche scientifique, mais à celles
de la fabrication de récit, c’est celui de la psychothérapie. Dans cet amalgame
de savoirs ésotériques, orientaux et thérapeutiques, le psychologue a le loisir de
créer un discours qui mettra en valeur l’expérience transpersonnelle en tant que
moment de grâce avec l’être essentiel. Ce sera l’occasion de traduire l’expérience
en un récit mythique personnel et de renouer avec les liens insoupçonnés ou
perdus avec la nature et le cosmos. Une occasion de reprendre contact avec la
dimension narrative de l’existence et de constituer un nouveau sens à son
histoire.
L’angle avec lequel la psychologie transpersonnelle se distingue le mieux est
celui de la référence identitaire. À cet effet, la quête de sens et la transformation
passent par l’état de conscience modifiée d’où naîtra l’expérience transperson-
nelle. Celle-ci, en tant que mythe fondateur à l’existence personnelle, servira à
établir et à comprendre que tous les individus sont en lien avec le reste du
monde. Elle devient l’impulsion et la trame de référence à un bricolage de sens
qui s’effectue en puisant dans divers répertoires de croyances alternatives.
Le psychologue transpersonnel se sert de cette expérience pour l’inscrire
non pas dans une démarche de recherche en tant que concept scientifique, mais
bien comme un événement pouvant recréer une dynamique religieuse. Celle-ci
a pour effet d’attribuer à l’individu le sentiment d’être un terminal relationnel
au centre de liens harmonieux et indispensables avec une forme supérieure
d’intelligence ou d’altérité. Par contre, en ce qui concerne la thérapie transper-
sonnelle, le fait de manipuler des thèmes aussi chargés et évocateurs liés à la
transcendance de l’ego élève les dangers de dérive autour d’une ultime notion
de vérité.

189
Deuxième partie : Rites et santé

Pour conclure
Stratégie d’intervention pour le clinicien, facteur accru de protection de la
santé du corps et de l’esprit, catalyseur de sens et d’émotions positives, la spiri-
tualité devient un concept examiné sous l’angle d’un élément essentiel au bien-
être. Le psychologue américain est-il en voie de devenir le prochain pourvoyeur
de mythes ou du moins de rétablir par des moyens dits thérapeutiques, aidé par
la prolifération de la recherche empirique, à définir le caractère relationnel du
sujet dans son désir de bien-être et de son rapport au monde ? Une forme d’uni-
fication dans l’établissement d’un lien avec l’Autre et l’invisible de la réalité.
Ainsi représenté, le mythe transmet un savoir qui permet à l’être humain de
devenir une personne (Lukoff, 1997).
Tobie Nathan (1994 : 31) établit un parallèle intéressant à l’égard de l’inte-
raction entre deux personnes et l’intervention d’un tiers lié au monde de l’invi-
sible dans les sociétés traditionnelles et sur l’abandon graduel d’une référence à
l’Autre en Occident :

Il semble que les sociétés traditionnelles aient depuis longtemps compris que des
procédures d’influence ne pouvaient se penser qu’en termes d’interaction et que
pour penser l’interaction entre deux personnes (thérapeute et malade), il était
indispensable de passer par un troisième terme, de nature radicalement différente,
destiné à s’intercaler entre deux protagonistes, sans qu’aucun des deux ne parvienne
jamais à le maîtriser. Il y a bien longtemps que l’Occident a commencé à se débar-
rasser de ces troisièmes termes de nature radicalement différente, de ses hôtes d’un
autre monde. La civilisation occidentale s’est par exemple d’abord débarrassée de
ses saints locaux, puis du Diable, ne gardant qu’un seul tiers. Tout récemment, elle
a abandonné à son tour le dernier autre véritable qu’elle maintenait en son sein :
Dieu. Elle croyait aller vers plus de lumière, vers plus d’humanité et elle s’est
trouvée contrainte à la barbarie par simplification.

Face à des impératifs de production et de reconnaissance scientifique, la


psychologie de la religion américaine explore, à sa manière, la recomposition du
champ religieux contemporain dont les rituels, les croyances et les mythes ont
été nouvellement intégrés dans un corpus théorique et pratique sur le
bien-être.

190
Chapitre 10. La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche en psychologie

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192
Chapitre 11

Ritualité et désespérance d’être soi

Michel Simard

C e texte ne rassemble pas les conclusions d’une enquête menée au


long cours d’une vie dédiée à la recherche sur les rites. Il ne
rassemble pas non plus ce qui a pu être dit et pensé jusqu’ici sur le
sujet. Non, d’emblée, j’avoue avoir tenu à distance la tentation d’entreprendre
une revue de littérature sur la question de la ritualité. Je confesse donc ici une
certaine ignorance. J’ai trouvé dans le court texte écrit par Raymond Lemieux
comme argument d’ouverture au colloque « Rites et santé » un point de départ
suffisamment stimulant et éclairant pour entreprendre cet essai. Mon parcours
sera orienté par un questionnement sur ma pratique : comment puis-je
comprendre les liens entre la ritualité et la désespérance d’être soi que je côtoie
depuis vingt ans dans le cadre de mon travail dans un centre d’hébergement
d’urgence ? Voilà le ton de notre itinéraire donné : l’ouverture d’un questionne-
ment sur les liens entre la ritualité et la désespérance d’être soi dans le contexte
d’une pratique d’urgence sociale. Pensée encore en friche qui, dans sa quête de
sens, recherche les repères d’une éclaircie où l’expérience peut venir au discours
et être ainsi offerte en partage.
Quel sera notre itinéraire ? Il se fera en deux temps. Ils ont respectivement
pour titre : « L’enfermement dans l’errance » et « L’horizon de sens ».
Dans « L’enfermement dans l’errance », nous prendrons pied dans l’expé-
rience de la rupture sociale où la désespérance d’être soi aboutit dans l’impasse
de l’extrême pauvreté. Ce sera notre point de départ, ainsi que notre point
d’arrivée ; on ne quittera jamais vraiment ce terrain. C’est le sol de notre
enquête, nous nous y tiendrons donc à demeure. Notre premier itinéraire
consistera donc à poser des repères afin de baliser ce terrain. Le premier de ces
repères a pour titre « La perte de soi ». Nous poserons alors les balises de la
compréhension de l’expérience de la rupture sociale vécue par les individus. Le

193
Deuxième partie : Rites et santé

deuxième repère s’intitule « De la représentation de l’échec à la finitude ». Nous


changerons alors d’échelle temporelle ; nous nous situerons au niveau du temps
de l’expérience collective vécue dans le souci du bien commun incarné dans les
institutions. Avec cette double dimension de l’expérience de la rupture sociale,
à la fois individuelle et collective, nous aurons balisé le terrain de notre enquête :
l’enfermement dans l’errance.
Le deuxième temps de notre enquête nous mènera dans l’horizon de
sens où peuvent se nouer les liens entre la désespérance d’être soi et la ritualité
dans un contexte séculier. Ce sera le moment charnière de notre enquête où,
sans abandonner le sol de la rupture sociale, nous devrons poser les repères qui
balisent le passage vers la ritualité. Quels sont ces repères ? Nous en verrons
trois qui baliseront notre itinérance de sens : la symbolique de la personne et la
transcendance, la ritualité et la symbolique de la personne et finalement la
ritualité et la restauration de sens. Nous aurons ainsi complété notre itinéraire.

1 L’enfermement dans l’errance


Nous cherchons des repères afin de baliser la compréhension des liens entre
la ritualité et la rupture sociale dans la société contemporaine. Le point de
départ de cet itinéraire, c’est la compréhension de la rupture sociale dans la
société contemporaine. Posons donc les premiers repères qui vont nous
permettre de baliser cette compréhension.
Qu’est-ce que la rupture sociale ? On ne peut répondre intelligemment à
cette question par une définition simple du genre : voici ce qu’est la rupture
sociale, suivi de quelques mots. Le phénomène de la rupture sociale est un
phénomène pluriel et trop complexe pour être résumé dans une définition
consensuelle (Hurtubise et Roy, 2007 :  8). D’emblée, il faut y renoncer. La
réalité de la rupture sociale dans la société contemporaine ne se laisse pas
rassembler ainsi, dans une formule toute simple. Alors quel chemin devons-
nous emprunter pour parvenir au moins à nous entendre sur ce dont on parle,
lorsqu’on parle de rupture sociale ? Je crois que l’on peut parvenir à cette entente
en posant deux repères, à partir desquels nous pouvons baliser le phénomène de
la rupture sociale : l’expérience vécue des individus et l’expérience vécue au
niveau de la société.

1.1 La perte de soi


Que la rupture sociale soit une expérience vécue par quelqu’un, cela va de
soi. Sinon, nous serions dans la pure fiction. Mais comment comprendre ce

194
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi

vécu ? Nous pourrions dire que ce sont des gens qui ont choisi de vivre autrement
que les autres, une vie plus incertaine et précaire, mais aussi plus aventureuse et
plus libre des contraintes institutionnelles. Finalement, une vie que l’on pourrait
plus ou moins secrètement envier. Du moins si on est charmé par la part d’aven-
ture et de liberté symbolisée dans les figures du coureur des bois, du vagabond
philosophe ou religieux. Ce n’est pas un hasard si le célèbre « On the road » de
Jack Kerouac a été rapidement un succès plus que littéraire. C’est qu’il éveillait
dans un monde en attente d’émancipation une quête profonde de liberté et de
sens au-delà des cadres établis. Que cette quête soit profonde ne fait aucun doute.
Mais que son actualisation dans l’histoire d’un individu soit toujours légitime et
justifiée, cela ne va pas du tout de soi, loin de là. Que l’on puisse comprendre
l’entrée d’un individu dans la rupture sociale à partir de ce ressort, ça, c’est un
contresens mystificateur, qui ne peut que justifier et reproduire l’exclusion. Alors,
comment pouvons-nous comprendre l’expérience vécue de la rupture sociale,
au-delà de la critique des représentations naïves de la marginalité ?
Eh bien, je crois qu’il y a deux repères importants qui doivent guider la
compréhension critique de la rupture sociale dans l’expérience temporelle des
individus.
Le premier peut s’énoncer ainsi : la rupture sociale, c’est l’expérience de la
survie. L’individu en rupture sociale, qu’il soit jeune ou vieux, qu’il soit un
homme ou qu’il soit une femme, cet individu est exposé aux risques de la survie.
Sa liberté est enfermée dans la nécessité du besoin qui le ramène inexorable-
ment vers les autres, tout en le maintenant dans la vulnérabilité. Il est exposé à
la faim et à la soif. Il est exposé au froid et à la violence des autres. La rupture
sociale, c’est la perte de tous les pouvoirs rattachés à la solidarité sociale. C’est
l’expérience de la lutte pour la survie, en dehors d’une appartenance commune
où cette lutte, malgré les sacrifices et les souffrances qu’elle exige, peut encore
rassembler et rapprocher les individus dans un même combat. La rupture
sociale isole. Elle laisse l’individu seul, enfermé dans la nécessité, livré à la
violence et au chaos. C’est la première dimension de l’expérience vécue par
l’individu de la rupture sociale : la lutte pour la survie. C’est ce qui rattache la
rupture sociale aux services d’urgence1. Avant toute autre considération, il faut
porter secours aux individus en détresse qui souffrent de la faim et qui sont
exposés au froid et à la violence. Mais ce n’est pas suffisant, parce que l’expé-
rience de la rupture sociale possède une autre dimension plus profonde et plus
dissimulée que la dimension de survie liée aux besoins du corps.

1. Il y a plusieurs années, j’ai amorcé une réflexion critique sur les services d’urgence offerts aux
personnes en situation d’itinérance au Québec. J’ai publié les principaux repères de cette réflexion
dans L’itinérance en question (Hurtubise et Roy, 2007).

195
Deuxième partie : Rites et santé

Cette deuxième dimension, c’est le fait que la rupture sociale soit une expé-
rience vécue par quelqu’un, dont l’être-quelqu’un est en jeu dans cette situa-
tion. L’individu en rupture sociale n’a pas seulement faim de pain, comme
toute personne, il a faim d’être quelqu’un, quelque part. L’expérience de la
rupture sociale s’accompagne toujours d’un mal d’avoir à être soi qu’aucune
assistance matérielle ne peut apaiser à elle seule.
La rupture sociale, c’est l’impasse d’une quête de sens avec les autres, dans
des institutions communes qui débouche sur la misère et le dénuement le plus
total. Il n’y a rien ici de romantique. Jacques a quarante ans. Il a fait des études
supérieures en littérature. Cela a été difficile. Mais il s’est rendu au bout. Il est
passionné par les défis que représentent ses nouveaux projets d’écriture à l’uni-
versité. Les choses vont bien pour lui. Même si Jacques est un garçon un peu
timide et plutôt solitaire, il a rencontré une fille avec qui les liens se sont soudés.
Ils se sont mariés et ils ont eu un garçon. Tout semblait bien aller, jusqu’au jour
où Jacques a commencé à avoir des problèmes avec son travail : il n’arrivait plus
à se concentrer, à mettre ses idées en ordre et à être capable d’écrire comme
avant. Rien ne marchait plus. Les choses se sont alors rapidement précipitées. Il
a dû abandonner son poste. Pauvreté : première impasse. Confiné à la maison,
sans revenu, mais endetté, Jacques s’est retrouvé coincé dans une insécurité
financière très difficile à supporter. Les liens sont devenus très tendus avec sa
femme qui n’en pouvait plus. Un matin, sans rien dire ni prévenir, Jacques est
parti, sans but ni ressources aucunes. Errance : deuxième impasse. Il venait
d’entrer dans la rupture sociale. Sa quête de sens avec les autres, dans les insti-
tutions communes, venait de heurter un mur.
Lorsque je l’ai rencontré, il vivait dehors depuis quelques années et fouillait
dans les poubelles pour manger. Il avait des plaies saignantes sur les deux mains
et il était incapable d’entretenir une conversation, même sur des sujets très
simples de la vie quotidienne. Il était complètement perdu.
L’expérience de la rupture sociale a son origine dans une impasse de la
quête de sens qui débouche dans la misère et le dénuement total. D’un individu
à l’autre, les histoires sont différentes et elles n’ont pas toutes la même issue.
Mais tous sont confrontés à la double impasse de la pauvreté et de l’errance.
C’est l’expérience de la rupture sociale vécue par les individus. Mais qu’en est-il
de cette expérience au niveau de la société ? Non pas celle de la représentation
de l’individu qui bascule dans la rupture sociale, mais celle que nous vivons
lorsque nous nous situons dans la préoccupation du bien commun incarné
dans les institutions : la famille, l’école, les centres de santé, les organismes
communautaires, les centres de détention, etc.

196
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi

1.2 Représentation de l’échec et finitude


Posons les choses directement : la multiplication continue, la diversifica-
tion et la complexification des situations de rupture sociale dans les sociétés
contemporaines nous renvoient une représentation de l’échec de la cohésion
sociale et, peut-être plus profondément, de l’idéal le plus élevé des sociétés
démocratiques : faire de chaque individu une personne à part entière. Image
difficile à assumer diront certains. Et ils préféreront détourner le regard ou
contester le diagnostic, afin de justifier une position où tout va bien dans le
meilleur des mondes. Eh oui, le ressort qui animait les théodicées ne disparaît
pas avec elles ; il se déploie sous d’autres formes sécularisées, tout en conservant
son mouvement de fermeture sur soi. Comment l’exorciser ? Eh bien, on arrive
à détendre ce ressort, en reconnaissant dans cette représentation non plus
l’échec des sociétés démocratiques, mais leur finitude. La représentation de la
rupture sociale ne nous met pas devant les yeux notre échec, mais notre respon-
sabilité. Mais il peut arriver que l’on veuille l’esquiver.
Toutefois, pour comprendre ce renvoi à la finitude inscrit dans la représen-
tation de l’échec de la cohésion sociale, il faut changer d’échelle temporelle.
À la fin du siècle dernier, on voit apparaître, dans les villes des sociétés
riches et prospères du monde occidental, une misère que l’on croyait définitive-
ment disparue et maîtrisée : la misère d’une masse d’individus errants, enfermés
dans des conditions de survie (Castel, 1995). Le début du millénaire ne sera pas
mieux, loin de là. La population errante n’a cessé de croître et de se diversifier,
alors que les sociétés démocratiques contemporaines cherchent à s’organiser
afin de trouver des réponses cohérentes et efficaces, afin de conjurer cette trou-
blante étrangeté de l’effritement de sa cohésion.
Aujourd’hui, la désaffiliation sociale n’est plus visible seulement dans les
grands centres urbains. Dans une ville comme Trois-Rivières, le nombre d’indi-
vidus confrontés à la rupture sociale n’a cessé de croître depuis le début des
années 90. Au Centre Le Havre, en 1990, nous avons admis en hébergement
d’urgence 228 personnes. En 1995, ce nombre est passé à 3602. En 2000, nous
étions rendus à plus de 440 admissions. En 2007, c’est plus de 700 admissions
en hébergement d’urgence au cours de l’année. Le volume a plus que triplé
depuis le début des années 90 (Simard, 2006).

2. Le Centre Le Havre de Trois-Rivières est un organisme communautaire qui offre un service


d’hébergement d’urgence sociale depuis 1989. Pour plus d’information sur cet organisme, voir le site :
http ://www.havre.qc.ca.

197
Deuxième partie : Rites et santé

800 709
700
600
440 1990
500
360 1995
400
300 228 2000
200
2007
100
0

H é b e rg e m e n t s

On observe une croissance semblable à Montréal. Prenons l’exemple de La


Mission Old Brewery, le plus grand refuge du Québec. En 1990, la Mission
disposait de 150 lits d’urgence. Au printemps 2005, elle en comptait plus de
400 (Simard, 2005a). Comment interpréter ce phénomène ? Je proposerai trois
clés de lecture qui supposent une certaine distance temporelle. Je ne ferai ici
que les exposer très brièvement comme des hypothèses de travail.
La première de ces clés, c’est que la croissance de la désaffiliation et la
montée des risques de rupture sociale qui lui est associée reflètent un change-
ment de paradigme au niveau des modes de régulation sociale. Nous sommes
passés très rapidement d’un mode de régulation caractérisé par l’enfermement
institutionnel et la rigidité des liens sociaux, à un mode de régulation caracté-
risé par la fragilité des liens et le risque de rupture. Bref, un déplacement à 180o
de l’enfermement institutionnel vers l’enfermement dans l’errance (Simard,
2000). Il faut situer la croissance de la désaffiliation dans l’échelle temporelle de
la modernité pour en comprendre la signification historique et la portée.
La deuxième clé, c’est que le phénomène de la désaffiliation sociale avec ses
risques de rupture n’est pas dû à un dysfonctionnement de la société. Quelque
chose comme une mauvaise passe ou un mauvais pli qu’il s’agirait de passer ou
de corriger, pour ensuite revenir à la normale. Eh bien non, malheureusement,
les choses ne sont pas aussi simples. C’est la normalité qui est ici en souffrance
ou, pour le dire autrement, c’est du fonctionnement normal de la société
moderne contemporaine qu’émergent la désaffiliation et les risques de rupture.
Ce n’est pas parce que ça va mal que nous avons des problèmes d’errance et de
rupture sociale. C’est bien plutôt parce que notre façon normale de vivre génère
des risques élevés de rupture, et ces risques sont d’autant plus élevés que les
choses vont comme elles doivent aller (Simard, 2005a ; 2005b). Paradoxe des
sociétés modernes contemporaines : l’émancipation sans précédent dans l’his-
toire à l’égard des cadres socioculturels traditionnels ainsi que des contraintes
de la nature s’est accompagnée d’une montée massive de la vulnérabilité indivi-
duelle qui interpelle notre responsabilité.

198
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi

La troisième clé est un peu plus difficile. C’est que dans le cadre de la
modernité, ce phénomène semble bien irréversible. Il ne s’agit pas de dire que
l’on ne peut rien faire, bien évidemment. Mais que l’ombre de la désaffiliation
et la multiplication des risques de rupture ne disparaîtront pas de notre horizon.
De la même manière que les risques environnementaux ne disparaîtront plus de
notre horizon. C’est d’ailleurs une très bonne chose qu’ils ne disparaissent pas
parce qu’ils sont bien réels et que le fait de ne pas les voir et de ne pas s’en
occuper est loin d’en réduire les risques. Tous en conviennent aisément pour les
risques environnementaux. Je crois que c’est la même chose pour les risques de
rupture sociale. Ils ne sont pas liés à des défauts de fonctionnement, mais aux
pouvoirs constitutifs qui donnent forme à notre vivre ensemble, dans ce qui
nous est peut-être le plus cher : notre liberté, notre autonomie. La montée des
risques de rupture sociale est le rappel de la finitude des sociétés démocratiques :
l’autonomie se reçoit en héritage et renvoie à une appartenance première qui la
reconnaît, l’autorise, la protège et la justifie. Paradoxe insurmontable des
sociétés démocratiques modernes (Gauchet, 1989).

2 L’horizon de sens
Nous sommes parvenus au point charnière de notre itinéraire où nous
devons faire le passage vers la compréhension de la ritualité dans le contexte de
l’expérience de la rupture sociale. Que devons-nous retenir du chemin parcouru
jusqu’à maintenant ? Disons deux choses essentielles, comme les deux faces
d’une même médaille : d’un côté, l’expérience vécue de la rupture sociale nous
est apparue comme une impasse dans la quête de sens qui enferme l’individu
dans la pauvreté et la désespérance d’être soi et, de l’autre côté, le phénomène
historique de la rupture sociale, par sa représentation de l’échec de l’idéal le plus
profond des sociétés contemporaines a fait apparaître leur finitude et interpellé
notre responsabilité. Voilà : nous sommes parvenus à une certaine entente sur
ce qu’est la rupture sociale. Mais qu’en est-il de la ritualité dans ce contexte ?

2.1 La symbolique de la personne et la transcendance


Essayons d’avancer vers une éclaircie. Le premier repère pour baliser ce
chemin pourrait s’énoncer ainsi : la symbolique de la personne est au cœur de la
reproduction des sociétés modernes occidentales. Qu’est-ce que cela signifie ?
Ceci : l’horizon de sens à l’intérieur duquel les sociétés démocratiques contem-
poraines se comprennent a pour fondement ultime la personne. Ce qui veut dire
que ce qui juge ces sociétés, c’est leur capacité de faire en sorte que chaque indi-
vidu puisse espérer devenir quelqu’un, quelque part, avec les autres, dans les
institutions communes, bref une personne à part entière (Taylor, 1998 ; 1999).

199
Deuxième partie : Rites et santé

Prenons le temps d’y réfléchir un peu. Voici le premier article de la Décla-


ration des droits de l’homme et du citoyen (1789-1791) : « Les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être
fondées que sur l’utilité commune » (Gauchet, 1989 : 1). Ce n’est pas écrit : les
hommes deviennent libres. Non, ils naissent ainsi. Or, la naissance, comme la
mort, sont des catégories qui renvoient à la transcendance ou à la mortalité, si
l’on préfère. Ce qui signifie la même chose (Arendt, 1983 : 54). On ne peut
penser ces catégories directement sans les objectiver et en faire des objets parmi
d’autres que l’on pourrait saisir et maîtriser. Cela c’est la technique. La tenta-
tion constante du pouvoir auquel conduit le savoir objectif. Mais on peut les
penser autrement, sans perdre la raison. On peut prendre le chemin d’une
pensée qui ne débouche sur aucun savoir qui permet la saisie et la maîtrise, mais
qui assure l’écoute et l’accueil de la transcendance dans l’immanence. Chemin
difficile aux rebords escarpés où la pensée est toujours en péril, parce que jamais
elle ne peut s’emparer de son objet et, pourtant, elle ne peut le penser sans se le
représenter. Chemin des paradoxes qui ouvre sur l’infini, sans jamais le décou-
vrir. Quoi qu’on en dise, les sociétés démocratiques séculières sont fondées sur
un absolu transcendant à partir duquel elles peuvent se situer dans un horizon
de sens : la personne (Ferry, 1996). Penser que la transcendance à laquelle est lié
le religieux ait disparu des sociétés démocratiques contemporaines parce que
leur développement s’est accompagné de la sécularisation du monde est évidem-
ment une absurdité. Pour le dire autrement, il faut adopter le point de vue de
la transcendance pour proclamer sa disparition. Ce qui est un peu
embarrassant3.
Faisons un autre pas. S’il est vrai que la personne représente l’horizon
ultime de sens à l’intérieur duquel les sociétés modernes peuvent se comprendre
elles-mêmes sans se trahir, comment comprennent-elles la personne ? La
réponse, me semble-t-il, est claire : la personne est comprise comme une respon-
sabilité première que nous avons tous, avant tout autre engagement et choix de
notre part4. Une responsabilité à l’égard de l’autre, incarnée dans le cadre juri-

3. On ne peut cesser d’être mortel et de réinventer des rites à l’intérieur desquels se renouent les fils
brisés de nos histoires. La « mort de Dieu » ne change rien à cette affaire, encore moins les avancées
prodigieuses de la technique. La sécularisation du monde et l’augmentation de l’espérance de vie ne
font que rendre encore plus aiguë la conscience de la fragilité humaine et impérieuse la quête de sens,
au-delà du sens et du non-sens de la vie.
4. Le fondement des sociétés démocratiques est éthique. Ce qui ne veut pas dire qu’il est dépourvu
de transcendance. Mais que l’approche de la transcendance dans les sociétés contemporaines est insé-
parable de la responsabilité envers l’autre, quel qu’il soit. Et c’est ce « quel qu’il soit » qui marque
l’avancée décisive. Le « quel qu’il soit » ne peut être pensé dans aucune catégorie de genre. C’est
l’unique. Ce n’est pas un numéro dans une série, c’est l’irremplaçable, comme nous a appris à le penser
avec rigueur et détermination Emmanuel Levinas. C’est, me semble-t-il, cette transcendance attestée
dans la responsabilité à l’égard de l’autre homme qui procure au droit son principe d’universalité et à

200
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi

dique que représentent les chartes des droits de l’homme constitutives des
sociétés démocratiques modernes et mise en scène dans un langage symbolique
qui en réactualise le sens. C’est ici, me semble-t-il, que se déploie la ritualité
dans le cadre des sociétés modernes : la mise en scène qui permet l’élaboration
de la symbolique de la personne et la réactualisation de l’horizon de sens, à
l’intérieur duquel les sociétés modernes se comprennent. C’est dans le cadre de
ces mises en scène que la ritualité joue son rôle de réactualisation symbolique
de l’horizon de sens du monde moderne.

2.2 La ritualité et symbolique de la personne


Il est temps de poser un second repère dans notre itinérance. Il peut s’énoncer
ainsi : la mise en scène symbolique de la personne où se réactualise l’horizon de
sens des sociétés modernes est nécessaire à leur reproduction. Sans ces mises en
scène plus ou moins ritualisées, le pouvoir perd sa puissance et risque de la cher-
cher ailleurs ; et c’est extrêmement dangereux, comme tous les totalitarismes du
XXe siècle en ont fait la démonstration sans équivoque aucune5.
Je crois que ces mises en scène de la symbolique de la personne sont attendues
dans les lieux où la société est confrontée à elle-même, c’est-à-dire à sa propre
survie. Dans ces lieux, la ritualité est appelée à exercer au moins trois fonctions.
La première de ces fonctions, c’est la légitimation. Lorsque le pouvoir
public doit s’exercer, surtout s’il doit apporter des changements importants et
difficiles, il lui faut de la puissance, c’est-à-dire une légitimité reconnue. Or, où
la puise-t-il ? Eh bien, ultimement, c’est en puisant dans l’imaginaire constitutif
et fondateur du monde moderne qu’il la trouve : la symbolique de la personne.
Bien sûr, ces discours ritualisés peuvent être trompeurs et mensongers. Ils
peuvent légitimer des atrocités et des horreurs à peine imaginables. Tout cela,
malheureusement, nous en sommes trop souvent les témoins. Mais ils ne
peuvent faire l’économie de ces justifications et ils peuvent être jugés par elles,
après coup ; parce que l’espace de légitimité de l’exercice du pouvoir dans les
sociétés démocratiques demeure balisé par l’horizon de sens que cherchent à
préserver les droits de l’homme.
La deuxième de ces fonctions est ce qu’on pourrait appeler une fonction de
séduction. Fonction qui a ses heures de gloire. Même si elle n’a pas toujours

la modernité son horizon ultime de sens. Ce n’est pas tant parce que le droit concerne chacun qu’il est
universel, ce qui est incontestable, mais bien plutôt parce que personne ne peut s’en défiler, sans trahir
ce qui le fait être comme personne.
5. J’utilise ici librement la distinction développée par Hannah Arendt (1983) entre puissance et
pouvoir. Voir en particulier dans le chapitre portant sur l’action, la section ayant pour titre La puis-
sance et l’espace de l’apparence, p. 259-268.

201
Deuxième partie : Rites et santé

bonne presse, c’est elle que l’on trouve toujours en arrière-plan, mais bien
présente et active dans tous les médias. Il s’agit ici d’éveiller le désir : entre-
prendre une nouvelle carrière, penser à sa retraite, à sa santé ou tout simple-
ment acheter de nouveaux produits, quels qu’ils soient. La société des individus
est aussi et en même temps une société marchande. Comme le politique, l’éco-
nomique a aussi besoin de la puissance et, pour mettre en scène cette puissance,
les fabricants de rêves ne cessent d’inventer des nouveaux cultes ritualisés plus
éphémères les uns que les autres, mais aussi plus puissants les uns que les autres.
La troisième fonction, c’est celle qui nous concerne ici. C’est à l’intérieur
de l’exercice de cette fonction que s’articule le lien entre la ritualité et la rupture
sociale dans les sociétés modernes. Elle est mise en œuvre lorsque les individus
sont confrontés à la désespérance d’être soi. C’est une fonction de guérison,
dont l’exercice a pour but la restauration de l’horizon de sens.

2.3 La ritualité et restauration de sens


Quel est le lieu de cette fonction de guérison ? Plus précisément encore :
sous quelle forme cette fonction est-elle appelée à s’exercer ? Je crois que la
réponse, c’est l’accompagnement. C’est dans le cadre de l’accompagnement des
individus en désespérance d’être soi que peut se ritualiser la symbolique de la
personne comme restauration de l’horizon de sens d’une vie, malgré les peurs
de ce qui peut advenir et les blessures de la mémoire. Mais comment cela se
réalise-t-il ? Et quelle est la place de cette ritualité à côté des techniques d’aide
et de guérison ?
Commençons par dire ceci : cette ritualisation n’a pas pour contexte la mise
en œuvre d’un pouvoir. Le pouvoir de guérir. Elle ne s’inscrit pas dans un horizon
de sens technique. Son contexte, c’est la responsabilité pour l’autre, c’est-à-dire
l’éthique6. Ce qu’elle ritualise, c’est l’origine à partir de laquelle les individus
naissent comme personnes. Non pas une origine qui serait un commencement,
mais plutôt une source d’où origine, non pas l’être, mais la personne, non pas le
quoi qui défini mon appartenance, mais le qui, qu’aucune appartenance ne peut
résumer (Jaspers, 1989 : 467). Elle est mise en scène d’une élection antérieure à
toutes origines ayant un commencement repérable. Elle est mise en scène d’une
élection à la responsabilité. Mise en scène sans décors ni décorum qui se joue
dans la responsabilité pour l’autre. Trace à l’intérieur de laquelle passe l’invisible
Bonté dans la compassion pour l’autre. Puissance qui rompt la somnolence

6. Le mot « éthique » ne désigne pas ici l’éthique comme pratique, comme l’entend Jean-François
Malherbe, mais l’éthique fondamentale, comme l’entend Emmanuel Levinas. Toutefois, il est possible
de comprendre l’éthique fondamentale comme condition de la pratique de l’éthique comme approche
de l’incertain qui requiert pourtant un choix et une décision responsables.

202
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi

paisible de la conscience satisfaite de sa quiétude en repli sur elle-même et ainsi


en maîtrise, mais en fuite ; puissance dénuée de tout pouvoir et qui n’attend et
n’annonce aucun progrès (Levinas, 1998 :  115-145). Puissance qui dérange et
attend une réponse : « Me voici ! » C’est cette puissance d’éveil qui est symbolisée
dans l’accueil de l’autre, de l’étranger, et qui peut se poursuivre et se ritualiser
dans l’accompagnement. Non pas cette étrangeté que l’on ressent devant la diffé-
rence de l’autre dans sa culture, son mode de vie, etc. Non pas cette étrangeté qui
sollicite notre tolérance et que l’on peut apprivoiser dans la relation où on
apprend à connaître l’autre et à le reconnaître avec sa différence. Mais une étran-
geté que rien ne peut ni apprivoiser ni réduire. Une étrangeté qui, au contraire,
ne cesse de croître à mesure que l’on s’approche. Une étrangeté qui n’est pas une
différence que l’on peut situer par rapport à soi et rapprocher ainsi. Une étran-
geté absolument « incoordonnable », une altérité qu’aucune approche ne peut
réduire et rapprocher de soi. L’étrangeté de l’autre homme, en face de qui je me
tiens (Levinas, 1995).
Cette posture ne s’appuie sur aucune technique ni ne met en œuvre aucun
pouvoir. Elle ne s’appuie sur rien. Elle est désintéressement, c’est-à-dire qu’elle
se situe au-delà de la réciprocité marchande, dans un espace ouvert par le don
où le lien est sans mesure, sans prix. (Ricoeur, 2004 : 327-357) C’est ce « sans
prix » du lien qui est symbolisé dans l’accueil et peut être ritualisé dans l’accom-
pagnement. C’est dans cette symbolisation de la personne que se déploie la
puissance de guérison qui passe dans la compassion.
Mais on ne peut en rester là, aux risques de bien des illusions et des égare-
ments. Car s’il est bien vrai que la puissance de guérison qui se déploie dans la
symbolisation ritualisée dans l’accompagnement de la personne ne doit pas être
confondue avec les pouvoirs de réparation que procure la technique, elle ne
peut non plus en être séparée. Pourquoi ? C’est bien simple : la puissance de la
reconnaissance de l’autre homme comme personne ne donne pas le pouvoir de
résoudre les problèmes qui contribuent à maintenir cet individu enfermé dans
la pauvreté et l’errance. Elle restaure l’horizon de sens à l’intérieur duquel le
sens et le non-sens de l’histoire d’une vie peuvent être affrontés avec les autres,
dans les institutions communes. C’est le propre du rite d’ouvrir ce passage aux
mortels. Mais la puissance de la symbolisation ritualisée dans l’accompagne-
ment ne résout aucun problème concret de l’existence des individus : avoir de
quoi manger, se vêtir, se loger, créer des liens avec les autres, transiger avec les
institutions communes et trouver une place où être utile. Elle peut redonner
l’espérance qu’une vie sensée soit possible, malgré l’accablement des problèmes,
mais elle ne peut les résoudre.
La symbolisation de la personne dans l’accueil et sa ritualisation dans l’ac-
compagnement peut mener au rétablissement et à la victoire de la désespérance

203
Deuxième partie : Rites et santé

d’être soi. Mais là commence le combat, peut-être le plus difficile. Je me rappelle


quelqu’un que j’ai accompagné durant plusieurs années. Il avait un problème
de schizophrénie et avait passé une bonne partie de sa vie à errer entre la rue, les
refuges et l’hôpital psychiatrique. Un jour, il m’a dit quelque chose de surpre-
nant que je n’ai jamais oublié. Ce qui est difficile, ce n’est pas d’être « fou », c’est
de savoir qu’on l’est, d’en connaître les conséquences et d’accepter de vivre
comme ça, malgré tout. Entrer dans l’espérance d’être soi ne fait pas disparaître
les problèmes pour le devenir, mais permet d’en payer le prix, aussi élevé soit-il.
La symbolique de la personne qui est ritualisée dans l’accompagnement ouvre
un horizon de sens au-delà du sens et du non-sens de la vie, où le sans prix de
la Bonté passe dans le désintéressement du lien. Refuge à l’abri de l’angoisse
d’avoir à être soi, ailleurs que dans la négation névrotique de l’être (Tillich,
1952). Refuge dans l’accueil de la Bonté qui passe dans l’invisible de la
­compassion et qui reconduit, dans l’accompagnement, à la lutte pour la recon-
naissance avec les autres dans les institutions communes.

Conclusion
Quel a été notre parcours ? Nous l’avons situé à l’intérieur d’une expérience
que nous avons nommée « l’enfermement dans l’errance ». Expérience marquée
par la nécessité du besoin, mais simultanément et plus profondément désespé-
rance d’être soi. Cette désespérance nous l’avons retracée dans l’expérience
vécue par les individus en situation de rupture sociale, mais aussi dans la repré-
sentation collective de l’échec de l’idéal le plus profond des sociétés démocrati-
ques modernes : faire de chaque individu une personne à part entière. Ainsi,
nous sommes parvenus à situer l’expérience de la désespérance d’être soi dans
l’horizon de sens à l’intérieur duquel se comprennent les sociétés démocrati-
ques modernes.
Mais il fallait trouver le passage vers la ritualité sans glisser dans une réac-
tualisation de sens mythique en rupture avec la sécularité du monde. Ce passage
je crois en avoir décelé l’ouverture dans la reconnaissance de la finitude du
monde moderne. Les risques de la fragilité humaine que dévoile avec acuité la
modernité contemporaine dans la désespérance d’être soi ne nous renvoient pas
à notre échec, mais à notre responsabilité qui, elle, se donne en réponse à la
mortalité. C’est dans le tragique de l’existence que s’ouvre la transcendance
comme une déchirure de l’horizon à l’intérieur de laquelle une vie peut être
comprise. La désespérance d’être soi, c’est l’expérience vécue de cette déchirure.
La ritualité m’a semblé pouvoir être comprise comme processus symbolique de
guérison de cette blessure. Un processus qui se déroule dans l’accueil et l’ac-

204
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi

compagnement des personnes soumises à la blessure de la désespérance d’être


soi.
Toutefois, on ne peut véritablement « réparer » cette déchirure sans nier la
mortalité et détruire la transcendance. La restauration de l’horizon de sens de la
modernité contemporaine ne peut plus se réaliser à l’intérieur d’une pensée
mythique ou d’une doctrine métaphysique ; elle ne peut qu’être éthique.
J’aimerais terminer cette itinérance sur deux questionnements. Le premier,
nous l’avons brièvement abordé : comment concevoir les liens entre la ritualisa-
tion, à l’intérieur de laquelle l’horizon de sens d’une vie brisée peut être restauré,
et le pouvoir que confère la technique ? Je crois que le point de jonction, c’est la
lutte pour la défense des droits des personnes. Mais c’est là un autre horizon de
recherche.
Le second questionnement, je ne l’ai pas abordé. Je l’ai plutôt esquivé.
Comment peut-on penser cette forme radicalement séculière de la ritualité avec
l’héritage des traditions religieuses ? Disons que s’ouvre ici une invitation à
penser plus et plus loin dans la mémoire que je ne peux le faire.

205
Deuxième partie : Rites et santé

Bibliographie
Arendt, Hannah (1983), Condition de l’homme moderne, Paris, Calman-Lévy.
Castel, Robert (1995), Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard.
Ferry, Luc et Alain Renaud (1984), Philosophie politique, vol. 3 : des droits de l’homme à l’idée
républicaine, Paris, PUF.
Ferry, Luc (1996), L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Grasset.
Gauchet, Marcel (1989), La révolution des droits de l’homme, Paris, Gallimard.
Hurtubise, Roch et Shirley Roy (dir.) (2007), « Introduction », L’itinérance en questions,
PUQ, p. 1-30.
Jaspers, Karl (1989), Philosophie, Livre II : Éclairement de l’existence, Paris, Springer-Verlag.
Kerouack, Jack (1999), On the road, New-York, Penguin.
Levinas, Emmanuel (1978), Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le livre de Poche.
Levinas, Emmanuel (1995), Altérité et transcendance, Paris, Le livre de Poche.
Levinas, Emmanuel (1998), De l’existence à l’existant, Paris, Vrin.
Malherbe, Jean-François (1996), L’incertitude en éthique, Paris, Fides.
Ricoeur, Paul (2004), Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock.
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Québec, Vol. 25, no 2, p. 132-152.
Simard, Michel (2005a), Le système d’urgence sociale de la Mission Old Brewery, Trois-
Rivières, Centre Le Havre.
Simard, Michel (2005b), « Un monde au risque de la fragilité », Bulletin de la Corporation
Parapluie en urgence sociale de Trois-Rivières, été 2005.
Simard, Michel (2006), Rapport annuel 2006, Trois-Rivières, Centre Le Havre.
Simard, Michel (2007), « Au-delà du symptôme : de l’assistance à la pratique de l’urgence
sociale », dans Hurtubise, Roch et Shirley Roy (dir.), L’itinérance en questions, PUQ,
p. 269-288.
Taylor, Charles (1998), Les sources du moi : la formation de l’identité moderne, Montréal,
Boréal.
Taylor, Charles (1999), La liberté des modernes, Paris, PUF.
Tillich, Paul ([1952] 1999), Le courage d’être, Paris, Cerf.

206
Chapitre 12

La spiritualité contemporaine
chez des jeunes universitaires
Pratiques et rhétoriques

Sivane Hirsch

L a spiritualité est omniprésente dans l’espace public. Les diverses acti-


vités qui la promeuvent (méditations, retraites, etc.), le nombre gran-
dissant des livres qui l’expliquent (écrits par le Dalaï-lama ou par
Paolo Coelho), l’introduction de son vocabulaire dans les discours (rester zen...)
témoignent que la spiritualité a bien sa place dans l’imaginaire des sociétés
contemporaines. Pourtant, le terme ne bénéficie d’aucune définition claire. Il
est d’ailleurs impressionnant de voir les diverses réactions de ceux (de tous les
milieux sociaux et dans divers contextes) à qui nous avons présenté notre projet
de recherche au cours des dernières années. Un rire nerveux, le pur étonne-
ment, le mépris et parfois le défi qui nous a été lancé d’expliquer et de définir
ce que signifiait ce concept sont là quelques exemples des réactions que provoque
notre sujet d’étude. Les étudiants interrogés dans notre recherche, malgré leur
intérêt affirmé pour la spiritualité, étaient également perturbés par la question
de ce qu’est la spiritualité pour eux. Manifestement, ils ne s’étaient jamais aven-
turés à essayer de la définir.
Apparemment, il n’en est pas autrement pour les chercheurs. En effet, peu
de recherches s’interrogent sur ce qu’est la spiritualité. Bien que les étudiants
semblent être très intrigués par la spiritualité – certains disent même que leurs
études favorisent cet intérêt (Barker, 1999 ; Vernette, 1999), c’est leur adhésion
à la religion et aux Nouveaux Mouvements Religieux qui attirent l’attention des
chercheurs. La spiritualité n’a qu’une place secondaire dans ces études.

207
Deuxième partie : Rites et santé

Pourtant, le modèle que proposent les jeunes domine les sociétés contem-
poraines dans lesquelles la jeunesse, dans ses manières de faire et d’être,
­représente l’idéal et rester jeune, l’objectif principal. La popularité de la spiri-
tualité chez les jeunes a donc une signification sociale considérable : grâce à son
public, la spiritualité s’expose régulièrement et s’installe de plus en plus dans
l’imaginaire contemporain. Il semblerait que, pour bien comprendre la société
contemporaine, l’examen de cette facette est nécessaire.
C’est pour ces raisons que nous avons d’abord consacré notre recherche à
la définition de la spiritualité par les étudiants interrogés, puis à la façon dont
ils la vivent et, enfin, à l’influence que leur spiritualité joue sur le regard qu’ils
portent sur la société dans laquelle ils vivent.
Nous consacrerons cet article à la présentation de la perception de la spiri-
tualité par les étudiants interrogés et les pratiques par lesquelles ils la vivent.
Nous serons ainsi à même de constater en quoi l’expérience de la spiritualité
devient une voie de guérison à un certain malaise dont témoignent les étudiants
interrogés.

1 Méthodologie
Nous inspirant de la phénoménologie sociale, de l’interactionnisme symbo-
lique et de la sociologie compréhensive, nous avons adopté une méthodologie
qualitative permettant d’étudier les phénomènes sociaux à partir des significa-
tions que les acteurs accordent à leurs actions quotidiennes. Des entretiens
semi-directifs et quelques observations (plus ou moins participantes), dans un
cadre comparatif, étaient nos outils principaux. C’est donc une démarche qui
se veut à la fois heuristique, décrivant la spiritualité des étudiants interrogés
dans ses diverses manifestations, et herméneutique, visant à rapporter les signi-
fications des actions et donc du phénomène tel qu’il est vécu dans le
quotidien.
La comparaison entre trois sociétés, la québécoise, l’israélienne et la fran-
çaise, représente aussi une richesse de cette recherche : le grand nombre des
caractéristiques sociales, historiques et économiques  que ces trois sociétés
contemporaines partagent (comme la commercialisation de tous les aspects de
la vie, l’individualisation extrême et la personnalisation des pratiques, la valori-
sation de l’immédiateté, de l’aventure ou encore de l’éclectisme culturel),
accentue les différences entre elles (comme le rapport différent qu’elles entre-
tiennent avec la religion et son éducation, malgré une tradition judéo-chré-
tienne de laquelle elles sont issues). Toutefois, en matière de perception de la
spiritualité, les différences entre les trois sociétés sont minimes. De même, si les

208
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques

pratiques choisies varient dans les trois sociétés, les disciplines par lesquelles
celles-ci sont vécues dans le quotidien sont identiques.
Notre échantillon n’était déterminé que par l’intérêt que portent les
étudiants à la spiritualité : nous avons approché des étudiants dans les cours
comme dans les halls de facultés, à l’université Laval à Québec, à l’université de
Tel-Aviv et aux diverses universités de Paris, leur expliquant notre recherche et
leur demandant si le sujet les intéressait. Certains étudiants interrogés nous ont
recommandé leurs amis. La facilité avec laquelle les étudiants que nous avons
approchés ont accepté de participer à notre recherche nous a laissée dans l’em-
barras du choix.
L’échantillon comporte 31 étudiants de premier cycle, dont treize hommes
et dix-huit femmes (dix Québécois, neuf Français et douze Israéliens), d’âge
moyen de 24 ans, provenant de facultés aussi diverses que l’éducation, les arts
plastiques, la musique, l’histoire, les langues, la sociologie, la psychologie, l’his-
toire de l’art, la physique, les mathématiques, la biologie, la chimie et la
médecine.
Analysés à l’aide de catégories préétablies (par exemple « qu’est-ce que la
spiritualité pour toi ? ») et émergentes (comme la distinction entre la spiritualité
et la religion), les entretiens représentent la majeure partie du corpus. L’obser-
vation participante (d’une initiation à la méditation dans un centre bouddhiste
à Paris, d’un festival « spirituel » en Israël et des cours de yoga à Québec, entre
autres), entreprise surtout dans le but de connaître les pratiques dont parlaient
les jeunes universitaires et de mieux comprendre leur expérience, nous a servie
pour enrichir l’analyse.

2 La spiritualité décrite par les étudiants interrogés


Décrire ce qu’est la spiritualité pour les jeunes universitaires s’est imposé
comme le premier objectif de notre recherche. En effet, malgré l’usage fréquent
que l’on fait de ce terme, force est de constater qu’il n’a pas de définition unique.
Ses significations semblent être aussi nombreuses que les diverses approches et
doctrines qui la définissent et, plus encore, proposent des manières bien diffé-
rentes de la vivre. La définition de la spiritualité proposée par les jeunes univer-
sitaires en est une parmi tant d’autres. Sans prétendre pouvoir la généraliser aux
sociétés contemporaines, notre recherche nous permet de mettre en évidence
que la perception de la spiritualité de jeunes universitaires de trois pays diffé-
rents contient plusieurs composantes communes. À cet égard, nos résultats
montrent qu’elle répond à des besoins similaires chez les jeunes universitaires,

209
Deuxième partie : Rites et santé

qu’elle est fondée sur des aspects communs aux diverses sociétés occidentales et,
enfin, qu’elle fait partie, d’une manière ou d’une autre, de l’imaginaire collectif.
Les étudiants interrogés dans cette recherche perçoivent la spiritualité
comme une quête de sens personnelle ou individuelle que chacun construit afin
qu’elle soit adaptée à sa vie et qu’elle réponde au mieux à son questionnement
de départ. À travers diverses expériences, la spiritualité devient quotidienne et
son vécu, intime et collectif à la fois, contribue à sa signification. Parce qu’elle
est symbolique, la spiritualité permet aux étudiants interrogés de dépasser la
réalité qu’ils connaissent et de s’ouvrir à d’autres aspects de leur existence
humaine, sans pour autant devenir religieux. Au-delà d’un ensemble de prati-
ques et de doctrines qui la composent, la spiritualité devient un état d’esprit et
donc une réponse possible à une crise de sens qui caractérise les sociétés
contemporaines.
Nous présenterons chacune des composantes de cette perception, avant
d’exposer les manières par lesquelles la spiritualité est vécue dans le quotidien.

2.1 Un questionnement existentiel


La spiritualité commence, pour les étudiants interrogés, par une quête de
sens. Les jeunes désirent redonner du sens à leur vie et au monde dans lequel ils
vivent. Un questionnement existentiel amorce donc cette quête. Qu’il touche
l’existence (ou non) d’un Dieu, la place que chacun doit occuper dans le monde
(par ses choix de carrière et de mode de vie, par exemple), les relations sociales
qui tissent la vie ou encore leurs croyances autour de la mort – un thème qui,
malgré la tentative des sociétés contemporaines de l’écarter de la vie, préoccupe
énormément les jeunes de ces sociétés (Lemieux, 2002), ce questionnement ne
s’apaise pas par les réponses que proposent les sociétés contemporaines.
Souvent introspectif, ce questionnement devient une forme de réflexivité
perpétuelle qui, dépassant le « simple » positionnement des étudiants interrogés
par rapport aux valeurs et savoirs de leurs sociétés, propose un miroir dans
lequel se reflètent à la fois l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes et celle qu’ils
veulent projeter. 
Extatique, ce questionnement se nourrit de doctrines, croyances, sagesses et
pratiques qui entourent les étudiants interrogés. En invitant les étudiants à
entreprendre une recherche qui ne s’arrête ni à leur culture, ni à leur société, ni
à leur imaginaire, il est aux origines de la quête de sens qui est, elle, au fonde-
ment de la spiritualité.

210
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques

2.2 Quête de sens
Le questionnement n’est guère réservé aux seuls étudiants qui s’intéressent
à la spiritualité. Par contre, la quête qu’il amorce, qui encourage les étudiants
interrogés à s’aventurer au-delà du bassin de réponses proposées par leurs
sociétés et à découvrir de nombreux et souvent de nouveaux horizons physiques
comme mentaux, émotionnels ou psychologiques, les distingue davantage. Or,
dans une société animée par un désir d’altérité, une ouverture à l’Autre, dont
l’errance représente désormais un attribut majeur (Maffesoli, 1997), la rencontre
avec l’altérité est désormais inévitable. La multitude des images, le multicultu-
ralisme « imposé » par une immigration croissante, etc. permettent de vivre
cette quête (comme l’errance) sans trop s’éloigner de chez soi (une accessibilité
critiquée par certains qui la considèrent comme contradictoire, à bien des
égards, avec l’essence même de la quête, comme de l’errance).
Ce n’est pas le manque de tentatives (philosophiques, scientifiques, litté-
raires, etc.) des sociétés contemporaines à donner un sens au monde qui
explique l’absence de réponses satisfaisantes (selon les étudiants interrogés) au
questionnement des étudiants. Bien au contraire, la reconnaissance de
nombreuses explications possibles incite souvent les étudiants interrogés à
poursuivre leur recherche. Ce qu’explique un étudiant québécois en physique :

Je me dis qu’on cherche à tout expliquer, mais il y a tellement d’affaires qu’on ne


sait pas encore et même les affaires qu’on explique, ce n’est pas parce que c’est
explicable que ce ne sera pas un dieu ou quelque chose de même qui est dedans.
(3 ; Qc ; 3)1

C’est pourquoi certains parmi eux parlent d’une recherche de sens caché,
d’une vérité qui les dépasse. La spiritualité les encourage à aller au-delà de ce
qui est su, de ce qui est connu, de ce qui est vu.
Qu’elle soit métaphysique (qui cherche à comprendre Dieu), physique (qui
aspire à améliorer son bien-être) ou introspective et psychologique (essayant de
comprendre soi-même), cette quête ne se limite pas à la théorie, mais se traduit
en une démarche à suivre. La spiritualité devient alors une manière de vivre la
vie qui s’accommode aux jeunes universitaires « en fonction de leurs besoins et
de leur expérience, c’est-à-dire en fonction des manques vécus dans leurs confi-
gurations antérieures » (Lemieux, 2002 : 16-17). C’est donc à travers la quête de
sens que le questionnement devient réel et pratique. Autrement dit, c’est par la
quête que la spiritualité s’intègre dans le quotidien des étudiants interrogés.

1. Les citations des entretiens sont marquées par le numéro de l’entretien ; le lieu de l’entretien (Qc,
Fr ou Il) ; et le numéro de page de la retranscription.

211
Deuxième partie : Rites et santé

La quête reste pourtant, à bien des égards, symbolique. D’une part, parce
qu’elle est guidée par un désir d’être et de vivre autrement. D’autre part, parce
qu’elle refuse d’obéir à la prescription sociale, à la logique moderne de devoir
être. Elle est, en somme, la quête du Graal sacré, de la sagesse qui représente la
promesse d’éternité ou, pour le dire simplement, une quête d’espoir. Ce qui
explique la place centrale qu’occupent des éthiques alternatives (économiques,
sociales, culturelles ou écologiques) qui dessinent une autre réalité possible.

2.3 Types de rapport à la spiritualité : individualisme ou personnalisation


La spiritualité s’inscrit parfaitement dans l’air du temps lorsqu’elle se laisse
approprier par chacun, s’accommodant à ses propres besoins et désirs. C’est
une logique qui permet de se réunir non plus autour d’un projet commun, mais
autour du seul désir de vivre pleinement (et donc collectivement) le présent. Ce
néo-tribalisme (Maffesoli, 2000) se manifeste parfaitement dans le réseau
Internet qui se modifie sans arrêt pour s’adapter aux désirs des internautes (et
qui les crée parfois) : le site Facebook qui met en scène des réseaux d’amis (et
d’amis d’amis) qui n’ont besoin de rien faire d’autre pour l’entretenir que d’y
être, en est un bon exemple
Les différents rapports que le sujet peut avoir avec la spiritualité s’inscrivent
dans cette même logique. La spiritualité est personnelle, car elle répond à un
questionnement existentiel et suit une quête de sens qui l’initie ; elle est person-
nelle aussi parce qu’elle est fondée sur une histoire personnelle et, comme nous
verrons par la suite, une expérience personnelle de la spiritualité. Ainsi, les
étudiants croyants interrogés définissent leur spiritualité comme leur relation
personnelle avec Dieu (une relation qu’ils ne partagent même pas avec la reli-
gion dans laquelle ils s’inscrivent). Cette personnalisation de la spiritualité faci-
lite, nous le discuterons par la suite, celle de la pratique spirituelle comme
discipline personnelle.
La personnalisation de la spiritualité nourrit, chez les étudiants interrogés,
la perception de la spiritualité comme vecteur de changement constant de leur
mode de vie, leurs désirs et leurs espoirs. En résulte aussi leur refus de généra-
liser leurs conceptions, bien personnelles, de la spiritualité :

On a tous une spiritualité différente. Je pense que c’est ça qui nous différencie en
premier, mis à part la physique, ce qui nous sépare en premier, c’est notre niveau
de spiritualité. […] Il n’y a pas un modèle de spiritualité, on n’a pas la même façon
de penser […]. On a notre intuition, notre réflexion en regardant autour de
nous… (28 ; Fr ; 3)

212
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques

Les étudiants interrogés perçoivent en effet leur spiritualité comme unique


et première : singulière, elle ne peut ressembler à aucune autre. C’est dans ce
sens qu’elle est aussi individuelle et permet aux étudiants interrogés de vivre
leur autonomie et leur liberté. Ici, c’est la logique de la différence (Germain et
coll., 1986) qui prévaut et guide les jeunes universitaires dans leur refus de se
soumettre aux structures extérieures, aux ensembles préétablis. Une logique qui
n’est guère étrangère aux sociétés contemporaines pour lesquelles le futur est
déterminé à travers une rupture, notamment avec le passé.
La spiritualité individuelle est davantage celle des sujets libres et égaux : ils
sont libres de choisir la spiritualité qui s’accorde au mieux avec leurs intérêts et
leurs désirs et ils respectent ce même droit pour les autres, leurs égaux. C’est
aussi le constat que fait Danièle Hervieu-Léger, en expliquant que, « [d]ans les
sociétés modernes, la croyance et la participation religieuse sont « matières à
option » : ces sont des affaires privées, qui relèvent de la conscience individuelle
et qu’aucune institution religieuse ou politique ne peut imposer à quiconque »
(Hervieu-Léger, 1999  :  33). Ou, comme l’exprime bien une étudiante
québécoise,

J’ai ma manière de penser, de vivre ma spiritualité, mais les autres autour de moi
ne la vivent pas pareil, c’est moi, c’est individualiste. (1 ; Qc ; 12)

Mettant l’individu au centre de son monde, la spiritualité peut paraître


égocentrique. Heureusement, cet intérêt porté au seul bien-être personnel
« favorise non seulement l’égoïsme, mais aussi l’altruisme, puisque nous sommes
capables de vouer notre Je à un Nous et à un Toi » (Morin, 2001 : 67). En effet,
considérant les autres comme leurs semblables et donc leurs égaux, les étudiants
interrogés se reconnaissent facilement dans l’intérêt que portent les autres à la
spiritualité. Plus encore, ils considèrent appartenir à une « communauté de
destin » (Jeffrey, 1998), ce qui facilite par ailleurs le partage de leur spiritualité,
malgré son individualisme flagrant. En effet, « [e]n matière religieuse comme
dans l’ensemble de la vie sociale, le développement du processus d’atomisation
individualiste produit paradoxalement la multiplication des petites commu-
nautés fondées sur les affinités sociales, culturelles et spirituelles de leurs
membres » (Hervieu-Léger, 1999 : 54).
Une tendance qui se renforce par un pluralisme culturel dans lequel l’in-
dulgence qu’affiche la culture dominante envers les autres cultures est limitée à
la sphère privée : dans la sphère publique, l’individu est contraint de vivre en
accord avec les valeurs de cette première (Berger et Luckmann, 1967). La
présence des cultures minoritaires, qui exigent la reconnaissance de leurs
coutumes, croyances et idées comme égales, expose les jeunes universitaires à

213
Deuxième partie : Rites et santé

un autre éventail d’idées, de croyances, de valeurs et de pratiques qu’ils peuvent


intégrer dans leur spiritualité. D’autant plus que dans une logique relativiste
poussée à l’extrême, tout jugement distinguant le bon du mauvais ou le permis
de l’interdit est refusé. C’est d’ailleurs la cohabitation des paradigmes modernes
(individualité) et postmodernes (personnalisation) dans les sociétés contempo-
raines qui rend possible ces deux attitudes du sujet. Une réalité à laquelle ces
étudiants sont confrontés, à bien des égards, malgré eux : « [i]l s’agit d’une
contrainte, paradoxale il est vrai, à la réalisation de soi, à la construction de soi,
à la mise en scène de soi, non seulement au niveau de son existence personnelle,
mais aussi au niveau des liens moraux et politiques » (Beck, 1998 : 21).
Précisons enfin, sans entrer ici dans les détails, que ces deux aspects influen-
cent différemment le vécu de la spiritualité. Par exemple, lorsqu’elle est perçue
comme personnelle, elle n’est partagée qu’avec les intimes, alors qu’individuelle,
elle est facilement partagée avec une communauté de semblables. La spiritualité
reste une démarche fondamentalement solitaire pour les étudiants interrogés
qui, tout en la valorisant comme telle (ils n’hésitent pas à afficher leur mépris
envers ceux qui dépendent du soutien du groupe (surtout religieux) pour vivre
leur spiritualité), n’en ressentent pas moins la difficulté.

2.4 Hétéronomie contemporaine
La quête individuelle et personnelle est pleinement vécue à travers la
construction subjective de la spiritualité :

Je me suis rendu compte que c’est vraiment sur mesure maintenant. À la carte…
Si aller à la messe de temps en temps, ça me fait du bien, et avoir mon bouddha,
ça me fait du bien, puis lire mon Hubary, ça me fait du bien, et si tout ça ensemble
ça m’apporte une signification, un sens à ce que je fais, à ce que je suis, je pense que
ça peut faire un bon ensemble. (2 ; Qc ; 5)

Sans complexe ni regret, les étudiants interrogés s’amusent à découvrir


autant d’idées, de pratiques et de croyances qui se présentent à eux. Ils s’inspi-
rent autant des livres, de la musique, du théâtre et du cinéma, de diverses reli-
gions et philosophies contemporaines, des pratiques sportives et du plein air.
Autrement dit, de manière assez paradoxale, au fondement de leur spiritualité
personnelle et individuelle, réside une réelle hétéronomie. En ne suivant que
leurs propres intuitions, impressions, intérêts et désirs, ils se laissent imprégner
par de nombreuses influences extérieures, ne refusant rien qui soit susceptible
de contribuer à leur spiritualité. La spiritualité est ainsi vécue dans l’espace qui
se crée entre, d’une part, l’intime et l’introspectif et, d’autre part, le collectif
ouvrant sur l’autre et le projectif (Lemieux, 2000 : 1‑18).

214
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques

Généralisée, la construction de la spiritualité ne dépasse pas les étudiants


interrogés pratiquants qui, tout en restant fidèles à leur doctrine, se laissent
inspirer par d’autres doctrines et pratiques pour enrichir leur spiritualité.

Je ne suis pas très sérieux là-dessus, mais je suis très attiré par le judaïsme. [C’est]
la notion de toujours tout remettre en cause, tout remettre en question, tout inter-
roger que j’aime beaucoup. […] C’est le dialogue entre plusieurs traditions qui
m’intéresse beaucoup. (30 ; Fr ; 2)

Ce qui est contraire à l’impression des étudiants interrogés eux-mêmes (et


surtout les Israéliens), qui considèrent cette démarche comme étant leur parti-
cularité (ce qui ne signifie pas qu’ils y sont favorables, car elle témoigne, à leurs
yeux, d’une certaine incohérence).
Tout peut devenir spirituel. C’est alors, comme le montre Denis Jeffrey
(2003) en parlant du vécu contemporain des rituels, la sensibilité de chacun à
vivre des expériences de spiritualité, pour découvrir de nouvelles idées, croyances
et pratiques à travers lesquelles il peut vivre sa spiritualité, qui le détermine.
L’ouverture d’esprit, évoquée par tous les étudiants interrogés, doit alors être
considérée non pas comme une des caractéristiques de la spiritualité, mais bien
comme une de ses conditions : sans elle, la découverte de diverses croyances et
pratiques, encore perçues par plusieurs dans nos sociétés contemporaines
comme une simple aberration, serait inaccessible, pour ne pas dire impossible.

2.5 L’expérience de la spiritualité
L’expérience de la spiritualité se distingue ici de l’expérience spirituelle. Si
la première, en évoquant le vécu de la spiritualité, est indispensable pour les
étudiants interrogés, la deuxième incarne, au contraire, le mystique, l’exotique
et, surtout, l’inaccessible, elle n’est donc pas obligatoire. En effet, elle sépare le
spirituel et le quotidien (comme d’ailleurs le fait religieux selon la définition
durkheimienne). Or, comme le démontrent aussi les résultats de recherche de
Paul Heelas et Linda Woodhead, c’est précisément parce que la spiritualité et
ses pratiques « « bring the sacred to life », enabling participants to remain true to
themselves and their most significant relationships, and making little or no
distinction between personal and spiritual growth » (2005 : 10), qu’elles jouis-
sent d’un tel succès parmi les jeunes universitaires. Ainsi, les étudiants inter-
rogés rejettent l’expérience spirituelle qui invite, selon eux, à se retirer de la
société, à prendre ses distances de l’entourage social et de la vie, bref à entre-
prendre une vie ascétique.

215
Deuxième partie : Rites et santé

L’expérience de la spiritualité, elle, s’intègre dans la vie. Plus précisément,


elle fait le lien entre la pratique et la théorie, c’est-à-dire entre la manière de
vivre la spiritualité et les significations qu’elle donne à leur vie. Et c’est l’expé-
rience personnelle, (sur)valorisée dans la logique contemporaine, qui détermine
ce qui est spirituel. L’expérience de la spiritualité est donc la mise en contexte
de la spiritualité, sa compréhension à partir des expériences antérieures, mais
aussi le discours adapté pour l’exprimer. Grâce à l’expérience de la spiritualité,
celle-ci devient donc quotidienne et réelle.
Les étudiants interrogés insistent sur l’importance de l’expérience de
diverses manières : ceux qui pratiquent le tai-chi rappellent qu’il faut « faire
d’abord et apprendre après » (une idée fondamentale de cette doctrine qu’ils
adoptent facilement) ; d’autres parlent de l’expérience plus quotidienne dans
laquelle se manifeste leur spiritualité :

La spiritualité c’est quelque chose qu’on met en pratique tous les jours. […] C’est
essayer de rayonner autre chose que la médiocrité qu’on peut apercevoir autour de
nous… c’est quand tu marches dans la rue, quand tu parles aux gens, de faire
l’effort de ne pas avoir de rancœurs. C’est un effort qui est quotidien et qui est
complètement pratique et qui est beaucoup plus proche de la terre que du ciel.
(24 ; Fr ; 5)

Je pense que, pour chacun, c’est imprégné dans les petites choses qu’il fait dans sa
vie. […] ce sont des choses qui deviennent parfois comme des instincts. (14 ; Il ; 3)

À travers l’expérience de la spiritualité, les étudiants interrogés transcen-


dent son côté abstrait et l’amènent au concret (et à l’inverse). Dans ce sens, son
rôle est donc essentiellement symbolique.  L’expérience permet aussi aux
étudiants interrogés de passer de l’introspectif au projectif, de l’intime au
collectif. Elle est alors aux fondements du partage de la spiritualité (comme de
tout autre partage au sein des sociétés contemporaines). D’autant plus que
l’expérience (donc la mise en réalité) de la spiritualité démontre que celle-ci sert
à quelque chose : dans une logique contemporaine d’utilité, l’expérience sert
pour mesurer les bienfaits de la spiritualité et leur contribution à la vie réelle.
Aspirant, enfin, à une spiritualité qui deviendra quotidienne et même ordi-
naire, partagée par tous, l’expérience permet à la spiritualité de s’installer dans
la réalité.

216
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques

2.6  Symbolique
L’univers symbolique fait le lien entre le particulier et l’universel, entre le
monde réel et ce qui dépasse l’expérience, entre soi et l’Autre, entre l’intime et
le collectif. Dans l’espace qui se crée entre les opposés, chacun peut se créer lui-
même. Le symbolique est dans ce sens nécessaire pour la recherche de la vérité
ultime (qui ne peut être plus relative, car elle reste personnelle) qui caractérise
la quête spirituelle des étudiants interrogés. C’est la recherche métaphysique
dans son sens platonicien qui fait appel à un savoir qui dépasse les choses
immuables, à une Loi qui gère la vie, le monde.
Le symbolique est aussi un outil qui, comme l’explique Denis Jeffrey,
« facilit[e] les manœuvres dans les moments fragiles du parcours de l’histoire des
hommes » (1998 : 26). Les expériences de la spiritualité, les doctrines qui l’ins-
pirent, les pratiques qui l’expriment et les discours qui l’expliquent doivent être
alors considérés aussi dans leur rôle symbolique permettant aux étudiants inter-
rogés de vivre leur quête de sens qui les amènent souvent au-delà de la réalité
que nous connaissons.
Comme les sociétés contemporaines promeuvent la raison et la logique,
c’est souvent dans les traditions étrangères que les étudiants interrogés trouvent
l’accès au symbolique : le soufisme, le bouddhisme ou même dans leurs reli-
gions d’héritage qui n’ont plus la même place au sein de la société occidentale.
La science-fiction, la fantaisie et d’autres arts (cinéma, art plastique) inspirent
également les étudiants interrogés dans leur initiation au symbolique.
Il se manifeste, bien souvent, à travers les croyances, la conviction ultime
qu’il y a une certaine dimension qui dépasse la « simple » existence humaine. La
croyance en Dieu, en la réincarnation (ou en toute autre forme de vie après la
mort) qui est très répandue parmi les jeunes en général (Lambert et Michelat,
1992 ; Lemieux, 2002) comme dans notre échantillon et même la croyance en
l’Homme, invitent à considérer tout ce qui est au-delà de la réalité terrestre. La
spiritualité représente alors une ouverture à l’universel proposant, dans un
monde individualiste et égocentrique, où le bien-être est le plus souvent
recherché dans la vie personnelle et privée, un accès à un univers plus vaste,
socialement comme mentalement. C’est donc grâce au symbolique que les
étudiants interrogés se permettent de ne plus se mettre au centre de leur appren-
tissage, pour reprendre une notion pédagogique à la mode et se permettent de
se lier à un contexte généralisé, à des références extérieures, qui dépassent leurs
seules expériences.

217
Deuxième partie : Rites et santé

2.7 Religiosité sans religion


La distinction entre la religion et la religiosité est proposée par les étudiants
interrogés dans le souci de mieux préciser ce qu’est la spiritualité pour eux. Ils
critiquent la religion qui dissimule, par son institution (c’est-à-dire sa forme),
le vrai esprit et les empêche ainsi de vivre authentiquement ce qui est au fond
d’eux. Pourtant, ils évoquent leur disposition à vivre des expériences de nature
religieuse ou, devons nous dire, spirituelle. C’est donc à la religiosité sans reli-
gion qu’ils aspirent.
En effet, si la spiritualité des étudiants interrogés s’inspire ouvertement de
diverses religions, d’héritages comme adoptés, dans ses contenus comme dans
ses pratiques, elle s’en distingue clairement dans sa forme. La liberté d’agir
proposée par la spiritualité s’oppose à l’encadrement de la religion de la vie de
ses adeptes. La fermeture dogmatique religieuse heurte l’ouverture d’esprit
spirituelle et l’autonomie de chacun à vivre la spiritualité à sa manière.
Non religieuse, la spiritualité n’est pas pour autant areligieuse. Vécue en
dehors du cadre religieux, elle s’inspire du contenu religieux pour enrichir sa
composition. Mais elle abandonne volontiers l’institué, l’ordre déjà établi, pour
l’instituant qui « force un système identitaire à se renouveler, à se complexifier,
à se réorganiser » (Jeffrey, 1998 : 132). D’ailleurs, ce rejet de la forme religieuse
semble être, plutôt que la conséquence de la sécularisation des sociétés contem-
poraines, lié à la crise qui touche ces sociétés à cause de laquelle les institutions
religieuses (comme d’autres institutions sociales) sont « en contradiction avec
l’histoire » (Beck, 1998 : 20).
Devons-nous encore nous étonner que cette distinction entre religion et
spiritualité soit aussi opérée par les étudiants croyants ? En témoigne cette
étudiante française en arts plastiques :

J’ai une bonne relation avec la religion catholique, mais pas avec la messe… Je sais
que quand je suis allée à la messe ça m’a fait énormément de bien et j’avais une
bonne relation avec la religion, mais par la suite cette relation s’est complètement
détériorée. Même si je comprends bien qu’il faille avoir des règles strictes pour tout
le monde, je trouve qu’il n’y a pas assez de souplesse. (31 ; Fr ; 4‑5)

Leur préférence pour une religiosité qui ne s’accompagne pas par la forme
religieuse est aussi expliquée par leur conviction selon laquelle toutes les reli-
gions sont égales et même pareilles : on y trouve toujours des divinités, des
règles de vie en société, des mystiques… pourquoi se limiter à une religion au
lieu de s’inspirer de toutes les religions ?

218
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques

2.8 Crise de sens
Il est du sens commun d’associer l’intérêt que portent les jeunes à la spiri-
tualité à une crise personnelle qui les pousserait à entreprendre cette quête, à
approfondir leur questionnement. Or, dans notre échantillon, peu d’étudiants
évoquent une telle crise. Si certains avouent vivre un épisode difficile en arri-
vant à l’université (loin de chez soi), en confrontant le stress lié aux études, suite
au suicide d’un ami ou à la séparation d’un conjoint, c’est, en somme, une
profonde solitude que la spiritualité les aide à affronter (et l’importance du
partage de la spiritualité, déjà évoquée, doit être à nouveau soulignée).
Cette crise est-elle vraiment personnelle ? Pour Ulrich Beck (1998 :  20),
c’est un amalgame trop courant entre le personnel et le social qui nous amène
à attribuer aux individus les problèmes créés par la société, tout comme l’im-
puissance des individus face aux divers problèmes comme le divorce, leur
dépendance aux crédits, l’instabilité professionnelle et même la baisse de la
natalité. À bien des égards, cet amalgame est même une des sources de cette
crise : comment vivre dans le quotidien le paradoxe entre les contraintes sociales
et le désir d’individualisme (encouragé, évidemment, par la société) ? La solu-
tion à ces problèmes sociaux, précise Beck, doit donc être sociale. Le magazine
Philosophie2 a ainsi consacré un dossier aux crises existentielles étudiées par des
philosophes, des anthropologues et des sociologues, à côté des psychologues,
qui tentent de comprendre les raisons de cette crise, mais, plus encore, les
diverses méthodes pour les affronter.
La spiritualité propose une réponse (parmi tant d’autres) à la crise de sens
sociale, devant laquelle les sociétés contemporaines semblent être désarmées.
En témoigne la place toujours aussi importante qu’occupent les rituels religieux
dans les événements significatifs de la vie (et les plus difficiles, car si le baptême
est pratiqué moins fréquemment, les enterrements sont encore largement reli-
gieux). Dans les mots de Raymond Lemieux, la spiritualité « représente un
mode privilégié d’assumer sa propre vie dans un monde où le sens n’est plus
affirmé, mais où chacun est renvoyé à sa propre quête » (2000 : 3). Il précise
aussi que « [l]e problème […] n’est pas que le monde contemporain n’offre pas
de sens […], il vient plutôt du fait que ce monde est saturé d’un sens qui s’im-
pose, un sens de plus en plus totalitaire puisqu’il ne laisse de place qu’à une
pensée unique » (2000 : 13). Une pensée unique contre laquelle les jeunes univer-
sitaires interrogés, qui revendiquent leur recherche personnelle avec fierté, s’in-
dignent ouvertement.
Le vécu en commun de la crise, à travers laquelle l’implicite (qui est vécu
en solitaire) devient explicite (c’est-à-dire dit, partagé) la rend aussi sociale. La
2. N° 10, juin 2007, Paris.

219
Deuxième partie : Rites et santé

spiritualité représente ainsi une forme d’extase. C’est l’« abandon du point de


vue du petit « moi » individuel et l’accession à un niveau transcendantal » qui,
permettant de sortir de soi-même pour retrouver l’autre, pour se perdre dans
l’altérité qui est la collectivité, exprime « le frénétique besoin de n’exister qu’en
fonction de l’autre » (Maffesoli, 2004 : 125).
La crise de sens représente donc le point de départ de la spiritualité pour
nombreux étudiants interrogés. C’est elle qui les pousse à chercher des réponses
ailleurs. Dans ce sens, la spiritualité doit être perçue comme un ensemble
d’idées et de pratiques qui aident les étudiants interrogés à affronter leurs diffi-
cultés et qui proposent un remède à l’âme souffrante.

2.9 État d’esprit
Omniprésente dans la vie personnelle, professionnelle et sociale des
étudiants interrogés, la spiritualité influence leur manière d’être et dépasse donc
la « simple » manière de voir le monde, de vivre dans le monde. Elle fait désor-
mais partie intégrante de leur quotidien. Elle devient un état d’esprit, qui
influence aussi bien les étudiants interrogés que leur entourage. Elle s’installe
dans l’imaginaire des sociétés contemporaines.

[La spiritualité] c’est en fait essayer de rayonner autre chose que la médiocrité
qu’on peut apercevoir autour de nous… c’est quand tu marches dans la rue, quand
tu parles aux gens, de faire l’effort de ne pas avoir de rancœurs. C’est un effort qui
est quotidien et qui est complètement pratique et qui est beaucoup plus proche de
la terre que du ciel, finalement. (24 ; Fr ; 5 déjà cité)

Les étudiants interrogés parlent plutôt d’une « ambiance ». Une étudiante


l’a nommée « nouvel âge » et a expliqué qu’il s’agit d’« une époque où de plus en
plus de gens acceptent la croyance, n’importe quelle croyance » (12 ; Il ; 14). Un
étudiant en médecine évoque cette ambiance pour expliquer cette tendance
parmi ses collègues à partir en stages d’aide humanitaire, conciliant voyage
initiatique et contribution sociale. Certains étudiants considèrent que la spiri-
tualité suscite un état d’esprit d’un optimisme flagrant et inévitable, d’autres,
d’émerveillement du monde. Il semblerait alors que c’est parce que la spiritua-
lité se traduit en un état d’esprit qu’elle est aussi significative dans leur vie.
Entièrement intégrée dans leur quotidien, elle a changé leur vie.

220
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques

3  La discipline spirituelle des étudiants : rites et pratiques


La discipline spirituelle des étudiants universitaires se compose de
nombreuses pratiques et attitudes qu’ils considèrent comme spirituelles, bien
qu’elles varient aussi bien dans leurs origines, dans leurs orientations et même
dans leurs implications. Leur discipline leur semble tout aussi personnelle et
individuelle que leur perception de la spiritualité (pourtant assez généralisée).
Son articulation cohérente des pratiques et attitudes met en œuvre leur quête
de sens. Pourtant, si les pratiques sont multiples et chacun d’eux a la liberté de
choisir parmi ce grand éventail pour composer un ensemble qui lui ressemble,
trois disciplines permettent de les intégrer dans le quotidien.
Quinze pratiques différentes ont été recensées rien que dans notre échan-
tillon de 31 étudiants. Nous les avons regroupés en sept catégories : 1) les prati-
ques orientales, qui s’inspirent des doctrines orientales telles le bouddhisme et
l’hindouisme, comportent le yoga, le tai-chi et la méditation ; 2)  les prati-
ques thérapeutiques sont celles dont l’objectif est la guérison, mentale comme
physique (le shiatsu et le reiki en sont deux exemples de notre échantillon) ;
3) les pratiques culturelles et esthétiques telles la lecture, la musique, le cinéma,
le théâtre et les arts en général, sont celles qui dépendent le plus, il nous semble,
de la définition qu’en donnent leurs pratiquants ; 4) les pratiques de plein air
évoquent la spiritualité grâce au rapprochement avec la nature (parfois même
avec le divin) et à la confrontation avec soi-même ; 5) le voyage initiatique peut
s’attacher à toutes ces pratiques, mais a le statut à part d’un rite de passage qui
marque le devenir adulte des jeunes universitaires ; 6) les pratiques religieuses
regroupent toutes celles qui suivent une doctrine religieuse spécifique (que ce
soit de manière orthodoxe, régulière ou occasionnelle, comme nous verrons par
la suite) ; une dernière catégorie 7) décrit l’absence de pratiques propres à la
spiritualité, ce qui n’empêche pas ses « pratiquants » de se considérer spirituels
et d’avoir une discipline.
Afin de démontrer la place qu’occupe la spiritualité dans la vie des étudiants
interrogés et donc du rôle que les pratiques spirituelles peuvent y jouer, nous
nous intéressons ici davantage aux trois formes de discipline qui organisent le
vécu de ces diverses pratiques. Ces trois disciplines, la discipline orthodoxe, la
discipline régulière et celle occasionnelle, peuvent être aussi conçues comme
des stratégies par lesquelles les étudiants interrogés intègrent la spiritualité dans
leur vie et l’utilisent pour répondre à leurs divers besoins et désirs.

221
Deuxième partie : Rites et santé

3.1 La discipline orthodoxe


La pratique orthodoxe désigne l’adhésion volontaire à une doctrine exté-
rieure, à sa doxa, à ses normes et à ses pratiques. Pour le pratiquant orthodoxe,
c’est la doctrine qui détermine le quotidien comme le sens qu’il en donne.
Nous considérons six étudiants de notre échantillon comme orthodoxes : trois
sont religieux (une à Québec, une en Israël et un en France), deux étudiants
israéliens pratiquent le tai-chi et le yoga et un étudiant israélien en arts plasti-
ques vit la création comme une pratique spirituelle. Cependant, d’autres
étudiants interrogés parlent de la discipline orthodoxe, dont ils apprécient
notamment l’assiduité exigée (ce qui peut surprendre considérant l’image des
jeunes universitaires qui ne cherchent que la facilité et l’immédiat).
La pratique orthodoxe impose un mode de vie dans le quotidien et en
détermine les traits principaux comme les relations avec les autres, le rapport
avec la nature, etc. Mettant les croyances au cœur de sa réalité, elle permet au
pratiquant de les approfondir et, plus encore, peint la réalité selon leurs couleurs.
Certainement pas uniquement religieuse, la discipline orthodoxe peut s’appli-
quer à toutes les pratiques décrites plus haut. Comme dans le cas d’une étudiante
israélienne qui a changé sa vie pour vivre en accord avec sa pratique du yoga :
devenue végétarienne, elle se couche tôt pour se lever à l’aube, méditer et faire
ses exercices. Sa pratique l’a poussée à abandonner sa carrière d’informaticienne
pour se consacrer au travail avec les enfants. Un étudiant qui pratique le tai-chi
ne fréquente pas ses amis durant la semaine pour respecter les horaires de sa
pratique. Il a choisi son appartement parce qu’il s’accommode facilement à la
pratique du tai-chi. Il a entrepris des études en médecine chinoise pour
compléter théoriquement sa pratique. Bref, il essaye de vivre sa vie en respec-
tant le tao, la bonne voie qui guide la pratique du tai-chi.
La prière est, pour les étudiants religieux, la pratique la plus accessible : elle
vient à leur rescousse aux moments difficiles en renforçant leur assurance et leur
foi en Dieu. Or, les rituels collectifs restent les plus significatifs dans leur
pratique :

Il n’y a pas un samedi que je rate [la prière]. Si je ne vais pas à la prière, le shabbat
[samedi] me semble différent. Parce que c’est là que je commence à sentir la sacra-
lité. […] J’attends toute la semaine. Mais je ne peux pas définir exactement ce qui
m’arrive là-bas. Je reçois de la nourriture pour mon âme. (22 ; Il ; 5)

Grâce à ces rendez-vous hebdomadaires avec d’autres croyants, ils retrou-


vent, au bout d’une semaine bien terrestre, le mystique. Ce vécu collectif de la
prière a donc des aspects bien extatiques.

222
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques

La pratique orthodoxe est délibérément choisie, aussi bien par les étudiants
religieux que par ceux qui suivent d’autres pratiques. Ils considèrent qu’elle
contribue significativement à leur vie quotidienne, aussi bien par les pratiques
qu’elle leur impose que par le mode de vie qu’elle induit. Ainsi, cette pratique
leur fournit d’amples occasions pour vivre leur spiritualité. Remarquons que
bien qu’elle dirige ces étudiants dans leurs choix quotidiens, la pratique ortho-
doxe n’arrive pas à apaiser leur questionnement : elle devient même un des
aspects qu’ils questionnent. Elle fournit néanmoins certaines réponses ou, au
moins, des pistes de réponses que les étudiants peuvent suivre pour faire face à
leurs difficultés (comme aux moments de joie).

3.2 La discipline régulière


La pratique régulière, qu’elle soit hebdomadaire ou même quotidienne,
s’inscrit dans une démarche choisie, délibérée et réfléchie. Toutefois, bien
qu’elle puisse être inspirée souvent d’une doctrine, elle se distingue de la
pratique orthodoxe en ce qu’elle ne suit pas une doxa assignant une manière
exclusive de voir le monde. Le pratiquant se sent toujours libre d’adapter sa
pratique à sa vie, à ses désirs (et rarement le contraire). Ce sont donc les bien-
faits physiques, psychologiques ou mentaux, acquis grâce à la pratique régu-
lière qui attirent les pratiquants.
Les diverses « pratiques orientales » (1re catégorie) en sont un bon exemple :
que ce soit le yoga, le tai-chi ou la méditation, ces pratiques sont de plus en plus
incorporées comme des activités sportives des salles de gymnastique et sont
enseignées, comme toutes les autres activités qui y sont offertes, avant tout pour
leurs bienfaits physiques. Cependant, la pratique régulière se présente souvent
comme une initiation à la doctrine qui est à ses origines.  C’est le cas, par
exemple, de l’étudiant israélien qui pratique le tai-chi aujourd’hui de manière
orthodoxe, mais qui l’avait d’abord entrepris comme une pratique régulière
susceptible de lui changer les idées au cours de son service militaire (obligatoire
en Israël).
La pratique régulière est bien souvent encadrée par des cours hebdoma-
daires. Lieu de rencontre, le groupe représente une communauté au sein de
laquelle se partagent les difficultés, les hésitations, la fatigue, l’envie d’aban-
donner (et où une certaine pression sociale est exercée). Le cours crée aussi un
espace, temporel comme physique, réservé à la pratique : il représente une pause
du quotidien et offre un changement de scène qui peut être très rafraîchissant.
L’engagement financier encourage aussi le pratiquant à persévérer dans les
moments les plus difficiles. En effet, la pratique solitaire, qui ne dépend que de
la volonté du pratiquant, est plus difficilement maintenue.

223
Deuxième partie : Rites et santé

La pratique régulière n’est pas simplement un juste milieu entre la pratique


orthodoxe et celle occasionnelle. Les étudiants la pratiquant la considèrent
comme la manière la plus adéquate de vivre leur spiritualité : ni trop contrai-
gnante ni trop souple, c’est grâce à sa régularité qu’elle aide au pratiquant à se
retrouver et renouveler ses énergies.

J’ai suivi des cours de yoga et de tai-chi […]. Ça m’a fait tellement de bien, parce
que [c’est] arrêter d’être tout le temps dans le mental, c’est être complètement dans
tes gestes. […] c’est vraiment un moment pour lâcher la prise. Moi, je me constate
comme quelqu’un d’assez nerveux, fébrile, donc, c’est peut-être pour ça aussi que
je cherche des moyens de spiritualité, pour me détendre. (6 ; Qc ; 5)

En effet, pour les huit étudiantes (trois québécoises, trois israéliennes et


deux françaises) qui pratiquent de manière régulière, l’assiduité est aussi néces-
saire, pour développer leur spiritualité, que l’ouverture d’esprit mentionnée
plus haut. Refusant de s’incliner devant n’importe quelle doctrine, elles crai-
gnent que la discipline orthodoxe les empêche de développer leur vraie spiritua-
lité. Pourtant, elles se joignent aussi à la critique de la discipline occasionnelle
qui leur paraît trop simple et facile pour engager une vraie démarche
spirituelle.

3.3 La discipline occasionnelle


La majorité de nos répondants ne vit pas sa spiritualité selon une discipline
particulière (orthodoxe ou régulière). Ils se laissent découvrir la spiritualité à
travers des activités aussi diverses que la lecture, les conférences, la participation
aux divers forums ou encore les méditations organisées. Ils vivent leur spiritua-
lité à travers la musique, l’art ou d’autres activités culturelles, le sport et le
temps passé en nature. Même la simple réflexion peut être considérée comme
pratique spirituelle. Ce n’est donc qu’une perception complètement subjective
de la pratique (et donc, le plus souvent, a posteriori) qui la détermine comme
spirituelle.
L’influence de la discipline occasionnelle sur la vie des étudiants interrogés
n’est pas moindre, bien qu’elle agisse différemment sur leur quotidien. Ce n’est
plus la pratique qui détermine leur vie, mais bien leur réalité qui influence la
spiritualité (la spiritualité réservée pour les vacances, lorsque la tête se vide de
toutes les autres préoccupations, en est un exemple). Ce qui ne change en rien
le choix délibéré et conscient d’une pratique susceptible de répondre à leur
questionnement, à apaiser la crise vécue, à approfondir leurs croyances : un bon
film, une exposition intéressante, une conférence découverte, peuvent devenir

224
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques

les sources d’une réflexivité, d’une expérience de spiritualité, d’un état


d’esprit.
Il n’est donc pas étonnant que, pour ces étudiants, tout le monde ait une
spiritualité (qu’il en soit conscient ou pas) : il suffit de la reconnaître afin qu’elle
fasse partie intégrante de leur vie. L’accès privilégié à la spiritualité n’est guère
atteint par le travail constant et la fidélité à la tutelle d’un guide, mais bien par
l’adoption d’une manière de voir le monde, d’une philosophie de vie (qui, tout
comme la « croyance sans appartenance »  dont parle Grace Davie (1996),
n’exige aucune pratique en particulier).
C’est d’ailleurs la pratique occasionnelle qui témoigne le mieux de l’intro-
duction de la spiritualité dans l’imaginaire contemporain : latente, elle est
déterminée par le vécu des étudiants et intègre leur quotidien par le sens qu’ils
donnent, désormais, à toutes leurs activités. C’est pourquoi les pratiques cultu-
relles et esthétiques (3e  catégorie) et les pratiques de plein air (4e  catégorie)
représentent la majorité des pratiques occasionnelles dans notre échantillon,
s’apprêtant facilement à la perception subjective de ceux qui les entreprennent.
Certaines pratiques orientales s’apprêtent aussi à la pratique occasionnelle,
notamment la participation à de grands événements de méditation ou de yoga,
la retraite spirituelle (souvent méditative) ou encore les conférences données
par divers guides spirituels (entreprises a priori comme des pratiques spirituelles
occasionnelles).
Le voyage initiatique (5e  catégorie) est l’exemple par excellence d’une
pratique occasionnelle : incité par un intérêt culturel, religieux ou de plein air,
intrigué par la simple curiosité de découvrir ou par le besoin de prendre ses
distances d’une crise récemment vécue, il peut être spirituel d’emblée ou rece-
voir sa signification a posteriori. Une étudiante française a ainsi entrepris le
chemin de Compostelle comme un défi physique et moral, sans a priori spiri-
tuel : en côtoyant les autres pèlerins et vivant avec eux l’expérience, elle s’est
imprégnée de l’ambiance générale et l’aspect spirituel a pris forme. Par contre,
c’était le désir de rompre avec la vie quotidienne et avec l’entourage social et de
consciemment se mettre en cause qui a poussé un autre étudiant français à
partir en Inde. Le plus souvent, c’est l’envie de découvrir l’Autre et de se réin-
venter par conséquent qui est évoqué comme raison principale pour partir,
aussi bien par les onze étudiants de notre échantillon qui sont déjà partis que
par ceux qui rêvent de le faire. Ils considèrent d’ailleurs le voyage comme un
réel rite de passage, une étape fondamentale dans le processus de devenir
adultes.
La pratique occasionnelle reflète au mieux la logique des sociétés contem-
poraines, que nous la nommions post ou ultra moderne. Individualiste, facile-

225
Deuxième partie : Rites et santé

ment personnalisée et fondée sur l’expérience personnelle, éclectique et


immédiate, cette discipline permet aux étudiants de vivre la spiritualité sans
pour autant renoncer à leur mode de vie contemporain. Elle représente donc de
plus en plus la spiritualité contemporaine aux yeux des étudiants interrogés,
pour le bien ou pour le pire : critiquée, par ceux qui choisissent les disciplines
régulières ou orthodoxes, comme simple recherche de facilité, préférence à l’in-
cohérence et refus de reconnaissance de la sagesse des autres, elle est très appré-
ciée par la majorité des étudiants interrogés qui la considèrent comme la forme
parfaite de spiritualité. C’est seulement ainsi qu’elle peut réellement devenir un
outil d’apaisement, d’expression et de découverte, s’adapter aux besoins et aux
désirs de chacun, sans exiger aucun engagement au-delà du vécu. Elle repré-
sente alors cette exaltation de la vie dans laquelle « [s]eule la consumation de
l’instant prévaut » (Maffesoli, 2004 : 45).

Conclusion
Notre étude montre bien que la spiritualité n’est pas qu’une simple notion
à laquelle les jeunes universitaires se réfèrent de manière aléatoire : elle est bien
présente dans leur quotidien. Leur perception est fondée sur leur propre vécu,
démontrant ses nombreuses contributions à leur vie. Les pratiques qu’ils entre-
prennent et, plus encore, les manières par lesquelles celles-ci sont intégrées dans
le quotidien mettent en œuvre leur conception de la spiritualité. C’est donc à
travers les pratiques et les disciplines spirituelles que la spiritualité alimente un
questionnement et devient une quête de sens, que ces expériences prennent
forme et permettent, dans l’accès qu’elles proposent au symbolique, d’apaiser
une crise de sens.

226
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques

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227
Chapitre 13

Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré,


Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint‑Joseph
Un phénomène entre tradition et modernité

Suzanne Boutin

L es lieux de pèlerinage nous sont depuis longtemps connus pour leurs


pratiques rituelles conjuguant étroitement la démarche religieuse et
la démarche thérapeutique. Il nous vient spontanément à l’esprit
l’exemple du sanctuaire de Lourdes en France qui s’est distingué particulière-
ment par sa vocation thaumaturgique et qui continue d’être fréquenté par un
très grand nombre de pèlerins chaque année. Plus près de nous, au Québec,
trois centres – dont deux sont largement connus pour leur relation étroite avec
la santé, centres qui ont d’ailleurs grandement marqué la conscience collective,
soit Sainte-Anne-de-Beaupré  avec la bonne sainte Anne et l’Oratoire Saint-
Joseph avec le Frère André – semblent particulièrement florissants avec leurs
milliers de visiteurs de toutes confessions et l’organisation de nombreux événe-
ments chaque année.
Si, sur ces sites, l’on y rencontre encore abondamment la tradition à travers
ses rites chrétiens et ses personnages associés à un Québec traditionnel, on ne
peut par contre s’empêcher de remarquer – en y regardant de plus près – les
mutations profondes qu’a subies la pratique du pèlerinage en ces lieux. Des
mutations qui, au-delà d’une simple continuité, suggèrent un véritable renou-
vellement de la tradition dans le contexte de la modernité québécoise. La
recherche que j’ai menée pendant trois ans sur ces trois sanctuaires dans le cadre
d’une étude de doctorat s’est penchée sur les divers événements et groupes que
l’on y rencontre et dont l’exploration révèle une tendance vers de nouvelles
formes et significations de cette pratique du pèlerinage associant quête théra-

229
Deuxième partie : Rites et santé

peutique – dans un sens élargi – et quête religieuse. Dans sa première partie,


mon exposé traitera du contexte de la modernité avancée en Occident qui
accueille favorablement cette pratique du pèlerinage. Dans la seconde partie, à
travers le cas québécois1, je traiterai des nouvelles formes et des nouvelles signi-
fications du pèlerinage au Québec qui, non seulement sont porteuses de
nombreuses transformations – entre autres sur les plans de la santé et du reli-
gieux  –, mais se présentent telle une réutilisation de rites traditionnels en
contexte moderne. Et enfin, je toucherai rapidement un mot sur une nouvelle
forme de pèlerinage ayant fait récemment son apparition sur ces trois lieux et
qui, en associant quête religieuse et quête thérapeutique dans un sens intégral,
condense cette approche de renouveau de la tradition dans une société sécu-
lière : le Chemin des sanctuaires.

1 Les théories de la modernité et le pèlerinage


Il faut dire tout d’abord que les théories de la modernité nous offrent une
bonne piste pour comprendre la persistance – et même la grande popularité
actuelle – de cette pratique du pèlerinage dans la société occidentale. Globale-
ment, ces théories traitant des mutations de la modernité (Balandier, 1997 ;
Giddens, 1991) semblent s’entendre pour définir la société contemporaine
comme un monde plus éclectique et plus complexe à appréhender par les indi-
vidus et les collectivités. Elles font état des changements profonds qui ont
amené une redéfinition de l’individu sur plusieurs plans, dont la santé et le
religieux2. Au Québec, les travaux sur cette modernité (notamment Gagnon,
1999), donc sur la Révolution tranquille – qu’on identifie dans ces travaux aux
années 60 et qui signerait en quelque sorte l’entrée de la modernité – font ainsi
état de mutations en profondeur sur le religieux, la santé, la définition de l’indi-
vidu, la famille, les rapports de genre. Ils rendent compte à leur tour du carac-
tère plus complexe et diversifié de la société québécoise contemporaine.
Les théories de la modernité – tant en général que plus spécifiquement au
Québec – font aussi mention de l’existence de moyens empruntés par des indi-
vidus et des collectivités pour composer avec ce monde qui se transforme de
façon accélérée. Selon les écrits, face à ce monde qui se présente de manière plus
composite et plus insécurisante, plusieurs individus rechercheraient un sens à
travers des mouvements qui véhiculeraient de nouveaux repères et qui seraient
en mesure de répondre aux attentes contemporaines, porteuses des nouvelles

1. Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph.


2. Domaines qui sont imprégnés désormais de caractères comme la rationalité des conduites, la
réflexivité, l’individualisme.

230
Chapitre 13. Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph

valeurs de la modernité : meilleure santé, meilleur équilibre, réalisation person-


nelle, performances spirituelles, approches intégrales, entre autres3.
Parmi ces nouveaux mouvements, ceux qui se situent à la frontière du
thérapeutique et du religieux seraient particulièrement attrayants. Ils porte-
raient certains caractères associés aux représentations de la santé, du religieux et
de l’individu dans la modernité avancée. Que l’on pense à titre d’exemples à
l’accent sur le bonheur et le salut en ce monde, aux solidarités éphémères, à la
mobilité religieuse, à l’importance du corps et des émotions ou encore à l’em-
phase sur la santé. Selon ces mêmes écrits (notamment Champion, 1990 et Le
Breton, 1990), l’individu réaliserait donc des quêtes se situant à la jonction du
religieux et du thérapeutique en recherchant un mieux-être global à travers des
Églises de guérison, des nouvelles ritualités ou encore des techniques de gestion
de la santé qui transportent avec elles des conceptions variées du corps – profanes
et religieuses – et du rapport au monde. On pourrait citer l’exemple des tech-
niques du corps s’inspirant de traditions religieuses orientales, de certaines
Églises de guérison comme le Renouveau charismatique ou encore des nouveaux
mouvements à saveur ésotérique qui emprunteraient des savoir-faire à diverses
cultures et religions. Tous ces mouvements, thérapies, nouvelles compositions
religieuses s’inscriraient ainsi dans une quête individualiste et hédoniste des
contemporains en plus de se présenter comme une façon de s’adapter à un
monde connaissant des transformations accélérées.
C’est dans ce cadre global qu’il faut comprendre la popularité grandissante
des sanctuaires de pèlerinage en Occident. Une popularité qui ne serait d’ailleurs
pas étrangère à cette recherche de mieux-être global à travers l’utilisation de
traditions religieuses et thérapeutiques existantes. Certains auteurs comme
Catherine Carpentier-Bogaert (1995) et Nancy Frey (1998) qui, toutes deux,
ont écrit des ouvrages sur le pèlerinage, l’une sur la pratique de recours aux
saints guérisseurs et l’autre une ethnographie contemporaine de pèlerins de
Compostelle, en font d’ailleurs l’observation dans leurs travaux. De plus, dans
un monde qui semble avoir délaissé la pratique religieuse, ces hauts lieux de la
tradition, marqués qu’ils sont désormais par les valeurs modernes, demeurent
particulièrement attrayants pour bien des individus et des groupes en recherche
de sens et de rites pour baliser leur existence.

3. On pense ici aux nouveaux mouvements religieux, aux formations axées sur la découverte de soi,
par exemple (Champion, 1990 ; Hervieu-Léger, 1990 ; Giddens, 1991).

231
Deuxième partie : Rites et santé

2 Les pèlerinages québécois à l’époque contemporaine


Le cas québécois vient à propos nous illustrer les diverses transformations
marquant désormais le pèlerinage – entre autres, sur les plans de la santé et du
religieux  – et nous parler des ces quêtes de mieux-être modernes, porteuses
d’une manière de dialogue entre la tradition et la modernité.
C’est d’ailleurs cet axe tradition/modernité qui nous donne un bon point
de départ pour comprendre ce que devient la pratique du pèlerinage dans le
Québec contemporain. Cet axe traverse souvent et de manière paradoxale diffé-
rents grands thèmes comme la santé et le religieux, thèmes que nous aborderons
plus particulièrement ici. Première observation générale : le pèlerinage semble
une pratique qui répond à de nombreux déplacements dans le rapport à la santé
dans la modernité québécoise. En effet, dans le Québec moderne, où l’individu
connaît de plus en plus le morcellement de l’expérience de la santé, les diffé-
rentes quêtes sur les centres de pèlerinage semblent s’inscrire en accord avec une
tendance actuelle – qui vient en réaction avec ce morcellement – vers un élar-
gissement du concept de santé à plusieurs dimensions du vécu, que l’on parle
de la dimension politique, économique, religieuse ou sociale.
Traitant de problèmes tels que la maladie, les problèmes sociaux, les
angoisses individuelles et les problèmes contemporains et réunissant aussi bien
des individus seuls que divers groupes comme des associations, des familles, des
rassemblements provisoires, des groupes d’entraide, les différentes démarches
semblent bien se situer dans ce mouvement plus large de recherche de mieux-
être contemporain rencontré dans des nouvelles thérapies ou des nouveaux
mouvements religieux au Québec4.
Portant très fréquemment sur des préoccupations concrètes vécues par des
groupes ou des individus – telles la pauvreté, le chômage, les injustices sociales,
l’intégration dans la société d’accueil –, ces quêtes de mieux-être individuelles
et collectives, en plus d’ouvrir sur une expérience totale, semblent centrées
d’abord et avant tout sur l’idée d’un salut ici et maintenant5. Elles impliquent
fortement le corps et les émotions tout au long d’une démarche rituelle abou-
tissant souvent sur la recherche d’une meilleure santé – dans un sens large – ou
d’une adaptation à la maladie et aux épreuves de l’existence. Elles sont souvent
vécues, par le biais de rencontres et d’activités – qui favorisent le besoin de se
raconter soi-même et de profiter d’autres témoignages individuels –, comme un

4. Phénomène d’ailleurs largement rencontré en Occident.


5. Et cela, même si nous sommes dans le domaine religieux catholique avec sa notion de monde
au-delà.

232
Chapitre 13. Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph

partage d’expérience personnelle face aux difficultés de la vie6. Par le biais des
grands rituels tels les processions et les rituels de guérison et par le biais des
pratiques rituelles privées7, les quêtes en ces lieux donnent aussi le moyen d’ex-
primer émotionnellement les détresses et de mobiliser des énergies nouvelles en
redonnant entre autres, l’espoir. Qu’elle soit causée par la maladie, par des
problèmes à dimension sociale comme la pauvreté ou par des épreuves indivi-
duelles, la souffrance, quelle qu’elle soit, est alors traitée en rapport aux émotions
qu’elle suscite et aux questionnements sur le sens qu’elle entraîne8. En ce sens,
la grande communauté présente et les regroupements divers9 jouent le rôle d’un
support provisoire tout au long de cette démarche favorisant à la fois l’intros-
pection et un travail sur soi. En somme, ces expériences globales, souvent
initiées par des femmes en partenariat avec les institutions religieuses par des
associations déjà existantes10 ou encore par des communautés culturelles,
portent avec elles les caractères de la modernité avancée11. Elles se présentent tel
un renouvellement de la tradition initié tant par des groupes restés fidèles à
divers degrés à l’Église catholique que par des groupes appartenant à d’autres
traditions religieuses.
Mais, à contresens de cette quête qui porte des accents de modernité,
centrée sur le salut en ce monde et sur une expérience totale incarnée dans le
vécu, le pèlerinage pourra donner lieu étonnamment à un discours d’une teneur
plus traditionnelle. Le corps et la santé, au lieu d’être des fins en soi, seraient
dépassés pour que les épreuves puissent devenir des moyens. Le pèlerinage
pourra alors offrir, dans cette acception, une interprétation religieuse de la
maladie et des épreuves qui en fera des instruments au service d’un approfon-
dissement de la foi chrétienne. Il pourra ainsi faire porter au corps souffrant un
rôle d’exemple en le parant de l’espoir et de l’amour de Dieu pour les autres
bien-portants. Il pourra aussi faire de la souffrance et des épreuves des instru-

6. On sait d’ailleurs que la valeur de l’expérience du sujet dans la modernité sert souvent de réfé-
rence pour les autres. Sur les lieux de pèlerinage, les occasions ne manquent pas pour livrer son expé-
rience personnelle. Je pourrais mentionner ici rapidement à titre d’exemples concrets certaines de ces
activités comme des forums de discussions, des témoignages publics  sur des thèmes comme la
pauvreté, les difficultés d’intégration, les dépendances, qui permettent les échanges sur des problèmes
concrets.
  7. Par exemple, l’allumage de lampions, l’écriture d’intentions de prières ou encore des rites propres
à certaines communautés culturelles.
 8. On voit bien ici l’accent porté sur le sujet et la réflexivité qui sont des traits propres  à la
modernité.
  9. Michel Maffesoli (1988) a d’ailleurs parlé de ces nouvelles « tribus », sortes de regroupements
communautaires réunis sur la base ou autour de problèmes communs.
10. Par exemple, l’Association des cardiaques, l’Association des gens atteints de sclérose en plaques,
les Alcooliques Anonymes.
11. Que l’on pense à des traits comme la réflexivité, l’accent sur le corps et les émotions ou encore la
quête d’un salut ici-bas.

233
Deuxième partie : Rites et santé

ments permettant de s’identifier à la souffrance de Jésus Christ. Il entraînera


plutôt les rituels vers une acceptation des épreuves et vers une soumission à la
volonté de Dieu. Ainsi, les saints, au lieu de supprimer les souffrances, consti-
tueraient un bon modèle de l’observance de cette voie. S’inscrivant en porte-à-
faux de l’hédonisme contemporain et de la notion de salut intramondain, cette
voie, qui porte avec elle une vision traditionnelle catholique, est ainsi fortement
encouragée par les organisateurs et suivie paradoxalement par plusieurs
pèlerins.
De même, les centres de pèlerinage, souvent porteurs de discours tradition-
nels catholiques sur les valeurs et la moralité, sont aussi le lieu d’un questionne-
ment sur les nouvelles valeurs adoptées par les Québécois dans la modernité.
Empruntant souvent eux-mêmes le langage moderne de la justice, de l’égalité,
de la paix dans le monde et des valeurs humanitaires12, les sanctuaires de pèle-
rinage peuvent aussi tenir un discours qui s’inscrit dans une réévaluation et une
mise à distance critique de la modernité. À l’ère du confort et de l’hédonisme,
ils portent aux nues le courage de supporter ses épreuves. À l’individualisme
contemporain, ils répondent par une exhortation au souci des autres et de la
communauté. Ils prêchent abondamment le salut éternel dans un autre monde,
la piété filiale, la charité et l’abnégation. Ils présentent les saints comme des
modèles à suivre et comme des passerelles pour cheminer toujours plus avant
sur une voie chrétienne.
Mais ces discours – qui résonnent étrangement aux oreilles de plusieurs –
s’articulent souvent à des visions du monde plus contemporaines, ce qui peut
donner lieu à des mélanges en apparence inusités. Pour ne citer que quelques
exemples : l’acceptation des épreuves pourra être comprise et présentée comme
une voie d’épanouissement personnel recherché dans une mission sacrée13 ; le
discours des bénévoles sur les lieux sera souvent émaillé d’éléments tradition-
nels comme la charité et l’abnégation en même temps que d’éléments plus
modernes comme un besoin d’accomplissement de soi ; l’acceptation des souf-
frances et des épreuves, chez certains, pourra s’accompagner d’un immense
espoir de voir disparaître celles-ci, de se réaliser sur le plan personnel ou de voir
sa situation s’améliorer14. Jusqu’au discours des organisateurs eux-mêmes qui
tiennent le langage bien moderne de la réalisation personnelle, du bonheur en
ce monde, de la découverte de soi en même temps qu’ils adoptent un ton plus
traditionnel avec une exhortation à se soumettre à la volonté divine. Je pourrais

12. Des discours qui rejoignent les sensibilités contemporaines, par exemple le discours altermondia-
liste ou encore celui de la prévention.
13. Les personnes handicapées semblent plus enclines à emprunter cette voie.
14. Ce qui n’est d’ailleurs pas incompatible avec le discours traditionnel qui fait des saints des
personnages pouvant changer le cours des choses.

234
Chapitre 13. Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph

souligner en guise d’exemple concret un discours qui, à l’occasion d’un événe-


ment à Notre-Dame-du-Cap portant sur le problème du suicide, empruntait à
la fois le langage de la prévention au niveau de la santé mentale et le langage de
la charité chrétienne. Comme on peut le voir, les pratiques et les discours
concernant la santé et le mieux-être sur les lieux des sanctuaires de pèlerinage
sont pleins d’une tension entre tradition et modernité.
Autre observation générale : le rapport au religieux dans les sanctuaires de
pèlerinage porte de nombreux déplacements et semble évoluer lui aussi entre
tradition et modernité. Les trois centres, qui se sont développés sous le contrôle
de communautés religieuses, offrent ainsi des éléments traditionnels que l’on
assimile à un catholicisme des plus conservateurs. Messes, processions, adora-
tion du Saint-Sacrement, vêpres et pratiques de dévotion populaire font penser
spontanément à un mode de pratique religieuse de l’avant Révolution tran-
quille. Les personnages présentés, qu’il s’agisse de sainte Anne, de saint Joseph,
du Frère André, de la Vierge Marie ou de saint Gérard Majella, rappellent la
ferveur populaire encouragée par l’Église et la Sainte-Famille que l’on a voulue
protectrice du Québec. S’associant en grand nombre aux pratiques tradition-
nelles comme la messe, la confession et les dévotions populaires envers les
saints, les visiteurs témoignent d’une certaine pénétration du discours et des
pratiques chrétiens.
Cependant, les sanctuaires de pèlerinage, même s’ils sont des lieux où la
religion catholique suscite une plus grande adhésion que dans la société en
général, sont impliqués dans tout un mouvement de recomposition du reli-
gieux au Québec. Les quêtes religieuses des pèlerins semblent alors bel et bien
marquées du sceau des valeurs modernes. Ainsi, à contrepoint de la pratique
traditionnelle communautaire, le point de départ des quêtes que l’on dit « spiri-
tuelles » semble être, dans ces centres, le sujet et son expérience du religieux.
Puisant dans les symboles, les pratiques et les discours catholiques et s’alimen-
tant à une communauté universelle chrétienne, il inscrit parfois sa quête
personnelle dans une recherche spirituelle tous azimuts au sein d’un « marché »15
du religieux et du thérapeutique. La mobilité, qui entraîne l’individu à adhérer
parfois à plusieurs univers religieux selon les besoins du moment, peut marquer
la pratique de certains pèlerins qui font des sanctuaires de pèlerinage, des escales
sur un parcours personnel. Cette présence d’autres références religieuses peut,
dans certains cas, se traduire par l’insertion de certaines ritualités au sein même
de ces sanctuaires de pèlerinage. Je pourrais citer ici en guise d’exemple le
témoignage de l’existence de pratiques Nouvel Âge à Notre-Dame-du-Cap16.

15. Pour emprunter une expression de Raymond Lemieux (1992).


16. Des groupes qui utilisent l’énergie censée être contenue en ces lieux pour des pratiques de
guérison.

235
Deuxième partie : Rites et santé

Cette présence d’autres référents peut provenir aussi du phénomène d’immigra-


tion croissant qui entraîne dans ces centres, des groupes appartenant à d’autres
univers religieux. Utilisant eux aussi les symboles, les croyances et les pratiques
des sanctuaires de pèlerinage, ils impliquent parfois ces lieux dans des démar-
ches détachées des discours catholiques qui les soutiennent.
Cette logique utilitaire17, qui fait jouer aux lieux de pèlerinage un rôle dans
les quêtes de mieux-être modernes, se voit largement chez les pèlerins quelle
que soit leur adhésion à la religion catholique. Elle témoigne de l’intériorisation
des valeurs de la modernité qui rend en quelque sorte le religieux au service du
bien-être de l’individu et de son épanouissement en ce monde. Les croyances et
les pratiques, vécues par les personnages des lieux de pèlerinage, sont largement
utilisées pour répondre à des impératifs du domaine du pragmatique. Soucis
matériels, problèmes de dépression, chômage et pauvreté semblent faire partie
des préoccupations contemporaines que l’on amène en derniers recours en ces
lieux. Les crises individuelles et collectives, nombreuses dans la société contem-
poraine, bénéficient des événements organisés qui deviennent alors des lieux de
solidarité et d’interrogation sur les valeurs que l’on veut privilégier18. Jusqu’au
« dernier recours » qui change de visage et ne semble plus être seulement la
maladie grave et les situations désespérées, mais les problèmes, les maladies
chroniques et les malaises qui empêchent de vivre en harmonie avec soi-même
et avec les autres.
Mais qu’elles soient attachées à la religion traditionnelle ou qu’elles s’inspi-
rent d’autres univers religieux, les quêtes de mieux-être sur les lieux de pèleri-
nage s’accompagnent assez souvent d’une réappropriation de rituels institués.
Elles font jouer à ces rituels traditionnels catholiques un rôle important dans la
gestion des crises individuelles, des crises collectives et des moments-clés de la
vie dans une société qui a délaissé la pratique religieuse. De plus, elles peuvent
se présenter comme une occasion de contact ou encore de re-contact avec la
religion catholique délaissée depuis bien des années. Finalement, c’est en se
recomposant de façon dynamique sur la base de la tradition que le phénomène
du pèlerinage québécois non seulement perdure, mais se présente telle une
pratique rituelle de la modernité avancée par excellence, associant quête reli-
gieuse et quête thérapeutique.

17. Pour reprendre une autre expression de Raymond Lemieux (1992).


18. On voit ici se profiler le rôle de la communauté comme soutien et référence.

236
Chapitre 13. Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph

3 Le Chemin des Sanctuaires : un renouvellement de la tradition


Avant de terminer, j’aimerais toucher un dernier mot rapidement à propos
d’un pèlerinage ayant retenu mon attention au cours de ma recherche et qui
nous donne un bon aperçu des nouvelles formes et significations que prend
désormais le phénomène du pèlerinage au Québec : le Chemin des Sanctuaires.
Pèlerinage à pied inauguré aux alentours des années 2000, le Chemin des Sanc-
tuaires se présente un peu à la manière d’une synthèse de ce renouveau de la
tradition dans la recherche d’un mieux-être global. Il est particulièrement
représentatif de ce mouvement dynamique de re-création sur la base d’une
tradition existante. Réalisant en sens inverse la route du peuplement au
Québec19, cette démarche, inspirée de la tradition de Compostelle, permet à
plusieurs individus de faire un voyage au cœur d’eux-mêmes et de prendre en
même temps contact avec la tradition. Passant largement par la voie du corps et
des sens, cette quête bien moderne – pas nécessairement associée au religieux, il
faut le dire ici – est centrée autour d’une expérience personnelle d’une longue
marche en silence méditatif. Marquée fortement par l’individualisme, la réflexi-
vité, le salut incarné dans une recherche d’un mieux-être individuel et par la
quête de soi, il s’abreuve à certains moments à la tradition religieuse catho-
lique20 et aux formes de sociabilités traditionnelles21.
Plus encore, cette marche de dix-huit jours sur la route est en quelque sorte
une sortie temporaire de la vie moderne avec son stress et ses obligations et un
retour à un mode de vie simple au « ras du sol »22, calqué sur une existence
quotidienne soumise à un temps et un espace d’Homme. Elle impose un
dépouillement qui devient pour beaucoup l’occasion d’une réflexion active sur
les choses essentielles de la vie. Elle devient un rite de passage moderne interve-
nant souvent à des moments-clés de la vie comme la crise de la quarantaine, la
retraite, le burn-out, un changement d’orientation. Le témoignage de certains
participants est d’ailleurs révélateur. Elle est aussi une forme de réconciliation
avec la religion catholique – souvent libre et à distance – présente à travers ses
lieux de pèlerinage dans une époque où la Révolution tranquille commence à
devenir un souvenir du passé. Dans un sens, le Chemin des Sanctuaires se présente
comme la forme la plus achevée de rapport entre la tradition et la modernité
que l’on retrouve sur les lieux de pèlerinage québécois. Elle est représentative
d’autres quêtes de mieux-être qui, à différents degrés, sont traversées par tout
un travail impliquant de façon dynamique la modernité et la tradition sur les
thèmes de la santé, du religieux, de la communauté, de l’individu et de l’iden-

19. En réalisant le parcours Montréal-Québec en transitant par les trois sanctuaires de pèlerinage.
20. Par la visite d’églises et de lieux de pèlerinage.
21. Par les contacts noués tout au long du parcours dans les campagnes québécoises.
22. Pour citer ici un informateur.

237
Deuxième partie : Rites et santé

tité. Cette forme est en soi une illustration des mutations profondes qu’a
connues cette pratique au Québec et elle est peut-être en un sens l’avenir du
pèlerinage québécois. En empruntant désormais la voie du dialogue entre tradi-
tion et modernité et en s’inscrivant désormais au cœur des itinéraires tant théra-
peutiques que religieux, ce pèlerinage devient en fait une pratique rituelle de la
modernité avancée associant quête de soi, de l’autre, du religieux et du mieux-
être, et cela, à travers la reprise d’une tradition religieuse.

238
Chapitre 13. Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph

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Maffesoli, Michel (1988), Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de
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239
Chapitre 14

Prendre soin de rapports au monde


dans le vodou haïtien

Nicolas Vonarx

L es espaces religieux sont souvent des lieux où l’on rencontre des


personnes malades engagées dans des démarches de recours aux soins.
Là, ils viennent chercher de l’aide et des réponses dans la gestion de
leurs infortunes. Des recherches intéressées par les aspects fonctionnels des reli-
gions rapportent effectivement et couramment leur dimension soignante,
thérapeutique et préventive. Cette relation entre des phénomènes religieux et le
sujet de la maladie est très évidente dans l’analyse des pratiques qui se déroulent
sur des lieux de pèlerinage (voir les travaux de Le Calvé, 1995 entre autres). Elle
l’est encore quand on s’intéresse à l’apparition de nouveaux mouvements reli-
gieux dont la popularité tient beaucoup dans leur préoccupation pour le bien-
être de leurs adhérents et dans les réponses (pratiques et théoriques) qu’ils
proposent à leurs maux et maladies. Le fait qu’on en définisse d’ailleurs certains
comme des religions de guérison ou des Églises aux missions de guérison
témoigne de l’importance de ces dimensions ici (par exemple Chagnon, 1987 ;
Déricquebourg, 1997 ; Ghasarian, 2002 ; Vonarx, 2007a).
On identifie aussi cet aspect fonctionnel du religieux au sein du vodou
haïtien dont les praticiens (oungan) sont consultés comme des thérapeutes au
même titre que d’autres soignants identifiés dans les secteurs de la médecine
créole, de la biomédecine et des Églises aux missions de guérison. On néglige
toutefois les interfaces entre vodou et maladie dans la littérature où le vodou est
présenté, d’abord et avant tout, comme une religion afro-américaine organisée
autour d’un panthéon, de sanctuaires, de prêtres, de confréries et de rituels
pour les esprits (lwa), les morts et les ancêtres qu’il faut honorer. Sans négliger
ces aspects du vodou qu’il faut quand même nuancer (Vonarx, 2007b) et
remettre en question étant donné le manque de matériel empirique relatif à ce

241
Deuxième partie : Rites et santé

contenu (Vonarx, 2005), l’approche substantive couramment adoptée pour


éclairer cet objet a manqué de rapporter les usages essentiels qu’en font les
Haïtiens en Haïti. Plus précisément, en se concentrant surtout sur les éléments
qui composent cette religion, cette approche éloigne le chercheur du champ des
expériences et réduit considérablement sa connaissance du vodou et de sa place
en Haïti.
Une approche microsociale des pratiques vodou et des rapports que les
Haïtiens entretiennent avec cet objet est donc fortement conseillée pour pallier
les limites de l’approche précédente. En adoptant celle-là, on constate aisément
que le vodou véhicule une dimension soignante importante. Cette dimension
est notamment relevée dès qu’on observe les rituels annuels de ses praticiens, les
rituels familiaux planifiés dans les habitations des parents et les pratiques réali-
sées dans ses lieux de pèlerinage. Là, comme culte des lwa et des ancêtres, animé
par des contrats et des échanges avantageux avec ces entités, le vodou est un lieu
où s’observent et se partagent explicitement la souffrance, les troubles de la vie
quotidienne, le soin et la quête de mieux-être. Il faut dire que ces moments
rituels sont une bonne occasion pour aborder la santé et la maladie des partici-
pants, puisqu’on peut obtenir ici les faveurs de forces invisibles et garantir l’effi-
cacité de pratiques de guérison. Ces moments sont propices pour planifier une
thérapie ou une étape de soins destinée à un malade en cure chez le praticien,
pour préparer des bains de protection, mettre en contact des malades avec les
lwa (qui se présentent à travers l’acte de possession) ou conférer des vertus cura-
tives et préventives à des objets matériels.
Mais les interfaces entre le vodou et la maladie sont beaucoup plus
complexes, car le praticien opère avec ses consultants dans le cadre d’un système
de soins dont les dimensions religieuses renvoient à un prendre soin de rapports
au monde. Ces rapports au monde, entendus ici comme une inscription des
individus dans une trame de significations et d’actions sociale et symbolique
qui s’incarne dans l’expérience vécue de la vie quotidienne, sont avancés dans
certains scénarios explicatifs de la maladie et pris en charge dans les thérapies
qui leurs correspondent. Je propose dans ce texte de revenir sur cette logique et
cet aspect des soins dispensés dans le vodou en livrant certaines théories rela-
tives à la maladie propres aux thérapeutes vodou, en présentant des repères
ontologiques qui les soutiennent et les pratiques qui émergent dans la gestion
du mal organisée par le thérapeute. De cette manière, on comprendra mieux
comment s’arriment la religion et la maladie dans le cadre du vodou haïtien et
pourquoi la maladie est une préoccupation majeure pour le praticien vodou.

242
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien

1 De la sanction dans la consultation du praticien


Le recours aux praticiens vodou dans un épisode de maladie est influencé
par un ensemble de facteurs relatifs aux secteurs de soins, à la maladie, à l’indi-
vidu et ses dispositions à consulter certains thérapeutes. Sur ce dernier point, les
moyens financiers dont dispose le malade, ses croyances dans l’efficacité de
certaines pratiques de soins, ses habitudes, son appartenance religieuse, sont des
facteurs de recours aux soins qui s’ajoutent à d’autres, plus complexes et
inopinés, dans l’épisode de maladie. On retient notamment que des expériences
vécues et partagées par ceux qui accompagnent la personne malade, l’épuise-
ment des ressources thérapeutiques disponibles et le manque d’efficacité des
services utilisés conduisent souvent les protagonistes à consulter un praticien
vodou. De la même manière, des problèmes qui n’ont pas trouvé de réponse
dans plusieurs lieux de soins finissent souvent entre les mains du oungan. Et
enfin, il n’est pas rare d’entendre que certains signes et symptômes relatifs à la
maladie peuvent orienter les protagonistes vers un praticien vodou, comme la
gravité de l’affection, sa trop longue durée, son imprévisibilité, l’apparition de
troubles mentaux et relationnels, le foudroiement subit du malade, son
mutisme, les va-et-vient anarchiques de symptômes et la sensation d’être habité
par un élément importun. Dans tous les cas, et même si on peut suggérer et
penser que le praticien vodou est le thérapeute capable de gérer efficacement le
mal, si on peut supposer que la maladie est inscrite dans un registre magico-
religieux, c’est dans le cadre d’une consultation qu’on aura cette confirmation.
Effectivement, on apprendra là s’il s’agit d’une maladi ekspedysyon (maladie
expédiée par un tiers persécuteur), d’une maladi dyab ou maladie satan (maladie
liée à des forces maléfiques), d’une maladi lwa (maladie liée à des lwa), d’une
maladi moun (maladie causée par des hommes) ou d’une maladi mòvè zèspri
(maladie causée par une âme défunte).
La rencontre avec un ou plusieurs praticiens vodou est donc déterminante
pour élaborer le sens du mal, pour documenter et définir ensuite une stratégie
de résolution. Cette rencontre se fait dans le badji, un lieu privé et réservé au
oungan et à ses assistants. C’est là qu’on le consulte, qu’il appelle ses lwa et fait
une lecture des situations pour lesquelles on le sollicite pour soi ou pour un
proche qui n’est pas forcément présent ou au courant. Les étapes de la consul-
tation sont toujours les mêmes. La première consiste à convoquer le lwa. Il
s’agit le plus souvent de faire quelques libations de klèren1 apporté par le consul-
tant, d’en boire un peu ou de s’en frotter le visage parce que la plupart des lwa
en sont friands. Le oungan allume une bougie et commence son interpellation
en secouant son tchatcha. La possession s’ensuit. Dans certains cas, un simple

1. Le klèren est une boisson locale alcoolisée et fabriquée avec la canne-à-sucre.

243
Deuxième partie : Rites et santé

bonjour ou bonsoir signale la présence du lwa. Dans d’autres cas, c’est sa voix
qui change, c’est une transe qui précède une possession évidente, des mouve-
ments subits qui envahissent le praticien, un accent qui apparaît dans une
langue créole déformée qui nécessite l’aide d’un assistant pour comprendre le
thérapeute. Les salutations opérées, on passe alors à la seconde étape. L’échange
commence avec le consultant sur les motifs de sa consultation. Cette fois, le
oungan habité par un lwa utilise un support pour sa lecture des problèmes et sa
divination. Aubourg (1955) et Métraux (1958) rapportaient que des oungan
faisaient parler des lwa dans des cruches (govi), qu’ils jetaient des coquillages,
pratiquaient la bibliomancie, examinaient des feuilles d’arbre, du marc de café
ou de la cendre. Là où j’ai enquêté en Haïti, j’ai surtout observé des cartoman-
ciens, quelques bibliomanciens et quelques praticiens lire dans la flamme d’une
bougie ou dans leur paume de main.

1.1 Le sens du mal


Ces séances de consultation nous informent sur un éventail de scénarios
explicatifs de la maladie limité et souvent mobilisé par les praticiens. Il faut dire
d’abord que la consultation du praticien est une porte ouverte sur divers
problèmes qui peuvent affecter un individu. En effet, rares sont les praticiens
qui énoncent un seul problème dans une rencontre. En fait, le praticien s’adresse
souvent à un consultant qui acquiesce à l’écoute des propos ou les réfute et qui
sollicite le thérapeute pour documenter un point précis. Dans certains cas, le
oungan tombe juste rapidement. Dans d’autres cas, il erre dans le champ des
possibles en avançant subtilement une liste de problèmes susceptibles d’affecter
une personne. Il s’engage alors dans des interactions avec les consultants qui
l’orientent dans la sélection d’un problème en particulier et finit par ficeler un
scénario avec des motifs centraux, des acteurs, des problèmes, des conséquences
et des causes.
Quand il identifie alors le problème et qu’on lui demande des détails sur
une personne malade, il formule un scénario explicatif de la maladie emprunté
à un répertoire de scénarios habituels. Certains d’entre eux font référence à la
responsabilité du malade qu’ils situent dans un ordre de valeurs socioculturelles
héritées et contraignantes qui imposent des règles, des devoirs et des actes
rituels à l’endroit de lwa, de lwa familiaux (lwa rasin) et de ses ancêtres. Quand
il ne les a pas respectés, les ancêtres et les lwa le rappellent à l’ordre avec une
maladie qu’ils lui infligent ou qu’ils infligent à l’un des siens. Deux cas de figure
distincts apparaissent alors. Le premier met en scène un malade qui n’a pas
assumé ses devoirs envers ses ancêtres et ses lwa rasin, un fautif qui a été négli-
gent envers ceux-là ou le désengagement du malade dans des actions rituelles
qui règlent des rapports auxquels tout Haïtien doit normalement se soumettre.

244
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien

Le second cas fait référence à un lwa qui signale parfois ses caprices en provo-
quant la maladie et qui impose un mode de relation particulier à celui dont il
influence la destinée et le bien-être.

1.1.1 Premier cas


Considérons d’abord le premier cas en rappelant qu’on voue depuis
toujours en Haïti un culte aux ancêtres et aux lwa installés dans les habitations
familiales. Il est périlleux d’y déroger parce que ses bénéficiaires invisibles
rappellent leurs devoirs à ceux qui les ont oubliés et négligés. Ce rappel apparaît
sous la forme d’une sanction qui se traduit souvent par un épisode de maladie
impossible à résoudre sans le concours de ceux qui l’ont provoqué. En d’autres
mots, si on reprend la typologie des causalités proposée par Zempléni (1985),
les lwa familiaux et les ancêtres sont la cause du mal, l’absence de dévotion et
de rituels réalisés en leur honneur dans les habitations en est l’origine et le
malade est responsable de son sort quand il est suffisamment mature pour
assumer sa dette familiale. Dans ce cas, il est question de négocier la guérison
du malade avec ses lwa familiaux et ses ancêtres et de rétablir une relation saine
entre le responsable et ces entités envers lesquelles il doit être dévoué.

1.1.2 Second cas


Dans le même sens, la négligence est aussi déterminante des causes de
maladie quand des personnes malades ne prennent pas soin de lwa personnels
avec qui ils sont liés depuis toujours ou qui leur sont dévolus comme maîtres.
Ces lwa leur soumettent parfois quelques exigences et leur font comprendre
leurs attentes en les affligeant d’une infortune quand ils font la sourde oreille.
Ce cas répond à la même logique que le précédent, parce qu’un ou plusieurs lwa
réclament certaines attentions. On considère effectivement que tous les Haïtiens
sont liés à un ou des lwa personnels, qu’on nomme Mèt Tèt (Maître de tête) ou
encore Mètrès (Maîtresse). C’est vers ces lwa que certains portent une dévotion
personnelle quand elle leur est demandée. La demande d’attention d’un lwa
peut alors se traduire par un épisode de maladie. Il faut dire que le Maître de la
personne s’ingère tout spécialement dans certaines dimensions de l’existence. Il
se manifeste notamment en perturbant des rapports entre les hommes et les
femmes, des relations amoureuses, en faisant échouer des projets de mariage, en
rendant difficile de trouver un conjoint et de le garder, en favorisant des situa-
tions de libertinage, en rendant impossible des grossesses et des rapports sexuels
normaux (absence de plaisir et impuissance sexuelle par exemple). Les maladies
qui conduisent directement ou indirectement vers ces situations problémati-
ques sont susceptibles de trouver du sens dans un scénario qui articule la

245
Deuxième partie : Rites et santé

responsabilité individuelle du malade, ses obligations et les attentes de lwa


personnels ou de lwa mèt tèt.
En conclusion, les scénarios qui répondent aux deux cas de figure précé-
dents indiquent que les savoirs des praticiens relatifs à la maladie les conduisent
parfois à mettre l’accent sur l’origine de la maladie quand ils retiennent la
responsabilité du malade dans son apparition. Dans les deux cas, les lwa, les
ancêtres et leurs interventions, retiennent moins l’attention que le pourquoi de
l’agression. Le détachement du malade avec son groupe familial, avec son lieu
de naissance, avec ses habitations paternelle et maternelle, avec ses lwa et ses
ancêtres, est un motif central dans le scénario explicatif de la maladie. Le déta-
chement du malade ou la rupture qu’il traduit, signifiés par son absence dans
des rituels qui entretiennent des relations harmonieuses avec des ancêtres et des
lwa ou signifié(e) tout simplement par l’absence d’engagement dans des
rapports avec ceux-là, provoque la maladie. Finalement, dans ce registre, c’est la
place du malade dans son rapport à la tradition et à un ordre socioculturel
hérité qui est soulignée. Le malade, ses comportements ou son absence de
comportements sont remis en cause en raison de principes qui définissent les
liens entre les humains, les lwa et les ancêtres, qui font référence à l’impossible
singularisation de tout individu, qui prescrivent un mode d’être au monde et
qui servent à reproduire une organisation du monde propre à Haïti. On voit
bien ici comment ces savoirs relatifs à la maladie retrouvés chez les praticiens
vodou proposent une articulation de la maladie avec la société haïtienne et
comment ils délimitent un registre explicatif de la maladie à forte dimension
religieuse.

1.2 Des repères ontologiques qui accompagnent le sens du mal


Pour énoncer qu’un lwa, des lwa rasin et les ancêtres qui ont habité les
habitations paternelles et maternelles sont en cause dans l’apparition de mala-
dies, il faut que l’ordre du monde haïtien fournisse certains repères capables
d’appuyer cette interprétation. Cet ordre doit valider l’existence d’entités invi-
sibles et statuer sur les relations que les Haïtiens doivent entretenir avec celles-
là. Il doit donc poser les bases d’un mode d’existence relativement partagé pour
que le discours du oungan sur la maladie rejoigne une idée qu’on a du monde
et de rapports au monde valorisés. Sur ce point, la vision du monde dominante
dans les campagnes haïtiennes, véhiculée par les paysans comme par les prati-
ciens vodou, articule un héritage africain avec un cadre de lecture cosmologique
chrétien déjà imposé dans la société de plantation à Saint-Domingue. Très briè-
vement, on conçoit d’abord qu’il existe un Dieu créateur dont les efforts sont
rapportés par la genèse du Livre chrétien. Celui-là, lointain, inaccessible, à qui
on prête des pouvoirs absolus sur le monde, est accompagné de saints ou de lwa

246
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien

plus dynamiques dont les pouvoirs peuvent servir à satisfaire les besoins quoti-
diens de pauvres mortels. Inspiré par la religion catholique, ce schéma du
monde est partagé. La cosmologie haïtienne des campagnes est donc encadrée
par certaines théories bibliques. Par conséquent, les lwa et les saints sont des
génies dont la proximité, l’utilité immédiate et la disponibilité impliquent des
échanges et une relation. Ces mystères invisibles prêtent leur concours aux
hommes et conduisent la force divine créatrice jusque dans leurs expériences
concrètes, dans la satisfaction de leurs désirs et dans l’amélioration de leur sort
quotidien. Ils y gagnent ainsi en culte d’adoration et en offrandes. Et le tout est
encore influencé par un héritage africain qui apporte son lot d’entités invisibles,
qui indique un mode d’adoration et la nature des offrandes, ajoute un culte des
ancêtres et véhicule des idées sur la présence des morts dans le paysage et l’expé-
rience quotidienne des vivants.
Dans cette organisation et logique de fonctionnement du monde, la
maladie, la santé, les fortunes et les infortunes sont les gages des bonnes et des
mauvaises relations que les Haïtiens entretiennent avec des entités invisibles et,
tout particulièrement, avec des lwa toujours sous contrat au sein d’une famille
élargie, des lwa qui habitent la terre nourricière des ancêtres et des parents et
des lwa qui sont dévolus à chacun dès la naissance et qui finissent par affirmer
leur domination sur l’histoire de vie d’une personne. On arrive ainsi par conce-
voir, et tout particulièrement les oungan qui opèrent comme des spécialistes
dans les échanges avec ces invisibles, qu’une personne ne peut pas être exclue de
cet ordre général du monde ou isolée d’un réseau de relations susceptibles de
causer des problèmes et des maladies. On trouve donc sous-jacente à certaines
explications des maladies, derrière des causes et des origines, que le malade est
une unité dans un lignage maternel et paternel qui doit assumer sa fidélité et
son dévouement comme les autres membres de sa famille et qu’il n’est pas
détaché de ses lwa familiaux, de ses ancêtres, de ses habitations familiales et de
sa terre natale.

2 De la résolution du mal
2.1 Négocier la guérison avec ceux qui ont provoqué la maladie
Pour résoudre le premier cas de figure qui fait apparaître l’intervention des
lwa familiaux et des ancêtres, le oungan propose à ses consultants qu’on réins-
crive le malade dans des rapports plus harmonieux avec ces entités, qu’on
« répare » et prenne soin des liens qui les unissent. Cette stratégie est centrale
dans la thérapeutique. Elle est souvent accompagnée de remèdes naturels
destinés à soigner les symptômes physiques qui témoignent de l’affection. Mais
l’efficacité du traitement médical, la survie du malade et sa guérison du mal

247
Deuxième partie : Rites et santé

dépendent toujours des bonnes volontés des entités qui l’ont provoqué. Le
oungan organise alors sa réponse thérapeutique en deux moments. Le premier
consiste à s’adresser aux lwa et aux ancêtres, à les solliciter pour guérir, leur
adresser de nouvelles promesses et reprendre globalement contact avec eux en
soulignant les engagements du malade et son entière dévotion. Cette demande
de guérison formulée, le malade doit assumer ensuite sa part et satisfaire en
retour les lwa et les ancêtres qui lui auront permis de guérir.
Procédons alors dans cet ordre. D’abord, le malade doit se rendre dans les
habitations familiales paternelle et maternelle pour y faire sa demande. Là,
souvent accompagné du thérapeute, il entre en relation avec ses ancêtres et ses
lwa. Muni de farine, de morceaux de pain, de morceaux de gâteau, de bananes,
de sirop, de cacahuètes, de coton, d’huile maskèti, de chandelles et parfois
d’autres ingrédients, il trace un vèvè2 pour recommander l’aide des lwa et de ses
ancêtres morts en Haïti. L’offre et la demande sont explicites. Oralement, le
malade ou celui qui le représente formule le problème vécu, la quête de guérison
et le prix qu’il paiera pour l’obtenir. Pour exprimer son engagement et s’impli-
quer déjà dans l’échange qui doit lui permettre de guérir, il commence par offrir
aux habitants invisibles quelques amuse-gueules, nourritures douces et sucrées,
qu’aucun d’eux ne refuserait. Le vèvè tracé, il est signé par le malade à l’aide de
salutations et libations pour signifier sa présence et son implication. La mèche
de coton imbibée d’huile est allumée et déposée sur une figure au sol qui repré-
sente un espace d’accueil où les lwa et les ancêtres vont pouvoir savourer les
offrandes. Le vèvè supporte donc la demande. Quand on ne peut pas planifier
cette demande sur les habitations familiales parce qu’on n’y est pas le bienvenu,
qu’on n’y a pas accès ou qu’on est converti dans une Église protestante qui
proscrit ce type de pratique, il est toujours possible de faire sa demande à l’abri
des regards. Il est évidemment préférable de fouler la terre de ses ancêtres et de
visiter les lwa où ils logent pour renforcer la relation et obtenir une meilleure
écoute. Mais au-delà du lieu où l’on fait sa demande, l’important est d’y mettre
les mêmes ingrédients, de formuler des prières et l’objectif de l’opération, de
réaliser un support symbolique adéquat pour entrer en relation avec les puis-
sances invisibles, d’établir les modalités d’un échange avec les lwa et les ancêtres
et d’amorcer cet échange en leur faisant un premier don de nourriture, utile,
qui leur permettra de recevoir en retour. Cette première étape est relativement
simple et peut être réalisée sans qu’un oungan soit présent si on maîtrise suffi-
samment la procédure et son contenu, si on connaît les lwa à solliciter sur
l’habitation et les différents lieux où ils résident.

2. Le vèvè est une représentation symbolique dessinée au sol à l’aide de farine(s) et d’autres ingré-
dients. Il sert dans les cérémonies comme support qui matérialise l’invitation des lwa (en plus de
chants, de louanges et de prières) afin qu’ils se manifestent à travers la possession.

248
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien

Cette première étape réalisée, les remèdes du oungan prescrits et la guérison


observée, le malade doit remplir sa part du contrat. Il s’agit alors de s’inscrire
dans un service régulièrement planifié dans les habitations ou de commander
un rituel du même genre dont la grandeur dépend des capacités financières du
malade et du nombre des participants. Les membres de la famille du malade
sont invités à participer, à honorer les ancêtres et les lwa, à montrer leur dévo-
tion et remplir une dette familiale pour améliorer leur quotidien et prévenir
l’action négative de leurs ancêtres et des lwa rasin. Dans tous les cas, entouré de
ces proches, le malade qui a guéri vient témoigner de l’importance des échanges
et du pouvoir bénéfique et maléfique des puissances invisibles omniprésentes
dans la vie quotidienne. Complémentaire de la première étape et secondaire à
l’accueil positif donné à la demande par les lwa et les ancêtres, cette deuxième
étape s’inspire des rituels annuels autrefois assumés par les familles dans leurs
habitations, rituels qui a conduit plusieurs auteurs à définir le vodou comme un
culte des esprits et des ancêtres (voir notamment Herskovits, 1937 ; Métraux,
1958 ; Simpson, 1945 et Lowenthal, 1978). Dans l’ensemble, l’essentiel est de
fournir un espace/temps rituel propitiatoire où l’on retrouvera une cérémonie,
des festivités, une table de dévotions, des offrandes, des libations et des saluta-
tions, des prières et louanges adressées aux entités non humaines, des sollicita-
tions, des témoignages de fidélité, des danses, des chants et de la musique.
L’aménagement du service doit permettre de convoquer et de satisfaire les lwa
et les ancêtres, en même temps ou successivement. Il doit signifier qu’on règle
une dette à cause d’un problème vécu.
Bien sûr, il peut y avoir des différences de contenu et de forme dans les
services réalisés par les uns et les autres. La durée du service, son éclat, le nombre
des participants, la complexité des opérations, la quantité et la qualité des
offrandes peuvent varier. D’ailleurs, la mise en scène est souvent modifiée à son
plus simple et son moins coûteux. Et quand on peut se passer des services du
oungan, c’est encore mieux ! On aménage alors sans se soucier des détails, en
réduisant sa dette à la quantité et à la qualité de nourriture promise. Cet aména-
gement s’explique parce que des malades doutent parfois des véritables pouvoirs
thérapeutiques des ancêtres et des lwa. Mais il s’explique beaucoup par le
contexte haïtien actuellement dominé par la pauvreté. En situation de précarité
et de désolation matérielle, les paysans conservent effectivement leurs maigres
ressources. En plus, cet aménagement trouve des raisons dans les changements
sociaux observés en Haïti qui éloignent les Haïtiens de leurs habitations fami-
liales, de leurs familles, des anciens rituels, de certaines conceptions particu-
lières de la maladie, d’un mode d’existence et de rapports au monde hérités. Il
s’explique aussi parce qu’on a tendance à se déresponsabiliser des infortunes qui
sont quotidiennes et qu’on les attribue de plus en plus à des facteurs sociopoli-
tiques, économiques et sanitaires haïtiens. Il trouve enfin des raisons dans la

249
Deuxième partie : Rites et santé

popularité de certaines religions qui individualisent l’exercice religieux et la


quête de salut, dans l’émergence de familles nucléaires au sein d’un habitat
séparé des autres et dans l’éclatement des liens familiaux qui isole le malade et
réduit les ressources disponibles pour organiser des services à l’ancienne.

2.2 Guérir en établissant des alliances individuelles avec un lwa


Dans le second cas de figure, ce ne sont pas les lwa familiaux et les ancêtres
qui sont à l’origine d’une maladie, mais des lwa qui attendent d’une personne
quelques attentions et un engagement dans une relation particulière et formelle.
En d’autres termes, des lwa jettent parfois leur dévolu sur une personne qui
doit devenir leur serviteur. Comme ça l’est pour des oungan avant qu’ils n’em-
brassent leur fonction dans le vodou, la maladie peut être le signe de cet intérêt
chez tout Haïtien. Le traitement de la maladie prend alors en compte les symp-
tômes du malade, comme dans la plupart des prises en charge proposées par les
oungan. Le thérapeute recourt effectivement aux savoirs médicaux pour préparer
des cataplasmes, des sirops, des tisanes et d’autres compositions médicinales qui
doivent soigner les symptômes qui émergent dans une relation problématique
avec des lwa intéressés. Mais l’essentiel de la réponse du thérapeute est encore
de cibler l’origine de la maladie qui lui sert de panneau indicateur, d’établir une
relation saine entre le malade et le lwa qui demande de l’attention.
Pour ce faire, les oungan possèdent un certain nombre d’options qui doivent
créer un dispositif relationnel entre le malade et son lwa, un dispositif dans
lequel le lwa doit être satisfait et le malade engagé. La proposition du oungan
dépend évidemment de ses aptitudes et des caprices du lwa qu’il identifie lors
de la consultation. Il y a plusieurs options ici. La plus simple manifestation de
l’engagement d’un malade est de porter un objet de façon régulière ou isolée
qui symbolise la relation avec son lwa personnel. Certains peuvent porter un
habit, un ou plusieurs jours par semaine, et d’autres, une bague ou un collier.
Dans tous les cas, ils devront préalablement faire bénir cet objet et le doter de
puissance (ou faire monter) chez un ou des praticiens vodou avant qu’on ne le
reconnaisse officiellement comme objet d’alliance et de dévotion envers un lwa.
Cette première option de liaison entre un lwa et une personne malade est très
courante. Elle ressemble au mariage mystique contracté par les praticiens vodou
avec des lwa. Ces mariages apportent à ces derniers des avantages et des connais-
sances médicales et magico-religieuses après qu’ils aient organisé des noces3 et

3. Lors de ces noces, le cérémonial rejoint sur plusieurs points celui qu’on retrouve dans un mariage
célébré entre deux personnes. Une fête est organisée avec des convives et des musiciens. La table est
mise pour l’occasion. Une bague est bénie par un père savane. Habillé de blanc, le ou la mariée est
poudrée et parfumée. Un praticien vodou y officie aussi et le lwa peut se manifester en habitant le
corps d’un participant.

250
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien

après qu’ils aient aménagé une pièce pour leur lwa afin d’assumer là certains
devoirs conjugaux (un ou plusieurs fois par semaine), de rencontrer leur lwa et
de s’offrir à leur époux invisible. Le mariage mystique peut donc être dispensé
sans qu’on soit oungan. Son organisation est toutefois plus simple, moins
coûteuse, centrée sur une bague d’union ou sur un autre objet. Elle convient
très bien à une personne qui ne cherche pas forcément à exploiter sa relation
avec un lwa autrement que pour guérir et se protéger des dangers de la
quotidienneté.
La seconde option proposée par les oungan à des malades qui doivent
prendre soin de leur relation avec un lwa renvoie toujours à une forme d’al-
liance, sans qu’elle ne fasse intervenir un objet à porter qui supporte un lien
formel et symbolique. Plus précisément, dans celle-là, le thérapeute indique au
malade qu’il faut placer son maître (ou mèt tèt), autrement dit installer un lwa
personnel et l’accueillir dans un lieu qui lui sera réservé. Quand on n’aménage
pas une chambre ou qu’on ne construit pas une maison sur quatre poteaux qui
deviendra éventuellement un lieu de pratique si le malade doit embrasser la
carrière de praticien vodou, il est possible de placer son lwa dans un petit buffet
de bois. J’ai suivi une mambo à ce sujet, quand elle prescrivait à un jeune homme
de placer ses lwa dans un buffet pour régler son impuissance sexuelle et ses
difficultés à garder ses conjointes. Le lwa consulté avait informé le malade que
ses problèmes de santé étaient liés à ses Maîtresses qui lui envoyaient sans cesse
des signaux relatifs à leur demande. Il devait donc s’occuper d’elles ou de les
« soigner » en les plaçant dans un buffet de bois formé de deux étagères, peint en
bleu ciel, fermé par un rideau à fleurs pour laisser les lwa entrer et sortir libre-
ment. Il fallait demander à un père savane4 de baptiser l’objet et son contenu.
Là, il fallait déposer quatre bouteilles de kola, deux bouteilles de sirop d’orgeat,
plusieurs foulards de couleur, une icône catholique de la Vierge Noire qui tient
dans ses bras l’enfant et une icône de la Mater Dolorosa resplendissante de
nombreux cœurs et bijoux. Sur une petite table, devant le buffet, le malade
devait déposer des affaires de toilette, une serviette blanche, une cruche, une
cuvette et un gobelet d’émail blanc. Pour placer concrètement les lwa dans le
buffet, la mambo devait se rendre sur les habitations paternelle et maternelle du
malade pour les inviter. Un lwa se trouvait proche d’un calebassier et les autres
habitaient sous un manguier, à côté d’un palmiste, tout près d’une source d’eau.
Dans l’habitation, bien habillée et parfumée, la mambo devait tracer un vèvè et
solliciter les lwa avec une chandelle et un gobelet d’eau. Elle devait y déposer

4. Le père savane officie dans certains rituels qui concernent notamment les morts. Il est aussi
convoqué pour bénir des personnes et des objets. Il est une personne qui a été ou qui est encore très
proche de l’Église catholique. Il est parfois sacristain et connaît un certain nombre de prières. De vieux
père savane ont été formés pendant la campagne antisuperstitieuse des années 1940 quand on luttait
férocement contre le vodou en Haïti.

251
Deuxième partie : Rites et santé

quelques mets délicats et sucrés, du pain, des bananes, des morceaux de gâteau,
du kola, du café, le tout accompagné par des feuilles blanches timbrées sur
lesquelles elle devait formuler une invitation, écrire le but de sa présence et les
intentions du malade. Après avoir signifié cette entente au lwa, elle devait s’en
retourner pour les placer dans le buffet à l’aide des feuilles de papier. Timbrées
avec les emblèmes du drapeau de la République d’Haïti et utilisées pour des
actes notariés, ces feuilles formalisaient à l’identique les engagements du malade
et des lwa. Elles attestaient l’officialité de leur contrat d’alliance. Enfin, le dépôt
des feuilles dans le buffet consacrait l’objet à leur union. Et plus tard, l’hôte des
lwa devait régulièrement les honorer de quelques dons de nourriture, de parfum
et d’autres belles choses dont ses Maîtresses sont friandes. Finalement, sa maladie
et son manque d’attention envers ses lwa se transformaient en un culte d’ado-
ration individuel.
Cette pratique rejoint donc les précédentes. L’union de deux êtres est au
cœur du prendre soin de lwa personnels. Les démarches réalisées par le théra-
peute pour formaliser cette union reposent sur une humanisation des lwa en
Haïti et répondent à des logiques qui supportent les relations amoureuses entre
humains. L’attention, la fidélité du malade, sa dévotion, ses présents, ses délica-
tesses et l’accueil agréable qu’il fournit sont les ingrédients clefs de ces relations.
En inscrivant les lwa dans ce type de relation, on leur attribue une sensibilité et
des goûts typiquement humains. En considérant parfois les lwa à l’image des
hommes, les praticiens vodou planifient des démarches qui s’inspirent de
conventions sociales qui unissent deux personnes. Le oungan planifie des prati-
ques analogues. Il substitue simplement un lwa à l’homme ou à la femme en
aménageant une procédure d’alliance en fonction de ses propres savoirs et de
modalités courantes. Les deux modèles d’alliance et d’engagement formels qui
existent socialement entre un homme et une femme en Haïti guident d’ailleurs
la manière dont on prend soin de ses conjoints invisibles et notre engagement
auprès d’eux. Effectivement, le premier modèle, celui du mariage officiel,
célébré dans l’église par le père catholique, suivi du repas de noces, avec ses
apparats et ses symboles forts, sert d’abord à définir les modalités des unions et
des engagements du oungan avec ses lwa. Aménagée ensuite différemment, plus
simplement et en fonction des moyens du malade invité à s’engager dans une
relation intime avec son lwa personnel, l’union repose surtout sur une bague ou
sur un autre objet qui permet de la symboliser. Quant au second modèle, celui
du mariage coutumier ou du plasaj, qui est le plus courant, qui n’est pas une
union formalisée comme celle officialisée par l’Église et l’État civil, il offre
d’autres repères pour unir un lwa à un individu. En fait, il s’agit ici de placer
son lwa et de le traiter comme on doit subvenir aux besoins de sa conjointe, lui
procurer un abri, l’habiller, la nourrir et la gâter parfois, sans qu’on soit passé
dans l’église. Le malade fait donc de même avec son lwa en lui donnant un

252
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien

reposoir agréablement décoré, des cadeaux et d’autres objets qui sont essentiels
à la vie de tous les jours. Par conséquent, il reste au oungan de planifier une
pratique thérapeutique qui ira dans le sens de l’un ou de l’autre de ces modèles
et ces options, d’en retirer les principales étapes, de retenir les principaux
éléments et les symboles clefs pour élaborer sa propre pratique. Dans tous les
cas, et même si le contenu des propositions peut varier d’un praticien à l’autre,
le thérapeute doit définir les modalités d’une alliance qui engage le lwa à guérir
et à protéger le malade en échange d’obligations calquées sur les échanges
quotidiens qui existent entre les hommes et les femmes.

2.3 De la religion dans les pratiques de soins


Les stratégies employées pour résoudre des maladies causées par des ancê-
tres et des lwa familiaux consistent à inscrire ou réinscrire la personne malade
dans un tissu de relations socio-symboliques, à créer de nouvelles formes d’al-
liance avec des lwa et des ancêtres, à nouer de nouveaux liens ou à rétablir les
anciens. Le malade est alors plongé dans un groupe socio-familial, géographi-
quement situé, dont il ne peut pas être délié. Quant à celles qui sont relatives
aux lwa personnels, Maîtres et Maîtresses, elles consistent à prendre soin d’une
relation avec des êtres invisibles qui influencent concrètement la vie des
Haïtiens. Elles aboutissent à un culte de dévotion et d’adoration destiné à une
ou des entités non humaines aux pouvoirs surnaturels qui doivent guérir le
malade.
Toutes ces stratégies de soins reposent sur le même modèle. Le malade est
inscrit dans une stratégie qui consiste à prendre soin de certains rapports au
monde gérés et reproduits par le vodou et ses thérapeutes. Effectivement, la
thérapie est inspirée par des repères relatifs à une ontologie haïtienne relative-
ment partagés et par des rapports au monde rappelés dans la gestion de la
maladie proposée dans le vodou. En réactivant des rapports avec les ancêtres et
les lwa dans le processus de recherche d’aide et de résolution du mal, le oungan
et le malade mobilisent une conception particulière du monde, un mode d’exis-
tence et des pratiques qui les accompagnent. Ils rendent la pratique de guérison
religio-thérapeutique, puisqu’ils font directement référence à l’existence des lwa
et des ancêtres, à leurs pouvoirs surnaturels et à leur empreinte dans la quoti-
dienneté des vivants. Elle l’est encore parce qu’elle se concentre sur le soin des
relations qui existent depuis toujours entre les Haïtiens et le monde surnaturel,
invisible/non humain, un soin qui se traduit par une recherche d’harmonie
dans les échanges, par un rapport de dépendance bénéfique, un sentiment de
dévotion, une communion régulière et une conciliation, qui s’expriment à
travers un contenu riche en référents religieux. Effectivement, les prières, les
bêtes sacrifiées, les multiples offrandes, les libations et les louanges sont

253
Deuxième partie : Rites et santé

e­ ssentielles dans les pratiques où le thérapeute joue le rôle de guide et d’inter-


cesseur entre le malade, des lwa et ses ancêtres, parce qu’il connaît la forme et
la manière de communiquer efficacement avec ceux-là.

Conclusion
Aux côtés d’autres stratégies qui relèvent beaucoup de la magie et de ses
éléments, ce dispositif de soins vodou, dont je viens d’exposer les rouages, rend
les distinctions entre la médecine et la religion relativement floues au sein du
vodou. C’est le cas, parce que le thérapeute vodou puise certaines ressources
dans des espaces de pouvoirs quand il est engagé dans une perspective de
guérison et de mieux-être qui fait apparaître une logique de sanction. Il puise
notamment dans le domaine religieux qui est souvent familier de cette logique
et de sujets voisins comme ceux de la peine, de l’infraction, de la faute, des
règles, de l’interdit et de la prescription. Du même coup, ce domaine offre des
moyens pour faire face aux conséquences de la sanction et met à disposition des
sanctionnés et de leurs thérapeutes des espaces et des moments de rencontre
privilégiés avec les Dieux, des lieux habités par des entités non humaines, des
significations relatives à des événements importants de la vie et une lecture
symbolique du monde et de l’existence des hommes. La dimension religieuse du
vodou est donc ici au service des soins quand ceux-là portent sur une inscription
favorable de l’individu dans une réalité aux dimensions multiples et complexes,
autant physiques que métaphysiques. Elle l’est tout particulièrement avec ses
rituels qui sont des portes ouvertes sur un espace sacré investi pour se lier à des
entités divines dont on peut obtenir les faveurs. Pour être organisés, ces rituels
dépendent de plus en plus de circonstances spécifiques ou de traumatismes
majeurs. La maladie serait donc un prétexte ou une occasion à leur tenue ou à
aménager certaines modalités d’adoration qui en sont au cœur. Elle permettrait
ainsi au vodou de perdurer en phase avec un culte traditionnel dans un contexte
de transformations socioreligieuses et médicales qui mettent en péril des bases
ontologiques auxquelles le thérapeute tient beaucoup pour légitimer sa partici-
pation dans les affaires quotidiennes des Haïtiens. Pour cette raison, parce qu’il
faut être concurrent et prendre sa place dans le paysage religieux haïtien dominé
maintenant par des Églises protestantes et fondamentalistes, il me semble qu’on
peut s’attendre à voir le praticien vodou investir de plus en plus explicitement le
champ de la santé et de la maladie en Haïti. Il faut s’attendre à voir se trans-
former le contenu et la procédure des rituels que gèrent les praticiens dans une
perspective soignante, thérapeutique et préventive. Il faut s’attendre à voir s’affi-
cher le praticien comme un thérapeute en premier lieu et, progressivement,
changer notre point de vue sur le vodou pour le comprendre avant tout comme
un système de soins riche en motifs symboliques.

254
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien

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255
Troisième partie
Maladies, soins
et nouvelles formes d’hospitalité

L es sociétés contemporaines sont confrontées à de multiples défis dans


le champ de la santé physique et mentale : pluralisme culturel lié aux
migrations et réfugiés, maladies émergentes, nouvelles formes de
malaises et souffrances sociales. Dans le même temps les réponses strictement
biomédicales ne semblent plus être suffisantes : face aux effets iatrogènes des
soins, des médicaments et des pressions dans les systèmes de santé (technos-
cience, allocation du temps et des ressources de santé).
Dans ces conditions, quelles nouvelles formes ou quelles formes alterna-
tives de recours au soin sont envisagées et expérimentées ? Quelles formes d’ac-
cueil et d’hospitalité nos sociétés peuvent-elles offrir afin de répondre à ces
nouvelles demandes de soin ? Quelles questions éthiques soulèvent-elles ?
Comment les croyances, les valeurs et les aspirations religieuses et spirituelles
sont-elles reconnues ?
Chapitre 15

Internet comme espace d’hospitalité

Joseph J. Lévy et Christine Thoër

L a maladie et la santé constituent des enjeux qui traversent l’ensemble


des sociétés, donnant naissance, dans les sociétés contemporaines, à
des systèmes de soins de plus en plus complexes tant au plan de la
formation et de la pratique professionnelles que des approches thérapeutiques
fondées sur des moyens technologiques et pharmacologiques puissants. Cette
emphase sur la santé s’est aussi concrétisée par la reconnaissance des droits dans
ce domaine, comme le démontrent les multiples déclarations depuis celles
d’Ottawa (1986), Djakarta (1997) et Bangkok (2005), qui vont mettre l’accent
sur les différentes dimensions de la santé et en particulier sa promotion à travers
des interventions à plusieurs paliers (gouvernementales, collectives, profession-
nelles), mais aussi basées sur la responsabilisation individuelle citoyenne. Parmi
les actions prioritaires, la Déclaration de Bangkok insiste sur l’utilisation des
technologies de l’information pour la promotion de la santé (Hamilton et
Bhatti, 2006). Parmi ces dernières, Internet occupe une place centrale et nous
tenterons de dégager son apport dans le développement de nouvelles stratégies
de soins en santé, ce qui ouvre un champ de possibilités considérables dans ce
domaine, renouvelant non seulement l’organisation des soins, mais aussi les
modes d’hospitalité qui les sous-tendent.

1 Internet et hospitalité
La question de l’hospitalité a fait l’objet de plusieurs travaux et réflexions
philosophiques, socio-anthropologiques et littéraires. Ainsi, Gottman (2006)
insiste sur l’importance de l’hospitalité comme concept important en éthique
et en philosophie morale, cernant son importance dans les discours religieux ou
les textes fondateurs comme l’Odyssée de Homère, mais aussi chez des philoso-

259
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

phes contemporains comme Levinas, mais surtout Derrida (1997) qui insiste
sur l’accueil de l’étranger et présente les normes qui doivent l’entourer et les
difficultés que peut engendrer ce processus opposant ainsi l’hospitalité incondi-
tionnelle fondée sur l’accueil immédiat de l’autre et l’hospitalité conditionnelle
qui nécessite des règles et des modes de contrôle. Derrida parle ainsi d’hostipi-
talité pour mettre en relief les paradoxes et les tensions associés à l’hospitalité
qui conjugue à la fois le rapport à l’ennemi et à l’hôte. Dans le champ socio-
anthropologique, les travaux de Mauss (1950) situent la question de l’hospita-
lité dans le champ du don et du contredon. Van Gennep (1909) la considère
comme un rite de passage permettant de moduler les mécanismes d’accueil de
l’étranger et de séparation, tandis que Pitt-Rivers (1968), dans le contexte
méditerranéen, montre que l’hospitalité est fondée sur une ambivalence dans la
mesure où elle permet de faire passer une personne du statut d’étranger à celui
d’invité, moins problématique. Gotman (2001) s’est attachée à dégager les
principales dimensions sociologiques de l’hospitalité qui sont liées au lien social
qu’elle exprime. Dans cette perspective, l’hospitalité

peut être définie comme ce qui permet à des individus et des familles de lieux
différents de se faire société, de se loger et de se rendre des services mutuels. Cela
signifie que l’hospitalité implique des pratiques de sociabilité, des aides et des
services qui facilitent l’accès aux ressources locales et l’engagement de liens allant
au-delà de l’interaction immédiate, seuls à même d’assurer la réciprocité. L’hospi-
talité suppose aussi et peut-être surtout, un dispositif, un cadre, un protocole qui
garantit l’arrivée, la rencontre, le séjour et le départ de l’hôte- « le ce qui permet »,
sachant que « ce qui permet » est aussi ce qui interdit et que l’hospitalité, loin d’être
un absolu, a toujours l’inhospitalité pour horizon. (Gottham, 2001 : 3)

Elle en analyse ainsi les différentes figures historiques et sociales à partir de


ce modèle fondamental. La complexité du concept d’hospitalité se retrouve
dans l’ouvrage collectif de Montandon (2004) qui en présente les différentes
facettes sur le plan philosophique, littéraire et socioculturel, sans cependant y
inclure une perspective sur Internet comme espace d’hospitalité qui n’a pas fait
l’objet de nombreuses réflexions. On peut noter à ce sujet celles de Lévy qui
reprennent la notion d’hospitalité pour montrer qu’elle régit le cyberespace
peuplé de nomades et d’étrangers qui peuvent ainsi établir des liens sociaux
fondés sur un accueil qui permet de « coudre l’individu à un collectif », empê-
chant ainsi l’exclusion, l’hospitalité « des nomades et des migrants » devenant,
dans ce nouveau contexte « la morale par excellence » (1994 : 40). Orgad envi-
sage aussi Internet comme un espace moral qui met en évidence des terminolo-
gies hospitalières comme « host, homepage and visitor » sans s’ouvrir cependant
sur un véritable accueil puisqu’il y a « absence d’hôte significatif pouvant
prendre en charge la responsabilité de l’accueil » [notre traduction] (2007 : 38).

260
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité

C’est Casilli qui a cependant poussé le plus loin l’analyse des rapports entre
cyberespace et hospitalité en pointant d’abord, tout comme Orgad, des simili-
tudes entre la terminologie employée sur Internet et celle associée à l’hospita-
lité, que l’on retrouve en plusieurs langues (par exemple, home, visita, besuchen,
community, accès, host, hébergement, etc.) (2004 :  98), mais en prolongeant
cette perspective pour démontrer les similitudes existant entre le pattern narratif
de ce qu’il appelle « l’hospitalité cyber » et celui de l’hospitalité classique grecque,
dégageant ainsi des modèles structuraux semblables. Il propose ainsi de conce-
voir l’hospitalité cyber, sur le modèle suivant :

Un voyageur solitaire vogue dans un territoire inexploré ; il se dirige vers une


demeure habitée par une collectivité hospitalière, il demande d’entrer et il est
accueilli, abrité, servi ; il est reconnu comme personne de valeur et traité d’égal par
le maître de la maison ; pour s’acquitter envers ses amphitryons, il contribue à la
prospérité de la maison en y consacrant un peu de son temps et de son savoir-faire ;
après avoir échangé des dons. Il quitte ce lieu d’hospitalité avec un sens de recon-
naissance et d’obligation. (Casilli, 2004 : 99)

Le réseau se comprend « en tant que lieu public d’hospitalité, en même


temps inviolable, comme un endroit privé, mais accessible comme un endroit
public » (p. 101) et le discours sur l’hospitalité, comme il le souligne, « a créé
[…] de véritables liens de loyauté à l’intérieur des groupes et des sous-courants
du cyber. Pour un contexte socioculturel faisant de l’individualisme anarchique
et du manque d’autorité ses valeurs centrales, c’est incontestablement le seul
moyen de fonder un lien de sociabilité » (p. 112) basé sur le don et le contredon,
dans une forme d’échange, comme le souligne un site nommé Les humains
associés dans son introduction1 :

Hôte et à la fois l’invité dans le Cyberspace, nous savons heureusement que l’hôte
est indifféremment celui qui reçoit que celui qui est reçu. L’hospitalité est notre
mot de passe parce qu’il signifie l’acte d’inclusion, d’accueil, d’intégration par
excellence. Dans un conte derviche où il est question de l’hôte et des invités, il est
souligné la nécessité de l’interrelation des différents individus qui le composent et
la manière dont ils peuvent se compléter mutuellement, de s’entraider : « Certains
invités sont plus rapides que d’autres à comprendre et à saisir les rapports entre les
différents éléments de la maison (Cyberspace ?), ce sont ceux-là qui peuvent
communiquer ce qu’ils savent à leurs amis plus lents ». […] Notre souhait est donc
celui de l’hospitalité, en d’autres termes, invités du Cyberspace, nous proposons à
notre tour d’être l’hôte de tous ceux qui comme nous travaillent dans le but de
l’actualisation d’une humanité fraternelle et solidaire.

1. http ://www.humains-associes.org/hospitalite.html.

261
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

Les travaux effectués sur la notion d’hospitalité dans le contexte du cybe-


respace présentent toutefois une vision essentiellement générale de ce concept,
mais n’en analysent pas son application et les modalités qu’il revêt dans chacun
des contextes spécifiques structurant ce vaste espace et, notamment, le domaine
de la santé.

2 Internet comme technologie de communication


Les principes fondamentaux d’Internet (interactivité, hypertextualité,
connectivité) contribuent à la versatilité de ses outils (sites, courriels, clavar-
dage, webcam, MUD, etc.) et à la puissance de ce réseau technologique aux
nombreux avantages (accessibilité, prix abordable, anonymat). Structure délo-
calisée et disponible en tout temps, Internet est d’un accès de plus en plus
facile, et ce, à partir d’endroits de plus en plus diversifiés, avec une vitesse de
pénétration exponentielle. Ainsi, selon des données récentes (Internet world
stats, 2008), plus de 1,4 milliard de personnes utilisent Internet, soit 21.9 % de
la population mondiale avec des taux de pénétration variables selon les conti-
nents, allant de 73,6 % en Amérique du Nord à 5,3 % en Afrique. La croissance
de l’usage entre 2000 et 2008 est en moyenne de 305,5 % et elle est la plus
rapide au Moyen-Orient (plus de 1000 %), suivie de l’Afrique et de la région
latine et des Caraïbes. De nombreuses variations sociodémographiques et
économiques (âge, éducation, revenu, résidence) sont aussi présentes dans les
usages d’Internet selon les régions et, si la parité entre les hommes et les femmes
a été atteinte dans plusieurs pays, dans d’autres, des écarts continuent à subsister
(Chen et Wellman, 2003) dans les modes d’usage et le nombre d’heures passées
en ligne. Les femmes ont recours, tout comme les hommes, au courriel comme
moyen de maintenir les contacts avec les réseaux familiaux et amicaux et sont
tout autant enclines à utiliser les salles de clavardage (chat rooms), à explorer les
sites à des fins de loisirs, de divertissement ou à accéder aux productions de la
culture populaire. Des écarts de genre se maintiennent, par contre, dans des
secteurs de recherche d’informations, les femmes étant plus intéressées à des
domaines spécifiques (santé, religion, travail, jeux en ligne) que les hommes.
Des données plus récentes (Fallows, 2005) font aussi état de convergences et
d’écarts dans les usages d’Internet, les femmes rattrapant les hommes quant aux
activités en ligne même si des différences dans les modalités d’usage sont nota-
bles (plus d’hommes se branchent quotidiennement et plus fréquemment et
ont accès à des réseaux plus rapides) et dans les champs d’intérêt spécifiques,
(les femmes maintenant leur intérêt pour la santé et la religion et les hommes
pour les dimensions récréatives).

262
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité

3 L’espace d’Internet et la santé


La place prise par l’information relative à la santé dans le cyberespace est
considérable. Ainsi, à titre d’exemple, on obtient 1,23 milliards de pages avec le
mot « health », 118 millions avec le mot « santé », 155 millions avec le mot
« salud », et ce, sur un total de pages estimé à 29,7 milliards en 2007, soit plus
de 5 %. Il est difficile d’arriver à une évaluation du nombre de sites portant sur
la santé, mais des études américaines estiment qu’en 2000, jusqu’à 100 000
sites Internet offraient une information sur la santé (Grandinetti, 2000). Selon
une recension effectuée sur les usages à des fins de santé (Lévy, Ryan, Thoër,
Dumas et coll., 2008), Internet est devenu une source importante d’informa-
tions, avec une croissance très rapide tant en termes de développement des
contenus relatifs à la santé qu’en termes de consultation (Hardey, 2003). Une
enquête menée en 2007 aux États-Unis révèle qu’un Américain sur trois consi-
dère que l’utilisation d’Internet modifie sa façon de gérer sa santé et de se main-
tenir en santé, alors qu’une personne sur quatre se dit en meilleure santé grâce
à Internet (Cisco, 2007).
Au Canada, parmi les personnes qui emploient Internet, 58 % visitent des
sites offrant de l’information relative à la santé, 41 % naviguent tous les mois à
la recherche de renseignements sur la santé et 16 %, toutes les semaines (Statis-
tique Canada, 2005). Les femmes sont les plus grandes consommatrices d’in-
formation santé en ligne (75 % de femmes contre 56 % d’hommes), de même
que les jeunes générations (20-44 ans) (Conseil canadien sur l’apprentissage,
2006). Selon Statistique Canada (2005), 53 % des Canadiens utilisent Internet
et parmi eux, 58 % y cherchent de l’information relative à la santé. Les infor-
mations recherchées renvoient à plusieurs dimensions qui sont par ordre d’im-
portance : 1.  Des pathologies spécifiques (32,7 % de tous les utilisateurs et
56,4 % de ceux qui recherchent des informations sur la santé) ; 2. Des informa-
tions sur les styles de vie sains, nutrition, régimes, pratique physique, promo-
tion de la santé et prévention (28.9 % de tous les utilisateurs et 49,9 % de ceux
qui recherchent des informations sur la santé) ; 3. Des symptômes spécifiques
(26,9 % de tous les utilisateurs et 46,4 % de ceux qui recherchent des informa-
tions sur la santé ; 4. Des médicaments (23,8 % de tous les utilisateurs et 41 %
de ceux qui recherchent des informations sur la santé) ; 5. Des thérapies alter-
natives et traditionnelles (13,7 % de tous les utilisateurs et 23,7 % de ceux qui
recherchent des informations sur la santé) ; 6. Des offres de soins et de santé
(11, 2 % de tous les utilisateurs et 19,3 % de ceux qui recherchent des informa-
tions sur la santé) ; 7. Chirurgie (9,4 % de tous les utilisateurs et 16,2 % de ceux
qui recherchent des informations sur la santé) ; 8.  Autres (2,8 % de tous les
utilisateurs et 4,9 % de ceux qui recherchent des informations sur la santé)
(Statistique Canada, 2005).

263
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

Le Québec n’échappe pas à ce mouvement. En 2007, selon les données de


l’enquête NETendances (CEFRIO, 2007), 36 % des adultes québécois ont
utilisé Internet pour chercher des renseignements sur la santé. Comme pour le
Canada, les femmes ont effectué davantage de recherches sur les questions de
santé que les hommes (43 % contre 29 %). Au cours de cette année, 30 % des
adultes québécois ont utilisé Internet souvent ou à l’occasion pour chercher des
renseignements relatifs à une maladie ou à un médicament. Dans une moindre
mesure, 10 % des adultes québécois ont utilisé Internet, souvent ou à l’occa-
sion, pour repérer géographiquement un professionnel de la santé, pour gérer
ou vérifier l’état des remboursements liés aux dépenses de la santé (8,0 %) et
pour valider un diagnostic donné par un médecin (5,9 %). Les premiers résul-
tats de NETendances 2008 permettent de préciser les usages santé d’Internet
(CEFRIO, 2008). Ainsi, 24 % des adultes cherchent des renseignements sur
une maladie en particulier, 23 % sur le traitement de maladies, 22 % sur le
mode de vie (régime, nutrition, exercice, prévention des maladies) et 20 % sont
en quête d’informations en lien avec des symptômes précis. Une analyste-
conseil du CEFRIO conclut à

l’émergence de nouvelles pratiques en matière de santé électronique, même si les


Québécois utilisent Internet principalement pour y chercher de l’information. Ce
phénomène a en effet pour conséquence de modifier la relation entre le patient et
le spécialiste de la santé puisque les patients sont mieux informés et posent davan-
tage de questions. (Poudrier, 2008)

Par ailleurs, via les forums disponibles sur Internet, les individus peuvent
partager des récits d’expérience de la maladie et de ses traitements. Les forums
constituent à ce titre un espace de reconnaissance et de support où les usagers
viennent valider leurs manifestations corporelles, le diagnostic posé par le
médecin, l’efficacité ou l’inefficacité éprouvée des traitements et leurs effets
secondaires. Ces échanges en ligne favoriseraient aussi l’émergence d’une exper-
tise profane, basée sur le savoir expérientiel (Kivits, 2006 ; Akrich et Meadel,
2002 ; Thoër et de Pierrepont, 2009).
Ces perspectives rejoignent celles d’autres recherches (Hardey, 2003 ;
Lemire, 2008 ; 2006 ; Korp, 2006 ; Cline et Haynes, 2001) qui considèrent
Internet comme un outil facilitant l’émancipation du patient en permettant
une démocratisation du savoir médical, une renégociation de la relation
médecin-patient en atténuant le différentiel de pouvoir basé sur le savoir expert,
l’outil favorisant aussi une libération du patient de la domination biomédicale
en lui permettant d’accéder à des modalités alternatives de soins. Ces avantages
peuvent être significatifs pour des personnes stigmatisées, vivant dans des zones
rurales ou isolées qui peuvent ainsi, grâce à Internet, accéder à des sources

264
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité

d’information, recevoir des soins grâce à la télémédecine ou participer à des


groupes de soutien. Ces avantages peuvent être étendus aux personnes ayant
des problèmes d’accès aux ressources santé pendant les horaires réguliers
puisqu’Internet permet une consultation asynchrone, les ressources en ligne
pouvant être moins engorgées que celles dans son environnement immédiat.
Plusieurs chercheurs considèrent qu’Internet favorise ainsi l’« empower-
ment » (pouvoir d’agir) du patient à l’égard de sa santé par l’accès facile et
anonyme aux sources d’information sur la santé. Lemire et coll. (2008) mettent
en évidence des processus d’empowerment s’inscrivant dans trois types de
logique : professionnelle, consumériste et communautaire. Dans le cadre de la
première, l’accès à l’information santé sur Internet permet à l’individu de mieux
s’approprier le savoir expert et de jouer un rôle plus actif au sein de la relation
médecin patient sans pour autant questionner la perspective biomédicale. La
seconde logique, de type consumériste, considère au contraire que l’accès à
l’information santé fait du patient un « expert » qui se conduirait en évaluateur
rationnel des options de traitement qui lui sont proposées dans le but de maxi-
miser sa santé, ce qui peut l’amener à considérer d’autres options que celles
proposées par les cliniciens. Enfin, dans la troisième logique, la contribution au
pouvoir d’agir des individus découle de leur participation à des réseaux en ligne
de défense des droits des patients (advocacy) ou des groupes de support orga-
nisés autour de certaines problématiques de santé. L’analyse que mènent ces
auteurs auprès de visiteurs d’un site québécois d’information sur la santé et les
traitements (passeportsante.net) montre que, si ces trois formes de logiques
co-existent, la logique professionnelle reste largement dominante. D’autres
études, portant sur les groupes de discussion autour de la maladie et des
problèmes de santé chroniques vont dans le même sens. Bien que témoignant
du caractère réflexif des prises de position des internautes sur l’information
médicale, elles montrent que la prise de distance à l’égard de l’expertise médi-
cale reste limitée et varie selon les pathologies concernées (Thoër et De Pierre-
pont, 2009 ; Akrich et Meadel, 2002). Mieux cerner la façon dont Internet
contribue à renforcer l’empowerment des individus à l’égard de leur santé et
transforme la relation des individus à l’expertise médicale impliquerait sans
doute de se pencher sur les contextes d’usage de l’Internet santé et les motiva-
tions des internautes qui y recherchent de l’information (Thoër, 2009 ; Kivits,
2006 ; Hardey, 2003).
Par ailleurs, si « la bonne santé » semble de plus en plus vécue comme une
exigence de « bonne information » (Kivits, 2006), plusieurs inconvénients sont
relevés, dont les difficultés d’évaluation de la qualité de l’information sur la
santé diffusée dans l’Internet, notamment sa précision, son exactitude, sa vali-
dité. (Lemire, 2008 ; 2006 ; Maine, 2001 ; Korp, 2006 ; Cline et Haynes, 2001).

265
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

Les internautes sont en effet confrontés à une masse d’informations qu’ils ont
de la difficulté à trier, et ce, d’autant plus qu’il n’est pas toujours évident d’iden-
tifier les sources des sites ou de différencier entre les contenus informatifs et
ceux qui sont de nature commerciale, ce qui pourrait entraîner une prise de
décisions problématique et des pratiques, par exemple en matière d’automédi-
cation, qui peuvent se révéler dommageables pour la santé (Cabut, 2008). Les
régulations administratives et déontologiques qui régissent le champ de la santé
peuvent aussi être contournées, de nombreux sites se situant en dehors des
territoires nationaux sur lesquels ces contrôles sont exercés, contribuant ainsi à
des formes de dérégulation des soins, touchant en particulier la publicité ou la
vente des médicaments, quelquefois de contrefaçon, sans évaluation médicale
et sans prescription (Lemire, 2009 ; Lévy, 2008). Même si de nombreux sites
sont d’accès gratuit, les possibilités d’une plus grande marchandisation de la
santé sont soulevées, avec comme corollaires des risques de bris de la confiden-
tialité des données transmises. Les inégalités socio-économiques qui peuvent
jouer sur l’accès aux outils d’Internet, qui ne sont pas toujours des plus convi-
viaux, peuvent aussi contribuer à accentuer les inégalités de santé (Hardey,
2003 ; Lemire, 2009, 2006 ; Korp, 2006 ; Cline et Haynes, 2001, Benigeri et
Pluye, 2003).

4 Cybersanté et hospitalité
Si, comme on peut le constater, la cybersanté n’est pas sans soulever de
nombreux enjeux éthiques, elle ouvre aussi de nombreuses possibilités d’inno-
vations dans l’organisation des soins liées au domaine de la télémédecine (télé-
formation, télédiagnostic, télé-urgence, téléradiologie, télépathologie, etc.) et à
des modes de relations d’aide originaux qui constituent de nouvelles formes
d’hospitalité en ligne. Ainsi, à part les sites d’informations spécialisées qui
peuvent offrir des parcours personnalisés en fonction des demandes particu-
lières des internautes, il leur est aussi possible d’acquérir des connaissances
spécifiques dans des domaines touchant la santé, de nouvelles expertises (quizz,
jeux en ligne) ainsi que des habiletés permettant d’améliorer des problèmes de
santé divers (programmes de cessation du tabagisme, de réduction du poids,
d’initiation à la pratique physique, de prévention du VIH, d’observance médi-
camenteuse, etc.), et ce, en particulier à partir des approches d’enseignement
personnalisé (computer-tailoring). Si des études indiquent que cette approche
n’est pas toujours concluante, comme le rapportent des recherches compara-
tives (programmes personnalisés versus programmes ciblant des personnes
partageant des caractéristiques communes) sur la promotion d’un dispositif de
protection de l’ouïe (Kerr, Savik, Monsen, Lusk, 2007), ou pour moduler les
décisions entourant le recours à l’hormonothérapie comme moyen de réduc-

266
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité

tion des risques d’ostéoporose (McGinley, 2002), d’autres indiquent qu’elles


présentent des effets significatifs comme le suggèrent des expérimentations sur
le contrôle du poids (Brug, Oenema et Campbell, 2003). D’autres approches
utilisent des stratégies de relation d’aide en ligne (e-therapy, etherapy, counseling)
par l’intermédiaire d’un intervenant spécialisé dans un domaine qui conseillera
l’internaute dans un échange soit synchrone, soit asynchrone, à partir d’échanges
courriel ou de clavardage, gratuitement ou après paiement. Ces formes d’inter-
vention (Fenichel, 2006) ne sont pas sans poser des problèmes éthiques et
méthodologiques complexes liés en particulier aux modalités de communica-
tion en ligne. Selon Fenichel (2006), les obstacles majeurs sont liés aux diffi-
cultés de rédaction ou d’expression qui peuvent empêcher une communication
efficace des problématiques personnelles ou la compréhension des réponses
fournies par l’intervenant. L’absence des indices non verbaux (gestuelle, intona-
tions, etc.) caractéristique des échanges en ligne peut aussi intervenir sur le
déroulement de l’intervention en éliminant des éléments indispensables dans le
travail thérapeutique qui, par ailleurs, peut aussi être facilité par certains des
avantages techniques qu’offre Internet comme l’anonymat et l’accessibilité. Par
ailleurs, parmi les sites proposant des consultations médicales en ligne, avec
délivrance d’une prescription médicamenteuse, plusieurs, souvent très bien
référencés, sont en réalité des sites illégaux, ces activités étant encore mal
contrôlées (Lemire, 2009). Les services proposés sont aussi souvent très
dispendieux.
L’établissement de réseaux ou de communautés qui offrent des lieux de
dialogue entre pairs, d’échange sur les expériences et les modalités de gestion
des problèmes de santé, du soutien social (groupes de discussion, forums, chat)
pour aider les personnes vivant avec des maladies chroniques (cancer, VIH,
diabète, santé mentale, etc.) ou leurs proches aidants constitue l’une des contri-
butions les plus importantes à la mise en place de formes originales de soins où
les principes d’hospitalité, accueil de l’autre et partage, sont saillants. Selon
Eysenbach, Powell, Rizo et Stern (2004), on comptait en 2004, près de 25 000
groupes de support sur Internet dans le domaine de la santé et du bien-être,
mais les résultats des méta-analyses, d’études comparatives ou d’études de cas,
démontrent que ces groupes de soutien n’ont pas toujours des effets mesura-
bles. Les auteurs, à partir d’une recension des études les plus expérimentales sur
des communautés de pairs touchant la santé, concluent que la participation à
de tels groupes ne montre pas d’effets particuliers, ni non plus de répercussions
négatives à partir de mesures d’évaluation comme la dépression, la mesure du
soutien social, le recours à des soins de santé, la perte de poids et le contrôle du
diabète. D’autres études (Buis, 2007) indiquent que les formes de soutien
varient selon le type de maladie. Les individus du groupe dont la maladie était
le plus contrôlable, comme la maladie coeliaque, recevaient moins de support

267
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

émotionnel que ceux inclus dans des groupes où la maladie était moins contrô-
lable, comme la dystrophie musculaire. Une étude des communautés virtuelles
touchant le cancer du sein, l’arthrite et la fibromyalgie (Van Duden-Kraan et
coll., 2008) indiquait aussi que la participation à de tels groupes contribuait à
l’empowerment des patients (échange d’informations, support émotionnel,
partage d’expériences, reconnaissance, aide et amusement) avec comme réper-
cussions une plus grande assurance dans leur rapport avec leur entourage, une
meilleure acceptation de la maladie, un plus grand optimisme, une estime de
soi augmentée et un bien-être social associé à une action collective. Les recher-
ches sur des groupes de soutien dans le domaine du cancer suggèrent qu’ils
peuvent avoir un rôle positif significatif dans le transfert d’informations, le
support mutuel et le partage d’expériences personnelles (Fogel, 2002), avec une
implication différentielle des participants, les rédacteurs les plus impliqués
étant plus à même de fournir un support (dont ils retiraient une grande satis-
faction personnelle) que les correspondants les moins impliqués (Winefield,
2006). Les forums de santé mentale en Norvège (Kummervold et coll., 2002)
démontrent aussi leur impact sur l’empowerment, alors que dans le domaine du
VIH/sida, la participation à des groupes virtuels révèle la diversité des modes de
support, en particulier le support informationnel et émotionnel, l’assistance
tangible étant la moins fréquente (Phoenix, Mo et Coulson, 2008). Ils contri-
buent à la création de communautés empathiques à partir de l’échange des
expériences personnelles de la maladie (Bar-Lev, 2008) et à la discussion d’en-
jeux éthiques, souvent avec des jugements moraux particulièrement sévères, et
ce, à part les dimensions touchant le support et l’information, associés à la
révélation du statut d’infection (Rier, 2007).

5 Intervention en ligne et communautés virtuelles au Québec


Plusieurs cas de figure dans le domaine des interventions en ligne et des
communautés virtuelles se retrouvent dans le contexte québécois. Ainsi, le
computer tailoring a été utilisé avec succès dans le développement de pratiques
d’injection plus sécuritaires parmi les UDIs2 (Gagnon et coll., 2008) de même
que dans la gestion du traitement antirétroviral par des personnes vivant avec le
VIH/sida. Le programme Internet VIH-TAVIe (VIH – Traitement application
virtuelle infirmière et enseignement), qui fait appel à une infirmière virtuelle,
vise à l’apprentissage de compétences nécessaires pour assurer la meilleure
observance du traitement. Il se fonde sur un enseignement personnalisé et sur
des stratégies basées sur un cheminement personnel et la consolidation des
compétences mises en place, et ce, en proposant quatre sessions interactives de

2. Usagers de drogues par injection.

268
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité

20 à 30 minutes sur une période de deux mois (Côté, 2008). Une intervention
en ligne a aussi été réalisée dans le domaine de la prévention du VIH/sida sur le
site d’un organisme communautaire, Action Séro‑Zéro, situé à Montréal. Ce
programme interactif de prévention sur Internet, produit d’une réflexion
commune de l’organisme communautaire et de ses partenaires, a été lancé en
septembre 2000, puis évalué cinq ans plus tard (Dumas et coll., 2005) pour
cerner la perception des participants et leur satisfaction quant aux deux compo-
santes principales du site. Le portail Internet (http ://www.sero-zero.qc.ca), qui
présente une description de la mission de l’organisme et de ses activités en plus
d’une liste de ressources susceptibles de répondre à divers besoins, comprenait
diverses rubriques et sections sur les thématiques liées au VIH et aux ITS ou à
la santé et aux préoccupations des HARSAH3 (rubrique santé, quizz-info
« Évaluez vos connaissances sur le VIH/sida », journaux intimes de jeunes en
processus de sortie ou récits-témoignages). Pour cette composante, de façon
générale, les répondants considèrent le site comme utile et pertinent et mani-
festent une satisfaction suite à leurs visites. Ils évaluent l’information disponible
sur le site comme sérieuse et crédible, exacte et facile à comprendre, tout en
émettant toutefois quelques réserves quant à son accessibilité et à son exhausti-
vité. Le site leur fournit des conseils appropriés sur la santé sexuelle et leur
permet d’acquérir de nouvelles connaissances dans ce domaine, offrant aussi
une aide significative pour le maintien d’une sexualité sécuritaire et un soutien
dans leurs questionnements quant à leur orientation sexuelle, ce qui leur permet
de se sentir moins isolés.
La deuxième composante s’organisait autour d’une équipe d’intervenants
et de bénévoles qui répondaient en ligne (en direct ou en différé) aux questions
des usagers. Ainsi, selon les jours de la semaine et suivant un horaire varié, cette
équipe assurait une présence sur le site de Séro-Zéro grâce à un babillard qui
permettait aux usagers de poser des questions, dont les réponses étaient habi-
tuellement assurées par un intervenant de l’organisme, ou d’émettre un
commentaire sur un sujet de leur choix (santé gaie, ressources, VIH/sida, etc.)
Les usagers pouvaient poser en ligne des questions aux intervenants dans les
espaces de rencontres et de socialisation des HARSAH sur Internet qui
mettaient à la disposition des usagers plusieurs salles de clavardage. L’évaluation
de l’intervention en ligne indiquait que ce programme rejoignait en particulier
les HARSAH de 16-25 ans qui fréquentent peu les lieux de rencontre habituels
ou vivent en banlieue ou dans les régions. Les usagers sont globalement satis-
faits de cette activité qui répond à leurs attentes. S’ils apprécient la grande
facilité avec laquelle ils peuvent accéder à la salle de conversation, ils semblent
moins satisfaits quant au nombre d’heures de disponibilité et aux périodes où

3. Hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes.

269
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

l’intervenant est en ligne, souhaitant une présence accrue de celui-ci et à des


moments plus diversifiés. Ils reconnaissent la compétence de l’intervenant dont
les informations sont faciles à comprendre, sérieuses et crédibles et ils trouvent
les thèmes abordés intéressants, pertinents, utiles et diversifiés. L’intervenant est
perçu comme respectueux, à l’écoute des usagers et à l’aise avec les thèmes
abordés. Sans être toujours satisfaits du déroulement de l’échange, ils appré-
cient néanmoins l’absence de directivité, le partage des expériences, le dyna-
misme dont fait preuve l’intervenant. Ils sont par contre très satisfaits des
apprentissages touchant les modes de transmission du VIH, les façons de se
protéger du VIH et des autres ITS, les risques liés à chaque pratique sexuelle,
les stratégies pour mieux négocier le sexe sécuritaire, les ressources en préven-
tion du VIH et des ITS et les traitements contre le VIH/sida. Il leur paraît
opportun d’offrir davantage d’informations sur le quotidien des personnes
séropositives, sur l’orientation homosexuelle, les styles de vie et les ressources
gaies, de même que sur les stratégies pour améliorer leur bien-être et vivre plus
ouvertement leur homosexualité. L’analyse comparative des profils des répon-
dants vivant en région comparativement à ceux résidant dans les villes de
Montréal et de Québec (Dumas et coll., 2007) confirme l’intérêt d’Internet
comme outil de convivialité et de sociabilité qui permet de réduire les senti-
ments d’isolement psychologique et géographique et d’accéder à des ressources
absentes de leur milieu immédiat tout en maintenant leur anonymat, ce qui
rejoint les résultats d’autres recherches menées sur les interventions en ligne en
Australie (Cummings et coll., 2003) et en Caroline du Nord (Rhodes, 2004),
démontrant ainsi le potentiel de ces approches dans la définition de nouveaux
soins et ciblant des populations difficiles à rejoindre.
Ces avantages se retrouvent dans le contexte des communautés virtuelles
qui ont fait l’objet de recherches intéressantes au Québec. La première, celle de
Latzko‑Toth, a porté sur l’étude d’une communauté gaie utilisant l’Internet
Relay Chat comme mode de communication Elle montre à partir d’une pers-
pective ethnographique comment les échanges contribuent à la formation
d’une « tribu », à la socialisation et à l’intégration des membres, en particulier
les plus jeunes pour qui

IRC est cité comme un élément-clé de l’intégration au « milieu gay » des grandes
villes québécoises, quand il ne constitue pas le seul lien avec cette communauté,
pour ceux qui habitent les régions isolées des grands centres. Pour nombre d’ado-
lescents ou de jeunes adultes, nous avons pu constater qu’IRC constitue en quelque
sorte une antichambre de la « vraie vie », où ils peuvent « expérimenter » en matière
de sexualité, et, plus généralement, se mesurer aux autres socialement.
(1998 : 42-43)

270
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité

Cette analyse rejoint les résultats d’une seconde étude réalisée par Lambert
(2005), une anthropologue qui a réalisé des entretiens en ligne avec des agora-
phobes vivant dans plusieurs pays (Québec, Europe, Afrique du Nord) et
fréquentant une communauté virtuelle de personnes souffrant des mêmes
phobies. Elle montre ainsi comment s’organisent l’accueil et le soutien des
agoraphobes ainsi que leur perception de la participation à un tel groupe,
mettant en évidence les fonctions positives associées à cette participation. Ainsi,
les dimensions saillantes portent sur le sentiment de compréhension que les
internautes ressentent dans leurs échanges avec les membres de cette commu-
nauté et qui contraste avec l’incompréhension manifestée par leur entourage
immédiat et non virtuel. De cette compréhension dérive un sentiment de
confort qui permet le dire de la souffrance et son partage. Écoute, entraide et
détente sont associées à cet espace qui est aussi orienté vers le transfert d’infor-
mations. Les discussions qui ont lieu sur le site renvoient à trois dimensions : la
description des parcours de vie et de la vie quotidienne avec l’agoraphobie, les
moyens pour s’en sortir, les traitements et thérapies disponibles, qui accordent
une place de choix aux méthodes alternatives et, enfin, les origines de ce trouble,
section qui fait l’objet de débats houleux.
Cette communauté permet donc d’insister sur le partage d’expériences et,
bien que virtuelle, elle « donne accès à des conteurs et à des lecteurs qui vivent
une solidarité ancrée dans le corps » (Lambert, 2005 : 54) et s’insèrent dans un
groupe de personnes qu’ils considèrent comme une famille. Cet exemple
montre bien la valence d’hospitalité rattachée à la participation à une commu-
nauté virtuelle ou l’accueil, l’écoute et le partage contribuent à la reconnais-
sance interpersonnelle et fondent de nouveaux liens. D’étrangers que les
agoraphobes sont au départ, ils deviennent membres d’une même famille
d’adoption, ce qui rejoint les postulats de l’hospitalité qui vise à transformer le
statut des individus d’étranger à invité.
Toutefois, si ces formes d’hospitalité se retrouvent à des degrés divers dans
la plupart des communautés en ligne, certaines contribuent également à la
diffusion d’informations et de pratiques qui peuvent s’avérer dommageables
pour la santé. C’est le cas notamment de certains forums sur la perte de poids
prônant l’utilisation de produits amaigrissants dont l’efficacité et la sécurité
sont contestées (Aubé et Thoër, 2009). Ce type d’excès a été particulièrement
dénoncé dans le cadre des études sur le mouvement « pro‑ana » (Brotsky et
Giles, 2007), ensemble de sites et de blogues faisant de l’anorexie un style de vie
et confortant les participants dans leurs pratiques à risque. Sur le site qu’analy-
sent Fox et ses collaborateurs, en 2005, les utilisateurs se livraient ainsi des
conseils pour détourner les médicaments en vue de stabiliser leur faible poids.
Ces formes d’hospitalité « dangereuse », qui semblent particulièrement cibler les

271
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

jeunes adultes, doivent être mieux investiguées, et ce, d’autant plus qu’Internet
constitue un lieu privilégié d’information sur les drogues récréationnelles
(OICS, 2007 ; Wax, 2002) et les médicaments détournés (Thoër, 2008). Il
serait également intéressant de mieux cerner l’articulation des différentes prati-
ques de communication interactive via Internet (courriel, chat, participation à
des forums de discussion) et hors Internet afin de mieux explorer les dimen-
sions de socialisation et d’hospitalité qui s’y développent dans le contexte parti-
culier de la santé et du soin.

Conclusion
Ce survol des formes de nouveaux soins sur Internet met en évidence la
multiplication des outils et des stratégies possibles qui contribuent à faire du
cyberespace un espace d’hospitalité en plein développement. De la recherche
d’informations à la création de communautés virtuelles, en passant par les
programmes personnalisés ou les interventions en ligne, Internet offre une
panoplie de moyens d’accéder à des ressources en santé, de favoriser les échanges
avec les intervenants et d’autres professionnels de la santé chez qui ils peuvent
trouver écoute et conseils. En permettant la mise en réseau et les échanges avec
les pairs, Internet contribue aussi à la sociabilité, au support émotif et social,
participant de la création d’un sentiment d’appartenance à une communauté,
en particulier pour les personnes isolées ou souffrant de handicaps et favorisant
le partage d’expériences et d’informations susceptibles d’aider les participants à
améliorer leur qualité de vie et leur bien-être. À l’inverse, Internet peut contri-
buer à augmenter la confusion des usagers par la multiplication des informa-
tions dont il est difficile d’évaluer la qualité et favoriser des conduites et des
pratiques susceptibles de porter préjudice à la santé physique ou psychologique,
par le recours à des pratiques d’automédication ou l’achat de produits de santé
à la qualité douteuse. De nombreux questionnements éthiques restent encore à
résoudre. On peut dans ce domaine soulever les enjeux entourant la confiden-
tialité et l’anonymat qui peuvent être remis en question dès lors qu’il y a trans-
fert de données ou accès aux échanges en ligne sur les forums de discussion. De
plus, la qualité de la formation des intervenants en ligne peut être difficile à
vérifier et les contraintes entourant les interventions en ligne sont nombreuses
et peuvent entraîner des répercussions problématiques, surtout au plan théra-
peutique. Les inégalités socioéconomiques qui peuvent augmenter la fracture
numérique et l’accès aux soins de santé constituent aussi un enjeu important au
plan de la santé des populations vulnérables. De nombreux chantiers de
recherche s’ouvrent donc dans ce domaine, que ce soit pour dresser des typolo-
gies des sites, évaluer leurs répercussions sur la santé, cerner les avantages et les

272
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité

inconvénients des interventions en ligne, virtuelles ou non, comparativement à


celles qui surviennent hors ligne. Les formes d’hospitalité présentes dans le
cyberespace et leur articulation aux autres modalités de relations sociales consti-
tuent aussi un thème de recherche à privilégier afin de cerner jusqu’à quel point
elles recouvrent les modèles déjà existants ou se développent en configurations
originales qu’il conviendrait de mieux cerner.

273
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

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277
Chapitre 16

Limites de l’hospitalité
Réflexions autour de l’accueil des sans-abri

Béatrice Eysermann et Éric Gagnon

D ans un centre de soins gratuits de Médecins du Monde au


cœur de Paris, un médecin bénévole rencontre en consultation
un patient :

Médecin : Vous venez pourquoi ?

Patient : C’est mes dents

Médecin : Mais je suis généraliste. Pourquoi êtes-vous venu voir le généraliste ?

Patient : Bon, j’ai des problèmes dans mes dents, mes yeux. Je veux l’assistante
sociale.

Médecin : Pourquoi voulez-vous l’assistante sociale ?

Patient : J’ai perdu mes papiers, j’ai été volé. Je veux un hébergement, un oculiste
et un dentiste.

Le médecin diagnostique une dermatose et le réfère au dermatologue, qui


lui fera un nettoyage de la peau et des pansements. Le patient finalement se
rebelle et part en criant. Jaqueline Ferreira, qui rapporte cette conversation
(2004 : 211), parle d’un « détournement des demandes » : l’aide que l’on offre
au patient répond plus à ce que le médecin et le centre sont en mesure de lui
offrir, qu’à ses demandes ou à ses besoins. Simple inadéquation entre les besoins

279
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

et les moyens disponibles ? Sans doute, mais il y a davantage, comme le suggère


cette autre consultation :

Médecin : Vous buvez ?

Patient : Non, ça fait deux ans que j’ai arrêté.

Médecin : Je ne sais pas comment vous aider.

Patient : Oui, moi non plus.

Médecin : Qu’est-ce que vous espériez de cette consultation ?

Patient : Je ne sais pas, ils m’ont envoyé à vous.

(Ibid. : 212)

Curieuse hospitalité, pensera-t-on, faite d’incompréhensions, de mensonges


et de dissimulations, parfois même d’agressivité. Ce centre de soins gratuits mis
sur pied par l’ONG dans les années 1980 a pour vocation de soigner les exclus
des services de santé faute de papier ou de couverture médicale (d’abord les
sans-abri et, de plus en plus, les étrangers en situation irrégulière), mais égale-
ment d’écouter leurs souffrances et de panser leur âme, de les aider à retrouver
confiance et dignité, de les dépanner en leur trouvant un logement ou une
adresse pour un repas, de les guider dans leurs démarches pour obtenir leurs
papiers et faire reconnaître leurs droits, éventuellement de les sortir de leur
misère. Si les consultations ne ressemblent pas toutes à ces deux dialogues de
sourds – qu’on se rassure –, l’accueil dans son ensemble est cependant traversé
par une ambiguïté ou une tension. D’un côté, les bénévoles, médecins ou
préposés à l’accueil social expriment une certaine frustration quant à leurs
possibilités réelles d’aider les personnes à changer quelque peu leur destin, à
trouver une solution sur le long terme : frustration de ne pouvoir suivre l’état de
santé des patients, de ne pouvoir que les soulager à défaut de les guérir, de les
voir disparaître après une seule consultation ou de les voir revenir dans le même
état psychique ou physiologique ou dans un état dégradé et, peut-être surtout,
de ne rien comprendre de leurs demandes ou de leurs silences ; frustration
d’aller vers eux, mais de ne pas les voir venir entièrement à soi, de sentir qu’ils
gardent leur distance, leurs secrets, leur méfiance, leur défiance aussi, qu’ils ne
suivent pas les prescriptions ou par intermittence, qu’ils ne cherchent apparem-
ment pas, mais comment savoir, à changer leur situation tant ils semblent, aux
yeux de beaucoup, prisonniers de leur état. « Il faut les soigner et essayer de les

280
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri

aider. Mais qu’est-ce qu’on peut leur apporter vraiment comme aide ? », se
demande un bénévole (ibid. : 177). De l’autre côté, les mêmes bénévoles recon-
naissent et imposent des limites dans l’aide consentie : pas de soins pour les
étrangers de passage s’ils ne souhaitent pas s’intégrer à la société française, pas
d’accueil pour ceux dont les comportements et l’agressivité dérangent, un
accueil distant avec ceux qui sont désagréables ou trop exigeants. « Est-ce qu’on
peut bien soigner quelqu’un qui est indésirable ? » se demande honnêtement un
médecin (ibid. : 227). L’accueil crée une tension entre une volonté d’aller vers
l’autre et les limites que l’on s’impose.
Curieuse hospitalité, où l’irréductible distance avec l’autre est au centre de
l’expérience de l’accueil. Mais cette tension n’est pas propre au centre de soins
de l’ONG, et peut-être n’est-elle pas sans enseignement sur toute forme d’aide
et de soins aux sans-abri et aux « étrangers » et sur l’hospitalité quelle qu’elle
soit. En effet, cette tension, comme ces dialogues où la rencontre semble
manquée, rappelle que toute hospitalité est limitée, conditionnelle et ce sont
paradoxalement – ou logiquement – ces limites qui rendent l’aide possible ;
tension qui met plus particulièrement en évidence les limites que sont l’incom-
municabilité, la difficulté d’entendre l’autre et le deuil du sens qu’exige toute
forme d’accueil. Réfléchir sur ces limites, c’est se demander où commence et où
s’achève l’hospitalité.
La forme contemporaine d’hospitalité sans doute la plus visible aujourd’hui,
ce sont les services d’aide, d’accompagnement, de référence et de soutien offerts
aux personnes les plus démunies, fragiles ou marginalisées. Issues des services
publics ou de divers groupes associatifs, ces formes d’hospitalité sont caractéris-
tiques des sociétés contemporaines qui multiplient les dispositifs d’aide et de
soutien pour corriger ou atténuer les inégalités et les exclusions qu’elles produi-
sent. D’hospitalité il est ici question, puisqu’il s’agit de faire une place à ceux
qui demeurent ou attendent « au-dehors », à ceux qui sont exclus de l’exercice
de certains droits (les étrangers), de certaines interactions ou de certains
échanges (pauvres, sans-abri), mais une hospitalité « formelle » et « bureaucra-
tisée » pratiquée au sein d’organisations avec des règles écrites, une spécification
des buts et des moyens, une division du travail et un encadrement des personnes,
des ressources spécifiques (dons ou investissement de l’État), des objectifs
humanitaires, mais aussi d’efficacité, voire de rendement.
Des formes d’hospitalité en somme cadrées, limitées dans le temps par des
horaires, des rendez-vous, la durée des consultations ; limitées dans l’espace par
le nombre de places disponibles ou l’exiguïté de la salle, par un nombre variable
de bénévoles ou d’intervenants, eux-mêmes limités par leur spécialisation ou le
type d’aide offert (repas, abris de nuit, soins de santé, références, écoute) ; limi-
tées par des critères d’éligibilité, on l’a vu, de citoyenneté ou de désir de s’inté-

281
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

grer, par des normes implicites de comportement (les plus attachants ou les plus
méritants ont droit à plus d’attention que ceux qui demandent trop ou se rebel-
lent) et plus largement par la capacité de répondre aux attentes et d’entendre les
demandes de ceux que l’on accueille. L’hospitalité n’est pas absolue et l’accueil
sans restriction est improbable. Ces limites tiennent aux moyens mêmes de
l’accueil, à un local, à des ressources, à une visibilité, au soutien de collègues et
à l’organisation. Elles tiennent aux règles de conduite, à l’organisation du travail
et à la spécification des services qui réduisent l’arbitraire et les conflits, cadrent
les rencontres et ménagent une distance qui préserve les bénévoles des demandes
impossibles à satisfaire ou d’un trop grand engagement auprès des bénéficiaires.
Peut-être permettent-elles aussi d’atténuer le sentiment de dette ou d’infériorité
chez celui qui reçoit, en rendant le don plus neutre ou plus impersonnel. Sans
ces limites, il n’y aurait pas d’accueil, la rencontre ne pourrait avoir lieu, les
bénévoles ne viendraient pas ou ne resteraient pas longtemps. Mais si ces limites
rendent l’accueil possible, elles en restreignent l’accès et réduisent les demandes
des bénéficiaires aux seules réponses que l’on est en mesure de leur donner.
La scène suivante se déroule toujours à Paris, à l’Église Saint-Eustache cette
fois-ci, où l’on sert une soupe populaire. Christelle Violette-Bajard (2000), qui
a partagé la soupe pendant trois hivers avec les autres bénéficiaires, en fait ce
récit où le lecteur peut deviner comment se sent la bénéficiaire devant une
institution qui dispense une hospitalité dénuée cependant de perspective, à
travers un don banal, unilatéral et sec, avec des gestes presque mécaniques :

19h30 sonne l’ouverture des grilles. Les bénévoles, à l’abri du porche (sorte de sas
entre l’intérieur et l’extérieur de l’église), commencent à distribuer la soupe. Un
homme surnommé le « faux prêtre » par les habitués, tel le cerbère de cet espace
réservé, commence son va-et-vient incessant de l’autre côté de la barrière où se
situe la file d’attente. Celle-ci signale symboliquement la distinction entre « la
clientèle » et les bénévoles. (…) Deux bénévoles se situent derrière la table. L’un
d’eux tend ou pose sur la table un sac de nourriture pioché dans une panière.
L’autre à l’aide d’une louche transvase d’un grand fait-tout à un bol en plastique
individuel, la soupe chaude. De celle-ci émane un nuage de chaleur souvent
inodore. Quelques fois mais pas toujours, une troisième personne met une cuillère
en plastique dans le bol et le tend de main en main ou le pose sur la table en
conseillant : « gardez le bien pour le rab de soupe ». En dehors de cette recomman-
dation, la relation est brève. Tout contact physique réel est quasiment inexistant ou
pour le moins indirect. Les denrées posées sur la table ou tendues servent d’inter-
médiaires entre les personnes physiques. Quelques fois, des bénévoles portent des
gants en plastique. (…) Ce geste de solidarité [parlant de la distribution de soupe],
cet amour envers son prochain loué par la morale bien pensante semblaient subir
quelques égratignures. J’avais le sentiment que le regard, que la présence réelle en
chair et en os des pauvres, toujours dans cette sempiternelle attitude de tendre la

282
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri

main pour manger en attente du bon vouloir des plus nantis, embarrassait les
bénévoles. Ils paraient à cette confusion, à ce face à face obligé par un regard bref
du pauvre, un bonsoir poli dissimulé derrière l’automatisme du geste. (…) Un soir,
alors que j’étais dans la file d’attente, un homme à la démarche éméchée par quel-
ques verres d’alcool se dirigea droit vers le porche pour recevoir sa pitance. Devant
le refus des bénévoles, il haussa le ton et tenta de s’emparer d’un sachet. Comme
les quelques fois où le climat fut houleux, la réaction des bénévoles est celle d’un
repli. L’une des portes est avancée ou alors plusieurs bénévoles assurent l’obstruc-
tion du passage et préservent les denrées. Le moindre incident qui dégénère par la
violence ou le viol de cet espace, interrompt net la distribution par un mouvement
de recul des bénévoles. Pour quelques bénéficiaires, ce genre d’incident déclenche
un sentiment de solidarité. (…) Mais pour d’autres, devant la menace brandie par
les bénévoles de fermer la soupe, certains bénéficiaires viennent à la rescousse des
bénévoles. (Violette-Bajard, 2000 : 16-22)

Si le récit dit peu choses sur les motivations des bénévoles et leur compré-
hension de la situation, il nous livre le point de vue d’une bénéficiaire, son
expérience et sa perception de l’accueil. Dans ce récit, les limites de l’accueil
sont à la fois matérielles et symboliques : un horaire, une certaine organisation
de l’espace (les passages, les barrières, la file), un menu, des rôles bien définis
pour les bénévoles. Les limites marquent la distance sociale, interdisant la
promiscuité et réduisant la relation d’aide à l’essentiel de sa raison d’être : la
distribution alimentaire. Les bénévoles sont retranchés derrière des tables ou
utilisent des gants, limitent les interactions à des phrases conventionnelles, des
gestes précis règlent la distance et rythment la cadence. L’accueil obéit à une
organisation précise et serrée, dont le bouleversement provoque d’ailleurs le
repli des bénévoles. Organisation et distance permettent une distribution
ordonnée des repas que l’on imagine ainsi plus équitable et qui protège les
bénévoles de tout contact physique direct, des demandes impossibles à satis-
faire, des questions auxquelles ils ne sauraient que répondre. Peut-être cela les
préserve-t-il aussi d’eux-mêmes, de l’inexprimable pitié ou gêne qu’ils pour-
raient ressentir auprès de cette population marginalisée.
La bousculade mettant en scène un homme un peu trop « éméché » et
d’autres encore, dont Violette-Bajard fait plus loin le récit, font penser aux
mêlées et aux bagarres que provoquaient les largesses et libéralités des princes et
des riches d’autrefois, en lançant à la foule de l’argent ou du pain (Starobinski,
2007). Si la bousculade faisait rire autrefois les nobles, elle n’amuse aujourd’hui
plus personne. Il ne s’agit plus de faire montre de sa générosité et de sa supério-
rité sur les indigents ni de s’acheter leur allégeance en en faisant ses débiteurs.
Le débordement signe plutôt ici un échec, celui de l’ambition d’une distribu-
tion équitable et ordonnée, voire de la possibilité de témoigner d’un peu d’hu-
manité par un don et un accueil, aussi limités et réservés soient-ils.

283
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

Situation limite ? On décèle moins cette distance craintive ou ce repli chez


les bénévoles de Médecins du Monde, où les rencontres en contexte clinique
sont individuelles et privées, où l’écoute et les échanges sont nécessaires. À la
soupe St-Eustache, la distance semble si grande qu’on a peine à parler d’hospi-
talité ; le déroulement du repas est si réglé et les contacts si restreints, que le don
en devient in-hospitalier. Si les limites rendent ici l’accueil possible, elles ne sont
pas loin non plus de le dissoudre ou de le compromettre.
Transportons-nous maintenant dans le sud de la France, à Marseille, où
une organisation caritative a mis sur pied une tournée de nuit, ou maraude, qui
a pour vocation de sillonner la ville, à la rencontre des sans-abri ou « SDF » (sans
domicile fixe), dans le but de leur offrir une soupe, un café et autres denrées
alimentaires, ainsi qu’une orientation vers des soins, de l’aide administrative ou
simplement de l’écoute. Les équipes, constituées de trois à cinq bénévoles,
« tournent » ainsi tous les soirs de la semaine à l’exception du samedi. Si les
limites mêmes de l’accueil le rendent, comme on l’a vu plus haut, possible, elles
peuvent également conduire les donneurs dans l’impasse d’où ils ne sauront
sortir, comme dans l’exemple précédent, que par le repli ou la fuite. Une béné-
vole relate sa tournée :

La tournée de nuit fait bien souvent un arrêt à la gare des trains de la ville de
Marseille. Cet endroit populeux incite les bénévoles à plus de vigilance pour
discerner qui, parmi la masse de badauds, de voyageurs ou de passants qui se pres-
sent autour de la voiture, sont bien des sans-abri. Tandis que je commençais la
distribution avec les autres bénévoles, il m’est arrivé un événement particulier. Un
SDF s’avance vers moi pour me parler, mais je ne me souviens plus de quoi. Était-
ce parce que le nom de l’association ne cache pas son appartenance religieuse, mais
cet homme, je crois, me parlait de Dieu. Ce soir-là la coordonnatrice de l’accueil
de nuit comptait parmi les membres de l’équipe de bénévoles et agissait à titre de
« chef de bord », prenant les décisions et distribuant les rôles aux uns et aux autres.
L’attitude plutôt directive de cette dernière depuis le début de la tournée nous
poussait implicitement à réduire notre action à l’essentiel, économisant tant les
gestes que les paroles, dans une logique d’efficacité et peut-être aussi de nombre.
Ainsi, je tâchais d’écouter ce SDF qui me parlait, tiraillée entre la disponibilité à
l’écoute et l’obligation de faire vite. C’était pénible, car interrompre une écoute
sans autre justification que de s’en aller peut sembler très indélicat, voire brutal.
Donc, je parlais avec ce SDF, et voilà que le moment arrive de dire au revoir. Je
m’avance timidement vers la voiture dans laquelle des couvertures sont pliées sur
le siège arrière. À leur vue, cet homme me demande s’il pouvait en avoir une. Je
demande à la coordonnatrice. Là elle me dit, presque déjà assise dans la voiture,
que non, puisqu’« on lui en a donné une déjà ». Là dessus elle poursuit « allez, on s’en
va ». Je me suis retrouvée en train de dire au revoir à cette personne en lui fermant
la porte au nez et en refusant de lui donner une couverture [on est en novembre].
Sa réponse a été violente : il a crié et a donné un coup de poing sur la voiture. Suite

284
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri

à quoi notre départ rapide semblait justifié. Mais je n’ai pas aimé partir comme ça,
qu’il ait eu ou non une couverture1.

L’hospitalité ou l’accueil se fait ici dans la rue. À l’inverse de nos deux


exemples précédents, ce sont ici les bénévoles qui se déplacent, animés par une
volonté non dissimulée de rencontrer l’autre, dans une apparente liberté d’être
et d’agir. La rencontre est précédée d’un travail d’identification afin de ne servir
que la « bonne clientèle ». Cette identification est ici basée autant sur l’apparent
cadre de vie (la rue), l’état sanitaire ou l’aspect physique (saleté, état d’ébriété,
blessures apparentes), que sur les possibles demandes ou besoins de la personne
d’après l’image que s’en font les bénévoles depuis le huis clos de la voiture.
Cette identification participe à la fois d’une ouverture (on va à la rencontre de
l’autre différent) et de la construction d’une altérité (l’autre est identifié par sa
différence). Elle crée parallèlement des attentes et suscite des appréhensions.
L’identification faite, les bénévoles descendent de la voiture. La rencontre
débute ensuite par une phrase de présentation sommaire incluant le nom de
l’association et la raison d’être de la présence des bénévoles (« une petite
soupe ? ») Cette amorce est primordiale. Aussi banale qu’elle puisse paraître, elle
est souvent décrite par les bénévoles comme un acte violent, car il leur est
impossible d’anticiper la réaction du (supposé) sans-abri2, surtout quand celui-
ci est endormi et qu’on le réveille brusquement3. Car les bénévoles, s’aventurant
près du sans-abri, pénètrent aussi dans un espace privé – espace limité au
morceau de carton où le sans-abri est assis, à la surface occupée par son sac de
couchage, au périmètre qu’il aura délimité sur le trottoir, etc. Cette situation
alimente d’ailleurs les débats sur le droit ou l’interdiction d’occuper l’espace
public (décriminalisation du vagabondage en France en 1994 ; arrêts munici-
paux « anti-mendicité » de plusieurs villes de France à partir de 1990). Le béné-
vole a ensuite besoin d’un signe du sans-abri pour poursuivre ou non sa
démarche ; il ne peut le forcer à accepter la rencontre, il doit d’abord se faire
accepter. Pendant un bref instant, le sans-abri est l’hôte et le bénévole son
suppliant ou son convive, de sorte que le bénévole ne pourra accueillir s’il n’est

1. Cet exemple est tiré du carnet de terrain (novembre 1999) de Béatrice Eysermann, rédigé dans
le cadre une recherche doctorale menée dans une association caritative marseillaise, entre 1999 et
2004. Il existe encore aujourd’hui une tournée de jour qui, trois jours sur sept, est davantage axée sur
la question socio-sanitaire des sans-abri. Pour une présentation générale de l’organisme et de la
recherche, voir Eysermann (2005).
2. Les bénévoles se trompent parfois comme ce fut le cas un soir où un bénévole a pris pour un
sans-abri un homme qui lisait le journal dans un endroit peu passant. Lui proposant une soupe et un
café, celui-ci s’exclama : « je peux pas lire mon journal dans la rue tranquille parce que ma femme
m’emmerde ? »
3. À cet égard, la ligne de conduite de l’association est de toujours réveiller la personne ne serait-ce
que pour vérifier « qu’elle respire encore ».

285
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

préalablement accueilli. Si, dans le meilleur des cas, le sans-abri accepte la


rencontre, il peut tout aussi bien manifester une exaspération ou une hostilité
telle que la rencontre n’aura pas lieu. Dans ces cas-là, le bénévole retournera à
son véhicule, généralement interdit par la réaction du sans-abri, à moins que ça
ne l’amuse4, et poursuivra sa tournée.
Si la rencontre nécessite l’acceptation simultanée, pour le bénévole comme
pour le sans-abri, d’accueillir et d’être accueilli, l’expérience de l’accueil est au
cœur d’une tension constante entre proximité et distance, entre attraction de
l’autre de la rue et répulsion devant son corps. La vue et le contact physique
(poignée de main, accolades) de corps sales, malades, malodorants, présentant
des plaies béantes ou mal soignées, couverts parfois de leur déjection ou exha-
lant des odeurs d’alcool mal digéré, susciteront ainsi tout à la fois des réactions
paradoxales, mais toujours contenues, de pitié, de dégoût, de compassion et de
peur. Les bénévoles se tiendront plus à distance des corps souillés, mais seront
plus enclins à la conversation si le sans-abri n’est pas dans un état sanitaire jugé
trop repoussant (Eysermann, 2005). Ce n’est pas tant le corps du SDF en lui-
même que les réactions sensibles qu’il suscite qui seront au cœur des tensions.
Pour les bénévoles de l’accueil de nuit, le corps de l’autre marque la dernière et
infranchissable limite de l’altérité, limite au-delà de laquelle les bénévoles seront
confrontés à leurs réactions et émotions devant leur propre subjectivité. « Y’en
a ils te voient, ils t’empoignent « bonjour ma chérie » et mouah [ils t’embras-
sent] ! Tu vas pas dire beurk, tu vois ? », remarque une bénévole. Afin de se
prémunir d’éventuels risques de contagion au contact du sans-abri, le charge-
ment de la voiture comprend une boîte de lingettes désinfectantes. Rarement
unanime, mais jamais critiqué, l’usage des lingettes désinfectantes, qui font
partie du chargement de la voiture, témoigne également de cette tension. Utili-
sées à la discrétion de chacun, une fois de retour dans la voiture, leur usage sera
toujours justifié par une remarque sur l’état sanitaire du SDF. Le bénévole se
sent obligé de se justifier parce qu’il se sent mal à l’aise de le faire. Il y recourt à
contrecœur. La rencontre est pour le bénévole une expérience singulière habitée
de toute une palette d’émotions et de sentiments aussi forts que contradictoires,
qui l’étonne lui-même.
Notre exemple nous révèle également un autre type de tension entre deux
conceptions de l’aide. Ici, la coordonnatrice conçoit l’aide dans une optique
d’efficacité (« économie de gestes et de paroles », réduction de l’action à l’essen-
tiel) et de ce que nombre de bénévoles qualifieront en réunion de « quantita-

4. Un sans-abri était connu, lors de la tournée de nuit, pour accepter la présence des bénévoles
environ une fois sur dix. Pour signifier son refus, il insultait les intrus en vociférant ou bien les ignorait
totalement. De fait, les bénévoles n’étaient jamais surpris et faisaient même des pronostics sur le
comportement que le sans-abri aurait ce soir-là, lors de leur passage.

286
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri

tive » (voir le plus grand nombre possible de sans-abri). Cette vision s’oppose à
une conception davantage « qualitative », privilégiant l’écoute dans un temps
plus long. Le bénévole sera tiraillé entre « disponibilité à l’écoute » (désir de
rapprochement) et « obligation de faire vite », les deux conceptions étant diffi-
cilement conciliables. Ainsi, dans notre exemple, depuis l’habitacle de la voiture,
la coordonnatrice décide d’abréger la rencontre et de refuser une couverture,
alors que la bénévole voudrait s’attacher plus longtemps. Cette tension entre
approches « quantitative » et « qualitative », comme les bénévoles eux-mêmes les
qualifient, redouble la tension entre le désir d’aller vers l’autre et le désir de
garder ses distances. Elle est présente lors de l’identification et de l’amorce, elle
l’est encore lorsqu’il s’agit de mettre fin à la rencontre. Il faut trouver le bon
moment pour dire au revoir, savoir terminer la rencontre en espérant que le
sans-abri en aura accepté les termes (repas, fréquence et brièveté du contact,
rayon d’action limité). Ce qui implique parfois d’écourter les « trop longues »
rencontres, sans provoquer de déception ou d’agressivité. Dans notre récit, la
bénévole à l’écoute fuyante et distraite tente un repli (« je m’avance timidement
vers la voiture »), mais le sans-abri, plutôt que de la laisser partir, la suit, étirant
par là même la durée de la rencontre. Mais là encore, la volonté initiale de la
bénévole d’accorder un peu de temps et d’attention à l’autre est contenue dans
le contrôle exercé par un des membres de l’équipe.
Finalement, les échanges sont ténus, cadrés, limités à quelques mots seule-
ment, les visages des bénévoles finissent par changer. On apporte un repas à
l’autre pour l’aider à survivre, sans pouvoir créer un lien comme on l’avait
parfois espéré. La rencontre est courte, elle n’excède jamais quelques minutes.
Pour autant, le bénévole s’étonne parfois de trouver le temps long. Rapidement,
il est à court de mots, lui et le sans-abri ne semblent n’avoir plus rien à se dire,
comme en témoigne cet échange entre deux bénévoles en réunion : « – le SDF,
c’est pas un gars normal – Non, on peut tenir une conversation avec un SDF !
– Au bout de 10 minutes, ça tourne en rond ! » N’avoir rien à se dire, c’est ne
pas appartenir au même monde. Le bénévole ne s’identifie d’ailleurs pas au
sans-abri ou très peu. Le bénévole qui, un soir, s’est fait offrir une soupe par un
sans-abri qui l’avait pris pour un autre sans-abri, en riait de retour dans la
voiture, mais manifestement ça ne lui avait guère plu. Si les bénévoles lui recon-
naissent son « appartenance à une commune humanité », comme dirait Jean
Furtos, et si cela motive bien souvent leur engagement, ils rejettent l’idée de
ressembler au sans-abri. L’identification ne se conçoit que dans un seul sens :
c’est au sans-abri de vouloir s’identifier au bénévole, de vouloir sortir de sa
« condition » et non l’inverse. Les différences dans la condition sociale, le cadre
de vie (la rue) et sur le corps (saleté, état d’ébriété, blessures apparentes), renfor-
cées par les règles de la maraude, crée une distance, une altérité irréductible.
L’association, à travers ses règles et son organisation de l’activité, crée les condi-

287
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

tions à la fois de proximité et de distance. Elle permet en effet une implication


volontaire à la fois personnelle (motivation) et collective (engagement béné-
vole), fournit le moyen d’entrer en contact (aide alimentaire), tout en permet-
tant de garder une distance : les bénévoles ne sont jamais seuls sur le terrain (on
« tourne » en équipe), les temps de rencontre sont nécessairement courts et des
lingettes désinfectantes font partie du chargement de la voiture. La distance est
d’abord au service du bénévole : elle permet à l’organisation d’imposer à la
rencontre ses propres règles et limites. Il n’y a pas de réelle réciprocité ni la
même liberté chez les deux protagonistes. Le bénévole a davantage les moyens
d’imposer ses conditions et ses limites au sans-abri, que ce dernier n’a les moyens
de faire entendre une demande ou des attentes qui excéderaient les règles ou les
limites de la maraude. Il ne dispose pas des mêmes moyens pour se protéger des
déceptions et se défendre de la violence symbolique d’un accueil trop distant. Il
ne lui reste souvent que sa propre violence, son silence, son hostilité, quelques
coups dérisoires sur le toit de la voiture. Il peut priver le bénévole de la recon-
naissance que ce dernier attendait pour son geste, mais c’est peu. L’hospitalité
ne lui appartient pas, ou très peu. Ce soir-là, le sans-abri n’aura pas de couver-
ture et la question sur Dieu attendra…
Mais sommes-nous certains d’avoir bien saisi la conduite du sans-abri ? Ici
il frappe la voiture, ailleurs il refuse un repas ou même de faire soigner sa plaie
infectée. Que sait-on réellement de ses besoins et de ses désirs, de ses attentes à
l’endroit de ceux qui viennent vers lui ? Les deux exemples de consultation du
centre de soins de Médecins du Monde et celui de la maraude à Marseille soulè-
vent chacun à leur façon ces questions. Les limites dans l’accueil ne dépendent
pas uniquement des ressources, des moyens ; il y a aussi une difficulté d’en-
tendre, d’écouter et de comprendre.
Les écrits publiés en France sur les sans-abri ces dernières années témoi-
gnent abondamment des difficultés liées au sens et à la compréhension. Ils
portent largement sur les décalages et les contradictions entre l’aide offerte et les
« besoins » des bénéficiaires, entre les objectifs, par exemple, des mesures de
réinsertion et les préoccupations supposées des personnes vivant dans la rue. À
des fins administratives ou de recherche, on tente de rassembler des informa-
tions sur les sans-abri, sur leur histoire, leurs besoins, leur avenir et leurs projets,
leur état de santé, leurs blessures et leurs souffrances, à partir desquels on
produit des analyses et on formule des recommandations pour adapter les
actions, notamment les lois. On n’a de cesse de chercher à comprendre les
raisons « chroniques » de leur refus, leurs (in)conduites si irrationnelles, suppo-
sément contraires à leur intérêt, leur manque apparent de volonté de s’en sortir.
On observe, impuissants, des comportements qui nous dépassent et qui
donnent lieu à de multiples interprétations plus ou moins sophistiquées, plus

288
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri

ou moins générales. Des trésors d’imagination sociologique, psychologique et


psychanalytique sont dépensés pour les comprendre et les expliquer, pour faire
sens, pour les réintégrer dans le sens commun, à défaut de pouvoir les ramener
dans les relations communes de sociabilité et d’échanges, de réduire l’altérité et
la distance ; explications qui se révèlent toujours insuffisantes, trop restrictives
ou simplificatrices. Non qu’elles soient arbitraires ou sans intérêt, bien au
contraire, mais ces difficultés sont au cœur de la relation avec le sans-abri, de la
distance insurmontable que l’accueil sans cesse reproduit tandis qu’il cherche à
la surmonter. Bien sûr, aucune situation, aucune conduite n’est jamais entière-
ment intelligible, sa signification n’est jamais donnée d’emblée ni entièrement
et toutes demandent à être déchiffrées. Mais avec les sans-abri, l’interrogation
est particulièrement vive et les réponses incertaines. Écrire sur les sans-abri,
c’est se frotter à une énigme.
Le silence et même le mensonge font d’ailleurs partie de l’hospitalité offerte
au sans-abri. Le « bénéficiaire » ne dit pas tout, construit sa vérité pour obtenir
le repas ou le gîte, par peur d’une enquête ou crainte d’avoir des démêlés avec
la justice (pour l’étranger en situation irrégulière), pour obtenir ou éviter, selon
le cas, une rencontre avec le travailleur social, pour garder secrète son histoire et
se soustraire au regard et au jugement d’autrui (Thelen, 2006). Les interve-
nants, bénévoles ou professionnels ont à composer avec le mensonge, la dissi-
mulation, la reconstruction de la vérité, tout en cherchant à établir une relation
basée sur un minimum de confiance. Les bénévoles eux-mêmes sélectionnent
l’information qu’ils donnent au sans-abri sur leur disponibilité et leur horaire
(« pour que le patient ne s’accroche pas », Ferreira : 203), sur leur nom, sur les
services offerts parfois. On peut se demander également si les médecins du
centre de soins gratuits livrent tout du diagnostic, du pronostic, des effets indé-
sirables des traitements. Le mensonge est peut-être lui aussi une composante du
lien social et de l’hospitalité, tant il permet à chacun de conserver sa part de
liberté et de ne pas être captif de l’autre, de s’inventer quelque nouvelle identité
où tout est possible, de construire et reconstruire son récit, de garder pour soi
sa propre compréhension de la situation et sa propre vision de l’avenir et d’en
éviter les éventuelles remises en question. L’autre toujours nous échappe, mais
cette limite rend elle aussi l’accueil possible.
L’enjeu est important pour ceux qui veulent venir en aide, offrir un accueil,
faire une différence dans la vie des gens. L’hospitalité n’exige-t-elle pas de faire
un effort pour comprendre l’autre, à tout le moins pour l’entendre et pour faire
une place à sa parole ? Mais si intégrer/accueillir dans le sens commun est une
dimension de l’hospitalité, peut-être qu’à trop vouloir faire sens, on finit par
compromettre l’hospitalité, on enferme l’autre à l’intérieur d’une explication,
en faisant disparaître toute interrogation, doute ou inquiétude, en réduisant en

289
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

somme toute ouverture. L’hospitalité semble ici encore avoir besoin de limites :
renoncer à comprendre l’autre et à s’expliquer entièrement, à ne pas lui
demander de se dévoiler ni de se justifier. Pour bénéficier de notre hospitalité,
on demande souvent à l’étranger de parler notre langage, de se conformer à nos
usages ; mais si déjà il le pouvait, il n’aurait pas besoin de notre hospitalité,
remarque Derrida (1997). L’accueil ou l’hospitalité est une question dont la
réponse demeure toujours imprévisible, parfois inintelligible. Elle court aussi le
risque de ne recevoir aucune réponse. C’est peut-être cela l’hospitalité incondi-
tionnelle, dont parle le même Derrida, le deuil de la réponse et peut-être même
de la question.
Ces difficultés sont d’autant plus importantes et significatives que les béné-
voles aujourd’hui sont les premiers à vouloir se démarquer très explicitement
d’une certaine représentation de la charité condescendante. Ils sont non seule-
ment animés par une exigence d’authenticité, de transparence et de communi-
cation (comme tous leurs contemporains), mais aussi par un idéal d’écoute et
d’empathie, un désir d’infléchir un peu le destin de ceux qui sont, selon leur
interprétation ou l’interprétation qu’en fait la société, « dans le malheur ». L’in-
tersubjectivité n’est cependant pas toujours facile, on s’y égare, et le bénévole
dresse des frontières pour éviter l’irruption de l’autre dans sa vie et dans son
espace et évite peut-être aussi d’être touché par les remises en question que cette
intersubjectivité suscite. On pensera alors peut-être que ces difficultés et ces
contradictions ne concernent que les bénévoles qui n’ont pas de compétence
professionnelle en relation d’aide ou qu’elles ne valent que pour les services qui
consacrent peu de temps et de suivi aux sans-abri. Mais bénévoles comme
professionnels ne peuvent éviter le rapport à leur propre subjectivité, à leurs
propres émotions et leurs sensibilités. Dans des situations différentes et avec des
moyens et des compétences variées, il leur faut composer avec les attentes, les
peurs les espoirs, les déceptions et les doutes que suscite la rencontre avec
l’autre. Et bénévoles et professionnels ont l’un comme l’autre leurs façons pour
ne pas entendre et pour garder leurs distances.
Si nos remarques ne sont pas trop éloignées de la réalité, si nous n’avons pas
trop forcé dans l’interprétation de nos exemples, il n’y a d’hospitalité possible
qu’à l’intérieur de certaines limites. Reconnaître une irréductible distance dans
l’accueil ne justifie pas toutes les peurs et les préjugées des bénévoles, pas plus
que cela ne condamne leur action ; mais cela peut aider à comprendre les diffi-
cultés qu’ils rencontrent et quelques-uns des enjeux de l’accueil. Si l’hospitalité
est, pour reprendre la formule de Zeldin, « non seulement un processus par
lequel des étrangers sont transformés en amis, mais bien plus, la qualité grâce à
laquelle des idées peu familières peuvent traverser les frontières des idées
reçues », on en mesure ici toute l’ambition ou la folie, et la difficulté. L’hospita-

290
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri

lité représente un redoutable défi intellectuel et une haute exigence morale. Il


n’y a cependant pas d’hospitalité sans limites, sans quelques règles ou lois qui
ne la restreignent, jusqu’à menacer de l’étouffer. Et si l’hospitalité exige un
effort de compréhension, une ouverture intellectuelle, elle exige aussi sans
doute de la modestie et une certaine retenue ; l’acceptation de la distance, de
l’incompréhensible, de l’indicible et du silence.

291
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

Bibliographie
Derrida, Jacques (1997), De l’hospitalité. Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à
répondre, Paris, Calmann-Lévy.
Eysermann, Béatrice (2005), « Partir en quête du sans-abri », Anthropologie et sociétés, vol. 29,
no 3, p. 167‑183.
Ferreira, Jaqueline (2004), Soigner les mal-soignés. Ethnologie d’un Centre de soins gratuits,
Paris, L’Harmattan.
Furtos, Jean (2005), « Souffrir sans disparaître », dans J. Furtos, J. et Christian Laval (dir.),
La santé mentale en actes. De la clinique au politique, Toulouse, Érès.
Strarobinski, Jean ([1994] 2007), Largesse, Paris, Gallimard.
Thelen, L. (2006), L’exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs, Bruxelles, Publications des
Facultés universitaires Saint-Louis.
Violette-Bajard, Christelle (2000), Visages de la pauvreté, Lyon, Chronique sociale.
Zeldin, Théodore (1996), « Hospitalité et politesse », dans Monique Canto-Sperber (dir.),
Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, p. 671‑673.

292
Chapitre 17

La « laïcisation » de la pratique
du corps médical de première ligne
Enjeux et perspectives

Nicolas Moreau et Daniel Moreau

Je suis entré au bureau de la poste et j’ai loué un


casier Nº 97. La receveuse me présenta à quelques
personnes avec lesquelles je causai un instant. On
connaissait l’arrivée du nouveau docteur. Un évène-
ment de cette importance dans un village de
campagne cause un sentiment de curiosité qui
parfois va jusqu’à l’émoi. Le médecin, le vrai
médecin, le bon docteur comme on l’appelle chez
nos paysans, joue un si grand rôle dans la vie de ces
braves gens ; il se mêle si intimement à leur existence
qu’il n’est pas étonnant qu’il en soit ainsi. Le curé, le
docteur et le notaire sont considérés comme des
êtres d’exception, au-dessus des autres ; c’est à ces
personnes que l’on se donne en toute sécurité, que
l’on confie ses peines, ses craintes, ses biens, sa vie.
J.‑Gaudiose Paradis (1923)

L orsqu’on aborde la problématique des soins de santé, les discours, les


analyses et surtout les stratégies d’intervention s’articulent générale-
ment autour du bénéficiaire. Le patient est – et à juste titre – objet de
toutes les préoccupations. « Quel bénéfice pour le patient ? » demeure in fine la
question qui balaye l’ensemble du champ de la santé publique. Que ce soit les
campagnes de prévention, les essais pour la mise sur le marché de nouveaux
médicaments ou encore les politiques de réaménagement des soins de santé,
toutes ces actions ont en fin de compte un seul et unique but : le mieux-être du

293
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

patient. Ce mieux-être devant être compris dans un contexte de rationalisation


des soins de santé, on parlera davantage de rapport coût/efficacité pour le
patient.
Alors que toutes les actions dans le champ de la santé ont pour objet le
patient, celui-ci est largement incité aujourd’hui à se prendre en main, à être
acteur de santé. C’est en tout cas ce qu’on demande de lui dans la plupart des
systèmes de santé occidentaux. Bien entendu, ce phénomène n’est pas unique-
ment attribuable au domaine médical. En ce sens, il est à mettre en lien avec
certains changements intervenus depuis environ 25 ans dans les sociétés occi-
dentales quant aux exigences sociales, aux vecteurs par lesquels les individus
doivent s’orienter dans leur vie quotidienne, à savoir l’autonomie, la responsabi-
lité et l’initiative personnelle (Castel, 1995 ; Ehrenberg, 1991 ; 1995 ; 1998 ;
Martucelli, 2002 ; 2005 ; Otero, 2003).
Cette injonction à être acteur de sa santé est donc particulièrement
prégnante en ce qui concerne les soins de santé, comme le montre le dossier
médical partagé. En effet, tout se passe comme si l’accès du patient à son dossier
l’incitait à se prendre en charge et à demeurer ainsi la clef de voûte de sa
guérison. À ce titre, mentionnons que les chercheurs ont réalisé diverses études
en ce qui a trait au bénéfice éventuel de l’accès du patient à son dossier médical
et que, loin de susciter chez lui de l’angoisse, l’accès du patient à son dossier
semble permettre une meilleure information et éducation, une amélioration de
la communication avec son professionnel de santé, une augmentation de sa
responsabilité ainsi que de son observance au traitement (Bronson et O’Meara,
1986 ; Bronson et coll., 1986 ; Lovell et coll., 1987 ; Homer et coll., 1999). Il y
a donc une tendance dans le système de santé actuel (que ce soit en France ou
au Québec) à inciter le client1 à être acteur de sa santé2. Un client passif est
devenu un mauvais client. Il s’agit donc, pour l’usager des systèmes de santé
contemporains occidentaux, de définir un plan de soins en collaboration avec
les professionnels de santé et les acteurs sociaux. Ce dernier doit faire preuve

1. Le choix du terme de client plutôt que celui de patient n’est pas le fruit du hasard. En effet, le
terme de patient renvoie implicitement aux notions de passivité et d’inaction, ce qui correspond de
moins en moins aux caractéristiques de l’usager idéal des systèmes de santé contemporains occiden-
taux. Par conséquent, nous pouvons dire que le vocable patient est « mort » avec la nécessité pour
l’usager de se prendre en main. Le remplacement du terme de patient par celui de client n’est donc pas
seulement l’illustration d’une marchandisation et d’une privatisation des systèmes de santé, mais il
signifie aussi l’incitation nouvelle de l’usager à être acteur de sa santé. L’usager du système de santé
contemporain occidental est donc de plus en plus régulé autour des normes d’autonomie et d’initia-
tive et de moins en moins autour de celles de passivité et de stricte obéissance au professionnel de
santé.
2. Le programme VASY du gouvernement du Québec de promotion des saines habitudes de vie est
très illustratif de ce phénomène (Bertrand et coll., 2006).

294
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives

d’autonomie, être actif dans une situation (la maladie) qui, par définition, lui
altère ses capacités psychologiques et physiques.
Ainsi, on en oublierait presque qu’il existe un autre maillon à cette chaîne :
le professionnel de santé. En effet, ce dernier, bien qu’il structure la relation de
soins, est généralement relégué au second plan dans les analyses et les évalua-
tions des pratiques professionnelles. Ou plutôt, il serait plus exact de dire qu’il
est considéré et pris en compte dans une seule perspective : celle d’une ressource
dont il convient de disposer à bon escient. Certes, et nous y reviendrons, le Québec
manque cruellement de médecins de famille ; néanmoins, parler uniquement
des professionnels de santé sous l’angle d’une ressource est révélateur de ce que
nous appelons une rationalisation instrumentale des professionnels de santé. En
effet, de nos jours, ces derniers sont devenus, et avant toute chose, des ressources
à organiser, gérer et réguler afin de constituer une organisation la plus efficiente
possible, et ce, dans le but d’améliorer le processus de soins3.
Dans ce texte, nous nous intéresserons donc au professionnel de santé et,
plus spécifiquement, à celui qui coordonne habituellement les soins de première
ligne, à savoir le médecin de famille4. Ainsi, dans une première partie, nous
resterons dans le champ de la rationalisation instrumentale évoquée précédem-
ment, puisque nous réaliserons un portrait démographique des médecins de
première ligne en France et au Québec afin de poser quelques balises chiffrées.
La seconde partie sera consacrée aux changements intervenus dans la manière
d’être et de faire du médecin de famille qui, comme nous le verrons, est quali-
tativement différente de ses prédécesseurs. Conséquemment, et sans avoir la
prétention de réaliser un portrait sociohistorique du médecin de famille occi-
dental (qu’il soit français ou québécois), nous montrerons que la profession de
médecin (ainsi que la représentation sociale5 que se fait le médecin de son
métier) a profondément changé et que du chronotope (Bakhtine, 1978) de
« médecin religieux », nous sommes passés aujourd’hui à celui de « médecin
laïque ». Les conséquences et les enjeux de ce changement chronotopique seront
évoqués en conclusion.

3. Pour un développement du concept de rationalité instrumentale dans le monde contemporain


(et en particulier dans la sphère managériale), le lecteur pourra se référer aux écrits de Rolande Pinard
(2003 : 405‑434).
4. Les termes de médecin de première ligne, de médecin de premier recours, de médecin de famille
et d’omnipraticien sont employés indifféremment dans ce texte.
5. Comme Jodelet (1997 :  53), nous posons que les représentations sociales sont une forme de
connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construc-
tion d’une réalité commune à un ensemble social. [Elles sont aussi une] forme de connaissance qui est
distinguée de la connaissance scientifique. [Elles agissent en tant que] systèmes d’interprétation régis-
sant notre relation au monde et aux autres, orientent et organisent les conduites et les communica-
tions sociales.

295
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

1 Esquisse du portrait démographique des médecins de


première ligne en France et au Québec
Comparer la densité médicale française et québécoise de première ligne6
peut paraître à première vue hasardeux tant les entités sont différentes, et ce,
particulièrement en ce qui concerne les zones rurales, qui n’ont en commun
que le qualificatif. Ainsi, nous mettons en garde le lecteur contre une compa-
raison stricto sensu des données. Notre objectif est en réalité plus humble et
consiste simplement à donner quelques balises concernant les taux de préva-
lences et d’incidences7 des médecins de famille français et québécois et leurs
principales caractéristiques sociodémographiques.
En observant les données du tableau 1, on remarque qu’il existe une diffé-
rence importante sur le plan du nombre de médecins de famille par habitant
entre le Québec et la France (n=32,5)8. Ainsi, on peut dire qu’il existe, au
Québec, un réel problème sur le plan de la densité médicale en regard de la
densité médicale française.
Si l’on s’attarde au rapport homme/femme, on constate que la médecine de
première ligne est davantage féminisée au Québec. Sur ce point, il est d’ailleurs
intéressant de constater que, malgré une majorité d’hommes, on parle beau-
coup en France de la féminisation de la profession médicale. En effet, le nombre
de nouvelles inscriptions en France est davantage le fait de femmes depuis les
dernières années ; ainsi, en 2002, elles représentaient 64 % des étudiants en
première année de médecine (Hérault et Labarthe, 2003). Cette tendance n’est
d’ailleurs pas un fait français puisqu’en Autriche, par exemple, 63 % des
nouveaux étudiants étaient des femmes en 2000 (Contandriopoulos et Four-
nier, 2007 : 5). Même si, aux États-Unis, seulement 48 % des nouveaux inscrits
sont des femmes (Association of American Medical Colleges, 2007), la situa-
tion québécoise est très similaire à celle de la France, puisque 65 % des nouveaux

6. Nous ne traiterons pas, dans cet article, des médecins spécialistes, dont la problématique est tout
autre.
7. Le taux de prévalence est le nombre total de cas (que ce soit ou non de nouveaux cas) existant d’une
maladie ou d’un phénomène pendant une période donnée, divisé par le nombre de personnes vulnéra-
bles pendant cette même période. Le taux d’incidence est le nombre de nouveaux cas d’une maladie ou
d’un phénomène pendant une période donnée divisé par le nombre de personnes vulnérables pendant
cette même période (Goldberg et coll., 1998 : 97).
8. À noter que les statistiques françaises sont soumises à une interprétation du fait que sont réper-
toriés sous le vocable « médecin généraliste » des exercices différents de ceux de la médecine de premier
recours, comme les angiologues, les allergologues, les urgentistes, les acuponcteurs, les homéopathes,
etc. (liste non exhaustive). Il faut donc corriger ces chiffres en tenant compte de ces « exercices
particuliers ».

296
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives

Tableau 1
Portrait global du corps médical de première ligne français et québécois
Nombre de médecins de famille Pourcentage % (n) Âge moyen
pour 100 000 habitants Homme Femme
Québec* 119,4 55,7 % 44,3 % 50,3 ans
(5 100) (4 062)
France** 151,9*** 62 % 38 % 49,1 ans
(60 071) (36 818)
* Les données concernant les omnipraticiens du Québec proviennent du Collège des médecins du
Québec, telles que mises à jour le 31 décembre 2007. Elles ont été consultées le 13 septembre 2008 à
l’adresse internet suivante  : http 
://www.cmq.org/CmsPages/PageCmsSimpleSplit.
aspx ?PageID=33673f17-316a-46b4-b854-7b0cf3e512a8#765. Les données démographiques québé-
coises proviennent de l’Institut de la statistique du Québec (Girard, 2007).

** Les données concernant les effectifs médicaux français se rapportent au 1er janvier 2007 et
proviennent de l’Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS,
2008a : 14) ; celles ayant trait à la population française sont issues de l’Institut national d’études démo-
graphiques (Pison, 2008 : 1).

*** Nous avons réalisé le calcul de la densité médicale à partir de l’effectif total des omnipraticiens
en activité régulière au 1er janvier 2007 (n=96 889). Les médecins ont une activité régulière s’ils sont
installés et possèdent une adresse professionnelle (définition du Conseil national de l’ordre des
médecins).

étudiants dans les facultés de médecine québécoises sont des femmes (Contan-
driopoulos et Fournier, 2007 : 5).
L’âge moyen des médecins de première ligne québécois et français est simi-
laire, tout comme la problématique qui y est associée, à savoir celle du vieillis-
sement du corps médical de première ligne. En effet, par exemple, au cours des
dix dernières années, l’âge moyen des omnipraticiens du Québec a augmenté de
3,4 ans (FMOQ9, 2007 : 3). Ainsi, en 1995‑1996, 15,2 % des omnipraticiens
québécois avaient plus de 56 ans. Dix années plus tard, soit en 2005-2006, ce
pourcentage atteignait 23,8 % (FMOQ, 2007 : 2). En France, la situation est
semblable puisqu’au 31 décembre 2006 : 27,7 % des généralistes libéraux fran-
çais de premier recours avaient plus de 55 ans (ONDPS, 2008b : 15).
Mise à part la densité médicale de première ligne qui est sensiblement diffé-
rente entre la France et le Québec, on retrouve des phénomènes similaires tels
que la féminisation et le vieillissement du corps médical. Cette évolution a

9. FMOQ : Fédération des médecins omnipraticiens du Québec.

297
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

donné lieu à des discours alarmistes sur l’évolution de la profession médicale.


Ces derniers reposaient, en particulier, sur le fait que certaines études avaient
montré que les femmes médecins travaillaient en moyenne six heures de moins
par semaine que les médecins de sexe masculin (Niel et Vilain, 2001). L’impact
de la féminisation de la profession médicale est en réalité plus complexe et doit
être compris dans son ensemble.
En premier lieu, il convient de rompre avec l’idée largement répandue que
la diminution de l’activité professionnelle globale des médecins généralistes
n’est attribuable qu’à la féminisation du corps médical. Certes, on peut constater
une différence moyenne des heures travaillées selon le sexe, mais cet écart n’est
pas significatif en regard d’autres phénomènes parallèles qui ont modifié le
portrait du corps médical et de ses habitudes. En effet, si l’on se fie aux données
québécoises, on constate qu’entre 1994 et 2003, la différence entre le nombre
d’heures travaillées par semaine entre les hommes et les femmes omnipraticiens
a tendance à diminuer : il est passé de 6,1 heures par semaine à 4,5 heures par
semaine (Contandriopoulos et Fournier, 2007 : 7). Il s’agit du même constat en
ce qui concerne le nombre de semaines travaillées, puisque les omnipraticiennes
québécoises ont augmenté leur nombre de semaines de travail au cours des dix
dernières années (de 44,6 à 45,9 semaines) alors que pour leurs collègues
hommes, le nombre de semaines travaillées est resté quasiment identique, c’est-
à-dire autour de 46,5 semaines (Contandriopoulos et Fournier, 2007 : 8).
Il est même significatif de constater que certaines études canadiennes ont
montré que la diminution du nombre d’heures travaillées aux soins directs par
les omnipraticiens est principalement attribuable à la baisse de l’activité mascu-
line et non à celle de l’activité féminine (Jeon et Hurley, 2004). Ainsi, nous
faisons nôtres les propos de Contandriopoulos et Fournier qui relativisent les
propos alarmistes sur la féminisation des médecins de première ligne :

Il faut donc nuancer la perception répandue que l’entrée des femmes dans la
profession a entraîné une baisse significative de la disponibilité des services médi-
caux, car il y a eu une baisse importante du temps de travail des hommes entre les
années 1970 et le milieu des années 1990 alors que le temps de travail des femmes
tend à augmenter, même s’il demeure inférieur à celui des hommes. (Contandrio-
poulos et Fournier, 2007 : 9)

Certaines études ont montré que l’arrivée de femmes médecins aurait


tendance à améliorer la pratique médicale puisqu’elle entraînerait une meilleure
relation patient/médecin, favorisant ainsi la satisfaction des patients (Roter et
coll., 2002). Notons également qu’une amélioration des actions préventives et
curatives ainsi qu’un rôle plus efficace dans la réorganisation des soins font
également partie des aspects positifs de la féminisation de la médecine générale

298
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives

(Levinson et Lurie, 2004). Cependant, il faut également faire attention contre


toute interprétation faussement positive d’une nature féminine plus sensible et
plus attentionnée envers les patients10.
Un dernier élément que l’on attribue généralement à la féminisation de la
médecine générale est la recherche d’une meilleure de qualité de vie :

[L]a féminisation de la médecine a favorisé une prise de conscience de la part des


confrères masculins qui ne travailleront plus dans les mêmes conditions que les
générations antérieures (disponibilité permanente, astreintes, conjointe secrétaire,
etc.). En effet, l’exercice professionnel s’est assoupli et tout se passe comme s’il y
avait un effet induit par la féminisation de la médecine en tant que telle.
(Kahn‑Bensaude, 2005 : 25)

Cette amélioration de la qualité de vie des médecins de premier recours


passerait en outre par une prise en compte de la conciliation travail-famille qui
constituerait ainsi une nouvelle donne en médecine générale. Si on peut légiti-
mement penser que cette problématique est apparue avec la féminisation de la
profession médicale, il convient de mentionner que le désir de conjuguer vie de
famille et vie professionnelle n’est pas l’apanage des femmes. En effet, l’entrée
massive des femmes sur le marché du travail jumelée à un manque de ressources
visant à soutenir les parents qui travaillent (garderies, services de garde, etc.) est
en grande partie à l’origine de la problématique entourant cette difficile conci-
liation travail-famille (Tremblay, Najem et Paquet, 2007). Ainsi, ce sont les
femmes qui en majorité, ressentent le plus de tensions puisque ce sont elles qui
s’occupaient davantage de cette sphère domestique (Tremblay et coll., 2007).
Mais quel que soit le sexe, le désir de conjuguer les exigences familiales et
professionnelles tend à devenir la norme11 en médecine de premier recours, et
ce, en particulier pour les jeunes médecins (ONPDS, 2008b : 81). Ainsi, nous
allons étudier, dans notre seconde partie, les conséquences de ces exigences, à
savoir l’émergence d’un nouvel idéal-type12 de médecin de famille : le « médecin
laïque ».

10. Nous pensons ici aux propos de Contandriopoulos et Fournier (2007 : 13) :


Dans la perspective où les médecins doivent fournier des soins centrés sur le patient, les femmes
auraient plus d’aptitudes naturelles à savoir une plus grande sensibilité aux besoins des patients et à les
faire participer aux processus de décisions concernant leurs besoins de santé. Elles adoptent davantage
un style de communication qui favorise l’échange et elles sont plus sensibles non seulement aux
besoins biomédicaux des patients, mais aussi à leurs préoccupations émotionnelles.
11. La norme se réfère ici au concept de moyenne (Ewald, 1992 et Otero, 2005).
12. Selon la définition qu’en donne Weber :
On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant
une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand
nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points

299
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

2 Du chronotope du « médecin religieux » à celui de


« médecin laïque »
Avant de débuter, par le biais du concept de chronotope, notre explication
du passage du « médecin religieux » au « médecin laïque », il apparaît nécessaire
de s’attarder quelques instants sur ce concept. Pour Bakhtine, le chronotope est
« ce qui se traduit, littéralement, par « temps-espace » : la corrélation essentielle
des rapports spatio-temporels telle qu’elle a été assimilée par la littérature »
(Bakhtine, 1978 : 237). Il est « le lieu d’intersection des séries spatiales et tempo-
relles, de condensation des traces du temps dans l’espace » (ibid. : 388). Nous
allons employer ce concept bakhtinien de chronotope dans un sens plus large
en le dégageant de son emprise littéraire. En ce sens, le chronotope est ici à
comprendre comme un concept opératoire permettant de nous aider à repérer
certaines cohérences (ou ruptures) dans l’évolution du médecin de famille. Ce
que nous appelons chronotope est donc cette unité spatio-temporelle qui fait
sens et qui présente des caractéristiques qui lui sont propres.

2.1 Le chronotope du « médecin religieux »


Le chronotope du « médecin religieux » réfère donc à un rapport spécifique
au temps et à l’espace. Autrement dit, le terme « religieux » ne renvoie pas ici
aux aspects mythiques et rituels dans la pratique des soins (Benoist, 1996) ou
encore au statut du médecin qui (avec le notaire, le curé et le maire) demeurait
un des personnages les plus importants du village13. En réalité, il convient de
comprendre ce vocable davantage dans le sens d’une discipline14 religieuse que
requérait auparavant l’exercice de la médecine. En effet, tels des moines qui
consacrent leur vie et leur temps à Dieu, les « médecins religieux » consacraient

de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène [einheitlich]. On ne


trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie.
(Weber, 1965 : 181)
13. Paradis illustre bien cette réalité :
L’intérêt que mon humble personne pouvait provoquer n’a pas ici beaucoup d’importance ; mais la
présence du docteur nouveau a produit un sentiment de curiosité sympathique. Je le sentis tout parti-
culièrement à la sortie des fidèles. Le maire en tête, les notables m’entourèrent sur la place de l’église
pour me souhaiter une touchante bienvenue. Cette démonstration me causa un véritable plaisir. Je
rentrai à mon bureau où un certain nombre de ces messiers m’escortèrent. (1923 : 27)
14. Le terme de discipline est à comprendre ici comme un processus global d’assujettissement des
individus. En ce sens, nous rejoignons les propos d’Otero (2003 : 29) pour qui :
l’essentiel de la « discipline » n’est pas la poursuite à tout prix de la standardisation des comportements
et des attitudes des sujets, mais l’assujettissement de ceux-ci à des identités à l’intérieur desquelles ils
puissent se reconnaître, fonctionner et être interpellés. Ces identités peuvent prendre des formes
diverses à la condition qu’elles se montrent adéquates et efficaces pour interpeller les individus dans
une société et à une époque donnée.

300
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives

leur vie entière (et surtout leur temps) à la médecine. Il n’est donc pas étonnant
que l’aspect temporel du chronotope du « médecin religieux » soit cette dispo-
nibilité permanente du médecin. Peu importe l‘heure du jour ou de la nuit, il
est au service de sa communauté et quiconque en a besoin peut venir le
déranger :

Ce matin à trois heures. Friponne a frappé à ma porte, timidement, comme


quelqu’un qui craint d’être entendu :

– C’est un monsieur qui vient pour vous, dit-elle. En un instant je fus debout et
prêt à partir.

– Hâtons-nous docteur, c’est pour une maladie attendue et ça presse.

Mon sac de voyage, préparé d’avance, est là sous ma main ; j’y glisse furtivement
mon Pinard et je saute en voiture. (Paradis, 1923 : 12)

Autrement dit, pour ce type de médecin, la permanence des soins est


intrinsèque à son exercice (il est de garde 24 heures sur 24) ; il doit pouvoir
intervenir à n’importe quel moment. Son temps de pratique est total, au sens
où il se confond avec celui de son existence (Moreau, 2008 : 215-217).
En ce qui concerne l’espace de travail, le « médecin religieux » se déplace
quotidiennement chez ses patients. Bien qu’il possède un cabinet médical, il
n’hésite pas, mallette à la main, à aller rencontrer ses patients dans leur milieu
de vie. Cette visite du médecin au domicile du patient n’est d’ailleurs pas sans
créer des liens sociaux spécifiques. En effet, cela permet une relation d’échange
et de convivialité entre le patient et le médecin du fait que le patient est « l’hôte »
et le médecin, le « convive » :

Je connaissais tous mes malades par leur nom et, à force de leur rendre visite, j’en
venais presque à avoir le sentiment d’être de leur famille. Je revois tous ces gens
simples qui m’offraient de temps à un autre un lapin de leur élevage ou une perdrix
abattue à la chasse : « On ne sait pas trouver les mots pour vous remercier, docteur,
alors on s’est dit qu’un peu de gibier vous ferait plaisir. » Je me souviens aussi de
cette vieille dame qui préparait spécialement pour les jours de mes visites du vrai
café, acheté parcimonieusement avec son minimum vieillesse. (Guiheneuf,
2006 : 361)

Autrement dit, le déplacement fait partie de l’acte médical, tout comme


peut l’être la découverte de la maison du patient. L’espace de pratique médicale
devient ainsi un univers de sens constamment renouvelé (Perrève, 1981) :

301
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

Ce fut par une de ces matinées grises que j’arrivais au sommet de la colline. Le
brouillard qui montait lentement des chemins restait suspendu aux branches des
arbres. Devant moi, la route n’était plus qu’une ornière à peine tracée entre les épis
couchés par la pluie. Les deux gamins allaient de l’avant, m’indiquant le chemin de
la ferme. Après avoir traversé un maigre champ de blé, nous pénétrâmes dans
l’habitation aux murs bas. Sur des claies, tout autour de la pièce, s’alignaient les
fromages déjà gagnés par la moisissure. (Namora, 1955 : 73)

Il peut demeurer aussi un espace hostile contre lequel le médecin doit se


« battre » pour pouvoir exercer :

La télévision était partout, envahissait tout. Elle était allumée le matin au saut du
lit et tenait compagnie à la maisonnée jusqu’à l’heure d’aller dormir. Cela occa-
sionnait un bruit de fond continuel dont mes patients ne se rendaient même plus
compte. Combien de fois n’ai-je pas dû demander d’éteindre la télévision, parce
que je n’entendais rien dans mon stéthoscope ! (Guiheneuf, 2006 : 332)

Ainsi, l’espace géographique de notre « médecin religieux » est ouvert sur


l’extérieur. Il demeure limité uniquement par des raisons pragmatiques, c’est-à-
dire là où le médecin peut physiquement se rendre. Bien entendu, d’autres
différences existent entre ce que nous appelons le « médecin religieux » et le
« médecin laïque ». Ainsi, nous pourrions mentionner, par exemple, les situa-
tions cliniques rencontrées qui sont aujourd’hui différentes (disparition des cas
urgents qui sont pris en charge de façon spécifique) (Moreau, 2007). Néan-
moins, ce qui nous importe ici est non pas de comprendre l’évolution de l’idéal-
type du médecin généraliste dans son ensemble, mais simplement dans son
rapport au temps et à l’espace (d’où le recours au concept de chronotope). Nous
allons voir à présent que, depuis quelques années, ce chronotope est en voie de
disparition et que parallèlement émerge un nouvel espace-temps définissant la
pratique médicale : le chronotope du « médecin laïque ».

2.2 Le chronotope du « médecin laïque »


Si l’extériorité (au travers de la visite) définit le rapport à l’espace du
« médecin religieux », elle a été remplacée par l’intériorité (le cabinet) chez le
« médecin laïque ». En effet, les déplacements du médecin de première ligne
deviennent de plus en plus limités et demeurent l’exception dans la pratique
médicale contemporaine. Ce changement de pratique n’est d’ailleurs pas sans
conséquence sur la relation médecin-patient. En effet, en passant du statut
d’« invité » à celui d’« hôte », le médecin a fait de son cabinet le lieu quasi exclusif
d’accueil de sa clientèle. Or, le cabinet médical est loin d’être un espace neutre ;
il constitue même le lieu symbolique du pouvoir médical. Ainsi, et contraire-

302
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives

ment à la maison du patient qui pouvait juguler quelque peu cette relation
(Paradis, 1923 ; Namora,  1955 ; Perrève, 1981 ; Guiheneuf, 2006), l’exercice
médical au sein du cabinet a contribué à accentuer la relation de pouvoir du
médecin envers son patient. En effet, au travers de la disposition d’instruments
médicaux, d’ouvrages de références et autres diplômes, le cabinet est le lieu par
excellence de la violence symbolique (Bourdieu, 1998).
Parallèlement à cette norme de pratique en cabinet, il convient de noter
que cette intériorité est illimitée et virtuelle. En effet, au travers des services
offerts par les différents outils technologiques qui tapissent dorénavant l’univers
du médecin (internet, dossier médical informatisé, télétransmission, résultats
des laboratoires et autres examens médicaux en ligne, etc.), le professionnel de
santé est rattaché à un univers virtuel théoriquement illimité. Ainsi, s’il se
déplace de moins en moins en personne chez ses patients, il a néanmoins accès
à une extériorité sans limites. Conséquemment, nous considérons que ce
passage d’un espace extérieur, limité et réel (« médecin religieux ») à un espace
intérieur, illimité et virtuel (« médecin laïque ») constitue un changement chro-
notopique majeur.
En ce qui a trait au rapport au temps, nous avons assisté récemment à un
bouleversement majeur, à savoir la fin de la permanence des soins chez le
médecin généraliste. Autrement dit, d’un temps de pratique total, nous sommes
passés à un temps de pratique partiel au sens où le temps de pratique médical
est devenu un temps social15 (Pronovost, 1996) comme un autre, au même titre
que le temps des loisirs ou celui des vacances. Sur ce thème de la permanence
des soins, les changements intervenus au sein de la législation française demeu-
rent d’ailleurs des plus pertinents à analyser. En effet, avant 2006, la perma-
nence des soins était une obligation et son refus passible de sanctions
ordinales :

Dans le cadre de la permanence des soins, c’est un devoir pour tout médecin de
participer aux services de garde de jour et de nuit. Le conseil départemental de
l’ordre peut néanmoins accorder des exemptions, compte tenu de l’âge du médecin,
de son état de santé et, éventuellement, de ses conditions d’exercice.

15. Les temps sociaux peuvent se définir comme des blocs homogènes d’activités sociales. Le temps
de pratique médicale peut, par exemple, être défini par le nombre d’heures effectuées par le médecin.
Cette activité sociale constitue un bloc unifié de temps. C’est en ce sens qu’on peut parler de temps de
pratique médicale. Il en est de même pour les autres activités sociales contemporaines telles que les
loisirs ou la famille. Ils constituent une unité et font sens, que ce soit du point de vue de l’institution,
de l’individu ou encore du chercheur.

303
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

(Décret no 95‑1000 du 6 septembre 1995 portant code de déontologie médicale,


Article 77)

En 2006, sous la pression des organisations professionnelles et d’une majo-


rité de médecins de première ligne qui souhaitaient que la permanence des
soins soit laissée à la libre appréciation de chacun, cet article de loi a été
modifié16. Ainsi, d’une obligation de permanence de soins, les médecins sont
passés à un volontariat (l’article R6315‑4 du Code de la santé publique
commence comme suit : « les médecins participent à la permanence des soins
sur la base du volontariat ».)
Ce passage, pour les médecins de première ligne, d’une obligation à un
volontariat dans le domaine de la permanence des soins est révélateur du chan-
gement fondamental du rapport au temps survenu au sein de la pratique médi-
cale. En effet, il est désormais impossible d’exiger du médecin une disponibilité
permanente. En ce sens, le système législatif est venu ici simplement cristalliser
une tendance sociale (Durkheim, 1893). Ainsi, le médecin généraliste contem-
porain exerce à des heures précises. Sa pratique est définie et prédéterminée par
un agenda. On pourrait même dire, en s’inspirant des travaux de Thompson
(2004), que d’une médecine orientée par la tâche17, nous sommes passés à une
« médecine-horaire »18. Bien entendu, cette nouvelle forme de pratique médi-
cale doit se faire en complémentarité avec celle d’autres collègues afin d’assurer
la continuité des soins. En effet, quelles que soient les circonstances, la conti-
nuité des soins aux malades doit être assurée. Sur ce point, il est d’ailleurs des
plus significatif que l’exemple sous-jacent donné dans la loi soit celui d’un
médecin qui part en vacances et confiant sa clientèle (patientèle) à son rempla-
çant (conciliation travail/famille) :

Hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, un


médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou person-
nelles. S’il se dégage de sa mission, il doit alors en avertir le patient et transmettre
au médecin désigné par celui-ci les informations utiles à la poursuite des soins.
(Article R4127-47 du Code la santé publique)

Lors des grèves de 2001 en France, les médecins de première ligne se sont
même servis de la permanence des soins comme moyen de pression (grève des

16. Décret n° 2006-1686 du 22 décembre 2006 relatif aux modalités d’organisation de la perma-
nence des soins et modifiant le code de la santé publique (dispositions réglementaires).
17. La médecine orientée par la tâche pourrait être caractérisée comme étant l’activité médicale elle-
même qui balise les périodes de début et de fin de l’activité.
18. Avec la « médecine-horaire », ce n’est donc plus l’activité médicale qui sert de référent, mais le
chronomètre. La pratique débute et se termine à telle heure.

304
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives

gardes de nuits et des fins de semaine). Ceci constitue une première dans l’his-
toire médicale française puisque jamais auparavant une revendication sociale
n’avait été mise en avant par le corps médical (Moreau, 2007)19. Autrement dit,
pour le « médecin laïque », la permanence des soins est devenue autant un
moyen de pression qu’un enjeu, ce qui démontre sa place tout à fait singulière
dans la pratique médicale.
Cette exigence d’un temps social autre que le temps de pratique de la part
des médecins généralistes est devenue une exigence sociale tellement forte qu’au
mois de septembre 2008, le Conseil national de l’ordre des médecins français,
rappelait l’importance chez ses membres d’un temps de travail socialement
nécessaire (Marx, 1976)20 et prenant en compte les nouvelles exigences en
terme de sécurité et de qualité :

[…] Le Conseil national de l’Ordre des médecins rappelle que les conditions
d’exercice du médecin quel que soit son statut libéral ou salarié, doivent prendre
en compte impérativement un temps de travail compatible avec des soins en toute
sécurité aux patients21.

Nous venons de voir que le passage du chronotope du « médecin religieux »


au « médecin laïque » est des plus significatif pour appréhender les transforma-
tions contemporaines de la médecine générale. Ce nouveau « temps-espace »
(Bakhtine, 1978) dans la pratique implique de nouvelles façons d’organiser les
soins afin de s’assurer de la collaboration des professionnels de santé, ce qui
nous amène, par le fait même, à notre conclusion.

Conclusion
Le passage chronotopique du « médecin religieux » au « médecin laïque »
implique deux éléments fondamentaux. Le premier élément est qu’il convient,
à présent, de comprendre les ressources du corps médical de première ligne au
travers du concept de temps médical utile. Autrement dit, si l’épidémiologie
classique – tel que le nombre de médecins par habitant – peut donner un aperçu
de l’offre de soins au sein d’un territoire donné, nous devons (et particulière-

19. Traditionnellement, les revendications s’exprimaient sous la forme de tarif syndical appliqué de
façon unilatérale par les médecins pour la cotation de leurs actes.
20. Le temps socialement nécessaire de pratique pourrait être défini par la norme de pratique mini-
male en deçà de laquelle la qualité des soins aux patients ne serait plus assurée selon les connaissances
en vigueur.
21. http ://www.conseil­national.medecin.fr/ ?url=actualite/article.php&id=73&PHPSESSID=129c
3624e7fd8f587e8124e00c520809.

305
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

ment les décideurs) demeurer prudents avec ces chiffres tant le temps de
pratique médical s’est distancé du temps de vie du médecin de famille. De plus,
la part croissante de l’administratif dans la pratique médicale implique que le
temps « réel » consacré au patient est loin d’égaler son temps de pratique. Ceci
explique pourquoi nous prônons l’utilisation du concept de temps médical utile
pour calculer les ressources médicales. Le qualificatif « utile » se doit ici de
répondre à trois dimensions : utilité pour le patient, le médecin et la
collectivité.
Le deuxième élément est que l’émergence du chronotope du « médecin
laïque » implique une nouvelle façon d’organiser les soins de santé et de réguler
la demande. Si la médecine en cabinet de groupe fut une première réponse
organisationnelle au déclin du chronotope du « médecin religieux », cette tran-
sition chronotopique est aujourd’hui davantage avancée et on peut penser que
la médecine en cabinet de groupe ne suffit plus pour répondre aux exigences
temporelles des professionnels de santé. C’est dans ce contexte qu’il faut
comprendre la mise en place, au Québec, des Centres locaux de service commu-
nautaire (CLSC) et des groupes de médecine de famille (GMF) ainsi que des
réseaux de santé en France. Ils constituent des structures adaptées à la pratique
médicale contemporaine22. Ainsi, nous sommes face à un nouveau type de
pratique médicale et conséquemment à un nouveau rapport au travail du
médecin de famille. Nous devons collectivement en prendre acte et ainsi
dépasser l’image du médecin de première ligne (particulièrement prégnante en
France) aux prises avec un temps de travail total. Le praticien s’est, à l’instar de
la société québécoise, laïcisé.

22. L’étude de la pertinence et de l’efficience de ces structures nous indiquera probablement le


modèle idéal-typique que prendra la médecine de première ligne au cours des prochaines années.

306
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives

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309
Chapitre 18

Accompagner par le toucher en oncologie


Une nouvelle modalité de soin1

Florence Vinit et Marco Bonanno

M édium d’expression et de communication au cœur de l’affec-


tivité humaine, le toucher est porteur d’enjeux éthiques
fondamentaux en raison de la ritualisation, des codes sociaux,
du rapport au corps et de l’intimité qu’il met en jeu. Qu’il s’agisse des massages
préconisés par Hippocrate pour favoriser la circulation du sang, des séances
d’enveloppement d’huile reçues par les athlètes de l’Empire romain ou des
guérisons par imposition des mains pratiquées par les empereurs grecs jusqu’aux
rois thaumaturges, les premières pratiques utilisant le toucher furent aussi des
formes de soin (Stengers, 1995 ; Favret‑Saada, 1977). La médecine moderne,
en valorisant un paradigme plus visuel (le regard clinique) et la rigueur de sa
méthodologie, fera progressivement tomber dans l’oubli l’utilisation du massage
dans le traitement des malades (Howes, 1995).
Longtemps méprisé par la recherche, le thème du toucher suscite depuis
une dizaine d’années un intérêt croissant à travers le développement de l’an-
thropologie de la sensorialité, le succès populaire de certaines approches alter-
natives (ostéopathie, therapeutic touch, etc.) et l’étude scientifique des bénéfices
physiques et psychologiques du massage. Nous examinerons dans cet article le
domaine particulier de l’accompagnement par la massothérapie d’enfants
atteints de cancer et la manière dont le toucher revêt la fonction d’un soin
physique (amenant détente et bien-être) tout en se doublant d’un enveloppe-
ment affectif à même de diminuer l’anonymat de l’hospitalisation et l’angoisse
qu’elle induit.

1. Des fragments de cet article ont été publiés dans Vinit (2007).

311
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

1  Le massage une pratique immémoriale


1.1 Repères historiques autour du massage
Aux frontières de la médecine, du sport, de la périnatalité et de l’érotisme,
le massage s’inscrit dans plusieurs cultures comme un geste d’évidence (massage
des bébés, utilisation dans l’accouchement, etc.) En Occident, il faut attendre
500 av. J.-C. pour que le massage soit intégré et étudié en Grèce antique comme
une thérapie spécifique. Conçu comme un mode d’élimination des toxines
(anatripis), il inverse les frictions des anciens rituels de magie visant à faire sortir
les mauvais esprits aux extrémités du corps. Associé à la débauche et à la pros-
titution ayant lieu dans les thermes de l’Empire romain, le massage est finale-
ment rendu clandestin au début du Moyen Âge (Ehrenreich, 1983 ; Calvert,
2002). À la fin de la Renaissance, le massage redevient une pratique populaire
et suscite à nouveau (au XIXe siècle) l’intérêt de la communauté scientifique.
Conçu comme une thérapie mécanique, le massage médical consiste à mobi-
liser une partie du corps à travers une série de manœuvres tirées de la gymnas-
tique éducative. Depuis les années 60, à la tradition européenne de
masso-kinésithérapie, basée sur la manipulation des tissus mous et les principes
de la physiologie occidentale, s’ajoutent des massages de bien-être et de détente
où le corps massé coïncide avec l’éprouvé du patient plutôt qu’avec un strict
schéma anatomique. La massothérapie se constitue ainsi en Amérique du Nord
comme une profession indépendante du milieu médical, s’exerçant dans des
milieux variés, tant en clinique privée qu’en entreprise ou à l’hôpital (Calvert,
2002).

1.2 La massothérapie en oncologie


Si le fait de calmer un enfant par un geste tendre ou par un massage en
bonne et due forme est chose commune, la massothérapie est aussi devenue
depuis dix ans l’une des premières approches complémentaires utilisées dans le
domaine du cancer (Loman, 2003 ; Mc Lean et Kemper, 2006). Au Québec, la
massothérapie s’est développée depuis 1987 à travers le travail pionnier de Lyse
Lussier et de l’organisme Leucan à l’hôpital Ste Justine. Des programmes de
massothérapie se trouvent maintenant offerts dans plusieurs hôpitaux québé-
cois ainsi qu’en suivi à domicile, à la fois pour les enfants atteints de cancer et
pour l’accompagnement de leurs parents pendant la maladie et lors du deuil. Le
recours à la massothérapie en milieu hospitalier visait la présence régulière
d’une massothérapeute à l’hôpital, une collaboration avec les équipes de soin
(notamment à travers la transmission des formules sanguine permettant
d’adapter le type de massage donné ou de le contre-indiquer) ainsi qu’une
formation sur mesure donnée aux praticiens. Les massothérapeutes spécialisés

312
Chapitre 18. Accompagner par le toucher en oncologie : une nouvelle modalité de soin

dans cette approche suivent ainsi 180 heures de formation théorique et pratique
permettant de connaître la réalité clinique du patient (zone atteinte par le
cancer, protocole des traitements, effets secondaires) tout en intégrant un volet
psychosocial afin d’accompagner le malade dans son vécu subjectif. Plusieurs
stages en milieu de soin, effectués sous supervision, achèvent cette formation.
Les recherches récentes indiquent que le massage stimule le système immu-
nitaire en augmentant le flux lymphatique et la production d’endorphines, ceci
expliquant le sentiment de bien-être qui suit souvent une session de massage
(Field, 1998 ; 2003). Bien que les études montrent également un soulagement
de la douleur (Pederson, 1996 ; Ernst, 2004) et de l’anxiété ainsi qu’un renfor-
cement de l’estime de soi (Arakawa, 1997, Keegan, 2003), l’attitude populaire
reste craintive quant aux bénéfices et contre-indications du massage, la croyance
d’une accélération de la diffusion du cancer (par une migration des cellules
cancéreuses) étant encore très largement répandue dans la population.

2 Vécu subjectif et maladie grave : le cas du cancer


Dans la culture occidentale, l’imaginaire fait du corps une chose (le corps
objet) et un espace clos (Falk, 1994). La frontière épidermique dessine une
individualité, tout en assurant l’étanchéité émotionnelle du corps. Or, la
douleur et la maladie grave sont autant d’effractions mettant en jeu cette fonc-
tion d’individuation de la peau : les traitements, aussi efficaces soient-ils, restent
des atteintes à l’unité du corps (chimiothérapies, prises de sang et perfusions
répétées, séances de radiothérapie qui brûlent les zones atteintes) amenant
parfois un vécu de morcellement physique et psychique. Le toucher médical et
technique, malgré sa nécessité et l’espoir de guérison qu’il représente, peut ainsi
être ressenti comme une forme de violence, notamment lors de la répétition de
certaines procédures. Enfin, l’hospitalisation, le vécu de la douleur et la traversée
des étapes de la maladie s’accompagnent d’une tension physique et émotion-
nelle très importante. Pour ces différentes raisons, l’étude de la massothérapie
en oncologie ne peut se réduire à sa seule dimension physiologique.

2.1 Le cas particulier de l’oncologie pédiatrique


Si l’hospitalisation d’un adulte est déjà difficile, celle de l’enfant l’est encore
davantage. Ces facteurs de stress sont d’ordre cognitif et émotif (à travers les
impératifs du traitement et ce qu’ils peuvent entraîner comme douleur), social
(notamment au niveau des changements dans les habitudes de vie imposés par
l’hospitalisation autant pour les parents que pour l’enfant malade). Chez l’en-
fant atteint de cancer, des séjours fréquents à l’hôpital peuvent avoir des impacts

313
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

négatifs, à travers la répétition de gestes thérapeutiques entraînant peur de la


douleur et anxiété (Broome, 1994). En touchant le patient pour lui
procurer un bien-être, le massothérapeute participe d’un autre vécu du corps et
de la relation au soin. L’observation du travail des massothérapeutes en onco-
logie permet en effet d’appréhender cette pratique comme une forme de
ré‑appropriation de l’image du corps, une délimitation de ses frontières corpo-
relles, ainsi qu’une forme de « contenance » vis-à-vis des affects éprouvés. De
plus, en amenant une détente musculaire, le massage favorise la relaxation et
l’entrée dans le sommeil, moment souvent fortement anxiogène.

2.2 Redécouvrir un corps de relation


Dans le premier exemple que nous mentionnerons, on constate qu’une
séance de massage induit un babillage spontané chez une petite fille d’un an et
demi atteinte d’une leucémie aiguë non lymphoblastique. L’enfant hospitalisé à
un jeune âge rencontre peu de stimulations positives dans son quotidien. Le
massage s’inscrit ici dans un échange tactile nourrissant la structuration
psychique de l’enfant. Didier Anzieu, en se basant sur certaines fonctions de la
peau, désigne par le terme de « Moi-peau » la surface psychique qui, par sa
structure d’enveloppe, relie les diverses sensations vécues par l’enfant : « par
Moi-peau je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des
phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme
Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface
du corps. » (Anzieu, 1995 : 61)
Si l’on suit l’hypothèse d’Anzieu, le massage permettrait un étayage
psychique à la fois sur le corps biologique et sur le corps social : l’enfant prend
conscience de son corps, le Moi-peau se constituant comme une surface
psychique reliant entre elles des sensations de différentes natures (« fonction
d’intersensorialité »). La peau touchée favorise également l’établissement d’une
frontière agréable entre l’extérieur et l’intérieur, reflet du processus psychique
par lequel l’enfant se différencie progressivement de son entourage. Le babillage
de l’enfant apparaît ainsi comme l’indice d’un « phénomène transitionnel »,
pour reprendre les mots de Winnicott (1951), établissant une distinction entre
l’espace du dehors et celui du dedans. Le babillage, étape normale du dévelop-
pement de l’enfant, se trouve ici réactivé par le contact tactile d’un enfant
n’ayant pas connu d’autre environnement que celui de l’hôpital.

2.3 Massage et image du corps


Chez une jeune femme de 19 ans, diagnostiquée pour un ostéosarcome
ayant entraîné l’amputation du pied jusqu’au dessus de la cheville, la massothé-

314
Chapitre 18. Accompagner par le toucher en oncologie : une nouvelle modalité de soin

rapeute masse d’abord la jambe non amputée, en pratiquant le massage jusqu’au


pied. Elle découvre ensuite l’autre jambe, où il est possible de voir l’amputa-
tion. Elle commence presque à la hauteur du bassin en descendant graduelle-
ment vers le bas et continuant comme elle avait fait avec l’autre jambe, en
faisant des manoeuvres « imaginaires » qui parcourent tout le membre, y compris
la partie amputée. Dans cette situation, le massage amène un changement dans
l’image corporelle : le massage autorise le toucher de la partie amputée, il en fait
« quelque chose de touchable », hors de l’aspect honteux ou monstrueux qu’il
revêt souvent pour le patient aux premiers temps de son opération. Le massage
permet ici de prendre soin du corps, tout en ouvrant à l’intégration progressive
d’une nouvelle représentation du corps en dehors de l’effroi.
On constate ici combien, dans la clinique avec les patients atteints de
cancer, les théorisations de contenant et contenu (Bion), de Moi-Peau (Anzieu),
de barrière de contact (Bion) et d’espace et objets transitionnels (Winnicott)
sont extrêmement appropriées. Devant l’impact de la maladie et ce qu’elle
entraîne comme déchirure de soi (de la peau et de l’identité) la personne est
souvent incapable de contenir l’angoisse – qui est toujours une angoisse de
mort, donc insoutenable – et cherche à l’évacuer en la projetant vers les diffé-
rents « contenants » avec lesquels elle est en relation pendant cette phase. Parfois,
le patient établit une barrière de contact tellement rigide qu’il est impossible de
le rejoindre sur un plan émotif, alors qu’à d’autres moments, la « barrière »
s’écroule en fragmentant et laissant la personne sans défense. Les enfants
notamment, pendant toute la période du traitement contre le cancer, ont
besoin d’être contenus, d’avoir des personnes autour d’eux capables de « rêverie »
(Bion) ou, pour reprendre les mots de Winnicott, de « holding », de contact
affectif et de soin du corps pour s’approprier leurs émotions et sensations sans
risquer d’en être détruits.
Si l’on se situe maintenant sur le plan du sommeil, on peut mentionner
que les traitements chimiothérapiques provoquent une altération du cycle
sommeil-éveil, auxquels s’ajoute le manque d’intimité de la vie à l’hôpital. Le
fait de « tomber dans le sommeil » est ainsi vécu inconsciemment par le patient
comme une forme d’évanouissement du Moi, une forme de mort psychique
terrorisante lui. Le fait que l’enfant puisse s’endormir durant le massage indique
combien la séance de massothérapie agit comme « un espace/objet transi-
tionnel », le contact établi avec son propre corps sur un mode de bien-être
permettant un étayage psychique suffisamment sécurisant. Le massothérapeute
fait alors office de contenant, de veilleur permettant l’abandon du patient dans
le sommeil : il joue à la fois le rôle d’un appui physique (par le fait même de
prendre des parties du corps dans ses mains, de les masser et de les mobiliser) et

315
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

d’un étayage psychologique (en jouant pour le malade le rôle d’un corps de
substitution sur lequel s’appuyer).

Conclusion 
Si le contact occupe une place essentielle dans la naissance de l’émotion, la
proximité corporelle revêt dans la réalité sociale et le temps des soins une impor-
tance plus aiguë encore. Le diagnostic, le traitement ou les soins dits de nursing
exigent une relation intime au corps, tant dans sa nudité extérieure que dans la
vulnérabilité dont il témoigne. L’observation des massothérapeutes qui offrent
du soutien aux enfants atteints de cancer et à leurs familles, autant en hôpital
qu’à domicile, indique que le soin donné au corps en le touchant permet un
enveloppement du corps. Cet enveloppement peut être conçu sous un angle
physiologique, le massage constituant alors une stimulation des différents
systèmes vitaux, entraînant un état général de relaxation et contribuant à dimi-
nuer les niveaux de stress et d’anxiété. Relu à partir de l’apport de la psychana-
lyse, notamment de Bion et d’Anzieu, l’enveloppement par le massage vient
réveiller dans l’expérience de l’enfant une dimension affective, au fondement de
sa mémoire sensorielle et émotionnelle. Lorsqu’il fait retrouver à l’individu la
sensation d’une unité et d’une sécurité corporelle, le massage ramène aux berce-
ments du ventre de la mère et au corps à corps des premiers temps de la vie.
Dans tous les cas, l’observation de la massothérapie et l’histoire liée au
toucher à travers les siècles donnent une indication très importante : il y a
plusieurs façons de prendre soin et d’être à côté de quelqu’un qui est malade.
Dans toutes les situations, que ce soit à l’hôpital ou à domicile et selon les diffé-
rentes phases d’une maladie, le contact avec le corps de la personne malade
devient un mode de relation et de communication prioritaire. Poser un geste
délicat, toucher un corps d’une manière qui signifie une présence rassurante,
permet de diminuer l’angoisse de mort et d’isolement si souvent vécue durant
la maladie. L’accompagnement par le toucher devient, donc une façon douce et
vitale d’être à côté d’une personne malade, pour reprendre les mots de C. Singer,
« de lui redonner la sensation de sa peau, de le revêtir d’un corps. »

316
Chapitre 18. Accompagner par le toucher en oncologie : une nouvelle modalité de soin

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Skillman, N. J, Johnson and Johnson.

317
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité

Gunzenhauser, N. (1990), Advances in Touch, new Implications in Human Development,


Skillman, N. J, Johnson and Johnson.
Howes, D. (1995), « The Senses in Medicine », Culture medicine and psychiatry, no 19,
p. 125‑133.
Keegan, L. (2003), « Therapies to reduce stress and anxiety », Critical Care Nursing Clinics of
North America, vol. 15, no 3, p. 321‑327.
Loman, D.G. (2003), « The use of complementary and alternative health care practices
among children », Journal of Pediatric Health Care, vol. 17, no 2, p. 58‑63.
McLean, T.W. et K.J. Kemper (2006), « Complementary and alternative medicine therapies
in pediatric oncology patients », Journal of the Society for Integrative Oncology, vol. 4,
no 1, p. 40‑45.
Morales, E. (1994), « Meaning of touch in cancer », Cancer Nursing, vol. 17, no 6, p. 464‑469.
Pederson, C. (1996), « Promoting parental use of nonpharmacologic techniques with chil-
dren during lumbar punctures », Journal of Pediatric Oncology Nursing, no 17, p. 21-30.
Singer, C. (2006), Derniers fragments d’un long voyage, Paris, Albin Michel.
Stengers I., (1995), « Le médecin et le charlatan », Médecins et Sorciers, Le Plessis-
Robinson, Éditions Synthélabo, « Les empêcheurs de penser en rond ».
Vinit, F. (2001), « Le toucher en milieu de soin, entre exigence technique et contact
humain », Paris, L’Harmattan, « Histoire et Anthropologie », n° 23.
Vinit, F. (2007), Le toucher qui guérit, entre soin et communication, Paris, Belin.
Winnicott, D. W. (2002), « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », Jeu et
Réalité, Paris, Gallimard.

318
Présentation des auteurs

Anne-Cécile Bégot, sociologue, détient un doctorat de l’École Pratique des


Hautes Études (ÉPHE), Ve section, Sciences Religieuses, enseigne à l’Université
Paris Est, Créteil (UPEC) et est membre du laboratoire Groupe Sociétés, Reli-
gions, Laïcité (CNRS/EPHE).

Marco Bonanno exerce comme psychologue au CICM (Centre intégré de


cancérologie de la Montérégie), à l’Hôpital Charles-Lemoyne et au Phare,
enfants et Famille.

Suzanne Boutin détient un doctorat en anthropologie de l’Université Laval et


poursuit un stage postdoctoral à la Chaire Religion, spiritualité et santé.

Luce Des Aulniers, docteur d’État en anthropologie, est fondatrice (1980) du


champ des études supérieures interdisciplinaires sur la mort et professeure titu-
laire au département de communication sociale et publique de l’Université du
Québec à Montréal ; formatrice en santé, conférencière et auteure, elle est aussi
membre du CRISE (Centre de Recherche et d’Intervention sur le Suicide et
l’Euthanasie) et de l’Institut Santé et Société (UQÀM).

Éric Gagnon, sociologue, est chercheur au Centre de santé et de services


sociaux de la Vieille-Capitale à Québec et professeur associé à l’Université
Laval. Ses travaux portent sur le droit et l’éthique dans les soins de santé, sur
l’exclusion sociale, sur les usages sociaux du savoir, ainsi que sur la famille.

319
Sida • Rites • Hospitalité

Gilbert Guindon, Ph. D., a reçu le prix d’excellence pour la meilleure thèse de
doctorat à la Faculté des Sciences de l’Éducation de l’Université Laval en 2005-
2006. Il est conseiller en gestion des ressources humaines au Ministère des
Relations internationales du Québec.

Béatrice Eysermann détient un doctorat en anthropologie. Ses recherches sur


l’exclusion sociale et les sans-abri en France l’ont amenée à  poursuivre ses
travaux au Québec. Elle est aujourd’hui professionnelle de recherche et coor-
donnatrice d’un comité d’éthique de la recherche (CER) au Centre de Santé et
de Services sociaux de la Vieille-Capitale (Québec, Canada).

Sivane Hirsch détient un Ph. D. en sociologie de l’Université Paris-Descartes,


la Sorbonne, un Ph. D. en sciences de l’éducation de l’Université Laval et est
stagiaire postdoctorale à la Chaire de recherche du Canada sur l’Éducation et
les relations ethniques (CEETUM, Université de Montréal).

Denis Jeffrey est professeur au département d’études sur l’enseignement et


l’apprentissage de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval.

Raymond Lemieux est sociologue des religions et professeur émérite à la


Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Titulaire de
la Chaire Religion, spiritualité et santé de 2002 à 2005, il poursuit ses activités
de recherche sur le thème « Spiritualité, humanisation et santé ». Il est président
du Groupe interdisciplinaire freudien de recherches et d’interventions
cliniques.

Joseph J. Lévy est anthropologue et professeur au département de sexologie de


l’UQAM. Il a notamment travaillé, pour sa contribution du chapitre 6, avec
une équipe de collaborateurs : Mylène Fernet, Lyne Massie et Joanne Otis
(Université de Montréal), Isabelle Toupin (UQÀM), Marc Boucher et Germain
Trottier (Université Laval), Normand Lapointe et Johanne Samson (Hôpital
Ste-Justine), Robert Bastien (DSP Montréal-Centre), Régis Pelletier (COCQ-
sida), Marie Harerimana (CRISS) et Marlène Rateau (GAP-vies). 

Daniel Moreau M.D. est spécialiste en médecine générale et membre du


Centre d’éthique médical de Lille.

Nicolas Moreau, Ph. D., est professeur adjoint à l’École de service social de
l’Université d’Ottawa.

320
Présentation des auteurs

Francine Saillant, anthropologue et professeure titulaire au département d’an-


thropologie de l’Université Laval est directrice du CÉLAT (Centre d’études sur
les arts, les lettres et les traditions).

Michel Simard est directeur général du Centre le Havre de Trois-Rivières.

Christine Thoër, Ph.  D. en sociologie, est professeure au département de


communication sociale et publique de l’UQÀM et chercheure au Programme
des Grands Travaux CRSH sur la chaîne des médicaments (UQÀM).

Florence Vinit, Ph.  D., est professeure au département de psychologie à


l’UQÀM.

Nicolas Vonarx, détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en anthropologie,


est actuellement professeur adjoint à la Faculté des sciences infirmières de
l’Université Laval. Il aborde dans ses enseignements les dimensions anthropo-
sociales des expériences de maladie et la santé mondiale. Ses recherches portent
sur l’articulation entre religion/spiritualité, et la santé, la maladie et les soins.

Dr Isabelle Wallach est chercheure à la Clinique médicale l’Actuel (Montréal)


et professeure associée à l’École de Service Social de l’Université McGill.

321
Sida ~ Rites ~ Hospitalité
Aux croisements de la spiritualité et de la santé
Sida ~ Rites
Quels rapports au sens la maladie soulève-t-elle ? Quels liens les personnes
touchées par le VIH/sida établissent-elles entre la perception de leur mala-
Hospitalité
die et leur appartenance religieuse ou leur démarche spirituelle ? Comment
des médecins gèrent-ils la présence de manifestations religieuses dans la
Aux croisements de la
relation thérapeutique ? En quoi le rite est-il bon pour la santé, bon pour spiritualité et de la santé
le salut ? Quel lien la spiritualité et le bien-être entretiennent-ils ? Quels
enjeux spécifiques rencontre-t-on dans le monde de l’itinérance ou dans
celui de la jeunesse, dans la fréquentation des lieux de pèlerinage québécois
ou du vodou haïtien ? Accompagner par le toucher ? Accompagner par
l’Internet ? Voilà quelques-unes des pistes explorées par des chercheurs
et des praticiens d’horizons variés que vous propose ici la Chaire Religion,
spiritualité et santé.

On trouvera trois genres de textes : des réflexions théoriques précisant


les concepts, des recherches de terrain sur la rencontre des traditions
religieuses et spirituelles avec la médecine technoscientifique ou tradition-
nelle et, enfin, des comptes-rendus de pratiques de soin innovatrices ou de
prises en charge de personnes en situation de vulnérabilité individuelle et
sociale.

Divers terrains, divers regards. Dix-huit contributions aux croisements de


la spiritualité et la santé.

Illustration de la couverture
Détail de Moscou. La Place Rouge, 1916.Vassili Kandinsky.
Galerie Trétiakov, Moscou.

Sous la direction de
Guy Jobin
Avec la collaboration de

Sciences religieuses
Johanne Lessard

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