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LA QUETE
EVANGELIQUE DE TOLSTOÏ
A ud'Henry
Salon d'automne de 1912 on exposa une importante toile
de Groux. Elle représentait un grand Tolstoï, un
bâton à la main, fuyant droit devant lui, dans la direction d'une
petite gare où il allait échouer pour mourir en paix, loin de sa
propriété seigneuriale de Iasnaïa-Poliana. C'est ainsi que beau-
coup de gens le voient, quand on parle de lui.
La quête évangélique de Léon Tolstoï, qui devait en effet
s'achever de la sorte, fut difficile, tourmentée, cahotique. Tolstoï
peut même nous déconcerter par ses contradictions. Du moins
son itinéraire, de plus en plus personnel sinon solitaire, a-t-il quel-
que chose d'admirable et d'exaltant.
Un climat de religiosité, intense et active, impressionna
beaucoup sa petite enfance. Sa tante Tatiana Alexandrovna, qui,
dira-t-il, « avait deux vertus, le calme et l'amour », ainsi que sa
tante Alexandra, soucieuse de servir plutôt que d'être servie,
eurent sur lui, orphelin, une influence considérable. De Tatiana
il dira merveilleusement : « Elle me contaminait d'amour. »
Toutefois, évoquée dans son livre Adolescence, Tolstoï
avoue une crise religieuse précoce, née d'une punition qu'il n'avait
pas méritée. Il accusa d'injustice la Providence. Ensuite, i l a dix
ans lorsque l'un de ses camarades lui fait part d'une découverte
sensationnelle, celle de l'inexistence de Dieu. Le jeune Tolstoï
l'écoute, car i l aime raisonner ; sa foi n'est pas instinctive. A
16 ans i l entre à l'Université. Sans nier Dieu il penche vers le
scepticisme. Il avouera : « Je devins de très bonne heure intellec-
tuellement incroyant. » A 25 ans, il songe à consacrer sa vie à
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quête de Dieu Tolstoï prend une décision qui pèsera lourd sur
l'avenir. Il renie le mode de vie de son milieu, qui lui paraît en
désaccord flagrant avec la foi qu'il professe, et i l se tourne vers
le peuple russe, vers le « menu peuple Notre Seigneur » (admi-
rable formule !) auquel, aristocrate, écrivain illustre, il demande
de lui enseigner le sens profond, authentique de l'existence. Par
les pauvres en esprit, sel de la terre et lumière du monde, on
peut, dit-il, connaître la loi éternelle.
toute vie humaine une valeur respectable, une fin en soi et non
un moyen. Chaque personne porte en elle la vie éternelle. Rap-
pelons-nous la fin admirable de la Mort d'Ivan IIlitch : « Au
lieu de la mort, il y avait la lumière. » Par cette découverte
Tolstoï atteint au cœur même du message du Christ. Chacun de
nous est le plus irremplaçable des êtres. On a pris l'habitude de
parler en multitudes, en masses humaines. Dieu — fût-il le seul
— nous comptera toujours un par un.
Tolstoï en est arrivé là au terme d'une longue quête, de lec-
tures assidues, de laborieuses recherches. « Je me sens dans la main
de Dieu, écrit-il, et ne désire point en sortir. » Pourtant, Tolstoï
demeure en difficulté avec son Eglise. Il l'accuse de s'être incli-
née devant le monde et, lui ayant cédé, de s'être mise à sa remor-
que. Richesse, confort, honneurs : tout cela existait avant l'Eglise.
Or on nous prêche la vie future, mais l'homme est encouragé,
en fait, à se contenter des biens de la terre. Cela lui apparaît
insupportable.
De plus en plus, d'ailleurs, i l s'étonne que les chrétiens
ne mettent pas en pratique leur foi. Il voit de très près la misère
des villes, la misère des villages. « Que devons-nous faire ? »
Il pose la question dans un ouvrage qu'il rédige de février 1882
à janvier 1885. Le livre est interdit par la censure (il y trace
en effet un tableau virulent de l'inégalité sociale et économique).
A l'usage du peuple fidèle, Tolstoï écrit les Contes popu-
laires, d'une rare tenue littéraire, qui auront un très grand reten-
tissement. Mais la censure s'acharne contre eux. Désormais
(1888) la lutte entre Tolstoï et les autorités civiles (commencée
dès 1886) est vive. Les dites autorités, d'ailleurs, devaient être
alertées depuis longtemps, depuis la lettre pathétique que Tolstoï
avait écrite à Alexandre III : « Votre père, ce tsar russe qui a
fait tant de bien... a été sauvagement mis à mort... Vous ne pou-
vez nourrir que des sentiments de vengeance... Mais vous avez
appris qu'il a été dit : « Tu aimeras ton prochain et tu haïras
ton ennemi. » Et moi je vous dis : « Aimez vos ennemis, faites
le bien à ceux qui vous haïssent... » « Sire ! si vous faisiez cela...
je sais bien quel torrent d'amour submergerait la Russie... »