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Illustration de la couverture
Détail de Moscou. La Place Rouge, 1916.Vassili Kandinsky.
Galerie Trétiakov, Moscou.
Sous la direction de
Guy Jobin
Avec la collaboration de
Sciences religieuses
Johanne Lessard
Sida • Rites • Hospitalité
Sous la direction de
Guy Jobin
avec la collaboration de
Johanne Lessard
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et
de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière
pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du
Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce
soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval.
Table des matières
Liminaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Guy Jobin
Première partie
Sida, exclusion et spiritualité . . . . . . . . . . . . . . . . 3
Chapitre 1
Le sida, révélateur des impasses sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Raymond Lemieux
Chapitre 2
La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida. . . . . . . . . . 33
Anne-Cécile Bégot
Chapitre 3
La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur
d’exclusion ? Perspective historique et étude de cas. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Anne-Cécile Bégot
Chapitre 4
Exclusion et ritualité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Francine Saillant
Chapitre 5
L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions
des traitements antirétroviraux des personnes infectées par le VIH. . . . . . . . . . . 89
Isabelle Wallach
Chapitre 6
Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises
vivant avec le VIH. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Joseph J. Lévy et collaborateurs
Chapitre 7
Spiritualité, liberté et modernité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Denis Jeffrey
V
Deuxième partie
Rites et santé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Chapitre 8
Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité, comment et en quoi
pouvons-nous dire qu’il y ait rite ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Luce Des Aulniers
Chapitre 9
Les rites comme modèles de comportement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
Denis Jeffrey
Chapitre 10
La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche
en psychologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
Gilbert Guindon
Chapitre 11
Ritualité et désespérance d’être soi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Michel Simard
Chapitre 12
La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires. Pratiques
et rhétoriques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
Sivane Hirsch
Chapitre 13
Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap
et l’Oratoire Saint‑Joseph. Un phénomène entre tradition et modernité. . . . . . . 229
Suzanne Boutin
Chapitre 14
Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien . . . . . . . . . . . . . . . . . 241
Nicolas Vonarx
Troisième partie
Maladies, soins et nouvelles formes
d’hospitalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257
Chapitre 15
Internet comme espace d’hospitalité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259
Joseph J. Lévy et Christine Thoër
VI
Chapitre 16
Limites de l’hospitalité. Réflexions autour de l’accueil des sans-abri. . . . . . . . . . 279
Béatrice Eysermann et Éric Gagnon
Chapitre 17
La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne. Enjeux
et perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293
Nicolas Moreau et Daniel Moreau
Chapitre 18
Accompagner par le toucher en oncologie. Une nouvelle modalité de soin . . . . 311
Florence Vinit et Marco Bonanno
VII
Liminaire
Guy Jobin
1. Raymond Lemieux fut titulaire de la Chaire de 2002 à mars 2007. Depuis, c’est le signataire de
ce texte qui occupe cette fonction.
2. Ces colloques furent respectivement organisés dans le cadre des congrès de l’Association franco-
phone pour l’avancement de la science de 2005 (Université du Québec à Chicoutimi), 2006 (Univer-
sité McGill, Montréal) et 2007 (Université du Québec à Trois-Rivières).
1
Sida • Rites • Hospitalité
3. Les lecteurs verront bien au fil de leur exploration des textes que la médecine dont il est ici ques-
tion n’est pas seulement la médecine technoscientifique du monde nord-atlantique. Il est aussi ques-
tion de médecines traditionnelles dans quelques contributions.
4. Soutenues par des dons privés, les activités de la Chaire sont rendues possibles grâce aux
nombreux et généreux donateurs, et ce, depuis le début de son existence.
5. Je tiens ici à souligner l’apport de personnes qui furent successivement adjoints de Monsieur
Lemieux, jusqu’en 2004 : messieurs Luc Bouchard et Alain Ratté.
2
Première partie
Sida, exclusion et spiritualité
3
Chapitre 1
Raymond Lemieux
5
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
1. L’expression « global village », est de Marshall McLuhan (1967). L’auteur lui-même en a relativisé
la portée, cependant, et refusait de l’idéaliser pour y voir tout aussi bien le règne de l’envie et du mépris
que celui de la justice et de l’équilibre. Voir G.E. Stearn (1969 : 169).
6
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
2. Sur ce concept, voir Victor Turner (1969 : 128) : « Communitas breaks in through the interstices
of structure, in liminality ; at the edges of structure, in marginality ; and from beneath structure, in
inferiority ».
3. « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même ; et nous n’en éprouvons
pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que en éprouvons la
joie que nous pouvons réprimer ces désirs ». (Spinoza, 1999, V, proposition 42)
7
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
8
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
4. Comme on disait autrefois, au magasin général, que la farine ou le sucre étaient en souffrance
quand on en manquait.
5. « […] on parle pour être entendu ; [...] nous devons tenir compte du sens dont [les sons] sont
chargés, car c’est pour être compris qu’on cherche à être entendu ». (Jakobson, 1976 : 41).
9
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
6. Ce pourquoi la scientificité d’une proposition repose, selon Karl Popper, sur sa falsifiabilité, autre-
ment dit la mesure de ses limites (Popper, 1973).
7. Selon ce même auteur, le niveau d’observance requis de la plupart des autres maladies chroniques
est d’environ 50 %.
8. Idem.
9. Au premier sens du mot : faire advenir (in venire) à ce qui peut se dire, à la réalité du signifiant.
10. On reconnaîtra ici, réduite à sa formulation la plus élémentaire, la distinction freudienne entre
le moi idéal (Ich ideal) et l’idéal du moi (Ideal Ich).
10
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
11. Jorge Semprun (1994 : 15 ; 215) prendra ainsi quarante ans avant d’accepter de raconter son
expérience de la Shoah. Certes cette histoire, dit-il, « me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie »,
mais aussi « c’est l’horreur que révèle le regard des autres. Si leurs yeux sont un miroir, enfin, je dois
avoir un regard fou, dévasté ».
11
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
12
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
L’histoire de vie de chacun, dès lors, se donne comme cette capacité propre à
l’humain « par un retour réflexif sur son passé, de se projeter dans l’avenir »
(Gallez, 1996 : 23). Rétablir une histoire dicible suppose donc une conversion,
tant de la part de celui qui la raconte que de ceux qui l’entendent. Cela implique
de changer radicalement valeurs et styles de vie pour laisser croître des solida-
rités inédites.
Il faut pour cela visiter les cimetières du passé les yeux tournés vers l’avenir
(Giard, 1988 : 165). C’est bien là le défi qui habite le malade et ses proches, défi
qui est celui-là même de la condition humaine puisqu’il consiste à chercher à
devenir sujet, en partageant avec d’autres le pain de sa propre histoire. Face au
sida, à ses exigences d’observance et au regard qu’il suscite de la part des autres,
ce défi est impossible à évacuer. La blessure pousse à écrire, pour l’avenir, une
histoire neuve, dans laquelle le désir est interpellé à frais nouveaux. Elle
commande ainsi le mouvement par lequel continue de se créer l’espèce humaine.
Il n’existe pas, en effet, de créativité sans histoire. Le sujet n’existe pas ex
nihilo, mais à partir d’une histoire déjà là, dans laquelle il inscrit son désir.
Aussi, la conscience qu’il construit de lui-même se déduit-elle dans l’après-coup
de sa création, quand il en effectue la relecture pour lui attribuer une valeur et,
en conséquence, un sens. Déjà, dans la bible, Dieu se fait connaître (et se recon-
naît lui-même) à travers son acte créateur : « Au commencement, Il créa les
cieux et la terre » (Genèse 1, 1) […] et « Il vit que cela était bon » (Genèse 1, 10 ;
1, 12 ; 1, 17 ; 1, 21 ; 1, 25). Qu’est-ce qui se crée dans une histoire de vie ? Très
précisément cet espace de valeurs, toujours en transaction avec les autres,
permettant au sujet de prendre place, de s’inventer une identité et d’assumer sa
propre capacité de parole, c’est-à-dire sa responsabilité, en discriminant le dési-
rable de l’indésirable.
On insiste beaucoup, dans le contexte du rétablissement des personnes
atteintes du sida, sur le fait qu’elles restent porteuses du virus et, en consé-
quence, toujours susceptibles d’infecter d’autres personnes. Elles sont ainsi
appelées à une vigilance stricte dans la gestion de leur vie sexuelle, vigilance du
même type que celle de l’observance médicale et qui relève d’une visibilité
analogue, altérant les rapports aux autres. Mais l’intimité des corps partagée
dans les échanges sexuels va bien plus loin que d’autres rapports humains. Elle
engage une responsabilité immédiate et directe, responsabilité dont l’expression
la plus immédiate, ici, consiste à « protéger ses partenaires ».
Dans ce contexte, la question de la vérité du désir devient incontournable.
Elle engage cette responsabilité dont Levinas fait une exigence de l’humain : « Je
suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque... La réciproque c’est son
affaire et non la mienne » (1982 : 105). Le sida engage un rapport à la vie et à la
mort plus explicite que la plupart des autres maladies : un rapport qui concerne
13
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
l’intimité de l’être dans ses pratiques de sens, à travers ses relations sociales, et
que la poursuite de satisfactions circonstancielles ou de plaisirs immédiats ne
peut plus masquer.
L’imaginaire du sens que la maladie fait ainsi ressurgir, chez les patients,
chez leurs partenaires sexuels et tous ceux avec lesquels ils entrent en relation
– autrement dit les populations qui se veulent « saines » – met en cause la
construction sociale de la normalité, avec ses valeurs fonctionnelles (gagner sa
vie, être reconnu de ses pairs, réussir) et son cortège de jugements intempestifs,
de tabous et de préjugés. Elle concerne la normalité du sens, c’est-à-dire ce qui
constitue le cœur de l’entente entre les humains qui prétendent vivre ensemble.
Soumis à des observances visibles et hors du commun, éthiques autant que
thérapeutiques, le porteur du VIH rappelle à tous non seulement qu’il reste
potentiellement dangereux, mais qu’il est sujet d’une histoire tragique. Si, alors
même qu’il entend survivre dans la dignité, son état l’exile de la bonne société,
cette relégation n’est-elle pas celle que risque toute pratique de la différence,
telle que la connaît l’innombrable cohorte des marginalisés par les sociétés
contemporaines : psychiatrisés hantant les rues, « pauvres mal guéris »12, enfants
abandonnés, femmes exploitées, vieillards isolés, chômeurs oubliés, itinérants
refoulés, sans papiers privés d’identité, etc. ?
Ce que nous apprend l’expérience du sida, à ce propos, est dans un premier
temps que l’irrecevabilité d’un dire, dans une histoire personnelle, est une
présence envahissante, favorisant la mésestime de soi et coupant les ponts avec
les autres. Mais il y a davantage. Elle met en cause le sens commun, dans tous
ses états. Même s’il est devenu une maladie contrôlée et non létale dans les pays
développés, le sida y menace la représentation ordinaire du sens, celle qui fait
de sa production une responsabilité individuelle et l’attache, en conséquence,
aux mythes libertaires dominant les régulations économiques. Du même coup,
il démontre combien sont fragiles les structures de solidarités capables d’ac-
cueillir du sens. Dans la mesure où celles-ci reposent sur des affects, comme le
mettent en scène les réseaux sociaux sur Internet, « savants mélanges de vie
privée et de voyeurisme » (Rivière, 2010 : 28), en effet, on ne peut y concevoir
de responsabilité que par la manière dont chacun est affecté, personnellement,
par des histoires qui lui sont étrangères, mais se mettent, d’emblée, à le
concerner. Cliquez : j’aime.
On remarque aujourd’hui que les grandes initiatives religieuses, et avec
elles les spiritualités et les quêtes de sens, ont surtout pour fonction de combler
les manques vécus par les collectivités et les individus. L’abbé Pierre a donné
voix aux sans-abri, mère Teresa aux mourants oubliés, le dalaï-lama rappelle
14
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
sans cesse l’importance du pardon... Toutes ces réalisations sont certes admira-
bles et témoignent de grands idéaux. Mais elles ont surtout comme fonction de
combler les vides laissés par l’incapacité de transmettre les valeurs de solidarités
fondamentales aux groupes humains. Elles corrigent les aberrations d’une
culture commune rendant la vie impossible à beaucoup de citoyens. Certes,
elles exercent en cela une fonction critique indispensable. Elles ont même voca-
tion thaumaturgique, permettant aux laissés pour compte de s’inscrire dans une
véritable histoire de salut, ici et maintenant, et de corriger une histoire qui les
avait rendus malades à force de les oublier. Mais l’importance de cette fonction,
malgré son indéniable caractère humanisant, laisse en plan beaucoup de
questions.
Les sociétés contemporaines sont-elles aptes à prendre en charge leurs
propres impasses ? Une société de l’attention aux autres – c’est-à-dire éthique –
est-elle possible ? Peut-on, par exemple, associer le care13, c’est-à-dire la compas-
sion, aux procédures de cure, hautement techniques et rationnelles, qui sont de
mises dans les institutions de santé ? Peut-on faire entendre la fragilité humaine
malgré la forclusion dont elle est l’objet quand la loi est celle de la performance
et de la réalisation de soi ? Peut-on passer de la dépendance à l’interdépen-
dance ? Peut-on gommer les inégalités ? Est-il possible de proposer des idéaux
communs – ce qui est la fonction du politique – qui dépassent les enjeux de
pouvoir et de domination des humains sur d’autres humains ? Bref, l’éthique
peut-elle être prise au sérieux par le politique, par le technique et par l’adminis-
tratif, tous ces lieux de contrôle des activités humaines qui se targuent de ratio-
nalité et se nourrissent de « données probantes » ?
Le sida porte, à ce propos, une charge affective plus lourde que la plupart
des maladies chroniques parce qu’il est la plupart du temps associé, dans les
communautés humaines conventionnelles, à des pratiques taboues. Il fait ainsi
éclater les frontières entre la vie privée et la vie publique. Il fait éclater les
clivages moraux et représentationnels qui fondent la subjectivité moderne dans
le refoulement, la réduisant à une intimité barrée de la place publique, c’est-à-
dire ob-scène. Il fait de l’expérience de la maladie une question éminemment
sociale, non pas parce que son traitement relève des fonds publics – ce qui est à
la limite un épiphénomène –, mais parce qu’elle met en cause les articulations
fondamentales de la convivialité et les modes communs de l’organisation
sociale, en effaçant, notamment, l’opposition entre la production et la significa-
tion qui caractérise les sociétés contemporaines. Cette expérience rend dès lors
caduque la réduction du sens à une affaire relevant du seul libre arbitre
individuel.
13. Cette notion a été d’abord développée par Carol Gilligan ([1982] 2008). Voir aussi Tronto
([1993] 2009).
15
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
16
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
Les grandes pestes du Moyen Âge furent réputées naître dans les ports et se
propager par les routes commerciales. Quoique fondée sur des observations peu
contrôlées, une telle présomption permettait d’en circonvenir minimalement la
propagation. Et, bénéfice collatéral, dans des sociétés où la crainte de l’autre,
toujours ennemi potentiel, restait atavique, il permettait aussi d’en imputer la
responsabilité à l’étranger, le marin en goguette ou quelque sombre inconnu.
La réception contemporaine des pandémies n’est pas substantiellement diffé-
rente, même si les observations d’aujourd’hui sont plus précises. On a pu noter,
ainsi, comment la propagation du sida au vingtième siècle, notamment en
Afrique, suit encore les mouvements de population liés aux guerres et aux aléas
économiques.
L’Afrique subsaharienne comptait 22 millions de séropositifs en 2007, soit
67 % du total mondial. Y sont apparues 1,9 million de nouvelles contamina-
tions et on y a déploré 1,5 million de décès14. Face à de telles informations, il
est logique de conclure que l’état général de cohésion des cultures est en cause.
Quoique cette fonction discriminante de la maladie soit moins visible en
Amérique et en Europe, cela ne signifie pas qu’elle y soit moins fondamentale.
Les segments de population marginalisés ou appauvris, tels les Afro-Américains
et les personnes âgées (Lebouché, 2010), y présentent toujours une vulnérabi-
lité particulière. Et ici encore, le VIH/sida s’inscrit dans une logique qui dépasse
la singularité de ses caractéristiques biomédicales et en rattache l’épidémiologie
à un ensemble de considérations sociales et culturelles. La pandémie présente
un choix préférentiel pour les plus pauvres, non seulement en termes de biens
matériels, mais en termes d’appropriation de leur culture.
L’épidémiologiste Richard Wilkinson note ainsi qu’aux États-Unis, les
femmes blanches des quartiers les plus riches ont une espérance de vie de 86
ans, contre 70 ans pour les femmes noires des quartiers les plus pauvres (Wilk-
inson, 2010). À Glasgow, l’espérance de vie à la naissance pour les hommes est
de 54 ans dans le quartier de Calton (proche banlieue) et de 82 ans dans celui
de Lenzie, distant de quelques kilomètres à peine (OMS, 2008). Pourquoi les
pauvres vivent-ils moins vieux que les riches ? Pour Wilkinson, la cause réside
essentiellement dans les inégalités sociales. Les maladies naissent de l’interac-
tion entre les humains et leur environnement. L’organisation sociale détermine
le vécu sanitaire de la même manière qu’elle influence le vécu moral, religieux
et légal.
La morphologie sociale des groupes humains devient, ainsi, une dimension
importante de la compréhension de la maladie. Elle pousse à considérer non
seulement leurs caractéristiques matérielles (nombre d’individus, structures
17
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
d’âge, accès aux biens, etc.), mais les qualités relationnelles qu’ils entretiennent
et les valeurs qui mobilisent leurs membres. Pour Maurice Halbwachs, un
groupe est d’autant mieux positionné dans la société globale que ses membres
« participent davantage à la vie collective, telle qu’elle est organisée dans leur
société » (Halbwachs, 1913 : 9). La notion d’« organisation sociale », ainsi
amenée à contribution, s’accorde à l’idée générale selon laquelle les sociétés
fonctionnent à la manière de corps organisés, avec leurs organes et leurs fonc-
tions différenciés et articulés les uns aux autres. La cohérence de l’organisation
sociale, sa capacité à soutenir un « bien vivre », peut être saisie au plan local (par
exemple : un village, un clan, une lignée familiale) comme à divers niveaux de
globalisation (un pays, une région, un continent, voire l’organisation sociale
planétaire). Physique ou mentale, la santé ne peut être dissociée de son état
actuel. C’est pourquoi son « institution » comprend bien plus que les pratiques
reconnues dans des organismes officiels, publics ou privés. Elle implique, en
fait, tout ce qui lie les êtres humains, dans un milieu donné15. Elle incorpore les
systèmes de représentation et de valeurs sur lesquels ils s’entendent et qui repré-
sentent, pour eux, un réservoir de sens commun. Sans même avoir besoin d’être
explicité, celui-ci dès lors « transcende les consciences individuelles et sert de
point de repère pour [les] jugements objectifs et normatifs » (Pharo, 1997 : 48).
Il intègre ainsi, à sa place relative, toute idée et tout idéal, quelle que soit l’auto-
rité dont il relève, quelle que soit la virulence des débats qu’il peut susciter. Il va
sans dire que si l’organisation sociale concerne la qualité de la vie dans toutes
ses dimensions, elle exerce aussi le contrôle assurant la régulation, plus ou moins
rigoureuse et efficace, des comportements.
Un des grands leurres idéologiques du monde contemporain, de ce point
de vue, est sans doute de poser que les sociétés modernes exercent moins de
contrôle que les traditionnelles, sous prétexte qu’elles présentent des figures
d’autorité plus floues et ne sanctionnent que faiblement les déviances par
rapport aux traditions. Certes les normes disciplinaires des Églises et de la
famille, autrefois en corrélation intime, sont en perte d’efficacité. Mais ne sont-
elles pas remplacées par d’autres institutions, plus diffuses et plus subtiles certes,
dont les régulations, essentiellement techniques et marchandes, c’est-à-dire
« rationnelles », ne sont pas moins contraignantes ?
18
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
19
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
20
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
17. Voir aussi le texte fort d’Henri Desroche (1968 : 56-74), particulièrement le chapitre trois.
21
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
22
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
cender ses limites, l’être humain appelle volontiers progrès (Lemieux, 2010) une
résilience dont il est difficile de saisir jusqu’à quel point elle est porteuse de
dépassement ou banale adaptation à un monde imposé (Manciaux, 2001). En
incitant chacun à polir sa représentation personnelle dans le miroir des sembla-
bles, par exemple, les réseaux sociaux sur Internet aménagent des espaces
complexes de pratiques identitaires, les uns et les autres étant appelés à se recon-
naître dans leur commune humanité en s’offrant mutuellement des traits singu-
liers. On y « vit » des relations à la fois « ouvertes » et « protégées » : ouvertes à
tous par l’affichage en façade, sur un « mur », protégées par des codes d’accès
prophylactiques séparant les « amis » des possibles prédateurs. S’y poursuit alors
un jeu à la fois symbiotique et différentiel requérant un subtil mélange de
conformisme et de transgression contrôlée. Chacun peut y référer à du sens
« commun », puisque partagé, tout en maintenant le polissage de sa singularité.
Chacun peut s’afficher tout en se sentant protégé contre la violence du monde.
La logique dite « sectaire » n’opère pas très différemment. Dans le miroir
des « croyants » présumés semblables, chacun est appelé à y approfondir une
expérience pourtant singulière dans la mesure où elle concerne « son » salut,
« son » rapport au sens, « son » manque, « sa » satisfaction. Le sens « commun »,
encore là, est protégé par des codes d’autant plus jalousement gardés qu’il pour-
rait autrement paraître ésotérique et fragile. Il va sans dire que de telles struc-
tures sociétales, même ludiques, sont des terrains privilégiés pour la perversion,
soit celle des jeux de pouvoirs sectaires transformant les croyants en galériens,
ou celle des jeux de séduction exploitant la naïveté des « amis ». Le « sens
commun » exerce toujours ainsi une double fonction : il permet au sujet d’affi-
cher des traits de sa singularité et offre une protection contre la violence du
monde. Tout le problème vient, bien sûr, du caractère totalitaire que peut en
venir à prendre cette double fonction dans une société foncièrement égotiste
puisque c’est toujours l’individu, en réalité, qui y cherche reconnaissance et
salut.
Quoique porteurs de quêtes eux aussi, l’errance urbaine et le piétinement
socio-économique semblent à l’opposé de ces modes de socialité : mettant en
scène la castration du désir, ils représentent des espaces de souffrance que
chacun tente d’éviter par les moyens à sa portée, y compris ceux de recomposi-
tions communautaires virtuelles ou ghettoïsées. Les communautés solidaires,
par contre, avec leurs contrôles sociaux traditionnels, s’en trouvent réduites au
statut de groupes attardés dans un tiers-monde anachronique, vestige du passé
incapable de retenir ses éléments les plus dynamiques. La tentation du ghetto
finit par s’y manifester ouvertement. On les voit alors soutenir des traditions
d’autant plus intransigeantes que leurs assises deviennent fragiles et désarticu-
lées de l’environnement capable d’en soutenir le sens.
23
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
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Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
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Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
18. En certains lieux et à certaines époques, notamment au XIe siècle, celles-ci ont pu concerner
jusqu’au huitième degré de parenté.
26
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
dont disposent les sujets, peuvent-elles aussi témoigner d’un dire vrai ? On a vu
que le sida mettait dramatiquement en scène cette question.
Quelles qu’elles soient, les pratiques sexuelles induisent un rapport à la
vérité qu’elles explorent en même temps qu’elles le cachent. Cette vérité ne se
réduit certes pas à une conformité légale ou morale (selon les mœurs d’un
groupe humain donné). « Elle est de l’ordre de ce qui parle en l’homme quand
il répond de ce qui lui arrive » (Vasse, 1996 : 60), bref quand il assume sa vie
face aux autres, quand il exerce sa capacité d’en répondre – sa responsabilité.
Mise en scène de l’instance symbolique, à l’instar de la parole, la sexualité est
toujours un risque pris par un sujet, face à d’autres sujets, risque d’exposer sa
vulnérabilité à la puissance d’un autre. Elle est donc foncièrement, elle aussi,
quête de sens.
Encore ici, le sida s’avère révélateur. Son occurrence engage un rapport à la
vie et à la mort plus mystérieux, sinon plus complexe, que la plupart des autres
maladies. L’intimité de l’être s’y trouve plus qu’ailleurs exposée. Sans doute cela
explique-t-il partiellement pourquoi l’exclusion liée à l’expérience de la maladie
en est elle-même amplifiée et radicalisée : elle est non seulement physique, mais
morale. La représentation du sens que la maladie met en scène chez les patients,
mais davantage encore, souvent, dans les populations qui se veulent « saines »,
concerne la construction sociale de la normalité, avec son cortège de jugements
intempestifs, de tabous et de préjugés. Elle met en cause les espaces communs
du sens, c’est-à-dire ce qui constitue le cœur de l’entente entre les humains qui
prétendent vivre ensemble. Mis au ban de la bonne société, les malades du sida,
et parfois leurs proches eux-mêmes, se trouvent donc doublement exilés : du
cours de leur vie quotidienne par la maladie, du cours de la vie normalisée de la
société par l’infamie rattachée à leur état.
Alors même que la rationalité se croit émancipée et surtout émancipatrice
des mythes, croyances et représentations culturelles, les modes d’occurrence de
la maladie forcent à en reconsidérer l’importance. La confrontation à la maladie
rend inéluctable, ici, la conversion de la pensée. Dans certains cas, cette conver-
sion peut sans doute être évitée par l’élargissement des aires de contrôle de la
technique et de nouveaux investissements. Dans la plupart, cependant, elle
appelle à un changement de paradigme, poussant à quitter l’exclusivité des
postulats utilitaristes pour apprendre à gérer les exigences éthiques d’une véri-
table économie, c’est-à-dire des modes selon lesquels les humains habitent leur
environnement. Quels déplacements, quels risques – quels développements – la
raison doit-elle accepter pour devenir pertinente sur ces terrains qui lui sont
trop souvent étrangers ?
27
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
28
Chapitre 1. Le sida, révélateur des impasses sociales
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31
Chapitre 2
La dimension religieuse/spirituelle
des représentations du VIH/sida
Anne-Cécile Bégot
1. Les enquêtes KABP (Knowledge, Attitudes, Behavior and Practices) portent sur les connais-
sances, les attitudes, les comportements et les pratiques des individus.
2. On différencie la démarche religieuse de la démarche spirituelle dans le sens où la première se
caractérise par un engagement au sein d’une organisation religieuse tandis que la seconde désigne une
recherche personnelle (sans lien ou attache à une organisation spécifique) marquée par un habitus,
lequel réduit l’autonomie de l’individu et oriente son parcours spirituel (Bégot, 2004 : 44).
3. Cette étude était intitulée La gestion spirituelle du VIH/sida : parcours biographique et construction
identitaire et a été réalisée pour le compte de l’Agence Nationale de Recherches sur le sida (ANRS).
33
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
tienne4, trois sont musulmanes, quatre sont dans la mouvance bouddhiste, neuf
s’inscrivent dans ce courant spirituel qu’est le Nouvel Âge et une autre personne
se définit comme agnostique.
L’articulation entre religiosité et représentations du VIH/sida sera envi-
sagée à partir de quatre cas de figure précis. Ces derniers sont relativement
représentatifs de l’échantillon de départ, sans pour autant épuiser la richesse des
témoignages recueillis. Le choix de cette présentation est avant tout lié au fait
qu’il permet d’inscrire la pathologie dans un parcours biographique spécifique,
c’est-à-dire de saisir les caractéristiques propres à chaque individu.
Quand j’ai quitté ma compagne, je savais très bien que je me débattais contre un
truc et, en même temps, cette femme, je l’aime et, d’une certaine façon, c’est une
connerie de se séparer, finalement, on s’entend plutôt bien, on s’apprécie, y’a pas
mal de choses sur lesquelles on se retrouve et, en même temps, y’avait cette énergie-
là qui était plus forte que tout le reste, il fallait que je sorte, que je prenne un peu
l’air, parce que c’était trop, il fallait que j’aille voir ailleurs, alors qu’en même
4. Ce groupe réunit dix catholiques, six protestants, deux personnes du groupe Invitation à la Vie,
deux sont orthodoxes et une appartient au groupe Témoins de Jéhovah.
5. Les prénoms des personnes ont été modifiés afin de préserver leur anonymat.
34
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida
temps, j’étais tout à fait conscient que je fuyais quelque chose [mais] c’est pas parce
que j’en étais conscient que ça m’évitait de partir.
35
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Quand j’ai commencé à fourrer mon nez dans ces bouquins de psycho, d’analyse
transactionnelle […], j’ai découvert que mon scénario c’était de me venger, c’était
de me foutre en l’air pour me venger, pour me venger de ma colère contre ma
mère, parce que ma mère était malade, dépressive, c’est une personne avec qui je
n’ai pas eu les contacts que j’aurais dû avoir quand j’étais enfant [mais aussi, parce
que] dans la famille, je n’étais pas reconnu, je n’ai pas l’impression d’avoir eu une
place, parce que dans ma famille, les sentiments c’était très tabou. […] Si j’accepte
que je suis séropositif et que je ne suis pas séropositif par hasard, si je vais au bout
de ce raisonnement-là, ça veut dire que, d’une certaine façon, c’est extrêmement
provoquant ce que je dis là, c’est que j’ai choisi ou une certaine partie inconsciente
de moi, à un moment donné dans ma vie, a désiré ça, à un moment donné, j’ai
choisi de me mettre dans des conditions qui ont fait que ça a pu paraître dans ma
vie, la séropositivité.
36
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida
7. D’après une étude réalisée en 1989 sur les pratiques religieuses des Français, 7 % d’entre eux se
rendent une fois par semaine à la messe (Lambert, 2002 : 569).
37
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
L’accueil qui lui est réservé dans sa paroisse le rassure sur son retour vers la
religion.
Hubert envisage son engagement au sein de l’Église comme un « appel » et
sa séropositivité au VIH comme une étape initiatique. « Moi, d’une certaine
façon, je me sens appelé et la question est : est-ce que je réponds oui, ou est-ce
que je réponds non, ou est-ce que je n’ai rien entendu ? Moi, ce que je ressens,
c’est que je suis appelé à dire oui, j’ai envie de me laisser pétrir par ce truc, cette
énergie ». Et d’ajouter plus loin : « On dirait que ça serait comme si on avait été
séropositifs pour arriver à dire oui, quelque part, la séropositivité, ça serait
comme une espèce de chemin initiatique qui est justement un truc de passage
[vers Dieu, vers la religion] ».
L’engagement religieux d’Hubert est une réponse à un appel, mais c’est
aussi un moyen de faire le « deuil du deuil »8, de trouver la force de continuer à
vivre. Il envisage comme une forme de protection divine le fait qu’il soit passé
par une phase où il n’avait plus de défense immunitaire, alors que les traite-
ments efficaces contre le VIH n’étaient pas encore sur le marché
(antirétroviraux).
Durant ces quatre années où je pouvais mourir dans les trois mois qui suivaient,
chaque mois je faisais un bilan, ça va, peut-être que le mois suivant je suis encore
là, mais dans six mois, je ne suis peut-être plus là, avec ces questions, quand tu
mesures ça, tu te dis, je pense que, effectivement, je suis protégé […]. Je crois qu’il
y a, à l’intérieur de moi, une partie qui est bienveillante et qui veille extrêmement
bien sur moi. Alors c’est clair que si je n’avais pas pris ces traitements, si je n’avais
pas pris ces médicaments, peut-être que je ne serais pas là aujourd’hui, il ne s’agit
pas de dire, « il suffit d’aller à l’Église pour guérir du sida », ce n’est pas ça, mais je
pense qu’il y a une combinaison des deux.
8. Cette expression a été utilisée après l’arrivée des antirétroviraux (1996) pour désigner cette
démarche qu’ont dû entreprendre les personnes séropositives, celle de penser que leur mort n’était pas
inéluctable, que des traitements pouvaient leur donner un sursis face à la mort.
38
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida
grane, les nuances qui existent entre le discours officiel et la réalité. Lui, indique-
t-il, il est accueilli avec bienveillance par les paroissiens de son église tout en
omettant de préciser que ces derniers le connaissent comme hétérosexuel (il
s’est rendu avec sa compagne dans sa paroisse). Par ailleurs, il n’envisage jamais
sa contamination au VIH sous l’angle du péché. Et, quand il évoque les sacre-
ments de l’Église, tel que le mariage, il en parle avec emphase : il insiste sur la
nécessité, pour les couples, de dépasser les périodes orageuses, de se soutenir
l’un l’autre, etc. tout en sachant qu’il a lui-même décidé de rompre avec sa
compagne. D’une certaine manière, ses omissions sont une façon de s’accom-
moder à l’Église catholique, c’est-à-dire de pouvoir vivre sa bisexualité tout en
étant chrétien.
Le parcours d’Hubert permet de saisir comment s’articulent représenta-
tions du VIH/sida et appartenance religieuse. Fortement marqué par des années
d’analyse (analyse transactionnelle), Hubert envisage sa contamination au VIH
comme un événement positif qui va lui permettre de se développer et, notam-
ment, d’accepter Dieu dans sa vie. Cette conversion religieuse est possible, car
justement, la contamination au VIH n’est pas inscrite dans un registre religieux
(les pratiques homosexuelles, dans l’Église catholique, sont considérées comme
un acte contre nature9). Le rapport qu’Hubert entretient avec l’Église catho-
lique est fortement marqué par l’individualisation (autonomie du sujet à l’égard
des croyances et des pratiques choisies) et la subjectivation (choix des croyances
en fonction de ce qui convient ou pas). Dans cette perspective, Dieu est perçu
comme un être bon et bienveillant (Dieu d’amour) et les fautes sont gérées
individuellement, sans médiation ecclésiale (Lambert, 1985).
9. Il faut rappeler que ce ne sont pas les personnes qui sont condamnées par l’Église catho-
lique, mais les actes.
10. Les ACT ont été mis en place en 1994 par la Direction Générale de la Santé (DGS). L’objectif
de la DGS était d’éviter de regrouper un trop grand nombre de malades du sida afin de ne pas encou-
rager la ségrégation des personnes souvent déjà marginalisées (Monlouis-Félicité, 1998 : 49). Au sein
39
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
petit revenu mensuel, mais il ne parvient pas à trouver un emploi, et ce, même
s’il a obtenu une carte de séjour temporaire. Travaillant dans les ressources
humaines au Cameroun, il ne peut pas faire prévaloir ses diplômes et ses compé-
tences en France. Il a effectué un stage en informatique de trois mois dans une
entreprise, mais cela reste insuffisant pour pouvoir travailler dans ce domaine.
De ce fait, il est à la recherche d’un emploi sans qualification. En dépit de cette
situation précaire, Lucien a noué des contacts avec des « gens de son pays » en
fréquentant certains quartiers de Paris, notamment le XVIIIe arrondissement.
« Nous nous retrouvons, dit-il, dans des réceptions, des boîtes de nuit, des
clubs, des pubs, des bars, y’a des Africains où on se rencontre, où on se raconte
des histoires du pays ».
Concernant sa contamination au VIH, Lucien l’envisage sous trois angles
différents.
des ACT, les malades sont pris en charge à plusieurs niveaux : médical, psychologique et social. Diffé-
rents intervenants (médecins, infirmiers, psychologues, assistantes sociales) sont amenés à y
intervenir.
40
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida
Le seuil de l’angoisse sociale une fois franchi, certaines « maladies » – graves, aiguës,
atypiques, chroniques, répétitives, etc. – sont expliquées, légitimées et disculpées
de la même manière que les autres infortunes qui affectent les corps, les biens et la
vie sociale des individus […]. Tous ces événements [malheurs] peuvent renvoyer
les uns aux autres comme autant d’effets de la même chaîne causale ou comme
autant de coups portés à l’intégrité du même corps […]. Et si tous ces événements
néfastes sont connexes et enchaînables, c’est qu’ils sont interprétables au moyen
des mêmes schèmes étiologiques tels que, par exemple, la sorcellerie. (1985-2 : 17)
Par rapport à ma religion [catholique], je me pose la question, est-ce que je n’ai pas
été très respectueux de la logique divine, de ce que Dieu prescrit, est-ce que je suis
sorti de cette voie pour pouvoir mériter cette maladie-là, est-ce que je n’ai pas
41
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
désobéi à Dieu au point où c’est pour moi une sorte de sanction divine qui tombe
sur ma tête, c’est dans ce sens que je réfléchis au niveau de la religion.
Pour obtenir le pardon de Dieu, c’est d’abord faire une rétrospective de ma vie,
voir ce que j’ai fait, quelles ont été mes erreurs, mes fautes, à partir d’où j’ai perdu
le fil même tracé par Dieu et quelles ont été mes plus grosses fautes que j’ai pu
commettre pouvant m’amener à subir cette sanction, c’est à partir de cette
recherche que je peux peut-être trouver des éléments pour demander à Dieu sa
miséricorde.
Sans pour autant croire au miracle ou plutôt à une guérison du sida, Lucien
effectuera un voyage à Lourdes. Cela lui permettra de faire le point sur sa vie.
Les trois registres étiologiques auxquels a recours Lucien (médical, sorcel-
laire, religieux) ne s’excluent pas, mais se complètent en articulant des sens
différents. Il dit adopter le discours médical en raison de sa formation dans
l’enseignement supérieur, mais aussi parce qu’il croit en l’efficacité des traite-
ments médicaux, traitements auxquels il n’aurait pas accès en vivant dans son
pays d’origine, le Cameroun11. Le recours à la sorcellerie est un moyen de cana-
11. Depuis 1998, les personnes étrangères affectées par une maladie grave ne pouvant bénéficier des
soins nécessaires au traitement de cette pathologie, dans leur pays d’origine, peuvent obtenir un titre
de séjour en France (Bonnet, 2000). Il faut cependant noter que, plus récemment (juillet 2005), deux
décrets ont été pris pour freiner la délivrance des autorisations de séjour pour soins, « Les associations
42
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida
liser l’angoisse suscitée par les problèmes qu’il rencontre et de leur donner un
sens. Quant à la religion, elle est l’occasion de reprendre et d’évaluer sa vie à
l’aune de principes moraux, mais aussi d’envisager un avenir plus radieux
(salut). L’importance accordée à ces deux derniers registres étiologiques permet
d’expliquer l’incertitude de Lucien quant au fait de désigner un mode de conta-
mination précis au VIH.
43
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
(devenir aide à domicile), obtenir des aides sociales permettant de suivre cette
formation, etc. Au terme des quatre mois de formation, l’objectif d’Aïcha est de
trouver un travail et de vivre dans un logement indépendant, avec sa fille.
Aïcha, on l’a indiqué, est née dans un foyer religieux. Fille d’un marabout,
elle a reçu une éducation religieuse. Il n’existe pas a priori dans son parcours, de
rupture dans son engagement religieux. Elle dit pratiquer tous les jours (cinq
prières quotidiennes) et se réfère constamment à Dieu : « je me confie à Dieu
dans tout ce que je fais, je me confie à Dieu, Dieu est dans toutes mes activités ».
Elle s’est quelquefois rendue dans une mosquée de Paris, mais elle ne l’envisage
pas comme un lieu de sociabilité où elle pourrait parler de sa séropositivité. Ce
sujet est tabou et en parler la mettrait à l’écart : les gens auraient peur d’elle,
explique-t-elle. Elle n’a pas noué de relation particulière avec des fidèles et ce
genre de pratique religieuse (se rendre à la mosquée) lui semble difficilement
conciliable avec la gestion du quotidien (formation professionnelle, élever sa
fille).
12. Le cas d’Aïcha n’est pas isolé : parmi les cas nouvellement diagnostiqués VIH, en 2003-2004,
19 % d’entre eux sont mis dans la catégorie « Autre, indéterminé » quant au mode de contamination
(Cazein, Lot, Pillonel et coll., 2004 : 2). Et dans une étude réalisée auprès de 250 personnes originaires
de l’Afrique subsaharienne, le mode de contamination est qualifié « d’inconnu » dans 51 % des cas
(64 % pour les hommes) (Valin, Lot, Larsen, et coll., 2002 : 17).
44
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida
quelque chose et que Dieu te punit, c’est ton destin », tout en précisant, « ce
n’est pas parce que je cours [les hommes] à droite et à gauche que j’ai eu cette
maladie-là, c’est le destin, c’est la vie ».
La sentence de Dieu est inflexible : l’homme ne peut rien faire contre sa
destinée. Selon Aïcha, un cas semble trouver grâce aux yeux de Dieu : l’accumu-
lation des malheurs. Accablé par les problèmes, le fidèle peut implorer Dieu et
lui demander d’atténuer son fardeau. « Souvent on peut supplier Dieu, on peut
prier pour que Dieu modifie un peu ton destin, quand tu as eu que des malheurs,
tu peux prier Dieu, avec une bonne foi ». Aïcha l’a fait à diverses reprises. Tout
d’abord, pour éviter de souffrir et de mourir : « quand j’ai appris que j’étais
malade, j’ai prié toute la nuit pour que la maladie ne m’emporte pas, pour que
la maladie ne me tue pas, pour ne pas souffrir avant de mourir, j’ai prié Dieu
pour ça et j’ai eu très peur de cette maladie ». Ensuite, elle prie pour que sa fille,
Animata, ne soit pas contaminée par le VIH. Le fait que sa fille soit séronéga-
tive lui permet de « garder la tête haute » face aux autres et, surtout, vis-à-vis de
son deuxième ex-mari. Et, à propos de ce dernier, elle dira : « je vais trouver un
autre mari qui va être meilleur pour moi ».
Pour traiter le VIH/sida, Aïcha a eu recours à des lavements et à des ablu-
tions avec de l’eau imprégnée des lettres du Coran : un marabout, en l’occur-
rence son frère, a écrit des sourates sur un tableau, les a effacées avec de l’eau et
a recueilli cette dernière dans des calebasses qu’il a fait parvenir à sa sœur. L’ob-
jectif était que « Dieu élimine cette maladie [VIH] dans mon corps, je les faisais
[les lavements et les ablutions] tous les jours, tous les matins ». La baisse de sa
charge virale et le fait que sa fille soit restée séronégative l’ont confortée dans sa
foi en Dieu. Le recours à ces pratiques religio-thérapeutiques n’est pas du tout
exclusif : il est complémentaire à celui de la biomédecine (traitement antirétro-
viral). Mais, explique Aïcha, l’efficacité de l’un comme de l’autre dépend de la
foi du malade.
Pour Aïcha, l’explication religieuse lui permet de comprendre sa contami-
nation au VIH. Ne sachant d’où provient sa séropositivité, elle l’envisage
comme une épreuve voulue par Dieu et faisant partie de sa destinée. Elle tente
néanmoins d’adoucir son sort par des prières et des pratiques religio-thérapeu-
tiques (complémentaires au traitement biomédical).
45
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Cette expression [la NMÉ] recouvre une diversité de groupes et de réseaux qui
peuvent se rattacher à des religions – religions orientales (hindouisme, boud
dhisme) ou plus « exotiques » (notamment le chamanisme) – ou bien réactiver
diverses pratiques ésotériques, en particulier le tarot et l’astrologie, ou bien encore
correspondre à de nouveaux syncrétismes psychoreligieux telle la « Psychologie
transpersonnelle » qui constitue une sorte de synthèse de la psychologie et de la
mystique. En fait également partie le Nouvel Âge qui se donne actuellement à voir
principalement sous la forme d’une subculture parlant de « méditation », de
« guérison spirituelle », de « rebirth », d’ « astrologie transpersonnelle », de tarot,
etc., tout cela est mêlé à une revendication portant à la fois sur une approche
globale, « holistique » de l’homme et du monde, ainsi que sur des valeurs de coopé-
46
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida
On m’a proposé l’AZT, mais il fallait se réveiller toutes les deux heures pour
prendre le médicament, et moi, avec mon approche de l’automédication, moi, je
me refusais de me réveiller toutes les deux heures parce que j’estime que c’est la
nuit qu’on se ressource et c’était rentrer, plonger encore plus vite vers la mort, si je
me réveillais toutes les deux heures pour prendre un cachet.
En 1993, elle décide de consulter une acupunctrice qui, sans avoir recours
aux aiguilles, lui apporte un soutien important : « il y a une personne qui m’aide
beaucoup, c’est quelqu’un qui fait de l’acupuncture par massage, sans aiguille,
c’est le principe de la médecine chinoise, elle draine ma fatigue, j’estime que
c’est elle qui m’a permis de continuer, le fait que je continue à mener une vie
normale, sans traitement, sans le stress sur la tête ».
47
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Dès le début, je ne me suis pas posée en victime, pourtant c’était l’idée dominante,
même pour mes amis, toxicomanes, la nouvelle [de la contamination au VIH],
pour eux, à la limite, c’était la fuite vers la mort, l’autodestruction, le refuge idéal.
Moi, je poursuis ma vie telle que je la mène, avec des projets, avec la formation
continue, j’étais inscrite à des cours par correspondance, je voulais reprendre des
études.
13. Lorsqu’une personne est touchée par le VIH (virus de l’immunodéficience humaine), elle entre
dans la phase sida (syndrome de l’immunodéficience humaine), soit quand elle est touchée par une des
vingt-sept pathologies (dites maladies opportunistes) reconnues comme étant caractéristiques du sida,
soit par un taux de lymphocytes CD4 (défenses immunitaires) inférieur à 200/mm3.
48
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida
Conclusion
Selon la sociologue Claudine Herzlich,
Le sens de la maladie, pour des personnes touchées par le VIH/sida, est une
question d’autant plus sensible que l’on est face à une maladie chronique, létale
et à caractère transmissible. Il se construit à partir de plusieurs paramè-
tres (origine socioculturelle de l’individu, héritage religieux, mode de contami-
nation au VIH, identité sexuelle, désir d’enfant, grossesse, vécu de la pathologie :
entrée dans la phase sida, condition physique et morale pour maintenir une
activité professionnelle, etc.) où la religion et la spiritualité occupent une place
plus ou moins importante.
Dans le cas d’Hubert, catholique, on constate une forte responsabilisation :
il envisage sa contamination au VIH comme un acte voulu par lui sans jamais
le rattacher (explicitement) à un registre religieux. Cette position lui permet de
renouer (conversion) avec le catholicisme, d’être dans un rapport serein avec
Dieu et de continuer à s’interroger sur sa sexualité. Dans cette perspective, la
notion de salut n’apparaît pas comme déterminante, et ce, à la différence de
Lucien. Ce dernier, également catholique, envisage sa contamination au VIH
sous l’angle du péché et tente d’obtenir la clémence de Dieu pour sa vie dans
l’au-delà. Lucien explique ne pas pouvoir faire abstraction de ses origines afri-
caines quand il recourt à la sorcellerie pour justifier sa contamination au VIH.
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Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Ce sort qui lui a été envoyé d’Afrique est un moyen de juguler l’angoisse suscitée
par les problèmes qui l’affectent (chômage, maladie, VIH, décès de son frère,
etc.)
Dans le cas d’Aïcha, la religion (islam) et plus précisément le recours à la
notion de destin, permet d’expliquer l’inexplicable : apprenant sa séropositivité
au cours de sa grossesse, elle ne sait pas comment elle a été contaminée. Elle dit
n’avoir jamais eu de relations extraconjugales et ne comprend pas dans quelles
circonstances elle a été atteinte au VIH. Quant à Solange, inscrite dans la
mouvance du Nouvel Âge, elle cherche moins à déterminer les causes de sa
contamination au VIH, qu’elle connaît (transmission par voie intraveineuse),
qu’à intégrer la pathologie dans sa vie quotidienne. Le recours aux médecines
parallèles lui permet d’avoir une approche globale de sa maladie, c’est-à-dire de
ne pas traiter juste un corps, mais aussi un esprit, une âme.
La dimension religieuse ou spirituelle des représentations de la maladie est
très fluctuante selon les individus. Des quatre parcours présentés dans le cadre
de ce texte, on se rend compte qu’elles donnent sens à la maladie de différentes
façons : humanisation des rapports à Dieu, normalisation des rapports au
monde, nommer l’inexplicable, globalisation du corps. Une dernière remarque
doit être faite : le registre religieux/spirituel est souvent insuffisant pour apporter
un sens à la maladie. Il est complété par d’autres systèmes de sens : psychologie,
sorcellerie, politique ou autres.
50
Chapitre 2. La dimension religieuse/spirituelle des représentations du VIH/sida
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51
Chapitre 3
Anne-Cécile Bégot
1. La gestion du fait religieux est envisagée à partir de trois aspects : l’approche qu’ont les médecins
du fait religieux, la manière dont ils légitiment cette approche, et les modalités d’actions qu’ils enga-
gent pour y faire face. Dans le cadre de cet article, il ne sera question que des deux premiers aspects de
la gestion du fait religieux : l’approche du fait religieux et les formes de légitimation utilisées par les
médecins.
2. On peut trouver une présentation de cette association sur son site Internet : http ://www.sidac-
tion.org.
3. Le fait de circonscrire géographiquement l’enquête de terrain tient essentiellement à des
contraintes de temps (l’enquête doit être menée sur deux ans). Il faut cependant tenir compte de la
variable géographique dans la mesure où les caractéristiques épidémiologiques du VIH/sida indiquent
une incidence plus importante en Île-de-France que dans les autres régions de France. Ainsi, depuis le
début de l’épidémie jusqu’au 31 décembre 2003, 26 254 cas de sida domiciliés en Île-de-France ont
été diagnostiqués, soit plus de 45 % des cas déclarés en France (alors que la population francilienne ne
représente que 19 % de la population en métropole), (Halfin et coll., 2004 : 2). Cela signifie que les
manifestations religieuses doivent être plus importantes dans cette région (Île-de-France) qu’ailleurs,
53
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
mais cela n’infirme pas l’hypothèse de départ (voir hypothèse de départ dans les pages qui suivent)
puisque les segments professionnels sont présents dans l’ensemble du champ médical.
4. Je reprends ici la définition que donne l’historien J. Baubérot de l’institution. Selon cet auteur,
« une institution prend en charge de façon plus ou moins contraignante, un domaine (un champ, en
terme sociologique plus resserré) de la vie sociale dont la valeur ne dépend pas, a priori, d’un choix
privé. La contrainte qu’exerce l’institution est une contrainte socialement légitime ; elle doit être plus
ou moins admise par l’individu quelle que soit son opinion personnelle ». (Baubérot, 2004 : 226)
54
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?
se laïcise. Pour présenter les choses de manière imagée, on peut considérer que
la construction et la laïcisation de l’institution médicale sont les deux faces
d’une même médaille.
Le processus de laïcisation de la société française est engagé avec la construc-
tion d’un premier seuil de laïcisation, au tout début du XIXe siècle. Il se carac-
térise par un changement de statut de la religion : celle-ci est reconnue comme
nécessaire (on reconnaît des besoins religieux aux populations), mais elle n’est
plus une institution englobante et plusieurs cultes sont reconnus (le catholi-
cisme et le protestantisme en 1802, puis le judaïsme, en 1808), alors qu’avant,
sous l’Ancien Régime, le catholicisme était la religion dominante. Le deuxième
seuil de laïcisation émerge sous la IIIe République dans les années 1880 (avec les
lois sur la laïcisation de l’enseignement public) et devient une nouvelle logique
dominante avec la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Ce
deuxième seuil se caractérise par une dissociation institutionnelle (ce n’est plus
la religion qui structure la société), par la privatisation de la religion (la religion
devient une affaire privée) et par la reconnaissance de la liberté de conscience et
de culte aux citoyens (Baubérot, 1990).
Au cours de cette période (passage du premier au deuxième seuil de laïcisa-
tion), on peut envisager la construction de l’institution médicale à partir de
trois processus : la médicalisation des populations, la professionnalisation des
médecins et la laïcisation de l’hôpital.
55
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
6. D’un point de vue sociologique, la profession se définit à partir de deux critères, celui du mono-
pole sur les services et celui de l’autonomie dans l’exercice des activités. Le premier de ces critères sera
rempli en 1892 avec la loi Chevandier, le second en 1940 avec la création de l’Ordre des médecins.
7. Initiative prise par le docteur Bourneville, par ailleurs conseiller municipal de la ville de Paris.
8. La laïcisation du personnel médical a été très lente à se mettre en place : en 1939, les religieuses
représentent toujours 19 % du personnel hospitalier, et au lendemain de la seconde guerre mondiale,
certaines continuent d’exercer dans les hôpitaux.
56
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?
9. Voir le site Internet de cette société, aujourd’hui dénommée Centre catholique des Médecins
Français : http ://frblin.club.fr/ccmf/01histoire/hist.htm.
57
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
58
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?
59
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
12. Parmi ces dispositions, on notera que le règlement intérieur type des établissements hospitaliers
du 14 janvier 1974 recommande de respecter, dans la mesure du possible, les exigences alimentaires
liées à la pratique de certaines religions. Quant à la Charte du patient hospitalisé, annexée à la circu-
laire ministérielle no 95-92 du 6 mai 1995 (relative aux droits des patients hospitalisés), elle précise
que « tout établissement de santé doit respecter les croyances et convictions des personnes accueillies.
Un patient doit pouvoir, dans la mesure du possible, suivre les préceptes de sa religion (recueillement,
présence d’un ministre du culte de sa religion, nourriture, liberté d’action et d’expression, etc.). Ces
droits s’exercent dans le respect de la liberté des autres ». (Lévy, 2004 : 20-21).
13. Arrêté ministériel datant du 12 avril 1979 relatif au programme d’études préparatoires au
diplôme d’infirmier.
60
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?
14. La Société française d’accompagnement et des soins palliatifs (SFAP) a adopté une charte où,
explicitement, la prise en charge globale du patient implique de prendre en compte les dimensions
médicale, psychologique, sociale et spirituelle du patient.
15. Selon les sociologues américains R. Bucher et A. Strauss, les segments désignent des « unités
sociales de base en mouvement à l’intérieur des professions. Les segments constituent donc des sous-
groupes ne se superposant pas à ceux formés par les différentes disciplines médicales. Les membres
d’un même segment partagent une identité professionnelle spécifique, ainsi que des idées similaires
sur la nature de leur discipline » (cité par Baszanger, 1981 : 22).
16. De manière plus précise on estime que, selon le « segment professionnel » d’appartenance du
médecin, la gestion du fait religieux est différente.
61
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
[…] dans un cadre hospitalier, [explique une médecin exerçant en banlieue pari-
sienne] moi, c’est vrai que je n’aborde pas ce problème-là avec eux. […] Ce n’est pas
quelque chose que j’intègre dans ma relation, je ne me dis pas que ça va être plus
simple pour eux s’ils ont une spiritualité riche ou il faut que je dise les choses
comme ça parce que je sais qu’ils ont telles ou telles croyances, enfin, je veux dire
que pour moi c’est pas quelque chose qui interfère dans ma pratique (e1)17. (Nous
soulignons.)
17. Pour préserver l’anonymat des médecins, on a adopté une codification : chaque entretien est
numéroté et précédé de la lettre « e » (pour entretien) ; le tout étant mis entre parenthèses.
62
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?
18. Selon P. Bourdieu, l’habitus désigne des « systèmes de dispositions durables et transposables,
structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant
que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations » (1980 : 88).
63
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
[…] c’est une question que je pose toujours aux gens de savoir avec qui ils vivent,
s’ils ont des enfants, combien y’en a, où sont leurs enfants, qu’est-ce qu’ils font
dans la vie, s’ils ont des papiers [pour les étrangers], s’ils n’ont pas de papiers, s’ils
croient, est-ce qu’ils croient en Dieu, comme ça au moins j’ai un panel de ce qui
leur est important, et ça se fouille ou ça ne se fouille pas (e6).
[…] on est un peu obligé parce que y’a certaines pratiques religieuses qui interfèrent
avec notre pratique médicale à nous, c’est vrai par exemple des musulmans très
croyants qui font le ramadan, qui ont des contraintes alimentaires, etc., quand on
est dans la maladie chronique avec des prises de médicaments […] on est obligé de
prendre en compte leurs croyances, leurs modes de vie (e25). (Nous soulignons.)
64
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?
Et pour savoir qui, de ses patients, est musulman ou pas, elle adopte une
méthode qui peut prêter à confusion dans la mesure où elle pose la question à
ceux qu’elle pense être musulmans, à savoir les Africains.
Parfois, je tombe sur un Africain qui n’est pas musulman, bon personne ne le
prend mal, « mais vous faites le ramadan ? », « ah non, je suis catholique », « bon,
ben excusez-moi », voilà, je pose la question, parce que je préfère qu’on me dise « ah
ben non, je suis catholique » plutôt que de ne pas la poser à quelqu’un qui est
musulman et qui fera n’importe quoi avec ses traitements (e25). (Nous soulignons.)
Le principal argument utilisé par les médecins pour légitimer leur démarche
est que certaines croyances et pratiques religieuses interfèrent sur leur pratique
médicale. Leur objectif est de déterminer précisément quelle place le patient
réserve à la religion et aux soins médicaux, c’est-à-dire est-ce que leur engage-
ment religieux est une démarche complémentaire ou alternative au traitement
biomédical.
Un autre argument utilisé par ces médecins est qu’ils considèrent que
certains patients sont plus croyants que d’autres, notamment les étrangers et
plus précisément les Africains. L’un de ces médecins estime que « 98 % des Afri-
cains disent croire en Dieu » (e6). Pour un autre, dans « 80 % des cas », les
patients africains ont une démarche spirituelle, mais ils ne l’évoquent pas d’eux-
mêmes (e29). Ce discours est d’autant plus récurrent que les praticiens exercent
dans des services où les nouveaux patients touchés par le VIH sont pour un
grand nombre d’entre eux africains ; cela peut atteindre 50 % des nouveaux
patients19.
La prise en charge des croyances et des pratiques religieuses des patients est
une activité relativement nouvelle pour ces médecins. Ils légitiment leur
démarche en invoquant le fait que certaines pratiques religieuses empêchent
une « bonne » observance ou provoquent des échappements thérapeutiques.
Cette démarche est aussi une manière d’asseoir ou de rétablir leur autorité à
l’égard de leurs patients, car il ne faut pas oublier que l’observance est une
forme de « soumission » du patient aux « ordres » (ordonnance) du médecin
(Fainzang, 2001 : 33). En investissant la vie du patient, en cherchant à connaître
ce qu’il en est de son engagement religieux, le médecin ne fait pas que mesurer
l’impact de la religion sur la vie du patient, il évalue et dit ce qui est bien ou pas
bien de faire. D’une certaine manière, il devient prescripteur des « bonnes » et
des « mauvaises » pratiques religieuses.
65
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
20. Les ACT ont été mis en place par la Direction Générale de la Santé (DGS) et la Direction de la
Sécurité Sociale, suite à une circulaire datant d’août 1994. Au sein de ces appartements, sont reçues
des personnes séropositives au HIV, mais suffisamment autonomes pour pouvoir assurer elles-mêmes
leurs repas et autres gestes du quotidien. Là, ces personnes reçoivent un suivi médical, social et
psychologique.
21. On reprend ici la définition donnée par le Haut Conseil à l’Intégration. L’immigré est défini de
la manière suivante : « est immigrée toute personne née étrangère, dans un pays étranger, qui vit en
France, qu’elle ait ou non acquis la nationalité française » (Spire, 1999 : 54).
66
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?
entre trois et vingt minutes, celle du médecin associatif varie entre quarante
minutes et deux heures.
La plupart de ces médecins sollicitent peu les patients sur leur engagement
spirituel (ils ne les questionnent pas sur ce sujet), car l’approche qu’ils ont de la
médecine est globale, c’est-à-dire que la dimension religieuse est déjà intégrée à
leur pratique médicale, et ce, au même titre que les dimensions sociale, cultu-
relle ou psychologique.
Les médecins de ce groupe légitiment essentiellement leur approche
(globale) en invoquant le type de public auquel ils s’adressent, à savoir des
personnes précaires et souvent immigrées. Pour rendre efficaces leurs actions, il
leur semble nécessaire de prendre en compte les références culturelles et reli-
gieuses de ces populations.
Pour comprendre l’approche qu’ont les médecins associatifs du fait reli-
gieux, il faut s’intéresser à leur appartenance religieuse : six d’entre eux, sur les
sept, déclarent une appartenance religieuse (trois juifs, deux musulmans et un
catholique) et le septième déclare ne pas avoir de religion, mais se dit « déiste
d’extraction musulmane » (il croit en Dieu, mais estime que les religions sont
des créations de l’homme). À partir de ces données, peut-on établir un lien
entre l’approche globale qu’ont certains de ces médecins et leur appartenance
religieuse ? S’il n’existe pas de lien manifeste ou tangible entre leur appartenance
religieuse et le type d’approche qu’ils ont de la médecine (ces médecins ne
mettent pas en avant leur appartenance religieuse auprès de leurs patients), il
faut cependant constater qu’ils intègrent la religion dans leur pratique médi-
cale, soit en s’y adaptant, soit en l’instrumentalisant. Cette posture n’est pas
envisageable par tout le monde. Que l’on pense ici à certains PU-PH qui préfè-
rent ne pas intégrer la dimension religieuse à leur pratique médicale en disant
qu’ils sont athées ou agnostiques. En d’autres termes, dans un cadre associatif
(c’est-à-dire sans prescription médicamenteuse), on peut considérer que l’ap-
partenance religieuse du médecin participe à (ou facilite) la prise en compte des
croyances et des pratiques religieuses des patients.
67
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
donner les soins entre la ville et l’hôpital. Ces réseaux ont donc été, pour ces
omnipraticiens, un lieu de formation à la pathologie VIH.
On peut observer trois types d’approches des manifestations religieuses
chez ces médecins. La première, l’approche engagée, concerne des médecins qui
affichent ouvertement leur appartenance religieuse et recrutent une partie de
leur clientèle du fait de cette situation. Cela concerne trois médecins sur les
douze. L’un est bouddhiste, l’autre catholique et la troisième dit ne pas avoir
d’appartenance religieuse (selon sa fiche signalétique) tout en spécifiant qu’elle
est en « quête, en pèlerinage permanent » et participe à un groupe religieux
minoritaire, Invitation à la vie (IVI). La particularité de ces médecins est donc
d’afficher leur appartenance religieuse. Cela se manifeste par la présence de
signes ostensibles au sein de leur cabinet de consultation : on y trouve des repré-
sentations de Bouddha, des figurations de la Vierge Marie ou des ouvrages
religieux sur les rayonnages d’une bibliothèque. Ces médecins disent ne pas
solliciter leurs patients sur leur appartenance religieuse étant donné que ces
derniers ont suffisamment d’éléments pour évoquer d’eux-mêmes le sujet. Ils
ont en commun de ne pas envisager la maladie uniquement d’un point de vue
biomédical. Dans la pratique, ils envisagent le rôle de la spiritualité de manière
différente : l’un évoque une meilleure compréhension du patient, l’autre, la
possibilité de donner espoir au patient, le dernier, d’apporter une aide, une
consolation au patient.
La seconde approche a été qualifiée d’indifférenciée dans le sens où le fait
religieux est abordé, dans le cadre d’une consultation médicale, au même titre
que d’autres sujets de conversation : famille, enfants, scolarité, profession, etc.
Ici, on est face au médecin de famille qui noue des liens avec ses patients sur le
long terme et peut avoir une certaine intimité avec eux ; l’engagement spirituel
fait alors partie des sujets de conversation évoqués par le médecin ou le patient.
Ces médecins tentent d’adapter leur pratique médicale aux spécificités reli-
gieuses de leurs patients. Ainsi, un médecin exerçant dans les Hauts-de-Seine
(département 92) et dont la clientèle est composée à 70 % de musulmans a
suivi une formation sur le thème « ramadan et diabète ». Ces médecins légiti-
ment leur approche du fait religieux en mettant en avant la nécessité de
comprendre l’univers culturel ou religieux dans lequel évoluent leurs patients.
On ajoutera qu’eux-mêmes déclarent une appartenance religieuse.
La troisième approche est dite réservée dans le sens où l’on est face à des
médecins qui, tout en prenant en charge les croyances et des pratiques reli-
gieuses de leurs patients, manifestent des réticences à leur égard. Une médecin
exerçant en Seine-Saint-Denis s’exprime de la manière suivante : « je n’ai pas
envie que la religion envahisse ma pratique » (e38). Une autre considère « qu’il
y a un antagonisme entre la médecine et les pratiques religieuses » (e41).
68
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?
Conclusion
Envisager de gérer les croyances et les pratiques religieuses de patients est
un fait relativement nouveau pour les médecins, un fait pour lequel ils n’ont pas
été formés. Cette situation est d’autant plus sensible et problématique que,
historiquement, le fait religieux a été évincé de l’acte médical et qu’aujourd’hui,
au regard des critères d’excellence de la profession médicale (rédaction d’articles
scientifiques, mener des recherches cliniques, etc.), la prise en charge des mani-
festations religieuses est une activité peu valorisante pour les médecins. Elle l’est
d’autant moins que certaines croyances et pratiques religieuses mettent en cause
l’autorité médicale, notamment celles qui rompent ou altèrent le suivi théra-
peutique, c’est-à-dire les prescriptions du médecin22.
Au regard des propos tenus par les médecins de l’enquête, on se rend
compte qu’ils sont surtout amenés à gérer les croyances et des pratiques reli-
gieuses de patients immigrés, surtout les Africains et les Maghrébins. Par
22. « Définie comme la mesure dans laquelle le comportement du patient (en termes de médica-
ments, suivi de régimes ou de changement de style de vie) coïncide avec l’avis médical » (Fainzang,
2002 : 33), l’observance renvoie bien à la soumission du patient aux ordres que contient l’ordonnance
établie par le médecin.
69
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
ailleurs, on se rend compte que le fait religieux apparaît davantage dans la rela-
tion thérapeutique lorsque le médecin exerce dans une zone où il y a une forte
densité d’immigrés, à savoir certains quartiers de Paris et les départements de
Seine-Saint-Denis (93) et le nord des Hauts-de-Seine (92). Peut-on envisager
ces aspects comme une forme d’exclusion ? Plutôt que d’exclusion, je pense
qu’il faut raisonner en terme de discrimination, car on se rend compte que
l’attitude de certains médecins n’est pas la même pour tous les patients. En
effet, certains praticiens hospitaliers décident d’interroger uniquement les
patients africains sur leur engagement religieux. Or, ces patients sont souvent
les plus démunis d’un point de vue socio-économique et donc ceux qui ont le
moins la capacité ou les moyens de se mobiliser contre le pouvoir des méde-
cins23, et ce, à la différence de certains homosexuels, bien insérés socialement et
participant à des associations de lutte contre le sida.
Cette situation est d’autant plus paradoxale que certains de ces médecins
sont aussi ceux qui visent à remédier aux difficultés socio-économiques de ces
populations, notamment en participant à des associations de lutte contre le sida
destinées aux migrants. Le mot de la fin sera donc que le pouvoir médical
n’exclut pas les valeurs humanistes.
23. Des études ont montré que, si la relation médicale est une relation de négociation, la possibilité
pour le patient de faire entendre son point de vue dépend de son statut social ; les personnes défavori-
sées disposent alors d’un moindre pouvoir de négociation (Parizot, 2003 : 6).
70
Chapitre 3. La gestion du fait religieux au sein de l’institution médicale est-elle un facteur d’exclusion ?
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71
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
72
Chapitre 4
Exclusion et ritualité
Francine Saillant
J e ne suis pas une spécialiste du sida, mais cette maladie occupe une
place particulière dans ma trajectoire personnelle et professionnelle.
Alors que je faisais ma thèse de doctorat, au début des années 1980,
je me suis retrouvée dans une situation étrange. Tout mon projet de thèse
doctorale était centré sur une idée : durant le XXe siècle, le cancer est devenu le
symbole de mort le plus prégnant dans les sociétés occidentales et s’est substitué
à d’autres maladies symboles dans l’histoire, comme la lèpre, la peste, la tuber-
culose (Sendrail, 1981 ; Herzlich, 1984). En raison de sa prégnance symbolique
et de l’incertitude du savoir qui le marque en ce qui a trait à une thérapeutique
universelle connue et efficace pour tous les cancers, il semblait intéressant de
tenter de saisir comment s’explique cette « maladie symbole de mort » chez les
personnes atteintes, comment se vit de l’intérieur l’incertitude et le stigma de
mort. C’est en voiture que j’entendis la petite nouvelle qui allait changer le
monde : l’animateur – je me souviens parfaitement de ce moment – parlait
d’une maladie étrange qu’il fallait identifier, dont quelques hommes seulement
avaient été atteints et on cherchait de quoi il pouvait s’agir. Je me suis alors dit,
mais sans trop y croire : ce serait étrange, une maladie nouvelle qui s’étendrait
sur toute la planète. Peu de temps après, cette maladie eut un nom : le sida. J’ai
rapidement compris que, devenant une épidémie, cette maladie allait peut-être
supplanter le cancer comme symbole de mort et que d’autres anthropologues
spécialistes des sciences humaines et sociales (et pas seulement eux) allaient
devoir y travailler ; ce qui fut fait et se fait toujours. À coup de millions. Le XXe
siècle, d’ailleurs, nous a fourni plusieurs symboles de mort cohabitant les uns à
côté des autres, des maladies à caractère épidémique, aux génocides et de plus
en plus aux catastrophes dites naturelles. Dès les premiers mois où l’épidémie
se fit sentir au Québec, un très grand ami fut touché par le VIH. En 1986, je
soutenais ma thèse et cet ami était présent ; il avait abandonné sa propre thèse
73
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
doctorale et avait la certitude qu’il allait mourir quelques mois après. Presque
vingt ans plus tard, cet ami vit toujours ; il est l’un des témoins de l’épidémie du
sida à Montréal, un activiste reconnu et c’est peut-être bien plus grâce à lui plus
qu’à n’importe qui d’autre que je suis restée extrêmement sensible aux différents
aspects de cette réalité.
Évoquer d’abord le thème du sida et de l’exclusion revient pour moi à me
poser une grande question : comment les personnes atteintes vivent-elles leur
spiritualité, que veut dire vivre sa spiritualité lorsque la communauté dans
laquelle on vit vous charge d’un stigma si puissant que la position que vous
occupez finit par s’avérer celle d’un exclu ou d’un marginal ? Que veut dire
« vivre sa spiritualité » dans un contexte où la majorité des personnes atteintes
sont trop souvent déjà désignées, avant même que ne survienne la maladie, en
tant que marginales ou exclues ? Je ne pense pas nécessairement à la marginalité
et à l’exclusion consécutives à des pertes d’emploi ou à l’appauvrissement
(Fassin, 1996), mais à la marginalité et à l’exclusion en tant que mise en retrait
du monde social et symbolique défini par une majorité. Je pense ici à la réalité
des personnes homosexuelles qui constitue l’un des cas de figure de cette exclu-
sion, peut-être aujourd’hui vue comme pas si dramatique, car justement, l’épi-
démie fut pour beaucoup dans une certaine normalisation de l’homosexualité,
masculine surtout. Je pense aussi à un deuxième cas de figure, celui des gens de
la rue, drogués, toxicomanes et prostitués qui représentent une bonne majorité
des cas de sida dans les pays occidentaux maintenant. Je pense donc à ces gens
pour qui le sida ne fut souvent qu’un stigma de plus dans leur trajectoire de vie ;
les institutions religieuses, comme les autres institutions d’ailleurs, ne leur
offrent pas toujours l’espace pour vivre leur souffrance. Je pense enfin à un
troisième cas de figure, celui des femmes hétérosexuelles qui contractent le sida
par leur conjoint ou leur amant, qui vivent le stigma de la maladie souvent sans
groupe de référence, comme c’est au contraire devenu le cas pour les homo-
sexuels masculins. La question de la souffrance1, de la marginalisation et de
l’exclusion est au cœur de mes interrogations, souffrance personnelle et sociale
qui demande à être dite, reconnue et accueillie. La souffrance du sida est une
conséquence de l’exclusion dont sont victimes les malades et aussi leurs proches,
dans certains cas.
On se rappellera que la communauté homosexuelle a développé face à sa
propre marginalisation et au statut incertain qu’elle occupe devant les diverses
confessions religieuses des formes de ritualisation qui ont été des sources d’ins-
piration remarquables. Le rituel du patchwork des noms en est un, celui de
1. La souffrance sociale serait ainsi celle qui apparaît maintenant, comme l’énonce Didier Fassin,
dans le contexte « de la brutalisation du monde et de la circulation des images dont l’espace est la
planète » (2004 : 18) ; elle réfère aux violences extrêmes ; et au devoir de témoignage.
74
Chapitre 4. Exclusion et ritualité
2. Bien décrit dans le numéro d’Ethnologie française (1998). Voir aussi le site http ://www.aidsquilt.
org.
3. A propos des nouveaux rituels, voir entre autres Le Breton (1999). Les nouveaux rituels seraient,
par rapport à ceux que l’on retrouve dans les sociétés à régime traditionnel, ces rituels à caractère
moins codifié, moins prescriptif, plus spontané et semi privés que l’on retrouve à des degrés divers
d’élaboration dans le contexte des sociétés contemporaines.
4. On trouvera des informations intéressantes sur ce rituel dans le site http ://www.unicef.org/aids/
files/Framework_English.pdf.
75
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
J’ai ainsi travaillé pendant quelques années sur les situations de prise en
charge de malades chroniques dans divers contextes, au Québec et au Brésil5.
Les deux histoires que je vais raconter et commenter sont en fait tirées de maté-
riaux d’entrevues réalisées durant en 1999 et 2000, l’une au Québec et l’autre
en Amazonie brésilienne. Ces deux entrevues ont été réalisées dans le contexte
de travaux portant sur le thème de la prise en charge familiale de soins, de la
place occupée par les proches et la communauté dans ces soins. Derrière ces
travaux se profilait une vision critique de la manière dont l’État se déleste des
corps en trop que sont les malades chroniques ou encore offre ses « services »
dans un esprit fortement instrumental6. Si ce n’était que des programmes, plus
spécifiquement au Québec, l’accompagnement se réduirait à laver et faire
manger ; je caricature à peine. Heureusement, ce n’est pas seulement cela. C’est
dans le contexte de ces deux projets que j’ai trouvé sur ma route des situations
de sida et curieusement ce sont dans ces deux situations que la question reli-
gieuse et spirituelle est ressortie le plus fortement, alors qu’elle ne faisait pas
partie du questionnement de départ ; ce fut le cas dans le premier exemple dont
je discuterai, à travers l’expression d’une ritualité sauvage et semi-publique et
dans le deuxième exemple, à travers le repli sur une spiritualité réduite au lien
minimal avec Dieu, coupée de la sphère publique. C’est pourquoi j’ai pensé
présenter ces deux exemples qui amènent, je pense, plusieurs réflexions. Les
contextes québécois et amazoniens ont l’avantage d’être ici en principe très
contrastés. Nous faisons face, d’une part, à une autre société qui aime à se
penser comme sécularisée et, d’autre part, à une société qui en principe en serait
tout le contraire, empreinte de religiosité et, excusez-moi le néologisme, ultra-
ritualiste. Une société sécularisée qui se méfie de la ritualité officielle, le Québec,
jadis trop encadrée par le catholicisme devenu pour les ethnologues d’ici « reli-
gion de mémoire », une société à la recherche de sens et en quête de rituels. À
côté, le Brésil et, plus particulièrement, le nord du Brésil, l’Amazonie, en l’oc-
currence une société marquée par le pluralisme religieux et thérapeutique, mais
non moins traversée par la modernité. Dans ces deux cas, la souffrance consé-
quence de l’exclusion entraînée par le sida est au cœur du récit. La ritualité, on
le verra, est une expression de la spiritualité, mais selon qu’elle est ouverte et
affirmée ou réprimée et bloquée, elle offre des réponses très contrastées devant
le drame de l’exclusion.
5. Les données proviennent de deux projets de recherche dont j’ai assumé la direction : Restructura-
tion des services sociosanitaires et pratiques familiales de soins : composantes du travail, statut des savoirs et
enjeux éthiques (projet CRSH, 1998-2001) ; Pratiques, savoirs, trajectoires de santé des femmes de l’Ama-
zonie brésilienne (projet CRSH, 1998‑2001).
6. « Faire vivre et laisser mourir » est cette phrase de Foucault reprise aujourd’hui par Agamben,
dans Homo Sacer (1997). Cette phrase revient à signifier le mode d’exercice contemporain du pouvoir
et de la biopolitique, faisant de la vie un enjeu de pouvoir à travers la distinction arbitraire entre les
aptes et les inaptes, les dignes et les indignes.
76
Chapitre 4. Exclusion et ritualité
1 Le fils maudit
La première situation se passe il y a quelques années dans le contexte d’une
recherche7 que je réalisais sur les diverses formes de prises en charge familiales
dans les situations de soins à domicile au Québec. Il s’agissait d’interroger les
formes et le sens de la prise en charge d’aidants prenant soin de proches dans
divers contextes de maladies chroniques dégénératives. Il s’agissait alors de
comprendre également le sens de la prise en charge selon les types de liens entre
l’aidé et l’aidant, principalement le lien familial (par l’alliance ou par la filia-
tion) ; dans une moindre mesure, ont aussi été explorées les situations où des
amis prennent charge d’autres amis. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré
Maurice, à son domicile d’un quartier populaire de Québec, un homme d’une
quarantaine d’années ayant accompagné Luc, son ex-conjoint décédé du sida.
Luc est né d’une famille dysfonctionnelle. La vie de Luc illustre ce que bien
des sociologues nomment une trajectoire d’exclusion. Il a 16 ans lorsque son
père le jette hors de la maison familiale en raison de son homosexualité. Il se
met à boire et à consommer des drogues, douces, puis de plus en plus dures,
jusqu’à devenir toxicomane et à se prostituer. Père et mère sont eux-mêmes
alcooliques ; il a un frère avec qui il entretient peu de relations, lui aussi alcoo-
lique. Né à Montréal, il se retrouve vers ses 30 ans à Québec et rencontre
Maurice. Il vit alors de la prostitution de rue. Maurice cherche à le sauver de
l’enfer de la rue et de la drogue et il l’invite à vivre chez lui. Maurice est touché
par le fait de la situation familiale de Luc et cherche déjà à ce moment à donner
à Luc le moyen de tisser des liens avec sa famille, d’avoir une vie plus douce et
moins souffrante. Ils finissent par former un couple et Luc habitera avec
Maurice durant deux ans. Maurice invite à l’occasion la mère de Luc qui, à ce
moment, commence à devenir aveugle en plus de son alcoolisme. La visite de la
mère dans leur petit appartement tourne souvent en chicane de famille, car Luc
tolère mal la présence de sa mère en même temps qu’il la souhaite. Maurice
réussit à éloigner Luc des dealers et de la prostitution pendant deux ans. Mais
cette relation n’allait pas durer et Luc retourne dans la rue se droguer, se prosti-
tuer ; il contracte le sida. Dans un bar, Maurice revoit souvent Luc et souffre de
le voir mourir à petit feu ; Luc se présente souvent comme s’il ne connaissait
plus Maurice. Après ne plus avoir vu Luc pendant un certain temps, Maurice
est appelé par une professionnelle d’un centre hospitalier de la région, pour lui
demander d’assister Luc, à la demande de ce dernier. Maurice, malgré le
comportement de Luc, est touché par cette demande, encore attaché à lui. La
maladie faisant son chemin, Luc finit par entrer à la maison Marc-Simon, une
77
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
maison de soins palliatifs pour les victimes du sida. La mère de Luc était décédée
depuis environ un an, alcoolique et aveugle. Maurice laisse alors son emploi de
cuisinier pour pouvoir s’occuper pleinement de Luc. Il se donne pour mission
d’éloigner les dealers et les « tout croches » (dixit) de l’entourage de Luc de
façon, dit-il, à lui laisser un peu de paix d’ici la mort. Il pense aussi qu’on ne
laisse pas mourir quelqu’un seul, « que ça ne se fait pas ». Maurice initie alors
une forme d’entreprise de pacification ; peut-être voulait-il aussi retrouver une
part de ce qu’il avait malgré tout connu avec Luc.
Lorsque Luc entre à Marc-Simon, Maurice pense toujours à la mère de Luc
que ce dernier n’avait pas pu revoir avant sa mort (à elle) et avant sa maladie (à
lui). Le père de Luc était déjà décédé depuis plusieurs années. Durant les
semaines où il prend soin de Luc – prendre soin, c’est-à-dire : se rendre tous les
jours à la maison Marc-Simon, le laver, l’aider à manger, lui apporter des gâte-
ries, veiller à ce qu’il ne manque de rien et surtout de présence – il se demande
comment aider Luc à renouer avec sa famille et avec quelle famille puisque tous
les plus proches sont disparus sauf son frère. Qui ? Ces extraits de l’échange avec
lui montrent comment Maurice a cherché à donner réponse à cette question,
en la rendant omniprésente dans tout le processus d’accompagnement et en la
répercutant sur une série de liens. Maurice cherchera d’abord le frère toujours
vivant, la mère déjà morte, l’amant, les amis absents et enfin, Dieu.
(Le frère)
Quand qu’on est dans une maison, on est rendu à la dernière étape de notre vie,
l’écoute, le pardon, toutes ces choses-là faut que ça soit exprimé. Luc parlait beau-
coup. Il disait : « J’veux voir mon frère, j’veux voir mon frère, j’veux voir mon
frère ». Personne ne savait où il habitait. On m’a finalement demandé, j’ai dit :
« Oui, je le connais son frère, je le connais son numéro de téléphone, je vais l’ap-
peler ». Pis j’ai faite une conférence à trois. […] Au téléphone avec Luc, son frère
pis moi. […] Luc parlait presque pas. Son frère y disait des niaiseries. Le climat
était pas chaleureux, mais pour Luc c’était important d’entendre la voix de son
frère.
Je savais que son frère n’aurait jamais enterré sa mère parce qu’il n’avait jamais
d’argent pour le faire. […] Je savais que j’avais deux mille cinq cents pour faire son
décès. Je me suis informé, ça coûtait 175 $ ; 175 $ plus 2 500 $, je me suis arrangé
pour les faire descendre [les cendres]. Je les ai gardées chez moi pendant trois
semaines, dans la garde-robe. Pis le matin de son décès… J’avais un gardien chez
moi là, un voisin qui venait rester chez moi le temps que j’ai habité à la maison
78
Chapitre 4. Exclusion et ritualité
Marc-Simon pour prendre soin de Luc. Le matin j’appelle, je dis : « Éric, peux-tu
aller dans ma garde-robe, y a un sac Jean Coutu. Amène-moi ça au salon funé-
raire ». Il dit : « Qu’est-ce qui a là-dedans ? ». « C’est les cendres de la mère à Luc ».
Y dit : « T ’es malade, t’es-tu fou ? ! ». « Non. Tu m’amènes les cendres de la mère à
Luc au salon funéraire je m’en vais avec le corps au salon funéraire. Tu m’amènes
les cendres de la mère à Luc là ». Cette personne a vécu ça très dur.
[…] Luc savait que sa mère n’était pas enterrée. Moi j’avais pris la décision de faire
descendre les cendres à Québec pour la faire enterrer avec lui en sachant que son
frère l’aurait jamais mise en terre. C’est une décision que j’ai prise en son nom.
[…] J’ai dit : « On ne laisse pas les cendres d’une personne dans une garde-robe.
Faut que ça soit mis en terre, faut qu’il y ait un service, n’importe quoi ». Je me suis
arrangé pour avoir les cendres. J’ai payé son frère pour qui me les amène par
autobus. Un jour, avant de quitter la maison Marc-Simon, j’ai demandé à la reli-
gieuse, j’ai dit : « Prends cette boîte-là, va les porter sur les genoux à Luc, mets les
mains à Luc sur le dessus de la boîte ». J’ai dit : « Dis lui… ». La religieuse a failli
échapper la boîte par terre. […] J’ai dit : « Là, sœur Denise, veux-tu aller porter
cette boîte-là sur le ventre à Luc, apposes-y les mains dessous et les tiennes ». Elle
dit : « Qu’est-ce qui a dans la boîte ? ». J’ai dit : « C’est les cendres de sa mère ». Elle
est devenue blanche, la religieuse, elle a failli échapper la boîte par terre. Luc était
pas décédé. C’était trois semaines avant son décès. La religieuse a posé la question
trois jours après, elle a dit : « Luc, tu sais-tu la boîte qu’est-ce qui avait là-dedans ? ».
Y dit : « Oui. C’était maman ». Il le savait. Il était content. Là on lui a dit : « Tu vas
mourir. T’es prêt ? ». Y dit : « Oui ». Elle a dit : « On va t’enterrer avec ta mère en
même temps ». Je le lui ai jamais dit que son frère n’avait pas le courage de le faire.
[…] J’ai lui ai épargné ce petit détail-là.
[…] J’ai dit à Luc : « Luc, si tu veux, à ton décès, tu la fais enterrer avec toi ». Y dit :
« Oui ».
(L’amant)
En dernier c’était très lourd, très lourd. Il n’avait pas de conversation. Il avait le
visage aigri, il parlait juste par les yeux ou par le toucher. Je le touchais pis y savait
c’était moi. On arrivait dans la chambre on se nommait. Là il faisait le lien. Mais
les quelques minutes avant qu’il donne son dernier soupir j’étais couché à côté de
lui, je l’ai pris dans mes bras pis y est mort dans mes bras. C’est ça qu’il voulait. Le
bon Dieu m’a permis de faire ça. C’est correct.
79
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
(Les amis)
Pour moi que sa mère soit enterrée avec lui. […] [dans le même lot]. Le lot des
enfants de Marie de la Fabrique St-Roch au cimetière St-Charles. Chaque fabrique
a ces lots-là, pas une fosse commune là, un lot là. […] [Pour] les personnes qui ont
pas les moyens d’avoir un lot ou des choses comme ça. Pis j’ai dit : « On va faire
graver son nom l’année prochaine ».
[…] Luc y a eu une fin heureuse à comparer à sa vie malheureuse. Y était entouré
d’amour, d’affection, de tendresse, des petites attentions qui a jamais eu de sa vie.
Y a jamais été choyé ce gars-là, y a jamais été compris. Mais les derniers moments
de sa vie il l’a eu. […] Pour moi, le 14 avril 2000 c’est une expérience que je ne
pourrai pas oublier. J’en parle souvent à qui veut l’entendre. Je sais que… Y a une
messe pour Luc le 13 mai à l’église St‑Roch. J’ai faite dire une messe, j’ai marqué :
« De ses amis ». Au lieu de marquer de moi, j’ai marqué de ses amis. Luc avait peu
d’amis mais quand même un être a besoin toujours des amis dans sa vie.
Depuis son décès, j’ai des choses qui étaient à Luc qui sont ici dans ma maison,
mais j’ai l’impression qui est toujours ici avec moi. Qui m’aide depuis ce
temps-là.
Lors des funérailles, Maurice pensa à faire jouer une pièce aimée de Luc,
Amazing Grace8, un negro spiritual écrit par un esclave américain, John Newton,
80
Chapitre 4. Exclusion et ritualité
avant sa conversion au Christ. C’est sans doute de cette façon qu’il a aussi
nommé la présence divine dans l’accompagnement ; Luc n’était pas croyant
mais il aimait les anges et les negro spirituals.
De cette histoire, on peut dégager de l’accompagnement ici décrit en
plusieurs moments : un premier serait celui de la connexion lorsque l’amant fait
entrer en scène le frère. Il fallait pour qu’une socialité inclusive puisse se créer
dépasser le fonctionnement du système familial et accepter l’incongruité du
frère, n’en prendre que la parole qui sert ici de connecteur. Le deuxième est
celui de l’inversion, qui survient lorsque les cendres de la mère sont placées sur
le ventre du fils par l’intermédiaire de la religieuse. On assiste à une sorte de
naissance à l’envers puisque ce n’est pas le corps d’un enfant vivant qui est placé
sur le ventre de la mère, mais celui d’une mère morte sur le ventre d’un fils. Le
fils accueille la mère et c’est cet accueil qui permet une forme de réunification
dans la mort, la possibilité d’une pacification réparatrice et une mobilisation
plus fondamentale des liens, par l’entrée symbolique dans la lignée à travers le
rituel ici inventé. Le troisième est celui de la réaffirmation, par la place faite à
l’amant (quoique le lien amoureux fut nié) et aux amis (absents et imaginés). Ici
d’autres liens sont mobilisés et cumulés, un peu pour créer la micro-société à
laquelle Luc n’avait pas eu accès ou si peu. Enfin, le dernier moment, le dialogue
avec et dans l’au-delà. C’est le moment du negro spiritual, qui offre à l’exclu,
figuré dans l’hymne par l’esclave repenti, un espace pour le dialogue avec Dieu
après la mort. L’ensemble du rituel, dans toute sa laïcité, constitue aussi une
forme de dialogue avec l’ensemble des autrui significatifs qui auraient pu, si le
contexte de vie de Luc n’avait pas été celui qu’il fut, se manifester de toute autre
manière. Maurice se fait, sans être prêtre ou guérisseur, l’initiateur d’un rituel
de séparation et d’inclusion.
81
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
2 La fille innommable
La deuxième situation est très différente et se passe au Brésil, peu de temps
avant. L’entrevue se déroule dans le contexte d’un projet de recherche9 sur la
manière dont les familles prennent soin de leurs proches dans le double contexte
de très grande précarité sociosanitaire en termes de ressources biomédicales et
de très grande richesse de ressources thérapeutiques traditionnelles et locales.
Nous sommes à Marúda en 1999. Marudá est une municipalité de
l’Amazonie côtière brésilienne séparée en deux par une route unique où vivent,
d’un côté, les plus anciens et les fondateurs du village et avec eux les Da Silva
et, de l’autre, les plus récemment arrivés. Du côté plus ancien, on trouve toute
la communauté proche des guérisseurs traditionnels et, de l’autre, ceux qui se
situent proche de l’implantation de certaines micro-ONG, dont un groupe de
revitalisation des savoirs traditionnels des femmes en matière de santé, une
association de pêcheurs, etc. À Marudá vivent des caboclos (Forline et Saillant,
2001), c’est-à-dire les descendants des mariages contractés entre Portugais et
Indiens et entre Portugais et Africains. Les caboclos sont des personnes en chair
et en os et ne forment pas vraiment un groupe ethnique ; ils sont aussi des
esprits des religions autochtones et des religions afro-brésiliennes et en
particulier de l’umbanda10. Des esprits qui circulent, prennent les corps, se
manifestent. L’envahissement par un esprit caboclo ou une entité du panthéon
de l’umbanda se nomme « pegar o caboclo ». À Marudà il existe une famille, les
Dos Santos de Silva, dont la grand-mère, Dona Domingas, est parteira, sage-
femme et guérisseuse, au cœur du système local traditionnel de santé. Au
moment de ce terrain, j’ai bien sûr fait plusieurs entrevues avec elle et d’autres
membres de sa famille, descendants d’esclaves de propriétaires terriens de l’Île
de Marajó et de pêcheurs ; catholiques en principe, mais adhérant au catholi-
cisme populaire et empruntant à l’umbanda plusieurs éléments dans les cures et
les rituels. Dans les systèmes thérapeutiques locaux brésiliens et dans la région
où je travaillais, co-existent une série de figures importantes parmi les guéris-
seurs issus du catholicisme populaire et des religions de l’Amazonie : la parteira
(sage-femme), mais aussi la benzadeira (bénisseuse), la rezadeira (prieuse) et le
pajé (guérisseur-chaman). La benzadeira travaille avec les plantes et les prières,
s’occupe surtout des enfants en assurant leur santé et leur résistance. La reza-
deira prie pour toutes les maladies contractées par ceux qui la consultent en
82
Chapitre 4. Exclusion et ritualité
« prenant sur elle le mal »11, mais travaille aussi avec quelques éléments empruntés
à la pajelance12. Elle est souvent umbandiste, proche des esprits caboclos et du
panthéon des entités de l’umbanda. Le pajé est un guérisseur empruntant aux
religions amazoniennes traditionnelles ses techniques de cure. Il n’est cepen-
dant pas nécessairement un Indien de l’Amazonie.
J’ai rencontré Domingas, la parteira et sa fille Chica, qui est rezadeira. Lors
des entrevues avec Domingas j’ai bien saisi qu’elle ne voulait pas me parler de
sa fille Chica dont elle fut pourtant très proche. Toutes les fois que, dans la
conversation, il était question de Chica, elle cherchait à fuir et à parler d’autre
chose. Elle a préféré m’amener visiter sa sœur évangéliste, gardienne de sa mère
dont plus personne ne se souvient de l’âge. Cette sœur évangéliste habite à trois
maisons de sa nièce rezadeira mais il ne fut pas plus question avec elle de cette
nièce lors des entrevues subséquentes.
Lorsque j’ai rencontré Dona Chica, fille de Dona Domingas, j’ai trouvé
une personne malade et asthmatique, abandonnée par son mari qui la battait
(psychodrame brésilien connu ! Et trop souvent, récit canonique familial pour
représenter les relations hommes-femmes). Malgré sa maladie, elle prend soin
de ses enfants et, comme elle le dit, leur donne des thés (manjericão, outras
plantas cheirosas, folha de limão, folha de cravo13), elle fait des poussées (massages,
puxar), des bains de tête aromatiques (banhos cheirosos) qui attirent la protec-
tion des esprits, elle prie ; tous des moyens qu’elle a appris de sa grand-mère et
de sa mère. Elle a aussi collaboré avec d’autres guérisseuses, « des spirites14 qui
parlent avec les morts », comme elle le dit dans ses propres mots. Mais son
travail à elle est de prier pour les autres (rezar) et de « prendre sur elle » les esprits
caboclos mais aussi les malheurs de sa communauté. Elle est un peu catholique,
un peu pajé, un peu rezadeira et un peu spirite, un mélange qui n’est pas rare au
Brésil. Elle fréquente l’Église catholique, car dit-elle, les églises catholiques,
sont belles (elle compare aux églises des crentes, ces grands hangars ouverts où
se rassemblent les néo-pentecôtises). Nous sommes dans un univers multireli-
gieux, syncrétique où la magie des esprits fait quotidiennement son œuvre.
Chica a eu une fille qui mourut du sida et dont elle a pris soin. Lors des
entrevues, elle n’a jamais voulu révéler le sida de sa fille. Plusieurs fois, elle
affirma que la cause du décès fut le mal de tête. Le mal de tête, il faut dire, est
11. Cette idée de « prendre le mal sur soi » est très répandue dans les divers systèmes de médecine
traditionnelle. Le guérisseur prend concrètement et symboliquement, à travers l’activité rituelle, la
part de malheur et de souffrance que représente la maladie.
12. La pajelance est le système thérapeutique des guérisseurs de l’Amazonie et dans laquelle l’in-
fluence des Autochtones chamanes est prépondérante.
13. « Basilique, autres plantes odorantes, feuilles de citronnier, bâton de girofle ».
14. Fait appel au spiritisme brésilien, le pays où cette religion est encore la plus répandue dans les
classes moyennes. Voir Aubrée et Laplantine (1990).
83
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Agora eu fiquei doída assim, porque as pessoas me conheciam, vinham à minha casa…
Eu rezava, puxava, passava remédio.
Passava o dia por aí, puxando, rezando, para onde me chamavam, para eles fazerem
isso comigo… Eu senti, fiquei sentida.
Mas não tem problema não, que quando a doença vem eu não quer saber quem é, se é
preta, branca…17
Il est frappant de constater ce qui est arrivé à Chica suite à la présence dans
la famille de cette maladie sans nom. Celle qui combinait les ritualités et voya-
84
Chapitre 4. Exclusion et ritualité
geait sans problèmes entre les mondes religieux ne se donne plus le droit de le
faire en même temps qu’on ne lui en donne plus la possibilité. Ayant perdu
prestige et notoriété, elle est devenue non point celle par qui le mal passe et se
dissout, mais celle par qui le malheur et la maladie pourraient arriver (et sont
arrivés). Il se peut que Chica ait aussi incorporé le mal-être et le sentiment de
menace de toute la communauté en prenant sur elle non pas le mal d’un indi-
vidu (sa fille), mais celui de toute la communauté et, qui sait – mais il ne fut pas
possible de le vérifier – se soit donné le pouvoir de retourner cette communauté
à elle-même en exerçant ses pouvoirs par la négative18. La famille des Da Silva,
dont les femmes sont guérisseuses de mère en fille, ne la reconnaît plus. Celle
dont le rôle social était justement d’inclure les autres dans la communauté
sociale s’en trouve exclue, enfermée dans des murs symboliques de silence. La
fille, morte au loin, la mère qui perd tout. Chica est exclue du rituel et de la
possibilité d’initier tout rituel public. Il ne lui reste plus – et c’est ce qu’elle fait
– qu’à prier seule et à s’adresser à un Dieu abstrait, détaché de tout système
religieux et thérapeutique. Chica, visiblement très triste, pleure sa solitude et se
retrouve ainsi seule face à un Dieu dont on ne sait trop bien de quoi il est fait,
entre les univers qu’elle fréquentait si bien jadis, esprits caboclos, spirites,
umbandistes et saints catholiques. Mais elle parle de Dieu, un Dieu, d’un Dieu.
Conclusion
La souffrance sociale résulte de forces sociopolitiques et de structures qui
conduisent à divers processus préjudiciables pour des groupes et individus :
l’exclusion, la discrimination, la non-reconnaissance, par exemple. Dans le cas
qui nous concerne, ce sont les politiques reliées au sida qu’il faudrait mettre en
évidence, ce qui nous situe hors du cadre de cet article, mais aussi les politiques
plus générales de santé dans chacun des pays. Une faible accessibilité aux soins
selon le statut social du malade ou encore selon sa provenance géographique
accentue la stigmatisation et les diverses formes d’exclusion dont le malade
risque d’être victime au cours de sa maladie. La souffrance résulte tout aussi
bien de conditions structurelles que subjectives. Le fils toxico et prostitué est
bien resté dans la rue jusqu’aux moments des soins palliatifs ; il aurait pu y
rester et y mourir, cela est chose courante (Bibeau et Perreault, 1995). La fille
invisible et porteuse d’une maladie sans nom n’avait sans doute qu’une exis-
tence sociale fort réduite, là encore jusqu’aux soins palliatifs. Leurs voix ne
18. « Fazer o mal, fazer o bem » (Faire le mal, faire le bien) sont des expressions courantes dans la vie
brésilienne et réfèrent le plus souvent à ces pouvoirs positifs ou négatifs des guérisseurs. Elle fait allu-
sion à ces pouvoirs négatifs et positifs dans la terminologie de la maladie qui peut être noire (d’origine
maléfique) ou blanche (naturelle) dans sa référence à son travail de guérisseuse (voir note
précédente).
85
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
furent accessibles que par leurs accompagnants, parce que ce sont eux qui assu-
rèrent les soins des proches en fin de vie ; ce sont aussi les témoins. Le même
raisonnement peut être appliqué à la culture : une société dont le régime est
plutôt traditionnel, tel le Marúda de Dona Chica, produit sa part de violence,
la non-conformité conduisant à son lot d’accusations et de mise au ban.
L’accompagnement des deux sidéens par leurs proches a été certes détermi-
nant dans la manière dont furent vécus ces moments de fin de vie. L’accompa-
gnement, plus ou moins ritualisé selon les deux cas, aurait contribué à réduire,
du moins nous permettons-nous de le poser comme hypothèse, la souffrance
globale de ces sidéens. Le degré de « soulagement » est toutefois difficile à
préciser. Dans un cas, celui de Luc, il s’agissait bien d’un accompagnement au
sens moderne de la chose, soit d’une décision personnelle de « prendre du
temps » pour « être là ». Il n’est pas certain que la fille de Chica (dont on ne sait
pas le nom) ait été accompagnée dans le même esprit ; le poids des rôles fami-
liaux et des obligations de la mère, dont l’identité est aussi celle d’une guéris-
seuse, agit fortement sur les comportements de soins (Saillant, 2003). Quoi
qu’il en soit, un encadrement professionnel assez limité, dans un moment et
dans des circonstances où la médecine technicienne peut se faire moins présente,
laisse une place à l’expression des accompagnants et des malades et, éventuelle-
ment, au rituel de séparation et de deuil. La place faite au rituel dans ces deux
cas peut être une caractéristique de l’accompagnement. Mais des différences
très fortes peuvent survenir selon les contextes et les deux exemples ici discutés
nous permettent de les mettre en évidence.
Le contexte québécois, « moderne » au sens de l’autonomie morale des indi-
vidus et du lien critique aux autorités religieuses (entre autres), rend possible
l’invention de ritualités dont les actes et les significations ne sont pas pré-établies
par une institution. C’est souvent à travers ces ritualités nouvelles que s’exprime
une certaine forme de spiritualité et de désir de transcendance. Ce fut ainsi le
cas pour Luc. Le statut d’exclu de ce dernier n’a pas empêché l’expression d’un
nouveau rituel aux valeurs réparatrices. Ce rituel fut en partie spontané, plutôt
fruit d’un bricolage et exercé de manière quasi privée. Bon nombre de ces
nouveaux rituels mis en place dans la modernité possèdent de telles caractéris-
tiques. Le contexte amazonien, plus traditionnel et « communautaire », n’a pas
permis cette expression, même privée. Au contraire, c’est d’un interdit rituel
dont est frappée l’accompagnante, dépossédée de son pouvoir d’action. Jusqu’à
quel point cet interdit aura-t-il contrôlé l’expression de Dona Chica, cela reste-
rait à voir. Les deux situations se rejoignent par la non-accessibilité des accom-
pagnants et des malades à un espace public. C’est dans le repli du privé ou dans
son retrait qu’ils sont l’un et l’autre confinés. L’espace privé est-il le seul lieu de
réparations des conséquences de l’exclusion et de la souffrance ? Le seul lieu
86
Chapitre 4. Exclusion et ritualité
87
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
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88
Chapitre 5
Isabelle Wallach
1. Les résultats présentés dans ce texte s’inscrivent dans une recherche de doctorat qui a été financée
par l’Agence Nationale de Recherche sur le Sida en 2002, 2003, 2004 et par l’association Sidaction en
2005.
2. Voir les revues de littérature, Tourette-Turgis, Rébillon, 2002 ; Morin, 2001 ; Moatti et coll.,
2000.
89
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
90
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux
4. Définition de Pargament et Jenkins (1995, « Religion and spirituality and ressources for coping
with cancer », Journal of Psychosocial Oncology, vol. 13, no 1 : 51-75) citée dans Rowe et Allen, 2004.
5. Définition de Smith, Stefanek et coll. (1993, « Spiritual awareness, personnal perspective on
death, and psychosocial distress among cancer patients : an initial investigation », Journal of Psychoso-
cial Oncology, vol. 11, no 3 : 89-103) citée dans Rowe et Allen, 2004.
91
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
1 Méthodologie
Les données présentées ici sont issues d’entretiens qualitatifs semi-directifs
réalisés avec neuf personnes, dans le cadre d’un doctorat sur les pratiques des
patients et des soignants relatives à l’observance aux antirétroviraux. Ces
personnes ont été rencontrées au sein de deux hôpitaux publics et d’une asso-
ciation de lutte contre le sida situés en région parisienne. Deux séries d’entre-
tiens ont été conduites, à un an d’intervalle, en 2002 et 2003. La durée moyenne
des entretiens était de deux heures trente pour le premier et d’une heure trente
pour le second.
Les témoignages de neuf personnes ont été retenus pour cette étude parce
qu’ils évoquaient la thématique de la religion ou de la spiritualité. Ce groupe se
compose de quatre hommes et de cinq femmes dont trois sont originaires
d’Afrique subsaharienne (République démocratique du Congo, Côte d’Ivoire
et Bénin), âgés de 32 à 62 ans au moment de la première entrevue. Concernant
le mode de contamination, les femmes ont contracté le virus par voie sexuelle,
tandis que chez les hommes, trois l’ont été par voie sexuelle – dont deux par des
rapports avec d’autres hommes – et le dernier l’a été par usage de drogue. Leur
diagnostic a été connu entre 14 ans et 18 mois avant le premier entretien.
Quant au traitement antirétroviral, il a été initié entre 10 ans et 15 mois avant
notre première entrevue.
En ce qui concerne le contenu des entretiens, les quatre principaux thèmes
abordés étaient le vécu de la séropositivité, le vécu des traitements, l’observance
du traitement, la relation avec les soignants. Ces entretiens accordaient une
grande place à la forme du récit de vie, recueillant notamment le parcours
biographique lié à la séropositivité et à la thérapeutique. Le cadre narratif et la
forme peu directive de l’entretien ont permis que les patients évoquent sponta-
nément l’influence de la spiritualité ou de la religion sur leurs pratiques de
médication ou leur relation au traitement.
92
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux
Pour ce qui est de l’analyse des données, elle s’est fondée, d’une part, sur
une approche diachronique, cherchant à reconstituer pour chaque patient le
rôle joué par la dimension spirituelle dans son parcours thérapeutique et,
d’autre part, sur une approche comparative afin d’identifier les points communs
aux différentes expériences et aux différents parcours relatés.
Il m’arrive de prier quelquefois, quand j’ai pas le moral. Je récite les prières que ma
grand-mère m’avait apprises et puis j’appelle tous les gens que j’ai aimés et qui sont
partis et je leur demande de m’aider à passer le truc. Et je pense que ça m’aide
réellement. Ça m’aide vraiment à supporter la maladie et tous les problèmes qu’im-
plique le traitement, c’est-à-dire les problèmes de hanche, les problèmes à venir. Ça
93
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Quand je me sens pas bien, je prie, je passe tout mon temps à prier, ça passe. Ça
m’est arrivé de ne pas avoir de diarrhée pendant le traitement. Mais il faut avoir la
force, il faut jeûner toute une journée, prier, du matin jusqu’au soir et les voeux
sont exaucés, mais c’est très dur. On peut rester sans manger jusqu’au soir, mais
quand on parle de jeûne c’est fini, vous avez faim, mais faut supporter jusqu’au
bout. Je mange juste pour prendre mes médicaments, c’est-à-dire je diminue ce
que j’ai l’habitude de manger. J’ai le mal de ventre qui disparaît, tant que je
continue à prier intensément, à jeûner, c’est-à-dire à me priver de quelque chose
que j’aime manger. C’est comme si je prenais de l’ultralevure pour arrêter ma
diarrhée.
Dans le cas qui vient d’être évoqué, la prière à visée thérapeutique est
utilisée comme un adjuvant de la thérapie antirétrovirale qui permet de traiter
ses effets indésirables. Cependant, la pratique religieuse peut aussi parfois être
conçue comme un moyen de guérison du VIH à part entière et entrer en
concurrence avec le traitement biomédical. Cette situation fut rencontrée à
travers l’exemple de deux femmes d’origine africaine qui, pourtant, ne remirent
pas en question la prise du traitement médicamenteux. Dans ces deux cas,
l’usage de la prière comme voie d’accès à la guérison put cohabiter avec le suivi
du traitement antirétroviral.
La première, Mireille, a adhéré à l’Église Universelle du Royaume de Dieu
durant la période de l’enquête alors qu’elle était auparavant catholique prati-
quante. Ce mouvement pentecôtiste, comme d’autres venus d’Amérique latine,
promet la guérison divine à ses fidèles dans la mesure où toute maladie est
imputée à l’oeuvre de Satan. Dans ce contexte, la prière représente un des
moyens utilisés par les Églises pentecôtistes pour obtenir la guérison conçue
comme libération d’une malédiction par l’action de Christ (Laplantine, 1999).
En outre, la guérison par la prière est vue comme le juste retour des dons finan-
7. Il est probable que cette femme ait préféré dire qu’elle faisait partie d’une Église catholique par
crainte d’un jugement de valeur et de l’assimilation de son église à une secte.
94
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux
ciers réalisés. Comme l’explique Laplantine « La santé [...] peuvent être appré-
hendés comme le retour quasi-automatique de l’investissement effectué dans le
sacrifice de la dîme ». Selon lui, la dîme est « un acte qui consiste moins à se
conformer à la volonté de Dieu qu’à « exiger » de ce dernier qu’il « tienne ses
promesses » », au nombre desquelles figure la santé (idem : 107). Or, Mireille
avait parallèlement rapporté verser la dîme à l’Église, offrande qu’elle considé-
rait comme « un moyen d’annuler les malédictions ». S’inscrivant parfaitement
dans l’ensemble de cette démarche, ses prières ont pour objectif d’obtenir la
guérison de la pathologie à VIH qu’elle attribue, depuis son adhésion à ce
mouvement religieux, à l’action d’esprits maléfiques. Néanmoins bien informée
sur le VIH, puisqu’elle a été auparavant employée par une association de lutte
contre le sida, Mireille continue à suivre le traitement antirétroviral, attendant
de constater la disparition du virus sur ses résultats biologiques pour l’arrêter.
D’ici quelque temps, je serai plus malade. C’est le Bon Dieu, il va me guérir. Ils
vont me faire la prise de sang et ils vont voir que je suis plus malade. Avec mes
prières, je vais guérir. Il y aura un jour que je vais arrêter. Ils vont faire la prise de
sang, ils vont voir que je suis plus malade. Il y aura plus de virus. [...] Il faut avoir
la foi, quand vous priez, il faut le faire vraiment avec foi. Il faut être honnête avec
Dieu. Vraiment que vous vous donniez à Dieu, là vous allez avoir quelque chose.
Si vous priez pour la guérison, il faut être déterminé. Parce que Dieu, il a dit dans
Mathieu, chapitre 7 : « Demandez, on va vous donner ». Si je prie avec foi, il est
obligé de me donner.
J’ai fini par accepter petit à petit, ça n’a pas été facile. Je remercie Dieu qu’aujour
d’hui j’arrive à l’accepter. J’ai commencé dans ma tête, la nuit quand je me couche,
j’ai fini ma journée, je rentre dans mes pensées et je dis : « ben voilà, je le suis et je
l’accepte ». Il faut que je l’accepte, il faut que je prends mes médicaments pour bien
me protéger, pour bien garder mes enfants, pour rester le plus longtemps possible
avec eux.
Lorsque je la questionne sur ce qui l’a aidée à prendre son traitement avec
régularité, elle évoque notamment la pratique religieuse :
Je prie beaucoup aussi. Il y a la foi aussi. Tu sais il y a des choses spirituelles qui
arrivent dans ta vie, que tu n’arrives pas à expliquer. Je sais pas exactement, mais je
95
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
prie beaucoup. Je dis à Dieu : « tu es la seule personne qui peut me guérir, même le
médicament il ne peut jamais me guérir ». Tu sais il faut avoir la foi, il faut avoir la
confiance en Dieu, vraiment. Aussi je peux dire la prière m’a aidée. Parce que je
prie tous les jours. J’ai collé des prières partout dans la maison. Je garde les prières
même dans la tête. Je fais des neuvaines, je fais le carême, je fais des jeûnes deux
jours, trois jours pour vraiment prier. Je peux dire : « jeudi et vendredi il faut que je
fais un jeûne de deux jours pour prier pour demander à Dieu de me guérir ».
Le deuxième élément qui a été mis en évidence par l’analyse des entretiens
est que les pratiques cultuelles peuvent contribuer à faciliter la prise du traite-
ment, en aidant la personne infectée par le VIH à mieux s’accepter.
Les difficultés passées de Louise à prendre son traitement antirétroviral avec
régularité s’enracinaient dans une impossibilité d’accepter sa séropositivité. La
jeune femme manquait souvent des prises afin de ne pas être confrontée aux
médicaments qui symbolisaient à ses yeux sa maladie. La prière joua aussi un
rôle dans le changement de son comportement de prise du traitement, en
modifiant son rapport à la séropositivité. Ainsi, elle explique que sa pratique
religieuse était parfois orientée vers l’acceptation de sa pathologie. « Je peux
dire, il faut que je fais une journée de jeûne pour demander à Dieu de m’aider
à accepter ce que je suis. »
Bruno, un homme homosexuel d’une quarantaine d’années a connu
pendant de nombreuses années des ruptures d’observance au traitement antiré-
troviral, qu’il interrompait parfois pendant plusieurs semaines. Son incapacité
à se traiter de façon régulière était liée à une difficulté à prendre soin de lui-
même, du fait de pulsions d’autodestruction et d’une difficulté à accepter son
homosexualité et sa pathologie. Pour cet homme, la pratique catholique de la
communion contribue à lui permettre de mieux supporter son statut séropositif
en lui donnant le sentiment d’être complètement accepté par le Christ, malgré
sa maladie :
En plus d’être chrétien, je suis catholique, donc je crois à la présence réelle dans
l’hostie, dans le pain, dans la matière, ce qui est important c’est que l’esprit est dans
la matière. Quand je me rends compte que ce Dieu qui m’a créé, que je sens
profondément, inconditionnellement, qu’il m’aime et qu’il vient d’une manière
aussi intime par l’absorption, donc ça vient dans toutes mes cellules... Dans
certaines églises, on peut aussi prendre le sang, pour moi c’est important, c’est très
fort comme symbole, pour moi c’est plus qu’un symbole. D’un seul coup je me
dis : « ce Dieu, on peut se sentir exclu, pestiféré et lui a fait ce choix, à travers le
Christ de venir. ». Et qu’il vienne être intimement lié à toutes mes cellules malades,
ça c’est un truc trop fort !
96
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux
Je peux pas dire que j’ai pesé le pour et le contre, de toutes façons, j’étais pas en état
parce que j’étais dans un demi-coma. J’ai pas voulu pendant une semaine parce
que c’était ma démarche habituelle de pas vouloir prendre de l’allopathie et puis
un beau jour, pourquoi, hop, ça m’est venu, c’est-à-dire ça m’est venu, c’est-à-dire
que je pense qu’on m’a envoyé, il m’a été envoyé ce message-là, de dire oui. Parce
que c’était plus dur pour moi à l’époque, j’avais pas envie du tout, j’aurais préféré
mourir à l’hôpital que de prendre cette trithérapie. C’était un truc tellement diffi-
cile, presque insurmontable. Et quelque part il m’a été dit : « Tu dois vivre. ». C’est
97
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
pas que j’avais envie. Je peux difficilement expliquer parce que d’un seul coup c’est
venu. J’ai dit : « ben oui, je vais le prendre ». J’avais pas envie donc c’est venu d’en
haut je pense.
Quand je suis né, j’ai été mis sous la protection de la Vierge par ma grand-mère.
Donc, depuis que je suis petit, je pense qu’il y a une sorte d’ange gardien qui me
protège. Je pense qu’il y a un truc dans la Vierge, mais je pense que tous ceux qui
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Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux
ont été attachés à toi sont là aussi. J’occultais la maladie en me disant : « pas moi,
je suis protégé ». Tu prends pas ton traitement et tu dis : « je passerai à travers, je
suis pas comme les autres, moi j’aurais rien ».
Je lis en ce moment l’Éloge de la mort. Ce livre sait expliquer pourquoi on est là,
comment on est là et le départ, c’est un départ qui est pratiquement programmé
dans nos gènes, nous on n’en a pas conscience, mais c’est programmé, en fait on
est là, il faut faire quelque chose de notre vie, quand on nous demande, par
exemple, dans la Bible il y a marqué : « Dieu demande au moment de la mort
qu’as-tu fait de tes talents ? ». On est là pour enrichir l’énergie qu’on nous a donnée.
J’ai été croyante, j’ai reçu une religion catholique, mais je suis pas pratiquante du
tout, donc moi c’est très amalgamé, c’est un mélange de tout, mais je me dis, je
pense pas qu’il y a un bon Dieu quelque part, mais je me dis que peut-être au
moment de partir, je vais rendre l’énergie. [...] Il faut que je la rende enrichie au
moment de mon départ. Parce que je veux pouvoir me dire au moment de mourir :
« qu’est-ce que j’ai fait, est-ce que j’ai apporté quelque chose à des gens autour de
moi ? » [...] La maladie m’a fait revivre. Je suis absolument stupéfaite, je m’extasie
du déroulement d’une vie. [...] Quels que soient les malheurs, les douleurs, moi je
99
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
suis reconnaissante à la vie, moi j’aime la vie et je lui suis reconnaissante, j’ai un
grand amour de la vie et je trouve ça magnifique de vivre. Je trouve que c’est un
don qui nous est donné et ce serait bête de la gâcher.
100
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux
Le second patient est un homme d’une soixantaine d’années dont la vie est
entièrement centrée sur la spiritualité et les médecines parallèles depuis une
trentaine d’années. Contaminé par le VIH en l996, il avait initialement accepté
de suivre une trithérapie qu’il interrompit trois ans plus tard en raison d’effets
secondaires lourds. Lors de notre rencontre, il ne prenait plus de médicaments
antirétroviraux depuis trois ans et refusait de recommencer un traitement du
fait de l’adoption d’une nouvelle interprétation de sa pathologie. En effet, la
consultation d’un médecin homéopathe pratiquant la radiesthésie l’avait récem-
ment convaincu qu’il ne souffrait pas de l’infection à VIH, mais d’un dérègle-
ment énergétique lié à un problème de stress. Cette étiologie de la maladie
correspond parfaitement à sa conception du monde selon laquelle l’univers, la
terre et les hommes sont constitués et reliés par nombreuses « énergies ».
5 Les valeurs
La religion est généralement le vecteur d’un système de valeurs et d’un
modèle de conduite à suivre. Les récits de quatre personnes ont mis en lumière
que la dimension morale des religions avait, pour certains, une influence sur
leur perception ou sur leur suivi de la thérapie antirétrovirale.
Le récit de Bruno, dont le cas a déjà été évoqué, a révélé que la foi chré-
tienne avait joué un rôle fondamental dans son cheminement vers le désir de
vivre et donc de se soigner. Cet homme homosexuel se décrit comme ayant une
tendance à l’autodestruction, ce qui l’empêche de prendre son traitement
correctement. La foi lui a cependant permis de progresser vers une meilleure
prise en charge de sa santé. En effet, après avoir fréquenté des groupes religieux
protestants dont le discours homophobe ne faisait qu’accentuer son mal-être, il
a découvert des mouvements catholiques plus ouverts, porteurs d’un message
différent qui l’ont fait évoluer vers une réconciliation avec lui-même.
101
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Leur approche c’est que si vous avez la foi, vous faites partie de l’Église, on n’a pas
à vous juger. Toute personne a un chemin à faire pour accéder à plus de liberté,
plus de vie, plus de vérité avec lui-même et les autres. C’est la personne dans son
entièreté qui doit faire un chemin. Ça m’a aidé à me réconcilier avec moi-même, à
regarder qui j’étais, mon évolution et à voir comment petit à petit faire un travail
sur moi. Il y a eu un changement de l’image de Dieu. Il est devenu quelqu’un qui
n’est pas dans le jugement, qui nous prend là où on est réellement. Il m’aide beau-
coup à accepter où j’en suis aujourd’hui et petit à petit à arriver à plus de vérité sur
soi. Et petit à petit à accepter la vie. Ma foi m’aide à ça. Le cursus n’est pas fini
parce que régulièrement j’arrête le traitement, mais là c’est plus des périodes
longues, c’est plutôt des jours.
Si sa foi l’a aidé par les valeurs de tolérance qu’elle véhicule, elle lui a égale-
ment permis un retour au soin en lui transmettant un modèle de conduite basé
sur la figure du Christ.
Quand on dit : « Jésus est venu sauver », le verbe « sauver » en grec c’est aussi
« prendre soin ». Ma foi m’interpelle. Est-ce que moi je prends soin de moi et pour-
quoi je prends pas soin de moi ? Alors que ma foi c’est justement un Dieu qui
prend soin. Donc je dis : « Bon, alors il faut travailler tout ça ». C’est être animé des
mêmes sentiments ou des mêmes pensées que je pense que Dieu a envers l’huma-
nité, envers les personnes, il faut que je les aie déjà envers moi-même.
Pour Louise, c’est la valeur du pardon prônée par la religion chrétienne qui
a participé à son processus d’acceptation progressive de son infection et, partant,
à sa décision de suivre le traitement. En effet, comme nous l’avons vu précé-
demment, Louise n’arrivait pas à prendre ses médicaments antirétroviraux
parce qu’ils étaient la matérialisation de la séropositivité qu’elle n’acceptait pas.
Or, il est apparu que l’acceptation de son statut infectieux l’avait effectivement
rendue beaucoup plus observante au traitement. Le fait de pardonner à l’homme
qui l’a infectée semble être un des éléments qui l’a aidée à mieux vivre avec sa
séropositivité :
Comme dit un prêtre qui faisait la prédication, il dit : « ne cherchez pas trop à
accuser l’autre, même si vous savez que ce qu’il a fait est mal, pensez plutôt à vous
et demandez que Dieu le pardonne lui. En demandant ce pardon à Dieu, vous
Dieu vous pardonne plus, doublement que lui ». Donc j’ai voulu aller dans ce sens
aussi. C’était tout dernièrement, j’ai réfléchi à tout ça, j’ai commencé à le faire,
c’est pour ça, je l’accepte plus facilement maintenant. Je l’ai pardonné, ça fait que
maintenant quand je le vois je n’ai plus de haine. En le pardonnant, ça m’a aidée à
évoluer de l’autre côté, à accepter ce que je suis.
102
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux
Les effets secondaires c’était rappeler ma maladie, par quoi je l’avais eue, c’était la
conséquence, la punition. Le fait d’être séropositif, il fallait que je subisse certaines
conséquences. Quand je prenais les médicaments, j’avais les effets secondaires.
Donc je me suis dit : « c’est une punition divine, c’est bien fait pour ta gueule si t’as
des effets néfastes. » C’est pour ça que j’arrivais pas à prendre les médicaments
parce qu’à chaque fois que j’avais des effets secondaires ça me rappelait ma séropo-
sitivité que je reniais. Déjà que j’avais du mal à accepter que j’étais homo, séropo,
c’est la goutte qui a fait déborder le vase.
103
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Conclusion
L’analyse des entretiens réalisés avec des hommes et des femmes sous
thérapie antirétrovirale a mis en lumière l’influence exercée par la religion et la
spiritualité sur leur vécu et leur suivi du traitement. Les pratiques cultuelles, les
croyances en des êtres ou en un monde supraterrestres tout comme l’adhésion
à des valeurs et à des modèles de conduites peuvent avoir un impact sur l’apti-
tude et le désir de prendre le traitement antirétroviral. Cependant, bien que les
éléments interférant avec l’observance médicamenteuse soient de plusieurs
natures, il semble que, pour les personnes interviewées, la foi en l’existence du
supraterrestre ou du divin ainsi que les relations établies avec ce monde et ses
êtres, jouent un rôle prédominant dans leur pratique de médication. Davantage
que des pratiques imposées par une communauté, il est apparu que ce sont les
convictions et l’expérience intime de l’individu relatives au spirituel ou au reli-
gieux qui agissent sur son comportement thérapeutique. Or, il est intéressant
de constater que cette expérience personnelle peut évoluer dans le temps, en
fonction de l’affiliation à de nouveaux groupes ou d’événements d’ordre spiri-
tuel ou personnel exposant la personne à des idées fluctuantes et parfois contra-
dictoires les unes par rapport aux autres. Il importe donc, si l’on veut comprendre
l’influence de la dimension religieuse et spirituelle sur une personne, de la resi-
tuer dans le contexte d’une étape précise, pour ensuite la replacer dans son
parcours global.
Un second point qui transparaît des diverses situations rapportées par les
patients est que la dimension religieuse ou spirituelle peut favoriser, mais aussi
défavoriser l’acceptation du traitement antirétroviral. Tant sur le plan des
croyances que sur celui des valeurs et des systèmes de significations dont elles
sont porteuses, la religion et la spiritualité peuvent à la fois servir ou desservir
la cure de l’infection à VIH. La conviction de bénéficier d’une intervention
supraterrestre peut tout aussi bien conduire à se soigner qu’elle peut au contraire
soustraire à l’approche biomédicale. Les théories relatives à l’homme et à l’exis-
tence véhiculées par la religion et la spiritualité peuvent être en harmonie ou, à
l’inverse, être incompatibles avec la prise d’un traitement médical. Le système
de valeurs proposé par la religion peut amener à une plus grande sérénité ou, au
contraire, à un sentiment de culpabilité dès lors que la personne s’éloigne des
normes édictées. Par conséquent, l’influence réellement exercée par la dimen-
sion religio-spirituelle sur le suivi du traitement anti-VIH mérite, elle aussi,
d’être replacée dans le contexte biographique et thérapeutique de l’individu
pour être appréhendée dans toute sa complexité.
104
Chapitre 5. L’impact de la religion et de la spiritualité sur le suivi et les perceptions des traitements antirétroviraux
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106
Chapitre 6
107
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
1 Méthodologie
1.1 Caractéristiques de l’échantillon
L’échantillon se compose de 42 femmes infectées par le VIH/sida, âgées de
25 à 51 ans (âge moyen : 34,8 ans). L’origine ethnoculturelle est variée : 40,4 %
sont africaines, 28,6 % sont haïtiennes et 31 % sont d’origine québécoise. Au
plan familial, 52,4 % vivent avec un conjoint et un enfant, alors que 23,8 %
sont des mères monoparentales. La grande majorité des femmes (85,7 %) ont
au moins un enfant (nombre moyen : 1,7 enfant ; étendue : de 1 à 5). Quant au
108
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH
109
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
[La religion] n’avait pas d’importance dans ce temps-là. Et je ne vais pas davantage
à l’église. (Manon, Québécoise.)
J’ai été baptisée catholique, mais je n’ai pas d’association particulière. […] je ne
suis pas pratiquante. (Sophie, Québécoise.)
Je sais qu’on allait, avec mon conjoint, à l’église. Je le traînais parce qu’il n’aime pas
ça, même s’il est catholique. Je lui disais : « Viens, on va allumer des lampions pour
que l’enfant, quand elle va naître, qu’elle n’attrape pas le virus ». […] On y allait
pour ça. Aller à la messe ou aller allumer des lampions pour ça. Oui. […] Il y a des
fois on s’accroche à n’importe quoi. (Mélanie, d’origine africaine.)
110
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH
Je fais baptiser mes enfants, mais c’est plus par coutume […] j’ai été élevée dans ça,
mais je ne pratique pas vraiment. Ce n’est pas quelque chose qui m’a vraiment
aidée dans mon cheminement. (Ginette, Québécoise.)
J’ai grandi en étant tout de même pratiquante. Sauf que je ne suis pas une personne
qui exagère les choses, je suis modérée là-dedans.[…] je pratique encore la religion,
la preuve c’est que je dois faire baptiser nos enfants.[…] dans ma communauté, il
y a une chorale qui chante la messe. Ça fait longtemps que j’en fais partie, depuis
que je suis ici je fais partie de la chorale. (Lyne, d’origine africaine.)
Nous ne sommes pas réglés comme des horloges, mais nous y sommes allés, je
dirais, au moins à trois ou quatre reprises depuis que j’ai eu mon enfant […] Je ne
suis pas une fervente, mais cela occupe quand même une place.[…] Et puis je
dirais que lorsqu’il y a des situations qui sont davantage exigeantes au niveau
émotionnel, c’est souvent vers la religion que je me tourne. Je vais à l’église prendre
le temps d’aller m’agenouiller et de réfléchir. […] Alors, lorsqu’il y a quelque chose
qui va moins bien, je vais avoir tendance à y retourner. (Carole, Québécoise.)
Des fois, je fais des dépressions. Je suis très émotive et, aussi, des fois, je pleure. Je
me dis : « Pourquoi moi, pourquoi, pourquoi ça, pourquoi ça ? ». Je me demande.
Mais dans la Bible, je connais certains passages, je vois les gens qui ont eu des
problèmes. Même le grand prophète Jean il a eu des problèmes. (Valérie, d’origine
africaine.)
111
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
J’ai vu une femme qui est entrée, elle m’a dit : « Ah pauvre toi, avec toute la misère
que tu as, ça doit être dur pour toi hein ? Va lire tel psaume ou tel psaume ». Depuis
97, je fais de mon mieux. Dès mon réveil, le lendemain matin, je m’en vais à la
toilette me brosser les dents. Mon café, ma cigarette, j’ai la Bible dans mes mains.
[…] Aussitôt que je le lis, on dirait que je prends du mieux.[…] C’est bon pour
moi, c’est comme ma prière du matin. (Dadou, d’origine haïtienne.)
Ça prend plus de place, au jour le jour dans mon quotidien, dans ma vie. Je relie
le spirituel, la réalité de tous les jours et le spirituel. Oui, on en a besoin de ça !
Donc, je rejoins plus maintenant le spirituel. J’ai confiance en Dieu, j’ai confiance
en quelque chose de puissant, de spirituel qui peut m’aider dans les moments
difficiles. Ça grandit davantage ces temps-ci. (Jadelle, d’origine haïtienne.)
Contrairement aux discours des hommes gais (Lévy et coll., 2002), les réfé-
rences à Dieu, désigné aussi comme « Seigneur », sont fréquentes. Sans être
développées théologiquement, les représentations de la divinité sont multiples
et complémentaires. Plusieurs qualités lui sont attribuées ainsi que des pouvoirs
et des limites. On peut ainsi déceler la figure d’un Dieu vindicatif parmi des
répondantes d’origine haïtienne et québécoise, qui punit les péchés par la
maladie, une forme d’expiation pour des conduites jugées répréhensibles :
Je dis que j’ai payé pour les erreurs que j’ai faites. C’est ce que j’ai eu. Ma maladie
c’est pour toutes les niaiseries que j’ai faites que je n’aurais peut-être pas dû faire. »
(Lysanne, Québécoise.)
112
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH
Cette interprétation se retrouve également dans l’étude sur les hommes gais
(Lévy et coll., 2002), mais elle est peu fréquente. Le châtiment ne provoque pas
directement la mort, mais l’occurrence d’une maladie sert d’avertissement,
permettant ainsi de prendre conscience de certaines conduites et de les trans-
former. Cette conception de Dieu comme être Suprême qui punit ne semble
pas contradictoire avec la croyance qu’il est un Dieu d’amour, l’un des fonde-
ments de la perspective judéo-chrétienne que les textes bibliques et évangéli-
ques mettent en évidence. Cet attribut est associé à celui de la bienveillance et
de la compassion, signe de la proximité et de la sollicitude de Dieu qui ne peut
être source de mal. Ainsi, la thérapie antirétrovirale apparaît comme un don
d’amour :
Selon ma croyance, je crois que c’est Dieu qui m’a gardée. Il n’a pas voulu que je
meure vite sans savoir ce que j’avais. Il a voulu, d’abord, que je reste avec ça [le
VIH] tant d’années jusqu’au jour où je l’ai découvert. Après, il m’a donné la
thérapie et, durant ma thérapie, c’est là que j’aurai le temps de le louer. […] C’est
Dieu qui a voulu que je reste. Pourquoi ? Parce qu’il m’a aimée, parce qu’il sait
pourquoi. […] les médicaments aident, mais je sais que Dieu aussi m’aide à travers
ces médicaments-là. […] Je sais qu’il existe, je sais que l’amour existe. […] je me
dis que Dieu est merveilleux. Il m’aime beaucoup et je le remercie beaucoup.
(Monique, d’origine africaine.)
Parce que lorsque Dieu donne quelque chose, ça ne peut pas être mal. (Denise,
Haïtienne.)
Des fois, certaines choses nous arrivent, mais on ne peut pas accepter ça comme
ça. J’ai essayé aussi de voir ça comme ça. Je me dis des fois : « pourquoi moi ? ». Je
me dis que c’est peut-être moi parce que Dieu sait que si ça m’arrive, j’ai un assez
grand cœur pour supporter ça. (Rita, d’origine africaine.)
Une autre représentation met l’accent sur la protection divine, une pers-
pective prégnante dans la tradition judéo-chrétienne, présente aussi dans
113
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Pour moi et mes enfants, ils sont encore en vie, ils ne prennent pas de médicaments
[…] Puis Dieu les a protégés et moi aussi. Pourquoi pas maintenant ou à l’avenir ?
(Denise, d’origine haïtienne.)
Je suis musulmane et pratiquante. […] Lorsque tu crois en Dieu, il n’y a rien qui
peut te faire du mal. Même si tu es malade, tu crois que tu vas guérir un jour. C’est
ça que je crois. (Odette, d’origine africaine.)
Si c’est Dieu qui a voulu ça, je l’accepte comme je peux, j’accepte la vie comme ça.
Je ne me pose pas de questions à savoir si je n’étais pas malade comment la vie
aurait pu être pour moi. […] Je suis malade et ma vie est telle que je suis. Comme
elle est comme ça, je la prends comme ça. (Lucie, d’origine africaine.)
Comme on dit chez nous, c’est Dieu qui décide de la mort ou de la vie. C’est lui
qui a décidé que je devais avoir le VIH. Donc, moi je suis atteinte. […] Ce n’est
pas le VIH qui tue, c’est Dieu qui décide. […] Je sais qu’être malade ou être en
bonne santé et vivre ou mourir, je sais que c’est Dieu qui décide (Gabrielle, d’ori-
gine africaine.)
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Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH
Je dirais que Dieu c’est lui qui a le pouvoir de donner la vie. […] C’est toute une
réflexion sur ma personne, il [Dieu] veut m’enlever la vie ou pas ? […] C’est très
fort en moi [la foi]. […] si je peux me permettre de vivre comme ça, je ne vais pas
être malade […] parce que je crois que Dieu va me guérir. C’est tout. Il va me
guérir. […] ça me donne comme une force de vivre. Dieu guérit des gens et c’est
vrai qu’il le fait. Comment il le fait ? Par sa façon, n’importe quoi, n’importe
comment. C’est vrai qu’il existe. Moi j’en ai déjà eu la preuve. (Éloïse, d’origine
haïtienne.)
Mais je dois dire que Dieu m’a fait beaucoup de bien et j’y crois beaucoup. Je crois
beaucoup, je crois beaucoup. Je suis une chrétienne et je prie beaucoup. (Valérie,
d’origine africaine.)
Il ne faisait que me garder jusqu’à ce que je voie sa puissance. […] Mais il m’a
laissée avec cette maladie-là jusqu’à ce que je le découvre, après il m’a donné des
médicaments qui aident, mais je sais que Dieu aussi m’aide à travers ces médica-
ments-là. (Monique, d’origine africaine.)
Les répondantes insistent sur cette relation personnelle avec Dieu qui
comprend leurs besoins et leurs sentiments. Il leur donne ainsi force et espoir
et, malgré les épreuves, fait grandir leur foi :
La seule personne qui peut comprendre c’est Lui. Puis il me comprend. […] Plus
d’espoir et une force de continuer. Et puis de vivre plus longtemps avec lui.
(Stéphanie, d’origine haïtienne.)
Ma foi a grandi. Je pense que Dieu m’a permis que je le sache aussi, pour m’aider
à grandir dans la foi. Il a utilisé des moyens pour attirer l’attention. Et je sais que
je ne mourrai pas de ça, parce que Dieu me l’a promis, même si ce n’est pas comme
ça, mais ça ne me tuera pas. (Sylvie, d’origine africaine.)
115
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Au début [du diagnostic], oui, ça m’aidait. Je priais tous les matins, mais j’ai
diminué. Je fais encore ma prière le soir, je l’ai toujours faite. Ce n’est pas parce que
j’ai appris que j’étais séropositive au VIH, je l’ai toujours faite, ma prière. Et puis,
avec mon garçon, avant que nous mangions, on fait toujours notre prière. Oui ça
m’apporte un peu de réconfort. (Alexandra, d’origine haïtienne.)
Je prie beaucoup. J’ai prié surtout pour les fois où j’avais besoin d’aide en disant :
« Mon Dieu, aide-moi. » Lorsque j’étais toute seule, que je n’avais pas de copain, je
lui disais : « Donne-moi quelqu’un au moins pour moi, quelqu’un qui va m’aimer
au moins. Tu m’as tout enlevé. » Il m’a enlevé mes enfants, je ne peux plus travailler,
je suis tout le temps sous médication. (Lysanne, Québécoise.)
116
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH
Une répondante soutient qu’une bénédiction sur les médicaments est une
façon de donner un pouvoir supplémentaire à la thérapie, participant ainsi à la
guérison :
C’est comme donner le pouvoir justement aux médicaments. C’est comme les
consacrer, c’est toi qui les bénis. […] Tu fais une prière, c’est comme une prière que
tu dis. Tu dis : « Seigneur. Merci parce que j’ai eu la chance de pouvoir les acheter
[les médicaments]. » Parce qu’il y a beaucoup de gens qui ne peuvent pas les
acheter. Ça, c’est déjà comme une bénédiction que tu te fais. […] C’est comme si
tu te mettais à guérir. […] Tu participes à ta guérison. Et ça, j’y crois. (Éloïse,
d’origine haïtienne.)
Je suis toujours en forme, je n’ai pas eu de problèmes. Je ne suis pas allée à l’hô-
pital ; je n’ai pas été hospitalisée et je n’ai pas eu de rechutes. Je dis : « Merci
Seigneur ». (Virginie, d’origine africaine.)
Nous prions beaucoup, nous devons prier, nous avons besoin de la prière. […] Ça
nous donne de la force, ça nous donne de l’espoir. Moi je garde beaucoup espoir.
Je suis dans l’espoir. Même si pour moi on ne trouve pas de médicaments, pour les
enfants, un jour il y en aura. Il y a de l’espoir. (Marie‑Pierre, d’origine haïtienne.)
Elle contribue aussi à l’expression physique des sentiments, et elle aide à apaiser, à
supporter la maladie, voire même à continuer de vivre :
Nous pouvons nous exprimer en lui parlant, il ne rouspétera pas. C’est sûr que ça
peut aider moralement. Quand tu fais une prière, tu penses que ça ne marchera
jamais, mais j’ai eu un homme dans ma vie, j’ai eu mon enfant et puis là, mes
117
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
résultats sont bien. Dans le fond, ça fait du bien. De plus, tu as pleuré pendant ces
prières-là, tu as tout sorti ce que tu avais sur le coeur. Oui ça aide beaucoup. Ça
apaise un peu. (Lysanne, Québécoise.)
Ça aide de prier Dieu et on prie Dieu pour que ça nous aide. […] Quand on a la
foi, on essaie de supporter la maladie. […] Lorsqu’on est malade et qu’on n’a pas
la foi, c’est plus grave que la maladie elle-même. C’est ça. C’est ça qui donne
l’envie de continuer. (Gabrielle, d’origine africaine.)
Le jour je prie. Je pleure devant Dieu ; j’ai pleuré beaucoup devant Dieu. Je
demande pardon à Dieu parce que je sais que ce que je suis en train de porter là
c’est à cause de mon péché. J’ai dit à Dieu : « C’est à cause de mon péché que je suis
en train de porter ce fardeau-là ». Dans la prière, rien n’est impossible. Tout ce qui
est impossible à l’homme est possible à Dieu. […] je lui demande de me donner la
foi pour continuer, pour résister, pour faire face à cette épreuve-là. Ce n’est pas une
épreuve facile, mais j’essaie de prier. (Madame, d’origine haïtienne.)
118
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH
difficiles peuvent aggraver. Voir les enfants grandir et se projeter dans le court
et le moyen terme, leur donner le maximum d’attention, être disponible à leurs
besoins, jouir de leur présence et des moments passés en leur compagnie, se
sentir responsables d’eux sont des buts essentiels qui contribuent à maintenir
un bien-être, à favoriser une perspective positive sur la vie et à donner une
« force de vivre ». Lady, une répondante d’origine africaine, rend bien compte
de cette orientation :
Je remercie toujours mes enfants parce que […] c’était le but de ma vie. Je me
rappelle, au début [de son diagnostic], chaque fois je me disais : « ah mon Dieu, je
te remercierai si je vois mes enfants terminer la garderie, aller à la première année
à l’école ». […] Après, je me suis dit : « Si elles finissent le primaire, là vraiment,
j’aurais réussi ». […] De se fixer des échéances, ça donne une très bonne relation
avec les enfants et c’est mesurable. […] quand c’est à court terme, […] j’ai le temps
de vivre, de jouir des résultats que j’avais fixés. […] Mais, ces enfants-là m’ont
donné une force extraordinaire. Je me suis dit : « bon, là, il faut absolument que je
continue ». Puis, j’avais une petite voix à l’intérieur qui me disait : « ça va aller ». Je
pense que c’est comme ça que j’ai pu continuer. (Lady, d’origine africaine.)
Cette vision se trouve confirmée par d’autres entretiens qui insistent sur la
plus-value affective et thérapeutique des enfants dans l’acceptation de la maladie
et le bien-être mental :
Je me dis […] : « J’ai des enfants, je vais penser à mes enfants, je vais penser à mes
garçons, ils ont besoin de moi. » Puis je me mets ça dans la tête.
(Alexandra, d’origine haïtienne.)
Mais quand j’ai su que j’étais comme ça, je voulais me suicider. Mais qui allait
prendre soin de mes enfants ? Je suis la mieux placée pour prendre soin d’eux. […]
Si moi, je m’enlève la vie, comment ils vont vivre ? Je dois continuer à vivre pour
mes enfants. Et cela a passé. Même quand j’ai été plus mal, jamais je n’ai repensé à
faire ça. (Denise, d’origine haïtienne.)
Le suivi quotidien des enfants contribue à orienter les femmes sur l’accom-
plissement des activités routinières qui les aident à détourner leurs réflexions
des préoccupations touchant la maladie et à leur donner un but à leur existence.
La responsabilité inhérente à l’éducation des enfants devient alors plus contrai-
gnante et incontournable et elle oblige à resituer les priorités, à s’investir plus
complètement et à retrouver le goût de vivre :
119
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
À chaque matin, je me lève, je me dis : « bon, j’ai les enfants à nourrir, j’ai les
enfants à habiller pour aller à l’école ». […] si je n’avais pas d’enfants, je serais,
comment on peut dire ça, moins vivante. (Alexandra, d’origine haïtienne.)
[Les enfants] me donnent beaucoup de courage aussi. Ils me font avancer à chaque
jour. Je dois me lever, apporter mon fils à la garderie et aller le rechercher. Je me
sens comblée, je me sens comme tout le monde. Je n’ai pas le temps de m’asseoir
et de me plaindre. Je suis tout le temps occupée à faire quelque chose. (Léopard,
d’origine africaine.)
Les enfants […], je ne vis que pour eux. Je ne dis pas que ce sont mes béquilles
[…]. Je sais qu’ils me sont prêtés. Un jour, ils vont partir. Mais pour le temps qu’ils
sont à moi, je peux leur donner mes valeurs […]. Ce sont mes rayons de soleil, c’est
eux qui font que je vais mettre le pied sur le plancher le matin puis que je vais me
lever pour leur faire à déjeuner, les habiller et les mettre dans l’autobus. Et je suis
contente de les voir l’après-midi. (Manon, Québécoise.)
Enfin, je me disais : « si les médicaments peuvent ralentir [l’évolution de son infec-
tion], je peux encore avoir 10 ans, 15 ans, 20 ans. Mon fils, il a 11 ans, il peut
encore avoir 10 ans de plus où il sera majeur. […] Je vais partir, mais au moins ils
auront grandi ». (Monique, d’origine africaine.)
120
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH
qu’elles n’ont pas d’autres choix. Le VIH/sida fait alors partie de leur existence
au même titre que d’autres contraintes incontournables :
La maladie, je pense qu’il n’y a pas de choix, on doit l’accepter là. Il n’y a pas
d’autres choix. (Nicole, d’origine africaine.)
J’ai accepté, je n’ai pas le choix. Oui, je vis bien avec [le VIH]. (Jacqueline, d’ori-
gine africaine.)
Je l’accepte parce que je n’ai pas de problème non plus. […] Pendant tout ce
temps-là, je n’ai jamais été malade. (Florence, d’origine haïtienne.)
Il y avait un jour où je me suis dit ça : « Moi-même je peux continuer à vivre avec
ça, il faut que j’accepte. » J’ai essayé d’accepter, mais ce n’est pas facile. J’ai essayé
d’accepter de vivre avec ma maladie, mais j’ai peur d’être rejetée. Tu vois, si tout le
monde accepte, si tout le monde connaît vraiment bien le VIH, ça devient une
autre chose. (Rita, d’origine africaine.)
121
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Aujourd’hui, j’ai appris à ne pas juger, à accepter les gens comme ils sont, à m’ac-
cepter. Je m’acceptais toujours, mais j’ai appris à m’aimer plus, à me regarder tous
les jours dans le miroir et à me dire : « je m’aime ». Je m’aime. (Louise, d’origine
haïtienne.)
J’espère au moins que je pourrais faire ce que je veux, […] être heureuse le plus
longtemps puis ne pas faire de mal aux autres. De s’aimer aussi, ça c’est une chose
que je n’ai jamais su. […] j’ai décidé de m’aider moi-même pis de penser à moi un
petit peu plus. D’être un peu égoïste. (Chloé, Québécoise.)
Je me suis dit à un moment donné : « il ne faut pas s’en faire avec la vie, il faut y
aller au jour le jour. Puis ce qui est là, est là. » […] Mon conjoint a aussi cette
vision-là : « profitons de la vie, profitons des gens, profitons de ce qu’on est, de ce
qu’on a. » (Carole, Québécoise.)
Ça m’a appris à apprécier la vie davantage. Ça m’a appris à être sage aussi. Ça m’a
appris à vivre chaque jour pleinement. […] Des fois, je me sens comme si j’avais
une sorte d’énergie avec laquelle je pourrais soulever le monde. Mais par contre
122
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH
aussi, ça m’a appris à être, comment je peux dire, à aimer la vie davantage […].
C’est comme si [je] réalise l’importance de la vie, l’importance de vivre chaque
jour pleinement. (Alysha, d’origine haïtienne.)
J’ai commencé à prendre plus de responsabilités dans ma vie. Le repos et les repas
équilibrés c’est nécessaire et à tout moment. […] C’est important pour le maintien
de l’organisme de bien s’alimenter, de bien se reposer, d’éviter tout ce qui te rend
stressée. […] J’ai changé beaucoup de choses dans mes comportements. En fait, je
vis la vie d’une autre façon. […] En fait, j’ai réalisé que ne je faisais pas attention à
ma santé. On dirait que j’étais davantage une personne qui prenait pour acquis
qu’il y a la santé et c’est normal. Mais après j’ai découvert que finalement, la vie est
un cadeau de Dieu important à sauvegarder, à maintenir et à entretenir. (Déla,
d’origine africaine.)
Cette importance accordée à la vie se reflète aussi dans la volonté chez une
minorité de répondantes de témoigner de leur expérience dans différents
milieux de vie afin de provoquer une conscientisation des personnes rencon-
trées et favoriser une meilleure prévention.
D’abord, c’est que, quand je suis venue ici, à l’hôpital, j’ai vu que tous les gens
étaient bien au courant de la maladie, de ce qu’il fallait faire. […] Maintenant, je
sais où et à qui m’adresser si j’ai un problème. […] D’abord, il y avait ça [l’espoir]
puis, il y avait aussi la confidentialité ; je pouvais appeler si j’avais un problème.
(Nicole, d’origine africaine.)
123
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
La thérapie actuellement est plus efficace et puis l’espérance de vie maintenant est
plus longue. Tu peux être atteint et tu peux vivre 30 ans, avec la thérapie. Il y a un
peu d’espoir. (Virginie, d’origine africaine.)
Il y a 10 ans, je n’avais pas espoir qu’on aurait fait des progrès. Aujourd’hui, je reste
optimiste. À un moment donné, on aura un médicament qu’on ne prendra pas
toute la vie. (Déla, d’origine africaine.)
La vie continue pleinement. Le virus qu’on porte ne peut pas empêcher quelqu’un
d’avoir des rêves. […] Je veux avoir une maison pour eux et je vais continuer à me
battre, continuer à travailler. (Marie‑Pierre, d’origine haïtienne.)
J’ai rencontré l’homme avec qui je suis maintenant, j’ai eu des enfants avec lui et
on prévoit en avoir un autre aussi. Ça va être une grosse famille. À date, mes rêves,
ceux-là, ne sont pas détruits. […] Si c’est possible, j’aimerais aussi avoir une
maison. […] Je ne veux pas mettre de date. C’est un rêve, mais quand ça sera le
temps, ça sera le temps. […] Les [projets] que j’ai, bien là, il va falloir que je les
bâtisse à la longue. Je veux bâtir une entreprise, je veux devenir une photographe.
Je veux pouvoir vivre de mon métier. (Manon, Québécoise.)
Tu te fixes des objectifs en regardant ce que tu aimes. Moi j’aime faire mon jardin,
c’est mon plaisir de faire un jardin, un beau jardin avec des plantes et des fleurs.
[…] Je prends mes projets comme si je n’étais pas malade. (Delà, d’origine
africaine.)
Je fais des cours par correspondance sur la bible. Je fais des cours sur le sens de la
vie et puis sur la santé aussi. Et puis, présentement, je me suis aussi inscrite pour
des cours de couture. Je me dis qu’il faut que je fasse quelque chose, il ne faut pas
que je me voie handicapée, il faut que je bouge, il faut que je travaille aussi, il faut
que j’aie [des projets]. (Valérie, d’origine africaine.)
124
Chapitre 6. Dimensions religieuses et spirituelles VIH/sida chez des femmes montréalaises vivant avec le VIH
Conclusion
Cette étude qualitative auprès de femmes montréalaises vivant avec le VIH
permet de mettre en relief plusieurs dimensions religieuses et spirituelles qui
accompagnent le traitement. Au plan religieux, contrairement aux hommes
gais montréalais (Lévy et coll., 2002), les femmes vivant avec le VIH/sida conti-
nuent d’adhérer à des croyances en Dieu plus ou moins développées, en parti-
culier chez les femmes africaines et haïtiennes, et à des pratiques de prières
institutionnalisées ou personnalisées qui leur permettent de mieux vivre avec la
maladie et de se découvrir des ressources intérieures. Ces différences peuvent
s’expliquer par le fait que les répondantes proviennent de communautés ethno-
culturelles africaine ou haïtienne, où les idéologies et les relations avec les insti-
tutions religieuses continuent de jouer un rôle important. Au plan spirituel, les
expériences des femmes vivant avec le VIH/sida se rapprochent par contre de
celles des hommes gais. Les témoignages mettent en relief les thèmes associés à
l’acceptation de l’infection ou de la maladie, à l’acceptation de soi, à l’atténua-
tion des préoccupations matérielles au profit des dimensions plus relationnelles
et fondées sur l’ici et maintenant, ainsi qu’une responsabilisation plus évidente
face à sa santé. L’espoir et la projection dans l‘avenir sont aussi prégnants comme
modalités de dépassement de la maladie, accompagnés de formes d’implication
et de témoignages dans le milieu. Deux modes d’auto-transcendance différen-
cient cependant ces deux populations. La première est l’insistance sur la relati-
visation de l’infection suite à la comparaison à d’autres maladies chroniques. La
seconde porte sur l’importance majeure de la maternité et de la relation aux
enfants comme fondement du sens de la vie et sa centralité. Cette attitude
reflète l’enracinement dans un système de valeurs où la réalisation de soi ne
peut s’accomplir sans un rapport à la reproduction encore considérée comme
essentielle dans le projet de vie personnel, comme c’est le cas dans plusieurs
groupes d’immigrants encore attachés aux idéaux familiaux ; des idéaux qu’on
retrouve plus effacés chez les femmes québécoises. La religion et la spiritualité
continuent donc de marquer de façon significative le rapport à la maladie
qu’elles aident à interpréter.
125
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
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126
Chapitre 7
Denis Jeffrey
1. On lira avec intérêt Vincent Descombes (2004) dans Le complément du sujet. Enquête sur le fait
d’agir de soi-même qui examine le débat philosophique sur la notion de « sujet ». Entre la fin du sujet
et le retour du sujet, les enjeux sont souvent mystificateurs.
127
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Trop longtemps, la modernité n’a été définie que par l’efficacité de la rationalité
instrumentale, la maîtrise du monde rendue possible par la science et la technique.
Cette vision rationaliste ne doit en aucun cas être rejetée […]. Mais elle ne donne
pas une idée complète de la modernité ; elle en cache même la moitié : l’émergence
du sujet humain comme liberté et comme création. (Touraine, 1992 : 265)
1 L’obsession de soi
L’individu qui se revendique de la modernité est-il vraiment capable de
cette infinie responsabilité ? Est-il capable de construire le sens de ses expé-
riences personnelles ? Ces questions nous amènent sur le terrain de la réflexion
postmoderne. Il ne faut pas utiliser le terme de « postmodernité » dans le sens
d’un dépassement de la modernité, dans celui de l’incrédulité à l’égard des
métarécits (Lyotard, 1976), de la fin de l’histoire, de l’avènement de la Raison
démocratique, de l’autonomisation du sujet ou de l’hédonisme libertaire (Lipo-
vetsky, 1983 ; 1987 ; 1992). Ce sont tous des phénomènes de modernité,
comme sont des phénomènes de modernité la culture individualiste, la société
de consommation, la séduction et la mode comme mode de régulation des
individus, le sacre du présent (Laidi, 2000), la frilosité vis-à-vis les religions, les
traditions et les hiérarchies héréditaires. Tout ce qui renvoie à une position
d’autorité, dans la modernité, a été sévèrement pris à partie. Nous sommes
encore modernes et la modernité n’est pas achevée (Latour 1991 ; 2002). Nous
n’assistons pas à une nouvelle rupture de la modernité et l’usage du mot « post-
moderne » d’indique en rien la fin d’une période historique.
Les quelques auteurs qui utilisent encore ce mot parlent d’une hypothèse
pour comprendre un monde qui, de plus en plus, nous échappe (Maffesoli,
2004). Ces derniers cherchent, à travers cette hypothèse, à proposer une
description inédite des activités de la vie quotidienne de leurs contemporains.
Les idées issues de la modernité conviennent de moins en moins pour dire ce
qui se passe autour de nous. Un nouvel homme dans un monde nouveau a
surgi sous nos yeux, et ces auteurs s’emploient à le décrire. En fait, la postmo-
dernité est un temps de pause pour les constats, un temps de pause pour les
128
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
129
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
la fois inquiétés par la perte des repères anciens et hébétés par les nouvelles
obligations de la vie moderne.
Les revendications d’autonomie ont fait reculer dans la fosse du patrimoine
culturel les expressions spirituelles du catholicisme. Patrimoine défini comme
appartenant définitivement au passé2. Or, est-il possible de puiser dans les héri-
tages religieux du catholicisme sans trahir les idéaux de la modernité ? Quelle
place pour du religieux ou du spirituel dans la vie moderne ? Pouvons-nous
nous permettre de croire sans remettre en question les apports de la modernité ?
L’identité du sujet moderne se constitue-t-elle inévitablement par opposition
au religieux ? Sous un angle qui ne refuse pas de considérer la richesse du reli-
gieux, ne faut-il pas plutôt voir comment l’univers des croyances et des rituels
peut soutenir l’autonomie du sujet ? Louis-Vincent Thomas avait peut-être
raison lorsqu’il écrivait dans son Anthropologie de la mort : « Pour avoir liquidé
le symbolisme rituel sans avoir prévu de système de remplacement, nous assis-
tons à l’éclosion d’un imaginaire anarchique, parfois à la limite du pathos »3. La
modernité, dans son projet d’émancipation des individus, semble réduire à
néant les institutions du sens sans proposer d’alternatives aux individus, sinon
celle de fabriquer un sens personnel à la vie. Or, le sens ne peut être créé que par
des interactions entre les individus qui font intervenir dans leurs actes de
communication des récits symboliques qui dévoilent les mystères de la vie et de
la mort sans toutefois l’épuiser.
2 Le Québec moderne
Depuis la Révolution tranquille, c’est un truisme de le rappeler, les Québé-
cois se sentent mal à l’aise avec leur passé religieux. Un grand nombre d’entre
eux ressentent une honte à confesser publiquement leur appartenance à l’Église
catholique. Ceux qui ont le courage de s’exposer sont marginalisés, sinon ridi-
culisés. On se moque de leur crédulité. Je me souviens du malaise de collègues
universitaires suscité par les convictions religieuses d’un directeur de départe-
ment. « Il n’est pas encore moderne », disaient certains. « Il a dû vivre de grandes
souffrances », disaient les autres. Il fallait entendre que la souffrance retarde le
passage à la Raison moderne. Pour le dire avec la force du cynisme : la religion
serait l’abri des cœurs souffrants. Les autres, ceux qui se sentent prémunis
contre la souffrance, contre l’impétuosité du mauvais sort, pourraient aban-
donner la religion. Mais n’est-ce pas une souffrance qui les mène hors de la
religion ? C’est une autre question qu’il faudrait débattre.
2. René Rémond (2000), reprend tous les thèmes associés au blocage actuel du christianisme.
3. L.-V. Thomas, cité par Luce Des Aulniers (2002 : 77).
130
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
131
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
espoirs, leurs faiblesses. Par le récit, on entre dans leur vie, dans leur intériorité,
dans leur étoffe humaine. Cela ouvre la possibilité au récepteur du récit de
s’approprier sa propre intériorité. D’autant plus qu’un récit permet de trans-
cender la singularité des expériences individuelles. La modernité privilégie
largement la pensée logico-scientifique au détriment de la pensée narrative. À
ce titre, les compétences métacognitives axées sur la maîtrise des processus
mentaux prennent le pas sur l’expérience narrative qui fait appel aux contextes,
à la vie sentie, aux espaces intimes de l’intériorité. La question du sens acquiert
dorénavant, en modernité, une importance capitale.
Il n’est pas trop tôt pour faire le bilan ou, si l’on préfère, pour faire l’inven-
taire du legs des Trente Glorieuses au Québec. C’est au cours de ces fameuses
années d’abondance qui suivirent la Seconde Guerre mondiale que nous avons
vécu notre passage à la modernité. Passage qualifié de « tranquille » par les intel-
lectuels québécois. Tranquille, mais rapide. Nous avons enjambé les siècles
d’histoire pour rejoindre la vie moderne. Un saut gigantesque pour un si petit
peuple. Il fallait rattraper l’histoire européenne. Nous ne l’avons pas seulement
rattrapée, dans les années 1970, nous l’avons dépassée. Le mouvement de trans-
formation de nos mœurs n’a pas été ralenti, comme ce fut le cas sur le vieux
continent, par des traditions pérennes dans lesquelles un peuple se reconnaît.
Notre identité de Canadien français catholique n’avait pas le même enracine-
ment historique que celle d’un Européen. Les pays d’Europe ont connu des
crises profondes durant leur longue période de modernisation. Pour donner
une image forte de l’une des crises qui a accompagné leur accès à la vie moderne,
on se souvient, notamment en France, du combat anticlérical dirigé contre
l’hégémonie culturelle et politique du catholicisme. Ce combat s’appuyait sur
un nombre incalculable d’arguments, de débats, de déchirements politiques. Le
catholicisme s’était constitué comme une religion d’obligations et d’obéissance.
Durant la Deuxième Guerre mondiale, l’épiscopat français a prêché pour la
soumission au gouvernement de Vichy. Des Français ont dû désobéir pour
demeurer fidèles à leur patrie. Le sort était jeté, le clergé était dans l’erreur. La
France contestataire, au nom du discours républicain, se bagarre encore
aujourd’hui pour une laïcité dont les excès conduiront notamment à l’interdic-
tion du voile islamique à l’école. Au Québec, nous n’avons pas vécu la dureté
des luttes anticléricales.
La mise en retrait progressive des habitudes religieuses n’a pas sa source
dans un combat contre le catholicisme. Il faut plutôt faire appel, même si ce ne
sont pas les seules explications disponibles, à deux phénomènes qui touchent au
changement de mentalité vis-à-vis la religion : celui du décalage du sens et celui
de l’identification. On observe d’abord que l’interprétation de récits et de prati-
ques religieuses ne fournit plus le sens que les fidèles viennent y chercher. Appa-
132
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
raît un décalage entre la parole des prêtres et le vécu des croyants. Ce décalage
ouvre la porte à la perte de crédibilité à l’égard de l’institution catholique. Elle
est perçue comme une institution qui ne s’adresse plus à ceux et celles qui la
fréquentent. La communication est rompue. Le message de l’Église, même
dans l’ambiance d’une messe à gogo, ne passe plus.
Pourquoi les Québécois ont-ils été si prompts à déserter l’institution reli-
gieuse ? Si la modernité s’est opposée à la religion au Québec, à l’héritage judéo-
chrétien, c’est que le moralisme catholique sur les questions sexuelles et
conjugales, sur la planification des naissances également, ne convenait plus à
des individus qui refusaient de sacrifier leur liberté sur l’autel du péché. En fait,
un mouvement d’émancipation quant aux pratiques sexuelles aura eu raison de
la parole d’autorité du prêtre. Comment les Québécois pouvaient-ils s’identifier
à un corps de normes sexuelles dans lequel ils ne se reconnaissaient plus ? Quel
sens avait pour eux le refus de communion pour fornication, pour adultère,
pour divorce, pour usage du préservatif, pour, finalement, l’émancipation
sexuelle ? Plus l’Église se crispait sur ses positions morales, moins le sens profond
de son message était entendu.
On a souvent pensé que l’Église devait se moderniser, qu’elle devait faire
preuve d’ouverture. Les débats à ce chapitre ont été nombreux. À côté des
débats à l’intérieur de l’Église, il faut noter qu’une grande frange de la jeunesse
retrouvait dans la personne de Jésus une figure porteuse de sens. Ces jeunes se
voulaient proches de la voie de Jésus. Leurs expériences spirituelles s’enraci-
naient dans le message évangélique. Leur dévotion à l’amour, à la paix, à la
fraternité, à l’acceptation de l’autre, au respect de la nature a été mise en chanson
par John Lennon. Pour accéder à l’essentiel du message évangélique, ces jeunes
ont cru qu’ils devaient se retirer de l’institution catholique. Ils avaient l’impres-
sion que l’institution cachait l’essentiel du message évangélique. En fait, nombre
de jeunes et de moins jeunes ont quitté l’Église pour revenir à l’essentiel, c’est-
à-dire à une vie spirituelle plus en accord avec la parole de Jésus. Qu’est-ce à
dire ? Avaient-ils raison ? L’institution catholique doit-elle se moderniser pour
animer, donner de l’âme, à la parole sur laquelle est fondée son Église ?
Pour un Québécois, au moins à partir de l’année qui suivit l’Exposition
Universelle de Montréal en 1967, ça ne faisait plus sens d’aller à la messe domi-
nicale. Le rituel eucharistique n’attirait plus les foules. Le sens de la vie, de la
souffrance et de la mort qui s’y mettait en scène ne touchait plus les individus.
La participation à ce rituel s’est affaiblie parce que l’essentiel n’y était plus. Le
rituel était évidé de son sens profond. La joie de vivre n’était plus au rendez-
vous. Les fidèles en avaient assez d’entendre une liturgie dépouillée de son
mystère qui n’évoquait plus la présence de Jésus parmi les hommes. Était-ce le
cas ?
133
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
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Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
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Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
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Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
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Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
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Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
4 Le destin de la liberté
La promotion de l’individu, son émancipation et son souci de soi prononcé,
sinon excessif, sous les notions notamment de réalisation de soi, d’estime de soi,
de confiance en soi, cache en fait une sorte de vide. Un vide magnifiquement
angoissant. Les êtres humains n’ont jamais joui d’autant de libertés, mais en
même temps, ils n’ont jamais été si désorientés, si dépourvus de repères symbo-
liques. Il incombe maintenant à l’individu de recomposer un tissu symbolique
sur son propre vide. Quand les anciennes formes de transcendance étaient
encore légitimes et disponibles, il n’y avait qu’à y consentir pour éviter cette
angoisse du vide dont Sartre, après Kierkegaard, disait qu’elle était la véritable
preuve de la liberté. On pouvait aussi y résister et combler son angoisse par des
139
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
140
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
à porter seul. D’où, semble-t-il, son état d’excès permanent. L’expression « indi-
vidu hypermoderne » est aujourd’hui utilisée pour qualifier cet individu qui
désire réaliser le rêve moderne de la seconde phase. C’est son expérimentation
qui devient excessive. Il s’expérimente à l’excès. Excès dans toutes les modula-
tions de manque et de surplus, de jubilation et de souffrance, d’hyperexcitation
et de dépression, de défonce et d’ascèse, de demande protection et de prise de
risque, de jouissance et d’insatisfaction. Le préfixe « hyper » désigne cet excès.
L’expérimentation de soi-même débouche le plus souvent dans l’excès
parce que ni les limites ni le sens des limites ne sont connus. En fait, l’excès fait
signe à l’absence de limites, à l’illimité. L’individu hypermoderne cherche ses
limites, des limites, mais découvre au bout de son expérimentation l’impasse de
l’excès. L’excès devient un mode d’expérimentation de soi en l’absence de
limites. L’excès comme destin de l’autonomie du sujet !
5. J’évoque ici mon travail en thèse doctorale dont la réécriture a été publiée sous le titre Jouissance
du sacré (Jeffrey, 1998).
141
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
Ainsi, une logique pouvait nous amener à penser que l’effritement des
Grands récits de la première phase de la modernité renforcerait la capacité de
chacun de devenir un acteur autonome apte à choisir de lui-même les média-
tions symboliques qui répondraient le mieux à ses attentes existentielles, spiri-
tuelles et sociopolitiques. L’impératif moderne d’être soi, de se réaliser, de
donner sens à sa vie, de construire son identité personnelle, de se dépasser, de
performer, d’être fort, devenait possible dans la mesure où l’individu n’avait
plus à se conformer aux anciens modèles narratifs. Mais en même temps,
comment croire que la libération des individus de l’autorité des traditions, de
l’Église, des institutions familiales et scolaires, ce qu’Alain Touraine (2000)
qualifiait jadis de « garants métasociaux »6, n’avait pas que des avantages ? En
fait, les ressources d’un Petit récit inducteur de sens devaient prévenir l’enlise-
ment dans l’excès. Pourtant, il n’est pas donné à tous les individus de composer
leur Petit récit salvateur. Ils sont encore trop nombreux, ces gens autour de
nous, à être désenchantés, déprimés, stressés, fatigués, à la quête de repères
symboliques qui ne sont pas à leur portée. Ils sont fatigués de s’expérimenter,
de chercher des limites qu’ils ne trouvent nulle part, de cogner à la porte des
thérapies et des ateliers de croissance personnelle pour découvrir chaque fois
leur état de déréliction. On leur donne la liberté sur un plateau d’argent, mais
ils ne conservent que le plateau d’argent. Ils ne supportent pas l’angoisse intrin-
sèque à cette liberté. Est-ce une position réaliste ou cynique ? C’est du moins
une position qui cherche à y voir clair.
Il est éprouvant pour l’individu hypermoderne d’appartenir à son temps.
La perte de sens consécutive à la libération des mœurs induit une angoisse qui
paralyse la liberté, induit également plus d’enfermement sur soi-même que
d’émancipation de soi, plus de « fatigue d’être soi » que d’élans autonomistes.
L’individu hypermoderne peut-il être à la hauteur de ce qu’on attend de lui ?
Peut-il satisfaire, seul, en état de déréliction permanente, cette immense tâche
de trouver sa voie sans les secours de garants symboliques qui étaient autrefois
transmis en héritage ?
Jean-Claude Michéa, qui a préfacé le livre bien connu de Christopher
Lasch (2000) La culture du narcissisme, soutient que l’individu de la modernité
porte une attention pathologique à sa propre image. Pathologie qui ressort du
fait qu’il n’arrive pas à s’aimer. Il semble aussi difficile d’être aimé par autrui,
aussi fidèle soit cet amour, que de s’aimer soi-même. Il y a un problème de
« malamour » de soi. Moins un individu s’aime, plus il devient tyrannique à son
endroit. Cette attention pathologique à sa propre image est créée par l’effrite-
ment des figures d’autorité. Pour Michéa, lorsque disparaissent toutes les figures
d’autorité, et particulièrement celle du Père, ce qui advient, ce n’est jamais la
142
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
6 Liberté et spiritualité
Nous n’avons pas cette liberté de choisir les limites qui bordent la condi-
tion humaine, mais nous avons la liberté de travailler sur le sens de ces limites.
En d’autres mots, on ne choisit pas les limites de ce qui nous constitue dans
notre humanité. Ces limites sont données à l’avance. La présence en nous d’un
fond qui nous affecte avant toute initiative de les connaître, d’un fond que nous
n’avons pas choisi, ce fond qui nous constitue même dans notre identité d’hu-
143
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
main, apparaît comme quelque chose d’étranger à soi. Avant même de travailler
sur le sens de ces limites, il faut déjà les connaître et les reconnaître. Il faut déjà
connaître ce Nous humain qui nous précède. Un Nous qui détermine même les
limites de la liberté. La liberté est constitutive de limites qui n’ont pas été choi-
sies. Tout ce qui n’a pas été décidé par un individu lui est le plus étranger.
L’exercice de la liberté est d’abord une entreprise pour comprendre cette étran-
geté qui nous constitue humain, et là réside le propre de notre condition
humaine. Ce qui est étranger en nous devra devenir intime ; et ce qui précède
nos choix, être vécu comme si nous l’avions choisi7. Des limites sont miennes
sans que j’en sois l’auteur. Et la liberté s’exerce à l’intérieur de ces limites. Nous
sommes en quelque sorte condamnés à collaborer avec les limites qui détermi-
nent ce que nous sommes. À ce titre, tous les humains partagent un destin
commun.
La spiritualité commande un travail sur soi pour préserver notre liberté.
Non pas cette fausse liberté perçue comme le désir de faire ce qu’on veut, quand
on le veut, avec qui on veut, mais cette liberté qui s’exerce à assumer cette étran-
geté qui nous constitue dans notre humanité. Un travail spirituel qui nous
oblige d’abord à une grande humilité. L’humilité de considérer la part d’étran-
geté qui nous habite, cette part qui nous échappe, qui nous dépasse. C’est le
point de départ d’une démarche spirituelle. L’idée que tout ne dépend pas de
nous, que nos propres initiatives sont entrelacées dans les initiatives de ceux et
celles qui nous précèdent demande cette humilité. L’individu hypermoderne
peut-il accepter cette part de dépendance, cette part de lui-même qu’il ne
choisit pas ? Peut-on lui demander de ralentir son rythme de vie pour s’adonner
à un travail sur soi qui ouvre à la méditation, au pardon, au dialogue, à l’accep-
tation de la différence, à l’espoir, au travail pour le bonheur d’autrui, à la joie de
vivre ? Le travail spirituel, en fait, rend possible l’exercice de la liberté. La liberté,
dans cette version, n’est pas un acquis du sujet autonome, quelque chose dont
on pourrait jouir sans entrave. Elle est plutôt tributaire d’un travail sur soi, d’un
travail sur l’acceptation des limites et sur le sens des limites.
La liberté, du moins dans cette version, est conditionnelle à une démarche
spirituelle. Comment décrire l’état de cette liberté sinon par un sentiment de
paix de l’esprit ou de disponibilité aux autres et à soi. Une personne peut être
non disponible parce qu’elle est tourmentée par un sentiment de frustration, de
haine, de vengeance, d’orgueil, par une brisure de l’amour propre, un échec,
une angoisse, une souffrance, une crispation pulsionnelle. Plusieurs épreuves de
la vie obscurcissent l’esprit. Une démarche spirituelle permet justement de
retrouver une paix d’esprit, de l’entretenir, d’en témoigner. Sans cette paix inté-
144
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
Conclusion
Les multiples questions laissées ouvertes dans ce texte montrent bien que la
réflexion n’est pas terminée. Parler du religieux, lorsqu’on a été comblé par la
modernité, comporte le risque d’en dire trop ou pas assez. On ne peut certes
plus demander à un Moderne de revenir aux traditions d’autrefois, mais il
semble qu’un travail de mémoire s’impose. J’aimerais terminer cette réflexion
en reprenant des propos que j’ai tenus lors du colloque Sida, exclusion et spiri-
145
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
146
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
chacun peut faire et doit faire, ce qui adviendra après la mort. Ce qui frappe
également, c’est le caractère anonyme des rapports de domination. Le pouvoir
est diffus et il semble que chacun pense qu’il a un pouvoir qui pourtant lui
échappe. Son seul pouvoir se réduit bien souvent à un pouvoir d’achat. Tous les
liens sociaux sont construits. Les rapports de parenté gardent peu d’impor-
tance. Aucune sorte de mythe n’insiste sur la perdurance d’un Nous commu-
nautaire. Pourtant, plus nous reconnaissons autrui comme un semblable, plus
nous devenons humains. Qu’avons-nous perdu en fait ? Posons cette question
autrement. Avons-nous perdu quelque chose, quelque chose d’essentiel dont
nous ne pourrions nous passer ? Qu’est-ce que nous avons perdu dont nous ne
pourrions nous passer ?
147
Première partie : Sida, exclusion et spiritualité
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Maffesoli, Michel (2004), Le rythme de la vie. Variations sur les sensibilités postmodernes,
Paris, La Table Ronde.
Maalouf, Amin (1998), Les identités meurtrières, Paris, Hachette, « Essais français ».
148
Chapitre 7. Spiritualité, liberté et modernité
149
Deuxième partie
Rites et santé
151
Chapitre 8
1. Voir notamment sur le thème de la maladie grave et de l’émergence rituelle : Luce Des Aulniers,
1997.
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Deuxième partie : Rites et santé
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Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...
Cette idée de dépassement est issue des travaux de Jean Cazeneuve (1985) qu’il résume lui-même :
Un moyen de régler les rapports entre ce qui est donné dans l’existence humaine et ce qui paraît
la dépasser, puisqu’on a affaire précisément ici à des conduites qui ne trouvent pas leur explica-
tion dans la condition matérielle de l’homme, mais qui pourtant lui sont étroitement liées. La
nécessité de ritualisation, telle qu’elle apparaît dans la société primitive, est donc impliquée dans
le fait que, par sa nature, l’homme ne peut ni s’enfermer dans sa condition, ni s’en échapper
totalement.
4. Arnold van Gennep, (1909 : 22) :
C’est le fait même de vivre qui nécessite les passages successifs d’une société spéciale à une autre
et d’une situation sociale à une autre : en sorte que la vie individuelle consiste en une succession
d’étapes dont les fins et commencements forment des ensembles de même ordre : naissance,
puberté sociale, mariage, paternité [maternité et parentalité ?], progression de classe, spécialisa-
tion d’occupation, mort. Et à chacun de ces ensembles se rapportent des cérémonies dont l’objet
est identique : faire passer l’individu d’une situation déterminée à une autre situation tout aussi
déterminée. L’objet étant le même, il est de toute nécessité que les moyens pour l’atteindre,
soient, sinon identiques dans le détail, du moins analogues, l’individu s’étant du reste modifié
puisqu’il a derrière lui plusieurs étapes et qu’il a franchi plusieurs frontières.
5. Thématique bien investie par Goffman (1982). L’idée de la ritualité émaillant la vie quotidienne
a par la suite été abondamment traitée, dont par Rothenbuhler (1998).
6. Voir notamment Lorenz (1974) et Tort (2005).
155
Deuxième partie : Rites et santé
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Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...
pas non plus parce qu’une pratique nous tient à cœur qu’elle est rituelle, de la
même manière que ce qui tient lieu de la structure de trois temps, avant
pendant, après, procéderait forcément de la structure tripartite du rite de
passage (séparation (préliminaire) – attente (liminaire) – intégration ou réinté-
gration (post-liminaire)) !
Aussi, si je peux (encore) me permettre, les arpenteurs du rite que nous
serions devons également apprendre à nous tenir sur une frange délicate où le
décryptage des effets du rite, croisé avec les intentions de sa mise en place, bref
une frange par laquelle ledit décryptage ne nous entraîne pas dans la mise en
boîte de l’activité rituelle. Se trouve présenté là le paradoxe du savoir si cher à
Michel Foucault (1969) : comment rendre compte sans quadriller, comment
aussi, en observant des pratiques populaires et en les théorisant, ne pas en subti-
liser l’essence pour les premiers intéressés, parce que nous serions nous-mêmes
aux prises avec la pulsion que je qualifierais de légitimatrice, avec ses revers de
professionnalisation, voire d’instrumentalisation du rite, à savoir ici, à notre
service ?
Une manière de répondre à cette préoccupation théorique, pratique et tout
autant éthique tiendrait dans une démarche à double hélice, une de mes vieilles
propositions : aussi bien explorer les significations du rite qu’en respecter le
caractère mystérieux. La conduite que je vous propose tient par conséquent
dans un va-et-vient entre l’observation attentive d’un phénomène et le renon-
cement – le deuil – de notre épistémophilie.
Bref, d’un renoncement à ce que le savoir soit systématiquement appliqué...
Et bien plus, d’un renoncement à percer le secret.
157
Deuxième partie : Rites et santé
7. Qui nous offre ceci à réfléchir : « Les rites sont des pratiques qui sont à elles-mêmes leur fin, qui
trouvent leur accomplissement dans leur accomplissement même ; des actes que l’on fait parce que « ça
se fait » ou que « c’est à faire », mais aussi parfois parce qu’on ne peut faire autrement que de les faire,
sans avoir besoin de savoir pourquoi et pour qui on les fait ni ce qu’ils signifient, comme les actes de
piété funéraire. C’est ce que le travail d’interprétation, qui vise à leur restituer un sens, à en ressaisir la
logique, porte à oublier : ils peuvent n’avoir à proprement parler ni sens ni fonction, sinon la fonction
qu’implique leur existence même, et le sens objectivement inscrit dans la logique des gestes ou des
paroles que l’on fait ou dit « pour dire ou faire quelque chose » (lorsqu’il n’y a « rien d’autre à faire »),
ou plus généralement dans les structures génératives dont ces gestes ou ces mots sont le produit – ou,
cas limite, dans l’espace orienté où ils s’accomplissent. » (Bourdieu, 1980 : 36)
158
Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...
8. « L’inversion de l’ordre n’est pas son renversement, elle en est constitutive... Elle fait de l’ordre
avec du désordre, de même que le sacrifice fait de la vie avec la mort... » [...] « Sans reconnaître et gérer
le désordre qu’il ne peut pas ne pas engendrer, l’ordre réduirait la société à l’État d’astre froid. » (Balan-
dier, 1967 : 25, 63)
159
Deuxième partie : Rites et santé
9. Texte non daté (1982) et non publié, partie de la correspondance Thomas – Des Aulniers.
160
Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...
puis l’us et coutumes) et extrême cérémonial dans l’autre pôle, nous faire mieux
discerner le caractère rituel dans une pratique. Et même distinguer rituel du rite.
Quel est ce fonds d’indices pour nommer une pratique « rite » ?
1) La présence de plus d’une personne (quoique j’ai observé des conduites
rituelles en solos).
2) Un lieu non banalisé, c’est-à-dire comportant une signification parti-
culière associée à ce qui se passe... Ou des lieux. Ou encore un lieu
usuel modifié dans son décor. D’ailleurs, cette modification peut
constituer une part de « l’objet » du rite.
3) Un temps précis, à tempo ou rythme singulier, découpé en séquences
identifiables : moments de prise en acte de la réalité, d’aveu du
« manque » ou du trouble, de l’ambivalence entre insécurité et excita-
tion, d’interrogation des significations possibles, de dons à une puis-
sance, de recours à des significations autres que celles émergeant
spontanément, éventuellement à travers l’énonciation d’un récit
mythique fondateur et refondateur ; enfin, moments de demande et
d’actions de grâce. (On notera que le rituel ne reprend pas toutes ces
étapes)
4) Une donation et un partage de temps entre participants.
5) Des conduites du corps, des mouvements, des gestes, des présentations
qui ne sont pas habituelles. Des modifications du corps, soit en surface
(vestimentaire, maquillage, coiffure, voire marquage), soit en profon-
deur (modification de rythme cardiaque, transit, sudation, et caetera ;
image corporelle)
6) Des objets investis symboliquement (signifiant plus que le sens percep-
tible au premier abord, c’est-à-dire le sens commun ou trivial), mani-
pulés et offerts. Le don se perçoit jusque dans la révérence, voire la
soumission en une puissance humaine et supra-humaine.
7) Un équilibre entre la prise de parole et le silence. L’accent porte sur
l’être, même dans le faire, et oriente la répartition structurée de rôles et
de modalités de communication.
8) Un rappel, un dépôt de l’expérience, voire une adhésion à des valeurs
communes, lesquelles transcendent l’individu-sujet : destin, vie
commune, cause collective, écologie, religion, cosmos. En ceci, le rite
ne m’apparaît pas régler la question du sens, il encadre et supporte bien
davantage une tension vers la possibilité qu’il y ait significations et, qui
plus est, multiples.
161
Deuxième partie : Rites et santé
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Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...
répète, est un universel. Déjà donc, la situation rituelle ébauche une forme de
relativisation eu égard à l’objet même du rite. Ce qui se vit là s’est déjà produit.
Cela dit, le rite établit une tension entre, d’une part, les éléments connus,
répétés en séquence prédéterminée pour les besoins d’une codification et, par
conséquent, d’une transmission reconnue telle et, d’autre part, une forme d’im-
provisation, associée à la singularité de la situation et surtout associée aux réso-
nances de ladite situation pour la subjectivité des actants du rite (les
participants).
Premier trait donc, la répétition est essentielle pour se souvenir d’un ordon-
nancement des gestes qui contribue à la puissance du rite comme inscription
dans une historicité. Cette répétition est proprement rituelle, mais on ne le dira
pas assez, il nous faut nous garder du fait que le rituel « quotidiennisé » ne
vienne phagocyter le sens du rite, beaucoup plus large. Autrement dit, je le
soulignerai dans un moment, nous devons faire attention à ce que le rituel,
autant dans son acception traditionnelle que dans son acception contempo-
raine, par son caractère répétitif, ne serve d’indice majeur de la présence du rite.
Considérons ensuite le caractère de répétition par un humain des gestes
d’un autre humain dans le rite. Je me situe ici entre le mimétisme (Girard,
2004) qui est inconscient et l’imitation, qui est volontaire, dans cette zone où
de « faire comme l’autre » vient nourrir la part de soi qui admire un trait de cet
autre et désire le traduire pour soi. À travers l’observation, le caractère identifi-
catoire à l’autre renforce l’être tout en le laissant libre. On peut penser ici au
rappel de figures mythiques ou à la mise en valeur, chez un individu, de ce qui
vient orienter chez ses contemporains la coalescence du groupe, à savoir le
mieux vivre ensemble.
Si l’on envisage maintenant un besoin et un désir exprimés par le rite,
besoin et désir souvent groupés sous le terme de sécuriser, il est indéniable que
la répétition offre une vertu de structuration rassurante. D’abord, c’est la répé-
tition d’un geste, du fait même que le geste nous hisse de l’ordinaire, qui fait
assumer la scansion entre les composantes de l’activité rituelle. Puis, au sein
même de l’activité rituelle, la répétition de gestes, tel un mantra, prédispose à
l’accueil de ce qui se passe au sein même du rite puis à la disponibilité à la
qualité de ce moment suspendu. Bref, la répétition assure le dégagement de
l’univers ordinaire et concentre la vigilance sur le temps présent du rite et ses
potentialités insaisissables et indicibles.
En somme, la répétition s’avère saine dès lors qu’elle ne l’est pas à l’iden-
tique. On choisira alors la figure de la spirale, par laquelle la réitération, servant
de corde de rappel, retrouve ses marques pour s’ancrer dans la transmission
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Deuxième partie : Rites et santé
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Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...
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Deuxième partie : Rites et santé
(Clément, 1998 : 114)
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Chapitre 8. Entre ritologie classique et imaginaires actuels de la ritualité...
qui, au creux de ce qui se termine, nous trace un chemin. Bref, et dit triviale-
ment, idéalement le rite nous empêcherait de mourir idiots. Et comme signalé
à la fin de l’ouvrage à propos de la maladie grave (Des Aulniers, 1997), de
mourir avant notre temps !
Et enfin et peut-être surtout, si le rite crée de la beauté, c’est d’abord par le
recours à l’œuvre reconnue telle. Aucun sens en termes sémantiques ne peut
émerger du néant si d’abord le tâtonnement, l’hésitation, l’exploration ne sont
pas autorisés. Aucun sens en termes sémantiques ne peut se hisser du néant vers
la différenciation, si les sens ne sont pas placés au cœur de la beauté du monde.
Sans désignation, sans discours.
En silence. Dans l’immensité océanique du silence.
167
Deuxième partie : Rites et santé
Bibliographie
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168
Chapitre 9
Denis Jeffrey
169
Deuxième partie : Rites et santé
170
Chapitre 9. Les rites comme modèles de comportement
leur forme et leur contenu. Ce constat n’est pas faux si on examine les rites sur
une courte période de temps. Dans le long terme, on s’aperçoit que des rites ont
radicalement changé, certains ont disparu, d’autres ont été créés.
Il existe une impressionnante quantité de rites puisqu’ils concernent la
totalité des activités humaines. Une anthropologie des rituels prendrait des
années à les décrire et à les classer. Le classement des rites, comme le fait remar-
quer Maurice Gruau (1999 : 11), ressemblerait au classement des animaux de
Borges que Michel Foucault présente dans Les mots et les choses. On retrouve
entre autres dans ce classement les animaux qui appartiennent à l’empereur,
ceux qui viennent de casser la cruche et ceux qui de loin semblent des mouches.
Certains spécialistes ont constitué des familles de rites à l’instar d’Arnold van
Gennep pour les passages. Malgré la dimension heuristique de son travail, il
fut, en son temps, très contesté par Marcel Mauss. On lui reprochait d’avoir
réuni dans une même famille des rites différents les uns des autres. Claude
Rivière a proposé deux grandes catégories : les rites religieux et les rites profanes.
Pour ce dernier, « les rites profanes sont en effet moins en liaison avec des
croyances fortes dont ils seraient la reviviscence comme dans les religions,
qu’avec des adhésions labiles, molles ou coutumières, à une culture ou sous-
culture déterminée, entendue comme style de vie, comme ensemble de valeurs
et de comportements. Ils indiquent plus une participation à un système insti-
tutionnel que l’intériorisation d’un ensemble de croyances » (1995 : 75). La
catégorisation de Rivière, qui mériterait un examen approfondi, n’est pas fonc-
tionnelle. Est-ce que les rituels militaristes hitlériens doivent être classés dans la
catégorie du profane et du religieux ? Comment évaluer l’intensité d’une
croyance sans le demander à l’individu qui l’éprouve au plus profond de lui-
même ? Comment évaluer l’engagement d’un acteur lors d’une ritualisation,
sinon, encore une fois, en lui demandant d’en témoigner ? La catégorisation de
Rivière appelle une enquête auprès des acteurs de rituels qu’il est alors obliga-
toire de mener. Laissons de côté ces questions de classification pour en venir à
une définition des rituels.
La tâche de comprendre les rites est d’autant plus ardue qu’un spécialiste
pourrait passer sa vie à étudier uniquement les rites funéraires ou les rites de
passage à l’adolescence. Proposer une définition du rite comporte donc le risque
d’en dire trop ou pas assez, de le réduire à peu ou d’universaliser certaines de
leurs fonctions, comme le fait René Girard avec le sacrifice.
171
Deuxième partie : Rites et santé
2 Définir le rite
Dans son livre devenu maintenant un classique, Jean Maisonneuve propose
une définition des rites fort inspirante : « système codifié de pratiques, sous
certaines conditions de lieu et de temps, ayant un sens vécu et une valeur
symbolique pour ses acteurs et ses témoins, en impliquant la mise en jeu du
corps et un certain rapport au sacré » (1988 : 12). Décomposons cette défini-
tion dans ses éléments les plus simples : un système codifié de pratiques, une
condition de lieu, une condition de temps, un sens vécu, une valeur symbo-
lique, des acteurs, des témoins, une mise en jeu du corps et un rapport au sacré.
On retrouve dans cette définition, reprise notamment par Martine Segalen
(1998 : 20), des éléments essentiels pour comprendre le rite. D’entrée de jeu,
Maisonneuve ne cherche pas, fort heureusement, à distinguer le rite de ce qui
ne serait pas du rite. Il y a un piège épistémologique à définir le rite par ce qui
pourrait s’opposer au rite, tout comme un tel piège existe si on cherche à définir
une relation sociale par ce qui ne serait pas une relation sociale. On peut illus-
trer ce piège par cette distinction du sens commun entre ce que serait un
comportement humain et un comportement inhumain. On déclare qu’un
comportement cruel et barbare est inhumain alors qu’un comportement
altruiste serait essentiellement humain. En plus du jugement de valeur, cette
opposition réfère à une conception angélique de l’être humain. Pour éviter de
pénétrer dans une ère épistémologique où les controverses sont intellectuelle-
ment paralysantes, pour éviter également les spéculations stériles, il est préfé-
rable, par prudence méthodologique, de réserver notre jugement sur la
distinction entre ce qui est rituel et ce qui ne le serait pas.
3 Rapport au sacré
Penchons-nous sur deux éléments de cette définition : le sacré et le système
codifié de pratiques. D’abord, le sacré. Est-ce que tout rituel ouvre sur un
rapport au sacré ? Comment définir ce rapport au sacré ? Dans le sens de Mircea
Eliade (1974) pour qui le sacré se déplace pour investir des activités humaines
non religieuses comme l’art et la politique ? Ou dans le sens de Roger Caillois
(1970) ? Ce dernier propose de penser le sacré comme une catégorie de la sensi-
bilité humaine, au même titre que le beau par exemple. À partir du moment où
on désubstantifie le sacré, où on le considère comme un sentiment, on doit
ajuster la définition du rite en conséquence.
Doit-on conserver le rapport au sacré pour les rites religieux et le rapport
au profane pour les autres rites ? Doit-on considérer que tous les rites expriment
un sentiment de sacré ? Ce n’est peut-être pas ce que voulait signifier Maison-
172
Chapitre 9. Les rites comme modèles de comportement
neuve lorsqu’il écrivait que le rite est un système codifié de pratiques impli-
quant un certain rapport au sacré. Voulait-il uniquement souligner que certains
rites entretiennent un certain rapport avec le sacré ? Cela paraît tout à fait plau-
sible. Si on conserve l’élément « rapport au sacré » pour définir tous les rituels,
on risque d’exclure un grand nombre de ces derniers où la sensibilité à l’égard
du sacré (le sentiment de sacré) est très peu présente ou inexistante. Aussi, il
faudrait démontrer que tous les rituels entretiennent un rapport avec le sacré.
Cela apparaît comme une entreprise capricieuse et complexe puisque l’analyse
pourrait être forcée afin de suggérer qu’un sentiment de sacré est vécu sous un
mode inconscient par les acteurs d’un rituel. Erving Goffman, semble-t-il, s’est
prêté à cet effort. Ne voulant pas se départir de l’élément du sacré dans sa défi-
nition des rituels, il écrivait ceci : « J’emploie le terme de rituel parce qu’il s’agit
ici d’actes dont le composant symbolique sert à montrer combien la personne
agissante est digne de respect ou combien elle estime que d’autres en sont dignes
[…]. La face est donc un objet sacré, et il s’ensuit que l’ordre expressif nécessaire
à sa préservation est un ordre rituel » (1974 : 21). Est-ce que la pertinence de
son analyse aurait été amoindrie s’il s’était préservé de référer au sacré ? On peut
supposer que la référence au sacré est superfétatoire. Nous embrassons les
analyses de Goffman parce qu’elles permettent de mieux comprendre ce qui se
passe lors d’interactions entre individus. Un lecteur peu attentif, qui n’aurait
pas su que ces rituels conservent une dimension sacré, n’en est pas moins
instruit.
Si nous acceptons de considérer le sacré comme une catégorie de la sensibi-
lité, donc un sentiment qui peut s’épanouir dans diverses situations et varier en
intensité, on peut alors essayer de mieux définir le contenu de ce sentiment de
sacré et explorer ses expressions lors d’une ritualisation. Toutefois, il serait plus
sage de définir le rituel sans inclure un rapport au sacré. À cet égard, on peut
suggérer qu’un certain nombre de rituels permettent de vivre pleinement ce
sentiment de sacré à travers une expérience particulière. D’autres rituels permet-
tent l’expression des sentiments de sacré, d’autres encore permettent de se
protéger comme un tel sentiment. Or, on doit admettre que le sentiment de
sacré peut être absent d’une ritualisation.
4 Le code
Autant pour Maisonneuve que pour Segalen, le rite apparaît comme un
système codifié de pratiques. On peut, en s’inspirant des travaux de Goffman et
de Wulf, approfondir les caractéristiques de ce système codifié. Considérons
l’idée suivante : les rites proposent des modèles de comportement que les acteurs
173
Deuxième partie : Rites et santé
174
Chapitre 9. Les rites comme modèles de comportement
radicalement. À bien des égards, les rites de séduction doivent être connus de
chacun pour éviter toute ambiguïté. Sans le code de séduction, nul ne pourrait
reconnaître les signes propres au désir de rencontrer l’autre.
En somme, le rite propose des modèles de comportement qui peuvent être
suivis à la lettre ou avec souplesse, selon l’aise de l’acteur et les situations. C’est
bien parce que les humains aiment s’amuser avec le code que les rites subissent
régulièrement des altérations qui leur permettent d’évoluer.
5 Une définition
Pour poursuivre notre analyse, nous suggérons la définition suivante qui
diffère légèrement de celle de Maisonneuve : un rituel est une manière de se
comporter ayant un sens vécu et une valeur symbolique, habituellement sous
certaines conditions de lieu, de temps et avec des accessoires de circonstance ; il
implique aussi un rapport implicite ou explicite à des interdits. Nous allons
nous en expliquer.
Un rituel est, dans son actualisation, une manière de se comporter. Toute-
fois, dans sa forme, il représente un modèle de comportement pouvant être
emprunté par des acteurs dans une situation singulière. Il n’existe pas un modèle
de rituel ajustable à toutes les situations. Les traditions nous ont légué un large
répertoire de rituels, transmis de génération en génération, que chacun peut
emprunter au besoin. Par exemple, si un individu désire apprendre à méditer,
le répertoire des rites à cet égard est très vaste. L’individu peut lire sur le sujet,
fréquenter un centre de méditation, partager les expériences de copains ou
fabriquer sa pratique à partir de ce qu’il en sait. Un rite fournit un mode d’em-
ploi. Le rite de méditation pourrait préciser comment choisir et utiliser un
mantra pouvant être répété au besoin, à des fréquences plus ou moins fixes,
dans un espace dédié, avec des accessoires de circonstance, dans des positions
corporelles particulières qui impliquent une série de gestes, un style vestimen-
taire, une attitude d’introspection et une disposition d’esprit. Selon le degré
d’engagement de l’acteur, un rite de méditation sera exécuté avec plus ou moins
de marge de liberté.
Lorsque les enjeux émotifs sont très importants – notamment la naissance,
la mort, la souffrance, la sexualité, le pouvoir, la maladie, un événement grave
– un acteur prend moins de liberté dans ses conduites rituelles. Les acteurs
préfèrent alors modeler leur comportement sur des rites éprouvés légués par les
traditions. C’est le cas pour le mariage, les anniversaires de naissance, les funé-
railles, les grandes fêtes calendaires. Il faut dire aussi que le rite subit une alté-
ration sévère uniquement lorsqu’il ne permet plus l’expression régulée de
175
Deuxième partie : Rites et santé
certaines émotions. Les enjeux de sens et la valeur symbolique d’un rituel sont
d’autant plus importants lorsqu’un événement sécrète de l’anxiété, de l’angoisse,
de la peur, en fait, des émotions très intenses. Le rite apparaît alors comme une
sorte de protection contre les dérapages émotifs pouvant conduire à des
comportements insensés. À cet égard, se comporter selon un modèle rituel
préétabli renforce le sentiment de confiance nécessaire à l’accomplissement
d’une action. En somme, le fait de mimer un modèle rituel réduit la part d’in-
déterminé, donc d’incertitude, dans un comportement. Cela, sans jamais
oublier que le rituel propose un modèle de conduite qui demeure modifiable.
Les fêtes d’anniversaire de naissance en sont un excellent exemple.
Les rites de fêtes d’anniversaire de naissance servent de modèles qu’il
convient socialement de suivre même s’ils n’ont pas un caractère obligatoire.
On retrouve un certain nombre de motifs symboliques dans une fête-anniver-
saire : rencontre autour d’un repas, échange de souhaits et de cadeaux, gâteau
d’anniversaire serti de bougies, éteinte des bougies dans un seul souffle après
avoir fait un souhait qui doit rester secret, chanson d’anniversaire. Les mises en
scène d’une fête-anniversaire sont ajustées selon l’âge ou le statut du jubilaire.
Les organisateurs de la fête peuvent miser sur un motif symbolique plutôt
qu’un autre. Par exemple, des parents préparent un gâteau d’anniversaire avec
une bougie pour le premier anniversaire de leur enfant. Quelques photos sont
prises dans la joie de voir bébé étonné, assis dans sa chaise haute, empoigner le
gâteau à deux mains pour en mettre des parts dans sa bouche et jeter d’autres
parts sur le plancher.
Le cadeau que l’on offre à un ami pour son anniversaire ne répond pas à un
standard particulier. On ressent une sorte d’obligation morale de donner un
cadeau, même si ce n’est pas une obligation. Le cadeau est choisi pour faire
plaisir à la personne fêtée. Des amis peuvent venir à une fête d’anniversaire de
naissance sans cadeau, selon le lien de proximité affective et les traditions dans
un milieu social. Pourquoi donner un cadeau ? Parce que le rituel d’anniversaire
de naissance engage les formes traditionnelles de l’échange : donner, recevoir,
rendre. L’engagement personnel dans les jeux de l’échange entre amis ne répond
pas à des modèles statutaires. Toutefois, l’échange de cadeaux et de souhaits
participe au maintien et au renforcement de l’expression affective, de la consi-
dération, de l’appréciation ou de l’admiration pour le jubilaire. Les gens qui
apportent un cadeau d’anniversaire modulent leur comportement selon un
rituel. Apporter un cadeau n’est pas un geste inapproprié. C’est au contraire un
geste très convenable reconnu par tous. Un thème symbolique peut se trans-
former, mais il en reste toujours quelque chose. Par exemple, la chanson de
Gilles Vigneault, « C’est à ton tour, mon cher ami, de te laisser parler d’amour »,
remplace fréquemment l’hymne rituel du « Bonne fête » ou du « Happy birthday
176
Chapitre 9. Les rites comme modèles de comportement
to you ». Cette chanson a été adoptée par nombre de Québécois parce qu’elle
témoigne mieux d’un lien affectif entre le jubilaire et son entourage. Mais le
thème symbolique qu’est une chanson dédiée à l’anniversaire de naissance
demeure.
Ainsi, le rite propose une manière de se comporter plus ou moins obliga-
toire, selon la pression morale ressentie par les acteurs. Les rites sont l’objet
d’une appropriation subjective de la part des acteurs. Néanmoins, même si les
marges de liberté dans les pratiques rituelles contemporaines sont plus larges
qu’autrefois, il ne faut pas sous-estimer la part de détermination. Que serait, en
effet, l’anniversaire de naissance sans le gâteau ou les échanges de souhait ? Les
motifs symboliques quasi obligatoires dans ce rituel, quoique non absolument
contraignants, sont tout de même fortement déterminants. Ces motifs symbo-
liques peuvent très bien varier d’une culture à une autre, d’une famille à une
autre ou d’un groupe d’amis à un autre, mais la transmission de ce rite, d’une
génération à une autre, ne génère pas autant de modifications qu’on pourrait le
penser. Les motifs symboliques réfèrent peut-être, dans le sens jungien du
terme, à des archétypes universaux, mais nous n’irons pas plus loin dans cette
voie empruntée notamment par Mircea Éliade.
6 Les interdits
Nous avons discuté de la pertinence de l’élément « rapport au sacré » dans
la définition générale des rituels. Nous préférons remplacer cet élément par
celui-ci : implique un rapport implicite ou explicite à des interdits. Qu’en est-il ?
C’est Boris Cyrulnik qui écrivait : « L’intensité émotive, dès qu’elle n’est
plus gérée par le rituel, laisse exploser la violence » (2000 : 117). René Girard a
construit sa thèse sur l’idée que le rite vise à réguler la violence. Plusieurs spécia-
listes, dont Roger Caillois (1970), Georges Balandier (1985), Michel Maffesoli
(1976) et Roger Dadoun (2001) insistent pour dire que le rite canalise ou
détourne la violence pour protéger la société contre le désordre. Freud se
demandait si les hommes allaient parvenir à vivre dans un monde pacifié, si la
raison allait avoir le dessus sur les pulsions. Or, il n’avait pas envisagé que le
rituel puisse être une réponse réaliste à ses inquiétudes. Probablement parce
que, comme Juif, il associait le rituel au ritualisme. En effet, la puissance régu-
latrice des pratiques rituelles vise à moduler les énergies corporelles et à proposer
des voies acceptables à son expression. En somme, les énergies pulsionnelles
sont interdites, c’est-à-dire qu’il leur est interdit de se manifester sans aupara-
vant être délestées de leur violence.
177
Deuxième partie : Rites et santé
Conclusion
Toute définition du rituel doit continuellement être raffinée parce qu’elle
contient toujours quelques insuffisances. C’était notre but ici de revoir une
définition classique du rituel aux fins de discussion. On ne pourrait dire que
nous soyons parvenu, par notre définition, à rendre compte du rite dans la
diversité de ses formes et de ses fonctions. En revanche, nous souhaitons que
nos réflexions puissent enrichir la compréhension de l’être humain lorsqu’il
ritualise.
178
Chapitre 9. Les rites comme modèles de comportement
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179
Chapitre 10
Gilbert Guindon
181
Deuxième partie : Rites et santé
182
Chapitre 10. La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche en psychologie
descendu sous les 90 % durant les cinquante dernières années (Thorensen et
Miller, 2003 ; Gallup, 2006). Tant sur le plan de la foi, de la prière que du ques-
tionnement spirituel, l’intérêt populaire est grandissant. Cet intérêt se reflète-t-
il à travers la littérature scientifique ?
Une consultation de la banque de données sur la littérature en psychologie
PsycLit révèle que sur près de 2 500 articles répertoriés avec les descripteurs
Spirituality et Health depuis l’existence de la banque de données (jusqu’à 2006),
plus de 2000 l’ont été entre 1996 et 2006, plus de 1500 entre 2001 et 2006 et
plus de 400 depuis 2005 et cette production ne cesse de croître.
La question n’est plus de savoir si on peut étudier la spiritualité en lien avec
la santé. Sachant qu’aux États-Unis, l’Office of Behavioral and Social Sciences a
formé un groupe de recherche sur la spiritualité, la religion et la santé sous
l’égide des National Institutes of Health à Washington, il n’est donc pas surpre-
nant de voir autant de recherches subventionnées sur ce sujet dans la littérature.
L’American Psychological Association a publié au cours des dernières années des
numéros spéciaux dans ses principales publications dont le prestigieux American
Psychologist (janvier 2003) et sa revue consacrée à l’actualité de la recherche, le
Monitor on Psychology (décembre 2003). On est là au cœur d’un intérêt crois-
sant parmi les chercheurs de la psychologie dominante ou le mainstream envers
les facteurs d’influence sur la santé que représentent la religion et la spiritualité
(George et coll., 2000 ; 2002).
D’aucuns reconnaîtront que la psychologie américaine a toujours été prag-
matique et qu’elle est fidèle à elle-même avec l’étude de la spiritualité. Elle est
de plus en plus subventionnée puisqu’elle peut apporter des retombées et des
ébauches de solution à des problèmes pratiques, particulièrement les soins
cliniques consacrés aux dépendances aux substances ou aux maladies cardiovas-
culaires ainsi que certaines maladies chroniques dont celles reliées à la douleur
comme l’arthrite ou des maladies incurables et potentiellement létales telle
l’infection au VIH (Newberg et Lee, 2006 ; Powell et coll., 2003).
Du même coup, le concept de santé a émergé comme quelque chose qui va
au-delà du fonctionnement biologique sans l’entrave de la maladie (Seeman et
coll., 2003). La santé est aux confluents de facteurs sociaux, culturels, philoso-
phiques, de cheminements existentiels et elle est tributaire de la qualité des
relations interpersonnelles. Rien d’étonnant à ce que la psychologie, et plus
spécifiquement la psychologie de la religion, en raison des études théoriques et
empiriques entourant les comportements, les croyances et les expériences reli-
gieuses, ait toujours eu un rôle privilégié pour comprendre l’impact de la reli-
gion et de la spiritualité sur l’existence.
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Deuxième partie : Rites et santé
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Chapitre 10. La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche en psychologie
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Deuxième partie : Rites et santé
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Chapitre 10. La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche en psychologie
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Deuxième partie : Rites et santé
Pour conclure
Stratégie d’intervention pour le clinicien, facteur accru de protection de la
santé du corps et de l’esprit, catalyseur de sens et d’émotions positives, la spiri-
tualité devient un concept examiné sous l’angle d’un élément essentiel au bien-
être. Le psychologue américain est-il en voie de devenir le prochain pourvoyeur
de mythes ou du moins de rétablir par des moyens dits thérapeutiques, aidé par
la prolifération de la recherche empirique, à définir le caractère relationnel du
sujet dans son désir de bien-être et de son rapport au monde ? Une forme d’uni-
fication dans l’établissement d’un lien avec l’Autre et l’invisible de la réalité.
Ainsi représenté, le mythe transmet un savoir qui permet à l’être humain de
devenir une personne (Lukoff, 1997).
Tobie Nathan (1994 : 31) établit un parallèle intéressant à l’égard de l’inte-
raction entre deux personnes et l’intervention d’un tiers lié au monde de l’invi-
sible dans les sociétés traditionnelles et sur l’abandon graduel d’une référence à
l’Autre en Occident :
Il semble que les sociétés traditionnelles aient depuis longtemps compris que des
procédures d’influence ne pouvaient se penser qu’en termes d’interaction et que
pour penser l’interaction entre deux personnes (thérapeute et malade), il était
indispensable de passer par un troisième terme, de nature radicalement différente,
destiné à s’intercaler entre deux protagonistes, sans qu’aucun des deux ne parvienne
jamais à le maîtriser. Il y a bien longtemps que l’Occident a commencé à se débar-
rasser de ces troisièmes termes de nature radicalement différente, de ses hôtes d’un
autre monde. La civilisation occidentale s’est par exemple d’abord débarrassée de
ses saints locaux, puis du Diable, ne gardant qu’un seul tiers. Tout récemment, elle
a abandonné à son tour le dernier autre véritable qu’elle maintenait en son sein :
Dieu. Elle croyait aller vers plus de lumière, vers plus d’humanité et elle s’est
trouvée contrainte à la barbarie par simplification.
190
Chapitre 10. La spiritualité et la notion de bien-être : évolution de la recherche en psychologie
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192
Chapitre 11
Michel Simard
193
Deuxième partie : Rites et santé
194
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi
vécu ? Nous pourrions dire que ce sont des gens qui ont choisi de vivre autrement
que les autres, une vie plus incertaine et précaire, mais aussi plus aventureuse et
plus libre des contraintes institutionnelles. Finalement, une vie que l’on pourrait
plus ou moins secrètement envier. Du moins si on est charmé par la part d’aven-
ture et de liberté symbolisée dans les figures du coureur des bois, du vagabond
philosophe ou religieux. Ce n’est pas un hasard si le célèbre « On the road » de
Jack Kerouac a été rapidement un succès plus que littéraire. C’est qu’il éveillait
dans un monde en attente d’émancipation une quête profonde de liberté et de
sens au-delà des cadres établis. Que cette quête soit profonde ne fait aucun doute.
Mais que son actualisation dans l’histoire d’un individu soit toujours légitime et
justifiée, cela ne va pas du tout de soi, loin de là. Que l’on puisse comprendre
l’entrée d’un individu dans la rupture sociale à partir de ce ressort, ça, c’est un
contresens mystificateur, qui ne peut que justifier et reproduire l’exclusion. Alors,
comment pouvons-nous comprendre l’expérience vécue de la rupture sociale,
au-delà de la critique des représentations naïves de la marginalité ?
Eh bien, je crois qu’il y a deux repères importants qui doivent guider la
compréhension critique de la rupture sociale dans l’expérience temporelle des
individus.
Le premier peut s’énoncer ainsi : la rupture sociale, c’est l’expérience de la
survie. L’individu en rupture sociale, qu’il soit jeune ou vieux, qu’il soit un
homme ou qu’il soit une femme, cet individu est exposé aux risques de la survie.
Sa liberté est enfermée dans la nécessité du besoin qui le ramène inexorable-
ment vers les autres, tout en le maintenant dans la vulnérabilité. Il est exposé à
la faim et à la soif. Il est exposé au froid et à la violence des autres. La rupture
sociale, c’est la perte de tous les pouvoirs rattachés à la solidarité sociale. C’est
l’expérience de la lutte pour la survie, en dehors d’une appartenance commune
où cette lutte, malgré les sacrifices et les souffrances qu’elle exige, peut encore
rassembler et rapprocher les individus dans un même combat. La rupture
sociale isole. Elle laisse l’individu seul, enfermé dans la nécessité, livré à la
violence et au chaos. C’est la première dimension de l’expérience vécue par
l’individu de la rupture sociale : la lutte pour la survie. C’est ce qui rattache la
rupture sociale aux services d’urgence1. Avant toute autre considération, il faut
porter secours aux individus en détresse qui souffrent de la faim et qui sont
exposés au froid et à la violence. Mais ce n’est pas suffisant, parce que l’expé-
rience de la rupture sociale possède une autre dimension plus profonde et plus
dissimulée que la dimension de survie liée aux besoins du corps.
1. Il y a plusieurs années, j’ai amorcé une réflexion critique sur les services d’urgence offerts aux
personnes en situation d’itinérance au Québec. J’ai publié les principaux repères de cette réflexion
dans L’itinérance en question (Hurtubise et Roy, 2007).
195
Deuxième partie : Rites et santé
Cette deuxième dimension, c’est le fait que la rupture sociale soit une expé-
rience vécue par quelqu’un, dont l’être-quelqu’un est en jeu dans cette situa-
tion. L’individu en rupture sociale n’a pas seulement faim de pain, comme
toute personne, il a faim d’être quelqu’un, quelque part. L’expérience de la
rupture sociale s’accompagne toujours d’un mal d’avoir à être soi qu’aucune
assistance matérielle ne peut apaiser à elle seule.
La rupture sociale, c’est l’impasse d’une quête de sens avec les autres, dans
des institutions communes qui débouche sur la misère et le dénuement le plus
total. Il n’y a rien ici de romantique. Jacques a quarante ans. Il a fait des études
supérieures en littérature. Cela a été difficile. Mais il s’est rendu au bout. Il est
passionné par les défis que représentent ses nouveaux projets d’écriture à l’uni-
versité. Les choses vont bien pour lui. Même si Jacques est un garçon un peu
timide et plutôt solitaire, il a rencontré une fille avec qui les liens se sont soudés.
Ils se sont mariés et ils ont eu un garçon. Tout semblait bien aller, jusqu’au jour
où Jacques a commencé à avoir des problèmes avec son travail : il n’arrivait plus
à se concentrer, à mettre ses idées en ordre et à être capable d’écrire comme
avant. Rien ne marchait plus. Les choses se sont alors rapidement précipitées. Il
a dû abandonner son poste. Pauvreté : première impasse. Confiné à la maison,
sans revenu, mais endetté, Jacques s’est retrouvé coincé dans une insécurité
financière très difficile à supporter. Les liens sont devenus très tendus avec sa
femme qui n’en pouvait plus. Un matin, sans rien dire ni prévenir, Jacques est
parti, sans but ni ressources aucunes. Errance : deuxième impasse. Il venait
d’entrer dans la rupture sociale. Sa quête de sens avec les autres, dans les insti-
tutions communes, venait de heurter un mur.
Lorsque je l’ai rencontré, il vivait dehors depuis quelques années et fouillait
dans les poubelles pour manger. Il avait des plaies saignantes sur les deux mains
et il était incapable d’entretenir une conversation, même sur des sujets très
simples de la vie quotidienne. Il était complètement perdu.
L’expérience de la rupture sociale a son origine dans une impasse de la
quête de sens qui débouche dans la misère et le dénuement total. D’un individu
à l’autre, les histoires sont différentes et elles n’ont pas toutes la même issue.
Mais tous sont confrontés à la double impasse de la pauvreté et de l’errance.
C’est l’expérience de la rupture sociale vécue par les individus. Mais qu’en est-il
de cette expérience au niveau de la société ? Non pas celle de la représentation
de l’individu qui bascule dans la rupture sociale, mais celle que nous vivons
lorsque nous nous situons dans la préoccupation du bien commun incarné
dans les institutions : la famille, l’école, les centres de santé, les organismes
communautaires, les centres de détention, etc.
196
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi
197
Deuxième partie : Rites et santé
800 709
700
600
440 1990
500
360 1995
400
300 228 2000
200
2007
100
0
H é b e rg e m e n t s
198
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi
La troisième clé est un peu plus difficile. C’est que dans le cadre de la
modernité, ce phénomène semble bien irréversible. Il ne s’agit pas de dire que
l’on ne peut rien faire, bien évidemment. Mais que l’ombre de la désaffiliation
et la multiplication des risques de rupture ne disparaîtront pas de notre horizon.
De la même manière que les risques environnementaux ne disparaîtront plus de
notre horizon. C’est d’ailleurs une très bonne chose qu’ils ne disparaissent pas
parce qu’ils sont bien réels et que le fait de ne pas les voir et de ne pas s’en
occuper est loin d’en réduire les risques. Tous en conviennent aisément pour les
risques environnementaux. Je crois que c’est la même chose pour les risques de
rupture sociale. Ils ne sont pas liés à des défauts de fonctionnement, mais aux
pouvoirs constitutifs qui donnent forme à notre vivre ensemble, dans ce qui
nous est peut-être le plus cher : notre liberté, notre autonomie. La montée des
risques de rupture sociale est le rappel de la finitude des sociétés démocratiques :
l’autonomie se reçoit en héritage et renvoie à une appartenance première qui la
reconnaît, l’autorise, la protège et la justifie. Paradoxe insurmontable des
sociétés démocratiques modernes (Gauchet, 1989).
2 L’horizon de sens
Nous sommes parvenus au point charnière de notre itinéraire où nous
devons faire le passage vers la compréhension de la ritualité dans le contexte de
l’expérience de la rupture sociale. Que devons-nous retenir du chemin parcouru
jusqu’à maintenant ? Disons deux choses essentielles, comme les deux faces
d’une même médaille : d’un côté, l’expérience vécue de la rupture sociale nous
est apparue comme une impasse dans la quête de sens qui enferme l’individu
dans la pauvreté et la désespérance d’être soi et, de l’autre côté, le phénomène
historique de la rupture sociale, par sa représentation de l’échec de l’idéal le plus
profond des sociétés contemporaines a fait apparaître leur finitude et interpellé
notre responsabilité. Voilà : nous sommes parvenus à une certaine entente sur
ce qu’est la rupture sociale. Mais qu’en est-il de la ritualité dans ce contexte ?
199
Deuxième partie : Rites et santé
3. On ne peut cesser d’être mortel et de réinventer des rites à l’intérieur desquels se renouent les fils
brisés de nos histoires. La « mort de Dieu » ne change rien à cette affaire, encore moins les avancées
prodigieuses de la technique. La sécularisation du monde et l’augmentation de l’espérance de vie ne
font que rendre encore plus aiguë la conscience de la fragilité humaine et impérieuse la quête de sens,
au-delà du sens et du non-sens de la vie.
4. Le fondement des sociétés démocratiques est éthique. Ce qui ne veut pas dire qu’il est dépourvu
de transcendance. Mais que l’approche de la transcendance dans les sociétés contemporaines est insé-
parable de la responsabilité envers l’autre, quel qu’il soit. Et c’est ce « quel qu’il soit » qui marque
l’avancée décisive. Le « quel qu’il soit » ne peut être pensé dans aucune catégorie de genre. C’est
l’unique. Ce n’est pas un numéro dans une série, c’est l’irremplaçable, comme nous a appris à le penser
avec rigueur et détermination Emmanuel Levinas. C’est, me semble-t-il, cette transcendance attestée
dans la responsabilité à l’égard de l’autre homme qui procure au droit son principe d’universalité et à
200
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi
dique que représentent les chartes des droits de l’homme constitutives des
sociétés démocratiques modernes et mise en scène dans un langage symbolique
qui en réactualise le sens. C’est ici, me semble-t-il, que se déploie la ritualité
dans le cadre des sociétés modernes : la mise en scène qui permet l’élaboration
de la symbolique de la personne et la réactualisation de l’horizon de sens, à
l’intérieur duquel les sociétés modernes se comprennent. C’est dans le cadre de
ces mises en scène que la ritualité joue son rôle de réactualisation symbolique
de l’horizon de sens du monde moderne.
la modernité son horizon ultime de sens. Ce n’est pas tant parce que le droit concerne chacun qu’il est
universel, ce qui est incontestable, mais bien plutôt parce que personne ne peut s’en défiler, sans trahir
ce qui le fait être comme personne.
5. J’utilise ici librement la distinction développée par Hannah Arendt (1983) entre puissance et
pouvoir. Voir en particulier dans le chapitre portant sur l’action, la section ayant pour titre La puis-
sance et l’espace de l’apparence, p. 259-268.
201
Deuxième partie : Rites et santé
bonne presse, c’est elle que l’on trouve toujours en arrière-plan, mais bien
présente et active dans tous les médias. Il s’agit ici d’éveiller le désir : entre-
prendre une nouvelle carrière, penser à sa retraite, à sa santé ou tout simple-
ment acheter de nouveaux produits, quels qu’ils soient. La société des individus
est aussi et en même temps une société marchande. Comme le politique, l’éco-
nomique a aussi besoin de la puissance et, pour mettre en scène cette puissance,
les fabricants de rêves ne cessent d’inventer des nouveaux cultes ritualisés plus
éphémères les uns que les autres, mais aussi plus puissants les uns que les autres.
La troisième fonction, c’est celle qui nous concerne ici. C’est à l’intérieur
de l’exercice de cette fonction que s’articule le lien entre la ritualité et la rupture
sociale dans les sociétés modernes. Elle est mise en œuvre lorsque les individus
sont confrontés à la désespérance d’être soi. C’est une fonction de guérison,
dont l’exercice a pour but la restauration de l’horizon de sens.
6. Le mot « éthique » ne désigne pas ici l’éthique comme pratique, comme l’entend Jean-François
Malherbe, mais l’éthique fondamentale, comme l’entend Emmanuel Levinas. Toutefois, il est possible
de comprendre l’éthique fondamentale comme condition de la pratique de l’éthique comme approche
de l’incertain qui requiert pourtant un choix et une décision responsables.
202
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi
203
Deuxième partie : Rites et santé
Conclusion
Quel a été notre parcours ? Nous l’avons situé à l’intérieur d’une expérience
que nous avons nommée « l’enfermement dans l’errance ». Expérience marquée
par la nécessité du besoin, mais simultanément et plus profondément désespé-
rance d’être soi. Cette désespérance nous l’avons retracée dans l’expérience
vécue par les individus en situation de rupture sociale, mais aussi dans la repré-
sentation collective de l’échec de l’idéal le plus profond des sociétés démocrati-
ques modernes : faire de chaque individu une personne à part entière. Ainsi,
nous sommes parvenus à situer l’expérience de la désespérance d’être soi dans
l’horizon de sens à l’intérieur duquel se comprennent les sociétés démocrati-
ques modernes.
Mais il fallait trouver le passage vers la ritualité sans glisser dans une réac-
tualisation de sens mythique en rupture avec la sécularité du monde. Ce passage
je crois en avoir décelé l’ouverture dans la reconnaissance de la finitude du
monde moderne. Les risques de la fragilité humaine que dévoile avec acuité la
modernité contemporaine dans la désespérance d’être soi ne nous renvoient pas
à notre échec, mais à notre responsabilité qui, elle, se donne en réponse à la
mortalité. C’est dans le tragique de l’existence que s’ouvre la transcendance
comme une déchirure de l’horizon à l’intérieur de laquelle une vie peut être
comprise. La désespérance d’être soi, c’est l’expérience vécue de cette déchirure.
La ritualité m’a semblé pouvoir être comprise comme processus symbolique de
guérison de cette blessure. Un processus qui se déroule dans l’accueil et l’ac-
204
Chapitre 11. Ritualité et désespérance d’être soi
205
Deuxième partie : Rites et santé
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206
Chapitre 12
La spiritualité contemporaine
chez des jeunes universitaires
Pratiques et rhétoriques
Sivane Hirsch
207
Deuxième partie : Rites et santé
Pourtant, le modèle que proposent les jeunes domine les sociétés contem-
poraines dans lesquelles la jeunesse, dans ses manières de faire et d’être,
représente l’idéal et rester jeune, l’objectif principal. La popularité de la spiri-
tualité chez les jeunes a donc une signification sociale considérable : grâce à son
public, la spiritualité s’expose régulièrement et s’installe de plus en plus dans
l’imaginaire contemporain. Il semblerait que, pour bien comprendre la société
contemporaine, l’examen de cette facette est nécessaire.
C’est pour ces raisons que nous avons d’abord consacré notre recherche à
la définition de la spiritualité par les étudiants interrogés, puis à la façon dont
ils la vivent et, enfin, à l’influence que leur spiritualité joue sur le regard qu’ils
portent sur la société dans laquelle ils vivent.
Nous consacrerons cet article à la présentation de la perception de la spiri-
tualité par les étudiants interrogés et les pratiques par lesquelles ils la vivent.
Nous serons ainsi à même de constater en quoi l’expérience de la spiritualité
devient une voie de guérison à un certain malaise dont témoignent les étudiants
interrogés.
1 Méthodologie
Nous inspirant de la phénoménologie sociale, de l’interactionnisme symbo-
lique et de la sociologie compréhensive, nous avons adopté une méthodologie
qualitative permettant d’étudier les phénomènes sociaux à partir des significa-
tions que les acteurs accordent à leurs actions quotidiennes. Des entretiens
semi-directifs et quelques observations (plus ou moins participantes), dans un
cadre comparatif, étaient nos outils principaux. C’est donc une démarche qui
se veut à la fois heuristique, décrivant la spiritualité des étudiants interrogés
dans ses diverses manifestations, et herméneutique, visant à rapporter les signi-
fications des actions et donc du phénomène tel qu’il est vécu dans le
quotidien.
La comparaison entre trois sociétés, la québécoise, l’israélienne et la fran-
çaise, représente aussi une richesse de cette recherche : le grand nombre des
caractéristiques sociales, historiques et économiques que ces trois sociétés
contemporaines partagent (comme la commercialisation de tous les aspects de
la vie, l’individualisation extrême et la personnalisation des pratiques, la valori-
sation de l’immédiateté, de l’aventure ou encore de l’éclectisme culturel),
accentue les différences entre elles (comme le rapport différent qu’elles entre-
tiennent avec la religion et son éducation, malgré une tradition judéo-chré-
tienne de laquelle elles sont issues). Toutefois, en matière de perception de la
spiritualité, les différences entre les trois sociétés sont minimes. De même, si les
208
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques
pratiques choisies varient dans les trois sociétés, les disciplines par lesquelles
celles-ci sont vécues dans le quotidien sont identiques.
Notre échantillon n’était déterminé que par l’intérêt que portent les
étudiants à la spiritualité : nous avons approché des étudiants dans les cours
comme dans les halls de facultés, à l’université Laval à Québec, à l’université de
Tel-Aviv et aux diverses universités de Paris, leur expliquant notre recherche et
leur demandant si le sujet les intéressait. Certains étudiants interrogés nous ont
recommandé leurs amis. La facilité avec laquelle les étudiants que nous avons
approchés ont accepté de participer à notre recherche nous a laissée dans l’em-
barras du choix.
L’échantillon comporte 31 étudiants de premier cycle, dont treize hommes
et dix-huit femmes (dix Québécois, neuf Français et douze Israéliens), d’âge
moyen de 24 ans, provenant de facultés aussi diverses que l’éducation, les arts
plastiques, la musique, l’histoire, les langues, la sociologie, la psychologie, l’his-
toire de l’art, la physique, les mathématiques, la biologie, la chimie et la
médecine.
Analysés à l’aide de catégories préétablies (par exemple « qu’est-ce que la
spiritualité pour toi ? ») et émergentes (comme la distinction entre la spiritualité
et la religion), les entretiens représentent la majeure partie du corpus. L’obser-
vation participante (d’une initiation à la méditation dans un centre bouddhiste
à Paris, d’un festival « spirituel » en Israël et des cours de yoga à Québec, entre
autres), entreprise surtout dans le but de connaître les pratiques dont parlaient
les jeunes universitaires et de mieux comprendre leur expérience, nous a servie
pour enrichir l’analyse.
209
Deuxième partie : Rites et santé
qu’elle est fondée sur des aspects communs aux diverses sociétés occidentales et,
enfin, qu’elle fait partie, d’une manière ou d’une autre, de l’imaginaire collectif.
Les étudiants interrogés dans cette recherche perçoivent la spiritualité
comme une quête de sens personnelle ou individuelle que chacun construit afin
qu’elle soit adaptée à sa vie et qu’elle réponde au mieux à son questionnement
de départ. À travers diverses expériences, la spiritualité devient quotidienne et
son vécu, intime et collectif à la fois, contribue à sa signification. Parce qu’elle
est symbolique, la spiritualité permet aux étudiants interrogés de dépasser la
réalité qu’ils connaissent et de s’ouvrir à d’autres aspects de leur existence
humaine, sans pour autant devenir religieux. Au-delà d’un ensemble de prati-
ques et de doctrines qui la composent, la spiritualité devient un état d’esprit et
donc une réponse possible à une crise de sens qui caractérise les sociétés
contemporaines.
Nous présenterons chacune des composantes de cette perception, avant
d’exposer les manières par lesquelles la spiritualité est vécue dans le quotidien.
210
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques
2.2 Quête de sens
Le questionnement n’est guère réservé aux seuls étudiants qui s’intéressent
à la spiritualité. Par contre, la quête qu’il amorce, qui encourage les étudiants
interrogés à s’aventurer au-delà du bassin de réponses proposées par leurs
sociétés et à découvrir de nombreux et souvent de nouveaux horizons physiques
comme mentaux, émotionnels ou psychologiques, les distingue davantage. Or,
dans une société animée par un désir d’altérité, une ouverture à l’Autre, dont
l’errance représente désormais un attribut majeur (Maffesoli, 1997), la rencontre
avec l’altérité est désormais inévitable. La multitude des images, le multicultu-
ralisme « imposé » par une immigration croissante, etc. permettent de vivre
cette quête (comme l’errance) sans trop s’éloigner de chez soi (une accessibilité
critiquée par certains qui la considèrent comme contradictoire, à bien des
égards, avec l’essence même de la quête, comme de l’errance).
Ce n’est pas le manque de tentatives (philosophiques, scientifiques, litté-
raires, etc.) des sociétés contemporaines à donner un sens au monde qui
explique l’absence de réponses satisfaisantes (selon les étudiants interrogés) au
questionnement des étudiants. Bien au contraire, la reconnaissance de
nombreuses explications possibles incite souvent les étudiants interrogés à
poursuivre leur recherche. Ce qu’explique un étudiant québécois en physique :
C’est pourquoi certains parmi eux parlent d’une recherche de sens caché,
d’une vérité qui les dépasse. La spiritualité les encourage à aller au-delà de ce
qui est su, de ce qui est connu, de ce qui est vu.
Qu’elle soit métaphysique (qui cherche à comprendre Dieu), physique (qui
aspire à améliorer son bien-être) ou introspective et psychologique (essayant de
comprendre soi-même), cette quête ne se limite pas à la théorie, mais se traduit
en une démarche à suivre. La spiritualité devient alors une manière de vivre la
vie qui s’accommode aux jeunes universitaires « en fonction de leurs besoins et
de leur expérience, c’est-à-dire en fonction des manques vécus dans leurs confi-
gurations antérieures » (Lemieux, 2002 : 16-17). C’est donc à travers la quête de
sens que le questionnement devient réel et pratique. Autrement dit, c’est par la
quête que la spiritualité s’intègre dans le quotidien des étudiants interrogés.
1. Les citations des entretiens sont marquées par le numéro de l’entretien ; le lieu de l’entretien (Qc,
Fr ou Il) ; et le numéro de page de la retranscription.
211
Deuxième partie : Rites et santé
La quête reste pourtant, à bien des égards, symbolique. D’une part, parce
qu’elle est guidée par un désir d’être et de vivre autrement. D’autre part, parce
qu’elle refuse d’obéir à la prescription sociale, à la logique moderne de devoir
être. Elle est, en somme, la quête du Graal sacré, de la sagesse qui représente la
promesse d’éternité ou, pour le dire simplement, une quête d’espoir. Ce qui
explique la place centrale qu’occupent des éthiques alternatives (économiques,
sociales, culturelles ou écologiques) qui dessinent une autre réalité possible.
On a tous une spiritualité différente. Je pense que c’est ça qui nous différencie en
premier, mis à part la physique, ce qui nous sépare en premier, c’est notre niveau
de spiritualité. […] Il n’y a pas un modèle de spiritualité, on n’a pas la même façon
de penser […]. On a notre intuition, notre réflexion en regardant autour de
nous… (28 ; Fr ; 3)
212
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques
J’ai ma manière de penser, de vivre ma spiritualité, mais les autres autour de moi
ne la vivent pas pareil, c’est moi, c’est individualiste. (1 ; Qc ; 12)
213
Deuxième partie : Rites et santé
2.4 Hétéronomie contemporaine
La quête individuelle et personnelle est pleinement vécue à travers la
construction subjective de la spiritualité :
Je me suis rendu compte que c’est vraiment sur mesure maintenant. À la carte…
Si aller à la messe de temps en temps, ça me fait du bien, et avoir mon bouddha,
ça me fait du bien, puis lire mon Hubary, ça me fait du bien, et si tout ça ensemble
ça m’apporte une signification, un sens à ce que je fais, à ce que je suis, je pense que
ça peut faire un bon ensemble. (2 ; Qc ; 5)
214
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques
Je ne suis pas très sérieux là-dessus, mais je suis très attiré par le judaïsme. [C’est]
la notion de toujours tout remettre en cause, tout remettre en question, tout inter-
roger que j’aime beaucoup. […] C’est le dialogue entre plusieurs traditions qui
m’intéresse beaucoup. (30 ; Fr ; 2)
2.5 L’expérience de la spiritualité
L’expérience de la spiritualité se distingue ici de l’expérience spirituelle. Si
la première, en évoquant le vécu de la spiritualité, est indispensable pour les
étudiants interrogés, la deuxième incarne, au contraire, le mystique, l’exotique
et, surtout, l’inaccessible, elle n’est donc pas obligatoire. En effet, elle sépare le
spirituel et le quotidien (comme d’ailleurs le fait religieux selon la définition
durkheimienne). Or, comme le démontrent aussi les résultats de recherche de
Paul Heelas et Linda Woodhead, c’est précisément parce que la spiritualité et
ses pratiques « « bring the sacred to life », enabling participants to remain true to
themselves and their most significant relationships, and making little or no
distinction between personal and spiritual growth » (2005 : 10), qu’elles jouis-
sent d’un tel succès parmi les jeunes universitaires. Ainsi, les étudiants inter-
rogés rejettent l’expérience spirituelle qui invite, selon eux, à se retirer de la
société, à prendre ses distances de l’entourage social et de la vie, bref à entre-
prendre une vie ascétique.
215
Deuxième partie : Rites et santé
La spiritualité c’est quelque chose qu’on met en pratique tous les jours. […] C’est
essayer de rayonner autre chose que la médiocrité qu’on peut apercevoir autour de
nous… c’est quand tu marches dans la rue, quand tu parles aux gens, de faire
l’effort de ne pas avoir de rancœurs. C’est un effort qui est quotidien et qui est
complètement pratique et qui est beaucoup plus proche de la terre que du ciel.
(24 ; Fr ; 5)
Je pense que, pour chacun, c’est imprégné dans les petites choses qu’il fait dans sa
vie. […] ce sont des choses qui deviennent parfois comme des instincts. (14 ; Il ; 3)
216
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques
2.6 Symbolique
L’univers symbolique fait le lien entre le particulier et l’universel, entre le
monde réel et ce qui dépasse l’expérience, entre soi et l’Autre, entre l’intime et
le collectif. Dans l’espace qui se crée entre les opposés, chacun peut se créer lui-
même. Le symbolique est dans ce sens nécessaire pour la recherche de la vérité
ultime (qui ne peut être plus relative, car elle reste personnelle) qui caractérise
la quête spirituelle des étudiants interrogés. C’est la recherche métaphysique
dans son sens platonicien qui fait appel à un savoir qui dépasse les choses
immuables, à une Loi qui gère la vie, le monde.
Le symbolique est aussi un outil qui, comme l’explique Denis Jeffrey,
« facilit[e] les manœuvres dans les moments fragiles du parcours de l’histoire des
hommes » (1998 : 26). Les expériences de la spiritualité, les doctrines qui l’ins-
pirent, les pratiques qui l’expriment et les discours qui l’expliquent doivent être
alors considérés aussi dans leur rôle symbolique permettant aux étudiants inter-
rogés de vivre leur quête de sens qui les amènent souvent au-delà de la réalité
que nous connaissons.
Comme les sociétés contemporaines promeuvent la raison et la logique,
c’est souvent dans les traditions étrangères que les étudiants interrogés trouvent
l’accès au symbolique : le soufisme, le bouddhisme ou même dans leurs reli-
gions d’héritage qui n’ont plus la même place au sein de la société occidentale.
La science-fiction, la fantaisie et d’autres arts (cinéma, art plastique) inspirent
également les étudiants interrogés dans leur initiation au symbolique.
Il se manifeste, bien souvent, à travers les croyances, la conviction ultime
qu’il y a une certaine dimension qui dépasse la « simple » existence humaine. La
croyance en Dieu, en la réincarnation (ou en toute autre forme de vie après la
mort) qui est très répandue parmi les jeunes en général (Lambert et Michelat,
1992 ; Lemieux, 2002) comme dans notre échantillon et même la croyance en
l’Homme, invitent à considérer tout ce qui est au-delà de la réalité terrestre. La
spiritualité représente alors une ouverture à l’universel proposant, dans un
monde individualiste et égocentrique, où le bien-être est le plus souvent
recherché dans la vie personnelle et privée, un accès à un univers plus vaste,
socialement comme mentalement. C’est donc grâce au symbolique que les
étudiants interrogés se permettent de ne plus se mettre au centre de leur appren-
tissage, pour reprendre une notion pédagogique à la mode et se permettent de
se lier à un contexte généralisé, à des références extérieures, qui dépassent leurs
seules expériences.
217
Deuxième partie : Rites et santé
J’ai une bonne relation avec la religion catholique, mais pas avec la messe… Je sais
que quand je suis allée à la messe ça m’a fait énormément de bien et j’avais une
bonne relation avec la religion, mais par la suite cette relation s’est complètement
détériorée. Même si je comprends bien qu’il faille avoir des règles strictes pour tout
le monde, je trouve qu’il n’y a pas assez de souplesse. (31 ; Fr ; 4‑5)
Leur préférence pour une religiosité qui ne s’accompagne pas par la forme
religieuse est aussi expliquée par leur conviction selon laquelle toutes les reli-
gions sont égales et même pareilles : on y trouve toujours des divinités, des
règles de vie en société, des mystiques… pourquoi se limiter à une religion au
lieu de s’inspirer de toutes les religions ?
218
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques
2.8 Crise de sens
Il est du sens commun d’associer l’intérêt que portent les jeunes à la spiri-
tualité à une crise personnelle qui les pousserait à entreprendre cette quête, à
approfondir leur questionnement. Or, dans notre échantillon, peu d’étudiants
évoquent une telle crise. Si certains avouent vivre un épisode difficile en arri-
vant à l’université (loin de chez soi), en confrontant le stress lié aux études, suite
au suicide d’un ami ou à la séparation d’un conjoint, c’est, en somme, une
profonde solitude que la spiritualité les aide à affronter (et l’importance du
partage de la spiritualité, déjà évoquée, doit être à nouveau soulignée).
Cette crise est-elle vraiment personnelle ? Pour Ulrich Beck (1998 : 20),
c’est un amalgame trop courant entre le personnel et le social qui nous amène
à attribuer aux individus les problèmes créés par la société, tout comme l’im-
puissance des individus face aux divers problèmes comme le divorce, leur
dépendance aux crédits, l’instabilité professionnelle et même la baisse de la
natalité. À bien des égards, cet amalgame est même une des sources de cette
crise : comment vivre dans le quotidien le paradoxe entre les contraintes sociales
et le désir d’individualisme (encouragé, évidemment, par la société) ? La solu-
tion à ces problèmes sociaux, précise Beck, doit donc être sociale. Le magazine
Philosophie2 a ainsi consacré un dossier aux crises existentielles étudiées par des
philosophes, des anthropologues et des sociologues, à côté des psychologues,
qui tentent de comprendre les raisons de cette crise, mais, plus encore, les
diverses méthodes pour les affronter.
La spiritualité propose une réponse (parmi tant d’autres) à la crise de sens
sociale, devant laquelle les sociétés contemporaines semblent être désarmées.
En témoigne la place toujours aussi importante qu’occupent les rituels religieux
dans les événements significatifs de la vie (et les plus difficiles, car si le baptême
est pratiqué moins fréquemment, les enterrements sont encore largement reli-
gieux). Dans les mots de Raymond Lemieux, la spiritualité « représente un
mode privilégié d’assumer sa propre vie dans un monde où le sens n’est plus
affirmé, mais où chacun est renvoyé à sa propre quête » (2000 : 3). Il précise
aussi que « [l]e problème […] n’est pas que le monde contemporain n’offre pas
de sens […], il vient plutôt du fait que ce monde est saturé d’un sens qui s’im-
pose, un sens de plus en plus totalitaire puisqu’il ne laisse de place qu’à une
pensée unique » (2000 : 13). Une pensée unique contre laquelle les jeunes univer-
sitaires interrogés, qui revendiquent leur recherche personnelle avec fierté, s’in-
dignent ouvertement.
Le vécu en commun de la crise, à travers laquelle l’implicite (qui est vécu
en solitaire) devient explicite (c’est-à-dire dit, partagé) la rend aussi sociale. La
2. N° 10, juin 2007, Paris.
219
Deuxième partie : Rites et santé
2.9 État d’esprit
Omniprésente dans la vie personnelle, professionnelle et sociale des
étudiants interrogés, la spiritualité influence leur manière d’être et dépasse donc
la « simple » manière de voir le monde, de vivre dans le monde. Elle fait désor-
mais partie intégrante de leur quotidien. Elle devient un état d’esprit, qui
influence aussi bien les étudiants interrogés que leur entourage. Elle s’installe
dans l’imaginaire des sociétés contemporaines.
[La spiritualité] c’est en fait essayer de rayonner autre chose que la médiocrité
qu’on peut apercevoir autour de nous… c’est quand tu marches dans la rue, quand
tu parles aux gens, de faire l’effort de ne pas avoir de rancœurs. C’est un effort qui
est quotidien et qui est complètement pratique et qui est beaucoup plus proche de
la terre que du ciel, finalement. (24 ; Fr ; 5 déjà cité)
220
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques
221
Deuxième partie : Rites et santé
Il n’y a pas un samedi que je rate [la prière]. Si je ne vais pas à la prière, le shabbat
[samedi] me semble différent. Parce que c’est là que je commence à sentir la sacra-
lité. […] J’attends toute la semaine. Mais je ne peux pas définir exactement ce qui
m’arrive là-bas. Je reçois de la nourriture pour mon âme. (22 ; Il ; 5)
222
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques
La pratique orthodoxe est délibérément choisie, aussi bien par les étudiants
religieux que par ceux qui suivent d’autres pratiques. Ils considèrent qu’elle
contribue significativement à leur vie quotidienne, aussi bien par les pratiques
qu’elle leur impose que par le mode de vie qu’elle induit. Ainsi, cette pratique
leur fournit d’amples occasions pour vivre leur spiritualité. Remarquons que
bien qu’elle dirige ces étudiants dans leurs choix quotidiens, la pratique ortho-
doxe n’arrive pas à apaiser leur questionnement : elle devient même un des
aspects qu’ils questionnent. Elle fournit néanmoins certaines réponses ou, au
moins, des pistes de réponses que les étudiants peuvent suivre pour faire face à
leurs difficultés (comme aux moments de joie).
223
Deuxième partie : Rites et santé
J’ai suivi des cours de yoga et de tai-chi […]. Ça m’a fait tellement de bien, parce
que [c’est] arrêter d’être tout le temps dans le mental, c’est être complètement dans
tes gestes. […] c’est vraiment un moment pour lâcher la prise. Moi, je me constate
comme quelqu’un d’assez nerveux, fébrile, donc, c’est peut-être pour ça aussi que
je cherche des moyens de spiritualité, pour me détendre. (6 ; Qc ; 5)
224
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques
225
Deuxième partie : Rites et santé
Conclusion
Notre étude montre bien que la spiritualité n’est pas qu’une simple notion
à laquelle les jeunes universitaires se réfèrent de manière aléatoire : elle est bien
présente dans leur quotidien. Leur perception est fondée sur leur propre vécu,
démontrant ses nombreuses contributions à leur vie. Les pratiques qu’ils entre-
prennent et, plus encore, les manières par lesquelles celles-ci sont intégrées dans
le quotidien mettent en œuvre leur conception de la spiritualité. C’est donc à
travers les pratiques et les disciplines spirituelles que la spiritualité alimente un
questionnement et devient une quête de sens, que ces expériences prennent
forme et permettent, dans l’accès qu’elles proposent au symbolique, d’apaiser
une crise de sens.
226
Chapitre 12. La spiritualité contemporaine chez des jeunes universitaires : pratiques et rhétoriques
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Chapitre 13
Suzanne Boutin
229
Deuxième partie : Rites et santé
230
Chapitre 13. Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph
3. On pense ici aux nouveaux mouvements religieux, aux formations axées sur la découverte de soi,
par exemple (Champion, 1990 ; Hervieu-Léger, 1990 ; Giddens, 1991).
231
Deuxième partie : Rites et santé
232
Chapitre 13. Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph
partage d’expérience personnelle face aux difficultés de la vie6. Par le biais des
grands rituels tels les processions et les rituels de guérison et par le biais des
pratiques rituelles privées7, les quêtes en ces lieux donnent aussi le moyen d’ex-
primer émotionnellement les détresses et de mobiliser des énergies nouvelles en
redonnant entre autres, l’espoir. Qu’elle soit causée par la maladie, par des
problèmes à dimension sociale comme la pauvreté ou par des épreuves indivi-
duelles, la souffrance, quelle qu’elle soit, est alors traitée en rapport aux émotions
qu’elle suscite et aux questionnements sur le sens qu’elle entraîne8. En ce sens,
la grande communauté présente et les regroupements divers9 jouent le rôle d’un
support provisoire tout au long de cette démarche favorisant à la fois l’intros-
pection et un travail sur soi. En somme, ces expériences globales, souvent
initiées par des femmes en partenariat avec les institutions religieuses par des
associations déjà existantes10 ou encore par des communautés culturelles,
portent avec elles les caractères de la modernité avancée11. Elles se présentent tel
un renouvellement de la tradition initié tant par des groupes restés fidèles à
divers degrés à l’Église catholique que par des groupes appartenant à d’autres
traditions religieuses.
Mais, à contresens de cette quête qui porte des accents de modernité,
centrée sur le salut en ce monde et sur une expérience totale incarnée dans le
vécu, le pèlerinage pourra donner lieu étonnamment à un discours d’une teneur
plus traditionnelle. Le corps et la santé, au lieu d’être des fins en soi, seraient
dépassés pour que les épreuves puissent devenir des moyens. Le pèlerinage
pourra alors offrir, dans cette acception, une interprétation religieuse de la
maladie et des épreuves qui en fera des instruments au service d’un approfon-
dissement de la foi chrétienne. Il pourra ainsi faire porter au corps souffrant un
rôle d’exemple en le parant de l’espoir et de l’amour de Dieu pour les autres
bien-portants. Il pourra aussi faire de la souffrance et des épreuves des instru-
6. On sait d’ailleurs que la valeur de l’expérience du sujet dans la modernité sert souvent de réfé-
rence pour les autres. Sur les lieux de pèlerinage, les occasions ne manquent pas pour livrer son expé-
rience personnelle. Je pourrais mentionner ici rapidement à titre d’exemples concrets certaines de ces
activités comme des forums de discussions, des témoignages publics sur des thèmes comme la
pauvreté, les difficultés d’intégration, les dépendances, qui permettent les échanges sur des problèmes
concrets.
7. Par exemple, l’allumage de lampions, l’écriture d’intentions de prières ou encore des rites propres
à certaines communautés culturelles.
8. On voit bien ici l’accent porté sur le sujet et la réflexivité qui sont des traits propres à la
modernité.
9. Michel Maffesoli (1988) a d’ailleurs parlé de ces nouvelles « tribus », sortes de regroupements
communautaires réunis sur la base ou autour de problèmes communs.
10. Par exemple, l’Association des cardiaques, l’Association des gens atteints de sclérose en plaques,
les Alcooliques Anonymes.
11. Que l’on pense à des traits comme la réflexivité, l’accent sur le corps et les émotions ou encore la
quête d’un salut ici-bas.
233
Deuxième partie : Rites et santé
12. Des discours qui rejoignent les sensibilités contemporaines, par exemple le discours altermondia-
liste ou encore celui de la prévention.
13. Les personnes handicapées semblent plus enclines à emprunter cette voie.
14. Ce qui n’est d’ailleurs pas incompatible avec le discours traditionnel qui fait des saints des
personnages pouvant changer le cours des choses.
234
Chapitre 13. Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph
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Deuxième partie : Rites et santé
236
Chapitre 13. Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph
19. En réalisant le parcours Montréal-Québec en transitant par les trois sanctuaires de pèlerinage.
20. Par la visite d’églises et de lieux de pèlerinage.
21. Par les contacts noués tout au long du parcours dans les campagnes québécoises.
22. Pour citer ici un informateur.
237
Deuxième partie : Rites et santé
tité. Cette forme est en soi une illustration des mutations profondes qu’a
connues cette pratique au Québec et elle est peut-être en un sens l’avenir du
pèlerinage québécois. En empruntant désormais la voie du dialogue entre tradi-
tion et modernité et en s’inscrivant désormais au cœur des itinéraires tant théra-
peutiques que religieux, ce pèlerinage devient en fait une pratique rituelle de la
modernité avancée associant quête de soi, de l’autre, du religieux et du mieux-
être, et cela, à travers la reprise d’une tradition religieuse.
238
Chapitre 13. Les pèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph
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239
Chapitre 14
Nicolas Vonarx
241
Deuxième partie : Rites et santé
242
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien
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Deuxième partie : Rites et santé
bonjour ou bonsoir signale la présence du lwa. Dans d’autres cas, c’est sa voix
qui change, c’est une transe qui précède une possession évidente, des mouve-
ments subits qui envahissent le praticien, un accent qui apparaît dans une
langue créole déformée qui nécessite l’aide d’un assistant pour comprendre le
thérapeute. Les salutations opérées, on passe alors à la seconde étape. L’échange
commence avec le consultant sur les motifs de sa consultation. Cette fois, le
oungan habité par un lwa utilise un support pour sa lecture des problèmes et sa
divination. Aubourg (1955) et Métraux (1958) rapportaient que des oungan
faisaient parler des lwa dans des cruches (govi), qu’ils jetaient des coquillages,
pratiquaient la bibliomancie, examinaient des feuilles d’arbre, du marc de café
ou de la cendre. Là où j’ai enquêté en Haïti, j’ai surtout observé des cartoman-
ciens, quelques bibliomanciens et quelques praticiens lire dans la flamme d’une
bougie ou dans leur paume de main.
244
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien
Le second cas fait référence à un lwa qui signale parfois ses caprices en provo-
quant la maladie et qui impose un mode de relation particulier à celui dont il
influence la destinée et le bien-être.
245
Deuxième partie : Rites et santé
246
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien
plus dynamiques dont les pouvoirs peuvent servir à satisfaire les besoins quoti-
diens de pauvres mortels. Inspiré par la religion catholique, ce schéma du
monde est partagé. La cosmologie haïtienne des campagnes est donc encadrée
par certaines théories bibliques. Par conséquent, les lwa et les saints sont des
génies dont la proximité, l’utilité immédiate et la disponibilité impliquent des
échanges et une relation. Ces mystères invisibles prêtent leur concours aux
hommes et conduisent la force divine créatrice jusque dans leurs expériences
concrètes, dans la satisfaction de leurs désirs et dans l’amélioration de leur sort
quotidien. Ils y gagnent ainsi en culte d’adoration et en offrandes. Et le tout est
encore influencé par un héritage africain qui apporte son lot d’entités invisibles,
qui indique un mode d’adoration et la nature des offrandes, ajoute un culte des
ancêtres et véhicule des idées sur la présence des morts dans le paysage et l’expé-
rience quotidienne des vivants.
Dans cette organisation et logique de fonctionnement du monde, la
maladie, la santé, les fortunes et les infortunes sont les gages des bonnes et des
mauvaises relations que les Haïtiens entretiennent avec des entités invisibles et,
tout particulièrement, avec des lwa toujours sous contrat au sein d’une famille
élargie, des lwa qui habitent la terre nourricière des ancêtres et des parents et
des lwa qui sont dévolus à chacun dès la naissance et qui finissent par affirmer
leur domination sur l’histoire de vie d’une personne. On arrive ainsi par conce-
voir, et tout particulièrement les oungan qui opèrent comme des spécialistes
dans les échanges avec ces invisibles, qu’une personne ne peut pas être exclue de
cet ordre général du monde ou isolée d’un réseau de relations susceptibles de
causer des problèmes et des maladies. On trouve donc sous-jacente à certaines
explications des maladies, derrière des causes et des origines, que le malade est
une unité dans un lignage maternel et paternel qui doit assumer sa fidélité et
son dévouement comme les autres membres de sa famille et qu’il n’est pas
détaché de ses lwa familiaux, de ses ancêtres, de ses habitations familiales et de
sa terre natale.
2 De la résolution du mal
2.1 Négocier la guérison avec ceux qui ont provoqué la maladie
Pour résoudre le premier cas de figure qui fait apparaître l’intervention des
lwa familiaux et des ancêtres, le oungan propose à ses consultants qu’on réins-
crive le malade dans des rapports plus harmonieux avec ces entités, qu’on
« répare » et prenne soin des liens qui les unissent. Cette stratégie est centrale
dans la thérapeutique. Elle est souvent accompagnée de remèdes naturels
destinés à soigner les symptômes physiques qui témoignent de l’affection. Mais
l’efficacité du traitement médical, la survie du malade et sa guérison du mal
247
Deuxième partie : Rites et santé
dépendent toujours des bonnes volontés des entités qui l’ont provoqué. Le
oungan organise alors sa réponse thérapeutique en deux moments. Le premier
consiste à s’adresser aux lwa et aux ancêtres, à les solliciter pour guérir, leur
adresser de nouvelles promesses et reprendre globalement contact avec eux en
soulignant les engagements du malade et son entière dévotion. Cette demande
de guérison formulée, le malade doit assumer ensuite sa part et satisfaire en
retour les lwa et les ancêtres qui lui auront permis de guérir.
Procédons alors dans cet ordre. D’abord, le malade doit se rendre dans les
habitations familiales paternelle et maternelle pour y faire sa demande. Là,
souvent accompagné du thérapeute, il entre en relation avec ses ancêtres et ses
lwa. Muni de farine, de morceaux de pain, de morceaux de gâteau, de bananes,
de sirop, de cacahuètes, de coton, d’huile maskèti, de chandelles et parfois
d’autres ingrédients, il trace un vèvè2 pour recommander l’aide des lwa et de ses
ancêtres morts en Haïti. L’offre et la demande sont explicites. Oralement, le
malade ou celui qui le représente formule le problème vécu, la quête de guérison
et le prix qu’il paiera pour l’obtenir. Pour exprimer son engagement et s’impli-
quer déjà dans l’échange qui doit lui permettre de guérir, il commence par offrir
aux habitants invisibles quelques amuse-gueules, nourritures douces et sucrées,
qu’aucun d’eux ne refuserait. Le vèvè tracé, il est signé par le malade à l’aide de
salutations et libations pour signifier sa présence et son implication. La mèche
de coton imbibée d’huile est allumée et déposée sur une figure au sol qui repré-
sente un espace d’accueil où les lwa et les ancêtres vont pouvoir savourer les
offrandes. Le vèvè supporte donc la demande. Quand on ne peut pas planifier
cette demande sur les habitations familiales parce qu’on n’y est pas le bienvenu,
qu’on n’y a pas accès ou qu’on est converti dans une Église protestante qui
proscrit ce type de pratique, il est toujours possible de faire sa demande à l’abri
des regards. Il est évidemment préférable de fouler la terre de ses ancêtres et de
visiter les lwa où ils logent pour renforcer la relation et obtenir une meilleure
écoute. Mais au-delà du lieu où l’on fait sa demande, l’important est d’y mettre
les mêmes ingrédients, de formuler des prières et l’objectif de l’opération, de
réaliser un support symbolique adéquat pour entrer en relation avec les puis-
sances invisibles, d’établir les modalités d’un échange avec les lwa et les ancêtres
et d’amorcer cet échange en leur faisant un premier don de nourriture, utile,
qui leur permettra de recevoir en retour. Cette première étape est relativement
simple et peut être réalisée sans qu’un oungan soit présent si on maîtrise suffi-
samment la procédure et son contenu, si on connaît les lwa à solliciter sur
l’habitation et les différents lieux où ils résident.
2. Le vèvè est une représentation symbolique dessinée au sol à l’aide de farine(s) et d’autres ingré-
dients. Il sert dans les cérémonies comme support qui matérialise l’invitation des lwa (en plus de
chants, de louanges et de prières) afin qu’ils se manifestent à travers la possession.
248
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien
249
Deuxième partie : Rites et santé
3. Lors de ces noces, le cérémonial rejoint sur plusieurs points celui qu’on retrouve dans un mariage
célébré entre deux personnes. Une fête est organisée avec des convives et des musiciens. La table est
mise pour l’occasion. Une bague est bénie par un père savane. Habillé de blanc, le ou la mariée est
poudrée et parfumée. Un praticien vodou y officie aussi et le lwa peut se manifester en habitant le
corps d’un participant.
250
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien
après qu’ils aient aménagé une pièce pour leur lwa afin d’assumer là certains
devoirs conjugaux (un ou plusieurs fois par semaine), de rencontrer leur lwa et
de s’offrir à leur époux invisible. Le mariage mystique peut donc être dispensé
sans qu’on soit oungan. Son organisation est toutefois plus simple, moins
coûteuse, centrée sur une bague d’union ou sur un autre objet. Elle convient
très bien à une personne qui ne cherche pas forcément à exploiter sa relation
avec un lwa autrement que pour guérir et se protéger des dangers de la
quotidienneté.
La seconde option proposée par les oungan à des malades qui doivent
prendre soin de leur relation avec un lwa renvoie toujours à une forme d’al-
liance, sans qu’elle ne fasse intervenir un objet à porter qui supporte un lien
formel et symbolique. Plus précisément, dans celle-là, le thérapeute indique au
malade qu’il faut placer son maître (ou mèt tèt), autrement dit installer un lwa
personnel et l’accueillir dans un lieu qui lui sera réservé. Quand on n’aménage
pas une chambre ou qu’on ne construit pas une maison sur quatre poteaux qui
deviendra éventuellement un lieu de pratique si le malade doit embrasser la
carrière de praticien vodou, il est possible de placer son lwa dans un petit buffet
de bois. J’ai suivi une mambo à ce sujet, quand elle prescrivait à un jeune homme
de placer ses lwa dans un buffet pour régler son impuissance sexuelle et ses
difficultés à garder ses conjointes. Le lwa consulté avait informé le malade que
ses problèmes de santé étaient liés à ses Maîtresses qui lui envoyaient sans cesse
des signaux relatifs à leur demande. Il devait donc s’occuper d’elles ou de les
« soigner » en les plaçant dans un buffet de bois formé de deux étagères, peint en
bleu ciel, fermé par un rideau à fleurs pour laisser les lwa entrer et sortir libre-
ment. Il fallait demander à un père savane4 de baptiser l’objet et son contenu.
Là, il fallait déposer quatre bouteilles de kola, deux bouteilles de sirop d’orgeat,
plusieurs foulards de couleur, une icône catholique de la Vierge Noire qui tient
dans ses bras l’enfant et une icône de la Mater Dolorosa resplendissante de
nombreux cœurs et bijoux. Sur une petite table, devant le buffet, le malade
devait déposer des affaires de toilette, une serviette blanche, une cruche, une
cuvette et un gobelet d’émail blanc. Pour placer concrètement les lwa dans le
buffet, la mambo devait se rendre sur les habitations paternelle et maternelle du
malade pour les inviter. Un lwa se trouvait proche d’un calebassier et les autres
habitaient sous un manguier, à côté d’un palmiste, tout près d’une source d’eau.
Dans l’habitation, bien habillée et parfumée, la mambo devait tracer un vèvè et
solliciter les lwa avec une chandelle et un gobelet d’eau. Elle devait y déposer
4. Le père savane officie dans certains rituels qui concernent notamment les morts. Il est aussi
convoqué pour bénir des personnes et des objets. Il est une personne qui a été ou qui est encore très
proche de l’Église catholique. Il est parfois sacristain et connaît un certain nombre de prières. De vieux
père savane ont été formés pendant la campagne antisuperstitieuse des années 1940 quand on luttait
férocement contre le vodou en Haïti.
251
Deuxième partie : Rites et santé
quelques mets délicats et sucrés, du pain, des bananes, des morceaux de gâteau,
du kola, du café, le tout accompagné par des feuilles blanches timbrées sur
lesquelles elle devait formuler une invitation, écrire le but de sa présence et les
intentions du malade. Après avoir signifié cette entente au lwa, elle devait s’en
retourner pour les placer dans le buffet à l’aide des feuilles de papier. Timbrées
avec les emblèmes du drapeau de la République d’Haïti et utilisées pour des
actes notariés, ces feuilles formalisaient à l’identique les engagements du malade
et des lwa. Elles attestaient l’officialité de leur contrat d’alliance. Enfin, le dépôt
des feuilles dans le buffet consacrait l’objet à leur union. Et plus tard, l’hôte des
lwa devait régulièrement les honorer de quelques dons de nourriture, de parfum
et d’autres belles choses dont ses Maîtresses sont friandes. Finalement, sa maladie
et son manque d’attention envers ses lwa se transformaient en un culte d’ado-
ration individuel.
Cette pratique rejoint donc les précédentes. L’union de deux êtres est au
cœur du prendre soin de lwa personnels. Les démarches réalisées par le théra-
peute pour formaliser cette union reposent sur une humanisation des lwa en
Haïti et répondent à des logiques qui supportent les relations amoureuses entre
humains. L’attention, la fidélité du malade, sa dévotion, ses présents, ses délica-
tesses et l’accueil agréable qu’il fournit sont les ingrédients clefs de ces relations.
En inscrivant les lwa dans ce type de relation, on leur attribue une sensibilité et
des goûts typiquement humains. En considérant parfois les lwa à l’image des
hommes, les praticiens vodou planifient des démarches qui s’inspirent de
conventions sociales qui unissent deux personnes. Le oungan planifie des prati-
ques analogues. Il substitue simplement un lwa à l’homme ou à la femme en
aménageant une procédure d’alliance en fonction de ses propres savoirs et de
modalités courantes. Les deux modèles d’alliance et d’engagement formels qui
existent socialement entre un homme et une femme en Haïti guident d’ailleurs
la manière dont on prend soin de ses conjoints invisibles et notre engagement
auprès d’eux. Effectivement, le premier modèle, celui du mariage officiel,
célébré dans l’église par le père catholique, suivi du repas de noces, avec ses
apparats et ses symboles forts, sert d’abord à définir les modalités des unions et
des engagements du oungan avec ses lwa. Aménagée ensuite différemment, plus
simplement et en fonction des moyens du malade invité à s’engager dans une
relation intime avec son lwa personnel, l’union repose surtout sur une bague ou
sur un autre objet qui permet de la symboliser. Quant au second modèle, celui
du mariage coutumier ou du plasaj, qui est le plus courant, qui n’est pas une
union formalisée comme celle officialisée par l’Église et l’État civil, il offre
d’autres repères pour unir un lwa à un individu. En fait, il s’agit ici de placer
son lwa et de le traiter comme on doit subvenir aux besoins de sa conjointe, lui
procurer un abri, l’habiller, la nourrir et la gâter parfois, sans qu’on soit passé
dans l’église. Le malade fait donc de même avec son lwa en lui donnant un
252
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien
reposoir agréablement décoré, des cadeaux et d’autres objets qui sont essentiels
à la vie de tous les jours. Par conséquent, il reste au oungan de planifier une
pratique thérapeutique qui ira dans le sens de l’un ou de l’autre de ces modèles
et ces options, d’en retirer les principales étapes, de retenir les principaux
éléments et les symboles clefs pour élaborer sa propre pratique. Dans tous les
cas, et même si le contenu des propositions peut varier d’un praticien à l’autre,
le thérapeute doit définir les modalités d’une alliance qui engage le lwa à guérir
et à protéger le malade en échange d’obligations calquées sur les échanges
quotidiens qui existent entre les hommes et les femmes.
253
Deuxième partie : Rites et santé
Conclusion
Aux côtés d’autres stratégies qui relèvent beaucoup de la magie et de ses
éléments, ce dispositif de soins vodou, dont je viens d’exposer les rouages, rend
les distinctions entre la médecine et la religion relativement floues au sein du
vodou. C’est le cas, parce que le thérapeute vodou puise certaines ressources
dans des espaces de pouvoirs quand il est engagé dans une perspective de
guérison et de mieux-être qui fait apparaître une logique de sanction. Il puise
notamment dans le domaine religieux qui est souvent familier de cette logique
et de sujets voisins comme ceux de la peine, de l’infraction, de la faute, des
règles, de l’interdit et de la prescription. Du même coup, ce domaine offre des
moyens pour faire face aux conséquences de la sanction et met à disposition des
sanctionnés et de leurs thérapeutes des espaces et des moments de rencontre
privilégiés avec les Dieux, des lieux habités par des entités non humaines, des
significations relatives à des événements importants de la vie et une lecture
symbolique du monde et de l’existence des hommes. La dimension religieuse du
vodou est donc ici au service des soins quand ceux-là portent sur une inscription
favorable de l’individu dans une réalité aux dimensions multiples et complexes,
autant physiques que métaphysiques. Elle l’est tout particulièrement avec ses
rituels qui sont des portes ouvertes sur un espace sacré investi pour se lier à des
entités divines dont on peut obtenir les faveurs. Pour être organisés, ces rituels
dépendent de plus en plus de circonstances spécifiques ou de traumatismes
majeurs. La maladie serait donc un prétexte ou une occasion à leur tenue ou à
aménager certaines modalités d’adoration qui en sont au cœur. Elle permettrait
ainsi au vodou de perdurer en phase avec un culte traditionnel dans un contexte
de transformations socioreligieuses et médicales qui mettent en péril des bases
ontologiques auxquelles le thérapeute tient beaucoup pour légitimer sa partici-
pation dans les affaires quotidiennes des Haïtiens. Pour cette raison, parce qu’il
faut être concurrent et prendre sa place dans le paysage religieux haïtien dominé
maintenant par des Églises protestantes et fondamentalistes, il me semble qu’on
peut s’attendre à voir le praticien vodou investir de plus en plus explicitement le
champ de la santé et de la maladie en Haïti. Il faut s’attendre à voir se trans-
former le contenu et la procédure des rituels que gèrent les praticiens dans une
perspective soignante, thérapeutique et préventive. Il faut s’attendre à voir s’affi-
cher le praticien comme un thérapeute en premier lieu et, progressivement,
changer notre point de vue sur le vodou pour le comprendre avant tout comme
un système de soins riche en motifs symboliques.
254
Chapitre 14. Prendre soin de rapports au monde dans le vodou haïtien
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255
Troisième partie
Maladies, soins
et nouvelles formes d’hospitalité
1 Internet et hospitalité
La question de l’hospitalité a fait l’objet de plusieurs travaux et réflexions
philosophiques, socio-anthropologiques et littéraires. Ainsi, Gottman (2006)
insiste sur l’importance de l’hospitalité comme concept important en éthique
et en philosophie morale, cernant son importance dans les discours religieux ou
les textes fondateurs comme l’Odyssée de Homère, mais aussi chez des philoso-
259
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
phes contemporains comme Levinas, mais surtout Derrida (1997) qui insiste
sur l’accueil de l’étranger et présente les normes qui doivent l’entourer et les
difficultés que peut engendrer ce processus opposant ainsi l’hospitalité incondi-
tionnelle fondée sur l’accueil immédiat de l’autre et l’hospitalité conditionnelle
qui nécessite des règles et des modes de contrôle. Derrida parle ainsi d’hostipi-
talité pour mettre en relief les paradoxes et les tensions associés à l’hospitalité
qui conjugue à la fois le rapport à l’ennemi et à l’hôte. Dans le champ socio-
anthropologique, les travaux de Mauss (1950) situent la question de l’hospita-
lité dans le champ du don et du contredon. Van Gennep (1909) la considère
comme un rite de passage permettant de moduler les mécanismes d’accueil de
l’étranger et de séparation, tandis que Pitt-Rivers (1968), dans le contexte
méditerranéen, montre que l’hospitalité est fondée sur une ambivalence dans la
mesure où elle permet de faire passer une personne du statut d’étranger à celui
d’invité, moins problématique. Gotman (2001) s’est attachée à dégager les
principales dimensions sociologiques de l’hospitalité qui sont liées au lien social
qu’elle exprime. Dans cette perspective, l’hospitalité
peut être définie comme ce qui permet à des individus et des familles de lieux
différents de se faire société, de se loger et de se rendre des services mutuels. Cela
signifie que l’hospitalité implique des pratiques de sociabilité, des aides et des
services qui facilitent l’accès aux ressources locales et l’engagement de liens allant
au-delà de l’interaction immédiate, seuls à même d’assurer la réciprocité. L’hospi-
talité suppose aussi et peut-être surtout, un dispositif, un cadre, un protocole qui
garantit l’arrivée, la rencontre, le séjour et le départ de l’hôte- « le ce qui permet »,
sachant que « ce qui permet » est aussi ce qui interdit et que l’hospitalité, loin d’être
un absolu, a toujours l’inhospitalité pour horizon. (Gottham, 2001 : 3)
260
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité
C’est Casilli qui a cependant poussé le plus loin l’analyse des rapports entre
cyberespace et hospitalité en pointant d’abord, tout comme Orgad, des simili-
tudes entre la terminologie employée sur Internet et celle associée à l’hospita-
lité, que l’on retrouve en plusieurs langues (par exemple, home, visita, besuchen,
community, accès, host, hébergement, etc.) (2004 : 98), mais en prolongeant
cette perspective pour démontrer les similitudes existant entre le pattern narratif
de ce qu’il appelle « l’hospitalité cyber » et celui de l’hospitalité classique grecque,
dégageant ainsi des modèles structuraux semblables. Il propose ainsi de conce-
voir l’hospitalité cyber, sur le modèle suivant :
Hôte et à la fois l’invité dans le Cyberspace, nous savons heureusement que l’hôte
est indifféremment celui qui reçoit que celui qui est reçu. L’hospitalité est notre
mot de passe parce qu’il signifie l’acte d’inclusion, d’accueil, d’intégration par
excellence. Dans un conte derviche où il est question de l’hôte et des invités, il est
souligné la nécessité de l’interrelation des différents individus qui le composent et
la manière dont ils peuvent se compléter mutuellement, de s’entraider : « Certains
invités sont plus rapides que d’autres à comprendre et à saisir les rapports entre les
différents éléments de la maison (Cyberspace ?), ce sont ceux-là qui peuvent
communiquer ce qu’ils savent à leurs amis plus lents ». […] Notre souhait est donc
celui de l’hospitalité, en d’autres termes, invités du Cyberspace, nous proposons à
notre tour d’être l’hôte de tous ceux qui comme nous travaillent dans le but de
l’actualisation d’une humanité fraternelle et solidaire.
1. http ://www.humains-associes.org/hospitalite.html.
261
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
262
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité
263
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
Par ailleurs, via les forums disponibles sur Internet, les individus peuvent
partager des récits d’expérience de la maladie et de ses traitements. Les forums
constituent à ce titre un espace de reconnaissance et de support où les usagers
viennent valider leurs manifestations corporelles, le diagnostic posé par le
médecin, l’efficacité ou l’inefficacité éprouvée des traitements et leurs effets
secondaires. Ces échanges en ligne favoriseraient aussi l’émergence d’une exper-
tise profane, basée sur le savoir expérientiel (Kivits, 2006 ; Akrich et Meadel,
2002 ; Thoër et de Pierrepont, 2009).
Ces perspectives rejoignent celles d’autres recherches (Hardey, 2003 ;
Lemire, 2008 ; 2006 ; Korp, 2006 ; Cline et Haynes, 2001) qui considèrent
Internet comme un outil facilitant l’émancipation du patient en permettant
une démocratisation du savoir médical, une renégociation de la relation
médecin-patient en atténuant le différentiel de pouvoir basé sur le savoir expert,
l’outil favorisant aussi une libération du patient de la domination biomédicale
en lui permettant d’accéder à des modalités alternatives de soins. Ces avantages
peuvent être significatifs pour des personnes stigmatisées, vivant dans des zones
rurales ou isolées qui peuvent ainsi, grâce à Internet, accéder à des sources
264
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité
265
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
Les internautes sont en effet confrontés à une masse d’informations qu’ils ont
de la difficulté à trier, et ce, d’autant plus qu’il n’est pas toujours évident d’iden-
tifier les sources des sites ou de différencier entre les contenus informatifs et
ceux qui sont de nature commerciale, ce qui pourrait entraîner une prise de
décisions problématique et des pratiques, par exemple en matière d’automédi-
cation, qui peuvent se révéler dommageables pour la santé (Cabut, 2008). Les
régulations administratives et déontologiques qui régissent le champ de la santé
peuvent aussi être contournées, de nombreux sites se situant en dehors des
territoires nationaux sur lesquels ces contrôles sont exercés, contribuant ainsi à
des formes de dérégulation des soins, touchant en particulier la publicité ou la
vente des médicaments, quelquefois de contrefaçon, sans évaluation médicale
et sans prescription (Lemire, 2009 ; Lévy, 2008). Même si de nombreux sites
sont d’accès gratuit, les possibilités d’une plus grande marchandisation de la
santé sont soulevées, avec comme corollaires des risques de bris de la confiden-
tialité des données transmises. Les inégalités socio-économiques qui peuvent
jouer sur l’accès aux outils d’Internet, qui ne sont pas toujours des plus convi-
viaux, peuvent aussi contribuer à accentuer les inégalités de santé (Hardey,
2003 ; Lemire, 2009, 2006 ; Korp, 2006 ; Cline et Haynes, 2001, Benigeri et
Pluye, 2003).
4 Cybersanté et hospitalité
Si, comme on peut le constater, la cybersanté n’est pas sans soulever de
nombreux enjeux éthiques, elle ouvre aussi de nombreuses possibilités d’inno-
vations dans l’organisation des soins liées au domaine de la télémédecine (télé-
formation, télédiagnostic, télé-urgence, téléradiologie, télépathologie, etc.) et à
des modes de relations d’aide originaux qui constituent de nouvelles formes
d’hospitalité en ligne. Ainsi, à part les sites d’informations spécialisées qui
peuvent offrir des parcours personnalisés en fonction des demandes particu-
lières des internautes, il leur est aussi possible d’acquérir des connaissances
spécifiques dans des domaines touchant la santé, de nouvelles expertises (quizz,
jeux en ligne) ainsi que des habiletés permettant d’améliorer des problèmes de
santé divers (programmes de cessation du tabagisme, de réduction du poids,
d’initiation à la pratique physique, de prévention du VIH, d’observance médi-
camenteuse, etc.), et ce, en particulier à partir des approches d’enseignement
personnalisé (computer-tailoring). Si des études indiquent que cette approche
n’est pas toujours concluante, comme le rapportent des recherches compara-
tives (programmes personnalisés versus programmes ciblant des personnes
partageant des caractéristiques communes) sur la promotion d’un dispositif de
protection de l’ouïe (Kerr, Savik, Monsen, Lusk, 2007), ou pour moduler les
décisions entourant le recours à l’hormonothérapie comme moyen de réduc-
266
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité
267
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
émotionnel que ceux inclus dans des groupes où la maladie était moins contrô-
lable, comme la dystrophie musculaire. Une étude des communautés virtuelles
touchant le cancer du sein, l’arthrite et la fibromyalgie (Van Duden-Kraan et
coll., 2008) indiquait aussi que la participation à de tels groupes contribuait à
l’empowerment des patients (échange d’informations, support émotionnel,
partage d’expériences, reconnaissance, aide et amusement) avec comme réper-
cussions une plus grande assurance dans leur rapport avec leur entourage, une
meilleure acceptation de la maladie, un plus grand optimisme, une estime de
soi augmentée et un bien-être social associé à une action collective. Les recher-
ches sur des groupes de soutien dans le domaine du cancer suggèrent qu’ils
peuvent avoir un rôle positif significatif dans le transfert d’informations, le
support mutuel et le partage d’expériences personnelles (Fogel, 2002), avec une
implication différentielle des participants, les rédacteurs les plus impliqués
étant plus à même de fournir un support (dont ils retiraient une grande satis-
faction personnelle) que les correspondants les moins impliqués (Winefield,
2006). Les forums de santé mentale en Norvège (Kummervold et coll., 2002)
démontrent aussi leur impact sur l’empowerment, alors que dans le domaine du
VIH/sida, la participation à des groupes virtuels révèle la diversité des modes de
support, en particulier le support informationnel et émotionnel, l’assistance
tangible étant la moins fréquente (Phoenix, Mo et Coulson, 2008). Ils contri-
buent à la création de communautés empathiques à partir de l’échange des
expériences personnelles de la maladie (Bar-Lev, 2008) et à la discussion d’en-
jeux éthiques, souvent avec des jugements moraux particulièrement sévères, et
ce, à part les dimensions touchant le support et l’information, associés à la
révélation du statut d’infection (Rier, 2007).
268
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité
20 à 30 minutes sur une période de deux mois (Côté, 2008). Une intervention
en ligne a aussi été réalisée dans le domaine de la prévention du VIH/sida sur le
site d’un organisme communautaire, Action Séro‑Zéro, situé à Montréal. Ce
programme interactif de prévention sur Internet, produit d’une réflexion
commune de l’organisme communautaire et de ses partenaires, a été lancé en
septembre 2000, puis évalué cinq ans plus tard (Dumas et coll., 2005) pour
cerner la perception des participants et leur satisfaction quant aux deux compo-
santes principales du site. Le portail Internet (http ://www.sero-zero.qc.ca), qui
présente une description de la mission de l’organisme et de ses activités en plus
d’une liste de ressources susceptibles de répondre à divers besoins, comprenait
diverses rubriques et sections sur les thématiques liées au VIH et aux ITS ou à
la santé et aux préoccupations des HARSAH3 (rubrique santé, quizz-info
« Évaluez vos connaissances sur le VIH/sida », journaux intimes de jeunes en
processus de sortie ou récits-témoignages). Pour cette composante, de façon
générale, les répondants considèrent le site comme utile et pertinent et mani-
festent une satisfaction suite à leurs visites. Ils évaluent l’information disponible
sur le site comme sérieuse et crédible, exacte et facile à comprendre, tout en
émettant toutefois quelques réserves quant à son accessibilité et à son exhausti-
vité. Le site leur fournit des conseils appropriés sur la santé sexuelle et leur
permet d’acquérir de nouvelles connaissances dans ce domaine, offrant aussi
une aide significative pour le maintien d’une sexualité sécuritaire et un soutien
dans leurs questionnements quant à leur orientation sexuelle, ce qui leur permet
de se sentir moins isolés.
La deuxième composante s’organisait autour d’une équipe d’intervenants
et de bénévoles qui répondaient en ligne (en direct ou en différé) aux questions
des usagers. Ainsi, selon les jours de la semaine et suivant un horaire varié, cette
équipe assurait une présence sur le site de Séro-Zéro grâce à un babillard qui
permettait aux usagers de poser des questions, dont les réponses étaient habi-
tuellement assurées par un intervenant de l’organisme, ou d’émettre un
commentaire sur un sujet de leur choix (santé gaie, ressources, VIH/sida, etc.)
Les usagers pouvaient poser en ligne des questions aux intervenants dans les
espaces de rencontres et de socialisation des HARSAH sur Internet qui
mettaient à la disposition des usagers plusieurs salles de clavardage. L’évaluation
de l’intervention en ligne indiquait que ce programme rejoignait en particulier
les HARSAH de 16-25 ans qui fréquentent peu les lieux de rencontre habituels
ou vivent en banlieue ou dans les régions. Les usagers sont globalement satis-
faits de cette activité qui répond à leurs attentes. S’ils apprécient la grande
facilité avec laquelle ils peuvent accéder à la salle de conversation, ils semblent
moins satisfaits quant au nombre d’heures de disponibilité et aux périodes où
269
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
IRC est cité comme un élément-clé de l’intégration au « milieu gay » des grandes
villes québécoises, quand il ne constitue pas le seul lien avec cette communauté,
pour ceux qui habitent les régions isolées des grands centres. Pour nombre d’ado-
lescents ou de jeunes adultes, nous avons pu constater qu’IRC constitue en quelque
sorte une antichambre de la « vraie vie », où ils peuvent « expérimenter » en matière
de sexualité, et, plus généralement, se mesurer aux autres socialement.
(1998 : 42-43)
270
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité
Cette analyse rejoint les résultats d’une seconde étude réalisée par Lambert
(2005), une anthropologue qui a réalisé des entretiens en ligne avec des agora-
phobes vivant dans plusieurs pays (Québec, Europe, Afrique du Nord) et
fréquentant une communauté virtuelle de personnes souffrant des mêmes
phobies. Elle montre ainsi comment s’organisent l’accueil et le soutien des
agoraphobes ainsi que leur perception de la participation à un tel groupe,
mettant en évidence les fonctions positives associées à cette participation. Ainsi,
les dimensions saillantes portent sur le sentiment de compréhension que les
internautes ressentent dans leurs échanges avec les membres de cette commu-
nauté et qui contraste avec l’incompréhension manifestée par leur entourage
immédiat et non virtuel. De cette compréhension dérive un sentiment de
confort qui permet le dire de la souffrance et son partage. Écoute, entraide et
détente sont associées à cet espace qui est aussi orienté vers le transfert d’infor-
mations. Les discussions qui ont lieu sur le site renvoient à trois dimensions : la
description des parcours de vie et de la vie quotidienne avec l’agoraphobie, les
moyens pour s’en sortir, les traitements et thérapies disponibles, qui accordent
une place de choix aux méthodes alternatives et, enfin, les origines de ce trouble,
section qui fait l’objet de débats houleux.
Cette communauté permet donc d’insister sur le partage d’expériences et,
bien que virtuelle, elle « donne accès à des conteurs et à des lecteurs qui vivent
une solidarité ancrée dans le corps » (Lambert, 2005 : 54) et s’insèrent dans un
groupe de personnes qu’ils considèrent comme une famille. Cet exemple
montre bien la valence d’hospitalité rattachée à la participation à une commu-
nauté virtuelle ou l’accueil, l’écoute et le partage contribuent à la reconnais-
sance interpersonnelle et fondent de nouveaux liens. D’étrangers que les
agoraphobes sont au départ, ils deviennent membres d’une même famille
d’adoption, ce qui rejoint les postulats de l’hospitalité qui vise à transformer le
statut des individus d’étranger à invité.
Toutefois, si ces formes d’hospitalité se retrouvent à des degrés divers dans
la plupart des communautés en ligne, certaines contribuent également à la
diffusion d’informations et de pratiques qui peuvent s’avérer dommageables
pour la santé. C’est le cas notamment de certains forums sur la perte de poids
prônant l’utilisation de produits amaigrissants dont l’efficacité et la sécurité
sont contestées (Aubé et Thoër, 2009). Ce type d’excès a été particulièrement
dénoncé dans le cadre des études sur le mouvement « pro‑ana » (Brotsky et
Giles, 2007), ensemble de sites et de blogues faisant de l’anorexie un style de vie
et confortant les participants dans leurs pratiques à risque. Sur le site qu’analy-
sent Fox et ses collaborateurs, en 2005, les utilisateurs se livraient ainsi des
conseils pour détourner les médicaments en vue de stabiliser leur faible poids.
Ces formes d’hospitalité « dangereuse », qui semblent particulièrement cibler les
271
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
jeunes adultes, doivent être mieux investiguées, et ce, d’autant plus qu’Internet
constitue un lieu privilégié d’information sur les drogues récréationnelles
(OICS, 2007 ; Wax, 2002) et les médicaments détournés (Thoër, 2008). Il
serait également intéressant de mieux cerner l’articulation des différentes prati-
ques de communication interactive via Internet (courriel, chat, participation à
des forums de discussion) et hors Internet afin de mieux explorer les dimen-
sions de socialisation et d’hospitalité qui s’y développent dans le contexte parti-
culier de la santé et du soin.
Conclusion
Ce survol des formes de nouveaux soins sur Internet met en évidence la
multiplication des outils et des stratégies possibles qui contribuent à faire du
cyberespace un espace d’hospitalité en plein développement. De la recherche
d’informations à la création de communautés virtuelles, en passant par les
programmes personnalisés ou les interventions en ligne, Internet offre une
panoplie de moyens d’accéder à des ressources en santé, de favoriser les échanges
avec les intervenants et d’autres professionnels de la santé chez qui ils peuvent
trouver écoute et conseils. En permettant la mise en réseau et les échanges avec
les pairs, Internet contribue aussi à la sociabilité, au support émotif et social,
participant de la création d’un sentiment d’appartenance à une communauté,
en particulier pour les personnes isolées ou souffrant de handicaps et favorisant
le partage d’expériences et d’informations susceptibles d’aider les participants à
améliorer leur qualité de vie et leur bien-être. À l’inverse, Internet peut contri-
buer à augmenter la confusion des usagers par la multiplication des informa-
tions dont il est difficile d’évaluer la qualité et favoriser des conduites et des
pratiques susceptibles de porter préjudice à la santé physique ou psychologique,
par le recours à des pratiques d’automédication ou l’achat de produits de santé
à la qualité douteuse. De nombreux questionnements éthiques restent encore à
résoudre. On peut dans ce domaine soulever les enjeux entourant la confiden-
tialité et l’anonymat qui peuvent être remis en question dès lors qu’il y a trans-
fert de données ou accès aux échanges en ligne sur les forums de discussion. De
plus, la qualité de la formation des intervenants en ligne peut être difficile à
vérifier et les contraintes entourant les interventions en ligne sont nombreuses
et peuvent entraîner des répercussions problématiques, surtout au plan théra-
peutique. Les inégalités socioéconomiques qui peuvent augmenter la fracture
numérique et l’accès aux soins de santé constituent aussi un enjeu important au
plan de la santé des populations vulnérables. De nombreux chantiers de
recherche s’ouvrent donc dans ce domaine, que ce soit pour dresser des typolo-
gies des sites, évaluer leurs répercussions sur la santé, cerner les avantages et les
272
Chapitre 15. Internet comme espace d’hospitalité
273
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
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277
Chapitre 16
Limites de l’hospitalité
Réflexions autour de l’accueil des sans-abri
Patient : Bon, j’ai des problèmes dans mes dents, mes yeux. Je veux l’assistante
sociale.
Patient : J’ai perdu mes papiers, j’ai été volé. Je veux un hébergement, un oculiste
et un dentiste.
279
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
(Ibid. : 212)
280
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri
aider. Mais qu’est-ce qu’on peut leur apporter vraiment comme aide ? », se
demande un bénévole (ibid. : 177). De l’autre côté, les mêmes bénévoles recon-
naissent et imposent des limites dans l’aide consentie : pas de soins pour les
étrangers de passage s’ils ne souhaitent pas s’intégrer à la société française, pas
d’accueil pour ceux dont les comportements et l’agressivité dérangent, un
accueil distant avec ceux qui sont désagréables ou trop exigeants. « Est-ce qu’on
peut bien soigner quelqu’un qui est indésirable ? » se demande honnêtement un
médecin (ibid. : 227). L’accueil crée une tension entre une volonté d’aller vers
l’autre et les limites que l’on s’impose.
Curieuse hospitalité, où l’irréductible distance avec l’autre est au centre de
l’expérience de l’accueil. Mais cette tension n’est pas propre au centre de soins
de l’ONG, et peut-être n’est-elle pas sans enseignement sur toute forme d’aide
et de soins aux sans-abri et aux « étrangers » et sur l’hospitalité quelle qu’elle
soit. En effet, cette tension, comme ces dialogues où la rencontre semble
manquée, rappelle que toute hospitalité est limitée, conditionnelle et ce sont
paradoxalement – ou logiquement – ces limites qui rendent l’aide possible ;
tension qui met plus particulièrement en évidence les limites que sont l’incom-
municabilité, la difficulté d’entendre l’autre et le deuil du sens qu’exige toute
forme d’accueil. Réfléchir sur ces limites, c’est se demander où commence et où
s’achève l’hospitalité.
La forme contemporaine d’hospitalité sans doute la plus visible aujourd’hui,
ce sont les services d’aide, d’accompagnement, de référence et de soutien offerts
aux personnes les plus démunies, fragiles ou marginalisées. Issues des services
publics ou de divers groupes associatifs, ces formes d’hospitalité sont caractéris-
tiques des sociétés contemporaines qui multiplient les dispositifs d’aide et de
soutien pour corriger ou atténuer les inégalités et les exclusions qu’elles produi-
sent. D’hospitalité il est ici question, puisqu’il s’agit de faire une place à ceux
qui demeurent ou attendent « au-dehors », à ceux qui sont exclus de l’exercice
de certains droits (les étrangers), de certaines interactions ou de certains
échanges (pauvres, sans-abri), mais une hospitalité « formelle » et « bureaucra-
tisée » pratiquée au sein d’organisations avec des règles écrites, une spécification
des buts et des moyens, une division du travail et un encadrement des personnes,
des ressources spécifiques (dons ou investissement de l’État), des objectifs
humanitaires, mais aussi d’efficacité, voire de rendement.
Des formes d’hospitalité en somme cadrées, limitées dans le temps par des
horaires, des rendez-vous, la durée des consultations ; limitées dans l’espace par
le nombre de places disponibles ou l’exiguïté de la salle, par un nombre variable
de bénévoles ou d’intervenants, eux-mêmes limités par leur spécialisation ou le
type d’aide offert (repas, abris de nuit, soins de santé, références, écoute) ; limi-
tées par des critères d’éligibilité, on l’a vu, de citoyenneté ou de désir de s’inté-
281
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
grer, par des normes implicites de comportement (les plus attachants ou les plus
méritants ont droit à plus d’attention que ceux qui demandent trop ou se rebel-
lent) et plus largement par la capacité de répondre aux attentes et d’entendre les
demandes de ceux que l’on accueille. L’hospitalité n’est pas absolue et l’accueil
sans restriction est improbable. Ces limites tiennent aux moyens mêmes de
l’accueil, à un local, à des ressources, à une visibilité, au soutien de collègues et
à l’organisation. Elles tiennent aux règles de conduite, à l’organisation du travail
et à la spécification des services qui réduisent l’arbitraire et les conflits, cadrent
les rencontres et ménagent une distance qui préserve les bénévoles des demandes
impossibles à satisfaire ou d’un trop grand engagement auprès des bénéficiaires.
Peut-être permettent-elles aussi d’atténuer le sentiment de dette ou d’infériorité
chez celui qui reçoit, en rendant le don plus neutre ou plus impersonnel. Sans
ces limites, il n’y aurait pas d’accueil, la rencontre ne pourrait avoir lieu, les
bénévoles ne viendraient pas ou ne resteraient pas longtemps. Mais si ces limites
rendent l’accueil possible, elles en restreignent l’accès et réduisent les demandes
des bénéficiaires aux seules réponses que l’on est en mesure de leur donner.
La scène suivante se déroule toujours à Paris, à l’Église Saint-Eustache cette
fois-ci, où l’on sert une soupe populaire. Christelle Violette-Bajard (2000), qui
a partagé la soupe pendant trois hivers avec les autres bénéficiaires, en fait ce
récit où le lecteur peut deviner comment se sent la bénéficiaire devant une
institution qui dispense une hospitalité dénuée cependant de perspective, à
travers un don banal, unilatéral et sec, avec des gestes presque mécaniques :
19h30 sonne l’ouverture des grilles. Les bénévoles, à l’abri du porche (sorte de sas
entre l’intérieur et l’extérieur de l’église), commencent à distribuer la soupe. Un
homme surnommé le « faux prêtre » par les habitués, tel le cerbère de cet espace
réservé, commence son va-et-vient incessant de l’autre côté de la barrière où se
situe la file d’attente. Celle-ci signale symboliquement la distinction entre « la
clientèle » et les bénévoles. (…) Deux bénévoles se situent derrière la table. L’un
d’eux tend ou pose sur la table un sac de nourriture pioché dans une panière.
L’autre à l’aide d’une louche transvase d’un grand fait-tout à un bol en plastique
individuel, la soupe chaude. De celle-ci émane un nuage de chaleur souvent
inodore. Quelques fois mais pas toujours, une troisième personne met une cuillère
en plastique dans le bol et le tend de main en main ou le pose sur la table en
conseillant : « gardez le bien pour le rab de soupe ». En dehors de cette recomman-
dation, la relation est brève. Tout contact physique réel est quasiment inexistant ou
pour le moins indirect. Les denrées posées sur la table ou tendues servent d’inter-
médiaires entre les personnes physiques. Quelques fois, des bénévoles portent des
gants en plastique. (…) Ce geste de solidarité [parlant de la distribution de soupe],
cet amour envers son prochain loué par la morale bien pensante semblaient subir
quelques égratignures. J’avais le sentiment que le regard, que la présence réelle en
chair et en os des pauvres, toujours dans cette sempiternelle attitude de tendre la
282
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri
main pour manger en attente du bon vouloir des plus nantis, embarrassait les
bénévoles. Ils paraient à cette confusion, à ce face à face obligé par un regard bref
du pauvre, un bonsoir poli dissimulé derrière l’automatisme du geste. (…) Un soir,
alors que j’étais dans la file d’attente, un homme à la démarche éméchée par quel-
ques verres d’alcool se dirigea droit vers le porche pour recevoir sa pitance. Devant
le refus des bénévoles, il haussa le ton et tenta de s’emparer d’un sachet. Comme
les quelques fois où le climat fut houleux, la réaction des bénévoles est celle d’un
repli. L’une des portes est avancée ou alors plusieurs bénévoles assurent l’obstruc-
tion du passage et préservent les denrées. Le moindre incident qui dégénère par la
violence ou le viol de cet espace, interrompt net la distribution par un mouvement
de recul des bénévoles. Pour quelques bénéficiaires, ce genre d’incident déclenche
un sentiment de solidarité. (…) Mais pour d’autres, devant la menace brandie par
les bénévoles de fermer la soupe, certains bénéficiaires viennent à la rescousse des
bénévoles. (Violette-Bajard, 2000 : 16-22)
Si le récit dit peu choses sur les motivations des bénévoles et leur compré-
hension de la situation, il nous livre le point de vue d’une bénéficiaire, son
expérience et sa perception de l’accueil. Dans ce récit, les limites de l’accueil
sont à la fois matérielles et symboliques : un horaire, une certaine organisation
de l’espace (les passages, les barrières, la file), un menu, des rôles bien définis
pour les bénévoles. Les limites marquent la distance sociale, interdisant la
promiscuité et réduisant la relation d’aide à l’essentiel de sa raison d’être : la
distribution alimentaire. Les bénévoles sont retranchés derrière des tables ou
utilisent des gants, limitent les interactions à des phrases conventionnelles, des
gestes précis règlent la distance et rythment la cadence. L’accueil obéit à une
organisation précise et serrée, dont le bouleversement provoque d’ailleurs le
repli des bénévoles. Organisation et distance permettent une distribution
ordonnée des repas que l’on imagine ainsi plus équitable et qui protège les
bénévoles de tout contact physique direct, des demandes impossibles à satis-
faire, des questions auxquelles ils ne sauraient que répondre. Peut-être cela les
préserve-t-il aussi d’eux-mêmes, de l’inexprimable pitié ou gêne qu’ils pour-
raient ressentir auprès de cette population marginalisée.
La bousculade mettant en scène un homme un peu trop « éméché » et
d’autres encore, dont Violette-Bajard fait plus loin le récit, font penser aux
mêlées et aux bagarres que provoquaient les largesses et libéralités des princes et
des riches d’autrefois, en lançant à la foule de l’argent ou du pain (Starobinski,
2007). Si la bousculade faisait rire autrefois les nobles, elle n’amuse aujourd’hui
plus personne. Il ne s’agit plus de faire montre de sa générosité et de sa supério-
rité sur les indigents ni de s’acheter leur allégeance en en faisant ses débiteurs.
Le débordement signe plutôt ici un échec, celui de l’ambition d’une distribu-
tion équitable et ordonnée, voire de la possibilité de témoigner d’un peu d’hu-
manité par un don et un accueil, aussi limités et réservés soient-ils.
283
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
La tournée de nuit fait bien souvent un arrêt à la gare des trains de la ville de
Marseille. Cet endroit populeux incite les bénévoles à plus de vigilance pour
discerner qui, parmi la masse de badauds, de voyageurs ou de passants qui se pres-
sent autour de la voiture, sont bien des sans-abri. Tandis que je commençais la
distribution avec les autres bénévoles, il m’est arrivé un événement particulier. Un
SDF s’avance vers moi pour me parler, mais je ne me souviens plus de quoi. Était-
ce parce que le nom de l’association ne cache pas son appartenance religieuse, mais
cet homme, je crois, me parlait de Dieu. Ce soir-là la coordonnatrice de l’accueil
de nuit comptait parmi les membres de l’équipe de bénévoles et agissait à titre de
« chef de bord », prenant les décisions et distribuant les rôles aux uns et aux autres.
L’attitude plutôt directive de cette dernière depuis le début de la tournée nous
poussait implicitement à réduire notre action à l’essentiel, économisant tant les
gestes que les paroles, dans une logique d’efficacité et peut-être aussi de nombre.
Ainsi, je tâchais d’écouter ce SDF qui me parlait, tiraillée entre la disponibilité à
l’écoute et l’obligation de faire vite. C’était pénible, car interrompre une écoute
sans autre justification que de s’en aller peut sembler très indélicat, voire brutal.
Donc, je parlais avec ce SDF, et voilà que le moment arrive de dire au revoir. Je
m’avance timidement vers la voiture dans laquelle des couvertures sont pliées sur
le siège arrière. À leur vue, cet homme me demande s’il pouvait en avoir une. Je
demande à la coordonnatrice. Là elle me dit, presque déjà assise dans la voiture,
que non, puisqu’« on lui en a donné une déjà ». Là dessus elle poursuit « allez, on s’en
va ». Je me suis retrouvée en train de dire au revoir à cette personne en lui fermant
la porte au nez et en refusant de lui donner une couverture [on est en novembre].
Sa réponse a été violente : il a crié et a donné un coup de poing sur la voiture. Suite
284
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri
à quoi notre départ rapide semblait justifié. Mais je n’ai pas aimé partir comme ça,
qu’il ait eu ou non une couverture1.
1. Cet exemple est tiré du carnet de terrain (novembre 1999) de Béatrice Eysermann, rédigé dans
le cadre une recherche doctorale menée dans une association caritative marseillaise, entre 1999 et
2004. Il existe encore aujourd’hui une tournée de jour qui, trois jours sur sept, est davantage axée sur
la question socio-sanitaire des sans-abri. Pour une présentation générale de l’organisme et de la
recherche, voir Eysermann (2005).
2. Les bénévoles se trompent parfois comme ce fut le cas un soir où un bénévole a pris pour un
sans-abri un homme qui lisait le journal dans un endroit peu passant. Lui proposant une soupe et un
café, celui-ci s’exclama : « je peux pas lire mon journal dans la rue tranquille parce que ma femme
m’emmerde ? »
3. À cet égard, la ligne de conduite de l’association est de toujours réveiller la personne ne serait-ce
que pour vérifier « qu’elle respire encore ».
285
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
4. Un sans-abri était connu, lors de la tournée de nuit, pour accepter la présence des bénévoles
environ une fois sur dix. Pour signifier son refus, il insultait les intrus en vociférant ou bien les ignorait
totalement. De fait, les bénévoles n’étaient jamais surpris et faisaient même des pronostics sur le
comportement que le sans-abri aurait ce soir-là, lors de leur passage.
286
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri
tive » (voir le plus grand nombre possible de sans-abri). Cette vision s’oppose à
une conception davantage « qualitative », privilégiant l’écoute dans un temps
plus long. Le bénévole sera tiraillé entre « disponibilité à l’écoute » (désir de
rapprochement) et « obligation de faire vite », les deux conceptions étant diffi-
cilement conciliables. Ainsi, dans notre exemple, depuis l’habitacle de la voiture,
la coordonnatrice décide d’abréger la rencontre et de refuser une couverture,
alors que la bénévole voudrait s’attacher plus longtemps. Cette tension entre
approches « quantitative » et « qualitative », comme les bénévoles eux-mêmes les
qualifient, redouble la tension entre le désir d’aller vers l’autre et le désir de
garder ses distances. Elle est présente lors de l’identification et de l’amorce, elle
l’est encore lorsqu’il s’agit de mettre fin à la rencontre. Il faut trouver le bon
moment pour dire au revoir, savoir terminer la rencontre en espérant que le
sans-abri en aura accepté les termes (repas, fréquence et brièveté du contact,
rayon d’action limité). Ce qui implique parfois d’écourter les « trop longues »
rencontres, sans provoquer de déception ou d’agressivité. Dans notre récit, la
bénévole à l’écoute fuyante et distraite tente un repli (« je m’avance timidement
vers la voiture »), mais le sans-abri, plutôt que de la laisser partir, la suit, étirant
par là même la durée de la rencontre. Mais là encore, la volonté initiale de la
bénévole d’accorder un peu de temps et d’attention à l’autre est contenue dans
le contrôle exercé par un des membres de l’équipe.
Finalement, les échanges sont ténus, cadrés, limités à quelques mots seule-
ment, les visages des bénévoles finissent par changer. On apporte un repas à
l’autre pour l’aider à survivre, sans pouvoir créer un lien comme on l’avait
parfois espéré. La rencontre est courte, elle n’excède jamais quelques minutes.
Pour autant, le bénévole s’étonne parfois de trouver le temps long. Rapidement,
il est à court de mots, lui et le sans-abri ne semblent n’avoir plus rien à se dire,
comme en témoigne cet échange entre deux bénévoles en réunion : « – le SDF,
c’est pas un gars normal – Non, on peut tenir une conversation avec un SDF !
– Au bout de 10 minutes, ça tourne en rond ! » N’avoir rien à se dire, c’est ne
pas appartenir au même monde. Le bénévole ne s’identifie d’ailleurs pas au
sans-abri ou très peu. Le bénévole qui, un soir, s’est fait offrir une soupe par un
sans-abri qui l’avait pris pour un autre sans-abri, en riait de retour dans la
voiture, mais manifestement ça ne lui avait guère plu. Si les bénévoles lui recon-
naissent son « appartenance à une commune humanité », comme dirait Jean
Furtos, et si cela motive bien souvent leur engagement, ils rejettent l’idée de
ressembler au sans-abri. L’identification ne se conçoit que dans un seul sens :
c’est au sans-abri de vouloir s’identifier au bénévole, de vouloir sortir de sa
« condition » et non l’inverse. Les différences dans la condition sociale, le cadre
de vie (la rue) et sur le corps (saleté, état d’ébriété, blessures apparentes), renfor-
cées par les règles de la maraude, crée une distance, une altérité irréductible.
L’association, à travers ses règles et son organisation de l’activité, crée les condi-
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Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
288
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri
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Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
somme toute ouverture. L’hospitalité semble ici encore avoir besoin de limites :
renoncer à comprendre l’autre et à s’expliquer entièrement, à ne pas lui
demander de se dévoiler ni de se justifier. Pour bénéficier de notre hospitalité,
on demande souvent à l’étranger de parler notre langage, de se conformer à nos
usages ; mais si déjà il le pouvait, il n’aurait pas besoin de notre hospitalité,
remarque Derrida (1997). L’accueil ou l’hospitalité est une question dont la
réponse demeure toujours imprévisible, parfois inintelligible. Elle court aussi le
risque de ne recevoir aucune réponse. C’est peut-être cela l’hospitalité incondi-
tionnelle, dont parle le même Derrida, le deuil de la réponse et peut-être même
de la question.
Ces difficultés sont d’autant plus importantes et significatives que les béné-
voles aujourd’hui sont les premiers à vouloir se démarquer très explicitement
d’une certaine représentation de la charité condescendante. Ils sont non seule-
ment animés par une exigence d’authenticité, de transparence et de communi-
cation (comme tous leurs contemporains), mais aussi par un idéal d’écoute et
d’empathie, un désir d’infléchir un peu le destin de ceux qui sont, selon leur
interprétation ou l’interprétation qu’en fait la société, « dans le malheur ». L’in-
tersubjectivité n’est cependant pas toujours facile, on s’y égare, et le bénévole
dresse des frontières pour éviter l’irruption de l’autre dans sa vie et dans son
espace et évite peut-être aussi d’être touché par les remises en question que cette
intersubjectivité suscite. On pensera alors peut-être que ces difficultés et ces
contradictions ne concernent que les bénévoles qui n’ont pas de compétence
professionnelle en relation d’aide ou qu’elles ne valent que pour les services qui
consacrent peu de temps et de suivi aux sans-abri. Mais bénévoles comme
professionnels ne peuvent éviter le rapport à leur propre subjectivité, à leurs
propres émotions et leurs sensibilités. Dans des situations différentes et avec des
moyens et des compétences variées, il leur faut composer avec les attentes, les
peurs les espoirs, les déceptions et les doutes que suscite la rencontre avec
l’autre. Et bénévoles et professionnels ont l’un comme l’autre leurs façons pour
ne pas entendre et pour garder leurs distances.
Si nos remarques ne sont pas trop éloignées de la réalité, si nous n’avons pas
trop forcé dans l’interprétation de nos exemples, il n’y a d’hospitalité possible
qu’à l’intérieur de certaines limites. Reconnaître une irréductible distance dans
l’accueil ne justifie pas toutes les peurs et les préjugées des bénévoles, pas plus
que cela ne condamne leur action ; mais cela peut aider à comprendre les diffi-
cultés qu’ils rencontrent et quelques-uns des enjeux de l’accueil. Si l’hospitalité
est, pour reprendre la formule de Zeldin, « non seulement un processus par
lequel des étrangers sont transformés en amis, mais bien plus, la qualité grâce à
laquelle des idées peu familières peuvent traverser les frontières des idées
reçues », on en mesure ici toute l’ambition ou la folie, et la difficulté. L’hospita-
290
Chapitre 16. Limites de l’hospitalité : réflexions autour de l’accueil des sans-abri
291
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
Bibliographie
Derrida, Jacques (1997), De l’hospitalité. Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à
répondre, Paris, Calmann-Lévy.
Eysermann, Béatrice (2005), « Partir en quête du sans-abri », Anthropologie et sociétés, vol. 29,
no 3, p. 167‑183.
Ferreira, Jaqueline (2004), Soigner les mal-soignés. Ethnologie d’un Centre de soins gratuits,
Paris, L’Harmattan.
Furtos, Jean (2005), « Souffrir sans disparaître », dans J. Furtos, J. et Christian Laval (dir.),
La santé mentale en actes. De la clinique au politique, Toulouse, Érès.
Strarobinski, Jean ([1994] 2007), Largesse, Paris, Gallimard.
Thelen, L. (2006), L’exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs, Bruxelles, Publications des
Facultés universitaires Saint-Louis.
Violette-Bajard, Christelle (2000), Visages de la pauvreté, Lyon, Chronique sociale.
Zeldin, Théodore (1996), « Hospitalité et politesse », dans Monique Canto-Sperber (dir.),
Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, p. 671‑673.
292
Chapitre 17
La « laïcisation » de la pratique
du corps médical de première ligne
Enjeux et perspectives
293
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
1. Le choix du terme de client plutôt que celui de patient n’est pas le fruit du hasard. En effet, le
terme de patient renvoie implicitement aux notions de passivité et d’inaction, ce qui correspond de
moins en moins aux caractéristiques de l’usager idéal des systèmes de santé contemporains occiden-
taux. Par conséquent, nous pouvons dire que le vocable patient est « mort » avec la nécessité pour
l’usager de se prendre en main. Le remplacement du terme de patient par celui de client n’est donc pas
seulement l’illustration d’une marchandisation et d’une privatisation des systèmes de santé, mais il
signifie aussi l’incitation nouvelle de l’usager à être acteur de sa santé. L’usager du système de santé
contemporain occidental est donc de plus en plus régulé autour des normes d’autonomie et d’initia-
tive et de moins en moins autour de celles de passivité et de stricte obéissance au professionnel de
santé.
2. Le programme VASY du gouvernement du Québec de promotion des saines habitudes de vie est
très illustratif de ce phénomène (Bertrand et coll., 2006).
294
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives
d’autonomie, être actif dans une situation (la maladie) qui, par définition, lui
altère ses capacités psychologiques et physiques.
Ainsi, on en oublierait presque qu’il existe un autre maillon à cette chaîne :
le professionnel de santé. En effet, ce dernier, bien qu’il structure la relation de
soins, est généralement relégué au second plan dans les analyses et les évalua-
tions des pratiques professionnelles. Ou plutôt, il serait plus exact de dire qu’il
est considéré et pris en compte dans une seule perspective : celle d’une ressource
dont il convient de disposer à bon escient. Certes, et nous y reviendrons, le Québec
manque cruellement de médecins de famille ; néanmoins, parler uniquement
des professionnels de santé sous l’angle d’une ressource est révélateur de ce que
nous appelons une rationalisation instrumentale des professionnels de santé. En
effet, de nos jours, ces derniers sont devenus, et avant toute chose, des ressources
à organiser, gérer et réguler afin de constituer une organisation la plus efficiente
possible, et ce, dans le but d’améliorer le processus de soins3.
Dans ce texte, nous nous intéresserons donc au professionnel de santé et,
plus spécifiquement, à celui qui coordonne habituellement les soins de première
ligne, à savoir le médecin de famille4. Ainsi, dans une première partie, nous
resterons dans le champ de la rationalisation instrumentale évoquée précédem-
ment, puisque nous réaliserons un portrait démographique des médecins de
première ligne en France et au Québec afin de poser quelques balises chiffrées.
La seconde partie sera consacrée aux changements intervenus dans la manière
d’être et de faire du médecin de famille qui, comme nous le verrons, est quali-
tativement différente de ses prédécesseurs. Conséquemment, et sans avoir la
prétention de réaliser un portrait sociohistorique du médecin de famille occi-
dental (qu’il soit français ou québécois), nous montrerons que la profession de
médecin (ainsi que la représentation sociale5 que se fait le médecin de son
métier) a profondément changé et que du chronotope (Bakhtine, 1978) de
« médecin religieux », nous sommes passés aujourd’hui à celui de « médecin
laïque ». Les conséquences et les enjeux de ce changement chronotopique seront
évoqués en conclusion.
295
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
6. Nous ne traiterons pas, dans cet article, des médecins spécialistes, dont la problématique est tout
autre.
7. Le taux de prévalence est le nombre total de cas (que ce soit ou non de nouveaux cas) existant d’une
maladie ou d’un phénomène pendant une période donnée, divisé par le nombre de personnes vulnéra-
bles pendant cette même période. Le taux d’incidence est le nombre de nouveaux cas d’une maladie ou
d’un phénomène pendant une période donnée divisé par le nombre de personnes vulnérables pendant
cette même période (Goldberg et coll., 1998 : 97).
8. À noter que les statistiques françaises sont soumises à une interprétation du fait que sont réper-
toriés sous le vocable « médecin généraliste » des exercices différents de ceux de la médecine de premier
recours, comme les angiologues, les allergologues, les urgentistes, les acuponcteurs, les homéopathes,
etc. (liste non exhaustive). Il faut donc corriger ces chiffres en tenant compte de ces « exercices
particuliers ».
296
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives
Tableau 1
Portrait global du corps médical de première ligne français et québécois
Nombre de médecins de famille Pourcentage % (n) Âge moyen
pour 100 000 habitants Homme Femme
Québec* 119,4 55,7 % 44,3 % 50,3 ans
(5 100) (4 062)
France** 151,9*** 62 % 38 % 49,1 ans
(60 071) (36 818)
* Les données concernant les omnipraticiens du Québec proviennent du Collège des médecins du
Québec, telles que mises à jour le 31 décembre 2007. Elles ont été consultées le 13 septembre 2008 à
l’adresse internet suivante : http
://www.cmq.org/CmsPages/PageCmsSimpleSplit.
aspx ?PageID=33673f17-316a-46b4-b854-7b0cf3e512a8#765. Les données démographiques québé-
coises proviennent de l’Institut de la statistique du Québec (Girard, 2007).
** Les données concernant les effectifs médicaux français se rapportent au 1er janvier 2007 et
proviennent de l’Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS,
2008a : 14) ; celles ayant trait à la population française sont issues de l’Institut national d’études démo-
graphiques (Pison, 2008 : 1).
*** Nous avons réalisé le calcul de la densité médicale à partir de l’effectif total des omnipraticiens
en activité régulière au 1er janvier 2007 (n=96 889). Les médecins ont une activité régulière s’ils sont
installés et possèdent une adresse professionnelle (définition du Conseil national de l’ordre des
médecins).
étudiants dans les facultés de médecine québécoises sont des femmes (Contan-
driopoulos et Fournier, 2007 : 5).
L’âge moyen des médecins de première ligne québécois et français est simi-
laire, tout comme la problématique qui y est associée, à savoir celle du vieillis-
sement du corps médical de première ligne. En effet, par exemple, au cours des
dix dernières années, l’âge moyen des omnipraticiens du Québec a augmenté de
3,4 ans (FMOQ9, 2007 : 3). Ainsi, en 1995‑1996, 15,2 % des omnipraticiens
québécois avaient plus de 56 ans. Dix années plus tard, soit en 2005-2006, ce
pourcentage atteignait 23,8 % (FMOQ, 2007 : 2). En France, la situation est
semblable puisqu’au 31 décembre 2006 : 27,7 % des généralistes libéraux fran-
çais de premier recours avaient plus de 55 ans (ONDPS, 2008b : 15).
Mise à part la densité médicale de première ligne qui est sensiblement diffé-
rente entre la France et le Québec, on retrouve des phénomènes similaires tels
que la féminisation et le vieillissement du corps médical. Cette évolution a
297
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
Il faut donc nuancer la perception répandue que l’entrée des femmes dans la
profession a entraîné une baisse significative de la disponibilité des services médi-
caux, car il y a eu une baisse importante du temps de travail des hommes entre les
années 1970 et le milieu des années 1990 alors que le temps de travail des femmes
tend à augmenter, même s’il demeure inférieur à celui des hommes. (Contandrio-
poulos et Fournier, 2007 : 9)
298
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives
299
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
300
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives
leur vie entière (et surtout leur temps) à la médecine. Il n’est donc pas étonnant
que l’aspect temporel du chronotope du « médecin religieux » soit cette dispo-
nibilité permanente du médecin. Peu importe l‘heure du jour ou de la nuit, il
est au service de sa communauté et quiconque en a besoin peut venir le
déranger :
– C’est un monsieur qui vient pour vous, dit-elle. En un instant je fus debout et
prêt à partir.
Mon sac de voyage, préparé d’avance, est là sous ma main ; j’y glisse furtivement
mon Pinard et je saute en voiture. (Paradis, 1923 : 12)
Je connaissais tous mes malades par leur nom et, à force de leur rendre visite, j’en
venais presque à avoir le sentiment d’être de leur famille. Je revois tous ces gens
simples qui m’offraient de temps à un autre un lapin de leur élevage ou une perdrix
abattue à la chasse : « On ne sait pas trouver les mots pour vous remercier, docteur,
alors on s’est dit qu’un peu de gibier vous ferait plaisir. » Je me souviens aussi de
cette vieille dame qui préparait spécialement pour les jours de mes visites du vrai
café, acheté parcimonieusement avec son minimum vieillesse. (Guiheneuf,
2006 : 361)
301
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
Ce fut par une de ces matinées grises que j’arrivais au sommet de la colline. Le
brouillard qui montait lentement des chemins restait suspendu aux branches des
arbres. Devant moi, la route n’était plus qu’une ornière à peine tracée entre les épis
couchés par la pluie. Les deux gamins allaient de l’avant, m’indiquant le chemin de
la ferme. Après avoir traversé un maigre champ de blé, nous pénétrâmes dans
l’habitation aux murs bas. Sur des claies, tout autour de la pièce, s’alignaient les
fromages déjà gagnés par la moisissure. (Namora, 1955 : 73)
La télévision était partout, envahissait tout. Elle était allumée le matin au saut du
lit et tenait compagnie à la maisonnée jusqu’à l’heure d’aller dormir. Cela occa-
sionnait un bruit de fond continuel dont mes patients ne se rendaient même plus
compte. Combien de fois n’ai-je pas dû demander d’éteindre la télévision, parce
que je n’entendais rien dans mon stéthoscope ! (Guiheneuf, 2006 : 332)
302
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives
ment à la maison du patient qui pouvait juguler quelque peu cette relation
(Paradis, 1923 ; Namora, 1955 ; Perrève, 1981 ; Guiheneuf, 2006), l’exercice
médical au sein du cabinet a contribué à accentuer la relation de pouvoir du
médecin envers son patient. En effet, au travers de la disposition d’instruments
médicaux, d’ouvrages de références et autres diplômes, le cabinet est le lieu par
excellence de la violence symbolique (Bourdieu, 1998).
Parallèlement à cette norme de pratique en cabinet, il convient de noter
que cette intériorité est illimitée et virtuelle. En effet, au travers des services
offerts par les différents outils technologiques qui tapissent dorénavant l’univers
du médecin (internet, dossier médical informatisé, télétransmission, résultats
des laboratoires et autres examens médicaux en ligne, etc.), le professionnel de
santé est rattaché à un univers virtuel théoriquement illimité. Ainsi, s’il se
déplace de moins en moins en personne chez ses patients, il a néanmoins accès
à une extériorité sans limites. Conséquemment, nous considérons que ce
passage d’un espace extérieur, limité et réel (« médecin religieux ») à un espace
intérieur, illimité et virtuel (« médecin laïque ») constitue un changement chro-
notopique majeur.
En ce qui a trait au rapport au temps, nous avons assisté récemment à un
bouleversement majeur, à savoir la fin de la permanence des soins chez le
médecin généraliste. Autrement dit, d’un temps de pratique total, nous sommes
passés à un temps de pratique partiel au sens où le temps de pratique médical
est devenu un temps social15 (Pronovost, 1996) comme un autre, au même titre
que le temps des loisirs ou celui des vacances. Sur ce thème de la permanence
des soins, les changements intervenus au sein de la législation française demeu-
rent d’ailleurs des plus pertinents à analyser. En effet, avant 2006, la perma-
nence des soins était une obligation et son refus passible de sanctions
ordinales :
Dans le cadre de la permanence des soins, c’est un devoir pour tout médecin de
participer aux services de garde de jour et de nuit. Le conseil départemental de
l’ordre peut néanmoins accorder des exemptions, compte tenu de l’âge du médecin,
de son état de santé et, éventuellement, de ses conditions d’exercice.
15. Les temps sociaux peuvent se définir comme des blocs homogènes d’activités sociales. Le temps
de pratique médicale peut, par exemple, être défini par le nombre d’heures effectuées par le médecin.
Cette activité sociale constitue un bloc unifié de temps. C’est en ce sens qu’on peut parler de temps de
pratique médicale. Il en est de même pour les autres activités sociales contemporaines telles que les
loisirs ou la famille. Ils constituent une unité et font sens, que ce soit du point de vue de l’institution,
de l’individu ou encore du chercheur.
303
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
Lors des grèves de 2001 en France, les médecins de première ligne se sont
même servis de la permanence des soins comme moyen de pression (grève des
16. Décret n° 2006-1686 du 22 décembre 2006 relatif aux modalités d’organisation de la perma-
nence des soins et modifiant le code de la santé publique (dispositions réglementaires).
17. La médecine orientée par la tâche pourrait être caractérisée comme étant l’activité médicale elle-
même qui balise les périodes de début et de fin de l’activité.
18. Avec la « médecine-horaire », ce n’est donc plus l’activité médicale qui sert de référent, mais le
chronomètre. La pratique débute et se termine à telle heure.
304
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives
gardes de nuits et des fins de semaine). Ceci constitue une première dans l’his-
toire médicale française puisque jamais auparavant une revendication sociale
n’avait été mise en avant par le corps médical (Moreau, 2007)19. Autrement dit,
pour le « médecin laïque », la permanence des soins est devenue autant un
moyen de pression qu’un enjeu, ce qui démontre sa place tout à fait singulière
dans la pratique médicale.
Cette exigence d’un temps social autre que le temps de pratique de la part
des médecins généralistes est devenue une exigence sociale tellement forte qu’au
mois de septembre 2008, le Conseil national de l’ordre des médecins français,
rappelait l’importance chez ses membres d’un temps de travail socialement
nécessaire (Marx, 1976)20 et prenant en compte les nouvelles exigences en
terme de sécurité et de qualité :
[…] Le Conseil national de l’Ordre des médecins rappelle que les conditions
d’exercice du médecin quel que soit son statut libéral ou salarié, doivent prendre
en compte impérativement un temps de travail compatible avec des soins en toute
sécurité aux patients21.
Conclusion
Le passage chronotopique du « médecin religieux » au « médecin laïque »
implique deux éléments fondamentaux. Le premier élément est qu’il convient,
à présent, de comprendre les ressources du corps médical de première ligne au
travers du concept de temps médical utile. Autrement dit, si l’épidémiologie
classique – tel que le nombre de médecins par habitant – peut donner un aperçu
de l’offre de soins au sein d’un territoire donné, nous devons (et particulière-
19. Traditionnellement, les revendications s’exprimaient sous la forme de tarif syndical appliqué de
façon unilatérale par les médecins pour la cotation de leurs actes.
20. Le temps socialement nécessaire de pratique pourrait être défini par la norme de pratique mini-
male en deçà de laquelle la qualité des soins aux patients ne serait plus assurée selon les connaissances
en vigueur.
21. http ://www.conseilnational.medecin.fr/ ?url=actualite/article.php&id=73&PHPSESSID=129c
3624e7fd8f587e8124e00c520809.
305
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
ment les décideurs) demeurer prudents avec ces chiffres tant le temps de
pratique médical s’est distancé du temps de vie du médecin de famille. De plus,
la part croissante de l’administratif dans la pratique médicale implique que le
temps « réel » consacré au patient est loin d’égaler son temps de pratique. Ceci
explique pourquoi nous prônons l’utilisation du concept de temps médical utile
pour calculer les ressources médicales. Le qualificatif « utile » se doit ici de
répondre à trois dimensions : utilité pour le patient, le médecin et la
collectivité.
Le deuxième élément est que l’émergence du chronotope du « médecin
laïque » implique une nouvelle façon d’organiser les soins de santé et de réguler
la demande. Si la médecine en cabinet de groupe fut une première réponse
organisationnelle au déclin du chronotope du « médecin religieux », cette tran-
sition chronotopique est aujourd’hui davantage avancée et on peut penser que
la médecine en cabinet de groupe ne suffit plus pour répondre aux exigences
temporelles des professionnels de santé. C’est dans ce contexte qu’il faut
comprendre la mise en place, au Québec, des Centres locaux de service commu-
nautaire (CLSC) et des groupes de médecine de famille (GMF) ainsi que des
réseaux de santé en France. Ils constituent des structures adaptées à la pratique
médicale contemporaine22. Ainsi, nous sommes face à un nouveau type de
pratique médicale et conséquemment à un nouveau rapport au travail du
médecin de famille. Nous devons collectivement en prendre acte et ainsi
dépasser l’image du médecin de première ligne (particulièrement prégnante en
France) aux prises avec un temps de travail total. Le praticien s’est, à l’instar de
la société québécoise, laïcisé.
306
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives
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Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
308
Chapitre 17. La « laïcisation » de la pratique du corps médical de première ligne : enjeux et perspectives
309
Chapitre 18
1. Des fragments de cet article ont été publiés dans Vinit (2007).
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Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
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Chapitre 18. Accompagner par le toucher en oncologie : une nouvelle modalité de soin
dans cette approche suivent ainsi 180 heures de formation théorique et pratique
permettant de connaître la réalité clinique du patient (zone atteinte par le
cancer, protocole des traitements, effets secondaires) tout en intégrant un volet
psychosocial afin d’accompagner le malade dans son vécu subjectif. Plusieurs
stages en milieu de soin, effectués sous supervision, achèvent cette formation.
Les recherches récentes indiquent que le massage stimule le système immu-
nitaire en augmentant le flux lymphatique et la production d’endorphines, ceci
expliquant le sentiment de bien-être qui suit souvent une session de massage
(Field, 1998 ; 2003). Bien que les études montrent également un soulagement
de la douleur (Pederson, 1996 ; Ernst, 2004) et de l’anxiété ainsi qu’un renfor-
cement de l’estime de soi (Arakawa, 1997, Keegan, 2003), l’attitude populaire
reste craintive quant aux bénéfices et contre-indications du massage, la croyance
d’une accélération de la diffusion du cancer (par une migration des cellules
cancéreuses) étant encore très largement répandue dans la population.
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Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
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Chapitre 18. Accompagner par le toucher en oncologie : une nouvelle modalité de soin
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Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
d’un étayage psychologique (en jouant pour le malade le rôle d’un corps de
substitution sur lequel s’appuyer).
Conclusion
Si le contact occupe une place essentielle dans la naissance de l’émotion, la
proximité corporelle revêt dans la réalité sociale et le temps des soins une impor-
tance plus aiguë encore. Le diagnostic, le traitement ou les soins dits de nursing
exigent une relation intime au corps, tant dans sa nudité extérieure que dans la
vulnérabilité dont il témoigne. L’observation des massothérapeutes qui offrent
du soutien aux enfants atteints de cancer et à leurs familles, autant en hôpital
qu’à domicile, indique que le soin donné au corps en le touchant permet un
enveloppement du corps. Cet enveloppement peut être conçu sous un angle
physiologique, le massage constituant alors une stimulation des différents
systèmes vitaux, entraînant un état général de relaxation et contribuant à dimi-
nuer les niveaux de stress et d’anxiété. Relu à partir de l’apport de la psychana-
lyse, notamment de Bion et d’Anzieu, l’enveloppement par le massage vient
réveiller dans l’expérience de l’enfant une dimension affective, au fondement de
sa mémoire sensorielle et émotionnelle. Lorsqu’il fait retrouver à l’individu la
sensation d’une unité et d’une sécurité corporelle, le massage ramène aux berce-
ments du ventre de la mère et au corps à corps des premiers temps de la vie.
Dans tous les cas, l’observation de la massothérapie et l’histoire liée au
toucher à travers les siècles donnent une indication très importante : il y a
plusieurs façons de prendre soin et d’être à côté de quelqu’un qui est malade.
Dans toutes les situations, que ce soit à l’hôpital ou à domicile et selon les diffé-
rentes phases d’une maladie, le contact avec le corps de la personne malade
devient un mode de relation et de communication prioritaire. Poser un geste
délicat, toucher un corps d’une manière qui signifie une présence rassurante,
permet de diminuer l’angoisse de mort et d’isolement si souvent vécue durant
la maladie. L’accompagnement par le toucher devient, donc une façon douce et
vitale d’être à côté d’une personne malade, pour reprendre les mots de C. Singer,
« de lui redonner la sensation de sa peau, de le revêtir d’un corps. »
316
Chapitre 18. Accompagner par le toucher en oncologie : une nouvelle modalité de soin
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317
Troisième partie : Maladies, soins et nouvelles formes d’hospitalité
318
Présentation des auteurs
319
Sida • Rites • Hospitalité
Gilbert Guindon, Ph. D., a reçu le prix d’excellence pour la meilleure thèse de
doctorat à la Faculté des Sciences de l’Éducation de l’Université Laval en 2005-
2006. Il est conseiller en gestion des ressources humaines au Ministère des
Relations internationales du Québec.
Nicolas Moreau, Ph. D., est professeur adjoint à l’École de service social de
l’Université d’Ottawa.
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Présentation des auteurs
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Sida ~ Rites ~ Hospitalité
Aux croisements de la spiritualité et de la santé
Sida ~ Rites
Quels rapports au sens la maladie soulève-t-elle ? Quels liens les personnes
touchées par le VIH/sida établissent-elles entre la perception de leur mala-
Hospitalité
die et leur appartenance religieuse ou leur démarche spirituelle ? Comment
des médecins gèrent-ils la présence de manifestations religieuses dans la
Aux croisements de la
relation thérapeutique ? En quoi le rite est-il bon pour la santé, bon pour spiritualité et de la santé
le salut ? Quel lien la spiritualité et le bien-être entretiennent-ils ? Quels
enjeux spécifiques rencontre-t-on dans le monde de l’itinérance ou dans
celui de la jeunesse, dans la fréquentation des lieux de pèlerinage québécois
ou du vodou haïtien ? Accompagner par le toucher ? Accompagner par
l’Internet ? Voilà quelques-unes des pistes explorées par des chercheurs
et des praticiens d’horizons variés que vous propose ici la Chaire Religion,
spiritualité et santé.
Illustration de la couverture
Détail de Moscou. La Place Rouge, 1916.Vassili Kandinsky.
Galerie Trétiakov, Moscou.
Sous la direction de
Guy Jobin
Avec la collaboration de
Sciences religieuses
Johanne Lessard