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Logique de Levinas

Éditions Verdier
11220 Lagrasse
Jean-François Lyotard

Logique de Levinas

Textes rassemblés, établis


et présentés par
Paul Audi

Postface de
Gérald Sfez

Verdier
Présentation
par paul audi

Le présent ouvrage permet de découvrir ou, pour quelques-


uns, de redécouvrir cinq textes de Jean-François Lyotard
dans lesquels s’exprime son intérêt philosophique profond
et jamais démenti pour la pensée d’Emmanuel Levinas. S’y
révèle ainsi, à des degrés divers, l’interprétation très originale
(puisqu’elle se méfie protocolairement du commentaire qui
s’appliquerait à une œuvre elle-même résolue à défier tout
espèce de commentaire) que Lyotard a bien voulu donner
de cette pensée, de même que s’y laisse entrevoir la trace
que cette interprétation n’aura pas manqué de laisser sur le
cours d’une méditation que l’auteur du Différend n’a eu de
cesse de poursuivre jusqu’à sa mort, survenue en 1998. De
cette méditation au long cours, je dirai pour la résumer d’un
trait, qu’elle vise à soutenir «  la question de l’autre  » dans
son rapport ou, plutôt, dans son absence de tout rapport à
« la question de l’être ». Peut-être en effet rien n’aura autant
requis l’esprit de Lyotard que le caractère foncièrement
inconciliable et dilemmatique de ces deux questions dès lors
qu’elles se trouvent posées en regard l’une de l’autre dans un
cadre spéculatif dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne
fait jamais droit à l’événement, qu’il ne prend jamais garde à
ce qu’arrive tout ce qui arrive.

www.editions-verdier.fr L’idée de ce recueil m’est venue le jour où, à la faveur de


l’exploration de l’œuvre de Lyotard, qui m’est si chère, je me
suis aperçu que le texte qui lui donne son titre, « Logique de
© Éditions Verdier, 2015
Levinas », n’avait jamais été publié en français dans sa version
isbn : 978-2-86432-809-4 intégrale. Seule une livraison partielle en avait été effectuée
8 Logique de Levinas Présentation 9

dans Textes pour Emmanuel Levinas, sorte de Festschrift, de si singulière, jugée « trop littéraire », Lyotard opta pour un
« mélanges » d’essais réunis par François Laruelle et composés cadeau des plus inédits, condensé, sous la forme d’une étude,
par une dizaine d’auteurs en l’honneur du philosophe de Tota- en une triple action :
lité et Infini. Ce volume, paru en 1978 chez Jean-Michel Place, – dégager de la philosophie première de Levinas la logique
n’était d’ailleurs plus disponible. Du texte complet, on ne qu’elle renferme et qui ne ressortit pas tant à la pensée qui
pouvait connaître jusqu’à présent que la traduction anglaise s’y déploie qu’à ce dont cette pensée vise prioritairement à se
qu’en avait réalisé Ian McLeod pour le Lyotard Reader édité saisir, à savoir l’imposition de la loi éthique telle qu’elle oblige
par Andrew Benjamin chez Blackwell en 1989. Aussi la décou- son destinataire à la fois avant qu’elle ne puisse lui révéler
verte du tapuscrit complet de « Logique de Levinas » dans son contenu propre, supposé universel, et avant qu’elle ne se
le Fonds Jean-François Lyotard de la Bibliothèque Doucet ne prévale de quelque justification que ce soit ;
pouvait-elle que rendre sa publication non seulement possible – absoudre cette pensée de l’obligation, de ce qui représente
mais nécessaire, pour ne pas dire urgente, étant donné l’impor­ encore, aux yeux de Lyotard (il s’en est souvent expliqué) le
tance que revêt ce texte dans l’histoire de la réception de la péché originel de la phénoménologie, à savoir son anthropo-
pensée lévinassienne dans un pays comme la France, mais centrisme ; car si, dans le cas particulier de Levinas, il s’attache
aussi l’enjeu que recouvre dans la genèse de l’œuvre de Lyotard davantage à la lettre de ses écrits qu’à l’esprit qui y règne – l’ego
ce moment crucial où c’est bel et bien une dette de pensée ne s’y présentant que pour être dessaisi d’emblée de cela même
et de sens qui s’est vue librement acquittée au nom même de qui est supposé, par définition, le constituer –, ce péché n’en
cet acte que Lyotard a toujours voulu mettre en exergue de demeure pas moins ce que Lyotard aura cherché à éviter dès
sa propre démarche : « sauver l’honneur de penser ». Je crois Discours, figure (Paris, Klincksieck, 1971) et dont il se sera défait
même que cette publication, si tardive soit-elle, constitue un de la hantise en accomplissant le tournant linguistique du
événement philosophique à part entière, ce que la postface de Différend, ce virage ayant été déjà emprunté une première fois
Gérald Sfez réussit à démontrer avec force et justesse. dans les deux textes les plus anciens du présent recueil comme
dans Au juste (Paris, Christian Bourgois, 1979), livre dont on
Avant d’écrire Le Différend (Paris, Minuit, 1983), c’est-à-dire peut bien penser qu’à un certain égard il en est l’ombre portée ;
avant de faire un sort – et quel sort ! celui, absolument rigou- – rappeler aux lecteurs de Levinas plus qu’à Levinas lui-
reux, que réserve un traité, quand vient « l’heure de philoso- même, non seulement que la pensée de ce dernier est celle
pher » – à ce que j’appellerais, en en reprenant l’expression à d’un « penseur juif », mais aussi que cette judéité philosophi-
Lacan, « l’impuissance de la vérité », Lyotard se sera consacré quement non revendiquée par Levinas n’est rien de moins que
à prendre toute la mesure de ce phénomène incommen- ce qui donne à sa « logique » toute sa hauteur, pour ne pas dire
surable qui se dénomme «  obligation  ». Comme quoi c’est son épaisseur, à une distance notable, mais encore pas assez
l’éthique qui ouvre à la philosophie, et non l’inverse, ainsi bien mesurée, des prescriptions gnoséologiques de ses deux
qu’il l’exposera bientôt dans la cinquième section du Diffé- maîtres allemands, Husserl et Heidegger.
rend intitulée « L’obligation ». Mais déjà, comme s’il s’agissait
d’offrir à Levinas ce qui pouvait faciliter l’accès de sa pensée Et c’est sans doute sur ce dernier point – objet de la discus-
à des esprits épris d’une rationalité qu’ils refusaient encore sion qui s’est engagée entre Lyotard et Levinas au Centre
de reconnaître dans les années soixante-dix à son écriture Sèvres trois ans après la parution du Différend – que l’auteur
10 Logique de Levinas Présentation 11

de Difficile liberté aura eu le plus de mal à comprendre son reconnu le lieu et la formule dans le précepte talmudique :
exégète, la raison philosophique devant toujours, à ses yeux, Faire avant d’entendre.
rester sauve de toute provenance singulière comme de toute
appartenance spirituelle. Je ne sais d’ailleurs pas si Levinas, La logique d’une telle obligation, la grammaire de son
en relevant lui-même, au cours de cet échange, le différend efficace, la pragmatique de l’écoute qu’elle suppose, tel fut
qui l’opposait à Lyotard, s’était aperçu à quel point se jouait donc l’objet du souci de Lyotard dans son exploration du
là, pour ce dernier, une partie décisive. Car tel en était l’enjeu domaine de l’éthique. Une exploration dont les linéaments
(Gérald Sfez y insiste à raison dans sa postface) : mettre au ont été marqués, dans Au juste (p. 101), de la façon suivante :
jour, comme pour mieux pouvoir se soustraire à la tutelle des Je crois qu’il n’y a pas de discours qui soit sans efficace.
Grecs sur le cours de la pensée occidentale, la rupture que Mais l’efficace des prescriptifs est singulière, elle ne ressemble à
l’« éthique juive », comme il est arrivé à Lyotard de l’appeler, aucune autre, c’est sûr. Ce qui les distingue des autres énoncés,
effectue à l’encontre du discours traditionnel de la philosophie c’est qu’ils comportent explicitement, dans leur forme, l’at-
morale, ce discours dont le moins qu’on puisse dire est qu’il tente de leur propre efficace. Même si le prescriptif n’est pas
aura tout fait pour en atténuer la portée soit en faisant mine suivi d’effet, au sens habituel, il n’en reste pas moins que celui
d’en ignorer l’existence, soit en en récusant tout bonnement la qui le reçoit se trouve dans l’obligation, d’y répondre, de ne
teneur. Pour Lyotard en effet, s’il y avait une urgence, c’était pas y répondre, de faire ce qu’il voudra, mais dans une obli-
de faire surgir du discours de l’éthique la figure susceptible gation ! L’ordre a une efficacité en quelque sorte immédiate sur
de lui donner tout son sens au-delà des significations qu’il le destinataire, celle de créer la situation d’obligation. Elle est
« antérieure » à la réponse, et même « antérieure » à la compré-
véhicule généralement, cette figure étant celle dans laquelle
hension de son contenu.
le judaïsme a voulu cristalliser dès l’origine ce qu’il convient
d’appeler l’assignation au Tout Autre, en quoi se reflète le règne De quel effet sans effet retourne-t-il ? De quelle immédiateté
sans partage d’une hétéronomie irréductible et absolue. Ainsi, avant toute spontanéité s’agit-il ? Quelle est cette obédience
donc, tout semble s’être passé comme si les thèses contenues qui devancerait l’obéissance ? Si tout laisse à penser que
dans Discours, figure avaient attendu une dernière exempli- ces questions sont phénoménologiquement abyssales –  ne
fication – une application qui, cette fois, ne relèverait plus commandent-elles pas que l’on fasse fond sur une acception
de l’esthétique seulement mais aussi bien de l’éthique – pour de la temporalité en attente d’être explorée ? –, il n’en reste
emporter la conviction de ceux qui n’y avaient pas encore sous- pas moins que c’est bien à elles qu’il convient de se référer
crit. Et cependant, en dégageant la figure qui affleure dans le pour faire tenir ensemble tous les textes ici réunis, cette
discours de l’éthique – ou plutôt dans cette méta-éthique qui précédence absolue qui excède tout éveil de la conscience,
est l’objet de la pensée de Kant et de Levinas –, Lyotard aura voire tout rapport intentionnel et toute donation de sens ou
fait bien plus que d’appliquer la leçon d’un écrit dont il avait de contenu, étant ce dont Lyotard se sera voulu le penseur
été l’auteur : en insistant sur ce que le discours du devoir ou persévérant, attentif et scrupuleux, c’est-à-dire aussi bien
de la raison pratique montre sans jamais réussir à le dire, il a le gardien, une fois qu’il l’avait découverte dans les propos
surtout voulu reprendre à son compte la dette que tout senti- de Levinas avec l’aide du faisceau de lumière renvoyé par
ment d’obligation a toujours déjà contractée à l’endroit de la Critique de la raison pratique. Car il ne lui était pas
l’esprit du judaïsme, cette dette dont Levinas avait à sa façon moins apparu que quand il y va du statut de l’éthique une
12 Logique de Levinas Présentation 13

e­ xplication ne saurait éviter de s’engager avec le seul penseur sous le titre « The Other’s Rights », dans On Human Rights,
qui jusque-là l’aura jaugée à son poids le plus grand : Kant. sous la direction de Stephen Shute et Susan Hurley (New
York, Basic Books, 1994). Le texte original (Fonds JFL 278/3)
Pour s’être arrimé de la sorte à la sensibilité morale des est publié ici pour la toute première fois.
deux Emmanuel, Lyotard reprit régulièrement sa réflexion – Une conférence rédigée à l’occasion d’un colloque sur
sur le sens de l’Autre, la responsabilité que la seule présence Hamlet organisé en 1996 par les animateurs des Cahiers de (La
de celui-ci suppose et le différend qu’il lui arrive d’entraîner Métaphore), à l’occasion de la production d’Hamlet mis en scène
également. En découleront au fil du temps les quatre textes par Daniel Mesguish au Théâtre national de Lille (voir Cahiers
qui ici font escorte à « Logique de Levinas » : de (La Métaphore), « “L’autre scène”. William Shakespeare,
– Une conférence à peu près contemporaine de ce dernier Hamlet. Molière, Dom Juan », nº 14, mai-juin 1996). Ce texte
texte, intitulée «  L’autre dans les énoncés prescriptifs et le (Fonds JFL 290/3) est lui aussi publié pour la première fois.
problème de l’autonomie  », dans laquelle les limites de la
phénoménologie – déjà largement affrontées dans Discours, *
figure et Économie libidinale (Paris, Minuit, 1974) – sont réin- «  Logique de Levinas  » est présenté par son auteur lui-
terrogées au regard de l’irréductibilité des genres de discours, même comme un work in progress. Preuve en est qu’il s’achève
de la pluralité de « jeux de langage », telles qu’elles fondent, au sur l’énonciation de deux questions qui ne finiront par
dire de Lyotard, la séparation absolue des énoncés ­prescriptifs et trouver leur réponse que cinq ans plus tard (1983), dans la
des énoncés descriptifs. Publiée en 1978 chez Aubier-Montaigne, « Notice Levinas » du Différend. C’est dire si, pour parfaire le
dans le recueil de textes intitulé En marge : l’Occident et ses tableau des relations de pensée entre Lyotard et Levinas, cette
« autres », préfacé par Christian Delacampagne, cette confé- Notice aurait dû également figurer au sommaire du présent
rence, non rééditée depuis, avait été prononcée le 24 février volume, tout comme aurait dû idéalement s’y trouver repro-
1978 dans le cadre du séminaire « L’Occident et ses autres », duite la remarquable discussion que Lyotard eut avec Elisa-
qui s’est tenu au Centre culturel français de Rome entre beth Weber au milieu des années quatre-vingt-dix, qui a le
octobre 1977 et février 1978. grand mérite de dissiper toutes les équivoques que la rapidité
– L’échange que Lyotard a eu avec Levinas en 1986 au de rédaction de Heidegger et « les juifs » (Paris, Galilée, 1988)
Centre Sèvres, suite à deux exposés signés Guy Petitdemange et avaient laissé surgir bien involontairement (cet entretien est
Jacques Colette portant sur la philosophie lévinassienne, c’est paru dans Questions au judaïsme, Paris, Desclée de Brouwer,
sans doute au cours de cette séance, enregistrée, transcrite et 1996). J’invite le lecteur à s’y reporter complémentairement.
publiée aux éditions Osiris en 1988 sous le titre Autrement que
savoir, que Lyotard aura tenté de dégager au mieux l’optique *
selon laquelle il s’était rapporté jusque-là à la pensée de Levinas. L’exploration du Fonds JFL de la Bibliothèque Doucet fait
– Une conférence ayant pour thème « Les droits de l’Autre », apparaître que la rédaction de « Logique de Levinas », qui date
prononcée à l’université d’Oxford dans le cadre des Oxford selon toute vraisemblance de 1977, a entraîné Lyotard à accu-
Amnesty Lectures on the Rights of Man, organisées par Amnesty muler les notes et les brouillons. Il en existe plusieurs dossiers
International en 1993. De ce texte seule une traduction (Fonds JFL 217/1-3), prouvant que le texte publié dans Textes
anglaise, due à Chris Miller et Robert Smith, a été publiée, pour Emmanuel Levinas a été maintes fois remis sur le métier.
14 Logique de Levinas Présentation 15

Mais sans doute ce travail n’a-t-il même pas suffi à satisfaire son l’ultime version de « Logique de Levinas », une version qui
auteur, puisqu’en relisant son texte en février-mars 1978 dans succède à sa publication partielle chez Jean-Michel Place et
le dessein d’en tirer une conférence – cette conférence, comme à la traduction anglaise comportant les chapitres introductifs
un des tapuscrits l’indique (Fonds JFL 217/4), était intitulée inédits. Cet étagement des versions dans le temps est prouvé
« Les énoncés prescriptifs et la question du métalangage » et par la teneur des tapuscrits dont on dispose : les premiers
a été prononcée à Montréal dans un lieu qu’il ne m’a pas été feuillets de B sont une photocopie de A, lequel A représente
donné de situer précisément –, Lyotard s’est senti le devoir les premières pages du tapuscrit originel déjà corrigé à l’encre,
de l’amender à plusieurs endroits. Il s’agit d’ailleurs bien plus et dont une copie aura été envoyée à François Laruelle pour
que de simples réaménagements imposés par le format d’une publication partielle ; mais B comporte aussi des annotations
conférence ; il s’agit de corrections, de précisions, de suppres- au crayon à papier, qui non seulement corrigent plus encore
sions qui, outre qu’elles reflètent le recul que Lyotard avait très A, mais s’étendent également à l’ensemble du texte. Ces anno-
vite réussi à prendre vis-à-vis de sa problématique, témoignent tations importantes, un ensemble de notes (appelées par un
du cheminement de sa pensée, l’indice le plus notable en chiffre associé à un astérisque) les restitue en bas de page.
étant la substitution au crayon à papier du mot « phrase » – ce
mot-clé du Différend – à « proposition » ou à « énoncé », dans *
les toutes premières pages du tapuscrit originel. Il est impossible de refermer cette brève présentation sans
remercier le plus vivement du monde Dolorès Lyotard pour
Deux chemises, insérées dans le dossier 217/4 qui contient l’amitié qu’elle m’a témoignée, l’enthousiasme qu’elle a mani-
la version finale de « Logique de Levinas », permettent, autant festé sitôt qu’elle a eu connaissance de ce projet d’édition, l’aide
que faire se peut, de reconstituer l’ordre des interventions de patiente et continue qu’elle m’a offerte lors de la colligation
Lyotard sur son propre texte. des textes.
Une première chemise de 17 feuillets (appelons-la A) Merci également à Gérald Sfez pour sa précieuse postface ;
contient les trois premières parties de « Logique de Levinas » sa connaissance exceptionnelle de l’œuvre de Lyotard aura jeté
demeurées inédites en français (le texte paru chez Jean-Michel une lumière des plus éclairantes sur l’ensemble du parcours
Place commence, de fait, abruptement). Ce sont probablement philosophique que le philosophe a décidé de suivre pour tenter
ces extraits qui auront été remis à Ian McLeod, en plus de la de répondre à l’éternelle et impossible « question de l’Autre ».
version publiée, pour qu’il puisse traduire intégralement le Ma gratitude va aussi à Michaël Levinas pour avoir accepté
texte en anglais. très généreusement que nous reproduisions ici les propos
Une deuxième chemise de 60 feuillets contient le texte en qu’Emmanuel Levinas avait tenus au Centre Sèvres. Je
entier (appelons-la B). Il s’agit plus exactement d’une photo- remer­cie enfin Corinne Enaudeau et Jean-Michel Place pour
copie du tapuscrit originel (Fonds 217/3), lui-même déjà corrigé le soutien qu’ils ont spontanément apporté à la réalisation de
au stylo antérieurement à son envoi à François Laruelle. Cette ce « nouveau » livre de Jean-François Lyotard – un livre dont
photocopie comporte des corrections faites au crayon à papier j’espère qu’il prendra très vite toute la place qu’il mérite dans
en vue de la conférence de Montréal. Les incises, qui sont la bibliographie du philosophe.
parfois au vocatif, témoignent d’une volonté de simplification
Paris, le 29 janvier 2015
qui est en elle-même fort éclairante. Cet ensemble constitue
I
Logique de Levinas

Les lignes qui suivent sont extraites d’un texte (en cours) dont
l’objet est d’ établir l’ incommensurabilité des énoncés prescriptifs
aux énoncés dénotatifs ou, si l’on préfère, descriptifs. Elles sont
précédées par un examen de la situation de la pensée lévinas-
sienne face à la persécution hégélienne, qui amène au centre de
notre réflexion la question du commentaire et, comme on le verra,
la confrontation avec la deuxième Critique kantienne. Quant
aux implications et conclusions auxquelles ces lignes devraient
donner lieu, le lecteur constatera à la fin qu’elles sont très abrégées
ou précipitées.

1.

D’abord, c’est un discours qui piège le commentaire. Il


l’attire, il le trompe. Dans cette fuite réside un enjeu majeur 1*
qui n’est pas seulement spéculatif, mais politique. Parcourons
les étapes de la séduction.
Levinas demande de faire accueil à l’absolument autre. La
règle vaut aussi pour le commentaire de Levinas. On prendra
donc garde à ne pas écraser l’altérité de son œuvre. On
luttera contre les assimilations et les accommodations. C’est
la moindre des justices qui lui est due. Telle est la première
figure du commentaire, c’est l’herméneutique, discours de la
bonne foi 2 *.
Les notes appelées par un astérisque, relatives aux tapuscrits décrits
dans la présentation, sont dues à l’ éditeur.
L’abréviation CM signifie que ces notes ont trait à la réécriture du 1* Fin de l’alinéa barrée après « majeur » et remplacée par : < : penser
texte accomplie en vue de la conférence de Montréal. l’altérité dans le cadre de l’humanisme. >
2* Après « foi », Lyotard écrit : < : le symbole que la phrase divine donne
Les autres notes sont de Jean-François Lyotard lui-même. à penser. >
20 Logique de Levinas Logique de Levinas 21

Mais la bonne foi n’est jamais assez bonne, ou la demande mêmes de l’œuvre commentée, et ne serait qu’un dit, s’il
d’altérité jamais satisfaite. On se dira que la meilleure n’inter­rompait ce qui s’y dit, s’il n’était une parole qui tranche 1
manière d’y répondre est de renforcer la différence 1* entre sur elle 2 *.
l’œuvre et le commentaire. Plus on parlera de Levinas en Ce qui paraît autoriser la parodie et la persécution 3 * est
étranger à Levinas, plus on se conformera à son précepte. le principe que la justice consiste dans l’altérité. Le persécu-
Et aussi, plus Levinas sera tenu d’accueillir le commentaire. teur raisonne alors 4 * ainsi :  5 *  l’altérité seule 6 * est juste, or
Quoi de plus étranger à un talmudiste qu’un païen, par l’injuste est toujours 7 * l’autre du juste, et donc tout injuste 8 *
exemple ? Deuxième figure, c’est la paradoxique, discours de est juste. Celui qui souffre de l’injustice, s’il proteste contre
l’ambivalence 2 *. ce sophisme, je déclare  9 * qu’il n’a qu’à s’en prendre à la
Un rien la sépare de la troisième (et ce rien fait que majeure, qui n’est autre que sa propre loi. Car si la prémisse
Levinas n’aime pas les païens). Selon la troisième figure, le énonce que la règle est 10 * l’altérité, elle autorise nécessaire-
commentateur en rajoute sur l’altérité : puisque tu la veux, ment la rétorsion, laquelle permet de tirer le même de l’autre
dit-il à Levinas, je ne te traiterai pas comme mon semblable, et l’autre du même. S’il y a persécution par là, la faute en
mais comme mon dissemblable ; je ne puis te rendre justice revient donc au seul persécuté ; il ne souffre que de sa propre
qu’en te maltraitant. En effet, si être juste, c’est selon toi loi et se réfute lui-même. Tel est le mécanisme de la descrip-
venir au-devant de l’altérité, alors je ne serai juste envers ton tion hégélienne ; cette phénoménologie ironise au moyen de
discours de la justice qu’en étant injuste à son égard. Et de son Je t’entends.
plus, tu devras me rendre justice, conformément à ta loi. Si Il est arrivé à Levinas d’essayer de riposter au commentaire
donc je dis, comme Hegel dans son Esprit du christianisme 3, persécuteur en se maintenant sur son terrain. Par exemple il
que l’infinité de ton dieu, c’est la bestialité de ton peuple, que s’en prend à l’altérité hégélienne pour montrer qu’elle n’est
la lettre de ton écriture, c’est sa bêtise, ton peuple et toi devrez qu’un caprice de l’identité (et qu’elle ne peut donc pas être
me dire : c’est juste 4 *. juste) : « L’autrement qu’ être s’énonce dans un dire qui doit
Discours persécuteur. Il ne dédaigne pas de parodier aussi se dédire pour arracher ainsi l’autrement qu’ être au dit
le persécuté. Il dira par exemple  : Faire avant d’entendre 5,
n’est-ce pas ce que le commentateur est tenu de faire avec 1. E.  Levinas, Difficile liberté, op. cit., p. 268. Voir aussi ibid., p. 234, et
cette œuvre s’il l’entend ? Ce faire, qui est ici dire (dire de Autrement qu’ être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff,
1974, p. 6-9, 58-75, 126, 195-205.
commentaire 6 *), ne mériterait pas son nom, selon les termes 2 * À partir d’« un dit », phrase refaite : < un bien entendu, s’il n’« inter-
rompait » ce qui s’y phrase, s’il n’était une phrase qui « tranche » sur
l’œuvre. >
1 * Mot barré : < l’altérité > 3 * Phrase refaite : < Ce qui paraît autoriser la parodie persécutrice est le
2 * Phrase refaite : < La rétorsion freudienne : la phrase divine dit ce que principe que la justice consiste dans l’accueil de l’altérité. >
tu entends et elle dit aussi le contraire. > 4 * Mot barré.
3. Voir E. Levinas, « Hegel et les juifs » (1971), dans Difficile liberté, Paris, 5 * Mot ajouté : < accueillir >
Albin Michel, 1963 [1976, deuxième édition refondue et complétée], 6 * Mot corrigé : < seul >
p. 304-308. 7 * Mot barré.
4 * Mots ajoutés : < et finalement que ta rédemption, c’est « Auschwitz ». > 8 * Quatre derniers mots barrés et remplacés par : < donc accueillir l­ ’injuste >
5. Voir E. Levinas, Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1968. 9 * Trois derniers mots barrés.
6 * Derniers mots barrés et remplacés par : < phraser (commenter) > 10 * Mot ajouté : < d’accueillir >
22 Logique de Levinas Logique de Levinas 23

où l’autrement qu’ être se met déjà à ne signifier qu’un être L’« implication » en question n’est déclarée sophistique que
autrement 1. » L’absolument autre n’est pas l’autre d’un même, si l’on a convenu qu’il est interdit de formuler l’assertion
son autre, au sein de ce même suprême qu’est l’être, il est autre énonciative dans la forme d’un énoncé attributif ; ou, si l’on
que 2 * l’être. Le juste ne se dialectise pas avec l’injuste parce préfère, que si la prémisse susdite est rejetée.
qu’il n’y a pas de milieu neutre (sauf dans l’insomnie 3 *) où Mais si l’on cherche à échapper aux apories du positi-
leur rétorsion se fasse, où leur opposition se synchronise 4. Le visme et de la seule logique propositionnelle, l’usage de cette
discours du prétendu milieu est d’outrecuidance. prémisse paraît inévitable, et même souhaitable, et de ce fait le
Or cette riposte n’est pas irréfutable. Et s’il y a un piège « sophisme » nécessaire. La clause d’énonciation est en effet
dans le discours de Levinas, il consiste d’abord à tenter son la cheville qui semble permettre de dériver la « substance »
lecteur de façon qu’il en vienne à réfuter cette riposte. Il paraît des énoncés à partir du « sujet » de l’énonciation, comme dans
convenable de suivre la voie de cette séduction. la méditation cartésienne sur le cogito, ou d’associer celui-ci
à celle-là, comme dans la description phénoménologique
2.
de Hegel. On peut montrer que les discours philosophiques,
aussi divers soient-ils, usent tous de cette clause, serait-ce
Il ne suffit pas d’alléguer la disjonction exclusive, dans un de façon latente. Pour le philosophe, l’interdiction de ladite
énoncé comme, par exemple, Le tout autre est autre que tout clause, formulée par le logicien, par Russell par exemple dans
ce qui est, pour échapper à mon argumentation, dit le persécu- la théorie des types d’énoncés 1, équivaut à l’impossibilité de
teur. Le ressort de la réfutation est somme toute assez simple. philosopher.
Quel que soit l’opérateur utilisé dans l’énoncé, aussi fortement Or les livres de Levinas abondent en de tels énoncés. C’est
négatif soit-il, son usage « implique » toujours une assertion évidemment le cas des textes qui thématisent le sujet de la
dans l’énonciation. On pourra donc toujours « inférer » une jouissance, où Levinas décrit la constitution de celui-ci, et où
expression affirmative à partir d’une expression négative, il il faut, par méthode, que les énoncés relatifs à ce sujet soient
suffit de faire jouer la clause d’énonciation. C’est ainsi par aussi proférés ou proférables par lui puisque à défaut de cette
exemple qu’on peut soutenir que le non-être est parce qu’on autorité on ne voit pas comment le thème pourrait être validé.
peut énoncer que le non-être est non-être 5. La clause d’énon- Telle est la « phénoménologie » des premiers livres 2.
ciation qui permet cette « inférence » constitue la prémisse On est tenté d’objecter que cette procédure de validation
non exprimée de cette argumentation : Tout ce qui est dit être ne vaut que pour le discours du Moi sur lui-même, que la
ou ne pas être quelque chose est. validité des énoncés qui en résulte ne fait qu’attester en même
temps la clôture de ce discours dans l’identité de l’expérience,
mais que, dès qu’il s’agit de l’autre grand thème lévinassien,
1. E. Levinas, Autrement qu’ être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 8.
2 * Les italiques dans cette phrase sont supprimés. celui de la transcendance de l’Autre, on ne doit pas pouvoir y
3 * Parenthèse barrée.
4. Sur l’« Il y a » et l’insomnie, voir E. Levinas, De l’existence à l’existant,
Paris, Fontaine, 1947, p. 93 et suiv. ; Totalité et Infini, La Haye, Martinus 1. B.  Russell, Histoire de mes idées philosophiques, trad. G. Auclair, Paris,
Nijhoff, 1969, p. 114 et suiv. Gallimard, 1961, chap. viii, p. 92-206.
5. Aristote, Réfutations sophistiques, 5, 167 a  1 ; 25, 180 a  32 ; Rhétorique II, 2. Voir E.  Levinas, Totalité et Infini, « Intériorité et économie », op. cit.,
1402 a  5. p. 81-160. Voir aussi De l’existence à l’existant, passim.
24 Logique de Levinas Logique de Levinas 25

détecter l’usage de ladite clause. Ou bien, si l’on y parvient, si l­ ’intérieur et l’intérieur en extérieur, comme il est dit du langage
l’on peut montrer que l’absolument Autre ne l’est que, ou l’est dans La Phénoménologie de l’esprit, un groupe d’énoncés et de
en tout cas, relativement à l’assertion qui soutient l’énoncé relations d’énoncés est ici proposé qui puisse maintenir sépa-
de son extériorité, on pourra se vanter d’avoir ruiné le projet rées l’extériorité de l’autre et l’intériorité du soi. Et pourtant
essentiel de l’œuvre. Telle est la tentation. la différence avec le groupe d’expressions et de relations
Prenons à ce sujet, mais un peu au hasard, ce passage de qu’on pourrait tirer du discours hégélien n’est pas considé-
Totalité et Infini : « Il faut, écrit Levinas, que l’intériorité assu- rable. En particulier le « lapsus » que constitue la relation (3),
rant la séparation […] produise un être absolument fermé juxtaposée avec les deux premières expressions relationnelles,
sur lui, ne tirant pas dialectiquement son isolement de son met le groupe lévinassien au plus près de ce qui chez Hegel
opposition à Autrui. Et il faut que cette fermeture n’interdise ­s’appelle contradiction et Aufhebung.
pas la sortie hors de l’intériorité, pour que l’extériorité puisse lui Le rapprochement peut paraître superficiel. Il l’est moins
parler, se révéler à lui, dans un mouvement imprévisible 1 […]. » qu’il n’y paraît. Croit-on avoir épuisé les deux connotations
On trouvera dans ce texte deux énoncés-noyaux : Le soi ne des deux Il faut qui rythment ce passage en les traduisant par
procède pas de l’autre ; l’autre advient au soi. Appelons-les respec- la forme de l’implication propositionnelle ? Ils n’expriment pas
tivement : ~p, q. Levinas nous apprend d’abord que si le soi seulement la nécessité qui enchaîne diversement ces parties
procédait de l’autre (= p), l’autre n’aurait pas de merveille à lui d’énoncés que sont p et q : ils n’indiquent pas seulement une
révéler et nul advenir transcendant ne le toucherait. modalité propositionnelle aléthique (Il est nécessaire que…) ;
(1) Si p, alors ~q. mais aussi une modalité propositionnelle épistémique (Il est
Cette relation peut encore s’exprimer par la disjonction certain que…) ; et surtout une modalité non propositionnelle,
exclusive : p V q. mais « perlocutionnaire » (dirigée vers le destinataire du
Après le second Il faut, nous apprenons deux choses. La message) et presque « conversationnelle », qui fait de ces Il
première (qui à vrai dire est impliquée dans le contexte du faut un appel lancé par l’auteur à son lecteur en vue d’obtenir
livre plus que dans notre passage) confirme la précédente l’agrément de celui-ci aux énoncés (1), (2) et (3), faute de quoi
relation et vérifie la disjonction. C’est que la transcendance cette « conversation » qu’est sa lecture devra s’interrompre 1.
merveilleuse de l’autre a pour condition la clôture du soi : La « nécessité » qu’exprime cet Il faut porte alors sur la prag-
(2) Si ~p, alors q. matique du discours de Levinas : si vous, destinataire de ce
La seconde est plus étonnante, bien que plus « naturelle » : discours, acceptez p (c’est-à-dire que le soi procède de l’autre),
c’est que l’autre ne peut advenir au soi que malgré la suffisance alors vous devrez refuser q (c’est-à-dire que l’autre advienne
de celui-ci à lui-même. Ce qui s’exprimerait : au soi), et vous ne serez pas mon homme, vous serez hégélien.
(3) Si ~p, alors ~q, Les lectures « propositionnelles » du Il faut en maintien­
ou « si le soi ne procède pas de l’autre, alors l’autre n’advient nent la portée au niveau des énoncés. Mais son interprétation
pas au soi ».
On voit comment Levinas s’efforce d’échapper à la persé­ 1. Cf. J. L. Austin, Quand dire c’est faire, 1962, trad. G. Lane, Paris, Le
cu­­tion hégélienne. Bien loin que l’extérieur se renverse en Seuil, 1970 ; P. Grice, Logic and Conversation, inédit, 1968 [publié
dans P. Cole et J. Morgan (ed.), Syntax and Semantics, vol. 3, New
York, Academic Press, 1975] ; H. Parret, « La Pragmatique des modali-
1. E.  Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 122. Nous soulignons. tés », Documents de travail, nº 49, Urbino, Università de Urbino, 1975.
26 Logique de Levinas Logique de Levinas 27

pragmatique ou « perlocutionnaire », c’est-à-dire relative à la Il ne s’agit donc pas, à parler strictement, de la simple
situation de locution définissant les rapports destinateur- assertion que les logiques propositionnelles tiennent pour
destinataire du message, oblige à prendre en considération le degré zéro de la modalité énonciative, mais de modalités
l’acte d’énonciation. Ainsi revient la clause d’énonciation dans énonciatives plus nuancées et à portée perlocutionnaire.
les énoncés. Reste que la valeur pragmatique d’éléments d’énoncés comme
Et elle revient avec son effet habituel, qui est de rendre ces Il faut place le discours de Levinas dans le même champ
presque négligeables les propriétés des énoncés (l’exclusion que celui de Hegel. Le premier dit : il faut que l’intérieur
disjonctive dans le cas de notre texte) au bénéfice de l’asser- et l’extérieur soient extérieurs ; le second dit  : il faut que
tion énonciative. Ce que l’on pourrait observer en comparant l’intérieur et l’extérieur soient intérieurs. Les deux énoncés
avec le Il faut de Levinas des expressions équivalentes sous la sont contraires propositionnellement. Mais ils sont de même
plume de Hegel comme le fameux « Es kommt nach meiner forme perlocutionnaire : la demande d’extériorité du rapport
Einsicht […] alles darauf an, das Wahre nicht als Substanz, extérieur-intérieur n’est pas moins requise pour que puisse se
sondern ebenso sehr als Subjekt auzufassen und auzudrücken 1 », tenir le discours de l’éthique, que celle d’intériorité du même
ou le non moins célèbre « Es ist von dem Absoluten zu sagen, rapport ne l’est pour que celui de la phénoménologie puisse
dass es wesentlich Resultat, dass es erst am Ende das ist, was es se dérouler. À cet égard les deux positions discursives ne sont
in Wahrheit ist  2 ». Les Il faut que contiennent ces énoncés pas autres.
semblent avoir exactement les mêmes connotations que celles Un autre trait les apparente : ces demandes énonciatives,
que l’on vient d’identifier ; en particulier celle-ci que si vous, mais à vrai dire celle de Levinas infiniment plus que celle de
lecteur, n’acceptez pas de dire que l’absolu est résultat ou Hegel, ne sont pas formulées comme telles, elles sont glissées
que la substance est aussi sujet, alors notre interlocution ou dans les énoncés comme des modalités qui règlent leurs parties
perlocution cesse. Hegel n’hésite pas du reste à marquer forte- (p et q), et non pas comme des actes énonciatifs qui règlent
ment la clause d’énonciation par un nach meiner Einsicht, un les attitudes des protagonistes du discours philosophique.
J’affirme que…, un « constatif » qui est aussi, semble-t-il, un Ce sont ici et là des énoncés « spéculatifs » où la forme de
« représentatif », un Je souhaite que ou Je veux que 3… l’énoncé (dans notre exemple, le Il faut que…) implique en la
cachant l’instance de l’énonciation 1.
Or s’il en est bien ainsi, la mise à parité des énoncés de
1. « Selon ma façon de voir […], tout dépend de ceci que l’on appréhende
et exprime le vrai non (seulement) comme substance, mais tout autant
Levinas avec ceux d’un Hegel ne peut se faire qu’au détriment
comme sujet », (Phänomenologie des Geites, Hamburg, F. Meiner, 1952, du premier. Car elle implique enfin que l’extériorité de l’Autre,
p. 19 ; trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, 1947, modifiée ici, qu’expriment les énoncés p et q et leurs relations (1), (2) et (3),
p. 17). alors même qu’elle est déclarée absolue par l’auteur d’Autre-
2. « Il faut dire de l’Absolu qu’il est essentiellement résultat, qu’il est à la
fin seulement ce qu’il est en vérité » (ibid., p. 21 ; trad. cit., p. 19). ment qu’ être, ne peut l’être évidemment que selon la modalité
3. Termes empruntés à la classification de Jürgen Habermas, « Vorberei- énonciative du « constatif-représentatif » Il faut, donc relati­
tende Bermerkungen zu einer Theorie der kommunikativen Kompe- vement à la clause d’énonciation. Et c’est par conséquent dans
tenz », dans J. Habermas et N. Luhmann, Theorie des Gesellschaft oder
Sozialtechnologie – Was leistet die Systemforschung ?, Frankfurt, Suhr-
kamp, 1971. Voir aussi J. Poulain, Vers une pragmatique nucléaire de la 1. Sur les propriétés philosophiques ou « spéculatives », voir V. Descombes,
commu­­nication [dans Dialogue, vol. XVIII, nº 4, 1979, p. 483]. L’Inconscient malgré lui, Paris, Minuit, 1977, p. 142-178.
28 Logique de Levinas Logique de Levinas 29

le discours hégélien, où l’insertion de cette clause est explici- en opposition avec d’autres termes désignant d’autres genres
tement requise pour la formation des énoncés (la substance de discours, comme ceux du poète, de l’avocat, du politique,
devant être aussi le sujet), que le discours lévinassien doit du moraliste, du pédagogue… Cette seconde épreuve conduit
prendre place, comme un moment du premier. à placer le spéculatif du même côté que le positif versus les
On aura ainsi montré que la riposte de Levinas à l’ontologie genres susnommés, comme doivent l’être des discours à fonc-
est réfutable et que le projet d’une émancipation du discours tion dénotative en face de discours à fonction déontique ou
éthique par rapport au Même échoue face à la clause d’énon- à fonction esthétique. Le spéculatif comme le positif sont
ciation. Et l’on aura ainsi pleinement succombé à la tentation en effet des genres de discours qui sont placés sous la règle
en laquelle le discours lévinassien induit celui qui n’a pas du vrai : on les juge vrais ou faux, l’un comme l’autre. Ce
rompu avec le projet spéculatif. qui fait le problème propre du spéculatif, c’est de déterminer
Que Levinas lui-même ait connu cette tentation et y ait dans quel sous-genre de discours on peut décrire les critères
succombé, on le sait du reste par les dernières lignes de la du vrai et du faux valables pour tous les discours du genre
« Signature » qui paraphe Difficile liberté : « Il a été possible dénotatif ; et c’est là qu’intervient, nous l’avons dit, la clause
de présenter, depuis Totalité et Infini, cette relation avec d’énonciation.
l’Infini comme irréductible à la “thématisation”. […] Le Les genres de discours non dénotatifs paraissent de leur
langage ontologique dont use encore Totalité et Infini – pour côté se réduire à deux, si l’on en croit Levinas : ceux qui sont
exclure la signification purement psychologique des analyses placés sous la règle du juste-injuste, comme le moral et le
proposées – est désormais évité. Et les analyses, elles-mêmes, politique, et ceux du littérateur ou de l’orateur qui relèvent
renvoient non pas à l’expérience où toujours un sujet thématise d’une valeur « esthétique ». Levinas éprouve la plus grande
ce qu’il égale, mais à la transcendance où il répond de ce que suspicion à l’égard des arts discursifs, qu’il caractérise régu-
ses intentions n’ont pas mesuré 1. » lièrement comme des techniques de séduction 1. On sait que
l’enjeu de son œuvre est au contraire d’arriver à placer le
3.
genre déontique au cœur du discours philosophique. Cela
implique en principe que ce dernier consiste à décrire non
Ces dernières lignes indiquent au commentateur comment pas les règles qui déterminent la vérité ou la fausseté des
il s’est laissé piéger : en traitant le discours de Levinas comme énoncés, mais celles qui en déterminent la justice ou l’injus-
s’il était spéculatif, tandis qu’il ne l’est pas. Spéculatif ne tice. Il semble dès lors que les expressions « bien formées »
désigne pas seulement, comme on l’a compris précédemment, qui intéressent Levinas ne doivent pas l’être comme l’exige
un discours dont les énoncés (mal formés pour le logicien) la logique propositionnelle. Elles appartiennent à ce groupe
« impliquent » l’énonciation, sous tel aspect qu’on voudra. d’énoncés qu’Aristote, dans un texte souvent commenté,
Selon ce sens, le discours spéculatif s’oppose au discours
positif, celui dont la logique propositionnelle, dans le métalan- 1. D’où la nécessité d’enlever à l’esthétique l’écriture d’un Blanchot ou
gage qui est le sien, détermine les conditions de validité. Mais d’un Roger Laporte, qui sont pour Levinas des expressions du proférer,
de façon plus « élémentaire », le terme spéculatif doit être mis et de les classer du côté de l’éthique. On s’en convaincra par la note 3
de la p. 78 de Sur Maurice Blanchot (Montpellier, Fata Morgana, 1975)
par exemple, ou par le commentaire sur Laporte dans Noms propres,
1. E.  Levinas, Difficile liberté, op. cit., p. 379. Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 133-137.
30 Logique de Levinas Logique de Levinas 31

déclare laisser à l’écart de la réflexion du logicien 1. Disons Cette substitution qu’est la règle du métalangage du
que dans leur structure profonde, et quelles que soient leurs commentaire peut n’avoir que peu de conséquence quand
formes de surface, les énoncés proprement lévinassiens sont l’énoncé-objet est dénotatif, puisque sa validité en matière de
des « impératifs ». Si la justice devient l’unique souci du vérité n’est pas nécessairement troublée, même s’il lui arrive de
discours philosophique, celui-ci se trouve donc en position l’être, par le fait qu’il devient « image » de lui-même dans le
d’avoir à commenter non des descriptions (énoncés dénotatifs), métalangage. Mais on ne saurait afficher la même confiance
mais des prescriptions. quand il s’agit d’une expression prescriptive. Car un ordre
Or le commentaire d’une prescription pose un problème ne demande pas à être commenté, c’est-à-dire compris, mais
difficile. Soit un ordre comme Ferme la porte. Le commentaire exécuté. Ou peut-être : pas seulement compris, mais aussi
de cet ordre n’est pas un ordre, mais une description. L’énoncé exécuté. Or le commentateur, quelque tour qu’il emploie,
prescriptif donne lieu à un énoncé dénotatif. ne va pas fermer la porte, mais se demande par exemple
En termes de pragmatique communicationnelle, le commen­­ comment il est possible que l’énoncé produise un acte au lieu
tateur est le destinataire d’un message premier (l’ordre, ici) de (ou en plus de) son intellection 1. Ce faisant, il transforme
qui vient se placer en position de destinateur d’un message nécessairement l’expression de la langue naturelle Ferme la
second ayant le premier pour référence, cependant qu’un porte qui est « immédiatement » prescriptive en une image
nouveau destinataire (le lecteur du commentaire, par exemple) métalinguistique de cette expression.
vient remplir le rôle que tenait le commentateur par rapport La différence, immense, est troublante du fait que les
au premier message. Quand le message initial est dénotatif, le deux expressions peuvent être rigoureusement identiques.
commentaire, qui l’est aussi, maintient son propre discours Mais l’une, qui appartient à la langue naturelle (sauf quand
dans le même genre que celui qu’il commente. Mais quand celle-ci fait usage des autonymes…), « attend » son exécu-
le message initial est prescriptif, il semble inévitable que le tion, tandis que dans l’autre, qui n’est que la référence du
commentaire, qui est dénotatif, en déplace le genre propre. commentaire, l’exécutoire est un sens qu’elle connote. Celle-
En prenant l’ordre Ferme la porte pour objet de son discours, ci peut faire l’objet de transcriptions diverses ; elle est soit
le commentateur (qu’il soit linguiste, logicien ou philo- rapportée : Il dit de fermer la porte ; soit citée : Il dit : « Ferme
sophe) substitue à cet ordre un autonyme 2 de la phrase ou la porte » ; soit symbolisée  : O(p), qui se lit « il est obliga-
d’une partie de la phrase ou, si l’on préfère, le nom de la toire que p », où p est une expression bien formée de logique
proposition 3. propositionnelle, disent les uns 2 (ici un énoncé comme
La porte est fermée), ou un radical de proposition selon les

1. Aristote, De l’ interprétation, 17 a  3 et suiv. Cf. Éthique à Nicomaque,


1138 b  15 – 1140 a  24.
2. Voir Josette Rey-Debove, Le Métalangage. Étude linguistique du discours 1. « Nous disons “l’ordre ordonne ceci” et le faisons ; mais aussi “l’ordre
sur le langage, thèse de doctorat d’État, université de Paris VIII, ex. ordonne ceci : je dois…”. Nous le transférons tantôt dans une propo-
dactylographié, 1977. (Cette thèse a été publiée sous le titre Le Méta- sition, tantôt dans une démonstration, tantôt dans un acte » (L. Witt­
langage. Étude du discours sur le langage, Paris, Armand Colin, 1978.) gen­­stein, Investigations philosophiques, § 459, trad. P. Klossowski, Paris,
3. Georges Kalinowski, « Du métalangage en logique. Réflexions sur la Gallimard, 1961).
logique déontique et son rapport avec la logique des normes », Docu- 2. Voir G. H. von Wright, « Deontic Logics », American Philosophical
ments de travail, nº 48, Urbino, Università di Urbino, 1975, p. 24. Quarterly 4, nº 2 (1967).
32 Logique de Levinas Logique de Levinas 33

autres 1 (qui s’entendrait ici à peu près comme « le fermer règle de la valeur perlocutionnaire. Les énoncés d’un code
de la porte par toi ») ; soit encore symbolisée, mais plus fine- applicable à une circonstance définie en général paraissent
ment peut-être, Nx “Oy α” qui se lirait « x a légiféré  : “y évidemment y échapper : le « législateur » n’est pas un desti-
doit faire α” » où x est le donneur d’ordre, y le récepteur et α nateur actuel. Mais précisément le destinateur actuel (l’offi-
l’action de fermer la porte 2. cier de police, le magistrat, etc.), dont on dit qu’il « applique »
Mais si diverses que soient les « images » possibles (il y en l’énoncé du code au cas considéré, est de fait tenu de montrer
a bien d’autres) de l’ordre dans le discours du commentateur, par les attendus de sa décision, et si possible contradictoirement
toutes ces transcriptions ont en commun de neutraliser la avec le destinataire de celle-ci – qui a par définition « son mot »
valeur exécutoire de l’ordre. Cette neutralisation est l’indice à dire – que la situation perlocutionnaire dans laquelle ils se
d’une modification dans les contraintes qui pèsent sur le trouvent placés est bien l’une de celles auxquelles l’énoncé du
destinataire. Quand il se fait commentateur, le destinataire code fait référence. Son ordre n’est donc pas exécutoire tant
devient un destinateur : il a entendu un discours, et il tient un que l’énoncé de son ordre ne reçoit pas sa valeur désambi-
second discours qui a le premier pour référence. Au contraire guïsée de la situation dans laquelle il est émis, c’est-à-dire tant
le destinataire d’un ordre n’a pas à venir occuper la position qu’il n’est pas indiqué comme exécutable. C’est une propriété
d’un destinateur. Il n’a qu’à « faire exister » la référence de qu’on peut vérifier sur toutes les situations pragmatiques où le
l’ordre qu’il a reçu : à fermer la porte. message est impératif, par exemple les situations agonistiques
Ici deux observations. Qu’il s’agisse de référence dans des (militaires, athlétiques, dialectiques…) : l’ordre n’est exécu-
énoncés de ce genre, et non de signification, on en a un indice toire qu’autant qu’il fait référence à la situation actuelle.
dans l’emploi du déictique : la porte s’entend la porte dont je Cette première observation est d’une évidence triviale. Elle
parle et que tu sais, cette porte-ci (valeur ille). Pour éviter ici a pourtant une contrepartie intéressante. Ferme la porte ne
les problèmes que soulèvent le déictique et la référence, on se fait pas seulement référence à cette porte-ci, mais à un état de
contentera de noter que ce qui confère à l’article défini sa valeur cette porte qui n’existe pas encore. C’est de cette manière que le
déictique dans cet énoncé est la situation perlocutionnaire : la destinataire de l’ordre « fait exister » la référence : il produit un
relation actuelle du destinateur et du destinataire de l’ordre est état de choses. Mais c’est encore de cette manière que, une fois
ce qui permet à celui-ci comme à celui-là d’écarter une autre exécuté, l’ordre perd toute valeur exécutoire, à supposer qu’on
interprétation de l’article la, par exemple sa valeur de généralité. le répète tel quel : on ne peut plus fermer une porte fermée. Si
En est-il ainsi dans tous les énoncés prescriptifs ? C’est une l’on jugeait de la valeur d’un ordre d’après sa conformité à sa
question à discuter. Il paraît certain en tout cas qu’au moins référence, on se trouverait donc devant une difficulté qui est
un sous-ensemble de l’ensemble de ces énoncés obéit à cette propre à ce genre d’énoncés : ils ne sont jamais vrais au sens
de la conformité avec ce dont ils parlent, soit qu’ils l’anticipent
1. L.  Wittgenstein, Investigations philosophiques, op. cit., §  22 ; R. M.  Hare, alors que la référence n’y est pas, soit qu’ils ne doivent plus y
« Imperative Sentences », Mind 58 (1949), p. 21-39 ; H. Keuth, « Deon- être quand elle y est 1.
tische Logik und Logik der Normen », dans Lenk (ed.), Normenlogik,
München, K. G. Sar, 1974, p. 68.
2. Symbolisation préférée par G. Kalinowski, op. cit, p. 18-19 ; reprise par 1. Cf. L.  Wittgenstein, Investigations philosophiques, op. cit., § 519 : « On veut
C. E. Alchourrón, « Logic of Norms and Logic of Normative Proposi- dire ici : un ordre serait l’image de l’action qui fut exécutée d’après cet
tions », Logique et analyse 12, (1969), p. 245. ordre ; mais aussi une image de l’action qui doit être exécutée d’après lui. »
34 Logique de Levinas Logique de Levinas 35

Contentons-nous de cette formulation vague, et tirons-en touchant la validité singulière des énoncés prescriptifs selon
une conséquence importante  : c’est que le temps mis en la situation perlocutionnaire et le moment de leur énoncia-
jeu dans la pragmatique des commandements n’est pas tion, n’est pas étrangère à son œuvre. C’est un texte simple,
seulement « ponctuel » en ce qu’il prend son origine éphé- et en même temps scandaleux : car il déclare que Dieu lui-
mère dans la situation perlocutionnaire, mais aussi qu’il est même, l’énonciateur numéro un à ce qu’on dit (mais on
l’occa­sion de paradoxes au regard du moins des foncteurs doute que Levinas accepterait une telle qualification), que
de vérité qu’utilise la logique propositionnelle, notamment Dieu lui-même 1 * n’a pas souci, ou pas pouvoir, de calculer
de la non-contradiction (p V~p), dans la mesure où de ce ses ordres en fonction de situations antérieures, postérieures
point de vue l’assertion de p (la porte est fermée) est toujours à l’instant où il les donne, ou indépendantes de cet instant,
fausse à l’instant où l’ordre (O(p) : « il est obligatoire que et qu’ainsi il n’existe pas de Tribunal (ou de Bourse) de
p ») est donné. l’Histoire où tous les actes passeraient en compensation
Cette propriété temporelle n’est pas l’une des moindres aux fins de liquidation des dettes : « Chassés de la maison
raisons qui inclinent à penser que les opérateurs de la logique d’Abraham, Agar et Ismaël errent dans le désert. La provi-
propositionnelle « aristotélicienne » ne permettent pas de sion d’eau est épuisée, Dieu ouvre les yeux d’Agar qui aper-
juger de la valeur d’énoncés prescriptifs. Plus que d’autres, çoit un puits et fera boire son fils mourant 2. » Jusqu’ici rien
ceux-ci paraissent requérir au moins une logique « diodo- que de normal, on n’en attend pas moins d’un dieu qui est
réenne » ou parente, qui fait intervenir, dans le calcul des aussi le Bien 3.
prédicats et celui des propositions, une variable t de temps Pourtant cette générosité suscite l’inquiétude et la réproba-
permettant de préciser si la proposition ou la référence tion des conseillers divins que sont les anges et qui pratiquent
considérée est vraie (ou fausse) à l’instant (maintenant, n) un hégélianisme assez inattendu (ils voient plus loin que
de son énonciation, ou antérieurement ou postérieurement le bout de leur nez, ils calculent, ils pensent à l’Histoire
à cet instant. Cette relativisation a des effets considérables mondiale) : « Les anges protestent auprès de Dieu : vas-Tu
sur le calcul logique des propositions, et l’on verra ailleurs
que maint « paradoxe » classique en relève 1. Mais ici il y a 1 * L a conférence de Montréal (notée ci-après CM) commence ici. Un
plus : si l’on veut placer le commentaire à la mesure (ou à la paragraphe d’introduction, rédigé à la main sur une feuille volante,
démesure) exigée par Levinas, ce n’est pas dans la logique est indiqué comme devant être raccordé à « … que Dieu lui-même »,
ce qui donne pour début de la conférence ceci :
des expressions descriptives, c’est dans la logique des énoncés < Permettez-moi de commencer cette réflexion en rapportant une his-
prescriptifs, qu’il faudra introduire la variable temporelle. toire que raconte (et que commente) Emmanuel Levinas.
On peut imaginer que les résultats n’en seront que plus Cette histoire permet de saisir intuitivement un caractère des énoncés
étonnants. prescriptifs : c’est que leur validité est singulière, qu’elle disparaît avec
la situation illocutionnaire et le moment où ils sont prononcés. Et
Contentons-nous présentement de montrer sur un texte comme l’énonciateur, dans cette histoire, est Dieu lui-même, on peut
de Levinas que la double observation qu’on vient de faire, supposer qu’en la rapportant, Levinas entend donner à cette propriété
une portée considérable.
Car elle montre que Dieu lui-même… >
1. Voir J.-L. Gardies, La Logique du temps, Paris, Puf, 1975. A. Prior, 2. E.  Levinas, Difficile liberté, op. cit., p. 260.
«  Dio­­derean Modalities  », Philosophical Quarterly 5 (juillet 1955), 3. Cf. E. Levinas, « Humanisme et an-archie » (1968), dans Humanisme
p. 205-213. de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 76-82.
36 Logique de Levinas Logique de Levinas 37

abreuver d’eau celui qui plus tard fera souffrir Israël ? » Et d’être entendu, avant de pouvoir être répété par le destina-
voici que Dieu invoque pour sa défense le temps de l’éthique taire de l’ordre, avant de pouvoir donner lieu à commentaire.
et des situations singulières : « Qu’importe la fin de l’histoire, Il est saisi comme 1 * au-delà du visage, comme 2 * trace 3.
dit l’Éternel. Je juge chacun pour ce qu’il est et non pour ce On voit 4 * l’enjeu de cette question du commentaire : c’est
qu’il deviendra. » Ce qu’est chacun, c’est ce qu’il est, lui seul, le statut à donner aux rapports entre les énoncés prescriptifs
au moment où je te parle. et les énoncés descriptifs, donc entre l’éthique et la logique
Il n’est pas dit que Dieu juge sans critère, ni qu’il n’y a propositionnelle ou spéculative ; et ainsi c’est 5 * la tension
pas de critère – bien que cette pensée qui néglige l’inférence propre à l’œuvre de Levinas : car celle-ci ne vise à rien de
soit nécessairement très apparentée au scepticisme 1. Il y a des moins qu’à faire sortir de la tautologie les expressions de l’obli-
choses à refuser, au moins. Et il y a donc un signe pour les gation, de l’interdiction et de la permission, c’est-à-dire toute
reconnaître, et ce devrait être l’injustice 2. Mais le sang n’est la région du langage où se formulent la demande, la prière, le
pas toujours signe d’injustice, et l’injustice n’est pas toujours commandement, le vœu, la défense, etc. Il faut émanciper le
et seulement de faire couler le sang 3. Ismaël fera couler le sang critère de la validité des « ordres », qui est celui de leur justice,
innocent : alors il est injuste. Mais au moment où Dieu parle, de toute justification par les foncteurs de vérité.
il meurt de soif alors il subit l’injustice. L’injustice n’est pas Une expression comme « Accueille l’étranger  6 » par exemple
repérable à des signes constants ; au contraire le recours à la doit pouvoir être valide non pas parce qu’elle peut être inférée
constance de prétendus signes clairs, aux articles du code, aux à partir d’énoncés admis antérieurement, parce qu’elle serait
institutions établies, le recours à la 4 * lettre comprise comme conforme à des propositions plus archaïques, mais du seul fait
ce qui permet 5 * de départager le juste et l’injuste, cela est qu’elle est un ordre ayant en lui-même son autorité. Donc qu’elle
injuste. Le critère « existe », mais il ne peut pas faire l’objet est en quelque sorte un ordre d’ordre 7. Dans un tel refus d’in-
d’énoncés descriptifs omnitemporels. S’il 6 * est saisi, il n’est férer les énoncés normatifs réside en particulier l’importance
pas entendu ; il est saisi dans le commandement reçu, « avant » considérable attachée par Levinas à l’idée d’an-archie 8. Et
c’est en lui également que ses attaques contre l’ontologie, pas

1. Voir E.  Levinas, Autrement qu’ être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 57,
p. 210-218 ; cf. la critique par Sextus Empiricus des syllogismes catégo- 1 * CM : < un >
riques, Hypotyposes pyrrhoniennes, II, 163 et suiv. 2 * CM : < une >
2. « D’où le juif tiendrait-il la force de son refus […] ? Le Non exige 3. E.  Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 161 et suiv. ; Humanisme de
un critère. Rabbi Yossi donnera le signe exigé : “Que les eaux de la l’autre homme, op. cit., p.  57-63 ; Autrement qu’ être ou au-delà de l’essence,
caverne de Pamaïs se transforment en sang ! Et elles se transformèrent op. cit., p. 125-130.
en sang” (Sanhédrin, 98a). […] Les hommes qui voient ne peuvent 4 * CM : < aussitôt >
détourner leur regard du sang innocent qu’elles diluent » (E. Levinas, 5 * CM : < spéculative. Vous savez que là réside >
Difficile liberté, op. cit., p. 278). 6. Voir E.  Levinas, Totalité et Infini, toute la section I ; et dans la IIIe sec-
3. « Dans la juste guerre menée à la guerre, trembler – encore frissonner – tion, p. 187 et suiv.
à tout instant, à cause de cette justice même » (E. Levinas, Autrement 7. « [Autrui] me commande comme Maître. Commandement qui ne peut
qu’ être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 233). me concerner qu’en tant que je suis maître moi-même, comman­de­­
4 * CM : < seule > ment, par conséquent, qui me commande de commander » (E. Levinas,
5 * CM : < toujours > Totalité et Infini, op. cit., p. 188).
6 * CM : < Si ce critère > 8. E.  Levinas, Autrement qu’ être ou au-delà de l’essence, op. cit., chap. iv.
38 Logique de Levinas Logique de Levinas 39

seulement heideggérienne, mais aussi spinoziste par exemple 1, Et la raison pragmatique de la haine du neutre, c’est que
puisent leur vigueur : l’ontologie n’est enfin qu’un autre mot cette supposition implique que le philosophe, destinataire du
pour le métalangage portant sur les énoncés descriptifs. message de l’innommable, vient pour proférer son commen-
Il est intéressant de traduire en termes pragmatiques taire se placer en position de destinateur, et à la même place
cette répudiation de l’archè et de l’être. Elle correspond dans que le premier destinateur supposé, l’innommable lui-même.
l’ordre de la situation pragmatique à la décision de ne pas C’est dans ce remplacement que nécessairement l’éthique se
tenir un discours qui aurait pour référence et pour modèle dissout. Les prescriptions que l’on pourra tirer de l’ontologie
un premier discours, même énigmatique, tenu par on ne sait seront inférées à partir des énoncés relatifs à l’innommable et
qui. La haine du neutre que Levinas ne cesse d’afficher 2 ne supposés issus de lui. Peu importe qu’ils soient vrais ou faux,
vise pas l’innommable en général, ni même un innommable importe que les impératifs de l’éthique ne seront jugés bons
supposé parlant et parlé : cet innommable dont je parle, ou, ou mauvais que par conformité avec eux selon les règles de la
pour employer l’autonyme familier aux philosophes, dont le Je logique propositionnelle. Or cela suffit aux yeux de Levinas
parle, et dont il (ou je) parle pour dire qu’il (cet innommable) pour que l’éthique passe sous la juridiction du vrai, obsession
parle à sa ou ma place (à la place du Je, ou de moi). Ce qui est occidentale, et succombe.
ainsi visé, c’est cette contrainte propre au discours à fonction Ce qui est perdu dans cette subordination des prescriptifs
de vérité qui fait que l’énonciateur ne peut attester l’authen- aux descriptifs, c’est la force exécutoire des premiers, et le type
ticité de son énoncé que s’il suppose que ce dont il parle est de validité qui leur est propre. Ou pour le dire autrement,
aussi ce qui parle par sa bouche 3 : que s’il suppose que le sujet cette subordination a pour effet de transformer tous les ordres
qu’il est est aussi, et non moins, la substance dont il parle. en « images » métalinguistiques d’eux-mêmes et chacun des
Le neutre que hait Levinas est précisément cette sub­stance termes qui les composent en autonyme de lui-même. Ce n’est
supposée sujet dans le discours de l’ontologie. Que cette plus « Accueille l’étranger » qui peut s’entendre dans l’éthique
sub­stance soit nommée être et le discours qui y prend appui ontologique, mais « le / Accueille l’étranger / de Levinas 1  2 * »,
ontologie plutôt que métaphysique est de peu d’importance c’est-à-dire une proposition transcrite dans le métalangage qui
quand il s’agit de « penser » l’extériorité comme « merveille 4 ». parle de la même proposition placée dans la langue naturelle,
et qui de ce seul fait passe sous la législation des foncteurs
1. Par exemple, E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 193. Sauf à lire de vérité et perd les propriétés remarquables qu’elle a dans la
Spinoza en transparence, comme ce qui tient la parole de la Loi à l’abri
du discours démonstratif, comme Levinas l’entend à travers le Spinoza
langue naturelle 3 *.
et l’ interprétation de l’ écriture de Sylvain Zac (Paris, Puf, 1965). Cf.
« Avez-vous relu Baruch ? » (1966), dans Difficile liberté, op. cit., p. 148-159.
2. Par exemple, Totalité et Infini, p. 274-275. Et ceci : « Aucune générosité, 1. On voit l’importance des conventions de notation en ces matières. Les
que contiendrait, paraît-il, le terme allemand « es gibt » correspondant remarques méthodologiques de J. Rey-Debove (dans Le Métalangage.
à il y a, ne s’y manifestait entre 1933 et 1945. Il faut que cela soit dit ! » Étude du discours sur le langage, op. cit., p. 9-11) sont à cet égard parti-
(Difficile liberté, op. cit., p. 375). culièrement éclairantes pour le philosophe, ainsi que son analyse du
3. Sauf évidemment s’il choisit l’hypothèse alternative, qui est de définir Métalexique (chap. iii).
d’abord les conventions grâce auxquelles sera défini le métalangage dans 2 * CM : < (de Levinas) >
lequel on peut dire si les énoncés de la langue-objet sont vrais ou faux. 3 * CM : < notamment celles que j’ai notées en commençant et qui subor-
4. « L’extériorité n’est pas une négation c’est une merveille » (Totalité et donnent sa validité à la situation perlocutionnaire, et à l’instant de
Infini, op. cit., p. 269). l’énonciation. >
40 Logique de Levinas Logique de Levinas 41

qu’il soit psychologique, social ou historique, et puisse être


4.
justifiée par les divers « intérêts » qu’il comporte. De tels
Le 1 * souci qu’éprouve Levinas de sauvegarder la spécificité énoncés, qui seraient dénotatifs, ne manqueraient pas de faire
du discours prescriptif paraît s’apparenter de près avec le soin comprendre l’acte comme l’effet de causes, et par là même ils
que Kant met dans la deuxième Critique à rendre les prin- lui retireraient sa spécificité d’être une cause non causée, à
cipes de la raison pratique indépendants de ceux de la raison laquelle il doit de n’être pas un phénomène objet d’une science
théorique. de ce qui est, mais l’expression, insaisissable par aucune intui-
Après avoir rapporté l’épisode de la grande soif d’Ismaël, tion sensible, d’une liberté nouménale.
Levinas ajoute : « Droit pour la conscience humaine de juger Cette assimilation, pour tentante qu’elle soit, doit pourtant
un monde mûr à tout moment pour le jugement avant la fin être rejetée. La raison pratique n’est pas l’an-archie. Aux yeux
de l’histoire et indépendamment de cette fin 2. » Ce monde de Levinas, la spécificité des énoncés prescriptifs n’est pas et ne
est, dit-il, « peuplé de personnes ». S’il peut être jugé à chaque peut pas être suffisamment assurée par la procédure kantienne.
instant sans considération de téléologie ni de stratégie, ni La raison de sa méfiance tient dans une phrase 1 *, qui va nous
même de contexte empirique, c’est que non seulement la force servir de guide : « À rien ne sert […] de distinguer formelle-
de juger l’habite, mais qu’elle le constitue. Cette puissance ment volonté et entendement, volonté et raison, quand on se
est intacte par principe, elle n’est sujette à aucune altération décide aussitôt à ne considérer comme bonne volonté que la
venue de facteurs situationnels, et l’on ne saurait invoquer volonté qui adhère aux idées claires ou qui ne se décide que
aucune aliénation pour excuser ou pardonner qu’il puisse lui par respect de l’universel 2. » Bien que Descartes n’y soit pas
arriver de mal juger 3. moins visé que Kant, c’est à ce dernier que nous arrêterons
Cette faculté d’ordonner et d’obéir en toute liberté, quelles notre examen contradictoire de la logique du prescriptif.
que soient les circonstances, ne peut manquer de faire songer L’obstacle que ce dernier oppose à sa justification logique
à l’autonomie de la volonté qui est pour Kant « le principe fait l’objet de la Déduction des principes de la raison pure
unique de toutes les lois morales et des devoirs qui y sont pratique au premier chapitre de l’Analytique de la raison
conformes 4 ». L’auteur d’Autrement qu’être paraît bien s’accor­­der pratique 3. Comment déduire la loi morale (l’énoncé prescrip­
avec celui de la Critique de la raison pratique pour interdire ­tif) sans lui faire perdre sa spécificité ? Quand il s’agit des
que la maxime de volonté, si elle doit être morale, puisse être énoncés 4 * de la raison théorique, qui sont dénotatifs 5 *, la
inférée à partir d’énoncés décrivant le contexte empirique, déduction des principes qui en régissent la formation, si elle ne
peut pas se faire spéculativement à partir de « sources a priori
1 * CM : < Ce > de la connaissance », peut du moins recourir à ce Surrogat  6,
2. E.  Levinas, Difficile liberté, op. cit., p. 260. à cet expédient, qui est l’expérience : elle procède en somme
3. Sur le pardon, voir par exemple E. Levinas, Difficile liberté, op. cit.,
p. 184-186.
4. Kant, Critique de la raison pratique (CRPque), Première partie, Livre 1 * CM : < la phrase suivante >
premier, chap. i, § 8, trad. F. Picavet, Paris, Puf, 1943, p. 33 ; Kritik 2. E.  Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 192.
der praktischen Vernunft (KPV), dans Werke in Sechs Bände, Bd.  VI, 3. Kant, KPV, p. 155-165 ; CRPque, p. 41-50.
Insel Verlag, 1956, p. 144. Les deux chiffres des références ultérieures 4 * CM : < phrases >
à la deuxième Critique renvoient respectivement et dans l’ordre à ces 5 * CM : < dénotatives >
deux éditions. 6. Ibid., p. 161 ; p. 47.
42 Logique de Levinas Logique de Levinas 43

et toutes choses égales d’ailleurs, à la manière du logicien des qui unit le langage de la science avec les « données » de l’expé-
sciences qui extrait 1 *, des énoncés dénotatifs donnés 2 * dans le rience. Cette isomorphie des deux relations n’est nullement
corpus qui lui sert de référence, les axiomes (au sens moderne) contradictoire avec le fait que la première relève du niveau
que ces énoncés présupposent. On sait que pour le lecteur de transcendantal et la seconde du niveau empirique. C’est au
Hume qu’est Kant, le principal de ces axiomes est la causalité. contraire elle qui permet à Kant de déclarer que la déduc-
 3 *  Comme on le sait, la relation entre l’énoncé de ces tion des principes, incapable de se faire directement « à partir
axiomes dans le métalangage de la Déduction, et la langue- des sources », se sert de l’expérience comme d’un Surrogat. Il
objet qui est le discours de la science, est isomorphe à celle s’ensuit que ce métalangage qu’est le discours de la déduction
des principes de la science et notamment de la causalité reste
1 * CM : < (déduit) >
2 * CM : < phrases dénotatives données > il s’agissait des principes de l’entendement pur théorique ». Il expose
3 * CM : Les cinq alinéas suivants ont été retravaillés en vue de la confé- même l’échec de la Déduction pratique avec une sorte de satisfaction :
rence, et cela donne le texte suivant : « Aucune déduction, aucun effort de la raison théorique, spéculative
< La relation entre ces axiomes dans le métalangage de la Déduction, ou aidée par l’expérience ne peuvent prouver la réalité objective de la
et la langue-objet qui est le discours de la science, est en principe loi morale ; même si l’on voulait renoncer à la certitude apodictique,
isomorphe à celle qui unit le langage de la science avec les « données » cette réalité ne pourrait être confirmée par expérience et prouvée ainsi
de l’expérience. Cette isomorphie des deux relations n’est nullement a posteriori. » Mais pour ajouter aussitôt, et tel semble être le ressort
contradictoire avec le fait que la première appartient à l’idiome trans- de son contentement : « Et cependant elle se soutient par elle-même. »
cendantal ou critique et la seconde à celui de la connaissance posi- Faut-il donc abandonner tout essai de déduire l’énoncé prescriptif ? Ce
tive. C’est au contraire elle qui en principe toujours permet à Kant de serait tomber dans l’arbitraire (contrainte de légitimité). Ici l’analyse
déclarer que la déduction des principes, incapable de se faire direc- kantienne prend un tour singulier en même temps qu’il se complaît
tement « à partir des sources », se sert de l’expérience (domaine de la à reconnaître l’impossibilité de cette déduction, il en maintient le
connaissance positive) comme d’un Surrogat. Il s’ensuit que ce méta- fonctionnement, mais en inversant le sens de sa fonction : « Au lieu
langage qu’est le discours de la déduction des principes de la science et de cette déduction, vainement cherchée, du principe moral, on trouve
notamment de la causalité reste isomorphe, à son niveau, au langage- une chose autre et tout à fait paradoxale ». Quelque chose de widersin-
objet qui est sa référence. Cette isomorphie le rend possible. À défaut nig est une déduction qui marche dans le sens inverse de celui que l’on
d’elle, et en l’absence des « sources » susdites, on ne voit pas comment cherchait.
il serait possible de déterminer les principes de la raison théorique et Ce qui peut être déduit, à défaut de la loi, c’est la liberté. Cette déduc-
notamment la causalité en se servant de l’expédient de l’expérience. tion se fait à partir de la loi. Celle-ci est donc placée, dans la nouvelle
Or cette isomorphie, serait-elle de principe, entre le métalangage de la déduction, non pas en conclusion, comme une phrase que le méta­
déduction et la langue-objet dont il doit extraire les principes, fait en langage aurait extrait de la langue-objet, mais en prémisse comme
tout cas défaut quand cette « langue » est celle des prescriptions. Car une phrase de cette langue-objet, dont le métalangage critique vient
les phrases prescriptives loin d’être régies par des axiomes comme la inférer qu’elle présuppose une phrase, la liberté. Tel est le renverse-
causalité au même titre que les phrases dénotatives, sont elles-mêmes ment du sens  : « Ce principe moral sert inversement lui-même de
la « cause », écrit Kant, des actes qu’ils engendrent. Cette causalité principe à la déduction d’un pouvoir impénétrable (unerforschlichen)
pure ou spontanéité de la loi morale (qui est la phrase prescriptive […], Je veux dire le pouvoir de la liberté […] ».
par excellence) n’est pas un fait d’expérience, puisque tout ce qui se La liberté du moins fondatrice ne s’exprime dans aucune phrase de la
donne dans l’expérience est régi par les séquences infinies de causes langue naturelle, elle ne peut que faire l’objet d’un méta-énoncé dans
et d’effets, et que ce qui est cause de ceci est nécessairement pensé le commentaire. Au contraire, la loi ou énoncé prescriptif est une
aussi comme effet de cela. Il y a donc une allomorphie de principe expression de la langue naturelle qui ne peut trouver sa place dans le
insurmontable entre la phrase métalinguistique et la « phrase » pres- métalangage. Le Tu dois est « éprouvé » par le sujet empirique, le Tu
criptive. C’est pourquoi Kant affirme que, s’agissant de la déduction peux est déduit par le philosophe dans le langage critique : empirique-
du principe pratique, « on ne peut espérer réussir aussi bien que quand ment il demeure impénétrable. >
44 Logique de Levinas Logique de Levinas 45

isomorphe, à son niveau, au langage-objet qui est sa référence. Faut-il donc abandonner tout essai de déduire l’énoncé
Cette isomorphie le rend possible. À défaut d’elle, et en l’ab- prescriptif ? Ici l’analyse kantienne prend un tour singulier
sence des « sources » susdites, on ne voit pas comment il serait qui est ce avec quoi rompt la pensée lévinassienne : car en
possible de déterminer les principes de la raison théorique et même temps que Kant se complaît à reconnaître l’impossi-
notamment la causalité. bilité de la déduction du principe pratique, c’est-à-dire celle
C’est cette situation d’isomorphie entre le métalangage de d’un métalangage portant sur l’énoncé prescriptif, il en main-
la déduction et la langue-objet dont il doit extraire les principes, tient le fonctionnement, mais en inversant son sens : « Au
qui fait défaut quand cette langue est celle des prescriptions. lieu de cette déduction, vainement cherchée, du principe
Car les énoncés prescriptifs, loin d’être régis par des axiomes moral, on trouve une chose autre et tout à fait paradoxale 1. »
comme la causalité au même titre que les énoncés dénotatifs, On trouve quelque chose de widersinnig, une déduction qui
sont eux-mêmes la cause des actes qu’ils engendrent. Cette marche dans le sens inverse de celui que l’on cherchait. Ce
causalité pure ou spontanéité de la loi morale (c’est-à-dire métalangage qu’est le discours transcendantal de Kant devait
l’énoncé prescriptif par excellence) n’est pas un fait d’expé- chercher à tirer d’une langue-objet (ayant pour modèle une
rience, puisque tout ce qui se donne dans l’expérience est régi expérience quelconque) le principe des énoncés prescriptifs,
par les séquences infinies de causes et d’effets, et que ce qui c’est-à-dire la loi morale. S’il y était parvenu, on vient de le
est cause de ceci est nécessairement pensé aussi comme effet voir, ç’eût été au prix de supprimer ce principe. C’est donc en
de cela. Il y a donc une allomorphie insurmontable entre le échouant qu’il réussit.
métalangage de la déduction, même considéré comme l’éta- Cet échec ne supprime pour autant pas la possibilité du
blissement d’axiomes régissant une langue-objet, et cette métalangage, il en inverse le sens, au prix d’en modifier
langue-objet qu’est l’énoncé prescriptif. C’est pourquoi Kant l’objet. Ce qui peut encore être déduit, à défaut de la loi, c’est
affirme que, s’agissant de la déduction du principe pratique, la liberté. Cette déduction se fait à partir de la loi. Celle-ci est
« on ne peut espérer réussir aussi bien que quand il s’agissait donc placée, dans la nouvelle déduction, non pas en conclu-
des principes de l’entendement pur théorique 1 ». Il expose sion, comme un énoncé que le métalangage aurait extrait de
même l’échec de la déduction pratique avec une sorte de satis- la langue-objet, mais en prémisse comme un énoncé de cette
faction quand il écrit : « Aucune déduction, aucun effort de langue-objet, dont le métalangage vient inférer qu’il présup-
la raison théorique, spéculative ou aidée par l’expérience ne pose un énoncé portant sur la liberté. Tel est le renversement
peuvent prouver la réalité objective de la loi morale ; même si du sens : « Ce principe moral sert inversement lui-même de
l’on voulait renoncer à la certitude apodictique, cette réalité principe à la déduction d’un pouvoir impénétrable (unerfors-
ne pourrait être confirmée par expérience et prouvée ainsi a chlichen) […], je veux dire le pouvoir de la liberté 2 […] ».
posteriori. » Mais c’est pour ajouter aussitôt, et tel semble être Il s’ensuit que la liberté ne s’exprime dans aucun énoncé
le ressort de son contentement : « Et cependant elle se soutient de la langue, naturelle, mais qu’elle ne peut que faire l’objet
par elle-même 2. » d’un méta-énoncé dans le commentaire. Au contraire, la loi

1. Ibid., p. 160 ; p. 46. 1. «  Etwas anderes aber und ganz Widersinnisches […] » (ibid., p. 161 ;
2. Ibid., p. 160 ; p. 47. C’est pourquoi Kant lui reconnaît une sorte de p. 47).
créance, « Diese Art von Kreditiv » (ibid., p. 162 ; p. 48). 2. Ibid.
46 Logique de Levinas Logique de Levinas 47

ou énoncé prescriptif est une expression de la langue naturelle la raison 1 ». Dans ce Factum, « la raison pure se manifeste
qui ne peut trouver sa place dans le métalangage. Le Tu dois comme réellement pratique en nous » 2 * ; mais par là même
est « éprouvé » par le sujet empirique, le Tu peux est construit ce fait, « absolument inexplicable 3 », est plutôt une sorte de
par le philosophe dans le langage transcendantal : empirique- fait, un quasi-fait : la réalité de la volonté pure, explique Kant,
ment il demeure impénétrable. est, « dans la loi morale, donnée a priori comme par un fait 4
Il semble 1 * que Levinas n’ait rien à objecter à cette distri- [Faktum] ». « Comme par un fait », et non par un fait 5 *. Ce
bution, au contraire : elle correspond à l’un des thèmes les Factum est un quasi-fait seulement puisque la détermination
plus importants de son œuvre, celui de la priorité du saisisse- de la volonté par le prescriptif de la loi n’est pas empirique,
ment (ou du dessaisissement) par le Fais sur toute intelligence, et qu’elle ne peut jamais être établie comme un simple fait
c’est-à-dire sur tout commentaire, forcément dénotatif   2 *, du au moyen d’un commentaire dont le modèle dénotatif serait
contenu de l’ordre (Fais ceci, ou cela 3). celui de la déduction des principes de la raison théorique.
 4 *  On peut même être tenté de rapprocher la place qu’il Ce fait de la prescription est si peu un fait au sens empi-
attribue à la liberté de celle que Kant lui réserve : l’auteur de rique, si peu capable d’être subsumé sous un concept qui, après
la Critique, en plaçant l’expression relative à la liberté au rang déduction, permettrait en retour d’en fixer la place dans une
d’une proposition inférée dans le métalangage de la raison expérience morale, que Kant, quand il le compare à l’expérience
pratique, n’encourage-t-il pas la suspicion qui pousse Levinas sensible, le nomme une idée : « La loi morale nous transporte,
à reléguer la liberté au rang d’une infatuation seconde du d’une manière idéale [des Idee nach], dans une nature où la
moi 5 ? raison pure, si elle était accompagnée d’un pouvoir physique
C’est pourtant à propos de cette charnière entre loi et proportionné à elle-même produirait le souverain bien 6. » Le
liberté que la différence éclate 6 * : on pourrait dire qu’elle est domaine de référence que circonscrit la quasi-expérience du
d’autant plus profonde que les deux pensées sont parentes. Tu dois n’est pas la nature, mais « une nature supra-sensible »,
Toutes les deux placent en effet la loi dans le domaine que dont « l’idée sert de modèle aux déterminations de notre
constitue la langue-objet de leur propre commentaire, et volonté 7 ». L’expérience morale n’est pas une expérience, le
toutes les deux reconnaissent que ce domaine-objet n’est Tu dois n’est pas reçu dans le sensible comme quelque chose
pas celui de l’expérience. Kant propose 7 * « d’appeler la qui y est donné. Pourtant il est reçu, c’est pourquoi on peut
conscience de la loi fondamentale 8 * un fait [Faktum] de l’appeler un fait ; mais il est reçu dans l’idéel.

1 * CM : < semblerait > 1. Kant, KPV, p. 141 ; CRP, p. 31.


2 * CM : < (forcément dénotatif) > 2 * CM : < dit-il >
3. Voir par exemple E. Levinas, Quatre lectures talmudiques, Deuxième 3.  « Ein schlerterdings […] unerklärliches Faktum […] » (KPV, p.  156 ;
leçon, « La tentation de la tentation ». CRPque, p. 42).
4 * CM : Alinéa écarté en vue de la conférence. 4.  « Gleichsam durch ein Faktum gegeben » (KPV, p. 170 ; CRPque, p. 56).
5. « Impérialisme du Même », « effronterie du Moi » (E. Levinas, Totalité 5 * En marge : < à revoir >
et Infini, op. cit., p. 59). 6. K PV, p. 157 ; CRPque, p. 43.
6 * CM : < entre les deux penseurs > 7.  Ibid. Et encore : « Cette loi [morale] doit être l’idée d’une nature qui
7 * CM : < certes > n’est pas donnée empiriquement, mais qui pourtant est possible par la
8 * CM : Mot barré. liberté, d’une nature suprasensible […] » (KPV, p. 158 ; CRPque, p. 44).
48 Logique de Levinas Logique de Levinas 49

Ici encore on ne voit pas que Levinas puisse avoir à redire, 5.


lui qui ne cesse de s’employer à dissocier ce qui appartient à
l’expérience du moi, matière à jouissance et à commentaire La causalité est en effet l’axe sur lequel Kant fait tourner la
dénotatif dans les limites que nous avons dites 1 *, et ce qui déduction du principe pratique en sens inverse. Essayons de le
relève d’une inexpérimentable présentation de l’Autre, par montrer brièvement. L’énoncé prescriptif Tu dois ne peut être
laquelle s’ouvre un monde des responsabilités qui est trans- déduit, c’est une sorte de fait (un peu comme l’énoncé scien-
cendant à celui des jouissances 2 *, encore qu’il y détermine tifique en est un pour la critique de la raison théorique). La
ses effets 3. Kant de son côté, en poursuivant le thème du question que la Critique pose à ce « fait » n’est pas : comment
Faktum-Idee jusque dans ses ultimes implications, conclut à un tel énoncé trouve-t-il des objets auxquels il peut s’appliquer,
cette « merveille 4 » qu’offre la loi morale, et qui est, comme qui est la question critique portant sur l’usage théorique de la
chez Levinas, la présence 5 * de la transcendance : si le « fait » raison 1 ; mais : comment cet énoncé peut-il proprement pres­­
du Tu dois circonscrit une nature idéelle, comme il est néan- crire ? Or prescrire, voilà l’axe 2 *, c’est « être cause ­d ’objets 3 ».
moins efficient puisqu’il suscite ces effets que sont les actes La question que la Critique pose à l’énoncé dénotatif est celle
qui y répondent (les « responsabilités » de Levinas), c’est donc de la causalité des objets sur les représentations : classique
« que la raison est elle-même par les idées une cause efficiente question de la vérité ou de la référence, en somme. Mais quand
dans le champ de l’expérience », et qu’ainsi « son usage trans- elle prend l’énoncé prescriptif pour objet de son commen­­
cendant » est, grâce au Factum 6 * de la loi morale, « changé en taire, la Critique doit renverser le sens de la causalité 4. Voilà
un usage immanent 7 ». La raison reste transcendante quand l’inversion du sens.
elle veut circonscrire dans son commentaire l’essence de la Tout le reste, la déduction proprement dite, vient en consé-
nature empirique, mais cette transcendance est ce qui assure quence de ce renversement, qui s’énonce dans l’exposition du
son immanence quand, dans la forme du prescriptif, elle principe de la raison pratique. Car si la prescription doit être
constitue la nature idéelle. cause d’objets, elle ne peut recevoir son pouvoir d’efficience
Or c’est là exactement, sur le 8 * point de l’efficience, que d’aucun objet donné dans l’expérience. Ainsi se trouvent
Levinas doit tourner le dos au Kant de la deuxième Critique. éliminés tous les impératifs hypothétiques. Et ne reste à la
question : comment la loi prescrit-elle ? que la réponse : par
un pouvoir « immédiat », « transcendant », « inintelligible »,
1 * CM : < du moins dans certaines limites >
« inscrutable ». Ce pouvoir transcendant est la liberté, qui n’est
2 * CM : < expériences > autre que la raison pure elle-même comme cause pratique.
3. Voir par exemple, dans Totalité et Infini, « Moi et dépendance », op.
cit., p. 116-125 ; dans Autrement qu’ être ou au-delà de l’essence, « La
proximité », op. cit., p. 102-124 ; « La signification et la relation objec- 1.  K PV, p. 158-159 ; CRPque, p. 44-45.
tive », op. cit., p. 167-195. 2 * CM : < et voilà l’axe sur lequel a lieu le renversement >
4.  « Ein merkwürdiger Kontrast », « un merveilleux contraste » (KPV, p.  155 ; 3. « Ursache von den Objekten » (KPV, p. 158 ; CRPque, p. 44).
CRPque, p. 42). 4. « Dans la première [nature à laquelle la volonté est soumise], les objets
5 * CM : < « présence » > doivent être [sein müssen] causes des représentations […], tandis que
6 * CM : < quasi Factum > dans la seconde [nature soumise à une volonté], la volonté doit être
7.  K PV, p. 162 ; CRPque, p. 48. [sein soll] cause des objets » (KPV, p.  158 ; CRPque, p. 44 ; souligné par
8 * CM : < ce > nous).
50 Logique de Levinas Logique de Levinas 51

Les propriétés qui qualifient son pouvoir, il semblerait rapport inverse où l’effet n’est pas reçu d’une cause phéno-
qu’elles puissent être appliquées telles quelles à l’« au-delà ménale, mais produit par une cause inconditionnée. Ce qui
du visage » qui dans l’autre, selon Levinas, nous commande autorise le Widersinnigen de la causalité (et de la Déduction)
d’agir. Pourtant nul ne devrait 1 * être plus hostile à cette c’est somme toute que le même concept de cause sert à deux
déduction, même retournée, de la liberté que l’auteur d’Autre­ usages contraires, l’un de savoir, l’autre de désir.
ment qu’ être…  : il ne manquerait pas 2 * d’y voir le retour  1 *  Que s’ensuit-il en matière d’énoncés ? Que la forme
du dénotatif, et ce, dans la procédure même par laquelle la d’un énoncé dénotatif ne doit pas être foncièrement diffé-
Critique de la raison pratique cherche à s’en préserver. Ce rente de celle d’un énoncé prescriptif. Le premier effectue
retour s’effectue en effet sous la forme du renversement de la synthèse de deux phénomènes sous la catégorie de cause,
la Déduction, et d’abord du renversement de la causalité. En le second celle d’un agent et d’un acte sous la même caté-
inversant le sens de cette dernière, Kant croit émanciper la gorie. Sans doute l’agent est-il nouménal et l’acte n’est-il pas
volonté de l’expérience. Mais le renversement laisse intact le donné, caractères qui se marquent dans le tour impératif que
concept lui-même, celui de causalité, dont ne s’inverse que la prend la loi morale. Mais il est aisé de montrer que l’énoncé
relation d’ordre des 3 * éléments qu’il synthétise. De cela Kant de la loi a pour principale fonction de maintenir l’impératif
se justifie tout au long de la section qui suit la Déduction 4 ; dans les limites de l’indicatif, c’est-à-dire de subordonner
bien plus il y revendique ouvertement l’usage inversé, c’est-à- le mode « inversé » de la causalité dans le désir à son mode
dire nouménal, qui est fait de la causalité dans la seconde direct dans le savoir, ou encore d’identifier à la prédication
Critique. qui dénote une « nature » donnée la prédication qui prescrit
« Nous ne sommes pas contents de l’application de ce une « nature » idéelle. Essayons d’exposer la forme dénotative
concept [la causalité] aux objets d’expérience, écrit-il, nous que recèle l’impératif catégorique.
désirons en faire usage pour les choses en soi 5 » ; or nous y
sommes autorisés par la critique de la raison spéculative elle-
même qui, en faisant de ce concept un principe de l’enten- 1 * En marge des deux premières phrases : < Voilà >. L’alinéa est ensuite
retravaillé :
dement et non pas, comme Hume l’affirmait, un habitus né < Or que s’ensuit-il en matière d’énoncés ? Que la forme d’un énoncé
de l’expérience, l’a doté d’un statut transcendantal. Que cet dénotatif ne doit pas être foncièrement différente de celle d’un énoncé
a priori ne puisse valoir hors de son application aux données prescriptif. Car le premier effectue la synthèse de deux phénomènes
sous la catégorie de cause, le second celle d’un agent et d’un acte sous
de l’expérience, c’est la règle de la connaissance. Mais « il la même catégorie. Sans doute l’agent est-il nouménal et l’acte n’est-
soutient un autre rapport avec la faculté de désirer 6 », un il pas donné, caractères qui se marquent dans le tour impératif que
prend la loi morale. Mais il est intéressant de montrer que l’énoncé
de la loi a pour principale fonction de maintenir l’impératif dans les
1 * CM : < doit > limites de l’indicatif, c’est-à-dire de subordonner le mode « inversé »
2 * CM : < ne peut manquer > de la causalité dans le désir à son mode direct dans le savoir, ou encore
3 * CM : < entre les > d’identifier à la prédication qui dénote une « nature » donnée la pré-
4. Du droit qu’a la raison pure, dans l’usage pratique, à une extension dication qui prescrit une « nature » idéelle.
qui n’est pas possible pour elle dans l’usage spéculatif (KPV, p.  165-173 ; Je voudrais essayer d’exposer la forme dénotative que recèle l’impératif
CRPque, p. 50-58). catégorique. L’usage de la notation prise à Alchourrón et Kalinowski
5.  « Wir nicht […] zufrieden sind » (KPV, p. 170 ; CRPque, p. 56). n’aura pas d’autre fonction que de nous aider à repérer ce retour au
6. K PV, p. 171 ; CRPque, p. 56. dénotatif. >
52 Logique de Levinas Logique de Levinas 53

La loi fondamentale de la raison pratique s’énonce : « Agis il convient, dans l’expression : Oy α, de substituer à α, qui
de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours désigne une action déterminée, un symbole ξ, qui désignera
valoir en même temps comme principe d’une législation l’action quelconque, ou indéterminée par elle-même, que
universelle 1. » Cet énoncé s’analyse d’abord en deux parties : vise la loi kantienne : soit une variable d’action inconnue. La
Agis, et De telle sorte que, etc. Agis se réécrit Fais quelque chose, première partie de l’énoncé de la loi s’écrit donc : Oy ξ, et se
qui à son tour s’entend : 1. Tu dois, le prescriptif pur, Il est lit : « Accomplis une action indéterminée. »
obligatoire que… ; 2.  Faire quelque chose qui, comme on l’a Passons à la seconde partie de l’énoncé de la loi : « Que la
vu 2 *, peut être pris soit comme une expression bien formée maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps
de la logique propositionnelle : Une chose quelconque est faite, comme principe d’une législation universelle. » Elle indique
soit comme un radical de proposition : Le faire une chose quel- que la maxime de la volonté qui motive l’action (celle-ci étant
conque (par toi). Dans l’écriture de von Wright 3, cette partie par elle-même quelconque) est également formulable comme
aurait pour expression : O(p), où O est l’opérateur d’obligation une norme universelle. La maxime de l’action n’est autre que
et le p la proposition considérée 4 *. Oy α. Quant au fait qu’une prescription vaille comme une
Mais on n’oubliera pas que la loi morale ne doit déterminer norme (ou principe d’une loi), il s’écrit selon les conventions
la volonté que par sa « forme », et que la « matière » qui s’y que nous avons choisies : Nx « – », expression qui se lit : « x
trouve, tel « mobile » (Triebfeder 5), ne saurait y opérer comme a légiféré : “–” », et dans laquelle x désigne un agent et N un
cause, sauf à retomber dans le phénoménal et la chaîne infinie foncteur de norme, qui présente l’expression placée entre guil-
des causalités 6 *. Il s’ensuit que l’expression p doit présenter lemets à sa droite comme une norme.
des propriétés remarquables. On ne confondra pas cet opérateur avec celui qui désigne
Celles-ci apparaissent aisément si l’on réécrit cette expres- le symbole O, « Il est obligatoire que… ». Ce dernier appar-
sion dans l’écriture d’Alchourrón et Kalinowski 7 8 *. O(p) s’y tient à la logique déontique ou des prescriptions, tandis que
note Oy, qui se lit : « y doit accomplir ». On conviendra que l’opérateur marqué N relève de la logique des normes. Une
y désigne ici un destinataire particulier de l’ordre. Celui-ci expression comme : Nx « Oy α » se lit : « Il y a une norme
aurait pour expression développée : Ǝ y(Oy α), et pour signifi- édictée par x qui déclare “y doit accomplir α” ». La lecture
cation : « Il y a un y au moins et cet y doit accomplir α. » fait apparaître que le foncteur N est descriptif  1 *, il dénote le
Mais surtout, puisqu’il s’agit d’écrire une prescription fait que l’expression placée à sa droite est une norme, tandis
qui ne détermine pas la « matière » de l’action à accomplir, que le foncteur O est prescriptif, il indique que l’action doit
être accomplie par y.
1.  « Handle so, dass die Maxime deines Willens jederzeit zugleich als Prin­­ On voit 2 * que l’expression Nx « – » est à l’expression Oy α
zip einer allgemeinen Gesetzgebung gelten könne » (KPV, p.  140 ; CRPque, comme un méta-énoncé à un énoncé de la langue-objet. Les
p. 30).
2 * CM : Expression supprimée. guillemets qui entourent Oy α dans l’énoncé de la norme
3. G. H. von Wright, « Deontic Logics », op. cit., p. 136. attestent que dans ce dernier l’énoncé de la prescription est
4 * CM : En marge : < Cf. Hottois : l’une des écritures de von Wright > ici une citation faite par x, et que le lecteur, destinataire du
5.  K PV, p. 146 ; CRPque, p. 35.
6 * CM : Noté au-dessus : < hétéronome >
7. G. Kalinowski, « Du métalangage en logique », ibid. 1 * CM : En marge : < Non ! il est performatif   >
8 * CM : En marge : < L’autre écriture de von Wright > 2 * CM : En marge : < Précisons >
54 Logique de Levinas Logique de Levinas 55

message complet, a affaire à l’« image » de l’énoncé déontique Quant à la fin de la deuxième partie de l’énoncé de la
dans le métalangage des normes. Ces observations renvoient loi : Peut toujours valoir en même temps comme principe d’une
à celles qui ont été faites ici 1  2 * au sujet de la neutralisa- législation universelle, elle nomme le prédicat qui est attribué
tion du prescriptif dans le métalangage qui le commente : toujours à la « maxime de ta volonté », si du moins l’action
le commentaire qui nous intéresse consiste à déclarer que la que commande la volonté selon cette maxime est juste (ou
prescription est une norme. morale). Ce prédicat est : Principe d’une législation universelle.
C’est dans ce métalangage des normes que, selon Kant, la Le principe d’une législation est une norme. Si la législation
maxime d’une action particulière peut être déclarée principe est universelle, cette norme est édictée par tout sujet décla-
d’une législation universelle. L’obligation Oy ξ, obligation rant des normes. D’autre part l’obligation qui est ainsi élevée
pour un sujet particulier y d’accomplir l’action quelconque au rang de norme universelle est évidemment celle-là même
ξ, est prise comme objet d’une méta-assertion, qui la déclare qui commande à l’agent désigné au début (toi) d’accomplir
norme universelle. Celui qui peut la déclarer telle est tout l’action (indéterminée) dont il s’agit dans la première partie de
sujet quel qu’il soit. x dans Nx « – » symbolise donc ici un l’énoncé. Enfin Kant n’entend pas seulement que soit soumis
agent affecté du quantificateur universel, ce qui se développe : à ladite législation universelle cet agent-là au moins, mais tout
A x (Nx « – ») 3 *. agent quel qu’il soit. On écrira donc le prédicat en question :
Nous pouvons maintenant écrire la seconde partie de A x (Nx « Oy ξ ») 1 *.
l’énoncé de la loi, en convenant toutefois de continuer à Quant à l’expression Peut toujours valoir comme, qui relie
négliger pour un instant l’opération qui la lie à la première et le prédicat au sujet de cette deuxième partie de l’énoncé de
que Kant énonce De telle sorte que. Ainsi isolée, cette partie la loi morale, elle s’entend  : « Chaque fois que Ny “Oy ξ”,
s’exprime : La maxime de ta volonté peut toujours valoir en alors il est nécessaire que Nx “Oy ξ”. » Il ne faut pas se laisser
même temps comme principe d’une législation universelle. La tromper par l’usage que Kant fait du modal pouvoir 2. Celui-
« maxime de ta volonté » est la norme qui énonce que l’acte ci ne peut pas avoir ici la valeur de probabilité, même très
est obligatoire pour l’agent. On se souvient que l’acte dont il grande, qu’il peut par ailleurs dénoter en français comme en
s’agit a été posé dans la première partie de l’énoncé comme allemand 3 ; une telle valeur ruinerait la portée de la loi que
un acte indéterminé. Enfin si cette norme est seulement Kant veut « fondamentale » et qui serait alors simplement
subjective, le sujet qui l’énonce comme telle est le même que très vraisemblable. Que la maxime particulière puisse toujours
celui qui se fait une obligation d’agir comme il le fait. La valoir comme principe universel signifie que toutes les fois où
« maxime de ta volonté », qui commande l’obligation parti- il y a la maxime, toutes les fois cette maxime vaut comme ce
culière d’agir, s’écrit donc : Ny « Oy ξ ». Cette expression se
lit : « Un sujet au moins a légiféré : “Un sujet au moins doit
accomplir ladite action indéterminée”. » 1 * CM : < – pour tout x il y a une norme édictée par x qui déclare : « x doit
accomplir ladite action indéterminée ». >
2. Allemand können.
3. Sur les valeurs linguistiques des modaux, voir  : [Culioli,] article
1. Voir, supra, § 3. « Modalité », Encyclopédie Alpha 168 (1970) ; Culioli, « Ébauche d’une
2 * CM : < à celles qui sous-tendent ici notre réflexion > théorie des modalités », communication à la Société de psychanalyse,
3 * CM : < — pour tout x, il y a une norme édictée par x. > 6 mai 1969 ; et séminaire à l’École normale supérieure, 1972-1973.
56 Logique de Levinas Logique de Levinas 57

principe. Ce qui commande la valeur de nécessité que nous « Fais quoi que ce soit si, et seulement si, la norme de ce
attribuons au modal est l’adverbe toujours (jederzeit, à chaque que tu dois faire est aussi une norme universelle 1 *. »
fois) qui est l’index temporel de l’universalité d’une propo- Ou pour le dire plus rigoureusement :
sition, dont nécessaire que est l’index modal. On exprimera « Un sujet au moins doit accomplir telle action si et seule-
donc cette valeur par le signe de l’implication (ou condition- ment si, un sujet au moins ayant légiféré : “Un sujet au moins
nelle logique) comme dans : Si p, alors q, ou : p q. Ce qui doit accomplir ladite action”, alors tout sujet a légiféré : “Tout
fournit pour la deuxième partie de l’énoncé de la loi morale sujet doit accomplir ladite action”. »
l’expression : Pour l’écrire, on remplacera le signe de l’action indéter-
(Ny « Oy ξ ») (A x Nx « Ox ξ »), soit  : « Si un sujet au minée par le signe de l’action déterminée, puisque l’énoncé
moins a légiféré : “ledit sujet au moins doit accomplir ladite complet de la loi permet désormais de déterminer (formelle-
action indéterminée”, alors tout sujet quel qu’il soit a légi- ment) l’action à accomplir. On obtient l’expression suivante :
féré : “Tout sujet quel qu’il soit doit accomplir ladite action Oy ≡ [(Ny « Oy α ») (A x Nx « Ox »)]
indéterminée”. » On trouve 2 * confirmation de la lecture proposée de
Venons-en enfin à l’opération par laquelle l’énoncé précé- l’expres­sion De telle sorte que comme d’un opérateur d’équi-
dent, qui exprime la deuxième partie de l’énoncé de la loi valence dans mainte explication de Kant. Cet opérateur
fondamentale, se trouve modifié dans l’énoncé complet. La n’est pas une conditionnelle simple (ou inférence). Car la loi
question est de savoir comment cette seconde partie s’arti- morale ne dit pas seulement : « Si la norme de telle action
cule avec la première. L’articulation de l’énoncé kantien est : que ce soit est une norme universellement obligatoire, alors
De telle sorte que (So dass). Il est d’une importance première tu dois accomplir cette action » 3 *. Elle dit aussi  : « Si tu
pour Kant, puisque c’est lui qui vient déterminer l’action, dois accomplir telle action que ce soit, alors la maxime de
autrement indéterminée, que le sujet se fait une obligation ta volonté (= ta norme particulière) est une norme universel-
d’accomplir, et que cette détermination n’a lieu, comme lement obligatoire » 4 *. Non seulement : Si p, alors q ; mais
Kant le répète, que par la « forme » de la maxime, et non aussi : Si q, alors p. Que l’universalité de la norme soit une
par sa « matière ». Or ce que Kant nomme la « forme » de la condition de validité de l’action, c’est ce que chacun ne peut
maxime n’est rien d’autre que la seconde partie de l’énoncé manquer d’entendre dans la deuxième Critique. Mais on ne
de la loi que nous venons d’écrire. C’est seulement si la peut s’en tenir à cette conclusion simple ; il faut aussi que la
norme portant sur l’obligation d’accomplir une action peut moralité de l’acte soit une condition de l’universalité de la
être édictée comme une norme universelle, que l’accomplis- norme.
sement de ladite action peut être obligatoire. Il s’ensuit que  5 *  La première condition s’entend comme la ­détermination
l’obligation subjective n’est légitime, c’est-à-dire ne fait l’objet de la volonté par la loi pure, c’est-à-dire par la raison pure
d’une norme, que si elle peut faire aussi l’objet d’une norme
universelle. 1 * CM : En marge : < C’est faux – c’est plutôt c. si. [comme si] >
L’opérateur qui unit ensemble les deux parties de 2 * CM : En marge : < Note sur la question de l’équivalence >
l’énoncé kantien est donc celui de l’équivalence (ou de la 3 * CM : En marge : < ratio essendi >
4 * CM : En marge : < ratio cognoscendi >
bicondi­­­­­tionnalité) : 5 * CM : En marge : < Raison pratique c. [comme] double puissance :
p si, et seulement si, q, ou : p ≡ q. synthétiser et produire, loi et volonté. >
58 Logique de Levinas Logique de Levinas 59

dans son usage pratique. La seconde condition s’entend 6.


comme la détermination de la loi par la volonté pure, c’est‑à-
dire encore par la raison pure dans son usage pratique. La Qu’avons-nous montré ainsi ? Qu’un énoncé prescriptif,
raison pratique est en effet à la fois, tout ensemble, législation, l’obligatoire symbolisé par O, est placé à équivalence avec
c’est-à-dire puissance de synthétiser et pour ainsi dire puis- la description de cet énoncé qui en fait une norme N. Sous
sance d’énoncer une nature ; et causalité efficiente, c’est-à-dire une condition, il est vrai, qui est que la norme de l’obligation
puissance de produire et pour ainsi dire puissance d’instituer particulière puisse se réécrire comme une norme universelle :
une nature. Comme législation, elle requiert l’universalité mais cette condition est elle-même entièrement exprimable
pour condition de toute obligation d’agir. Comme causalité, dans la logique des normes, et ne fait apparaître aucune obli-
elle requiert la volonté pure, c’est-à-dire la liberté, qui éman- gation nouvelle, mais seulement une implication de logique
cipe ses effets de la nature expliquée par la raison théorique et propositionnelle affectant le sujet qui énonce la norme d’un
qui les place dans une nature supra-sensible. changement de quantificateur.
Ainsi l’équivalence qu’indique notre opérateur paraît n’être Cette équivalence du prescriptif et du descriptif dans
que la transcription dans les conventions de l’écriture logique, l’énoncé de la loi était préparée, pour ainsi dire, par le renver-
de l’identité admise par Kant entre la raison qui légifère et sement de la Déduction pratique, et d’abord par le renverse-
la raison qui veut. L’implication réciproque ou la bicondi- ment de l’usage de la causalité. Celle-ci vaut comme modèle
tionnalité entre ces deux puissances apparaît clairement dans de toute synthèse des éléments dans les énoncés descriptifs de
une phrase comme celle-ci : « Les lois pratiques pures sont la science. Lorsque Kant en repère le nouvel usage dans les
[…] nécessaires, si la liberté est supposée 1 *, ou inversement énoncés prescriptifs de la moralité, il le déclare inversé quant
la liberté est nécessaire, parce que ces lois sont nécessaires, à ses effets : dans la raison théorique, la causalité synthétise
comme postulats pratique 2 3 * ». des données, dans la raison pratique elle les produit. Mais ce
Il en va de même de l’insistance mise par Kant à souli- renversement nous apparaît maintenant comme autre chose
gner que la volonté n’est pure que si elle est « absolument » qu’une inversion de sens sur un même axe.
et « immédiatement » déterminée. Alors « elle fait tout un Une telle inversion simple résulterait d’une transforma-
(einerlei) avec la raison pure pratique 4 ». Cette identité immé- tion réciproque 1, Celle-ci présente en particulier la propriété
diate n’est possible que si la volonté n’est guidée que par la de transformer une implication p q de telle manière que,
législation de la raison, qui a valeur universelle. Si la volonté, R symbolisant ladite transformation, on ait : R (p q) = q p.
alors la raison, c’est-à-dire l’universalité ; et si la raison, alors Cette transformation se situe dans la logique propositionnelle
la volonté 5 *. et n’affecte que la forme des énoncés.
Or tel n’est pas le cas dans le widersinnig kantien. La trans-
formation que Kant signale échappe à la logique proposition-
nelle : quand elle déplace la cause du côté du « noumène » à
1 * CM : En marge : < si liberté, loi. > partir de la position « phénoménale » que lui reconnaît la raison
2. K PV, p. 160 ; CRPque, p. 46.
3 * CM : En marge : < si loi, liberté. >
4.  K PV, p. 141, p. 171 ; CRPque, p. 30, p. 56. 1. Voir J.-B. Grize, Logique moderne, II, Paris, Gauthier-Villars et Mouton,
5 * CM : Sous cette dernière phrase : < C’est bien ce que craignait Levinas. > 1971, p. 24-27.
60 Logique de Levinas Logique de Levinas 61

théorique, elle n’opère pas, ou pas seulement, comme une 7.


transformation réciproque qui inverse l’ordre de la prémisse et
de la conclusion dans les énoncés, ni d’ailleurs comme aucune Afin d’éclairer la portée de cet enjeu, il est utile de revenir
des trois autres transformations qu’admet la logique proposi- au point de vue pragmatique. Nous avons noté 1, de ce point
tionnelle ; mais ce qu’elle introduit comme la prémisse de cette de vue, que le destinataire d’un ordre est dans une situation
conclusion qu’est l’énoncé prescriptif de la loi morale, c’est le tout autre que le destinataire d’un discours de connaissance.
« sujet » de l’énonciation de cet énoncé lui-même. Ce dernier genre de discours autorise et même encourage le
Car la Déduction pratique part bien de la loi morale comme destinataire à prendre la parole soit pour proférer à son tour
d’une prémisse idéellement expérimentée, mais c’est pour quelque énoncé sur le même « sujet » (c’est-à-dire la même
la déduire, et lui substituer une prémisse inexpérimentable référence) que le premier énonciateur, soit pour commenter
même idéellement, inconcevable même, qui est la volonté. Or ce que celui-ci a dit de cette même référence, soit pour mêler
si la volonté reste « inintelligible », c’est qu’elle ne peut pas ceci et cela dans un discours mixte. Mais celui qui reçoit un
être placée dans un énoncé propositionnel, c’est-à-dire dans ordre n’a guère de latitude, si du moins il entend se borner
un discours à fonction dénotative, lequel relève de la raison au monde des prescriptions  : il ne peut que ou l’exécuter
théorique et n’a rien à faire avec ce genre d’inintelligibilité. ou ne pas l’exécuter. S’il le discute, le commente, le négocie,
Quand Kant dit que la volonté, si elle est pure, prescrit la loi, il sub­­stitue inévitablement à l’ordre reçu l’« image » de cet
il la maintient en principe en dehors de l’énoncé de cette loi : ordre que la négociation, le commentaire, la discussion
ce que marque la forme impérative dudit énoncé. La volonté prennent pour référence, et il s’échappe ipso facto de l’univers
occupe donc bien la place du sujet de l’énonciation prescrip- des prescriptions vers celui des dénotations.
tive, lequel échappe par hypothèse à tout énoncé descriptif Or on vient de voir que l’insertion d’un ordre dans un
(c’est-à-dire à toute intelligibilité). énoncé qui déclare que cet ordre est une norme constitue un
C’est précisément cette « extériorité absolue » de ce qui cas particulier de la situation précédente. Celui, quel qu’il soit,
commande, si précieuse à Levinas, mais aussi à Kant, que ce qui promeut une obligation à la dignité de norme, est un desti-
dernier fait pourtant disparaître en identifiant le pouvoir du nataire de cet ordre qui le prend en référence de son discours et,
sujet de l’énonciation pratique avec la causalité, et en conce- ce faisant, se déplace lui-même en position de destinateur d’un
vant celle-ci 1 * comme la même catégorie qui permet à la nouvel énoncé, qui est le commentaire qui fait une norme de
raison théorique de bien former ses expressions dénotatives. cet ordre. On pourrait certes imaginer qu’il n’a pas eu connais-
Ou, si l’on préfère : en identifiant la raison comme volonté sance de ce dernier directement, mais par ouï-dire, et objecter
prescriptive avec la raison comme causalité descriptive. qu’ainsi l’ordre ne lui est pas parvenu nanti de sa force exécu-
Dans le langage qui est ici le nôtre, on dira donc, après la toire, mais déjà neutralisé et rapporté comme une citation dans
précédente analyse, que ce qui est en jeu dans le discours de un discours descriptif. C’est en effet possible, mais la situation
Levinas, c’est de pouvoir parler de l’obligation sans jamais la n’est alors que déplacée : il a fallu nécessairement que quelqu’un,
transformer en norme. à tort ou à raison, et quel qu’il soit, n’ait pas, comme on dit,
« pris pour lui-même » l’ordre entendu, pour que ce dernier
1 * CM : En marge : < Est-ce qu’il la conçoit ? Il l’emploie. Cf. trad. fr. [p.]
49-50. > 1. Supra, § 3.
62 Logique de Levinas Logique de Levinas 63

puisse faire l’objet d’un commentaire, quand même celui-ci est une norme. Or la déclaration d’une obligation n’est pas
consisterait à déclarer que l’ordre vaut comme une norme. une obligation. Il semble qu’à cet égard le lecteur de Levinas
Telle est en particulier la situation de l’énonciateur nommé ne soit pas dans une position différente. S’il lit l’ordre : Fais
Kant vis-à-vis de la loi morale. Nous venons d’écrire l’énoncé avant d’entendre dans tel livre de Levinas 1, il est pour ainsi
de la loi morale selon les conventions d’Alchourrón et dire entendu qu’il ne va pas cesser d’entendre (ou lire) pour
Kalinowski. Si l’on devait à présent écrire l’énoncé kantien faire, et qu’il « doit » entendre cet énoncé non pas comme un
qui déclare cette loi « loi fondamentale » de la raison pratique, commandement, mais comme la citation ou l’image de ce
c’est-à-dire norme par excellence, on comprend qu’il faudrait commandement reporté dans le métalangage de Levinas.
faire précéder l’expression de la loi que nous avons donnée par S’il n’y a pas de différence entre les deux lecteurs à cet égard,
un préfixe supplémentaire tel que : Nk « – ». Celui-ci appar- l’un et l’autre étant autorisés, par leur position de lecteurs d’un
tient à la logique des normes, et se lit : « Kant a légiféré : “–” », livre de philosophie, à neutraliser la vertu exécutoire des ordres
où le symbole « – » désigne l’énoncé de la loi proprement dite. qu’ils y lisent et à se placer en position de commentateurs
L’énoncé kantien complet aurait alors pour expression : possibles, il n’en va pas de même pour les « auteurs ».
Nk « Oy α » ≡ [(Ny « Oy α ») (A x N x « Ox α »)] Ce qui permet à Kant de dénoter l’obligation morale
ce qui se lit (en supprimant les guillemets extérieurs pour comme norme, c’est qu’elle implique déjà l’universalité dans
simplifier la notation) : sa formule. Lorsque « Kant a légiféré : “Un sujet au moins
Un sujet nommé Kant a légiféré : « Un sujet au moins doit doit accomplir telle action, etc.” », il ne fait rien d’autre que
accomplir l’action α si, et seulement si, un sujet au moins ayant d’appliquer à l’ordre Agis de telle sorte… l’argument Du
légiféré : “Un sujet au moins doit accomplir l’action α”, alors moment que l’obligation à laquelle tu es soumis est universa-
tout sujet a légiféré : “Tout sujet doit accomplir l’action”. » lisable comme norme. Si la norme particulière de la volonté
Une telle lecture fait apparaître que Kant, l’un au moins peut être une norme universelle, alors l’ordre d’accomplir telle
des destinataires (= y ) de l’obligation, vient occuper la position action ainsi universalisable est lui-même universalisable : il est
d’un destinateur pour autant qu’il érige l’obligation première déjà commenté en une norme. Le commentaire de Kant peut
en norme. le dénoter comme une norme puisque l’ordre n’est exécutoire
Il en va de même du lecteur de la Critique de la raison qu’à condition d’avoir été dénoté comme norme par celui qui
pratique. Celui-ci, en lisant le commentaire de Kant, se fait l’exécutera. À parler formellement, le k que nous avons fait
le destinataire non pas de l’obligation qu’énonce la loi morale apparaître dans le Nk est un cas du Nx que le Ny doit impli-
emboîtée dans ce commentaire (comme une « image » d’elle- quer pour que l’obligation soit valable 2 *.
même), mais du discours par lequel Kant élève cette obligation  3 *  Nous ne suivrons pas plus loin, pour l’instant cette indi-
à la dignité d’une norme. Comme destinataire de propositions cation, malgré son importance. Contentons-nous d’observer
dénotatives, il est requis d’entendre, mais non de faire. Il peut
commenter le commentaire à son tour et passer ainsi en 1. Les Quatre lectures talmudiques notamment.
position d’énonciateur au même titre que Kant. 2 * CM : Phrase remplacée par : < Kant peut le commenter comme une
Cette substitution paraît légitime quand il s’agit du lecteur norme puisque c’est ce que l’agent a déjà dû faire pour que son action
soit morale. >
de la Critique de la raison pratique. Car ce qu’il lit n’est pas 3 * La fin de la section VII et le tout début de la section VIII ne sont pas
un ordre, mais la déclaration que l’ordre Agis de telle sorte… retenus pour la conférence.
64 Logique de Levinas Logique de Levinas 65

que l’impératif moral, pour autant qu’il est érigé en norme On voit que tel n’est pas l’énoncé kantien : Kant n’ordonne
universelle par Kant d’une part et pour autant qu’il contient pas à son lecteur de déclarer l’énoncé de la loi obligatoire à
dans son énoncé l’équivalence de l’obligation avec la norme condition qu’il soit universalisable. Kant n’ordonne rien de
universelle d’autre part, paraît reposer sur une pétition de pratique à son lecteur. Que le lecteur puisse ou doive dire
principe, celle du premier genre reconnu par Aristote : « Si l’on quelque chose au sujet de l’énoncé de la loi morale, ce n’est
postule cela même qu’on doit démontrer 1. » Kant doit démon- pas du fait d’une permission ou d’une obligation, c’est une
trer que l’énoncé de la loi morale est universellement valable ; inférence modalisée. Le lecteur du livre est placé devant un
or en introduisant dans cet énoncé la biconditionnelle Si et univers d’énoncés dénotatifs, auquel appartient pleinement
seulement si…, que fait-il d’autre que postuler que la maxime l’énoncé de troisième rang. Les énoncés prescriptifs qu’il
devient la loi morale si elle est universellement valable ? rencontre dans le commentaire kantien ne sont jamais que
Pourtant la pétition de principe n’est pas certaine si l’on des « images » d’eux-mêmes. Il est donc légitime d’affirmer
rétablit les différents niveaux de langage : que ce qui sauve l’énoncé kantien de la pétition de principe,
Langue-objet : Fais cela. c’est le recours au métalangage dénotatif.
Métalangage 1 : Fais cela si / Fais cela / est universalisable.
Métalangage 2 : / Fais cela si / Fais cela / est universalisable / 8.
est universalisable 2.
Le premier niveau de langage est ici prescriptif ; le deuxième, Mais ce recours est en même temps une sorte de scandale,
celui du métalangage ou commentaire, établit l’équivalence puisqu’il repose sur l’équivalence, dans l’énoncé de deuxième
du prescriptif et du dénotatif ; le troisième, qui cite celle-ci, rang, entre une expression prescriptive et une expression déno-
est purement dénotatif. Pour qu’il y ait pétition de principe, il tative  : c’est le scandale que Levinas dénonce d’une phrase,
faudrait que les métalangages 1 et 2 fussent en réalité de même que nous avons déjà citée 1. Car cette équivalence n’est autre
espèce et de même niveau. Ce serait le cas par exemple si le que l’infatuation du Moi dans le savoir 2 *. En promouvant
dernier énoncé, c’est-à-dire le commentaire kantien, était pres- l’ordre qu’il reçoit à la dignité d’une norme, le destinataire de
criptif et si l’on pouvait substituer /cela / à l’expression / Fais cela la prescription subordonne l’obligation qui est liée à celle-ci à
si / Fais cela / est universalisable /. L’énoncé serait dans ce cas : la compréhension que ce qu’il entend (la maxime de l’action)
Fais (= Dis) / Fais cela si / Fais cela / est universalisable / si / peut être entendu, et donc exécuté, par chacun. L’ordre qu’il
Fais (= Dis) // cela // est universalisable, où le dernier // cela // reçoit n’est vraiment un ordre que s’il est médiatisé par un
est substitué à la première expression complète entre //. méta-énoncé dénotatif. En conséquence le destinataire de la
Intuitivement transcrit : loi morale cesse d’être à la place du Tu à qui s’adresse la pres-
Dis [Énoncé de la loi morale] si [Dis (Énoncé de la loi morale)] cription et qu’exprime, dans l’énoncé de cette loi, la deuxième
est universalisable. personne de l’impératif, et il vient occuper la place du Je qui
donne sur cette prescription l’avis qu’elle est ou non universa-
1. Aristote, Topiques, VIII, 13, 162 b  35. Cf. Réfutations sophistiques, 5,
167 a  35. 1. E.  Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 192, en appel de la note 12.
2. Les énoncés ont été ici intentionnellement simplifiés, au risque d’être 2 * Le texte de la conférence reprend ici. Le raccord se fait ainsi : < Mais
inexacts. Je dois à J.-M. Salanskis de précieuses corrections. pour Levinas il ne saurait en aller ainsi. En promouvant… >
66 Logique de Levinas Logique de Levinas 67

lisable. Du fait de ce déplacement, l’autre dont il reçoit l’ordre, La question est alors de savoir comment formuler 1 * un
cet autre dont Kant admet pourtant qu’il est « inscrutable », énoncé prescriptif de premier niveau, exprimé dans la langue
et que Levinas s’efforce de maintenir dans sa transcendance, naturelle des ordres, qui satisfasse au méta-principe : Que /Tu /
se trouve « symétrisé » avec le moi. L’irréductibilité du pres- ne soit jamais /Je / !
criptif est ruinée, s’il est vrai qu’elle suppose une dissymétrie  2 *  Repartons de la situation dans laquelle se trouve le
ineffaçable entre le destinateur et le destinataire de l’ordre. commentateur devant l’œuvre de Levinas, selon la ­description
Cette supposition qui commande tout le discours de
Levinas comme une sorte de métaprescription d’altérité peut
1 * CM : < Une question intéressante serait de parvenir à formuler >
s’exprimer par l’énoncé suivant : Que /Tu / ne soit jamais /Je / 1 ! 2 * CM : Les six prochains alinéas sont remplacés par la réécriture suivante :
Parmi les nombreuses occurrences qu’on peut en recueillir < Je me propose pour finir d’examiner très rapidement le corrélat affir­­
dans ses livres, en voici une d’inspiration philosophique : « Les matif du paradoxe signalé par Aristote (Réf. soph., 4, 165  b   24 et 25, 180  a   26
différences entre Autrui et moi […] tiennent à la conjoncture et suiv.) : Obéis ! Habituellement cet énoncé est entendu par son desti-
nataire comme l’abrégé d’un énoncé complet : Obéis à l’ordre que tu as
Moi-Autrui, à l’orientation inévitable de l’être “à partir de soi” reçu par ailleurs ! On distingue donc deux ordres : un premier ordre qui
vers “Autrui” […]. La multiplicité dans l’être qui se refuse à la comporte l’instruction de l’action à accomplir : Ferme la porte ! et un
totalisation, mais se dessine comme fraternité et discours, se deuxième ordre : Obéis ! qui rappelle que le premier ordre est exécutoire.
Notons que la séquence premier ordre-deuxième ordre doit être conçue
situe dans un espace essentiellement asymétrique 2. » comme une succession logique plutôt que chronologique : l’expression
Mais c’est le commentateur du Talmud 3 qui nous semble Obéis ! peut, dans le temps « réel », précéder l’ordre qui apporte l’instruc-
serrer au plus près le méta-principe d’asymétrie : « Le caractère tion, sans que cette transformation réciproque de la séquence paraisse
incomparable d’un événement tel que la donation de la Tora affecter les propriétés logiques de ses termes. En particulier dans les
deux cas, le rappel (ou l’appel) à l’ordre a une valeur exclusivement
[est qu’] on l’accepte avant de la connaître […]. Le faire dont perlocutionnaire : il ordonne au destinataire non pas d’accomplir une
il est question […] n’est pas simplement la praxis opposée à action, mais de recevoir l’énoncé prescriptif antérieur ou ultérieur dans
la théorie, mais une façon d’actualiser sans commencer par le une attitude d’exécution, ou si l’on préfère d’être obligé par cet énoncé.
possible […]. Ils exécutent avant d’entendre ! […]. Entendre une On pourra donc toujours commencer par rejeter l’expression Obéis !
prise isolément parce qu’elle est un énoncé incomplet. Disons cette
voix qui vous parle est ipso facto accepter l’obligation à l’égard difficulté autrement. Il n’est pas l’une des expressions bien formées qui
de celui qui parle […]. Dans cette impossibilité de se dérober satisfont à un ensemble de règles lexicales et syntaxiques fixé dans le
à l’appel impérieux de la créature, l’assomption ne déborde en métalangage de la logique déontique. Il est l’une des expressions qui
dans la langue naturelle permettent de gloser le symbole O, qu’on lit
rien la passivité 4. » aussi : « Il est obligatoire que… » Ce symbole est un opérateur, dont
la propriété est de faire de la proposition ou du radical propositionnel
situé à sa droite une obligation. À lui seul, il ne saurait constituer l’une
1. /Tu / et /Je / étant des antonymes dans cet énoncé, nous les écrivons des expressions bien formées de la logique déontique ; celles-ci sont
en italiques et entre barres obliques, selon les conventions adoptées (en logique monadique) de la forme « O(p) », où p est une expression
précédemment. Cf. Josette Rey-Debove, Le Métalangage. Étude du bien formée de logique propositionnelle. Le logicien précise en outre
discours sur le langage, op. cit., p. 10-11. que ne sont pas, entre autres, des expressions déontiques bien formées
2. E.  Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 190. « celles qui répètent [iterate] un opérateur déontique ». Il exclut ainsi
3. Plus précisément du Traité Chabat, 88 a-88 b. Le passage du Chabat comme inconsistante non seulement une expression comme « O »,
que Levinas commente est donné en traduction dans Quatre lectures mais une expression comme « O(O) ». Grâce à cette exclusion, le logi-
talmudiques, op. cit., p. 67-69. cien se déclare prémuni contre des « paradoxes », qu’il ne nomme pas,
4. Ibid., p. 91, p. 95, p. 98, p. 104-105, p. 108. mais que nous devinons. >
68 Logique de Levinas Logique de Levinas 69

rapide que nous en avons faite en commençant 1 : S’il l’entend, condition, qui est qu’il soit entendu comme un énoncé
il ne doit pas l’entendre ; et s’il ne l’entend pas, alors il l’entend. complet. Qu’est-ce à dire ?
Or, dans le lot des « paradoxes » qui nous sont parvenus Examinons le cas de son corrélat affirmatif  : Obéis !
des principaux adversaires de Platon et d’Aristote, les méga- Habituellement cet énoncé est entendu par son destina-
riques et les cyniques, il existe un énoncé prescriptif qui paraît taire comme l’abrégé d’un énoncé complet : Obéis à l’ordre
produire un effet pareillement contradictoire ; c’est l’ordre : que tu as reçu par ailleurs ! On distingue donc deux ordres :
Désobéis ! un premier ordre qui comporte l’instruction de l’action à
Aristote le signale dans le contexte suivant. Parmi les accomplir  : Ferme la porte ! et un deuxième ordre  : Obéis !
procédés de réfutation employés par les sophistes, il donne qui rappelle que le premier ordre est exécutoire. Notons que
le nom de paralogismes à ceux qui, opérant exo tès lexeôs, ne la séquence premier ordre-deuxième ordre doit être conçue
jouent pas, ou pas seulement, sur la lexis (ou dictio) de l’énoncé, comme une succession logique plutôt que chronologique  :
mais font un mauvais usage des catégories de pensée 2. C’est l’expression Obéis ! peut, dans le temps « réel », précéder
ainsi qu’un sous-ensemble de ces paralogismes repose, à l’ordre qui apporte l’instruction, sans que cette transforma-
en croire Aristote, sur la confusion de l’absolu et du relatif tion réciproque de la séquence paraisse affecter les propriétés
dans l’attribution : to aplôs versus kata ti, ou to aplôs versus logiques de ses termes. En particulier dans les deux cas, le
pè. Exemple d’énoncé jouant d’une telle confusion  : Si le rappel (ou l’appel) à l’ordre a une valeur exclusivement perlo-
non-étant est opinable [= objet possible d’opinion], alors le cutionnaire : il ordonne au destinataire non pas d’accomplir
non-étant est 3. Pour réfuter ce sophisme, il suffit de réintro- une action, mais de recevoir l’énoncé prescriptif antérieur
duire la catégorie offusquée, la relation. Car, dit Aristote, « il ou ultérieur dans une attitude d’exécution, ou si l’on préfère
est impossible que contraires et contradictoires, affirmation d’être obligé par cet énoncé.
et négation appartiennent absolument [aplôs] au même objet, On pourra donc toujours rejeter l’expression Obéis ! prise
mais rien ne s’oppose à ce que chacune des deux [propriétés] isolément parce qu’elle est un énoncé incomplet, auquel
lui appartienne de quelque manière ou à un certain égard ou il manque une instruction. C’est ainsi que Jean-Michel
d’une certaine façon 4 […] ». Suit alors un nouvel exemple du Salanskis 1 en compare l’inconsistance à celle d’un axiome
même paralogisme : « Est-ce qu’il est possible que le même comme : Si a, alors b. Et a. On sait que pour rendre celui-ci
[sujet] obéisse et désobéisse au même [ordre ou sujet] ? ». exécutable, la tortue de Lewis Caroll 2 demande une nouvelle
Aristote repousse une telle possibilité par un argument lapi- instruction c dont l’expression est : Si a, alors b. Et a. Alors b.
daire : « Celui qui désobéit n’obéit pas [tout court], il obéit en Mais cette instruction c doit à son tour être introduite dans
quelque chose 5. » l’inférence qui permet de conclure b : Si a, alors b. Et a. Et c.
Ainsi peut-on reconstituer l’énoncé visé par le Stagirite : Alors b. Ce qui constitue une nouvelle instruction d. Et ainsi
Désobéis ! Cet ordre n’est cependant un paradoxe qu’à une de suite.

1. Supra, § 1.
2. Aristote, Réfutations sophistiques, 4, 165 b  24. 1. J.-M. Salanskis, « Genèses “actuelles” et genèses “sérielles” de l’incon­­
3. Ibid., 167 a  1. sis­­­tant et de l’hétérogène  », Critique, nº 379, décembre 1978, p. 1155-1173.
4. Ibid., 25, 180 a  26 et suiv. : « pè méntoi ékatéron è pros ti è pôs […] ». 2. L. Carroll, « Ce que se dirent Achille et la tortue », dans Logique sans
5. Ibid., 180 b  1 : « Oud’ ho apeithôn peithétai, alla ti peithétai ». peine, Paris, Hermann, 1966, p. 241-246.
70 Logique de Levinas Logique de Levinas 71

Même chose, observe Salanskis, pour  : Obéis ! si l’on le logicien se déclare prémuni contre des « paradoxes », qu’il
prétend qu’il est un énoncé complet. Soit O l’ordre Obéis ! et ne nomme pas, mais que nous devinons.
e son exécution. On a : Si O, alors e. Et O. L’instruction qui On serait donc tenté de placer tout simplement le symbole
manque pour que l’ordre soit exécuté, c’est : Si O, alors e. Et O. O dans le lexique du métalangage qui nous permet de parler
Alors e. Mais cette instruction, qui est ici un ordre O’ : Obéis de la langue des commandements. Mais cette solution n’est
à «  Obéis ! », vient s’introduire dans l’inférence précédente pas satisfaisante en raison de l’usage confus que l’on fait alors
comme une condition supplémentaire de l’exécution de O : Si du mot métalangage. Ce dernier se définit 1 : un langage de
O, alors e. Et O. Et O’. Alors e. Etc. L’exécution de l’ordre sera second rang dans lequel il est possible de décider de la valeur
toujours repoussée, ou : il manquera toujours une instruction. de vérité d’expressions appartenant au langage de premier
On peut employer cette argumentation 1 pour mieux rang. L’opérateur O ne remplit nullement cette fonction,
distinguer une propriété intéressante de l’énoncé  : Obéis ! serait-ce pour la part qui est susceptible de lui en revenir. C’est,
C’est cette même propriété que Salanskis repère, croyons- encore une fois, que les propositions qu’il permet de mettre
nous, en classant cet énoncé parmi les protodoxes. Il n’est pas en forme ne sont pas descriptives ou attributives, mais pres-
l’une des expressions bien formées qui satisfont à un ensemble criptives. S’il existe du métalangage relatif à celles-ci, il doit
de règles lexicales et syntaxiques fixé dans le métalangage de sans doute être dénotatif, nous l’avons dit, mais alors l’opéra-
la logique déontique. Il est l’une des expressions qui dans la teur d’obligation, s’il en fait partie, n’y remplit pas la même
langue naturelle permettent de gloser le symbole métalin- fonction que les foncteurs de vérité venus de la logique propo-
guistique O, qu’on lit aussi : « Il est obligatoire que… ». Ce sitionnelle : ceux-ci seuls nous permettent de déclarer que
symbole est un opérateur, dont la propriété est de faire de telle relation entre deux énoncés prescriptifs est vraie parce
la proposition ou du radical propositionnel situé à sa droite que, par exemple, on peut inférer l’un de l’autre (opérateur
une obligation. À lui seul, il ne saurait constituer l’une des d’inférence), ou fausse parce que au contraire l’un et l’autre
expressions bien formées de la logique déontique ; celles-ci sont contradictoires (opérateur d’exclusion). Mais l’opérateur
sont (en logique monadique) de la forme « O(p) », où p est d’obligation pris en lui-même ni ne relève de la prétention à
une expression bien formée de logique propositionnelle 2. Le dire vrai quand on le rencontre dans les expressions prescrip-
logicien précise en outre que ne sont pas, entre autres, des tives de la langue naturelle, ni ne permet de décider de la vali-
expressions déontiques bien formées « celles qui répètent dité aléthique de celles-ci quand on le considère comme un
[iterate] un opérateur déontique 3 » 4 *. Il exclut ainsi comme opérateur déontique. Il est en revanche indispensable, sous
inconsistante non seulement une expression comme « O », quelque forme langagière qu’on le trouve, à la formation des
mais une expression comme « O(O) ». Grâce à cette exclusion, expressions prescriptives. En deçà de toute validité aléthique,
il est la prescription qui accompagne toute instruction pour
1. En négligeant présentement les propriétés temporelles de l’expression la rendre obligatoire.
Obéis ! dont nous réservons la discussion. Est-ce cet en deçà 2 * que Levinas entend signifier par son
2. C’est du moins le parti pris par von Wright, « Deontic Logics », op. cit. au-delà ? Peut-être ; encore faut-il ne pas perdre de vue ce
Comparer avec N. Rescher, The Logic of Commands, London - New
York, Routledge & K. Paul, 1966.
3. G. H. von Wright, « Deontic Logics », op. cit., p. 136. 1. Selon l’acception de Russell et de Tarski.
4 * CM : En marge : < ou en tout cas un radical propositionnel. > 2 * CM : < Est-il donc, cet opérateur, cet en deçà >
72 Logique de Levinas Logique de Levinas 73

qu’un tel énoncé a pour corrélat pragmatique et que Levinas kantien de la loi morale. Elle n’est pas exécutable, mais elle est
appelle « passivité 1 ». Kant disait du Ich denke qu’il accom- ce qui rend exécutoire.
pagne toutes nos représentations : cette remarque ne fait rien Elle n’est donc pas entendue au sens de comprise, elle ne
d’autre que circonscrire ce que nous nommions précédem- l’est que dans le sens où elle est reçue. Cependant elle n’est
ment la clause d’énonciation 2. Mais le Tu dois ou le Obéis ! ne de fait jamais reçue pour elle-même, mais seulement cachée
saurait accompagner de la même manière toutes nos prescrip- dans la forme d’énoncés prescriptifs complets ou « pleins »,
tions. La forme de l’énoncé d’obligation n’est pas seulement c’est-à-dire instructifs. Elle est donc bien une « simple forme »
différente de celle d’un énoncé de logique propositionnelle, comme chez Kant mais cette forme n’est pas celle de l’univer-
elle ne relève pas non plus de la seule philosophie de l’énon- salité qui est dénotative, elle est celle de l’obligation, qui est
ciation. Par l’usage nécessaire qui y est fait de la deuxième pragmatique. Selon Levinas, « ce » n’est pas obligatoire parce
personne, le prescriptif connote nécessairement une pragma- que « c’ » est universel, « c’ » est obligatoire tout court. « C’ »
tique, ce que ne fait pas le réflexif. est donc à faire avant que « ce » soit entendu. Ainsi le Seigneur
Il s’ensuit que la clause d’énonciation ne peut pas jouer exige-t-il d’Israël, pas même l’obéissance, mais plutôt l’obliga-
dans l’univers des énoncés prescriptifs, faute d’une instance tion à l’égard de lui-même, avant d’instruire ce peuple de ce
énonciatrice capable de faire de son assertion même une à quoi il sera obligé 1. Ainsi est interrompue la domination du
expression ou une partie d’expression. L’exclusion de cette savoir, c’est-à-dire l’infatuation de l’énonciation.
clause n’a pas du tout la même fonction que celle à laquelle Ce disant, on met l’accent sur une propriété pragmatique
procède la logique propositionnelle pour assainir son champ. des prescriptifs qui paraît bien correspondre au méta-principe
Elle signifie ici qu’une expression ne peut être considérée d’altérité : Que /Tu  / ne soit jamais /Je / ! que nous avons pris
comme prescriptive que du point de vue de son destinataire. pour guide. Car se trouver placé dans la position pragma-
Qu’on exécute ou non l’ordre qu’elle comporte est une autre tique d’être obligé est incommensurable avec la position
question : toujours est-il qu’elle est reçue comme obligation et d’énonciation, serait-elle énonciation de prescriptifs. Cette
qu’elle saisit, ou dessaisit, comme on voudra dire, celui qui la incommensurabilité est celle de la liberté avec la condition
reçoit comme son obligé. Telle est la condition que Levinas d’otage. Si liberté il y a, elle se joue toujours et nécessaire-
désigne, entre autres noms, de celui d’« otage 3 ». ment sur l’instance énonciatrice. Mais la question éthique et
L’expression Obéis ! semble donc couvrir plusieurs des politique ne commence pas avec celle de la liberté dont le Je
propriétés que Levinas reconnaît à la situation éthique. C’est jouit, elle commence avec l’obligation dont le Tu est saisi. Pas
une prescription absolument « vide » puisqu’elle n’est pas avec la puissance d’annoncer…, mais avec l’autre puissance,
nantie d’une instruction qui la rende exécutable, pas même qui passe en Occident pour une impuissance 2, celle d’être
de la méta-instruction d’universalité que concède l’énoncé tenu de…

1. Voir Exode 19.


1. Voir, entre autres, E. Levinas, Autrement qu’ être ou au-delà de l’essence, 2. Cf. l’expression : « X n’a de leçon à recevoir de personne. » On a le
op. cit., p. 141-143. contre-pied exact de cette infatuation dans le thème lévinassien de
2. Supra, § 2. la lecture, de l’étude, de l’apprendre, et finalement dans cette idée
3. Voir, par exemple, E. Levinas, Autrement qu’ être ou au-delà de l’essence, majeure que l’autre, d’où vient la prescription, et parce que celle-ci
op. cit., p. 150-151. transcende la liberté du Je, est par position le maître de ce dernier.
74 Logique de Levinas

 1 *  Si bien qu’enfin il n’est même pas besoin de recourir à


la forme négative Désobéis, pour restituer fidèlement l’incon­
fort dans lequel se trouve tout destinataire d’un ordre. Ce
serait faire encore trop de crédit au pouvoir de la seule clause
d’énonciation. Elle seule permet, dans l’univers des expres-
sions dénotatives, de transformer tout énoncé négatif en Autrement que savoir 1
assertion ; elle est ainsi la sauvegarde de la profondeur des
paradoxes, sinon de leur validité, dans cet univers. Mais dans
celui des prescriptions, il n’est pas nécessaire de recourir à la Premier débat
forme négative de l’énoncé (comme dans Désobéis, ou N’en-
tends pas, ou Ne fais que commander) pour révéler la puissance […]
qui s’y attache et qui préoccupe Levinas. Car cette puissance Jean-François Lyotard. — Je voudrais proposer deux remar­­
n’est pas polarisée sur la spontanéité énonciative, mais sur la ques. À vrai dire, ce sont plutôt des questions que je me pose,
réceptivité à l’ordre, sur la prescriptivité. Les mégariques ou non seulement à propos de l’exposé de Petitdemange, mais
les cyniques cherchent par les paradoxes à faire trembler, de évidemment à propos de l’œuvre d’Emmanuel Levinas, et en
l’intérieur, le système du savoir ; pour les juifs, il s’agit de lui particulier à propos de ce qu’il vient de préciser. La première
échapper. La prescription la plus simple, instructivement vide, de ces questions porte sur l’enfance telle que Petitdemange
mais affirmative pragmatiquement, situe d’un coup celui à l’a thématisée, la deuxième sur le rapport entre éthique et
qui elle s’adresse hors de l’univers du savoir. ontologie.
Sur la première, je perçois une sorte d’hésitation, une
* tension peut-être – il se peut qu’elle soit bonne, je n’en sais rien,
Deux questions au moins restent ici en suspens : Comment je me pose la question. Cette hésitation concerne le statut de
le commentaire de Levinas sur cette situation incommensu- l’enfance tel que vous l’avez décrit. Probablement s’agit-il de
rable aux dénotations échappe-t-il au piège du métalangage quelque chose d’assez fondamental dans la pensée de Levinas.
dénotatif ? Comment son lecteur reçoit-il le commentaire ? L’assi­ Vous l’avez d’abord présentée comme un moment autonome
milation que nous avons faite avec le lecteur de la deuxième – le moment de l’autonomie, d’une certaine façon –, le moment
Critique kantienne ne demande-t-elle pas à être révisée ? de la jouissance du soi et de son monde, quelque chose qu’il
y a lieu d’éveiller, de réveiller. D’où la nécessité, évidemment,
du lieu qu’est l’école ; et aussi de la violence pédagogique. Et
par ailleurs – je crois que les deux thèmes se trouvent dans
1 * L a conférence s’achève par la réécriture des derniers paragraphes. À
partir de ce point, Lyotard conclut en ces termes : l’œuvre – vous avez montré au contraire que la passivité est
< L’analyse fait ainsi apparaître que le respect de l’incommensura­bilité première, et que, par conséquent, la présence de l’autre dans
des prescriptifs aux dénotatifs exige qu’au lieu du commentaire déno-
tant le prescriptif (Kant) on trouve un prescriptif, que j’ai appelé
métaprescriptif. 1. 
Les deux débats suivants ont eu lieu à l’issue des interventions de Guy
La question ouverte par cette analyse est évidemment désormais celle Petitdemange (« Philosophie et violence ») et Jacques Rolland (« Une
du statut, notamment pragmatique, de ce métaprescriptif. > logique de l’ambiguïté »).
76 Logique de Levinas Autrement que savoir 77

son absence est déjà inscrite au cœur du soi. Dans ce cas, le soi de s’identifier à lui-même ; une altérité qui, chez Husserl,
moment de l’autonomie n’existe pas. Il n’y en a jamais eu, porte le nom de temps.
parce que l’hétéronomie, un mot un peu barbare pour dire ce Je reprends ces deux points pour questionner le rapport de
que l’on veut dire, mais vous me comprenez – est constitutive, l’éthique avec l’ontologie. Que l’autre ne soit pas questionnable
et qu’en ce sens il n’y a pas de moment de la jouissance de soi. mais qu’il soit au contraire ce à partir de quoi réponse doit
Ce deuxième aspect est très présent dans l’œuvre d’Emma- être donnée, ce à partir de quoi responsabilité doit être prise
nuel Levinas : c’est par exemple le thème, dans les Quatre ou assumée, c’est quelque chose que l’autre, chez Levinas, a en
lectures talmudiques du « faire avant d’entendre » ; une affir- commun avec l’être chez Heidegger. Contrairement à ce que
mation qui montre qu’il y a une priorité radicale de l’appel, et dit Levinas, me semble-t-il, l’ontologie n’est pas du tout, du
qui fait que l’acte d’entendre, au contraire, est le moment de moins chez quelqu’un comme Heidegger, la clôture dans
l’assignation du sens, avec tout le danger que cela comporte. ­l’ontique, mais elle implique que l’on se tienne ouvert et atten­
Alors je dirais plutôt – mais peut-être que je rêve : l’enfance ­tif à un appel. Et cet appel exige, non pas une simple réponse,
serait au contraire le « moment » de la fissure, la trace de mais une responsabilité, au sens où l’on doit être capable de
l’appel, et très souvent, au contraire, ce qu’on appelle maturité maintenir la question ouverte. C’est là une première chose.
se caractériserait par la hantise de l’identification. J’avance En ce qui concerne le deuxième point, maintenant. Lorsque
cela comme une hypothèse. De toute façon, il ne faut pas voir vous passez, comme vous l’avez fait, par la médiation de la
cette relation chronologiquement, mais plutôt comme une phénoménologie du temps chez Husserl, et bien sûr déjà chez
perpétuelle tension entre les deux statuts ; dans ma lecture Heidegger, il ne semble pas que le problème soit à propre-
de Levinas, une lecture qu’il me reproche souvent, j’y verrais ment parler éthique, même dans le sens large que Levinas
une tension entre une tradition biblique, pour laquelle l’appel vient de préciser, un sens fondamental ; le problème est, si
est constitutif, et une tradition phénoménologique qui doit l’on peut dire, antérieur à l’autre au sens de l’autre homme :
encore beaucoup au problème de la constitution du soi à il est dans le rapport du soi avec le temps. C’est dire qu’il est
partir d’un ego, serait-il transcendantal. dans l’insaisissabilité du soi par lui-même. Il y aurait alors
Ma deuxième question porte sur le rapport de l’éthique à penser la fissure, non comme la présence d’une transcen-
et de l’ontologie. Levinas vient de rappeler toute l’inquiétude dance au sens où Levinas l’a toujours thématisée, mais au
que suscite en lui le thème ontologique, et je voudrais remar- sens où cette transcendance est constitutive de la tempora-
quer simplement deux points dans votre exposé  : d’abord lité du soi, comme ce qui lui interdit sa propre identification.
vous avez insisté sur le fait que l’autre n’est pas question- Ma question est donc la suivante, et c’est une question que
nable, et qu’il est au contraire ce qui met en question ; et par je pose à Emmanuel Levinas. En relisant récemment des
ailleurs vous parlez du réveil, dans l’hypothèse d’une enfance textes de Heidegger, j’ai été extrêmement frappé par ceci :
toujours menaçante : enfance comprise comme identification tout se passe comme si Heidegger reprenait une tradition de
du réveil au sein du même, du réveil de la fissure si l’on peut pensée à laquelle appartient Emmanuel Levinas, et qui en
dire, telle qu’on la trouve décrite jusque dans la phénoméno- effet relève de l’éthique telle que vous l’entendez, et comme
logie de Husserl. Il existe un très grand nombre de textes de s’il essayait de reporter cette tradition de pensée sur une
Husserl sur ce sujet. J’ai cru comprendre qu’il s’agit là essen- ontologie. Comme s’il mettait l’être à la place de l’autre, lui
tiellement de l’altérité qui hante la raison, et qui empêche le donnant donc une portée très grande, cette portée que vous
78 Logique de Levinas Autrement que savoir 79

souhaitez voir reconnue à l’autre, cela dans un mouvement, si – pure éventualité, certes, mais, d’emblée éventualité pure ou
je puis dire, d’accaparement, de rapt, d’une pensée qui est de sainte – de se vouer à l’autre ou de pressentir déjà cette dévo-
source juive, et qu’il essaie de traduire dans un autre idiome, tion, de derrière ou malgré l’obstination du conatus. D’une part
sous le titre d’une ontologie déjudaïsée, grecque. Il est certain, donc, être – événement de l’être dans la persévérance à être et,
en tout cas, que, dans le rapport disons de la pensée ou du ainsi, dans un repliement préréflexif de l’être sur l’être, déjà
Dasein avec l’être, il y a aussi une violence chez Heidegger. soi-même, déjà ipséité ou originel égoïsme dans l’exister, pli
Et je ne parle pas de la violence que vous avez toujours, et à que la réflexion thématisante ou objectivante de l’introspec-
juste titre, stigmatisée dans la pensée, et dans les implications, tion présuppose, l’en soi et le pour soi dans une prise sur l’être
notamment politiques, de la pensée de Heidegger. et, dès lors, sa per-ception, sa com-préhension, son onto-logie ;
Ma question, au fond, la voici  : est-ce que ce que vous être dans le persévérer à être, – être où il y va toujours, dans
appelez la rencontre éthique n’est pas du même modèle – non l’homme, de cet être-même, connexion où se noue le nœud du
pas que vous lui ayez emprunté ce modèle, qui est biblique, je pronom se et où l’être, revenant sur lui-même, avoue, dans les
dirais plutôt que c’est l’inverse –, est-ce que cette rencontre verbes réfléchis, la jouissance de « son identité et du monde »
n’est pas du même modèle que le dessaisissement de la pensée ou, dans le heurt contre l’insaisissable, « qui fait mal », sa
par l’être, dans son retrait ? Et est-ce que ce mouvement, chez souffrance. Mais voici, d’autre part, possibilité nouvelle en
Heidegger, n’est pas quelque chose qui vient, finalement, de Inhumain, au-delà de l’ontologie : éveil en l’homme d’une
ce que vous appelez l’éthique, quelque chose qui en serait non-in-différence envers l’altérité d’autrui, envers sa transcen-
repris mais travesti ? Et s’il en va de la sorte, ne faut-il pas dance d’insaisissable dans sa proximité. Au-delà du dé-voile-
reconsidérer votre rapport avec l’ontologie ? ment d’objets, autrui, en guise de visage, se dé-nude de ses
formes de l’apparaître ou de son masque de personne ou de
Emmanuel Levinas. — Je ne crois pas que la notion ­d’enfance citoyen. Visage, en guise de mortalité et de faiblesse et de
me soit utile pour préciser les différences fondamentales que misère, mais aussi en guise d’autorité désarmée, demandant
l’intervention de Jean-François Lyotard évoque : la distinc- ou commandant, chez celui qui rapproche, une responsabilité
tion entre l’identité de l’autonomie, la « jouissance de soi », immémoriale, indépendante de toute culpabilité, antérieure
d’une part, et, d’autre part, l’obéissance, la réponse à l’appel, à toute faute commise, responsabilité a priori pour l’autre
la passivité, l’hétéronomie qui, dans le moi, seraient originelles. à laquelle celui qui l’approche se retrouve astreint comme
Je n’ai pas eu beaucoup recours dans mes analyses au concept unique et irremplaçable et, ainsi, défini ou élu comme moi.
de l’enfance. Quant à la deuxième remarque de Jean-François Lyotard,
Pour moi, la grande scission initiale passe entre l’exister relative à la ressemblance entre les sources juives sur la respon-
dans son conatus essendi 1 « intrigué de son être », tendu encore sabilité pour autrui – sources que je ne conteste pas sans pour
sur soi dans la vie vécue de l’humain et la possibilité humaine autant les proposer sous l’autorité des versets – et la transpo-
sition qu’elles auraient reçue dans l’ontologie fondamentale
de Heidegger où l’homme a la responsabilité du sens de l’être
1. 
Conatus essendi dont l’obstination à être ne fait peut-être que prolon- – je n’exclus pas le rapprochement, mais crains qu’il ne soit
ger, dans toutes les modalités de la vie, le noyautage et l’enfermement
atomique de la matière, « être en tant qu’être ». Qu’on me pardonne que formel. Je sais que les disciples de Heidegger contestent
ce rapprochement métaphorique. (Note d’E. L.) l’importance que leur maître – notre maître – aurait attachée
80 Logique de Levinas Autrement que savoir 81

à la Bible hébraïque. Je n’exclus même pas ici l’hypothèse sous l’autorité de la Bible que ma pensée se met, mais sous
inverse : l’influence de Heidegger sur bien des formulations l’autorité de la phénoménologie. » Je me souviens du reste
philosophiques de notre temps ; il a déterminé notre langage qu’un jour, au téléphone, vous avez protesté près de moi en
philosophique ! Mais je pense surtout que – de soi – la respon- disant : « Mais vous faites de moi un penseur juif ! » J’ai été
sabilité-pour-autrui est prioritaire dans la transcendance de surpris parce que, en effet, c’est ce que je fais de vous, et je
l’intelligibilité, que l’universalité du rationnel déjà suppose la dois vous dire que j’y tiens.
paix, le face-à-face, la proximité d’unique à unique, que le Je m’explique. Est-ce que ce que vous pensez sous le nom
langage – allégeance au transcendant – porte toute pensée. de rencontre de l’autre, de rencontre d’autrui, et que vous
Voilà les deux choses que j’ai voulu dire à Lyotard. Je tiens qualifiez de merveille, est-ce que cela n’est pas précisément
spécialement à la première. la relation même que l’on a avec la Révélation ? Est-ce que
[…] cela n’est pas l’essence même de la Révélation qu’une telle
rencontre ? Est-ce que la Révélation n’est pas nécessairement
inscrite dans votre pensée, à la différence de celle de Husserl ?
Deuxième débat Qui, lui, est un vrai phénoménologue, si j’ose dire, c’est-à-dire
quelqu’un pour qui la Révélation n’est pas proposée à recon-
[…] naissance – et c’est pourquoi du reste il n’arrive pas à élaborer
François Marty. — […] Déjà un premier débat s’était la question de l’autre, comme vous le savez aussi bien que moi,
engagé lorsque Jean-François Lyotard posait la question d’où le fait que sa « Cinquième méditation » soit un échec. Je
à Emmanuel Levinas, et justement était venu de la part dirais que, d’une certaine façon, toute votre pensée part de
d’Emmanuel Levinas, à ce moment, quelque chose qui avait l’échec de la « Cinquième méditation cartésienne », et elle
rapport à l’amour ; on suggérait qu’il y a peut-être un appel ne peut relever la « Cinquième méditation cartésienne » que
chez Heidegger – appel de l’être – et que chez Levinas cet par la production de cette relation absolument primordiale
appel prend forme de responsabilité à l’égard d’autrui, et fina- qu’est la Révélation, c’est-à-dire la rencontre de l’autre et le
lement d’amour. Peut-être serait-il bon de réouvrir la question. dessaisissement du soi par une telle rencontre.
Jean-François Lyotard voudrait-il la relancer ? Si bien qu’ici réside, je crois, une dimension de votre pensée
qui est incontestable, et je suis toujours surpris et malheureux
Jean-François Lyotard. — Je me sens incapable de relancer lorsque, pour une raison qui est la vôtre, vous essayez de la
quoi que ce soit. Peut-être y arrivera-t-on par des voies détour- récuser. J’ajouterais une chose, tirée alors dans le sens d’une
nées. Je suis quand même frappé par les réponses que vous mise en garde – vous me permettez ? – contre la transcrip-
donnez aux questions portant sur l’autorité de la Bible dans tion de votre idée de l’altérité en termes d’amour : c’est que le
votre pensée, d’une part, et aux propositions faites par Jean- visage dans votre pensée n’est précisément pas phénoménal. Il
Luc Marion en direction du thème de l’amour tel que vous est non-phénoménal. Exactement comme le visage n’est pas
l’illustreriez. phénoménal dans la Bible. C’est-à-dire que l’autre se présente
Sur le premier point, je reprendrai plus durement (c’est comme un visage qui manquera, qui appellera toujours, qui
mon habitude d’être brutal) ce qui je crois était contenu dans donnera toujours lieu à herméneutique, à interprétations de
les questions d’Alain David. Vous dites : « Non, ce n’est pas toutes sortes, et par rapport auquel la dissymétrie est et sera
82 Logique de Levinas Autrement que savoir 83

absolue. J’ajouterais encore : par rapport auquel l’amour n’est quelqu’un est une opération propre, qui ne s’explique pas par
pas suffisant, n’est pas assez. Dieu, dans cette tradition, ne l’analogie. Animer quelqu’un, prêter un esprit à autre chose,
demande pas à être aimé mais à être obéi, ce qui est tout à fait apparaît comme une démarche appartenant à la phénoméno-
autre chose ; c’est une responsabilité. logie de la perception. Très étrange, mais ce terme disparaît
Donc, vous le voyez, je suis troublé par les deux réponses après dans la « Cinquième méditation cartésienne ».
que vous venez de faire. Je ne sais pas si cela rejoint la ques-
tion de Heidegger. À première vue pas, mais à deuxième vue, Pierre-Jean Labarrière. — Je glisse un mot entre Jean-
probablement oui. Parce que ce qui manque à Heidegger, c’est François Lyotard et Emmanuel Levinas ; il se voudrait une
la Révélation, tout de même. question à l’un et à l’autre.
Mon impression, dans le dialogue qui s’engage entre vous
Emmanuel Levinas. — Si je dois répondre, je dirai que est celle-ci : Jean-François Lyotard, dans la relation qu’il décèle
nous discutons de ponctuation  : quel est l’endroit où l’on entre la rencontre d’autrui en son urgence, dramatique souvent,
met le point, quel est celui où l’on met une virgule… Il faut et l’idée de Révélation à laquelle il pense que vous vous référez,
discuter le sens du mot révélation – vérité surnaturellement croit deviner dans cette idée de Révélation une sorte de plus,
communiquée et par conséquent éventuellement réfractaire au niveau d’un contenu idéel ; un plus mettrait à mal la radi-
à la preuve ? Ce n’est pas ainsi qu’autrui me concerne dans la calité ou l’absoluité de la rencontre d’autrui. Je me demande si
pensée. Insister sur sa manière de « me regarder » qui n’est la relation chez Emmanuel Levinas n’est pas inverse à celle-là,
pas, d’emblée, celle d’un objet, d’un individu – mais d’emblée et si ce n’est pas de l’inouï de la rencontre d’autrui que, en
un prochain dont je réponds  – c’est d’emblée au-delà du seconde instance, l’idée ou la réalité ou la possibilité d’une
théorétique – ni savoir, ni croyance ! Révélation trouve sens. L’idée de Révélation trouverait sens de
Husserl n’avait pas la Révélation, dites-vous. Je dirais : il la primarité fondatrice de la rencontre d’autrui, et ne serait
ne considérait pas comme originelle la voie vers autrui, et nullement une idée première, subsistant par soi, susceptible
c’est pour cela qu’il n’avait pas la Révélation. Cette relation d’annuler le côté dramatique de la rencontre d’autrui.
à autrui est tellement extraordinaire dans l’ordre naturel des
choses, dans le pur monde de l’être et de la connaissance ou Emmanuel Levinas. — Voici la rencontre de l’autre homme
du fondement sur l’être et le savoir, qu’elle peut nous ramener où –  sous les apparences ou le masque qu’il se donne ou
au problème de la Révélation au sens religieux du terme. Je supporte et que perçoit le moi pensant, raisonnant : et négo-
n’identifie pas les deux, mais je dis que cela me rapproche ciant, mais persistant dans son intéressement, dont l’échange
de la possibilité de donner un sens à la Révélation au lieu de même reste soumis à l’égalité et à la réciprocité dans le donner
l’attribuer aux purs égarements et abus. et le prendre – voilà que dans cette rencontre se dénude le
Quant à la question finale, il s’agit de savoir si véritablement visage d’autrui, la misère du vulnérable, de l’opprimé et aussi
cette référence à la Bible fausse ou ne fausse pas la phénomé- du coupable, du contingent et du mortel, et voici que le moi
nologie. Vous dites : Husserl n’en est jamais arrivé là. Mais jusqu’alors intéressé peut répondre de l’autre, comme s’il y
il y a, dans le deuxième volume d’Idées, dans la description était appelé et élu, et par là précisément moi et unique. N’a-
de la constitution d’autrui, une notion qui a disparu dans les t-il pas entendu la parole de Dieu ? Dieu vient là à l’idée. Il
Méditations cartésiennes : le fait d’animer quelqu’un. Animer ordonne le moi comme moi, comme allégeance à autrui, dans
84 Logique de Levinas Autrement que savoir 85

cet ordre d’aimer que l’amour seul peut donner ; amour comme Emmanuel Levinas. — Je me suis permis de penser qu’entre
commandement d’aimer remettant en question l’antique oppo- le Dieu que Descartes a vu dans l’idée d’infini et l’homme
sition de l’amour et de l’ordre ! Toute cette phénoménologie qui l’entend à sa manière, qui comprend cette parole, s’orga-
est-elle inspirée par la Bible ? Je la crois libre. Mais peut-être la nise la structure initiale de l’impératif. Je ne suis pas du tout
référence au visage et à l’unicité hors genre de l’autre homme effrayé par l’impératif. L’impératif peut être déformé par les
en partant de l’homme opprimé et persécuté par les « autres », relations humaines, par l’autorité humaine, par le fait que ce
par les semblables, par les individus du genre humain, est-elle n’est pas le bien qui vous commande. Ce qui vous commande
un rappel de la « veuve, de l’orphelin, de l’étranger » dans la n’est peut-être pas d’emblée ce devant quoi l’homme s’incline.
justice biblique, métaphore admirable et profonde de l’altérité. Mais nous avons parlé aujourd’hui encore de la manière dont
on peut s’incliner sans être humilié. Ou obéir sans être esclave.
Jean-François Lyotard. — Peut-être, en effet, peut-on Je pense que, du point de vue formel, évidemment, lorsque A
décrire les choses comme cela. Mais je ne suis pas vraiment commande B, B est esclave de A, mais il s’agit de savoir qui est
d’accord avec ce que dit Pierre-Jean Labarrière, parce que A. C’est-à-dire, quel est le contenu de cette relation formelle.
dans mon esprit il ne s’agit pas de donner la priorité à l’un ou Elle ne résiste pas à certains contenus ! C’est à partir de la
à l’autre. Je dis simplement que lorsque Emmanuel Levinas qualité de l’impératif que l’ordre peut être reconnu comme
affirme, comme il vient de le faire, que cette merveille de la ordre du bien. C’est à partir de cette éventualité que la voix
rencontre de l’autre est ce qui me donne à penser Dieu, alors qui me commande doit être entendue. J’obéis à la Bible, mais
je m’interroge – et je retombe dans mes errements –, je m’in- je m’accorde avec elle. Je ne suis pas pour cela penseur spécia-
terroge sur ce que vous entendez par Dieu. Or précisément lement juif. Je suis penseur tout court.
il me semble qu’il s’agit du Dieu biblique, c’est-à-dire non
[…]
pas du Dieu d’amour qui demanderait la réciprocité, mais au
contraire du Dieu qui ordonne et qui me saisit ; un Dieu qui Pierre Colin. — Le débat entre Jean-François Lyotard et
me prend à la deuxième personne, qui m’oblige à me mettre Emmanuel Levinas m’a beaucoup intéressé, mais il a surtout
en position de deuxième personne et pas du tout de première éclairé le pôle biblique de la pensée d’Emmanuel Levinas. Ma
personne. Là-dessus, j’ai le sentiment qu’existe une différence question porte sur le pôle phénoménologique. L’idée que j’ai
fondamentale, parce que, précisément, dans cette lecture de derrière la tête est qu’il est difficile de parler de « phénomé-
dessaisissement, l’amour n’est pas premier. Il y a un dessaisis- nologie » lorsque l’expérience décrite est celle de la rupture de
sement qui, lui, est premier, et qui me fait passer en position l’expérience par l’apparition du visage, lequel est, comme le
de deuxième personne : tu dois cela – et on ne sait pas quoi disait J.-F. Lyotard, « non-phénoménal ». D’où ma question,
du reste. Là, ma lecture est plutôt du côté kantien, si l’on que j’adresse à Emmanuel Levinas et à Jean-François Lyotard :
peut dire, le Kant de la deuxième Critique. Autrement dit, peut-on savoir ce qui serait, pour l’un et pour l’autre, le garant
vous pouvez bien reprendre le problème en phénoménologue de l’authenticité phénoménologique d’une phénoménologie ?
et montrer comment le Dieu peut se penser à partir de la rela-
tion avec l’autre, mais ce n’est pas n’importe quel Dieu. C’est Emmanuel Levinas. — Il n’y a pas de règles qui soient assu-
un Dieu du dessaisissement. rées comme les règles scientifiques. On ne peut pas penser
non plus qu’il faille que ce soit écrit chez Husserl pour être sûr.
86 Logique de Levinas Autrement que savoir 87

Mais je pense que, depuis Husserl, la phénoménologie s’est été en gros le chemin cartésien, c’est-à-dire le recours à une
prétendue vraie dans des domaines qui n’ont pas la première évidence. Mais à mesure que Husserl avance, et en parti-
évidence des descriptions husserliennes relatives à la percep- culier en ce qui concerne les recherches sur autrui et sur le
tion de l’objet. Je retourne à Heidegger, pour qui j’ai en effet temps – et ce n’est pas par hasard que ce soit à propos de ces
beaucoup d’admiration comme phénoménologue. La descrip- deux réalités-là – la notion d’évidence s’estompe, défaille, et
tion du sentiment, par exemple, est une merveille de phéno- il me semble que par les notions, que Emmanuel Levinas a
ménologie, et ce n’est pas aussi simple et aussi apte à réunir lui-même beaucoup soulignées, de passivité, de synthèse, par
l’accord de tous les auditeurs que la description d’une chose exemple (en particulier dans la description de la perception,
autour de laquelle il faut tourner en additionnant les diverses mais bien sûr aussi par la reprise de l’analyse de l’« expé-
silhouettes selon lesquelles elle apparaît. Encore que cette rience » d’autrui), cette défaillance de la phénoménologie
théorie des diverses silhouettes soit, elle aussi, contestable. On apparaît clairement, et la nécessité de ne pas s’en tenir à une
ne peut pas garantir une phénoménologie d’une manière aussi phénoménologie en tout cas égologique, même si l’ego est
évidente qu’une mathématique. Mais la phénoménologie est transcendantal. La question qui reste ouverte après Husserl
plus ou moins suggestive, et peut être reconnue même quand est la suivante : qu’en est-il de l’ego ? Non seulement dans son
elle n’est pas aussi simple que dans les cas que je viens de concept avec autrui, mais dans son rapport avec le temps, et
citer. Elle est aussi une pensée essentiellement inachevée en même probablement dans son rapport avec l’objet. Ce qui
tant que renouvelable – modalité peut-être originale de la vie ouvre toutes les recherches d’une phénoménologie non égolo-
intellectuelle essentiellement phénoménologique. gique dont la version française est celle de Merleau-Ponty par
exemple. Je vois dans l’œuvre d’Emmanuel Levinas quelque
Pierre Colin. — Plutôt qu’une règle ou des normes préalables, chose qui appartient à cette problématique, quelque chose qui
vous invoquez, me semble-t-il, une vérification a posteriori. est centré sur le problème d’autrui, probablement aussi sur le
C’est en trouvant son public que l’œuvre phénoménologique problème du temps – peut-être faudrait-il que l’on en parle, du
serait reçue comme telle, qu’elle serait reconnue dans sa valeur temps, dans votre œuvre… C’est précisément cette tentative
phénoménologique. que je qualifierais de désespérée – ce n’est sûrement pas le mot
qui convient : pleine d’espoir au contraire, mais c’est souvent
Emmanuel Levinas. — La phénoménologie heideggérienne la même chose –, de poursuivre la recherche phénoménolo-
a convaincu beaucoup de Japonais. Là, vraiment, on ne peut gique sur les problèmes où elle a échoué, et en particulier sur
pas inventer de critères autres que ceux de l’accord et la possi- le problème d’autrui. Si bien qu’il y a en effet une tension
bilité de préciser les descriptions. dans l’œuvre entière d’Emmanuel Levinas sur ce point.
J’interroge cette œuvre sans du tout vouloir la subordonner
Jean-François Lyotard. — Il y a beaucoup de questions à celle de Heidegger, mais simplement en disant : est-ce qu’il
dans la question posée. C’est une question difficile. Ce que n’y a pas dans les deux œuvres quelque chose qui relève de la
vous vous avez en vue, c’est la capacité d’autoformation de la même interrogation ? Je dirais plus que cela : du même souci,
phénoménologie par elle-même, et c’est un très considérable au sens très fort de ce terme. Souci qui procède justement de
problème. On peut dire très grossièrement et très vite que l’impossibilité de s’en tenir à des descriptions phénoménolo-
là-dessus le chemin qui a été suivi, en tout cas initialement, a giques, et qui appelle à réintroduire la dimension de l’altérité.
88 Logique de Levinas Autrement que savoir 89

Est-ce qu’il n’y a pas la même chose dans les deux œuvres ? on n’est plus husserlien. Qu’est-ce donc que la philosophie
Certes cela est appelé tout à fait différemment ici et là, et dans cette situation ? On ne peut plus être ni empiriste ni
ce n’est pas la même chose de le nommer  : Être, ou de le idéaliste ; c’est sans doute cela notre situation inconfortable.
nommer  : Autre. De cette différence les implications sont Ou n’y a-t-il pas toujours une résurgence de la réflexion qui
considérables. Mais en tout cas, ce qu’il y a de commun, me sait qu’elle vient trop tard, et de l’expérience qui sait qu’elle
semble-t-il, c’est qu’une phénoménologie est dans les deux cas sera court-circuitée ?
ressentie comme ne pouvant accéder à l’hétéronomie (ontolo-
gique ou « éthique »), parce que ni l’Être ni l’Autre ne peuvent Jean-François Lyotard. — Je répondrai ce qu’Emmanuel
être « constitués ». Comme vous l’avez suggéré dans votre Levinas a dit tout à l’heure  : toute pensée n’est pas savoir.
question, un terme, par exemple, qui est fondamental dans C’est très clair. Et la philosophie n’est pas nécessairement, et
toute phénoménologie, aussi bien de Hegel que de Husserl, en tout cas pas exclusivement – elle est peut-être nécessaire-
le terme d’expérience, est précisément non pertinent ici, car, ment mais elle n’est pas – un genre de discours qui a affaire
d’une certaine façon, nous n’avons pas d’expérience du temps au savoir. C’est tout ce qu’on peut répondre.
dans sa dimension destitutive, si l’on peut dire, puisqu’il Mon admiration pour la pensée de Levinas vient de là :
appartient à la conscience de n’être jamais à son temps, de c’est que tout d’un coup elle découvre un domaine dit de l’ex-
se manquer toujours. Et d’un autre côté, il y a bon nombre périence, ou de la réflexion, qui n’est pas objet de savoir ; mais
de textes de Levinas là-dessus – je pense particulièrement aux dont on peut dire quelque chose, bien que ce ne puisse jamais
Lectures talmudiques – qui nous avertissent de ce que le rapport être le savoir. Je suis d’accord sur le fait que là-dessus les objec-
avec autrui n’est pas à proprement parler « expérimenté ». Il tions de Derrida n’étaient pas très généreuses, disons. Ce n’est
est d’un autre niveau que l’expérimentation. pas parce que l’on commente « l’expérience » d’autrui que de
Lorsque j’invoque Heidegger, ce n’est pas du tout pour ce fait on la récupère et qu’on l’introduit dans un discours de
vous embarrasser ni pour embarrasser Heidegger ! Ce n’est savoir, à la limite, même, hégélien. Il me semble au contraire
pas pour faire des embarras que je me pose cette question, que l’œuvre de Levinas a été toujours attentive à maintenir
parce que le Heidegger auquel je pense n’est précisément pas qu’il y a une parole qui n’a pas sa légitimité en elle-même, qui
celui de Sein und Zeit, le Heidegger phénoménologue, c’est attend précisément sa légitimité de l’autre, qui est une parole
plutôt le Heidegger des dernières œuvres, où il est clair que le requise par l’autre, qui s’adresse à l’autre, qui sera ou qui ne
constat d’une insuffisance de la phénoménologie est fortement sera pas entendue, mais qui est due et qui n’a pas de prétention
établi. C’est simplement cela que je voulais dire. au savoir. L’idée d’une fondation – je suis bien d’accord avec
ce que disait Marion 1 à ce sujet – l’idée d’une origine est tout
Emmanuel Levinas. — Nous sommes absolument d’accord, à fait exclue de ce type de pensée, et donc nous avons affaire
moi je n’ai parlé que du Heidegger de Sein und Zeit. à une hétérologie « fondamentale » qui interdit la possession
[…] 1. Ce n’est pas par hasard si le lecteur ne trouve, à part cette allusion,
Jacques Colette. — Une question, me semble-t-il, reste posée : aucun commentaire de ma part aux observations faites par Jean-Luc
Marion sur l’amour. Il nous aurait entraînés, ai-je pensé, un peu trop
si on abandonne la réflexion, parce qu’elle vient toujours après- à l’écart de l’œuvre de Levinas. Simplement ceci : mon silence n’était
coup, on n’est plus hégélien, et si on abandonne l’expérience, pas de consentement (note après coup J.-F. L.).
90 Logique de Levinas

de la chose dont on parle sur le mode de la connaissance. Je


ne vois pas pourquoi la philosophie n’aurait rien à faire avec
cela. C’est parce que nous avons la tête pleine d’une idée de
la connaissance philosophique que nous l’oublions, idée due
peut-être à une certaine pensée grecque.
[…]
Emmanuel Levinas. — En évoquant la possibilité d’une Ii
pensée qui ne soit pas savoir, j’ai voulu affirmer un spirituel,
qui avant tout –  avant toute idée  – est dans le fait d’être
proche de quelqu’un. La proximité, la socialité elle-même,
c’est « autrement » que le savoir qui l’exprime. Autrement que
le savoir n’est pas la croyance. Ce à quoi mène une pensée
qui « met en valeur » ce que j’appelle le visage est une vie
spirituelle –  mot dont on se méfie beaucoup  – une vie de
la proximité humaine. C’est être à plusieurs. Être par consé-
quent avec quelqu’un d’étranger, il y a là une non-indifférence.
Cette socialité, cette proximité, cet être-proche – ce n’est pas
du tout un simple succédané de la coïncidence, encore moins
une croyance remplaçant une certitude. La fameuse sagesse
dont la philosophie est amour – n’est-elle pas cette proximité ?
Moi aussi je proscris, comme Lyotard, le mot expérience
dans tout ce qui est rapports interhumains. Cette socialité
n’est pas une expérience de l’autre ; c’est une proximité à
l’autre. C’est l’amour de l’autre, si vous voulez, c’est l’amitié
avec l’autre. C’est le fait de ne pas être indifférent à la mort
de l’autre. Cela peut certes se traduire en des convictions ;
être avec autrui en pensant que pour moi sa mort, en impor-
tance ou gravité, précède la mienne. Très difficile à penser
ainsi peut-être, mais impossible d’y rester indifférent, car on
ne peut douter de la sainteté.
[…]
L’autre dans les énoncés prescriptifs…
et le problème de l’autonomie

1.

Si ce qui est autre que l’Occident n’est pas, ou pas seulement,


ce qui lui est extérieur au sens habituel de ce mot, c’est-à-dire
ce qui est de l’autre côté d’une frontière qui séparerait l’Occi-
dent de ce qui n’est pas l’Occident ; si au contraire ce qui est
autre que l’Occident est, ou est aussi, ce qui lui est intérieur
au sens courant, du même côté que lui de cette frontière, et
donc appartient à son identité, – c’est donc cette identité qui
est en question dans la conjonction de l’Occident avec ses
autres. De ce fait c’est la frontière supposée séparer l’Occident
de ses autres qui apparaît problématique.
On peut surprendre à la fois la menace qui pèse sur cette
identité et la riposte qui est opposée à cette menace, en exami-
nant comment un motif majeur dans la pensée et la pratique
occidentales, celui de l’autonomie, se trouve en conflit avec
une propriété singulière d’énoncés qui de leur côté sont
dotés en Occident d’un statut remarquable, les énoncés
prescriptifs.
On admet que toute société humaine comporte des pres-
criptions édictées en normes sans préjuger de la fin ou des
fins auxquelles les premières peuvent servir. Un trait paraît
propre aux sociétés occidentales, c’est qu’elles admettent
en leur sein une ou des institutions dont l’objet est que les
prescriptions possibles dans certaines circonstances et dans
certains domaines d’activité soient discutées et que celles qui
sont estimées les plus justes soient édictées en normes. Les
94 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 95

institutions politiques en sont un exemple éminent ; même soient eux-mêmes dénotatifs ou prescriptifs. On cherche cette
s’il n’est pas unique. La sphère de l’éthique, que les Grecs autorisation du côté du sujet de l’énonciation de la loi.
de l’époque classique ne dissociaient d’ailleurs pas de la La « solution » que donne le principe d’autonomie à la ques-
politique, en fournit un second ; et l’on trouve encore bien tion de l’autorisation de prescrire consiste alors en ceci : que
d’autres domaines d’activité où se révèle le « fait » qui nous celui qui édicte la prescription et celui à qui elle est adressée
intéresse, et qui est assez paradoxal, le fait pour la société de (pour exécution) soient substituables l’un à l’autre ; ou que
se demander que faire ? Donc le fait social d’une question sur le prescripteur et le prescriptaire soient le même. Quelque
le bien-faire social, l’institution d’une question sur l’insti- forme qu’elle ait pu prendre dans l’histoire des cités antiques
tuant, comme dirait à peu près Claude Lefort. D’un tel fait ou des États modernes, sans parler de celles qu’elle revêt dans
nous ne retenons ici que la position institutionnelle qui en les philosophies morales et politiques, cette « solution » de
résulte pour les énoncés prescriptifs : ce qu’on doit faire et ne l’autorité par l’autonomie occupe une place éminente dans la
doit pas faire n’est pas (au moins pour partie) transmis sous modernité. Rousseau, Kant, Franklin, certes, mais Hobbes,
la forme d’instructions, de préceptes, de moralités, d’his- Marx, et Lénine, mais encore Pannekoeck et les Autonomes
toires édifiantes, par voie de tradition populaire ou religieuse. d’aujourd’hui : autant de noms, autant de variétés du même
Ce qui est à prescrire n’est pas reçu, mais élaboré, délibéré, principe.
décidé, et édicté en norme. C’est cette « solution » que nous interrogeons ici. Nous
Ici apparaît la difficulté qui nous occupe. Comment un l’interrogeons sur un point précis et avec des instruments
énoncé prescriptif peut-il être conclu ? Faut-il que les prémisses déterminés, le point est celui de la substituabilité, les instru-
du raisonnement dont il est la conclusion soient elles-mêmes ments ceux de la pragmatique langagière. On comprendra la
des commandements ? Si c’est le cas, pourquoi et comment ces direction de notre interrogation par l’observation suivante :
prémisses prescriptives sont-elles acceptées à titre d’éléments l’autonomie suppose la substituabilité du donneur et du
dans la délibération et la décision, par l’institution législative ? receveur d’ordre ; qu’ils puissent être substitués implique
Si ce n’est pas le cas, c’est-à-dire si les prémisses ne sont pas qu’ils sont le même, en vertu de la règle leibnizienne de la
prescriptives, elles sont dénotatives, et sans valeur déontique : commutation : Eadem sunt quae sibi mutuo substitui possunt,
elles décrivent des états de fait. Mais alors comment peut-on salva veritate. Or, cette substituabilité n’est-elle pas exclue
en tirer des lois ? Comment peut-on inférer ce qu’il faut faire par la dissymétrie qui règne par principe entre l’énonciateur
à partir de descriptions de ce qui est (celles-ci seraient-elles et le destinataire d’un énoncé prescriptif ? Ne faut-il pas,
vraies) ? s’il y a prescription, qu’il y ait entre eux altérité, et jamais
Le principe d’autonomie a pour fonction, non pas de identité ? Et s’il y a identité, ne s’évade-t-on pas de la classe
répondre à ces questions posées en ces termes, mais de des prescriptions, ne revient-on pas à celle des descriptions ?
déplacer la problématique des ordres en direction de ce que C’est ce que semble indiquer la condition de la règle leibni­
l’on nomme le sujet de l’énonciation. Cette problématique zienne : salva veritate. Est-ce la vérité qu’il convient de sauver
est celle de l’autorité : qui a autorité pour prescrire ou légi- en matière d’autorisation de prescrire ?
férer ? Si l’on se place au sein de cette problématique, on ne
cherche pas à autoriser une prescription édictée en loi, au
moyen d’énoncés logiquement antérieurs à celle-ci, qu’ils
96 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 97

appellent descriptives ou dénotatives 1, disent quelque chose


2.
(c’est leur signifié) de quelque chose (leur référence). La vérité
Les énoncés prescriptifs sont un cas particulier d’un et l’erreur se jouent entre ces pôles.
ensemble plus vaste qui comprend, outre les commande- En revanche une prière, une demande, un ordre, même
ments proprement dits, les expressions des demandes, des s’ils énoncent aussi quelque chose de leur référence (Ferme la
prières, des conseils, des souhaits, des instructions et choses porte énonce quelque chose de la porte), ne consistent nulle-
semblables. C’est tout cet ensemble qui fait l’objet de la logique ment à parler vrai ou faux d’elle. Les pôles entre lesquels ces
déontique 1. Nous limitons ici notre réflexion aux ordres ou expressions opèrent sont ceux de l’énonciateur et de l’énon-
commandements 2 (que nous nommons des prescriptions) ciataire ; ce qui s’y trouve en jeu n’est pas qu’elles soient
parce que c’est la seule question de l’autorité de légiférer qui conformes à leur référence, mais qu’elles soient suivies d’un
nous intéresse. effet conforme à ce qu’elles enjoignent. Leur signification à
Aristote, dans le De interpretatione 3, dissocie fortement les elle seule ne suffit pas à entraîner l’exécution, ni même, avant
énoncés déontiques des énoncés dénotatifs, dans les termes l’exécution, à provoquer cette situation remarquable dans
suivants  : « Tout discours est sémantikos [signifie quelque laquelle le destinataire des expressions prescriptives est placé
chose], non pas en tant qu’instrument naturel [organon], du seul fait qu’elles lui sont adressées, et qui est la situation
mais comme on l’a dit par convention [kata sunthékè]. Mais d’être tenu de faire quelque chose.
tout discours n’est pas apophantikos [propositionnel]  : seul Le moindre des énoncés prescriptifs est exécutoire. Son
l’est celui auquel il appartient de dire vrai ou de dire faux. énonciation n’informe pas seulement le destinataire de sa
Or, cela ne se produit pas dans tous les cas : la demande [la signification, elle le place en position d’obligé. L’obligation
prière, euchè] par exemple est un discours, mais il n’est ni vrai n’est pas une contrainte, elle est l’efficacité pragmatique de
ni faux. Ces autres sortes de discours seront donc laissées à ce genre d’énoncés. Elle est entièrement indépendante de ce
l’écart  : leur examen est plutôt l’affaire de la rhétorique ou que le destinataire décidera de faire par rapport à l’ordre reçu.
de la poétique, seul le discours apophantique fait l’objet de la Il est utile, à ce propos, de distinguer les performatifs des
présente théorie [théôria]. » prescriptifs. L’efficacité d’un énoncé comme  : Je déclare la
Voilà donc une mise à l’écart, la constitution très ancienne séance ouverte, est immédiate, puisque l’énonciation de cet
et sans doute très sage d’une altérité  : dans l’ensemble des énoncé, sous certaines conditions contextuelles, suffit à effec-
discours (l’ensemble du sémantique), la logique que nous tuer sa signification. Ce n’est pas le cas d’un ordre comme :
appelons proportionnelle ou attributive ne traite que des Ouvrez la porte. L’effectuation de sa signification, l’ouverture
expressions apophantiques. Celles-ci, que nos contemporains de la porte, n’est pas contemporaine de son énonciation, mais
à venir (c’est ainsi que le même ordre peut être modulé, en
1. G. H. von Wright, « Deontic Logics », American Philosophical Quarterly, français et en d’autres langues, au moyen du temps futur : Vous
4, nº 2 (1967). ouvrirez la porte). Ce que l’ordre crée immédiatement n’est pas
2. Cf. N.  Rescher, The Logic of Commands, Londres - New York, 1966. Il une situation institutionnelle comme le fait le performatif
nous arrivera pourtant d’employer l’expression logique déontique pour
dénoter la logique des commandements, mais c’est alors pour l’opposer
à la logique des normes. 1. Par exemple L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 4.023 :
3. 4, 17 a. « La propo­­sition est description [Beschreibung ] d’un état de faits. »
98 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 99

mais une situation perlocutionnaire, qui consiste pour le entièrement analogues aux opérateurs de la logique proposi-
destinataire, à être obligé, à « avoir quelque chose à faire ». tionnelle : le nécessaire et le possible avec leurs contradictoires
respectifs, le contingent et l’impossible. Le carré dit d’Aristote
3.
reste alors le référentiel grâce auquel on conçoit les prescriptifs.
Une conséquence importante est que dans ces conditions le
Revenons à la distinction d’Aristote. Une logique des commentaire des énoncés prescriptifs (déontiques en général)
dénotatifs vise à déterminer les règles de formation d’énoncés ne devra pas être d’une autre nature que celui des énoncés
simples (logique des prédicats) ou complexes (logique des dénotatifs.
propositions) qui les maintiennent dans le vrai, une ou des Cette assertion qu’il y a homogénéité entre les deux sortes
expressions elles-mêmes vraies ayant été prises pour éléments. de commentaire touche en plein notre problème : s’il est vrai
Ces règles supposent l’élaboration d’un lexique et d’une que l’homme occidental doit élaborer, discuter et arrêter les
syntaxe grâce auxquels elles sont formulées, et qui constitue prescriptions dont il fait ses normes, c’est qu’il admet que du
le métalangage du logicien. langage du commentaire des ordres au langage des ordres, la
La mise à l’écart des déontiques par Aristote a-t-elle conséquence est bonne. Or, rien n’est moins certain.
pour effet de les soustraire à cette métalangue ? Ce n’est Examinons brièvement une propriété du commentaire et
pas nécessaire, disent les uns ; c’est évident, disent les autres. en général des métalangages, au sens linguistique de ce mot 1.
Les premiers imaginent que les noyaux prépositionnels de On sait que tout mot de la langue naturelle peut être à lui-
la logique déontique sont de même forme que ceux de la même son autonyme. L’exemple suivant, pris à Tarski 2, fait
logique propositionnelle 1. Les autres, suivant les premières comprendre aisément cette différence de rang cachée dans
indications de Wittgenstein 2, les représentent plutôt comme l’identité morphologique. Soit le nom de Mary is a proper
obéissant au paradigme : Il est obligatoire pour x d’accomplir name. Dans la première, le nom est pris selon sa valeur d’appel-
l’action 3. Mais tous conviennent que si l’on veut parler des lation ou désignation ; dans la seconde, où il fait l’objet d’une
prescriptifs, il faut faire usage d’opérateurs ou foncteurs spéci- classification grammaticale parmi les espèces de mots, il est
fiques, qu’ils viennent ou non s’ajouter à ceux de la logique pris comme le signe ou l’image de lui-même. On peut dire
propositionnelle : par exemple les foncteurs d’obligation et de qu’il est cité.
permission paraissent indispensables. Cette propriété s’étend aux phrases. Ainsi la première
Pourtant cette apparente unanimité donne abri à une occurrence de [Il neige] dans : [Il neige] est vrai si et seulement
nouvelle discorde. Car on peut considérer l’obligatoire, le s’ il neige, ou encore « Il neige » dans : Il a dit : « Il neige » sont
permis et les opérateurs dérivés, par exemple le non-obligatoire des images de la phrase Il neige énoncée dans un langage de
qui est le toléré, ou le non-permis qui est l’interdit, comme rang 1, par un voltigeur de Napoléon au bord de la Bérézina.
On voit que le métalangage ou plus généralement le langage
1. Cf. von Wright, loc. cit., p. 156. de deuxième rang, c’est-à-dire celui qui a pour ­référence une
2. Investigations philosophiques, op. cit., § 433, 458, 461, 505, 506, 519,
notamment.
3. Cf. Georges Kalinowski, « Du métalangage en logique, Réflexions 1. Cf. R.  Barthes, Éléments de sémiologie, Paris, Denoël-Gonthier, 1964 ;
sur la logique déontique et son rapport avec la logique des normes », Josette Rey-Debove, Le Métalangage, Paris, Armand Colin, 1978.
Documents du travail, nº 48, Urbino, 1975. 2. A. Tarski, Introduction to Logic, New York - Oxford, 1965, p. 58.
100 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 101

expression langagière (comme c’est le cas de la citation et du Il est possible de comprendre ces effets de déplacement
commentaire entre autres), n’inclut en lui-même que l’image de références en termes de pragmatique. On vient de faire
de l’expression à laquelle il se réfère, et qu’il en neutralise la appel au mot énonciation : il paraît raisonnable d’avancer que
fonction propre. la fonction référentielle se déplace en même temps que l’ins-
Que veut dire au juste « neutraliser la fonction propre tance énonciatrice. C’est tellement évident qu’on peut même
de l’expression » ? On se souvient de l’observation faite par être tenté de penser que beaucoup des hésitations, des confu-
Frege au sujet des expressions dénotatives 1 : « Quand nous sions, et des polémiques touchant à la distinction de la signi-
disons : la lune, notre intention n’est pas de parler de notre fication et de la référence, proviennent de ce qu’on a négligé
représentation [Vorstellung] de la lune et pas davantage de l’aspect pragmatique des énoncés dénotatifs. Un tel « oubli »
nous contenter de la signification du mot [Sinn] : mais nous consiste en ceci qu’on ne se demande généralement pas à qui,
présupposons toujours une référence [sondern wir setzen eine et dans quelles circonstances, s’adresse un énoncé comme La
Bedeutung voraus]. » La fonction référentielle, qui prédo- lune est pleine 1. Et cet oubli n’est pas lui-même fortuit : il
mine dans les énoncés apophantiques, perd nécessairement résulte de l’immense travail d’élimination du contexte prag-
son actualité dès l’instant que l’expression qui remplit cette matique dans l’activité de dire le vrai (l’activité apophantique),
fonction se trouve citée, ou rapportée, ou emboîtée, etc., que Platon surtout a accompli. Il conviendrait de réexaminer
dans une expression de rang 2. C’est par exemple le cas de de ce point de vue la fabrication du dialogue écrit chez Platon,
l’expression la lune dans le passage de Frege que je viens de ainsi que l’idée aristotélicienne que la didactique pure est la
rapporter. seule pragmatique qui conviendrait aux énoncés de science 2.
Lorsque Frege écrit : « Quand nous disons : la lune (etc.) », Mais quand on passe des énoncés apophantiques aux
la lune n’est pas une expression qu’il est en train d’énoncer, énoncés déontiques, il devient très difficile d’ignorer que
mais une expression qu’il place dans la bouche d’un Nous, les transformations que subit une phrase prescriptive quand
et qu’il rapporte. L’expression la lune dans le discours de elle est rapportée sont dues aux transformations corrélatives
Frege ne vaut que comme image de l’expression la lune dans du contexte pragmatique. Car lorsque la phrase citée est par
celui de Nous. Le discours de Nous avait pour référence exemple un énoncé prescriptif, le commentaire qui la cite,
l’« objet »-lune ; le discours de Frege, commentant celui de et qui neutralise dans ce cas sa fonction déontique, ne peut
Nous, abandonne l’« objet »-lune comme référence actuelle ; qu’en modifier le statut : un prescriptif cité ou rapporté, c’est-
sa référence actuelle est l’expression la lune dans le discours de à-dire l’image de lui-même, perd son efficacité pragmatique
Nous, expression dont la signification (le Sinn) est indépen- d’obligation. Le destinataire actuel d’un ordre est obligé, il a
dante, semble-t-il, du rang de langage où elle apparaît. Ainsi quelque chose à faire ; le destinataire, également actuel, d’une
donc la référence actuelle dans le langage de rang 1 devient le citation d’ordre a quelque chose à comprendre. Ouvrez la
signifié de cette référence dans le langage de rang 2, lequel a porte ! fait que j’ouvre la porte. Mais [Ouvrez la porte !], image
pour référence actuelle le langage de rang 1. de la même phrase, placée par exemple dans la bouche d’un

1. G. Frege, « Über Sinn und Bedeutung », dans Zeitschrift für Philoso- 1. Cf. J. Hintikka, « Truth, and Knowledge in Ancient Greek Philoso-
phie und philosophische Kritik, 100 (1892), p. 31 [« Sens et dénotation », phy », American Philosophical Quarterly, 4, 1 (janvier 1967).
dans Écrits logiques et philosophiques, Paris, Points essais, 1971]. 2. Ce que nous faisons par ailleurs.
102 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 103

personnage de roman que je suis en train de lire, ne me fait 4.


pas me lever pour ouvrir la porte, mais par exemple me fait
me dire que dans ce cas, le destinataire de cet ordre doit De ce que le juste ne se conclut pas du vrai, l’homme
ouvrir la porte 1. occidental, étant donné qu’il exclut le cas où le juste est reçu
En mettant ainsi l’accent sur le décrochage pragmatique d’emblée pour vrai, s’inquiète qu’il n’apparaisse tout simple-
introduit par le métalangage on est porté à écarter toute ment comme arbitraire. C’est une ancienne discussion, intro-
parenté entre les opérateurs déontiques et les foncteurs de la duite par les sophistes de la première génération et par leurs
logique propositionnelle (groupés sur le carré dit d’Aristote). adversaires.
Car commenter des énoncés apophantiques, c’est se main- Nous nous attachons ici à examiner seulement une réponse
tenir dans l’apophantique, dans cette classe du discours qui a que l’Occident donne à la question de la juste prescription,
affaire au vrai ; mais commenter des énoncés déontiques, en celle qui repose sur le principe de l’autonomie ; nous mainte-
particulier commenter un ordre, c’est changer de classe ou, nons cet examen dans la logique des attitudes pragmatiques.
comme disait Wittgenstein, de jeu de langage, comme le font Le moindre des prescriptifs. Ouvrez !, Patience !, Vous me
ces soldats que leur officier entraîne à l’attaque en leur criant : le rendrez demain, Agiter avant de s’en servir, a donc cette
« En avant ! », et qui lui répondent : « Bravo ! » sans bouger propriété pragmatique d’être exécutoire, ou comme nous
(mais la classe de langage qu’ils choisissent n’est pas celle des l’avons dit, d’obliger son destinataire. Mais c’est une idée
apophantiques, c’est celle des énoncés esthétiques). couramment admise dans nos contrées que si le destinataire
Si en passant du langage des ordres à celui de leur d’un ordre se trouve placé en situation d’avoir à y obéir ou
commentaire on change de classe (ou de jeu) de langage, il à n’y pas obéir, c’est qu’il reconnaît à cet énoncé et/ou à son
est à supposer qu’il en va de même quand le passage a lieu énonciateur l’autorité de le placer dans cette situation d’obli-
dans l’autre sens, depuis le commentaire des prescriptions aux gation. La prescription est exécutoire, dit-on, parce qu’elle est
prescriptions elles-mêmes. Il est raisonnable de penser qu’il autorisée (sans parler de la condition qu’elle soit exécutable).
n’existe aucun opérateur ou groupe d’opérateurs permettant Le principe d’autonomie, qui n’est peut-être qu’une exten-
de transformer des énoncés dénotatifs (à fonction apophan- sion de l’idée de contrat, consiste à affirmer que le prescriptif
tique) en énoncés prescriptifs (à fonction déontique), ou de n’est autorisé que si son destinataire peut aussi être son desti-
dériver en général ceux-ci à partir de ceux-là. Autrement dit, nateur. Autrement dit : le destinataire d’un ordre est obligé
ce qui est juste ne peut pas résulter de ce qui est vrai, simple- par cet ordre si et seulement s’il peut se substituer à celui
ment parce qu’on ne conçoit pas comment une prescription qui le donne. Et comme la condition est, on le voit, une
pourrait se conclure d’une description. biconditionnelle, nommée aussi équivalence, le principe peut
s’énoncer dans le sens réciproque, ce qui donne : le destina-
teur d’un ordre est autorisé à le donner si et seulement s’il
1. Cf. L.  Wittgenstein, Investigations philosophiques, op. cit., § 459  : peut se substituer à celui qui le reçoit.
« Nous disons  : “L’ordre ordonne ceci” et le faisons ; mais aussi  : En quoi consiste exactement cette substituabilité ? Elle est
“L’ordre ordonne ceci  : je dois…” Nous le transférons tantôt dans formée de deux transformations, elles-mêmes modifiées par
une proposition, tantôt dans un raisonnement, tantôt dans un acte. »
Lawrence Sterne joue pleinement de cet effet au chap. iii de Tristram le modal pouvoir. Soit x et y les individus qui se trouvent en
Shandy. jeu dans une situation prescriptive, et De et Da les instances
104 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 105

respectivement du destinateur et du destinataire de la pres- Cette dernière propriété exige évidemment qu’on cesse de
cription. L’ensemble situationnel formé par les deux instances : considérer cet ensemble comme un ensemble ordonné (x, y),
(De, Da) est un ensemble ordonné. Supposons que ce soit x ou, ce qui revient au même, que s’il est tenu pour ordonné,
qui commande, et qui occupe donc la position De, celle qui l’ordre des termes puisse toujours être commuté.
se lit la première à gauche dans l’ensemble. Le principe d’au- Ce puisse toujours nous rappelle que, comme on l’a noté
tonomie signifie tout d’abord une double substitution : celle tout à l’heure, les transformations mises en jeu dans le prin-
de y à x sur l’instance De, et celle de x à y sur l’instance Da. cipe d’autonomie se trouvent affectées par le modal pouvoir :
Cette double substitution a pour effet d’inverser l’ordre des celui qui prescrit peut être celui qui reçoit la prescription,
termes dans l’ensemble ordonné, qui de (x, y) devient (y, x). et réciproquement ; et cette transformation réciproque peut
On a donc affaire ici à une transformation réciproque 1, qui transformer son résultat, attestant ainsi l’identité de l’ensemble.
a pour symbole R et qui, appliquée à un ensemble ordonné Cette modalité s’exprime en français par le suffixe -able de
(x, y), permet d’écrire R (x, y) = (y, x). l’adjectif substituable.
Cette transformation réciproque ne suffit cependant pas à Mais le modal pouvoir est gros de plusieurs valeurs linguis-
définir l’autonomie. Le principe de celle-ci implique en outre tiques. Laquelle convient-il de lui attribuer ici ? Il ne signifie
qu’une fois cette transformation faite, on peut toujours revenir évidemment pas que la substitution peut se produire « éven-
à l’ordre initial. Il est ainsi supposé que la transformation R tuellement », « à l’occasion », ce qui correspond à la valeur de
peut s’appliquer au résultat de sa précédente occurrence. On contingence. Il ne revêt pas non plus la valeur d’une capa-
aura donc R (y, x) = (x, y). Et comme (y, x) = R (x, y), on peut cité, indiquant que chacun des individus, x ou y, a la force
donc écrire : RR (x, y) = (x, y). Cette égalité fait apparaître que de changer d’instance, comme quand on dit : Il peut garder
la transformation réciproque élevée au carré n’est autre qu’un la parole trois heures. Le modal de pouvoir, dans le principe
cas de transformation identique : I (x, y) = (x, y). C’est ainsi de substituabilité, indique que x et y ont le droit de se livrer
que se justifie la présence du préfixe auto- dans le terme d’au- aux transformations que nous avons dites : (comme dans Son
tonomie : le même ou le soi se forme comme résultat de cette avocat peut faire appel) : il s’agit de la valeur déontique, celle
double transformation. Sous cet aspect logique, nous retrou- du permis ou de l’autorisé. Inutile de dire qu’elle reste flan-
vons la notion de l’identité dont nous disions en commençant quée comme toutes les autres de l’idée large de possibilité, qui
qu’elle est impliquée nécessairement dans la problématique des signifie en général qu’un inactuel est susceptible de devenir
autres ou de l’altérité. actuel : valeur elle-même étroitement associée a l’implication
Si l’on veut à présent transcrire le principe d’autonomie d’un temps futur.
en termes politiques, il se glosera ainsi : celui qui commande Ce repérage rapide de la modalité de pouvoir dans le
peut devenir celui qui reçoit l’ordre, et réciproquement ; dans principe d’autonomie devrait ouvrir la voie à une réflexion
cet échange des individus sur les instances prescriptives, politique, que nous ne ferons qu’indiquer. La transformation
l’ensemble formé par les deux partenaires reste identique à réciproque s’exprime politiquement par une maxime comme :
lui-même. Nul n’est au-dessus de la loi, correspondant à la règle grecque de
l’isonomia selon laquelle chaque citoyen est dans un rapport
1. Cf. J. B. Grize, Logique moderne, Paris et La Haye, 1971, II, 24 ; J. Piaget, égal à la loi, y compris celui qui dit la loi, et elle donne égale-
Essai de logique opératoire, Paris, 1972. ment sa raison à la règle de la révocabilité des gouvernants.
106 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 107

Quant à la transformation identique, elle trouve son expression Buber 1, que la relation avec autrui consiste à être saisi (ou
politique dans le principe que l’unité (nationale, de classe, ou dessaisi, comme on voudra dire) par la prescription qui sous
autre) est inaliénable, puisqu’elle garantit que le corps de la forme d’ordre, de demande, de simple attente, émane d’autrui,
communauté politique ne s’altère pas alors même que tels des et que c’est le propre de ce saisissement de ne pas être surmon-
gouvernés viennent se substituer aux gouvernants. table par une commutation des partenaires sur les instances
Ce double fonctionnement, qui est celui de l’altérité dans déontiques. Ce n’est pas que moi, qui suis le destinataire de
l’identité, commande aussi bien la Constitution américaine cette sourde prescription dans un cas, ne puisse en être le
que l’administration de la Commune de Paris en 1871. Qu’il destinateur dans un autre ; mais ces deux positions sont
existe cependant plusieurs différences formelles entre l’une et incommensurables par elles-mêmes. En accueillant l’obliga-
l’autre, on le sait du reste. L’une des principales est peut-être tion la plus « simple », je me constitue comme son « otage ».
celle qui relève de la valeur temporelle accordée à la modalité La demande de l’autre dans son dénuement, voilà pour
de pouvoir. Qu’il soit permis de procéder aux substitutions Levinas ce qui prescrit, au sein de toute prescription. Cette
que nous avons dites est une chose, une autre de savoir avec force qui l’oblige, nul ne peut la tirer de l’expérience qu’il
quelle périodicité on le peut. La Commune de Paris déclare a de lui-même. Ce qu’il rencontre là, plus qu’il ne l’expéri-
que tout fonctionnaire de la Commune est révocable à mente à vrai dire, c’est selon Levinas la « merveille » de l’exté-
chaque instant : elle donne ainsi au possible de la substitution riorité, ou de la transcendance 2. L’autre est mon maître. Je
son acception la plus pleine au point de vue temporel (sans puis certes expérimenter ma propre force d’obliger autrui, ma
parler de son extension socio-politique). Selon la Constitution faculté de prescrire et de commander ; mais cette expérience
américaine, la substitution n’est autorisée que tous les quatre est une infatuation du Moi si elle me conduit à m’attribuer
ans, et par tranches. Il y a gros à parier que l’autonomie en la faculté d’obliger ; car celle-ci pour autant qu’elle est juste
matière de prescriptions n’est pas saisie par les partenaires et non despotique, n’appartient pas au Moi, dans la jouis-
de la même façon dans un cas et dans l’autre. En fait le sance de son domaine, elle lui vient de l’autre, elle le traverse
rythme autorisé des substitutions est l’une des composantes, et elle en fait l’otage de l’autre alors même qu’il paraît en
et non des moindres, de l’identité politique de la communauté être le maître. Je ne puis occuper la position de ce qui oblige.
considérée. Le Tu qui ordonne n’est donc jamais un Je possible et c’est
pourquoi du reste Levinas incline à user du pronom de la
5.
troisième personne pour appeler autrui, plutôt que de celui
de la deuxième personne, qui entretient l’illusion du dialogue.
Mais laissons cet aspect directement chronologique de la L’« asymétrie » entre le destinataire et le destinateur des pres-
question, pour examiner la portée logico-éthique de l’autono­ criptions est insoluble  : au point de vue déontique, ils ne
­mie, qui nous intéresse davantage ici. Les deux transformations forment jamais un Nous.
qui constituent cette dernière, assorties de la modalité de Il est impossible de donner ici à ces thèmes l’écho qu’ils
possible-permis, modifient complètement la situation pragma­ méritent ; on nous permettra une seule observation : en un
tique de prescription. Emmanuel Levinas dont on peut dire
qu’il a consacré son œuvre à l’intelligence et à l’illustration 1. M.  Buber, Je et Tu, trad. fr., Paris, 1938.
de cette situation fait observer, à l’encontre des analyses de 2. E.  Levinas, Totalité et Infini, La Haye, 1961, p. 269.
108 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 109

sens, ce contre quoi lutte l’œuvre de Levinas, c’est la ­confusion les partenaires sont placés dans un jeu de langage qui n’est
des prescriptions et de leurs images dans le commentaire, et plus le déontique, où l’énoncé prescriptif donne lieu à exécu-
c’est même la confusion des instances prescriptives et des tion, mais le méta-dénotatif, où le même énoncé donne lieu
images de ces instances dans le commentaire, qui est déno- à commentaire. Dans l’obligation, nul n’est à la place de
tatif. Je et Tu sont commutables dans le commentaire de la loi, l’autre, même s’il conçoit de pouvoir s’y mettre. C’est cela
parce que ce commentaire appartient à la classe des discours même qu’efface le discours d’autonomie.
apophantiques, ayant les prescriptions pour référence ; mais
ils ne sont pas commutables dans la situation prescriptive 6.
actuelle, si ce n’est au prix d’une rébellion, d’une ­insoumission,
d’une révolution. Imaginons qu’un code militaire édicte Toutefois cet effacement n’est pas aussi direct que l’indi­
comme norme que le peloton d’exécution d’un déserteur soit quent les observations que l’on vient de faire. S’il l’était, il
commandé par un soldat tiré au sort. Dans cet énoncé de n’effacerait rien, la transcendance de l’obligation resterait
norme, qui est lui-même descriptif, les places du commandant insurmontable, et l’idée d’autonomie ne pourrait pas se faire
du peloton et du déserteur sont « ouvertes », toi et moi pouvant valoir. Il faut que l’effacement s’efface lui-même.
occuper l’une ou l’autre indifféremment, salva veritate (la vérité Or cela est possible et peut-être nécessaire si au lieu de
du corps militaire). Mais dans la prescription que commente prendre l’obligation comme un Faktum, comme un « fait
et réglemente le code, et qui est : (Faites) feu sur le déserteur ! transcendantal » de la raison pratique pour parler comme
il n’en est pas ainsi : pour autant que je suis concerné actuel- Kant, on cherche à la déduire, ou du moins à la justifier. On
lement par une telle situation, je ne puis y être placé que d’un change alors de classe de langage ; et la commutation qui
côté ou de l’autre. Le Je qui dit : Feu ! ne peut commuter avec est impossible salva fide dans la situation prescriptive paraît
celui qui reçoit l’ordre ni avec celui qui reçoit le plomb, du devenir possible salva veritate dans la situation descriptive,
moins salva fide. celle du métalangage.
Il ressort de ces brèves remarques que le discours de l’auto- À s’en tenir à la première situation, on ne voit pas de quel
nomie est à la situation prescriptive comme un commentaire nom peut être nommée l’identité que l’autonomie suppose
d’ordre est à un ordre : il la neutralise, au sens où nous l’avons entre celui qui ordonne et celui qui reçoit l’ordre. Or si cette
dit tout à l’heure. En concevant l’obligé comme un obligeant identité existe, on doit pouvoir la nommer. Mais si elle est
possible et réciproquement, il croit donner une assise à l’auto­ nommable, ce ne peut être que dans un discours qui prend
rité de chacun. Mais par rapport à un énoncé prescriptif ou, la situation prescriptive en référence, qui donc met à la place
comme dirait Levinas, dans la situation d’obligation que nous des prescriptions leurs images (ou leurs antonymes), et qui
crée autrui, il n’y a pas de chacun. Le chacun appartient au rétablit de ce fait pour le Toi et le Moi, partenaires asymé-
jeu du langage où est posé le possible, il est l’un de chaque triques de l’obligation, la capacité d’être ensemble les énoncia-
(fois possible). Un ordre, une demande excluent par hypothèse teurs et les énonciataires du nom de l’identité qu’ils sont alors
le chacun, parce qu’ils créent une situation dont la singularité jugés capables de former. Ce n’est donc que dans le métalan-
est précisément que l’un a à y faire quelque chose que l’autre a gage sur la prescription que le nom de l’identité (c’est-à-dire
à ne pas faire, par construction. Le chacun suppose au contraire l’identité) des partenaires dans la situation prescriptive peut
que l’ordre est saisi comme son image ou son autonyme, que être prononcé. L’impossibilité que cette dernière oppose à la
110 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 111

formation d’un Nous qui serait ensemble le destinateur et le énoncés de normes, laquelle est comme celle du métalangage,
destinataire des ordres (puisque les ordres divisent les parte- apophantique. Conformément à ce qui est en jeu dans cette
naires sans réversion actuelle), cette impossibilité est levée classe de langage, il s’agit donc pour les Déclarations non pas
par la possibilité d’un sujet pluriel de l’énonciation, possibilité d’être justes, mais d’être vraies.
qu’offre le métalangage qui prend ces ordres mêmes pour Mais la vérité que l’on peut attendre d’une Déclaration
référence. des droits n’est pas celle qu’on exige d’un énoncé scientifique.
Il faut que les énoncés prescriptifs perdent leur valeur Dans ce dernier cas, la référence est un phénomène ou un
d’obligation actuelle pour que puisse être nommée l’identité ensemble de phénomènes que tous les énonciateurs ont une
qui est censée se constituer par la commutation des parte- égale capacité de se donner. Quand la référence est le droit de
naires. Car dans le métalangage sur les ordres, les partenaires prescrire, la condition qu’on vient de dire n’a pas de sens. Si
de l’obligation peuvent dire Nous. Ils peuvent déclarer quelle une Déclaration de droits peut être vraie, ce n’est évidemment
est l’identité qu’ils peuvent former, ils peuvent même la définir, pas par conformité avec des faits établis. Comment donc
comme nous l’avons fait, au moyen des transformations réci- peut-elle l’être ?
proque et identique qu’ils doivent pouvoir subir par rapport C’est ici qu’entre en jeu l’énonciation sui-assertive et sa
aux instances prescriptives. Ils peuvent ainsi résoudre l’alté- pragmatique spéculative. La vérité des énoncés déclaratifs
rité liée à l’obligation grâce à une déclaration métalinguistique destinés à autoriser les énoncés prescriptifs est, dans la pers-
d’identité. pective de l’autonomie, une vérité spéculative, et non positive.
Tel est un rôle des Déclarations classiques. On y déclare Par spéculatif 1, nous désignons des énoncés dont le sujet
des droits parce que la question qui y est posée est bien celle logique est le sujet de l’énonciation.
de l’autorité de prescrire. La Déclaration autorise la prescrip- Prenons un exemple. Les articles de la Déclaration des
tion. Autrement dit, et pour reprendre une utile distinction droits de l’homme et du citoyen votée par la Constituante
faite par les spécialistes 1, la Déclaration érige en normes les française en août 1789 sont des énoncés dénotatifs. Ainsi  :
prescriptions qui lui font suite dans le recueil des lois. Les « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux » ; ou « Le
prescriptions s’énoncent : « il est obligatoire pour x d’accom- principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la
plir x », tandis que les normes s’énoncent : « C’est une norme nation. » Ces articles sont aussi des énoncés métalinguistiques
édictée par y que : “il est obligatoire pour x d’accomplir x”. » parce qu’ils ont pour fonction d’autoriser des prescriptions
On voit que les normes sont des énoncés descriptifs dénotant ultérieures, qui seront dès lors des normes, nommées aussi lois.
des prescriptions, et qu’elles appartiennent au métalangage. Si Mais comment ces articles peuvent-ils être admis en vérité ?
c’est dans la déclaration des normes que l’on trouve la nomi- Les énoncés qui les composent ne sont pas déductibles puis­
nation de l’identité supposée dans les prescriptions, c’est que qu’ils sont eux-mêmes les prémisses de toute déduction légis-
cette déclaration offre les propriétés d’un métalangage. En lative. Ce sont des principes. Sont-ils évidents ? On connaît
particulier, les énoncés prescriptifs y passent en référence des les difficultés que soulève cette notion. Sont-ils des opinions,
énoncés des normes. Ils y perdent leur efficacité déontique, peut-on leur opposer des opinions contraires, comme le
celle-ci est transformée en l’efficacité pragmatique propre aux commande l’exercice dialectique ?

1. Georges Kalinowski, loc. cit. 1. Cf. Vincent Descombes, L’Inconscient malgré lui, Paris, 1977.
112 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 113

Ils échappent à toutes ces caractérisations, ils ne relèvent Seulement, et c’est ce que nous voulions signaler en annon-
ni de la dialectique (au sens d’Aristote) ni de la science posi- çant que le principe d’autonomie vient clore la question de
tive. Nous disons qu’ils sont spéculatifs. Une preuve en est l’autorité, il y a entre les deux déclarations une différence
qu’ils sont précédés d’un préambule, dans lequel le sujet qui importante, celle qui sépare le dénotatif du normatif. Car si
va énoncer les articles se nomme lui-même  : « Les représen- l’on développait l’énoncé ci-dessus, on obtiendrait ceci : La
tants du peuple français, constitués en Assemblée Nationale nation déclare qu’ il est vrai que la nation peut déclarer qu’ il
[…] », et où il se déclare bel et bien le sujet de l’énonciation est juste que… (suit telle prescription proprement dite) ; ou
desdits articles  : « L’Assemblée reconnaît et déclare […] les plus simplement  : La nation déclare vrai que la nation a le
droits suivants de l’homme et du citoyen. » droit de prescrire (ce qui suit). La déclaration du Préambule
Voilà l’identité nommée : la nation assemblée. Mais on est dénotative ; le pouvoir de déclarer énoncé dans l’article
observera que cette identité est seulement celle du sujet qui est normatif.
énonce les droits, c’est-à-dire qui édicte les prescriptions ulté- Ainsi sous le nom de la nation, qui est sujet déclarant et
rieures en normes. C’est l’identité d’un sujet de l’énonciation substance déclarée (déclarée avoir le droit de déclarer), on
d’énoncés dénotatifs (ou normatifs selon l’acception que nous peut croire que l’on a affaire à une tautologie. Or, au sens de
avons choisie de ce mot). Ce sujet s’appelle aussi le législateur la logique moderne, les tautologies sont des vérités. Ainsi la
parce que les prescriptions qu’il énoncera ultérieurement ont nation serait vraie. Mais d’abord, si tautologie il y a, elle n’est
été préalablement édictées en normes. pas bien formée. Elle n’unit pas dans un même énoncé le sujet
Le législateur est donc le sujet de l’autorisation. Et le prin- de cet énoncé et l’attribut qui le définit exclusivement. Bien
cipe de l’autonomie vient, exactement ici, refermer la question au contraire, elle unit dans un même énoncé le sujet de cet
qui ne manque pas de se poser à son propos et qui est : qu’est- énoncé (que nous avons aussi nommé substance) et le sujet
ce qui autorise le sujet de l’autorisation ? Comment le législa- qui énonce cet énoncé. En logique dénotative, un énoncé
teur est-il autorisé ? Car le principe d’autonomie y répond de ainsi composé doit être rejeté parce qu’il est mal formé ; sous
la manière qu’on sait, par exemple dans l’article 3 déjà cité : sa forme négative, c’est un non-sens fameux, comme : Je ne
« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans suis pas en train de parler. Si les deux énoncés ayant la nation
la nation […]. » pour sujet forment une proposition sensée, ce ne peut être que
Dès lors le caractère spéculatif des énoncés normatifs dans une logique spéculative, celle de Hegel par exemple, car
apparaît clairement : le sujet la nation de l’énoncé de l’article : elle seule a pour principe d’admettre les énoncés spéculatifs
La nation contient le principe de toute souveraineté est égale­­ comme corrects, et de faire un ressort déductif de l’insertion
ment le sujet de l’énonciation du Préambule  : La nation du sujet de l’énonciation dans l’énoncé (où beaucoup ­d’Anciens
(assemblée) reconnaît et déclare l’énoncé précédent. La substance voyaient un paralogisme).
de l’article est le sujet qui le dit vrai, et le sujet qui déclare Mais ensuite, même dans une telle logique, la nation comme
vrai l’article peut le déclarer vrai parce qu’il est la substance substance et comme sujet n’est pas encore acceptable. Car elle
d’un article qui établit son pouvoir de déclarer. En simpli- n’est pas substance et sujet dans une seule et même classe de
fiant l’analyse, cette situation spéculative paraît pouvoir langage. Elle est substance, c’est-à-dire sujet d’énoncé, dans
s’expri­mer par l’énoncé suivant  : La nation déclare que la l’énoncé de l’article qui la dit souveraine, et qui est un énoncé
nation peut déclarer. dénotatif. Mais elle est sujet, au sens de sujet ­d ’énonciation,
114 Logique de Levinas L’autre dans les énoncés prescriptifs… 115

deux fois  : elle l’est dans le préambule, où elle se désigne 7.


comme l’énonciateur des articles, qui sont encore des énoncés
dénotatifs ; mais elle est aussi déclarée, dans l’article, sujet En résumé, le consensus pragmatique sur un énoncé déno-
autorisé des lois qui vont suivre, sujet autorisant, sujet édic- tatif comme Le ciel est bleu se marque par le fait que l’inter­
tant les prescriptions comme normes. Comme sujet, elle locuteur le répète tel quel. Si le destinateur déclare : Je te dis
ne dit donc pas seulement : Ceci est, mais aussi : Cela doit que le ciel est bleu, le destinataire marquera son accord en
être (et c’est une norme). Or, dans une logique spéculative, à déclarant : Je te dis que le ciel est bleu. Dans ces énonciations
commencer par celle de Hegel, il n’y a pas de place pour le « constatives », comme disent Searle et Habermas 1, les noms
Tu dois. La raison pratique (qui serait dans notre cas la nation des partenaires sont parfaitement commutables puisque je et
pratique) est un moment, illusoirement isolé par Kant, dit tu n’ont pas à être permutés quand y prend la parole à la place
Hegel, du mouvement général de la raison tout court. Il n’y de x.
a pas d’éthique hégélienne, et sa politique n’a pas besoin, en Il n’en va pas ainsi pour le consensus pragmatique que
principe, de prescriptions. Une telle élimination est conforme peut susciter un énoncé déontique comme Ferme la porte. Si
à la logique spéculative. Celle-ci est par hypothèse le méta- son destinataire veut marquer son accord avec l’ordre qu’il
langage de l’instance énonciatrice (la philosophie) sur tous reçoit, il ne doit pas le répéter tel quel. Admettons que celui
les énoncés (la réalité) dont elle peut avoir connaissance ; les qui ordonne emploie ce que Searle et Habermas appellent
prescriptifs notamment n’y sont donc jamais considérés qu’en un « régulatif ». Je te dis de fermer la porte : celui qui reçoit
tant qu’images d’eux-mêmes, c’est-à-dire pragmatiquement l’ordre, s’il répétait Je te dis de fermer la porte, marquerait
neutralisés. son désaccord et non son accord. Pour exprimer celui-ci, il
En revanche, si l’on entend respecter la propriété remar- doit permuter les pronoms personnels : Tu me dis de fermer
quable des prescriptifs, c’est-à-dire l’altérité, il faut renoncer à la porte, ce qui atteste que les noms des partenaires (x, y) ne
leur trouver un sujet d’énonciation. C’est ce que Kant indi- sont commutables sur les instances (De, Da) de la situation
quait clairement : la loi morale ne peut se déduire. On peut déontique.
seulement lui supposer comme sujet une Volonté ; mais nous Le bleu du ciel peut donner lieu à « reconnaissance et décla-
ne pouvons rien dire de celle-ci : pas de métalangage sur le ration » comme disent les représentants du peuple français,
sujet des prescriptions. Transcendentalement notre expérience parce qu’il est la référence d’un discours apophantique qui a
de la loi est d’être saisis par elle. Kant est sans doute moins la vérité pour enjeu et que celle-ci permet ou suscite un Nous
fidèle à la prohibition du métalangage qu’il ne paraît, quand comme énonciateur commun, comme identité. Mais Ferme
il en vient à déterminer l’énoncé convenable de cette loi. Mais la porte ne permet pas cette reconnaissance et déclaration
il cherche du moins à éviter la confusion de ce qui dit Tu communes. Le Nous identique qui déclare le ciel bleu se casse
dois avec ce qui dit Je pense. Emmanuel Levinas recommence en altérité quand l’un dit à l’autre de fermer la porte. L’idée
avec plus de force la désintrication des deux domaines prag- d’autonomie vient cicatriser cette brisure et constitue un Nous
matiques. Seulement, si l’on suit cette voie, il faut renoncer déontique. Mais elle ne peut produire qu’un Nous normatif,
à l’identité du Nous, notamment du Nous de la nation, et
jusqu’à l’invocation de son nom. 1. Cf. Jacques Poulain, « Vers une pragmatique nucléaire de la commu-
nication », 1977.
116 Logique de Levinas

qui parle des prescriptions : dans la situation de prescription,


ou si l’on préfère d’obligation, le Nous se défait en Je et l’autre.
Tu dois est incommensurable à Nous savons.
Nous avons pris un exemple où le Nous supposé autonome
porte le nom de nation. Comme notre méthode d’approche
procède par analyse du langage, et non par analyse socio­ Les droits de l’Autre
logique ou historique, nous sommes enclin à penser que ces
conclusions valent aussi pour d’autres noms s’ils sont donnés
à d’autres Nous dans les mêmes conditions pragmatiques, par « Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un
exemple : prolétariat, peuple, plèbe. Mais en revanche cette homme a précisément perdu les qualités qui permettent
analyse critique ne vaut plus rien si l’on examine des situa- aux autres de le traiter comme leur semblable. » En écrivant
tions pragmatiques où l’altérité sans nom qui prescrit est cette phrase dans son étude sur L’Impérialisme qui forme la
admise dans ce que Levinas appelle sa transcendance, c’est seconde partie des Origines du totalitarisme (1951), Hannah
le cas de la pensée judaïque, ou dans ce que l’anthropologue Arendt détermine la condition fondamentale des droits
appellerait sa tradition, c’est le cas de la pensée sauvage. Mais de l’homme  : un homme n’a de droits que s’il est autre
alors précisément, on ne se soucie pas d’autonomie. qu’un homme. Et il n’est autre qu’un homme que s’il est
aussi l’autre homme. C’est alors que « les autres » peuvent
le traiter comme leur semblable. Ce qui fait les hommes
semblables, c’est que chacun porte en soi la figure de l’autre.
Leur similitude commune procède de leur dissimilitude
singulière.
Tu ne tueras pas ton semblable : en le tuant, tu ne tues pas
un animal de l’espèce Homo sapiens, tu tues la communauté
humaine qui est présente en lui comme capacité et comme
promesse. Et tu la tues aussi en toi. En bannissant l’étranger,
tu bannis cette communauté, et tu t’en bannis.
Qu’est-ce que cette figure de l’autre en moi, qui serait
ainsi le fondement de mon droit à être traité en homme ? Les
réflexions qui suivent sont consacrées à cette question.
« Rien d’autre qu’un homme », comme Hannah Arendt
l’écrit, ce serait : rien d’autre qu’un individu de l’espèce Homo
sapiens. Espèce très puissante puisqu’elle a vaincu toutes les
autres dans la lutte pour la vie dont la surface de la terre est
le théâtre. Et qui continue à les combattre avec succès, par
exemple au moyen de l’hygiène, des dispositions sanitaires,
de la protection de l’environnement… Chaque humain est
118 Logique de Levinas Les droits de l’Autre 119

un spécimen de cette espèce. Il ressemble à tout autre de son L’interlocution, à la différence d’une communication
espèce, comme un chimpanzé à un chimpanzé. animale, qu’il faudrait qualifier d’homogène, introduit entre
La figure de l’autre singe est-elle présente en chacun d’eux ? les locuteurs une relation de similitude et de disparité à la
Les singes ont la faculté de se reconnaître les uns des autres fois. Les instances je et tu ne peuvent pas fusionner puisque
et de se distinguer des autres espèces animales. Ils peuvent l’une a la parole quand l’autre ne l’a pas encore, ou ne l’a plus,
communiquer entre eux par des systèmes de signaux senso- en ce moment. En tant que déictiques, je et tu sont corrélés
riels, relevant des cinq sens et de la motricité. Ces systèmes avec maintenant, qui désigne précisément le présent de la
forment une sorte de langage, et celui-ci assure aux animaux parole. C’est à partir de lui que se déploie la temporalité du
une sorte de communauté où sont échangés des affections passé et de l’avenir. Mais quant à la capacité de parler, qui par
(les pathèmata d’Aristote) et des avertissements quant aux définition n’est pas bornée à ce présent mais s’étend à toute
conduites à adopter. interlocution possible, je et tu sont semblables. Les personnes
De ce langage signalétique, l’espèce humaine n’est pas capables de parler occupent tour à tour l’instance je et l’ins-
complètement privée. Mais il occupe chez elle une très petite tance tu. Quand elles disent je, elles sont un tu passé ou à
place. La capacité animale de communiquer est fixée dans le venir, quand elles sont en position tu, c’est qu’elles ont parlé
stock génétique commun à l’espèce. Elle est d’ordre instinctif. ou parleront en disant alors je.
Les humains ont très peu d’instincts. Comparés à leurs frères L’interlocution implique donc que les humains ne peuvent
animaux, les jeunes humains mettent beaucoup de temps à pas, en effet, fusionner dans une communauté par signaux,
pouvoir actualiser la langue de leurs semblables. Cette langue comme les animaux sauf dans le cas où l’interlocution est
n’est pas commune à l’espèce. Elle n’opère pas par signaux impossible et où il ne leur reste qu’à recourir à cette pauvre
corporels, mais par signes. Ces signes arbitraires, en se combi- ressource. En principe, le nous humain résulte de l’interlocu-
nant selon des règles elles-mêmes arbitraires, mais fixées dans tion et ne la précède pas. Dans ce nous, la figure de l’autre
des structures syntaxiques, permettent de désigner n’importe reste distinctement présente à chacun, en tant que l’autre est
quel objet, réel ou non, extérieur ou intérieur, comme leur son interlocuteur possible. L’un et l’autre peuvent parvenir à
réfèrent, et de signifier quelque chose à propos de cet objet. un accord, après argumentation et débat, et stabiliser alors
Cette signification enfin, et c’est ce qui nous intéresse ici, est leur communauté par contrat. C’est le principe de la politeia
adressée. grecque ou de la république moderne. Le citoyen est l’individu
Cette fonction, que nous appelons aujourd’hui pragma- humain à qui le droit de s’adresser aux autres est reconnu par
tique, du langage humain commande évidemment la forma- ceux-ci.
tion de la figure de l’autre. Explicitement ou non, toute phrase Il faut distinguer le principe républicain du fait démo-
humaine est destinée à quelqu’un ou à quelque chose. Elle cratique. Le demos n’est pas une communauté contractuelle,
attend une réponse au sens large, un enchaînement. Cette mais naturelle et culturelle. Les individus y sont reconnus
polarisation se marque dans nos langues par les « personnes » non pour leur droit à la parole, mais par leur naissance, leur
verbales et les pronoms personnels. Je est ceci (celui ou celle) langue et leur héritage historique. La nation, au sens médiéval,
qui parle en ce moment ; tu cela à qui cette parole s’adresse qu’ils forment se caractérise par l’homogénéité de ses compo-
présentement. Tu est silencieux tandis que je parle, mais tu sants. Ce n’est pas l’interlocution qui engendre la commu-
peut parler, il a parlé, il parlera. nauté, mais la langue, au même titre que les mœurs, opère
120 Logique de Levinas Les droits de l’Autre 121

comme un signal de reconnaissance, entre les membres de la Comment l’état de civilité se trouve effectivement étendu
nation. Bien que doté de la parole interlocutrice, l’individu aux communautés nationales ou démotiques est une question
démotique, qu’il soit serf ou libre, emploie la langue pour sérieuse. L’histoire fournit quantité de modes différents, non
signaler des émotions et des actions aux autres spécimens de seulement politiques et économiques, mais linguistiques  :
la variété des Homines à laquelle ils appartiennent ensemble. langue unique obligatoire, langue officielle avec tolérance des
Ce rapport au langage exclut l’altérité impliquée dans l’inter­ idiomes traditionnels, plurilinguisme obligatoire, plurilin-
locution civique. L’autre reste étranger. Il ne jouit pas des guisme de fait… C’est l’affaire de rapports de force, militaires,
droits réservés aux nationaux. Les mêmes Grecs qui inventent politiques, économiques, culturels. Ces rapports déterminent
la politeia la refusent aux barbaroi. Le droit à l’interlocution la façon dont l’interlocution s’étend, mais ils ne peuvent pas
n’est pas reconnu à tout homme. La figure de l’autre est celle stopper cette extension. La fonction de destination inhérente
d’une menace pesant du dehors sur la communauté nationale. à la structure des phrases ne connaît pas de limite : on peut
Elle ne peut que porter atteinte à son intégrité. prier un fleuve ou un arbre, on peut commander un animal.
Je simplifie excessivement la description pour faire appa- Si le destinataire est un humain, il est immédiatement saisi
raître l’essentiel du démotique par opposition au civique. De comme un interlocuteur, capable de s’adresser à son tour au
l’un à l’autre, la différence tient à la prise en considération premier locuteur.
de l’interlocution, qui modifie la figure de l’autre. Le peuple La capacité d’interlocution n’a pas de borne a priori. Asso-
tient l’autre en dehors de lui-même, la cité l’intériorise. Dans ciée à la récursivité du langage humain et à sa traduisibilité,
les communautés humaines contemporaines, les deux aspects elle est appelée à saisir tous les locuteurs humains dans une
restent le plus souvent confondus, à des titres divers : plus ou communauté parlante. De cette puissance de fait résulte ce
moins de nation, plus ou moins de république. Il n’est pas que j’appellerai un effet de droit. Si tout humain peut être un
discutable que l’institution d’une communauté européenne, interlocuteur pour les autres humains, alors il doit pouvoir
par exemple, ne peut s’autoriser que du principe civique. l’être. On glisse du sens de pouvoir comme compétence à
Il y a dans la république un principe d’universalisation, qui celui de pouvoir comme « avoir le droit ». Nous savons pour-
tient à la fonction d’adresse à l’autre que la parole comporte. tant que la capacité ne fait pas la légitimité. Mais quand il
Si un humain peut parler, il est un interlocuteur possible. S’il s’agit d’interlocution, la confusion est tentante, parce que
parle une langue étrangère à la langue nationale, le principe la capacité d’entrer en dialogue avec autrui est également
n’en est pas invalidé pour autant. L’espèce Homo sapiens a partagée par chacun et que l’interlocution par elle-même
toujours parlé une multitude de langues. Mais toutes sont des implique la réciprocité de la parole. Elle respecte l’altérité de
langues humaines, qui satisfont aux caractères structuraux l’interlocution, mais aussi sa parité avec son partenaire. Elle
que j’ai brièvement rappelés. Ces caractères suffisent à rendre promet ainsi leur liberté respective et leur égalité devant la
une langue humaine inconnue traduisible en principe dans parole. Ne sont-ce pas là les traits de la justice même ? Ce glis-
une langue connue. Je n’insiste pas sur les difficultés et les sement du fait au droit fait songer à la confusion courante de
énigmes de la traduction. La traduisibilité de principe suffit à la démocratie avec la république. Mais comment y échapper ?
assurer l’extension de l’interlocution à tout individu humain, Admettons que la capacité de parler à autrui est un droit
sans considération d’idiome naturel ou national. La civilité de l’homme, peut-être son droit le plus fondamental. Si
peut s’universaliser de fait, comme elle le promet de droit. l’usage de cette capacité est interdit, de fait, par l’injustice du
122 Logique de Levinas Les droits de l’Autre 123

sort, ou par principe, en punition d’une faute, par exemple, parler, il doit en conquérir le droit, et à cette fin, il doit se taire.
un dommage est infligé au locuteur ainsi frappé. Il est placé Cette mise en suspens de l’interlocution impose un silence et
à l’écart de la communauté des interlocuteurs. Il n’est plus ce silence est bon. Il ne porte pas atteinte au droit de parler,
autrui pour personne, et personne n’est plus son autre. Il y il en enseigne le prix. Il est l’exercice nécessaire à l’excellence
a beaucoup de façons d’imposer le silence. Amnesty Inter- de la parole. Comme l’écolier, les écrivains, les artistes, les
national les connaît mieux que quiconque. Sa vocation est savants, les novices doivent faire retraite pour apprendre ce
modeste mais décisive. Elle est minimale. Amnestos signifiait qu’ils auront à dire aux autres.
celui qui est oublié. Amnesty ne demande pas la révision du Le maître, quelque nom qu’il porte, les excepte du partage
jugement ni la réhabilitation du condamné, mais seulement de la parole, pour leur dire quelque chose qu’ils ne savent
que l’institution qui a décrété sa mise au silence oublie ce pas. Il peut même leur parler dans un langage qu’ils ne
décret et rende la victime à la communauté des locuteurs. comprennent pas. Le maître n’est pas la figure d’autrui, de toi,
C’est une tâche conforme aux dispositions du droit public mais la figure de l’Autre dans sa séparation. C’est l’étranger.
des républiques démocratiques. Je maintiens pourtant que Comment dialoguer avec l’étranger ? Il faudrait apprendre
cette légalité recèle une confusion entre une capacité, l’apti­ sa langue. Cette question a quelque analogie avec celle de la
tude à la parole, et une légitimité, l’autorité de parler. En traduction.
d’autres termes, il n’y a pas de droit naturel, au sens strict. Il Le silence imposé par l’apprentissage civilisateur est le
est de l’essence du droit de se mériter. Pas de droit sans devoir. moment d’un travail d’estrangement. Il s’agit de pouvoir parler
Il en va ainsi de la capacité de dialoguer. Il n’est pas vrai autrement qu’à mon habitude, et de dire autre chose que ce
qu’elle s’actualise spontanément. Elle exige des soins, tout un que je sais dire. L’étrangeté d’un autre sens s’impose en silence
apprentissage, ce qui s’appelle justement une civilisation. Par à travers l’altérité du maître. Il me prend en otage pour me
lui-même, l’humain n’est pas autre qu’un Homo, un animal faire entendre et dire ce que j’ignore. Emmanuel Levinas a
qui peut parler. Il est vrai que son langage est ainsi fait qu’il déployé ce thème mieux que personne.
contient en effet la promesse de l’interlocution. Mais pour Il résulte de cette brève analyse que la capacité d’inter-
dégager et respecter la figure d’autrui que cette promesse locution ne se mue en droit à la parole que si celle-ci peut
comporte, il doit s’affranchir de ce qui en lui la méconnaît dire autre chose que le déjà-dit. Le droit de parler suppose le
et qui est sa nature animale. Les enfants ne vont pas sponta­ devoir d’annoncer. Si elle n’annonce rien, la parole est vouée
nément au dialogue. Quelque chose résiste en nous, qui à la redite et à la conservation des significations acquises. La
« parle » peut-être, mais par signaux plutôt que dans les règles communauté humaine pourra s’étendre, mais elle restera la
de l’interlocution. même, prostrée dans la constatation euphorique qu’elle s’entend
Or la civilisation, considérée ici comme l’apprentissage bien avec elle-même. C’est aujourd’hui la fonction principale
d’une parole partagée avec toi demande le moment d’un des médias. L’interlocution n’est pas une fin en soi. Elle n’est
silence. Le maître parle et l’élève écoute, disait Aristote. Dans légitime que si, par autrui, l’Autre m’annonce quelque chose
ce moment, le je m’est interdit, je suis assigné à la position du que j’écoute sans l’entendre.
tu pour le maître, sur le pôle tacite de la destination. Tacite Il faudrait donc distinguer trois statuts du « droit à la
ne signifie pas passif. L’éloge de l’interactivité comme prin- parole » : la faculté d’interlocution, qui est un principe factuel
cipe pédagogique est pure démagogie. L’élève a la capacité de inhérent aux langues humaines ; la légitimation de la parole,
124 Logique de Levinas Les droits de l’Autre 125

due à ce qu’elle annonce quelque chose d’autre qu’elle s’efforce cette exclusion puisque la victime n’aura pas les moyens d’en
de faire entendre ; enfin sa légitimité, le droit positif de parler, faire état pour se défendre ou pour s’en plaindre.
qui reconnaît au citoyen l’autorité de s’adresser au citoyen. Ceux et celles qui ont échappé à l’extermination dans
Ce dernier aspect confond les deux premiers. Mais cette les camps savent cela. Rendus à la communauté, ils peuvent
confusion est bonne. En autorisant chaque locuteur possible décrire et raconter ce que fut l’administration de la mort. Mais
à s’adresser aux autres, la république lui fait devoir de leur comment pourraient-ils communiquer l’abjection où ils furent
annoncer ce qu’ils ne savent pas. Elle encourage l’annonce, réduits ? Elle était d’abord la rupture de la communication.
elle instruit. Et, d’autre part, elle interdit que quiconque Comment signifier par les moyens de l’interlocution ce que
puisse être privé de parole arbitrairement. Elle décourage la peut être la terreur de n’être plus destiné à rien ni à personne ?
terreur. Elle régit donc le silence pour le mieux, en autorisant On ne leur parlait pas, on les traitait. Ils n’étaient pas des
celui de la discipline et en interdisant celui du despotisme. ennemis. En les appelant chiens, porcs ou vermine, les SS ou
Ce tableau républicain est idyllique, son motif ne l’est pas. les kapos ne les traitaient pas en animaux mais en déchets. Le
La menace d’être privé de la parole n’est pas occasionnelle, déchet est voué à la combustion. L’épreuve d’être oublié est
elle pèse constamment sur le droit à l’interlocution. C’est inoubliable. C’est qu’elle révèle une vérité de notre rapport à
précisément pourquoi la république est indispensable. Un la langue que la sérénité de la croyance au dialogue étouffe
locuteur humain craint toujours d’être frappé par un « Tais- et refoule. L’abjection, c’est que la langue nous manque par
toi ». Il se plaint de ce que son appartenance à la communauté excès, et pas seulement que nous fassions défaut à la parole.
parlante soit précaire. Même le bon silence, celui de l’écrivain, Nous restons à jamais en dette d’annonce. L’Autre dans la
du moine ou de l’écolier, n’est pas subi sans souffrance. Tout langue, l’Autre qu’est la langue, ne dit pas ce qui doit être dit.
bannissement inflige un dommage à celui ou celle qui le subit. Il se tait. Est-ce qu’il attend même ? Exclus de la communauté
Mais ce dommage se mue nécessairement en un tort quand parlante, les déportés furent rejetés à la misère de ce secret.
la victime est exclue de la communauté interlocutrice. Car le En cette misère réside la véritable dignité de parler. L’épreuve
tort est ce dommage dont la victime ne peut pas témoigner, d’être oublié ne peut certes pas s’exprimer dans le partage de
faute de pouvoir être entendue. Or c’est précisément le cas de la parole, qui l’ignore par hypothèse. Ni je ni tu, le déporté
ceux à qui le droit de parler aux autres est refusé. n’est présent au discours des seigneurs et des déportés eux-
Le droit de faire taire que la communauté s’octroie à titre mêmes qu’en troisième personne, et à éliminer. Il est superflu
de sanction est toujours périlleux. La peine de mort cause comme tout locuteur est superflu quant à l’Autre. Mais par là
évidemment au condamné un tort irrémédiable, même s’il même absolument responsable de lui.
est coupable d’un crime odieux. Mais, quant à notre propos L’abjection subie dans les camps illustre horriblement la
ici, le décès n’est pas nécessairement le tort. Il y a de « belles menace d’exclusion qui pèse sur toute interlocution. Dans la
morts », comme disaient les Grecs, celles dont les citoyens cour de l’école, l’enfant à qui les autres disent : on ne joue pas
s’entretiennent longtemps après elles. Il arrive que le locuteur avec toi, connaît cette souffrance indicible. Il subit un tort
soit plus éloquent mort que vivant. Et ainsi il ne meurt pas à la qui, à son échelle, vaut un crime contre l’humanité. Même
communauté. Il faut donc inverser le rapport : c’est le tort qui ceux qui se soumettent à l’ascèse de la séparation pour exalter
fait mourir parce qu’il implique l’exclusion du locuteur hors la puissance annonciatrice de la parole s’exposent au risque
de la communauté parlante. Celle-ci ne pariera même pas de de l’abjection. Ils ne s’interdisent certes le commerce d’autrui
126 Logique de Levinas Les droits de l’Autre 127

que pour mieux prêter l’oreille au maître étranger. Mais cet des gestes, mal déchiffrables en raison de leur arbitraire et de
asservissement à l’Autre est perçu comme une dépendance son peu d’instinct. Il en est affecté, mais il n’a pas de langue
suspecte à une puissance étrangère à la communauté interlo- pour articuler ses affects. Ceux-ci séjournent en lui de façon
cutrice, une sorte de trahison. Le latin sacer, sacré, disait l’am- inconsciente, dans un oubli toujours présent. Ils n’entrent pas
bivalence de l’abject : déchet exclu des intérêts de la commu- dans la temporalité associée aux instances de la destination, je
nauté parlante, mais signe, peut-être, où l’Autre a laissé sa et tu. Ils surgissent au cours de l’histoire individuelle de façon
griffe et qui mérite une crainte respectueuse. apparemment immotivée. Ils bloquent l’interlocution. Avec
Dans son analyse du sentiment sublime, Edmund Burke eux, c’est le tort inévitable et l’abjection de l’infantia qui fait
nommait horror l’affection qui frappe l’âme menacée d’être effraction dans le commerce adulte.
privée du partage de la parole. La puissance qui peut excéder De notre prématuration native résulte une détresse sourde.
les capacités de l’interlocution ressemble à la nuit. Elle n’a C’est à elle que nous devons la capacité d’interroger toutes
pas la figure d’un tu, même si nous cherchons à l’apprivoiser choses. Mais à elle aussi, le besoin d’être accueilli, la demande
par le dialogue. Elle peut être bonne ou méchante. On d’être autorisé à entrer dans la communauté parlante. Dans
l’écoute mais on ne l’entend pas. Ce peut être Dieu, ce peut l’interlocution, de moi à toi, un drame se joue, celui de l’auto-
être l’Animal ou Satan. Nous nous efforçons en silence de risation. La question ou l’assertion adressée à autrui se double
traduire sa voix afin de l’annoncer à la communauté des locu- toujours d’une prière  : délivre-moi de l’abandon, permets-
teurs. Nous cherchons ainsi à dialectiser notre rapport avec moi d’être des tiens. Cette demande admet les modalités les
l’Autre. Mais son étrangeté paraît échapper à toute totalisa- plus diverses, l’amitié, la haine, l’amour, l’indifférence même.
tion. L’effort de traduction est toujours à renouveler. Quand Mais en elle se trouve le fondement du droit à la parole. Car
nous croyons avoir réduit l’abject ou le sacré en significations ce droit m’assure que ma demande sera entendue et que je ne
transparentes, c’est alors qu’il se fait le plus opaque et nous serai pas rejeté dans l’abjection de l’infantia.
revient du dehors comme un accident. Le mal dont souffrent La loi dit : tu ne me tueras pas. Cela veut dire : tu ne refu-
les sociétés contemporaines, le mal postmoderne, c’est cette seras pas à autrui sa place d’interlocuteur. Mais en interdisant
forclusion de l’Autre. Il est le revers du mal qui affecte les le crime d’abjection, la loi évoque sa menace ou sa tentation
républiques modernes à leur naissance, le mal de l’identifica- chronique. L’interlocution ne s’autorise que du respect de
tion triomphante. Saint-Just édicte la loi au nom de l’Autre, et l’Autre, dans ta parole et dans la mienne.
il fait régner la première terreur totalitaire.
Plus sage que les dialecticiens, les jacobins et les décideurs,
Freud reconnaît dans l’abjection, non pas un épisode mais
une situation constitutive du rapport de l’humain à l’interlo-
cution. Enfants, nous sommes tenus en marge de celle-ci, et
condamnés à l’exil. Cette situation d’infantia est celle d’un
humain inachevé  : il ne parle pas encore. On lui parle, on
parle de lui, mais il n’est pas un interlocuteur, bien qu’il soit
plongé dans la communauté interlocutrice. Les phrases qui
le concernent ne valent pour lui que comme des signaux et
La confusion des lames
En petit hommage à (La Métaphore)

« Car je suis bien marri, cher Horatio, de m’être oublié avec


Laërte. » I forgot myself, retenons cet oubli. Ils se sont colletés,
grapping with, dans la fosse où gît la dépouille d’Ophélie.
Hamlet a affiché qu’il jalousait la douleur du frère. Et il a
critiqué son thrène : « Tu ne pries pas bien ». Laërte alors l’em-
poigne à la gorge. Hamlet halète : Enlève tes doigts, retire ta
main, « j’ai beau n’être pas dolent ni impétueux, j’ai quelque
chose en moi de dangereux que tu serais sage de craindre ».
Un je ne sais quoi de menaçant, confesse le prince, et dont il
ne se sent pas responsable. Il argumente : Qui offensa Laërte
en embrochant son père, en rendant sa sœur folle ? Hamlet ?
Jamais ! Hamlet était ailleurs, retenu qu’il était à l’écart de
lui-même, taken away, il dénie, deny, déclare-t-il, avoir offensé
Laërte. La folie seule d’Hamlet était en cause, cette folie en
lui qui lui fait offense. Conclusion  : Hamlet est à ranger,
selon Hamlet, dans « le parti des offensés », il se porte partie
plaignante aux côtés de Laërte. Le prince fait l’idiot en bon
sophiste, il radote son nom, c’est pour mieux le faire changer
de camp. Évaporé, le tort fait à Laërte ! Reste celui que « la
chose » lui inflige, la chose secrète  : « J’ai en moi quelque
chose qui passe tout paraître. »
Assassinat d’un père, affolement d’une femme sœur, la
souffrance de Laërte demande quand même réparation, elle
veut se manifester plus profonde, plus vraie que la peine du
prince. On s’en remet aux armes pour trancher dans le vif le
litige sur la grandeur des infortunes respectives. Les deux vies
à la fin seront bel et bien retranchées, si bien que l’arrêté sur la
130 Logique de Levinas La confusion des lames 131

querelle est remis sine die. Les lames s’escriment avec un succès songé, au venin, il n’y songe pas. Trahison hurle-t-il, quand
si égal qu’elles se substituent l’une à l’autre dans le dernier il voit la drogue à l’œuvre. Il n’en revient pas, il en meurt, le
assaut. Le même fleuret, démoucheté, empoisonné, expédie procédé n’était pas dans son jeu, ce n’était pas de jeu, d’être
ad patres l’un et l’autre plaignants. L’argument d’Hamlet roulé par le poison encore une fois.
était-il donc le bon ? Quant à la loi des pères défunts, les deux Tout à fait dissemblables donc les deux figures, à tout
fils se valent en observance : ils rejoignent les géniteurs dans la prendre, du moins incongruentes. Appliquée sur la douleur
mort. Issue tragique, un classique du destin. Le destin obtient de l’un, celle de l’autre porte à faux. Hamlet se trompe-t-il
toujours réparation de la vie : la mort est sa définition. sur la réciprocité du transfert ? Est-ce la jalousie pour le vrai
La concordance des sorts, la symétrie des deux fils, malheur de Laërte qui l’aveugle ? Il le suggère ici et là, en
Hamlet l’avait confiée à Horatio : « triste de m’être oublié particulier dans la confidence qu’il lâche au crédule Horatio.
avec Laërte » car, ajoute-t-il, « dans l’image de ma cause, je Mais de vrai, il dit faux, il trompe son monde sur la nature
vois le portrait de la sienne ». Mon chagrin est le sien. Quand de sa folie. Du portrait de Laërte, quelque chose manque à
j’ignore sa querelle, je méconnais la mienne. Identification l’image que le prince a de soi, il y manque l’affliction qui rend
d’amour, transfert d’affect. Plus, en tout cas, argue le prince, fou, sans égard réflexif. Et la chose méchante que Laërte serait
qu’une représentation spéculaire, sa souffrance il l’éprouve bien avisé de redouter dans Hamlet, au dire d’Hamlet, n’est
dans l’affliction même et la plainte de Laërte. La confusion rien, on l’a compris, rien qu’un défaut dans la passion.
des lames fait foi d’un tel transit, et même plus : de l’exacte Le roi son père demande d’être vengé. C’est la loi de l’hon-
parité de change entre les deux monnaies passionnelles. neur, la maintenance du nom par les hommes. Le comman-
Horatio doit-il, et devons-nous faire crédit à la confidence dement ne touche pourtant le fils, sa vue, son ouïe, que du
du prince ? Si le portrait de Laërte et l’image d’Hamlet dehors et de loin, sous les espèces d’une entité incertaine,
étaient conformes l’un à l’autre, il faudrait que la perte du d’une présence limbique et faible, entre être et n’être pas. Le
père et les errements de la femme frappassent Hamlet comme spectre doit insister. Trop fantomale, sa loi ne parvient pas
ils foudroient Laërte, d’une violence irrelative, qui n’a pas de jusqu’à l’âme du fils. C’est que celle-ci est habitée, occupée,
comparaison. Le fils de Polonius a-t-il regard sur le portrait suffoquée par autre chose que la loi. Hamlet dénomme l’appa­­
du prince ? A-t-il égard au deuil de l’autre pendant que l’hor- rition « chose ». Bien plus inhérente à sa pensée que l’ordre
reur le torture d’avoir tout perdu et qu’il brûle de se venger ? paternel, une chose en effet hante le fils, la chose dangereuse
Tant s’en faut. Sa fureur ignore tellement l’image d’Hamlet, qui ne parle pas clair, qui peut-être ne dit rien, qui sape toute
elle est si oublieuse de toute réflexion qu’en dépit du pardon résolution. Son mutisme distrait Hamlet, le fait chanceler, le
qu’il accorde au prince, Laërte n’hésite pas à faire siennes les pousse à négliger d’obtenir au plus vite réparation du crime.
machinations du roi félon en vue de faire périr Hamlet sans Les effets de ce grippage, on les reconnaît dans les actes
bavure et par ruse. Les ferraillements d’un duel hasardeux dits manqués, dans les méprises prétendues dont le prince se
serviront à couvrir le vrai meurtre : l’arrêt de mort sera admi- rend coupable. Mais d’abord dans le sang-froid avec lequel ces
nistré au poison. Voilà, c’est convenu, voilà ce dont convient actes délirants sont perpétrés. Transpercer Polonius à travers
le jeune homme avec la crapule au pouvoir. Ne faut-il pas un rideau à la place de Claudius, ouvrir les genoux d’Ophélie
qu’il soit fou de douleur et de rage, l’honnête garçon, pour en à défaut de suborner la reine, jouer Œdipe en somme sur une
venir à un tel expédient ? Pour le coup, Hamlet n’y aurait pas scène qui n’est pas la bonne, en pleine famille polonide, cela
132 Logique de Levinas La confusion des lames 133

fait certes un déplacement de taille. Mais non pas un lapsus, dans la puissance métamorphique recélée par le neutre. Ce
car c’est tout fomenté. Hamlet ne s’en cache pas, il souhaite qui n’est rien et peut être tout, qui peut tout obtenir, c’est
que ça se sache. Acceptez, conseille-t-il à sa mère, que le roi, le verbe. « Pas d’autres glaives que les paroles », se promet la
ce bouffi avec qui vous couchez, « vous amène à lui révéler vengeance d’Hamlet, des paroles qui foudroient. D’autant
que je ne suis pas, pour l’essentiel, essentially, pris de folie, plus foudroyantes qu’elles sont lancées à tous, comme au
pas pris de folie en soi, mais que je suis fou par astuce. Il ne spectacle, et atteignent ceux qu’elles visent par surprise, en
serait pas mauvais que vous le lui laissiez savoir ». By craft, par zigzag.
astuce, par l’art et le métier d’être fou. Dites-le donc que c’est Prendre revanche d’un crime avec un coup de dague
mon cas. ne vaut pas preuve. Même l’aveu du criminel peut lui être
Entre le mal d’Hamlet et le désespoir de Laërte, se glisse arraché. Ce qui monte aux narines du vengeur comme un
le mince artisanat du « comme si ». Le prince est certes fou, baume, le plat qu’il se délecte à manger froid, c’est un désarroi
mais non de désolation et de rage. Fou d’une folie inverse. impromptu, un geste qui échappe au coupable. Mieux que
Vous souhaitez être un Oreste dément sur les planches ? Alors tout devant tous, ce trouble désignera le criminel. Agencer
gardez impassible votre âme, composez froidement l’exal- sur la scène de tels mots accoucheurs, faire confiance au
tation, on y croira. Or n’est-il pas fou aussi, de chercher à simulacre pour démasquer la passion du pouvoir et le désir
tenir une pareille tension, pas monstrueux d’être glacial pour d’inceste d’un souverain infâme, voilà ce que conseille au
mieux paraître ardent ? Le paradoxe du comédien, c’est bien prince danois sa maladie d’ajourner. Le « comme si », ourdi
de lui qu’il s’agit, appelle une démence pour ainsi dire profes- par l’asthénie qui ressasse, lèvera la vérité mieux que toute
sionnelle, et le prince danois se montre orfèvre en la matière. intervention active.
Si sa folie répand l’effroi sur Elseneur, il faut qu’Hamlet soit Faisons jouer au château « La Souricière », c’est le titre
beaucoup flegmatique. Accuse-t-on l’acteur des crimes que de la pièce, par des comédiens de passage, l’effet ne tarde
commet son personnage ? Son flegme est de principe, celui pas. Lors de la scène du poison versé dans l’oreille « le roi se
de l’art dramatique. Mais le principe ne touche à ses pleins lève », fait observer Ophélie. « Quoi donc ! » plaisante Hamlet
effets qu’aidé par une apathie résistante, par une patience enchanté, « un peu de fumée sans feu et voilà qu’il s’effraie ? ».
vide, essentielle à l’âme, cette fois, celle dont s’impatiente Trappe encore, souricière plus redoutable parce qu’elle semble
la voix du spectre. De quoi ont-ils peur, au château, hormis réelle, l’intrigue meurtrière montée par le prince sur la scène
deux ou trois innocents ? Non pas de la vengeance du prince, des Polonides. L’assassinat du père, la séduction à mort de
mais de ce qu’il la mette en scène. Plutôt que théâtralité, la la femme, comment l’oncle usurpateur, fratricide, incestueux,
théâtrique en soi se consume d’un délai. Cette retenue jette comment la mère parjure pourraient-ils à ces signes ajustés,
l’effroi. ne pas reconnaître leur crime et ne pas trahir leur terreur ?
Car ils le savent au château, elle est une folie aussi, la Avec la folie du Danois, Shakespeare livre le mot de
passion dramatique, une folie blanche qui donne carte la métaphore dramatique. Il perd son temps Hamlet ? Au
blanche à la faculté de jouer tous les rôles, l’inquiétante contraire, rien ne lui est plus précieux que ce temps dérobé à
technè du pâle caméléon. Tous les princes du Grand Tournant l’urgence d’honorer le nom du père. Il n’y peut rien, quelque
d’alors, Machiavel le premier, Shakespeare et Montaigne chose à sa place retarde passionnément la succession. Et
après lui, découvrent ou redécouvrent la virtù des héros l’œuvre théâtrique trouve son occasion, son aise et son profil
134 Logique de Levinas La confusion des lames 135

dans le répit opposé au tempo de la filiation. La vengeance détours par lesquels un gibier croise et recroise sa piste et la
n’est puissante qu’enveloppée de la démence qui diffère fait perdre. To foil est ainsi déjouer. Puissent les divagations
son effet. Conséquemment, l’efficacité que Shakespeare et d’Hamlet, les spectacles de Shakespeare, les mises en scène
Hamlet escomptent de la représentation n’est pas que celle-ci de Mesguich semer la meute des félons acharnée à leur mort.
purge la misère des âmes en leur injectant par transfert l’hor- Pour un temps, le temps hors temps d’une représentation, la
reur de l’inconduite sacrilège des héros. La mise en scène n’a parenthèse d’une métaphore.
pas ici pour enjeu, comme le pensait Aristote, la délivrance,
la catharsis. Elle n’est pas le fait d’une sagesse thérapeutique.
Le dramaturge n’est grand, n’a de mérite qu’autant qu’il est
fou d’impuissance devant l’infâme réalité. Il ne l’affranchit
pas de son poison, il s’en venge, il rivalise avec le mal et le
mensonge des apparences par un mensonge plus vrai, par une
fiction plus réelle que l’expérience.
La parenthèse qu’ouvre l’art dramatique, le poison exsudé
par les faits la referme néanmoins : il faut qu’Hamlet meure.
Tout reste à commencer, et le bizarre dessein de conjurer le
mal par représentation reste toujours à fomenter. Trouvera-t-on
jamais assez de génies apathiques, impitoyables, pour nourrir
un tel art ? Assez pervers et obstinés pour demander à la fable
d’assouvir la vengeance du désir contre la réalité ?
Un mot sur un mot pour finir. « I’ll be your foil, Laertes », dit
Hamlet à son adversaire avant de croiser le fer. Gide traduit :
« Je vous servirai de repoussoir, Laërte. » Fausse modestie
­d ’escrimeur ? Le mot est foil, le fleuret : je serai votre fleuret,
dit le prince à Laërte, et voici confessée la confusion des lames,
ou des pointes… Aveu trompeur. En vérité, la confusion règne
d’abord, semble-t-il, au cœur du mot, dans sa polysémie. Foil
est aussi la mince feuille de métal étincelant sur laquelle on
monte une gemme pour en rehausser l’éclat. Laërte est un
bijou, l’orfèvrerie du prince le « repousse », disons-nous, en
redouble le feu. La lamelle de tain au revers de la vitre, qui
la fait miroiter, réfléchir, s’appelle foil aussi bien. Mettre en
valeur, fabriquer un supplément de brillance, voilà ce qu’est
to foil. Dans cet art du clinquant, dans la rutilance qu’obtient
l’artifice, excelle la méticuleuse mélancolie du prince danois.
Le verbe anglais dit encore, on le comprend, la fourberie, les
L’ épaisseur de l’Autre
par Gérald Sfez

Nous cherchons […] à dialectiser notre


rapport avec l’Autre. Mais son étrangeté
paraît échapper à toute totalisation 1.

Les textes réunis dans ce volume représentent tous, sous des


angles divers, la méditation lyotardienne autour de la reconnais­
sance de l’épaisseur de l’altérité. Au plus près de ses différentes
découvertes et approximations, tous les textes réunis en ce
volume attestent d’une pensée au travail, qui se trouve plutôt
qu’elle ne se cherche, variant constamment l’angle d’un dire où
se trouvent inextricablement mêlés le sens aigu de la distinction
au goût du saisissant. La réflexion de Lyotard sur Levinas y est
constante, décisive à l’élucidation des problèmes.

Kant et Levinas : la parenté des approches

Dans « Logique de Levinas », Lyotard a recours à deux


langages : un langage logicien, d’une certaine complexité, instruit
des travaux de formalisation des relations entre langage et méta-
langage de von Wright, d’Alchourrón et Kalinowski ; un langage
linguiste, reprenant la quadripartition très simple de Jakobson,
définissant les points cardinaux de tout énoncé : le destinateur
(celui qui s’adresse) ; le destinataire (celui à qui l’énoncé est
adressé) ; le référent (ce dont on parle) ; le sens (ce qu’on en dit).
La formalisation logicienne et le repérage linguistique ont pour
but de dissiper les confusions qui font se superposer les plans,

1. J.-F. Lyotard, « Les droits de l’Autre », supra, p. 126.


138 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 139

de démasquer les subreptions dans les passages, prétendument d’autonomie pose, avec la plus grande fermeté, la valeur absolue
continus, mine de rien, d’un énoncé à un autre, qui plongent la de la force de juger, son indépendance à l’égard de tout contexte
diversité des ordres de discours dans la nuit du neutre. de déterminations extérieures à l’acte, circonstances, passions,
Lyotard repère ici le trait distinctif du registre prescriptif sentiments, tout comme, en un sens analogue, Levinas soutient
­relativement au descriptif : « Il faut émanciper le critère de la que l’éthique est de l’ordre d’une « signification sans contexte 1 ».
validité des “ordres” [commandements] qui est celui de la justice, En même temps, ce terme ne subordonne pas la valeur de l’acte
de toute justification par les foncteurs de vérité 1. » Lyotard met à une quelconque téléologie. La faculté d’ordonner et d’obéir en
en évidence l’analogie existant entre les façons dont Levinas et toute liberté détache la valeur de l’acte moral de toute considé-
Kant pensent ce qui distingue le prescriptif. Le soin que prend ration du contexte : en amont, de toute puissance du contexte
Kant à rendre les principes de la raison pratique indépendants de antérieur, et, en aval, du contexte final. N’étant plus ordonnée
ceux de la raison théorique doit en effet être confronté au souci à l’enchaînement, la liberté gagne sa spécificité d’être une cause
lévinassien de sauvegarder la spécificité du prescriptif. non causée et détachée de tout enchaînement de causes. Cette
Il revient d’abord à Kant d’avoir effectué le geste philoso- double déliaison destitue le descriptif de toute pertinence quant
phique de délier le prescriptif du cognitif (la raison pratique est à sa capacité de rendre compte de l’obligation, de la dire.
pratique par elle-même et non en fonction et en conséquence Or, à peine la parenté de Kant et de Levinas est-elle ­soulignée
d’une connaissance antérieure du bien, de la loi, ou même de ici, que Lyotard s’en sert pour mieux faire ressortir la différence
la liberté) comme de ne pas avoir déduit la prescription de la lévinasienne. Le rapprochement entre Kant et Levinas est d’abord
connaissance de la causalité des phénomènes. De ce fait, les là : au titre de détour susceptible de nous acheminer vers la plus
ordres ne sont pas dérivés et transformés en “images”. La raison grande justesse lévinasienne. La différence, nous dit Lyotard, « est
travaille autrement dans le domaine de la connaissance et de la d’autant plus profonde que les deux pensées sont parentes 2 ».
pratique morale et son mode de rationalité échappe à la logique Levinas présente une meilleure formule de rupture, une rupture
propositionnelle, elle n’est pas soumise à la juridiction du vrai. consommée avec l’ordre du descriptif et du savoir en général,
La déliaison que plaide Levinas entre le descriptif-cognitif et le soulignant a contrario l’insuffisance des procédures kantiennes
prescriptif, qu’il pense dans les termes d’une an-archie (il n’y a pour assurer la spécificité du prescriptif. Lyotard rappelle, à cet
pas d’arché en amont de la prescription du fait qu’un impératif effet, une affirmation qui donne le ton, lorsque Levinas critique
comme Accueille l’ étranger tient de lui-même son autorité), est toute bonne volonté qui adhère aux idées claires ou qui ne se
ici rapprochée du geste philosophique de Kant. Le terme kantien décide que par respect de l’universel. Si la critique vise Descartes
d’autonomie cristallise ici, pour ainsi dire, la dimension d’une pour son premier argument, elle vise tout autant Kant pour le
raison pratique par elle-même. second : la considération de l’universel qui, selon Kant, entre
Il retient également un autre dégagement. La pensée de dans le caractère de la détermination par la forme de la maxime
l’autonomie met l’accent sur l’indépendance absolue, c’est-à- et intervient à découvert dans le moment d’effectuation de la
dire l’arrachement de l’obligation morale à toute assignation de raison pratique, révélerait ouvertement la subordination in fine du
l’action à une cause extérieure. Elle fait surgir le caractère absolu
du prescriptif qui n’a pas d’autre cause que lui-même. Ce terme
1. E. Levinas, « Préface », Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, La  Haye -
Boston - Londres, Martinus Nijhoff, 1980, p. 12.
1. J.-F. Lyotard, « Logique de Levinas », supra, p. 37. 2. J.-F. Lyotard, « Logique de Levinas », supra, p. 46.
140 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 141

prescriptif au régime du cognitif qui transit toutes les coordonnées foncteurs de vérité qui dissimulerait une apparence transcendan-
de sa conception de la pratique morale. tale. Tout en renonçant à la déduction des principes de la raison
La radicalité lévinassienne est de faire ressortir combien pure pratique, Kant en maintient le fonctionnement en l’inversant,
­l’incommensurabilité entre le prescriptif et le descriptif consonne par la découverte, sous le mode du paradoxe, de la liberté comme
avec la rupture avec toute logique de l’être. À l’inverse de la d’une causalité qui ne peut être déduite. Ce maintien de l’usage
critique hégélienne de la morale kantienne qui vise à montrer du terme de causalité fait problème. Est-on en droit d’employer
combien le devoir-être ne peut gagner d’effectivité dans l’être, la ce même concept de cause pour deux usages contraires, l’un
critique lévinassienne de Kant montre combien, au contraire, le de savoir, l’autre de désir 1, alors même que le concept de cause
prescriptif n’a pas à se soucier de s’inscrire dans l’être et pour- représente une des catégories centrales de la faculté de connaître,
quoi il n’y a pas lieu de penser le devoir-être en analogie avec laquelle est essentiellement distincte de la faculté de désirer (celle
l’être, – comme pourtant Kant tente de le faire –, sans annuler de la raison pratique) ? La notion de cause de soi porte la marque
l’éthique sur-le-champ. L’autrement qu’ être rompt avec le vœu de l’identité d’un sujet où viennent se superposer le destinateur
d’analogie. Prisonnier de ce langage du savoir qui, nécessaire- et le destinataire de la prescription. Elle déplace, par là même, et
ment, corrèle le devoir-être à l’être, Kant ne serait pas parvenu comme nous l’expliquerons bientôt, le prescriptif dans l’ordre du
à épurer le prescriptif sous deux angles distincts  : sous celui, normatif. La raison pratique n’est pas l’anarchie.
d’une part, de la détermination de la liberté et de l’énoncé de Lyotard expose les raisons kantiennes de l’impossibilité d’une
l’autonomie en termes de causalité ; sous celui, d’autre part, de déduction au sens strict dans le champ de la raison pratique
la procédure formelle d’universalisation de la maxime. Seule la (analogue à celle qui a lieu dans le champ de la raison théorique),
critique lévinassienne d’un sujet originaire de l’obligation et d’un pour montrer ensuite en quel sens le raisonnement kantien
horizon final d’universalité permettrait de dégager le fait nu de conserve un reste impur qui brouille la spécificité de l’obligation.
l’obligation : son inconditionnalité transcendante. Tel est le fil L’idée d’autonomie de la raison pratique comporte l’idée de
conducteur de l’argument. cause de soi, non pas, certes, comme ce que l’on peut déduire
directement (au sens où l’on pourrait en effectuer la déduction
transcendantale, ce qui ferait du prescriptif une conséquence
Le pas au-delà de Kant
directe du cognitif), mais comme ce dont l’impossibilité même
Dans « Logique de Levinas » comme dans la Notice 2 sur de déduire la prescription attesterait l’existence. La légitimation
Kant du chapitre du Différend intitulé « L’obligation » qui en de la détermination du sujet moral par lui-même (l’autonomie)
reprend certains passages et les retravaille, Lyotard explique se dévoile paradoxalement depuis l’impossibilité de la déduction
encore plus précisément la force de critique kantienne de l’obliga- du principe pratique comme légitimation de la loi (car, ici, la
tion mais aussi ce qu’elle recèle encore d’impureté théorique. Du légitimation serait précisément cette déduction impossible) : elle
reste, tout le chapitre sur « L’obligation » peut s’entendre comme se révèle comme légitimation (non-déductive) de la liberté. C’est
un dialogue sur cette question avec la Notice 1 sur Levinas et donc, sous un mode inversé, par une des formes de raisonnement
la Notice 2 sur Kant, faisant ici de Kant et de Levinas ses deux indirect et pourrait-on dire par l’absurde, que l’impossibilité de
interlocuteurs privilégiés. la déduction de la loi livre l’effectivité de la légitimation de la
La formule de l’autonomie n’irait pas jusqu’au bout du
chemin : elle envelopperait une transposition subreptice de ces 1. 
Ibid., p. 51.
142 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 143

liberté comme ce qui se prouve en ne se prouvant pas, c’est-à-dire, est liée au fait que la causalité de la prescription ou spontanéité
ce qui se trouve nécessairement inféré (et d’une étrange inférence) n’est pas un fait d’expérience, tout fait d’expérience étant régi par
à partir de ce que j’ éprouve dans la relation d’obligation à la loi l’enchaînement des causes et des effets sous le mode du déter-
morale. L’inversion de sens est, dès lors, induite et requise : la minisme. Il y a là échec nécessaire de la déduction, qu’elle soit
résistance ou le caractère récalcitrant du prescriptif au cognitif, purement spéculative ou qu’elle s’appuie sur l’expérience.
sans quoi le principe même du prescriptif serait détruit, révèle Si la loi morale se soutient par elle-même, il convient toute-
a contrario et au titre de présupposé inhérent à la loi, comme fois de trouver une autre forme de légitimation que par voie
terminus a quo et non terminus ad quem, le fait de la liberté : déductive. Cette légitimation, nommée comme telle dans la
factum rationis et quasi-fait. La formule du devoir permet de version commentée dans Le Différend, est nécessaire si l’on veut
remonter à la liberté à partir de l’épreuve de la loi, et la réalité que l’autorité de la loi morale ne soit pas livrée à l’arbitraire 1.
de la volonté pure se montre dans la loi morale, donnée a priori L’impossible déduction prouve indirectement que nous avons
comme un fait, dans le moment même où la loi enjoint la affaire au prescriptif du fait même qu’il résiste au cognitif (si
liberté. la déduction avait été possible, le prescriptif en eût été annulé,
Comment Lyotard traduit-il tout ce processus en termes de dans le moment même de sa fondation) : « ce métalangage qu’est
philosophie du langage de manière à l’éclairer et à l’éprouver ? le discours transcendantal de Kant, écrit Lyotard, devait cher-
Le traitement kantien s’énonce en ces termes : par la mise en cher à tirer d’une langue-objet (ayant pour modèle une expérience
évidence de la dissymétrie de situation entre la relation critique quelconque) le principe des énoncés prescriptifs, c’est-à-dire la loi
avec un « énoncé » descriptif et la relation critique avec un morale. S’il y était parvenu […], c’eût été au prix de supprimer
« énoncé » prescriptif. Dans le champ théorique, la relation de ce principe. C’est donc en échouant qu’il réussit 2 ». La déduc-
la déduction critique qui relève du métalangage avec la langue- tion qui emprunte le sens opposé conduit, en effet, à déduire
objet de la science est isomorphe avec la relation de cognition l’existence du pouvoir impénétrable de la liberté de la moralité
de cette langue même avec les données de l’expérience, dont de la loi. La loi est donc ce qui se présente comme un fait ou
cette langue est d’abord dénotative, la dénotation étant un acte un quasi-fait qui nous oriente vers l’Idée. Le fait seulement que
cognitif. La différence du statut transcendantal avec l’empirique la loi soit reçue – et non établie ou subsumée – Kant le nomme
se joue donc au sein d’un même genre de discours qui est celui de un factum.
l’énoncé descriptif. Même si cette déduction ne se fait pas spécu- Ce mode de détermination présente plusieurs caractères : la
lativement, ce genre de discours peut, à tout le moins, se servir loi est placée en prémisse et non en conclusion, et le raisonnement
de l’expérience comme Surrogat. Au contraire, dans le champ de remonte à la liberté. L’enjeu de la détermination (ou déduction
la raison pure pratique, la déduction obéit à des procédures qui indirecte) n’est pas la loi, mais la liberté, mais si le Tu dois est
ne sont en rien isomorphes avec le prescriptif, lequel ne peut offrir, éprouvé par le sujet empirique – ce qui signifie que la phrase
pour sa part, à titre de substitut, de recours à l’expérience. Le prescriptive de la loi ne peut être objet de métalangage, mais
métalangage tenu sur le prescriptif ne partage pas le même genre appartient au langage naturel de la prescription qui lui est irré-
de discours que celui qu’il prend pour objet. La détermination ductible –, le Tu peux est construit dans une autre phrase.
de la loi ne peut relever d’une déduction 1. Cette impossibilité
1. Ibid., p. 176.
1. J.-F. Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, p. 175. 2. J.-F. Lyotard, « Logique de Levinas », supra, p. 45.
144 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 145

La formule Tu dois, donc tu peux est atypique à deux égards. instancié sur le destinateur 1. » Ce Je est toutefois porté absent
Elle peut s’entendre comme une exhortation du devoir au pouvoir, dans l’univers de cette phrase qui la rend immédiatement effec-
en telle façon que le Tu dois découvre par lui-même une force tive 2. La formule Tu dois, donc tu peux, sous cet aspect, est une
en moi à l’insu de moi-même, et produit, pour ainsi dire, la conjonction de deux segments de phrase qui sont incommen-
puissance d’accomplir ce devoir. Le Tu peux serait alors à situer surables entre eux. Elle est, en vérité, une phrase accidentée, car
en aval. Mais une autre atypie se surimprime sur la formule qui elle commence sur un terrain (celui de la prescription éprouvée
situe, rétroactivement cette fois, le Tu peux en amont de la possi- par un sujet) pour passer subrepticement sur un autre (le Tu peux
bilité d’accomplir le devoir. Lyotard s’intéresse à ce second aspect est construit par le philosophe dans le langage transcendantal).
du problème : la formule y fait signe vers une remontée régressive Lyotard traduit le problème en termes langagiers de cette façon :
à l’existence de la liberté comme condition de possibilité de tout les deux “éléments” ne relèvent pas du même langage, et c’est
devoir. à ce titre qu’ils sont hétérogènes : seule une inconcevable jointure
Le Tu peux entre en conflit avec le Tu dois, s’il est vrai que ce les relie entre eux. Tout commentaire –  le Tu peux relève du
dernier enveloppe une liberté qui n’est pas celle du choix ni de commentaire – se trouve ainsi en porte-à-faux avec le prescriptif.
la possibilité contingente : « La liberté déduite de la loi n’est pas La causalité de l’obéissance à la loi par un pouvoir de la liberté
la contingence des enchaînements. Au contraire “quand la loi est une causalité distordue : ce n’est pas parce que tu le peux que
morale parle, il n’est plus objectivement de libre choix sur ce qui tu le dois. La prescription n’est que le : Tu dois. Son idiome est
doit être fait 1”. » Ce qui se découvre depuis l’obligation, ce n’est hétérogène au savoir que tu le puisses, au savoir de ta liberté.
pas une liberté au sens de ce qui ne serait nullement contraignant, « Logique de Levinas » met en évidence comment Kant pense
mais au sens de ce qui l’est au nom d’un autre type de contrainte, la prescription comme inversion du sens de la causalité. Dans
absolue, celle de l’obligation. La double lecture du Tu dois, donc cette inversion (qui passe par le statut différent du rapport à la
tu peux, ici impliquée, est : soit l’énoncé d’une identité qui efface, représentation), le concept de causalité n’est pas abandonné, il est
en vérité, toute indépendance de la liberté et qui, consonant avec appliqué autrement. L’inversion laisse intact le concept lui-même
la critique lévinassienne, relègue la liberté au rang d’une infatua- « dont ne s’inverse que la relation d’ordre des éléments qu’il
tion seconde du moi 2 ; soit la conjugaison de deux énoncés (ou synthétise 3 ». L’usage que Kant revendique du concept de causa-
phrases) tout à fait hétérogènes, l’un étant celui de l’obligation et lité pour les choses en soi ne tombe-t-il pas, dès lors, dans une
l’autre de la possibilité, l’un prescriptif, l’autre descriptif. apparence transcendantale, quand il s’agit de la faculté de désirer
Considéré sous cet angle, si je pense remonter du devoir à (soutenant ici un autre rapport) ? Alors qu’un énoncé dénotatif
la possibilité par voie d’implication, je tombe dans l’apparence – ou une phrase descriptive – effectue la synthèse de deux phéno-
transcendantale de confondre le registre de l’obligation avec mènes sous la catégorie de cause, l’énoncé prescriptif effectue
celui de l’implication. Sous ce regard, il ne s’agit pas d’un Tu celle d’un agent et d’un acte sous la même catégorie. Qu’y a-t-il
peux mais d’un Je peux : « Tu dois co-présente avec l’univers de vraiment de comparable qui pourrait justifier le maintien du
l’obligation instancié sur le destinataire un univers de liberté même concept pour des réalités aussi incommensurables ? Même

1. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit.,p. 179.


1. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 177. 2. Ibid., p. 180.
2. J.-F. Lyotard, « Logique de Levinas », supra, p. 46. 3. J.-F. Lyotard, « Logique de Levinas », supra, p. 50.
146 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 147

si l’agent est nouménal et si l’acte n’est pas donné, la synthèse descriptif-cognitif. Dans ce droit fil, « l’obligation n’est légitime,
opérée ici sous le concept de cause n’efface-t-elle pas la dimension c’est-à-dire ne fait l’objet d’une norme que si elle peut faire aussi
prescriptive ? Plus précisément, Lyotard se demande si la notion l’objet d’une norme universelle 1 ». La validité du commentaire
de loi qui se surajoute au prescriptif en tant que tel n’a pas « pour de Kant qui, satisfaisant à l’énonciation, dénote la prescription
principale fonction de maintenir l’impératif dans les limites de comme norme, ne vaut que pour autant que « l’ordre n’est exécu-
l’indicatif, c’est-à-dire de subordonner le mode “inversé” de la toire qu’à condition d’avoir été dénoté comme norme par celui
causalité dans le désir à son mode direct dans le savoir 1  » ? qui l’exécutera 2 » : en quoi l’instanciation de la loi se montre à
Lyotard s’applique, dès lors, à faire voir combien le langage de nouveau, ici sous l’aspect de son universalisation, tout comme
la prescription ne peut pas plus trouver sa légitimation dans une c’est le cas sous celui de l’assignation de causalité, comme une
« causalité » que dans une « nature », celle-ci serait-elle supra- altération du prescriptif par le descriptif  : elle représente la
sensible. Il y a illusion transcendantale dans le déplacement de formule de sujétion de l’obligation à une espèce de commentaire
l’usage de ces notions dans le champ de l’éthique (déplacement, intérieur. Kant égalise ici la raison qui légifère (et qui requiert
en termes kantiens, du champ du savoir à celui du désir). Tout ce l’universalité) et la raison qui veut (« c’est-à-dire la liberté qui
jeu réglé de métaphores et d’analogies (en termes de « cause », de émancipe ses effets de la nature expliquée par la raison théorique
« nature ») fait entrer subrepticement les catégories du cognitif et qui les place dans une nature supra-sensible 3 »). L’énoncé pres-
dans le champ du prescriptif, ce qui équivaut à ne pas recon- criptif est placé en équivalence avec la description de cet énoncé
naître le différend entre ces idiomes. La question : « Qu’est-ce qui qui en fait une norme, et ce qui vient régler cette équivalence est
autorise la prescription et en fait un devoir d’accomplissement dont le rapprochement entre l’inconditionnalité de la prescription et
je peux être tenu responsable ? » ou encore la question « Qu’est-ce le caractère absolu de l’universalisation. La réécriture de la norme
qui donne autorité à la loi comme autorité de ma liberté ? » n’est comme universelle achève la donne fondamentale de la réinscrip-
pas la question de la prescription. C’est la question de la norme. tion du prescriptif dans le cadre de la logique propositionnelle
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’instanciation de la Loi (congruente avec le normatif) : il ne s’agit là que « d’une implica-
représenterait le détournement du prescriptif et son recouvrement tion de logique propositionnelle affectant le sujet qui énonce la
par le savoir, conformément à la référence hégélienne de la loi au norme d’un changement de quantificateur 4 ». Cette équivalence
savoir de soi, déclarant que la loi est toujours sue comme telle. du prescriptif et du descriptif dans l’énoncé de la loi, était, suivant
Lyotard montre comment cette connexion forcée entre la Lyotard, déjà préparée par le renversement de l’usage de la causa-
prescription et la norme, que révèle l’abus métaphysique de la lité, dès le traitement paradoxal de la déduction impossible. La
notion de cause, se présente encore et sous un autre angle, à loi, dans son instanciation de norme et de norme universelle, est
travers l’articulation entre la norme et le réquisit de son univer- transférée au prescriptif sous une forme abusive si on entend le so
salité. Cette dernière, loin de faire ressortir le trait d’incondi- dass comme un « de sorte que », et même si on l’entend, sous sa
tionnalité de la prescription morale, en efface le caractère absolu. forme appropriée, comme un « comme si 5 ». Certes, l’analogie
Le premier flottement remarqué débouche ainsi sur un second :
celui de la détermination de la loi morale par le biais d’une procé- 1. Ibid., p. 17.
dure formelle qui la reconduit également à la subordination au 2. Ibid., p. 21.
3. Ibid., p. 18.
4. Ibid.
1. 
Ibid. 5. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 182.
148 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 149

de la loi morale avec la loi de nature comme type (et non comme il en est le législateur – et se donne une maxime qui puisse être
schème) est pensée par là dans la distance, s’il est vrai que la élevée au rang de loi universelle et représentée comme une loi
forme de la légalité vaut différemment sur le plan du savoir et sur universelle de la nature, à laquelle il souscrirait ou qu’il contresi-
celui du devoir, en attribuant, dans le premier cas, à la causalité gnerait. Sous tous ces aspects, le concept d’autonomie place donc,
le statut de concept et, dans le second cas, celui d’Idée ; mais, en en dernière analyse, le prescriptif sous la domination du normatif.
même temps, le rapprochement glisse à l’apparence transcendan- L’objection centrale que Lyotard, lisant Levinas, adresse à Kant,
tale, dès qu’il fait oublier la dissymétrie entre le je et le tu et opère tient à cette critique de l’empiétement du normatif sur le pres-
une commutativité qui ne prend relief qu’« aux yeux d’un tiers criptif. C’est ainsi qu’il écrit : « Ce qui est en jeu dans le discours
qui conçoit le tout qu’ils forment sur le modèle d’une nature 1 ». de Levinas, c’est de pouvoir parler de l’obligation sans jamais la
L’aveu est fait de cette position de tiers (extérieur ou inté- transformer en norme 1. »
riorisé) d’où se tient le recouvrement des places (qui annule la Le genre de discours de la norme se signale à ce passage de ce
situation du destinataire de l’obligation), dès lors que la desti- qui relève d’un discours qui m’est adressé nommément, le Tu dois,
nation de l’action (son horizon) positionne le sujet de l’action c’est-à-dire un idiolecte – un ordre sans témoin et que je suis seul
comme membre législateur dans le règne universel des fins (l’hu- à entendre –, à ce qui peut être attesté par un tiers et relève d’un
manité) et rend possible à quiconque de se placer présentement discours propositionnel : il faut agir de façon à pouvoir élever la
dans la position du législateur. « N’est-ce pas là, écrit Lyotard, maxime de sa volonté au rang de loi universelle. La maxime qui
l’apparence transcendantale pratique par excellence 2 ?  » La peut être valable universellement convient à l’inconditionnalité
commutabilité entre partenaires qui est la règle dialogique de de l’impératif catégorique. Cet impératif se définit par sa valeur
la connaissance vient ruiner l’asymétrie de l’obligation. Le terme absolue, à la différence de l’impératif hypothétique – lequel est
de « personne » parachève cette illusion, conjurant ­l’irréductible relatif –, il requiert, d’un commun mouvement, l’inconditionna-
distinction des places entre le destinateur et l’obligé. « En lité de la prescription (elle est sans appel) et l’universalisation de
confondant, en condensant les deux instances, pourtant recon- la maxime. C’est cette superposition de deux sens de « ­l’absolu »
nues par Kant comme complètement dissymétriques, en une qui fait difficulté. Sois juste intime Fais ceci absolument parlant.
même “personne”, n’efface-t-on pas, demande Lyotard, à bon Or, que la valeur absolue de l’ordre, entendue comme incondi-
compte leur différend ? Pourquoi l’entité qui est obligée doit-elle tionnalité, convienne à cette valeur absolue, entendue comme
être aussi celle qui oblige ? Et pourquoi l’“humanité” serait-elle universalité, ne va pas de soi  : le prescriptif modalisé ne se
ce soi 3 ?  » trouve-t-il pas de ce fait, conditionné, ou son inconditionnalité
Un même nouage comprend la liberté au titre de causalité suspendue à la condition d’une universalité possible ?
antécédente, la détermination du sujet par lui-même dans l’acte L’absolu de l’obligation n’est-il pas perdu dès lors qu’il est
même de poser la loi et d’y obéir. Le sujet moral obéit librement à relatif à l’absolu de son universalisation ? Y a-t-il recouvrement
une obligation – et sa liberté est cause de l’action – comme il obéit entre ces deux sens du terme « absolu » ? Le premier sens relève
à une loi qu’il a librement posée – en tant que sujet de la raison, de la phrase prescriptive (elle commande absolument), alors que
le second relève de la phrase normative : celle-ci conditionne la
prescription par tout autre chose que la forme du prescriptif, par
1. Ibid., p. 183.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 184. 1. 
J.-F. Lyotard, « Logique de Levinas », supra, p. 60.
150 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 151

une procédure de détermination par la forme qui ressortit au réitère son emprise. Il y a un auteur assignable de la loi : c’est la
genre cognitif. Elle s’énonce en une phrase cognitive : la maxime liberté de la raison qui renvoie à une nature qui peut être appré-
qui peut être élevée universellement est celle selon laquelle il hendée de manière cognitive ; il y a une coïncidence du destinateur
convient d’agir, elle subordonne donc ipso facto le prescriptif au et du destinataire qui fait que le sujet moral s’autorise de lui-
cognitif. Elle requiert donc du sujet l’exercice d’un jugement même ; il y a une vérification de la légitimité par la procédure
logique de subordination du cas à la maxime universalisée et logique de l’universalité qui repositionne l’obligé en législateur.
suppose l’attestation de la légitimité de l’acte par le recours Ces aspects révèlent l’infatuation du moi, le retour en force du
à un tiers supposé. La validité de la prescription tient au fait cher moi, pourtant si décrié par Kant lui-même, et, en même
qu’elle peut être opérée par tous autant que pour tous. Toutes les temps, la réappropriation de l’énigme de l’éthique par l’assu-
dispositions de son dispositif subordonnent le prescriptif, via le rance du savoir. Le constat de cette réappropriation, à l’œuvre
normatif, aux foncteurs de vérité. dans le concept même d’autonomie en morale, nous conduit à
La normative place la prescriptive en citation. Elle légitime le en tirer des conclusions : on ne peut reconnaître l’hétérogénéité
prescriptif, et, par là, en supprime la spécificité. Au Tu dois, elle du prescriptif à l’égard du descriptif, son incommensurabilité,
substitue : c’est une norme édictée par la raison que tu doives ; qu’à la condition de renoncer au paradigme de l’autonomie, et
elle donne autorité : « On se demande d’où x et y tiennent leur d’en venir à la valeur d’une hétéronomie de la prescription. Aussi
autorité d’obéir à la prescription “Agis”. Ils la tiennent de cette faut-il écouter d’une autre oreille la devise juive « faire avant
phrase [celle qui rapporte l’autorité à la modalisation de la pres- d’entendre », dans le sens de l’écoute qui ouvre une béance entre
cription traduite en une maxime en tant que valable universelle- “le pragmatique” et “le réflexif”, dans le sens d’un autrement que
ment] qui les situe à l’instance destinateur dans l’univers autorisant savoir où vient se loger la distorsion entre inconditionnalité et
la prescription 1. » La modalisation universalisante convient à universalité : « Selon Levinas, “ce” n’est pas obligatoire parce
l’autonomie, c’est-à-dire la superposition de l’instance du desti- que “c’”est universel, “c’”est obligatoire tout court. “C’”est donc à
nateur avec celle du destinataire du “je” de l’un avec le “je” de faire avant que “ce” soit entendu. Ainsi est interrompue la domi-
l’autre. Le sujet de l’obligation est placé en position de sujet de nation du savoir, c’est-à-dire l’infatuation de l’énonciation 1. »
la législation. En faisant de la prescription une loi, l’autorisation C’est bien une même chose de soutenir la validité de l’acte avant
efface la prescription dans le moment où elle la légitime, elle qu’il puisse donner lieu à commentaire, et de suspendre la clause
chasse le sujet de sa position de destinataire, dissipant la dissy- d’universalité.
métrie de l’obligation. L’énoncé normatif a pour effet, sinon pour
fonction, de symétriser la situation de l’obligé.
La phrase Tu dois et les droits de l’Autre
On voit que si l’affirmation de l’autonomie est celle d’une
indépendance à l’égard de tout contexte, et qu’elle arrache le La reconnaissance de l’irréductibilité de l’éthique conduit
prescriptif au cognitif comme au descriptif, elle n’en demeure donc à aller beaucoup plus loin que Kant dans la considération de
pas moins tributaire du modèle de la causalité, du fait même de son hétérogénéité. L’obligation met en question l’autonomie dans
se revendiquer de l’image de la nature et de se modaliser suivant son principe, c’est-à-dire la pertinence de la substituabilité entre
la procédure universaliste. Ainsi, le registre du descriptif-cognitif le prescripteur et le prescriptaire, entre celui qui donne l’ordre

1. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 206. 1. J.-F. Lyotard, « Logique de Levinas », supra, p. 73.
152 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 153

et celui qui le reçoit. Celle-ci effacerait la dissymétrie éthique et et des images de ces instances dans le commentaire, le Je et le Tu
déplacerait la problématique des prescriptions en direction de n’étant commutables que dans le commentaire de la Loi 1. Or, la
celle de l’autorité. Elle méconnaîtrait la relation éthique comme philosophie de l’énonciation, indexée qu’elle est sur le registre
relation de saisissement par l’Autre dont je suis l’obligé, et donc dénotatif, fait obstacle à la reconnaissance de cette incommen-
de dessaisissement de soi, en telle façon que l’obligation qui me surabilité qui défait toute pertinence accordée au discours de
vient de l’autre me traverse, que j’en suis l’otage, au sens où « je l’autonomie.
ne puis occuper la position de ce qui oblige », où le Tu qui oblige Aussi dans « Logique de Levinas », Lyotard écrit : « La forme
n’est jamais un Je possible. En sorte que je ne peux me donner à de l’énoncé d’obligation n’est pas seulement différente de celle
moi-même cet ordre selon une relation monologique où je serais d’un énoncé de logique propositionnelle, elle ne relève pas non
obligeant et obligé, pas plus que je ne peux le discuter selon une plus de la seule philosophie de l’énonciation 2. » La philosophie
relation dialogique. En ce dernier sens, la transcendance de ce de l’énonciation, qui établit ce qui est, inhérente à l’usage du
Tu est comme celui d’un Il  1, à ceci près que c’est le contraire terme énoncé, aligne le prescriptif sur le descriptif, et le juste sur
d’un tiers, il m’enjoint nommément dans une adresse duelle et le vrai. Le Tu dois ne peut être précédé ou converti par un Il faut
seul à seul. Il n’y a aucune commutabilité possible entre les deux que, sans que cette clause d’énonciation n’altère le prescriptif lui-
partenaires de la relation. Telle est la solitude de l’obligé. même. L’Autrement qu’ être ne peut être déclaré comme tel que
Il faut éconduire le langage de la norme qui habite le discours selon une modalité énonciative du “constatif-représentatif” qui
de l’autonomie. Son opération place la prescription comme objet représente la clause nécessaire de l’énonciation. Il faut se sous-
d’une description, d’un commentaire. Ce faisant, le métalangage traire à cette clause qui place tous les énoncés à parité, c’est-à-dire
n’est pas du même registre de langage que le langage-objet, de sous la coupe de la thématisation qui ancre l’Autrement qu’ être
sorte qu’au passage, on change totalement de jeu de langage. « Un dans l’Être et en fait l’objet du discours spéculatif qui le nie.
prescriptif cité ou rapporté, c’est-à-dire l’image de lui-même, Du fait même que « le projet d’une émancipation du discours
perd son efficacité pragmatique d’obligation 2. » Écouter n’a pas le éthique par rapport au Même échoue face à la clause d’énon-
même sens, selon qu’il s’agisse de faire (tout énoncé prescriptif est ciation 3 », Lyotard se détourne de l’usage du terme d’énoncé, et
exécutoire) ou de comprendre la signification de ce qui est pres- ce, dès l’exposé qu’il en fait lors de la conférence de Montréal,
crit. Cette subreption a lieu dans les deux sens, que je parte d’une pour lui substituer progressivement et de façon encore inégale et
prescription pour la commenter ou que je parte du commentaire tâtonnante le terme de “phrase”, amorçant un travail de réécriture
d’une prescription pour l’enjoindre. Toute la douteuse efficace qu’il accomplira dans Le Différend.
du discours de l’autonomie se tient là. Celui-ci « est à la situation Le terme d’énoncé ne convient pas plus, en effet, que celui
prescriptive comme un commentaire d’ordre est à un ordre : il de discours pour parler de cette hétéronomie de l’obligation, et
la neutralise 3 ». Lyotard souligne le fait qu’à cet égard ce contre il convient de parler ici d’un univers de phrase bien particulier :
quoi lutte Levinas, c’est la confusion des instances prescriptives « Tel est l’univers de la phrase éthique : un je dessaisi de l’illusion
d’être destinateur des phrases, saisi sur l’instance destinataire,

1. J.-F. Lyotard, « L’autre dans les énoncés prescriptifs et le problème de


l’autonomie », supra, p. 107. 1  Ibid.
2. Ibid., p. 101. 2. J.-F. Lyotard, « Logique de Levinas », supra, p. 72.
3. Ibid. 3. Ibid., p. 28.
154 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 155

incompréhensiblement 1. » Le terme de “phrase”, de par son indé- leur réciprocité (mon devoir est ton droit) et leur identité réver-
termination, présente ici l’intérêt de ne pas aligner la séquence de sible (ton droit est le droit que je te reconnais, mon devoir est le
langage en général sur le langage propositionnel ou apophan­­tique, devoir que je me reconnais d’avoir). La phrase éthique contredit
ou de ne pas poser la prescription éthique comme un énoncé la logique du sujet de droit et l’interchangeabilité des positions
mutilé, mais au contraire de respecter le caractère a-normal de respectives entre celui qui fait la loi et celui qui y obéit, et nous
toute phrase, conçue dans sa généralité : celle-ci est susceptible conduit à réécrire le juridique lui-même à l’épreuve d’un scep-
de se déterminer selon le cas, suivant certaines valences et pas ticisme : « On peut faire la loi et la subir, mais pas “à la même
nécessairement de toutes (si l’on nomme valences possibles de la place”, c’est-à-dire dans la même phrase. De cette dualité naît
phrase, le destinateur, le référent, le sens, le destinataire). Ainsi déjà le soupçon sur l’identité de celui qui dit le droit avec celui
conçu, le prescriptif est reconnu dans sa spécificité idiomatique : auquel le droit s’applique (Notice Kant 2). Un scepticisme 1. »
il ne représente pas, en toute rigueur, une séquence langagière Il ne s’agit pas ici pour Lyotard de statuer sur la légitimité
en défaut. ou non du discours du droit mais de montrer que c’est de son
La phrase de l’obligation saisit le sujet dans un tutoiement insinuation dans le domaine de l’éthique que procède l’usage
non réversible qui exclut la permutation des pôles du je et du tu ; illégitime en la matière de la notion et du terme d’autonomie.
la dimension de l’adresse seule y est déterminante, elle dessaisit Lyotard suggère ainsi l’idée selon laquelle le principe d’auto-
le sujet de l’illusion de pouvoir en être le destinateur, déclasse le nomie ne serait peut-être qu’une extension de l’idée de contrat
pôle de la référence et efface celle du sens : « Si je veux t’entendre et envelopperait la biconditionnalité ou principe d’équivalence
comme demande […], je dois ne pas t’entendre comme sens 2 », suivant : « le destinataire d’un ordre est obligé par cet ordre si et
écrit Lyotard, ou encore « l’autre n’annonce aucun sens 3 ». seulement s’il peut se substituer à celui qui le donne » / « le desti-
Cette discordance révèle, du même coup, le caractère non- nateur d’un ordre est autorisé à le donner si et seulement s’il peut
pertinent de l’introduction du juridique dans l’éthique propre- se substituer à celui qui le reçoit 2 ». Ce qui est au principe de
ment dite : « Si je suis obligé par l’autre, ce n’est pas parce qu’il cette règle de commutation des places est la notion juridique de
a un droit de m’obliger, que je lui aurai accordé directement ou Loi, qu’on l’entende en un sens grec ou nouvellement moderne,
médiatement. Ma liberté n’est pas la source de son autorité. On c’est-à-dire l’idée selon laquelle Nul n’est au-dessus de la loi 3 ou la
n’est pas obligé parce qu’on est libre et que ta loi est ma loi, mais Loi est la même pour tous. Or, l’égalité devant la loi, au principe
parce que ta demande n’est pas ma loi, parce qu’on est passible de du discours du droit, efface l’asymétrie : pour qu’il y ait prescrip-
l’autre. L’obligation par liberté, par consentement, est seconde 4. » tion, il faut qu’il y ait altérité et jamais identité 4.
La disjonction entre l’instance du destinateur et celle du destina- De même, le discours du droit opère cette commutation des
taire éclate dans le fait que le destinataire ne peut pas rejoindre instances par l’affirmation d’un Nous. Or, précisément, « “l’asy-
le destinateur en s’appropriant l’ordre. En ce sens, la justice de métrie” entre le destinataire et le destinateur des prescriptions
l’éthique déclasse toute relation des droits et des devoirs dans est insoluble : au point de vue déontique, ils ne forment jamais

1. Ibid., p. 147.
1. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 164. 2. J.-F. Lyotard, « L’autre dans les énoncés prescriptifs et le problème de
2. Ibid., p. 169. l’autonomie », supra, p. 103.
3. 
Ibid., p. 165. 3. Ibid., p. 105.
4. 
Ibid., p. 165-166. 4. Ibid., p. 95.
156 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 157

un Nous 1 ». L’idée d’autonomie vient toujours effacer la béance différends. Mais il ne le fera pas sans maintenir sa vigilance et sa
entre les deux pôles (destinateur/destinataire), « cicatriser cette prudence essentielle à l’égard de toute assurance en un Nous, et
brisure » et tenter de constituer « un Nous déontique. Mais elle sans reformuler la question de la communauté en de tout autres
ne peut produire qu’un Nous normatif, qui parle des prescrip- termes.
tions : dans la situation de prescription, écrit Lyotard, ou si l’on Le texte intitulé « Les droits de l’Autre » éclaire déjà l’impor-
préfère d’obligation, le Nous se défait en Je et l’autre. Tu dois est tance de la considération de l’Autre dans la méditation du Droit
incommensurable à Nous savons 2 ». et commande la formulation des termes légitimes de la commu-
La désintrication du descriptif et du prescriptif conduit ainsi nauté humaine. En parlant de Droits de l’Autre, Lyotard entend
à la mise en cause de l’intrusion du juridique dans le moral. L’en- réécrire les Droits de l’ homme et reformuler le Droit en des termes
treprise, amorcée par Kant, de délier le Tu dois du Je pense, est qui respectent ce qui est au fondement de la dissymétrie éthique :
conduite avec Levinas à un plus grand degré de distinction et le respect de l’irréductibilité de l’autre, sans que, pour autant, le
de radicalité. Elle implique le déclassement du juridique dans le registre juridique vienne coïncider avec le registre de l’éthique,
moral, et l’élision du Nous. à proprement parler, pour autant que le Droit sera toujours le
La pensée du Tu dois dégagé de tout Je pense conduit à une terrain de la réciprocité et placé sous la haute autorité de l’égalité
reconsidération du droit et, plus particulièrement du droit poli- dans l’interlocution.
tique. La pensée de l’éthique sert de fil directeur à cette reconsi- Partant d’une phrase d’Hannah Arendt, Lyotard énonce ici
dération d’ensemble. Lyotard dit ne faire ici qu’indiquer une voie de façon lapidaire la formule : « Un homme n’a de droits que s’il
de réflexion sur la relation à l’Autre dans le politique lui-même est autre qu’un homme. Et il n’est autre qu’un homme que s’il est
et pose seulement la question de savoir si, à suivre la voie lévi- aussi l’autre homme 1. » La reconnaissance des droits de l’homme
nassienne jusque dans ses conséquences, on ne serait pas conduit n’est justement entendue qu’à la condition d’arracher le sens de
à « renoncer à l’identité du Nous, notamment du Nous de la ces droits au critère d’appartenance à une même espèce, celle de
nation, et jusqu’à l’invocation de son nom 3 ». Dans Le Différend, l’Homo sapiens. Certes, toute déclaration des droits de l’homme
Lyotard explicitera complètement les apories du Nous sur le plan ne s’indexe jamais sur le concept de l’humanité entendue comme
politique et tentera de dégager une politique délivrée des spectres espèce biologique, Lyotard le sait fort bien, mais il soutient qu’au-
de l’autonomie et des affres de la question « Qu’est-ce qui auto- delà de cette distinction, les droits de l’homme, référés à une
rise le sujet de l’autorisation 4 ? », une question que le principe certaine Idée morale de l’Humanité, ne peuvent être entendus
d’autonomie vient refermer par l’allégation autoréférentielle de correctement, c’est-à-dire sans que ne se glisse subrepticement
l’assurance pleine et entière d’un Nous. Lyotard n’approfondira ne serait-ce que l’ombre d’une homonymie entre les deux signi-
pas le problème sans élucider les titres de légitimité du discours fications du terme “humanité”. Pour l’entendre avec justesse et
du droit et sans restituer la part de justesse qui revient au rôle se soustraire au cercle de la Déclaration des droits de l’homme
– partiel, mais nécessaire – de dire le Droit dans le traitement des et du citoyen, qui en autorise la traduction dans le cadre de la
Nation au moment même où la Nation est ce qui vient auto-
riser la Déclaration elle-même, il convient de reconnaître qu’il
1. Ibid., p. 107. s’agit, bien plutôt, de droits de l’Autre. Leur formulation renvoie
2. Ibid., p. 116.
3. 
Ibid., p. 114.
4. 
Ibid., p. 112. 1. J.-F. Lyotard, « Les droits de l’Autre », supra, p. 117.
158 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 159

bien davantage à la dissémination d’une pragmatique de recom- n’a de droits qu’en tant qu’autre  : c’est cette commune recon-
mandations qu’à une énonciation déclarative qui requiert une naissance du droit à l’irréductible altérité qui fonde la relation
autorisation enveloppant la subreption d’un métalangage qui au semblable et constitue la communauté humaine. En excluant
se glisse en surplomb des prescriptions qu’il neutralise. Aussi l’autre, je ruine le principe de la communauté humaine, je la tue
s’agit-il de ne pas s’en tenir à la notion philosophico-juridique de en lui et en moi. La figure de l’autre en moi est au fondement
l’Humanité, dont Kant a donné la traduction la plus rigoureuse de mon droit à être traité humainement, tout comme elle est,
et élevée, mais se tourner bien plutôt vers la pensée de Levinas, réciproquement, au fondement de mon devoir de traiter l’autre
pour élaborer les termes véritables d’un Droit universel. humainement. La reconnaissance de l’autre (de sa dissimilitude)
Ce n’est pas là toutefois renier l’apport de Kant, loin s’en faut, est le nom de la similitude humaine : « Ce qui fait les hommes
mais développer pour ainsi dire ce qui se trouve enveloppé dans semblables, c’est que chacun porte en soi la figure de l’autre 1. »
l’Idée kantienne d’humanité : le respect de l’Autre, qui, juridi- Il faudrait pouvoir dire qu’humain n’est pas le dérivé d’homme,
quement tout comme moralement, est, en même temps, tout mais que c’est l’inverse qui est vrai : homme est ce qui dérive
autre chose qu’un altruisme. Faire de la relation à l’Autre qui, d’humain (reconnaître l’autre).
dans le kantisme, passe après la procédure d’universalisation de Cette figure de l’autre en moi coïncide avec le fait que le
la maxime et sa réfraction dans la notion de personne, faire de langage humain est un fait de langue adressée. L’humain se
cette relation non plus le mode mineur, mais le mode majeur. remarque à la phrase adressée, à la polarisation du Je et du Tu,
Le véritable sens des droits de l’homme est celui des droits et cette relation réciproque et réversible Je/Tu, qui est l’inter­
de l’Autre. Ceci est à entendre en deux directions : un homme locution, implique que s’il y a un nous humain, il n’est pas le
n’a de droits que s’il est autre qu’un homme – autre qu’un échan- préalable de l’interlocution mais il est ce qui en résulte. Le Nous
tillon de l’espèce parmi d’autres, semblable de fait entre ses est dérivé de l’irréductible altérité qui a donné lieu à interlocution.
semblables – et, partant, que s’il est autre qu’un homme, c’est‑à- « Dans ce nous, écrit Lyotard, la figure de l’autre reste distinctive-
dire que ce n’est pas la norme d’une idée déterminante de ment présente à chacun, en tant que l’autre est son interlocuteur
l’humanité qui en décide, mais bien l’opération par laquelle la possible 2. » S’il y a accord, cette stabilisation contractuelle ne
relation à l’altérité qu’il est (son altérité) et à l’altérité à laquelle il vaut pas dilution de l’altérité. On comprend là pourquoi ce nous
se rapporte (l’altérité de l’autre) est une relation inconditionnelle n’est nullement, comme le postule le discours de l’autonomie, un
à une altérité toujours irréductible à toute détermination identi­ rapport de soi à soi à une échelle élargie et ne dépend pas d’une
fiante. Humain est seulement le terme qui cristallise la relation assimilation à terme de quiconque dans la grande métabolisation
de reconnaissance des droits à l’autre en tant qu’autre. Sans du Même. Remarquable est le fait que Lyotard ne cherche pas
aller jusqu’à dire ici qu’il s’agit d’une relation, en un sens, non- du tout à dissoudre le Nous ou à le révoquer, mais à distinguer
humaine, il faut, à tout le moins, inverser ce que l’on tient pour un Nous de l’hétérogène d’un Nous de l’homogène, un Nous de
le conditionnant et pour le conditionné : ce n’est pas la commu- l’acte de parole et dont les contours sont toujours en débat, d’un
nauté humaine qui fonde la relation à l’autre en l’enserrant dans Nous comme axiome préalable pour une langue sans estrange-
ses bornes, c’est la relation à l’autre (dans son indétermination), ment à elle-même, qu’il oppose un Nous républicain et civique
la reconnaissance des droits imprescriptibles de l’Autre en tant
qu’autre, qui fonde et produit la communauté humaine. Je ne 1. Ibid.
suis homme que si je respecte les droits de l’autre et un homme 2. Ibid., p. 119.
160 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 161

qui reconnaît le droit à l’interlocution à tout autre et un Nous resserré que décisif, les manières dont se déclinent les droits de
démotique et national qui tient l’autre en dehors de lui-même l’autre dans l’interlocution, esquissant une charte républicaine
comme son vis-à-vis et son repère négatif, à partir duquel il se (et non close) des relations légitimes dans l’interlocution qui fait
fonde : nous ne sommes pas vous, donc nous sommes nous. Il exemple : nommant, en premier, le droit du maître, cet Autre qui
convient de suivre ici la radicalité lyotardienne qui ne va pas n’est pas un Tu ni un Toi, d’instruire l’élève de ce que ce dernier
sans prudence. Contrairement à certains de ses détracteurs qui ne sait pas, et le devoir conséquent, pour l’élève, de l’écouter,
s’affligent ou s’indignent de la disparition de tout Nous, ou de ses dans le suspens d’une parole qui, loin de porter atteinte au droit
zélateurs qui s’en glorifient et s’en félicitent, la pensée de Lyotard de la parole de celui qui écoute, permet au contraire à ce dernier,
est bien plus précise et judicieuse : elle récuse seulement mais à son tour, de prendre la parole et de faire entendre autre chose
avec la plus grande fermeté, toute annonce d’un Nous qui se que ce qui a été dit, d’innover au lieu de redire. Échange ici, au
revendique d’une identité pétrifiée. Elle en appelle, cette fois, à plus loin de l’interactif comme du fusionnel, où la communauté
une bonne universalité, celle du phraser, dont la République est se découvre, à chaque instant, autre et plus avisée, sans limite
le nom. décrétée a priori, au lieu de se retrouver toujours la même dans
Ce faisant, Lyotard pose les réquisits d’une autre politique le ressassement de ses frontières et les ritournelles de ses stéréo-
que celle de l’autonomie et les prolégomènes d’un droit qui types, la sclérose autour d’un soi-même dont les médias se font à
remplace les Droits de l’ homme et du citoyen par un tout autre merveille les chantres.
intitulé, où le civique ne puisse pas être altéré par le national, et Mourir à la communauté, c’est mourir à la parole. Lyotard
que l’on pourrait appeler les Droits de l’Autre et du citoyen, sans énonce ici un des fils directeurs de sa philosophie du Différend :
qu’il puisse désormais y avoir, juridiquement, de césure entre les c’est l’effacement de la trace du mort qui fait mourir, « c’est le
deux ou d’ascendance du second sur le premier, le civique décou- tort qui fait mourir parce qu’il implique l’exclusion du locuteur
lant des règles de l’interlocution respectueuse de l’irréductibilité hors de la communauté parlante 1 ». Ce que savent au plus haut
de l’Autre (en l’autre et en moi). point les rescapés de l’extermination. « L’abjection subie dans les
Lyotard considère ce respect de l’altérité de l’interlocution camps illustre horriblement la menace d’exclusion qui pèse sur
comme la justice même. Le plus grand tort est précisément toute interlocution 2. » Aussi, dès lors que cette menace, à des
celui de l’interdiction, signifiée à l’autre, de l’interlocution. Lui degrés certes incomparables, présente l’ombre de toute alléga-
retirer le droit à l’échange de paroles, c’est radier son nom du tion d’un Nous figé et circonscrit, elle a déjà tout le poids d’une
livre des existants. Tous les droits de l’Autre partent de ce droit menace de mort. Comme menace au-dessus de ma tête, elle est
à sa parole et à sa trace. L’interdit de parole est le sens même du déjà la mort, et pire que la mort.
tort non négociable et sans relève : « Tout bannissement inflige Remarquable est le fait que Lyotard appelle ici tort l’impos­
un dommage à celui ou à celle qui subit. Mais ce dommage se sibilité de témoigner du dommage (et non le dommage lui-même)
mue nécessairement en un tort quand la victime est exclue de la et qui transmue, ipso facto, le dommage en irréparable, en tort au
communauté interlocutrice. Car le tort est ce dommage dont la sens strict, comme dans Le Différend : « Un tort serait ceci : un
victime ne peut pas témoigner, faute de pouvoir être entendue 1. » dommage accompagné de la perte des moyens de faire la preuve
Au rebours, Lyotard décrit au plus près dans ce court texte, aussi
1. Ibid.
1. 
Ibid., p. 124. 2. Ibid., p. 125.
162 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 163

du dommage 1. » Plus remarquable encore est le fait que dans ce intérieure) de dire ce qui ne peut vraiment s’exprimer dans le
texte ici présenté des Droits de l’Autre, le terme de tort (au sens partage de la parole « qui l’ignore par hypothèse 1 », mais, en
fort de ce qui est irréparable) vienne désigner, à soi seul, l’empê- même temps, tenant de cette misère la véritable dignité de parler
chement de toute parole, indépendamment de toute valeur de et de trouver les biais pour parvenir à nommer l’innommable au
témoignage d’un dommage subi et de la fonction de la preuve. plus loin du possible, sans effacer l’accent qui marque qu’il ne
Il suffit qu’il y ait privation de parole (il suffit de cet interdit, et peut être dit nommément, qu’il ne saurait être question d’oublier
même moins encore il suffit que, sans même l’avoir interdite, une l’oubli. Mais de chercher le dire idiomatique, en somme, qui ira
parole soit empêchée de naître), pour qu’il y ait tort. Ce n’est que jusqu’à trouver, logé dans cette langue cherchée, comment savoir
secondement, pour ainsi dire, que l’interdit de parole, au sens “dire” en même temps qu’on ne peut pas le dire, et cela, bien sûr,
propre, et à propos d’un dommage subi dont je ne puis témoigner, tout autrement que par la déclaration d’un simple dit de cette
constitue un tort. Dans « Les droits de l’Autre », tout se passe, absence.
en somme, comme s’il existait un tort originel, primitif, le tort
fait à l’égard de quiconque est mis dans l’impossibilité de parler
L’Autre ou plusieurs Autres ?
en général, et ce quelle qu’en soit la cause, le motif ou la raison,
et que c’était seulement de façon dérivée, moins simple et peut- « La demande de l’autre dans son dénuement, voilà pour
être plus complexe, que le tort venait désigner, en son caractère Levinas ce qui prescrit, au sein de toute prescription 2. » En
superlatif, l’impossibilité de témoigner d’une injustice. Comme découvrant la pureté de l’hétéronomie de la phrase éthique,
si le tort, en sa pureté essentielle, et pleinement superlative, était Lyotard est conduit à accentuer l’hétérogénéité entre l’éthique
tout entier déjà dans la mise au silence, quelle qu’en soit l’origine et le cognitif. Or, de ce fait même, il met à nu l’existence d’une
ou l’occasion. Tant le respect du langage, de l’agir du phraser, pluralité de genres de discours, de familles de phrases comme
et celui de l’Autre relevaient d’une même incondition, au-delà autant d’« ordres » de réalité ayant leur justesse particulière.
même des responsabilités de l’anthropos. Raison pour laquelle L’inspiration lévinasienne, par le mouvement même où elle a
Lyotard peut ici écrire : « Même le bon silence, celui de l’écrivain, conduit Lyotard à faire un pas au-delà de Kant, de s’en éloigner
du moine ou de l’écolier, n’est pas subi sans souffrance 2. » ou de pousser bien plus loin l’hétérogénéité, le conduit paradoxa-
La reconnaissance de cette épaisseur de l’Autre entre mal dans lement à faire retour à Kant. Ce retour est déjà sensible dans le
le moule d’une pensée de l’autonomie. L’autonomie ne détient moment où Lyotard, pour penser l’incommensurabilité du pres-
pas le chiffre de la loi : « la loi dit : tu ne me tueras point. Cela criptif, fait valoir que, depuis la pure forme inconditionnelle de la
veut dire : tu ne refuseras pas à autrui sa place d’interlocuteur 3 ». Loi, seul le jugement réfléchissant peut in situ décider du contenu.
Ce dont, par voie de conséquence, les promis à l’anéantissement, Mais il revêt une ampleur plus grande encore dès lors qu’il s’agit
les rescapés, et, pourrait-on dire, les abjectés témoignent, c’est de de reconnaître l’existence de plusieurs régimes de discours rele-
la presque impossibilité à laquelle ils furent à jamais voués de vant de rationalités différentes. Le retour de Kant est donc aussi
dire le tort subi ; affrontés à l’extrême difficulté (et la nécessité bien un retour à Kant. Car, on ne peut penser rigoureusement

1. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 18. 1. Ibid., p. 125.


2. J.-F. Lyotard, « Les droits de l’Autre », supra, p. 124. 2. J.-F. Lyotard, « L’autre dans les énoncés prescriptifs et le problème de
3. Ibid., p. 127. l’autonomie », supra, p. 107.
164 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 165

l’­hétéronomie de la prescription qu’à la condition de soutenir la L’échange qu’il a avec Levinas intitulé « Autrement que
consistance d’une hétérogénéité entre des ordres ou genres de savoir » en est le vivant témoignage. Pour Levinas, l’hétéronomie
discours ayant chacun leur rationalité spécifique, selon la loi du de l’obligation envers le visage d’Autrui ou envers sa trace vient
discours de leur type de phrase. Or, entendre leur consistance, faire effraction dans l’autonomie première de l’exister clos sur
c’est tout autre chose que de s’en tenir à disqualifier le cognitif, son conatus essendi, la jouissance de soi et le persévérer à être (de
c’est penser sous un mode pascalien ou kantien qu’il y a des ordres style spinoziste), une autonomie déjà préexistante et marquée du
de justesse (et de justice) sui generis. C’est quitter Levinas. sceau de sa toute-puissance, préréflexive, avant de prendre tout
Le détour par Levinas reconduit ainsi Lyotard à une autre son essor réflexif, « déjà ipséité ou originel égoïsme de l’exister 1  » ;
écoute, une écoute plus vive de la pensée kantienne. Celle-ci se l’effraction de l’altérité d’autrui vient produire une fission et une
marquait déjà par la découverte dans Au juste de la différence scission dont le sujet n’est pas l’origine, elle vient le défaire de son
de registre entre le « Il faut » et le « Tu dois ». Avec Le Diffé- onto-logie, battant en brèche cette ipséité et dénudant son visage
rend, dans le sillage de « Logique de Levinas », Lyotard tente des masques de la personne et du citoyen, pour l’éveiller et l’élire
de penser une différence entre les types de phrases, qui est une comme moi : celui-là qui, de l’autre en répond. Raison légitime
différence actuelle entre des acceptions du « Sois juste ! ». Cette de la violence de l’école qui apprend d’abord qu’il y a de l’Autre
méta-prescription ne se décline pas de la même façon comme qui me requiert et fait appel à moi, me demande de répondre
nous l’avons vu dans « Les droits de l’Autre » entre l’éthique et le envers autrui, m’assigne à être responsable, et, en ce sens, me
juridico-politique. sauve de ma clôture de pur ego. Or, précisément, Lyotard formule,
Or, à partir du moment où Lyotard reconnaît dans l’hétéro- dans la première question qu’il adresse, dans « Autrement que
nomie le fil directeur de toute pensée, à partir de l’éthique qui savoir », à Levinas, une objection forte à cette détermination des
en est à la fois un mode et le modèle, un nouveau mouvement temps logiques (autonomie/hétéronomie) mais aussi bien chrono­
de son élaboration philosophique se produit. Il ne s’agit plus, logiques, pour autant que, pour Levinas, l’enfance serait déjà le
avec la critique de l’autonomie, de reconnaître l’hétérogénéité temps du conatus. Au contraire, Lyotard avance que l’enfance est
du prescriptif avec le cognitif, mais désormais de reconnaître un temps ou un état d’hétéronomie, le « moment » même de la
l’ ­hétérogénéité entre plusieurs hétéronomies. fissure, la trace de l’appel qui contrasterait complètement avec la
Il y a plusieurs Autres, plusieurs acceptions de la syntaxe de hantise de l’identification propre à la maturité.
l’hétéronomie. Ainsi, c’est sous la condition d’une généralisation Qu’est-ce à dire ? Que l’autonomie n’est pas première et qu’il
du saisissement par l’Autre comme fil directeur, donc sous la y a plusieurs hétéronomies. À partir du moment où la passivité
condition d’une extension de la découverte lévinassienne, que est première, « la présence de l’autre dans son absence est déjà
Lyotard ne réserve plus l’hétéronomie au seul registre de l’éthique, présente au cœur du soi », le moment de l’autonomie n’existe pas
mais pense, sur un mode kantien, une pluralité d’ordres de et c’est l’hétéronomie qui est première, et, pour ainsi dire, consti-
justice qui déclinent différemment le dire de l’hétéronomie. C’est tutive 2. L’autonomie n’est pas un moment de l’Être, le fait du
par là que Lyotard se revendique à la fois de Levinas et de Kant, moment intitulé l’Être, et elle n’a donc pas la consistance de ce
en les quittant, en vérité, tous deux, par le croisement même qu’il qu’il faudrait interrompre et déclore. L’hétéronomie de l’obligation
opère entre ces deux pensées. Il pratique ainsi l’art de la dérive,
de la dette et de la nuance, dont le maître mot est de toujours se 1. J.-F. Lyotard, « Autrement que savoir », supra, p. 79.
produire à la fois avec et contre. 2. Ibid., p. 75-76.
166 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 167

fait plutôt effraction dans un faux-semblant d’être, construit l’entrée du Différend et qui représente une des deux clefs de ce
de toutes pièces, dans une identité réifiée, produit factice de la que nous devrions appeler le dispositif du différend : « À la diffé-
hantise de l’identification. On ne commence pas clos, enfermé rence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux
sur soi-même. De ce fait, en vérité, l’hétéronomie est primitive, parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement
originaire, et il n’y a que de l’hétéronomie selon plusieurs accep- faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumenta-
tions fort différentes, hétérogènes entre elles ou incommensurables tions [ou idiomes]. Que l’une soit légitime n’impliquerait pas que
à même leur commune mesure (le fait partagé d’être des hétéro- l’autre ne le soit pas 1. » Cette situation ouvre à la possibilité du
nomies) : l’appel de l’enfance, qui est déjà fissure, l’obligation de tort, ici à l’acte d’arbitrer suivant les règles d’un de ces idiomes ou
l’éthique, scission en moi de la responsabilité pour autrui. Deux d’un idiome tiers. Or, ces différends entre hétéronomies diverses
« bonnes » hétéronomies, si l’on peut dire, à l’opposé également et disparates sont multiples. En témoigne la façon dont Lyotard
de tout ce qui en serait l’homonymie trompeuse. Si, dans « Les soutiendra la différence entre ce qu’il nommera deux Autres,
droits de l’Autre », nous apercevions déjà la différence sensible celui de l’obligation éthique et celui qu’il nommera la Chose
entre le modus de l’hétéronomie éthique et celui du juridico- qui fait écrire et créer en arts, et qui demande impérieusement.
politique, « Autrement que savoir » expose la différence entre C’est en un sens approchant que dans le texte « La confusion des
deux autres hétéronomies  : celle de l’enfance et de son appel lames », Hamlet allègue de cette hétéronomie singulière, d’avoir
qui transit tout temps (c’est un temps ou un état logique qui été sous l’emprise, d’une « Chose » : « J’ai en moi quelque chose
fend l’armure de la maturité cuirassée et transit tout âge de la qui passe tout paraître 2. »
vie, nous permettant, adultes, de nous déprendre de la hantise S’il y a une philosophie lyotardienne, elle est tout entière ici
de l’identification, de sorte que Lyotard parlera plus tard d’une dans le mouvement de reprise et de conversion de la pensée lévi-
dette d’enfance) ; celle, tout autre, de l’obligation éthique ou de nasienne, d’écart envers elle. Levinas élabore, de son côté, une
la Loi. Elles partagent toutes deux l’existence d’une syntaxe de philosophie hyperéthique centrée sur l’adresse à autrui, desti-
l’hétéronomie, elles se trouvent dans un perpétuel conflit en hété- tuant l’Être dans un Autrement qu’ être dont le visage d’Autrui et,
rogénéité ou en un disparate bizarre dont Lyotard explorera plus plus loin, sa trace, est à la fois le premier et le dernier mot. L’obli-
tard les différends. La bizarrerie (l’estrangement) est d’autant gation envers autrui est le radical de la révélation, elle ne relève
plus grande que la même infantia signifie de façon ambivalente pas plus d’un savoir que d’une croyance (c’est là le paradigme
ce dans quoi l’autre est jeté pour être anéanti, lorsqu’on le fait universaliste de la pensée lévinasienne, et son titre de philosophie),
taire et lui retire son droit premier, le droit à la parole, comme qui rend seulement compréhensible –  tout en pouvant en être
il apparaît dans « Les droits de l’Autre », et ce qui, à l’inverse, détaché – la possibilité de la croyance en la révélation divine.
comme nous le voyons dans « Autrement que savoir », représente, Lyotard, au contraire, émancipe le rapport à l’Autre de la relation
lorsque nous n’y sommes pas jetés, un droit au silence quand ce d’adresse à Autrui (qui représente une des phrases : la phrase
dernier est « agi » en première personne (et non pas en « grande éthique). C’est par le dégagement de ce rapport à l’Autre en tant
personne »), un droit qui demande à trouver par soi-même « sa » qu’Autre qu’il en fait une syntaxe universelle qui se dit selon
phrase, sa façon de se dire sans trahir le secret de ce qui résiste, plusieurs acceptions (dont l’une d’elles est la phrase éthique).
cette fois, à juste titre, à l’interlocution. Les hétéronomies sont
multiples et ce sont elles qui entrent dans une relation qui relève 1. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 9.
au plus haut point du différend légitime, de celui énoncé ainsi dès 2. J.-F. Lyotard, « La confusion des lames », supra, p. 129.
168 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 169

De là ses propos en faveur d’une critique de la raison altruiste 1, me sens si tu veux beaucoup plus spinoziste que lévinassien 1. »
mais plus encore, ce qui vient dessiner toute sa philosophie, en Cette différence est essentielle et on aurait bien tort de passer
une articulation à la fois décisive et fine : la distinction qu’il outre, et de poser par forçage, que dans la pensée lyotardienne,
opère entre ce qu’il appelle le Arrive-t-il ? et le Arrives-tu ? Ce le « Arrive-t-il ? » est le masque d’un « Arrives-tu ? ». Il faut plutôt
que Lyotard pense à partir de Levinas mais par dérive, c’est que se rendre à cette évidence lyotardienne : l’événement d’être est
l’Être est l’Autre, que l’Autrement qu’ être est la juste expression de un événement d’autre, et ce n’est pas autrui. En se revendiquant
ce que Heidegger visait par l’Être. La quoddité de l’occurrence de Spinoza, nullement du côté du conatus clos sur lui-même et
est altérité. Lyotard tient à bien différencier ici la signification de de la persévérance de son être-pour-la-vie, mais bien plutôt dans
cette altérité de celle d’autrui. Son invention conceptuelle, le trait une interprétation événementielle de l’Être, Lyotard ne s’éloigne
idiomatique de sa philosophie tout entière peut se lire comme pas moins fort considérablement de la perspective lévinassienne
un exercice de vigilance et une attention à la parenté comme à la et situe sa pensée de l’occurrence sous le signe de deux penseurs
frontière entre les deux. Il se déclare lui-même comme ­l’auteur de dont l’approche lévinassienne se départit explicitement : Spinoza
cette distinction passée jusque-là inaperçue. Ainsi dans un entre- et Heidegger 2, interprétés l’un et l’autre tout autrement que
tien avec Jean-Michel Salanskis, dans Traces, Lyotard explique comme des penseurs de l’être soi (être-pour-la-vie ou être-pour-
l’idée centrale du Différend. Elle tient, dit-il, à deux questions la-mort) et de la persévérance de l’Être, mais du côté de l’événe-
liées entre elles ou proches parentes tout en étant très diffé- ment (l’Ereignis heideggérien). La distinction des deux syntaxes
rentes : la question « Arrives-tu ? » ou « Arrive-t-il ? » avec un il de l’hétéronomie le Arrives-tu ? et le Arrive-t-il ? enveloppe désor-
qui serait personnel 2, et la question en propre qui n’est pas celle mais un différend flagrant quant aux ressources d’une ontologie
d’autrui mais de l’occurrence, bien que la question Arrives-tu ? dégagée du paradigme du Même. L’occurrence n’en demeure pas
l’enveloppe et la détermine 3, celle du « Arrive-t-il ? » non plus moins autre chose que le nom de l’Être  : car d’être frappé du
au sens du pronom personnel. Et Lyotard, parlant du Différend, sceau de l’altérité, ce nom se fend, c’est un nom contrarié en lui-
d’ajouter : « Si c’était “Arrives-tu ?”, je n’aurais pas pris la peine même, et qui se trouve toujours en allusion, par son démarquage
d’écrire tout un livre, parce que Levinas a tout dit. Mais si c’est et sa marque, avec une altérité personnelle, se situant aux confins
“Arrive-t-il que”, cela veut dire que l’occurrence n’en appelle pas de cette altérité.
à l’homme, parce que l’occurrence n’est pas un sujet. C’est ce Or, si tel est le fait de sa philosophie, il s’inscrit toujours
que je veux exprimer en disant qu’elle ne t’attend pas. Par là, je comme le mouvement d’une oscillation et d’une tension entre,
d’un côté, la tentation (et la tentative) d’emprunter un langage
1. « Il serait intéressant d’examiner si l’on peut écrire une Critique de heideggérien (celui du dernier Heidegger) en faisant de cet Autre-
la raison altruiste. Ce serait une chose essentielle parce que ce à quoi ment qu’ être le nouveau nom de l’Être de l’étant, comme repré-
nous assistons en ce moment […], c’est finalement l’acceptation sans sentant le fond sans fond du problème, et, de l’autre, la résolution
examen – je dirais plutôt, si vous le permettez, sans anamnèse – de
l’idée d’autrui comme constitutive de l’enjeu principal de la pensée pragmatique, dans une perspective que l’on pourrait appeler
aujourd’hui », Willem van Reijen et Dick Veerman, « Échange avec wittgensteinienne qui se refuse à tout métalangage, ou ancienne­
Jean-François Lyotard », Jean-François Lyotard, Réécrire la postmoder- ment aristotélicienne, de poser que l’Autre en tant qu’autre est,
nité, Les Cahiers philosophiques de Lille, nº 5, Presses universitaires de
Lille III, 1988, p. 97-98.
2. J.-F. Lyotard, « Entretien avec J.-M. Salanskis », Traces, nº 11, p. 13. 1. Ibid., p. 19.
3. Ibid. 2. J.-F. Lyotard, « Logique de Levinas », supra, p. 37-38.
170 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 171

sous ce mode aristotélicien du caractère aussi particulier de l’Être de s’identifier à soi du fait du rapport du soi avec le temps, tel
en tant qu’Être, encore aussi lui-même une modalité ou une des que Husserl et Heidegger le théorisent. Ce rapport à la déliaison
acceptions de ce qu’il est : c’est un « en tant que », un aspect ou temporelle est au centre de la pensée juive du Arrives-tu ? tout
une acception de l’hétéronomie et non pas la syntaxe même en sa comme il concerne la question de l’occurrence, le « Arrive-t-il ? »,
dernière instance. Car, Lyotard hésite, en vérité, entre une réfé- si bien que dans les deux cas l’altérité est première 1.
rence forte à Heidegger et une référence forte à Wittgenstein, qui Lyotard demande dès lors à Levinas de reconnaître une
lui est tout opposée, celle d’une philosophie des ordres hétéro- parenté insoupçonnée de sa part entre sa pensée de l’Autre
gènes et incommensurables entre eux, à la façon pascalienne ou comme Autrement qu’ être et celle heideggérienne de l’Être, allant
kantienne, sans que ces ordres obéissent pour autant à un ordre jusqu’à laisser entendre que l’Autrement qu’ être serait, en un sens,
des ordres, à une hiérarchie ou à un principe de subordination un Autrement qu’ étant, le méontique, c’est-à-dire précisément
des incommensurabilités entre elles. l’Être tel qu’Heidegger le pense. La formule lévinasienne de
Ce mouvement sera incessant dans toute sa philosophie : elle l’Autre ne serait donc pas tant éthique (la responsabilité-pour-
dessine le va-et-vient entre une réduction à l’Autre dont on peut autrui), qu’ontologique. Selon Lyotard, la parenté sur ce point
se demander si elle ne reconduit pas ipso facto l’Autrement qu’ être entre les démarches de pensée de Levinas et Heidegger serait
à l’Être même, annulant de ce fait toute la puissance d’écart telle que Heidegger aurait naturalisé (et neutralisé) l’Autre en
lévinassienne, et une tout autre façon de prendre ses distances à l’Être, dans un mouvement de rapt d’une pensée de source juive
l’égard de Levinas en posant une diversité des ordres de justices qu’il aurait essayé de traduire sous le titre d’une ontologie déju-
et sans hiérarchie, c’est-à-dire des hétéronomies spécifiques, dont daïsée, grecque 2. Il aurait mis l’Être à la place de l’Autre, mais il
celle de l’occurrence est seulement, tout comme celle de l’éthique, s’agirait bel et bien de la même place.
tout comme celle de l’enfance, l’une d’entre elles. Le fait de la Remarquable est le fait que la réponse de Levinas soit de
philosophie lyotardienne est, dès lors, le mouvement constant revenir sur les termes propres de sa pensée où l’Autrement qu’ être
d’oscillation, la tension entre deux manières fort différentes de est éthique et seulement éthique, et ne concerne nullement une
décliner la pluralité des hétéronomies  : selon l’une des voies, quelconque ontologie de l’Autre (dont l’éthique serait le cas
l’Autre in abstracto et impersonnel est posé comme la clé, tandis éminent) et d’éconduire avec finesse et fermeté le rapprochement,
que, selon l’autre voie, elle est sans privilège d’aucune sorte, selon opéré par Lyotard, entre la pensée juive (et la philosophie de
une sorte d’anarchie entre les ordres de phrases. Car, à dire que Levinas) et l’ontologie heideggérienne, en déclarant : « Je n’exclus
l’Autre in abstracto est la syntaxe de toutes les altérités, ne risque- pas le rapprochement, mais crains qu’il ne soit que formel 3. »
t-on pas de reconduire précisément l’Autre à l’Un de l’Autre ? Or, le plus significatif de ce moment heideggérien de la pensée
Sous cet angle, l’échange qui a lieu dans « Autrement que de Lyotard est que ce dernier revienne à la charge, en relançant la
savoir » sur les relations entre éthique et ontologie, et qui repré- question plus loin depuis un autre angle de vue. Lyotard souligne,
sente la deuxième question adressée par Lyotard à Levinas et dont cette fois, la différence de fond entre Heidegger et Levinas : dans
la discussion traverse toute la suite de l’échange, est un docu- le passage du nom de l’Être au nom de l’Autre, il y aurait une
ment très instructif sur ce que l’on pourrait appeler « le moment
heideggérien » de la pensée de Lyotard dont il nous faut ressaisir
1. J.-F. Lyotard, « Entretien avec J.-M. Salanskis », Traces, nº 11, p. 13.
la complexité. Ce dont l’hétéronomie de l’enfance serait une 2. J.-F. Lyotard, « Autrement que savoir », supra, p. 77-78.
des manifestations et une preuve, c’est de l’impossibilité même 3. Ibid., p. 79.
172 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 173

différence d’importance puisque « ce qui manque à Heidegger, commun, me semble-t-il, ajoute Lyotard, c’est qu’une phéno-
c’est la Révélation 1 », et il paraît ici se séparer d’Heidegger. Il ménologie est, dans les deux cas, ressentie comme ne pouvant
lui oppose diamétralement la Révélation de cet Autre absolu accéder à l’hétéronomie (ontologique ou “éthique”) parce que ni
qu’est le Dieu juif, un Dieu du dessaisissement. Or, si nous lisons l’Être ni l’Autre ne peuvent être “constitués 1 ” ». C’est, en effet,
de plus près Lyotard, cette seconde approche n’est pas moins un point de bifurcation, et c’est la volonté d’effectuer ce rappro-
singulière : ce n’est plus la phrase ontologique qui déclasse la chement qui accorde au discours de l’Autre, le « Arrive-t-il ? » un
phrase éthique, mais c’est la phrase religieuse ou théologique. De rôle souverain sur le « Arrives-tu ? ». La raison même qui fait que
Lyotard, la « manœuvre » (au sens que Paul Valéry accorde à ce Lyotard considère l’Autre selon une abstraction qui le rapproche
terme : de travail de la matière de l’œuvre) apparaît ici évidente. trop de l’Être, cette raison fait que la prescription obligeante doit
Car, sous couvert d’éloigner la philosophie de Levinas de celle de s’entendre indépendamment de la connaissance de son auteur et
Heidegger, il l’en rapproche, à nouveau, subtilement. de la détermination du contenu de ce qui est ordonné ; elle doit
C’est là, en effet, une nouvelle manière de réaffirmer la prio- s’entendre aussi sans recours à l’affectivité. Parce que « l’amour
rité d’une ontologie de l’Autre abstrait sur le rapport éthique à n’est pas suffisant, n’est pas assez […] Dieu, dans cette tradition,
autrui, et, par là, de rapprocher fortement l’impersonnalité de ne demande pas à être aimé mais à être obéi, ce qui est tout à fait
l’appel heideggérien de l’Être de l’appel insaisissable du Dieu autre chose ; c’est une responsabilité 2 ».
juif, de leur faire occuper une place sinon identique, du moins Remarquable est le fait que Levinas perçoive la manœuvre
analogue, celle d’une altérité inhumaine et non phénoménale, de pensée, et la récuse. Pour défaire tout ce que la construction
qui échappe à l’interrogation et déçoit toute attente phénomé- théorique lyotardienne risque de présenter d’extrémisme philo-
nologique. Pourquoi Lyotard tient-il tant à faire de Levinas un sophique, Levinas critique simultanément deux affirmations
penseur juif, comme il le répète instamment, malgré le refus de qui font système  : l’une qui porte sur l’interprétation lyotar-
Levinas ? Pour soutenir l’idée que c’est la Révélation juive de ce dienne de la Loi juive, l’autre sur la forme d’antériorité ou de
grand Autre qu’est Dieu qui commande la prescription de respon- priorité entre la responsabilité pour autrui et la croyance en un
sabilité pour autrui, que la philosophie lévinassienne d’autrui commandement divin, selon la Loi juive. C’est tout un, pour
s’inscrit dans le sillage d’une croyance dans le Dieu juif et d’une Levinas, de défendre l’idée que sa philosophie de la responsabi-
obédience à lui, et dans une relation au-delà du phénomène qui lité pour autrui ne découle pas d’une fidélité religieuse à une Loi
échappe, par principe, à toute phénoménologie, à tout paraître. divine qui serait le nom de l’Autre insaisissable et de montrer
En vérité, au fil de la discussion, Lyotard éloigne ou rapproche la que la responsabilité pour autrui aussi bien que la Loi juive,
place de l’Être au-delà de l’ontique (la différence ontologique), de quoique de façon bien distincte, ne renvoient, ni l’une ni l’autre,
celle de l’Autrement qu’être, mais c’est l’affirmation de la parenté au dépouillement auquel Lyotard se livre dans la présentation
des démarches qui en est toujours le point d’arrivée. Bien qu’il tout à fait abstraite et sans distinction qu’il en donne, au point
y ait là une différence notable à nommer cette quoddité Être ou de soutenir que, dans l’un et l’autre cas, Lyotard tombe dans le
Autre, ou quand bien même Autrement qu’ être serait bien plus formalisme 3.
qu’un Autrement qu’ étant et malgré une différence considérable
dans les implications que Lyotard reconnaît, « ce qu’il y a de
1. Ibid., p. 88.
2. Ibid., p. 82.
1. 
Ibid., p. 82. 3. 
Ibid., p. 79-80 et 85.
174 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 175

La prescription légitime se remarque, soutient en effet Levinas, sophie du non-savoir et de l’hétéronomie n’est pas si radicale
à la « qualité de l’impératif » qui permet de reconnaître l’ordre qu’elle vienne exclure jusqu’ à l’ombre d’un savoir quelconque
reçu comme ordre du bien, à des critères sur la reconnaissance comme d’un libre assentiment (ce qui suppose la possibilité du
du destinateur (Qui l’énonce ? — « Il s’agit de savoir qui est dissentiment, et donc, de la source même de l’un ou de l’autre,
A 1 ») comme sur l’identification du contenu (« Quel est le l’exercice d’une liberté).
contenu de cette relation formelle 2 ? »), ce qui permet de faire C’est dans le même mouvement que Levinas tient bon sur
le départ entre obéissance et servilité ou de savoir « s’incliner le fait que la relation d’obligation ne découle pas de la croyance
sans être humilié 3 ». Voilà qui défait toute interprétation de la à la Révélation biblique et juive, telle que l’entend Lyotard, elle
Loi comme prescription abstraite, ordre pur, choc événementiel n’est pas l’obéissance aveugle à un Autre impassible et inflexible.
dont je ne peux savoir s’il est merveille ou désastre, telle que C’est, au contraire, la relation d’obligation, laquelle n’est ni savoir
Lyotard le formulera dans Heidegger et « les juifs  4 », tout comme ni croyance – ce trait est essentiel –, qui peut « conduire », très
l’événement (l’Ereignis) selon Heidegger. Et Levinas de répondre éventuellement, à la croyance en Dieu, ou que, selon la formule
sur le fond, par là même, à Lyotard : « Je ne suis pas du tout d’autant plus forte qu’évasive de Levinas, « Dieu vient là à
effrayé par l’impératif  5. » L’obligation à autrui n’est pas distincte l’idée 1 »  : il ne s’agit ici ni de ce qui est au principe ni de la
d’une sensibilité, de l’amour ou de l’amitié envers l’autre, de la conséquence nécessaire, mais de la pure éventualité que, depuis
non-indifférence à la mort de l’autre dont le souci (le sentiment le miracle du phénomène d’autrui, l’idée de Dieu – d’un Dieu
du chagrin) passe avant l’inquiétude pour ma propre mort. Elle qui, lui, échapperait à la phénoménalité  – ne paraisse plus
rejoint ici la loi divine, celle d’un « amour comme commande- impensable ou invraisemblable : elle ne l’est pas tellement plus
ment d’aimer remettant en question l’opposition de l’amour et que l’apparition, à la surface du phénomène, d’autrui. C’est un
de l’ordre 6 ». Si le Tu dois ne peut revêtir les traits de la repré- Alors, pourquoi pas Dieu ?
sentation d’un Tu dois kantien sous le mode simplificateur que Levinas perçoit la première manœuvre comme la seconde
lui confère Lyotard (rationnel et insensibilisé / formel sans être manœuvre de Lyotard, la façon dont elles participent d’une
universalisable), c’est que, aussi bien la relation, universellement même mise en série à force d’abstractions. Il soupçonne Lyotard
partagée, d’obligation à autrui que la Loi divine, telle que la de se livrer à une pétrification de la Loi et de l’Autre. Il récuse
tradition juive la pense, ne demandent pas – ni l’une ni l’autre – l’idée selon laquelle le seul affranchissement du modèle de l’auto-
de soumission aveugle. La prescription implique que le sujet la nomie permettrait de poser entre la philosophie de Heidegger
reconnaisse, et la loi divine elle-même s’inscrit entièrement dans et la sienne l’existence d’un même « modèle 2 », d’un commun
le droit fil de cette interlocution (fût-elle paradoxale) : « J’obéis à « souci 3 », et l’assignation du destinateur de l’hétéronomie à
la Bible, mais je m’accorde avec elle 7 », précise Levinas. La philo- une même « place 4 », qu’il s’agisse de l’Être ou de l’Autre. On
ne peut mettre l’Autre à la place de l’Être sans changer la place.
1. Ibid., p. 85. Certes, Levinas et Lyotard partagent ici au sujet de l’éthique la
2. Ibid.
3. Ibid.
4. J.-F. Lyotard, Heidegger et « les juifs », op. cit., p. 34, p. 40-41. 1. Ibid., p. 83.
5. J.-F. Lyotard, « Autrement que savoir », supra, p. 85. 2. Ibid., p. 78.
6. Ibid., p. 84. 3. 
Ibid., p. 87.
7. Ibid., p. 85. 4. 
Ibid., p. 77.
176 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 177

même reconnaissance du fait qu’il s’agit de tout autre chose que Certes, et ce sont là les termes exacts de leur accord, Lyotard
de savoir ; ils sont entièrement d’accord sur ce point, s’il est vrai et Levinas partagent l’idée fort bien résumée par Lyotard selon
que l’on a ici « affaire à une hétérologie “fondamentale 1 ”  » qui laquelle la philosophie n’est pas exclusivement – même si elle l’est
interdit la possession de la chose dont on parle sur le mode de la aussi nécessairement – un discours qui a un rapport au savoir 1.
connaissance. Mais encore faut-il reconnaître que cette hétéro- Ils ont le même mot d’ordre : « Autrement que savoir ». Mais
logie est déterminée, que l’hétéronomie propre à l’éthique, celle cette détermination seulement négative ne détermine pas assez
de la proximité à l’autre qui n’est pas une « expérience », n’exclut précisément ce qui vient ici définir l’alternative. Il y a entre eux
pas tout savoir, pas plus qu’elle n’exclut la libre expression d’un un différend de fond qui prend ici toute sa consistance. Car, la
accord avec elle au cœur de la responsabilité qui se prend et s’assu­ réponse de Levinas à Lyotard n’est, à l’étudier de près, décisive
­­me à partir d’elle 2, si on veut éviter de la réduire à une confiance que pour partie. Le désaccord porte sur le sens et la portée à
aveugle. Qu’il y ait une marge de « savoir » et de « liberté » ne accorder à la phénoménologie, et c’est là un des enjeux essen-
dirime ni son émancipation par rapport à l’ordre hégémonique tiels du débat. À la différence de Levinas, la critique que Lyotard
du savoir ni son indépendance à l’égard de sa réappropriation par adresse à la phénoménologie ne porte pas tant sur la seule
le modèle de l’autonomie. C’est une question d’accent, comme dimension de l’égologie propre à la phénoménologie husser-
le dit très justement Levinas. Aussi, Levinas refuse-t-il ce qu’il lienne, quoiqu’elle s’y exprime avec la plus grande fermeté ; elle
perçoit comme un purisme philosophique dans la représentation porte bien davantage sur le fait que cette version égologique de
que Lyotard se fait du caractère abrupt de la pensée juive et dans la phénoménologie est le symptôme d’un défaut essentiel à toute
son allégation subséquente qui l’assigne à la place de penseur juif phénoménologie, dont l’échec devant l’apparition d’autrui repré-
et non de philosophe universel. « Toute cette phénoménologie sente seulement l’aspect le plus visible. Le tort de la phénoméno-
est-elle inspirée par la Bible ? Je la crois libre », répond Levinas 3. logie serait bien davantage et bien plus radicalement d’alléguer
C’est d’un même mouvement qu’il faut rétablir la vérité sur une la possibilité d’appréhender autrui sans quitter le phénoménal,
pensée juive qui n’est pas susceptible d’inciter à l’aliénation comme s’il pouvait exister une phénoménologie de l’inapparent
(c’est une relation d’amour et il y a libre accord avec elle, au plus aux confins de l’apparence, et, de prétendre, par une ambition
profond de cette responsabilité qui se prend dans l’amour), et qu’il démesurée, s’en tenir aux phénomènes, de les croire dépouillés
faut reconnaître la liberté de la phénoménologie de la responsabi­ de toute marque et de les dire tels qu’ils se présentent à l’état nu.
lité pour autrui à l’égard de la tradition biblique (qui enveloppe Or, s’il est indéniable que la pensée lévinassienne du visage n’a
une croyance en la Révélation). Lutter contre une mise en pas son fondement dans la croyance religieuse dans le Dieu insai-
abstraction de la prescription et de l’hétéronomie, qui opère des sissable et saisissant, venue de la tradition juive, il n’en demeure
rapprochements tout formels entre des démarches opposées, c’est pas moins que la corrélation y est bien plus forte que Levinas ne
là défendre la philosophie. On ne manque pas de s’étonner, à la veut bien l’avouer. Non qu’il s’agisse là d’une relation de simple
lecture de cet échange, de la surdité de Lyotard aux objections de obédience aux principes de la pensée religieuse qui comman-
Levinas qui vont toutes dans le même sens. derait la philosophie du visage, mais cette vérité philosophique
peut-elle être découverte sans son arrière-pensée ? sans s’être déjà
positionnée au-delà du phénoménal ? Sans doute la p ­ hénoménologie
1. Ibid., p. 89.
2. Ibid., p. 79-80.
3. 
Ibid., p. 84. 1. 
Ibid., p. 89.
178 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 179

lévinassienne du visage, qui est une phénoménologie qui se joue L’accueil de sa trace suppose déjà une ouverture au transcendant
à sa limite, vaut par elle-même, dégagée de toute affiliation au sans rapport avec le sensible et qui précède toute « expérience »,
religieux, mais ne fait-elle pas cause commune avec la pensée de fût-elle une proximité à autrui. La découverte lévinassienne de
la Révélation, et les deux pensées n’entretiennent-elles pas des la résistance de la prescription éthique au descriptif est néces-
relations puissamment réversibles sur le chemin qui va de l’une à sairement aussi celle de la résistance ontologique de l’altérité
l’autre ? Les termes du plaidoyer de Levinas en faveur de Husserl, à toute description pure et phénoménologique, fût-elle celle
soutenant que ce dernier n’était pas insensible à l’enquête possi- prétendue de l’inapparent. Elle n’est pas sans aucun rapport
blement phénoménologique du religieux, en témoignent de façon avec la pensée juive qui en aura été une des explorations, et la
obvie. Ils viennent contredire la déclaration de dissociation de philosophie de l’éthique du visage ne perd pas son caractère de
Levinas entre la philosophie du visage et la croyance en la Révé- ­philosophie, de se reconnaître habitée d’entrée par l’hybridité
lation, dès lors que Levinas affirme de Husserl : « Il ne considérait de la raison grecque et de la révélation juive. Une philosophie
pas comme originelle la voie vers autrui, et c’est pour cela qu’il n’est pas universelle pour rompre avec toute attache mais pour en
n’avait pas la Révélation 1. » Si le manque de ce préalable, lequel, plaider le dialogue intérieur. Ne faut-il pas cesser de phénomé-
certes, ne relève pas de la croyance, est dit ici la cause explicative, nologiser si l’on veut entendre l’hybridité de la pensée juive et de
la raison décisive de sa non-adhésion à la Révélation, c’est bien la philosophie grecque, lesquelles nous permettent de découvrir
que, de l’une à l’autre, si distinctes soient-elles, la conséquence est l’orientation des phénomènes ?
bonne. Quoi qu’il en ait, par cette phrase, Levinas ne reconnaît-il Significative du réel différend entre Lyotard et Levinas est
pas le rapport de droit-fil, de bonne conséquence, ou de très forte l’obstination avec laquelle le premier persiste à nommer le second
inclination de l’une à l’autre ? Que l’on en vienne à reconnaître un « penseur juif », malgré le refus énergique de celui-ci. Paral-
la voie originelle vers autrui, et l’obstacle majeur à la croyance lèlement au fait qu’il cherche à conjurer jusqu’à l’ombre d’une
religieuse s’en trouve levé ! Dès lors, ne peut-on pas soutenir avec réappropriation onto-théo-logique, Levinas se revendique d’une
Lyotard que, croyance ou non, le pas non phénoménal est franchi philosophie libre de toute attache. Et cependant Lyotard, loin
dès que l’on emprunte la voie originelle d ­ ’autrui ? Et que la rela- de nier la valeur universelle de la pensée de Levinas et son titre
tion n’est pas si libre qu’elle le paraît, car elle incline fortement de philosophie, loin de vouloir l’assigner à résidence dans une
à la croyance, ou que la relation entre vérité philosophique de identité pétrifiée – cela, de fait, irait contre l’esprit de l’approche
­l’extériorité d’Autrui et croyance religieuse en un Dieu insaisis- lyotardienne et jurerait avec l’ensemble de son propos –, tient
sable est des plus étroites, et le chemin réversible ? Si la phénomé- à reconnaître en Levinas la profondeur de la pensée juive et le
nalité à laquelle Levinas fait référence pour autant qu’elle donne différend de celle-ci avec la philosophie occidentale. Car, dans
lieu à la proximité à l’autre, si cette phénoménalité est celle d’une l’esprit de Lyotard, l’expression « penseur juif ne désigne pas un
trace transcendante qui fait effraction dans le sensible, cela ne fait d’appartenance à la particularité d’une religion ou d’une
vient-il pas accréditer l’idée d’une orientation vers le transcen- communauté, qui en restreindrait la valeur d’horizon universel,
dant, qui ouvre à cette proximité et dont le modèle est celui de mais l’orientation d’un idiome philosophique centré sur l’Autre
la Révélation de la Loi dans la pensée juive ? De là qu’il semble et qui vient d’ailleurs. La justesse de cet idiome tient au fait qu’il
illusoire de penser que l’on puisse la saisir par description pure. s’oppose diamétralement et de façon incomparable à celui de la
philosophie occidentale dans sa version dominante, que Lyotard
1. 
Ibid., p. 82. estime tout entière sous la poigne du Même, de la conciliation et
180 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 181

de l’accomplissement, et au projet duquel la phénoménologie ne toutefois en quittant de plus en plus la crédulité envers l’onto-
peut échapper, quoi qu’on en dise. logie heideggérienne. Car, pour ne pas tomber dans le dogme
La véritable difficulté est ailleurs et elle concerne, à des degrés de l’hétéronomie elle-même et se rendre captif du Nom d’Un
divers, les deux penseurs. Elle se cristallise en cette question : est-il – ce dont toute son expérience politique antitotalitaire l’a averti
pertinent d’aborder l’ontologie de l’Autre depuis la référence à la pour toujours depuis son adhésion avec Claude Lefort dans
pensée de Heidegger telle que Lyotard y souscrit dans ce texte 1, « Socialisme ou barbarie » –, il faut placer l’hétéronomie sous la
en usant du langage heideggérien, un usage que, à d’autres égards, condition d’une pluralité d’ordres de phrases qui, bien qu’il y ait
Levinas, lui aussi, défend (« Il a déterminé notre langage philoso- du commun entre elles, obéissent à des rationalités différentes
phique 2 ! ») ? Certes, la surenchère lyotardienne dans la pureté de et existent sans hiérarchie 1. C’est peut-être à ce point que se
l’incommensurabilité du prescriptif à l’égard du descriptif incline produit, à leur intersection, l’émergence d’un sujet en tension
fortement à évincer tout savoir de repères. Mais elle représente qui déjoue la sujétion hégémonique à l’Un de l’Autre. À ce point
peut-être aussi une des tentations inhérentes à la pensée lévinas- d’interférence, le sujet est responsable. C’est certainement le plus
sienne elle-même, du fait du partage de cet héritage commun. Or, beau geste de la philosophie de Lyotard que l’accent mis sur la
un savoir minimal, un savoir pauvre et vague ne demeure-t-il pas valeur du jugement réfléchissant – selon le cas – et de l’existence
nécessaire pour que le destinataire ait quelque idée de la valeur d’un sujet vague, situé dans le suspens de la garantie et la disso-
de la prescription ? Et Levinas ne peut-il contrer les dérapages lution des repères de la certitude. L’esprit doit toujours rester
lyotardiens qu’à la condition lui-même d’amender certaines des en alerte du différend entre les altérités, faire droit à la guerre
dispositions trop radicales de « l’Autrement que savoir » ? En un des phrases et demeurer dans la tension. Car la solution d’un
sens, Levinas lui-même a peut-être trop hyperbolisé. différend, c’est aussi le différend lui-même qui persévère.
En tout cas, la question reste entière de se demander si, concer-
nant Lyotard, la référence heideggérienne éclaire ses découvertes
La confusion des pointes
ou si, tout au contraire, elle en restreint l’envergure. La prag-
matique du vague des phrases et la philosophie des ordres ne De cette vigilance, le dernier texte ici présenté, « La confusion
doivent-elles pas l’emporter sur les complaisances à l’hégémonie des lames », dans sa beauté laconique, est, par l’attention portée
d’une ontologie de l’Être en son indétermination ? Lyotard pense aux méandres du différend, à son équivoque entre faux-semblants
ici sur un fil d’équilibre. Le travail de l’œuvre lyotardienne ne et indécidabilité, un exemple de vertige fixé devant l’épaisseur
cessera d’en être inquiet jusqu’à devoir quitter le registre de de l’Autre. Il arrive un moment où, pour saisir cette épaisseur et
l’argumentation spéculative pour faire valoir la prééminence de
l’anarchie des phrases ; elle demeurera toujours en éveil devant
le risque (et le péril) qu’il y a à confondre les familles de phrases 1. « Il faut dissocier avec soin la raison des phénomènes, celle qui peut
légitimer un régime politique, la raison qui permet de supporter sa
et à tout ordonner à une syntaxe impérieuse, que ce soit celle singularité, celle qui fait qu’une œuvre est admirable, et aussi la raison
de l’ontologie ou celle de l’éthique. S’il restera sur le seuil, c’est pour laquelle il y a un devoir ou une dette. Ces dissociations sont le
fait du rationalisme critique » (J.-F. Lyotard, Le Postmoderne expliqué
aux enfants, Paris, Galilée, 2005, p. 108-109) ; « La rationalité n’est rai-
1. Dans Le Différend (§ 173), Lyotard contredira le point de vue qu’il sonnable que si elle admet que la raison est multiple, comme Aristote
affirme ici au sujet d’une proximité entre l’Être et l’Autre. disait que l’être se dit multiplement » (J.-F. Lyotard, Moralités post-
2. Ibid., p. 80. modernes, Paris, Galilée, 1993, p. 115).
182 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 183

comme elle nous échappe, il convient de laisser tomber l’argu- Laërte est le plaignant, c’est lui qui a subi un tort de la part
mentation. Nous découvrons combien la ­modélisation, qu’elle soit d’Hamlet. L’affaire semble claire, le différend traitable, et donc
linguistique ou logique, est faible par rapport à l’art souverain de réparable par une justice qui prononce un verdict : l’issue des
la littérature. Tant que l’on ne se rend pas à l’évidence de la méta- armes. Dieu tranchera. Hamlet allègue qu’il n’y est pour rien :
phore, on manque la figure de la vérité, et, avec elle, la ténacité « en bon sophiste », il rejette la faute sur cette Chose qui l’anes-
de l’infigurable. Le pli de la monade d’autrui est infini sans être thésie, dont il est l’emmuré vivant, le bras droit qui prête main-
pour autant préinscrit dans une nécessité destinale ou calculable. forte à cette force opaque. Il se déclare abusivement dans le parti
Le court texte intitulé « La confusion des lames » réécrit la des offensés. C’est lui, qui se sent la victime du tort subi de ne
scène finale dans Hamlet du duel entre Hamlet et Laërte. Ce plus rien ressentir, c’est lui l’offensé ! Toute une rhétorique de
duel révèle une étrange relation spéculaire : « La concordance des ­l’excuse, de la victimisation, du faux-semblant de différend agite
sorts, la symétrie des deux fils 1. » Là où Hamlet n’a pas accompli son ombre. « Évaporé, le tort fait à Laërte ! Reste celui que “la
l’obligation de venger son père et celle d’épouser Ophélie, Laërte chose” lui inflige, la chose secrète : “J’ai en moi quelque chose qui
venge son père Polonius, assassiné à faux et sa sœur Ophélie passe tout paraître 1 ”. » Hamlet se défausse sur la Chose, il dénie
abandonnée et rendue folle par Hamlet. Laërte défie Hamlet en toute responsabilité. Il est dans son tort, c’est clair, sur cette scène
duel : c’est lui qui accomplit l’obligation, là où Hamlet a failli. Le du différend entre lui et Laërte : il a manqué à la prescription
jugement des armes tranchera le litige, réparera le tort, l’offense obligeante, il ne peut se défiler ainsi de sa responsabilité, faire
faite à Laërte par Hamlet pour avoir embroché son père et rendu le malin. Il simule de parler un autre idiome, incommensurable
sa sœur folle. à celui de Laërte.
Hamlet dit jalouser cette douleur qui porte à agir, lui, l’anes- Il dit vrai. Il est sous le joug ; il est appelé, voire requis, par
thésié, lui l’impuissant à accomplir toute obligation ; il dit se un Autre tout autre que celui de l’obligation. « Le spectre doit
voir sur le visage-miroir de Laërte. Sa souffrance, Laërte la lui insister 2 », écrit Lyotard. Trop fantomale et faible, aérienne,
donne à voir, à saisir, à éprouver enfin ! À travers Laërte, il rede- l’obligation envers autrui est de peu de poids en comparaison de
vient passible. Dans la jalousie, par la jalousie. Il dit souffrir de ce qui foudroie le sujet. Elle n’arrive pas à son âme ou ne tient pas
la souffrance de Laërte, aimer sentir sa plainte. « “Dans l’image longtemps. « C’est que celle-ci est habitée, occupée, suffoquée
de ma cause, je vois le portrait de la sienne”. Mon chagrin est le par autre chose que la loi. Hamlet dénomme l’apparition “chose”.
sien. Quand j’ignore sa querelle, je méconnais la mienne. Plus, Bien plus inhérente à sa pensée que l’ordre paternel, une chose
en tout cas, argue le prince, qu’une représentation spéculaire, sa en effet hante le fils, la chose dangereuse qui ne parle pas clair,
souffrance, il l’éprouve dans l’affliction même et la plainte de qui peut-être ne dit rien, qui sape toute résolution. Son mutisme
Laërte 2. » « Exacte parité de change entre les deux monnaies distrait Hamlet, le fait chanceler, le pousse à négliger d’obtenir
passionnelles 3 », traduit Lyotard. au plus vite réparation du crime 3. » C’est toute sa différence avec
Mais la relation en miroir exhibe de la maldonne, et de maints Laërte. Il ne ment pas ici. S’il a menti, ce fut de plaider la simi-
côtés. La symétrie est tout entière fausses fenêtres. litude des portraits.

1. J.-F. Lyotard, « La confusion des lames », supra, p. 130. 1. Ibid., p. 129.
2. Ibid. 2. Ibid., p. 131.
3. Ibid. 3. 
Ibid.
184 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 185

Entre Laërte et Hamlet, la dissymétrie est flagrante  : ce d’autant moins dénoué, qu’Hamlet, n’ayant pas accompli l’obli-
qui manque au portrait de Laërte, c’est précisément l’altérité gation de venger son père, a peut-être fait mieux pour elle que
d’Hamlet, ce qui l’altère, ce dont il est captif. Cela n’excuse rien, de l’accomplir. Il a laissé la plainte en souffrance, définitivement
mais, dès lors, le différend n’est plus complètement traitable, irréconciliable, il s’en est fait le témoin inconsolable, ce qu’on ne
parce qu’il y a de l’incommensurable. « Tout à fait dissemblables pourra pas oublier parce que rien, pas même un coup d’épée, n’a
donc les deux figures, à tout prendre, du moins incongruentes. réparé l’outrage, n’a clos l’histoire. Il est demeuré dans le diffé-
Appliquée sur la douleur de l’un, celle de l’autre porte à faux 1. » rend. Menace toujours suspendue au-dessus des têtes. « Il perd
S’il y a de la réciprocité, c’est celle de la dissymétrie, des deux son temps Hamlet ? Au contraire, rien ne lui est plus précieux
côtés. Rien d’un miroir, à proprement parler, non. que ce temps dérobé à l’urgence d’honorer le nom du père. Il
Car, de l’autre côté également, Laërte n’est pas le portrait n’y peut rien, quelque chose à sa place retarde passionnément
d’Hamlet. S’il accomplit l’obligation de venger son père et sa la succession. […] La vengeance n’est puissante qu’enveloppée
sœur, il est sans regard pour la douleur d’Hamlet, la douleur de la démence qui diffère son effet 1. » Aussi bien, Hamlet agit
de ceux qui ne peuvent même plus la ressentir tant elle est pour autant qu’il ne passe pas à l’acte. Dans « Œdipe juif »,
forte, au point qu’ils ne savent même pas qu’ils souffrent. Si Lyotard, s’interrogeant sur la même scène, s’était déjà demandé
peu respectueux de la douleur de l’Autre, et de ce qu’il est, ce qu’accomplissait Hamlet de décisif alors que rien n’était
comme tout autrui, tout altéré autrement, qu’il n’hésite pas à décidé : « Qu’y a-t-il, dans Hamlet qu’il n’y a pas dans Œdipe ? »
vendre son âme au tyran qui a commis le plus grand tort envers Et il répondait : « Il y a l’inaccomplissement 2. » En ne passant
Hamlet, à lui servir de bras pour une répétition du meurtre pas à l’acte, et en regardant Laërte agir 3, Hamlet accomplis-
par le poison : « Sa fureur ignore tellement l’image d’Hamlet, sait l’inaccomplissement de la prescription, l’obligation qui ne
elle est si oublieuse de toute réflexion qu’en dépit du pardon pouvait pas s’effacer, le tort qui ne pouvait pas se réparer par
qu’il accorde au prince, Laërte n’hésite pas à faire siennes un simple coup d’épée. Ainsi l’interférence de la Chose a-t-elle
les machinations du roi félon en vue de faire périr Hamlet accentué l’exposition de la vérité de l’obligation tout aussi bien,
sans bavure et par ruse 2. »Il y a donc, sur le visage de Laërte, l’a-t-elle servie sans qu’elle en ait eu le dessein. « Le “comme si”,
quelque chose d’autre aussi, qui ne correspond à aucun trait ourdi par l’asthénie qui ressa­­sse, lèvera la vérité mieux que toute
d’Hamlet : la déloyauté ; une autre folie, de même, une folie intervention active 4. » L’anesthésie, l’asthénie est l’indéfectible
par la déloyauté. Laërte est un traître, Hamlet le dénonce  : témoin, l’insomnie de la loi.
« Trahison, hurle-t-il, quand il voit la drogue à l’œuvre. Il n’en Que cherche Hamlet en faisant de la folie son métier et son
revient pas, il en meurt, le procédé n’était pas dans son jeu, ce astuce (craft) et en voulant que cela se sache, que se répande
n’était pas de jeu, d’être roulé par le poison encore une fois 3. » la rumeur de ses actes qui tombent à faux (le meurtre de Polo-
Parole d’enfance. nius, l’affolement d’Ophélie), ces actes qui ne sont pas des actes
Les deux portraits sont incommensurables entre eux. La manqués, mais entièrement prémédités, joués, que cherche-t-il,
dissemblance peut d’autant moins être effacée et le différend
1. Ibid., p. 134.
2. J.-F. Lyotard, « Œdipe juif », Dérives à partir de Marx et Freud, Paris,
1. Ibid. Galilée, 1994, p. 190.
2. Ibid., p. 130. 3. Ibid., p. 196.
3. 
Ibid., p. 131. 4. J.-F. Lyotard, « La confusion des lames », supra, p. 133.
186 Logique de Levinas L’épaisseur de l’Autre 187

sinon faire voir au tyran (et à son public) son acte à venir et jouer
Démesure et prudence
l’imminence d’une vengeance d’autant plus terrifiante qu’elle
ne vient pas ? « De qui ont-ils peur, au château, hormis deux ou « La puissance qui peut excéder les capacités de l’interlocution
trois innocents ? Non pas de la vengeance du prince, mais qu’il ressemble à la nuit 1 », écrit Lyotard dans « Les droits de l’Autre ».
la mette en scène. Plutôt que théâtralité, le théâtrique en soi se Et il ajoute dans un ultime renversement, aussi vertigineux que
consume d’un délai. Cette retenue jette l’effroi 1. » Laisser planer nécessaire : « Elle n’a pas la figure d’un tu, même si nous cher-
la menace, angoisser l’autre jusqu’à le rendre fou, faire terreur. chons à l’apprivoiser par le dialogue. Elle peut être bonne ou
C’est par là qu’Hamlet accomplit l’obligation en ne l’agissant pas, méchante 2. » Il ne s’agirait donc pas seulement de la puissance
toujours en dette inacquittable envers le père et qu’il fait plus d’écart de l’Autre dont, tacite mais actif, je suis l’obligé ; il s’agi-
que tuer : il n’ôte pas la vie, il ôte l’être. À la fois acteur sidéré et rait aussi de la puissance de cet Autre qui me fait me séparer de
metteur en scène qui méduse la cible. la communauté ; il s’agirait enfin de la puissance qui fait luire
Se révèle ainsi le jeu d’Hamlet : l’anesthésie est cette impassi- l’horreur – de l’Autre en son revers noir.
bilité qui a le don de déjouer les rôles, y compris le sien, de briser Telle est l’ampleur de l’Autre. Telle est son épaisseur. L’épais-
les faux-semblants attachés à l’action, de briser là avec toutes les seur de l’Autre est sans mesure. Personne ne peut prétendre
façons d’absoudre la dette et de la liquider par l’acte qui clôt évincer l’Autre, le forclore (le postmoderne), s’en dispenser (en
l’affaire et règle les comptes. Hamlet est Shakespeare, sur scène. un idéal de pure autonomie), l’apprivoiser (par le dialogue), ou
En bon porte-parole de l’auteur, il interdit la catharsis. Et s’il crie s’identifier à lui. L’exclure ou l’idolâtrer reviennent au même. Si
à Laërte : « Je vous servirai de repoussoir, Laërte 2 », il s’agit tout ces deux voies s’égalisent en préjudice, c’est que le tort est aussi
autant de jouer le rôle que lui assigne Laërte et de le déjouer. Il y grand de ne s’autoriser que de soi-même et de se réclamer d’une
a là, dans l’échange des répliques autant que des lames, comme autonomie sans Autre, ou, tout au contraire, de se revendiquer
une confusion des « pointes », où, au plus fort de leur mêlée, se de l’Autre, de s’identifier à lui, de parler en son nom, et, au nom
montre un génie de l’équivoque et de l’indécidable. de ce nom souverain, de s’autoriser à prononcer des verdicts :
Ainsi, on s’en est remis aux armes « pour trancher dans le vif « Saint-Just édicte la loi au nom de l’Autre, et il fait régner la
le litige sur la grandeur des infortunes respectives. Les deux vies première terreur totalitaire 3. »
à la fin seront bel et bien retranchées, si bien que l’arrêté sur la Il y a bien des façons d’exercer l’identification triomphante.
querelle est remis sine die. Les lames s’escriment avec un succès Si la pensée de Lyotard nous prévient contre l’ambition d’auto­
si égal qu’elles se substituent l’une à l’autre dans le dernier assaut. nomie et qu’elle nous avertit de la valeur de l’hétéronomie, elle ne
Le même fleuret, démoucheté, empoisonné, expédie ad patres le fait jamais sans prudence. Cette prudence s’énonce pleine­ment
l’un et l’autre plaignants. L’argument d’Hamlet était-il donc le dans la mise en évidence d’une diversité d’hétéronomies qui,
bon 3 ? » écrit Lyotard. Il y a non-lieu, le jugement est pris en non dénombrables, ne peuvent être unifiées sous un même nom,
défaut, nul verdict, à même les torts distribués. ni être ordonnées selon une hiérarchie souveraine. Sans doute
Lyotard recourbe le bâton de ce côté, ­destituant t­ endanciellement

1. Ibid., p. 132. 1. J.-F. Lyotard, « Les droits de l’Autre », p. 126.


2. Ibid., p. 134. 2. Ibid.
3. 
Ibid., p. 130. 3. Ibid.
188 Logique de Levinas

l­’autonomie de toute valeur. Peut-être faudrait-il en penser davan-


tage la disjonction et la conjonction. Lyotard n’en aura pas moins
alerté sur toutes les voies d’égarement possibles à l’endroit de
l’Autre dont le nom ne doit pas être pris au mot.
Il faut interpréter l’instance d’appel qui avise au-delà du droit.
« Homme n’est sûrement pas le nom qui convient à cette instance
d’appel, ni droit le nom de l’autorité dont elle se prévaut. Droit
de l’autre ne convient guère mieux. Autorité de l’ infini peut-
être, ou de l’ hétérogène, si ce n’était si éloquent », lit-on dans présentation par paul audi .................................................. 7
Le Différend  1. Conclusion provisoire et qui met sur la voie  :
Lyotard nous exhorte à briser plus avant avec la rhétorique. De
i
cette instance de l’Autre, il n’y aura pas d’expression droite,
mais seulement des expressions plus approchantes, toujours à Logique de Levinas . . ...................................................... 19
faire dériver, singulières par leur distinction la plus aiguisée et Autrement que savoir
leur énigme souveraine. Pour dire l’Autre, et sa profondeur de
Premier débat ............................................................... 75
champ. Immense comme on n’a pas idée ! Deuxième débat ........................................................... 80

ii

L’autre dans les énoncés prescriptifs


et le problème de l’autonomie................................... 93
Les droits de l’Autre..................................................... 117
La confusion des lames. . ............................................... 129

L’ épaisseur de l’Autre, par gérald sfez


Kant et Levinas : la parenté des approches . . ..................... 137
Le pas au-delà de Kant ................................................ 140
La phrase Tu dois et les droits de l’Autre .......................... 151
L’Autre ou plusieurs Autres ? .......................................... 163
La confusion des pointes............................................... 181
Démesure et prudence . . ................................................ 187

1. J.-F. Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 54.


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Gilles Hanus – L’un et l’universel. Lire Lévinas avec Benny Lévy
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Benny Lévy – Le nom de l’homme. Dialogue avec Sartre Paul Audi – l’affaire Nietzsche
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Benny Lévy – Visage continu. La pensée du Retour chez Emmanuel Lévinas Paul Audi – Rousseau. Une philosophie de l’ âme
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Court traité de lecture 1
Cet ouvrage a été achevé d’imprimer en août 2015
dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.s.
61250 Lonrai
No d’imprimeur : 000
Dépôt légal : août 2015
Imprimé en France

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